Slavica bruxellensia Revue polyphonique de littérature, culture et histoire slaves

2 | 2009 Femme(s)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/slavica/86 DOI : 10.4000/slavica.86 ISSN : 2034-6395

Éditeur Université libre de Bruxelles - ULB

Référence électronique Slavica bruxellensia, 2 | 2009, « Femme(s) » [En ligne], mis en ligne le 15 février 2009, consulté le 04 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/slavica/86 ; DOI : https://doi.org/10.4000/slavica. 86

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SOMMAIRE

Edito #2 Dorota Walczak

Articles

Pour la défense de « Tarcza » de Wisława Szymborska Wojciech Tomasik

« Anita ! Adorada ! » Femmes fatales et étrangères dans la poésie de Konstantin Baľmont Eric Metz

De la princesse de conte de fées à la Reine de Pologne Quelques exemples littéraires de jeux allégoriques Katia Vandenborre

Excellensia

Savourez Ocalone w tłumaczeniu de Stanisław Barańczak Dorota Walczak

Traduction

Extraits de Pobeg kumaniki / La Pousse de mûrier sauvage de Lena Eltang Traduction du russe Lena Eltang

Entretien

Entretien avec Petra Hůlová Sarah Flock et Richard Vacula

Recensions

Anna Wieczorkiewicz, Apetyt turysty Grzegorz Czerwiński

Lenka Procházková, Slunce v ùplňku (Přiběh Jana Palacha) Richard Vacula

Ljudmila Ulitskaja, Daniel Stein, interprète Giulia Gigante

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Ewa Toniak, Olbrzymki. Kobiety i socrealizm Wojciech Tomasik

Drugi pored mene. Antologija priča i eseja pisaca Jugoistočne Evrope (anthologie éditée par Ričard Švarc) Pieter Troch

Boris Pahor, L’Appel du navire Pauline Fournier

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Edito #2

Dorota Walczak

1 Wisława Szymborska, lauréate du prix Nobel de Littérature en 1996, commence son poème « Portrait féminin »par ces vers : Il faut qu’elle soit au choix / Qu’elle change de sorte que surtout rien ne change. Ainsi, elle met en exergue le questionnement sur la condition et le conditionnement contemporains de la femme. Le statut de la femme dans la société et sa place dans la littérature ont fortement changé, surtout depuis les années 1960. Et pourtant, les archétypes et stéréotypes continuent à inspirer et à révolter les écrivains, les critiques et les lecteurs de tous genres.

2 Loin des cadrages féministe, érotique et lyrique (certes intéressants mais également réducteurs), sans s’inscrire dans la ligne droite du gender, post-, neo- et autres « studies », ce deuxième numéro de « SLAVICA BRUXELLENSIA » propose des textes qui gravitent autour de la « femme » dans un spectre très large : femme à la fois auteur et thème, sujet et objet de réflexion, lecteur et traducteur de son propre cheminement intellectuel...

3 Ainsi, l’article de Wojciech Tomasik revient sur les débuts poétiques de Szymborska en discutant l’interprétation d’un de ses poèmes réalistes socialistes, Éric Metz expose la panoplie poétique déployée par Konstantin Bal’mont, le chantre des femmes « étrangères », et Katia Vandenborre se penche sur l’image de la princesse dans le conte polonais et sur une curieuse influence du symbole religieux au sein de la littérature polonaise. Dans l’interview menée par Sarah Flock et Richard Vacula, la Tchèque Petra Hůlová témoigne de son activité de romancière et partage ses pensées sur la façon actuelle d’écrire et de parler d’une femme. La partie de notre revue consacrée à la traduction présente des fragments du roman épistolaire La Pousse de mûrier sauvage, inédit en français, de Lena Eltang, auteur russe très en vogue et magnifiquement traduite par Anne Delizée.

4 L’auteur mis à l’honneur dans ce numéro est l’écrivain et traducteur polonais Stanisław Barańczak. Aussi, comme dans le premier numéro, six critiques viennent compléter cette édition et offrent un échantillon éclectique des nouvelles parutions littéraires et scientifiques de l’univers culturel slave.

5 Merci encore à toute l’équipe de la rédaction et à vous, chers lecteurs, vous qui nous avez manifesté tant de sympathie, d’encouragements et de félicitations à la sortie du

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premier numéro. Le prochain rendez-vous est fixé au 15 juin 2009 ! Bonne lecture à tous !

AUTEUR

DOROTA WALCZAK Responsable de la Chaire de Polonais, section de Langues et Littératures modernes, option Slaves, de l’Université Libre de Bruxelles (Belgique) ; Rédactrice en chef de « Slavica Bruxellensia »

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Articles

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Pour la défense de « Tarcza » de Wisława Szymborska

Wojciech Tomasik Traduction : Jeremy Lambert

NOTE DE L’ÉDITEUR

La langue originelle de ce texte est le polonais

1 Nous en conviendrons, la lecture des poèmes de Wisława Szymborska n’est pas toujours accompagnée de plaisir. Dans l’œuvre de la lauréate du prix Nobel de littérature de 1996, on trouve certes des chefs-d’œuvre poétiques et des ouvrages d’une grande virtuosité qui témoignent du caractère supérieur du savoir-faire littéraire de la poétesse, on trouve également des textes dans lesquels, sous la gymnastique de la langue, se laissent découvrir des strates d’idées auxquelles personne avant elle n’avait touché. On peut trouver, pour dire les choses joliment, des perles d’une valeur inestimable, qui donnent aux lecteurs un plaisir à nul autre pareil. Mais parmi les centaines de poèmes qu’elle a écrits, il s’en trouve certains au sujet desquels il est difficile de parler de plaisir et qui n’ont d’intérêt que pour l’historien de la littérature. Cette disparité qui scinde une œuvre en deux ensembles n’a rien d’exceptionnel, bien au contraire, cela reflète une chose tout à fait naturelle, qui peut s’exprimer comme suit : il faut du temps pour atteindre le niveau supérieur. La perfection artistique se paie d’années de tentatives, et parmi celles-ci seule une partie est un éclat de génie, un véritable prélude à la virtuosité. Il est de notoriété publique que la Szymborska des débuts n’est pas encore la-Szymborska-qu’on-connaît, cette certitude a été exprimée à maintes reprises, et ce, depuis longtemps. Celle-ci regagne en popularité maintenant que Szymborska a acquis le statut de « nobelisée ». On souligne souvent qu’une distance abyssale sépare cette position de ses années d’apprentissage, ce qui soulève la question de la cohérence dans sa biographie artistique. Cela conduit en ligne droite à la thèse du faux départ réaliste socialiste, comprise et étudiée de deux manières différentes.

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2 On a tendance à considérer que Szymborska a débuté par deux fois, la première avec son recueil Dlatego żyjemy (Ce pour quoi nous vivons, 1952) et la seconde fois en 1957 lorsque parut son recueil Wołanie do Yeti (L’Appel au Yeti). Les œuvres de la maturité artistique de Szymborska créèrent une perspective à l’aune de laquelle seule sa seconde entrée sur la scène artistique peut être prise en considération. Ses premières tentatives littéraires semblent en effet être une entrée ratée dont rien, ou très peu, n’intervient dans la composition de l’image que l’on se fait de la lauréate du prix Nobel. Stanisław Balbus, excellent commentateur et exégète de la poétesse cracovienne, n’aperçoit que dans deux poèmes des années 1950, « la tonalité personnelle » que l’auteur « introduisait en fraude ». Il considère le reste comme l’expression d’un engagement politique, un document de « séduction idéologique » auquel s’est adonnée une personnalité jeune et extraordinairement impressionnable1.

3 Le but que je poursuivrai ici n’est pas de prouver que tous les poèmes que Szymborska a écrit dans les années 1950 peuvent procurer du plaisir à la lecture, je n’envisage pas non plus de remuer les thèses concernant l’important retournement idéologique et artistique que connut la poétesse à l’époque du Dégel et dont témoigne Wołanie do Yeti. Je ne mettrai pas non plus en doute l’idée selon laquelle le programme réaliste socialiste a trouvé dans l’œuvre de la jeune Szymborska une réalisation exemplaire et qu’il y a donc dans l’œuvre de la « nobelisée » des poèmes condamnés à ne plus jamais être lus. Mon propos sera très limité. Je voudrais en effet démontrer que le poème « Tarcza » (Le Bouclier) a rencontré un jugement tout à fait inapproprié. Ce n’est pas un poème majeur, il n’est en tout cas pas de ceux que l’on attend d’un auteur majeur. C’est cependant une œuvre au ton très personnel qui brise la raideur de l’expression réaliste socialiste et où apparaît, peut-être discrètement, mais en tout cas avec évidence, la- Szymborska-qu’on-connaît. Je veux défendre « Tarcza » devant l’interprétation qui fait de ce poème de la « propagande rimée » et dans laquelle apparaît le début de la route qui mena la poétesse du niveau des « raccourcis primitifs » aux hauteurs de la virtuosité littéraire. Cette tâche, je l’avoue, m’est facilitée par le fait que cette interprétation est clairement incorrecte et peu en adéquation avec la matière du poème, qu’elle en méprise le contexte historique, mais surtout qu’elle est en contradiction avec elle-même. Elle illustre en outre très clairement le fait qu’elle a été réalisée à la hâte pour être prête à un moment précis. Ce moment, c’est sans nul doute le mois d’octobre 1996, et plus précisément le moment où la poétesse reçut le prix que l’académie de Stockholm remet chaque année à un lauréat. Tadeusz Nyczek devait en effet donner à sa publication un caractère circonstanciel, afin de mettre en valeur un événement qui marquerait tout particulièrement l’histoire de la littérature polonaise. Cependant, dans la version longue de ce même livre publiée cette fois en 20052, le chapitre consacré à « Tarcza » ne subit aucune modification.

4 La phrase suivante pourrait résumer cette désinvolture avec laquelle Nyczek lut le poème : « Tarcza » est une « élégie que Szymborska écrivit en l’honneur de la mort de Raymonde Dien » [TN 31]. L’élégie est une forme poétique très précise, dans laquelle l’accentuation des vers formant des doublons est très rigide. De plus, l’élégie est une forme littéraire qui sert une situation de souvenir douloureux, c’est une manière littéraire de parler de choses personnelles, et principalement du caractère fugace des affaires des hommes. Celui-ci est par exemple illustré par la mort d’un ami. Dans le ton de l’élégie, on retrouve la profonde tristesse de ceux qui sont touchés par le deuil. C’est

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pour cela que l’atmosphère soutenue du poème répond à celle des cérémonies funéraires.

5 Je laisserai de côté les problèmes formels, ils ont peu de pertinence dans la ligne interprétative que choisit Nyczek. Je me limiterai à souligner qu’à mon sens inscrire la facture textuelle de « Tarcza » dans le schéma du distique élégiaque est une entreprise périlleuse qui prouve le manque de considération pour le contenu du poème dont a fait preuve le critique, qui en propose en outre de périlleuses « illustrations ». Il suffit de dire qu’on ne trouve pas dans l’œuvre de Szymborska de ces doublons caractéristiques aux accentuations diverses. J’irai même plus loin : elle n’utilise jamais la structure du distique. Elle divise son poème en cinq strophes dont l’une, celle du milieu, compte huit vers alors que les autres n’en comptent que quatre. Il n’y a que le rythme monotone du poème qui rappelle l’élégie. Ce rythme est éloquemment comparé par le chercheur à celui d’un convoi funèbre [TN 31]. Cette comparaison est liée au contenu du poème, aspect sur lequel Nyczek s’est particulièrement attardé. L’image du convoi funèbre renvoie à un groupe d’endeuillés qui accompagne le mort vers sa dernière demeure et qui participe à la cérémonie de mise au tombeau à proprement parler. Or s’il y a enterrement, c’est qu’il doit y avoir un mort. Qui est mort dans ce poème ? Szymborska commence son poème à la manière d’une enquête de personnalité, elle identifie son héroïne avec beaucoup de précision. Voici la première partie du poème (l’avant- dernière partie du poème est également la répétition de ces quatre vers) :

6 L’interprétation de Nyczek, je le répète, prend en compte ce qu’il n’y a pas dans le poème (malheureusement au prix de ce qui s’y trouve), c’est pour cette raison que dès le début, après avoir rappelé les origines de l’élégie, le critique pose la question suivante : « De quoi pouvaient être accompagnées les funérailles de Raymonde Dien ? »

7 Être dans l’ignorance est une chose bien humaine. Le critique ne sait pas à quoi ressemblait l’enterrement de l’héroïne, il n’y en a pas le moindre indice dans le poème. Cette reconstruction est appelée par l’idée selon laquelle l’événement devrait, d’après les critères de vraisemblance que l’on applique à la réalité, se dérouler à la suite des événements qui sont racontés dans l’œuvre. Il serait donc intéressant de se demander ce qui est exactement raconté. Nyczek n’hésite pas un seul instant : il considère que s’il a un enterrement, c’est qu’une mort l’a précédé. L’historien se trouve face à une énigme et il s’en sort sur le mode de la spéculation, le passé lui résiste de manière inattendue, il ne lui permet pas d’établir la vérité.

8 Nyczek s’efforce de recréer la biographie de Raymonde Dien en recourrant à sa propre imagination (dans la reconstruction de l’enterrement) et à l’Histoire (en débrouillant le « problème de la mort »). On pourrait également avancer une variante plus complexe, qui voudrait que la biographie de l’héroïne du poème pouvait être, intégralement ou du moins en grande partie, rendue énigmatique, fabriquée, faite à dessein. Peut-être la presse polonaise avait-elle écrit au sujet d’une jeune communiste française, soulignant le caractère héroïque de ses actes, mais que l’héroïne en tant que telle aurait été inventée, fabriquée de toute pièce par les « propagandistes rouges acharnés », toujours disposés à créer des mythes ? Nyczek ajoute :

9 Pour interpréter « Tarcza » à sa juste valeur, il faut déterminer ce qui a servi de modèle à l’héroïne. La première question que l’on est en droit de se poser est celle-ci : l’héroïne a-t-elle ou non existé ? A-t-elle ou non été inventée ? Si Raymonde Dien n’a jamais existé, la réflexion tirée du caractère élégiaque du poème serait caduque. En interprétant le poème par le biais de sa forme, Nyczek devait considérer que l’héroïne

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de Szymborska avait une vie hors de la littérature. À ce stade, il était encore bien loin de découvrir qui était la jeune fille dont le portrait est proposé dans le poème, il ne pouvait pas encore comprendre à quoi cela pouvait lui servir de se retrouver dans des pages de littérature polonaise. Comment domestiquer des détails biographiques indispensables à la compréhension du sens du poème ? Je vais suivre le conseil de l’historien : « Il suffit de lire des journaux et des livres. »

10 La fiction s’est plus d’une fois immiscée dans les biographies types proposées par la littérature réaliste socialiste. Pour mesurer la part prise par la fiction, il faut se pencher avec attention sur les arcanes de cette biographie, sur les événements et les personnages qui la composent. Les analystes des premières œuvres de Szymborska soulignent que l’auteur de Pytanie zadawane sobie (Question posée à soi-même, 1954) puisait dans les déclarations faites dans la presse, il faut donc considérer ces œuvres sur base des événements qui accompagnaient ses débuts poétiques, au début des années 1950. En d’autres termes, l’histoire des dix premières années de l’après-guerre joue un rôle considérable dans la biographie de Szymborska, cela en fait une clé d’interprétation intéressante pour chaque œuvre prise individuellement, mais également pour ses deux recueils réalistes socialistes. La grande majorité des œuvres de la période réaliste socialiste de la lauréate du prix Nobel a un caractère circonstanciel, dans ce que ce terme a de plus fort. Pour comprendre les intentions de la poétesse, il faut recréer les circonstances extérieures qui ont accompagné (ou qui ont pu accompagner) son processus créateur. Une partie de la sémantique du poème est une situation politique dans laquelle résonne la voix de Szymborska. C’est le contenu sémantique présupposé. Qu’est-ce qui constitue cette situation dans « Tarcza » ? Qu’est- ce qui a attiré l’attention de la poétesse sur le personnage de cette communiste française ? Que s’est-il passé pour que l’on puisse parler de cette jeune fille française sur les bords de la Vistule ? Je devrai faire ce que Nyczek n’a pas fait (parce qu’il ne l’a pas voulu ?) : fouiller la presse de cette époque.

11 Il serait exagéré de dire que le fait que Tadeusz Nyczek n’a pas lu la presse est un péché. Quelques années après la publication de 22x Szymborska, Wojciech Ligęza s’est lui aussi mesuré à la création de la lauréate. Dans son ouvrage monographique, il s’est penché tant sur les premiers poèmes de Szymborska que sur les deux tomes de poésie écrits selon les critères réalistes socialistes4. Ceux-ci poussaient les poètes à lire consciencieusement les journaux et à écouter attentivement les commentaires portés sur leur production du début des années 1950. Une grande partie de la production poétique témoigne du fait que les auteurs lisaient les journaux, ils confirmaient que des communiqués de presse étaient à l’origine de leur poème en inscrivant, en exergue, un fragment d’information ou en indiquant que celle-ci était « tirée de la presse ». Szymborska s’est pliée plusieurs fois à ce procédé de composition, et même lorsqu’elle n’a pas estampillé son poème d’une exergue, on peut être sûr qu’à son origine préside un fait décrit dans un journal ou dans un commentaire d’une brochure de propagande. Ligęza indique que « l’origine journalistique de poèmes tels que “Pieśń o zbrodniarzu wojennym”, “Tarcza” et “Z Korei” est évidente » [WL 48]5 et il ajoute que » le poète réaliste socialiste n’a pas le droit d’inventer son récit » [WL 49]. Cela ne lui est pas permis car « la poésie doit compléter les journaux » [WL 48]. Szymborska s’est tenue à ces indications. « On remarque cela dans son poème au sujet de cette femme française désespérée qui se jette sous les roues d’un véhicule pour arrêter un transport d’armes à destination du » [WL 55-56]. Le chercheur clôt sa pensée en disant que dans le poème « Tarcza », « on peut découvrir deux modèles de ballade et d’élégie, liés l’un à

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l’autre » [WL 56]. Cette note rend vraisemblable les propos de Tadeusz Nyczek, qui avait précédemment découvert des traces de l’élégie dans la construction formelle du poème.

12 Ne pas avoir lu la presse devient par contre un lourd péché si le lien qui unit un poème à des communiqués de presse dépasse le stade de la simple dépendance génétique. Ce qui est le cas pour « Tarcza ». Tadeusz Nyczek et Wojciech Lizęga le confirment tous les deux, mais c’est surtout le premier qui s’y attarde et qui, en tentant difficilement d’établir le sens élémentaire du poème, tombe dans l’extrapolation fantastique. Le chercheur assigne en effet, dans l’histoire racontée, un rôle pour le garçon qui, s’il ne mourut pas au Vietnam, joua de l’accordéon durant la cérémonie funéraire. Ce garçon indépendamment du fait qu’il soit, ou non, allé en Indochine, ne voulait visiblement pas de cette fille puisque celle-ci a voulu mourir sous les roues du train. Elle a donc commis un suicide. On sait qu’elle était communiste et que le train était rempli d’armes (cela ne signifie toutefois pas qu’il était blindé !), donc la jeune fille ne serait pas morte par amour, mais pour défendre ses idées, elle voulait protester contre une guerre sale. Son suicide était un « acte démonstratif de désespoir à la manière des kamikazes japonais » [WL 34]. Si elle n’avait pas été communiste, elle aurait dû passer, après sa mort, devant le jugement de Dieu. D’un point de vue pénal, Raymonde Dien a enfreint la loi, donc si elle avait survécu, elle « aurait dû être jugée en France » [WL 35]. Comment faire face à ces contradictions ? Comment savoir de qui et de quoi parle Szymborska dans son poème ? En fait, il suffit de lire les journaux…

13 Pour l’historien de la littérature, ne pas lire est un péché très lourd. Lire de manière nonchalante également. Seule une lecture distraite et stérile pouvait mener à la conclusion que la Raymonde Dien du poème, celle dont parle « Tarcza », a mis fin à sa vie. Szymborska était passée maître dans la précision de ce qu’elle exprimait, quelques poèmes datant de l’époque où elle maîtrisait réellement le réalisme socialisme viennent confirmer ce fait. Dans des fragments ou dans des phrases isolées, se rencontre cette maestria qui nous ravit quand nous savourons les poèmes qu’elle écrivit dans sa maturité artistique. Où parle-t-on de mort dans le poème ? Comment Nyczek et Ligęza sont-ils arrivés à la conclusion que l’héroïne s’était suicidée sous les roues d’un train ? Il est uniquement écrit que Raymonde Dien s’est « couchée sur les rails de chemin de fer ». Pour qu’elle se tue, il aurait fallut qu’elle se « jette » sur la voie. Le locuteur polonais sait que l’expression « rzucić się na tory », que l’on peut traduire par « se jeter sur une voie », a le sens de « commettre un suicide ». Les périphrases « se jeter sous un train » ou « se jeter sous les roues » ont également ce sens. Ces trois phrases veulent dire la même chose : se tuer, s’ôter la vie. L’expression « se coucher sur les voies » n’a pas ce sens.

14 On retrouve le terme « położyć się » (« se coucher ») dans un passage du poème qui est répété. Il y a donc deux occurrences. « Ciało » (« le corps ») est quant lui mentionné une seule fois :

15 C’est vrai, le « corps » pourrait être « mort ». Mais rien ne propose, ni même ne suggère, une telle interprétation. Le terme « corps » est lié à « jeune fille » par au moins cent liens linguistiques. Et la majorité de ces liens renvoient à quelque chose d’agréable, de gentil, de chaud. Cette manière « vitaliste » de lire le « corps » est renforcée par l’adjectif qui apparaît dans la périphrase : le corps de la jeune femme est « solide bouclier pour les jeunes filles du Vietnam ». Un bouclier est réputé « solide » s’il résiste aux coups, si on peut l’utiliser plusieurs fois et en étant sûr à chaque fois de sa solidité. Le sens de la comparaison ne serait pas suffisamment motivé si la jeune fille

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était morte. Raymonde Dien n’aurait plus pu aider personne si elle était morte, et son corps n’aurait plus pu avoir l’usage d’un bouclier. Mais dans ce poème, le mot « bouclier » (« tarcza ») se trouve dans une situation particulière, il y est essentiel puisqu’il apparaît dans le titre, dont le but est d’éclairer le sens du texte. Si Raymonde Dien sert de comparaison avec ce qui est découvert durant le combat, c’est justement parce que le rôle de la jeune fille ne s’arrête pas à l’événement raconté dans le poème, et que les jeunes filles du Vietnam (et pas seulement elles) peuvent continuer à compter sur elle. Il est également important de noter que l’expression « silna tarcza » répond de façon ludique à l’expression « sexe faible », car le terme « silna » ne signifie pas uniquement « fort », mais aussi « solide ». La guerre qui était terminée (la Deuxième Guerre mondiale) et celles qui continuaient à l’époque du poème (« la sale » guerre du Vietnam, la guerre « froide ») placent une femme devant des devoirs d’hommes. C’est sur ce sujet qu’a écrit Szymborska, elle ajouta à cette idée que la source de la détermination féminine était à trouver dans un sentiment que seule une mère est capable d’exprimer.

16 Les termes « mort » et « corps » n’apparaissent qu’une seule fois dans le poème, dans une phrase qui décrit la finalité de l’activité de la jeune héroïne. Il y a, loin de la France, des villages auxquels des trains français « apportent la mort ». La « mort » est associée au lieu de la guerre, mais il est possible ici (c’est-à-dire en France) d’influer sur son déroulement. Pour ce faire, il faut agir. La jeune fille apporte un modèle de cette action. Raymonde Dien a répondu à la guerre par la guerre, et elle l’a fait, selon les termes du poème, « mue par un très grand amour ». Les coordonnées géographiques du poème sont difficiles à établir, car Szymborska utilise également le terme « ici » pour désigner le pays où « les jeunes filles, à la gare, agitent leurs mouchoirs ». C’est de ce lieu que la poétesse regarde se dérouler les choses du monde. Attardons-nous sur cette phrase :

17 « Je vis » a un sens double, parce qu’on peut le comprendre comme signifiant « j’habite », mais également comme « je suis vivant ». De la même manière probablement pouvons-nous comprendre la construction parallèle « et elle, dans un pays… », dans laquelle le verbe a été omis. Le verbe manquant est bien sûr « vivre », le même emploi et le même double sens sont sous-entendus : l’héroïne séjourne en France, et partant, vit au moment dont il est question. On peut comprendre ce que la poétesse écrit dans « Tarcza » comme ceci : nous vivons toutes les deux, mais si elle, Raymonde Dien, habite dans un pays de malheur, moi je peux m’exprimer depuis une terre où l’on construit de nouveaux ponts et de nouvelles maisons.

18 « Tarcza » a paru le 7 juillet 1950 dans le périodique cracovien « ECHO TYGODNIA ». Deux jours plus tard, donc presque parallèlement à la publication du poème de Szymborska, une lettre poétique de Andrzej Braun intitulée « À Raymonde Dion » [sic] parut dans « NOWA KULTURA ». Ces deux textes avaient été précédés par un poème de Grzegorz Lasota publié dans le numéro 37 de « SZTANDAR MŁODYCH » datédu 13 juin 1950. Ce poème sans titre (dont l’incipit était Il fait étouffant dans la salle du tribunal6) était précédé d’une introduction tout à fait caractéristique de l’époque :

19 La place que réserve Lasota à cette information ne signifie pas qu’il s’agit d’une citation. C’est plutôt un digest8, un condensé d’informations trouvées dans les journaux de juin 1950, concernant une série d’événements qui s’étaient déroulés en l’espace de trois mois. Un commentaire intitulé « Pourquoi Raymonde Dien a-t-elle été condamnée ? » parut dans le « SZTANDAR MŁODYCH », il résume les éléments fondamentaux de cette affaire :

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20 Le fait que Szymborska ajoute sa voix à celles qui s’élèvent pour protester contre l’emprisonnement de la jeune Française est important pour comprendre ce qu’elle a voulu dire dans « Tarcza ». Ce sont toutefois les différences qui ont réellement de l’importance. En effet, d’un côté résonnent les mots des hommes en colère, et d’un autre on entend la déclaration subtile d’une femme qui a presque (je souligne ce terme) le même âge que l’héroïne. Les circonstances accentuent la différence, sur laquelle, semble-t-il, Raymonde Dien n’avait aucune influence : le lecteur polonais prend connaissance du verdict émis par le tribunal français dans les journaux du 2 juin, donc dans des numéros dont le contenu est dicté par le calendrier officiel des fêtes. En effet, il n’est pas anodin que l’histoire de la jeune communiste connaisse son plus grand retentissement à un moment proche de la Journée polonaise de l’Enfant. Cela devait être important pour les femmes, et plus encore pour les mères célibataires. La première page du numéro de « GAZETA KRAKOWSKA » qui parut le lendemain de la Journée de l’Enfant fait mention de ce titre tiré d’un communiqué de Paris : « La pacifiste Raymonde Dien a été condamnée à un an de prison par un tribunal réactionnaire français ». Ensuite, on apprend ceci :

21 La rédaction du « DZIENNIK POLSKI » publia le même texte que « GAZETA KRAKOWSKA », elle le plaça en deuxième page, avec un autre titre : « La police a chargé la foule qui s’était réunie pour manifester contre la peine de Dien »11. Dans des numéros parus précédemment, ces deux périodiques cracoviens avaient signalé le début du procès avec des communiqués identiques (« GAZETA KRAKOWSKA » lui avait donné comme titre « Le procès de Raymonde Dien commence » ; « DZIENNIK POLSKI » celui-ci : « Elle a arrêté un train transportant des chars »). L’agence de presse PAP donne une description des faits en ces termes :

22 On le remarque, le tribunal français fut finalement fort indulgent, sûrement à cause de la pression du public. Le jugement qui tomba, je le rappelle, était d’un an de prison. Au printemps et en été 1950, les communistes français organisèrent une action ayant pour but la libération de la jeune fille ; une vague de protestations déferla sur tout le pays, elle toucha également la Pologne. Des écrivains polonais s’associèrent en effet aux actions destinées à libérer la communiste condamnée. Cette union de forces se révéla payante : le 24 décembre 1950, Raymonde Dien quitta les murs de la prison. En utilisant la langue de l’époque, je pourrais dire que Raymonde Dien était en 1950 une combattante à la tête du front mondial de la lutte pour la paix. La jeune Française avait, à en croire la presse, des millions d’alliés. Elle s’attendait toutefois à des poursuites. « GAZETA KRAKOWSKA » écrivit à ce sujet dans son numéro du 15 mai 1950 :

23 Le lecteur polonais n’apprenait donc rien sur les conséquences juridiques de cette action. Il ne fait pourtant aucun doute que ceux qui organisèrent ces protestations, ainsi que ceux qui y prirent part, devaient s’attendre à recevoir la même peine que celle qui attendait Raymonde Dien.

24 Si je cite de larges extraits de journaux, c’est que je veux placer « Tarcza » dans un contexte. Je suis guidé non par des détails infimes de l’histoire de la littérature, mais par la profonde conviction que la compréhension du poème de Szymborska dépend de ce que l’on a dit et écrit durant l’année 1950, et que ceci permettra d’en comprendre les destinées. C’est uniquement ainsi que sera possible une interprétation de ce poème dans sa dimension universelle, débarrassée des conditions qui dictèrent tel ou tel mot à la poétesse. J’aimerais en effet atteindre une signification qui ne serait pas contingente au temps et à l’espace, j’aimerais atteindre ce que le poème a transporté à travers les

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décennies qui nous séparent de sa production, comprendre en quoi il parle au lecteur d’aujourd’hui. Pourtant, le sens général est lié au contexte. C’est pourquoi je reviens à celui-ci et à 1950, époque durant laquelle « la poésie se battait pour la paix ». Nous trouvons cette formule entre autres dans l’en-tête d’un bloc de cinq poèmes que « POKOLENIA » publia dans son trente-quatrième numéro, daté du 3 septembre. Parmi ces œuvres, se trouvait la lettre poétique de Andrzej Braun intitulée « À Raymonde Dien », que nous avons mentionnée plus haut, sous lequel avait été placé un dessin anonyme. Il représentait une jeune fille debout devant une locomotive à vapeur, elle avait les bras en croix, le tronc penché vers l’arrière et le torse bombé. Le dessinateur a imaginé de la sorte la situation que Braun avait tenté de dépeindre avec des mots. On se battait donc pour la paix avec des mots, mais également avec des moyens plastiques. Les premiers étaient souvent utilisés, mais les seconds n’étaient pas en reste, ce dont témoigne une toile de Andrzej Wróbelski dont le titre donnait à comprendre le sens de l’œuvre : » Raymonde Dien arrêtant un train transportant des armes vers la Corée (sic !) ». Szymborska ne pouvait pas avoir vu ce tableau avant d’écrire son poème, elle ne pouvait pas non plus connaître la sculpture de Adam Smolana représentant Raymonde Dien debout, la main droite levée. La poétesse ne tirait ses connaissances que d’une seule source, qui donnait régulièrement des informations détaillées et rabâchées au sujet de la Française. Cette source, c’était la presse quotidienne qui ne manquait pas de se tenir au courant de la lutte pour la paix. Dans son numéro du 27 février 1950, le « DZIENNIK POLSKI » informait ses lecteurs comme suit dans un dossier intitulé « La lutte des ouvriers français dans la défense de la paix » :

25 Un mois plus tard plus ou moins, le 30 mars, « GAZETA KRAKOWSKA » mit en scène l’héroïne qui avait fait parler d’elle durant les événements de la gare de Saint‑Pierre des Corps ; un passage, séparé graphiquement, de l’article intitulé « La population laborieuse de France exige la libération des patriotes emprisonnés » parlait de la jeune femme.

26 Nous remarquons que l’histoire de la jeune fille racontée par Szymborska comprend, dans sa version journalistique, deux points forts : le procès (extrêmement court, terminé par un jugement d’un an de privation de liberté) et la participation à la protestation, qui fut le fondement de l’acte d’accusation. Cela se passait à une époque de l’année marquée par deux fêtes très importantes pour le cérémonial communiste : la Journée de la Femme et la Journée de l’Enfant. Les premières mentions de la protestation à laquelle prit part Raymonde Dien voisinaient dans la presse avec des informations concernant la manière dont le monde développé rendait hommage à ses femmes, les informations concernant le jugement du tribunal étaient entourées d’articles consacrés aux manifestations réalisées pour la fête du premier juin. En 1950, ces deux fêtes étaient fortement liées. Parmi ces liens, celui qui me semble le plus important est celui qui découvre le mot d’ordre du rassemblement de femmes du 4 mars : « Les efforts des fauteurs de guerre se brisent sur notre volonté inflexible ». « GAZETA KRAKOWSKA » et « DZIENNIK POLSKI » couvrirent tous les deux ce rassemblement de femmes. Dans un tract, le Dr. Antonina Świerszczewska s’adressa ainsi à celles qui s’étaient réunies :

27 Je cite ce passage parce que j’y vois un chemin pour pénétrer dans ce petit recueil avec lequel Szymborska débuta et dans lequel parut « Tarcza ». Elle intitula ce recueil Dlatego żyjemy. Nous vivons grâce à… ces mères magnifiques, grâce au sacrifice qu’elles ont fait. L’amour maternel est un des sentiments les plus forts, de ceux qui poussent les mères à donner leur vie pour leur enfant si le danger le menace. Pour une mère, se consacrer à

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son enfant est le plus grand sacrifice. Il ne peut y avoir qu’une seule motivation à ce geste : l’amour porté aux autres enfants qui sont sauvés par ce geste.

28 Je ne sais pas quelles ont été les lectures de Szymborska à l’époque où elle écrivait « Tarcza », la poétesse connaissait les communiqués de presse qui attirèrent son attention sur les événements de , mais également les œuvres littéraires qui devaient servir à la création artistique de la scène. Il est important de noter que la bonne foi des communiqués qui touchaient aux protestations laissait fortement à désirer. Je pense à des détails de l’histoire de Raymonde Dien qui sont rendus différemment, voire quelquefois en contradiction entre eux. Je vais dire quelques mots à ce sujet car j’ai touché une question que Tadeusz Nyczek avait déjà soulevée en notant qu’il ne fallait pas croire aveuglément la presse des années 1950. La liste des inadéquations internes (c’est-à-dire celle desquelles pouvaient se rendre compte les lecteurs des journaux et les observateurs attentifs de la vie culturelle) est longue. Les dates ne correspondent pas, le nom de l’héroïne n’est pas toujours le même, la localisation des événements est variables, etc. Pour s’approcher de ce à quoi devait ressembler l’histoire de Raymonde Dien, il faut se dégager du filtre de la presse par lequel elle fut introduite dans l’opinion publique polonaise. Je vais maintenant changer de perspective : je vais abandonner celle qui marqua le moment où fut écrit « Tarcza » pour adopter une optique actuelle.

29 Je commencerai par ce qui a le moins d’importance pour notre affaire, mais qu’il est toutefois bon de rappeler. Raymonde Dien vit encore actuellement, elle a presque 80 ans (elle est née en 1929) et revient volontiers sur les événements de février 1950. Dans le numéro du 27 février 1990 du quotidien « L’HUMANITÉ » (intitulé simplement « Le 23 Février 1950… »), commémorant le quarantième anniversaire de l’action de Saint-Pierre des Corps, l’héroïne se souvint avec une grande précision de ce à quoi avait pu ressembler cet événement18. En janvier 2004, elle prit part à une conférence scientifique consacrée à la « lutte contre la guerre en Indochine ». En automne de la même année, elle se rendit au Vietnam pour y célébrer le cinquantième anniversaire de la défaite française de Dien Bien Phu, pour y voir les traces de la guerre et pour y discuter avec les survivants. Le 1er septembre, en compagnie d’une délégation française, elle rencontra le secrétaire général du Parti communiste vietnamien, le camarade Nong Duc Manh19. Au terme de la conférence parisienne fut publié un recueil intitulé L’Affaire Henri Martin et la lutte contre la guerre d’Indochine. Sur les photos qui complètent l’ouvrage, on peut voir deux personnes souriantes qui furent les héros des conférences : Henri Martin y est de face et Raymonde Dien de profil, ce qui permet de remarquer que le temps n’a pas abîmé sa mince silhouette. C’est Alain Ruscio, le rédacteur du recueil, qui écrivit le texte qui répond au poème « Tarcza » et qui permet de recréer les événements de la biographie de son héroïne. Son titre est explicite : « L’Affaire Raymonde Dien »20.

30 Raymonde Dien s’est couchée sur les rails devant un train qui avançait doucement sur les rails de la gare21. Elle n’était pas seule, elle était accompagnée de quelques personnes issues du groupe peu nombreux qui s’était réuni à la gare à l’appel du Parti communiste français (PCF). Les choses se passèrent sur l’aiguillage de Saint-Pierre des Corps, près de Tours, au début de l’après midi du 23 février 1950. Il s’avère que la protestation n’était pas une action spontanée, mais qu’elle avait été planifiée. Depuis un certain temps, la direction du PCF du département d’Indre-et-Loire évaluait les possibilités d’organiser une manifestation en faveur de la paix. Il est intéressant de

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remarquer que l’impulsion provint de quatre mères de Tours dont les enfants avaient trouvé la mort au Vietnam. La protestation dura assez peu de temps, la voie était de nouveau libre après vingt minutes. Le même jour, la jeune fille se rendit au commissariat de police à Tours où elle fut mise en garde à vue. Le lendemain, c’est-à- dire le 24 février, la ville fut le théâtre d’une manifestation contre l’emprisonnement de ceux qui avaient protesté sur les voies de chemin de fer. La manifestation qui suivit eut lieu le 8 mars, c’est-à-dire la Journée de la Femme. À la fin du mois de mars, Raymonde Dien fut transférée de Tours au fort Ha, à , où elle dut attendre son procès et le jugement du tribunal militaire français. Le procès commença le 31 mai, elle entendit la sentence, qui la privait de liberté pour un an, un peu après minuit, le 1er juin. C’était le premier procès pour « sabotage physique » de la France d’après-guerre, il se basait sur un article du code pénal que l’Assemblée nationale française avait confirmé le 8 mars, malgré l’opposition des communistes22. Dans le cas de Raymonde Dien, la procédure employée violait le principe selon lequel le droit ne peut être rétroactif. Un seul jour de la vie de la communiste française est important pour comprendre le poème de Szymborska, c’est celui dont parle « Tarcza », c’est-à-dire le 23 février 1950. Cette année-là, la jeune femme avait 21 ans. Lorsqu’elle fut arrêtée, cela faisait six mois qu’elle était mariée. Dien était son nom d’épouse. Son nom de jeune fille était Huberdeau. Le couple n’avait pas d’enfant.

31 Si je mentionne l’état civil, c’est qu’il rapproche l’héroïne de « Tarcza » d’une Szymborska un peu plus âgée. Et j’explique pourquoi la poétesse vit un fragment de son propre destin dans celui de la jeune française. Dans l’interprétation de Nyczek, un point d’interrogation apparaît après le vers « Ce qu’elle fit mue par un très grand amour ». Le critique se demande ce « que signifie ce ”grand amour” ? » De l’amour pour un garçon qui ne voulait pas d’elle ? Évidemment, ce n’était pas pour un garçon, mais pour… des enfants. L’amour envers les enfants est le plus grand, le plus féminin, le plus profond. Szymborska débuta après la guerre, elle avait la conviction, née à l’époque des avant- gardes, que le poète avait une mission sociale. Depuis ses débuts, elle lia l’impératif avant-gardiste de l’utilité sociale à des éléments traditionnels et difficiles à résoudre artistiquement, du moins en apparence : la versification numérique, le réalisme, le caractère épique.

32 Szymborska a toujours eu le souci du mot, cela marquait d’une part son économie dans ses moyens d’expression, et d’autre part son inventivité stylistique, sa vision personnelle du conceptisme. Szymborska répondit à l’abstraction des slogans idéologiques en montrant ce qu’ils signifiaient dans la vie de tous les jours, et, mieux encore, en les appliquant à des expériences très personnelles, en trouvant dans ses propres joies, dans ses propres peines, des reflets d’affaires au sujets desquelles on pouvait lire dans les premières pages des journaux du parti. La « lutte pour la paix » en est un exemple suffisamment marquant. Il ne fait aucun doute que le premier tome de Szymborska (Dlatego żyjemy, 1952) doit son originalité au lien dont il vient d’être fait mention. La poétesse y parle sur un ton extrêmement personnel de la menace d’un nouveau conflit et du traumatisme qu’a laissé derrière elle la Deuxième Guerre mondiale : elle ne le fait pas en tant que communiste, ou en tant qu’activiste d’un mouvement pacifique, mais en tant que jeune fille, en tant que femme, et last but not least23 en tant que « mère célibataire ».

33 Lorsqu’on lit aujourd’hui les poèmes du recueil Dlatego żyjemy, il faut avoir à l’esprit la campagne agressive, liée aux mots d’ordre de défense de la paix et aux débuts du

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mouvement pacifiste, qui touchait la Pologne et l’Europe aux environs de 1950. C’est dans cette atmosphère de guerre froide, qui en 1950 s’était muée en guerre « chaude » en Asie, que l’on peut trouver ce qui rendait cohérent le premier recueil de poèmes de Szymborska. Dans Dlatego żyjemy, la poétesse écrit sur la nécessité de la paix en lançant des slogans dont la presse nourrissait quotidiennement ses lecteurs, elle utilise cependant la langue de l’intimité, des affaires privées, elle explique des problèmes de haute politique par des catégories relevant de la relation mère‑enfant. Dans le recueil de poésie que Szymborska publia en 1952, nombre de ses héros sont des femmes, et une partie renvoie à l’auteur elle-même. Les œuvres réunies dans le mince volume sont des poèmes profondément personnels, dans l’indécision des sujets à traiter résonne l’écho des dilemmes vécus personnellement par l’auteur. Parmi les craintes des personnages de mères qu’elle crée dans ses poèmes, on retrouve l’inquiétude de la « mère solitaire », selon les termes que Szymborska utilise pour se définir dans son poignant poème de son second tome de poèmes réalistes socialistes, intitulé Jako matka (En tant que mère).

34 La figure de la « mère solitaire » apparaît déjà dans Dlatego żyjemy et plus clairement encore dans le poème « Tarcza ». Ce poème fait partie d’un cycle de quatre miniatures qui donnèrent leur titre à l’ensemble du recueil. Il en fait partie de deux manières : d’abord en se plaçant clairement dans l’ordre de l’histoire récente, ce dont témoigne l’utilisation de noms propres authentiques et le renvoi à des événements tout aussi authentiques (la défense de Stalingrad, la protestation en France). Ensuite en construisant une image poétique sur base d’une figure paradoxale : il s’avère que si nous vivons, c’est grâce à la mort d’un étranger. Le prix de notre bonheur, dit la poétesse, a été payé par quelqu’un que nous ne connaissons même pas. De jeunes soldats périrent à Stalingrad, des fils s’en sont donc allés, laissant peut-être au monde des mères éplorées. Ce qui nous réjouit ici, sur la Vistule, a été gagné au combat là-bas, sur la Volga. Le chagrin des mères inconnues, c’est le prix qu’il fallut payer pour obtenir la paix. Et ce chagrin, c’est la femme qui le connaît le mieux. « Tarcza » est un poème sur la solidarité féminine et sur la maternité solitaire. Raymonde Dien s’est allongée sur les rails en France pour défendre de son sein, comme une mère, des enfants qui n’étaient pas les siens, des enfants vietnamiens.

35 Cette somme d’expériences est reflétée dans les deux ouvrages réalistes socialistes de Szymborska. Elle en avait touché un mot dans une conversation retranscrite dans « ECHO KRAKOWSKIE » peu avant la publication de Dlatego żyjemy, elle caractérisait ses centres d’intérêt par ces mots : « Le problème de la femme m’a toujours intéressé dans ses dimensions de mère et d’enfant »24. Selon moi, le sens que Szymborska place dans son récit poétique sur Raymonde Dien est essentiel à la compréhension de l’ensemble de sa création, en tout cas de la majeure partie. « Tarcza » n’était pas uniquement une réaction à l’incident de l’arrêt d’un train militaire français. Parmi les ouvrages consacrés à Raymonde Dien (par exemple ceux de Lasota ou de Braun), on rencontre la forme de la lettre poétique25. « Tarcza » n’est pas une élégie (comme le suggèrent Nyczek et Ligęza) ni une lettre (ce que l’on peut voir au premier coup d’œil). Cette inadéquation dans les formes littéraires montre clairement comment l’auteur traitait de manière personnelle l’histoire relatée dans les journaux.

36 Lorsque j’ai parlé des points essentiels de l’histoire relatée par les journaux et considérée comme cadre de « Tarcza », j’en ai omis un volontairement. Je dois maintenant y revenir pour montrer à quoi devait servir une biographie là où elle s’établit, c’est-à-dire en France, et là où elle devint de la littérature, c’est-à-dire dans

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« Tarcza ». Dans le communiqué de presse du 27 février, il est fait mention de « l’arrestation de pacifistes qui, à Saint-Pierre des Corps, immobilisèrent un transport ferroviaire de chars ». La foule qui s’était réunie à Tours (« presque 8 000 personnes ») exigea la libération de l’ensemble des personnes arrêtées. On sait des témoignages laissés par les participants que plusieurs dizaines de personnes s’étaient couchées sur les rails, et on connaît aujourd’hui le nom de certains d’entre eux. La presse française donna des informations sur les protestations menées pour s’opposer aux arrestations, et depuis la mi-mars, les communistes s’efforçaient de donner le plus grand retentissement possible à l’événement, ils tentaient de l’étendre à l’échelle du pays. Le nom de Raymonde Dien n’était alors pas encore tombé, il n’apparaît qu’à la fin du mois de mars (presque un mois après que l’affaire ait commencé). Presque immédiatement, l’opinion publique polonaise tourna son attention sur elle. Dans la presse de Cracovie, le lecteur apprenait des choses sur la jeune Française dans un contexte très particulier : « GAZETA KRAKOWSKA » et « DZIENNIK POLSKI » s’intéressaient principalement à la lettre qu’une des personnes emprisonnées à Tours avait adressée à . À la fin du mois de mars 1950, le héros collectif que constituait l’ensemble des participants à la manifestation de Saint-Pierre des Corps, fut remplacé par un seul personnage : l’expéditeur de la lettre, c’est-à-dire Raymonde Dien.

37 Pourquoi en fut-il ainsi ? Hilary Foolitt tenta de répondre à cette question en imaginant l’affaire Raymonde Dien sur fond de campagne de propagande communiste destinée à modifier l’image de la femme26. Cette image, ce mythe, était fortement tributaire de la Deuxième Guerre mondiale, surtout de ce que certains appelèrent déplacement (ou déblocage) de l’identité masculine. Par le biais d’événements qui sortaient de l’ordinaire, la femme (et pas seulement la femme française) put endosser deux rôles exclusivement masculins : le premier est lié à la guerre, le second au pouvoir (au gouvernement). Le mythe de la femme, né de la guerre, « humilia » les hommes. « La Nouvelle Femme » (dont on peut trouver l’origine dans la Russie bolchevique des années 1920) a une caractéristique importante, elle est détachée de ses liens sociaux antérieurs. Elle cesse de compter comme une fille, une femme, une mère, elle est maintenant combattante, communiste. Démonter cette image revient, dans un certain sens, à revenir à la tradition, à accepter le rôle de femme auquel une culture multiséculaire avait habitué les Européens. Mais le cadre de cette déconstruction est plus complexe et est lié au nom de Jozif Stalin. La fin de l’année 1949 marque le soixante-dixième anniversaire de Jozif Vissarionovič Stalin et le moment où le culte du chef fut culminant. À la tête de l’humanité progressiste, il y avait un homme, le père des nations. Le mythe de la grande famille fut ainsi créé, et Stalin était à la tête de celle‑ci. Pour la femme-héroïne, c’est lié à un changement de statut : elles ne sont prises en compte que lorsqu’elles servent à l’épanouissement de la mission du chef.

38 La lettre à Thorez que publia Raymonde Dien était un tribut au chef. Raymonde existait par cette lettre. Si elle ne l’avait pas écrite, le monde n’aurait probablement jamais entendu parler d’elle27. Dans la culture française de l’après-guerre, le rôle des héroïnes change, ce changement est suivi d’une modification progressive du mythe, on écarte le personnage de la combattante isolée (et n’ayant pas sa place dans la société) au profit de celle qui « accompagne la vie », de celle qui, comme Jeannette Vermeersch, est proche du chef. On peut dire que les années d’après-guerre sont une période durant laquelle la femme regagna en féminité (alors qu’en même temps, on remarque le retour à un modèle patriarcal). « La Nouvelle Femme » fut incarnée de diverses façons. Il est intéressant d’en exhumer une, elle montrera clairement ce dont il s’agissait dans cette

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création. Ce qui constitue la nouveauté, c’est le fait que le « grand amour » féminin est effacé. La Nouvelle Femme a le droit d’aimer l’humanité et les idées, elle peut laisser de côté les particularismes sentimentaux de ses aînées. Il est vrai que Raymonde Dien doit sa signification à un homme (celui à qui elle écrit sa lettre), mais n’en conserve pas moins sa féminité. Elle cesse d’être une combattante, elle reprend son rôle de mère. C’est cela qui devait attirer Szymborska dans le personnage de Raymonde Dien. En effet, celle-ci est montrée dans « Tarcza » non comme celle qui aime une paix abstraite, mais comme celle qui aime ses enfants vivants. En effet, elle est un humain fait de chair et de sang, une jeune fille, une épouse. Par cet acte de création, elle normalise un tant soit peu l’univers des slogans de propagande, elle le rapproche de la qualité que cet univers refuse.

39 Au regard de l’époque à laquelle elle a été écrite, l’histoire racontée par Szymborska semble un peu surannée. Elle dit en effet qu’une grande force est placée en la femme, c’est elle qui confirme son caractère maternel. C’est dans le mouvement de protection de son propre enfant face au mal du monde, qu’il faut chercher les principes d’une idéologie et les mots d’ordre du combat pour la paix, de la guerre contre la guerre. L’idéologie ne dicte pas une manière de vivre. Au contraire, ce sont les choix idéologiques qui guident la vie. S’esquisse ici une perspective par laquelle on peut imaginer la jeunesse de l’auteur de Wołanie do Yeti : la jeune Szymborska accepta le communisme car il entrait en convergence avec les valeurs qui étaient proches de la poétesse. Ce choix n’était nullement dicté par la conjoncture, il répondait à une croyance de jeunesse selon laquelle il est possible de s’opposer au mal et que les communistes connaissent les moyens de parvenir à cette fin. Je pourrais également utiliser une autre perspective pour comprendre cette idée. Le changement de ligne interprétative de la propagande communiste (liée au culte de Stalin et à la réinterprétation du mythe de la femme) convainquit Szymborska qu’elle suivait la voix de ceux qui en 1950 avaient fondé un mouvement pacifiste qui comptait plusieurs millions de membres.

40 « L’HUMANITÉ », dans son numéro du 2 juin 1950, dit de Raymonde Dien, qui vient juste d’être condamnée, qu’elle était « presque une enfant »28. Szymborska dit de son héroïne qu’elle « avait l’âge de nos plus jeunes ouvriers ». Destinée, âge et sexe sont tous inscrits dans le personnage de l’héroïne. Elle est une « mère célibataire » qui se bat pour ses enfants vietnamiens, mais également une enfant en qui se reflète tout le monde progressiste. Dans son geste poétique, elle répète ce dont parle le poème. Dans l’un comme dans l’autre nous rencontrons un bouclier (tarcza). Une jeune femme française défend des enfants vietnamiens, et elle est mise en scène par une poétesse à peine plus âgée qu’elle. Ce poème qui a pour sujet un bouclier est lui-même une œuvre‑bouclier. Les protestations de l’opinion publique hâtèrent le terme de la guerre d’Indochine, ce qui économisa la vie de milliers d’enfants, et Raymonde Dien fut libérée. Le geste de la jeune fille figure l’image d’un bouclier, le poème également.

41 Après son poème sur Raymonde Dien, Szymborska utilisa une fois encore une scène dans laquelle quelqu’un se couche sur des rails de chemin de fer. Cette fois, l’héroïne sera une ombre, celle d’une reine, qui « se couche sur la voie »29. Ce récit au sujet d’une ombre-bouffon pourrait être le sujet d’un article. Dans celui-ci, je défends « Tarcza », car je pense que ce poème le mérite. On y rencontre en effet la-Szymborska-qu’on- connaît.

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NOTES

1. Voir Balbus St., Świat ze wszystkich stron świata. O Wisławie Szymborskiej. Aneks: Wisława Szymborska. Dwadzieścia jeden wierszy (Le Monde de tous les côtés du monde. Au sujet de Wisława Szymborska. Annexe : Wisława Szymborska. Vingt et un poèmes),Wydawnictwo Literackie, Cracovie, 1996, pp. 16-17. Andrzej Zieniewicz a très bien formulé la thèse du double départ : voir notamment Alergia na słuszność (Poezja Wisławy Szymborskiej w świetle jej debiutu) (Allergie à la légitimité [La Poésie de Wisława Szymborska à la lumière de ses débuts littéraires]), in : « ROCZNIK TOWARZYSTWA LITERACKIEGO IM. ADAMA MICKIEWICZA », 1996, pp. 65-85. Le chercheur écrit ceci à propos de la première plaquette de poésies de la poétesse : « Szymborska produit de beaux poèmes irréels en acceptant leur affectivité démonstrative. » (p. 69) Les véritables débuts devaient venir lorsque l’auteur « passa d’une conception “respectable” de la poésie comme manifestation d’une communauté de sentiments, à une conception “moniste” de la poésie » (p. 74). Un regard général sur l’ensemble de l’œuvre de Szymborska ressemble donc à ceci : « Toute la création de Wisława Szymborska est “à concevoir” comme une réaction allergique à ses débuts socio-littéraires “légitimes” durant les années 1950. » (p 76) D’autres se sont exprimés sur la beauté dans la biographie créatrice de Szymborska, notamment Artur Sandauer : Voir Na przykład Szymborska. („Samobójstwo Mitrydatesa” ciąg dalszy. Egzemplifikacja) (Par exemple Szymborska. [« Le Suicide de Mithridate ». Exemplification]), in : « MIESIĘCZNIK LITERACKI » n° 4, 1968. Voir également Matuszewski R. : Wisława Szymborska. Portret pisarzy trzydziestolecia (Wisława Szymborska. Portrait des écrivains trentenaires), in : « LITERATURA », 1974, n° 25. 2. Voir Nyczek T., 22x Szymborska, a5, Poznań, 1997 et Tyle naraz świata. 27x Szymborska, a5, Cracovie, 2005. Les extraits cités sont issus de cette édition, notée par les lettres TN suivies du numéro de page correspondant. 3. Szymborska W., « Tarcza », in : Dlatego Żyjemy, Wydawnictwo Literackie, Cracovie, 1952. Tous les extraits de poèmes de Szymborska cités dans cet article ont été traduits par Jeremy Lambert. 4. Ligęza W., O poezji Szymborskiej. Świat w stanie korekty (Au sujet de la poésie de Szymborska. Le monde dans un état de correction), Wydawnictwo Literackie, Cracovie, 1999. Les extraits cités sont issus de cette édition, notée par les lettres WL suivies du numéro de page correspondant. 5. Les trois poèmes cités pourraient être traduits respectivement par : « Chant sur un criminel de guerre », « Le Bouclier » et « De Corée » (NdT). 6. « W Sali sądowej jest duszno ». 7. Lasota Grz., Sans titre (inc. : « W Sali sądowej jest duszno » [« Il fait étouffant dans la salle du tribunal »]), in : « SZTANDAR MŁODYCH », 1950, n° 37, p. 2. 8. En anglais dans le texte (NdT). 9. « Dlaczego Raymonde Dien została skazana » (« Pourquoi Raymonde Dien a été condamnée »), in : « SZTANDAR MŁODYCH », 1950, n° 30, p. 6. 10. « Bojowniczka pokoju Raymonde Dien skazana na rok więzienia przez reakcyjny sąd francuski » (« La pacifiste Raymonde Dien a été condamnée à un an de prison par un tribunal réactionnaire français »), in : « GAZETA KRAKOWSKA », 1950, n° 150, p. 1. 11. « Policja szarżowała na tłum demonstrujący przeciwko wyrokowi na Dien » (« La police a chargé la foule qui s’était réunie pour manifester contre la peine de Dien »), in : « DZIENNIK POLSKI », 2 juin 1950, p. 2. 12. « Proces Raymonde Dien rozpoczął się » (« le procès de Raymonde Dien commence »), in : « GAZETA KRAKOWSKA », 1950, n° 148, p. 1 ; « Zatrzymała pociąg z czołgami » (« Elle a arrêté un train transportant des chars »), in : « DZIENNIK POLSKI », 31 mai 1950, p. 2.

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13. « Z światowego frontu bojowników o pokój » (« Du front mondial des combattants pour la paix »), in : « GAZETA KRAKOWSKA », 1950, n° 133, p. 2. 14. « Walka robotników francuskich w obronie pokoju » (« La lutte pour la paix des ouvriers français »), in : « DZIENNIK POLSKI », 27 février 1950, p. 1. 15. « Ludność pracująca Francji domaga się uwolnienia więzionych patriotów » (« Le peuple laborieux de France exige la libération des patriotes emprisonnés »), in : « GAZETA KRAKOWSKA », 1950, n° 89, p. 2. 16. L’auteur cite ce texte dans la forme sous laquelle il est imprimé dans « GAZETA KRAKOWSKA ». 17. « O naszą niezłomną wolę rozbijają się wysilki podżegaczy wojennych. Wiec kobiet krakowskich z okazji Międzynarodowego Dnia Kobiet » (« Les efforts des fauteurs de guerre se brisent sur notre volonté inflexible. Rassemblement de femmes cracoviennes à l’occasion de la Journée Internationale de la Femme »), in : « GAZETA KRAKOWSKA », 1950, n° 64, p. 1. 18. « Le 23 février 1950… », in : « L’HUMANITÉ », 27 février 1990, p. 2. 19. « Party leader hails French friends visiting Vietnam » (« Le chef du parti salue les amis français qui visitent le Vietnam »), in : « VIETNAM NEWS », 1er septembre 2004, p. 1 ; « French peace activists who rallied to Uncle Ho’s cause » (« Ces pacifistes français qui ont rallié la cause de l’Oncle Ho »), in : « VIETNAM NEWS », 6 septembre 2004, p. 1. 20. Voir Ruscio A., « L’Affaire Raymonde Dien », in : L’Affaire Henri Martin et la lutte contre la guerre d’Indochine, Ruscio A. (dir.), Le Temps des Cerises, Pantin, 2005. L’auteur de cet article se sert de ce texte dans sa reconstruction des événements de « l’affaire » Raymonde Dien. 21. Les wagons qui transportaient le matériel de guerre étaient tirés par une locomotive électrique. Les reconstructions plastiques de cet événement en Pologne saluent la tradition du XIXe siècle, elles montrent Raymonde Dien barrant le passage à une locomotive à vapeur. 22. Des articles informèrent le lecteur polonais des modifications mentionnées. Voir notamment l’article « Reakcyjna większość francuskiego Zgrom[adzenia] Narodowego uchwaliła ustawę represyjną » (« La majorité réactionnaire de l’Ass[emblée] nationale françaisea voté un règlement répressif »), in : « GAZETA KRAKOWSKA », 1950, n° 68, p. 2. 23. En anglais dans le texte (NdT). 24. Płatowicz B., « Rozmowy z pisarzami » (« Conversations avec des écrivains »), in : « ECHO KRAKOWSKIE », 1951, n° 103, p. 4. 25. La forme de la lettre poétique fut également utilisée par d’autres poètes qui s’étaient documenté sur la vie de la Française (Voir Jaworski K. A., « Do Raymonde Dien » [« À Raymonde Dien »], in : « TYDZIEŃ LITERACKI » [Supplément au « SZTANDAR LUDU »], 1950, n° 4, p. 2). Parmi ceux-ci, certains publièrent leur poème au moment où l’affaire trouvait une conclusion et que la jeune femme fut libérée (Voir Słobotnik W., « Do Raymonde Dien » [« À Raymonde Dien »], in : « PANORAMA » [Supplément au « DZIENNIK ŁÓDZKI »], 1952, n° 1, p. 1, ou Safrin H., « Do Raymonde Dien » [« À Raymonde Dien »], in : « EXPRESS ILUSTROWANY », 1953, n° 76, p. 3). L’analyse de ces expressions poétiques mériterait une étude particulière, elle devrait prendre en compte les traductions des œuvres françaises auxquelles le lecteur polonais pouvait avoir accès (Voir Depestre R., « Kartka do Raymonde Dien » [« Une page pour Raymonde Dien », trad. en polonais par J. Lisowski, in : « NOWA KULTURA », 1952, n° 51/52, p. 8, ou Riffaud M., Idem). Le poème le plus important concernant Raymonde Dien (Guillevic E., « Raymonde Dien », in : « L’HUMANITÉ », 4 novembre 1950, p. 2) ne fut pas traduit en polonais. Il faut également ajouter que Henri Martin, le second jeune héros de la « lutte pour la paix » qui fut, lui, condamné à cinq ans de prison, ne trouva pas en Pologne un soutien comparable à la campagne littéraire consacrée à la défense de Raymonde Dien. En 1950, les murs des villes françaises étaient couverts d’affiches appelant à la libération tant de Raymonde Dien (ce qui apporta des résultats en décembre) que de Henri Martin (ce qui ne changea en rien la situation du jeune communiste, qui passa plus de trois ans en prison). Selon les historiens, il s’agissait de deux actions menées en parallèle par les

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communistes. En 1950, Krzysztof Gruszczyński publia Pociąg do Marsylii, une pièce qui racontait le sabotage d’un train transportant des armes. Le machiniste, qui est un des protagonistes principaux, s’appelle André Martin. Je n’exclus pas qu’il s’agisse d’un hasard. Dans cette histoire, comme dans d’autres œuvres reflétant des faits de cette époque, on trouve des éléments tirés d’histoires différentes : dans ce cas, l’affaire se passe dans « une petite ville du sud de la France » (Voir Pociąg do Marsylii. Sztuka w trzech aktach [Le train de Marseille. Pièce en trois actes], Czytelnik, Varsovie, 1952, p. 5). On peut y voir clairement un écho des évènements de Saint- Pierre des Corps. 26. Foolitt H., « Woman and (Cold) War. The Cold War creation of the myth of “La Française résistante” » (La femme et la Guerre [Froide]. Le mythe de la « Française résistante » créé par la Guerre Froide), in : « FRENCH CULTURAL STUDIES », 1997, vol. 8., pp. 41-51. 27. Le 28 avril 1950, Maurice Thorez fêta son cinquantième anniversaire. À cette occasion, le secrétaire général du PCF reçut de nombreux cadeaux, des souvenirs, des dépêches de félicitation et des mots de circonstance. La lettre que Raymonde Dien lui écrivit de prison, et dans laquelle elle s’engageait à poursuivre son combat pour la paix, entre dans le contexte de cet anniversaire. En Pologne, le jubilé de Thorez fut entre autres marqué par la publication de son autobiographie intitulée Syn Ludu (Le Fils du peuple, 1937). 28. Durand P., « Raymonde Dien condamnée à un an de prison », in : « L’HUMANITÉ », 2 juin 1952, p. 2. 29. 29 Szymborska W., « Cień » (L’Ombre), in : Sól (Le Sel), Państwowy Instytut Wydawniczy, Varsovie, 1962.

INDEX

Index géographique : Pologne oeuvrecitee Szymborska W. : « Tarcza » (in Dlaczego żyjemy) Mots-clés : littérature polonaise, réalisme socialiste, Raymonde Dien Index chronologique : communisme, XXe siècle

AUTEURS

WOJCIECH TOMASIK Professeur à l’Université de Bydgoszcz

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« Anita ! Adorada ! » Femmes fatales et étrangères dans la poésie de Konstantin Baľmont

Eric Metz

1 Dans la littérature symboliste internationale, l’image de la femme s’avère être un élément important du renouveau esthétique et philosophique de la fin de siècle. Tout en continuant, dans la lignée des romantiques, à explorer les liens entre l’érotisme et la mort, le symbolisme est plus radical, mais aussi plus paroxystique, dans sa vision masculine de l’amour entre homme et femme1. L’œuvre poétique de Konstantin Baľmont (1867‑1942), l’un des fondateurs du mouvement symboliste en Russie, ne se limite pas à cet aspect typiquement « décadent » de la thématique érotique. Premièrement, la pulsion de mort et le vitalisme alternent et se soutiennent réciproquement dans ses poèmes. Deuxièmement, son œuvre est déterminée par l’idéal dandy du raffinement esthétique, dans lequel le momentané dans l’amour acquiert une place particulière. Troisièmement, l’intérêt poétique de Baľmont pour « l’éternel féminin » s’accompagne souvent de la xénophilie appliquée à la thématique amoureuse : la femme étrangère devient l’hypostase idéale de l’âme nationale d’un peuple.

2 À un certain degré, les caractéristiques mentionnées ci-dessus reflètent la biographie du poète, mais elles semblent, en outre, être projetées dans cette biographie, selon la stratégie moderniste du žiznetvorčestvo (la » création » de la vie par l’art). Baľmont était connu pour ses nombreuses liaisons amoureuses, souvent simultanées et souvent de courte durée. Comme l’écrit une témoin privilégiée, Ekaterina Andreeva, la deuxième épouse du poète, « ce que Baľmont aimait le plus, c’était la compagnie des femmes. Il aimait les femmes, comme il aimait les fleurs ».2 Dans le présent article, je ne me propose cependant pas de retracer les histoires d’amour réelles ayant inspiré le poète. Je tenterai plutôt d’analyser les images de femme dans l’optique de la poétique symboliste. Le matériel de cette analyse est constitué des poèmes de Baľmont écrits dans les années 1890, dans la phase dite « décadente » du symbolisme russe.

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Visions diaboliques

3 Incarnant une vision du monde disharmonique, le décadentisme est basé sur l’opposition entre le déclin et la renaissance espérée mais irréalisable, ainsi que sur l’incompatibilité fondamentale entre le sujet et l’objet. Le décadentisme est caractérisé par ce que Aage A. Hansen‑Löve a défini comme le « discours diabolique »3 : à l’opposé du symbolisme proprement dit, le diabolisme décadent est un courant antinomique, où le chaos et l’absence (ou l’inefficacité) de la communication sont mis en avant. Ainsi, l’amour entre homme et femme est-il maudit a priori.

4 Dans l’élaboration de leur discours diabolique sur l’amour, les symbolistes russes de la première génération furent fort influencés par la poésie de Charles Baudelaire. Dmitrij Merežkovskij, Fëdor Sologub, Valerij Brjusov, Baľmont ont tous, à un moment ou à un autre, considéré le poète français comme un important modèle de création symboliste4. Baľmont lui-même fut initié à l’œuvre de Baudelaire au début des années 1890 par son ami Aleksandr Urusov, un spécialiste en la matière. Le premier commentaire de Baľmont sur Baudelaire, dans un article sur Sully Prudhomme daté de 1893, traite de l’essence de l’amour chez ces deux poètes. Il confronte la vision pessimiste baudelairienne de l’amour à l’idéalisme humaniste de Sully Prudhomme. Pour ce faire, il cite quelques vers du poème « Femmes damnées »: Maudit soit à jamais le rêveur inutile / Qui voulut le premier, dans sa stupidité, / S’éprenant d’un problème insoluble et stérile, / Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté ! // Celui qui veut unir dans un accord mystique / L’ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour5.

5 En plus de cette vision dualiste du monde, Baľmont développa, dans sa propre poésie, une autre idée baudelairienne : celle de l’Absolu qui repousse autant qu’il attire, qui est à la fois mysterium tremendum et mysterium fascinans6.

6 Cette double qualité de l’Absolu se manifeste, entre autres, dans la figure de la femme fatale, dont on trouve un bel exemple dans le poème « Košmar » (Cauchemar), qui parut en 1894, dans le premier recueil « symboliste » du jeune Baľmont, intitulé Pod severnym nebom (Sous le ciel du Nord, 1894)7. Le sujet lyrique de ce sonnet est inévitablement attiré par le personnage féminin, qui l’horrifiera toutefois après la première strophe. La sensualité de cette femme est évoquée par le motif du parfum pénétrant. Tout comme Baudelaire dans son poème « La chevelure »8, Baľmont utilise ce motif en combinaison avec l’image érotique archaïque de l’alcôve : « Dans une alcôve somptueuse pleine d’arômes, / Elle reposait devant moi » (premier quatrain)9. Or, dans la deuxième strophe, la femme n’est plus montrée comme un être humain, et encore moins comme un être divin, mais comme un animal sauvage, interdisant au sujet lyrique la voie « vers l’azur non-terrestre » : « Ce n’était pas un homme—frère que je vis : / Avec moi était un animal des bois sans âme »10 « L’animalisation » du personnage féminin semble elle aussi être inspirée de Baudelaire, qui dans des poèmes comme « Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle » et « Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne », s’adressait à la femme considérée comme un « vil animal » et une « bête implacable et cruelle »11. Une telle représentation de la femme culmine dans les tercets : De voix muettes invisibles Mon âme se remplit tout d’un coup De par ces lèvres, ces jambes et ces bras.

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Les moments se transformaient en des heures, Et je voyais partout – partout autour – Une serpente aux yeux mi-fermés.12

7 Le motif démoniaque des derniers vers cités est précédé d’un tableau fantasmagorique, commençant par l’étrange tautologie des « voix muettes invisibles ». Il s’agit plus précisément d’une synesthésie négative (combinaison de la vue et de l’ouïe dans leur négation) avec un caractère métonymique : elle se réfère à une source sonore invisible, mais considérée comme présente. Et dans ce cas elle est d’origine transcendantale. L’oxymoron de la « voix muette » n’annule pas seulement l’opposition entre la parole et le silence, elle suggère aussi l’existence d’une voix « transhumaine » et indécodable. Il s’avère toutefois que c’est un corps féminin qui provoque ces voix hallucinantes, « mystère fascinant » dont la description est tout à fait dans la ligne des Pièces condamnées de Baudelaire13. Dans le poème de Baľmont, l’hallucination érotique, accompagnée (au niveau phonétique) par une grande concentration de labiales, surtout des « m» (Nezrimymi nemymi golosami...), mène à l’hypertrophie du temps et de l’image visuelle : pour le sujet lyrique, les moments deviennent des heures et la femme- serpente est omniprésente.

Visions lunaires et solaires

8 Si la représentation diabolique de la femme témoigne d’une vision dionysiaque de l’existence comme chaos, c’est le principe apollinien qui donne le ton de toute une série de poèmes de Baľmont où l’union harmonieuse avec la bien-aimée facilite l’accès à l’Absolu. L’esthétique dominante n’est, alors, pas celle du décadentisme, mais plutôt celle de l’impressionnisme. Ce dernier terme est peu fréquent dans l’historiographie littéraire contemporaine, mais il est employé par Baľmont au même titre que les dénominations « décadentisme » et « symbolisme », bien que pour lui l’impressionnisme renvoie avant tout au côté suggestif du nouveau langage poétique14. Dans sa propre poésie, cette esthétique se manifeste souvent dans les paysages poétiques nocturnes et dans la récurrence d’images telles que les ombres, le crépuscule, les reflets et le clair de lune.

9 Ljubov’ i teni ljubvi (Amour et ombres d’amour) est le titre que donna Baľmont à un cycle de poèmes paru dans un recueil intitulé intitulé V bezbrežnosti (Dans l’infini, 1895), publié peu de temps après Pod severnym nebom mentionné ci-dessus. La sémantique de l’ombre est liée à celle de la lune, c’est un leitmotiv de ce cycle. Le motif de la lune se rencontre dans douze des quarante-deux poèmes contenus dans celui-ci, Baľmont utilisa onze fois le mot féminin « luna », et une fois seulement la variante masculine mesjac. Cette préférence pour le terme féminin s’inscrit dans la perception cosmique de l’éternel féminin15. Les mythologèmes, accompagnant le plus souvent la vision lunaire de l’amour dans ce cycle, sont le rêve et le silence.

10 Pour Baľmont, la lune symbolise l’âme féminine retenue et mystérieuse. Dans son poème « Otčego nas vsegda op’janjaet luna ? » (Pourquoi la lune nous enivre-elle toujours ?), il situe l’attirance du corps céleste dans sa froideur et pâleur16. L’idée est reprise dans la deuxième – et dernière – strophe du poème, où les femmes sont comparées à la lune : Pourquoi parmi les femmes nous sont chères celles Qui sont impassibles dans leur beauté victorieuse ?

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C’est parce que dans leur froideur magique Il y a plus d’extases cachées et de caresses ardentes Que dans la généreuse splendeur du rêve soumis, Que dans les embrassements d’une beauté qui nous est accessible.17

11 On peut constater que dans ces vers, la poétique impressionniste de l’allusion est projetée sur le contenu de l’amour : le charme répandu par les femmes impassibles provient du fait que leur froideur est l’indice (dans le sens sémiotique du terme) d’une réalité « cachée ». Ainsi, les femmes aimées incarnent-elles la poétique symboliste, en laissant entrevoir un monde secret ou absolu qui est immanent, mais à la fois difficile à saisir, dans le monde empirique. Le motif de la « beauté accessible » (dernier vers), avec laquelle la beauté de la femme de type « lunaire » contraste, renvoie à un poème antérieur du cycle Oazis (L’oasis). La bien-aimée, elle aussi comparée à la lune, y est d’abord nommée « déesse inaccessible » (« nedostupnaja boginja »), mais quand l’amour se trouve soudain à portée de main, le mouvement ascendant est arrêté, et le sujet lyrique se montre désespéré : « Tu me paraissais la plus haute limite, / Laquelle on ne peut dépasser. // Et puis… Ô, quelle tourment ! / L’accès à l’inaccessible est trouvé. » 18 L’accessibilité de la femme aimée est donc en conflit avec l’idée de l’infini, avec la bezbrežnosť du titre du recueil.

12 À l’opposé des représentations lunaires, c’est le ton « solaire », et parfois vitaliste, qui domine vers la fin du cycle Ljubov’ i teni ljubvi. L’idée de l’amour retenu n’est certainement pas niée, mais à plusieurs endroits elle est complétée par une approche plus active et sensuelle. Ainsi, dans le poème intitulé « V stydlivosti nemoj esť mnogo krasoty » (Il y a beaucoup de beauté dans la pudeur muette), la beauté de l’amour retenu pâlit devant celle de la « volupté de l’âme amoureuse » (duši vljublennoj sladostrasťja), tout comme la pâle lueur de la lune devient livide devant le « soleil somptueux et triomphant » (pred solncem pyšnym i pobednym)19. La femme aimée est « le soleil dans les ténèbres du temps pluvieux » (solnce vo mrake nenasťja) dans le poème « Tebja ja khoču, moe sčasťe » (C’est toi que je veux, mon bonheur)20.

13 Grâce à l’union amoureuse avec la femme, la transgression des limites de la réalité empirique devient l’idée centrale du poème « Ja ždu » (J’attends) », qui conclut le cycle Ljubov’ i teni ljubvi. De nouveau, le lien (typologique ou génétique) avec la poésie de Baudelaire s’impose, notamment avec « L’invitation au voyage »21 : le sujet lyrique de Baľmont appelle son amour à s’enfuir ensemble dans l’infinité, vers « le palais de la beauté supraterrestre »22. Dans cet endroit utopique s’évanouissent toutes les limites, entre autres celles qui séparent le bien et le mal, ou encore le sujet et l’objet : le « je » se transforme en le « toi » du personnage féminin. La femme aimée devient la force motrice dans le processus de l’esthétisation et de la dématérialisation23.

La xénophilie

14 Les aspects « lunaire » et « solaire » de la femme et, mutatis mutandis, de l’amourchez Baľmont se rencontrent dans le culte de la femme étrangère. On sait que l’intérêt pour les cultures étrangères caractérisait le mouvement symboliste russe dans son ensemble : les symbolistes étaient fascinés par tout ce qui était lointain, que ce soit dans le sens métaphysique, historique ou spatial du terme. Cette prédilection n’était sans doute pas limitée à une sorte d’exotisme néoromantique. Il convient de rappeler ici le caractère synthétique de la poétique symboliste : la recherche de correspondances

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entre les entités hétéroclites se trouve à la base de l’inspiration créatrice de ce mouvement. De plus, l’intérêt des poètes pour les autres peuples et cultures va bien au- delà de la littérature : il implique la possibilité d’une transformation profonde de la vision du monde de toute une société. Dans ce sens, Fëdor Dostoevskij observa, dans son célèbre discours sur Puškin, la destinée de l’homme russe, appelé à « devenir le frère de tous les gens, de devenir un tout-homme » (stať bratom vseh ljudej, vsečelovekom)24.

15 En ce qui concerne la xénophilie de Baľmont, on dispose de plusieurs témoignages, souvent anecdotiques, sur sa volonté de s’accaparer complètement la culture étrangère. Nadežda Tèffi, par exemple, relate l’arrivée du poète à Varsovie, où il fut accueilli à la gare par des étudiants russes. Lorsque ceux-ci s’adressèrent à lui, en russe bien évidemment, Baľmont aurait réagi avec un certain mécontentement : « Nous sommes quand même en Pologne ? Pourquoi ne parlez-vous pas polonais avec moi ? »25 Tèffi commente correctement cet événement : « Pour Baľmont il était évident de se pénétrer en Pologne de tout ce qui était polonais. Au Japon, il se sentait Japonais, au Mexique Mexicain et, bien sûr, à Varsovie il était Polonais »26 Comme l’indique cette épisode, l’amour pour la langue étrangère était pour Baľmont une des constituantes principales de son attitude xénophile. En polyglotte assidu, il ne cessait de découvrir de nouvelles langues. Il traduisait de la plupart des langues germaniques, romanes et slaves, mais également du géorgien.

16 Le deuxième élément constitutif de la xénophilie balmontienne est l’amour de la femme étrangère. Il n’est pas étonnant qu’à cet égard le poète se serve de concepts typiques du XIXe siècle. Dans ses articles et essais sur l’art et la littérature, il employait souvent des termes comme « l’âme », « l’esprit » ou encore le « génie » du peuple. Il est assez clair qu’ici il se situait, comme beaucoup de ses contemporains, dans la tradition des romantiques allemands (surtout de Johann Gottfried von Herder et sa philosophie de la « Volksseele » [l’âme du peuple] et du « Geist des Volkes » [l’esprit du peuple]). L’idée de Baľmont selon laquelle la langue reflète l’âme nationale, remonte précisément à cette même philosophie allemande. On peut observer une autre influence, celle de Hippolyte Taine : Baľmont considérait la « race » et l’espace géographique comme des facteurs importants dans la formation de l’âme nationale (un bel exemple en est son essai Čuvstvo rasy v tvorčestve [Le sentiment de la race dans la création, 1907]).

17 Les représentations de femmes étrangères chez Baľmont peuvent être réparties sur un axe « nord-sud » pouvant servir de paramètre principal d’une « géographie de l’âme nationale ».

18 Par « Nordiques », Baľmont comprenait avant tout les Scan-dinaves, les Lithuaniens et les Anglais. Cependant, ils étaient souvent assimilés à un autre peuple du Nord : les Russes. Les traits qui caractérisent les femmes du Nord chez Baľmont sont les suivants : le vague, la tendresse, la versatilité et l’aspiration de l’infini27. Ce sont les éléments dominants du recueil déjà cité, Pod severnym nebom. L’un des poèmes, dans lesquels alternent paysages scandinaves et russes est consacré à « Une fille norvégienne » (Norvežskoj devuške).

19 La représentation de la beauté de la jeune Norvégienne correspond bien à l’image générale des femmes scandinaves et russes dans la poésie russe romantique, telle que cette image a été reconstruite par Otto Boele28: il s’agit de femmes

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d’apparence angélique qui ont le plus souvent les yeux bleus. Le poème de Baľmont commence ainsi : Tes yeux, bleus et purs Sont l’union de l’azur céleste avec l’éclat versatile d’une vague.29

20 Le motif de la versatilité apparaît de façon iconique dans la structure métrique irrégulière de ce court poème : des vers dactyliques, de respectivement quatre, trois, quatre et de nouveau trois pieds, alternent à chaque fois avec des hexamètres à la rime finale masculine qui peuvent être considérés soit comme des dactyles avec anacrouse, soit comme des amphibraques.

21 En évoquant l’extrême tendresse de la Norvégienne, Bal’mont applique le procédé impressionniste de la dissolution de la matière : Les mèches dorées de tes cheveux Sont plus tendres que la toile d’araignée dans la lumière de la lune du soir.30

22 Dans ces deux vers, le sujet lyrique crée un rapport synthétique entre l’observation tactile (la toile d’araignée) et la vision de la lumière. La Norvégienne est représentée avec des nuances qui doivent faire référence à l’insaisissable et à l’inexprimable. Elle devient elle-même une incarnation de la poétique suggestive des allusions : Tu es toute allusion, toute conte merveilleux, Tu es le reflet d’un éclair, l’écho d’une chanson énigmatique sans paroles.31

23 Le fait que ce poème ne contient aucun verbe contribue à la dématérialisation progressive de la réalité décrite. Les vers finaux semblent résumer le poème, mais ils introduisent aussi une nouvelle information : la jeune Norvégienne angélique révèle un tempérament exubérant : Claire, virginalement pure, Bacchante à l’âme de vestale, fleur sous une couverture de neige.32

24 Notons que la tendresse (nežnosť) est aussi le leitmotiv des poèmes de Bal’mont sur les femmes polonaises. De ce point de vue, les Polonaises dans ses poèmes se rapprochent du type féminin nordique. Cependant, elles ont clairement des traits spécifiques. D’une part, la tendresse est explicitement associée avec l’aristocratisme spirituel de la panna. D’autre part, le motif de la musique nationale, notamment de la mazurka, joue un rôle important dans ces vers33.

25 Tout au contraire de l’âme nordique, les Espagnols, tant les hommes que les femmes, sont caractérisés, aux yeux de Baľmont, par la passion, la cruauté et la ferveur religieuse, mais également par leur « intégrité » (ceľnosť), c’est-à-dire leur capacité héroïque de réunir en leur âme des qualités et des sentiments contradictoires. À partir de 1898, lorsque Baľmont entama la phase vitaliste et dionysiaque de sa carrière poétique, l’âme espagnole devint pour lui un modèle à suivre. Les manifestations de cette attitude hispanophile se retrouvent tant dans ses articles que dans plusieurs de ses poèmes, entre autres dans « Kak ispanec » (Comme un Espagnol, 1899) et, ce qui nous intéressera particulièrement ici, dans « Anita » (1902), un poème sur une belle et ardente Espagnole.

26 La langue espagnole symbolise, dans ce poème, la beauté de la femme adorée, mais aussi le caractère complexe et cruel de l’âme espagnole. Dans un article intitulé « Ispanec – pesnja » (L’Espagnol est une chanson), Baľmont appelait l’espagnol la langue la plus mélodieuse et la plus coloriée de toutes les langues européennes, en raison de cette psychologie duale qu’elle représentait34. L’harmonie des mots que

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prononce Anita est comparée à un feu qui allume le sujet lyrique amoureux. On reconnaît tout de suite quelques motifs du poème « Košmar » : les voix mystérieuses incompréhensibles (dans la première strophe du poème « Anita ») ; l’alcôve, la femme devenue animal, la position de cette dernière « devant » le sujet lyrique dans la seconde (et dernière) strophe, que je cite entièrement : L’alcôve légère et dentellière s’ouvrit, Elle ne se mit pas a me chuchoter : “Laisse… Ne fais pas…” Ce n’était pas à une vierge du Nord, ni à une nymphe glacée Que je répétais patelinement : “Anita ! Adorada !”, Une tigresse avide tremblait devant moi, – Et outre ces yeux, je n’ai besoin de rien.35

27 La passion dévorante ou destructrice était pour Baľmont le trait de caractère principal de la femme espagnole. Au fond, cette conception différait peu du stéréotype de l’Espagnol qui existait déjà, tant dans la culture européenne en général, que dans les représentations rencontrées dans le courant du XIXe siècle, par exemple chez le fameux critique Vissarion Belinskij, qui décrivait l’Espagne comme un pays où « vivre signifie aimer et se battre, et être heureux et grand signifie être aimé et brave »36. Cependant, cette intensité qui caractérise la façon de vivre des Espagnols devient pour Baľmont une qualité explicitement positive, lui permettant de justifier la prise de position au- delà du bien et du mal, dans un monde où l’art s’est libéré de l’éthique. C’est dans ce sens qu’il parlait des passions comme « clé de la beauté », dans l’article introduisant sa traduction de El purgatorio de San Patricio (Le purgatoire de Saint-Patrice) de Calderón de la Barca37. « Si l’amour n’est pas folie, il n’est pas amour », écrivait-il en citant approbativement une autre pièce du dramaturge espagnol, El mayor mònstruo los celos (Le plus grand monstre, la jalousie)38. À ce propos, il liait le beau avec le cruel, tout en reprenant la métaphore du tigre/de la tigresse que l’on a vue dans « Anita » : la notion d’amour comme force irrationnelle était comparée au tigre, « irréprochable » dans sa beauté39.

28 A l’opposé du poème diabolique « Košmar », la femme—animal dans l’alcôve du poème « Anita » n’acquiert donc pas de signification négative. Bien au contraire, c’est la variante « nordique » de l’érotisme qui est présentée maintenant comme négative, à cause de sa stérilité. Tout comme, dans le poème sur la fille norvégienne, l’image méditerranéenne de la bacchante est introduite pour rappeler la passion latente de la femme nordique, le souvenir de la vierge du Nord ressurgit dans la scène avec l’alcôve espagnole, cette fois pour que le modèle espagnol soit consacré.

29 Pour conclure, on peut constater que trois types de femmes se rencontrent dans les poèmes de Baľmont de la fin du siècle. Deux de ces types correspondent à des caractérisations nationales, ainsi qu’à des relations analogues entre le sujet (l’amant) et l’objet (l’aimée). Le premier type, introverti, implique une distance entre la femme et le sujet lyrique. Lié aux images lunaires, il est situé dans le Nord et porte l’empreinte de la poétique de la tendresse (nežnosť). Le deuxième, extraverti, signifie au contraire la réunion des amoureux, soit dans l’esthétisme de l’« invitation au voyage », soit dans l’érotisme franc de l’Espagnole ardente. Les poèmes dédiés à l’une de ces femmes mentionnent souvent l’autre, qui a pour fonction de souligner l’opposition entre l’âme du Sud et l’âme nordique, et entre amour passionné et réticence, mais qui peut aussi se reporter à la coexistence des deux pôles, notamment dans les femmes nordiques/ lunaires. La femme fatale étrangère – surtout espagnole – est à son tour l’antipode positif du troisième type : celui de la femme fatale diabolique, qui n’a pas d’attributs

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géographiques ou nationaux. Dans son cas, la liaison du sujet et de l’objet s’avère être illusoire.

NOTES

1. Voir Praz M., La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle. Le romantisme noir, Gallimard, Paris, 1999, 492 p. 2. Andreeva-Baľmont E. A., Vospominanija (Mémoires), Izdateľstvo imeni Sabašnikovych, Moscou, 1996, p. 342. 3. Hansen-Löve A. A., Der Russische Symbolismus. System und Entfaltung der poetischen Motive. I Band : Diabolischer Symbolismus (Le symbolisme russe. Système et développement du motif poétique. Le symbolisme diabolique), Österreichische Akademie der Wissenschaften, Vienne, 1989, p. 68 et suiv. 4. Voir Wanner A., Baudelaire in Russia (Baudelaire en Russie), UP of Florida, Gainesville, 1996, p. 56 et suiv. 5. Baudelaire Ch., Les Fleurs du Mal, Aux Quais de Paris, Paris, 1963, p. 191. Voir Baľmont K. D., « Sjulli Prudom » (Sully Prudhomme), in : » RUSSKIE VEDOMOSTI », 2 août 1893, p. 2. Baľmont cita le poème de Baudelaire dans sa traduction russe. 6. Voir Grava A., L’aspect métaphysique du mal dans l’œuvre littéraire de Charles Baudelaire et d’Edgar Allan Poe, University of Nebraska Press, Lincoln, 1956, p. 48. 7. Baľmont K. D., Sobranie sočinenij v dvukh tomakh (Œuvres complètes en deux tomes), t. I, Terra, Moscou, p. 39. Les traductions sont de l’auteur de l’article. 8. Poème de la section « Spleen et idéal » du recueil Les fleurs du mal. 9. Baľmont K. D., Sobranie sočinenij..., Op. cit., p. 39. Voir chez Baudelaire : « O boucles ! O parfum chargé de nonchaloir ! / Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure / Des souvenirs dormant dans cette chevelure (…) » (Baudelaire Ch., Op. cit., p. 33). 10. Baľmont K. D., Sobranie sočinenij..., Op. cit., p. 39. 11. Baudelaire Ch., Op. cit., p. 35. Voir Thieux L., « Un bestiaire des Fleurs du Mal », in : » RECHERCHES SUR L’IMAGINAIRE », 1997, 2, pp. 511-527 ; Schneider H., Der frühe Baľmont. Untersuchungen zu seiner Metaphorik (Le jeune Baľmont. Recherches sur ses métaphores), W. Fink, Munich, 1970, p. 147. 12. Baľmont K. D., Sobranie sočinenij..., Op. cit., p. 40. 13. « Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins, / Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne (…) » (tiré du poème « Les bijoux » : Baudelaire Ch., Op. cit., p. 196). En ce qui concerne l’intérêt de Baľmont pour le cycle Pièces condamnées au moment où il écrivait son poème « Košmar », voir ci‑dessus les citations provenant de « Femmes condamnées », poème qui fait partie du cycle mentionné. Il existe une lettre de Baľmont datée du 23 octobre 1894 adressée à Aleksandr Urusov, dans laquelle il écrit plein d’admiration que « [d]eux poèmes des Pièces condamnées sont incomparables dans leur génialité » (Archives de littérature de l’État russe [RGALI], f. 514, op. 1, ed. khr. 88). Il n’est cependant pas clairement mentionné duquel des deux poèmes il s’agit. 14. Cf. les définitions dans son essai Elementarnye slova o simvoličeskoj poezii (Propos élémentaires sur la poésie symboliste), in : Baľmont K. D., Gornye veršiny. Sbornik statej (Les sommets de montagne. Recueil d‘articles), Grif, Moscou, 1904, pp. 77-78 (en particulier).

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15. Hansen-Löve A. A., Op. cit., pp. 223-224. 16. Baľmont K. D., Sobranie sočinenij..., Op. cit., p. 94. 17. Ibid., pp. 94-95. 18. Ibid., p. 83. 19. Ibid., pp. 103-104. 20. Ibid., p. 105. 21. Poème de la section « Spleen et idéal » du recueil Les fleurs du mal. 22. Ibid., p. 107. 23. Voir Althaus-Schönbucher S., Konstantin D. Baľmont. Parallelen zu Afanasij Fet. Symbolismus und Impressionismus (Konstantin D. Baľmont. Parallèles avec Afanasij Fet. Symbolisme et impressionnisme), Lang, Bern/Frankfurt-sur-le-Main, 1975, p. 154. 24. Dostoevskij F. M., Polnoe sobranie sočinenij (Œuvres complètes), XXVI, Nauka, Leningrad (Saint-Pétersbourg), 1984, p. 147. Cursivé par Dostoevskij. 25. Tèffi N. A., « Baľmont », in : Krejd V., Vospominanija o serebrjanom veke (Souvenir du siècle d’argent), Respublika, Moscou, 1993, p. 75. 26. Ibid., p. 76. 27. Pour plus de détails sur le thème scandinave chez Baľmont , voir mon article « Rannij Baľmont i skandinavskaja literatura (1891-1894) » (Le jeune Baľmont et la littérature scandinave), in : » SLAVICA GANDENSIA », 27 (2000) (Liber Amicorum Carolina De Maegd-Soëp), pp. 190-196. 28. Boele O. F., The North in Russian Romantic Literature (Le Nord dans la littérature russe romantique), Rodopi, Amsterdam, 1996, pp. 185-187. 29. Baľmont K. D., Sobranie sočinenij…, Op. cit., p. 21. 30. Idem. 31. Idem. 32. Idem. 33. Voir les poèmes « Nežnee vsego » (Plus tendre que tout, 1900) et « Poľskoj devuske » (À une fille polonaise, 1904). Une discussion plus détaillée de ces poèmes se trouve dans l’article que j’ai coécrit avec Dorota Walczak‑Delanois : « L’élément polonais dans la poésie russe – l’élément russe dans la poésie polonaise », in : » SLAVICA GANDENSIA », 29 (2002), pp. 105-107. 34. Baľmont K. D., « Ispanec – pesnja » (L’Espagnol est une chanson), in : « RUSSKAJA MYSĽ », 1908, n° 12, p. 132. 35. Baľmont K. D., Sobranie sočinenij…, Op. cit., p. 445. 36. Cité d’après Kataeva E.V., « Obraz Ispanii skvoz’ prizmu Rossi » (L’image de l’Espagne à travers le prisme de la Russie), in : » FILOLOGIČESKIE NAUKI », n° 2, 1994, p. 42. 37. Baľmont K.D., « Ot strastej – k sozercaniju (Poèzija Kaľderona) » (Des passions à la contemplation [La poésie de Calderón]), in : Kaľderon, Čistilišče svjatogo Patrikka. Perevod s ispanskogo K.D. Baľmont a. S priloženiem pojasniteľnych statej K.D. Baľmont a i Leo Ruanè (Le purgatoire de Saint-Patrice. Traduction de l’espagnol par K. D. Baľmont et Léo Ruanè), M. i S. Sabašnikovy, Moscou, 1900, p. xxxvi. 38. Ibid. 39. Ibid. Dans un article sur Shota Roustaveli, datant apparemment de la Premère Guerre mondiale, Baľmont comparait la vision de l’amour chez le poète national géorgien avec celle d’une Espagnole célèbre, Sainte Thérèse. Bien que prenant une forme tout à fait différente – celle l’extase mystique – l’amour du personnage féminin est montré sous le même aspect passionné : « L’amour est véritable seulement dans le cas où il est excessif », écrit Baľmont (Cité d’après Andguladze L., Baľmont i Gruzija [Baľmont et la Géorgie], Agraf, Moscou, 2002, p. 177).

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INDEX

Mots-clés : xénophilie, littérature russe Index géographique : Russie Index chronologique : entre-deux-guerres

AUTEURS

ERIC METZ Université de Gand (Belgique), Haute Ecole Artesis (Anvers, Belgique)

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De la princesse de conte de fées à la Reine de Pologne Quelques exemples littéraires de jeux allégoriques

Katia Vandenborre

1 Une étude de la féminité dans les œuvres polonaises apparentées au conte de fées aux XIXe et XXe siècles a mis en évidence la répétition d’un motif : plusieurs textes avaient pour personnage principal une femme qui non seulement jouissait d’un statut princier, mais qui, en plus, incarnait l’héroïne en titre. Pourquoi les auteurs de ces textes ont-ils systématiquement placé au centre de leur œuvre une femme ? Qui plus est, aux attributs similaires. Mettre en scène une princesse dans des œuvres qui se placent dans un rapport intertextuel ou simplement esthétique avec le conte de fées semble tout à fait naturel. Toutefois, cela est-t-il vraiment anodin chez des auteurs polonais ? Sachant que Marie est Reine de Pologne et qu’elle est un personnage national chargé de symboles. En effet, sous l’influence du romantisme national, elle incarne non seulement la patrie, elle-même ayant été sacralisée, divinisée par les romantiques, mais aussi la mère polonaise par excellence. À ce titre, elle est assimilée à la « Matka Polka » (Mère Polonaise), dépeinte par Mickiewicz dans son poème Do matki Polki (À la Polonaise mère, 1830). Les poètes polonais lui ont dédié nombre de leurs vers, lui ont composé des hymnes, lui ont adressé des invocations (Pan Tadeusz, 1834), et ce pas seulement dans le romantisme.

2 Le point de départ de cet article est donc un personnage féminin qui relie en filigrane des œuvres tout à fait indépendantes les unes des autres, et ce sur une période d’un siècle. Ces œuvres partagent toutefois des affinités esthétiques majeures. Elles s’inscrivent toutes dans un cadre similaire qui se caractérise par la création d’un univers propre au conte, un détournement de cette féerie au profit d’une caricature grotesque et une dimension indirectement politique. Le corpus1 choisi comprend six textes polonais écrits entre 1834 et 1935 par des écrivains très différents : la pièce romantique Balladyna (1834) de Juliusz Słowacki, la saynète Odważna księżniczka (La princesse courageuse, 1893) de Stanisław Ignacy Witkiewicz, le roman Ofiara królewny (Le sacrifice de la princesse, 1906) de Jan Lemański,le conte Kolombina zakochana (Colombine amoureuse, 1909) de Juliusz German, le drame symboliste Królewna Orlica

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(La princesse aigle, 1916-1917) de Tadeusz Miciński et la pièce grotesque Iwona, księżniczka Burgunda (Yvonne, princesse de Bourgogne, 1935) de Witold Gombowicz. L’analyse de leur personnage féminin en titre va révéler d’intéressants jeux allégoriques.

De la princesse de conte de fées à la Reine de Pologne : une femme au pouvoir ?

3 Dans le personnage de la princesse se trouvent ici réunies deux sphères symboliques : la mythologie universelle du conte et la mythologie nationale polonaise.

La princesse de conte de fées

4 Les écrivains utilisent le conte comme cadre et jouent avec ses conventions esthétiques : soit en se basant sur un conte populaire précis (Balladyna ; Królewna Orlica), soit en se servant de sa rhétorique stéréotypée (Ofiara królewny), soit par simples allusions (Kolombina zakochana), soit en se basant sur le schématisme de son action et son absence de psychologie (Odważna księżniczka). Ces décors appro-ximatifs de conte de fées ne sont cependant pas innocents. Le propre du conte est d’inviter à la projection, et ce en raison de son potentiel métaphorique et sa proximité des mythes. Le lecteur adulte est naturellement enclin à chercher un message dans le conte, à y projeter sa propre réalité :

5 Paradoxalement, la distance du cadre traditionnel des contes (le palais, la forêt, le lointain royaume sans nom, le caractère anonyme et l’absence de particularité chez les personnages, que ce soit le roi, la reine ou la princesse prénommée Belle ou la fée aux cheveux d’or), tout ce qui n’est accessible à personne dans le milieu social et historique des conteurs ou de leur public, tout cela donne à ces histoires la capacité d’être aux prises avec la réalité. Comme le pensait Wallace Stevens, cela nous aide à voir le véritable monde (...).2

6 En se basant sur l’esthétique du conte de fées, les écrivains jouent avec ce potentiel afin d’amener leur public vers une lecture active et interprétative.

7 Pour ce faire, tous, à l’exception de German, placent leur action dans un décor de cour, dont font partie les princesses. De prime abord, elles sont des princesses typiques de conte de fées. Cela implique qu’elles sont des figures archétypiques qui n’ont rien à voir avec des êtres ordinaires3. En effet, dans les contes, « les personnages sont peu définis et schématiques ; ils correspondent à ce que Lévy-Bruhl appelait des "représentations collectives". »4 Ce schématisme se retrouve dans la conception morphologique de Vladimir Propp : d’après lui, chaque personnage exerce une fonction précise et c’est cette fonction qui le définit. Diverses interprétations existent quant à la signification des personnages de contes, et ce parce que leur contenu n’est pas défini.

8 Cependant, dans les six textes sélectionnés, les écrivains détournent les contes, écartant de ce fait les princesses de la tradition : ils leur donnent ainsi un contenu qui n’a plus rien à voir avec le conte. C’est justement au niveau du contenu qu’ils vont plus ou moins lier la princesse avec la madone.

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Marie, Reine de Pologne

9 La popularité du culte marial, l’adoration qui lui est vouée en Pologne depuis des siècles témoignent de l’importance de Marie, Reine de Pologne, dans l’imaginaire collectif national. En cela, son image possède un immense pouvoir évocateur.

10 En Pologne, Marie a le statut de reine5 depuis déjà plus de trois siècles. En 1655, l’invasion de la Pologne par les Suédois protestants fut « miraculeusement » arrêtée à Częstochowa, au sanctuaire de Jasna Góra, centre du culte marial en Pologne depuis le XIVe siècle. Cet événement éleva Marie au rang de symbole 6. Le 1er avril 1656, Jan Kazimierz II Waza fit de la madone la patronne et la Reine de Pologne7. Ce couronnement « exerça une influence décisive sur le caractère du catholicisme polonais et sur la religiosité polonaise »8. Il marquait aussi le lien indéfectible entre l’Église catholique et l’État, soulignant une fois de plus « l’absolutisme confessionnel »9 qui s’était imposé alors dans le contexte de Contre-réforme. De la même manière que Marie a fait l’objet de propagande lors des luttes entre le pape de Rome et l’empereur byzantin10, Marie a souvent été l’instrument de propagande de l’Église en Pologne, reprenant du terrain dès que le pouvoir politique était affaibli. Pascal Hachet remarque qu’en Pologne « quand le pays est fort (et la menace faible), le culte de Marie s’estompe ; quand la menace est forte, le culte de Marie resurgit »11.

11 Car Marie protège la Pologne. Le 21 octobre 1980, marquant son soutien aux ouvriers de Gdańsk, Jean-Paul II disait Marie « vouée à la défense de notre Peuple »12. C’est en tant que mère qu’elle remplit cette fonction. En effet, pour les Polonais, elle incarne avant tout une mère. (…) la Madone de Częstochowa a fini par devenir dans la mythologie nationale la figure par excellence de la mère polonaise pieuse et protectrice, souffrante pour le sort fait à son fils. Une sorte de mère absolue. Si la Pologne est le Christ des nations, alors Marie est sa mère.13

12 Cette perception de la madone la rapproche de l’archétype de la Grande Mère, tel que l’a défini Carl Gustav Jung14. Avant tout liée à la maternité, la fertilité, la génération, la Grande Mère est symbolisée par les plantes, les animaux, l’eau, le feu, etc. Elle est la Terre Mère, de laquelle naît toute vie15. Par analogie, cette assimilation entre la Mère et la Terre peut être faite entre Marie et la Terre polonaise. De la mère de la patrie à la mère patrie, il n’y a donc qu’un pas…

Une femme au pouvoir ?

13 En plus d’être toutes les deux issues de l’archétype de la Grande Mère, la princesse de conte de fées et Marie en tant que reine ont des points communs qui facilitent la superposition de leurs deux images : elles ne représentent pas une femme réelle et ne possèdent, de fait, aucun pouvoir politique.

14 L’Église catholique a présenté l’idéal inaccessible de Marie comme l’exemple pour toutes les femmes. Dans La dignité de la femme, livre prêchant le conformisme féminin, le cardinal Wyszyński affirme : « Le chemin de chaque femme est celui de Marie (…) Elle est la "Femme Éternelle" »16. La critique féministe s’insurge : pour Marina Warner, « la Vierge Marie n’est pas l’archétype inné de la nature féminine (…) »17. De la même manière, en étudiant l’image de la femme dans les contes de fées, Marie-Louise von Franz doute quant au fait qu’elle représente la condition de la femme :

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Le personnage féminin d’un conte représente-t-il la femme, sa situation et sa psychologie ? En effet, qu’une figure féminine joue le rôle central dans un récit ne signifie pas pour autant que celui-ci traite de la femme et des problèmes féminins tels que les femmes les ressentent (…).18

15 Marie-Louise von Franz décrit le statut de la femme dans les contes comme incertain, ce qu’elle explique par l’absence d’archétype de la femme dans la tradition chrétienne19 : alors que du côté masculin Dieu s’est incarné dans le Christ, du côté féminin la déesse- mère n’a connu aucune humanisation, entraînant une non-reconnaissance de l’image de la femme20. L’abstraction de la femme ainsi qu’une féminité archétypale chez la princesse de conte de fées et chez Marie sont des atouts certains pour la représentation de concepts, indépendants de la condition féminine. Les présents écrivains vont se servir de cela : ils vident leur personnage de toute féminité réaliste, voire de toute présence « physique », suggérant ainsi qu’ils ne parlent pas littéralement de femmes.

16 L’image de la femme dans le conte et celle de Marie sont sous l’influence directe de la tradition chrétienne, dont le propre est d’être patriarcale. Elle ne reconnaît aucun pouvoir à la femme. La Trinité ne comprend aucune figure féminine et le couronnement de Marie ne lui en confère, en vérité, aucun pouvoir politique. De la même manière, la reine dans les contes ne jouit généralement d’aucune autorité. Toutefois, le patriarcat s’est construit sur des restes de la société matriarcale, ce dont témoignent certains détails. Pour Warner, « il n’existe pas d’image plus matriarcale que celle de la mère de Dieu qui conçoit son enfant sans intervention masculine »21. Malgré sa "patriarcalisation"22, Mireille Piarotas décèle aussi dans les contes des traces de matriarcat et de matrilinéarité23. Au sujet du rapport de la femme au pouvoir, Piarotas distingue deux groupes de contes : les contes français et allemands d’une part, les contes russes d’autre part. Dans le premier groupe, la femme sert de « courroie de transmission » pour la souveraineté masculine, entre son père et le héros qu’elle épouse, mais elle ne détient en soi aucune puissance24 ; dans les contes russes, par contre, la femme peut régner25 (les contes polonais sont plus proches du premier groupe). Tout en reconnaissant que la reine dans les contes n’exerce aucune autorité politique, Mireille Piarotas voit le pouvoir de la femme sous une autre forme26. D’après elle, celui-ci réside dans le fait qu’elle domine les êtres vivants, que ce soit de la faune ou de la flore, sans les soumettre27.

17 Ainsi, que ce soit dans la tradition chrétienne ou dans les contes, le statut de reine fait référence non pas à un pouvoir politique, mais aux pouvoirs innés que possède la femme sur la nature, qui se traduisent par la maternité. Princesse de conte de fées ou Reine de Pologne28, elles ne sont pas des revendications de pouvoir politique pour les femmes. Elles sont des représentations de l’archétype de la Grande Mère. Telle est leur signification fondamentale. En revanche, leur image peut être utilisée à d’autres fins…

Analyse interprétative du personnage féminin

La princesse aigle

18 La princesse aigle, c’est en fait Lena déguisée en aigle, le symbole de la Pologne. L’identité de Lena est tout à fait indéfinie : elle n’existe qu’en tant que personnage de la princesse aigle dans le spectacle de la Nativité. Elle y incarne littéralement la princesse de Pologne29. Autrement dit, elle symbolise la Pologne tout entière. Citant Czesław Latawiec, Teresa Wróblewska décrit la princesse aigle comme « le symbole de

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l’éternellement jeune, ardente, nouvelle, naissante Pologne »30. Anna Czabanowska- Wróbel le confirme : « Lena est véritablement la Pologne emprisonnée par le Roi des Serpents »31. Basé sur le conte du Roi des Serpents32, le spectacle présenté à la cour du roi est une représentation symbolique de la Pologne sous le joug allemand. La princesse de Pologne choisit de se sacrifier au Serpent à la place des milliers de jeunes hommes et femmes qui lui sont destinés. Ayant saisi les allusions à la réalité politique, Le major von Henne arrête Lena : l’emprisonnement de la Pologne colle avec la réalité. Bien qu’il soit difficile d’en évaluer la teneur ou le message caché puisqu’une grande partie de l’œuvre de Miciński a été perdue33, on peut parler d’une allégorie de la Pologne.

19 Toutefois, cette allégorie passe-t-elle par Marie ? Wróblewksa identifie la princesse aigle à Perłowic34, le jeune montagnard né d’une perle merveilleuse qui libère les habitants du joug du Roi des Serpents qui régnait dans les Tatras. « Elle est liée à Perłowic par sa conscience et son empressement à donner sa vie pour le bien de la communauté. Mais le sacrifice de la princesse a un caractère unanimement patriotique, elle se sacrifie pour le peuple. »35 Ce dévouement pour son peuple rappelle celui d’une mère qui protège son enfant et, par là, celui de Marie. Étant donné l’inclination de Miciński à continuellement jouer sur les symboles, sa volonté de féminiser Perłowic et de lui donner des traits de princesse n’est certainement pas indifférente au personnage de Marie, Reine de Pologne.

Le sacrifice de la princesse

20 Le concept de sacrifice semble relier les œuvres de Lemański et de Miciński. Selon Mirosław Puchalski36, le roman met en scène deux sacrifices. D’une part, le départ de la princesse à la recherche de l’amour constitue un premier sacrifice. D’autre part, fou amoureux, le prince se lance à son tour à sa poursuite, mais le vizir le réprime dans ses envies, l’encourage plutôt à chercher la princesse idéelle, et non pas la réelle : il faut abandonner la princesse et, par là, la sacrifier. Contrairement à Miciński, il ne semble pas s’agir de sacrifice d’ordre patriotique. Les apparences sont néanmoins trompeuses.

21 Un passage du discours du vizir philosophe semble déterminant pour l’interprétation symbolique du roman. Pour le vizir, la princesse est portée vers la vie spirituelle. Elle est faite pour s’élever vers le concept du beau. Pour cela, « il faut qu’elle possède la conscience, c’est-à-dire qu’elle se possède elle-même. Et c’est pourquoi elle doit réfréner ses désirs, ses plaisirs, elle doit renoncer à ses péchés, et tout est péché, tout ce qui la lie à ce qui l’entoure. La volonté de soi, le désir de soi signifie l’envie de trouver son expression de pensée comme âme »37. Et si le prince se purifie lui aussi, selon le vizir, il sera alors en mesure « de créer ces belles formes de princesses par la pensée seule… tout cela est possible avec l’aide d’une idée consciente du beau »38. Il poursuit : « Car maintenant, s’agissant de la princesse, son beau corps ne lui appartient qu’en apparence, mais il n’est en vérité pas sien, car elle ne le possède pas. Son corps est dominé par des vétilles, des princes, des Ćwieczki, des Gwoździki39… »40 En d’autres termes, la princesse ne se possède pas, elle est sous domination, elle doit se détacher de la réalité concrète et aspirer au beau pour pouvoir exister. L’analogie avec la Pologne paraît évidente. La Pologne doit se trouver elle-même. Les princes, qui la considèrent à tort sans défaut (pour le prince, la princesse incarne l’idéal absolu : elle est pour lui « son âme, elle est pensée, beauté, vie et monde »41), ne doivent pas chercher à tout prix à avoir le pouvoir sur elle. Écrivant ces mots alors que la Pologne n’était pas

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indépendante, Lemański semble prôner une quête de valeurs plutôt qu’une quête de pouvoir.

22 Le voyage du prince ne se termine pas par des retrouvailles avec la princesse. Le roman se conclut par un tableau fait de mer, de soleil, d’âme et de liberté : Devant eux, s’étendait la MER, ondulant de son sein de vierge vers le ciel. Des guirlandes de mouettes volaient au-dessus de la mer, criant de joie que le SOLEIL les entoure de ses cheveux. Sur les coteaux, des oliviers, dans leur ivresse, murmuraient de leurs feuilles comme des ÂMES. Et par-delà les mers, par-delà les mouettes et par-delà les arbres, d’un pur souffle azuré respirait la LIBERTÉ.42

23 La quête de la princesse a abouti : elle s’est trouvée. Elle est retournée à la nature, à son essence même. Lemański se sert ici de l’image de la Terre Mère, qu’il allie à la symbolique de la madone : la nature est associée à la mère, les seins de la mère à la vierge et l’idée de liberté fait référence à la souveraineté, donc à la reine. La mère, la vierge et la reine sont réunies.

Balladyna

24 Les différentes attributions de Marie figurent aussi dans la pièce romantique de Słowacki, mais de façon désunie. Nous pouvons reconnaître en Alina la vierge (pour Fryderyk Henryk Lewestan, Alina est « le prototype le plus heureux de notre vierge »43), en la veuve la mère et en Balladyna la reine. Słowacki joue ainsi dans l’ensemble de la pièce avec la symbolique nationale, qu’il morcelle pour « embrasser l’intégralité de la vie nationale »44 et faire de l’œuvre « une métaphore générale du XIXe siècle politique polonais »45. Aleksander Jabłonowski est celui qui a vu dans Balladyna l’allégorie nationale la plus développée. Il y a vu une allégorie non pas exacte, mais libre, rendant l’interprétation plus complexe : « presque chaque détail constitue une partie limitée obligatoire d’un tout »46.

25 Au début de la pièce, dont le décor est planté dans la Pologne mythique, Balladyna est identifiée à la méchante sœur de conte de fées : elle tue sa sœur Alina lors de la cueillette de framboises pour pouvoir épouser Kirkor et ainsi assurer son ascension sociale. Après quoi, elle verse dans une spirale meurtrière qui l’amène à éliminer tous ceux qui lui font obstacle. Finalement, elle est couronnée « femme roi »47. Tant dans son titre que dans ses comportements, sa soif de pouvoir, Słowacki masculinise Balladyna, l’éloignant ainsi non seulement de la princesse de contes de fées, mais aussi de la madone. Contrairement à elles, Balladyna aspire d’ailleurs à un véritable pouvoir politique sur la Pologne. Toutefois, le titre de roi attribué à une femme ne manque pas d’évoquer Jadwiga (1374-1399) : couronnée roi48 à l’âge de 10 ans, elle épousa le grand- duc de Lituanie Władysław II Jagiełło qui, en échange, se fit baptiser et entreprit la christianisation de la Lituanie49. Jadwiga fait ainsi figure d’évangélisatrice. Canonisée par Jean-Paul II en 1987, elle est aujourd’hui considérée comme une sainte et, en raison de sa foi, sa pureté (pourtant mise en doute par les historiens) et son jeune âge, est souvent assimilée à la Vierge Marie. Par ailleurs, des traits physiques de la madone et de la princesse de conte de fées se retrouvent dans Balladyna : tout comme Alina, elle a leur blancheur de peau (Balladyna se fait appelée « Bladyno » [dérivé de « pâle »] par sa mère50) et leurs cheveux dorés (Kirkor les compare à « des petits anges dorés à l’aube » 51). Cependant, Balladyna, elle, porte l’empreinte du sang, qui s’imprime sur son front52. Słowacki semble ici jouer avec les couleurs de la Pologne : il associe le blanc de la pureté à celui de la pâleur et le rouge au sang. Non seulement Marie est morcelée en

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trois, à l’image des territoires annexés de la Pologne, mais, en plus, la part de Marie qui aspire à la reconquête du pouvoir s’est salie les mains. La souveraineté illégitime de Balladyna l’amène finalement à se juger elle-même pour ses actes, en conséquence de quoi elle est punie par Dieu qui la fait disparaître, en lui jetant sa foudre.

26 Słowacki détourne les symboliques, les traditions, brouille les pistes, éveillant ainsi de multiples associations et interprétations. Balladyna ne s’inscrit pas dans la simple logique interprétative de la reine qui représente la Pologne, mais elle représente un de ses visages.

La princesse courageuse

27 De par son caractère violent, la princesse de Witkacy est proche de Balladyna. Elle lâche le carlin sur le voleur, qui a eu l’envie de dépouiller le roi, et tire sur le bourreau pour sauver son père, le roi. Le juge avait en effet condamné le roi à la pendaison pour n’avoir pas respecté le droit, en ayant donné l’ordre de tuer le voleur et le faux mendiant. Seul le juge agit normalement, les autres personnages, dont la princesse, sont assez étranges53.

28 Le jeune Witkacy dédie cette œuvre à sa mère et donne pour prénom à l’héroïne en titre celui de Marie. Par son action, la princesse apparaît du côté du pouvoir, prête à tout pour le défendre. Witkiewicz ne mentionne rien d’autre à son sujet, mais a priori il est légitime de supposer qu’il joue avec la symbolique mariale et avec le rôle qu’elle joue en Pologne. Néanmoins, elle ne semble pas faire figure d’allégorie de la Pologne.

29 Par contre, la symbolique mariale aura une influence certaine sur l’image de la femme dans les œuvres plus tardives de Witkacy. En effet, à côté de la femme démoniaque, Witkacy représente souvent une jeune fille innocente et douce, telle que Zofia Osłabędzka dans L’adieu à l’automne.

Yvonne, princesse de Bourgogne

30 Yvonne est un vulgaire laideron qui reste inexorablement silencieux et apathique. D’origine roturière, elle se retrouve à la cour, où son apparence offense et dégoûte, à tel point que le Prince Philippe décide de l’épouser. Yvonne est loin d’incarner une femme réaliste. Monika Żółkoś avait remarqué que « dans le cas d’Yvonne, les définitions formulées par les courtisans et leurs comportements pendent dans le vide, ils ne définissent pas la condition de la jeune fille qui constitue un "système fermé" »54. Yvonne n’est pas une femme. Elle est un concept.

31 Dans cette pièce, Gombrowicz s’inspire de façon évidente des symboles chrétiens. Le silence d’Yvonne fait directement référence à la tradition chrétienne, qui proclame la vertu du silence, de l’obéissance et de la discrétion pour les femmes, comme il est affirmé dans la première épître de saint Paul à Timothée55. Ce silence, Yvonne le rompt à un moment significatif. Philippe lui demande : « Crois-tu en Dieu ? Pries-tu ? Crois-tu que le Christ est mort pour toi sur la croix ? »56. Elle répond : « oui ». La seule réaction émotive d’Yvonne semble, elle aussi, significative. Content d’être débarrassé d’Yvonne, maintenant aimée par Innocent, Philippe bénit leur amour. Sur ce, elle se met à pleurer : « Elle pleure ? C’est de bonheur »57. Les larmes constituent l’attribut de Marie en tant que Mater dolorosa. Or, « c’est sous l’aspect de Mater dolorosa que Marie s’identifie le mieux avec les déesses de la fertilité du monde antique »58. Enfin, cette

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image de mère est complétée par celle de reine : « Si moi je suis prince, elle c’est une reine. Une reine orgueilleuse, une reine offensée… »59 À travers Yvonne s’esquisse donc une caricature de Marie, symbole de Pologne.

32 Certains détails laissent penser que Gombrowicz fait allusion à la Pologne. Pour décrire son apathie, Gombrowicz reprend l’image du sang. Yvonne a « le sang paresseux » : « D’après les médecins, il suffirait qu’elle devienne un peu plus vivante, un peu plus gaie, son sang circulerait plus vite, elle deviendrait plus vivante. Ça alors, c’est un cas, un vrai cercle vicieux. »60 Pour Philippe, elle croit en Dieu parce qu’elle est infirme et son organisme est tellement ankylosé qu’il ne peut plus absorber de médicaments : Cyrille y voit une punition pour ses péchés61. D’autre part, personnage dérangeant, elle rappelle au roi et à la reine certains de leurs « péchés »62, ce qui va les motiver à la tuer. Enfin, c’est sans doute sa mort, voulue par tous, qui est la plus chargée de symboles. À peine couronnée princesse de Bourgogne, elle s’étrangle avec une arête de perche. Or le poisson a été le symbole du Christ63. Elle pense donc que le Christ est mort pour elle et elle meurt par lui, comme la Pologne catholique. Ce meurtre « par en haut » ferait-il allusion à une Pologne tuée par ses pays voisins, auxquels elle rappelait des « péchés » dérangeants ? Toutefois, le fait qu’elle meurt ainsi sans l’intervention directe d’une main extérieure n’évoquerait-il pas la mort de la Pologne de l’intérieur, par son propre peuple très religieux, représenté par le Christ ? Gombrowicz dépeint donc l’histoire de son pays avec une ironie non masquée.

Colombine amoureuse

33 « Je rêvais autrefois d’un pays où vivaient des femmes calmes, douces et fières, qui savaient qu’elles n’étaient faites que pour l’amour. Et je rêvais qu’il s’agissait des Polonaises. Je crois que ceux qui tuent dans nos femmes l’aptitude à aimer et ne leur reconnaissent que le droit de se salir, sont maudits et méritent une mort destructrice. Rendez-moi mon pays ensoleillé et restituez-le-moi tel qu’il était quand vous l’avez pris ! »64. Ces paroles, prononcées à la fin du récit par un Pierrot, sont des paroles clés. Elles font ouvertement allusion à la perte de la Pologne et la mettent en parallèle avec les femmes : le destin des femmes est celui de la Pologne. Notons que ces femmes idéales sont calquées sur le modèle chrétien : douces et calmes.

34 Colombine est un échantillon de ces femmes qui ont subi cette chute. « Il y a un siècle, elle était certainement une grande dame à la cour d’un roi, le roi Staś ? Et aujourd’hui, elle est sans doute une danseuse au Variété. Car les temps vont de mal en pis. »65

35 Le portrait de Colombine est très complexe. « Colombine, femme pour tous, dans laquelle vous aimez votre propre désir, et surtout celui des autres, élégante femme rire, danseuse de "la joie de la vie", qui vous enivre par la poésie des batistes et des dentelles ainsi que par sa beauté diabolique d’enfant, œuvre magistrale du sage Lucifer. »66 Réunissant en elle diabolisme et pureté, elle incarne un absolu : « Elle, votre seule nostalgie, votre pensée la plus secrète sortie du berceau de l’âme. (…) Elle, immortelle. »67 Elle représente la femme éternelle au statut royal. En effet, son bien- aimé la décrit ainsi : « tes lèvres au miracle de princesse au bois dormant sont un conte »68. Il la qualifie aussi de cadeau « royal » de sa vie69. Aussi ses couleurs rappellent celles de la Pologne : elle a des cheveux dorés, des lèvres rouges et porte des habits pourpres et blancs. Enfin, avant de mourir, son amoureux lui murmure : « Qui es-tu, originale ? Je ne te connais pas. »70 Mystère insaisissable, Colombine se comporte

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comme une femme égarée. À travers Colombine, German dépeint une Pologne abandonnée, méprisée et appelle à la restauration de son pays dans la dignité.

Jeux allégoriques

36 Michał Bałucki71 parlait de cette tendance exagérée au XIX e siècle à voir systématiquement dans tout une allégorie, et ce sous l’influence de la censure et de la nécessité de cacher les idées polémiques : « Dans chaque héroïne du poème on devinait la Pologne, dans chaque tyran un ennemi et on attribuait au poète des idées qu’il n’avait pas. C’est ce qui se passa ici : on voulait absolument faire de Balladyna une allégorie alors que Słowacki voulait juste représenter notre sombre passé. »72 Si Bałucki prévient les excès d’interprétation, il ne pouvait par contre pas nier que, dans sa représentation du passé de la Pologne, Słowacki jouait avec la symbolique nationale et, par là, avec l’allégorie. C’est sur ce jeu avec l’allégorie qu’il faut ici mettre l’accent.

37 Les six écrivains jouent avec l’imaginaire collectif, avec les symboles nationaux, religieux et avec l’inclination du lecteur à sur-interpréter le conte. On peut parler de jeux allégoriques. Pour Jerzy Jarzębski, le jeu littéraire fonctionne comme suit : Cherchant soit à divertir le lecteur soit à lui communiquer d’importantes vérités, l’auteur y met en scène, dans un univers artificiel, une série d’activités artificielles qui s’incarnent dans différents rôles et invitent le lecteur à collaborer. C’est dans des masques et des costumes que l’écrivain et le lecteur réalisent les buts de l’œuvre, qui leur sont imposés par la convention. De cette manière, ils se divertissent en quelque sorte au-delà de ces conventions ou s’entendent sur des choses sérieuses.73

38 Dans les textes étudiés, c’est le conte qui marque l’entrée de jeu sur le terrain allégorique. En puisant dans différentes strates symboliques qui se répondent entre elles, les auteurs créent un labyrinthe d’allégories. Chaque figure est allégorie de quelque chose qui est l’allégorie d’autre chose.

39 Joëlle Gardes Tamine décrit l’allégorie comme mettant en scène « un phore concret qui sert à illustrer un thème abstrait, en particulier quand elle consiste en une personnification »74. Si cette définition générale se prête au phénomène décrit dans le présent article, son mode d’application pose problème : « Lorsqu’on décode une allégorie, chacun de ses termes peut être mis en correspondance avec les termes de la série du sens spirituel »75. De plus, « l’allégorie exclut toute forme de contact entre le thème et le phore »76. Or, en activant les sphères symboliques du conte, du christianisme et de la mythologie nationale, les auteurs misent sur l’interpénétration des images et des concepts, qui sont ici tous liés à l’archétype de la Grande Mère. L’originalité de ces textes tient justement au fait qu’ils mettent en place des jeux allégoriques, basés sur la structuration des symboles en allégorie (étant donné qu’à la différence de l’allégorie, le symbole est structuré en lui-même et n’impose pas sa structure au texte77), créant ainsi plusieurs étages d’interprétation : la femme – la princesse – la reine – Marie – la Pologne. Le lien entre la femme et le concept de Pologne est la reine. En réunissant en son sein la femme et le pouvoir, la reine fait référence aux pouvoirs de la nature et fait ainsi appel à un pouvoir légitime, à un retour à l’essentiel, aux valeurs fondamentales.

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Conclusion

40 Les interprétations proposées ne prétendent pas être absolues. Elles constituent une tentative d’illustrer le détournement de la symbolique de Marie, Reine de Pologne, par des jeux allégoriques. L’originalité des six œuvres analysées tient à l’utilisation de l’univers du conte, dont l’apport est double : d’une part, il permet de superposer l’image de la princesse avec celle de Marie en tant que reine et, d’autre part, de par son caractère ludique et son pouvoir métaphorique, il invite à ce jeu allégorique, à ce cache-cache d’idées, de critiques, de revendications concernant la Pologne.

41 La femme comme allégorie nationale, en relation avec la Grande Mère, n’est pas propre à la Pologne : citons entre autres Britannia, Marianne, Italia, Germania, Helvetia, etc.

42 En revanche, la particularité de la Pologne tient au fait que cette femme est avant tout une figure du christianisme, qui a également servi à propager un modèle conformiste de la femme, celui de « Matka Polka ». Aujourd’hui, c’est au tour des féministes polonaises de s’emparer de ce personnage pour exprimer leurs revendications dans une société catholique conservatrice. Dans leur revue « ZADRA », pilier des « gender studies » en Pologne, elles ont ainsi imaginé avec humour le personnage de « Matka Bolka »78 (« La Mère souffrance », avec un petit clin d’œil à Bolek, l’acolyte de Lolek dans les célèbres dessins animés). Les féministes attaquent de plein front le mythe romantique de « Matka Polka », vers de Mickiewicz à l’appui79.

43 Ainsi, alors qu’elle était à la base vide de tout pouvoir politique et de féminité, la madone est devenue le porte-drapeau tant de l’un que de l’autre. Toutefois, sa symbolique n’est-elle pas elle-même avant tout le symbole de la puissance de l’Église catholique en Pologne ?

NOTES

1. Les citations dont le traducteur n’est pas mentionné ont été traduites par l’auteur de l’article. 2. Warner M., From the Beast to the Blonde : on Fairy Tales and their Tellers (De la bête à la blonde : à propos des contes de fées et de leur conteurs), Chatto and Windus, Londres, 1994, p. XVI. 3. von Franz M.-L., La femme dans les contes de fées (trad. de Francine Saint René Taillandier, Albin Michel, Paris, (1972) 1993, p. 15. 4. Ibid., p. 18. 5. C’est l’Assomption, c’est-à-dire l’élévation de Marie en son âme et corps au ciel, qui fait d’elle officiellement une reine. Le dogme de l’Assomption a été proclamé en 1950 par Pie XII. (Mazenod L., Schoeller Gh., Dictionnaire des femmes célèbres de tous les temps et de tous les pays, Robert Laffont, Paris, 1992, p. 557). 6. Müller W., Trudne stulecie (1648-1750) (Un siècle difficile [1648-1750]), in : Chrześciaństwo w Polsce. Zarys przemian 966-1945 (Le christianisme en Pologne. Ébauche des changements 966-1945), Kłoczowski J. (dir.), Wydawnictwo Towarzystwa Naukowego Katolickiego Uniwersytetu Lubelskiego, Lublin, 1980, p. 169.

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7. Częstochowa. Dzieje miasta i klasztoru jasnogórskiego. Okres staropolski (Częstochowa. Histoire de la ville et du couvent de Jasna Góra. Époque de vieille Pologne), t. 1, Kiryk F. (dir.), Urząd Miasta Częstochowy, Częstochowa, 2002, p. 334. 8. Müller W., Op. cit., p. 170. 9. Kłoczowski J., Dzieje chrześcijaństwa polskiego (Histoire du christianisme polonais), Świat Książki, Varsovie, 2007, p. 152. 10. Warner M., Seule entre toutes les femmes : mythe et culte de la Vierge Marie (trad. de Nicole Ménant), Rivages, Marseille, 1989, p. 108. 11. Hachet P., Du trauma à la créativité. Essai de psychanalyse appliquée, L’Harmattan, Paris, 2003, p. 85. 12. Jean-Paul II, « Maryja dana ku obronie naszego Narodu. Audiencja dla pielgrzymów z Polski. Watykan, 21 października 1980 » (« Marie dédiée à la défense de notre Peuple. Audience pour les pèlerins de Pologne. Vatican, 21 octobre 1980 »),in : Jean‑Paul II, Jasnogórska Matka i Królowa (Mère et Reine de Jasna Góra), Instytut Wydawniczy Pax, Varsovie, 2006, p. 53. 13. Hachet P., Op. cit., p. 85. 14. Warner M., Seule entre toutes les femmes…, Op. cit., p. 302. 15. Neumann E., Wielka Matka (La Grande Mère) (trad. de Robert Reszke), Wydawnictwo KR, Varsovie, 2008, p. 58. 16. Wyszyński St., Godność kobiety (La dignité de la femme), Instytut Wydawniczy Pax, Varsovie, 2001, p. 46. 17. Warner M., Op. cit., p. 304. 18. von Franz M.-L., Op. cit., pp. 8-9. 19. Ibid., p. 13. 20. Ibid., pp. 44-45. 21. Warner M., Op. cit., p. 57. 22. Zipes J., Le conte de fées et l’art de la subversion (trad. de François Ruy-Vidal), Payot, Paris, 1986, p. 18. 23. Piarotas M., Des contes et des femmes. Le vrai visage de Margot, Imago, Paris, 1996, pp. 64‑65. 24. Idem. 25. Ibid., p. 67. 26. Ibid., p. 63. 27. Ibid., p. 81. 28. Pendant la sombre période des troubles du XVIIe siècle, face à un « Dieu menaçant punissant le peuple pour ses péchés, les qualités maternelles et la bonté de la Mère de Dieu sont devenues particulièrement proches et dignes de confiance » (Müller W., Op. cit., p. 170). 29. Miciński T., Królewna Orlica (La princesse aigle), in : Miciński T., Utwory dramatyczne (Oeuvres dramatiques), t. 4, Wydawnictwo Literackie, Cracovie-Wrocław, 1984, p. 41. 30. Wróblewska T., « Nota wydawcy » (Note de l’éditeur), in : Miciński T., Ibid., p. 127. 31. Czabanowska-Wróbel A., Baśń w literaturze Młodej Polski (Le conte dans la littérature de la Jeune Pologne), Universitas, Cracovie, 1996, p. 193. 32. Wróblewska T., « Przypisy do Królewny Orlicy » (Notes de La princesse aigle), in : Miciński T., Op. cit., p. 170. 33. Wróblewska T., « Nota wydawcy », Op. cit.,p. 122. 34. Wróblewska T., « Przypisy do Królewny Orlicy », Op. cit., p. 171. 35. Idem. 36. Puchalski M., « Bajarz polski i młodopolski » (Le conteur de Pologne et de la Jeune Pologne), in : Lemański J., Ofiara królewny (Le sacrifice de la princesse), Wydawnictwo Literackie, Cracovie- Wrocław, 1985, p. 22. 37. Lemański J., Ibid., p. 65. 38. Idem.

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39. Ćwieczek et Gwoździk sont les noms des rois dont la princesse, le prince et le vizir traversent les royaumes. 40. Lemański J., Op. cit., p. 65. 41. Ibid., p. 31. 42. Ibid., p. 167. 43. Bizan M., Hertz P., Głosy do „Balladyny” (Les voix à « Balladyna »), Państwowy Instytut Wydawniczy, Wrocław, 1953, p. 252. 44. Ratajczakowa D., Obrazy narodowe w dramacie i teatrze (Les tableaux nationaux dans le drame et au théâtre), Wiedza o kulturze, Wrocław, 1994, p. 108. 45. Cité in : Markiewicz H., « Metamorfozy Balladyny » (Les métamorphoses de Balladyna), in : Markiewicz H., Literatura i historia (Littérature et histoire), Universitas, Cracovie, 1994, p. 313. 46. Cité in : Ibid., p. 286. 47. Słowacki J., Balladyna, Zakład Narodowy im. Ossolińskich-Wydawnictwo, Biblioteka Narodowa, Wrocław-Varsovie-Cracovie-Gdańsk, 1976, pp. 207-208. 48. Kłoczowski J., Historia Polski. Od czasów najdawniejszych do końca XV wieku (L’histoire de Pologne. Des temps les plus reculés au XVe siècle), Instytut Europy Środkowej Wschodniej, Lublin, 2000, p. 62. 49. Idem. 50. Słowacki J., Op. cit., p. 94. 51. Ibid., p. 50. 52. Ibid., p. 94. 53. Gerould D. C., Stanisław Ignacy Witkiewicz jako pisarz (Stanislaw Ignacy Witkiewicz en tant qu’écrivain) (trad. polonaise de Ignacy Sieradzki), PIW, Varsovie, 1981, p. 48. 54. Żółkoś M., « „Potwora do wzięcia” czy „cud dziewczynka” ? Sceniczne wykładnie Iwony i Albertynki w świetle kulturowych przemian cielesności »(« Monstre à prendre » ou « fille miracle » ? Expositions scéniques d’Yvonne et d’Albertine à la lumière des changements culturels de la corporalité), in : « PAMIĘTNIK TEATRALNY », z. 4, 2004, pp. 592-593. 55. « Pendant l’instruction, la femme doit garder le silence, en toute soumission. » (« Deuxième épître de saint Paul à Timothée » [2 Tm], 2 : 11. Édition utilisée : La Sainte Bible (traduite en français sous la direction de l’École biblique de Jérusalem), Éd. du Cerf, Paris, 1956). 56. Gombrowicz W., Yvonne, princesse de Bourgogne (trad. de Constantin Jelenski et Geneviève Serreau), in : Gombrowicz W., Théâtre, Gallimard, Paris, (1982) 2001, p. 47. 57. Ibid., p. 56. 58. Warner M., Seule entre toutes les femmes…, Op. cit., p. 204. 59. Gombrowicz W., Op. cit., p. 34. 60. Ibid., p. 32. 61. Ibid., p. 48. 62. Ibid., p. 74. 63. Chevalier J., Gheerbrant A., Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Robert Laffont/Jupiter, Paris, (1969) 1982, p. 774. 64. German J., Kolombina zakochana (Colombine amoureuse), in : German J., Historje o pajacach (Histoire de polichinelles), Towarzystwo Wydawnicze « Rój », Varsovie, 1929, p. 75. 65. Ibid., p. 66. 66. Ibid., p. 65. 67. Ibid., p. 66. 68. Ibid., p. 67. 69. Ibid., p. 70. 70. Ibid., p. 71. 71. Cité in : Markiewicz H., Op. cit., p. 285. 72. Idem.

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73. Jarzębski J., Gra w Gombrowicza (Jeu à Gombrowicz), Państwowy Instytut Wydawniczy, Varsovie, 1982, p. 35. 74. Gardes Tamine J., « Avant-propos », in : L’allégorie. Corps et âme, Gardes Tamine J. (dir.), Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence, 2002, p. 9. 75. Gardes Tamines J., Pelizza M.-A., « Pour une définition restreinte de l’allégorie », in : L’allégorie. Corps et âme, Ibid., p. 14. 76. Ibid., p. 17. 77. Gardes Tamine J., Molino J., Introduction à l’analyse de la poésie. Vers et figures, t. 1, Paris, PUF, (1987) 1992, p. 187. 78. Matka Bolka (Mère souffrance), in : » ZADRA », n° 3-4, 2008, p. 114. (Voir : http://efka.org.pl/index.php ?action =matka) 79. Matko par excellence Polko, in : » ZADRA », Ibid., p. 60.

INDEX

Index géographique : Pologne Mots-clés : conte de fée, littérature polonaise, princesse, reine de Pologne Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle

AUTEURS

KATIA VANDENBORRE Doctorante à l’Université Libre de Bruxelles (Belgique) et à l’Université de Varsovie (Pologne) ; membre du comité de rédaction de « Slavica Bruxellensia »

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Excellensia

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Savourez Ocalone w tłumaczeniu de Stanisław Barańczak

Dorota Walczak

1 Que je me réjouis de voir la nouvelle édition du mois de janvier, la quatrième si je compte bien (les précédentes datent de 1992, 1994 et 2004), une édition encore plus belle et plus soignée d’un livre qui mérite une place bien visible sur les étagères des bibliothèques professorales, estudiantines, « poétiques ». Et éclectiques aussi…

2 Parce qu’il s’agit d’un des ouvrages les plus importants du richissime curriculum vitae de Stanisław Barańczak (né en 1946 à Poznań), autrement dit d’un auteur et d’une œuvre, insistons, exceptionnels. Faisons-nous plaisir et citons le titre complet qui fait déjà office de carte de visite : Ocalone w tłumaczeniu. Szkice o warsztacie poezji z dołączeniem małej antologii przekładów (Sauvé dans la traduction. Esquisses sur l’atelier de poésie, accompagnées d’une petite anthologie de la traduction)`. C’est surtout le titre de la première partie qui est à couper le souffle et qui annonce le tempérament littéraire auquel nous allons avoir affaire.

3 Le voici :

4 Même si ce titre nous défie en jouant avec le sens des termes « tłumaczyć » (traduire, expliquer), « wytłumaczyć się » (s’expliquer, se justifier), nous pourrions essayer de le traduire comme ceci :

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5 Ainsi, le lecteur qui ne connaît pas du tout Barańczak remarquera directement les qualités de ce livre, imposant en nombre de pages : son caractère explicatif et narratif, voire conteur, un sens de l’humour omniprésent, la créativité, la taquinerie mais aussi l’assiduité de l’auteur. Les parties suivantes, les chapitres et les sous-chapitres portent des noms colorés comme des signaux bariolés, comme des panneaux indicateurs sur la route souvent grise (car laborieuse) du traducteur.

6 Or, Barańczak, lui-même poète, partage avec ferveur et ingéniosité son expérience en matière de traduction, et ce sous une approche pédagogique qui rend cette matière délicate accessible aux débutants, dévoilant en même temps ses secrets de cuisine littéraire aux plus instruits. Bien qu’il s’agisse ici de traduction vers la langue polonaise, le savoir présenté dans ce livre est en grande partie universel, puisque Barańczak se met dans la peau d’un intelligent détective enthousiaste qui traque les faiblesses et les fautes commises par les potentiels traducteurs que sont les lecteurs et les lecteurs amateurs qui, hélas, ne sont pas suffisamment attentifs aux valeurs d’un texte poétique.

7 Barańczak, auteur d’innombrables textes critiques consacrés à la littérature, auteur d’une douzaine de volumes poétiques, de six anthologies de traduction et de dizaines de traductions de poètes différents, auteur de la nouvelle traduction de vingt-quatre pièces de William Shakespeare et j’en passe…, en sait quelque chose de la lecture soignée de textes. Et en plus, il veut partager ce savoir ! Dans Ocalone w tłumaczeniu, Barańczak nous invite, entre autres, à se pencher sur les problèmes particuliers de la traduction pour enfants, de la poésie particulière de Bolesław Leśmian ou de Miron Białoszewski, qu’il traduit vers l’anglais. Il nous relate aussi l’expérience du duo particulier qu’il forme avec l’américaine Clare Cavanagh. Là, c’est un poème de Wisława Szymborska qui donne du fil à retordre au traducteur.

8 L’immense et époustouflant travail que constitue Ocalone w tłumaczeniu nous montre combien il est basique et indispensable de bien lire, tenter de comprendre et aimer l’univers de l’auteur que l’on aborde. Combien il est important de garder l’esprit critique, sa joie de vivre de lecteur et la joie de faire vivre le texte. Aussi faut-il examiner l’intertextualité de l’œuvre qu’on traduit, la biographie de l’auteur et ses propres ressources. Et apprendre à lire. Et lire pour d’apprendre.

9 Il nous présente un choix de quarante poèmes, dans leur version originale et en traduction, et il décrit la démarche qu’il adopte face à des poèmes qui datent du XIVe jusqu’au XXe siècle. Nous y trouverons exposées les problématiques liées aux langues espagnole, lituanienne, allemande et russe mais surtout anglaise. Il touche des auteurs tels que Rainer Maria Rilke, Anna Akhmatova, Osip E. Mandel’štam, Marina Cvetaeva, Josif Brodskij, Geoffrey Chaucer, John Donne, Robert Burns, John Keats, Emily Dickinson, E. E. Cummings, ainsi que, cerise sur le gâteau, John Lennon et Paul McCartney. Les poèmes de ceux-ci sont présentés comme des devinettes (les solutions sont proposées), ce qui n’enlève rien à l’effet de surprise tellement chéri par l’auteur de cet ouvrage. Ajoutons que Ocalone w tłumaczeniu peut être lu comme un polar ou comme une anthologie poétique, comme un traité philosophique, un manuel de traduction ou une satire. Ce livre instructif constitue aussi une création artistique en soi. Bien que certains critiques discutent l’audace des traductions barańczakiennes, il reste indéniable que Ocalone w tłumaczeniu est le livre passionnant d’un auteur passionné.

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INDEX

Index géographique : Pologne Mots-clés : littérature polonaise Index chronologique : époque contemporaine, XXe siècle oeuvrecitee Barańczak St.: Ocalone w tłumaczeniu

AUTEURS

DOROTA WALCZAK Responsable de la Chaire de Polonais, section de Langues et Littératures modernes, option Slaves, de l’Université Libre de Bruxelles (Belgique) ; rédactrice en chef de Slavica Bruxellensia

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Traduction

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Extraits de Pobeg kumaniki / La Pousse de mûrier sauvage de Lena Eltang Traduction du russe

Lena Eltang Traduction : Anne Delizée

NOTE DE L’ÉDITEUR

La mise en page, la ponctuation et la typographie respectent celles de l’original.

Présentation

1 Lena Eltang (1964, Leningrad), journaliste et traductrice, s’est fait connaître en tant que poète dès 2003 grâce à la parution de ses recueils de poèmes Jantarnyj skaz (La légende d’ambre, 2003) et Drugie vozmožnosti (Autres possibilités, 2004). Son premier roman, Pobeg kumaniki (La pousse de mûrier sauvage, 2006) nous plonge dans une aventure mystico-ésotérique, où un historien, Oscar Theo Forge, est persuadé d’avoir retrouvé six artéfacts indispensables au Grand œuvre lors de fouilles sur le site archéologique de l’Hypogée de Hal Saflieni. Les six membres de son équipe évoluent dans un monde clos, hostile et étrange, et meurent un à un dans des conditions mystérieuses… La clé du cryptogramme se cache dans le blog de Moïse/Moras, jeune Lithuanien polyglotte à la rare érudition, témoin bien malgré lui de ce drame maltais.

2 Pobeg kumaniki est un roman épistolaire où s’entrecroisent lettres envoyées ou oubliées, courriels, petits mots glissés sous la porte ou confiés au portier, extraits de journal intime ou de blog. Chaque personnage relate les faits à sa manière, y insérant des bribes de sa vie personnelle, écrivant pour un destinataire polymorphe qui restera muet : le lecteur lui-même ? Mais la pièce maîtresse de ce puzzle énigmatique est sans conteste

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le blog de Moïse/Moras, sa prose poétique, naïve et aérienne, qui estompe progressivement la frontière entre fiction et réel. Ce roman polyphonique peut être qualifié, tant du point de vue de la forme que du contenu, de roman postmoderniste. Il fut sélectionné pour le prix Andrej Belyj, le Big Book Award et le National Bestseller prize 2007.

3 Lena Eltang vient de publier son deuxième roman, Kamennye klëny (Érables à pierre, 2008).

Traduction

Fragment 1 : « Première partie. L’ange sur le sable. Chora » (pp. 9-10)

4 MORAS septembre, 17

5 à quoi je pense ? ma propriétaire, señora pardes, regarde dans mon armoire et touche mon linge j'avais caché une coccinelle dans le tiroir des caleçons, et au soir elle n'y était plus

il faudrait parler à la patrona, lorsque je me souviendrai de l'espagnol avant je savais toutes les langues du monde, même le ndembu, et après j'ai oublié le docteur dit que mes ennuis sont dus à l'amour des mots l'autre docteur m'a dit que je devais écrire un journal intime, chaque jour que dieu fait, d'écrire tout ce que je pense ça demande beaucoup trop de mots, ils perlent sur les lèvres en gros sel, résonnent dans la tête en bourdons dorés, s'émiettent en lait glacé, en crabes transparents s'éparpillent sur le sable, en faibles micas de libellule volètent au vent, encrassent l'écoulement d'eau en épaisse manne céleste, comme les plaies de la douce dryade s’assèchent en liquide ambré, mais si je cesse d'écrire, tout disparaîtra c'est vrai, non, docteur ? septembre, 17, le soir

6 odi et amo

encore à l'hôpital j'ai remarqué que les médecins te considèrent avec tendresse lorsqu'ils savent que tu guériras, c'est un peu comme si se détendait en eux un ressort impitoyable, tu n'es plus simplement un estado desesperado, un copeau de réalité, juste bon à allumer le feu, tu n'es pas encore leur égal, mais tu es déjà quelque chose d'autre de fortuit et de faible tu te dresses en tension et constance et voilà déjà que les walkyries tissent l'étoffe de la victoire, faisant passer dans la chaîne de ta chair une habile navette de flèches rouges, et les médecins te regardent comme des dieux repus, et dansent joyeusement sous leurs couronnes de roseaux, moi ils me regardaient autrement ─ ça, je m'en souviens bien, bien que j'aie carrément oublié beaucoup de choses

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(...)

Fragment 2 : « Deuxième partie. L’ange de verre. Suppression de l’accidentel » (pp. 184-186)

To: Mr. Chanchal Prahlad Roy, Sigmund-Haffner-Gasse 6 A-5020 Salzburg From: Dr. Jonatan Silzer York, Golden Tulip Rossini, Dragonara Road, St Julians STJ 06, Malta Februar, 26

7 Chanchal, mon coeur ! Les événements prennent une teinte de plus en plus sinistre, je commence à me dire qu'il faudrait mieux partir d'ici et rester plus longtemps chez ma mère à Hallein. S'il n'y avait pas cette maudite interdiction de quitter le territoire national que j'ai signée chez l'enquêteur, c'est sans doute ce que je ferais dans les prochains jours. Il y a trois jours, le Français est mort — tu te souviens, celui qui avait la drôle de manie de la persécution ? —, et de la manière la plus absurde qui soit, je dois dire. On a trouvé son corps dans le port, sur un chantier, il est tombé dans une tranchée où se trouvaient de grosses bobines de câble métallique ou quelque chose du genre. On dit qu'il courait et qu'il a trébuché, mais où donc, je te le demande, peut-on courir sur un territoire portuaire encombré de déchets de chantier, et ce, dans l'obscurité la plus totale ? (…) Même le fait que ce pauvre Eugène avait volé un pot en terre cuite appartenant à l'expédition — ou personnellement à Oscar Theo Forge, je ne m'y retrouve plus — et avait selon toute vraisemblance essayé de le vendre, ne diminue pas pour moi le degré tragique de cette histoire. J’ignore les détails, mais je pense qu'on me convoquera chez l'enquêteur après le professeur et Fiona, qui passent ces derniers jours plus de temps à la police qu'autre part. (...) Fiona est une petite dame pour le moins fort intéressante. À mon retour je te raconterai quelques histoires piquantes... ce n'est pas que ses aventures me passionnent, c'est simplement amusant d'observer comment une rousse maigrichonne qui ne paie pas de mine mène en bateau trois apollons hétérosexuels, dont aucun n'essuierait de refus de ma part. J'espère que par ce passage je t'ai obligé à être ne fût-ce qu'un peu jaloux ? Le quinze février Levah et moi avons été interrogés ensemble à propos de la mort de l'Anglaise, il agitait les bras et était terriblement indigné, il disait qu'on lui interdisait de quitter Malte. Ah oui, tu ne sais rien de l'Anglaise, cher Chanchal. Je ne voulais pas te tracasser, mais maintenant ça n'a plus d'importance, einerlei. (…) Réponds-moi donc au plus vite, Chanchal, mon enfant. Je t'envoie un paquet d'arachides sucrées, qu'elles au moins effleurent ta bouche magnifique. JY (...)

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Fragment 3 (p.207)

NOTES D’OSCAR THEO FORGE Malte, six mars

8 En combien de parties était divisée cette maudite matière première ? Joann n'écrit rien à ce propos, rien de rien. Il faut reconnaître que je l'ai ajouté à sa place. De ma propre voix.

Lesdits objets sont rassemblés en fonction du nombre d’esprits élémentaires, du nombre de victimes et de maîtres, du nombre de clés et du nombre de planètes. Les maîtres détenteurs des objets prodigieux s'élèveront chacun vers sa forme parfaite à celle fin du fruit précieux, lequel recevra le dernier.

Ça, c'est on ne peut plus clair. N'importe quel processus suppose certaines étapes. Il existe le début de l'opus et sa fin. Au cours de l’œuvre a lieu la distribution des cadeaux. Je voudrais savoir à quelle étape nous nous trouvons actuellement. Ou plutôt non, je ne le voudrais pas. Tout ce que je veux à présent, c'est m’allonger sur le tapis dans mon appartement londonien, poser la tête sur les genoux de Nadia et fermer les yeux. La pauvre chérie, elle a sans doute entrepris des travaux par ennui, comme la dernière fois, lorsque j’étais resté planté trois mois dans le Minnesota, je ne serais pas étonné de trouver à mon retour des étagères chinoises dans toute la maison et des rideaux de soie à lotus.

(...)

Fragment 4 (pp. 274-275)

JOURNAL INTIME DE PETRA GROFF 11 avril

9 Voilà encore des pièces pour le puzzle que tout le monde a déjà laissé tomber, même Accroid me rit au nez lorsque je commence à en parler. — Ma chère Petra, m'a-t-il dit hier lorsque nous buvions un café au Tropical, laisse O.T.Forge tranquille, il est trop coriace pour toi. Si la rousse irlandaise et lui sont vraiment trempés dans une affaire louche, ce n'est pas notre problème. Tu as envoyé un rapport à la commission de sauvegarde des monuments, ils n'ont qu'à les prendre au collet eux-mêmes, s'ils en ont le temps. Ce n'est pas une affaire criminelle, tu comprends ? — Cependant, trois cadavres en deux mois..., ai-je commencé, mais il ne m'a même pas laissé parler, il a déposé un billet de dix sur la table et il est parti. Il semble que j'aie de nouveau commencé à grossir. Mais voici à quoi je pense. Après la mort de Nadia, son père a guéri sur-le-champ, ça fait un. Dommage qu'elle ne l'ait pas su. Après la mort du Français, on a appris qu'il était plein aux as. C'est sûr que ça ne lui a pas servi à grand-chose. Après le suicide du docteur, la clinique à Salzbourg a été fermée. Je suppose qu'il le souhaitait de tout son cœur après qu'ils l'avaient jeté à la rue. C'est Fiona qui m'a

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raconté à propos du docteur, mais je n'y avais pas fait attention. Maintenant je sais que j’aurais dû. Il s'ensuit que tout ce que ces gens voulaient s'est réalisé dès qu'ils sont morts, d'une manière ou d'une autre. L'histoire est digne de mon ex-amie Véronique. Du candomblé brésilien avec maracas du début à la fin. Ça lui aurait plu. Mais que veut donc le professeur O.T.Forge ? Et l'étudiant-macédonien veut-il quelque chose ? Et moi, qu'est-ce que je veux d'eux tous ? Pourquoi ne pas écouter Accroid ?

(...)

Fragment 5 (p.278)

MORAS sans date

10 trop de duchesses

alors, en mars, fiona est arrivée toute mouillée, et nous nous sommes réchauffés près de la cuisinière au gaz et parlions d’écureuils, c'est-à-dire qu’elle parlait ─ moi je n’avais rien à dire, tout ce que je sais sur les écureuils tient en une ligne de l’ancienne edda : la discorde entre l’aigle et le dragon sur l’arbre yggdrasil tu vois, toute notre équipe tiendrait sur ce frêne, riait fiona, moi je suis le médiateur roux qui sème la discorde sans le vouloir, oscar l’aigle pétri d’amour-propre, jonatan le faucon déplumé perché entre les yeux de l’aigle, le français et gustave les cerfs continuellement affamés aux ramures de chêne, quant à la pauvre nadia, la chèvre heidrun, bien sûr ! et qui est alors le dragon qui est dans les racines, j’ai demandé, le dragon, c’est toi ! allons donc, quel dragon, je serais encore d’accord pour balder, le gars qui est mort d’une pousse de gui, ou bien pour un pot de miel sacré, mais fiona est intraitable

(...)

Fragment 6 : « Troisième partie. L’ange de pierre. Apokatastasis » (pp. 317-320)

From : Dr Fiona Russell [email protected] To : Gustop Zemeroj (imprimer pour le professeur Forge)

11 Je vais tenter d’exposer mes réflexions de manière ordonnée. La matière a produit cinq éléments sombres, dit le papyrus. Ces éléments s’opposent aux cinq éléments clairs créés par l’Homme primordial. Ainsi, à l’air s’oppose la fumée, au feu source de chaleur la flamme destructrice, à l’eau pure s’oppose le brouillard, au vent frais le cruel tourbillon. À la lumière éclatante s’opposent, bien sûr, les ténèbres.

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Je vois ici une coïncidence évidente avec notre contenu1, tant dans sa réalisation matérielle que mystique. Je vous en prie, ne rejetez pas ma lettre sous le coup de la colère, lisez jusqu’au bout, il ne s’agit ici ni d’orgueil scientifique ni de droit de cuissage, il s’agit de la mort de trois personnes dans un moulin à viande pour lequel nous avions le mode d’emploi d’une machine à coudre. Pardon si je suis grossière et péremptoire, ce n’était pas facile pour moi de me décider à vous écrire cette lettre, et maintenant je m’en fais terriblement. Commençons par le premier jour, lorsqu’est morte la pauvre Nadia. Nous avons conclu que la cause de sa mort était l’artéfact air, c’est-à-dire la flèche à pointe de fer et à tête d’aigle gravée sur la hampe. L’aigle personnifie l’élément air, il est le roi de l’espace, l’oiseau tantrique Garuda, avez-vous déclaré. Vous vous souvenez, j’ai polémiqué, j’ai parlé des Sumériens pour qui l’aigle est le symbole du soleil, l’oiseau d’Assur, de l’aigle syrien aux bras humains, personnifiant l’adoration du soleil, de la symbolique chinoise et grecque associant l’aigle à l’oiseau solaire, mais vous avez campé sur vos positions, cher professeur. L’air, voilà tout. Et je sais pourquoi ! Vous aviez sur les bras six objets, dont chacun devait correspondre à un des six éléments. Et vous n’avez simplement pas vu pour la flèche d’autre explication, sauf peut-être le symbole alchimique du soufre et la définition hindouiste de la flèche en tant que le dard de la mort. Mais si nous oublions l’inévitable jeu des six éléments distribué par Joann le retors croupier, le tableau change immédiatement et impitoyablement, cher Oscar.

Le roi des mondes du Vent est à l’image de l’aigle. Son corps est de fer, et le corps de tous ceux qui appartiennent Au Vent est de fer. Leur goût est piquant sous n’importe quelle forme.

C’est ce qu’écrivent les Kephalaia à propos de l’élément du vent implacable, qui s’oppose à la légère brise vitale ; c’est la description du démon du monde du Tourbillon, et elle représente admirablement l’arme à la pointe de fer qui a tué votre amie. C’est son corps qui l’a tuée : le fer. Le mouvement du carreau d’arbalète, engendrant le vent mortel. Excusez-moi, je vous en prie, de vous obliger à vous souvenir de cet insupportable matin de février.(…) Votre F. (...)

Fragment 7 (pp. 354-355)

MORAS sans date

12 reasons

aujourd’hui on m’a dit qu’au soir viendrait le barbier et qu’il couperait les cheveux de tout le monde, mais je ne veux pas, je ne le ferai pas

j’ai quatre raisons à cela

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si je suis sumérien, mes cheveux ressemblent à la fumée, ils protègent des esprits mauvais si je suis shiva, mes cheveux ébouriffés sont le symbole de mon renoncement si à moi, comme à isis pleurant osiris, on me coupe une touffe blanche, la douleur perdra sa force je connais en vérité le secret de la boucle qui orne le front de l’enfant dieu, dit un mort du livre des morts, moi aussi je sais, mais si je leur dis, ils se mettront de nouveau à échanger des regards

mais Absalon le révolté, dit franca la rusée catholique, s’est emmêlé les cheveux dans les branches d’un chêne et on l’a tué oui, mais Samson en revanche, je lui dis, en plus j’appartiens à une autre confession et les prêtres égyptiens, dit franca, ils sont bien rasés ce sont les prêtres, je dis, les enfants de sang royal, eux, portaient une tresse sur le côté droit de la tête, et pour t’horrifier jusqu’au bout, je te dirai que le nom horus signifie l’enfant à la touffe épaisse laisse-moi, dalila

NOTES

(...) 1. En français dans le texte (NdT).

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Entretien

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Entretien avec Petra Hůlová

Sarah Flock et Richard Vacula Traduction : Sarah Flock

Présentation

1 Petra Hůlová compte parmi les jeunes auteurs les plus importants de la scène littéraire contemporaine tchèque. Née le 12 juillet 1979 à Prague, elle a étudié la culturologie1 et la langue mongole à l’Université Charles de Prague. Elle est aujourd’hui docteur en culturologie. Son premier roman, Paměť mojí babičce, a paru aux éditions Torst en 2002. Il a été primé par le prix Magnesia Litera2 dans la catégorie découverte de l’année. Ce roman, également traduit en français, a été publié en 2005 aux éditions de l’Olivier, sous le titre Les montagnes rouges3. Les éditions Torst, située à Prague, ont édité tous ses romans : en 2004 sort Přes matný sklo (À travers le verre dépoli) ; en 2005, Cirkus Les Mémoires (Le cirque Les Mémoires) ; en 2006, Umělohmotný třípokoj (Un trois pièces en toc), récompensé par le prix Jiří Orten4. En 2008, son cinquième roman, Stanice Tajga (La gare de Tajga) a paru et a reçu le prix Josef Škvorecký5.

Entretien

Débuts littéraires

Richard Vacula : Votre premier livre est inspiré par la Mongolie qui a été l’objet de vos études et même le but de votre séjour d’études. La question s’impose donc : Dans quelle mesure ce pays a-t-il été le mécanisme déclencheur de votre parcours littéraire ? Quel rôle a-t-il joué dans votre décision de vous consacrer à l’écriture ? C’est difficile à dire. Je pense cependant que plus important encore que la Mongolie, c’est le froid, le mal du pays et énormément de temps libre qui ont été déterminants. Je n’ai pas commencé à écrire à cause du pays, mais parce que j’avais besoin de tuer le temps pendant mon stage en Mongolie. À ce moment-là, je n’allais pas très bien psychologiquement et j’avais besoin d’orienter mes pensées autrement qu’en les laissant tourner sur elles‑mêmes. La Mongolie n’a pas vraiment amorcé mon écriture

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mais a plutôt été un épisode par lequel mon premier roman est devenu si populaire en République tchèque.

R. V. : Au cours de l’élaboration de ce livre, avez-vous eu des entretiens avec des Mongols ? Non, je n’ai pas eu d’entretiens.

R. V. : Avez-vous eu des échos des Montagnes rouges en Mongolie, qu’ils proviennent du cercle de vos amis ou d’ailleurs ? Évidemment sous la condition que votre livre ait été lu par des Mongols parlant tchèque. Oui, j’en ai eu. La presse mongole a publié une critique négative. Elle désapprouvait qu’une étrangère s’autorise à écrire sur la prostitution et la pauvreté en Mongolie. Elle percevait le livre comme si je dénigrais la Mongolie. Toutefois, j’ai également eu quelques échos positifs de Mongols qui m’ont dit que ce serait magnifique si un Mongol écrivait un tel livre. Cela m’a beaucoup touchée.

R. V. : Comment combiner études et création littéraire ? Est-il difficile de s’aménager des plages temporelles pour l’un et pour l’autre ? Et comment vos collègues et professeurs perçoivent-ils ou ont-ils perçu votre activité littéraire ? Aujourd’hui, je n’étudie plus. En avril 2008, j’ai soutenu ma thèse en culturologie à la Faculté de Philosophie de l’Université Charles de Prague. Ce n’était pas difficile d’étudier et d’écrire en même temps, j’écrivais toujours à l’étranger ou pendant l’été, quand il n’y avait pas de cours.

Écriture

R. V. : La langue tchèque se caractérise par ses différents registres. Il existe une langue parlée et une langue littéraire. Dans la majorité de vos romans, vous utilisez la langue non littéraire. Quel sens lui appliquez-vous dans votre œuvre ? Je n’arrive simplement pas à écrire autrement.Je n’ai pas choisi d’utiliser la langue parlée en écrivant. Elle s’est en quelque sorte imposée comme une nécessité et ne me définit pas du tout. En bref, j’ai des problèmes à écrire en langue littéraire, ça ne coule pas naturellement, ça ne va pas. Et même, ça m’énerve, j’aurais vraiment aimé écrire en utilisant la langue littéraire, mais ce n’est pas possible.

Sarah Flock : L’intrigue de vos romans prend place dans des lieux qui vous sont généralement familiers, soit par vos études, soit par vos nombreux voyages. Vous avez vécu à Oulan Bator et à New York, séjourné à Saint-Pétersbourg, en Sibérie… Quelle importance prend votre expérience personnelle au sein de vos récits ? Je pense notamment au personnage de Tereza, votre premier personnage féminin de nationalité tchèque… Mon expérience personnelle se reflète évidemment d’une certaine façon dans mes textes, mais je ne parlerais pas d’autobiographie directe.En ce qui concernepar exemple le personnage de Tereza, le personnage même est inspiré d’un photographe tchèque, un ami qui enseigne pour le moment la photographie à l’UMPRUM6 et qui a essayé de percer à New York. La rencontre entre Tereza et Ramid est, quant à elle, influencée par une rencontre que j’ai eue avec un homme qui s’appelait Rahim, et avec lequel j’ai sympathisé à New York.

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R. V. : Dans vos livres, vous touchez à la sincérité, à une exposition authentique des points de vue de vos différents personnages… Je n’ai rien d’autre que moi-même et la possibilité d’imaginer ce que les autres personnes pensent et sentent. Évidemment, j’entends, vois et m’imagine aussi quelque chose.

S. F. : Il s’agit de l’empathie de l’auteur pour ses personnages. Pensez‑vous que cette force empathique tienne de la forme privilégiée du monologue et de votre préférence pour le monologue intérieur ? J’ai toujours eu plus facile d’écrire des monologues et des monologues intérieurs. Les dialogues me semblent généralement plus difficiles. Il m’est quasiment impossible d’écrire une conversation ordinaire entre deux personnes et de la trouver convaincante. En revanche, je crois que je peux me représenter le monologue intérieur de différents individus compliqués et que je peux aussi l’écrire.

R. V. : Vos romans sont tour à tour situés dans des réalités étrangères puis tchèques. Est-ce que cette alternance est fortuite ou revêt-elle sa propre logique ? Puisez-vous votre inspiration dans le changement du lieu géographique ? C’est certainement l’étranger qui m’inspire le plus. Il ne s’agit toutefois pas seulement de sa « couleur », il s’agit surtout du fait qu’à l’étranger, je perçois les choses de manière plus alerte et plus intense. D’ailleurs c’est toujours à l’étranger que sont nés tous mes livres, et ce depuis le premier. J’écris tout simplement mieux ailleurs.

R. V. : Pour vous, est-il plus exigeant d’écrire un roman dont l’intrigue se déroule dans un environnement tchèque ou étranger ? Les deux types d’intrigue ont sans aucun doute leurs écueils… Il est certainement plus exigeant d’écrire un roman portant sur la réalité tchèque. La description d’un environnement « exotique » est en soi intéressante, alors que la description d’un milieu tchèque ne l’est pas tellement, du moins c’est très difficile de la rendre intéressante, aussi la critique littéraire ose plus envers vous dans le cas d’un « roman tchèque ». Chaque Tchèque s’y connaît en Tchéquie, alors que dans le cas de la Mongolie, de la Sibérie ou des États-Unis, je peux dire à n’importe qui qu’il critique quelque chose dont il ne connaît pas grand-chose lui-même et, vraisemblablement, ce sera la vérité…

S. F. : Vous vous êtes frottée à l’art de la prose avec succès. Avec la complicité de Viktorie Čermáková7, votre roman Umělohmotný třípokoja été adapté pour le théâtre sous le titre de Česká pornografie (La pornographie tchèque). Quelle a été votre implication au sein de ce projet ? Quelle expérience en avez-vous retirée ? Au début, je n’ai pas du tout cru à l’adaptation théâtrale de mon roman. Je me demandais comment transposer un monologue littéraire au théâtre.… Toutefois Viktorie Čermáková, qui a aménagé mon texte et l’a ensuite mis en scène, s’en est tirée à merveille. Mon rôle dans ce projet a été minimal, mais je me suis énormément amusée pendant la période des répétitions et j’ai beaucoup aimé voir comment un texte prend corps grâce à des personnes vivantes. J’ai parfois relevé ou expliqué quelque chose plus en profondeur, mais j’ai surtout profité de ma position de spectateur. Je suis fascinée par le théâtre.

Au-delà de l’écriture

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S. F. : À l’exception de votre quatrième roman, Umělohmotný třípokoj,bâti sur le monologue d’un seul personnage, vos récits obéissent à une logique polyphonique qui entrecroise différents destins liés entre eux ou non. De même, vous vous amusez à combiner les espaces, par exemple la ville et la campagne pour Les Montagnes rouges ; l’Asie, l’Europe et les États-Unis pour Cirkus Les Mémoires, et la temporalité : la Prague communiste et contemporaine dans Přes matný sklo, la fin des années 1940 jusqu’à nos jours en Sibérie pour votre roman Stanice Tajga … Ce procédé vous amène à brosser le portrait psychologique de vos personnages sous un fond de fresque historique. Y aurait-t-il chez vous une volonté de toucher à l’universel ? Je ne sais trop quoi répondre. Les récits et les personnes ont sans doute dans une certaine mesure un caractère universel. Il existe plusieurs types de personnes, et plusieurs types de récits. Toutefois, cela n’élimine pas l’absence de limites des variantes des deux...

S. F. : Dans l’enchevêtrement des vies de vos personnages, on peut observer une répétition inconsciente et involontaire du schéma familial : similarité entre le parcours de Dzaja et celui de sa fille, continuité entre les destins de Charil et de Ramid. Est-ce une croyance, une hypothèse qui vous est propre ? Pensez-vous que les modèles familiaux, par extension sociaux et historiques, se répètent ? C’est une question intéressante, personne ne me l’avait encore posée et moi‑même je ne m’étais pas non plus aperçue du parallèle des liens entre Charil et Ramid ou Dzaja et Dolgorma. Mais vous avez raison, cette similitude est bel et bien là. Je m’intéresse assurément aux rapports des jeunes face aux personnes âgées. Et aussi, de la tradition face au dégoût qu’elle peut inspirer. Moi-même, dans ma vie personnelle, je me démène sans cesse dans quelque chose de similaire.

R. V. : Dans votre œuvre, vous abordez souvent la question du vieillessement, ou plutôt comment l’individu, et en particulier la femme, y fait face. Êtes-vous personnellement effrayée par la vieillesse et le vieillissement en tant que processus ? L’écriture représente-t- elle pour vous un des moyens de se préserver de la fuite du temps ? La fuite du temps est peut-être ce qui m’intéresse le plus. Je n’ai pas peur de la vieillesse, mais elle me fascine, c’est vrai. Je pense que, tant qu’un homme n’est pas âgé, il ne sait pas ce que c’est. Ce qui m’effraie c’est l’incommunicabilité de cette expérience. Je m’intéresse aussi aux différents tabous qui sont liés à la veillesse.

Thèmes

S. F. : Votre premier roman, Les Montagnes rouges, est écrit sous le sceau de la féminité. Une écrivaine met en scène les chants de cinq femmes différentes. Au sein de votre écriture, les caractères féminins sont multiples. Toutefois, on peut observer une récurrence dans certains motifs, et ce au fil de vos romans. Par exemple, la dimension chamanique ou, dans une moindre mesure la propension à l’ésotérisme qui apparaît chez les personnages, chez les femmes asiatiques d’un certain âge, tels que Chiriko dans Les Montagnes rouges, ou Sula et Taura dans Cirkus – Les Mémoires. La mère d’Ondřej que l’on retrouve dans Přes matný sklo est, quant à elle, animée par un désir de spiritualité… La féminité en tant qu’aptitude à manier une certaine magie et à accéder aux choses irrationnelles était quelque chose qui m’intéressait et en quoi je croyais d’une certaine façon.Maintenant, je le vois un peu différemment, comme une sorte de conception romantique. Les personnages de vieilles sorcières m’ont beaucoup intéressée et je pense qu’elles m’ont suivie sur le papier. Néanmoins, j’ai fait le tour de ce thème aujourd’hui.

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S. F. : Par votre œuvre, vous multipliez les points de vue sur un même sujet. Ainsi la prostitution se trouve déclinée sous plusieurs formes dans vos romans. Elle est traitée de manière édulcorée dans Les Montagnes rouges (je pense aux personnages deDzaja, Dolgorma junior, Nara et Chartsetseg) évoquée par Amira et Nila dans Cirkus Les mémoires et décrite sous une plume très crue dans Umělohmotný třípokoj. Vous avez raison en remarquant que ce thème se répète. Et ça se passe sans que j’en sois vraiment consciente, sans que je ne le recherche. Simplement, ce thème revient. Je ne sais pas moi-même pourquoi. Il y a comme ça beaucoup de choses que je ne sais pas, que je ne parviens pas à m’expliquer sur mon écriture. Voire à peu près tout.

S. F. : La bâtardise perce également en filigrane au travers vos romans. Souvent il s’agit d’une bâtardise tabouisée, non reconnue. Je pense plus particulièrement aux personnages de Dzaja, de Dolgmora junior et de Charil, qui ne connaissent pas leur vrai père ; à l’enfant de Nara, qui ne connaît ni son père, ni sa mère... Je pense que cela doit être influencé par le fait que j’ai moi-même des frères et sœurs illégitimes et que j’ai été élevée par deux pères. Les liens familiaux dans notre famille sont compliqués et cela se reflète nécessairement d’une certaine façon dans mon écriture.

S. F. : La majorité de vos personnages, peut-être tous, sont dans un état d’attente ou de recherche. Ce sont des exilés, des artistes ambulants, des aventuriers, des personnes ordinaires, qui rêvent d’une vie comme au cinéma. Ils sont assis à une table et ils regardent par la fenêtre en espérant qu’arrive l’objet de leur attente. Ce sont principalement des personnes désenchantées et seules… Ils sont ainsi. J’attends moi-même aussi dans la majorité des cas.Je ne sais pas quoi, mais je reste dans cet état d’attente qui prend évidemment beaucoup d’importance dans ma vie. Je connais donc très intimement cet état et j’arrive très bien à me représenter ces personnages qui attendent, puis à les décrire. C’est sans doute pourquoi autant d’entre eux attendent… (rires). Et l’attente est également une occasion idéale pour le monologue intérieur que j’aime tant.

S. F. : Peut-être pourriez-vous renseigner nos lecteurs… Savez-vous si une nouvelle traduction française d’un de vos romans est prévue ? Et si oui, savez-vous quand elle paraîtra ? La traduction en français deCirkus Les Mémoires est terminée. Mais il y a quelques jours, j’ai appris que la maison d’édition qui devait la publier venait de fermer. Autrement dit, la date de publication est reportée et mon agent essaie de trouver un nouvel éditeur...

R. V. : Avant de nous quitter, pouvez-vous nous confier quelles idées littéraires avez-vous actuellement en tête. Travaillez-vous sur un nouveau livre ? Pour l’instant, je ne travaille sur aucun livre. J’ai quelques idées, on verra bien.

S. F. & R. V. : Au nom de SLAVICA BRUXELLENSIA, nous vous remercions pour cette agréable interview. C’est moi qui vous remercie. J’ai répondu avec plaisir à vos questions. Bonjour à vos lecteurs.

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NOTES

1. Les études de culturologie n’existent pas en Belgique. À l’Université Charles, le cursus se consacre aux matières telles que la psychologie, l’ethnologie, la sociologie, l’archéologie, l’anthropologie ou encore la philosophie, et les aborde à travers le prisme des cultures. 2. Le prix Magnesia Litera promeut annuellement les meilleurs livres publiés l’année précédente. Il récompense huit catégories littéraires et attribue un prix du lecteur. Le jury est constitué par des membres de l’Académie des Sciences de la République tchèque, le centre tchèque de l’association P.E.N., les associations des écrivains, des traducteurs, des éditeurs et des libraires… 3. Traduit par Hana Allendes-Říhová et Arnault Maréchal, Editions de l'Olivier, Seuil, Paris, 2005. 4. Le prix littéraire Jiří Orten, du nom du jeune écrivain tchèque mort prématurément, récompense chaque année un auteur tchèque de moins de trente ans. Ce prix existe depuis 1982 et a été notamment attribué à Michal Vieweg en 1993. 5. Le prix Josef Škvorecký a été décerné pour la première fois en 2007 à l’auteur Jan Novák. Mue par la volonté de ne plus récompenser uniquement ses élèves, l’académie littéraire (la haute école privée Josef Škvorecký) attribue désormais un prix à un auteur tchèque dont le roman a paru dans le courant de l’année écoulée ; en cas d’égalité, la voix de l’auteur tranche. 6. Ecole supérieure des Arts et Métiers à Prague. 7. Viktorie Čermáková (1966, Prague) est comédienne et metteur en scène, jeune diplômée de la Damu. Elle débute en tant que comédienne amateur et rejoint vite des théâtres importants à l'instar du Divadlo Husa na provázku (Théâtre l'Oie en laisse) à Brno ou Divadlo Komedie (Théâtre Comédie) à Prague. Elle joue notamment sous la direction de Michal Dočekal, Jan Nebeský, Jiřív Pokorný ou encore de Jan Antoním Pitínský. En 2006, elle co-fonde le studio théâtre l'Usine, Divadelní studio Továrna qui a l’habitude de collaborer avec le lieu alternatif La Fabrika (la Fabrique). En 2007, elle a été récompensée lors du festival Next Wave pour son apport à la scène tchèque. La même année, elle a également été nominée pour le prix Alfréd Radok.

INDEX

Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : littérature tchèque Index géographique : République tchèque

AUTEURS

SARAH FLOCK Aspirante du FNRS à l’Université Libre de Bruxelles (Belgique) et à l’Université Charles de Prague (République tchèque)

RICHARD VACULA Lecteur de langue tchèque à l’Université Libre de Bruxelles (Belgique)

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Recensions

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Anna Wieczorkiewicz, Apetyt turysty

Grzegorz Czerwiński Traduction : Dorota Walczak

RÉFÉRENCE

Anna Wieczorkiewicz, Apetyt turysty, Universitas, Cracovie, 2008, 384 p.

NOTE DE L’ÉDITEUR

La langue originelle de cette recension est le polonais

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1 Cet ouvrage traite des aspects de la création culturelle dans le cadre du tourisme. L’auteur de l’ouvrage tente de répondre aux questions suivantes : Que cherchent les touristes contemporains pendant leurs voyages ? S’agit-il seulement de visiter de beaux lieux et d’acquérir des impressions nouvelles ? Ou y a-t-il là aussi une place pour une réflexion sur le fait même de vivre le voyage ?

2 L’écrivaine consacre une place importante à la problématique de la recherche d’authenticité (de l’utopie sociale et de « l’ordre naturel » dans la conception rousseauiste). Elle la considère comme un élément constitutif du tourisme contemporain. Elle montre la tendance qu’ont les touristes à expérimenter tout ce qui est « non touristique » ou à dépasser les « frontières du spectacle », qui sont en quelque sorte les attractions touristiques offertes par les agences de voyage (c’est le phénomène de « la mise en scène de l’authenticité »).

3 L’auteur mentionne également la transformation des cultures ethniques sous l’influence de l’invasion d’une grande quantité de visiteurs ou l’incorporation de l’art local dans la sphère des biens et des services pour les touristes. La chercheuse s’intéresse à l’iconographie touristique, au processus de formation des mythes contemporains (tels que Barthes les comprenait). Elle soumet à l’analyse la littérature de voyage, des films, des publicités des agences de voyage, elle fait connaître au lecteur polonais les ouvrages de référence (surtout anglophones) dans ce domaine.

4 Ce livre mérite d’être recommandé. Il est dommage cependant que l’auteur n’ait pas soulevé l’influence du reportage de voyage (Ryszard Kapuściński, Wojciech Jagielski) sur le tourisme alternatif, très en vogue. L’analyse de notes de voyage prises par le tout un chacun, publiées entre autres sur des blogs, pourrait dévoiler de nouveaux aspects du tourisme contemporain.

INDEX

Index géographique : Pologne

Slavica bruxellensia, 2 | 2009 67

AUTEURS

GRZEGORZ CZERWIŃSKI Université de Gdańsk

Slavica bruxellensia, 2 | 2009 68

Lenka Procházková, Slunce v ùplňku (Přiběh Jana Palacha)

Richard Vacula

RÉFÉRENCE

Lenka Procházková, Slunce v ùplňku (Přiběh Jana Palacha), Prostor, Prague, 2008, 288 p.

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1 Lorsque Lenka Procházková publia son roman Slunce v úplňku (Plein soleil) en 2008, le thème n’était pas nouveau pour elle. En effet, en 1988 elle avait rédigé un texte sur le sacrifice de Jan Palach, l’étudiant tchèque qui, en janvier 1969, s’immola à Prague pour protester contre l’occupation de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie. Ce texte ne vit alors le jour que sous la forme d’un samizdat. L’auteur a décidé de reprendre et de modifier son texte.

2 Dans son roman, Procházková opte pour une langue vive et simple, un grand nombre de dialogues et une construction chronologique du texte. Ainsi, elle élabore un récit qui se lit facilement et immerge puissamment le lecteur dans l’histoire racontée. De surcroît, l’auteur arrive à conserver une impression de témoignage documentaire en alternant des chapitres purement romanesques (écrits à la 3e personne du singulier) et des extraits de journal intime imaginés (à la 1ère personne).

3 L’histoire du roman est encadrée par deux dates clés : le 21 août 1968, jour de l’invasion des armées du Pacte de Varsovie, et le 19 janvier 1969, jour de la mort de Palach. Ces cinq mois qui séparent ces deux dates ont modifié le destin de la Tchécoslovaquie, alors en voie de démocratisation, et sont relatés à travers les yeux d’un étudiant. Néanmoins, Procházková ne s’intéresse pas tant aux faits historiques qu’aux humeurs qui traversaient progressivement la société : l’esprit militant, le scepticisme et l’apathie généralisée, contre laquelle Palach voulait précisément lutter.

4 Ce roman représente sans doute plus qu’une simple chronique ou une analyse des motifs qui ont abouti à cette immolation. C’est tout d’abord le témoignage authentique d’un membre de cette génération « perdue » : Procházková est née deux ans et demi après Palach. Ce roman est surtout une tentative artistique de s’acquitter de la dette qu’une grande partie des étudiants de l’époque ressentait à l’égard de leur collègue qui s’était résolu à agir.

5 Enfin, il s’agit également d’honorer son dû à l’histoire elle-même : Procházková constate, par l’intermédiaire des personnages de son roman, que l’expérience vécue reste intransmissible. Avec la responsabilité et la grâce d’un écrivain expérimenté, elle semble nous indiquer qu’il est un devoir d’agir comme témoins des moments importants de l’Histoire. Tout le récit est pénétré par le goût intensif de cette époque, par son toucher de l’incommunicable, par l’essence de l’expérience personnelle, des espérances et désillusions profondes, que l’auteur incorpore dans son roman.

6 Le récit est suivi d’une postface où Procházková explique le contexte de création de son roman, cite quelques témoignages authentiques, reprend l’intégralité du Manifeste des

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deux mille mots, rédigé par Ludvík Vaculík, et joint quelques photographies de l’invasion et de l’enterrement de Palach.

7 Le roman Slunce v úplňku représente une action artistique remarquable et spécifique dans le contexte de l’histoire contemporaine des pays de l’Europe Centrale. Sorte d’épopée héroïque moderne, il constitue le premier texte littéraire traitant avec succès du rôle des étudiants dans les événements de 1968 en Tchécoslovaquie.

INDEX

Index chronologique : communisme, XXe siècle Mots-clés : histoire tchèque, littérature tchèque Index géographique : Tchécoslovaquie

AUTEURS

RICHARD VACULA Université Charles de Prague, Université Libre de Bruxelles

Slavica bruxellensia, 2 | 2009 71

Ljudmila Ulitskaja, Daniel Stein, interprète

Giulia Gigante

RÉFÉRENCE

Ljudmila Ulitskaja, Daniel Stein, interprète, Gallimard, Paris, 2008, 528 p. Traduit du russe par Sophie Benech.

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1 L’œuvre, caractérisée par une rare intensité émotionnelle et une structure extrêmement complexe, narre une histoire vraie dans laquelle s’entremêlent tous les principaux événements dramatiques de l’Histoire du XXe siècle. Le Daniel du titre a donc réellement existé. Ljudmila Ulitskaja l’a rencontré par hasard il y a quinze ans et était, depuis lors, hantée par l’idée de raconter sa vie. Ulitskaja abandonne la narration linéaire qui caractérisait ses œuvres précédentes et opte pour une forme de post- modernisme sui generis, en recourant aux techniques du montage et collationnant les sources les plus diverses – en partie authentiques, en partie inventées. Les lettres, les morceaux de journal intime, les transcriptions d’enregistrements de conversations, les entretiens, les articles de presse et même les rapports des services secrets créent, petit à petit, l’immense puzzle que constitue le roman. Face à la masse de cette documentation, l’écrivain choisit de se placer en spectatrice de l’histoire.

2 Ulitskaja s’est inspirée de la vie de Oswald Rufeisen, un juif polonais qui, grâce à sa connaissance parfaite de la langue allemande, s’est retrouvé à travailler comme traducteur pour la Gestapo et en a profité pour organiser, au péril de sa vie, la fuite de centaines de juifs juste avant l’arrivée des convois à destination des camps d’extermination. À son tour miraculeusement échappé à la mort, Rufeisen se réfugie dans un couvent de carmélites, puis collabore avec des partisans avant de se voir obligé de travailler, à nouveau comme traducteur, pour le NKVD. Après une série de mésaventures, il décide à la fin de la guerre de se convertir au catholicisme et de s’établir en Israël, où, moine carmélite, il vit la condition paradoxale de juif converti et de partisan de l’œcuménisme. Oswald-Daniel est un « Juste », profondément convaincu de l’inutilité des dogmes et des idéologies, pour qui l’important est de « vivre en juste » plutôt que de « penser juste ».

3 On pénètre dans le roman Daniel Stein, interprète comme dans une véritable forêt de sentiers qui bifurquent, un enchevêtrement gigantesque de temps, de lieux, de lignes narratives, de personnages et de peuples (russe, polonais, lituanien, biélorusse, juif, arabe, allemand et américain). Dans ses différentes ramifications, l’œuvre aborde, outre des questions de nature historique et surtout religieuse, une série de thématiques existentielles. D’une certaine manière, dans ce roman, Ulitskaja part à la recherche de son propre passé et de ses racines juives que certains critiques l’accusaient d’avoir oubliées dans ses dernières œuvres.

4 Les dynamiques de la vie de famille, que l’auteur avait déjà approchées avec intelligence et précision dans ses écrits précédents, jouent également un rôle considérable dans cette œuvre, mais dans le cadre blême d’un contexte dans lequel la

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faim, la guerre et les luttes civiles semblent mettre à mal les paramètres admis en temps ordinaire. Le thème dostoïevskien de la culpabilité est à plusieurs reprises évoqué dans le livre qui pose la question de savoir ce qui est juste et s’il est possible de prendre en charge les fautes d’autrui.

5 La vie d’un homme comme Daniel, en dehors de sa valeur exceptionnelle de témoignage historique, semble souligner la nécessité de prendre position, de ne pas se laisser entraîner par le devenir historique et constitue un formidable appel à la tolérance, en ce qu’il nous pousse à comprendre et à accepter des décisions et des façons de vivre et de penser qui nous paraissent inconcevables parce qu’elles sont éloignées des nôtres.

6 Dans ce roman, Ulitskaja est parvenue à donner le bon éclairage à son personnage, trouvant ainsi la note juste pour raconter une histoire qui mérite d’être connue et qui a déjà conquis des millions de lecteurs.

INDEX

Index géographique : Pologne, Russie Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : littérature russe

AUTEURS

GIULIA GIGANTE Traductrice (Bruxelles)

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Ewa Toniak, Olbrzymki. Kobiety i socrealizm

Wojciech Tomasik Traduction : Dorota Walczak

RÉFÉRENCE

Ewa Toniak, Olbrzymki. Kobiety i socrealizm, Cracovie, Korporacja Ha! art, Série « Linia wizualna », n° 1, 2008, 166 p.

NOTE DE L’ÉDITEUR

La langue originelle de cette recension est le polonais

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1 Dans Olbrzymki. Kobiety i socrealizm (Les Géantes. Les femmes et le réalisme socialiste), Ewa Toniak se base sur le constat que l’art polonais de la période réaliste socialiste propose une sorte de discours classique et patriarcal. L’attention de l’auteur est focalisée sur l’image de la femme, telle qu’elle apparaît dans des réalisations artistiques (peintures, sculptures, films documentaires et de fiction, œuvres littéraires et couvertures de magazines des années 1950) et à travers le récit des « bâtisseurs d’un avenir meilleur », récit dans lequel il y a, comme elle le remarque, un manque profond de cohérence. Le réalisme socialiste se définit comme un art qui proclame l’égalité des sexes, mais, dans son application et sa réalisation textuelles, on remarque que les valeurs traditionnellement associées au rôle social masculin sont mises en exergue.

2 La chercheuse aborde le réalisme socialiste polonais sous l’angle de l’opposition homme-femme et montre que, derrière une façade d’égalité, se cachent la violence, l’agression, la réification. Car, sous le communisme, la « question féminine » est posée et débattue par les hommes.

3 Toniak montre l’opposition des sexes dans la relation mot-image et décrit ainsi une culture qui se caractérise par un déséquilibre : la domination du masculin et de l’expression verbale. Bien que révolutionnaire dans ses postulats, la culture communiste raffermit l’ordre traditionnel, dans lequel la parole se situe du côté des hommes actifs (et qui regardent), tandis que le silence reste du côté des femmes passives (et regardées).

4 L’auteur introduit dans son livre un cheminement intellectuel très intéressant. Nous pourrions le qualifier de récit sur la façon dont l’impérieux discours masculin est démasqué, désarmé, compromis et parodié par les femmes dans l’art polonais. L’auteur parle du réalisme socialiste non seulement comme un phénomène historiquement fermé, mais aussi comme le point de départ de tout ce qui se passe dans l’art polonais contemporain, c'est-à-dire après les années de dictature masculine et communiste.

5 Dans ce dialogue, elle s’engage personnellement. Contrairement à son sujet, le livre est féminin, et ce de manière ostentatoire. Nous pouvons lire dans la première phrase que ces esquisses « sont nées de l’ennui ». Olbrzymki rappelle dans sa structure un patchwork délicat opposé aux œuvres de l’époque, solides, monumentales et construites selon les directives imposées. Le réalisme socialiste accordait la primauté au mot et, dans ce système, la littérature tenait le rôle central : le pouvoir utilisait la matière textuelle pour asseoir sa force. Le sens de l’image est soumis à un contrôle : par exemple, via un commentaire ajouté aux scènes d’un film, un titre très expressif, une légende sous une photographie, etc.

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6 L’ouvrage renverse cette hiérarchie : le mot, que la culture communiste plaçait au centre, est ici mis en marge de la réflexion. Le matériel à la base de l’analyse est surtout composé de toiles, de sculptures, de cadres, de films, de photos de couvertures et de photomontages. De plus, le livre est richement illustré. En mettant au premier plan l’image féminine, « anarchique » dans sa sémantique, et au second le mot masculin qui contrôle le sens de l’image, l’art polonais des années 1950 dévoile ainsi ce qu’il ne voulait et ne pouvait pas montrer : sa misogynie.

7 Olbrzymki est le premier livre d’Ewa Toniak et le premier volume de la nouvelle série « Linia wizualna ». Ces débuts sont très prometteurs.

INDEX

Index géographique : Pologne Mots-clés : féminisme, réalisme socialiste Index chronologique : communisme, XXe siècle

AUTEURS

WOJCIECH TOMASIK Professeur à l’Université de Bydgoszcz (Pologne)

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Drugi pored mene. Antologija priča i eseja pisaca Jugoistočne Evrope (anthologie éditée par Ričard Švarc)

Pieter Troch

RÉFÉRENCE

Drugi pored mene. Antologija priča i eseja pisaca Jugoistočne Evrope (anthologie éditée par Ričard Švarc), Samizdat B92, Beograd, 2007, 278 p.

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1 L’anthologie Drugi pored mene… (L’Autre à côté de moi. Anthologie de nouvelles et d’essais d’écrivains de l’Europe du sud-est) comprend vingt et une nouvelles et essais écrits par des auteurs contemporains serbes (David Albahari, Vladimir Arsenijević, László Végel, Charles Simic, Biljana Srbljanović, Dragan Velikić), kosovars (Beqë Cufaj), croates (Slavenka Drakulić, Bora Ćosić, Miljenko Jergović, Irena Vrkljan), bulgares (Dimitré Dinev, Vladimir Zarev), bosniaques (Aleksandar Hemon, Saša Stanišić, Nenad Veličković), slovènes (Drago Jančar, Maruša Krese), macédoniens (Luan Starova) et albanais (Ismaïl Kadaré, Fatos Fongoli). L’éditeur de cette anthologie a bien compris que la catégorisation nationale ne se justifiait pas, car les auteurs sélectionnés ont pour la plupart quitté leur pays d’origine ou appartiennent à une minorité à l’intérieur du pays mentionné. Du reste, certains d’entre eux n’écrivent plus dans leur langue maternelle. Cette anthologie a été publiée parallèlement en allemand (sous le titre Der andere nebenan, eine Anthologie aus dem Sudösten Europas, S. Fischer Verlag GmbH, Frankfurt am Main, 2007, 352 p.) et dans les langues des pays cités ci-dessus, elle présente une coopération culturelle unique dans l’espace du sud-est européen. Le lecteur remarquera l’absence d’écrivains grec, roumain ou turc dans cette anthologie consacrée aux auteurs balkaniques. Le rédacteur justifie son choix en arguant qu’une anthologie doit avoir des limites et qu’il jugeait raisonnable de limiter l’ensemble aux pays de l’ex-Yougoslavie, à la Bulgarie et à l’Albanie. Je pense toutefois que le recueil aurait été plus pertinent si des nouvelles grecques, roumaines ou turques avaient été incorporées à l’ensemble. Ceci constitue mon seul bémol à propos de Drugi pored mene. En lisant Der andere nebenan, le lecteur allemand (et plus largement le lecteur de « l’Ouest ») découvrira vingt et un écrivains des Balkans, une région dont malheureusement l’image la plus représentative reste celle de la guerre. Cette anthologie prouve surtout qu’il existe une littérature balkanique contemporaine et qu’elle mérite d’être reconnue. Elle permet également au lecteur balkanique, de découvrir, voire de redécouvrir, des auteurs issus des pays voisins, car après la guerre, la littérature des pays de l’ex-Yougoslavie a été re- délimitée en fonction des nouvelles frontières. Il est rare par exemple qu’un écrivain croate contemporain soit connu du grand public serbe, et inversement. En ce sens, cette anthologie constitue un rare effort de réconciliation et de redécouverte culturelle dans les Balkans.

2 Pourtant, cette anthologie ne se limite pas à une (re)découverte littéraire, elle compile des opinions littéraires sur des thèmes actuels dans les Balkans. En effet, l’ouvrage présente vingt et une réponses à la question posée par Švarc dans son épilogue : pourquoi tant de méfiance dans les Balkans entre les différentes communautés

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ethniques, religieuses et régionales ? Pourquoi l’Autre est-il devenu notamment dans les Balkans un concept si compliqué ? Les écrivains ont proposé différentes réponses littéraires, des histoires, des réflexions intimes, personnelles, sur l’Autre. La majorité a utilisé des fragments autobiographiques, l’histoire de ses pérégrinations ou de celles de sa famille. D’autres encore ont traité le sujet par le biais des histoires fictives. Certains ont rédigé des essais sur le thème de l’Autre. N’attendez pas ici de grandes théories politiques, mais bien des réflexions littéraires sur un thème central dans l’Histoire et si présent dans la réalité des Balkans. Ce qui ne manquera pas de frapper le lecteur, c’est la ressemblance entre toutes les impressions liées à l’Autre. Ainsi, en traitant la fixation des frontières, des pays, des nations, etc. comme un sujet commun à tous les Balkans, cette anthologie s’impose comme un effort pour surmonter l’étroitesse qui caractérise si bien les Balkans contemporains, notamment sur le plan culturel.

INDEX

Index chronologique : XXe siècle Index géographique : Balkans, Bosnie, Bulgarie, Croatie, Kosovo, Macédoine, Serbie, Slovénie Mots-clés : littérature balkanique, littérature bosniaque, littérature bulgare, littérature croate, littérature macédonienne, littérature serbe, littérature slovène

AUTEURS

PIETER TROCH Doctorant, Université de Gand (Belgique)

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Boris Pahor, L’Appel du navire

Pauline Fournier

RÉFÉRENCE

Boris Pahor, L’Appel du navire, Paris, Phébus, coll. « D’Ailleurs »), 2008, 320 p. 1re éd. 1964. Traduit du slovène par Antonia Bernard

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1 Le personnage principal de ce roman est une jeune fille slovène, Ema. Avec elle, l’écrivain nous fait pénétrer peu à peu dans les maillons de la résistance slovène née vers la fin des années 1920 à Trieste et dans le Primorje, une région à la frontière de l’Italie, pour faire face au régime fasciste italien qui menait alors une politique radicale d’« italianisation ».

2 Il est étonnant de voir une figure féminine mener le récit dans l’œuvre de cet écrivain inspirée fortement de faits autobiographiques, véritable témoignage des horreurs et persécutions perpétrées par les différents régimes totalitaires du XXe siècle. Boris Pahor évoque par exemple son enfance à Trieste dans son recueil de nouvelles Un bûcher dans le port (1959), au moment où a lieu l’incendie de la Maison de la culture slovène commis en 1920 par les fascistes, ou encore l’homme rescapé des camps d’extermination nazis dans Pèlerin parmi les ombres (1967). Ce « devoir de mémoire » est le message principal motivant la création de Boris Pahor qui élabore une fiction à partir de ses expériences vécues. L’appel du navire évoque ainsi la jeunesse de l’écrivain dans le cadre du premier réseau de résistance d’Europe, les TIGR (acronyme formé du nom de quatre villes, Trst, Istra, Gorica et Reka), créé dans le but de combattre le fascisme. Pourtant, et contrairement à ses autres romans, le personnage principal n’est pas ce jeune homme dans lequel le lecteur peut deviner la projection de l’auteur. Ema arrive à Trieste sans famille et sans travail. En quête de soi, son cheminement la mènera au fil des rencontres à son intégration parmi les résistants. Outre sa féminité, rien en elle ne rappelle l’auteur, son appartenance à Trieste aux paysages familiers, et le caractère joyeux du jeune homme aventurier. Quelle signification apporte cette figure féminine au roman ? Si Ema n’est pas une représentation de l’auteur, elle existe bel et bien dans le récit. Danilo est ce personnage tant attendu par les lecteurs avertis des romans de Boris Pahor. Pourtant il n’est plus au premier plan car il apparaît ici seulement au travers des expériences d’Ema, présent dans son cheminement mais toujours au second plan du récit, comme caché dans les lignes. Ce procédé littéraire de mise à distance du personnage-référent veut expliquer par la forme ce qu’est dans le fond un réseau de résistance : une organisation secrète, difficilement accessible, visible dans ses actions mais invisible dans son organisation.

3 Bien entendu Boris Pahor ne s’arrête pas à la plasticité que ce personnage féminin apporte à la construction du roman. Il va au fur et à mesure des chapitres l’habiller d’un symbole fort. Ema, au début du récit, est libre mais affectée par son « intranquillité ». En fin de récit, les valeurs sont inversées : elle finit emprisonnée, et cependant elle attend sa libération avec confiance. Son parcours l’a menée à trouver sa voie, en adéquation avec ses convictions. Elle devient ainsi, à l’instar de Danilo, une figure de la résistance et de ce fait reprend la première place dans le récit. C’est à ce

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moment que la féminité du personnage prend tout le sens d’un symbole fort : la transmission. La femme devient mère et transmet d’une génération à l’autre la langue slovène. Le combat des résistants d’alors est de permettre la continuité de cette transmission de leur langue maternelle, élément essentiel de la « slovénité ». Pour cela, ils apportent clandestinement des livres d’école, des revues et des romans en slovène à ceux qui n’y ont pas accès étant donné le contexte d’assimilation forcée. C’est dans le maquis qu’Ema comprendra cette évidence. Ce maquis est symbolisé par la mer, seul endroit où les Slovènes de Trieste peuvent s’exprimer sans réprimande, c’est aussi ce lieu virtuel qu’est la langue et qu’il faut défendre pour pouvoir continuer d’exister.

INDEX

Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : littérature slovène Index géographique : Slovénie

AUTEURS

PAULINE FOURNIER Docteur en Lettres Slaves (spécialisation slovène), INALCO

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