Journal de la Société des Océanistes

133 | 2e semestre 2011 Trentenaire de la république du

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/jso/6415 DOI : 10.4000/jso.6415 ISSN : 1760-7256

Éditeur Société des océanistes

Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2011 ISBN : 978-2-85430-031-4 ISSN : 0300-953x

Référence électronique Journal de la Société des Océanistes, 133 | 2e semestre 2011, « Trentenaire de la république du Vanuatu » [En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2011, consulté le 15 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/jso/6415 ; DOI : https://doi.org/10.4000/jso.6415

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SOMMAIRE

Trentenaire de la république du Vanuatu

PrésentationVers un cinquantenaire de la République du Vanuatu Marc Tabani

Mécanismes d’identification linguistique et jeunesse urbaine à Port-Vila (Vanuatu) : une approche anthropologique Leslie Vandeputte Tavo

Urbane Tannese: Local Perspectives on Settlement Life in Port Vila Lamont Lindstrom

Le kava au Vanuatu, des rites ancestraux aux bars à kava de l’urbanité domestiquée : une lecture diachronique Annabel Chanteraud et Gilbert David

Bingo et enjeux sociaux : l’exemple de la communauté urbaine de Seaside Tongoa à Port-Vila (Vanuatu) Alice Servy

The Technology of Ethnography. An empirical argument against the repatriation of historical accounts Thorgeir Storesund Kolshus

Du condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides au Vanuatu : deux métropoles pour une indépendance Sarah Mohamed-Gaillard

Paradise for sale. The sweet illusions of economic growth in Vanuatu Eric Wittersheim

Ethnobotanique du cocotier (Cocos nucifera L.) sur l’île de Vanua Lava (Vanuatu) Sophie Caillon

Le Vanuatu côté océan : La révolution bleue et les premières années de l’indépendance Gilbert David

Historique d’un chef-d’œuvre, ambassadeur de l’art ni-vanuatu en France Christian Coiffier et Kirk Huffman

Articles hors dossier

Une noblesse sous contrôle. Le pouvoir coutumier vu de Rewa (Fidji Est) Émilie Nolet

Miscellanées

Quels changements de paradigmes pour les études océanistes ? Denis Monnerie

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L’énigme de la patate douce. Scénarios historiographiques dans le Pacifique Jean-François Baré

Comptes rendus d'ouvrages

Lapita calédonien. Archéologie d’un premier peuplement insulaire océanien de Christophe Sand Marion Melk-Koch

Lapita. Ancêtres océaniens. Oceanic Ancestors de Christophe Sand et Stuart Bedford (éd.) Gilles Bounoure

In the Shape of Tradition… de Eric Moltzan Anderson Gilles Bounoure

Mau Moko, Le monde du tatouage maori deTe Awekotuku Ngahuia et Linda Waimarie Nikora Sébastien Galliot

Red Eye of the Sun. The Art of the Papuan Gulf de Michael HAMSON Gilles Bounoure

Chinois en Polynésie française : Migration, métissage, diasporade Anne-Christine TRÉMON Benoît Vulliet

Headhunters from the swamps.The Marind Anim of New Guinea as seen by the Missionaries of the Sacred Heart, 1905-1925 de Raymond CORBEY Gilles Bounoure

Südsee-Oasen. Leben und Überleben im Westpazifik de Ingrid HEERMANN (herausg.) Gilles Bounoure

Return to Paradise. Les dossiers oubliés : le fardeau de l’homme blanc de Jean GUIART Raymond MAYER

New Zealand Identities. Departures and Destinations de James H.LIU, Tim MCCREANOR, Tracey MCIINTOSH and Teresia TEAIWA (eds) Raymond MAYER

À l’épreuve du capitalisme. Dynamiques économiques dans le Pacifique de Christine DEMMER et Marie SALAÜN (éds) Raymond MAYER

Moving images. John Layard, fieldwork and photography on Malakula since 1914 de Haidy GEISMAR and Anita HERLE Gilles Bounoure

Ancestors of the Lake. Art of Lake Sentani and Humboldt Bay, New Guinea deVirginia-Lee WEBB Gilles Bounoure

L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne de Claude LÉVI-STRAUSS Raymond MAYER

L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon de Claude Lévi-Strauss Raymond MAYER

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Actes et actualités de la SdO

In memoriam Nicolaï Michoutouchkine (1929-2010) Christian Coiffier

In memoriam Georges Condominas (1921-2011) Christian Coiffier

Cinéma des Océanistes et Conférences de la SdO liste des ouvrages reçus

Publications de la Société des Océanistescatalogue de décembre 2011

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Trentenaire de la république du Vanuatu

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PrésentationVers un cinquantenaire de la République du Vanuatu

Marc Tabani

1 À l’occasion du trentième anniversaire de la République du Vanuatu1, la Société des Océanistes a souhaité consacrer un dossier thématique de son Journal à la situation actuelle et aux réalités contemporaines de ce pays. Qu’elle en soit remerciée. Car à ce jour, aucune de ses publications collectives n’avait encore été spécialement dédiée à l’existence et au devenir de ce jeune micro-État insulaire du Pacifique. Un dossier comparable avait été publié en 1956, mais c’était au cours d’une période historique fort différente de cet archipel.

2 Le coordinateur à l’époque de ce dossier, le père O’Reilly [12]2, adopta pour sa présentation une position convenue d’historiographe. Le tableau qu’il tenta de brosser des Nouvelles-Hébrides reposait sur une chronologie cumulative ; conquête et colonisation de cet archipel s’y trouvaient placées dans une continuité historique symptomatique. En dépit d’un contexte international où les luttes de décolonisation battaient leur plein, les questions relatives à l’émancipation politique des Mélanésiens ne s’y trouvaient que peu abordées, quand bien même la loi-cadre Defferre de 1956 venait de reconnaître au territoire voisin de la Nouvelle-Calédonie une certaine autonomie. À l’exception d’un article de Jean Guiart [21] sur le mouvement coopératif, le non-dit sur l’émancipation des Néo-Hébridais indigènes ressortait plus généralement de l’ensemble des contributions à ce précédent recueil, dans une connivence qui semblait conditionnée par l’historicisme affiché dans le titre retenu : « Le cinquantenaire du condominium des Nouvelles-Hébrides ».

3 Notre propre titre, en forme de clin d’œil, « vers un cinquantenaire de la République du Vanuatu », vise à souligner les aspirations qui animent tout comme les risques qui guettent les citoyens du Vanuatu au présent comme à l’avenir. Ces considérations sont au cœur de l’ensemble des contributions de ce volume du JSO. Plus d’un demi-siècle après le précédent de 1956, la motivation de ce numéro n’est pas d’interpeller les silences de nos aînés sur la question des droits civiques dont les Néo-Hébridais indigènes furent totalement privés jusqu’en 1979 (Boulekone, 2009 : 7). L’objectif commun est de renforcer un changement d’approche, quelle que soit la discipline à

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laquelle on se rattache et de donner la priorité aux profondes mutations sociétales dans lesquelles sont engagés les habitants de cet archipel pour mieux appréhender leur sort.

4 Entre l’immobilisme du monde colonial et le processus d’accélération du changement inhérent à la mondialisation, la rupture est consommée. Au Vanuatu comme ailleurs, les bouleversements radicaux prédominent, la modernité consolide chaque jour son hégémonie, les ruptures en cascades s’enchaînent à un rythme chaotique. Au sein de celles-ci, de nouvelles continuités peuvent parfois, de manière contingente, être reformulées ou recomposées dans certains champs de la société. Ces liens imaginés entre des éléments culturels provenant d’héritages divers et souvent bien distincts esquissent les lignes de fond qui contribuent au façonnement d’une histoire longue, dont la trajectoire nous échappe en grande partie. Les contributions au présent numéro reflètent également cette dimension d’une réaffirmation des diversités actives et de leurs spécificités locales.

5 Loin des clichés éculés, empruntés au bazar de l’exotisme, sur sa situation périphérique ou son enclavement, le Vanuatu est situé au cœur d’une mer d’îles qui attisent les intérêts des grandes et moyennes puissances bordant le Pacifique. Le pays se trouve à une croisée des chemins. Malgré leur centaine de langues et autant de traits culturels spécifiques, malgré le maintien d’une économie de subsistance, les Ni-Vanuatu n’échappent pas aux ingérences économiques grandissantes, aux influences sociales et politiques prononcées des modèles importés. Avant d’aborder et d’introduire les contributions des auteurs à ce numéro spécial, nous évoquerons préalablement quelques grandes tendances contemporaines de la vie de ce pays et de ses habitants3.

Le Vanuatu dans ses frontières globales

6 Le 30 juillet 1980 représente pour le Vanuatu – et par extension, pour l’ensemble des îles du Pacifique – une date mémorable. L’accession à l’indépendance de l’ex- condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides fut tumultueuse. Des forces armées, britanniques, françaises, papoues, avec le soutien logistique de l’Australie pour les soldats papous, intervinrent en plusieurs îles de cet archipel. Des morts furent à déplorer, des centaines de partisans de chaque camp humiliés et enfermés, des populations françaises expulsées. Cette accession à la souveraineté marqua les esprits, révélant au grand jour les oppositions (entre populations anglophiles et francophiles supportant respectivement le principe d’une indépendance immédiate ou différée) héritées des structures du condominium. Par contrecoup, elle modifia durablement aussi la donne géopolitique de la présence française dans le Pacifique, malgré un maintien de la francophonie. Le dénouement favorable de cette lutte fut préfiguré par l’opposition politique déjà ancienne menée par des nombreux mouvements indigènes, hostiles aux injustices de l’ordre colonial et aux pressions soutenues de la christianisation (Abong, 2008 ; Tabani & Abong, à paraître ; Tabani, 2008, 2010).

7 Même si ces premières formes de contestation organisée ne portaient pas sur les droits à la citoyenneté, tels qu’ils furent revendiqués ultérieurement par une élite nationaliste, elles n’en sont pas moins des manifestations évidentes du refus de l’aliénation foncière et des réactions à un large sentiment d’humiliation. Ainsi, au-delà de l’exercice de sa souveraineté et des droits élémentaires qu’elle garantissait à ses citoyens, la proclamation de la République du Vanuatu a permis à cet archipel de devenir l’un des rares pays de la région à avoir tracé paisiblement sa voie et développé

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ses singularités, malgré les soubresauts politiques et de nombreuses tensions sociales, en inscrivant pacifiquement son destin dans une apparente continuité démocratique. Ce semblant de calme et de pérennité contraste avec les heurts initiaux d’une indépendance accouchée aux forceps.

8 Si ces aspects institutionnels sont en soi déjà remarquables et souvent en contradiction avec les discours diffusés par certains think tanks internationaux, sur « l’arc d’instabilité » (arc of instability) et les « États défaillants » (failed states) qui caractériseraient aujourd’hui en grande partie la Mélanésie (Babadzan, 2009 ; Dobell, 2007 ; White, 2006 ; Fraenkel, 2004), ils ne doivent pas occulter l’inventivité sociale et la créativité culturelle des groupes et individus qui vivent dans ce micro-État insulaire. Pourtant, les signes d’une emprise renforcée de la mondialisation sur la vie dans ces îles sont légion : « […] Émeutes à Port-Vila en 1988 et 1998 […]. Enlèvement en 1996 du Président de la République par des membres de la force paramilitaire […]. Tensions entre les forces de police régulières et leur branche paramilitaire […]. Conflits entre gens de Tanna et d’Ambrym vivant à Port-Vila […]. Griefs soulevés par la question des terres… Revendications salariales dans le secteur public […] Essor de la criminalité urbaine […]. Violences policières et évasions de prisonniers […]. Heurts entre différents groupes insulaires entretenus par l’urbanisation et le taux de chômage, tout particulièrement parmi les jeunes générations en très forte croissance démographique. » (Dinnen, Porter and Sage, 2010 : 3)

9 Autant d’indices qui, d’après cette étude publiée par la Banque mondiale sur les conflits en Mélanésie, semblent confirmer : « la possibilité pour le Vanuatu de suivre un trajet similaire à celui des ces voisins du nord [Papouasie Nouvelle-Guinée, îles Salomon]. » (Dinnen, Porter and Sage, 2010 : 3)

10 On peut facilement adhérer à ce constat, et même ajouter à cette liste bien plus de facteurs potentiellement déstabilisateurs pour ce pays : intensification des pratiques de sorcellerie, des épidémies de MST ; des conduites socialement et politiquement à risque – aliénation foncière massive, accélération de l’instabilité gouvernementale, développement du clientélisme et aggravation des malversations – ; pauvreté en infrastructures publiques, disettes lors des catastrophes naturelles, très forte dépendance envers les agences de financement étrangères, contrôle du commerce de détail par les commerçants expatriés, dont massivement des Asiatiques ; paris risqués sur la scène internationale – relance régulière des revendications territoriales concernant les îlots Matthew et Hunter disputés à la Nouvelle-Calédonie, soutien sur la scène diplomatique à Fidji et à l’attribution par le Groupe mélanésien Fer de Lance (GMLF) d’un statut d’observateur à l’Indonésie, reconnaissance douteuse de la souveraineté de la république autoproclamée d’Abkhazie.

11 En revanche, l’argument des possibles « compromis institutionnels hybrides » (Dinnen, Porter and Sage, 2010 : 4) entre le néo-libéralisme et la coutume (kastom) comme gage d’un développement harmonieux laisse songeur. Ces nouvelles hybridations idéologiques, où les investisseurs étrangers seraient le gage d’une prospérité qui s’imposerait d’elle-même aux populations locales, relèvent d’un programme dont l’application n’est en rien appropriée aux besoins réels du Vanuatu. Dans un horizon postcolonial, l’échange non équilibré donne régulièrement lieu à des convoitises et pratiques néocoloniales.

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12 Dans un précédent article (Tabani, 2010), nous avons analysé les différentes phases historiques de l’exploitation commerciale, puis de l’encadrement juridique et politique d’anciennes cérémonies rituelles et autres manifestations carnavalesques d’une culture populaire naissante, converties en des « spectacles culturels » pour touristes. Tout comme les survivances précoloniales décontextualisées qu’ils peuvent ou non intégrer, ces divertissements de masses sont classés sous la rubrique générique kastom. Parmi les conférences qui ont permis de murir cet article, celle donnée au VKS devant un groupe de chefs et d’habitant de Pentecôte fut mémorable. Elle permit de tester les affirmations de l’auteur auprès des premiers concernés par ses analyses. Étonnamment, là où l’auteur souhaitait garder de la retenue, ses interlocuteurs de Pentecôte le trouvèrent trop timoré : vendre ce qui vous est le plus cher parce que vous ne disposez de plus rien d’autre, n’est pas une simple commercialisation, mais bien une « prostitution de la culture » – « olsem sapos yu salem waef blong yu » – comme osait en son temps l’affirmer Roger Keesing (1996 : 174). Les choses sont allées loin lorsque l’auteur fut sollicité par divers médias australiens et calédoniens à résumer ses positions. Par contrecoup, certains groupes de chefs proclamèrent dans les journaux du Vanuatu qu’ils souhaitaient réduire, voire entraver, la portée commerciale de l’organisation des cérémonies. D’autres porte-parole locaux représentant d’autres types d’intérêts répondirent sur les ondes de Radio Australia, que s’ils respectaient les opinions contraires, leur analyse du problème n’était pas le surnombre de touristes dans ces occasions, mais l’absence d’infrastructures adaptées qui empêchent d’en attirer bien plus.

13 Depuis les années 1990, l’ouverture de l’économie formelle du Vanuatu au secteur de l’immobilier a notamment permis de placer entre les mains d’investisseurs étrangers près des trois quarts des terres d’Efate, presque 20 % de celles de Santo0… un processus qui s’étend désormais aux principales îles de l’archipel (Regenvanu, 2008 ; Stefanova, 2008). Que les facteurs de troubles au Vanuatu n’aient pas encore mené à des dérapages d’une même intensité qu’en Papouasie Nouvelle-Guinée, aux Salomon ou à Fidji reste en tout cas une question ouverte au débat. Ni la très faible distribution d’armes à feu, ni « l’opium du peuple » que constitue le kava, ni l’ancrage chrétien ou les formes traditionnelles de partage et de solidarité, ni les attentions des agences étrangères et internationales de financement, ni les influences stabilisatrices de la Nouvelle- Calédonie voisine, n’expliquent en eux-mêmes le calme relatif, voire précaire, qui règne dans les villes et les villages du Vanuatu.

14 Si l’on aborde l’accélération des changements dans ce pays par le biais des chiffres, ceux-ci n’ont rien de particulièrement rassurant. La population a déjà plus que doublé depuis 1979 pour passer à plus de 250 000 personnes en 2010 (VNSO, 2010 : 1)0. Sans diminution sensible de son taux de croissance, elle pourrait atteindre les 500 000 à l’horizon 2040. La densité démographique des îles de certaines provinces, celle de Penama par exemple (Pentecôte, Ambrym, Ambae), dépasse déjà les 26 habitants au km² (ibid. : 8), rapprochant inéluctablement celles-ci vers un seuil, encore imprécis, à partir duquel les terres arables ne suffiront plus à nourrir les hommes qu’elles supportent.

15 L’exode rural s’est accentué même si 76 % de la population réside sur ses terres et continue de les exploiter (ibid. : 8). La densité sur Efate, l’île-capitale, a déjà dépassé les 50 habitants par km² (ibid. : 8). Sur ses 42 000 habitants, plus des trois quarts résident à Port-Vila, dont un bon tiers dans des bidonvilles. Mais avec l’achèvement d’une route

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circulaire, c’est tout le littoral de l’île qui à moyen terme est menacé de se transformer en une vaste conurbation parsemée de stations balnéaires. Une majorité des habitants d’Efate n’ont déjà plus accès aux ressources alimentaires de l’environnement littoral.

16 Concernant l’accès à l’éducation, la scolarisation atteint des degrés élevés pour la région, de l’ordre de 90 % pour la classe d’âge des enfants de 12 ans. Ce taux décline de manière drastique pour les écoliers plus âgés (50 % à 16 ans et 30 % à 18 ans) ; l’accès aux études supérieures demeure le plus souvent l’apanage d’une élite (5 %) (VNSO, 2010 : 23). Toutefois, la contrepartie à cette attention portée à la formation est une quête généralisée pour trouver l’argent nécessaire au règlement des frais de scolarité. Leur coût économique moyen, premier poste de dépense pour la plupart des familles, a largement contribué au renforcement de la monétarisation de l’économie de subsistance dans les zones rurales et, par extension, à leur paupérisation en termes d’économie formelle. Les capacités de scolarisation des enfants impliquent fréquemment une émigration vers Vila ou vers l’étranger dans le cadre d’emplois saisonniers ou d’embauches sur les flottilles de pêche étrangères.

17 Concernant la santé publique, près de 20 % de la population du pays n’a pas accès aux services de santé (WHO, 2007 : 12). Selon le plan directeur du ministère de la Santé (2004-2009), les diarrhées, le paludisme et les maladies et infections respiratoires restent les causes d’affection prévalentes pour l’ensemble des groupes d’âge. Les causes principales de morbidité et de mortalité sont, dans un ordre décroissant, les maladies cardio-vasculaires, les cancers, les maladies respiratoires. Autant de causes de décès qui, dans les représentations populaires, sont le plus souvent associées à une épidémie qui ne peut apparaître dans aucune statistique officielle, cette « tueuse silencieuse » qu’est la sorcellerie ou nakaemas en bichlamar. La mortalité infantile, malgré des progrès, demeure à un niveau élevé pour la région. En dépit du manque prononcé d’infrastructures et de contrôle sanitaire, l’espérance de vie a fait des progrès constants, s’élevant aujourd’hui à 67 ans pour les hommes et 70 ans pour les femmes (WHO, 2007 : 11).

18 Sur le plan économique national, le Vanuatu connait une croissance soutenue depuis le milieu des années 1990, avec un taux moyen de plus de 5 % de croissance du produit intérieur brut par an, principalement tirés par la croissance des secteurs du tourisme et de la construction. L’inflation y est contenue à des taux assez bas. Plus de 70 % de la population disposent, même sous une forme indirecte, de revenus plus ou moins réguliers (Vanuatu Government, 2010 : 10). Le taux du salaire minimum est fixé à 26 000 vt (290 US$) par mois. Le revenu moyen par habitant se monte à 2,64 $ par jour ; 16 % de la population disposent d’un revenu de moins de 1,25 $ par jour (ibid. : 2) ; 5 % des foyers affirment ne disposer d’aucun revenu monétaire (VNSO, 2010 : 28). La participation à l’économie globale passe par le tourisme qui représente 40 % du PIB et emploie près de 10 % de la population. Les autres revenus domestiques du Vanuatu proviennent des exportations de produits bruts (coprah, huile de coco, kava, bœuf dans l’ordre décroissant) (Vanuatu Government, 2010 : 91). Les nouveautés technologiques qui ont le plus affecté la société vanuataise depuis dix ans sont l’introduction du mobile (76 % des foyers disposent d’un téléphone portable : 246 739 appareils en 2009 pour 8 996 en 2006) et de l’internet (utilisé par 7,7 % des habitants, principalement à Port-Vila) (VNSO, 2010 : 27 ; Vanuatu Government, 2010 : 83, 91).

19 Le processus d’édification nationale n’a encore guère produit de résultats sensibles en termes de loyauté primordiale envers l’État-nation, sinon auprès d’élites politiques,

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économiques ou culturelles. Les migrations circulaires se prolongent en laissant toujours plus de place aux influences culturelles et aux trajectoires sociales urbaines. Les contrepoids à l’intégration nationale sont puissants. Les distinctions de classes se renforcent au fur et à mesure de la monétarisation du champ de l’économie. La pratique du pidgin bichlamar a atteint le stade d’une communauté de langue, mais sans autant avoir effacé les identités linguistiques francophones et anglophones héritées du condominium. Les Églises néo-évangélistes se multiplient en parallèle à diverses organisations cultuelles plus syncrétiques.

20 Dans ce contexte, le sentiment d’appartenance à une communauté nationale sur la base d’une communauté de culture demeure encore distant pour la masse des populations rurales (Miles, 1998 ; Tabani, 2002). Cette diversité culturelle, sociale, linguistique, environnementale encore très fournie a sans doute contribué à freiner le processus d’uniformisation des modes de vie et d’acculturation des habitants de cet archipel. Mais malgré les pressions foncières et les tensions qui en découlent, cette diversité ne se cristallise pas en des oppositions plus actives ou des divisions plus marquées. Sur un plan interne, les frontières de mentalités héritées de la colonisation ne s’y transforment pas en lutte pour des territoires, car l’essentiel de la paysannerie des îles extérieures cultive encore ses propres terres suivant un mode de production domestique. L’économie d’autosubsistance reposant sur une agriculture vivrière et sur la pêche est encore, même si peut-être plus pour longtemps, le gage du maintien de formes de gouvernance et d’organisation des communautés villageoises alternatives à celle de l’État ou des forces du marché.

Le Vanuatu dans les publications de la Société

21 Les publications de la Société des Océanistes ont souvent mis à l’honneur les études portant sur le Vanuatu et, précédemment à l’indépendance de cet État-nation, celles concernant les Nouvelles-Hébrides. Par une série d’ouvrages notamment, qui ont fait date : les remarquables monographies anthropologiques de Jean Guiart (1956) sur Tanna et de Bernard Vienne (1984) sur Motlav, les inclassables répertoires bibliographiques et biographiques de Patrick O’Reilly (1957, 1958) sur l’histoire de l’archipel, les incontournables travaux archéologiques de José Garanger (1972). Chacun de ces livres est devenu une référence dans son domaine.

22 En incluant ceux du présent numéro, le JSO aura fait paraître plus d’une plus centaine d’articles sur les Nouvelles-Hébrides puis sur le Vanuatu en 65 ans d’existence. À partir de 1947 et pour les dix années qui suivirent furent publiés les écrits de fondateurs de la Société des Océanistes, Maurice Leenhardt [1], Jean Guiart [2 ; 5 ; 6 ; 10], Patrick O’Reilly [4 ; 11], Jean Poirier [3], principalement des études sur documents (historiques, linguistiques et muséographiques) hormis les premiers résultats des recherches de terrain de Jean Guiart à partir de 1951 (îles d’Ambrym et de Malekula). En 1956 parut le numéro spécial pour le cinquantenaire du condominium, évoqué plus haut et sur lequel nous allons encore revenir. D’autres grands ancêtres de la recherche sur le Vanuatu vinrent signer des articles témoignant de l’intérêt qu’ils portaient à cet archipel : Edgard Aubert de la Rüe [13], Jacques Barrau [17], André-Georges Haudricourt [29], José Garanger [32 ; 40], Claude Lévi-Strauss [35], Joël Bonnemaison [42 ; 58 ; 64], pour ne citer que ceux qui ne sont plus. Sans compter deux véritables pères fondateurs de la

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République du Vanuatu, le révérend père Walter Lini [47] et le père Gérard Leymang [33 ; 56].

23 Les articles publiés dans le JSO au cours de la première décennie de l’indépendance du Vanuatu rassemblent un ensemble de recherches sur les dimensions culturelles, sociales, économiques et botaniques d’une gestion mélanésienne des espaces territoriaux et de leurs environnements (Joël Bonnemaison [42 ; 58], Pierre Cabalion [59], Vincent Lebot [72], Jean-Louis Rallu [61], Annie Walter [67 ; 72 ; 76]). À côté des études historiques classiques (Ron Adams [63], Richard Bedford [71]) firent également apparition à cette période les premiers travaux d’anthropologie du fait urbain (Jean- Marc Philibert [60 ; 77]) et les études d’anthropologie ou d’histoire politique retraçant l’accession à l’indépendance (Erich Kolig [69], Élise Huffer [73], Stephen Henningham [74]).

24 La génération de chercheurs de l’après-moratoire commencera à publier à la fin des années 1990 jusqu’à aujourd’hui dans divers domaines : • l’anthropologie : Knut Rio [89], Marc Tabani [83 ; 83 ; 84], Fabienne Tzerikiantz [94], Éric Wittersheim [80]) ; • la géographie et l’ethnobotanique (Michel Aufray [96], Sophie Caillon [88], Elsa Faugère [93], Jean-Pierre Labouisse [87], Virginie Lanouguère-Bruneau [88], Patricia Siméoni [85]) ; • l’archéologie (Jean-Christophe Galipaud [81], Stuart Bedford [96 ; 97], Frédérique Valentin [97], Matthew Spriggs [97]) ; • sans oublier les articles consacrés à l’expédition Santo 2006 [90-95].

25 Comme il ne nous est pas possible de passer en revue l’ensemble de ces travaux, mesurons seulement le chemin parcouru entre le numéro spécial de 1956 et le présent. Au-delà de la durée écoulée, la distance est manifeste entre les deux périodes concernées. Le numéro de 1956 est très porté sur la commémoration d’un passé, appréhendé tantôt comme héroïque – histoire de la mission presbytérienne (Gordon Parsonson, [15]), de la poste (Louis Bouge, [25]), de la présence américaine lors de la Deuxième Guerre mondiale (Yves Geslin, [20])… aux temps des Nouvelles-Hébrides – tantôt, quand il s’agit des Mélanésiens, comme une survivance culturelle éphémère : persistance du paganisme (Robert Lane, [16]), de l’agriculture vivrière indigène (Jacques Barreau, [17]), des spécificités traditionnelles (Jean Guiart, [18] ; André Pujol, [24]), des cérémonies rituelles (Marie-Charlotte Laroche, Freddy Drilhon et Jean Guiart, [19]). D’autres textes participaient à une esthétisation du passé à travers l’évocation d’éléments déjà largement enfouis de la culture matérielle (Jean Guiart, [22]). La plupart de ces écrits contribuèrent à dessiner l’avenir des populations traditionnelles de la région comme un futur vestige archéologique.

Présentation des contributions de ce dossier

26 Cinquante ans plus tard, on découvre une centralité sans commune mesure du fait urbain dans les analyses portant sur cet archipel. Un tiers des articles du présent numéro touchent directement ou indirectement à la place massive du développement des villes (Port-Vila à Efate, Luganville à Santo, Lakatoro à Malekula, Lenakel à Tanna), dont principalement la capitale Port-Vila. Dans le numéro du cinquantenaire, on n’en trouvait aucun, à une exception près, l’article d'Yves Geslin sur le débarquement des Américains aux Nouvelles-Hébrides. Toutefois, l’urbanité dont il traite est totalement importée, n’a encore rien de mélanésien, une urbanité ready-made. Cent mille soldats

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américains étaient stationnés en permanence à Santo et ils y construisirent autant d’infrastructures appropriées et une logistique disproportionnée. Ce fait urbain du passé dépasse de loin quantitativement son développement contemporain. Il faudra attendre le début des années 1970 pour voir s’accélérer l’urbanisation au Vanuatu. Toutefois le débarquement américain précipita à moyen terme tout le processus de modernisation et initia la première impulsion de masse, pour les insulaires ruraux, à vivre une expérience urbaine.

27 L’article de Leslie Vandeputte-Tavo aborde un sujet incontournable pour la compréhension des réalités socioculturelles contemporaines du Vanuatu : les mécanismes d’identification linguistique sous-jacents au pidgin bichlamar, une des trois langues officielles de cet État, et ses développements urbains. Langue populaire la plus utilisée, elle présente toutefois le désavantage de ne pas être officiellement codifiée et d’être jugée insuffisante comme langue de travail ou d’enseignement. Dans le JSO de 1956, on ne trouvait pas la moindre référence à cette langue. Suite aux travaux de Charpentier et de Crowley, l’étude de Leslie Vandeputte-Tavo réactualise sérieusement les données disponibles sur l’état du bichlamar trente ans après l’indépendance. L’auteur analyse la dimension linguistique du processus de créolisation, en soulignant notamment les innovations dialectales opérées par la jeunesse. Les rôles des classes d’âge et des classes sociales dans la dimension linguistique des processus d’identification culturelle y sont finement examinés. Notamment, le renforcement d’une classe sociale moyenne qui crée les conditions d’une standardisation plus affirmée du bichlamar. L’auteur constate « une profonde et nouvelle appropriation au pidgin » (Vandeputte-Tavo, infra : 241) comme mécanisme d’intégration sociale correspondant au mode de vie urbain. Les nouvelles constructions idiomatiques sont ensuite plus facilement diffusées vers le monde rural du fait des nouveaux moyens de communication et de transport. Par le biais du système scolaire, pour lequel cette doctorante a travaillé pendant trois ans, elle constate également que seule l’élite du pays persiste à rejeter le bichlamar comme une non-langue, celle de classes sociales inférieures.

28 Lamont Lindstrom développe à son tour certains aspects des nouvelles identités urbaines de Port-Vila, à propos de la première génération de man Tanna étant nés et ayant grandi à Port-Vila, tandis que leurs pères étaient encore des migrants circulaires, des étrangers à cette ville. Il souligne qu’avec le développement et l’organisation de ses quartiers populaires, la cité devient à partir des années 1990 une ville mélanésienne. On y assiste ainsi à une diversification des secteurs d’emploi et des expériences professionnelles par les migrants de Tanna installés dans la capitale, même s’il ne s’agit le plus souvent que de petits boulots qui permettent à peine une survie matérielle. Si ces migrants pauvres présentent toutes les apparences d’un lumpenprolétariat, Lindstrom nous rappelle également certaines singularités de familles trans-insulaires qui le composent : tout particulièrement la reproduction dans le socius urbain des formes d’organisation et des relations d’autorité inspirées des modèles de Tanna. Dans le tableau qu’il nous brosse des lumières et des ombres de vie des communautés tannaises à Port-Vila, il en arrive à la conclusion que, dans la conscience de leur exil intérieur, leur rattachement à une identité insulaire demeure primordial.

29 Le kava est-il une survivance d’anciennes formes anté-occidentales de religiosité ou la drogue tendance du Pacifique, une pratique cérémonielle ancestrale ou l’objet purement marchand du négoce d’un stupéfiant institutionnalisé ? Poser en des termes

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aussi tranchés le sujet en ferait perdre sa complexité. C’est tout le mérite d’Annabel Chanteraux et de Gilbert David de rappeler la multiplicité des contextes dans lesquels le kava est consommé. Les filières de sa consommation sont organisées soit vers des consommateurs urbains, soit vers des formes non pas nécessairement traditionnelles, mais du moins rurales. Que le kava soit devenu objet de consommation de masse, produit phare du marché intérieur, est indéniable. Toutefois, comme le soulignent les auteurs « la diffusion du kava reflète de nouveaux enjeux et de nouvelles alliances témoignant non seulement du renouvellement des relations entre les individus, mais aussi de la dynamique identitaire collective » (Chanteraux et David, infra : 267). Il va sans dire, malgré la complexité sociale de la consommation du kava, ses enjeux économiques et politiques, que les buveurs savent s’affranchir des catégories où l’on voudrait les placer. On peut apprécier la valeur spirituelle d’une cérémonie du kava à Tanna par exemple, tout en étant en dehors des vacances un pilier de Nakamal de Port- Vila, à boire des potions néo-rituelles à la fabrication douteuse. Inversement, un traditionaliste aguerri peut occasionnellement, même à contrecœur, goûter au kava commercial, apprécier un goût et exercer une sociabilité dont il connait les usages. L’usage moderne du kava est une expérience très largement partagée. Elle est une des rares pratiques qui à l’échelle nationale réunit tous les Ni-Vanuatu qui peuvent a fortiori s’exprimer au moyen d’une terminologie compréhensive sur un élément de culture immédiatement identifié, où les ressemblances l’emportent sur les spécificités. Les auteurs insistent sur les aspects historiques et politiques de la consommation de kava à Vanuatu à l’échelle locale ou nationale. Toutefois, dans le contexte de la mondialisation, la consommation locale de kava reste conditionnée par des exigences commerciales extérieures, afin de les transformer en de précieux revenus que recherchent désespérément les insulaires.

30 Avec son article « Bingo et enjeux sociaux : L’exemple de la communauté urbaine de Seaside Tongoa à Port-Vila (Vanuatu) », Alice Servy dévoile, pour les besoins de son doctorat, ses premiers résultats d’une ethnographie urbaine originale de Port-Vila, d’une grande fraîcheur, renouvelant nombre d’informations qui nous manquent depuis les travaux des années 1970 de Joël Bonnemaison [58] ou de Jean-Marc Philibert [71]. Son angle d’approche est celui des jeux de hasard, dans le contexte des relations sociales complexes du bidonville de Seaside Tongoa à Port-Vila. L’auteur nous offre une présentation originale du jeu de Bingo et de ses enjeux sociaux contemporains à Port- Vila. Elle vise par ce biais à analyser la place des processus d’identification collective dans le contexte de la globalisation, du « devenir-monde » de l’individualisme et de l’économique comme valeur dominante. Sa conclusion est que le modèle économique global dominant et l’individualisme sont loin d’avoir totalement anéanti toute autre forme de sociabilité dans un milieu urbain comme celui de Port-Vila, même celles qui reposent sur d’autres formes d’idéalisations économiques : les limites concrètes de la communauté des gens majoritairement de Tongoa à Seaside et des relations qu’ils entretiennent avec les villages de leur île d’origine sont celles d’une économie de la prodigalité. Fait partie de la néo-communauté urbaine celui qui accepte les valeurs culturelles et sociales du partage en son sein.

31 Original et novateur, l’article de Thorgeir Koshus porte sur un thème d’une grande importance : les effets de la restitution des données ethnographiques aux populations locales. Souvent iconoclaste, mais justifiant ses positions par un argumentaire solide, l’auteur insiste de manière convaincante sur la remise en cause des opinions établies. Remisant le politiquement correct au profit de la précision scientifique, il nous rappelle

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que ces restitutions, habillées parfois du costume de la repentance, si minimalistes soient-elles, ont des conséquences pratiques et sérieuses sur ceux désignés pour en porter l’héritage. Le savoir anthropologique n’est pas réservé à une caste d’intellectuels spécialistes de l’altérité ou d’autres promoteurs des dialogues entre les cultures. C’est à son point de départ qu’il rejaillit de manière la plus pénétrante. Au-delà du contexte du Vanuatu, l’auteur aborde le thème audacieux des politiques de l’ethnographie et de la portée idéologique, en termes de savoir-pouvoir, des prolongements de l’enquête de terrain.

32 L’article de Sarah Mohammed-Gaillard consiste en un résumé des positions officielles de la France et de l’Angleterre, de leur opposition réciproque dans leurs démarches conjointes pour faire évoluer le condominium des Nouvelles-Hébrides vers l’indépendance. Basé exclusivement sur des archives administratives françaises et autres sources écrites partisanes, son principal mérite est de permettre de mesurer le profond décalage entre des propositions vides et abstraites – « l’identité et l’unité nationales », « l’indépendance nationale », « la société ni-vanuatu » – et les réalités du terrain. Les acteurs locaux y sont notoirement absents, tout comme les puissances régionales, telle l’Australie, dont le rôle n’est pas évoqué. Les vaines querelles et les faux prétextes qui ont jalonné l’accession à l’indépendance du Vanuatu nous démontrent que, du point de vue des pratiques politiques d’État, l’héritage du condominium a profondément influencé les modes d’actions des politiciens et des élites du pays jusqu’à nos jours.

33 Poursuivant une approche et un style qui lui sont propres, un savant mélange d’analyse politique et de description journalistique, Éric Wittersheim nous présente un tableau général des problèmes politiques, économiques et sociétaux qui guettent le Vanuatu, ou plus précisément l’économie politique de Port-Vila et de l’île d’Efate auquel se réduit le système formel de gouvernement au Vanuatu. Le mérite de cet article est de quitter la neutralité habituelle en matière d’analyse sociologique pour afficher dans ses conclusions les espoirs qu’ils placent dans le programme de certains nouveaux politiciens en vogue, tout particulièrement de l’actuel ministre de la Justice du pays, Ralph Regenvanu. Cet article fortement engagé nous interpelle sur le rôle de l’analyste politique, ses devoirs et ses limites, dans un pays qui fut il y a encore trente ans, un des derniers confettis de l’Empire français.

34 La contribution de Sophie Caillon pourrait nous rapprocher des articles de Jacques Barrau [17] et d’André Guillaumin [25] dans le numéro de 1956. Elle y traite du cocotier comme de l’arbre incontournable d’une économie vivrière, chargé en éléments nutritifs autant qu’en symboles, digne représentant de l’abondance végétale et de l’exubérance de la nature en milieu tropical humide. Cette curiosité partagée pourrait attester d’une continuité dans la volonté de comprendre les écosystèmes dans leur diversité. Toutefois, l’argumentaire central de l’article de Sophie Caillon ne vise pas à s’appesantir sur les bénéfices horticoles du cocotier ou sur notre fascination naturaliste pour cette exceptionnelle graminée, mais bien à démontrer les changements sociaux et culturels occasionnés par le détournement d’usage du cocotier, plante pourtant endogène aux îles Banks. Cet article très informé oscille entre des parties techniques sur la botanique du cocotier et l’analyse de ses usages et représentations locaux. Présentant une abondance d’informations ethnobotaniques précieuses, l’auteur tente de restituer le complexe agraire du cocotier dans le contexte culturel et social vanuatais, en se fondant tout particulièrement sur des recherches de terrain menées dans les îles du Nord.

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35 Gilbert David nous parle des espoirs et des déceptions occasionnés depuis l’indépendance en matière d’exploitation des ressources halieutiques de la zone d’exploitation exclusive (ZEE) du territoire maritime national. L’auteur appuie ses analyses à la fois sur une solide documentation et sur sa riche expérience personnelle à l’égard de son sujet pour avoir travaillé à deux reprises au Vanuatu, de 1984 à 1986 et de 1989 à 1991, dans le cadre d’une mission de l’ORSTOM (aujourd’hui IRD) puis comme responsable de l’équipe de recherche du service des pêches de Port-Vila. La question des ressources halieutiques est fondamentale pour l’économie des micro-États insulaires du Pacifique, un eldorado vers lesquels se sont précipités la plupart des pays de la région à partir des années 1980 : « une véritable “révolution bleue”, à l’instar de la “révolution verte” qui a transformé l’agriculture du Mexique ou de l’Inde avec l’adoption d’espèces sélectionnées et de nouvelles pratiques culturales, puisqu’il s’agissait de mettre en exploitation un nouvel espace économique à l’aide de technologies nouvelles offrant des rendements sans commune mesure avec les pratiques halieutiques traditionnelles » (David, infra : 353). 36 Il est aisé de constater par les chiffres les raisons de cet engouement. Pour le cas du Vanuatu : « l’instauration d’une zone économique exclusive de 680 000 km2 permettait de disposer d’un nouvel espace économique, 137 fois plus grand que l’ensemble des terres cultivables (4 970 km2) du pays et 450 fois plus étendu que les 1 490 km2 en culture. » (ibid. : 353) 37 C’est sur ce point que l’auteur se fonde également pour expliquer les différents territoriaux avec la France à propos des îlots Matthew et Hunter, dont le rattachement au Vanuatu porterait « sa ZEE à 870 000 km 2 (plus de 71 fois la superficie des terres émergées du pays) et son espace halieutique gagnerait près de 200 000 km2 » (ibid. : 353). L’argument des ressources maritimes convoitées n’épuise pas la question très complexe des rapports qu’entretient le Vanuatu avec la France et désormais avec la Nouvelle-Calédonie également dans le cadre du processus de transfert des compétences à cette dernière, à propos de la fixation des frontières communes, mais surtout comme l’examine le fond de l’article, « disposer d’un vaste territoire halieutique constitue-t-il une condition nécessaire et suffisante au succès d’un développement halieutique tous azimuts ? » (ibid. : 353). Pour y répondre l’auteur se livre à une synthèse sur l’échec du programme de pêche hauturière sous les années de gouvernance autocratique de Walter Lini (1980-1987) jusqu’à ces relances actuelles et aux déboires qui ont mené à l’abandon d’une politique nationale de développement de la pêche côtière. L’absence de pragmatisme quant aux étapes nécessaires à l’ajustement de tels programmes économiques liés à des ressources alimentaires transforme inévitablement des espoirs en des illusions. Devant une relance possible d’une exploitation directe des ressources halieutiques, le Vanuatu se tient toujours dans une position passive d’exploitation de ses richesses maritimes, bradées aux puissances régionales, anglo-saxonnes ou asiatiques de la région.

38 Christian Coiffier et Kirk Huffman perpétuent pour le compte du musée du quai Branly une grande tradition du MNHN, des recherches tous azimuts sur les objets collectés : origine, contexte culturel, fabrication, processus d’acquisition. L’objet désigné est une grande figure sculptée représentant un personnage masculin doté des attributs du pouvoir traditionnel, une sculpture recouverte de couleur bleu, vue pour la première fois par des colons dans un hameau de l’île de Malo. Les auteurs nous présentent

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l’homme bleu de Malo comme un objet qui n’est pas seulement esthétique, mais porteur de savoirs et de connaissances très divers et différenciés, ceux des Mélanésiens, de ses premiers usagers, et ceux des Blancs qui en sont devenus les propriétaires. Croyances, pratiques religieuses, hiérarchies, styles sculpturaux, migrations des populations, échanges d’objets rituels entre groupes, histoire de la société coloniale, du collectionnisme et du commerce local des « totems » et des « grands tabous » (Coiffier et Huffman, infra : 367), toutes ces rubriques sont ici exploitées. Cet objet muet qui a tant fait parler de lui porte en langue de Malo le nom de Turu kuru : « celui qui est dressé devant vous, qui vous regarde », qui est là « comme un mort, comme un arbre mort qui n’a plus d’usage », « qui est dressé et qui n’a plus rien à faire », « celui qui n’est plus à sa place » (ibid. : 367). Toutes ces constructions conceptuelles se complètent pour évoquer l’absent ; l’absent qui fait parler de lui par sa présentification exceptionnelle, qu’il se trouve exposé sur la place de danse du hameau d’Asavakasa à Malo ou dans le palais des Sessions du grand Louvre.

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ANNEXES

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[6] GUIART Jean, 1951. Sociétés, rituels et mythes du Nord Ambrym (Nouvelles-Hébrides), JSO7, pp. 5-103.

[7] GUIART Jean, 1951. En marge du « Cargo Cult » aux Nouvelles Hébrides. Le mouvement coopératif dit « Malekula Native Company », JSO7, pp. 242-247.

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[9] O’REILLY Patrick, 1951. Travaux inédits de linguistique des missionnaires maristes aux Nouvelles-Hébrides, JSO7, pp. 249-253.

[10] GUIART Jean, 1952. L’organisation sociale et politique du Nord Malekula, JSO8, pp. 149-259.

[11]O’REILLY Patrick, 1952. Nouvelles-Hébrides. Mallicolo – Sculpture de faîtage en racine de fougère, JSO8, pp. 289-290.

[12] O’REILLY Patrick, 1956. Essai de chronologie des Nouvelles-Hébrides, JSO12, pp. 5-62.

[13] AUBERTDE LA RÜE Edgard, 1956. La géologie des Nouvelles-Hébrides, JSO12, pp. 63-98.

[14] DAVIDSON James Wightman, 1956. Peter Dillon and the discovery of Sandalwood in the New-Hebrides, JSO12, pp. 99-106.

[15] PARSONSON Gordon Steawart, 1956. La mission presbytérienne des Nouvelles- Hébrides. Son histoire et son rôle politique et social, JSO12, pp. 107-138.

[16] LANE Robert B., 1956. The Heathen communities of Southeast Pentecost, JSO12, pp. 139-180.

[17] BARRAU Jacques, 1956. L’agriculture vivrière indigène aux Nouvelles-Hébrides, JSO12, pp. 181-216.

[18] GUIART Jean, 1956. Unité culturelle et variations locales dans le centre-nord des Nouvelles-Hébrides, JSO12, pp. 217-226.

[19] LAROCHE Marie-Charlotte, Freddy DRILHON et Jean GUIART, 1956. Notes sur une cérémonie de grades chez les Big Nambas, JSO12, pp. 227-244.

[20] GESLIN Yves, 1956. Les Américains aux Nouvelles-Hébrides, JSO12, pp. 245-286.

[21] GUIART Jean, 1956. Le mouvement coopératif aux Nouvelles-Hébrides, JSO12, pp. 326-333.

[22] GUIART Jean, 1956. Notes sur les tambours d’Ambrym, JSO12, pp. 334-335.

[23] PUJOL René, 1956. La codification des coutumes indigènes aux Nouvelles-Hébrides, JSO12, pp. 336-338.

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[26] PRIAM Roland, 1958. Naissance d’une activité minière aux Nouvelles-Hébrides, JSO14, pp. 23-36.

[27] THURSTON Bates John, 1958. Journal de bord d’une tournée de recrutement aux Nouvelles-Hébrides en 1871 sur la goélette ‘Strathnever’, JSO14, 87-118.

[28] BOUGE Louis J., 1958. Le premier 14 juillet du condominium, JSO14, pp. 139-140.

[29] HAUDRICOURT André-Georges, 1960. Note grammaticale sur la langue de Melsisi (île de Pentecôte, Nouvelles-Hébrides), JSO16, pp. 113-116.

[30] WOODWARD M. Keith, 1962. Inauguration d’un centre culturel à Port-Vila (Nouvelles- Hébrides), JSO18, pp. 99-100.

[31] ROZIER Claude, 1966. Un essai de Mission catholique à Anatom, JSO22, pp. 1-10.

[32] GARANGER José, 1968. Datation de vingt et un sites archéologiques de la Polynésie française et des Nouvelles-Hébrides par la méthode du C. 14, JSO24, pp. 129-133.

[33] LEYMANG Gérard, 1969. Message chrétien et mentalité néo-hébridaise, JSO25, pp. 239-255.

[34] LAROCHE Marie-Charlotte, 1969. Edmond Caillard (1885-1969), JSO25, pp. 301-302.

[35] LÉVI-STRAUSS Claude et Georges GUILBAUD, 1970. Système parental et matrimonial au Nord Ambrym, JSO26, pp. 9-32.

[36] VIEL Philippe, 1971. Une thèse sur l’archéologie des Nouvelles-Hébrides du centre, JSO30, pp. 61-62.

[37] MULLER Kal, 1971.Le saut du Gol, dans le sud de l’île Pentecôte aux Nouvelles- Hébrides, JSO32, pp. 219-233.

[38] MULLER Kal, 1972.Field notes on the Small Nambas of the New Hebrides, JSO35, pp. 153-167; Field notes on the Small Nambas of the New Hebrides (suite), JSO36, pp. 239-251.

[39] GUIART Jean, 1973. Prescriptions matrimoniales négatives aux Nouvelles-Hébrides, JSO41, pp. 339-367.

[40] GARANGERJosé, 1974.La Poterie Lapita : essai de bibliographie, JSO42, pp. 17-24.

[41] MULLER Kal, 1974.Funerary rituals among the Mbotgote South-Central Malekula, New Hebrides, JSO42, pp. 70-77.

[42] BONNEMAISON Joël, 1974.Espaces et paysages agraires dans le nord des Nouvelles- Hébrides. L’exemple des îles d’Aoba et de Maewo (étude de géographie agraire) (2 parties), JSO44 pp. 163-232 et JSO45, pp. 259-281.

[43] GUIART Jean, 1975. Les Nouvelles-Hébridesaprès les accords de Londres, JSO46, pp. 91-95.

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[44] GUIART Jean, 1975. La fondation du « National Party » aux Nouvelles-Hébrides, JSO46, pp. 95-96.

[45] GUIART Jean, 1975. Constitution of « The New Hebrides National Party », JSO46, pp. 96-101.

[46] GUIART Jean, 1975. Le mouvement « Four Corner » à Tanna (1974), JSO46, pp. 107-111.

[47] LINI Walter Haidy New Hebrides National Party petition to the governments of Great Britain and France, JSO46, p. 101.

[48] NEWHEBRIDESNATIONALPARTY. Resolutions of the New Hebrides National Party Government Council (8th -11th November 1974), JSO46, pp. 102-107.

[49] MULLER Kal, 1975. Agriculture and food preparation in Bunlap (New Hebrides), JSO47, pp. 213-221. [50] HOURS Bernard, 1976. Leadership and Cargo cult. L’irrésistible ascension de J.T.P.S. Moïse, JSO51-52, pp. 207-231.

[51] HUCHET Catherine D., 1976.Fête funéraire à Lendombwey (Centre-Sud Malekula), JSO53, pp. 293-298.

[52] BRACHEAR Robert, 1977. On a Raratongan idol from the New Hebrides, JSO54, pp. 87-91.

[53] GUIART Jean, 1977. Les Nouvelles-Hébrides avant l’indépendance, JSO54, pp. 93-103.

[54] SMITH Alan E., 1979.Ventes à crédit et échec commercial dans les coopératives des Nouvelles-Hébrides, JSO63, pp. 109-113.

[55] SIMEON George, 1979. Malekula ethnomedecine, JSO63, pp. 195-199.

[56] LEYMANG R.P. Gérard, 1979. Nouvelles Hébrides : Le testament politique du R. P. Leymang, JSO63, pp. 201-204.

[57] FOX Greg, 1979.Big Nambas Custom Texts, JSO65, pp. 286-293.

[58] BONNEMAISON Joël, 1980. Espace géographique et identité culturelle en Vanuatu (ex Nouvelles-Hébrides), JSO68, pp. 181-188.

[59] CABALIONPierre, 1984. Les noms des plantes en bichlamar. Origines, formations et déterminations botaniques, JSO78, pp. 107-120.

[60] PHILIBERT Jean-Marc, 1984. Adaptation à la récession économique dans un village péri-urbain du Vanuatu, JSO79, pp. 139-150.

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[64] BONNEMAISON Joël, 1986.Passions et misères d’une société coloniale : les plantations au Vanuatu entre 1920 et 1980, JSO 82-83 : Les plantations dans le Pacifique Sud,pp. 65-84.

[64’] LAROCHE Marie-Charlotte, 1986. Edmond Caillard, colon des Nouvelles-Hébrides, JSO 82-83 : Les plantations dans le Pacifique Sud,pp. 189-193.

[65] CARIOU Marc, 1986. La vie d’un planteur aux Nouvelles-Hébrides, JSO 82-83 : Les plantations dans le Pacifique Sud, pp. 195-209. [66] WALTER Annie, 1987. Images corporelles à travers le vocabulaire anatomique des Surimarani (centre Pentecôte), JSO84, pp. 3-22.

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[72] LEBOT Vincent, 1989. L’histoire du kava commence par sa découverte, JSO88-89, pp. 89-114.

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[77] PHILIBERT Jean-Marc, 1994. Nouvelles-hybrides, JSO99, pp. 197-205.

[78] GREINDL Delphine, 1996. Se nourrir en ville. Croissance urbaine et transformation des modes de consommation alimentaire au Vanuatu, JSO103, pp. 219-230.

[79] GUIART Jean, 1996. Réponse de Guiart Jean à J. M. Philibert, JSO103, pp. 305-306.

[80] WITTERSHEIM Éric, 1998. À propos de quelques événements survenus récemment au Vanuatu, JSO106, pp. 81-92.

[81] GALIPAUD Jean-Christophe, 1998. Recherches archéologiques aux îles Torres, JSO107, pp. 159-168.

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[83] TABANI Marc, 2000. Walter Uni, la coutume et le socialisme mélanésien, JSO111, pp. 173-194.

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[84] TABANI Marc, 2001.Histoire politique du Nagriamel à Santo (Vanuatu), JSO113, pp. 151-176.

[85] SIMÉONI Patricia, 2002. D’où vient le nikawa ?, JSO114-115, pp. 209-222.

[86] AUFRAY Michel, 2002. Note sur les messages de végétaux : quelques exemples océaniens, JSO114-115, pp. 223-227.

[87] LABOUISSE Jean-Pierre, 2004. Systèmes agraires et économie du cocotier au Vanuatu : historique et perspectives, JSO118, pp. 11-18.

[88] CAILLON Sophie et Virginie LANOUGUÈRE-BRUNEAU, 2005. Gestion de l’agrobiodiversité dans un village de Vanua Lava (Vanuatu) : stratégies de sélection et enjeux sociaux, JSO120-121, pp. 129-148.

[89] RIO Knut, 2007. Exposer la vie après la mort : du bon usage social des prestations mortuaires au Vanuatu, JSO124, pp. 67-81.

[90] CABIOCH Guy, Denis WIRRMANN, Anne-Marie SÉMAH, Thierry CORRÈGE et Florence LECORNEC, 2008. Évolution des paléoenvironnements dans le Pacifique lors de la dernière déglaciation : exemples en Nouvelle-Calédonie et au Vanuatu, JSO126-127 : Spécial environnement, dossier Santo 2006, pp. 25-40.

[91] BOUCHET Philippe, Hervé LEGUYADER et Olivier PASCAL, 2008. Des voyages de Cook à l’expédition Santo 2006 : un renouveau des explorations naturalistes des îles du Pacifique, JSO126-127 : Spécial environnement, dossier Santo 2006, pp. 167-186.

[92] PASCAL Michel, Olivier LORVELEC, Nicolas BARRÉ et Michel de GARINE-WICHATITSKY, 2008. Espèces allochtones d’Esperitu Santo. Premiers résultats de l’expédition Santo 2006, JSO126-127 : Spécial environnement, dossier Santo2006, pp. 187-193.

[93] FAUGÈRE Elsa, 2008. L’exploration contemporaine de la biodiversité. Approche anthropologique de l’expédition Santo 2006, JSO126-127 : Spécial environnement, dossier Santo 2006, pp. 195-206.

[94] TZÉRIKIANTZ Fabienne, 2008. Sevrapek City ou la courte histoire du groupe de recherche « Forêts-Montagnes-Rivières » (expédition Santo 2006, Vanuatu), JSO126-127 : Spécial environnement, dossier Santo 2006, pp. 207-220.

[95] ROBILLARD Marine, 2008. Perception plurielle de la biodiversité de Santo : scientifiques et Ni-van, un double regard, JSO126-127 : Spécial environnement, dossier Santo 2006, pp. 221-229.

[96] BEDFORD Stuart, 2009. Les traditions potières Erueti et Mangaasi du Vanuatu central : réévaluation et comparaison quarante ans après leur identification initiale, JSO128, pp. 25-38.

[97] VALENTIN Frédérique, Matthew SPRIGGS, Stuart BEDFORD et Hallie BUCKLEY, 2009. Une analyse diachronique des pratiques funéraires préhistoriques du centre du Vanuatu, JSO128, pp. 39-52.

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NOTES

1. Il n’y a pas de règle pour l’attribution d’une préposition devant des noms d’îles, seul l’usage en détermine l’emploi. Dans le cas du Vanuatu, on retrouve chez nombre d’auteurs aussi bien les mentions « à Vanuatu » que « au Vanuatu », « de Vanuatu » que « du Vanuatu », « Vanuatu » ou « le Vanuatu », etc. Les autorités du Vanuatu ont tranché dans la Constitution pour que l’appellation officielle soit « la République de Vanuatu ». En revanche, en France, le ministère des Affaires étrangères et son ambassade de Port-Vila utilisent la formule « République du Vanuatu ». C’est pour ce deuxième usage qu’a opté le JSOafin d’harmoniser les textes ici présentés. D’après le manuel d’histoire nationale du Vanuatu, les habitants de ce pays sont des Ni-Vanuatu ou des Vanuatais(e) – adjectif : ni-vanuatu, vanuatais(e) (Tabani, 2010). 2. Les chiffres entre crochets renvoient aux articles du JSOréférencés dans l’annexe bibliographique à cet article intitulée « Le Vanuatu (et les Nouvelles-Hébrides) à la Société des Océanistes ». 3. Pour un exposé plus fouillé, nous renvoyons le lecteur aux nombreuses recherches, notamment françaises ou francophones, menées dans ce pays antérieurement ou non à l’indépendance, à l’exception de la période 1985-1994, couverte par le moratoire décidé par les autorités du pays sur les recherches étrangères au Vanuatu, notamment dans le domaine des sciences sociales. Le but de ce moratoire était de rappeler que « la kastom appartient aux Ni- Vanuatu et que les étrangers doivent respecter ce principe » (Rengenvanu, 1999 : 98). Les craintes qui l’avaient motivé ont donné lieu à la mise en place par les responsables du Centre culturel du Vanuatu (Vanuatu Kaljoral Senta ou VKS) d’une audacieuse politique nationale de la recherche culturelle, doublée d’un très efficace réseau d’informateurs de terrain bénévoles, les fieldworkers (Bolton, 1999 ; Tryon, 1999). 0. Estimations de Joël Simo, coordinateur du programme du Land Desk, au Centre culturel du Vanuatu (com. pers.) ; chiffres confirmées par Vincent Lebot dans une publication à paraître. 0. Chiffre réactualisé par le Pacific Regional Information System (PRISM) de la Commission du Pacific Sud (CPS) (http://www.vnso.gov.vu/).

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Mécanismes d’identification linguistique et jeunesse urbaine à Port-Vila (Vanuatu) : une approche anthropologique

Leslie Vandeputte Tavo

1 L’expansion urbaine dans les archipels mélanésiens s’accompagne de nombreuses mutations (économiques, linguistiques, culturelles, sociales). Le Vanuatu ne fait pas exception, et Jean-Michel Charpentier soulignait déjà une « urbanisation rapide et anarchique » au début des années soixante-dix entraînée par un exode rural massif (Charpentier, 1979 : 130). Les migrationscirculaires2 largement majoritaires dans les années 1960 et 1970 ont laissé place à partir de l’indépendance à des migrations définitives (Siméoni, 2009 : 265).

2 Depuis l’indépendance, la croissance urbaine n’est plus seulement liée à l’exode des populations rurales mélanésiennes, mais également à l’arrivée d’investisseurs étrangers et de commerçants (australiens, néo-zélandais, chinois, indo-fidjiens) venus s’installer dans le pays. Tout cela rend plus complexe la situation linguistique et culturelle. Le Vanuatu fait partie des pays ayant la plus forte densité linguistique au monde (Moyse-Faurie, 2000) : aux 106 langues vernaculaires présentes dans l’archipel (Crowley, 2000) s’ajoutent, sans compter les langues asiatiques ou celles d’autres îles du Pacifique, les trois langues officielles que sont l’anglais, le français – les deux langues écrites issues de la colonisation – et le bichlamar, pidgin extensif 3 servant de langue nationale et véhiculaire aux habitants.

3 Parler de la jeunesse au Vanuatu relève du pléonasme. En effet, la moyenne d’âge de la population du pays est de vingt ans et demi, d’après le National Census of Population and Housing de 2009. Cette jeunesse emblématise un ensemble de transformations culturelles et linguistiques. Dans cet article, nous nous proposons d’étudier les rapports entre la jeunesse urbaine de Port-Vila et le pidgin bichlamar devenu créole pour une grande partie de la population citadine. Ce dernier cristallise, à travers des registres de langue, des expressions, un lexique particulier et, plus que toute autre langue de

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l’archipel, les changements des représentations culturelles et l’évolution des modes de vie. Une analyse de ce pidgin en contexte urbain nous permettra d’identifier les mutations en cours chez les jeunes générations. Pour mener cette étude, nous définirons au préalable la jeunesse de Port-Vila en tant que catégorie sociologique et envisagerons le cadre dans lequel elle évolue. Puis nous évaluerons les relations entretenues entre les jeunes urbains et le pidgin bichlamar, les phénomènes d’appropriation de la langue et l’évolution du bichlamar urbain (notamment par rapport au bichlamar rural).

Jeunesses mélanésiennes contemporaines en milieu urbain, l’exemple de Port-Vila

Port-Vila, capitale mélanésienne

4 Port-Vila constitue le plus grand centre urbain du Vanuatu avec une population d’environ 44 000 habitants (d’après le National Population and Housing Census(NPHC) de 2009 du Vanuatu National Statistics Office0). La capitale fut créée et investie par les Européens (investisseurs privés, planteurs ou missionnaires) à la fin du XIXe siècle et, à cette époque, s’apparente plus à un comptoir qu’à une ville. En 1906, la baie de Port- Vila devint le centre du condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides. Les colons y établirent leurs structures administratives, mais la capitale ne prendra toutefois des allures de petite ville qu’à partir de 1942, pendant la Seconde Guerre mondiale, avec l’arrivée des troupes américaines à Efate. Les forces américaines mettent en place une infrastructure urbaine : piste d’aviation, routes, entrepôts portuaires, camps militaires – qui ont conservé leurs noms en bichlamar, Nambatu, Nambatri, toujours utilisés de nos jours pour désigner des quartiers de la ville –, hôpital (Siméoni, 2009 : 250). La croissance démographique urbaine de Port-Vila débuta réellement en 1955 et se poursuit toujours aujourd’hui. Les migrations mélanésiennes, qui se multiplièrent jusque dans les années 1970, sont qualifiées de circulaires (voir note 2). Dans la décennie qui précéda l’indépendance (juillet 1980), une rupture s’opéra : les migrations circulaires et temporaires eurent tendance à devenir permanentes (Bonnemaison, 1977). Plus que l’attraction pour le monde urbain, c’est le contexte rural qui explique l’évolution des migrations intérieures : les cours mondiaux du coprah, le développement de la scolarisation, les cyclones successifs (Bonnemaison, 1974 : 260) et les pénuries qu’ils engendrent du fait de la pression démographique. Après l’indépendance, la morphologie urbaine se modifia radicalement en raison d’une croissance démographique importante – le taux de natalité très élevé entraîna un accroissement naturel de 39 % entre 1979 et 1989 (Siméoni, 2009 : 254) – couplé avec un solde migratoire interne toujours aussi important. La ville s’étendit et se déploya au nord (Anabru, Olhen, Freshwota, Tagabé) où il existait déjà une implantation mélanésienne ancienne (Bonnemaison, 1974). Durant les deux dernières décennies, Port-Vila a continué de croître de façon anarchique, sans plan d’urbanisme, ce qui accentua la ségrégation spatiale héritée du condominium des Nouvelles-Hébrides. Il existe une division nord-sud très marquée ; au sud et à l’est se trouvent les communautés aisées (étrangères mais aussi de plus en plus ni-vanuatu) alors qu’au nord les quartiers sont fortement « bidonvillisés ». Aujourd’hui, la croissance urbaine est toujours aussi forte avec une augmentation de 4 % par an (concernant Port-Vila,

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NPHC de 2009). La centralisation de l’État et la concentration des administrations dans la capitale renforcent l’hégémonie de la ville face au faible poids démographique et politique que joue le reste de l’archipel, à l’exception de Santo. Bien qu’il existe aujourd’hui une volonté de renforcer le pouvoir des provinces0, la situation reste très inégalitaire et l’attrait pour la capitale inchangé, voire renforcé. Avec une croissance démographique de 3,5 % par an, l’archipel tout comme la capitale doivent faire face à de nouveaux défis (infrastructure, santé, éducation, etc.).

Photo 1. – Nouvelle art de rue en développement dans la capitale. Tag situé derrière le marché sur le front de mer

(cliché de l’auteur, avril 2009)

Jeunesse urbaine contemporaine

5 Dans cette étude, nous portons notre attention sur les jeunes urbains de Port-Vila, des deux sexes, appartenant aux classes d’âge de 15 à 25 ans, scolarisés, employés ou en recherche d’emploi et ayant grandi dans la capitale. Aujourd’hui, il s’agit là de la deuxième génération d’urbains ayant rompu le contact avec le monde rural (à l’inverse des migrations circulaires des années 1950 à 1970 décrites supra). Cette population porte en elle les inégalités socio-économiques de l’ensemble de la société urbaine ni- vanuatu. Nous distinguons différentes catégories d’individus : scolarisés, employés, chômeurs recherchant ou non un emploi.

6 Aucune statistique spécifique concernant les jeunes de 15 à 25 ans ne permet de dire combien d’entre eux sont scolarisés. En revanche, nous savons que 5 % de la population de plus de 15 ans est analphabète et que seulement 7 % poursuit ou a poursuivi des études dans le supérieur (NPHC de 2009). Il semble que peu nombreux sont ceux qui ont accès à des études au-delà de la douzième (classe correspondant à la seconde dans le

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système français, qui est considéré comme un niveau relativement élevé0). De plus, les statistiques concernant l’éducation apportent assez peu d’informations fiables, car de nombreux éléments ne sont pas pris en compte : interruptions en cours d’année (pour non-paiement de frais de scolarité, grossesse, etc.), absentéisme répété, etc. Port-Vila concentre de nombreuses activités totalement absentes ailleurs dans l’archipel. Cet attrait économique – la recherche d’un emploi rémunéré – fait partie des principales raisons expliquant l’exode rural. Mais rares sont ceux qui peuvent accéder à un emploi, souvent par manque de qualification ; ainsi, en zone urbaine, presque 12 % de la population n’a pas de travail. Ce constat touche majoritairement les jeunes puisqu’un chômeur sur deux a moins de vingt-cinq ans (Siméoni, 2009). Bonnemaison distinguait dans les années 1970 trois catégories sociales basées sur l’emploi : • la plus basse couche regroupe les manœuvres et ouvriers non qualifiés ; • la classe intermédiaire est constituée d’ouvriers spécialisés et qualifiés et de petits entrepreneurs ; • on voit également émerger une classe moyenne, voire bourgeoise, composée de fonctionnaires, techniciens ou agents hautement qualifiés (Bonnemaison, 1977 : 31-34).

7 Cette description correspond à la société pré-indépendance des Nouvelles-Hébrides ; aujourd’hui la situation a quelque peu évolué. La classe moyenne actuelle s’est développée, les salaires ont augmenté et ont permis de donner un réel pouvoir d’achat à cette classe moyenne plus favorisée. Une catégorie intermédiaire a vu le jour, qui englobe majoritairement les moins de 30 ans n’ayant pas d’emploi fixe mais susceptibles d’effectuer de petits travaux épisodiques rémunérés. Ces jeunes se qualifient eux même de SPR, sigle qui veut dire Sperem Pablik Rod en bichlamar – « traîner dans la rue » en français. Dans son article Killing Time in a Postcolonial Town: Young People and Settlements in Port-Vila, Vanuatu, Mitchell s’attache à décrire les comportements de ce lumpenproletariat (2004 : 364). Un film documentaire intitulé Kilim Taem fut également réalisé par Mitchell et le Vanuatu Young People Project ( VYPP)0. Certaines aspirations et difficultés de cette nouvelle génération de jeunes urbains y sont mises en avant. Nombre d’entre eux ont vécu toute leur vie à Port-Vila, ont arrêté leur scolarité très tôt et n’ont pas d’autres occupations que de « traîner entre potes0 ». Les expressions synonymes kilim taem ou westem taem signifient littéralement « tuer le temps » et « perdre son temps » ; elles expriment parfaitement la représentation que ces jeunes urbains se font de leur quotidien. Dans ce film, ils commentent leur réalité quotidienne : regarder des vidéos, boire du kava, consommer de l’alcool, sortir en boîte de nuit, se bagarrer, voler, fumer des cigarettes, discuter, jouer de la guitare et, souvent, ils affirment n’avoir aucun espoir de trouver du travail. Éloignés des réalités des « îles0 », ils idéalisent le mode de vie rural tout en ayant conscience qu’ils ne pourraient pas aller y vivre (sans attaches familiales fortes, sans biens fonciers, avec des problèmes d’adaptation). Le manque de confiance dans le système politique et dans ses représentants accentue le sentiment d’abandon de ces jeunes en perte de repères culturels et sociaux0. La mixité ethnique des individus participe de ce phénomène ; en zone urbaine, le regroupement communautaire entre populations originaires des îles extérieures, observé durant les premières vagues de migration circulaire, a laissé place à une mixité de plus en plus forte. Les enfants issus de mariages interethniques grandissant à Port-Vila ne connaissent généralement pas l’île natale de leurs parents et sont par conséquent coupés des coutumes et du mode de vie insulaire rural, tout comme de la langue vernaculaire. Pour un grand nombre de jeunes urbains, le bichlamar s’est imposé comme langue maternelle. Voyons maintenant les phénomènes

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d’appropriation identitaire entre la jeunesse créolisée de Port-Vila et la langue nationale du Vanuatu.

Innovations urbaines et ajustements linguistiques du bichlamar

Omniprésence du bichlamar en milieu urbain

8 À Port-Vila, la situation linguistique est avant tout caractérisée par sa complexité, comme nous l’avons rappelé en introduction. Le Vanuatu dispose d’une grande richesse linguistique à laquelle se sont ajoutées les langues des migrations externes. Après l’installation initiale des colons européens, accompagnée de quelques familles de travailleurs kanak, les communautés asiatiques font partie des plus anciennes migrations (vietnamiennes et chinoises0 principalement), suivies par celle des Wallisiens installés pour la plupart depuis les années soixante0 et, enfin, les Indo- Fidjiens arrivés plus récemment0. L’utilisation du bichlamar est renforcée par le fait que Port-Vila ne regroupe pas ou peu de locuteurs d’une même langue dans un même quartier : ce constat a fait l’objet d’un travail personnel d’enquête de terrain lors d’un projet consistant à élaborer une carte sociolinguistique de la capitale. Cette étude s’est finalement révélée non pertinente en raison d’une trop grande mixité dans les quartiers de FreshWota wan, FreshWota tu, FreshWota foa et Nambatri où l’enquête a été réalisée (septembre-décembre 2009). Certes, il existe des lieux dans la capitale où une communauté d’une même île se trouve majoritaire comme, par exemple, à Seaside Tongoa ou à Blacksand, mais, aujourd’hui, la majorité des quartiers regroupent des communautés d’îles différentes. La plus grande partie des échanges linguistiques se pratiquent en bichlamar ; 85 % de la population résidant en milieu urbain affirment maîtriser cette langue, contre 75 % pratiquant une langue vernaculaire (National Population and Housing Census, 2009). Charpentier assure qu’à la fin des années 1970, l’ensemble de l’archipel comptait 6 % de personnes créolisées. Malgré l’absence de chiffres, nous pouvons affirmer qu’aujourd’hui, à Port-Vila, les individus parlant le bichlamar comme langue maternelle sont en forte augmentation en raison du nombre toujours croissant de mariages interethniques, de la mixité de plus en plus grande dans les zones urbaines et périurbaines, et de l’environnement « bichlamarisé » favorisant l’apprentissage du pidgin au détriment des langues vernaculaires. Au sein des communautés (ou simplement des familles) utilisant une langue vernaculaire, nous pouvons défendre (après de nombreuses enquêtes réalisées dans les quartiers de FreshWota wan, FreshWota tu et d’Anabru entre 2008 et 2010) que son usage est fortement influencé par le bichlamar. L’omniprésence du bichlamar favorise son insertion dans les langues vernaculaires. Il va souvent être préféré par les locuteurs dans l’emploi d’expressions idiomatiques : i stret : « c’est bon », « c’est d’accord », ale : « allons-y, vas-y », « puis » ou bien par « d’accord », hemia nao : expression figée signifiant « voilà » ou « c’est ça ». De chiffres, de jours de la semaine, de mois : wan handred, wan taosen, etc. : mille, cent, mondae, tesde, sarede, etc. : lundi, jeudi, samedi, maj, julae, oxis, oktoba, etc. : mars, juillet, aout, octobre. De mots renvoyant à un lexique « moderne » :

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mobaeldésignant le téléphone portable, plen : avion, komputa ou laptop : ordinateur et ordinateur portable.

9 Toutes ces catégories n’ont pas forcément d’équivalent dans les langues vernaculaires (par exemple, le terme « mois » se dit dans la langue de Port-Sandwich, au sud Malekula, paci qui signifie la lune, mais il n’existe pas de mot correspondant aux douze mois du calendrier grégorien).

Multiplication des échanges, développement des transports et outils de communication comme facteur de renforcement du pidgin

10 La transformation du pidgin, entraînée par le développement des médias et des transports, favorise son extension. En 1966, la première radio est créée au Vanuatu, appelée Radio Vila, média du condominium qui diffuse dans les trois langues officielles. Les émissions en bichlamar font l’objet d’une très forte audience (Charpentier, 1979). En utilisant le pidgin, Radio Vila va conférer à cette langue un rôle unificateur, car contrairement à l’anglais ou au français, le bichlamar n’est pas un vecteur de division au sein de la population. Par ailleurs, son utilisation sur un média de diffusion nationale permet d’harmoniser et de populariser le pidgin (Tabani, 2002 : 258-259). En 1978, Radio Vila est remplacée par le Service de radio diffusion des Nouvelles-Hébrides et s’étend à l’ensemble – ou presque – des îles du Vanuatu. Aujourd’hui, Radio Vanuatu couvre tout l’archipel, avec plus de 70 % des émissions en bichlamar (Siméoni, 2009 : 339). En zone urbaine, il existe d’autres radios commerciales comme Tropical FM ou encore Capitol FM107 (créée en 2007) qui émettent dans les trois langues et majoritairement en bichlamar. La télévision fut introduite au Vanuatu en 1991 et ne diffuse qu’à Port-Vila et en zone péri-urbaine. Au départ, la majorité des émissions (environ trois à quatre heures par jour) étaient en français ou en anglais ; aujourd’hui, le bichlamar reste la langue privilégiée dans la diffusion de l’information : journal, émissions musicales, reportages sur les coutumes des îles, pièces de théâtre et feuilletons Wan Smol Bag0, etc. sont en bichlamar. Cependant, la TBV ( Television Broadcast Vanuatu) n’est pas entièrement en bichlamar, faute de budget, mais aussi pour garder une ouverture sur la Nouvelle-Calédonie, la France et l’Australie. De plus en plus, le bichlamar est utilisé dans des spots publicitaires des entreprises locales et étrangères – Au Bon Marché (supermarché), Digicel et TVL (entreprises de télécommunications), Wilco (fourniture pour le secteur du BTP et la maison), Entreprise Traverso Sandrino (installation de stores anticycloniques), etc. En 2009, outre la création d’un nouveau journal hebdomadaire0 The Vanuatu Times, publiant dans les trois langues officielles, une revue mensuelle Storian a fait son apparition. Storian associe des articles sur les spécificités de l’archipel – reportage mode sur les aeland dress0, interview d’hommes politiques, article sur les nouveaux stringbands0 en vogue – à d’autres mentionnant les tendances occidentales, l’actualité cinématographique et les nouvelles technologies (ordinateurs, téléphones cellulaires, caméras, appareils photo, consoles de jeux vidéo, baladeurs musicaux, etc.). Storian diffuse principalement en anglais ; toutefois, d’après les créateurs de cette revue, une volonté réelle existe pour développer l’usage du pidgin, considéré selon eux comme le principal vecteur de diffusion.

11 À travers les médias, la publicité joue aujourd’hui un rôle très important dans la diffusion du bichlamar. La publicité existait déjà avant l’indépendance. Elle fut

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introduite et développée pendant le condominium par les deux administrations coloniales du pays, les Britanniques et les Français (New Hebrides News, 1975, 1976). Toutefois, son usage restait limité à la presse locale et à destination d’un lectorat essentiellement non mélanésien (publicité pour des hôtels, de petites entreprises, etc.), puisqu’une majorité de la population locale du pays demeurait analphabète. Après l’indépendance et avec le développement des médias (radio, télévision), la publicité se développa lentement. Des spots de télévision aux campagnes d’affiches (phénomène apparu il y a trois ans, lors de l’implantation de l’entreprise de téléphonie Digicel qui a collé ses gigantesques affiches – 4 m x 4 m – aux principaux carrefours de la ville), le Vanuatu possède désormais son lot de publicités pour des enseignes commerciales locales et internationales, surtout en milieu urbain (Luganville, Port-Vila). La multiplication des campagnes publicitaires utilisant le bichlamar dans les publicités renforce la crédibilité conférée au pidgin (Vandeputte Tavo, 2011).

12 En plus des médias, le développement des transports en bateau et l’augmentation de la desserte aérienne entre la capitale et les îles de l’archipel ont accentué la diffusion, voire l’uniformisation du pidgin. Le transport maritime de passagers s’est récemment développé avec l’arrivée de deux nouveaux catamarans, Big Sista(septembre 2010)et Efate Queen(février 2011), qui desservent les îles d’Epi, de Malekula,de Santo, d’Ambae et de Pentecôte. Le coût du service, moins élevé que le transport aérien, permet de se rendre plus aisément dans les îles (à l’occasion des fêtes de fin d’année notamment). Les autres bateaux reliant les îles entre elles sont des embarcations souvent bien plus vétustes transportant des cargaisons (vivres, coprah, matériaux, carburant, etc.), mais qui acceptent également des passagers selon la place disponible. Le Vanuatu dispose aussi d’une infrastructure aérienne relativement développée avec vingt-neuf aérodromes et pistes d’atterrissages répartis dans tout l’archipel, et une flotte appartenant à la compagnie nationale Air Vanuatu. L’utilisation du bichlamar progresse avec la multiplication des contacts et des échanges entre les îles et avec la capitale.

13 L’accès plus facile à différents modes de télécommunication change également progressivement les usages du pidgin. L’introduction de Digicel, en juin 2008, joua un rôle essentiel dans ce processus, en favorisant l’accessibilité au téléphone portable. En étendant une couverture réseau à l’ensemble de l’archipel, l’entreprise a contribué à réduire les distances et a démocratisé l’usage du téléphone portable. Aujourd’hui, la majorité des Ni-Vanuatu disposent d’un téléphone mobile et restent en contact avec leurs proches qui ont migré à Port-Vila ou Luganville. Ce moindre isolement se traduit, sur le plan linguistique, par un usage de plus en plus important du bichlamar, sous forme d’expressions et de mots introduits dans la langue vernaculaire. L’utilisation grandissante de messages textuels transportés appelés text, mesej, text-mesej ou sms en bichlamar, participe à diffuser cette langue. Le bichlamar apparaît comme l’idiome privilégié des échanges en messages instantanés ; d’une part, le caractère oral des langues vernaculaires limite leur utilisation écrite ; d’autre part, les messages textuels furent dans les premiers temps de la téléphonie utilisés uniquement par un public de jeunes urbains créolisés ou utilisant le bichlamar dans leurs échanges quotidiens. La particularité des messages textuels réside dans l’utilisation récurrente d’analogies sonores destinées à réduire le temps de rédaction et le coût du message (le nombre de caractère étant limité à 160) ; cette caractéristique n’est pas propre au bichlamar

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puisqu’elle existe dans la majorité – sinon la totalité – des échanges textuels. Ainsi les messages instantanés accentuent l’usage du pidgin sous une forme nouvelle : Message :Ba mi go luk m lo taon, z ? Bichlamar :Bae mi go luk hem long taon, stret? Traduction : Je vais le voir en ville, ok ? M.: U2fala nmo i talm B.: Yutufala nomo i talem T. : Vous me dites M. : 1m i no gud? B. : Wanem i no gud? T. : Qu’est ce qui ne va pas ?

14 Ce phénomène participe de l’appropriation du pidgin par la jeunesse urbaine qui différencie son usage du pidgin. Le téléphone portable n’est pas ici le seul facteur d’un tel constat, mais participe activement, avec le développement des médias et des transports, à cette diffusion très importante. Cette situation ne s’observe pas partout mais dépend des zones de contact avec Port-Vila et les autres îles. Certaines régions d’une île sont fortement « bichlamarisées » comme par exemple les villages d’Okapa ou de Port-Olry du nord de Santo et ceux de Lamap ou Lakatoro à Malekula.Dans ces régions périphériques, le bichlamar remplace depuis plusieurs décennies des mots oubliés et perdus dans la langue locale (par exemple, à Port-Sandwich, le mot cuisine se dit aujourd’hui en bichlamar, kitchen). Dans des îles plus isolées, le bichlamar tend à s’immiscer de façon plus insidieuse avec l’utilisation d’un vocable standardisé, idéologiquement imposé à une échelle nationale comme kastom0(voir Tabani, 2002).

15 L’environnement urbain change et les citadins participant à ces bouleversements évoluent avec lui. La jeunesse urbaine est au cœur de ces mutations. Des lieux de rassemblements ont vu le jour, tels que le Wan Smol Bag, une compagnie théâtrale créée en 1989 en tant qu’ONG (voir note 14), qui a conçu en 2005 un centre d’activité pour les jeunes, le Yut Senta, dans lequel ils peuvent y apprendre l’informatique, jouer de la musique, danser le hip-hop, organiser des groupes de réflexion sur des thématiques et problématiques variées. Le dynamisme et le changement des préoccupations des jeunes adultes participant aux activités du Yut Senta sont révélateurs des nouveaux types d’intérêts sur le plan des loisirs culturels. Lors des ateliers de réflexion organisés pour déterminer les prochaines thématiques d’une nouvelle bande dessinée ou pièce de théâtre, les débats ont illustré des réalités bien différentes de celles présentes en contexte rural ou de celles visibles il y a encore trente ans. Un groupe de discussion sur les problèmes liés à la sexualité a montré que les grossesses précoces sont une véritable source d’inquiétude ; ces débats ont donné naissance à la bande dessinée Mi no wantem gat bel! 0 qui met en scène une jeune femme abusée qui prend la pilule du lendemain pour éviter une grossesse. Un autre livret, Storian blong Rachel, Ol gel ! No letem ol boe oli spolem laef blong yu! 0, raconte l’histoire d’une jeune fille qui tombe enceinte et explique les méthodes contraceptives0. D’autres bandes dessinées évoquent le respect des droits de la femme comme Gel Ambae wetem boe Tanna0 ou Storian blong Susan wetem Mika0 qui illustrent les problèmes de violence conjugale. Ces livrets éducatifs se focalisent sur les différences de genre et le désir d’émancipation des jeunes femmes en milieu urbain qui réclament plus de droits et de respect que dans le passé. Le Wan Smol Bag réalise aussi des campagnes de prévention contre le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) qui touche principalement les villes (les dépistages n’étant pas systématiques, l’ampleur de diffusion du virus n’est pas encore connu : cinq cas officiels sont actuellement enregistrés). La bande dessinée intitulée Kleva i save winim aids? 0est caractéristique des

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questionnements de citadins confrontés à des situations inédites. Un kleva, issu de l’anglais clever « doué, intelligent », est une personne capable de guérir, de soigner ou de protéger les individus contre tous les maux, généralement à l’aide de plantes médicinales ; en zone urbaine, les kleva demandent une rémunération pour leurs services. Ce livret fut donc créé en réponse à la « légende urbaine » de Port-Vila selon laquelle le SIDA n’était pas une maladie incurable et qu’elle était soignable par les kleva. En 2007, Wan Smol Bag a rencontré des difficultés avec le Conseil national des chefs (Malvatumaori) qui accusait la compagnie théâtrale d’« aborder des sujets sensibles et “interdits” (tabous) de façon trop libérée0 » ; pourtant la fréquentation et le dynamisme de l’association et du Yut Senta montrent bien une envie et un besoin de parler de sujets jusque-là occultés.

Langues de contact et identifications collectives en milieu urbain

Créations lexicales

16 À cette nouvelle culture urbaine correspondent de nouvelles formes d’identification collective. L’environnement urbain est incompatible avec de nombreuses pratiques relevant du champ de la kastom. Les savoirs traditionnels ne disposent guère d’ancrage dans l’expérience quotidienne des gens vivant en ville. Ces changements culturels influencent largement un bouleversement linguistique du bichlamar, quand bien même celle-ci demeure toujours apparentée à la catégorie des langues de contact. Pour mémoire, une langue de contact (lingua franca, sabir, pidgin, créole) est définie par le caractère historiquement récent de son invention et de sa diffusion, par la difficulté à lui attribuer une origine précise et par sa très grande instabilité. Les jargons, pidgins et autres créoles sont beaucoup plus sensibles aux changements sociaux et aux adaptations culturelles que les langues plus anciennement établies et codifiées. Les transformations du contexte socio-économique et les changements dans les représentations culturelles inter-réagissent de manière beaucoup plus immédiate avec les innovations de vocabulaire et de grammaire. Les langues de contact s’insèrent dans ce qui est convenu d’appeler un continuum linguistique. Si les interactions entre les individus persistent, un sabir, jargon trade en anglais, exclusivement réservé à des opérations commerciales et doté d’un lexique limité et d’une grammaire embryonnaire, évolue ensuite en pidgin puis en pidgin extensif, comme c’est le cas du bichlamar. Lorsque cette langue de contact devient la langue première des locuteurs, dite maternelle, on parle alors de créole. De nouveaux mots ou de nouvelles expressions sont créés pour exprimer des pratiques inédites liées aux loisirs, à l’usage de drogues0, au sexe, etc. Des nouvelles locutions sont utilisées pour décrire des états d’ébriété, par exemple pour dire qu’une personne est sous l’emprise du cannabis : man ia i bun : « ce mec est déchiré », man ia i laet : « ce mec est allumé ».

17 Dans les années 1990, Crowley répertoriait les différentes expressions décrivant les effets du kava, suite à la commercialisation du breuvage dans la capitale ; certaines d’entre elles s’entendent encore aujourd’hui, pour désigner une personne enivrée par le kava et ayant du mal à se déplacer : fowil : « marcher à quatre pattes »,

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dakdak : « canard ». Pour désigner la couleur du kava qui s’apparente à de la boue , on dira : wota blong pig : « l’eau des cochons ». On emploiera un terme dérivé de la boxe – nokaot,« frapper » – pour exprimer la force inattendue du kava ; il est ainsi fréquent d’entendre quelqu’un dire : kava i nokaotem mi : « le kava m’a mis KO».

18 En revanche, d’autres expressions notées par Crowley ont complètement disparu comme : woklet : « se réveiller tard »(dérivé de l’anglais work late) cette expression désigne un kava dont l’absorption provoque des difficultés pour se réveiller le len-demain) ; neskava, dérivé du bichlamar neskafe qui désigne de façon générique le café instantané, le neskava était un projet de commercialisation du kava sous forme de poudre soluble à laquelle il suffisait d’ajouter de l’eau pour obtenir le breuvage ; kano, désigne un kava très fort ; le terme kanovient du français et son usage en bichlamar renvoie à plusieurs sens du mot : d’une part, il désigne la pièce d’artillerie envoyant des projectiles ; d’autre part, il renvoie à l’usage familier exclamatif du mot canon signifiant fantastique, super (Crowley, 1992).

19 Ces expressions disparues ont aujourd’hui laissé place à de nouvelles : waes blong kava i kam : « l’effet du kava monte » ; kava i rekem mi / kava i sakem mi : « le kava me fait beaucoup d’effet » ; nakato : « bernard-l’hermite (se dit d’une personne grisée par le kava, qui marche très lentement).

20 En plus d’avoir un lexique très riche renvoyant aux effets du kava en lui-même, les jeunes urbains utilisent aussi beaucoup de formules codées pour ne pas dire directement qu’ils vont au kava-bar : Mi wantem go long postofis : « Je veux aller à la poste ». Mi go luk olfala woman antap : « Je vais voir ma mère – la vieille femme – là-haut ». Mi go chekem laet nomo : « Je vais juste vérifier si la lumière est allumée » ; une petite lumière – lampe électrique ou lampe kérosène dite « tempête » – indique toujours s’il y a ou non du kava dans les nakamal 0. 21 Ils peuvent choisir ces expressions détournées parce qu’ils n’ont pas le droit de s’y rendre – l’âge auquel il est possible de boire du kava peut varier selon les individus et les régions dont ils sont originaires, le critère pouvant être la poussée de la barbe ou la circoncision – ou parce qu’ils n’ont pas les moyens d’inviter des personnes à venir avec eux ou simplement par humour.

22 Les jeunes de Port-Vila sont les plus créatifs et les plus productifs lexicalement, en raison de leur utilisation quotidienne de la langue nationale. Ils développent un slang bichlamar ou un bichlamar des rues, forme du pidgin utilisant beaucoup d’expressions comprises principalement par eux et souvent inventées à partir d’anecdotes. On observe une double utilisation du bichlamar comme marqueur identitaire. D’une part, le bichlamar est utilisé comme une façon de se démarquer des autres générations : une appropriation très forte du pidgin est perceptible chez ces jeunes qui sont en rupture avec la langue vernaculaire de leurs parents. Charpentier faisait déjà remarquer à la fin des années soixante-dix que les personnes âgées qualifiaient le bichlamar de lanwis blong rod qui signifie « langue bâtarde » (pikinini blong rodest une expression qui se traduit en bichlamar par « enfant bâtard ») ; alors que les jeunes décrivent le pidgin comme lanwis blong mifala qui veut dire « notre langue » (Charpentier, 1979). Une distinction générationnelle est perceptible dans le jugement des locuteurs sur le bichlamar, qui s’est aujourd’hui accentuée. Par ailleurs, au sein de cette même jeunesse, le bichlamar

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comporte des variantes selon les individus, leur appartenance sociale et leur occupation (scolarisé, employé). Les jeunes de Port-Vila se réunissent par groupe dans des squats au sein des différents quartiers de la ville. Le terme squat est une nouvelle entrée lexicale ; elle n’est pas répertoriée dans le dictionnaire de Crowley (1995). Son sens diffère de l’acception qu’il a en français puisqu’il désigne ici un lieu occupé en toute légalité : Hem i stap wetem ol squat blong hem« Il est avec sa bande ».

23 Diverses appellations désignent ces squats : certains jeunes de FreshWota Wan se reconnaissent comme les Mi stap Ghetto, à FreshWota Foa, ce sont les Kingston 4, à Tebakor, où réside une large communauté de Man Tanna, il s’agit des TRK qui signifie Tebakor Raskel Kids (les jeunes voyous de Tebakor), à Nambatri ce sont les Kanaky, etc. Ces différents squats renvoient aux lieux d’habitation ou domiciles et sont connus de tous. Lorsqu’un problème survient, les protagonistes sont désignés selon leur quartier de résidence. L’appellation squat est récente, mais le phénomène de rassemblement des jeunes, montré sous une terminologie reconnue, existait déjà il y a une dizaine d’années. Un des plus célèbres groupes, les Tu de Fresh Wota Tu est connu d’une large majorité de citadins actuels. Les nouvelles créations lexicales proviennent de ces jeunes urbains, souvent sans emploi, qui passent leur journée ensemble à « tuer le temps » selon l’expression en bichlamar déjà citée : kilim taem. La formation de ces groupes varie selon le sexe : les jeunes filles assujetties à maintes tâches domestiques (préparation des repas, ménage, lessive, garde des enfants, etc.) ne sont pas aussi libres de se déplacer que les garçons (Mitchell, 2004). Cette situation en milieu urbain est héritée d’une répartition sexuée des tâches (Jolly, 1994).

24 De nombreuses expressions voient le jour, certaines devenant rapidement plus populaires que d’autres et se diffusant dans la capitale, et parfois en zone rurale : Fae i ded : « Je t’ai cloué le bec / cassé ». Yu save finis : « Tu vois quoi ». Onesti : « Je t’assure ».

25 D’autres expressions sont utilisées uniquement à Port-Vila ou à Luganville et très rarement dans les îles : Nil blong koven : « Cigarette », littéralement « clou de cercueil ». Yu skrinim : « Tu captes », provient du mot skrin, de l’anglais screen, « écran ».

26 En raison de la population relativement faible de la capitale (équivalente par exemple à celle d’une petite ville de province en France), il est parfois possible de remonter jusqu’aux initiateurs de certaines formulations, caractéristique soulignée par Crowley (1992). Le cas de l’expression stikim nek, très répandue aujourd’hui, illustre ce phénomène. Elle signifie « profiter de quelqu’un » et son origine est attribuée aux jeunes urbains de Fresh Wota Tu. L’image utilisée dans cette expression est celle du moustique qui suce le sang. À la fin des années 1990, les jeunes disaient Motin0 lorsque quelqu’un profitait d’une autre personne. Ensuite, le terme a évolué en stikim nek 0, puis un glissement sémantique s’est produit et l’expression drink blod 0 est apparue.

Évolution du pidgin et processus d’identification

27 Parallèlement au développement et à l’enrichissement du pidgin, le bichlamar connaît aussi un rapprochement très important avec la languesuperstrat0, l’anglais. Ce phénomène n’est cependant pas récent et avait déjà été constaté par Charpentier à la fin des années 1970 (Charpentier, 1979). Les opinions sont divergentes quant au

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continuum linguistique : certains spécialistes, comme Charpentier (1979), prévoyaient une « dépidginisation » du bichlamar et son rapprochement avec l’anglais. D’autres, comme Tryon (1987), pensaient que l’anglicisation du bichlamar allait rester un phénomène urbain et que les zones rurales allaient conserver leur différence. Selon nos propres observations, le bichlamar se décréolise partiellement en milieu urbain, au sein des populations éduquées ayant atteint le niveau scolaire de la douzième ou plus, ou ayant fait des études supérieures. Le lexique s’enrichit d’apports anglais : des termes utilisés en pidgin basilectal sont progressivement remplacés par des formes anglicisées. Autrefois, pour dire « vouloir » en bichlamar, wande était la forme employée, puis le mot a évolué en wantem, et aujourd’hui, wishim est de plus en plus utilisé. De même, pour dire « fermer », klosem remplace progressivement sarem, ou pour dire « sentir (au sens de ressentir) », harem devient filim ; harem save se transforme en understandem pour dire « comprendre ». Et les exemples foisonnent. La forme grammaticale de la langue subit aussi une influence de la langue superstrat. Le bichlamar ne dispose pas de pluriel et le marqueur de pluralité « s » ne s’entend pas. Pourtant de plus en plus, le « s » s’immisce dans le pidgin oral. Désormais, on peut entendre : Mi gat 23 yias: « J’ai 23 ans ». Mi kat tri brotas: « J’ai 3 frères ».

28 La forme écrite de la langue est particulièrement révélatrice de l’influence de l’anglais sur le pidgin. De plus en plus, dans les journaux, les mots dont l’orthographe est méconnue sont directement écrits en anglais : belif blo sospen[…]i tekem aot attention blo mama[…]mi putum clay pot ia i ko lo fire0: « les croyances dans les casseroles […] attirent l’attention des femmes […], je mets cette poterie à cuire ». Mi likem text0: « J’aime envoyer des “textos” ».

29 Cette anglicisation du pidgin écrit en l’absence d’enseignement du bichlamar dans les établissements scolaires est très fréquente. Cependant, certains organismes (Wan Smol Bag, Vanuatu Kaljoral Senta) ou journalistes (Gratien Mossoul) se réfèrent au dictionnaire de Crowley et écrivent le pidgin sous sa forme reconnue par le Conseil national des Langues du Vanuatu. Les médias participent aussi au rapprochement du pidgin et de l’anglais, comme la radio Capitol 107fm, dont l’ensemble des animateurs a effectué ses études à l’étranger, principalement en Australie ou en Nouvelle-Zélande : this dedication i stap go long… : « cette dédicace est adressée à… », so let’s hit back to the tune afta hemia bae yumi kat meteo 0: « revenons maintenant à la musique et après nous écouterons la météo ».

30 Toutefois, il s’agit souvent pour des individus bilingues anglais/bichlamar d’une alternance de langues plus que d’une anglicisation, qui ne signifie pas forcément décréolisation, mais indique que les langues disposent d’un statut et d’un mode d’usage différents.

31 De grandes disparités résident entre l’usage et les représentations des langues officielles et des langues vernaculaires. La langue est toujours utilisée comme un marqueur de positionnement social et, selon Bourdieu, les échanges et les interactions linguistiques sont autant d’« agents » qui contribuent à reproduire la structure sociale. Cet auteur qualifie d’« illusion du communisme linguistique » (1991 : 27) le travail des linguistes qui donnent l’impression qu’existe une langue entièrement similaire et commune aux individus d’une même communauté linguistique. Pour lui, le contexte socio-économique est indissociable de l’étude de la langue en elle-même et les dispositions linguistiques des individus sont perçues comme des « agents » qui

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poussent à agir et à réagir d’une certaine manière. Bourdieu applique son concept d’ habitus à la linguistique dans son ouvrage de référence Ce que parler veut dire(1982). Il développe l’idée que l’État induit des relations de forces et de pouvoir entre les langues : « C’est dans le processus de constitution de l’État que se créent les conditions de la constitution d’un marché linguistique unifié et dominé par la langue officielle (obligation dans les espaces publics officiels, dans l’éducation, etc.). » (Bourdieu, 2001 : 30)

32 L’État fixe la norme sur le « marché linguistique », instaurant ainsi dans des pays plurilingues0 comme le Vanuatu des rapports de domination entre les idiomes. Dans le cas du Vanuatu, l’anglais et le français sont considérés comme des langues prestigieuses parce qu’elles sont écrites et enseignées ; elles permettent aux individus d’envisager leur promotion sociale (à travers le système éducatif et la maîtrise des langues). Les deux langues officielles sont valorisées consciemment ou inconsciemment par les individus. Le bichlamar, quant à lui, peine à bénéficier d’une image positive bien qu’il soit la langue nationale et que chacun reconnaisse l’utilité de cette langue de contact. Malgré le statut politiquement et symboliquement élevé du bichlamar, puisqu’il est inscrit comme langue nationale et officielle dans l’article 3 alinéa 1er de la Constitution, le pidgin reste infériorisé par la classe dirigeante (des raisons historiques pré- et post- indépendance expliquent en partie l’instabilité du bichlamar). Lors du discours officiel annuel donné à la résidence de l’Ambassadeur de France le 14 juillet 2010, le président de la République du Vanuatu s’est exprimé en anglais (le président a fréquenté un établissement anglophone), laissant penser que le bichlamar n’est pas une langue suffisamment distinguée pour être parlée devant les institutions étrangères, de surcroît ex-puissances coloniales. En raison de la qualité de l’anglais prononcé et traduit en simultané, ce discours paraissait incongru ; un discours en bichlamar compris majoritairement par le public présent aurait été bienvenu et apprécié. Durant les sessions parlementaires, l’ensemble des débats s’effectuent en bichlamar mais les retranscriptions ne se font qu’en anglais – parfois en français – faute des moyens techniques et financiers nécessaires aux traductions, selon le personnel0. Cette situation ambivalente rend complexe les représentations du bichlamar qui demeure la langue maternelle d’une partie de plus en plus large de la population urbaine. Pourtant, le phénomène de créolisation observée à Port-Vila confère au pidgin une nouvelle légitimité. Mais le processus de légitimation est lent car il faut du temps pour que les individus parviennent progressivement à intégrer de façon souvent semi-consciente leur attachement à une langue et à en être fiers.

33 L’éducation joue un rôle considérable dans la vision et l’appropriation du bichlamar. Les anglophones et les francophones ont une représentation et une utilisation différentes de cette langue. Proportionnellement, les francophones utilisent plus le français que les anglophones l’anglais (Charpentier, 1979 ; Siegel, 2008). Par ailleurs, les premiers conservent la structure du pidgin tout en y insérant du lexique français, en remplaçant un mot d’origine anglaise par sa traduction en français : bae mi kakai glace : « je vais manger de la glace », où le terme « glace » remplace aeskrimen bichlamar ; mi wet lo wan formation blo traduire gud ol loi mo ol document0: « j’attends une formation pour traduire les documents et les lois » alors que le locuteur aurait dû dire : mi wet lo wan trening blong translatem gud ol dokumen mo ol lao.

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34 Chez les jeunes ayant une bonne connaissance d’une des deux langues d’enseignement, le bichlamar est une langue utilitaire et véhiculaire qui a peu d’importance identitaire. Souvent, son utilisation renvoie au domaine de la vie quotidienne ordinaire. Au lycée français de Port-Vila, établissement conventionné par l’Agence pour l’enseignement du français à l’étranger (AEFE), où sont scolarisés un grand nombre d’enfants de l’élite francophone, le bichlamar est perçu par certains élèves comme une « fausse » langue0. L’ensemble des lycéens, majoritairement des métis, qui prétendent ne pas attacher d’importance identitaire au bichlamar, ont tous pour première langue le français, l’anglais ou une autre langue internationale. En revanche, les Ni-Vanuatu qui ont pour langue maternelle une langue vernaculaire du Vanuatu, reconnaissent le bichlamar comme une langue faisant partie de leur identité culturelle. En maternelle, le bichlamar est la langue de communication de tous les enfants en début d’année ; en primaire, il s’agit de la langue des jeux de cour de récréation entre les élèves ; de même, au lycée et au collège, le bichlamar est l’idiome le plus répandu en dehors de la classe. L’origine sociale des individus nous semble être déterminante dans la reconnaissance qu’ils accordent au pidgin. Ceux qui sont peu scolarisés (ayant arrêté leurs études au collège ou en primaire) paraissent parfois honteux de ne parler que le bichlamar, mais assument toutefois mieux leur usage du pidgin et se revendiquent défenseurs de cette langue : bislama hemi nasonal lanwis blong yumi, mas toktok bislama nomo : « le bichlamar est la langue nationale, il faut parler seulement bichlamar ».

35 La créolisation du pidgin en milieu urbain a renforcé et rendu son usage et la position de ses défenseurs légitimes.

Conclusion

36 Trente ans après l’indépendance de la nation, attiré par les lumières de l’Occident tout en revendiquant ses spécificités culturelles et linguistiques, le Vanuatu doit faire face à une accélération des changements engagés. Dans ce contexte, pour des raisons socio- historiques, le bichlamar apparaît comme un outil incontournable pour en mesurer l’ampleur. L’exode rural des années 1970 a entraîné de profonds bouleversements dans la société urbaine de Port-Vila, avec l’apparition de rapports de classes de plus en plus marqués, qui prennent parfois des formes inédites chez les jeunes citadins en manque de repères et de perspectives d’avenir. Avec l’émergence d’une classe moyenne, une société de consommation s’est développée, à laquelle est associé un nouveau mode de vie. Les médias, la publicité, le développement des transports et des télécommunications concourent à rétrécir l’espace et à désenclaver les populations isolées. Ces changements se reflètent parfaitement dans la diffusion du bichlamar qui, progressivement, s’immisce dans les langues vernaculaires et devient une référence pour les jeunes, même en zone rurale. Nous n’avons pas abordé dans cet article la jeunesse des îles mais ses relations au bichlamar sont tout aussi intéressantes qu’en milieu urbain, avec, à nouveau, une profonde et nouvelle appropriation au pidgin. Nous pourrons émettre de nouvelles hypothèses après avoir mené une étude de la langue employée par la jeunesse qui fréquentera le TKS, Tafea Kaljoral Sentaet saTAFEA Kastom Digitol Laebri(projet coordonné par Jacob Kapere et Marc Tabani), premier centre culturel d’envergure qui vient d’ouvrir ses portes hors de la capitale, à Tanna, et dont la majeure partie des activités est destinée aux jeunes. Des organisations comme le Yut Senta ou le Vanuatu

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Young People Project incarnent les nouvelles aspirations et problèmes des jeunes urbains, génération charnière, car il s’agit de la génération (la seconde ayant entièrement grandi à Port-Vila) qui installe véritablement l’« urbanité » comme mode de vie, en expérimentant de nouvelles réalités. Le bichlamar légitimise sa place dans son nouveau statut de créole, pour un nombre croissant de citadins, mais il reste néanmoins une langue au statut ambigu pour la classe dirigeante.

37 L’éducation semble donc être un moyen essentiel pour faire évoluer la vision péjorative associée au pidgin et redonner ainsi une image positive à ses locuteurs. En 2009, le ministère de l’Éducation a proposé une réforme de sa politique linguistique éducative qui est actuellement en cours d’évaluation. Plusieurs scénarios sont envisagés dont celui où le bichlamar deviendrait une langue enseignée ou une langue d’enseignement dans les zones urbaines à forte mixité linguistique. Certes, un tel scénario soulève les difficultés du manque de stabilité de la langue, mais cette démarche permettrait de légitimer réellement – et non plus uniquement symboliquement – le bichlamar. De plus, intégrer ce pidgin au sein du système éducatif garantirait sa survie (bien que rien ne laisse penser qu’il s’éteigne), clarifierait sa position et le différencierait selon nous de la langue superstrat, l’anglais. Pour l’heure, trente ans après l’élévation du pidgin au rang de langue officielle et nationale du Vanuatu, le bichlamar incarne l’accentuation des inégalités sociales de l’archipel plus qu’il ne les estompe tout en unifiant les Ni- Vanuatu.

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NOTES

1. Nous choisissons d’orthographier le pidgin bichlamar selon la graphie adoptée à l’indépendance mais il existe diverses autres façons de nommer ce pidgin : bislama, bichelamar, beach-la-mar, etc. 2. Les Ni-Vanuatu viennent à Port-Vila pour de courts séjours (entre un mois et un an) et pour des raisons économiques. 3. Un pidgin se distingue d’un créole selon des critères linguistiques : il comporte une grammaire, une syntaxe, un lexique jugé moins développé et moins complexe qu’un créole. Le pidgin extensif en revanche est linguistiquement similaire au créole, mais il se différencie du pidgin d’un point de vue sociologique : il n’est pas la langue maternelle des individus. À l’inverse, lorsqu’une langue de contact est désignée comme étant un créole cela signifie qu’il s’agit de la langue maternelle des individus (Mühlhäusler, 1986 ; Keesing, 1988 ; Holm, 2000 ; Siegel, 2008). 0. Luganville, situé sur l’île d’Espiritu Santo, est la deuxième ville du pays avec une population d’environ 13 000 habitants (NPHC de 2009). 0. L’archipel est découpé administrativement en six provinces distinctes, qui sont des acronymes : Tafea au sud (Tanna, Futuna, Erromango, Anatom et Aniwa), Shefa où se trouvent Port-Vila (Shepherd, Efate, Epi et Emae), Malampa (Malekula, Ambrym et Paama), Penama (Pentecôte, Ambae et Maewo), Sanma (Santo et Malo) et Torba (Torres et Banks) au nord. 0. La douzième permet par exemple de s’inscrire à l’Institut de formation des enseignants du Vanuatu (IFEV), de participer au concours d’entrée aux écoles d’infirmière ou de police, ou encore d’aller à l’Université du Pacifique Sud (moyennant des équivalences). 0. Le VYPP fut mis en place en 1997 par Jean Mitchell et intégré au Centre culturel du Vanuatu (VKS). Il s’agit d’un projet ayant pour but de faire parler les jeunesses urbaines de Port-Vila. Ce projet a été financé par le gouvernement du Vanuatu, AUSAID, Save the Children Australia et l’UNICEF. La vidéo Kilim Taem reprend des recherches réalisées auprès de jeunes personnes ; elle a été financée par l’UNICEF et AUSAID et réalisée en partie par l’équipe du VKS, dont Jacob Kapere (conservateur en chef du département audiovisuel du Centre culturel du Vanuatu). 0. Expression familière traduite directement d’une interview issue de la vidéo Kilim Taem dans laquelle un jeune homme décrit son quotidien par l’expression en bichlamar wobaot wetem ol fren. 0. Les « îles » désignent communément tout ce qui est en dehors de Port-Vila. 0. Régulièrement les journaux dénoncent la corruption connue et critiquée ; récemment, des groupes de musique reggae ont écrit sur le manque de responsabilité des politiciens – Youth Life “Give us equal rights” – ; pourtant la situation reste inchangée. 0. Les Vietnamiens sont arrivés depuis la Province du Tonkin – dans le nord du Vietnam – au début des années 1920. Les migrations chinoises sont plus diffuses car les communautés sont arrivées progressivement après la Seconde Guerre mondiale puis plus régulièrement jusqu’à nos jours. Les Vietnamiens se sont installés dans différents quartiers de Port-Vila (plutôt au nord de la ville) alors que les Chinois sont restés dans le centre-ville, habitant des petits appartements au- dessus de leurs magasins (Bonnemaison, 1977). 0. La migration wallisienne correspond à une demande de main-d’œuvre dans les années soixante pour travailler dans la mine de Manganèse à Forari au nord d’Efate. À la fermeture de la mine dans les années quatre-vingts, la plupart est restée et s’est installée majoritairement dans le quartier de Nambatri à Port-Vila, sur un terrain que la mission catholique leur attribua (Bonnemaison, 1977). 0. Phénomène migratoire observé depuis seulement cinq ans. 0. L’association organise, à travers des bandes dessinées, des pièces de théâtre ou des sketches, des campagnes éducatives sur la santé, la protection de l’environnement, le développement du tourisme, etc. Ses projets sont financés par des bailleurs de fonds qui peuvent demander de

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traiter un sujet spécifique comme ce fut le cas pour le livret Yumi evriwan i nidim blong save Maths, commandé par le Japan International Cooperation Agency (JICA). 0. La presse locale écrite est composée du quotidien bilingue (anglais, bichlamar) the Daily Post et de deux hebdomadaires trilingues (anglais, français, bichlamar), The Vanuatu Independentet leVanuatu Times. 0. Aeland dress signifie littéralement « robe des îles ». Il s’agit des robes dites mission imposées par les missionnaires et qui furent depuis adaptées aux couleurs locales. Elles sont caractérisées par un tissu aux motifs floraux et aux teintes vives, par leur longueur à mi-mollet et une coupe large couvrant la silhouette). 0. Stringband : « groupe composé en général de jeunes garçons, jouant des instruments à cordes (guitare et ukulélé). Cette forme de musique est née pendant la colonisation, elle comporte de fortes influences polynésiennes et modernes. Son développement est encouragé par le secteur touristique » (Stern, 2002 : 419). 0. À Mere Lava par exemple, dans les îles Banks, les individus utilisent le mot kastom au lieu des termes vernaculaires renvoyant aux usages de la coutume, mais sous une forme moins générique. Dans la majorité des langues vernaculaires, le terme kastom se traduit par une expression renvoyant aux « savoirs ancestraux ». Le mot kastom mis en avant dans les mouvements indépendantistes des années soixante-dix s’est imposé nationalement pour désigner un ensemble de pratiques coutumières et traditionnelles. Charpentier écrit que le terme kastom, « issu de l’anglais custom “coutume, usage, habitude”, a un champ sémantique très large, beaucoup plus étendu que celui du terme anglais dont il est issu. Il signifie certes les habitudes, les usages, les coutumes ancestrales mais il fait référence également aux croyances, aux chants, aux danses, aux légendes, à l’ordre social existant encore » (Charpentier, 1979). 0. « Je ne veux pas être enceinte ! », ma traduction. 0. « L’histoire de Rachel. Les filles, ne laissez pas les garçons gâcher votre vie ! », ma traduction. 0. Le Wan Smol Bag dispose également d’un planning familial où chacun peut avoir accès à la pilule contraceptive, à la pilule préventive et aux préservatifs. Il est également possible d’y faire des tests de détection du VIH. 0. « La jeune fille d’Ambae et le garçon de Tanna », ma traduction. 0. « L’histoire de Suzan et Mika », ma traduction. 0. « Le guérisseur/ le magicien/ le clairvoyant peut-il guérir le SIDA ? », ma traduction. 0. Informations recueillies lors d’un entretien avec Jo Dorras, la rédactrice des publications, le 24 mars 2011. 0. Les drogues – ou substances altératrices de conscience – présentes au Vanuatu sont : le kava (boisson ancestrale consommée initialement lors de cérémonies, connue pour ses effets relaxants et anesthésiants, il fut commercialisé et industrialisé à la fin des années quatre-vingts. Aujourd’hui, Port-Vila compte de trois à quatre cents kava-bars), l’alcool (la boisson la plus consommée est la bière Tusker ; il existe aussi une fabrication artisanale appelée umbro ou drae pam, issue de la fermentation de fruits), et le cannabis, qui a fait son apparition il y a une dizaine d’années et se développe fortement. Il est associé à une culture rasta/jamaïcaine très populaire chez les jeunes. Sa consommation augmente en raison de son faible coût, même si les tribunaux sanctionnent parfois cette pratique pour l’exemple. Il n’y a pas de réelle poursuite pénale, comme en témoigne la confiscation des cigarettes « parfumées » lors du concert de Kimani Marley qui a fait la Une du quotidien Daily postle lendemain). 0. Le nakamal est traditionnellement la maison cérémonielle des hommes dans laquelle ils se réunissent pour boire du kava. Ce terme s’étend plus largement et plus familièrement à tout endroit où l’on vend le kava (comme le kava-bar). 0. Motin est le nom bichlamar de la marque australienne d’insecticide Mortein, la plus répandue au Vanuatu. 0. Stikim nek se traduit par « sucer le sang » (littéralement « piquer le cou »).

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0. Drink blod, « boire du sang ». Cette formule est devenue particulièrement populaire ; elle a été adoptée par des productions cinématographiques sur les vampires (Twilight) très appréciées du jeune public. 0. Un superstrat est, en linguistique, une langue qui en influence une autre sans toutefois la remplacer. Dans les phénomènes de pidginisation et de créolisation, les langues de contact s’inscrivent dans un continuum linguistique : le basilecte est la forme la plus proche – dans le temps et dans l’espace social – de la forme première du pidgin, le mésolecte représente une étape intermédiaire dans l’évolution du pidgin (pendant laquelle on observe l’introduction de morphème) ; et enfin l’acrolecte correspond à des formes très proches de la langue superstrat (Bickerton, 1975 ; Moreau, 1997). 0. Extrait de Lapita de Esther Tinning in Storian, Vanuatu’s Lifestyle Magazine 6, mai 2010. 0. Extrait d’une publicité pour la compagnie de téléphonie Digicel. 0. Les termes en gras indiquent les expressions anglicisées. Extrait de diverses émissions enregistrées respectivement les 2 mars et 13 avril 2010. 0. Claude Hadège désigne un État où s’enseignent et se parlent plusieurs langues comme plurilingue. Il propose d’appeler multilingue non plus un État mais un individu qui parle deux ou trois langues. 0. Entretien avec Lydia, traductrice anglophone, durant les sessions parlementaires, le 18 mars 2011. 0. Extrait d’un entretien avec une personne ayant effectué une première année de Lettres modernes à l’Université de Nouvelle-Calédonie (Nouméa) et travaillant au bureau du Premier ministre comme traducteur anglais/français et bichlamar/français. 0. Entretien de groupe réalisé avec des élèves du lycée français le 23 novembre 2010.

RÉSUMÉS

Port-Vila, capitale du Vanuatu, est le théâtre de profondes mutations culturelles et sociales, particulièrement visibles chez les nouvelles générations urbaines. Le pidgin bichlamar1, langue nationale de la République du Vanuatu depuis l’indépendance du pays en 1980, apparaît comme un outil essentiel à l’observation et à la compréhension de ces changements rapides et profonds, notamment dans le contexte de la capitale Port-Vila. Dans cet article, nous examinons les processus d’adaptation linguistique, d’innovation culturelle et d’identification collective que rend possible la créolisation du bichlamar, au sein d’une jeunesse urbanisée. Le bichlamar nous servira d’outil (à travers des mots, expressions, structures de phrases) pour analyser et mesurer les changements sociologiques en cours et l’accentuation des inégalités sociales grandissantes.

Port Vila, the capital of Vanuatu, is a theatre of profound cultural and social mutations visible most particularly in the younger, urban generations. The pidgin bislama, the national language of the Republic of Vanuatu since its independence in 1980, appears to be essential in the observation and comprehension of rapid and, at times, strong changes in a context of breaking with the rural world. Within this article, we propose to examine the process of linguistic adaptation as a cultural innovation amongst the urban youth, as well as the collective identification with bislama today that has evolved into a creole mother-tongue. Bislama serves as a tool (through words, expressions and sentence structures) in the analysis and measure of current sociological changes, and the accentuation of growing social inequalities.

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INDEX

Keywords : bislama, ethnolinguistics, pidgin, Port-Vila, urban identity, Vanuatu Mots-clés : bichlamar, ethno-linguistique, identité urbaine, pidgin, Port-Vila, Vanuatu

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Urbane Tannese: Local Perspectives on Settlement Life in Port Vila

Lamont Lindstrom

1 The year 1980 celebrated the transformation of colonial New Hebrides into independent Vanuatu. It also was a tipping point for urban migration within that new nation. Before 1980, Vanuatu’s population migration patterns had been largely “circular”. Bedford (1974), Bonnemaison (1976), Chapman (1978) and other geographers of colonial towns had described the predominant circular migration of Melanesian men (mostly) into town and then their return to home villages after limited periods of urban work and experience. Some, however, like Bonnemaison were already questioning this circular model, finding that more-and-more islanders were heading into town to stay. In the 1980s, Haberkorn (1989) documented the transition from circular to “uncontrolled” or “one-way” migration among Port Vila’s Paama and Pentecost Island communities. Haberkorn concluded that changing economic conditions, “formerly both necessitating and facilitating temporary rural-based circulation, have given way to a setting more conducive to long-term, or even permanent urban relocations” (1989: V; see also Lind, nd). He also documented increasing numbers of female migrants to town, beginning in the mid 1960s (1989: 151).

2 My first period of fieldwork in what was then the New Hebrides took place in 1978 and 1979. I have returned, since those years, a half dozen times to visit friends living in and around Samaria village, located in the hills of southeast Tanna. Each time I return to Tanna, there are fewer people living in the village. Certainly, the post-1980 period also witnessed an efflorescence of new missions and religious ventures. Some people who have taken up these newer religious opportunities moved out to establish new hamlets in order to put distance between themselves and their still solidly Presbyterian relatives. But, in the main, Samaria since 1980 has emptied out gradually as young men and women hopped aboard interisland cargo ships to travel north to Port Vila.

3 These youth of 1980 are thus the first generation of Tannese urbanites. Whereas their fathers had been circular migrants, they instead became Bonnemaison’s “uncontrolled” or Haberkorn’s “long-term, permanent” urban residents. By the late 1970s, almost all Tannese men and some women had been off-island for limited periods. Many, in the

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1940s, had worked for the American military on its Efate Island bases, recruited for periods of three months or longer to native labour corps. Some, after the war, had headed north again to work on Efate plantations and a few were employed cutting kauri (Agathis australis) on Aneityum. For most, though, these periods of work off-island were limited. Men eventually headed back home to marry, to raise children, and to maintain their family’s place within the island’s rich yet demanding network of exchange relationships.

4 Around 1980, people’s migratory plans and choices changed. Young men and women headed to Vila and they stayed there, finding new sorts of work in and around town. They might return to Tanna to marry but then returned to town to raise their children there. In 1979, I surveyed residents of neighboring Samaria and Iankwanemwi hamlets. All men over 31 years of age had been off island at least once, and all but two out of twelve 16-30 year-old had done so. Only two of eleven women over 30 had been off- island, although five of 15 young women between 16 and 30 had been. In 2010, most of this younger generation, both men and women, have moved up to Port Vila or beyond. Samaria itself had a population of 48 in 1978 but only 15 in 2010. Of 28 Samaria residents counted in 1978 who were still alive in 2010, 23 are living off-island. Whereas in the 1970s, husbands typically left wives back home in the village when they undertook limited periods of wage labour abroad, today entire families have relocated to Port Vila. One Samaria friend living in town, in fact, is deplored by his relatives for having left his wife and most of his children to fend for themselves back home on the island.

5 I returned to Vanuatu in July-September 2010 to interview and record life histories of men and women who belong to a large extended family which originates in and around Samaria village. I digitally recorded the stories of thirteen migrants, men and women, who are living today in Port Vila’s settlements and another seven life histories of people still living back home on Tanna. Interviews were recorded in southeast Tanna’s Kwamera (Nife) language1 I draw on these life histories to explore individual experience of urban migration within post-colonial Vanuatu and migrant perspectives on urban, and village, life in these years since the nation’s independence in 1980.

The Settlements

6 The passing of the Condominium opened new political, economical, and residential opportunities for Ni-Vanuatu. Back before the Pacific War, local people, unless they were employed “were not allowed to live in Vila for more than 15 days… All Ni-Vanuatu had to be out of town by nine in the evening unless they wished to have to report to the D.A. [District Agent] next day” (MacClancy, 1980: 95; see Mitchell, 2003: 360). Urban residential segregation eased after WW2 but most Tannese from Samaria who went up to Efate lived on or near plantations or other work sites (e.g., at Bellevue, Bukura plantation at Devils Point, the Abattoir) rather than in town. After 1980, however, Port Vila’s surrounding settlements boomed. What had been coconut grove or empty bush rapidly transformed into Blacksands, Ohlen, Freswota and Freswin neighbourhoods. Siméoni (2009: 251) reports that the number of town migrants increased from 200 in 1955 to 3000 in 1967. In 1980, over 70% of Port Vila’s residents were Melanesian (2009: 252). This percentage rose to 93% in 1993 (2009: 254); initial results from the 2009 census put Port Vila’s population at 44,040 with men slightly outnumbering women

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(Vanuatu National Statistics Office, 2009: 3). The city’s boundaries have expanded to include a fringe of new settlements and neighbourhoods that developed after 1980 (see Siméoni, 2009: 253). Over the years, people from Samaria have moved into several of these neighbourhoods, finding places to live in Manples, Blacksands, Freswota, and ESQAL (now Ohlen) Nabanga. Most live in Blacksands and Ohlen Nabanga where they have purchased or rent house sites from Ifira Island landowners.

7 Port Vila’s urban settlements, in the main, are shantytowns or “bidonvilles,” as Siméoni notes: « Ils sont un mélange de bidonvilles de d’habitations en dur, où la place du vivrier devient de plus en plus dérisoire. Là, la vie en groupe familial élargi perdure. Ce modèle d’organisation résidentielle domine le plus souvent par une nécessité socio- économique qui se traduit par l’achat d’une parcelle par un groupe d’individus et l’accueil des migrants de passage. » (2009: 254)0

8 Since 1980, city services have only gradually expanded into the settlements. Although most residents have tapped into the electric grid, they still obtain water from communal standpipes or urban wells and they make do with pit toilets (see Pacific Economic Cooperation Council, nd). Migrants throw together a variety of materials to construct housing: Corrugated sheet metal, commercial timber and local wood, plastic tarp, and cardboard. As Siméoni notes, extended families live together (having often pooled funds to purchase the house plot or to pay monthly rental fees)0, and household composition changes as some residents occasionally return home to visit family on Tanna and as new migrants come into town.

9 Relatives from the same village or island region often live in neighbouring houses but, over the years, settlements have come to house a mélange of migrants from throughout Vanuatu. Residential patterns reflect new interisland friendships and marital relations that have grown apace since the country’s independence, and this increasingly complex mix of settlers in Port Vila’s neighbourhoods perhaps inspires and echoes a strengthening national Ni-Vanuatu identity. Nonetheless, migrants from Samaria, and from all of Vanuatu’s rural communities, maintain deep and enduring ties with home villages, and they still organize and identify themselves according to these original villages and islands.

Work

10 Samaria’s migrants are labour migrants. Since the Queensland and Fijian labour trade that began in the 1860s, people have left their island home seeking work abroad. After Queensland closed off its labour market in 1904, Tannese men and women continued to travel to plantation work sites throughout the New Hebrides and also down in . In the 1940s, the Allied military recruited most of Tanna’s men into native labour corps they put to work in and around Port Vila. Starting in the 1960s, greater educational options widened people’s economic opportunities and some left work as plantation hand, stockman, or houseboy or girl to find employment in urban construction, commerce, and civil service.

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Photo 1. – Samaria Migrants in Blacksands

(© Lindstrom)

11 Islanders continue to leave home seeking the chance to earn money. Mitchell, who worked with Blacksands youth, noted: « From the beginning it was participation in wage work that gave Islanders the right to be in Port Vila. This idea that residency in Vila is linked to work is rooted in colonial experience, but it continues to inform contemporary life in town. » (2003: 360)

12 Villagers on Tanna remain subsistence farmers and economic life on the island proceeds without much cash. But need, and desire, for money have increased since 1980. People want money to pay for travel itself, for cloth and clothing, for garden tools, for occasional meals of imported food, recently for mobile telephones, and to pay fees the government demands of school children.

13 Migrants, when asked why they came to Vila, almost always cite this pressure to pay school fees for their children. Some of these children remain back in home villages to attend island schools, the fees for which migrant parents or older siblings pay with money earned up in Port Vila. Many migrants also bring their children along with them to town, knowing that the quality of urban schools is better than that of most rural institutions. Primary school fees range from 1000-5000 vatu/term, and secondary school fees, which typically include boarding costs, run from 20,000 to 25,000 vatu a term. In 2010, the government waived fees for primary education years 1 through 6, but it continues to charge for secondary schooling. Back in Samaria, families in the late 1970s earned an average of 52,000 vatu/annum (with per capita earnings of approximately 12,000 vatu) (Lindstrom, 1981: 165). These earnings will have increased over the years but not remarkably insofar as copra and coffee cash cropping in Samaria has virtually disappeared since independence. Parents continue to struggle to find cash

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to pay secondary school fees and also to afford ancillary educational costs and other cash demands made by the elementary schools.

14 The young men who left Samaria for Vila in the 1970s and 1980s all did so, they say, in order to earn money to help pay for their younger siblings’ education. Kamti’s experience is typical: « I wanted to go back to school myself, but my father said that my sister had passed [and been accepted to secondary school] but he had no way to pay school fees. I said, “okay, I’ll quit school and go to Vila to earn money to pay her school fees”.»

15 Like Kamti, many others would come to Vila to stay, working for money in order to pay for their own children’s schooling, and also for their nieces and nephews back on Tanna. In the 1970s, young migrants sought plantation work at Bellevue, Tagabe, or Devils Point, cutting copra and tending cattle. Young women migrants took jobs as house-girls for European or Chinese families; and some came to town to take care of their working brothers’ and sisters’ children (see Rodman et al., 2007).

16 A decade later, young men began leaving plantation work in search of other sorts of employment in town. Some had earned enough money to purchase small cars or trucks they used as taxis in and around town, and some drove vehicles owned by others or provided by siblings who had found higher-paid employment after graduating from secondary school. By the 2000s, migrant men next moved into the growing “security” field, working as guards in stores, banks and other establishments. In 2010, several continued to work security, at least part-time. Port Vila security firms often hire “contract” workers at daily rates to avoid paying government-mandated retirement, health, and other employee benefits. One friend, for example, works weekends, from dusk to dawn, guarding an ATM machine near a dance club. Another has a steadier, government job, providing night security for the Vanuatu Cultural Centre. And recently, beginning in 2008, Samaria’s migrants have migrated overseas to work in New Zealand after that country instituted its “Recognised Seasonal Employer Scheme”. In Hastings and other New Zealand farm communities, they pick apples and kiwi fruit saving their paychecks in hopes of purchasing taxis, paying university or trade school tuition, and the like back home. A few women have also been recruited to work in New Zealand. Other women work as seamstresses, cleaners, or clerks in town. Much of their work, too, is paid under the table as employers evade governmental regulation and mandated employee compensation, and some work long hours, six or even seven days a week, for Vanuatu’s minimum wage (26,000 vatu/month) or less.

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Photo 2. – Samaria Taxi Driver

(©Lindstrom)

17 Those unemployed full or part-time in wage labour, as many women and youth are not, earn occasional cash through home businesses and other petty economic schemes. Settlement women make a little money taking on sewing projects, laundering, and preparing and selling cakes or other food. Some Samaria migrants have joined VANWODS microcredit women’s groups that plan and engage in various joint business enterprises. Other women, working on their own, act as loan-sharks, advancing small sums of cash to people who find themselves caught in between fortnightly pay periods. And bingo is an increasingly popular and noisy settlement money-raiser. Dozens of women and men congregate around female bingo callers, buying into multiple bingo games in hopes of winning cash prizes or various sorts of merchandise (see Servy’s paper in this issue). These petty businesses are important throughout the settlements in that steady wage- employment is difficult to obtain, especially for young school leaves (Mitchell, 2003). Many men and women remain unemployed or under-employed and are always on the lookout for opportunities to earn cash.

Trans-Island Families

18 Students of contemporary global population flows have remarked the emergence of transnational families and communities (e.g., Bryceson and Vuorela, 2002). This century, the Tannese have yet to travel so far. Unlike Samoans, Tongans, and north Pacific Islanders from the former U.S. Trust Territory of Micronesia, they have few opportunities to join more global migratory flows apart from recently established New Zealand and Australian guest worker programs and occasional employment on deep sea fishing vessels. They have, however, spread throughout Vanuatu and many are among the 3,000 or so Ni-Vanuatu who live in and around Nouméa, New Caledonia.

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19 Migrants have brought island ways into town, insofar as this is possible. Settlements reproduce the village. These divide up into multiple, smaller clusters of houses typically inhabited by extended family members, other people from the same original village or region, with occasional urban friends and affines from other islands. Samaria migrants living in Blacksands have named their neighbourhood after one of Tanna’s volcanic vents. Settlements are composites of closely packed and overlapped hamlets and gardens. Virtually all settlement families have established small gardens and plantations near their houses, growing food to supplement what they can purchase with cash. They sometimes cook in earth ovens as they do Saturdays, back on Tanna, baking the taro, taro Fiji, manioc, bananas and other crops that they grow around their houses. People also fish and gather shellfish on Blacksands reefs. Samaria families in Blacksands, moreover, have cleared a circular kava-drinking ground near their housing cluster. Due to spatial limitations, they have located this very close to their houses, where it is less sheltered from view that it should be. But settlement men retire here to prepare and drink kava, when available, to settle community disputes, to conduct negotiations between families, and so forth just as stay-at-home relatives do back home on Tanna. Men gathered here to drink kava in 2010, for example, taking tamafa(a prayer punctuated by spitting out the last sip of a shell of kava) for the success of their sons running in a round-Efate island relay race the next day.

20 People have also imported into town existing exchange relationships with affines and kin, and they organize urban versions of circumcision, marriage, and funeral ceremonies among families. Since 1980, the figure of the taon jif (town chief) has emerged as urban community spokesman and go-to person when migrants fall into dispute among themselves or with settlers from other islands. This evolving urban chiefly authority has developed alongside and in association with leadership status back home in rural villages (Lindstrom, 1997). Migrants have also built, and support, many churches and religious organizations, including John Frum movement associations, which reflect and extend spiritual life from village to town; and settlements are full of “clevers” and seers who diagnose causes of disease or misfortune and combat sorcery attack. The very concatenation of settlement dwellers from different islands, and difficult economic challenges, no doubt heighten migrants’ spiritual concerns and fears (see Rio, 2010).

21 In the 1970s, parental strategy aimed at keeping youth in the village or enticing them to return home after several months away in Vila. I often carried letters from Samaria parents to their wayward sons and daughters who had left home. These letters begged children to return, and parents exercised a number of strategies to bring them home. They ensured that teenaged sons planted gardens and built a first house in the village, and fathers would sometimes speed up marital negotiations hoping that the promise of a wife would entice a boy back home. Today, families continue to help young men to build their first houses in the village, and establish their first independent gardens. And migrants sometimes send money back to the village to purchase cement brinks and sheet iron, slowly building more substantial houses that both stake their enduring residential and kinship claims and provide, one day, a place to live should they come home. Many of these houses, however, stand empty, used only occasionally when urbanites return for short village stays.

22 Thirty years later, entire families have moved to Port Vila and the challenge has shifted from enticing young migrants to come home to reinforcing ongoing relations among

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village and urban branches of trans-island families. Urbanites, when they can afford this, try to return home during the Christmas and New Year’s holiday season. They sometimes send their children home to Tanna to be cared for by grandparents, aunts, or uncles. Village and urban relatives ship garden projects and store-bought goods (bolts of cloth, for example) to one another when they can as contributions to the family’s exchange responsibilities, either in town or on Tanna.

23 Some Samaria families recently have elaborated, or at least revived, the customary ceremonial recognition of a boy’s “first shave”. Back in the 1970s, parents rarely organized these exchanges. By 2010, however, increasing numbers of fathers are exchanging and preparing kava to be shared with their wife’s family to mark ceremonially a son’s first shave. A boy’s mother’s brother (or his cross-cousin) shaves off his first, fuzzy beard and will later drink kava and spit tamafa, praying for his nephew’s successful life to come wherever the boy may in future go. Kin and friends in attendance line up to shake hands with the boy and his family, and they pile up gifts of store-bought goods such as sheets and towels, soap, basins, plates, and the like. Excited children gather around a generator and television to watch videos laid on for their entertainment. Such ritual recognition of a young man’s approaching adulthood, and of his enduring familial connections and responsibilities, serves to strengthen youthful family ties. Most will soon move to Port Vila taking with them memories of this ceremonial marker of long-term economic ties and their duties to kin back home. Eriksen (2008: 69-73) has described the recent elaboration of another family exchange on Ambrym (between brothers and sisters) that also functions to maintain economic family relationships after the young women have migrated down to Port Vila.

Photo 3. – John Mark’s First Shave Ceremony

(©Lindstrom, August 2010, Tanna)

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24 Trans-island families which are dispersed today between village and urban settlements pool their resources, whenever possible, to meet joint exchange obligations which typically focus on marriages, the education of children, settling disputes, and funerals. These exchanges take place on Tanna, or up in Port Vila, depending on family circumstance. In the 1970s, expectation was that urban migrants would send home a little money to help pay the school fees of their siblings, their own children, or their nieces and nephews. By 2010, however, people understand that urban life is far more expensive than is rural, and money often flows instead from island to town. I carried cash gifts up to Vila from several village mothers who were sending wads of vatu to adult children in town. Sometimes, villagers send instructions for family members to purchase certain goods and ship these down to Tanna. But sometimes they send money that they knew urban relatives need to pay rent or buy food. This sort of “reverse remittance” inverts the typical direction of 1970s cash flows. And elsewhere in the Pacific, urban to rural remittances continue to characterize exchange relations among transnational families (see, e.g., Small 1997). It is notable that cash-poor Tanna villagers instead subvent their struggling urban kin. Iapwatu in Samaria, for example, expects and receives no money from his kin in Vila: « You saw that life in Vila is tough! It is bad! »

25 Samaria migrants identify with home and most entertain plans to return one day to Tanna. Whereas a principal challenge for families in the 1970s and 1980s was to entice young, sometimes feckless migrants to return back home, today now that large numbers of people have moved to Vila, migrants are instead concerned to protect and maintain their rights back on the island, particularly their claims to village house sites and garden lands. The predicament today is to persuade a few people to remain back on Tanna, rather than to secure migrant returns from town. Current family strategy is to leave at least one or two family members back home who will protect the rights and claims of their urban kin should these be locally contested. Iapwatu, who watches over things back in Samaria, explained: « I stay here to watch over our land. If someone tries to steal, and say that this land is his, I tell him “no it isn’t”. I am on duty, watching out for our land. If we all left home someone would steal our land. »

26 A second trans-island strategy involves child exchange and fosterage. Urban families may export a child or two back home to Tanna for short or more extended visits. One or two children often move in with village grandparents as household help. And these grandparents often shoulder the responsibility to organize circumcision and marriage feasts for their urban grandchildren, planting large gardens and raising pigs, which fathers living in town settlements would be harder pressed to meet.

27 Where people once kept in touch with letters and by exchanging the occasional photograph, the erection of cell towers in East Tanna in 2008 today allows much quicker communication among the members of trans-island families. Although Tanna’s electric grid stops miles away from Samaria, villagers manage to recharge mobile phones with solar panels, diesel generators, or by sending them over to Lenakel (Blakman Taon) stores where they pay shopkeepers 50 vatu for a recharge. Telephone calls are increasingly important in tying trans-island families together. Although people are frequently short of cash, and telephone minutes, they can freely send the text message “Please Call Me” when they need to connect.

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Urbanity

28 The youth of 1980 are today the first generation of permanent, or semi-permanent, migrants residing in Port Vila settlements (see Goddard, 2005, 2010 for a comparable analysis of rural migration and urbanity in Papua New Guinea’s capital city, Port Moresby). They have found occasional work, made lives, and raised their children in town. Although trans-island families remain tied to rural roots, migrants because of their extended experience in town have achieved a certain urbanity. Claims to at least some urban poise and sophistication, however, are common as most adults have at passing experience of settlement life. A rural/urban cultural divide among the community does not much exist given regular flows from island to town and town to island. Everyone is better acquainted with town life and practices than were parents of the 1960s and 1970s.

29 Settlement life, although burdened with economic difficulty, sometime tense relations with neighbours, and nostalgia for home, features regular activities and excitements. People therefore question one another’s motives for moving to Port Vila and staying there. Yes, everyone needs cash to pay school fees but this is also a handy and socially acceptable excuse. One’s actual motivation to migrate, some suspect, is to trade dull village life for the city’s brighter lights. Electricity, stores, civic events, television broadcasts, and Port Vila’s system of minibuses and taxis make life easier and more vibrant than what the island scene typically offers, at least for people with vatu in their pockets.

30 Although Blacksands and Ohlen residents live on the outskirts of Port Vila, they regularly come into town to work, shop, or kill time. Mitchell describes settlement youth who hungrily “consume images” and thereby tap into global cultural flows carried by television, movies, DVDs, and CDs (2003: 370-371; see also Rawlings, 1999). Settlement dwellers, especially underemployed youth, have frequent opportunities to observe and interact with Port Vila’s growing numbers of international tourists, and they “eye shop” (Mitchell, 2003: 373) around town, checking out tourist behavior in urban venues such as streets, resorts, and nightclubs and studying the window displays of duty-free and other stores that cater to an international clientele. These opportunities to observe visitors from abroad and, occasionally, to consume imported goods, bring global imagery and products into the heart of the settlements. As Mitchell observed, « eye-shopping places young people in the world of commodities and desire. » (2003: 373)

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Photo 4. – Efrem at his Computer, Ohlen Nabanga

(©Lindstrom)

31 Even before Vanuatu’s tourist boom, urbanites managed to tap into global cultural flows. Local musicians were deeply influenced by reggae styles of the 1970s, and these remain popular although augmented today by rap, heavy metal, and other world musical genres (see Weiss, 2009 for discussion of parallel global influences in urban Tanzania). Young men and women constantly adopt new dress and hair styles that surge through settlements from braiding to twisting, to corn rows, to sagging jeans, and there is ongoing public debate over the propriety of local women wearing the trousers or, worse, the shorts they see sported by tourists (Cummings, 2008). Glenda complained that Vila today is Babylon: « You see a woman but don’t know she is a woman until she turns towards you and you see her breasts. They were all sorts of clothing. They’ve borrowed foreign styles. »

32 The more religiously inclined dress instead in ties, long trousers, and white shirts and they copy incoming global evangelical Christian practices including speaking in tongues, altar calls, and the laying on of healing hands. The Internet, too, now furnishes relentless images and information which people use to acquire and display their urbanity. Migrants have brought computers into the settlements although these may not yet there have Internet access. They come in handy, though, when making copies of DVDs and CDs, and young migrants may go online at various Internet cafes and wifi hotspots in town.

33 Digicel and TVL Smile mobile phones also link settlers into the world beyond Vanuatu. People find the money, occasionally, to call family members living abroad in New Caledonia and also guest-working in New Zealand. The Bislama term mobael now claims a doubled implication with urbanity. It was used first, after independence, to refer to

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Vanuatu’s Mobile Police Force. Many settlement youth are both fascinated by and apprehensive of these representatives of state authority. Although the mobael and the regular police have met settlement violence with their own violence (see Mitchell, 2000; 2011: 40), their snappy uniforms, and especially their heavy black boots, captivate many boys and young men. The mobael police epitomize urbanity and modern style, and desire for black boots in particular has spread widely throughout the settlements. And, recently, the term mobael has surfaced again with mobile telephones. These, too, symbolize global, modern urbanity and the large majority of Ni-Vanuatu, both urban and rural, have hurried to purchase one0.The 2009 census counted 76% of the population which already had acquired phones and this figure today is certainly higher (Vanuatu National Statistics Office, 2009: 27). This modern “mobility,” as a marker of urbanity and global connection, no doubt reflects an older, traditional appreciation of the personal advantages of travel and movement within island prestige systems (see Bonnemaison, 1979).

Photo 5. – Digicel mobael

(© Lindstrom, Port Vila)

Urban Discontent and Village Nostalgia

34 Like the mobaelpolice, the mobaeltelephone also threatens danger which lurks beneath its attractions. The police, although stylish, are feared for beating and unjustly detaining settlement suspects. And those telephones, too, despite their convenience and their intimation of the urbane, can also kill. Mysterious night callers take control of the minds and bodies of hapless victims who make the mistake of answering a midnight ring. And these strange calls and peculiar text messages are very commonly

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received. People blame the krangkinetwork, but perhaps darker forces are at work? Mobiles, although urbane, may bring violence, even death. Those useful phones which allow trans-island families to keep in touch also carry more dangerous, even deadly, messages.

35 This sort of urban nervousness is widespread in settlements throughout the post-colonial world. All sorts of new sorcery fears have multiplied as rural migrants deal with the economic and everyday challenges of urban life (see Geschiere, 1997). In Vanuatu, too, there is a constant, underlying fear of nakaemasor poesin – sorcery – that cuts through Port Vila’s settlements. Settlements in recent years have filled with gossip about secret vampires who suck the blood of the unwary, or about child-killing mothers, rapes and mysterious deaths (Rio, 2010; 2011). Disputes over suspected sorcery have escalated into violent confrontation, as happened in 2009 when migrants from Tanna and Ambrym battled one another, burning down a number of houses in Blacksands. Sorcery suspicions provide explanations for illness, madness, and other misfortune. And urban illness and misfortune are all too ordinary and widespread given the economic hardships and uncertainties that shadow life in Ohlen and Blacksands.

36 It is perhaps no surprise that urban migrants, since the 1980s, have readily adopted the Bislama term sekiuriti (and also wajman and gadman). Samaria’s migrant men took up new employment opportunities, working as increasingly ubiquitous security guards, just as people were more-and-more anxious about the real and supernatural dangers of settlement life. Sekiuriti is an increasingly common concern both among Port Vila’s expatriate shopkeepers and among settlement residents fearful of neighbours who may be up to no good. Older migrants are also critical of increased youthful use of marijuana, and they point out lazybone layabouts who grow, smoke, and sell the drug throughout the settlements. Marijuana enthusiasts have brought the plant back to Tanna and smoke it there too, but many parents are convinced that its use leads to irresponsibility and madness.

37 Most migrants express these sorts of critical and jaundiced views of settlement life. Only one Samaria migrant, one of the earliest to leave Tanna who lives today in Freswota 4, had much good to say about his urban community. Everyone else complained about life in town, comparing this with the idyllic village back home (although Glenda and several other women noted with approval that their husbands in town often do more cooking, washing up, and childcare than they would back on Tanna). Migrants phrase their complaints in economic terms. In Vila, money rules. On Tanna, everything is free and real “love” prevails. In town, rude commerce has overtaken the friendlier sorts of reciprocal exchange that pertain in the village. Antoine complained, « Life in Vila is a bit difficult. Everything involves money. You eat money. You sleep money. On Tanna, there’s no money. Everything is free. I think money is bad. But back home, life is good. »

38 Such complaint is common across Melanesia as urban migrants are pulled into cash economies and wage labour (see Lind, nd). Some suspect that pecuniary relations so dominate modern life that White parents charge their own small children for room and board.

39 In addition to sorcery peril and cruel demand for cash, migrants worry that their urban children have been cast adrift from their island roots. Some, especially those born to parents from different islands, do not learn well local languages. Back on Tanna,

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children first learn their mothers’ and fathers’ languages and they pick up Bislama later when they attend local pre-schools and elementary schools. Samaria migrants in Vila, however, often use Bislama with their babies and young children and, although all the older children in Blacksands and Ohlen I met had indeed learned Nife (Southeast Tanna) language, my impression is that many of these did so only after first learning Bislama. The progression of language learning in town is reversed, compared with village practice. Iau, for example, said, « My two grandchildren speak Bislama, but if you talk to them in our language they understand, although they mix in the language of White people. »

40 Parents, and young people themselves, often complain of lack of opportunity to learn kastom in general, by which they typically mean local stories, songs and dance styles, family histories, and genealogy.

41 Romantic memories of village life parallel condemnations of Port Vila’s difficult and sometimes dangerous settlements and the rule of money. Village kava is better. Life is easier. People are more humane. Samaria migrants even bragged, wrongly, that their kin back home had flattered out the trail up to the village transforming this into an easy stroll. Such island nostalgia is common even among youth who have spent little, or no, time back home. On Tanna, people are skeptical of such romances, figuring that if their migrant kin really did one day return home the everyday hardships of village life would soon rouse them to run back to town. Still, fond memories of the good village, where everything is free and where love prevails, establish the broader context for people’s critical assessments of settlement life.

Imagined Returns

42 Nostalgia for the village also shapes people’s imagination of their futures. All migrants I interviewed insisted that they would, one day, return home. Glenda is typical: « I am tired of this place! I want to go back home. »

43 But such hopeful returns often happen only after death. Extended families sometimes pool money to fly the corpses of their relatives for burial back home. Migrants, however, hope to retire to Tanna while they are still breathing. They assert that they will, one day, return back to Samaria but they plan to leave most of the children working in Vila. This will allow them continued visits back and forth between town and village.

44 Physical presence is an important component of everyday social relationships on Tanna. Being there for people, whether this involves attending dispute-settlement meetings, joining gardening or house-building work groups, meeting to drink kava together, or unplanned daily shared interaction in general, symbolizes the depth of one’s connections. Absence, conversely, signals social distance, detachment, and even hostility. Migrants, therefore, are concerned to nourish their relations with kin back home by whatever means possible. Mobile telephones, certainly, have recently facilitated many families’ trans-island identities and their efforts to cultivate relationships with folks back home. A migrant friend Taimweren, for example, received a call the same day his wife’s father passed away down on Tanna. He hurried to scrape together enough money from friends and kin to fly her back home for the funeral. Another settler regularly calls his mother in Samaria to check on her health.

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45 At issue within all migrant communities are identity claims and homeland ties of children born and raised abroad. In Port Vila settlements, many young people have had only passing connection with their parents’ home village and with kinfolk resident there. More and more urban children are “mixed” with mothers and fathers from different islands and regions. This further complicates trans-island family relations. Will these urban youth continue to identify as Man Samaria, or even Man Tanna? Or will they increasingly claim newer Man Blacksands and Man Ohlen Nabanga identities that overshadow parental island roots? Village homes continue to offer sanctuary to which people may withdraw when urban life becomes economically and politically too difficult (although people back in Samaria say that they would be hard-pressed to welcome everyone home should they all leave Vila en masse)0. And ongoing friction among migrants from this or that island within the settlements helps maintain original identities as people clump together for support and protection. Still, as with migrant communities anywhere, tensions between past and present relationships and responsibilities must increase as years go by.

46 Urban migrants in Port Vila today comprise the first generation of permanent, “one- way” newcomers to Port Vila. Villagers from Samaria who migrated to town in the 1970s and 1980s are now between 40 and 60 years of age. Although all look forward to returning home to Tanna, it remains to be seen if they will indeed do so after they retire from wage labour, as once did their more “circular migrant” parents and grandparents. In Freswin settlement, Soarum’s imagined future is typical: « My plan is perhaps not to die here. But of course if I get sick, or if God takes away my breath, it is here that I will stop breathing. But my plan is to return home. As soon as I finish paying school fees for my two sons, I am going back home to die on Tanna. » I thank the Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research and the University of Bergen Department of Social Anthropology’s Pacific Alternatives Project for supporting field research in Vanuatu in 2010. I also thank Joel Iau, Harry Iapwatu, and other good Samaritans for offering friendship and helpful conversation, as always. I presented an initial version of this paper in an October 2010 seminar, “Urban life and articulation of modernity in the Pacific”, organized by Knut Rio, Annelin Eriksen, Edvard Hviding and other members of the Dept. of Social Anthropology, University of Bergen; I thank fellow participants for useful comments.

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NOTES

1. I have translated recorded interview excerpts into English. 0. See Mecartney (2000) for an excellent description of Blacksands’ development into a permanent migrant settlement; see Sherkin (1999) for discussion of rural migrants from Mataso, and Keller (2009) for Futuna. 0. In Blacksands, Samaria families when they can pay 5000-10,000 vatu/month to their Ifira Island landlords. In Ohlen Nabanga and Freswin, people cite an original invitation from an Ifira politician to live free on this land in return for their votes. Land has since changed hands and they have been pressured to begin paying monthly rent but so far most have resisted. 0. Some mobile telephones also feature built in mini-torches that men find useful to light dark paths along the way home after drinking kava; these have taken the place of glowing logs and embers. On the other hand, unexpected ring tones sometimes disturb kava drinkers’ peace. 0. A mass relocation to Malaita from Honiara occurred after Malaitans and local Guale people rioted in the capital town of the Solomon Islands and migrants returned home for safety.

ABSTRACTS

Significant rural-urban migration has characterized the postcolonial Melanesian states including Vanuatu. Over the past 30 years, most people who once lived in Samaria village (Tanna Island) have moved to squatter settlements that ring Port Vila, Vanuatu’s capital town. Life history

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interviewing of migrants now living in Port Vila’s Blacksands and Ohlen neighbourhoods, and also of those remaining back on Tanna, document peoples’ participation in urban migration, wage-labor, mobile telephony and other new media, religious organization, leadership and dispute settlement, and other aspects of urban life and how this participation is shaping a new urbanity in Vanuatu.

L’histoire des États mélanésiens postcoloniaux, incluant le Vanuatu, fut notamment marquée par un puissant exode rural. Trente ans après l’indépendance de ce pays, la plupart des personnes originaires du village de Samaria (île de Tanna) vivent désormais dans les « bidonvilles » qui entourent la capitale Port-Vila sur l’île d’Efate. Le recueil des histoires de vie de ces migrants qui vivent aujourd’hui dans les quartiers de Blacksands et de Ohlen, mais également de celles des gens de Samaria restés dans leur village à Tanna, permet d’aborder les thèmes de la migration urbaine, du travail salarié, de la téléphonie mobile et d’autres nouveaux médias, de l’organisation religieuse, de l’autorité, du réglement des conflits et d’autres aspects de la vie à Port-Vila qui caractérisent les nouvelles formes d’identité urbaine à Vanuatu.

INDEX

Keywords: trans-island families, urban migration, urban settlements, urbanity Mots-clés: bidonvilles, familles trans-insulaires, migrations urbaines, urbanité

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Le kava au Vanuatu, des rites ancestraux aux bars à kava de l’urbanité domestiquée : une lecture diachronique

Annabel Chanteraud et Gilbert David

1 De nos jours, on parle parfois du kava comme d’une boisson exotique découverte à l’occasion d’un voyage ou d’un séjour à Fidji, en Nouvelle-Calédonie ou au Vanuatu. On le déguste lors d’une fête, d’une cérémonie ou, plus probablement, on le consomme, histoire d’expérimenter ses effets au détour d’une soirée passée dans un bar à kava de Nouméa ou de Port-Vila où la boisson et le lieu de consommation sont devenus des emblèmes du mode de vie urbain. Pourtant, il y a plus d’un siècle, cette tradition océanienne n’avait rien d’un divertissement pour les premiers Occidentaux, parmi lesquels les missionnaires qui l’ont immédiatement assimilée à une pratique païenne et l’ont diversement réfrénée.

2 Cinquantenaire de l’indépendance oblige, nous avons circonscrit notre réflexion au Vanuatu, ex-Nouvelles-Hébrides, avant son indépendance en 1980, d’autant que cet archipel estprobablement le pays du Pacifique qui a connu le plus grand nombre d’adaptations du rituel traditionnel au cours du temps. La littérature regorge d’interprétations de la mythologie et de descriptions de pratiques rituelles rencontrées dans des contextes historiques particuliers ; mais, à notre connaissance, ces dernières n’ont jamais été réellement analysées sur un mode diachronique pouvant apporter une compréhension de leur transformation. Au-delà de la symbolique de lien social associée au breuvage, nous allons tenter de montrer que la pratique se transforme corrélativement à des stratégies de consolidation ou d’ouverture des groupes humains. La diffusion du kava reflète de nouveaux enjeux et de nouvelles alliances témoignant non seulement du renouvellement des relations entre les individus mais aussi de la dynamique identitaire collective.

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Carte 1. – L'archipel du Vanuatu

(© Chanteraud)

3 Après une rapide typologie des rites séculaires et de leur symbolique traditionnelle, suivies d’une description de deux rituels collectifs tels qu’ils étaient produits dans les sociétés du Nord et du Sud des Nouvelles-Hébrides, nous aborderons le sujet par le biais de quelques événements marquants de l’histoire de l’archipel. Nous partirons d’abord pour Tanna, au sud (carte 1), pour observer ce qu’il est advenu du kava à l’occasion du contact entre les missionnaires presbytériens et la population locale dont l’organisation sociale, les pratiques et les croyances différaient de celle des chrétiens, puis lors de l’émergence d’un culte syncrétique local, le John Frumisme. Nous entrerons ensuite dans la modernité de la ville naissante1 des années soixante-dix, avant de traverser la période qui s’étend de l’indépendance jusqu’au début des années 2000, une époque encourgeantant la marchandisation de la boisson et de la plante. À chaque étape historique, nous tenterons de démontrer l’apparition de nouvelles logiques de relations, la représentation du kava et la réactualisation de la pratique à travers sa description.

Les rituels ancestraux

4 Dans la culture traditionnelle de l’archipel, le kava était utilisé à des fins divinatoires et, sans doute, du fait de ses propriétés2, à des fins médicinales par des personnes habilitées à manipuler le surnaturel, des prêtres-devins ou des hauts dignitaires. Il existait aussi des rituels collectifs auxquels pouvaient participer l’ensemble des hommes. Certaines de ces cérémonies témoignaient de l’appartenance et de l’évolution de l’individu au sein d’un groupe (naissance, initiation, passages de grade, mort). Elles se terminaient par une prise de kava entre les hommes de la communauté, scellant

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ainsi la reconnaissance du statut naissant de l’individu célébré. D’autres rituels collectifs consacraient le groupe face à un autre groupe, au nom de l’instauration ou du renouvellement d’un contrat d’alliance tacite comme celui, intergénérationnel, fondé sur l’échange de femmes. Dans ce cas de figure, l’alliance était consolidée à travers la transformation de racines de kava en boisson et la prise mutuelle entre deux hommes de même statut appartenant à chaque clan.

5 On retrouve la genèse de ces rites dans des corpus mythiques où l’apparition de la plante est associée à un acte de création et sa transformation en boisson, à la naissance d’un nouvel ordre.

Mythologie du kava et règles d’humanisation du monde

6 Au Vanuatu, la découverte du vrai kava, la plante à domestiquer et à cultiver, renvoie à la perpétuation de la vie (fertilité) caractérisée par une compréhension nouvelle des relations entre les hommes et les femmes. Dans la mythologie des îles de Maewo, Ambae et au nord de Pentecôte, en pays de Raga, le kava est régulièrement associé à un héros civilisateur du nom de Tagaro qui en boit du kava et enseigne aux hommes son utilisation. Tagaro est composé de trois syllabes. Ta est un préfixe réservé aux personnages de sexe masculin et ro à ceux de sexe féminin. Le ga intermédiaire représente « ce qui va prendre vie » comme le fœtus dans la matrice utérine ; ce qui fait dire à Crowe (1991) qu’il peut être considéré comme le grand aïeul, le fils incarné, né de l’union du ciel et de la terre. Dans cette région du nord de l’archipel , la transformation de la racine en boisson mimerait cette rencontre fondatrice entre la terre (la mère) où vivent des êtres sexuellement indifférenciés et le ciel où vit le créateur (le père).

7 Le mélange d’eau et de racines détiendrait les principes créateurs féminin et masculin dont l’efficacité se manifeste à travers ses effets physiologiques et somatiques donnant à l’initié une sensation de bien-être mêlée à une toute puissance. Cette sociocosmogonie est à rattacher aux pratiques divinatoires réservées aux chefs (Chanteraud, 2001). D’autres légendes racontent la découverte de la plante par les hommes du commun et son importance dans l’humanisation et la socialisation. Nous en avons sélectionnées trois. Deux ont été collectées au Nord de l’archipel, à Ambae et à Maewo, et la troisième vient de Tanna, au Sud.

8 Les habitants d’Ambae vivaient dans la terreur car deux géants, Aso et sa compagne, se nourrissaient de la chair fraîche des enfants. Un jour, deux frères entraînés au maniement du casse-tête et de l’arc par leur mère, entreprirent de leur rendre visite… Après avoir tenté de manipuler les jeunes gens, les deux ogres furent tués par les adolescents. Quelques temps plus tard, une plante jusqu’alors inconnue, le kava, sortit de la sépulture de l’ogresse, exactement au niveau de son sexe (Crowe, 1977). Ce comportement est incompatible avec la production de la moindre structure sociale. Assassiner sa descendance, ou celle des autres pour se nourrir, constitue une entrave majeure au développement de la vie et donc du groupe.

9 La légende recueillie à Maewo raconte que deux orphelins, un frère et une sœur, vivaient heureux jusqu’à ce qu’un étranger veuille épouser la jeune fille. Un combat s’engagea entre les deux hommes et une flèche, tirée par l’étranger, embrocha la jeune fille qui mourut sur le coup. Le frère, désespéré, creusa un trou pour y enterrer sa sœur. Peu après, une plante apparut sur sa tombe : c’était le kava (Lebot et Cabalion,

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1986). Ici, le refus de donner la sœur à l’étranger empêche le processus de reproduction.

10 À Tanna enfin, c’est un esprit venu de l’Est, Mwatiktiki, qui pénètre le sexe d’une jeune femme avec un étrange caillou dont on nous dit qu’il est le vrai kava. Après qu’elle l’ait apporté aux hommes réunis sur la place du village, l’esprit s’est manifesté pour leur enseigner comment l’utiliser. Dans ces sociétés du sud, les femmes ne sont que des ouvrières, des mères porteuses et des nourrices ; la semence qui en germe en elles, ne leur appartient pas (Lindström, 1981).

11 Ainsi, dans les sociétés matrilinéaires du Nord comme dans celles patrilinéaires du Sud, la plante sort du sexe d’une femme. Les mythes relatant l’apparition du kava sont liés à des règles d’humanisation du monde, notamment à deux interdictions, l’infanticide3 et l’inceste ainsi qu’à des conventions visant à structurer la société selon un ordre cosmique (suivant une hiérarchie divine), sexuel (séparation des hommes et des femmes) ou lignager (se dit d’un groupe dont les membres se réclament d’un ancêtre commun en vertu d’une règle de filiation unilinéaire). Ce second corpus de mythes est à mettre en relation avec les rituels collectifs.

Photo 1. – Matériel de préparation :pilons de corail et coupes de coco

(cliché de l'auteur, 1996, Centre Pentecôte)

Les rituels collectifs

12 Afin de délimiter notre étude, nous allons observer les différentes étapes du rituel, les protagonistes, les techniques de préparation, le lieu et la périodicité de la consommation. Nous partirons du postulat selon lequel les observations qui fondent notre analyse peuvent être considérées comme représentatives de la situation prévalant à la période pré-coloniale.

13 Au nord de l’archipel, deux hommes se préparent mutuellement le kava. Les racines coupées en rondelles sont déposées dans la main gauche du préparateur, qui les râpe à

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l’aide d’un pilon de corail tenu dans l’autre main4 (photo 1). Les copeaux sont ensuite placés sur un plat en bois et mélangés à de l’eau pour obtenir une pâte homogène (photo 2). Le préparateur enferme la pâte dans une sorte de filtre-presse en fibre de coco, qu’il exprime manuellement et frotte avec le pilon pour en retirer un jus qui s’écoule dans une coupe de coco profonde et grossièrement nettoyée (photo 3). Il ajoute un peu d’eau à la préparation, puis, à travers un entonnoir fabriqué en fibre de coco, verse le mélange ainsi filtré dans une troisième coupe moins profonde, bien nettoyée et posée sur le sol (photo 4). Ce geste est effectué en imprimant un mouvement de va-et- vient de haut en bas, afin qu’une mousse se produise à la surface du breuvage offert au partenaire, cette mousse étant considérée comme la manifestation du pouvoir du breuvage. Le buveur est appelé et s’avance respectueusement de la coupe qui lui est tendue. Il s’accroupit, pose un genou à terre et se saisit de la coupe des deux mains ; il l’approche de sa bouche, prononce une prière inaudible5, avale d’un seul trait le liquide, puis se relève pour postillonner quelques gouttes en l’honneur des ancêtres ou des esprits. Il rend sa coupe au serveur ou la repose sur un support en noix de coco tronçonnée. Enfin, il s’éloigne du groupe pour éructer bruyamment, avant de s’asseoir pour « écouter parler le kava »6 (Crowe, 1986 ; Chanteraud, 2001).

Photo 2. – Mélange des racines broyées à de l'eau

(cliché de l'auteur, 1996, Sud Raga)

14 Au sud, les racines débitées sont remises à une tierce personne, un jeune garçon, circoncis mais encore vierge7, qui les nettoie avec un couteau de bambou et des fibres de coco. Il introduit les morceaux dans sa bouche, les mastique pendant une trentaine de minutes, avant de cracher une bouillie de kava et de la salive sur des feuilles de bourao (Hibiscus tiliaceus L.) posées à même le sol (Guiart, 1956). Les broyats sont ensuite mélangés à de l’eau dans un plat en bois et les hommes en âge de boire se voient offrir

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une coupe. Le buveur marmonne, va souffler sa dernière gorgée et s’éloigne une peu du groupe pour pousser « un long cri, dont les modulations personnelles, toujours les mêmes, sont calculées pour être entendues au loin » (Brunton, 1989).

Photo 3. – Pression manuelle du broyat pour extraire un premier jus de kava

(cliché de l'auteur, 1996, Sud Raga)

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Photos 4. – Filtrage à travers un entonnoir en fibbre de coco

(cliché de l'auteur, 1996, Sud Raga)

15 À de rares exceptions près, sur l’ensemble du Vanuatu, la prise du kava se déroule toujours à la nuit tombante ; certains auteurs rapportent d’ailleurs que le héros fondateur a apporté la nuit avec le kava pour offrir le repos aux hommes (Guiart, 1956 ; Vienne, 1986). Un autre invariant concerne les rapports entre les femmes et le kava, qui restent strictement cantonnés à l’espace vivrier. Ainsi à Tanna, le soir venu, elles déposent la racine à la lisière du bois qui entoure la place de danse où les hommes préparent et boivent le breuvage. Comme les femmes attirent les esprits, si elles franchissaient cette ligne, elles pourraient compromettre le contact des hommes avec l’au-delà. On raconte qu’à la fin du XIXe siècle, un homme surprenant une femme à le regarder préparer sa boisson, l’aurait frappée à mort avec une branche de kava (Brunton, 1989). Les interdits sont moins stricts dans les îles du Centre et du Nord. Ainsi dans l’archipel des Shepherd, une jeune fille vierge peut mâcher les racines de kava pour les hommes, comme on le voit en Polynésie. À Maewo, Ambae et dans le nord de Pentecôte, les femmes de chefs sont autorisées à boire le kava tout comme les femmes ménopausées. Enfin, une femme peut aussi boire le breuvage à titre médicinal.

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Photo 5. – Nakamal de Bultamala

(cliché de l'auteur, 1996, Centre Pentecôte)

16 Lors de ces rituels ancestraux très élaborés, chacun joue un rôle singulier mimant l’ordre cosmique, sexuel ou lignager. Chaque geste est effectué en référence à un récit mythique dont il ne subsiste que les grands traits, comme en témoigne la multitude de versions que l’on peut collecter. Ces rituels ravivent épisodiquement les liens de solidarité à l’intérieur d’un groupe restreint, d’une même communauté ou d’un même rang. Ils appartiennent à la catégorie des traditions initiatiques qui répondent à un événement marquant, générateur d’émotions, à un passage, un changement de statut du groupe ou d’état d’un individu.

La symbolique du nakamal

17 Si les règles liées à la préparation et à la consommation de la boisson témoignent de la ségrégation entre le monde sacré et le monde profane, le lieu incarne aussi ces tabous de mélange.

18 Avant l’accouplement des ancêtres primordiaux, les hommes vivaient dans un monde indifférencié, puis l’univers se scinda en trois espaces (Guiart, 1956 ; Vienne, 1984 ; Crowe, 1977 ; Bonnemaison, 1987). La maison des hommes, le nakamal8 au Nord (photo 5), et le banian sur la place de danse, au Sud, sont des répliques de l’univers façonnées par le créateur. Du point de vue de la symbolique structurelle, le sommet du banian et l’autel qui est situé au fond du nakamal sont dédiés au monde des morts et aux forces surnaturelles ; ils représentent en quelque sorte la voûte céleste. Le sol et les racines de l’arbre figurent la terre. Et, à l’extérieur, s’étend le monde hétérosexuel où les hommes vivent avec les femmes et les enfants. Pour bien circonscrire cet espace, une feuille de namwele ou cycas surplombe le seuil du nakamal : la plante est utilisée pour marquer un tabou ; elle représente le pouvoir sacré des hommes et le chemin de la coutume. Dans les îles du Sud, la frontière est imaginaire et prend forme à la nuit tombante.

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19 Dans la région de Maewo, Ambae et Raga, mais aussi plus au Nord, aux îles Banks, l’agencement de la salle commune, où se réunissent traditionnellement les hommes pour discuter des affaires courantes, manger, boire du kava et dormir, reflète l’organisation de la société masculine à travers des délimitations transversale et longitudinale. Le nakamal est divisé transversalement, de la porte jusqu’au sanctuaire, en autant d’espaces qu’il y a de grades dans la société. Chaque classe hiérarchique dispose d’un segment de cet espace collectif où sont exposés les attributs de prestige (mâchoires de cochon à dents, parures, conques) et où sont déposés un stock de bois servant à alimenter le feu, des provisions d’eau et de nourriture, des ustensiles de cuisine et des pierres de cuisson, ainsi que le matériel pour préparer et boire le kava. Les sections peuvent être séparées par des bâtons posés sur le sol, mais plus fréquemment, les emplacements sont symbolisés par des foyers disposés sur l’arête centrale de l’espace commun ou de chaque côté du nakamal (figure 1a, le nakamal traditionnel). Les hommes ne peuvent s’installer à la place réservée aux grades plus élevés que le leur, contrairement aux « chefs » qui ont accès aux différents compartiments. Aux Banks, on note encore une solution de continuité longitudinale, dans ce lieu partagé. Les hommes, qui s’échangent les sœurs et les filles, de génération en génération, occupent symboliquement le côté féminin ou le côté masculin du nakamal selon la moitié à laquelle ils appartiennent (Vienne, 1984).

De la prohibition de la boisson païenne au kava des rebelles

La confrontation des idéologies

20 Au sud de Vanuatu, le contact avec les missions fut très différent de celui des autres régions de l’archipel et de l’Océanie en général. Nous choisirons l’exemple de l’île de Tanna, parce qu’au-delà des bouleversements advenus aux niveaux culturel et politique, la confrontation entre croyances locales et chrétiennes a déchainé les passions jusqu’à transformer la façon de boire du kava.

21 Au milieu du XIXe siècle, quand les missionnaires sont arrivés à Tanna, des guerres fratricides empêchaient toute alliance entre les groupes. Il n’y avait plus de mariages, ni d’échanges de cochons, de nourritures ou de kavas (Bonnemaison, 1986b). Ce chaos favorisa la conversion d’une grande partie de la population qui venait se réfugier auprès des missions. Effet pervers pour les pasteurs, les hommes de Tanna se sentant de nouveau en sécurité, recommencèrent à pratiquer certaines coutumes, en particulier, celle du kava. Malgré des recommandations et des mesures coercitives comme l’interdiction de transporter le kava depuis les autres îles du sud9 ou encore l’éradication des pieds de kava, les missionnaires ne purent endiguer le phénomène. La seconde vague de missionnaires presbytériens, au début du XXe siècle, fut moins charitable. Avec elle, c’est la structure des groupes traditionnels qui allait voler en éclat. Une loi, la Tanna Law, associée à un régime répressif (police et tribunaux locaux créés en 1905), fut promulguée pour mettre définitivement un terme aux us et coutumes de l’île. Les grandes fêtes d’échanges, les rituels d’initiation, la polygamie, les chants et les danses ainsi que la coutume du kava furent prohibés et traqués sous la houlette de « chefs chrétiens » indigènes nommés par les pasteurs (Bonnemaison, 1987). Les mécréants, magiciens, devins, prostituées sacrées et buveurs de kava,

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encouraient des sanctions allant des amendes et des peines de travaux forcés aux châtiments corporels et autres humiliations sexuelles. Ce régime dura dix-sept ans, malgré l’opposition d’un délégué du gouvernement et des missionnaires catholiques qui s’étaient installés à Tanna au début des années 1930, à la demande des habitants de l’île qui refusaient la mainmise des missions presbytériennes.

22 Tandis que les voix des traditionnalistes s’élevaient contre la Tanna Law (Guiart, 1956 ; Bonnemaison, 1986b), à la fin des années 1930, le dernier héros mythique des Nouvelles-Hébrides, John Frum, vint soutenir et encourager leur lutte pour la sauvegarde de la coutume. Il leur demanda d’abandonner les guerres et les poisons, de revenir sur leur place de danse et de boire du kava. Il leur conseilla aussi de quitter les missions où ils travaillaient et de dilapider l’argent des Blancs. Enfin, il leur promit de revenir les aider si l’Eglise, les Français ou les Anglais les pourchassaient (Bonnemaison, 1987). En 1940, l’administration coloniale fit brûler la case de John et emprisonner les leaders présumés. Mais trois ans plus tard, ce que John avait promis se produisit. Il revint, en songe, à Nelawiyang, un habitant de la région de Green Hill, au nord de l’île. Nelawiyang et ceux qui professaient le message de John furent expulsés vers Nouméa et les îles du nord. Cependant, on raconte que la prophétie et les préceptes de John continuaient à se propager parmi les hommes de Tanna, par le biais d’un contact mystique établi grâce aux effets du breuvage. Ceux-ci n’avaient alors plus besoin du « bouche à oreille », ils avaient trouvé un moyen imparable pour entendre sa voix : celui du rêve par le biais du kava.

23 L’absence d’utilisation du kava sur Tanna à l’arrivée des missionnaires peut s’expliquer par le contexte d’insécurité latente. D’une part, la coutume de boire du kava était devenue moins visible car elle avait dû être abandonnée par les hommes en âge de se battre, leurs ennemis pouvant profiter de leur état d’ébriété pour les attaquer (Bonnemaison, 1986b), d’autre part, les relations conflictuelles avaient réanimé certaines pratiques de magie noire associées à des préparations à base de kava contribuant favorisant la suspicion et engendrant une baisse de sa consommation10. Une fois la paix revenue et l’ancestrale coutume réapparue, la répression menée par les pasteurs contre le kava fut lancée pour des raisons théologiques, morales et hygiénistes. La boisson s’avérait dangereuse pour le monothéisme puisque le rituel célébrait les relations avec les ancêtres. Non seulement la pratique représentait un obstacle à la conversion, mais plus encore, elle était contraire à la morale puritaine. Dans les archives de l’époque, on peut lire que, sous l’emprise du kava, les hommes perdaient le contrôle d’eux-mêmes, que le breuvage les rendait saouls et inaptes à travailler. Enfin, la mastication de la racine était considérée comme une pratique à risque du point de vue de la santé publique car elle facilitait la propagation de maladies contagieuses, notamment la tuberculose11(Young, 1995).

Un rituel exacerbé

24 Au final, la répression orchestrée par les missionnaires a réveillé la conscience des coutumiers qui ont fait de la boisson du diable un symbole de leur identité menacée. Boire du kava ne signifiait plus entrer dans le cercle de l’échange intercommunautaire, mais refuser la mainmise des missions et l’acculturation. Communiquer avec l’au-delà est une pratique ancienne réservée à des devins possédant les pierres et les techniques magiques. Avec le « John frumisme », plus qu’à un retour de ces pratiques divinatoires, on assiste au développement du dialogue direct entre l’homme et l’au-delà. Par

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l’intermédiaire du breuvage, le buveur de kava parle aux disparus ou à l’esprit de John et applique à la lettre les messages reçus. Comme le souligne Bonnemaison : « Tous les leaders étaient des visionnaires et tous les hommes pouvaient devenir des leaders. » (1987 : 52)

25 Tout homme pouvait prendre du kava sans restriction de statut hiérarchique ou marital. Tous étaient habilités à venir reconstituer l’effectif des soldats de John, amputé à chaque arrestation. Ces réunions entre hommes pouvaient être comparées à des « beuveries anarchiques » où le kava était pris en petits groupes à toute heure de la journée (Guiart, 1956), contrastant avec la pratique nocturne, circonscrite sur la place de danse et extrêmement codifiée, à laquelle les hommes ne participaient que de manière épisodique pour entretenir les liens entre communautés apparentées ou alliées. Derrière ces faits, il faut certes retenir une recrudescence de la pratique, mais surtout, sa prolifération, témoignant de l’ouverture du cercle traditionnel à de nouveaux venus.

26 Il semble que le discours doctrinal enseigné par John Frum ait favorisé cette propagation à l’inverse des pratiques traditionnelles très codifiée qui maintenaient le kava dans un cercle d’initiés. Car l’émotion perceptible tient moins d’un cérémoniel élaboré - mieux valait ne pas s’attarder à préparer et à boire son kava – que de l’émulation collective vers la reconquête identitaire et des effets procurés par le breuvage.

27 À travers ces trois épisodes historiques, on observe combien le climat social ambiant est générateur de sens pour le kava. Même abandonnée, même bannie, la pratique reste prête à resurgir, corrélativement à l’identité à défendre ou à retrouver (cohésion ou solidarité).

Le retour du kava par la ville

Le contexte historique et démographique

28 Au début du XXe siècle, Port-Vila et Luganville étaient uniquement des centres administratifs et économiques occidentaux. Faisant suite à une succession d’événements, épisode régional de la Deuxième Guerre mondiale, essor du marché du coprah, crise rurale et exploitation des mines de nickel en Nouvelle-Calédonie, les Mélanésiens vont progressivement pénétrer dans la cité.

29 En 1943, les Américains débarquent sur Efate puis quelques deux-cent-mille hommes s’installent sur Santo. A leur départ, en 1948, les deux bourgades coloniales sont métamorphosées par de nouveaux équipements, des routes, des hôpitaux, des aérodromes, des quais, des entrepôts et des logements… tandis que les Néo-hébridais découvrent des matériaux, des outils et de nouvelles habitudes alimentaires, notamment les conserves, pouvant améliorer leur quotidien.

30 Après-guerre, les Nouvelles-Hébrides connaissent une explosion de la demande de coprah faisant suite à la décision prise en 1946 par l’Emergency Food Council de livrer la totalité de la production de coprah de l’archipel des Nouvelles-Hébrides à la France. En deux ans, le prix de la tonne va être multiplié par trois. Pour remplacer la main- d’œuvre annamite arrivée en fin de contrat et rapatriée au Vietnam (sans laquelle la produciton aurait été gravement grévée, les planteurs européens cherchent à attirer les

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Néo-Hébridais avec de bons salaires et des avantages en nature. Les contrats de travail excédent rarement six mois car les employés doivent pouvoir se libérer quand la vie sociale ou l’activité du village le nécessitent. Leur mandat vis-à-vis de leur communauté consiste essentiellement à rapporter des biens utiles et un peu d’argent. Cette stratégie de déplacement permet une imprégnation en douceur de la modernité tout en préservant la structure coutumière. Le mode migratoire est circulaire et de proximité. Les personnes originaires du nord de l’archipel migrent de préférence vers Luganville, celles du centre et du sudvers Port-Vila (Bonnemaison, 1974, 1977).

31 De 1951 au début des années 1970, une succession de catastrophes naturelles, éruptions volcaniques et fortes dépressions tropicales, va dévaster les cocoteraies et les jardins, contraignant à l’exil une partie de la population des îles du centre et du nord de l’archipel. En ville, la vie s’organise. La plupart des migrants sont accueillis dans les baraquements mis à leur disposition par les employeurs12 tandis que d’autres décident d’acheter en commun des terrains pour s’y installer. C’est ainsi que des membres des communautés de Tongoa, de Paama et de Pentecôte se sont installés à Port-Vila. Cette population reste cependant attachée à son mode de vie traditionnel. Un représentant coutumier régit les relations avec le village et la vie communautaire urbaine.

32 À la fin des années soixante, l’exploitation des mines de nickel va relancer l’économie de la Nouvelle-Calédonie où plus de dix mille Néo-Hébridais émigrent dans l’espoir d’un travail rémunérateur. La réaction des autorités du Condominium est de développer le secteur tertiaire en adoptant une législation de type « paradis fiscal » qui va permettre de créer un centre financier à Port-Vila. Au milieu des années 1970, 2 500 compagnies internationales y ont leur siège social et treize banques opèrent dans l’archipel. Le quai en eau profonde de Port-Vila est agrandi et des vols internationaux sont mis en service avec pour résultat le quadruplement du nombre de passagers entre 1969 et 1973 (David, 1997). Ce développement économique entraîne un essor spectaculaire de l’emploi urbain des Néo-Hébridais et une expansion saisissante de Port-Vila et de Luganville dont la croissance démographique dépasse les 10 % annuels sur la période 1967-1972 (Bonnemaison, 1977).

33 Le début des années 1970 marque également le lancement du processus devant mener le pays à l’indépendance. La double fracture religieuse et linguistique entre les tenants de la France et de la Grande-Bretagne va alors s’accentuer sur fond de rivalités intestines. D’un côté, les indépendantistes du New Hebrides National Party (NHNP), fondé en 1971 par des proches des Églises anglicanes et presbytériennes, dont le pasteur Walter Lini, qui deviendra en 1977 le Vanuaaku Paty13 (Parti de notre terre ou VP) ; de l’autre, le groupe des « Modérés » rassemblant les coutumiers, des francophones catholiques, des anglophones membres des petites Eglises protestantes non reconnues par les autorités religieuses de Port-Vila et de Luganville et les adeptes de cultes syncrétiques, dont les partisans de John Frum (Charpentier, 1982). En 1978, Gérard Leymang, père catholique francophone, prend la présidence du premier gouvernement autonome, le Gouvernement provisoire des Nouvelles-Hébrides, et le pasteur anglican Walter Lini devient son Premier ministre. Quelques mois plus tard, en novembre 1979, avec plus de 62 % des voix et la majorité dans nombre de bastions de la coutume, le VP remporte les premières élections générales au suffrage universel et demande l’indépendance. Des foyers insurrectionnels éclatent alors à Santo, à Mallicolo, au nord de Pentecôte, à Efate et à Tanna, plongeant le pays dans le désordre dans les mois qui précèdent le passage à l’indépendance fixé au 30 juillet 1980. En réaction à l’instabilité

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politique qui règne sur l’île et à la fermeture de l’aéroport international de Luganville, l’économie de Santo s’effondre ; processus que consacre l’incendie qui détruit l’huilerie en juin 1980, une des principales sources de devise du pays. Désormais, l’île du nord va laisser sa place de poumon économique de l’archipel à Efate, la nouvelle capitale de Vanuatu, qui devient le principal réceptacle de l’exode rural dans le pays. Le temps de résidence des migrants en ville s’allonge ; ils sont de plus en plus nombreux à s’y installer de manière définitive.

Le nakamal des migrants et le kava « substitut »

34 Dans le processus de fixation des migrants en ville, le nakamal a joué un rôle essentiel. Le kava n’est apparu qu’a posteriori, pour tenter d’enrayer les répercussions du mode de vie urbain sur les migrants. À cette époque, le nakamal subi de profondes transformations dans sa taille et son aménagement conjointement à la disparition des relations lignagères et des grades les plus élevés de la société traditionnelle. Jadis, dans les régions du Nord de l’archipel, aux îles Banks, comme dans la région Pentecôte, Maewo ou Ambae, lorsqu’un grand chef, titulaire du grade le plus élevé mourrait, on laissait pourrir l’extrémité du nakamal en attendant que quelqu’un reprenne éventuellement ce grade (Vienne, 1984 : 142). Un grade souvent inaccessible de nos jours pour les postulants tant il devient difficile de développer un réseau d’alliés suffisant pour accumuler les ressources nécessaires à l’obtention du statut de leur prédécesseur. Mais la transformation architecturale la plus marquante relativement à la simplification de la compartimentation des nakamals et à la diminution voire la disparition des traditionnels signes ornementaux, est sans doute l’abandon de loge sacrée, aucun homme de la communauté expatriée étant suffisamment gradé pour être habilités à pratiquer les rituels s’y déroulant habituellement.

35 Cependant, la salle commune remplit toujours son rôle d’espace public collectif. Les hommes s’y réunissent pour débattre, écouter les anciens ou les émissaires de passage en fonction des impératifs et de l’actualité (fig. 1b, le nakamal urbain). Et à la manière des chefs qui, dans les sociétés matrilinéaires du Nord de Vanuatu, atteignaient les sommets de la hiérarchie et devaient quitter la communauté résidentielle pour aller ériger leur propre nakamal (Bonnemaison, 1986a), les leaders des communautés expatriées en provenance du Nord et du Centre de l’archipel qui firent construire les premiers « nakamals urbains », contribuèrent, à travers cet ancrage sur un nouveau territoire, à la naissance d’une nouvelle société.

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36 Parallèlement, le kava opéra son grand retour. Dans les années 1960, et même au-delà, seuls les hommes de Tanna ainsi que quelques anciens dans les îles du Nord continuaient à en boire lors d’événements coutumiers et le plus souvent en cachette (Chanteraud, 2001). Les jeunes gens, nés pendant la période de la prohibition, n’avaient jamais été initiés au kava et n’en avaient même jamais bu. En revanche, ils s’adonnaient de plus en plus fréquemment à l’alcool, surtout en ville, pour combattre l’oisiveté des jours de congé. La boisson des Blancs ne tarda pas à être incriminée dans des actes de vandalisme, des bagarres collectives et des violences conjugales. Au grand dam de leurs collègues protestants, certains prêtres catholiques se mirent à vanter les propriétés apaisantes du kava et à en boire ouvertement pour montrer l’exemple… Les chefs de quelques communautés urbaines en firent de même. Rapidement, la pratique connut un franc succès. Le prix de la coupe permettait de financer l’approvisionnement et de remplir la cagnotte destinée à subvenir aux besoins de la collectivité (dots, construction de maisons, achat de véhicules, frais d’hospitalisation, etc.). Dans lapremière moitié des années 1970, chaque weekend, les nakamals des chefs urbains se transformaient en bars-kastom, des bars coutumiers où l’on ne buvait que du kava14, à un prix moins ruineux que la bière (fig. 1c, le bar-kastom).

37 L’intention des chefs urbains et des prêtres était la même, le kava devait répondre à une injonction majeure : ramener l’ordre dans les communautés en enrayant les conséquences d’une forte consommation d’alcool15, et ceci avant même d’envisager le développement d’une relation d’aide entre les communautés villageoises et urbaines expatriées. Dans ce contexte, la phase de transformation de la racine en boisson ne symbolise plus une relation ou un partenariat prédéterminé. Même si elle est effectuée par les plus jeunes pour le compte de leurs aînés ou par les buveurs eux-mêmes, elle est grandement écourtée du fait de l’adoption du pilon et du mortier, une technique plus rapide que l’ancienne, destinée à servir le plus grand nombre en moins de temps. Un ordre de préséance persiste corrélativement à l’âge et aux responsabilités au sein de la

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communauté, du monde du travail, voire de la cité, mais tous les hommes ont accès au breuvage. La fréquence des soirées s’accélère, elles sont moins rythmées par les événements communautaires que par le repos hebdomadaire. Nous sommes en présence d’une pratique individuelle destinée à renforcer la cohésion et l’intégrité de la communauté. Il n’y a ni apprentissage, ni initiation, la prise de la boisson est encouragée comme une proposition, comme une tentative pour endiguer les maux de la société.

38 Depuis le milieu du XIXe siècle, l’organisation de la société traditionnelle a été profondément transformée par les différents contacts avec les Européens ou plus largement les Occidentaux(évangélisation, annexion politique, armée américaine) mais aussi par un exode rural aux causes multiples. Le rituel du kava, témoin de la structure sociale, s’est révélé être un baromètre particulièrement explicite de l’état des relations humaines à chaque nouvel épisode de l’histoire des groupes locaux ou de l’archipel. Après l’indépendance, non seulement la pratique, mais aussi la culture de la plante, vont connaître de nouvelles adaptations témoignant plus que jamais d’un bouleversement de la société toute entière.

La nation et l’apparition de la néo-tradition

Le socialisme mélanésien16

39 Le désordre politique qui se prolongea au-delà du 30 juillet 1980, date de l’accession à l’indépendance, menaçait le pays « […] d’asthénie économique, de déstructuration politique et de désagrégation sociale » (David, 1997 : 122). Walter Lini, alors Premier ministre, avait deux priorités, ramener l’ordre et établir la place de la nation au niveau international (Huffer, 1993). Son modèle politique était basé sur les principes chrétiens (vision progressiste et paternaliste), mais surtout sur le double discours anticolonialiste et nationaliste du socialisme mélanésien(Premdas, 1987). Dans ce dessein, le rôle de la coutume était primordial. Non seulement elle devait servir d’antidote aux nuisances occidentales mais, en sus, elle détenait le pouvoir de relancer l’économie en accompagnant le développement. Lini commença par renouer le dialogue avec les coutumiers en faisant reconnaître dans la constitution leur souveraineté au niveau foncier17 et en légitimant leur autorité à travers la mise en place d’un conseil national des chefs, le Malfatumauri. Parallèlement, il créa des conseils régionaux, relais du conseil national, chargés des problèmes intra-communautaires en milieu urbain et faisant office d’organes consultants du gouvernement en matière de culture. Le règlement du conseil des chefs fut publié en 1983, année de nouvelles élections législatives où le VP était en perte de vitesse (55 % des suffrages contre 62 %, quatre ans plus tôt). Lini décida ensuite de donner corps à une culture nationale en rassemblant les coutumes locales en une seule, « synthèse progressiste de la tradition dans sa capacité d’adaptation à la modernité » et fondées sur des éléments culturels communs afin de ne pas réveiller les disparités régionales (Tabani, 2000). Ainsi est apparue une distinction entre la « vraie coutume » porteuse des idées de démocratie et de développement des élites urbaines dirigeantes et la « fausse coutume », celle des communautés rurales marginalisées et symbolisant la résistance politique autonome (Tabani, 2002). Le festival des arts (organisé par le dernier gouvernement des Nouvelles

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Hébrides en 1979) ainsi que l’encouragement de la pratique du kava sont des exemples de la « vraie coutume ».

40 Au niveau économique, la mise en œuvre du socialisme mélanésien relève d’une économie socialiste relativement classique. L’exploitation des ressources naturelles en constitue le pivot et la planification y occupe une place centrale. Le gouvernement a opéré une décentralisation afin de dynamiser l’économie et a misé sur l’augmentation de la production dans les villages (Wittersheim, 2006). Ainsi, Lini espérait combler le déficit de la valeur commerciale en réduisant les importations, tout en accroissant et en diversifiant les exportations, trop dépendantes du coprah, du café et du cacao (David, 1998).

Le kava devient la boisson « nationale »

41 C’est dans ce contexte d’émergence d’une néo-tradition que le kava, boisson traditionnelle, fut promu icône de la nation. Il était l’instrument idéal du rassemblement, de la « modernisation-sans-occidentalisation » (Tabani, 2002 : 68) et de l’édification de la souveraineté nationale.

42 En 1978, dans la foulée du mouvement impulsé par les chefs coutumiers urbains et les prêtres catholiques, alors qu’il n’était pas encore le chef du gouvernement, Lini commença à s’intéresser au kava comme substitut de l’alcool18 et proposa à un grossiste de Port-Vila d’écouler le surplus de production des planteurs de Pentecôte, son île natale. Deux ans plus tard, peu après l’indépendance, chaque dimanche, sur la radio nationale, une émission vantait les vertus de la boisson traditionnelle et encourageait les villageois à planter la racine : « 5 000 pieds par homme et 2 000 pieds par femmes », puis « 10 000 pieds par homme et 5 000 pieds par femme » jusqu’à « autant que possible » en 1985. Afin de favoriser l’essor de sa production, le kava a été intégré au premier plan quinquennal de développement (NPO, 1982 ; NPSO, 1984) et un programme de recherche géré par le ministère de l’Agriculture a été lancé en 1983, avec comme objectif de recenser et d’étudier la composition des différents cultivars. L’année suivante, le Vanuatu Commodity Marketing Board (VCMB) étendit ses compétences au kava. Créé en 1982 et placé sous la tutelle du ministère de l’Industrie, l’organisme avait pour but de contrôler les exportations des principales ressources agricoles, le coprah, le cacao et le café. Désormais, il serait chargé d’acheter le kava aux petits producteurs et de le revendre, une fois séché, sur le marché international. Cette politique va contribuer à généraliser les rapports de type marchands entre les îles et la ville. Les liens scellés par le kava seront désormais plus de nature pécuniaire que coutumière ou lignagère malgré l’exploitation de la filière traditionnelle.

43 Rapidement, les égards du gouvernement pour le kava allaient donner des résultats : 1,3 millions de plants étaient en terre en 1983, près de trois fois plus, 3,7 millions, dix ans plus tard en 1994. Tandis que des îles sans tradition de kava comme Mallicolo ou Ambrym se découvraient une vocation agricole et une «coutume», le nombre de ménages cultivant la plante passait de 29 à 55 % entre 1983 et 1994 (Siméoni, 2003). Parallèlement, Lini promit une exonération des taxes d’exploitation à ceux qui ouvraient un débit de kava. En 1984, il y avait quatre nakamals à kava à Port-Vila et près de soixante-dix en 1989, au terme de la période de propagande (Chanteraud, David, 1998). Conséquence directe : la consommation commerciale de kava passa de 140 tonnes en 1983 à 250 tonnes en 1987 pour atteindre 2 000 tonnes en 1990.

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44 Lini entendait aussi jouer sur le terrain régional. En 1985, la plante apparut sur un timbre à 45 vatus19, destiné aux pays du Pacifique sud, dont Fidji, le plus gros producteur mondial. Enfin, depuis cette époque, toute rencontre officielle entre le gouvernement et ses hôtes de marque est ponctuée par la cérémonie du kava.

La nouvelle tradition

45 Les bars à kava sont ouverts quotidiennement, les hommes sont de plus en plus nombreux à s’y rendre plusieurs soirs par semaine. Les femmes en revanche, à l’exception de quelques occidentales, restent encore en dehors pour un temps.

46 Les buveurs n’ont plus à se soucier de la transformation de la racine, les gros vendeurs troquent le pilon et le mortier contre le hachoir mécanique. La pratique devient de moins en moins solennelle. Les hommes vont au bar, échangent une coupe de kava contre 50 ou 100 vatus, certains offrent encore leur dernière gorgée aux esprits, puis ils vont s’asseoir pour discuter au gré des rencontres ou de leurs affinités émergentes. L’ambiance est détendue comme en témoigne toute la terminologie argotique bichlamar20 qui voit le jour à cette époque. Chose impensable dans la pratique traditionnelle, les buveurs se permettent de juger le kava et de se moquer des leurs. On parle de yangkava (« jeune ») ou yelowkava (« jaune ») quand on le trouve trop jeune ; on le compare à de l’eau quand il est trop dilué et qu’il est imbuvable, wotakava (« eau »). À l’inverse, il existe des expressions pour signifier qu’il est fort : kava i kik (de to kick : «donner un coup »), etc. Un buveur peut être dakdak (de duck : « canard ») quand il a trop bu ; ceux que l’on retrouve chaque soir au nakamal à kava sont des baramin (« barre à mine ») ou des kruba (de crowbar : « pilier de bar »).

47 L’espace « nakamal à kava » s’organise autour des fonctions de préparation, de vente et d’accueil des buveurs. Mais les partisans de la « fausse coutume » acceptent difficilement que les nakamal se popularisent et que l’argent régisse l’accès au breuvage. Pouvant difficilement stopper l’engouement pour la boisson, les coutumiers firent du terme employé pour désigner le lieu leur cheval de bataille. Au milieu des années soixante-dix, quand ils avaient importé du kava des îles pour approvisionner les communautés urbaines, ils avaient pris soin de rebaptiser le « nakamal urbain » en bar- kastom. À l’aube des années quatre-vingt-dix, ils se sont opposés à l’appellation nakamal à kava pour les mêmes raisons, le terme nakamal ne pouvant être associé à des transactions de nature commerciale. Le conseil national des chefs dénonça cette usurpation et préconisa l’appellation de bar à kava ou de kavabar.

48 Malgré ces réticences, le kava de Lini devait fédérer les citoyens. Lors de la fête nationale, le breuvage coulait à flot plus qu’à n’importe quelle autre période de l’année. On le buvait dans les bars à kava mais aussi à des comptoirs provisoires. En buvant le « vrai kava », les hommes ne faisaient que répéter l’acte fondateur d’un autre nouveau monde, urbain mais surtout républicain. La pratique devint un culte civil, le breuvage incarnant plus les valeurs de la laïcité que celles de la coutume.

49 D’après Whitehouse (1995), les traditions transmises par la voie d’un discours doctrinal apparaissent le plus souvent lors d’une dynamique d’ouverture, de la création de communautés de grande taille et de nature diffuse. La nouvelle pratique urbaine du kava est née d’une double campagne de communication, anticolonialiste et nationaliste, expliquant les enjeux que constituait le kava pour la population et pour la nation. Parallèlement, subsistent des rituels officiels plus traditionnels, au cours desquels la

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boisson est offerte aux personnalités étrangères. Ces derniers sont à classer dans les traditions de type « imagistique »21 caractérisées par une mise en scène savamment orchestrée et une fréquence événementielle plus rare, proche de celle des rituels d’antan.

La marchandisation du kava

50 Le socialisme mélanésien n’a pas provoqué le rebondissement économique escompté et il n’a apporté qu’une stabilité politique éphémère, réduite aux premières années de l’indépendance du pays. En revanche, l’intérêt de Lini pour le kava a contribué à la propagation d’une pratique consommatoire de type récréatif et marchand synonyme de débouché économique salutaire pour les populations des îles.

51 Dans la ville des années quatre-vingts-dix, malgré la disparition des cadres sociaux traditionnels, le kava séduit. Six hommes sur dix en boivent. Les débits de vente se multiplient jusqu’à atteindre une densité de 1 bar à kava pour 60 habitants dans certains quartiers (carte 2), ils témoignent de la double urbanité qui anime le corps social de la cité, celle de l’enracinement et celle de l’ouverture. Six hommes sur dix en boivent. Les débits de vente se multiplient jusqu’à atteindre un bar pour 60 habitants dans certains quartiers (carte 2) ; ils témoignent de la double urbanité qui anime le corps social de la cité, celle de l’enracinement et celle de l’ouverture.

Carte 2. – Dentisté des bars à kava par habitant et par quartier à Port-Vila en 1996

(© Chanteraud)

52 Le bar à kava de quartier rassemble les communautés de proximité sur la base de liens de solidarité comme l’indique le nom qui leur est parfois donné : Tuntape (« boit ! » en langue de Pentecôte), le Shepherd studio ou le Notpol (pôle Nord) à Port-Vila. Leur

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dynamique d’implantation est à rapprocher de celles des nakamals des sociétés traditionnelles du Nord des Nouvelles-Hébrides sur un nouveau territoire. Ce bar à kava se fond dans les maisons des quartiers et se restreint le plus souvent à quelques bancs en bois recouverts d’un préau en matériaux végétaux ou de tôles ondulées.

53 Au centre-ville ou le long des grands axes de la cité, le bar à kava est capable de drainer plus d’une centaine de clients. Les buveurs s’offrent des coupes de kava ou payent des tournées, dégustent des spécialités culinaires ou grignotent des biscuits. Une cour aère et agrandit le lieu de consommation au-delà du bâti en ciment qui se limite au comptoir de vente, à une petite surface avec arrivée d’eau destinée à la transformation des racines et à un coin toilettes. L’aménagement de cet espace encourage les invitations informelles ; citadins ni-vanuatu, gens de passage, qu’ils soient îliens ou étrangers y sont conviés (fig. 1d, le bar à kava). Ce bar à kava relève du carrefour de rencontre, à l’image des banians des traditionnelles places de danses du Sud22. Il continue sa mutation conformément à l’expansion des centres urbains. Il se démocratise et se développe dans une logique de plus en plus libérale. Le fanal rouge indiquant que le comptoir est ouvert s’est substitué au cycas limitant l’accès au nakamal aux seuls initiés. Enfin, le fait que cet espace soit à l’air libre l’ouvre aussi aux femmes qui n’y sont plus refoulées, contrairement aux bars à kava des quartiers où elles restent, à de rares exceptions près, absentes23.

54 Malgré la persistance ou la réminiscence de rituels fondés sur des relations coutumières, protocolaires ou de parentèle, la pratique urbaine illustre une nouvelle appréhension du kava, caractérisée par l’accentuation des rapports marchands dans les relations humaines et leur organisation, n’en déplaise aux coutumiers.

55 En 1996, il a été préparé et vendu 1 600 tonnes de racines fraîches dans les deux cents bars à kava urbains(dont 162 à Port-Vila), 2 500 tonnes en 2000, soit une moyenne de 0,8 kg par buveur et par soir. (Chanteraud, 2001). Pour satisfaire la demande grandissante, le rituel s’adapte. On achète le produit fini. Exit la participation des buveurs à la transformation de la racine en breuvage, exit les anciennes techniques de préparation et le pilon, y compris le hachoir mécanique qui cède à son tour sa place au hachoir électrique. La pratique moderne prend désormais son sens dans l’acte de consommation. Si les sensations sont au rendez-vous, elles le sont moins du fait d’un cérémonial ou d’un décorum (sauf à considérer un certain exotisme sensible aux Occidentaux) que de la magie d’une rencontre ou des effets procurés par un breuvage qui fournit l’illusion de la profondeur à cette relation.

56 Dans un univers qui reste à apprivoiser, où le marché du travail est en crise24 et le pouvoir d’achat en baisse, l’argent est désormais la seule condition d’accès à la boisson et la seule contrainte qui puisse freiner sa consommation comme en témoignent le cinquième du budget familial qui lui est consacré en moyenne ainsi que les ardoises laissées de plus en plus souvent par les clients chez leur débiteur (Chanteraud, 2001). Le kava devient pour certains un exutoire jusqu’à voir apparaître des modes de consommation discordants, collectifs ou individuels, tels l’excès ou l’association du kava à l’alcool voire à d’autres drogues (http://www.mpl.ird.fr/suds-en-ligne/fr/plantes/richesse/kava09.htm#suds, consulté en avril 2011,Barguil, Cabalion et al., 2004). Le breuvage devient un remède au stress ou à l’isolement des plus fragiles25, il anime aussi les soirées arrosées entre copains empruntant à l’alcool des manières de boire que l’on a voulu gommer quelques années plus tôt.

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57 Les besoins des consommateurs influencent aussi la qualité de la boisson comme l’attestent les expressions bichlamar s’attachant à caractériser le goût et les effets du kava dès le début des années 1980, ainsi que la recherche de qualités physiologiques adaptées aux exigences du mode de vie urbain. Le kava doit convenir aux papilles du plus grand nombre, agir vite sans toutefois occasionner de gêne au-delà de la soirée. Des indicateurs de succès qui concernent le kava borogo, un cultivar aussi très intéressant pour les planteurs du fait de son rendement26 et qui, par ailleurs, est en partie responsable de l’érosion de cultivars anciens aux propriétés potentiellement intéressante pour l’industrie pharmaceutique.

58 La filière s’organise autour d’intérêts privés plus que traditionnels conférant aux vendeurs, aux producteurs mais aussi à une horde émergente d’intermédiaires, un statut en relation avec la nouvelle réalité, celle de l’offre et de la demande. En ville les bars à kava qui n’ont pas les moyens de faire tourner leur stock ferment leur porte. En brousse, la production s’intensifie, de mille pieds à l’hectare en mode traditionnel, on passe à cinq mille voire dix mille pieds. En 2000, près de 60% des ménages ruraux cultivaient 6 millions de plants de kava, la production de l’ensemble de l’archipel était évaluée à 23 000 tonnes de racines fraîches27, 25 % à destination du marché local et 62 % à l’autoconsommation. Quant aux exportations, elles sont passées de 10 à 750 tonnes entre 1986 et 1998, pour culminer à 1 225 tonnes en 2002 (Siméoni, 2003). Si l’interdiction d’utiliser la racine dans l’industrie pharmaceutique européenne a mis un frein à ce marché, aujourd’hui, le kava demeure, comme le souligne Lebot : « la première culture de rente du pays, avec 1,5 milliards de vatus payés aux producteurs… » (2009 : 319)

59 une culture symbolisant l’alliance mercantile, perçue par les décideurs comme indispensable à la survie de l’économie locale et par les ménages ruraux comme un moyen de subsistance.

Conclusion

60 Les rites s’inscrivent dans des temporalités spécifiques qui les voient éclore, se transformer, disparaître ou ressurgir (Segalen, 1998 : 119). À chaque contexte, sa réalité, sa propre vision de l’univers, ses références et ses valeurs partagées ; à chaque frontière franchie ou abolie se redessinent les contours de la pratique.

61 Dans les sociétés traditionnelles des Nouvelles-Hébrides, le rituel du kava mimait et réitérait le lien social entre les membres d’une même communauté lors d’événements fondateurs de l’identité collective. Son déroulement précisait les modalités de cette mise en relation. En ce sens, l’hypothèse de Maurice Godelier (2007 : 87-88) – mais aussi Weiner, 1992 – selon laquelle pour produire du lien social, il faut donner, vendre (ou troquer) certaines choses et en garder d’autres s’applique parfaitement à l’usage du kava. À travers le temps, le kava a connu ces trois principes. Ainsi, le kava à garder est celui des origines et de John Frum, le kava-don est le kava lignager et celui des bars- kastom, tandis que le kava à vendre, apparu sous couvert du discours de concorde des années de l’après-indépendance est celui qui s’est débarrassé de ses prescriptions traditionnelles pour diffuser sur tout le territoire et même au-delà, remportant un succès sans précédant au regard des quantités produites, consommées et de la fréquentation des bars à kava.

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62 L’accès à la racine et au breuvage jadis hiérarchisés et règlementés qui témoignaient de l’ordre du groupe a aujourd’hui disparu. Avec la démocratisation de la pratique, il n’existe plus de privilèges ou de véritables interdits, les buveurs ne sont plus les représentants d’un pouvoir divin ou coutumier pas plus que d’une lignée. La transformation de la racine en boisson ne produit plus ni ne ravive des alliances séculaires qui constituaient soit un préalable, soit une résultante des cérémonies d’antan. Dans l’univers urbain, si la pratique du kava rythme la vie sociale et continue de rompre le quotidien selon un calendrier circadien, elle n’est plus qu’une survivance des rituels ancestraux et est parfois proche de la routine.

63 Le producteur ne cultive plus à des fins coutumières à de rares exceptions près. Le marchand a remplacé le chef qui accumulait des ressources pour asseoir son pouvoir mais les redistribuait au sein de sa communauté. Le comptoir de vente a remplacé la loge sacrée. À la différence de ce qui se passait dans les nakamal ou sous les banians des places de danse, dans les bars à kava, on ne voit plus deux hommes de statut équivalent se préparer une coupe kava en guise de monnaie d’échange, ni de jeunes gens mastiquant la racine pour leurs aînés, c’est le vendeur (ou ses employés) qui endosse(nt) le rôle de préparateur28.

64 Dans cette filière, les liens entre le consommateur et le producteur sont inexistants et les relations entre le préparateur et le buveur sont de nature économique. Le kava n’est plus une monnaie d’échange, il est l’objet, la marchandise à échanger contre de l’argent (le nouvel attribut du pouvoir), ce qui fait dire à certains qu’il est devenu une solmit29, une prostituée. Le kava n’est plus le médiateur d’antan. La modernisation et la démocratisation de la pratique nous renvoie à une compréhension fractionnée du monde, à des relations humaines plus individuelles et à des intérêts disparates30.

65 Au final, pendant que le rituel se désagrège, les lieux de consommation se multiplient. Ce sont eux qui offrent les conditions favorables au rassemblement et pourvoient du lien social. Le bar à kava, comme le nakamal, rassemble. Dans les quartiers les relations se nouent sur des liens de proximité d’origine ou de voisinage tandis que dans les bars des grands axes de la ville (qui doublent ou triplent leur affluence les vendredis, les samedis et les jours de paie) se dessinent des contacts plus futiles, fugaces voire éphémères, induits par un besoin d’évasion, de divertissement voire, une certaine convivialité entre collègues une fois leur journée terminée.

66 Cette socialité plus spontanée qu’organisée est animée par des affinités immédiates plus que par des engagements dans la durée, traduisant pour chaque individu la volonté de dépasser les carcans sociaux traditionnels, de diversifier et d’élargir son propre réseau, d’intensifier ou non ses relations.

67 Malgré un parfum d’antan, l’esprit des ancêtres s’est retiré de la boisson vendue dans les bars à kava. Désormais, chacun introduit dans sa coupe son propre supplément d’âme en accord avec sa personnalité, son éducation, ses croyances, ses aspirations et ses émotions. C’est pourquoi nous préférons parler de pratiques plutôt que de rituel.

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NOTES

1. Port-Vila, la capitale, mais aussi Luganville sur l’île d’Espiritu Santo. 2. Le kava renferme seize kavalactones, six sont d’importance majeure d’un point de vue médicinal, elles ont des propriétés anxiolytiques, myorelaxantes, anesthésiantes de surface, anticonvulsivantes, antalgiques, neuroleptiques (Lebot et al., 1992 ; Singh, 1992 ; Lebot et Levêque, 1997, Barguil, Cabalion et al., 2004 et 2010). 3. Nous préférons parler d’infanticide plutôt que d’anthropophagie pour éviter la confusion entre deux aspects du cannibalisme. En effet, si le cannibalisme existait dans ces régions, il y était ritualisé. L’acte de manger certaines parties du corps n’était pas relié à un besoin alimentaire mais au fait d’extirper la force et les pouvoirs d’un défunt appartenant le plus souvent à un groupe ennemi. 4. Selon Crowe (1986), le pilon en corail (qasisi) serait le sexe de dieu créateur stimulant l’énergie féminine de la terre. 5. Peter Crowe parle de chant muet. Ils sont exécutés sur le kava et nécessaires comme accompagnement à pratiquement toute entreprise pour amener une issue heureuse. Ils sont chantés en solo et les paroles rappellent notamment au buveur initié le tapu (tabou) ou la mana (force spirituelle et invisible) associés aux relations sociales. Donc, ils sont intimement liés à la prière dans leurs utilisations et leurs intentions (Crowe, 1986). 6. Après avoir invoqué les esprits par un chant muet sur sa coupe de kava, le buveur perçoit les effets, de son ventre à ses membres, gagner sa nuque et sa tête et semble entendre la sonnerie d’un téléphone dans ses oreilles associée à une sensation de grande tranquillité. Il reste immobile à écouter « parler le kava ». Crowe commente que la prise de kava peut induire une expérience synesthétique ou déclencher une imagination spéculative telle que les problèmes les plus inextricables paraissent pouvoir être résolus. Des « paroles » pouvant être interprétées comme une réponse à la prière du buveur et conférant au kava son pouvoir (Crowe, 1986). Avec le développement de la consommation en milieu urbain, l’expression « écouter le chant du kava » est employée comme une métaphore pour « ressentir les effets de la boisson ». 7. Les hommes qui mâchent les racines se substituent à la femme inséminée de la légende (Chanteraud, 2001). 8. Terme bichlamar dérivé de noms vernaculaires locaux. On parle de gemel aux Torres, nagmel et gamàl aux îles Banks, gamal et nagamal aux Shepherd, gamali à Maewo, kamel au centre et au sud de Pentecôte.

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9. La terre du littoral de Tanna étant trop aride pour satisfaire les besoins grandissants des buveurs, la consommation dépendait donc des circuits d’approvisionnement en provenance du centre de Tanna ou d’Anatom et de Futuna desservies par le bateau de la mission. 10. Ce phénomène n’est pas cantonné à Tanna, on le retrouve à Ambrym, Ambae, Vao, etc. 11. Au centre de l’archipel, à Épi dans les années cinquante ou en Polynésie centrale, le rituel a été relativement bien accepté par les missionnaires, moyennant une adaptation des méthodes de préparation. C’est ainsi que fut abandonnée la technique de mastication et que sont apparus le pilon et le mortier (Young, 1995). 12. Les entreprises recrutaient de préférence des employés originaires d’une même île, d’un même village, de la même famille (Bonnemaison, 1977). 13. S’écrit également Vanua’Aku Pati. 14. La consommation urbaine de kava est aussi attestée en Micronésie à cette époque : « Today kava consumption is so popular on Ponape that a number of “sakau [kava] bars” have opened in the center of Kolonia » (Demory, 1974, in Marshall and Marshall, 1979). 15. Dans les années 80, cet aspect de l’utilisation du kava a été repris par les missionnaires Fidjiens pour résoudre les problèmes liés à l’abus d’alcool au sein des communautés Aborigènes de la Terre d’Arnhem au nord de l’Australie, mais sans succès (D’Abbs, 1995). 16. Le socialisme mélanésien est basé sur l’idéologie de la « voie mélanésienne du développement » enseignée par les Papous D. Momis et B. Narokobi (1983). Il s’agit d’une version régionaliste de « la voie pacifique » prônée par le Fidjien Ratu Kamisese Mara dans le contexte de décolonisation du début des années soixante-dix. Ces deux voies visaient à rassembler les jeunes nations du Pacifique autour des mêmes valeurs politiques, culturelles et économiques (Leblic, 1993 ; Huffer, 1993). 17. La propriété du sol et le droit de céder à un tiers son usufruit dans le cadre d’un bail emphytéotique. 18. Le gouvernement profita de la propagande anti-alcool pour en limiter les importations. 19. Cent vatus correspondent environ à 0,80 € (taux variable). 20. Le bichlamar est un pidgin comme on en parle beaucoup en Asie du Sud-Est et en Mélanésie, c’est-à-dire une langue véhiculaire jamais langue maternelle, sauf si elle se créolise. Il est apparu vers le milieu du XIXe siècle dans les îles du Sud pour faciliter le dialogue entre les autochtones et les étrangers de passage. Il fut promu langue officielle à l’indépendance (Crowley, 1990). 21. Terme emprunté à Whitehouse renvoyant à un encodage cognitif s’appuyant sur des images évocatrices plutôt que sur une mémoire sémantique. 22. Paradoxalement, les hommes de Tanna émigrés à Port-Vila étaient à la fin des années 1990 parmi les plus réfractaires à ouvrir aux étrangers et aux femmes leurs bars à kava urbains et à changer leur mode de consommation traditionnelle. 23. Ma présence a plusieurs fois dérangé, que ceci me soit signifié par des regards réprobateurs ou une sympathique injonction à aller m’asseoir à l’extérieur, m’obligeant par la suite à demander l’autorisation (pas toujours accordée) si je voulais me joindre aux convives. 24. À l’époque de notre terrain au Vanuatu (1995-1998), pour survivre, de nombreux citadins s’impliquaient dans les secteurs agricoles et halieutiques vivriers ou informels ; des activités pouvant raisonnablement être assimilées à du chômage « déguisés » même si le terme n’a pas le même caractère pénalisant qu’en Europe (faire de l’économie vivrière revenant à faire ce que font les gens dans les villages). Les taux de chômage officiels les plus récents (2,3 % à Port-Vila et 2 % à Luganville, en 1989) ne reflétaient pas la réalité du marché du travail car ils ne tenaient pas compte de la précarité de l’emploi ni des activités non salariées de type traditionnel. Toutefois, d’autres sources indiquaient la crise du marché du travail. Une enquête effectuée à Port-Vila début 1997 par un journaliste de la télévision nationale avançait que près de 70 % des citadins n’avaient pas d’activité professionnelle. Si l’on retranche les jeunes de moins de 15 ans, seuls 47 % des adultes de la capitale en âge de travailler avaient un emploi. Une seconde étude menée par The Canadian

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University Student (CUSO) en 1996 auprès de 850 habitants d’un quartier défavorisé de Port-Vila (Blacksands), a montré que 55 % des habitants étaient au chômage, et parmi eux 71 % de femmes. D’autre part, à cette époque, chaque année, en ville, 3 000 jeunes, parmi les 4 000 adolescents qui terminaient leur cycle d’étude primaire, arrivaient sur le marché de l’emploi (Chanteraud, 2001). 25. En ce sens, la pratique de type récréative abusive et la consommation de pilules fabriquées par les herboristes, se rejoignent. 26. Un plan fournit 10 kg de racines dès la troisième ou la quatrième année de culture. 27. 50 % de perte au cours de la préparation du kava. 28. Ou prend en charge la transformation de la racine. 29. Cette expression bichlamar nous a été rapportée par un chef de Mélé (Efate) originaire d’Ambae. 30. Une lecture de ces intérêts divergents nous a été donnée par des représentants de l’Église catholique lors du mois de juin 1995. Dans son homélie prononcée lors de la cérémonie de confirmation des enfants de Port-Vila, l’évêque a mis en garde les fidèles contre les ravages que la boisson pouvait causer dans les familles. Une semaine plus tard, à Melsisi au centre de l’île de Pentecôte, le même évêque tenait un discours un peu différents, encourageant les gens du village à planter du kava pour gagner de l’argent. Le même week-end, invitée à une soirée kava organisée par le Père responsable de la mission de Melsisi, j’eus la surprise d’entendre une action de grâce peu commune : « Bénissez nous Seigneur, bénissez ce kava, ceux qui l’ont préparé et donnez du kava à ceux qui n’en ont pas, Amen ! ».

RÉSUMÉS

Dans certaines sociétés d’Océanie, le kava est associé à toutes les grandes fêtes coutumières. Les hommes transforment les racines de la plante en un breuvage pour entrer en contact avec l’au- delà ou créer du lien social. Au Vanuatu, après plus de cinquante ans de prohibition religieuse, la pratique est réapparue aux détours des années soixante-dix dans le contexte de migration et de fixation en ville des gens des îles. L’accession de l’archipel à l’indépendance a généré une modernisation et une démocratisation progressive mais rapide de la pratique séculaire associées à un engouement sans précédent (périodicité, fréquentation, consommation, transformation des lieux traditionnels), témoignant des mutations profondes de la société.

In some oceanian societies, kava is associated with all major customary celebrations. Men transform the roots of the plant in a beverage to get in touch with the beyond or create social link. In Vanuatu, after more than fifty years of religious prohibition, the practice came out again in the seventies in the context of urban migration and fixation of the Islanders in the city. The attainment of the archipelago to independence has generated a progressive but fast modernization and democratization of the age-old practice associated with an unprecedented craze (periodicity, frequency, consumption, transformation of the traditional places) testifying to a deep change of the society.

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INDEX

Mots-clés : kava, mythologie, nakamal/bar à kava, néo-tradition, rituel, socialisme mélanésien, Vanuatu Keywords : kava, Melanesian socialism, mythology, nakamal/kava-bar, new tradition, ritual, Vanuatu

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Bingo et enjeux sociaux : l’exemple de la communauté urbaine de Seaside Tongoa à Port-Vila (Vanuatu)

Alice Servy

1 La législation de la République du Vanuatu définit le jeu de hasard comme « l’acte de parier, de jouer ou de faire jouer à un jeu comportant une mise ou un enjeu ». Cette pratique est interdite sur le territoire et dans les eaux de l’archipel en dehors des « cafés et hôtels patentés ou des pensions de famille à la condition toutefois que ces jeux ne revêtent pas le caractère de jeux de hasard publics » (Législation de la République du Vanuatu, 2006 : 2). Les jeux de hasard illégaux ne prennent à ma connaissance qu’une seule apparence dans la communauté urbanisée de Seaside Tongoa à Port-Vila, celle du bingo (loto). Mais ce jeu pratiqué avec des cartes à jouer y revêt une double forme. Au quotidien, le bingo est souvent qualifié de « passe-temps », alors que de façon plus occasionnelle, cette pratique s’apparente davantage à une collecte de fonds ou une action de bienfaisance. Le bingo ne constitue pas une activité exclusivement ni-vanuatu et est pratiqué dans des contextes (sociaux, géographiques, historiques, économiques, etc.) et sous des formes multiples (en matière de règles, de matériel et d’enjeux). En Nouvelle-Calédonie (province Nord), Éric Sabourin et Raymond Tyuienon (2007 : 301) ainsi que Denis Monnerie (2008 : 41) rapportent l’existence de bingos associés à des marchés ruraux. Les premiers considèrent le bingo comme une transaction qui relève du « principe de réciprocité » et est « juxtaposée » aux échanges marchands réalisés lors de marchés de proximité (Sabourin et Tyuienon, 2007 : 302, 323). Le second décrit le bingo comme l’un des deux types d’échanges constituant le marché à caractère « redistributif » du village d’Arama. Adoptant une perspective plus large, il analyse ce jeu en relation avec d’autres systèmes d’échanges correspondant à diverses formes de sociabilité (façons d’être ensemble et d’interagir) et d’usages de la langue de la société contemporaine kanak (Monnerie, 2005 ; 2008). Dans l’esprit de l’analyse de Monnerie, nous allons ici tenter d’analyser les enjeux sociaux de la pratique de deux formes de

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bingo présentes dans la communauté de Seaside Tongoa. Tout en ayant un caractère à la fois ludique et lucratif, ce jeu de hasard contribue aussi à créer des liens sociaux solidaires et laisse transparaître l’existence de sentiments communautaires qui s’expriment à différents niveaux. Cette hypothèse s’insère dans une discussion plus générale sur le jeu institutionnalisé ainsi que dans une réflexion sur le concept de communauté.

2 Historiquement, la communauté de Seaside Tongoa s’est ainsi créée comme une cellule d’accueil et d’entraide pour les migrants résidant dans la capitale, comme un sas de communication entre le monde urbain et rural, permettant de se loger et de décrocher un travail. Des structures de régulation et des systèmes de solidarité parant aux aléas professionnels et financiers furent mis en place. Dès son acquisition, le terrain communautaire de Seaside Tongoa ainsi que ses parcelles privées constituèrent le lieu principal de rassemblement des personnes venues de Tongoa (la plus grande île des Sheperd) dispersées dans différents quartiers de Port-Vila (Bonnemaison, 1977 : 56-58). En 2009, la communauté comptait 700 personnes originaires dans leur grande majorité de cinq villages de l’île de Tongoa dont les membres parlent la langue namakura : Mangarisu, Bonga Bonga, Itakoma, Matangi, Euta et Purau0. Les habitants de cette communauté urbaine partagent une histoire, un lieu et mode de vie, une même origine insulaire et villageoise, des associations (religieuses, artistiques, sportives, de microcrédits), un système politique (chefferie), une culture et une langue – bien qu’ils parlent également bichlamar, langue véhiculaire du Vanuatu, ainsi que l’anglais ou le français lorsqu’ils ont été scolarisés.

Carte 1. – Localisation de Seaside Tongoa à Port-Vila

(© the ITC Unit, Ministry of Lands and Natural Resources, 2011. We take no responsibility for the accuracy of information portrayed)

La dimension économique de la vie sociale

3 Seaside Tongoa s’étend sur un espace d’environ 15 000 m2 (carte 1) et est connu pour être l’un des quartiers les plus pauvres de la capitale. Dans les logements surpeuplés,

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principalement construits en tôle, cohabitent des migrants arrivés en ville, il y a seulement quelques mois ou présents depuis plusieurs dizaines d’années, ainsi que leurs enfants voire petits et arrière-petits-enfants nés pour certains à Port-Vila. Ces personnes viennent chercher un emploi, visiter leurs proches, profiter des services de l’hôpital central (en particulier du service périnatal et de la maternité) ou souhaitent continuer leurs études dans la capitale. Peu d’habitants de Seaside Tongoa occupent un emploi salarié à temps complet, et rares sont les gens qualifiés et correctement rémunérés. Cependant, la grande majorité des personnes en âge de travailler mettent en place des activités lucratives plus ou moins pérennes et régulières (massages thérapeutiques ou petits commerces, par exemple) ou exercent un emploi salarié par intermittence. La place prise par l’argent dans la vie et les discours des personnes rencontrées est prépondérante. La plupart regrettent en effet la gratuité sublimée d’une vie au village. D’une voix quasi unanime, les habitants de Seaside Tongoa décrivent leur île comme une sorte de « paradis terrestre », où tout serait gratuit. En fait, Susanna Katharine Kelly montre que l’argent et les façons de s’en procurer constituent l’une des principales préoccupations des habitants de l’île de Tongoa. L’école, l’éclairage, les cérémonies, la santé et le transport des personnes et des marchandises vers la capitale constituent des postes de dépenses non négligeables en zone rurale (Kelly, 1999 : 80). La circulation d’argent entre les membres de la communauté urbaine de Seaside Tongoa est quotidienne : en particulier lors des collectes de fonds, des parties de bingo, des dons cérémoniels et des pratiques de soins traditionnels. Des relations de dettes et de dons monétaires ou matériels sont ainsi générées. Partager la nourriture est une valeur et une pratique fondamentale au Vanuatu. Lorsqu’un visiteur entre dans un foyer, il est d’usage de lui offrir à manger. Les actes de solidarité sont ainsi affichés, tandis qu’il est fait référence (en bichlamar) à la coutume de donner (givim) ainsi qu’aux devoirs chrétiens de charité (serem) et d’entraide (helpem) que la plupart des habitants de Seaside Tongoa respectent en tant que chrétiens. L’institution du don et sa triple obligation – donner, recevoir, rendre (Mauss, 1950) – ont fait l’objet de nombreux et remarquables travaux en Mélanésie. En 2010, l’un de mes amis de la communauté m’écrivait en français : « Dans notre coutume, tout le monde travaille ensemble dans une vie commune où le partage règne sur le peuple indigène. »0

Le sentiment d’appartenance communautaire

4 Au Vanuatu, le sentiment d’appartenance nationale est quasi-inexistant (Tabani, 2002 : 254, 265). Les communautés insulaires et villageoises ainsi que leurs multiples divisions et subdivisions se pensent et se donnent à voir sans que leur addition forme une nation. Le vocable communauté – komuniti en bichlamar – est fréquemment employé pour désigner des réalités multiples. En faisant appel à des auteurs classiques tels Tönnies, Durkheim ou Weber, nous définissons la communauté comme un agrégat social dont les membres partagent le sentiment d’appartenir à cet ensemble via la mise en exergue d’un certain nombre de traits distinctifs, déterminés et intériorisés au cours des générations (Leif, 1977 ; Durkheim, 1975, 2007 ; Weber, 1995). Ce ne sont pas des traits spécifiques qui font la communauté (territoire, langue, histoire, mode de recrutement), mais le fait de considérer ces caractéristiques comme des éléments distinctifs. Les sentiments communautaires sont abondants, d’origines multiples (pratique sportive, confession religieuse, etc.) et certains peuvent être éprouvés en certaines occasions

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seulement. Le sentiment d’appartenir à telle ou telle entité sociale est en effet alimenté par différentes façons d’interagir et d’être ensemble et ressenti avec plus ou moins de force (voire non éprouvé) en fonction des lieux et moments de sociabilité vécus par la personne (funérailles, parties de bingo, messe, marchés, etc.). Les communautés ne sont donc pas des entités figées, leurs frontières sont floues et mouvantes. Les habitants de Seaside Tongoa se pensent comme une communauté à la fois unie et parcellaire. Ainsi, chaque personne éprouve une multitude de sentiments d’affiliation communautaire. Chacun a conscience d’appartenir en même temps à un nasara – « groupe social originel » (Bonnemaison, 1970 : 12) – à un village, à une île, à un lieu d’habitation, à un groupe sexué, à une communauté religieuse, etc., mais chacune de ces appartenances pourra être vécue et sollicitée indépendamment des autres en fonction des circonstances. Les nombreux discours sur le partage que nous avons entendus et les modes d’usage de l’argent que nous avons observés nous permettent de dire que les formes de réciprocité, de don, de dette et d’entraide mises en place à Seaside Tongoa constituent des caractères que les habitants de cette entité mettent en avant pour se distinguer des autres communautés. Quatre domaines où il est fait usage d’argent ont été étudiés lors de mon terrain de recherche à Seaside Tongoa : les dons cérémoniels, les services, les jeux de hasard et les dépenses quotidiennes, en particulier d’ordre alimentaire. Cet article s’attache tout particulièrement à détailler des faits économiques laissés pour compte dans les études anthropologiques0 menées à Port- Vila : les jeux d’argent et leurs enjeux sociaux.

Principes et histoire du bingo

Le bingo comme forme spécifique du loto

5 Le bingo est un jeu de hasard très populaire en Europe, connu en France sous le nom de loto. Ce terme d’origine anglaise signifie en effet « loto » ou « loterie » (Sabourin et Tyuienon, 2007 : 315). En France, mais aussi dans le Pacifique – comme par exemple à Arama, en Nouvelle-Calédonie (Monnerie, 2008 : 38) –, le bingo se joue avec des cartons portant quinze chiffres répartis sur trois lignes horizontales. Le meneur de jeu tire à l’aveugle des jetons sur lesquels sont inscrits des numéros et les annonce aux participants. L’objectif de chacun des joueurs est d’être le premier à avoir les cinq numéros d’une même ligne tirés (une quine) ou mieux les quinze numéros d’un même carton (un bingo). Le gagnant remporte des lots (biens ou services) ou une partie de l’argent collecté grâce à la location des cartons. Dans les formes de jeux de tirage (loterie) les plus modernes, pratiquées à une échelle nationale ou transnationale telles que le Loto, le Joker+ et le Keno de la Française des jeux ou l’Euro Millions, l’enregistrement des chiffres choisis (ou non) par les joueurs est informatisé. Le tirage des numéros se fait à l’aide d’appareils électroniques et est annoncé à travers les médias afin que le(s) gagnant(s) récupère(nt) ses(leurs) gains.

6 Le bingo pratiqué à Seaside Tongoa en 2009 est une forme spécifique du loto qui utilise des cartes à jouer à la place des cartons et jetons à numéros. L’objectif de chaque joueur de bingo est que les cartes annoncées par le meneur de jeu correspondent aux cartes qu’il a en sa possession. Plusieurs paquets de 34 cartes (32 cartes plus 2 jokers) sont nécessaires en plus du paquet complet utilisé pour le tirage. Chaque joueur paie généralement 10 ou 20 vatus (0,07 ou 0,14 €) pour obtenir cinq cartes d’un même

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paquet. S’il souhaite posséder plusieurs sets de cinq cartes afin d’augmenter sa probabilité de gagner, il lui suffit de payer en fonction du nombre de sets voulu. Dans la forme classique du loto, un set de cinq cartes correspondrait à l’une des lignes à cinq numéros d’un carton. Au début de chaque manche de bingo, le paquet de tirage est battu et les deux dernières cartes de ce tas sont révélées et exclues du jeu. Les personnes ayant l’une ou les deux de ces cartes en main les retirent et les remplacent par de nouvelles cartes. Le gagnant de la dernière manche tire les cartes une à une dans le paquet complet tenu face cachée, les annonce en bichlamar0 à l’assemblée et les pose face à lui. Certaines personnes, en particulier les femmes âgées, peuvent se faire remplacer lorsque c’est à leur tour de tirer et d’annoncer les cartes aux autres joueurs. Un débit de parole rapide est en effet nécessaire, ou du moins souhaité par les joueurs de Seaside Tongoa. Lorsqu’un participant entend que l’une de ses cartes est annoncée, il la cache ou la retourne. Le premier joueur dont les cinq cartes du même set ont été tirées crie « bingo » et remporte la mise collectée une fois sa victoire confirmée. Chacun doit donc décider du nombre de sets joués (c’est-à-dire du montant engagé dans chaque partie) et savoir s’arrêter avant d’avoir dépensé tout son argent.

Un phénomène récent

7 Peu de données historiques sur la naissance ou le développement des jeux de hasard dans l’archipel mélanésien du Vanuatu sont en notre possession. Mais des travaux menés ailleurs en Mélanésie laissent supposer que les jeux de hasard ont fait leur apparition au Vanuatu suite aux premiers contacts avec l’Occident (et ses monnaies) et se sont développés sous la colonisation (Mitchell, 1988 : 643 ; Hayano, 1989 : 231 ; Zimmer, 1987 : 22). C’est le cas en Nouvelle-Calédonie où le bingo a été introduit en milieu kanak par les missions protestantes puis catholiques, avant d’être utilisé par les associations pour recueillir des fonds (Sabourin et Tyuienon, 2007 : 315). Les dominos, les jeux de dés ou de cartes sans mise ou enjeu sont pratiqués à Port-Vila depuis plusieurs décennies, mais, d’après un groupe de joueuses régulières0, la pratique des jeux d’argent à Seaside Tongoa est un phénomène récent, importé de Nouvelle- Calédonie. Deux habitantes de cette communauté urbaine seraient ainsi revenues de Nouméa aux alentours de 2005 avec des cartons de loto. Puis du fait de l’engouement des femmes, de la rareté de ces cartons et de leur coût, elles auraient commencé à utiliser des cartes à jouer après qu’une parente habitant dans un quartier voisin fut venue en 2008 leur enseigner cette pratique. Selon une ancienne employée de maison0, un groupe d’une douzaine de femmes australiennes et néo-zélandaises vivant à Port- Vila jouent au bingo avec des cartes à jouer depuis plusieurs années. Elles se réunissent chez l’une d’entre elles, les vendredis après-midi de jour de paye, et misent 3 000 vatus (20 €) par manche de douze points. La première ayant réalisé douze bingos remporte les gains. Seaside Tongoa n’est donc pas la première communauté mélanésienne de Port- Vila à avoir joué au bingo, mais cette activité semble y avoir pris là-bas une ampleur considérable. Est-ce parce que les habitants de Seaside Tongoa, dont beaucoup ne possèdent pas d’emploi salarié à temps complet, disposent de longues heures à occuper quotidiennement ou bien, comme le suggère Monnerie, parce qu’« ajouter des systèmes d’échanges est une façon dont les sociétés se renouvellent et se renforcent » (Monnerie, 2008 : 28) ?

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Un loisir communautaire au quotidien ?

Une communauté résidentielle de joueuses

8 Les parties de bingo quotidiennes sont organisées de façon informelle à Seaside Tongoa. Mais une certaine régularité est observable. En 2009, nous avons pu ainsi distinguer quatre ou cinq lieux où des joueurs se rassemblaient quotidiennement. Les parties se mettent généralement en place après le déjeuner, une fois visionné le dernier épisode de la sitcom latino-américaine du midi. Selon une habitante protestante de la localité, il ne faut pas jouer au bingo le dimanche « parce que c’est le jour du seigneur ». Cependant, d’après mes observations, des parties de bingo sont disputées quotidiennement au sein de petits groupes de joueurs bien qu’ils soient eux aussi protestants. Ces groupes de quatre à vingt personnes sont constitués de voisins ou de parents (consanguins et affins résidant localement). Le noyau fixe est généralement formé de femmes habitant sur une même parcelle de terrain, rejointes à l’occasion par des membres de leur famille respective. À Seaside Tongoa comme dans la province Nord de Nouvelle-Calédonie (Sabourin et Tyuienon, 2007 ; Monnerie, 2008), la communauté de joueurs est donc avant tout résidentielle et essentiellement de sexe féminin. De jeunes adolescentes et des hommes se joignent parfois aux groupes de femmes. Mais ils ne restent que pour quelques manches tandis que les joueuses peuvent participer pendant plusieurs heures. Les jeux d’argent étudiés en Mélanésie dans les années 1970-1980 – principalement pratiqués avec des cartes à jouer – étaient soit mixtes tels que le Lucky chez les Daulo (Sexton, 1987) et le Trip-lip chez les Gende (Zimmer, 1986) de Papouasie Nouvelle-Guinée, soit plutôt masculins comme le Satu (jeu de dés) joué par les Wape (Mitchell, 1988), le Last Card par les Gende (Zimmer, 1987) et le Trip-lip par les Awa (Hayano, 1989) en Papouasie Nouvelle-Guinée ainsi que le Last Card pratiqué sur l’île de Malo au Vanuatu (Rubinstein, 1987). Ces parties de cartes ou de dés non mixtes exprimaient une différence et une séparation des mondes sociaux féminins et masculins. Contrairement aux hommes travaillant à Port-Moresby et dans les plantations du pays, les femmes awa disposaient ainsi d’un accès limité à l’argent dans les années 1970-1980 et n’avaient pas la possibilité d’apprendre à jouer aux cartes (Hayano, 1989 : 234-236). Chez les Tiwi du Nord de l’Australie, si les personnes de l’un et l’autre sexe prenaient part aux jeux d’argent, les formes engageant d’importantes sommes étaient généralement pratiquées par les hommes qui, en cas de victoire, redistribuaient leurs gains de façon à maintenir un large réseau social. Quant aux parties mettant en jeu de plus faibles mises, elles permettaient aux femmes de faire circuler l’argent disponible entre leurs foyers afin d’acheter des produits de première nécessité (Goodale, 1987 : 19). À Seaside Tongoa en 2009, si le bingo laisse transparaître une différence entre les mondes sociaux masculins et féminins, ce ne sont pas les femmes qui sont mises (ou se mettent) à l’écart de ce jeu d’argent mais les hommes qui ne daignent pas y participer. Les parties quotidiennes de bingo forment ainsi de petites communautés résidentielles et féminines. Loin de n’être qu’un simple loisir ou passe- temps, cette activité nourrit jour après jour des sentiments d’appartenance à des ensembles sociaux localisés et sexués.

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Un jeu prohibé et mal considéré

9 D’après Paul Yonnet , « le loisir est une quantité de temps libre affranchi des exigences du temps obligé (celui du travail professionnel ou scolaire et des astreintes qui s’y attachent : transport, etc.) et du temps contraint (celui des obligations sociales, administratives, familiales et domestiques) » (1985 : 64). Si le loisir paraît être une activité « libre », il n’est cependant jamais dégagé des obligations et contraintes sociales, culturelles, matérielles, économiques et politiques. Ainsi, pratiquer un sport (golf ou football, par exemple) ou participer aux parties de bingo à Seaside Tongoa relèvent de la socialisation et de pressions extérieures (celles d’un groupe de femmes ou de l’époux, par exemple), plus que du choix d’un individu autonome et fictif qui serait dépourvu d’un environnement social. Qualifier le bingo pratiqué quotidiennement à Seaside Tongoa de loisir, au sens où l’entend Yonnet, est ainsi profondément réducteur mais fait écho à la charge négative que certains lui affectent localement. Les hommes interrogés à Seaside Tongoa – bien souvent, des conjoints de joueuses – jugent ainsi le bingo peu intéressant et considèrent qu’il engendre des pertes d’argent. D’après une habitante de la communauté voisine de Seaside Paama (carte 1), un certain nombre d’époux pensent que le bingo « gâche » les vatus qui leur auraient servi à payer du kava – boisson narcotique confectionnée à partir des racines du poivrier sauvage – ou des cigarettes. Certains man Tongoa – nom donné aux personnes originaires de l’île de Tongoa ou y habitant – pensent quant à eux que ce jeu ne leur permet pas de gagner d’assez grosses sommes, contrairement aux machines à sous ou au poker. Au bingo, chaque participant dépense entre 100 et 500 vatus (0,68 et 3 €) par séance en ayant en moyenne deux sets de cinq cartes en main. Chaque gagnant perçoit entre 300 et 390 vatus (2 et 3 €) par manche en fonction du nombre de joueurs et de sets joués par chacun. Au Club Vanuatu0 et dans le casino de l’hôtel Le Sebel 0, les joueurs observés misent environ 1 000 vatus (7 €) et peuvent gagner plusieurs dizaines de milliers de vatus. En août 2009, une habitante de Seaside Police (carte 1) d’une cinquantaine d’années a ainsi touché 45 000 vatus (306 €) aux machines à sous, soit presque deux fois le salaire mensuel minimum légal pour un emploi à temps complet0 au Vanuatu. Les femmes de Seaside Tongoa se rendent rarement dans les casinos car davantage d’argent est en jeu0. Cependant, lors d’observations au Club Vanuatu et à l’hôtel Le Sebel, trois fois plus de femmes que d’hommes ont été comptées. La plupart des hommes interrogés à Seaside Tongoa reprochaient aux joueuses d’être « paresseuses » et de mal s’occuper de la maison et des enfants : plats mal équilibrés, manque de pédagogie, défaut de surveillance, etc. Ces réprimandes seraient également monnaie courante en Nouvelle-Calédonie. Ainsi, d’après l’article paru dans Les Nouvelles calédoniennes repris dans le Vanuatu Infos du vendredi 28 août 2009, on reproche aux femmes de Nouméa jouant au bingo de ne pas surveiller les devoirs de leurs enfants (Anonyme, 2009). Selon certains man Tongoa : « Les joueuses n’ont pas conscience des difficultés de la vie car elles vivent sur une terre communautaire et ne paient pas de loyer. Elles gâchent leurs journées au lieu de chercher un travail. »

10 Les femmes qui ne jouent pas ou qui n’habitent pas à Seaside Tongoa critiquent parfois elles aussi ces joueuses qui ne « nettoient pas la maison », « ne veulent pas faire à manger », etc. Selon une habitante de la communauté0, certaines personnes vont voir la police pour tenter d’empêcher les femmes de jouer au bingo. Elles cherchent à ce qu’un « appareil adéquat » fasse appliquer la loi (Becker, 1985 : 172). Quelques « animateurs

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de croisade morale » existent ainsi à Seaside Tongoa, mais leurs motivations ne sont pas humanitaires. Les « dénonciateurs » cherchent davantage à servir leurs intérêts, en obligeant leur épouse ou leur sœur à passer davantage de temps à s’occuper du foyer et des enfants (Becker, 1985 : 172, 183). Bien que ce jeu soit illégal, les agents de police répondent à ces « entrepreneurs de morale » qu’ils ne peuvent rien y faire. D’après le discours officieux de deux gradés0, personne ne juge nécessaire d’intervenir auprès des joueurs. La police a connaissance des lieux de délit : des parties seraient ainsi organisées par des chauffeurs de taxi et de bus attendant les clients devant les hôtels et des groupes de joueurs se réuniraient en fin d’après-midi en centre-ville (à Seafront) et dans le quartier de Freswota. Mais en raison d’un manque de moyens, les représentants de la loi disposent d’un « grand pouvoir d’appréciation » sur ce qui doit être traité en priorité (Becker, 1985 : 183). Étant donné que la norme n’est pas appliquée ni cette pratique collective sanctionnée, celle-ci ne semble pas réellement créer une catégorie de déviants (Becker, 1985 : 186-187). La déviance est, selon Howard S. Becker, « une action publiquement disqualifiée » (1985 : 186). Mais seule une partie des hommes et des femmes de Seaside Tongoa dévalorise réellement cette pratique. Les remontrances vis-à-vis des joueuses sont principalement d’ordre privé. Ainsi, bien que n’ayant pas pu recueillir de témoignages précis sur le sujet, la violence domestique verbale et physique serait parfois conséquente aux parties de cartes. Du fait des remarques de leur mari, il arrive que des femmes0 jouent en cachette lorsque celui-ci est au travail. Certains hommes0 pensent au contraire que leurs femmes ont le droit de jouer leurs vatus si elles le souhaitent, même s’ils considèrent qu’elles perdent l’argent qui leur aurait permis d’acheter à manger ou du kava.

11 Lors des messes protestantes tenues à Seaside Tongoa en ma présence, le thème des jeux d’argent (gambling) n’a pas été abordé. Néanmoins, la branche ni-vanuatu de la Ligue pour la Lecture de la Bible (Scripture Union Vanuatu) a créé un livret dénonçant les dangers de ce type d’activités – qu’elles soient exercées au sein du casino, de la communauté ou de la famille (Paschke, 2008). Jouer est donc globalement mal considéré sauf lorsque cette activité est un prétexte pour ramasser des fonds (fundraising, voir plus loin).

Des motivations pécuniaire et sociale

12 Les femmes interrogées expriment leur motivation pour pratiquer quotidiennement le bingo en termes de gain d’argent. L’une des joueuses m’annonce ainsi empocher parfois jusqu’à 1 000 vatus (7 €)0. Cependant, lorsque je lui demande combien elle gagne mensuellement grâce au bingo, elle me répond participer pour passer le temps. Une femme0 venue à Port-Vila pour accoucher m’explique qu’elle joue également à Tongoa le dimanche ou le soir en rentrant du jardin, mais que depuis qu’elle se trouve en ville, sa pratique est devenue quotidienne parce qu’elle n’a « rien à faire » : pas de jardins, de vaches ni de cochons dont s’occuper. Si rares que soient les femmes de la communauté ne participant pas aux parties de bingo, les joueuses ont tendance à ne pas avoir d’emploi fixe – bien que certaines salariées jouent le week-end ou en rentrant du travail. La volonté de gagner de l’argent et de passer le temps est donc ici soulignée.

13 Chez les Awa de Papouasie Nouvelle-Guinée, l’argent gagné et perdu aux cartes circulait de façon imprévisible et erratique parmi un groupe tournant de travailleurs migrants (Hayano, 1989 : 241). De la même façon, à Seaside Tongoa, une joueuse0 explique que

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« des fois tu gagnes, des fois tu perds. Une femme gagne un jour, le lendemain c’est une autre ». Sur le long terme, la redistribution globale de l’argent ne crée pas de différence perceptible de richesse ou de privilèges au sein de la communauté de Seaside Tongoa, comme au sein du village des Awa (Hayano, 1989 : 241). Aucune joueuse ne déclare gagner de façon continuelle. Chez les Wape de Papouasie Nouvelle-Guinée, si un homme gagne aux dés, il y a de fortes sanctions verbales s’il décide de quitter le jeu (Mitchell, 1988 : 643). S’il doit partir, on attend de lui qu’il rejoue le lendemain afin de laisser aux perdants une chance de recouvrer leurs mises (Mitchell, 1988 : 643). Le gagnant peut réserver une partie de ses gains pour aider à répondre à une obligation d’échange entre parents, tandis que le reste est dépensé pour des objets de première nécessité comme des habits pour la famille, des piles pour la lampe électrique ou pour jouer à la prochaine partie de dés (Mitchell, 1988 : 643). Chez les Awa, il existe de fortes pressions pour que les gagnants prêtent immédiatement leurs gains aux perdants. De même, s’il est temps de dépenser l’argent gagné dans du poisson en conserve et du riz, la nourriture doit être partagée (Hayano, 1989 : 242). À Seaside Tongoa, les joueuses de bingo déclarent pouvoir s’arrêter après avoir gagné ou perdu leur mise. Cependant, selon mes observations, les femmes quittent le plus souvent la partie lorsqu’elles ont perdu la somme qu’elles s’étaient fixé de jouer. Un certain nombre d’entre elles retournent malgré tout chercher de la monnaie chez elle et recommencent à jouer. D’après ce que nous avons pu voir, cet argent est utilisé pour acheter des friandises aux enfants – une glace à l’eau fabriquée par une des voisines à 10 vatus (0,07 €) ou des chips au magasin asiatique à 20/30 vatus (0,14/0,20 €) – ainsi que le kava ou le repas du soir (riz, thon, pain, etc.). Tout comme chez les Awa, les flux monétaires résultant des parties de bingo ne suivent pas les chaînes traditionnelles de la parenté et du pouvoir (Hayano, 1989 : 241). Cependant, à Seaside Tongoa, l’assemblée de joueuses paraît plus enjouée lorsque c’est une personne âgée qui gagne la partie que dans tout autre cas. Les femmes aident également les doyennes en vérifiant qu’elles ont bien retourné les cartes qui ont été annoncées. Et ceci est encore plus vrai lors des parties de bingo de collecte de fonds que nous allons présenter maintenant.

14 Bien que les parties quotidiennes de bingo soient globalement mal considérées et que les femmes affichent un dessein ludique et lucratif, des pressions sont simultanément exercées sur les simples observatrices. Ainsi, des reproches sont adressés aux femmes ne daignant pas prendre part au jeu. Ces remarques révèlent l’importance sociale que revêt cette pratique. Le bingo au quotidien souligne l’existence de communautés fondées sur le genre, le lieu de résidence et le village d’origine (chaque petit groupe rassemble en effet voisines et parentes) et contribue à entretenir des liens sociaux communautaires grâce au partage d’une activité qui ne peut donc pas simplement être qualifiée de loisir.

Une forme spécifique d’échange redistributif

Activité mixte sans but lucratif

15 La seconde forme de bingo pratiquée à Seaside Tongoa, appelée en bichlamar Katikati, peut être nommée bingo solidaire ou de collecte de fonds et s’apparente aux bingos dominicaux des marchés d’Arama (Nouvelle-Calédonie) décrits par Monnerie (2008 : 38). À Seaside Tongoa, les parties de cartes sont généralement mises en place les vendredis soir de jour de paie0 par une personne souhaitant récolter de l’argent pour

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une occasion particulière, par exemple régler les frais de scolarité de ses enfants, ou pour ses dépenses usuelles. À Arama, les bingos joués avec des cartons sont quant à eux organisés par des groupes de personnes vivant sur un même district ou par des associations (souvent liées à l’Église catholique) ayant besoin d’argent pour une raison bien définie et implicitement reconnue légitime du fait de son utilité pour la communauté. L’organisateur du bingo de Seaside Tongoa achète des lots0 d’une valeur comprise entre 70 et 200 vatus (0,48 et 1 €) et tout l’argent mis en jeu lors des parties lui revient. Les lots proposés concernent la cuisine et à l’hygiène quotidienne, domaines généralement féminins. En effet, s’il arrive à quelques hommes de Seaside Tongoa de faire la cuisine, l’hygiène (linge, vaisselle, sol) est presque toujours une affaire de femmes. Chaque gagnant choisit son bien. Rien n’est pris en double. Mais contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, les premiers lots à partir ne sont pas les plus onéreux. Ainsi, une joueuse prend le papier toilette et le savon à 70 vatus (0,48 €) alors qu’il reste encore un sachet de sucre à 200 vatus (1 €). Dans une optique économique, les choix des participants apparaissent ainsi peu rationnels. Les gagnants prennent simplement ce dont ils ont besoin chez eux à court terme, semblant même parfois préparer leur petit-déjeuner du lendemain matin. Toutes les femmes, à une exception près, ont choisi du beurre de cacahuètes après avoir gagné un paquet de biscuits. Sauf pour l’organisateur, les parties de bingo solidaire n’ont pas de but lucratif et les joueurs ne cherchent pas à maximiser leurs profits matériels. À Seaside Tongoa, de la même façon que la majorité des dons des cérémonies nuptiales ou funéraires sont rarement conservés pour un prochain échange (les robes sont portées, les nattes étalées sur le sol), les marchandises du bingo sont consommées aussitôt. Les lots sélectionnés pour le bingo diffèrent cependant profondément des objets cérémoniels (nattes, nourritures cuites ou crues). Seule la présence de l’argent liquide se retrouve dans ces deux activités d’échanges.

16 Si les hommes sont nettement plus nombreux lors des parties de bingo solidaires que lors des séances quotidiennes0, la présence féminine est toujours écrasante. Mais le discours des hommes sur cette forme de bingo change du tout au tout. Alors que les critiques sur le bingo passe-temps sont vives, celles sur le bingo de collecte de fonds sont positives. Lors des deux soirées observées à Seaside Tongoa, non seulement les détracteurs du premier considèrent que le jeu a cette fois été organisé pour soutenir une cause, mais ils y participent eux-mêmes de bon cœur. De façon générale, les personnes qui ne jouent jamais aux bingos solidaires sont considérées comme égoïstes. Ces bingos attirent beaucoup de monde – entre 30 et 50 participants contre de 4 à 20 lors des jeux quotidiens. Enfin, les joueurs n’habitent pas tous dans la communauté de Seaside etne sont pas tous des man Tongoa bien que la grande majorité soit originaire de cette île. Ces caractéristiques varient en fonction des soirées de jeu. La première séance de bingo solidaire observée dans la communauté attira ainsi un plus grand nombre de personnes, qui dépensèrent davantage d’argent que lors de la seconde soirée. Tout comme les petits et grands marchés d’Arama (Nouvelle-Calédonie) décrits par Monnerie (2005 : 129 ; 2008 : 40), les bingos du quotidien et ceux organisés lors d’occasions exceptionnelles mettent en jeu des groupes différents.

Solidarité économique à tour de rôle

17 D’après mes calculs, entre 5 000 et 5 500 vatus (34 et 37 €) furent dépensés par les organisateurs en amont de chaque séance. Lors du premier bingo solidaire orchestré

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par une femme de Seaside Tongoa, tout en dépensant moins d’argent pour l’achat des lots, celle-ci a mis plus en jeu que l’organisatrice du second bingo et collecté 25 650 vatus (174 €) contre 10 940 vatus (74 €) pour la seconde. En effet, la première organisatrice, sa cousine et un chef de la communauté voisine de Seaside Futuna (carte 1) constituaient un trio d’entraide. Chacun d’entre eux organise un bingo de collecte de fonds une fois par mois. Avant de commencer et afin de pouvoir jouer sans redonner à chaque manche de la monnaie, les trois associés mettent 3 000 vatus (20 €) par personne dans la boîte destinée à l’organisatrice. À la fin de la partie que j’ai observée, le chef de Seaside Futuna déclara publiquement avoir dépensé au moins 10 000 vatus (68 €) dans la soirée. Il demanda à l’organisatrice de remercier les autres joueurs venus les rejoindre et annonça la date de son prochain bingo et son attente d’une aide équivalente en retour. À l’inverse, l’organisatrice du second bingo solidaire n’était pas membre d’une « association ». Elle ne participa pas aux différentes manches – parce qu’elle s’occupait de la vente de plats – et ne prit pas la parole pour remercier les joueurs à la fin de la soirée.

18 Une solidarité inter-résidentielle à l’échelle de Seaside Tongoa (terrain communautaire et parcelles privées), des différents groupements de man Tongoa de Port-Vila et du quartier de Seaside (en l’occurrence entre Seaside Futuna et Seaside Tongoa) se met donc en place par l’intermédiaire des bingos solidaires et gagne en force au sein de petits groupes organisés tels que la triade précédemment décrite. Cette aide économique est prise en charge à tour de rôle, non seulement par les membres de cette triade, mais aussi par les différents participants des bingos solidaires. Si un tour de rôle ne semble pas être clairement établi, comme à Arama (Monnerie, 2005 : 127), chaque personne souhaitant organiser un bingo ou une collecte d’argent sera néanmoins soutenue par ceux qu’elle a précédemment aidés à rassembler des fonds. Les soirées de bingo solidaire constituent ainsi une forme d’échange redistributif apparentée au fundraising.

Bingo et fundraising

19 De même que les dons cérémoniels à Seaside Tongoa ne sont pas faits dans le but d’enrichir les familles, les bingos relèvent davantage de l’entraide, de la réciprocité que de l’échange marchand. Le bingo solidaire s’apparente ainsi fortement aux collectes de fonds appelées fundraising. Ces collectes prennent une grande ampleur au Vanuatu, en particulier à Port-Vila. Les fundraising constituent une activité sociale et économique régulière. Plusieurs raisons sont généralement avancées pour organiser une telle collecte : régler les frais de scolarité, payer le loyer, financer un voyage (dans l’archipel ou à l’étranger), améliorer le quotidien de la famille, organiser un mariage, alimenter les caisses d’une association, d’une Église, etc. Annelin Eriksen note ainsi, qu’en 1999, à Ranon (Ambrym), des fundraising de différents types sont mis en place de façon très régulière au profit de l’Église presbytérienne du village. Les femmes organisent ainsi des petits marchés ou des ventes de plus grande envergure0 (2008 : 99-103). En dehors de ces collectes de fonds(qui n’ont pu être observées à Seaside Tongoa), les fidèles donnent également mensuellement ou bimensuellement de l’argent (ou des biens). Les fundraising, les bingos solidaires ou les dons cérémoniels fonctionnent sur le même principe. Ainsi, tout comme l’organisateur d’un bingo solidaire, d’un mariage ou d’un enterrement se doit de rendre aux personnes l’ayant soutenu, les bénéficiaires des fundraising devront participer aux collectes mises en place par leurs donateurs

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(collègues, parents, amis). La paroisse « rembourse » elle aussi en partie ses fidèles lorsqu’ils sont dans le besoin. Selon l’enquête quantitative menée en 2002 par Margaret Chung et David Hill, après la famille, l’Église représente la seconde source d’aide financière et alimentaire dans les communautés urbaines de Port-Vila et Luganville (2002 : 34). Notons que l’adhésion, principalement féminine, aux associations chrétiennes assure également selon Bronwen Douglas une protection, un espace de respect où les femmes peuvent construire des liens de solidarité et de confiance, développer leurs compétences de leadership ou de gestion (Douglas, 2003 : 6, 8).

20 À Seaside Tongoa, les parties de bingos et les fundraising – mais aussi les alliances, les funérailles, les envois interinsulaires d’argent et de biens, etc. – sont apparentés. Chacun d’entre eux constitue des systèmes d’échanges correspondant à différentes formes de sociabilité et mettant en scène différents types d’acteurs (les femmes, les voisins, la famille étendue, etc.). Ces formes d’échange révèlent l’existence de plusieurs communautés au sein de Seaside Tongoa ou transcendant cette entité. Les systèmes peuvent être entremêlés. Les parties de bingo sont parfois accompagnées d’une vente de plats0 ou de kava, tout comme un mariage ou un décès peuvent être précédés d’un fundraising ou de temps de jeu afin de collecter des fonds. D’après Monnerie (2008 : 48), lorsqu’un système d’échanges est organisé pour en financer un second – à Arama (Nouvelle-Calédonie), un marché peut précéder une cérémonie régionale de la Grande Maison – il existe une distinction hiérarchique claire entre ces deux formes. Les « complexes d’échanges » (système d’échanges combiné à un mode spécifique de sociabilité et d’usage de la langue) nouvellement créés sont selon lui subordonnés aux « complexes » qu’il nomme « traditionnels ». En adoptant cette interprétation, on pourrait comprendre pourquoi les habitants de Seaside Tongoa ne jouent pas au bingo lors de funérailles ou de mariages et pourquoi il est mal considéré de débuter une partie de bingo le dimanche0. Si certains systèmes d’échange sont subordonnés à d’autres, peut-on dire qu’il existe également un ordonnancement hiérarchique règlant les sentiments d’appartenance communautaire ? Un système d’échange participe à l’entretien de différents sentiments communautaires et un sentiment communautaire ne correspond pas à un système d’échange spécifique mais est entretenu de multiples façons. Le sentiment d’appartenir à une communauté donnée est entremêlé à d’autres affiliations et éprouvé en certaines occasions seulement. Il faudrait plus d’enquêtes pour essayer de déterminer si certains sentiments et contextes sont plus valorisés que d’autres.

Vers le « bingo pognon » ?

Conséquences socioéconomiques

21 En utilisant les données disponibles sur la Papouasie Nouvelle-Guinée, Hayano délimite deux formes de jeux d’argent aux extrémités d’un continuum. À la première extrémité, le jeu de cartes peut être décrit principalement comme une activité récréative ou d’amusement, à l’autre extrémité se trouve le même jeu aux derniers stades d’acculturation et de développement économique qui est joué avec plus d’intensité et a de sérieuses conséquences en dehors de la partie (1989 : 239). Ainsi, les jeux d’argent purement récréatifs n’ont pas d’impact sur la situation financière de la personne et ne mettent pas en danger sa sécurité physique (Goffman, 1961, in Hayano, 1989 : 239). Dans

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leur forme opposée, les jeux d’argent sérieux et institués attirent des « professionnels », dont les seules sources de revenu sont les parties de cartes (Maclean, 1984, in Hayano, 1989 : 239). Au Vanuatu, si les machines à sous des casinos peuvent attirer un certain nombre de professionnels, les parties de bingo de Seaside Tongoa ne concernent pas le même type de joueurs. Sur le continuum proposé par David Hayano, les caractéristiques du jeu d’argent mis en place dans cette communauté du Vanuatu se situent entre celles des jeux récréatifs et celles des jeux institutionnalisés, mais nettement plus proches de celles du premier type. En effet, lorsque les femmes ont autre chose à faire que de jouer aux cartes, comme regarder la télévision ou préparer une cérémonie tel un mariage ou des funérailles, la plupart des groupes arrêtent leur partie. La sécurité physique des joueurs est également assurée. Aucune bagarre n’est déclenchée. De plus, si le bingo solidaire dégage de grosses sommes d’argent, il n’engendre pas réellement d’enrichissement du bénéficiaire parce que celui-ci sera amené à rendre à plus ou moins long terme lorsque ses associés – ou toute autre personne ayant participé à la soirée – organiseront leur propre bingo de collecte de fonds ou un fundraising. De même à Arama (Nouvelle-Calédonie), les gains amassés par les organisateurs lors des bingos des petits ou grandsmarchés (20 à 50 % des mises) sont redistribués à l’échelle du village ou partagés entre les associations du fait de l’organisation à tour de rôle de ces formes d’échange (Monnerie, 2008 : 40-42). Le continuum d’Hayano prend principalement en considération les répercussions économiques de la pratique des jeux d’argent sans se pencher sur leurs conséquences sociales. La complexité dans laquelle les jeux d’argent prennent place et leur capacité à nourrir ou à affecter les sentiments communautaires ne sont pas prises en compte.

Un même nom pour des réalités différentes

22 En 1989, Hayano pense que la monétarisation croissante des économies locales de Papouasie Nouvelle-Guinée va inévitablement transformer les parties de cartes récréatives en un sérieux bisness (1989 : 241). D’après l’article paru dans Les Nouvelles calédoniennes précédemment cité, à Nouméa, du fait de la tolérance policière, le « bingo pognon » est en plein essor. Tout comme Sabourin et Tyuienon (2007 : 316), Monnerie (2008 : 40) a mis en évidence, dans la province Nord, des formes de bingo fondées sur la réciprocité et la redistribution. Mais d’après l’article des Nouvelles calédoniennes, en ville « les habitués se retrouvent par centaines tous les jours, parfois jusqu’à 3 heures du matin, et les parties brassent de plus en plus d’argent ». Les organisatrices et les ramasseuses sont des professionnelles qui conservent une partie des mises en tant que salaire. Un bingo officiel, dont la majorité des capitaux sont publics, existe également à Nouméa (Anonyme, 2009). Les bingos solidaires ou passe-temps pratiqués à Seaside Tongoa en 2009 ne sont donc pas du même ordre que le bingo pognon de la capitale kanak. Nous pouvons néanmoins supposer qu’avec le développement économique de Seaside Tongoa, les bingos passe-temps et d’entraide diminueront ou disparaîtront au profit des bingos lucratifs et institués. Outre l’essor économique, l’institution d’un système de protection sociale efficace pourrait également conduire à la disparition progressive des bingos de solidarité. En effet, de tels systèmes ont été principalement mis en place afin de lutter contre l’insécurité produite par les aléas de la santé, de l’emploi, des finances, etc. Notons cependant que les débats sociologiques menés sur le rôle de l’Etat providence en France ont mis en avant l’existence de nouvelles formes d’échange intergénérationnel au sein de la famille (gardes d’enfants, aides financières,

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etc.) (cf. Attias-Donfut, 1995). Lorsqu’un système s’étatise, les solidarités se modifient plutôt qu’elles ne déclinent.

Conclusion

23 L’analyse de la pratique du bingo à Seaside Tongoa montre de nombreuses similitudes entre les formes quotidienne et occasionnelle de ce jeu de hasard. Malgré le caractère ludique et lucratif de leur activité, ces deux types de bingo ne répondent ni à la définition du loisir établie par Yonnet (1985 : 64), ni à celle du bingo pognon de Nouméa. Le bingo solidaire tout comme le bingo passe-temps ne sont pas détachés des obligations sociales et les reproches faits aux femmes qui ne daignent pas participer aux parties révèlent l’importance relationnelle que revêtent ces activités. Au quotidien, le bingo entretient des relations sociales au sein de petites communautés résidentielles et féminines. Par le partage de temps récréatifs, les femmes nourrissent jour après jour des sentiments communautaires fondés sur le genre et le lieu de résidence. Le bingo passe-temps constitue avant tout un mode de sociabilité. Quant au bingo solidaire, il s’apparente à une collecte d’argent et mobilise les principes de la réciprocité des dons. L’aide économique est perçue à tour de rôle par les participants. Une personne souhaitant organiser un bingo solidaire est ainsi soutenue par ceux qu’elle a précédemment aidés à rassembler des fonds. Le bingo occasionnel n’attire pas le même public que les bingos du quotidien : si les femmes sont toujours présentes, les hommes entrent en scène et le réseau social mobilisé dans l’activité s’étend. L’organisateur du bingo fait appel à ses parents résidant à Seaside Tongoa et dans la capitale ainsi qu’à ses amis et collègues de travail. Des petits groupes de trois ou quatre personnes, au sein desquels une sorte de contrat d’entraide économique est établi, peuvent également se mettre en place. Des liens sociaux solidaires au sein de Seaside Tongoa, du quartier de Seaside et entre les différents groupements de man Tongoa de Port-Vila sont formés – ou du moins entretenus – par l’intermédiaire de ces bingos et des relations de dette qu’ils engendrent. Le bingo solidaire constitue ainsi un système d’échange redistributif nourrissant différentes formes de sociabilité.

24 Cela dit, malgré la plus grande capacité des bingos de collecte de fonds à entretenir des relations de solidarité, les bingos quotidiens et occasionnels ne s’opposent pas et ne relèvent pas de logiques contradictoires. Ces deux formes de jeu de tirage participent chacune à leur manière à l’entretien de sentiments communautaires multiples qui sont parfois chacun vécus par les individus de façon passagère. Les bingos passe-temps et solidaires sont deux nouvelles formes d’échanges redistributifs et de sociabilité à prépondérance féminine, participant au renouvellement et au renforcement des communautés, sans pour autant mettre en danger les systèmes d’échanges plus anciens.

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NOTES

0. Entretien du 27/08/2009 avec un homme d’une soixantaine d’années, elder de l’Église presbytérienne de Seaside Tongoa, ancien secrétaire du Paramount chief d’Itakoma. 0. Courrier électronique du 18/05/2010 à mon intention, envoyé par un homme d’environ 35 ans. 0. Robert Rubinstein a publié un article sur un jeu nommé « Last Card » pratiqué dans les années 1970 sur l’île de Malo (Vanuatu). Mais cette activité comportait rarement une mise en jeu d’argent. La pratique de Last Card reflétait selon l’auteur les tensions politiques et foncières précédant l’indépendance du Vanuatu (1987). 0. Les figures des cartes sont nommées en bichlamar : las(as), king (roi), misis (dame), jek (valet), ten (dix), naen (neuf), eit (huit), seven (sept) et joka (joker). Les couleurs sont appelées : pik (pique), club (trèfle), tiaman (carreau), hat (cœur), red (rouge), blak (noir). La figure est annoncée avant la couleur de la carte. L’as de carreau est ainsi nommé las tiaman. Les termes red et blak sont parfois employés seuls pour désigner les jokers rouge et noir. 0. Discussion du 11/06/2011 avec des joueuses de Seaside Tongoa âgées d’une quinzaine à une cinquantaine d’années.

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0. Entretien du 02/07/2011 avec une habitante de Seaside Tongoa âgée de quatre-vingts ans, employée de maison à la retraite depuis 2009 dont l’ancienne patronne organise chez elle des parties de bingo. 0. Observation du 14/08/2009 aux alentours de 18 h au Club Vanuatu : trois hommes et dix femmes jouant aux machines à sous ont été dénombrés. Les trois hommes étaient regroupés au fond de la pièce, côté droit. Tous les joueurs étaient ni-vanuatu. 0. Observation du 10/08/2009 au casino de l’hôtel Le Sebel en compagnie de deux amies d’une cinquantaine d’années, l’une habitant à Seaside Police et originaire de l’île de Nguna, l’autre à Seaside Tongoa. La plupart des joueurs étaient ni-vanuatu, mais une poignée d’expatriés et de touristes se trouvaient également dans le casino de l’hôtel. Parmi la trentaine de personnes regroupées devant les machines à sous, environ deux tiers étaient des femmes. Les hommes s’étaient plutôt rassemblés au fond du casino tandis que les femmes se situaient vers la porte d’entrée. 0. Le salaire mensuel minimum légal pour un emploi à temps complet est de 26 000 vatus (177 €) pour 8 h/jour, 44 h/semaine, 22 jours/mois. 0. Discussion du 14/10/2009 et 28/10/2009 avec des joueuses d’une trentaine et cinquantaine d’années. 0. Entretien du 11/10/2009 avec une joueuse de Seaside Tongoa d’une cinquantaine d’années. 0. Ces deux policiers habitent à Seaside Police (à quelques mètres de Seaside Tongoa). Cette discussion autour des jeux d’argent à Vanuatu eut lieu le 09/10/2009. 0. Entretien du 11/10/2009 avec une habitante de Seaside Tongoa âgée d’une cinquantaine d’années. 0. Discussions des 14, 20 et 21/10/2009 avec deux hommes d’une trentaine d’années et une jeune femme de vingt ans. 0. Entretien du 14/10/2009 avec une joueuse d’une cinquantaine d’années. 0. Entretien du 11/10/2009 avec une femme d’une quarantaine d’années. 0. Entretien du 11/10/2009 avec une joueuse d’une trentaine d’années. 0. J’ai assisté à deux bingos solidaires : le premier entre 20 h et 22 h 30, le 15/10/2009 et le second entre 19 h 30 et 21 h 30 le 23/10/2009. Au Vanuatu, la plupart des salariés reçoivent leur paye toutes les deux semaines, soit un vendredi sur deux. 0. Lors de la séance du 15/10/2009, il y avait entre 48 et 50 lots mis en jeu : 4 sachets de Milo (l’équivalent de notre Ovomaltine) avec un petit pot de beurre de cacahuètes par sachet, 4 boîtes de sauce tomate, 4 rouleaux de papier toilette avec un savon par rouleau, 4 bouteilles de jus de fruit concentré à diluer de 500 ml, 4 sachets de 1 kg de sucre de canne, 4 boîtes de sel de table, 4 tasses, 4 paquets d’épingles à linge en bois, 4 sachets de lessive, 4 sachets de biscuits avec un savon par sachet, 8 ou 10 paquets de biscuits de trois marques différentes. Lors de la séance du 23/10/2009, il y avait 38 lots mis en jeu : 2 bassines, 5 bouteilles de jus de fruit concentré, 4 tasses, 4 paquets de sel de table, 4 sachets de 1 kg de sucre de canne, 4 sachets de lessive, 8 paquets de gâteaux de trois marques différentes, 2 couteaux de cuisine, 5 flacons de parfum pour femme (de contrefaçon). 0. Le 15/10/2009, 4 ou 5 hommes ont participé, sur une cinquantaine de joueurs (entre 10 et 20 par manche). Le 23/10/2009, il y avait 3 ou 4 hommes, sur une trentaine de personnes (7 à 15 personnes par manche). Lors des bingos quotidiens, on le sait, les hommes se font très rares et, le plus souvent, les parties sont exclusivement féminines. 0. Le livret créé par la Scripture Union Vanuatu remet cependant en cause l’utilisation des jeux d’argent afin de collecter des fonds pour une communauté (Paschke, 2008 : 15). 0. Lors de la séance du 23/10/2009, l’organisatrice vend des kumala (patates douces) à 20 vatus (0,14 €) l’unité et du poulet à 50 vatus (0,34 €) la cuisse. 0. Cependant, la transmission de génération en génération du complexe d’échange religieux s’appuie en partie sur des instructions écrites et ne serait pas « traditionnel » d’après la

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définition qu’en donne Monnerie : « an inherited pattern of thought and action which was handed down from one generation to another without written instruction » (2008 : 29). Mais cette définition doit être à interroger.

RÉSUMÉS

La pratique des jeux de hasard est interdite (sauf exceptions) au Vanuatu et est parfois affectée d’une forte charge négative. Deux formes d’un même jeu nommé bingo pratiqué avec des cartes à jouer se mettent en place dans la communauté urbaine de Seaside Tongoa à Port-Vila : l’une souvent considérée comme un simple « passe-temps », l’autre s’apparentant à une collecte de fonds. Nous verrons que ces jeux d’argent, outre leur dimension ludique et lucrative, laissent transparaître des enjeux sociaux. Si le bingo passe-temps alimente quotidiennement les sentiments d’appartenance aux ensembles résidentiels et aux groupes sexués, le bingo solidaire ou de collecte de fonds, localement appelé Katikati, renforce quant à lui des relations fondées sur la réciprocité des dons à une échelle plus large. Ces deux formes de bingo ne relèvent pas de logiques contradictoires. Elles contribuent à nourrir des sentiments d’appartenance communautaire multiples et multifactoriels qui peuvent être chacun vécus de manière intermittente.

Gambling is prohibited (excepted in some cases) in Vanuatu and is sometimes affected by a strong negative charge. Two forms of gambling take place in the urban community of Seaside Tongoa in Port Vila: the first is seen as a daily pastime; the second is related to fundraising, solidarity and is occasional. The argument in this paper is that gambling, far from being only a gainful or leisure activity, reveals social issues. If the daily pastime bingo reinforces feelings of membership in residential settings and gendered social groups, occasional bingo named Katikati give rise to relationships based on reciprocity of gifts in larger wholes. Daily and occasional bingos are not in opposition. These two forms of gambling contribute to nourishing abundant and multifactorial community feelings each of which can be intermittently experienced.

INDEX

Keywords : bingo, gambling, Port-Vila, social issues, Vanuatu Mots-clés : bingo, enjeux sociaux, jeux d’argent, Port-Vila, Vanuatu

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The Technology of Ethnography. An empirical argument against the repatriation of historical accounts

Thorgeir Storesund Kolshus

Paved with good intentions

1 A few years ago, at a workshop that had brought together a number of regional specialists on Island Melanesia, I presented a paper that pointed out some unfortunate consequences of returning old ethnographic accounts to their islands of origin, based mainly on my own experiences from a total two years of fieldwork on Mota island in the northernmost Torba Province of Vanuatu. By way of conclusion, I suggested that repatriation should be a question not only to the descendants of the people described: The researcher who was in possession of the comparatively ancient ethnographic works should scrutinize both the contents and possible outcomes before reintroducing what would be regarded as History returned. In short, I indicated that repatriation was no matter-of-course. The point came out in an even more cautious manner than I had initially planned, which made the ferociousness of the response from several of the anthropologically-minded historians present even more overwhelming: Repatriation was indeed a matter of course, I was obviously in the wrong, and apparently I also flirted with neo-colonial attitudes quite unbecoming an alleged advocate of Pacific people’s interests. Taken aback by this charge, I admitted that my position as a self- appointed arbiter of what would and would not be beneficial to the Mota people indeed was awkward, but I still held that careful considerations should be made of the potential social impact from returning disrupted histories. Again, the argument fell among thorns, and I returned to my seat, slightly bruised. After the session, I spent some time pondering the claims of my critics, and, boosted by the support of some other colleagues, failed to find them wholly convincing. And in the years that have followed, during which I have engaged in extensive archive research that also includes the raw material for several of the relevant ethnographies, every now and then I have

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asked myself the question of whether the knee-jerk response from the historians really deserves its status as self-evident fact. Actually, I have come to believe even more strongly that repatriating ethnographic accounts is a hazardous enterprise that never should be taken lightly. The historians’ case seems to rest on the mistaken assumption that ethnography is akin to history, thus in classic idealist fashion staring themselves blind at the message while ignoring the materiality of the medium. Ethnographies are not histories; they are books. And books are technology, not merely conveyor of their contents. Realising this simple fact will direct our attention to the materialists’ emphasis on the sociocultural consequences of technological change – a ubiquitous historical feature that is manifest in everything from the rise of nationalism in the wake of the spread of print capitalism to decades of ill-informed attempts to bring about economic development without taking into consideration pre-existing social hierarchies and cultural values. Putting it simply, technology is never neutral; it will always impinge on relations of power. Based on my experiences with introducing the Motese to ethnographic descriptions of their ancestors’ lives and ideas, as well as others’ assessment of the effects my own writings have had on the island, I will in this article again challenge the notion that returning ethnographic accounts is a straightforward matter.

Ethnography returned in the Age of Kastom

2 In October 1996, after having spent two weeks in Vanuatu’s capital Port Vila and another week in the gloomy «town» of Sola, the administrative centre of Torba Province, I finally found myself sitting in a fourteen feet open aluminium dinghy on my way to the hat-shaped island of Mota, in the company of five Mota men. Nobody uttered a word. Smiles were not reciprocated. After disembarking, I followed my fellow passengers up a steep path leading into a hamlet on a plateau, where I was shown to a chair far from where the others were sitting. A few minutes later, a small group of men came out of the forest, approached me and told me shyly to follow them. Our little entourage left the premises without saying goodbye to my companions from the dinghy, only to walk into a new and larger gathering of houses just a couple of hundred meters further inland. On the way, the men had started chatting, and when we entered the new village, the atmosphere was markedly lighter. I was approached by a mass of children, adults half-heartedly trying to hush them, and followed to a house at the edge of a large square. Here my backpack was put on the ground, and finally a young man approached to greet me. He told me, on a mix of Bislama and English that I later would recognise as the Bislama of the educated, that he was the chief of Lotawan village, that I was very welcome, and that they were glad to have me there. He shook my hand, and one by one the other men who had been standing by followed his example. Some of the women also came, and then the children, hurriedly and laughingly. I stuttered some words of thanks, and said that I was delighted to be there – which definitely was the truth, given the atmosphere in the boat and in the first village I had come to. These seemed like people I could relate to. Ever more people gathered round me, and assisted by the chief I told them about my family and where I came from, what I intended to do, how long I planned to stay, and that I got to learn about the island from a book written by a man named William Rivers, who almost ninety years earlier had spent several weeks interviewing John Pantutun of Veverao village onboard the mission ship Southern Cross. When I mentioned the name of John Pantutun, it caused much surprise

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and excitement, particularly among the men. The fact that John Pantutun had talked to an Englishman who later wrote a book about their customs and culture was unknown to the Motese. However, this bringing me to Mota almost one hundred years later did not surprise Fred of Lotawan village. His father Wilson Lolomaio had died just one month earlier, taking with him a vast reservoir of knowledge of history, genealogy and kastom that he had been eager to pass on but which they had failed to find the time to listen to. My unlikely journey from a hitherto unknown country of Norway with the purpose of studying the life and beliefs of the people on Mota, was to Fred an evident sign that I had been chosen by God. He associated this with the calling of Jeremiah0 and told this story to everyone who wondered why I had come. And indeed, this explanation is just as plausible as the serendipitous account I usually give: When reading on secret male cults in Melanesia (Allen, 1967) for possible comparative ethnographies to my intended fieldwork on soccer, segmentary identities and masculinity in the Campagna region of southern Italy, I happened to come across a short notice on the island of Mota, where William Rivers in 1908 had recorded 77 different male cults among a mere 400 people. Since this coincided with a slight downturn in my enthusiasm for the Italy-project, I became quite intrigued by the possibility of using Rivers’ ethnography as a historical contrast to my eventual findings. I rapidly pieced together a research proposal dealing with the distribution of secret knowledge as a basis for social stratification. Six months later, with a photocopy of Rivers’ two-volume work in my backpack, I found myself on the very same island0.

3 Arriving, like I did, just one month after the death of Wilson, the living repository of Banks Islands’ cultural history, and being familiar with histories of life on Mota in the old days that had been written down by an English man of science, were the reasons why the Torba Provincial Council and the Mota Vatealeale Council of Chiefs allowed me to do my research. Culture conservation was an explicit concern, both on Mota as well as on a provincial and national level, and I was delighted to have the opportunity to provide something in return for the hospitality and friendliness they had shown me. People with a particular interest in the preservation of kastomsaw my arrival as evidence to the young people of the value of kastom, and they regarded this as an opportunity to adjust or rectify some elements of kastomthat had gone astray.

4 Although it would be a raving exaggeration to say that I was considered as some kind of messenger from a long gone past, the association with the prophet Jeremiah notwithstanding, balancing knowledge of previous history while retaining access to today’s histories soon became a considerable methodological challenge. When I presented my research plan to the Provincial Council and the Vatealeale Council of Chiefs, I had emphasised the temporally comparative aspect of the project as particularly promising. This had guided the way people perceived the nature of my study, and after receiving a number of inquiries into how various practices reallyshould be performed, I eventually discovered that I had been introduced to the public as someone who had come to inspect to what degree the Motese were living according to their kastom. Unsurprisingly, the majority of people in villages other than the one I was living in became very reluctant to answer my questions about anything even remotely relating to kastom, which would have amounted to voluntarily engaging in an oral examination.

5 The effects of this introduction were exaggerated by a methodological quirk. On the first full day of fieldwork, eager to get started, I engaged in that most emblematic of all

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anthropological endeavours, namely documenting genealogies. I sat down with Fred’s son David, and asked him his name and the name of his wife. When I said in a half- asserting tone, «And your wife, she is your mother’s brother’s child?», his face turned red before he looked down and nodded. The question was of course shaped by the many examples of cross-cousin marriages I had come across in the anthropological literature. What I did not realise was that according to the logic of the Mota kinship system, a man’s MBC is regarded as his own child. David’s marriage was in other words highly inappropriate according to kastom, and the fact that I so easily could spot this unholy union suggested to him that I could read people’s personal histories just by looking at them0. David’s assessment of my capacities soon spread, and people understandably became even more reluctant to talk to me about anything apart from the most trivial matters. When he some months later laughingly told me what he initially had found me capable of, certain people’s reactions towards my contact attempts suddenly became understandable. David’s wholehearted laughter of course indicated how far from the truth he found his first conclusion to have been.

6 Meanwhile, in order to prove that it had been a correct decision to lodge me in their village rather than in the village of the men from the dinghy, some people in Lotawan started telling the most fantastic stories about my progress in kastom knowledge and how I taught them about their own lost kastom. Apparently, I had learnt the language in less than a week, even faster than the legendary John Coleridge Patteson, the first Bishop of Melanesia. They also insisted that I had caught on the rules of joking, poroporo, and respect, nommava, and other essentials of kastom so quickly that they had hardly anything left to teach me apart from the dances of the secret maleTamateassociations, to which I would be introduced shortly. Since Lotawan was considered a kastom stronghold, this testimony did little to promote my discussions with people from other villages on matters relating to kastom. In retrospect, I also see the Lotawan presentation of me as an implicit claim to ownership. By intimidating most others from talking to me by emphasising my omniscience, they secured my continued association with the village0.

7 In addition to this came my status as a waetman, possessing the alleged superior knowledge that is attributed to all whities through their education system. I emphasised that the amount of knowledge I had of the world outside Mota was of no use to me now, since I knew nothing of any of the skills necessary to lead a proper Mota life: My edukesen, meaning formal school and university training, had prepared me for a wholly different existence, and I was amazed at the range of their knowledge and capacities. I also opposed the widespread opinion that edukesen created morally superior beings, a view that apparently had been encouraged by several of the handful of Motese who had undergone formal education beyond tenth grade. I preached that moral aptitude was visible in people’s thoughts and actions rather than a consequence of edukesen. I also took the opportunity to underline that hardly any waetman knew how to construct an airplane or survive on the moon. These points, repeated as often as possible, fell mostly on deaf ears. Rivers and I were part of the same exclusive system of knowledge, which was beyond the reach of all but a few Motese – some of whom understandably did not approve of my challenging the established hierarchy between educated and uneducated.

8 The factors mentioned above – the introduction of me as some kind of kastom bookkeeper; the understanding that I possessed peculiar powers of introspection; the

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Lotawan people’s desire to prove the Chiefs’ Council’s decision right; and the association between a European and edukesen – guided many people’s perception of who I was and what I did. In order to reappear as approachable, I used every occasion to emphasise how little I actually knew of current Mota kastom and that I had come to study life on the island today, not whether one hundred year old stories did or did not live on. Since my first fieldwork project focussed on the stratifying potential of knowledge, I spent much time with my peers (unmarried young men), children and old women, in order to avoid being permanently linked to the handful of mainly male cultural experts. I also wanted to convey a picture of a likeable Regular Joe who took interest in all parts of Mota life and was interested in histories, not merely The History. Given that I had already experienced how little I was in charge of people’s perception of me, this strategy was probably naïve and maybe also guided by my Scandinavian egalitarian habitus. Nevertheless, it seemed to work quite well, and my range of operation expanded until I had established close relations with several families in each village. In the process, I had detached myself slightly from the handful of (partly self- proclaimed) kastom men, and, after a while, it was no longer a matter-of-course that I should stay with them whenever I visited a village. Halfway into my first fieldwork, I moved with ease around the island and felt that the aura of omniscience had worn off. Access to various informants and arenas and the range of information had also drastically expanded, and the aspects of power discernible in the processes of the social distribution of knowledge proved particularly promising as a topic for analytic elaboration.

9 For the rest of my first fieldwork, and to some extent for the whole duration of the second, I engaged in similar methodological balancing acts. On Mota, as in most Melanesian societies, access to restricted knowledge is at the roots of the respect and esteem, nommava, pivotal to anyone desiring to be counted as a person of influence. However, knowledge should not be too esoteric, since its social significance depends on others accepting that a person’s knowledge is actually worth having and, importantly, worth going through some trouble to obtain. In other words, while too liberally granting access to a piece of knowledge will lead to its inflation, making knowledge too inaccessible also undermines its social value. When rarely engaging in discussions where the parts of the expertise you allegedly hold could be relevant, people will start questioning whether you actually possess that knowledge. This also reflected onto me, and created something of a methodological double bind-situation. Early in the fieldwork, I understood that an indiscriminate distribution of the information I had from Rivers would infringe on the rights of those who claimed knowledge of similar or related stories. Therefore, I evaded questions about how this or that was done before, usually by referring to the poor quality of Rivers’ interpretation – an explanation that to a large degree is relevant. After a while, some of the kastom men started to question why I spent so much time with people who knew little about kastom and engaged in non- kastom activities such as soccer and volleyball. One of the most influential village chiefs was particularly critical, and he interpreted my silence on matters relating to kastom as an obvious sign of my ignorance and the neglect of the Lotawan people in teaching me the proper ways. By steering away from the Scylla of omniscience, I had come dangerously close to the Charybdis of triviality. The balance between communicating a desire to acquire knowledge and displaying increased proficiency needed to be restored. Consequently, in order to convince the kastom men that I indeed was interested in their stories and that the information they provided was not wasted

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on me, I would occasionally tell kastom stories that did not reveal secret knowledge or involve questions of origin, descent and land rights, as well as sharing what I knew about the world outside Mota.

Rivers resurfaces

10 The dog-eared photocopy of Rivers’ two volumes remained in my hut for the first five months of fieldwork. It was not until I one day sat down with Joseph, the oldest man on Mota, that Rivers by proxy of his book again saw Mota daylight. Joseph showed clear signs of dementia on top of his having lost his hearing, but he had a very clear memory of his ancestry. And when he provided the name Rivlava for his father’s father, I remembered this from Rivers (1914a: 27, see also Codrington, 1891: 38) and went to fetch the copy. Several others had gathered around us to listen to Joseph’s story, and they looked perplexed when they realised that I actually had brought with me the book that I had been telling them about without showing it to them until now. But soon, Rivers’ writings got the better of Peter, one of the bystanders. Almost without instructions, he accurately deciphered Rivers’ genealogies, and discovered that, as a matrilineal descendant of Taqale, he and his brothers were the rightful owners of an area Joseph and his sisters’ sons had insisted was theirs, since Rivlala as Taqale’s son only had patrilateral use-right to this land – which, as it happened, included the historic ground where the Melanesian Mission’s school had been raised almost 140 years earlier. The full impact of Rivers’ message, virtually from the grave, hit the growing crowd. «Ooh, all those coconut trees – with all that copra!»0 reverberated. Peter did not even try to hide a gluttonous grin: All his worries about whether to afford sending his children to secondary schooling would soon be gone. The evidence he needed was right here in front of him. I attempted feebly to modify the status of Rivers’ genealogy by pointing out how mistaken he had been on so many other counts, but no one paid anything but polite attention to me. The book spoke for itself: Solid, tangible proof of decades of uncustomary transfers of land that now, finally, would be rectified. To Peter, it was a godsend.

11 Troubled by this chain of events, I returned to my hut, Rivers in hand. Depriving a number of households of their only source of income was not in accordance with the “minimal impact”-ideal I had been taught during anthropological method classes. My hopes that the book would be forgotten were soon proven quixotic. Ten days later, the village court fee had been paid and the case was heard in front of representatives of the Mota Council of Chiefs. Peter recited Rivers’ genealogy with ease, adding the names of the proper heirs in the generations that followed. The members of the court agreed that this was a most interesting case, while declaring this a preliminary hearing since no representatives of the opposing party had attended in spite of being summoned. The chairman of the court suggested that maybe they had not realised the gravity of the situation. After adjourning, Fred mentioned that another case was about to be launched in the provincial court house in Sola. The disputed area was gigantic and included the land of the only governmental secondary school in the province as well as the Sola airfield and the Anglican vocational training centre. The immediate cause for the case had been the Anglican diocese’s reissuing of an autobiographical booklet originally written in Mota one hundred years earlier by the first Melanesian priest George Sarawia (Sarawia 1996). Somewhere in the course of the twenty-two pages, George had

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declared himself a Mota man, a statement which according to Fred made him and the other Mota descendants of Sarawia the customary landowners also of his matrilineage’s ground in the Sola area. They were now in the process of contacting all the concerned parties0. Fred, much less gleeful than Peter had been some days earlier, held that Mota soon would be too small to support its growing population, and that cases like these were of great importance to the future of the island.

12 Some days later, I was approached by John, the only Mota man with tertiary education outside Melanesia and the only person with any proficiency in English. He reminded me of his great interest in cultural conservation and requested to borrow my copy of Rivers – so that, when he had finished reading it, he would invite me over for a talk. Realising that it would be futile to refuse, since the presence of the book had already been established, I agreed to lend it to him. Just one week later, he sent for me. When I asked him of his general impression, he expressed his surprise over the vastness of information and over a number of practices that he had never heard about, and, consequently, held must have been forgotten. My cautious suggestion that Rivers might have gotten it wrong in the first place was respectfully dismissed: It was there, in the book, how could it possibly be wrong? Thus corrected, I asked him what had surprised him the most, and he mentioned the kava prayer (1914a: 85), which had been long lost, and he emphasised the names Rivers provides for the two matrilineal moieties, Tatalai and Takwong (1914a: 22), which he had never heard mentioned0. The fact that members of the Takwong moiety according to Rivers’ information were ignorant troublemakers had also been duly noticed, since John already had established that he belonged to the Tatalai division. When I was ready to leave, he said that he had not yet finished his reading, so he would like to keep the book for some more days. About one week later, I went for a short visit to one of the neighbouring islands, only to discover upon my return that John had left Mota to assume a teaching position, taking Rivers with him. Although immediately slightly annoyed, I did not think much about it until Peter again asked to see the book. When I explained that John had taken it with him when he left the island, Peter’s face darkened but he did not say anything. Later I realised that the current landowners were supporters of John’s political career. A clear majority believed that John had embezzled the book in order to make this crucial bit of evidence disappear. But Peter insisted that this was but a minor setback: I was still here, a scientist of Rivers’ kind, and my testimony concerning the genealogy would be as convincing as presenting the book itself. When I begged to be excused with reference to what I suspected, and later established, was the uneven quality of Rivers’ work, Peter took it with grace. The cat was out of the bag, he and several others had read how things really were, and at some point the smoking gun would be retrieved and he would begin his harvest. And thus ended the first episode of my cavorting with Rivers.

13 But some months before my return to Norway, I had come across a copy of Codrington’s The Melanesians (1891), where he, among a range of other topics, introduces the concept of mana to the anthropological world. And although I did not have the time to study it properly until after I had left Mota, even a cursory reading left a lasting impression. Due to his numerous and prolonged stays on Mota and his many years as tutor, colleague and friend of people from Mota and the other Banks Islands on the Norfolk Island central school of the Melanesian Mission, where the Mota language was the medium of teaching and preaching (Hilliard, 1978: 34f.), the ethnography of Mota makes up more than a third of the book. I sent a copy of Codrington’s work to the Anglican rector on Mota, with whom I had discussed my concern about the

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consequences of Rivers’ return. When I completed my cand polit thesis a year and a half later (Kolshus, 1999), this was also sent to the key informants and the cooperating bodies and organisations. The fates of these three very different ethnographic works are illustrative.

Five years later

14 While in Vila on my way to a second fieldwork in 2002, I accidentally met Johnstan, my FZS, on the street. We spent the afternoon updating me on recent developments on Mota, before going to a kava bar to meet the handful of diasporic Motese in Vila, joined by some other Banks Islanders. There I was confronted with rumours that I had been part of the Norwegian team during the 1998 Soccer World Cup: Someone had apparently seen me on a video from one of the games. I managed to convince them that rumours of any such involvement, although flattering, were untrue. To lift the air of disillusionment, Johnstan felt it apposite to highlight another alleged achievement of mine; namely how I had revitalised kastom by teaching them the kava prayer, which now had been retrieved throughout the Banks Islands. My vain attempt to modify the part I actually had played in this endeavour was ignored as decorous modesty, since without me there would have been no kava prayer – and the men hailed the new solemnity with which this formerly highly mundane ritual was now performed. Still embarrassed, but also fascinated by the convolute nature of even such a temporally shallow origin story – to which I had full insight of the initial proceedings – I left for Mota the day after. And during a number of welcoming ceremonies the following week, most of which included the kava prayer, I was confronted with my position as a kastom caretaker. Even though a few appreciated the fact that they had the books rather than me directly to thank for this rare reversal of what was generally seen as a steady deterioration of kastom, I had been instrumental in the process. Interestingly, they wrongfully pointed to the Codrington book I had sent the rector as the source rather than the lost copy of Rivers. But even though the few phrases I managed to identify through the inarticulate recitation of the prayer far from matched those rendered by Rivers, I settled for the Roman Catholic principle of est opera, operato, and acquiesced with my role as a cultural revivalist.

15 Far more fascinating was a novelty that people did not regard as such: The Motese now widely referred to the moieties as Tatalai and Sakwong (sic). Even my adoptive father Paul and his elder brother Fred, who were consider by most as kastom experts, used these names as if they had been around forever. When I cautiously asked why I had never heard the moiety names during my first fieldwork, Paul and Fred expressed their surprise over this apparent flaw in my kastom training. I chose not to remind them that their classificatory brother John, who also was well versed in the ways of kastom, five years before had insisted that the information was new to him.Graciously, the unfavourable traits that Rivers’ informant associated with the Sakwong moiety, to which I belonged, had been left out in the process of reappropriation. This collective display of structural amnesia was both intriguing and puzzling, and I spent much time pondering the consequences for my analytical approach to cultural continuity and historical depth. The flexible genealogies of the Tiv of Nigeria, described by the Bohannans (for instance P. Bohannan, 1953), suddenly came to mind, along with a judgment by Codrington:

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“In the Melanesian islands, with one notable exception, the enquirer seeks in vain for antiquity.” (1891: 47)

16 Previously, I had found this quote far too rigid, but now I was no longer certain. Reality soon called, though, as I was approached by Peter, who asked to have a look at the buk tape kastom, the kastom book, by which he referred to Rivers. Wiser from harm, I did not bring with me either Rivers or Codrington this time around, and when questioned about the genealogy that had caught his attention five years earlier, I truthfully admitted that I could not remember the details. Obviously better equipped, he straightforwardly recited the thirty-odd names and relationships from Rivers, and added the twenty persons that connected Rivers’ present with ours. But I repeated my unwillingness to corroborate his version. Peter left, frustrated0. Some days later, I went to a village on the other side of the island to visit my mother’s mother Hansen Rōnuñ. When I got there, she was fuming. Her friend and joking partner Zebalon had come by earlier that day and told her that Peter and some other men were about to initiate a land court case to claim an area that belonged to him and Hansen’s husband, Robinson. Rumours had it that they would write me a letter demanding that I handed over a copy of Rivers’ genealogy. Before I could respond, my easily agitated grandmother made it clear that she would not allow me to hand over any such thing. She could not read English, she said, but she knew the histories of land transfers, ō matesala ñañ tape tanō ,and of people’s access to it better than anyone, and she would not have it that these men could use a book to gain property that did not belong to their lines. When I finally got a word in, I repeated what I had told Peter: Rivers was no ultimate authority, and if people would go to court over land issues, they should settle the case as they always had, by basing their claims on knowledge of lines of descent in the presence of an independent arbitrator. Thus reassured, Hansen was all smiles again. And even though mention was made of the book from time to time, I was no longer approached by anyone who was inquisitive about specific contents or its whereabouts.

Fetishising the Written

17 But my grandmother’s apprehension for the effects of Rivers’ book as evidence was as genuine as it was perceptive. This old woman, recognised by everyone on the island as an oracle of things past, had come to realise a crucial trait of her fellow Motese, and indeed probably of humankind: We are all like the disciple Thomas. Things we can see and touch outweigh that which we only hear. As objects, books are fetishised and become more potent than the sum of their contents would suggest. Materiality overshadows the intangible. Hansen knew how the Motese clung to their worn copies of the Mota Book of Common Prayer whenever they went to church – or indeed simply torn chapters of any piece of printed material they had access to, be it a schoolbook or even pamphlets from the Seventh Day Adventists, their ultimate Others. Even if these were never read, they sent a clear signal on the substance of the Written. In this respect, they copy the reverence that is shown to the Bible by the clergy during the celebration of Mass every Sunday and other Holidays in the Anglo-Catholic Mota Church. It is matter that matters. On this awareness of the value of the written paper, Hansen is seconded by a range of incidents and arguments throughout the history of modern anthropology. When all his frustrations became too overwhelming, Malinowski sought refuge and escape in his books for days, and even weeks, on end, and the books confirmed that he belonged elsewhere and that eventually there would be an end to it

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all (Malinowski, 1967); Robert Codrington, after he left Melanesia in 1887 to live on for almost forty years in England, had in the letters he received from his Melanesian friends solid proof of a continued relationship with people he loved yet knew he would never see again (Kolshus, 2011); Jean Briggs, temporarily ostracised by her Inuit hosts, found consolation in her productivity, evidenced in the rising pile of typewritten paper (Briggs, 1970); for the contributors to the anthology Fieldnotes (Sanjek, 1990), fieldnotes were tokens of professional identity, but also physical manifestations of shortcomings, anxiety, and despair; and in his closing note on a discussion with Mary Patterson, Knut Rio suggests that she has essentialised her own field material and failed to consider the possibility of change in the twenty-five years between her fieldwork and his (Rio, 2007, see also Patterson, 2006). And according to Canadian journalist Charles Montgomery, my own work already had an effect similar to that of Rivers and Codrington outlined above. He spent a week on Mota in 2001 doing research for an award-winning non- fiction book on the Melanesian islands, travelling in the wake of his great-grandfather, who had been caretaker-bishop of Melanesia in 1892 (Montgomery, 2006). While there, he got an opportunity to witness the impact of my first thesis, which had arrived by mail two years earlier. His reflections aptly illustrate my argument: “On Mota I realized that European accounts of the island’s kastomalways seemed to carry the most weight. Thus Hansen Ronung, whose job it was to sing her way through Motese history, could be corrected and humbled with a few anecdotes from Codrington’s Melanesians [sic], and when the Motese argues about modern culture and rituals, their disputes were now arbitrated by whoever was holding the tattered copy of Thorgeir Kolshus’s University of Oslo thesis. Was Kolshus an expert on Motese culture? The islanders evidently thought so. Before Alfred and his brothers drank kava, one of them always said a little prayer and spilled a drop of it on the ground. But the men admitted that it wasn’t their fathers who had taught them that prayer. It was Kolshus. And he, it turns out, picked up that gem from anthropologist W. H. R. Rivers’s 1914 book The History of Melanesian Society. Alfred had told me that he thought Kolshus’s big idea, the one about the Motese having two souls, was just plain wrong. His words faded amid a haze of kava, conversation, and guitar strumming; and they will be transmuted with every year, as conversations do. But Kolshus’s versions of kastomwill live on, unchanged.” (Montgomery, 2006: 157-58)

History, Ourstory, Theirstory

18 On Mota, books are regarded as objective descriptions of how things really were, detached from the imperfections of personal and collective memory. Consequently, books are a new technology of knowledge, which someone possesses and is able to access while others are left with the lesser valued tools of mere memory. My fellow melanesianists’ insistence on bringing back ethnographic descriptions adds weight to this fetish of the Written. I do not suggest that my colleagues believe in the accuracy of old accounts. Quite the contrary, I believe they trust people to assess the shortcomings as well as the virtues of these returned histories. But this commendable, and apposite, conviction of the universal capacities of mankind turns a blind eye to existing hierarchies of power: Some are better positioned than others to turn new elements to their benefit. My colleagues’ standpoint also seems to reflect the notion that cultural preservation is a common concern that sidelines the processes of differentiation and contestation that permeate virtually every other social domain. This model is far too harmonious to fit the actualities of Mota society, and I would be surprised if it adequately described more than a fraction of other Melanesian societies in which

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access to restricted knowledge is a key principle of social stratification. These points are tangential to Keesing’s argument on how kastom ideologies serve the educated and urban elite, who can enjoy the fruits of both worlds, while effectively obstructing the path that leads to their privileged existence, by their hegemonic influence over what constitutes a valued village life (see for instance Keesing, 1989). In Steven Lukes’ terms, they represent the third dimension of power, «the capacity to secure compliance to domination through the shaping of beliefs and desires, by imposing internal constraints under historically changing circumstances.» (2005: 143-44) In short, they control the «power to mislead» (op. cit.: 149).

19 As will now be clear, I remain unconvinced by the historians’ position, given the general understanding of the plasticity of storytelling in societies with no tradition for written history. The technology of ethnography hands the powers of definitions to the educated elite. If the intention waskastom preservation, the result of repatriating the works of Rivers, Codrington, and me, is at best a failure to meet the target. But I fear that it has emasculated the old, and more democratic, oral medium of knowledge transmission, and cemented a hierarchy in which access to the higher echelons will remain out of reach for all but a few.

20 It is not consider good academic writing practice to end an argument with open questions. But in the spirit of challenging the status of the Written, I nevertheless choose to emphasise some dilemmas that follow from my discussion. First, it is a truism pointed out by the reader-response tradition of literary theory that once published, authors lose control over the reception, interpretation and use of our work. But when does our responsibility for its consequences end? Second, as experts on social processes, we should be better positioned to assess the eventual impacts of new technologies, such as ethnographic accounts. So how can one engage in the reappropriation of historic material without assuming a neo-colonial stance that lends authority purely to formal education? Third, can one really say that an ethnographic like Rivers’ account is an ethnography of Mota, when it clearly represents the exoticising gaze of a post-Victorian diffusionist anthropology that is just at telling of Rivers’ historic and geographical background as it is of the lifes, beliefs and concerns of the Motese in 1908 – and even depending almost solely on one informant? And from this follows my fourth and final concern: At what point does an ethnograhic present turn irreversibly into an ethnographicpast, for which we can longer presume the cultural continuity that has been part and parcel of anthropological thinking throughout the history of the discipline (Robbins 2007)?

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NOTES

0. «Before I formed you in the womb I knew you, before you were born I set you apart» (Jeremiah 1,5). 0. It is not my intention in this paper to assess the quality of Rivers’ ethnography (but see Kolshus, 2007: 31-37, 2008: 59-62, forthcoming, for a closer scrutiny of some of his numerous misunderstandings), apart from seconding Raymond Firth’s verdict: «[W]hile I admired the industry with which he had amassed so much of his data, from brief calls at villages and sessions with natives on the deck of the vessel I became increasingly convinced of the arid quality of his material, of its superficiality and lack of perspective.» (Firth, 1957 [1936]: xviii). 0. Codrington notes that the Motese have a clear understanding of blood relations, and hold that the blood of the father is part of the child. This makes a marriage between first cross-cousins unacceptable, since the «blood connexion with the father and the father’s near relations is never out of sight» (Codrington, 1891: 29). Today, the Motese still oppose such unions, saying that «the blood turns bad» (o nara ti tatas). 0. Later, I have met similar stories from Mota. In his letters, Bishop Patteson shows frustration over how his attempts to make connections in other villages than Veverao, where the Mission station was located, were actively obstructed (Gutch, 1971: 132). 0. Copra is the only cash crop on Mota and the sole means of income for virtually every Motese household. The island is a mere 10 km2 and the population 850 and rapidly growing, which means that land is a very scarce resource and mature coconut trees even more so. 0. When I left in 2003, the case was still stuck in initial proceedings. Fred and his companions, who included representatives of the Anglican diocese, blamed the court clerk, a member of the Pentecostal denomination Assemblies of God, for wilfully obstructing its progress. 0. Rivers probably mistook names for two tarañiu matrilineages as representations of the moieties. Codrington, much better informed on these issues because of his twenty-five years working with Banks’ Islanders and his language proficiency, states: «In neither the Banks’ [sic] Islands nor the New Hebrides is there a name to distinguish the [moiety] division or kindred» (1891: 24). 0. This would be the last time we spoke informally and on friendly terms (see Kolshus, 2007: 163-177). 0. Which, admittedly, sets in quickly under climatic conditions that also have discouraged the development of a tradition for material preservation.

ABSTRACTS

Based on experiences from a longitudinal fieldwork engagement on Mota island in north Vanuatu, this article challenges the established opinion that old ethnographies shall be repatriated as a matter-of-course. Firstly, because they are far from factual but nevertheless are treated as such, since books are a different technology of knowledge from the orally transmitted versions of the past and consequently have a different sociocultural impact; secondly, because they in most cases will be an asset mainly to the educated elite; and thirdly, because reintroducing histories disturbs the distribution of knowledge in knowledge-based societies and could cause further social instability. I do not claim that the situation on Mota has a general validity throughout Melanesia. However, I remain unconvinced by one of the premises for the

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categorical repatriation argument: that the disputes over control over, and validity of, knowledge that characterise most Melanesian societies, on this particular point for some reason should be suspended.

Basé sur les observations longitudinales d’un long travail de terrain dans l’île de Mota au nord du Vanuatu, cet article conteste l’opinion établie considérant le rapatriement des données ethnographiques anciennes comme allant de soi. D’abord parce qu’elles sont loin d’être factuelles, mais sont néanmoins traitées comme telles, puisque les livres sont une technologie de connaissance différente des versions du passé transmises oralement et ont par conséquent un impact socioculturel différent ; ensuite, parce qu’ils seront dans la plupart des cas un atout principalement pour l’élite instruite ; et enfin, parce que la réintroduction d’histoires trouble la répartition des connaissances dans des sociétés basées sur la connaissance et pourrait aggraver l’instabilité sociale. Je ne prétends pas que la situation sur Mota a une validité générale partout en Mélanésie. Cependant, je reste dubitatif à l’égard d’un des présupposés fondant la thèse du rapatriement systématique : que les disputes portant sur le contrôle et la validité de la connaissance qui caractérisent la plupart des sociétés mélanésiennes, s’en trouvent, sur ce point particulier, suspendues pour une raison ou une autre.

INDEX

Mots-clés: anthropologie historique, changement social, éducation, enquête de terrain, répartition du savoir, restitution Keywords: education, fieldwork, historical anthropology, Knowledge distribution, repatriation, social change

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Du condominium franco- britannique des Nouvelles-Hébrides au Vanuatu : deux métropoles pour une indépendance

Sarah Mohamed-Gaillard

1 Cette ventilation des sièges et le mode de scrutin choisi font que le National Party n’obtient pas la majorité malgré sa victoire électorale : il remporte 17 des 29 sièges élus au suffrage universel et enlève 2 des 3 postes réservés aux intérêts économiques néo- hébridais. Reste la répartition des quatre sièges attribués aux chefs, chacun représentant l’un des quatre districts du condominium. Ces chefs sont choisis par quatre collèges électoraux composés « d’un certain nombre de représentants de chaque île du district » (NAUK, FCO 32/1229, The representative assembly, July 1975). La décision de représenter les chefs au sein de l’Assemblée répond à une requête présentée par des « notables mélanésiens » (Woodward, 1978 : 6), des « leaders des deux principaux partis politiques » (NAUK, FCO 32/1332, New Hebrides: Anglo-French official Talks, January 1976) à Olivier Stirn et Joan Lestor lors de leur visite dans le condominium, en janvier 1975. Les archives françaises et britanniques n’évoquent guère ce sujet ce qui laisse penser qu’il a fait l’objet d’assez peu de discussions de fond entre Paris et Londres. La décision de faire siéger des représentants des chefs au sein de l’Assemblée va cependant fortement participer à la crise politique de l’année 1976 et au blocage de la première Assemblée.

2 En effet, deux des quatre districts ne sont pas parvenus à élire leur représentant et les deux sièges pourvus reviennent à des hommes qui soutiennent le National Party : Fred Timakata, représentant les îles du Centre n°1 et Willie Bongmatur pour les îles du Centre n°2. Pouvant compter sur ces deux sièges, le NP détient donc 21 des 42 sièges de l’Assemblée. Mais certains des opposants au NPcontestent la légitimité coutumière de ces hommes (Kele-Kele et al., 1977 : 82-87).

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3 Dans les districts des îles du Nord et des îles du Sud, aucun accord n’a été trouvé sur les hommes pouvant prétendre à être candidats. Les deux sièges non pourvus sont dès lors investis d’un fort intérêt politique puisqu’ils peuvent donner ou non la majorité de l’Assemblée au NP(McClancy, 1980 :123-40). Si les chefs doivent, en théorie, être politiquement neutres, cela est impossible dans le climat de fortes tensions politiques qui règne alors, ce qui ne favorise pas la désignation des candidats. En outre, aucun critère n’a été fixé pour définir ce qu’est un chef. Une autre difficulté consiste à trouver une figure coutumière reconnue par l’ensemble d’une circonscription électorale. Autant de difficultés qui posent la question de ce qu’est un chef dans cet archipel composé de 83 îles où sont parlées une centaine de langues et souvent présenté pour sa large variété de structures coutumières (Tabani, 2002 : 234-252). Les autorités britanniques signalaient dès 1975 les difficultés à attendre de l’élection de chefs à l’Assemblée puisque dans les districts des îles du Nord, des îles du Centre n°2 et des îles du Sud, « il n’y a pas de systèmes de chefs homogènes et bien défini » (NAUK, FCO 32/1229, The representative assembly, July 1975). Quant à l’administration française, elle porte un regard à la fois critique et dubitatif sur la figure du chef et plus généralement de l’autorité coutumière dans l’archipel : « Il n’existe dans l’Archipel, aucune autorité coutumière comparable à ces chefferies que l’on trouve dans d’autres pays. Il subsiste bien quelques coutumes, et il y a aussi un “cursus honorum” qu’il faut parcourir pour accéder, par grades successifs, à une sorte de prestige folklorique dont l’efficacité semble d’ailleurs diminuer de jour en jour. Un certain prestige, peut-être, mais point d’autorité réelle. Le chef mélanésien, s’il a existé, devait de toute façon n’avoir qu’une audience réduite, en ce qui concerne l’application des prescriptions coutumières, et limitées dans l’espace. C’est pourquoi, bien que prévue au Protocole de 1914, la mise sur pied d’un recueil de coutumes pouvant déboucher le cas échéant sur un statut de la chefferie n’a été de ce fait jamais réalisé. » (ATNC, 109 W 261, Note, Port-Vila, 23/01/1976)

4 L’élection de l’Assemblée pose donc la question « du rapport des uns et des autres à la coutume, à la tradition » (Wittersheim, 2006 : 77-110) et au-delà interroge sur le rôle et la place de la coutume dans la construction de l’État.

Santo, point de crispation

5 De leurs côtés, les partis francophones acceptent mal leur défaite électorale et dénoncent la collusion entre le National Party et la Résidence britannique. La tension est particulièrement forte à Santo où les leaders du Nagriamel et du MANH contestent l’élection de cinq candidats NP sur les six sièges accordés aux circonscriptions urbaine et rurale de Santo. La rumeur court alors d’une possible sécession de cette île francophone et de la formation par le MANH d’une fédération sous administration française englobant Santo, Maéwo, Ambae, les îles Banks et Torres. En outre, Jimmy Stevens, leader du Nagriamel, qui vit mal ce revers dans son fief, annonce l’indépendance de la Fédération Nagriamel c’est-à-dire de l’île de Santo pour le 1er avril 1976. Pour ce faire, il tente de trouver des soutiens à Fidji, aux États-Unis et à l’ONU. Jimmy Stevens renoue ainsi avec Michael Oliver, homme d’affaire américain qui, au début des années 1970, avait participé avec Eugene Peacok au développement d’affaires immobilières à Santo ; projet contré par les administrations française et britannique qui interdirent l’achat de terre par des investisseurs étrangers. Michael Oliver qui, en 1975, s’était illustré dans un coup d’État manqué à Abaco, aux îles Bahamas, puis par la

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création de la Fondation Phoenix, est à la recherche d’une île où il pourrait fonder un nouveau pays. Il soutient donc Jimmy Stevens (Beasant, 1984 : 34-35 ; Van Trease, 1987 : 184-185).

6 La situation est alors particulièrement sensible pour Londres et Paris car le protocole ne permet pas d’envisager la sécession d’une ou partie des îles du condominium. Les Britanniques craignent réellement la « mayottisation » de l’archipel et son basculement dans la violence. Ils demandent donc aux autorités françaises, proches du Nagriamel, d’amener Jimmy Stevens à revenir sur cette déclaration tandis qu’ils tentent de leur côté de modérer les positions du NP. Mais dans ce contexte tendu, les autorités françaises et britanniques sont toutes deux soupçonnées de chercher à truquer les élections afin de favoriser les partis qu’elles soutiennent.

7 L’échec de la mise en œuvre de la première Assemblée représentative et la crise politique qui l’accompagne poussent donc la France et le Royaume-Uni à être plus coordonnés dans leur action politique afin d’éviter une dérive violente des antagonismes entre francophones et anglophones. Ainsi, Londres rejoint la volonté de faire entrer Jimmy Stevens dans l’Assemblée car comme Paris, elle est « réticente à envisager une action militaire » et souhaite « résoudre la division Anglophone/ Francophone en démontrant notre détermination à affronter les problèmes ensemble plutôt que séparément » (NAUK, FCO 32/1332, M. Bullock to M. Stanley, 21/01/1976). De son côté, la France accepte de préparer l’indépendance du condominium même si elle refuse encore d’évoquer publiquement ce terme en raison des difficultés qu’elle rencontre en Nouvelle-Calédonie. Olivier Stirn évoque ainsi l’« auto-détermination » même s’il concède aux Britanniques que « l’indépendance est ce dont nous discutons » (NAUK, FCO 32/1342, Nick Larmour to PUS, 28/06/1976).

8 Afin de résoudre le problème de Santo, la France envisage plusieurs scenarii. Une option consiste à ajouter deux sièges à l’Assemblée et à les réserver à de hautes personnalités. Cette approche est toutefois rejetée par Londres car lors de la création de l’Assemblée, les deux métropoles avaient renoncé à y distinguer membres élus et membres nommés afin de bien manifester leur volonté d’évolution du condominium. Une autre option consiste à augmenter de quatre à huit le nombre de sièges de l’Assemblée réservée aux chefs. Les autorités britanniques sont disposées à se rallier à cette solution qui permettrait à Jimmy Stevens de siéger à l’Assemblée tout en y renforçant la représentation mélanésienne, malgré l’opposition annoncée du NP. Néanmoins l’augmentation du nombre des sièges ne résout pas la difficulté de distinguer qui est chef et les Britanniques proposent d’abandonner cette désignation pour celle plus large de « chefs ou autre notables » ou bien de « notables coutumiers » (NAUK, FCO 32/1332, Henderson to Port Vila, 19/02/1976).

9 Le NP rejette toutes ces propositions qu’il perçoit comme autant de manipulations pour « neutraliser ou nier » (Plant, 1980 : 85) sa victoire politique. Ce parti a tout intérêt à s’opposer à l’augmentation du nombre de sièges dévolus aux chefs puisque les deux chefs élus sur les quatre devant l’être le soutiennent. Le statu quo sert sa recherche d’une majorité au sein de l’Assemblée. Le NP accepte toutefois de participer à la première séance de l’Assemblée afin de régler la question de la représentation des chefs. Finalement, la proposition des 8 chefs est définitivement abandonnée et en octobre 1976, les chefs des îles du Nord et du Sud sont élus, l’un soutenant l’UCNH, l’autre le NP. Sur une proposition conjointe de l’UCNH et du NP, il est également décidé la constitution d’un conseil de chefs composé de 5 chefs pour chacun des 4 districts. Ce conseil, appelé d’abord Mal Fatu

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Mauripuis Malvatumauri, est chargé de conseiller l’Assemblée sur les questions coutumières. Toutefois, la crise politique n’est pas dépassée puisqu’aucune majorité ne se dégage à l’Assemblée dont 21 des 42 sièges reviennent au NP. En outre, le 28 octobre 1976, le NP a perdu la majorité lors des nouvelles élections organisées à Santo. La situation politique se tend alors davantage dans les premières semaines de 1977.

10 Entre-temps, la France et le Royaume-Uni ont convoqué à Paris en juillet 1976 une conférence constitutionnelle que boycotte le NP. La réunion fixe au mois de novembre suivant l’organisation de nouvelles élections au suffrage universel direct ce qui répond à une demande du NP. Elle ordonne également la mise en place d’un gouvernement pourvu des pouvoirs que confère un système d’autonomie interne. Le NP rejette les décisions de cette dernière conférence et se radicalise de plus en plus.

11 Bien que la France et la Grande-Bretagne annoncent, en janvier 1977, vouloir donner l’indépendance aux Nouvelles-Hébrides d’ici trois à cinq ans (CAC, 940219, 7. Traduction d’un télex envoyé par le Pitco à Hong-Kong, mars 1977), le NP qui la réclamait pour 1977, durcit ses positions sous la pressions de ses plus jeunes cadres, multiplie les manifestations et se distancie de l’administration britannique. Face à la radicalisation du NP qui se transforme enNational Party ( VAP) en février 1977, les partis modérés francophones se regroupent au sein du Tan Uniondans la même volonté d’obtenir une indépendance accordée par étapes. Afin d’y parvenir, le Tan Union demande la mise en place d’un conseil de gouvernement, l’organisation de nouvelles élections au suffrage universel ainsi que la tenue d’une conférence ministérielle à laquelle participeraient des élus de l’Assemblée. L’enjeu reste donc de marcher vers l’indépendance tout en conservant l’unité de l’archipel.

Marcher vers l’indépendance dans l’unité (1977-1980)

12 Les difficultés politiques poussent les autorités françaises à se prononcer ouvertement pour l’indépendance du condominium même si elles hésitent encore à s’engager sur une date. Dès lors, Londres et Paris discutent du processus à mettre en œuvre. Ainsi, l’échange de lettres franco-britanniques du 15 septembre 1977 institue un régime d’autonomie interne ainsi qu’une nouvelle Assemblée représentative et envisage la création d’un conseil des ministres et la tenue d’un référendum d’autodétermination (CAC, 940231, 26, Note sur la situation aux Nouvelles-Hébrides, novembre 1979). Ce programme va toutefois être bouleversé par l’attitude de plus en plus hostile du VAP à l’égard des autorités françaises et britanniques puis par les risques de sécession à Santo et Tanna.

Le gouvernement d’Union nationale, préalable à l’indépendance

13 À la différence de l’Assemblée de 1976, la nouvelle institution représentative se compose de 38 membres tous élus au suffrage universel direct. Si cela répond aux demandes du VAP, certaines de ses attentes, telle l’organisation d’un référendum sur la date de l’indépendance, ne sont pas entendues par Paris et Londres (Van Trease, 1995 : 40). Le VAP boycotte alors le scrutin et annonce son plan d’action : « Érection du drapeau de l’indépendance dans tout l’archipel, proclamation d’un Gouvernement provisoire, campagne de désobéissance civile. » (CAC, 940231, 26, note du secrétariat d’État chargé des DOM-TOM, Paris, 05/12/1977)

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14 Les élections du 29 novembre 1977 donnent la majorité aux partis modérés francophones, ce qui permet la formation du gouvernement de George Kalsakau et la mise en œuvre d’un statut d’autonomie en janvier 1978 (Jupp, 1979). Comme annoncé, le VAP dénonce la non-représentativité de la nouvelle Assemblée et proclame l’instauration d’un Gouvernement Populaire Provisoire (GPP). Cette tactique inquiète fortement les autorités françaises et britanniques qui craignent que l’archipel ne bascule dans la violence. Dès lors, Londres tente de maintenir le dialogue avec le VAP et encourage ses éléments les plus modérés à revenir dans les institutions notamment en acceptant d’occuper trois postes dans le gouvernement Kalsakau. Les efforts des autorités britanniques, et dans une moindre mesure françaises, pour maintenir le dialogue avec le VAP ne sont pas toujours du goût du conseil des ministres ; les modérés craignant que les Résidences imposent des élections anticipées.

15 Toutefois, suite à des échanges entre le père Walter Lini, leader du VAP, Georges Kalsakau, le Premier ministre francophone et Maxime Carlot, également francophone et président de l’Assemblée représentative, un accord avec le VAP est trouvé le 5 avril 1978. Cet accord en sept points souligne la nécessité de réaliser l’unité du pays, de maintenir l’ordre public et de procéder à de nouvelles élections. Ce dernier point est capital pour le VAP qui veut la mise en œuvre d’un système électoral garantissant la majorité des sièges au parti remportant l’élection, lors des prochaines élections fixées au 16 avril 1979. Cet accord permet la suspension, le 11 mai 1978, de l’activité du GPP.

16 Parallèlement, Paul Dijoud succède à Olivier Stirn en avril 1978.En juillet 1978, le nouveau secrétaire d’État chargé des DOM-TOM nomme Jean-Jacques Robert délégué extraordinaire de la République aux Nouvelles-Hébrides et propose une nouvelle approche du dossier néo-hébridais. Cette nouvelle politique française est discutée lors de la conférence franco- britannique des 10 et 11 juillet 1978 puis exposée par Paul Dijoud lors de sa visite au condominium, en août 1978 (Jupp, 1979 : 212-214). Annonçant la volonté de la France de mener rapidement l’archipel à l’indépendance, il propose la constitution d’un gouvernement d’union nationale (GUN) sous l’égide de George Kalsakau, composé pour moitié de membres du VAP et pour moitié de modérés, et ayant pour mission d’élaborer la constitution du futur État. Il propose également l’organisation d’un référendum sur l’indépendance et des élections générales. Afin de préparer la réunification d’un archipel que la colonisation a profondément divisé, Paul Dijoud prévoit aussi la mise en œuvre d’institutions sur « les principes du bilinguisme, de la décentralisation et d’un système électoral garantissant une juste représentation des tendances de l’opinion » (NAUK, FCO 32/1478, télégramme de MEDETOM, 1978). Le plan français vise à éviter l’élection d’une nouvelle assemblée comme le réclame le VAP et le souhaite Londres et permet à la France de maintenir en bonne position les modérés lors des étapes devant conduire l’archipel à l’indépendance. Paul Dijoud cherche ainsi à sortir de l’impasse politique et à éviter une dérive violente des Nouvelles-Hébrides tout en défendant les intérêts de la France dans l’archipel.

17 Signalons aussi que le plan Dijoud s’attaque aux contentieux fonciers qui grèvent lourdement les relations des colons, essentiellement français, avec les Néo-Hébridais. Ces dispositions ne sont pas sans rappeler celles engagées en Nouvelle-Calédonie où le secrétaire d’État annonce la mise en œuvre d’une politique de promotion mélanésienne et une réforme foncière. Ayant pris conscience de l’importance de la terre dans la définition de l’identité mélanésienne et dans l’élaboration d’un discours nationaliste et

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indépendantiste, Paul Dijoud tente ainsi de faire baisser la tension politique tant aux Nouvelles-Hébrides qu’en Nouvelle-Calédonie.

18 Ce plan Dijoud est pleinement soutenu par les Britanniques et rallie les parties en présence. Toutefois, les divergences entre le VAP et les modérés resurgissent dès l’automne 1978. En octobre, le VAP demande en effet la dissolution de l’Assemblée comme préalable à sa participation au gouvernement d’union nationale. De leur côté, les modérés sont bien conscients que le VAP n’entend participer qu’à un GUN dont il serait le cœur. En outre, les membres de la délégation néo-hébridaise participant à la conférence du 8 novembre 1978 ne parviennent pas à s’entendre sur des domaines aussi importants que la création d’un gouvernement national, la préparation de la Constitution ou bien les perspectives en matière d’aide et de coopération. Or, les autorités françaises et britanniques qui craignent l’approfondissement des clivages, demeurent très attachées à la constitution d’un gouvernement d’union nationale. John Champion, le résident britannique dans le condominium, estime en effet : « notre objectif numéro un est de ramener le National Party dans l’arène constitutionnelle [car] si nous n’y réussissons pas, les Nouvelles-Hébrides risquent de se désintégrer dans le désordre. » (NAUK, FCO 32/1408, J. Champion, 04/11/1978)

19 Au terme de longues négociations le GUNest finalement formé le 22 décembre 1978 sous la direction du père Gérard Leymang, secrétaire général de l’UCNH. Les ministres français et britanniques et le GUN peuvent dès lors fixer les étapes devant conduire l’archipel à l’indépendance.

Donner une constitution au futur État

20 La marche vers l’indépendance nécessite l’élaboration de la constitution du futur État par le gouvernement d’union nationale puis l’organisation d’élections générales. Un comité constitutionnel se réunit donc de mars à juillet 1979, sous l’égide de deux experts, l’un Charles Zorgbibe, professeur de droit à la Sorbonne, nommé par la France, l’autre Yash Ghaï choisi par le Royaume-Uni.Ce dernier est issu d’une famille indienne installée au Kenya, a fait des études de droit à Oxford et Harvard et est notamment intervenu comme expert dans la préparation de la Constitution de plusieurs États accédant à l’indépendance tels les Seychelles en 1974, la Papouasie Nouvelle-Guinée entre 1972 et 1975, où il fut aussi nommé négociateur lors de la sécession de Bougainville de 1975-76 ; ou encore les îles Salomon en 1977-1978. Hormis ces deux experts, le comité constitutionnel se compose de 26 membres : ministres du gouvernement Leymang, représentants de l’Assemblée représentative et du Conseil des chefs et des forces politiques non représentées à l’Assemblée.

21 Lors de ces discussions constitutionnelles, la France marque son attachement fort à la reconnaissance du bilinguisme de l’archipel, au principe de la régionalisation et du scrutin proportionnel qu’elle perçoit comme des garanties données à la population francophone.Souhaitant éviter l’opposition des formules unitaires et fédérales, Charles Zorgbibe reprend dans l’avant-projet de Constitution qu’il présente en mars-avril 1979 la proposition de « régionalisation » formulée dès 1976 par le rapport Wallace- Mouradian. Mais cette dispositionsuscite les réserves de Yash Ghai qui «y voyait un éventuel obstacle à l’unité nationale » (Zorgbibe, 1980 : 34). La question de l’unité nationale comme celle de l’identité nationale du futur État se trouvent en effet au cœur des débats du comité.

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22 Les travaux du comité n’échappent donc pas aux arrière-pensées politiques ce qui rend la prise de décision par consensus difficile. Ainsi la seconde session en juillet 1979 est particulièrement houleuse, le VAP ayant convaincu une partie des membres du comité de revenir sur les grandes lignes institutionnelles tracées en avril afin d’envisager « un système parlementaire avec cumul des fonctions de chef de l’État et de chef du gouvernement » (Zorgbibe, 1981 : 73).Ce système déjà expérimenté au Kenya ne convainc pas les experts français et britannique qui craignent une dérive personnelle du pouvoir. Suite aux efforts de Charles Zorgbibe, les membres francophones du comité reviennent sur leur adhésion à ce système que l’expert français juge dangereux.

23 Après des débats houleux, le projet de Constitution est accepté le 19 septembre 1979 par l’ensemble du comité constitutionnel et les dirigeants des partis politiques. L’architecture dessinée vise à concilier les attentes des divers partis et à protéger le droit des minorités. Ainsi, Paul Dijoud et Peter Blacker proposent que Santo et Tanna élisent un Conseil régional avant même l’indépendance ce qu’accepte le VAP. Cette Constitution est inspirée par le système de Westminster comme le relève Charles Zorgbibe : « En dehors de tout chauvinisme national, je constatais que de nombreux éléments étaient à prendre dans le système britannique, et particulièrement dans ce système adapté au Tiers-Monde (les constitutions des Salomon et de Maurice se présentant à cet égard, comme d’incontestables réussites), en raison de sa clarté et de son caractère profondément démocratique. Le régime présidentiel “à la française” me semblait moins adapté : il correspondait plus au souhait des peuples d’Afrique francophone d’une nette “personnalisation du pouvoir” qu’au sens de la collégialité des sociétés mélanésiennes. » (Zorgbibe, 1981 : 69)

24 À la différence de Fidji0, de Tuvalu et des îles Salomon qui reconnaissent la reine d’Angleterre comme chef de l’État, la constitution du Vanuatu institue une république dirigée par un président de la République élu pour cinq ans par un conseil de Grands électeurs, membres du Parlement et des conseils régionaux. Comme prévu par le modèle de Westminster, les pouvoirs du président sont limités, le pouvoir exécutif étant aux mains du Premier ministre. Le président de la République du Vanuatu est ainsi indépendant du Parlement unicaméral qui, comme aux îles Salomon, élit le Premier ministre et nomme le gouvernement. Chef de l’État, le président peut donc se poser en arbitre entre la Chambre et la minorité politique et symboliser « l’unité de la nation » (constitution de la république du Vanuatu, titre VI, article 31). Le Parlement est élu au suffrage universel et le système électoral introduit un certain degré de proportionnalité « afin d’assurer une juste représentation des différents partis et opinions politiques » (constitution de la république du Vanuatu, titre IV, article 17). Enfin, la constitution du Vanuatu comme celle des îles Salomon, de la Papouasie Nouvelle-Guinée ou du Kiribati se réfère clairement à la coutume et lui confère une valeur normative. La Constitution du Vanuatu s’attache donc à représenter la diversité de l’archipel.

25 Ce projet de constitution étant confirmé, le 5 octobre 1979, par une déclaration solennelle des membres du gouvernement et du comité constitutionnel, les élections du Parlement et des Conseils régionaux se tiennent en novembre 1979 sous la surveillance d’une mission des Nations unies. Malgré la réunion en février 1979, d’une partie des formations francophones en un Parti fédéral des Nouvelles-Hébrides, le VAP enlève 26 des 39 sièges de la Chambre. Walter Lini est élu Premier ministre et forme, le 29

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novembre, un gouvernement exclusivement composé de représentants du VAP ce qui ne tarde pas à susciter des tensions.

Santo et Tanna, la crainte d’un nouveau Mayotte

26 Depuis la mise en place du gouvernement issu des élections de 1979, les partis modérés se font très critiques à l’égard de l’action du gouvernement Lini. Ils regrettent tous avec plus ou moins de véhémence la présence de conseillers britanniques, l’appartenance au Commonwealth, les mesures défavorables à la francophonie et la nationalisation des terres. Ils déplorent également que le choix du drapeau et le nom du pays n’aient pas fait l’objet d’une discussion et soulignent le risque de népotisme et de clientélisme. Ils mettent en avant la coutume et le consensus mélanésien pour rejeter le résultat des urnes. La contestation francophone est particulièrement forte à Santo et Tanna où se constituent des mouvements réunissant des coutumiers et des modérés et où des gouvernements provisoires sont proclamés afin de marquer l’opposition de ces îles au VAP et à l’État centralisé.

27 À Santo, le Nagriamel, le Tabwemassana, le MANH, le FMPet les chefs coutumiers influencés par Jimmy Stevens se réunissent ainsi au sein du Vemarana qui devient le nouveau nom de l’île. Le Vemarana qualifie le VAP de « parti totalitaire, doctrinaire, théocratique, anglophile, anti-catholique et francophobe » (CAC, 950175, 3, Vemarana), se pose comme le « gouvernement effectif de l’île » et revendique l’indépendance de Santo parce que « désormais les modérés et coutumiers qui composent le Vemarana ne veulent plus entendre parler de l’ensemble Néo-Hébridais »(ibid.). Il dispose d’un comité exécutif qui est en réalité un gouvernement provisoire présidé par Jimmy Stevens qu’assistent quatre commissaires respectivement chargés des Finances, de l’Administration intérieure, de l’Information et de la Police et de la Défense. Depuis la victoire électorale du VAP, en novembre 1979, Jimmy Stevens condamne fermement les modérés tels Vincent Boulekone, Louis Vatou ou Michel Bernast qu’il juge acquis à l’idéologie du VAP et il réglemente l’accès à Santo.

28 De même, les coutumiers et modérés de Tanna fondent un mouvement de résistance baptisé TAFEA, acronyme formé à partir des initiales des cinq îles du Sud : Tanna, Anatom, Futuna, Erromango et Aniwa. Animé par Jean-Marie Leye, Charley Nako et Alexis Youlou, le TAFEA combat les influences du gouvernement, du VAPet de l’Église presbytérienne, cherche à préserver et restaurer la coutume et le « patrimoine mélanésien » et proclame l’existence d’une nation TAFEA « constituée par un seul peuple formant une société unie » (CAC, 950175, 3, Mémorandum TAFEA, 04/02/1980). Il revendique donc l’existence d’un État TAFEA dont il envisage de demander le rattachement à la Nouvelle-Calédonie.

29 Le TAFEA et le Vemarana se rejoignent donc dans une même volonté de fonder un front commun contre le gouvernement VAP. Considérant que chaque île forme un ensemble dont il faut respecter l’identité, le TAFEA et le Vemarana opposent à l’organisation centralisatrice instituée par la Constitution un système confédéral mais sans en définir le contenu (MacClancy, 1981 : 94-95). Ils rejettent donc la notion d’État-nation qu’ils considèrent comme extérieure et étrangère à leur culture.

30 Mais après l’échec des négociations menées en avril 1980, les coutumiers de Tanna et de Santo ne reconnaissent plus le gouvernement Lini et proclament un gouvernement de

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la coutume à Tanna et le Veramana annonce la sécession de Santo. Notons que ce projet reçoit le soutien financier de la Fondation Phoenix déjà évoquée et bénéficie d’appuis en Nouvelle-Calédonie et au sein même de la Résidence de France aux Nouvelles- Hébrides (Van Trease, 1995 : 47-53). Le gouvernement Lini y réagit fermement d’autant qu’il ne peut guère compter sur l’appui de la Grande-Bretagne et encore moins sur celui de la France. En effet, les autorités françaises ne réagissent pas aux actions menées par les modérés et leurs alliés contre des bâtiments et des employés du gouvernement. L’insurrection de Tanna est durement réprimée, marquée le 10 juin par l’assassinat de son député Alexis Youlou. Le gouvernement VAP décrète alors le blocus de l’île sécessionniste. Une partie de l’archipel entre ainsi en rébellion du 28 mai au 30 août 1980 mais les révoltes de Tanna et de Santo demeurent toutefois assez indépendantes l’une de l’autre.

31 Les autorités françaises justifient le raidissement des francophones par les maladresses des hommes au pouvoir alors que Walter Lini juge qualifie les modérés de « terroristes, des leaders affamés de pouvoir, qui refusent catégoriquement tout système démocratique »(Lini, 1980 : 52). Londres réagit mal à cette rébellion et y voit non sans raison la main de la France.

32 En métropole comme en Nouvelle-Calédonie, l’indépendance des Nouvelles-Hébrides inquiète largement de par ses possibles répercussions sur l’avenir de la Calédonie voisine et plus largement sur la pérennité de la présence de la France dans le Pacifique. Des acteurs politiques et auteurs ont clairement dénoncé les soutiens que la Résidence de France à Port-Vila, les autorités françaises en Nouvelle-Calédonie ou la droite calédonienne auraient apportés aux sécessionnistes (Lini, 1980 : 56-59 ; MacClancy, 1981 : 95 ; Van Trease, 1995 : 52). L’idée est certes à discuter mais les archives actuellement accessibles ne permettent pas d’exposer clairement le rôle joué par ces divers protagonistes.

33 Inquiète de l’attitude de la France et prévoyant d’intervenir, Margaret Thatcher rencontre Valéry Giscard d’Estaing qui engage à son tour Paul Dijoud à reprendre le contrôle de la situation afin d’éviter l’envoi de troupes britanniques. Après le décès d’Alexis Youlou, la France envoie dans l’archipel des gardes mobiles. L’objectif de la France était alors de contrôler la situation afin d’amener le gouvernement Lini à revoir la Constitution et au final, à retarder l’accession du condominium à l’indépendance. Mais Londres n’est pas dupe et déploie des forces militaires jusqu’à l’indépendance.

34 L’accession du Vanuatu à l’indépendance, le 30 juillet 1980, se fait donc dans une ambiance tendue et l’heure est à l’incertitude puisqu’une partie de l’archipel est en rébellion jusqu’au 30 août 1980. Afin de faire face à la crise, la République du Vanuatu naissante signe le 9 août 1980 avec la Papouasie Nouvelle-Guinée un traité d’assistance militaire qui l’engage à envoyer des soldats au Vanuatu. Les soldats papous succèdent donc aux militaires français et britanniques qui quittent Santo à la mi-août 1980 et incarnent la première intervention mélanésienne dans un autre État mélanésien. Indépendante depuis 1975, la Papouasie Nouvelle-Guinée qui a fortement soutenu l’indépendance du Vanuatu et appuie parallèlement le mouvement d’indépendance kanak en Nouvelle-Calédonie, s’impose comme un acteur politique mélanésien et pose les prémices de la Melanesian Way puis du Fer de Lance mélanésien. Malgré les fortes craintes locales, régionales et internationales que suscitent cette intervention, les troubles cessent à Tanna et Santo fin août 1980.

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35 La France et le Royaume-Uni ne sont donc pas parvenus à éviter l’expression des forts clivages qui traversent la société ni-vanuatu lors de la marche de l’archipel vers l’indépendance. Il appartient depuis à l’État post-colonial de gérer cet héritage colonial complexe. La pesanteur du statut de condominium, les divergences entre Londres et Paris au sujet de l’avenir de l’archipel et de leurs ambitions respectives dans le Pacifique Sud ne permettent guère aux deux métropoles de mettre en œuvre une politique concertée de décolonisation des Nouvelles-Hébrides. Non sans pragmatisme, Londres tente d’adapter au condominium un processus de décolonisation déjà expérimenté dans d’autres colonies, d’Océanie notamment. Quant à la France, elle met en œuvre des tactiques de maintien de son autorité analogues à celle développées dans ses autres territoires du Pacifique. Au-delà, la décolonisation des Nouvelles-Hébrides pose la question de la transposition de la démocratie et de l’État-nation ainsi que de leur conjugaison avec la coutume dans un territoire océanien.

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NOTES

1. Suite au développement des plantations dans l’entre-deux-guerres, le condominium comptait, en 1947, 2 658 nationaux et ressortissants français, 287 nationaux et ressortissants britanniques et 44 896 Mélanésiens (archives nationales d’Outre-mer [ANOM], Fonds ministériel, Nouvelles- Hébrides, 10, Recensement de la population des Nouvelles-Hébrides, 1947-1948). 2. Paris et Londres ont envisagé à plusieurs reprises la partition de l’archipel mais les gouvernements ne sont jamais parvenus à s’entendre sur la répartition des principales îles de l’archipel. 0. Les autorités britanniques appliquent aux Nouvelles-Hébrides le terme de grassroots d’abord employé en Papouasie Nouvelle-Guinée.

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0. Le protocole du 6 août 1914 place les Nouvelles-Hébrides sous l’administration conjointe de la France et de la Grande-Bretagne et définit l’organisation juridictionnelle nécessaire au fonctionnement de ce territoire mixte. 0. Fondé en 1963 par Jimmy Stevens et Paul Bulluk, ce mouvement, bien implanté à Santo, Mallicolo et Ambrym, mêle le respect de la coutume, la défense de la terre indigène et le rejet des pressions des missions. 0. Fidji est toutefois devenu une république après le second coup d’État de 1987, tout en demeurant membre du Commonwealth.

RÉSUMÉS

Le 30 juillet 1980, les Nouvelles-Hébrides accèdent à l’indépendance et se rebaptisent Vanuatu. Cet archipel du Pacifique Sud, condominium franco-britannique depuis 1906, offre un terrain de choix pour confronter les pratiques coloniales de la France et de la Grande-Bretagne comme leur conception de la décolonisation. Si les Nouvelles-Hébrides sont les dernières îles du Pacifique Sud sous administration britannique à accéder à l’indépendance, c’est le premier archipel d’Océanie géré par la France à recouvrer sa souveraineté. Des lendemains de la Seconde Guerre mondiale à 1980, Londres et Paris y ont mis en œuvre des actions concurrentes, révélatrices de leurs politiques impériales respectives et de leurs ambitions dans la région. À travers le chemin des Nouvelles-Hébrides vers l’indépendance, nous proposons d’appréhender la façon dont la France et la Grande-Bretagne répondent à la volonté d’émancipation de leurs anciennes possessions du Pacifique Sud tout en maintenant leur influence.

On July 30, 1980, New Hebrides reach independance and rename Vanuatu. This Southern Pacific archipelago, Franco-British condominium since 1906, is a good field to confront colonial practices of France and Great Britain like their conception of decolonization. In the South Pacific, New Hebrides are the last archipelago under british administration to recover its sovereignty but, it is the first territory managed by France to reach independance. In the New Hebrides, shortly after the Second World War, London and Paris implemented concurrent actions which revealed their respective imperial policies and their ambition in the area. Through the independance processus of New Hebrides, we propose to apprehend the way in which France and Great Britain answer the will of emancipation of their possessions in the South Pacific.

INDEX

Mots-clés : constitution, décolonisation, élections, indépendance Keywords : constitution, decolonization, election, independence

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Paradise for sale. The sweet illusions of economic growth in Vanuatu

Eric Wittersheim

1 Within the last five years, the Republic of Vanuatu has been one of the fastest growing economies of the Pacific region. But behind the figures, I have witnessed, as an anthropologist doing fieldwork in the peri-urban neighborhoods of Port-Vila, the capital, the pernicious effects of an economic policy priorily based on Gross Domestic Production (GDP) and foreign investment-led economic growth and ignoring the specificities of this small indigenous state.

2 Vanuatu is changing rapidly, as a consequence of a massive boomin thereal estate market fostered by tourism and foreign investment. This kind of economic development leads to new forms of land alienation, creating tensions between Ni- Vanuatu communities. Only a small minority of Ni-Vanuatu have been able to take advantage of the economic prosperity.

3 This paper will describe the present economic and social situation in Port-Vila and the island of Efate, in the light of my personal observations during three recent fieldwork trips (2007, 2008, 2009), interviews, and critical points of view expressed by Ni-Vanuatu and others.

The world’s happiest nation?

4 Since 2006, the Republic of Vanuatu has been one of the fastest growing economies of the Pacific region. The figures backing this achievement in maintaining economic growth are well detailed in numerous publications from the Asian Development Bank (ADB), the International Monetary Fund (IMF) and other international donors and policy- makers present in Vanuatu. And the various governments are praised for their ability to achieve good economic results, and political stability. Yet, I have witnessed, as an anthropologist doing fieldwork in this country for many years0, the pernicious effects of an economic policy mainly based on Gross Domestic Production (gdp) and foreign

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investment-led economic growth, and ignoring the specificities of this small indigenous state.

5 Vanuatu, elected “World’s happiest nation” in 20060, is changing rapidly, as a consequence of a massive boomin thereal estate market and the expansion of tourism. During this period, only a little number of Ni-Vanuatu citizens have been able to take advantage of this economic prosperity. The majority of the grassroots population is more and more struggling to make ends meet, challenging the positive views expressed by the government and the donors. Moreover, this type of development leads to new forms of land alienation which are opposing Ni-Vanuatu against each other, particularly in town0. This paper attempts to describe the present economic and social situation in the light of my personal observations, interviews, as well as other critical views expressed in Vanuatu and elsewhere.

Economic growth and well-being

6 Vanuatu is repeatedly praised as an example among small Pacific islands States0, both for its economic results and the remarkable continuity with which the government has been supporting foreign investment. What lies behind this wide enthusiasm about Vanuatu’s new economic orientations? The “private sector assessment” released by the Asian Development Bank in August 2009 states that: “Vanuatu has had one of the fastest growing economies among the Pacific island countries in the recent past […]. Real annual gross domestic product (GDP) growth has averaged about 6% over the past 5 years. It rose by 7% in 2006, 6.8% in 2007, and is forecast to have increased by approximately 6% in 2008 […]. The recent strength of Vanuatu’s economy has its roots in improved economic policy and in a gradual improvement in the quality of institutions.”

7 According to this official report, three key-sectors can be identified to explain these excellent economic results: tourism; real estate and construction; and agriculture. As stated in the report, macroeconomic management has been sound, and inflation well controlled. Fiscal accounts have improved, with even budget surpluses recorded in certain years. The government has improved policies toward the private sector with the clear intention to make Vanuatu an “investor-friendly” country (http:// www.businessadvantageinternational.com/publications/vanuatu.html). At the same time, there has been much more political stabilityand continuity in government politics and policy-making than there was in the 1990’s and the early years of the 21st century (Wittersheim, 1998, 2006)0. Meanwhile, some observers have started to notice that this rapid development was not free from side effects, and was not that oriented towards the well being of the local population: “In recent years, Vanuatu’s economy has advanced significantly reaching nearly 7% growth in 2005 after more than a decade of stagnation. However, this growth is not having the impact on the lives of most Ni-Vanuatu that one might hope. Driven mainly by foreign investment in the areas of tourism, financial services and land development, it is expatriates who are primarily reaping the gains of business development. This lack of inclusive development is becoming an alarming source of growing economic inequalities, dispossession and potentially disruptive social trends… While economic growth is clearly desirable, an urgent policy imperative exists to ensure that Ni-Vanuatu become equal participants in these developments and the subsequent benefits.” (Stefanova, 2008)

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8 This alarming statement was not issued by a radical NGO advocating indigenous peoples’ rights with a rhetoric from the 1970’s: it is a quote from a working paper emanating from the World Bank, an institution not really known for its critical views on liberal economic policies. Yet, in Vanuatu, self-satisfaction is widespread among the members of the government and the agents of development working for AusAid, NZaid0, the European Union, or the Asian Development Bank among others. While the new developments (resorts, residential houses) are clearly visible in Port-Vila, the quality of life of thousands of Ni-Vanuatu citizens residing in the outskirts of the capital city has dramatically gone down. Migrant communities living in settlements near Port-Vila are forced to move when the land on which they live is leased to a developer; and the large green areas where urban dwellers could grow staple food are shrinking rapidly, despite a growing demand0. New services are made available in these areas (water and power supply, fast internet connection) but most Ni-Vanuatu households cannot afford them. Moreover, the installation of new infrastructures is perceived by the inhabitants of the settlements surrounding Port-Vila rather as a threat than a blessing: “They are installing pipes to bring water supply to us here. But is it a good thing, or does it mean that we will soon be asked to move?” says Roy Iasul, a Tanna chief living in the heavily populated neighborhood of Blacksand0. In several peri-urban neighborhoods, basic infrastructures (water, electricity) are made available but most households can’t afford to pay them.

9 Meanwhile, the country’s rural population, who still lives mainly from subsistence agriculture, begins to see its stable and steady traditional lifestyle threatened by the effects of development. The second most populated island, Santo, is also attracting a vast amount of investors. On several other islands (Gaua, Epi, Malekula), vast areas of so-called “underdeveloped” land have recently been leased to foreign investors. Despite promises from the government not to develop tourism in rural areas in order to protect the traditional lifestyle of the population, “Bali style resorts” and “meditation centers” are being built in isolated locations and secluded islands.

“The price of tourism”: land alienation and development

10 Tourism, after years of stagnation, has experienced a rapid growth in the last five years in Vanuatu. There has been a massive increase in the number of cruise ships visiting the country: the number of arrivals has tripled during that period. Their number rose by nearly 40% in 2008 after increasing by 60% in 2007. The number of visitors arriving by air rose by nearly 14% in 2007, and by over 16% in 2008. And despite the world economic slowdown, tourist arrivals by air in January 2009 were 28% higher than in January 20080. This is directly linked to the severe drop of Fiji’s tourism economy, dramatically hit by the coup orchestrated by Commodore Frank Bainimarama in 2006. Vanuatu has for long tried to develop tourism, but the sector was stagnating. The tourism economy now takes advantage of the very low wages in Vanuatu: the minimum wage, though recently increased by 20%, is now of 26,000 vatu (approx. US$ 260 or € 200) a month. A level of remuneration completely ludicrous when one knows that imported goods (food, cars, hardware…) are approximately 50% more expensive than what they are in developed countries of the region, like Australia and New Zealand, where most tourists and new investors originate from.

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11 Another major incentive for investors is the relatively low cost of land, particularly pristine coastal lots, which has fueled a massive real estate boom in the recent past. The expansion of the real estate sector is linked to tourism, but also to a new trend, particularly among Australian baby-boomers, to buy residential housing in Vanuatu, a tax-haven with no income tax. At only three hours from Sydney or Brisbane, Port-Vila, with the improvement of communications and its wide range of restaurants and bars, makes a perfect spot for second homes. Knowing the very low scale of salaries, upper middle-class Australian families can even afford the hiring of full-time maids and gardeners.

12 One of the shocking aspects of the development of tourism, particularly for anthropologists, is the growing commoditization of kastom and traditional practices (Tabani, 2010). Visits to native villages, dances and rituals performed for tourists are good ways to sale Vanuatu as a “destination”0. Denouncing the destructive effects of tourism on indigenous cultures can be seen as romantic and unrealistic; yet, the traditional economy that rural populations have maintained is still, so far, the most sustainable type of development in these times of world economic uncertainties. The attempts to create a tangible economic market, and to develop salary-based employment in Vanuatu are antagonistic to what makes the country’s specificity: most people live on their indigenous land and from subsistence agriculture. There is an ongoing discussion on whether Vanuatu should join the WTO (World Trade Organization) or not. In that case, the country would have to abandon one of the key prerogatives of the 1979 Constitution: the fact that all lands belong to their indigenous owners, and cannot be sold. This principle is contrary to the very philosophy of the WTO:freedom of enterprise. It is not “fair”, thus, to allow some people to own land, and others not. This original situation that preserves Vanuatu’s indigenous lands (and de facto its cultures also) is now perceived as one of the main brakes to the expansion of economy. Yet, this “unfair” situation has not prevented the real estate sector from experiencing a massive boom during the last years, thanks to the system of “leasing”0.

Paradise for sale

13 “People come here with a dream, and we help them to achieve this dream”, explains to me a former volunteer who is now working for a major real estate company. During the booming years of 2006-2008, advertisements offering “not-to-be-missed” investment opportunities in Vanuatu could even be seen on Australian TV and newspapers. But today still, prices for large seafront lots, and even whole private islets are still to be found at prices that compare with the cost of an ordinary family house in Sydney, Auckland or Noumea. Thus, most of the foreign investment is directed towards construction, land sales and other real estate related activities. As noted by the ADB report quoted earlier, foreign investment in property has led to substantial increases in land prices and a boom in construction, adding significantly to Vanuatu’s growth rate. Gross domestic capital formation in the past few years has averaged over 20% of GDP – the highest rate among Pacific island countries. Within a few years, a vast amount of land on Efate has been leased to foreign investors. Today, it is acknowledged that around 80% of the coastal land on the island of Efate (where the capital, Port-Vila, is located) has been leased (see map below).

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14 Most of this land has already been wired up or walled, preventing the indigenous population from accessing beaches and marine resources: “Tede, mifela mas askem pemisen long ol waetman blong kasem solwota, olsem taem we mifela I no kasem independen yet” [“Today, we have to ask permission to the White men to access the sea, just like before independence”], says Chief Roy Iasul (interview with the author, September 2008, cf. Man Vila, op. cit.). In Pango, another peri-urban area near the capital where land-leasing has been very important, the shape of the village has completely changed (Rawlings, 1997 & 2003).With the massive concrete walls surrounding the newly-built resorts and second homes, the village does not receive anymore sea breeze. Access to the beach and its marine resources is now limited to a very tiny spot. The grounds on which the village school and the cemetery are located are part of the area that has been leased: will they have to be relocated, or will they become part of the tourist attractions?

Map 1. – Leased land on Efate, map produced by the Department of Land

(Minister of Lands, 2010

15 Furthermore, the leasing of a vast amount of land creates a lot of tensions inside communities and villages, as only a minority of people are willing to lease, and for their own benefit, the land that was for long thought inalienable (by younger generations in particular, who feel betrayed by their elders). Efate’s coastal land having been almost entirely leased, developers and investors are now moving to the islands of Santo, Epi, and Malakula. This is all the more worrying when one knows the importance of land, and the concept of “ples” (place), in the traditional society as well as in the contemporary context of Vanuatu, where migrants maintaining strong and active links with their home island (Lind, 2010). The complexity of land issues in Vanuatu, a mix of indigenous practices and Western law (Van Trease, 1987), made even more complex by the double and often opposing legal tradition of the French and the British (Miles,

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1998),is today seen as slowing development and discouraging foreign investors. Hence a pressure to reform the land leasing system, to give equal and universal access to the land through free-holding. This is a drift heavily criticized by many observers, inside as well as outside the country.

16 Aid/Watch is an Australian NGO trying to “monitor the increased shift towards the negotiation of bilateral trade agreements” especially when “aid is used as a bargaining chip in trade negotiations particularly where further trade liberalization becomes a condition for aid grants and loans”. It is a timely subject, in light of the current push for a “Pacific Agreement on Closer Economic Relations” (PACER), that would greatly favor the export of Australian goods to its Pacific neighbors. According to a report released by Aid/Watch in September 2009: “The current model of “land development” driven by foreign investment is not benefiting Ni-Vanuatu and hijacks their control over their lands and development futures. Whilst the lease system is not technically or legally synonymous with the “sale” of land, such as in the freehold system, it is in practice facilitating rampant land alienation. Land leases are generally granted for 75 years (the life of a coconut palm) for a single payment rather than an annual rent, with leases normally dictating that customary owners – if they wish to reclaim their own land at the end of a lease – compensate the leaseholder for any improvements to the land.” (Aid/ Watch, 2009)

17 Interestingly enough, this precision concerning the need for the customary owner to compensate the developers in order to regain its land at the end of the lease – acknowledged and practiced in Vanuatu for years – has no legal bearing according to Professor Don Patterson, a land expert who teaches law at the local university (University of the South Pacific). Yet, the argument is still used today by real estate companies to lure foreign investors. Aid/Watch recalls that “land booms resulting in the alienation of customary owners from their lands have been a key feature of Vanuatu’s historical and ongoing interactions with foreign powers […]. By 1972 over a third of the country’s land had been seized for agricultural purposes, alienating people from their land and livelihoods” this phenomenon then fuelled the pro-independence movement and anticolonial feelings. At independence in 1980, all lands were declared indigenous lands and given back to their customary owners, with the only possibility of leasing.

18 Ni-Vanuatu cultures are known for their close relation to land (see for example: Jolly, 1994; Curtis, 2002; Taylor, 2008). Anthropologists or indigenous activists often refer to it as a quasi-sacred relation, and land is, in any case, the base of the traditional economy and way of life in Vanuatu. In a world of economic – and food – crisis, the role and place of subsistence agriculture is often perceived as a major asset for developing countries that have been able to maintain it. Unlike many others so-called developing countries, there were no food riots in Vanuatu, when the price of basic staple crops dramatically went up worldwide in 2007-080.

Agricultural policy and “kastom ekonomi”

19 Agriculture is an important component of Vanuatu’s economy, representing about 20% of the GDP. According to the ADB: “Some 60% of the population is engaged in a mix of subsistence and cash-based agriculture”0; the report concludes by saying that “an important part of future

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economic development will involve bringing a much larger proportion of the population that is primarily in subsistence activities into cash-oriented agricultural development.”

20 It seems all the more logical that a stronger, bigger economic market will help sustain the growth and help reduce the costs of imported goods, hence favoring foreign investment and the development of tourism. Yet, this statement is undermining the fact that the population of Vanuatu has lived for centuries, and still lives for a large part, mainly from self-subsistence. This eco-friendly, sustainable way of life is not based on growth and is thus seen as antagonistic to economic expansion. The long-time efforts of Ralph Regenvanu0 and the Vanuatu Cultural Center for the recognition of “ kastom ekonomi’”0 were partly rewarded when the then Prime Minister Ham Lini declared 2007 (and later 2008) “Year of the traditional economy” (Regenvanu, 2007). This was coming after the creation, under the auspices of the UNESCO, of a “pig bank” project0, using the highly-valued animal as a trade currency, especially for isolated local farmers with almost no access to the cash-economy. Yet, it did not bring much change to the major orientations of the government in favor of a foreign investment- based economic development. Recent projects aiming at a more integrated agriculture, like the oil palm plantations to produce biofuel, are threatening the balance people manage to keep between their subsistence activities and more cash-driven agriculture0. These projects require large-scale land alienation in order to create giant monoculture plantations, where oil palm trees are lined up in ranks. A similar project failed in the 1960’s(pers. com. from an advisor to the Minister for Agriculture) and the neighboring Solomon Islands also experienced great difficulties with oil palm trees, very vulnerable to hurricanes.

21 Contrary to common belief, the Ni-Vanuatu population has a long experience of market economy and cash-driven agriculture. Some crops, particularly the kava root, but also copra, cocoa or coffee, are grown for cash by most rural households in the country, but always as a side activity. They find their place in the subsistence activities of Vanuatu farmers without threatening their ecosystem0. The agricultural practices of Ni-Vanuatu relate more in fact to horticulture in that every individual possesses a garden in which a large variety of tubers, fruits, vegetables, flowers, are planted in complex arrangements that take into account a number of indicators: potential droughts or floods, hurricanes, etc.0. Mixing these varieties together in a savy way make these gardens much more resistant to climate uncertainties, frequent and extreme in Vanuatu.

22 Moreover, traditional activities such as yams or pigs, or by-products like mats, pig-tusks (used as currency in the islands) play an important role in ceremonial exchanges that occur for marriages, births, dispute settlements, etc. Orchestrated along the lines of “kastom” (a complex and diverse system of practices and rules, which has become the generic term for anything related to indigenous cultures in most of the Pacific region), these activities are ensuring the maintenance of social cohesion. This is why the Western capitalist economy, even though it’s been well and for long entrenched in the society, is only a supplementary and sporadic activity of most Ni-Vanuatu. A relation well summarized by the anthropologist Michael Allen (1968) with the term “cash-cropping”. Thanks to the comprehensive role and underlying philosophy of the traditional subsistence economy, there are no homeless people throughout Vanuatu, and the arch- majority of the population, before as well as after independence, has always managed to live with very little government support or access to State’s services.

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23 According to Ralph Regenvanu (2007), the concrete benefits of the traditional economy are the following: • There is more than enough food for everyone in the country, and we enjoy a food security that only comes with growing our own food; • The traditional diet that uses food from the gardens is safe, healthy and nutritious; • There is no homelessness in Vanuatu, a boast (as far as I know from my travels around the world) that only us, the Solomon Islands and PNG can make (the three countries in which the traditional economy is probably the strongest); • We have no old peoples’ homes and no mental asylums – everyone is cared for within the extended family unit; • We enjoy a general level of peace and social harmony throughout the country that is the result of traditional values of respect, equity, the promotion of relationships and a restorative community-based system of dispute resolution.

24 Such a system seems to have nothing to be changed about and needs to be preserved and helped maintaining. Nevertheless, there has been a general agreement among the ruling parties and donors that economic growth based on foreign investment was the best, if not the only road. Hence a strong incentive to help the private sector and reduce the role of the State in the economy, already limited since the implementation of the Comprehensive Reform Program (CRP) in 19970.

The contrasted realities of the private sector

25 In Vanuatu, the generic term “private sector” covers a wide range of activities that have very little in common. A huge gap exists between the burgeoning luxury resorts and other tourism-related activities developed by foreign – Western – investors on one side, and the small-scale businesses owned by Ni-Vanuatu on the other side. In the middle, Chinese and Vietnamese (who are for most of them Ni-Vanuatu citizens as well) largely dominate the retail stores businesses, characterized by their “no frills” style. Access to capital is one of the main problems affecting the development of Ni-Vanuatu business. Apart from the compulsory business tax that any company has to pay (small, medium or large-scale companies pay the same amount), many young entrepreneurs are struggling to find the necessary lump sum needed to actually start a small business: buying tools, basic supply to start a small retail store… A good example is given by a small “gato” (“cake”) business set up by a group of young people from Seaside, an overcrowded slum in the heart of Port-Vila. Thanks to a micro-loan scheme0 this youth group was able to start the project (buy 25 kg of flour and sugar; pans; fire wood). In just a few months, they were able to repay the loan, and already investing their first profits in stocks, little equipment, etc.0.

26 Today, in the main street of Port-Vila’s central business district, only one – among over a hundred – of private businesses belongs to a Ni-Vanuatu: a little flower-shop. It is thus very difficult for Ni-Vanuatu to set up businesses, bank loans being very hard to obtain. With an average 14% of interest costs, one of the only ways is to have a land title to be used as guarantee. But if the loan is not repaid in time, people can then lose their land. In any case, among the many new residential subdivisions that offer serviced land to investors, only a few (Teouma, Salili-Blacksand…) are accessible to Ni- Vanuatu. Most real estate companies advertise in English, with prices only in Australian and New Zealand dollars.

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27 The majority of salaried-workers in the private sector – tourism, construction, retail stores – are paid the minimum wage: 26,000 vatu or a little under 200 Euros. Labor laws do exist in Vanuatu, but they are not enforced; employers do not follow the rules on paid holidays, extra-hours or termination. Many also refuse to contribute to the Vanuatu Provident Fund (VNPF) scheme for their employees. It is common to see people working 5½ to 6 days a week in lieu of 5. And the minimum wage is too often considered as a standard, universal amount for anyone with no consideration for experience or seniority.

28 On top of being a tax haven, with an offshore center active since 1971, Vanuatu also has a very attractive local tax system. The government’s tax base mainly consists of VAT, and import tax. There is no income tax, nor any tax on profit. The registration for retail stores, whatever their size (a major supermarket or a road stall), is the same for everyone: 20,000 vatu. Ni-Vanuatu’s difficulties to access the necessary capital is an obstacle to a fairer economic competition, and consequently for the maintenance of social cohesion, much needed for a country which advertised itself outside as a “paradise”. In the case of tourism development, it largely prevents the Ni-Vanuatu who do possess coastal land to set up themselves a tourist business, instead of leasing their land to foreign investors. This problem is often made worse by an unfair assessment of the value of seafront lots, in opposition to the relatively small capital needed to build a basic tourist accommodation.

Conclusion: The world economic crisis, a chance for Vanuatu?

29 With its ongoing political stability and economic growth, Vanuatu is unquestionably a “good student” in the eyes of the ADB and other international donors. Praising the government for its stability, and the Finance Minister for its rigor, foreign countries and international agencies who play an important role in Vanuatu’s economic orientations are doing their best to convince that the country is on the right track. Asserting the political stability is a key for good economic results, more than the contrary. As a sign towards donors and foreign investors, in September 2008, the newly elected Prime Minister Edward Nipake Natapei (Vanua’Aku Party) gave his first speech in English; yet, most of the local indigenous population is not fluent in this language.

30 The orientations expressed by the recent Vanuatu governments aim at easing foreign investment, without consideration of the true benefits for the local population. “To continue to attract direct foreign investment we must maintain confidence in the economy”, says Odo Tevi, Governor of the Reserve Bank of Vanuatu: “We have to continue to reform ourselves, the wharves, the airports and other areas.” (http://www.businessadvantageinternational.com/publications/vanuatu.html)

31 While there is still a thorough debate to determine whether education should be free or not, the “much-needed ring road”(ibid.) around the main island of Efate, funded by the USA-borneMillennium Challenge Account, is now completed0. But most indigenous Ni- Vanuatu are still unable to afford a car, and hence the road is of value mainly to expatriates, who, in any case now privately own most coastal land on Efate.

32 The situation evoked here mainly reflects the realities of Port-Vila. The disparity between the outer islands and Port-Vila has never been so striking. In many of the 80

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small islands of the archipelago, the population often lives for weeks without any visit from one of the cargo ships bringing basic imported goods (soap, sugar, gasoline, flour) and collecting local cash-crops (copra in particular). There is a need for a more comprehensive analysis of the social and economic consequences of a development model ignoring the fact that 80% of the population still lives mainly from a millennial, sustainable traditional economy based on self-subsistence and local crops. It is necessary to remind here how much the calculation of GDP is not accurate to measure the quality and standards of life in Vanuatu. Drawing on the famous speech by Robert Kennedy on the first day of his campaign for US presidency in 1968, Ralph Regenvanu explains: “To use a current example from Vanuatu, the simple act of leasing and clearing of a piece of land would add to Vanuatu’s GDP – and therefore count as positive ‘development of the economy’ – because the lease of the land, the hire of the bulldozer and the chainsaw, the purchase of the fuel to run them and the payment of labour could all be counted in cash […]. On the other hand, a large extended family of 40 or so people producing all the food and other materials they require to live from their land and sea areas, providing food to other families as part of traditional relationships, as well as safeguarding their natural environment and important places of identity for the benefit of their future descendants, do not add one vatu to the GDP.” (Regenvanu, 2007)

33 The objective for the country is certainly not to look back and contemplate to revive an ancient, untouched world0; but more pragmatically to try and create a mix of “the best of two worlds”.The sudden fall down of the world economy in 2008 may well have paradoxical effects in a country like Vanuatu: inverting the inexorable trend which draws its population into the global economy, people have begun to use more and more their ancestral self-reliance skills and the newly named “kastom ekonomi”. To regain its title as “the World’s Happiest Nation”, Vanuatu may well need to stay “underdeveloped”. Might, then, the world economic crisis prove to be a blessing for some of small island countries of the South Pacific?

BIBLIOGRAPHY

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APPENDIXES

Henry, a local ‘manager’ (extract from fieldwork diary, January 2008) Henry, who comes from the island of Tanna, works for a new company hiring “buggies” and scooters, and run by French investors from New Caledonia; the enterprise’s turnover is of roughly 1 million vatu a week (approx. 7,000 euros). A former French teacher, Henry manages a team of eight ni-Vanuatu workers, mainly mechanics. A “Manager” in Vanuatu’s economy is like the “quartermaster” on a ship: he takes care and is responsible for everything, accountable to the real boss, the owner. Henry is a very talented guy: of course he speaks Bislama, the national language, as well as two vernacular languages. But he is also fluent in English and French, which makes him able to communicate and entertain the tourists who come for buggy tours. He also leads the tours with groups of tourists, whom he takes to some exotic and seedy areas of Port-Vila (Blacksand, Teouma), something they can only do because Henry had himself dealt and gained permission from the local area chiefs. Yet Henry, who often runs the business by himself for weeks while his bosses are away, is making a mere 29,000 vatu a month (or 220 euros, for 6 days a week). Henry, in his mid-30’s, has no children. With less than 1,000 vatu a day, what can he buy? A bus fare cost 150 vatu and a pack of cigarettes, 750. In most of the little Chinese takeaways in town one can eat for 300 vatu, and a plate of “lokol kakae” (traditional food) at the market costs around 200 vatu. The price of rice has recently gone down

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from 230 to 150 vatu a kilo. Most commodities, from cars to rice, are imported, and cost roughly 50% more than what they cost in the big countries of the region, Australia and New Zealand. As a comparison, only a few weeks ago, I heard that young kids from the expatriate community were organizing a party, and asking 17,000 vatu per guest to cover the costs of drinks and food. So if Henry wants to do any of the things that expatriates and tourists do here, Henry would have to save money for a few years at least. A little piece of land (1,000 to 1,500 sq. meters), in the new subdivisions that have recently mushroomed around Vila, costs at least 1.2 million vatu (8,000 Euros) in the cheaper areas. Of course, in the context of a fair economic competition, Henry would go to the bank and borrow money. But banks are reluctant to lend money to ni-Vanuatu, except when they can bring a land title to guarantee the loan. I have myself endeavored to get a loan from two different banks in Vila: I was offered very quickly the possibility to borrow money, just in exchange of the promise to bring my salary slips later on. The rate, though high in both cases (around 9-10%), was yet better that the 12 to 14% interest loans that are offered to ni-Vanuatu entrepreneurs. Interviews conducted with: Chief Iasul Roy (Blacksand area), Henry Hosea (Blacksands area), Yelu Noel Nanua (End Blong Airport), the young boys from “Bamboo Station” (Tagabe area), Ralph Regenvanu (National Parliament), Loïc Bernier (Caillard Kadour Real Estate), and other non- recorded conversations with small business owners, bus drivers, etc.

NOTES

0. I work in Vanuatu since 1997. Recent fieldwork includes: 6 weeks in 2007, 4 weeks in 2008 and 2 months in 2009. These research trips were supported by the Pacific Islands Development Program (PIDP) of the East-West Center (Honolulu) and a grant from a research project led by Dr Marie Salaun (“Indigenous People and the State in the Pacific”- IRIS/EHESS) funded by the French Minister for Scientific Research (Agence nationale de la Recherche). 0. The New Economics Foundation, a London-based NGO, decided to evaluate the level of development: instead of counting the number of vehicles or the per capita income, they looked at the impact on the environment, the time spent with children, or cultural transmission. This is how Vanuatu came to be first, when the classic GDP rankings by nation used to confine the country in the lower-third. 0. Land alienation has been a landmark of the New Hebrides’ history, but without necessarily opposing Ni-Vanuatu as the land was usually not leased voluntarily, but rather illegally appropriated by European settlers (Van Trease, 1987). 0. As noted by the authoritative Islands Business, published in Suva (Fiji): “Growth In Tourism ‘Remarkable’: With a World in Crisis, Vanuatu Projects growth” (Pareti, 2009). 0. All along its first 30 years of independence, Vanuatu has never experienced a coup, and democracy has never been seriously threatened. And the political instability of the early 2000’s seems to have come to an end. Despite several government reshuffling (with parties and MP’s still ‘crossing floor’ like during the very unstable years of 1997-2003), Ham Lini, for instance, has managed to hold his Prime Minister’s seat for the whole 4 years of the term of office. 0. AusAid and NZaid are the official organizations for overseas development for Australia and New Zealand.

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0. A situation already different from the one Delphine Greindl (1996) describes in her research on food consumption in urban Vanuatu. 0. In Man Vila, a short documentary to be shown during the exhibition “Port-Vila, Mi Lavem Yu”, at the East West Center Gallery (Honolulu, May-August 2011, curators: Drs Haidy Geismar and E. Wittersheim). 0. In 2010 the number of tourist reached for the first time the 100,000 figure (http:// www.dfat.gov.au/geo/vanuatu/vanuatu_brief.html). 0. As Sissons (1997) suggests in the title of an article about the Cook Islands. 0. Most land in Vanuatu is considered indigenous land by the constitution, and hence can not be officially sold. 0. “Food riots fear after rice price hits a high: Shortages of the staple crop of half the world’s people could bring unrest across Asia and Africa, reports foreign affairs editor Peter Beaumont”, The Observer, Sunday 6 April 2008 (http://www.guardian.co.uk/environment/2008/apr/06/ food.foodanddrink). 0. The exact figure is closer to 80%, the quasi-totality of the rural population living from a subsistence agriculture complemented by cash-driven activities. It is surprising – and potentially dishonest – that the report is mistaking to such an extent a figure which is widely admitted in Vanuatu and has been steady over many years: the last census (2009) shows that only 24% of the total population is urban. 0. A former director of the Vanuatu Cultural Center and a world expert on indigenous governance, Ralph Regenvanu became a Member of Parliament for Port-Vila in September 2008, after a record victory at the general elections as an independent candidate. Recently – December 2010 – he has been appointed Minister for the development of Ni-Vanuatu business. 0. The bislama term designating the traditional economy, the subsistence lifestyle that has prevailed for hundreds of years in Melanesia. Vanuatu, whith 113 vernacular languages, is the most diverse linguistically country in the world. 0. The « pig-bank » scheme was part of a larger Unesco project aiming at fostering traditional currencies, considered as part of the intangible cultural heritage. 0. A World Bank policy research working paper released in July 2008 concluded that “[…] large increases in biofuels production in the United States and Europe are the main reason behind the steep rise in global food prices” (Mitchell, 2008). 0. This is also the case of Vanuatu’s beef, the other main export activity, which is mostly produced by European settlers though. It is praised for its excellent taste and de facto organic production. 0. On the distinction between agriculture and horticulture, see Haudricourt and Hédin (1987) and the works of Jacques Barrau. 0. The CRP is inspired by Australian advisors and the Asian Development Bank and aimed at reforming the State and foster the market economy among local population. 0. Cf. The work of the non-profit association Vanwods (Vanuatu Women Micro-Credit Movement). 0. On the specific problems encountered by urban youth in Vanuatu, cf. Mitchell (2004). 0. The Millennium Challenge is a US$ 65 million (€ 50 million) 5-year initiative supported by the US government. Vanuatu is the only Pacific Island country eligible for funding under the Millennium Challenge. 0. “The return to tradition, it is a myth – I keep saying this over and over again. Our identity is ahead of us” (Tjibaou, 2006).

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ABSTRACTS

Despite several years of economic growth, social tensions appear in Vanuatu’s capital, Port-Vila, where a growing number of inhabitants see their daily life conditions becoming harder. A vast amount of land has been leased to expatriate investors, and the economic development is mainly supported and controlled by expatriates and/or non indigenous Ni-Vanuatu. The country’s rural population, which still mostly lives from subsistence agriculture, begins to see its stable and steady traditional lifestyle threatened by the effects of development. It is then necessary to remind that the calcutation of Gross Domestic Product (GDP) is not accurate to measure the quality and standards of life in Vanuatu, who has been elected “World’s happiest nation” by a NGO using other, challenging criteria.

En dépit d’une croissance économique et d’une relative stabilité politique depuis plusieurs années, des tensions sociales apparaissent à Port-Vila, capitale du Vanuatu, où un nombre de plus en plus grand d’habitants a vu ses conditions de vie se durcir. Un grande quantité de terres ont été cédées à des investisseurs expatriés, et le développement économique est largement contrôlé par des étrangers et/ou des Ni-Vanuatu non autochtones. La population rurale, qui vit pratiquement toujours d’une agriculture d’autosubsistance, voit également son mode de vie stable et durable menacé par les effets du développement. Il est donc nécessaire de rappeler que les critères de calcul du PIB ne sont pas très appropriés pour évaluer la qualité de vie au Vanuatu, qui a par ailleurs été élu “pays le plus heureux du monde” par une ONG qui utilise d’autres critères, assez provocateurs.

INDEX

Mots-clés: aide, économie de marché, pib, terre, tourisme, urbain Keywords: Aid, gdp, Land, Market economy, Tourism, Urban

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Ethnobotanique du cocotier (Cocos nucifera L.) sur l’île de Vanua Lava (Vanuatu)

Sophie Caillon

Plus de trente ans après l’indépendance du Vanuatu, la marque la plus visible du temps colonial est la transformation des paysages par l’extension des cocoteraies sur un espace insulaire restreint (Labouisse, 2004). Ces nouvelles plantations symbolisent la transition des habitants du pays entre le monde des hommes-lieux, man ples, et celui des hommes blancs, entre les mondes de la kastom et de la skul(Bonnemaison, 1996 : 255). L’organisation des plantations au Vanuatu est donc le reflet d’un passé colonial et d’un présent engagé dans une économie monétaire de plus en plus globale.

Avec les autres arbres à noix, comme les nangaillers (¾e, Canarium indicumL. ouC. harveyiSeeman) et les velliers (wôtag, les Barringtonia edulis J.R. Forst. & G. Forst.), les cocotiers étaient auparavant plantés le long des sentiers, autour des jardins ou des tarodières afin d’apaiser la faim des travailleurs et préparer des spécialités culinaires. Avec l’émergence d’une économie du coprah, le cocotier a été « mis en culture » dans un nouvel espace, la cocoteraie. Alors que le cocotier changeait d’espace – des sentiers aux plantations monospécifiques – le nombre d’arbres plantés augmenta. Les agriculteurs des îles eurent besoin d’un grand nombre de cocotiers pour satisfaire leurs nouveaux besoins monétaires en vendant du coprah. Ils allèrent chercher des semences dans les plantations coloniales proches dont le matériel biologique avait été introduit d’autres îles. La multiplication des cocotiers, l’introduction en masse d’arbres allochtones et le changement des critères de sélection privilégiant de larges fruits à forte teneur en chair, contribuèrent à modifier les caractères morphologiques des cocotiers de l’île.

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Figure 1. – Description morphologique du cocotier en vurës

(dessins de Taffin, 1993)

Pour assurer des fonctions opératoires de l’ordre du cognitif comme identifier, mémoriser et communiquer sur des végétaux impliqués dans des usages techniques ou culturels, ou ayant une fonction écologique, l’homme cherche les discontinuités afin d’extraire des unités perceptuelles élémentaires ; discriminer, catégoriser et nommer font partie des fondamentaux (Friedberg, 1997). Dans cet article, nous nous intéressons à la manière dont le changement culturel matérialisé ici par l’évolution du traitement du cocotier dans la société vanuataise, influence le système de classification, de nomenclature et les usages du cocotier. Quelle est sa position classificatoire? Suivant quelle logique les planteurs nomment-ils les anciennes et nouvelles formes de cocotiers ? Comment et sur quels fondements ont-ils choisi les critères discriminants et les ont-ils hiérarchisés ? Des observations ethnobotaniques sur le cocotier ont été réalisées dans un village situé à l’ouest de Vanua Lava, la plus grande île (331 km2 et 1 933 habitants en 2001) du groupe des Banks, un archipel situé au nord du Vanuatu. Le village de Vêtuboso est le principal village de l’île avec 610 habitants en 2003 qui parlent le vurës1. Les unités de base des groupes de filiation de Vêtuboso sont les clans ou vênê¼. Dix-huit vênê¼ se répartissent en deux moitiés exogames non nommées. Le système est matrilinéaire et patrilocal (Hess, 2009).

Tableau 1 – Les dix-huit stades de croissance du cocotier en vurës

N° Nom du stade Description des organes marquant chaque stade de croissance

1 sôl Terme général pour désigner les jeunes fruits germés

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2 woqian Cocotier dont les fruits germés ont un petit haustorium

3 gölörêki Cocotier dont les fruits germés sont surmontés de jeunes palmes

4 bar Cocotier dont les fruits germés ne contiennent plus d’haustorium

5 rôwsiag Le cocotier est bien enraciné

6 ôw or sigeg Cocotier dont la première spathe émerge qötuôw

7 webeges Cocotier dont la première spathe s’ouvre

8 tawêsi Cocotier dont la première fleur éclot

9 wêsustêgêr Cocotier dont les fruits ne contiennent toujours pas d’eau

10 mël Cocotier dont les fruits contiennent de l’eau mais pas d’amande

11 vôsgargarteqërët Cocotier dont les fruits à coque fragile contiennent de l’eau et une fine couche d’amande gélatineuse

12 vôs Cocotier dont les fruits à coque solide contiennent de l’eau et de l’amande gélatineuse

13 mian / qôtô Cocotier dont les fruits presque secs contiennent de l’air

14 gêbibiag Cocotier dont l’amande est sèche mais l’épiderme est toujours vert.

15 mere¾ or matabôbôt Cocotier dont les fruits sont secs et encore sur l’arbre (mere¾, sec)

16 solqetqet ou Cocotier dont les fruits germés sont coincés dans l’arbre

17 mës Cocotier dont les fruits secs viennent de tomber de l’arbre

18 qôtônögôsôw / wewe¾ Cocotier dont le fruit ne germe pas et dont la noix est vide après la décomposition de la bourre et de l’amande

Des discussions informelles et des enquêtes semi-directives auprès de 24 chefs de famille entre 35 et 75 ans sur les lieux d’habitation puis sur les plantations ont alimenté l’étude ethnobotanique. Discussions et enquêtes portaient sur l’usage, les besoins agronomiques, les modalités de mise en culture de chaque catégorie nommée (ensemble des individus d’une espèce donnée pour lesquels un groupe de locuteurs d’une même langue s’accordent pour attribuer un nom unique). Un relevé exhaustif du nombre d’arbres par catégorie de cocotiers a été réalisé dans 19 plantations pendant une période de six mois répartie sur deux ans, entre 2001 et 2003. Des questionnaires fermés auprès de 56 informateurs entre 18 et 73 ans dont 28 femmes portaient sur des données socio-économiques (scolarisation, nombre d’enfants, de plantations, de fours à coprah, etc.) et sur leur connaissance des 24 principales catégories nommées (cf. colonne Enquêté du tableau 2). La présence ou non de ces catégories dans leurs plantations a aussi été notée. Les analyses statistiques ont été réalisées sous R (R- Development-Core-Team, 2008). Une autre série de questionnaires a été remplie par 40 personnes réparties sur 19 îles du Vanuatu, afin d’inventorier les noms des cocotiers et leurs histoires associées. Pour évaluer et tester la manière dont les habitants de Vêtuboso apprécient les qualités gustatives des différentes catégories nommées, nous avons organisé des tests organoleptiques (épreuves de classement et triangulaire) avec un jury de 30 personnes (entre 16 et 82 ans, dont 50 % de femmes).

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Après l’étude du système de classification et de nomenclature du cocotier, nous nous intéressons aux usages quotidiens puis cérémoniels, médicinaux et magiques. Les attributs anthropomorphiques du cocotier complètent cette description ethnobotanique du cocotier.

Tableau 2 – Liste des trente-huit catégories nommées de cocotiers de Vanua Lava en vurës

Code Nom catégorie en Traduction Description Enquêté vurës donnée par les planteurs

1 môtô malgias malgiasmilieu, ni vert ni rouge Fruits « ni X rouges, ni verts » (kaki)

2 môtô mamê gamamêrouge Fruits rouges X

3 môtô gôtôtôrôg gôtôtôrôgvert Fruits verts X

4 môtô gôtôtôrôg vert ; qö¾ foncé Fruits verts gôtôtôrôgqö¾qö¾ foncés

5 môtô wulmê Anneau rouge X autour de l’œil de germination

6 môtô gaa¾a¾ gaa¾a¾jaune « Albinos » X (fruits, inflorescence et palmes jaunes)

7 Sôgsôg Petits fruits X nombreux

8 môtô geluwô geluwô gros Gros fruits et X grosses noix

9 môtô vingaqô vinbourre ; gaqô épaisse Gros fruits et X petites noix (longues fibres)

10 môtô gemetestes testes pointu Fruits petits, X allongés et pointus

11 môtô wesu¼olo wesu œuf ; ¼olo type de Fruits en forme canard d’œuf

12 môtô meteröwö röwö type de poisson Noix ressemblant X à une tête de poisson

13 môtô seseser seseser tirer (ex. cheveux) Bourre soft (se X retire à la main)

14 môtô dêdêrês dêdêrês sucré Amande et eau X sucrées

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15 môtô us Amande juteuse X et sucrée

16 môtô mölumlum mölumlum mou Amande molle X

17 môtô gagrak gagrak séparer, détacher Amande X facilement extractible

18 môtô vet ve, pierre Amande dure X dont on extrait beaucoup d’huile

19 môtô silat silatl’arbre Dendrocnide Palmes fragiles X latifolia (se détachent facilement)

20 môtô lak lak danser Palmes en mouvement continuel (qui « dansent »)

21 môtô tak(tak) taktak quand une pierre est Forme spicata X jetée, les fruits tombent (inflorescence sans épillets)

22 môtô reqe reqe femme Petit cocotier X avec gros fruits

23 môtô mêtigtisê mêtigtisê égoïste Peu de fruits

24 môtô at¼ên at¼ên homme Long cocotier X avec peu de fruits

25 môtô ¼at ¼at serpent Stipe en spirale X

26 môtô varam varam jumeaux Deux cocotiers ont germé d'un fruit

27 môtô bal gabal pince pour enlever les Deux cocotiers X pierres chaudes du four plantés l'un à côté de l'autre

28 môtô sialmê sial flotter ; vanmê arriver Cocotier venu de X la mer

29 môtô qet Qet héros mythique des Banks Cocotier du héros mythique Qet

30 môtô vanvan van aller se promener Cocotier qui ne X produit que 6 mois

31 môtô wewese wewese rond Fruits ronds

32 môtô susu poitrine ; ¼al¼al jeune wösusu¼al¼al femme ou wösusu¼al¼al Fruits ronds avec partie supérieure du Trochus une pointe maculatus

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33 môtô mêvinvin mêvinvinfin Coque fine

34 môtô mötöltöl mötöltöl épais Coque épaisse

35 môtô sörsör Cocotier sans fruits

36 môtô lenman lenman strié Fruits striés de deux couleurs

37 môtô sergabê gabê eau Bourre solide et imperméable

38 môtô lênötô lêcrête ; nö de ; tô poule Extrémités des épillets aplatis et dentelés

Le nom est traduit et le cocotier portant ce nom est décrit. Par une croix, les cocotiers ayant fait l’objet d’un contrôle de connaissance auprès de 56 personnes sont signalés (colonne enquêté).

Photo 1. – Catégorie nommé môtô wulmê, caractérisée par un anneau rose-rouge autour de l’œil de germination

(cliché de l’auteur, Vêtuboso, Vanua Lava, 2002)

Système de classification et de nomenclature du cocotier

Classer : un arbre à la frontière du domestique et du sauvage

À Vêtuboso, le cocotier est classé au sein de la catégorie englobantelövlöv, le monde du « bois » avec les autres plantes pérennes dont le tronc (ou stipe dans le cas des

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palmiers) est dur. Un arbre individuel est appelé en vurës rêntenge. La nomenclature locale décrit précisément l’ensemble de ses organes végétatifs et de reproduction (fig. 1). Les parties mâles et femelles sont différenciées, et l’existence d’une fécondation croisée entre individus distincts est connue. Les agriculteurs savent que les abeilles et le vent sont des moyens de dispersion du pollen. Ils assimilent l’amande de la noix à une graine et la bourre à la pulpe d’un fruit. Ainsi un fruit de cocotier sans amande est appelé wamarbô, un terme réservé aux cocotiers pour décrire un fruit vide de graine n’engendrant pas la vie. Les habitants de Vêtuboso reconnaissent dix-huit stades de croissance du cocotier (tab. 1). Quatorze décrivent l’évolution de la taille, de la couleur et de la consistance des différents éléments du fruit, trois le développement de l’inflorescence et un seul (rôwsiag)est réservé à l’arbre dans son ensemble. Au cours de son histoire, le statut du cocotier a évolué passant de celui de plante spontanée à celui de plante encouragée puis domestiquée (Harlan, 1987[1975] : 75). Il est apparu naturellement sur les rivages des îles du Pacifique grâce à la capacité de dispersion par flottaison de ses semences. Sa multiplication fut très vite encouragée par les populations qui s’installèrent sur ces îles isolées, en particulier celles dépourvues de rivières. Il fut aussi amené dans les pirogues des premiers migrants austronésiens, puis devient un objet d’échanges entre les populations des îles. Issu de deux parents différents, le cocotier vit le temps d’une vie humaine (80 ans), soit trois à quatre générations d’homme. Non seulement le temps de génération limite la compréhension de son évolution sur plusieurs générations, mais son mode de reproduction par fécondation croisée à des hauteurs peu accessibles, n’autorise pas l’homme à maîtriser l’identité de la descendance et donc la nature de ce qu’il plante. En échappant au contrôle de l’homme, que ce soit pour son introduction ou pour sa multiplication, le cocotier est un être indépendant, et malgré sa plantation en ligne dans des espaces anthropisés monospécifiques, il conserve son statut d’arbre fruitier. Arbre intermédiaire entre le cultivé et le spontané, entre le milieu domestique et sauvage, le cocotier vit entre deux espaces, ceux du village et de la forêt où habitent respectivement les vivants et les morts qui rôdent (timiat0).

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Photo 2. – Inflorescence sans épillet du cocotier de forme spicata, localement nommé môtô taktak

(Vêtuboso, Vanua Lava, 2002, cliché de l’auteur)

Photo 3. – Catégorie nomméesôgsôg caractérisée par de nombreux petits fruits

(CTRAV, Santo, 2003, cliché de Jean-Pierre Labouisse)

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Nommer connaître et cultiver la diversité à Vanua Lava

Dans le village de Vêtuboso, et plus largement sur la côte ouest de Vanua Lava (villages de Kêrêbêtia, Wasag et Vatrata), trente-huit noms de cocotiers ont pu être inventoriés (tab. 2) et constituent autant de catégories nommées. La synthèse de plusieurs sources de données (Labouisse and Caillon, 2001; Caillon, 2004)0 a permis de recenser soixante-quinze catégories nommées de cocotiers à l’échelle du Vanuatu, avec une moyenne de 22 par site (minimum : 4 à Marino au nord de Maewo ; maximum : 73 à Levravuh Bay sur Malakula). Les îles réputées pour leurs vastes cocoteraies – Malekula (village de Levravuh Bay), Tanna (Latadu White Sand), Gaua (Qwetevut), Ambrym (Faula), Santo (Tassiriki) et Pentecôte (Loltong) – comptent chacune plus de trente-neuf catégories nommées.

Photo 4. – Catégorie nommée môtô meteröwö, dont la noix ressemble à une tête de poisson

(Vêtuboso, Vanua Lava, 2002, cliché de l’auteur)

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Photo 5. – Femme tenant deux « rameaux » de jeunes pousses de cocotiers décorés de croix, avant de se rendre à l’église pour fêter le dimanche des Rameaux

(Vêtuboso, Vanua Lava, 2002, cliché de l’auteur)

Les critères d’identification et les règles de nomenclature sont indissociables à Vetuboso : le terme de base (ou niveau de base) « cocotier » môtô est, dans 37 cas, toujours placé en tête et prend une valeur de « type » (Grenand, 2001-2002 : 22) ; il est suivi par un déterminant qualifiant dans la plupart des cas, explicitement ou par métaphore, une particularité morphologique du cocotier. Trente et un critères d’identification sur 38 (82,5 %) concernent l’organe reproducteur, le régime (ou infrutescence) et/ou le fruit. Les processus de nomenclature et les systèmes de classification sont similaires au Vanuatu (Labouisse et Caillon, 2004) ou même dans le Pacifique. Par exemple, en Nouvelle-Calédonie, nu bange représente une catégorie de cocotiers à très grosses noix dont le mésocarpe est très fibreux (Barrau, 1962). Les Mā’ohi des îles de la Société nomment seize « variétés » différenciées selon des critères morphologiques de l’arbre et des noix (Petard, 1986). À Vanua Lava, le déterminant en langue vurës est motivé dans 33 cas (87 %), c’est-à-dire qu’il est porteur de sens pour les locuteurs. Il fait référence à une couleur (6 catégories nommées), à la taille (2), à la forme (4) et à la consistance ou au goût (2) ; il peut prendre la forme d’une métaphore qui renvoie à une action (6), au genre humain (2), à un animal (1) ou à une partie de son corps (3), à un végétal (1), à un objet naturel (2) ou domestique (1), à une partie d’un corps humain (1). Il peut encore représenter le nom d’une personne (1) ou d’un héros fondateur (1). On remarque l’absence de références à des toponymes. Quatre déterminants motivés renvoient à un mythe ou une histoire coutumière : môtô ¼at est entortillé comme un serpent ¼at, môtôsialmê est

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arrivé par la mer0, môtô qet a été planté par le héros des Banks Qet et môtô vanvan se promène entre Vanua Lava et les Reef Island0. Cinq déterminants des noms de cocotiers sont immotivés (Dubois et al., 1994) ou non motivés, c’est-à-dire que les informateurs ne savent pas expliquer la signification du lexème qui n’est pas utilisé dans d’autres registres linguistiques et qui concerne exclusivement les cocotiers. Il s’agit de môtô wulmê, sôgsôg, môtô us, môtô sörsör et môtô tak ou taktak. Un terme est immotivé soit parce qu’il est ancien et « appartient au grand fonds » des langues régionales, soit parce qu’il est emprunté à une autre langue (Grenand, 2001-2002 : 222). Les déterminants de ces cinq catégories de cocotiers sont relativement courts traduisant leur usure par le temps et/ou par l’usage (F. Grenand, com. pers.). La catégorie sôgsôg, a même perdu son terme de base. À part le môtô sörsör, ce sont ces catégories qui sont les plus souvent citées spontanément lorsque les villageois sont invités à énoncer tous les noms qu’ils connaissent. L’immotivation de ces courts déterminants relève vraisemblablement de l’ancienneté du nom dans la langue, et non de l’emprunt à une autre langue. On peut également relever que plus une plante est utile ou importante, plus elle sera désignée par un lexème simple opaque (immotivé). Le phénomène d’économie mémorielle explique ce lien afin de pouvoir retenir facilement les noms des plantes les plus couramment utilisées. À l’inverse, les végétaux peu mentionnés portent un nom imagé (lexème productif transparent) que la personne retrouve sans grand effort en regardant la plante (Martin, 1975, en référence au livre de Berlin et al., 1974). Il existe aussi deux autres catégories de cocotiers issus des programmes de sélection du Centre technique et de Recherche agricole du Vanuatu (CTRAV) situé sur l’île de Santo : l’hybride Nain x Grand du Vanuatu et le cocotier Grand du Vanuatu amélioré (ou GVT Élite) (Labouisse et al., 2004 ; Labouisse et al., 2005). Les cocotiers hybrides, de petite taille et aux noix très nombreuses et rouges, sont facilement identifiables. Cette population d’hybrides est stable en nombre car leur descendance, hétérogène et ne bénéficiant pas de la vigueur hybride, n’est pas replantée suivant les conseils des assistants de l’agriculture. À l’inverse, les agriculteurs récoltent les fruits germés sous les GVT Élite pour les planter dans leurs parcelles. Alors que les hybrides Nain x Grand sont nommés par le terme « hybrides », les GVT Élite, même s’ils restent identifiés comme tels, peuvent être désignés par les mêmes noms que les cocotiers locaux s’ils présentent une des caractéristiques des 38 catégories locales. Ainsi, les habitants de Vêtuboso intègrent du matériel végétal sélectionné par des « hommes blancs » à leur patrimoine local de cocotiers. Certains cocotiers ont la particularité de « changer » au cours de leur vie. Le déterminant qui les désigne peut alors être complété par le terme, vanvan « se promener », qui renvoie au môtô vanvan, ce cocotier doué de raison et de mobilité qui ne produit de fruits que pendant six mois ou d’une année sur l’autre. Cette combinaison se rencontre le plus souvent avec le cocotier nommé pour ses nombreuses petites noix, sôgsôg. Le sôgsôg vanvan engendre ainsi au bout de quelques années des noix de taille normale. Ce complément d’information ne fait pas partie du nom courant du cocotier mais est utilisé comme une petite moquerie de son inconstance. Les habitants de Vêtuboso s’affranchissent ainsi des changements morphologiques pouvant subvenir au cours de la vie du cocotier ; ce qui importe pour choisir un nom est la particularité première ou l’identité de l’arbre mère.

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Figure 2. – Proportion de catégories nommées plantées en fonction de la proportion de catégories citées. La corrélation entre ces variables est décrite par une courbe de lissage lowess avec comme paramètre de lissage f = 0,75

(Cleveland et al., 1994)

À part les noms composés avec le déterminant vanvan, les habitants de Vêtuboso ne retiennent pour chaque nom qu’un seul critère pour ordonner la diversité existante. Ils sont ainsi obligés d’en privilégier certains si un cocotier présente plusieurs caractéristiques discriminantes. Ils choisissent par ordre d’importance la couleur rouge ou rose en anneau autour du pédoncule (môtô wulmê), puis l’amande sucrée et juteuse (môtô us), la forme spicata (môtô taktak), et enfin la taille des fruits (gros fruits du môtô geluwô ou petits fruits nombreux du sôgsôg). Il est intéressant de noter, qu’à part le môtô geluwô dont l’intérêt est apparu lors du développement de l’économie de coprah, ces cinq noms sont immotivés. À l’inverse la couleur globale du fruit (rouge, vert, vert foncé et mélangé-kaki) est la caractéristique ayant le moins d’importance : si aucun autre trait n’a pu lui être associé, alors le cocotier portera ce nom général. En conclusion, tous les arbres d’une cocoteraie peuvent être nommés, au moins par leur couleur. Sachant que ce groupe est très peu valorisé par les planteurs, nous avons choisi d’exclure ces quatre catégories nommées (n°1 à 4) des analyses. Afin d’identifier une éventuelle structuration des connaissances associées aux catégories nommées de cocotier dans le village, nous avons effectué une analyse des correspondances non symétriques sur les réponses des 56 questionnaires socio- économiques. La connaissance des catégories nommées n’est pas structurée au sein du village. Aucune différenciation par genre, âge, clan ou suivant d’autres critères socioéconomiques (nombre d’enfants, scolarisation, possession de biens, etc.) n’a été mise en évidence.

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Les types les plus souvent cités et donc connus sont les cocotiers dénommés sôgsôg, môtô wulmê, môtô us, môtô tak(tak) et môtô vet. Les quatre premiers sont les plus anciens d’après leur nom immotivé. Les cocotiers môtô seseser, môtô geluwô, môtô silat et môtô vingaqô sont aussi très connus dans le village de Vêtuboso (fig. 2). Au Vanuatu, les catégories de cocotiers les plus citées (>50 %) sont similaires. Le cocotier albinos, équivalent au môtô gaa¾an de Vêtuboso, celui dont la noix ressemble à une tête de poisson (môtô meteröwö) et celui dont les fruits sont longs et pointus (môtô gemetestes) sont également fortement cités au niveau national. La figure 2 montre aussi une relation entre la connaissance d’une catégorie nommée et sa fréquence de plantation. Aujourd’hui chaque foyer de Vêtuboso plante plus de 397 cocotiers. D’après des enquêtes menées in situ dans 24 plantations, 4,5 catégories nommées en moyenne (ou 8,9 arbres nommés) sont plantés à l’hectare, ce qui correspond à une dénomination de 4,8 % des cocotiers plantés. Chaque planteur possède en moyenne plus de 9 catégories nommées, soit 19,7 arbres portant un nom autre que les catégories 1, 2, 3 et 4.

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Encadré 1 – Les usages des catégories de cocotiers de Vêtuboso

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Vingt-trois (61 %) catégories de cocotiers sont associées à un ou plusieurs usages culinaires ou domestiques. Entre parenthèses, est spécifié le pourcentage (>10 %) de personnes enquêtées (56) ayant répondu à un questionnaire leur demandant d’associer une catégorie de cocotiers à un usage. Usages alimentaires : - sôgsôg a de nombreuses petites noix recherchées pour leur eau sucrée (27,5 %) et leur amande gélatineuse sucrée lorsque immature (30,6 %).

- môtô vet, dont la chair est dure « comme une pierre », permet l’extraction d’un lait gras (92,2 %) et offre les meilleurs haustorium des fruits en germination (47,9 %).

- môtô dêdêrês est réputé pour être le plus sucré de tous, en particulier son eau (31,4 %). - môtô us est consommé avec délice au stade mature avec des tubercules car sa chair est molle, juteuse et sucrée (78,7 %).

- môtô seseser, dont la bourre fragile peut être détachée facilement de la noix, est apprécié des enfants qui peuvent ainsi facilement ouvrir un fruit pour en consommer la chair mature.

- môtô tak(tak), les jeunes l’apprécient pour la facilité avec laquelle ils peuvent récolter ses fruits immatures pour en boire l’eau sucrée : en lançant des pierres, les fruits tombent immédiatement des axes centraux dépourvus d’épillets. Usages non alimentaires :

- môtô gaa¾a¾ est conservé dans les jardins pour la beauté de ses fruits et de ses palmes jaunes. Cependant certains se méfient de son aspect maladif.

- môtô vingaqô était apprécié pour ses longues fibres et môtô seseser pour ses fibres facilement détachables qui pouvaient ainsi être tressées en cordes imputrescibles servant à assembler et amarrer les pirogues.

- môtô geluwô a une grande coque utilisée comme récipient, et sa chair abondante est recherchée pour en faire du coprah (11,8 %).

- môtô gemetestes a une coque effilée et pointue que les chefs plantaient dans le sol après avoir bu le kava rituel.

- môtô mölumlum, dont la chair est molle, est recherchée pour faire du coprah car plus facilement décoquable même s’il demande un séchage plus long (52,9 %). - môtô vet, à l’inverse, est choisi par d’autres qui préfèrent faciliter le séchage même si cela suppose de travailler plus durement lors du décoquage (20,6 %).

- môtô gagraq, est encore mieux pour le coprah car l’amande se détache tout seul de la coque lorsque le fruit est ouvert à la hache.

- môtô reqe pousse lentement et produit beaucoup de gros fruits à coprah. Usages rituels :

- sôgsôg est un cocotier dont les petits fruits immatures sont offerts lors des mariages (76,2 %). - môtô bal est un cocotier à deux stipes. Ces deux stipes ont la forme de mâchoire de cochon. Les fruits de ce cocotier ne pouvaient être utilisés que lors des cérémonies par des chefs coutumiers. Usages magiques et médicinaux :

- môtô wulmê a une eau utilisée comme excipient médicinal ou magique, et comme eau de lavage lors de rites coutumiers (63,8 %).

- môtô malgias (17 %) et môtô gôtôtôrôg (8,5 %) ont aussi une eau utilisée comme excipient. - môtô gôtôtôrôg qö¾qö¾ est spécifiquement utilisé pour soigner les infections urinaires. - môtô meteröwö sert comme excipient à des breuvages pour guérir des infections oculaires. - môtô lak, le cocotier dont les palmes « dansent » tout le temps, aide les enfants ayant du mal à marcher et des hommes qui cherchent à développer leur capacité à discourir et devenir ainsi un manar, « la personne qui sait ».

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Goûter la diversité à Vanua Lava

Nous nous sommes intéressés aux qualités organoleptiques de l’eau (saveur) et de l’amande de coco (saveur et texture) sur un échantillon limité de catégories nommées. Une évaluation sensorielle au sein d’un jury (15 hommes et 15 femmes) en langue vernaculaire a été organisée pour savoir si leurs jugements étaient cohérents avec la nomenclature des cocotiers. Pour tester la saveur sucrée de l’eau de coco, les échantillons ont été prélevés au même stade de maturité (4 à 6 mois après la nouaison), nommé localement vôs, qui est connu pour être le stade optimal pour le goût de la boisson. Deux arbres non nommés et deux arbres sôgsôgont été utilisés pour ces tests. Les eaux de coco jugées comme les plus sucrées provenaient de la catégorie nommée décrite comme telle par les habitants du village (sôgsôg)0. Ces eaux de coco contenaient entre 50 et 61 grammes de sucre par litre (degré Brix0). Ainsi le classement du jury s’accorde avec la nomenclature locale et les mesures de sucres solubles. Pour l’amande, les fruits ont été prélevés au stade mere¾(approximativement entre 10 et 11 mois après nouaison), c’est-à-dire le stade optimal pour extraire le lait de coco. L’épreuve triangulaire permet de mettre en évidence de petites différences gustatives entre plusieurs produits comparés deux à deux0. Trois échantillons dont deux identiques ont été présentés aux participants qui doivent déceler l’échantillon unique en spécifiant sa qualité distinctive (saveur sucrée, fermeté et sensation « huileuse »). Les participants ne sont pas capables de différencier des amandes provenant de différents fruits récoltés sur un même régime. Ceci vient confirmer les résultats de Mialet-Serra et Thaler (2003) selon lesquels tous les fruits d’un même régime sont au même stade physiologique et possèdent des caractéristiques physico- chimiques équivalentes. En goûtant des amandes issues des quatre catégories nommées distinctes (môtô vet, môtô us, môtô dêdêrês et môtô malgias), les dégustateurs se sont révélés capables de les différencier suivant leur saveur sucrée ; le cocotier nommé pour sachair molle, juteuse et sucrée est perçu comme le plus sucré (môtô us). En revanche, le jury n’a pas différencié ces mêmes échantillons selon leur fermeté et la sensation « huileuse » en bouche. Ces tests montrent, qu’au moins pour la saveur sucrée de l’eau et de l’amande, les habitants de Vêtuboso s’accordent entre eux et que leur jugement est cohérent avec la nomenclature locale des cocotiers : le sôgsôg n’a pas volé sa réputation de porter des fruits à eau et amande sucrées, et lemôtô us est bien le cocotier à chair molle et sucrée. Ainsi, classification et nomenclature du cocotier répondent à des critères tant morphologiques, floristiques, écologiques, physiologiques, que fonctionnalistes ou symboliques. Ce système de classification renvoie au système de représentation, soit au « système rendant compte de la façon dont est organisé, au sein d’une culture particulière, l’ensemble du monde naturel » (Friedberg, 1968).

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Usage ordinaire du cocotier

Le cocotier est très souvent surnommé « arbre de vie » (Ohler, 1984) pour la multiplicité de ses usages tant alimentaires que domestiques et son rôle dans l’économie familiale. Les usages spécifiques des cocotiers nommés de Vêtuboso, sont mentionnés dans l’encadré 1. Depuis que le Vanuatu a intégré une nouvelle économie fondée sur le marché, que sont devenus ces usages ?

Fruit, légume et condiment

La noix de coco est à la fois un fruit, un légume (au sens alimentaire et non botanique du terme) et un condiment. Elle est consommée comme fruit à un stade immature (vôs ) pour sa chair gélatineuse et son eau, toutes deux savoureuses et sucrées0, et à un stade avancé de germination, sol, pour consommer l’haustorium, un tissu qui se nourrit des réserves de l’albumen dans les fruits germés. Consommée comme fruit, la noix de coco est classée parmi la « nourriture légère » wëmë¾ël comme la canne à sucre (töv, Saccharum officinarum L.). Les fruits germés ouverts constituent aussi la base de l’alimentation des cochons domestiques de l’île (qô, Sus papuensis) et les résidus d’amande râpée sont donnés aux poules (tô). En tant que légume, le cocotier appartient à la classe des accompagnements nommée bigbig. L’unique bourgeon terminal du cocotier est un mets d’autant plus recherché que pour le consommer il faut sacrifier l’arbre entier. À Vêtuboso même si les villageois connaissent cet usage, ils ne le mettent pas en pratique car cela impliquerait la mort du cocotier. L’huile recueillie dans la cavité des noix germées est utilisée pour graisser les feuilles d’héliconia (damat, Heliconia indica Lam. ou dênin, Cominsia giganteaK. Schum.), afin qu’elles n’attachent pas à la pâte de tubercules ou de fruits lors de la cuisson du laplap, le plat national du Vanuatu. Les habitants de Vêtuboso la consomment aussi telle quelle avec un morceau de taro cuit (qiat, Colocasia esculenta (L.) Schott).

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Photo 6. – Femme de la côte est de Vanua Lava transportant du choux canaque dans un panier tressé avec des folioles de cocotier

(Qanlap, Vanua Lava, 2010, cliché de l’auteur).

Toujours parmi les accompagnements bigbig, le lait de coco est préparé chaque jour à partir de noix de coco mature, mere¾. L’amande était autrefois râpée avec un coquillage de mer, wertur, et aujourd’hui avec une spatule en fer dentée et fixée à une planche sur laquelle on s’assoit. L’amande râpée, additionnée ou non d’eau selon les recettes, est malaxée et pressée pour en extraire un lait riche en matières grasses et en arômes. Ce lait est éventuellement filtré à travers les tissus fibreux que l’on trouve à la base des palmes de cocotier, denen. Le lait de coco peut être consommé frais ou cuit ; il accompagne toujours d’autres aliments. Le lait de coco mélangé à l’eau de cuisson permet de cuire des feuilles, principalement celles du chou canaque (sasar, Abelmoschus manihot (L.) Medik), qui accompagneront les cormes de taro. Le lait de coco peut être aussi mélangé à l’eau de cuisson ou versé pur dans les marmites où sont cuits des tubercules et des fruits coupés en morceaux (salôqôs) ou râpés et mis en boulettes (löt gëvtun). Si le lait n’est pas cuit, les tubercules et les fruits ainsi préparés seront dénommés wôrqarqar. Enfin, le plat consistant à mélanger ces féculents avec de la chair de coco râpée porte le nom de bigtöw. À Vanua Lava, le nalot ou löt, dont les habitants des îles Banks passent pour être les spécialistes, est une pâte préparée principalement avec des taros entiers cuits puis écrasés au pilon. Les löt portent des noms différents selon la nature et la préparation de la garniture. Si les löt aux nangailles et aux velles sont les plus valorisés au village, les plus communs restent ceux au lait de coco car les noix sont disponibles tout au long de l’année. Le löt est recouvert de lait de coco frais ( wirmamêgin)0 ou cuit légèrement pour former une crème épaisse, soit une concentration par chauffage du

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lait de coco. Le plat est nommé löt wirsal si le lait de coco est cuit dans des coques évidées dans lesquelles sont introduites des pierres chaudes, löt teqeseg s’il est cuit enveloppé dans des feuilles d’héliconia posées sur des braises, et löt wötö¾ö s’il est cuit par des pierres chaudes avec des feuilles aromatiques dë¼ël dans des coques. Le lait peut être cuit plus longuement jusqu’à ce qu’il forme des particules rougeâtres très sucrées : le lait de coco du löt salsim est cuit dans des coques sur des pierres chaudes et celui du löt vasgêr est cuit dans des coques sur des braises. Pour préparer un laplap, les cormes ou fruits (de taro, manioc (maniok, Manihot esculenta Crantz), ignames (dëm, Dioscorea alata ; tamag, D. esculenta ; qôôr, D. nummularia), bananes (vetel, Musa spp.) sont râpés crus, puis empaquetés dans des feuilles d’héliconia et cuits dans un four à pierres. Quatre types de laplap sur sept, sont préparés avec du lait de coco. Celui-ci peut-être versé frais (wir, pour le nom de la préparation), mélangé encore frais à la pâte de tubercules pour être cuits ensemble (wôrkelkel), inséré sous forme de crème blanche dans des trous de la pâte avant cuisson (wôrôsala) au four à pierres ou encore servir d’eau de cuisson à des boulettes de tubercules râpés (wewe). Que ce soit pour nommer un löt ou un laplap, on note que c’est la manière de préparer le lait de coco (ou autres noix) qui déterminent la nomenclature et non le mode de cuisson des taros ou le type de tubercules ou de fruits utilisés. Le lait de coco est le critère déterminant dans la classification des plats alimentaires du village. Dans le village de Vêtuboso, comme partout en zone rurale au Vanuatu, il a été estimé qu’en moyenne six noix de coco sont consommées chaque jour par les membres d’un foyer et trois par les animaux, principalement les cochons domestiques. Or un ancien de Vêtuboso considère justement que les hommes se comportent aujourd’hui comme des « cochons » en consommant quotidiennement des noix de coco. Autrefois, la cuisson et les préparations culinaires au lait de coco étaient exceptionnelles ; chaque famille ne possédant qu’environ dix arbres, l’apport en huile végétale était principalement complété par les nangailliers et les velliers. On peut justement noter qu’aucune catégorie nommée n’est associée à un usage de lait de coco (encadré 1). Le régime alimentaire des villageois s’est certainement modifié avec l’augmentation du nombre de cocotiers et l’abondance de leurs fruits.

L’arbre aux mille usages domestiques

À chaque usage correspond une partie du cocotier : feuille, nervure, coque et bourre. Les palmes entières sont posées sur les toits en feuilles de sagoutier (doot, Metroxylon warburgii Becc.) pour les protéger des vents violents. Si une partie du toit est emportée lors d’un cyclone, des palmes rapidement et sommairement tressées boucheront les interstices pour éviter que le vent, en s’engouffrant, n’emporte le reste du toit. Tressées en nattes serrées, ¼isiak, les palmes peuvent servir de toits pour les maisons éphémères dans les jardins. Les folioles souples situées à la pointe de la palme sont tressées en éventail, dêrivriv. Les plus solides sont tressées en de nombreux paniers ayant chacun un usage bien particulier (encadré 2). Elles sont aussi séchées à l’intérieur des maisons pour allumer le feu du matin ou pour éclairer son chemin la nuit. Les nervures des folioles sont assemblées en balai, et chacune d’entre elles est utilisée pour vérifier la cuisson d’un tubercule en train de cuire dans une marmite (metesusus).

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Le stipe de cocotier est utilisé comme pilier dans la construction des maisons. Brûlant lentement, il est également un bon combustible0 comme les coques vides ; ces dernières donnent à la nourriture, poisson ou igname nummularia, un goût et une texture particuliers. Elles servent également de récipients, en particulier celles qui sont allongées et pointues car elles peuvent ainsi être plantées dans la terre par le buveur de kava (gê, Pipermethysticum G. Forst). Avant l’utilisation de grattoirs industriels, les coques permettaient de râper l’épiderme des cormes de taro, et servent encore à creuser le four à pierre. Le tissu fibreux à la base des palmes et la bourre de coco servent de passoire (sên) pour filtrer les débris de racine de kava ou les débris d’amande du lait de coco. On peut s’essuyer les mains avec la bourre, l’utiliser comme papier hygiénique (me¾) et comme combustible lorsqu’elle a été séchée sous abri. Les nervures des palmes ou la bourre de coco étaient jadis tressées en corde ; la corde en bourre imputrescible était particulièrement prisée pour l’amarrage et l’assemblage des éléments des pirogues et sert encore aujourd’hui à ligaturer le bout pointu des flèches et des lances. Aujourd’hui les cordes synthétiques commerciales sont omniprésentes ; ces dernières sont non seulement responsables de l’érosion d’un savoir-faire mais aussi de la désélection d’une catégorie de cocotier à fruits longs et à bourre épaisse. Ainsi à Vêtuboso, l’utilisation de cordes synthétiques a entraîné, en une seule génération, la disparition du môtô vingaqô. Cette catégorie au nom familier, dont l’usage est connu de tous, ne se rencontre pratiquement plus que chez les arbres de plus de 60 ans. Cette richesse en bourre utile pour la confection des cordages est un facteur défavorable pour un planteur produisant du coprah car avant de fendre la noix pour en extraire l’amande, le fruit doit être débourré.

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Encadré 2 – Les paniers en cocotier de Vanua Lava

Les paniers en cocotier de Vanua Lava sont confectionnés avec les nervures et les folioles dénervurées ou non. Les femmes choisissent la palme de cocotier pour son aspect (couleur verte, ni trop jeune car moins résistante, ni trop vieille car abîmée et cassante) et pour sa taille selon la dimension recherchée du panier. Les folioles à la base de la palme sont préférentiellement utilisées. Neuf types de paniers de cocotier ont ainsi pu être recensés sur Vanua Lava, principalement dans le village de Vêtuboso0. 1. Le metedêrês, panier tabu ou prohibés pour les hommes reclus dans la maison des hommes (gemel), est confectionné avec dix folioles dénervurées mais attachées entre elles par une partie du rachis de la palme. Il n’est plus utilisé aujourd’hui. 2. Le toq, généralement composé avec des feuilles de pandanus plus robustes, peut également être tressé avec des folioles de cocotier doublées pour le rendre plus solide. Il est utilisé pour stocker et sécher des nangailles dans leur coque au-dessus du feu. Une fois sèches, elles sont conservées dans un panier exclusivement en pandanus, le toq venit. Par contre, les nangailles séchées sont vendues dans des toq en cocotier. 3. Le wôsusrô existe en version « cocotier », plus large et plat, et en version « pandanus » pour enfermer les restes alimentaires et les déjections des enfants afin de les protéger de la mauvaise magie. Le wôsusrô en cocotier était utilisé pour porter le bois de chauffage et la nourriture au cours des fêtes. Il n’est plus d’usage aujourd’hui. 4. Le matqêt est une sorte de plateau avec deux anses sur lequelon dispose de la nourriture cuite comme le laplap. Après avoir servi, il est accroché au mur par une anse.

5. Le meterôwa kuleôw (« dos de tortue ») ressemble au précèdent mais il est tressé avec des folioles non dénervurées. On l’utilise pour placer de la nourriture cuite.

6. Le qôtuôw vir, tressé avec des folioles, permet de conserver dans la cuisine les coquillages utilisés pour râper la chair de coco. 7. Le bor, un panier qui peut être fermé, est le plus commun. Il permet de ramener les tubercules du jardin et de les transporter vers le marché ou vers d’autres villages ou îles. Si un invité ne se rend pas chez ses hôtes, ces derniers accrochent sur leur porte ce panier non achevé afin de se moquer de lui. 8. Le wagateteg doté d’une anse en écorce d’hibiscus (vër, Hibiscus tiliaceus L.) est utilisé pour porter le bois de chauffage au jeune couple lors de leur cérémonie de mariage. 9. Le grand wêgêt permet de ramener de la nourriture non cuite du jardin, alors que le petit wêgêt permet le transport de nourriture non cuite depuis la plage. Très commun, il se conserve longtemps au-dessus du feu.

Un rôle économique irremplaçable

« Le cocotier, c’est de l’argent » est une réponse fréquente que l’on obtient à la question « à quoi sert le cocotier ? ». Par exemple, les noix de coco peuvent être directement utilisées comme monnaie. Ainsi, en échange de gâteaux, une femme du village accepte d’être payée par des noix de coco suivant le tarif : 10 noix pour 20 vatus, soit 15 centimes d’euro. Mais c’est lorsqu’il est transformé en coprah que le fruit du cocotier assure la majorité des revenus monétaires du village à la hauteur de 210 euros par foyer et par an (Caillon, 2007). Bien que le travail de production du coprah demeure difficile, les habitants de Vêtuboso n’ont pas encore la possibilité de développer d’autres activités économiques car les ressources marines sont pauvres0, et l’accès au marché de

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Sola, la capitale administrative de la Province de Torba située à trois heures de marche, est difficile. Les voies de communication maritime permettant la liaison avec d’autres îles sont aussi difficiles. Les bateaux de marchandises collectant le coprah s’ancrent dans la baie de Vureas, à 20 minutes en contrebas du village avec 150 mètres de dénivelé. Leur fréquence est irrégulière et imprévisible : entre un et dix par semestre. Mais ces réseaux de communication seraient encore plus désorganisés si l’économie du coprah venait à disparaître : la vente de coprah permet de désenclaver les régions isolées du Vanuatu et de maintenir les services publics comme les écoles et les dispensaires (Labouisse, 2004). La communauté de Vêtuboso fonctionne sur le système du big men ; l’importance politique et sociale s’accroît avec la richesse personnelle. Traditionnellement, plus un homme avait de cochons à sacrifier, cochons souvent nourris avec des noix de coco, plus il avait de taros à cuire pour nourrir les autres membres de la communauté lors d’une grande fête, et plus son statut social était valorisé. Si l’important est d’être riche, au lieu de cultiver des taros et d’utiliser le système de don et contre-don pour accumuler des richesses, un homme peut exposer sa richesse en achetant de la viande et du riz avec de l’argent. À Vêtuboso, les principaux moyens d’obtenir cet argent résident dans la vente de coprah, la marge réalisée dans de petites échoppes sur le commerce de produits importés0, la vente de bétail, et celle de kava dans des bars du village ou plus rarement à Sola. Pour un homme du village, la vente du coprah est donc un moyen de capitaliser et de monter en grade dans la société0 ou même de démontrer son aptitude à devenir père de famille. Planter une cocoteraie pour un jeune est un moyen de marquer son territoire dans le village. Il démontre ainsi sa capacité à anticiper les besoins monétaires de sa future famille (un cocotier ne fructifie souvent que sept ans après plantation). Construire une maison, cultiver des taros et planter une cocoteraie déterminent la valeur d’un mari et d’un père de famille.

Le cocotier, un objet symbolique

Des usages festifs et cérémoniels

Le cocotier, comme contenant, nourriture ou objet offert, a toujours sa place dans toutes les fêtes et les cérémonies qui scandent la vie d’un homme ou d’une femme du village. Ces événements ont déjà été détaillés dans un précédent article du Journal de la Société des Océanistes (Caillon and Lanouguère-Bruneau, 2005) ; j’insisterai ici sur les rites anciens et actuels impliquant le cocotier. Lorsque les hommes participaient à des institutions statutaires comme la hiérarchie du soq, ils pouvaient y acquérir des masques timiatprincipalement confectionnés avec de la bourre de coco. Aujourd’hui, ces masques ne sont plus confectionnés dans le village. Dans les temps anciens, la sage-femme donnait de l’eau de coco et du löt au nouveau-né pour vérifier qu’il avait un trou pour l’eau et un autre pour les aliments solides (Speiser, 1996 [1923] : 256). Si l’accouchement était douloureux pour la jeune mère, un spécialiste local de la médecine « coupe la jeune pousse d’un très jeune cocotier, profère une incantation sur la noix dont le lait est donné à la mère pour qu’elle le boive ; la noix vide est ensuite enterrée sous le seuil avec l’ouverture en haut » (Speiser, 1996 [1923] : 255). De plus, le cinquième jour de la naissance, s’il s’agissait d’un

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garçon, le clan ou vênê¼ du père affrontait celui de la mère en lançant des noix de coco. Ces pratiques ne sont plus en usage aujourd’hui. Le mariage suit traditionnellement un long processus au cours duquel la famille du garçon doit « réserver » puis « payer » la femme désirée. Dans les temps anciens, lorsque la jeune fille était trop jeune pour être mariée, la famille de son futur époux la réservait au cours de la cérémonie Gonwômôtô. À cette occasion, deux fruits de cocotier étaient plantés côte à côte, attachés ensemble par leur bourre pour symboliser la solidité du contrat entre les deux familles. Les fruits attachés doivent être en germination si l’homme est plus âgé que la femme. La mort de l’un des deux cocotiers avant que l’union finale n’eût été établie, était interprétée comme le passage à la mort de l’un des deux partenaires. Il ne faut pas confondre cette cérémonie avec Lagê ¼iar (« enfants mariés ») qui, plus qu’une cérémonie, marquait toute la période pendant laquelle l’enfant-fille vivait avec sa belle-mère et l’enfant-garçon était élevé par son père dans la maison des hommes, jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de se marier, la puberté0. Pour conclure une telle alliance, des fruits germés de cocotier et autres arbres à planter, ainsi que de l’argent, étaient offerts à la famille de la petite fille. Si ces deux premières cérémonies ne sont plus pratiquées, celle dénommée Qalêgor l’est toujours. En bichlamar, les Ni-Vanuatu utilisent le verbe blokem pour bloquer ou réserver. Lorsque la famille du futur marié n’a pas suffisamment d’argent pour payer l’ensemble de la somme due, la jeune fille est réservée par l’apport d’une somme d’argent. La présence de fruits de coco germés est indispensable lors de cette cérémonie. Normalement, le futur couple ne peut vivre ensemble que lorsque la dernière cérémonie, Dala ge est achevée, c’est-à-dire lorsque le jeune homme a réuni la somme de 40 000 vatus, soit 310 euros. À cette occasion, des plantes sont offertes pour être cultivées incluant des noix de coco germées, ou être consommées par les personnes déjà mariées comme les noix de coco immatures. On offre également des objets domestiques comme des paniers tressés avec des folioles ou des nervures de cocotier ou des nattes. Pour certains habitants de Mota Lava, le fait de payer une femme avec des fruits germés constitue une reconnaissance de la capacité reproductrice de la femme, alors que les cadeaux de noix de coco vertes sont, comme le sous-entend le mythe de la danse Natmatmumgêl, le signe d’une « dynamisation » de la vie nouvelle des jeunes mariés (Lanouguère-Bruneau, comm. pers.).

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Photo 7. – Jeune garçon dansant avec une tunique à base de folioles de cocotier

(Lesereplag, Ureparapara, 2003, cliché de l’auteur)

Les cérémonies suite à un décès sont encore aujourd’hui marquées de plusieurs étapes comme la mise en terre, les repas communautaires, la cérémonie Tuleg ununseg pour le partage des terres, la distribution du collier d’hibiscus, ga nar, qui instaure les tabous alimentaires et qui, un an plus tard est brûlé dans de la bourre de coco. Avant l’aube du cinquième jour, les biens du défunt étaient auparavant détruits lors de la cérémonie Vono ¼ôlô. Plus le mort était respecté, et plus la personne chargée de détruire les biens, en particulier les cocotiers, était enthousiaste dans sa tâche. Cette personne était payée par les enfants en argent et en taros. Bien que présente dans le discours local, cette dernière cérémonie n’a plus cours. Les cocotiers ne sont plus détruits en raison de leur nombre, de leur rôle patrimonial et d’épargne familiale. Autrefois, la destruction des arbres permettait de libérer la terre. La logique de capitalisation qui s’installe petit à petit au Vanuatu, attribue au cocotier un nouveau pouvoir, celui de capturer le foncier sur plusieurs générations dans un pays où, à l’inverse de ce qui est planté, la terre n’appartient pas traditionnellement aux individus.

Des usages médicinaux et magiques

Le cocotier, par les vertus de sa bourre, de son eau ou de son écorce, est un arbre médicinal. Il permet de soigner des infections dermatologiques, urinaires et généralisées. L’huile naturelle de fruit germé (sous l’haustorium) permet de soigner des blessures à la tête et d’éloigner les mouches des blessures. Lorsque l’on est blessé par les fleurs de velliers qui provoquent des excroissances sur la peau, l’eau stagnant dans des spathes de cocotier au sol est frottée sur les blessures. Pour soigner la cigua (la

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ciguatera ou gratte)0, la chair d’une noix pas encore sèche prise au stade gêbibiag, doit être râpée avec le coquillage wertur pour en extraire le lait, qui filtré avec le tissu fibreux denir, sera bu par le malade malgré son mauvais goût d’huile. Les infections urinaires sont soignées par la substance extraite de l’écorce du stipe d’un cocotier aux fruits verts foncés dénommé môtô gototorog qo¾qo¾. Prélevée sur le côté du stipe orienté est, la seconde peau plus blanche et plus souple du stipe est broyée puis filtrée avec les tissus fibreux à la base des palmes. Il faut boire l’ensemble de la solution0. Pour stopper une infection généralisée dont le symptôme est l’émergence de ganglions douloureux à l’aine (wotan), une corde de fibres de coco doit être nouée autour du pouce et du petit doigt du pied de la jambe souffrante. Un habitant de Vêtuboso se sentant faible et fébrile a été guéri par un homme de Gaua qui a placé un fruit de coco vert foncé à la tête de son lit. Au matin, le fruit a été ouvert sur une feuille de taro géant (vê, Alocasia macrorrhizos (L.) G. Don f.) ; l’eau était trouble comme si elle contenait des débris de taro que quelqu’un d’autre essayait de lui voler pour l’affaiblir. Il a fallu de nombreux mois pour recueillir les usages médicinaux du cocotier. Les villageois, pourtant déjà interrogés sur le sujet, ne parlent que lorsqu’ils sont confrontés à la maladie. Il ne s’agit pas semble-t-il d’une réticence à divulguer des secrets médicinaux sachant que nous avons facilement pu en collecter pour d’autres plantes locales. L’explication serait que les villageois n’associent plus le cocotier à des propriétés médicinales. Contrairement à leur utilisation médicinale, les usages magiques du cocotier sont secrets. L’ensemble des « recettes » décrites ci-dessous sont incomplètes et n’ont jamais été divulguées aux autres membres de la communauté. Qôtônögôsôw, la noix sans sa bourre, sèche et évidée mais non brisée, est utilisée comme diffuseur de feuilles magiques, par exemple enfouie à l’entrée des bassins de taros pour éliminer les ravageurs. Le cocotier magique par excellence est celui qui, immature, a un anneau rouge autour de l’attache du pédoncule au-dessus des pores de germination : môtô wulmê. L’eau de cette catégorie de cocotier est en général utilisée comme excipient pour un grand nombre de recettes magiques dans lesquelles entrent d’autres plantes. Du temps de la hiérarchie du soq, l’homme qui passait son premier grade ne pouvait pas, entre autre, se laver pendant cent jours alors qu’il était enfermé dans la maison des hommes. À sa sortie, il devait se laver avec un seul fruit du stade mël (contient de l’eau mais pas encore d’amande) d’un cocotier à anneau rouge. Ce cocotier a également une utilisation magique pour faire venir les poissons nommés röwö. Dans une noix du stade mël bouchée par des galets de la plage, des feuilles magiques sont enfermées. Lorsque la marée est haute, cette noix doit être discrètement et invisiblement enterrée à la limite de la ligne d’eau. Cinq jours plus tard, on peut observer l’arrivée des poissons par l’obscurcissement de la couleur de la mer. Pour les stabiliser près du rivage, des algues consommables sont multipliées sous l’action d’une autre feuille jetée dans la mer. Si un enfant ne sait pas bien marcher, la mère le présente à un cocotier dont les folioles bougent tout le temps même lorsque le vent s’arrête, le cocotier môtô lak. Le père agite de haut en bas des folioles de cocotier devant puis derrière l’enfant. Si quelqu’un a besoin d’avoir un discours éloquent, de « s’ouvrir le gosier » en bichlamar, il doit boire l’extrait, filtré dans les tissus fibreux du cocotier, de huit folioles de ce même arbre écrasées à la pierre et mélangées à de l’eau de mer. Avec les débris végétaux, le corps doit être frotté deux fois devant et deux fois derrière. Puis, ces débris sont jetés dans la quatrième vague pour que le corps puisse prendre la force de celle-ci. Outre la capacité

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à discourir, on acquiert ainsi la possibilité d’être un manar, « la personne qui sait » les danses coutumières et les rites, mais aussi l’ensemble de la flore et de la faune. En mars 2002, un couple de Vêtuboso a fait appel à un « sorcier » de Santo car les deux se plaignaient de maladies chroniques. Le sorcier trouva deux récipients en bourre de coco contenant de la craie, un crâne miniature sculpté, des débris d’os humain et de la cendre ; cette « recette » aurait été empruntée à des sorciers de Pentecôte0. L’un était enfoui dans la terre, sous le lit de leur maison sur pilotis. Le deuxième était enterré sous un cocotier que le propriétaire malade avait planté. Pour expliquer ce geste, des habitants du village nous expliquèrent que le cocotier symbolise l’homme avec ses fruits en forme de visage : les deux pores non germinatifs représentent les yeux et le pore germinatif la bouche à travers de laquelle on peut s’abreuver. Si le « sorcier » n’avait pas trouvé le paquet magique en bourre de coco, alors la mort de l’arbre aurait précédé celle de l’homme qui l’avait planté0.

Le cocotier, un arbre anthropomorphique

Le cocotier « procurede la nourriture à consommer, et des métaphores pour vivre » (Giambelli, 1998 : 153). Ces métaphores s’inspirent principalement de la forme humaine du cocotier. Certains traits biologiques, morphologiques et comportementaux du cocotier peuvent être associés à ceux des humains0. Dans le village de Vêtuboso, l’anthropomorphisation du cocotier est identifiable à plusieurs niveaux : le mythe d’origine, la ressemblance de la noix de coco à un visage ou à un sein féminin, la liaison mortelle entre le cocotier et l’homme, sa présentation comme un être rusé et le développement biologique du cocotier proche de celui d’une femme. Tout a commencé lorsque le cocotier poussa de la tête d’une anguille (marê) brûlée vive. D’après les habitants des îles Banks, une mère anguille donne naissance à une petite fille, qui adolescente se marie à un homme du village voisin. L’homme, profitant de l’absence de sa femme, brûle la mère anguille qui avait préalablement dicté ses volontés à sa fille en prévision d’un tel drame. Sa fille enterre donc la tête de sa mère d’où émerge, quelques jours plus tard, un cocotier. La femme propose alors à son mari de boire l’eau du fruit. Après qu’il se soit réjoui de sa dégustation, elle lui fait remarquer qu’il s’agit en réalité de l’urine (mythe d’Ureparapara) ou du sang (Mota et Mota Lava) de sa mère serpent. Après ingestion de l’amande immature de la noix de coco, elle lui dit encore que ce sont les déjections (Ureparapara) ou la chair (Mota) de sa mère. Si ce mythe est largement répandu dans tout le Pacifique Sud, l’importance donnée à la mère, et en particulier la transmission de son sang et de sa chaire sous la forme d’eau de coco et d’amande, renforce l’existence du système matrilinéaire du nord du Vanuatu. Ainsi, les yeux et la bouche (le pore germinatif) sur les noix de coco rappellent à chacun le visage de la mère du cocotier0. La création du cocotier a nécessité le sacrifice de la mère anguille par mort violente, le feu. Cette mort rôde désormais autour du couple cocotier/homme. Ainsi, l’objet symbolisant la magie noire (bourre de coco, os brûlés et autres ingrédients) a été enterré non seulement sous le lit de l’homme visé mais aussi sous le cocotier qu’il avait planté. Les sorts du cocotier et de son planteur sont liés. De même, lorsqu’un contrat de mariage est conclu, deux cocotiers sont plantés côte à côte : la mort de l’un des deux présages du décès d’un des deux futurs mariés. Enfin, une catégorie de cocotier de forme spicata dénommée môtô taktak est un cocotier de la mauvaise chance. Si l’on

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en a un dans son jardin, on mourra jeune. Si l’on remarque un jour que le nombre de fruits sur l’infrutescence correspond au nombre de ses frères et sœurs, et si le lendemain un des fruits est tombé, alors un enfant de la famille décèdera prochainement. Dans une histoire de Mota Lava, les folioles en mouvement, alors que le vent ne soufflait pas, indiquèrent à une femme se rendant au jardin, la mort de sa mère restée à la maison. De plus, sur cette même île, on raconte que si le héros commun au groupe des Banks, Qet, crée les êtres humains en sculptant des morceaux de bois, l’araignée Malawa annonça l’arrivée de la mort en enterrant ses sculptures humaines sur des nattes tressées de folioles de cocotier (Lanouguère-Bruneau, 2002)0. Ainsi, cocotiers et êtres humains sont liés par un contrat de vie et de mort ; le cocotier, l’« alter-ego vivant » de l’homme (Giambelli, 1998 : 141), l’accompagne de sa naissance jusqu’à sa mort. Pour que le destin d’une plante reflète celui d’un être humain, la plante doit présenter des qualités dignes du monde des hommes. Une histoire coutumière met justement en scène un cocotier intelligent qui a su résister à la tentation, et a choisi la meilleure stratégie de vie. Le cocotier qui marche môtô vanvan et le bananier poussaient l’un à côté de l’autre quand le cocotier voulut aller sur les Reef Islands, pour relever le caractère sucré de charger son eau en sucre. Dans une autre version, le cocotier paye avec de la monnaie de coquillage un cochon hermaphrodite pour que celui-ci le fournisse en eau sucrée. En attendant son compagnon, le bananier alla chercher des coquillages de mer, du nom de rasêsê, qu’il disposa autour de son pied. De chaque coquillage sortit des jeunes pousses. À son retour, le cocotier gronda le bananier car par cet acte il se condamnait à ne vivre qu’une seule année. Le cocotier, par contre, conserve ses fruits entre ses palmes et vit très longtemps. Ainsi, tous les six mois, le cocotier môtô vanvan part se régénérer sur Reef Islands, et en son absence le cocotier ne porte pas de fruits0. De ce fait, le cocotier est un être doué de raison et d’intelligence. Mieux que le bananier qui meurt chaque année ou que le sagoutier qui s’éteint lors de son unique fructification, le cocotier, par sa patience et sa réflexion, a su se préserver de sa mort certaine en vivant plus longtemps et en produisant des fruits chaque mois. Lors de ses promenades sur Reef Island, le cocotier laisse ses attributs végétatifs ancrés dans le sol de l’île, mais possède la capacité de voyager vers d’autres lieux grâce à ses fruits. N’est-ce pas cette stratégie qui a permis au cocotier de diffuser ses semences dans tout le Pacifique ? Le cocotier est donc doué d’intelligence, et il présente les mêmes cycles biologiques qu’une femme. Fertile à sept ans, il rentrera lentement en « ménopause » vers 50 ans pour s’éteindre à plus de 70 ans. Durant sa vie, un organe fertile sera produit chaque mois. Après fécondation, chaque fleur mettra neuf à dix mois à se transformer en fruits suffisamment matures pour se détacher de leur mère et vivre une autre vie. Ses enfants souvent illégitimes, car d’origine paternelle inconnue, vivront non loin de leur mère ou prendront le large, voguant sur l’océan. Ces descriptions biologiques s’illustrent au mieux dans le mythe d’origine des gens de Lotawan, que l’on appelait anciennement les gens de Maligo, sur l’île de Mota (Vienne, 1984 : 87). Leur ancêtre commun est une petite fille qui tomba d’un cocotier comme une noix de coco. Plus qu’un visage, ses fruits peuvent être comparés à des seins de jeunes filles comme le montre le nom d’une des catégories nommées de cocotiers, le môtô wêsusu¼al¼al « cocotier / poitrine de jeune fille », dont les fruits sont ronds avec une petite pointe. L’eau des fruits de

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cocotier présente également une certaine analogie avec le lait maternel (À Bali, voir Giambelli, 1998), et dès sa naissance, l’enfant devait jadis avaler de l’eau de coco. Le cocotier présente ainsi toutes les caractéristiques d’une femme, et plus précisément d’une mère. Comme d’autres en Indonésie (Engelhard, 1996), les habitants de Vanua Lava soulignent très justement la valeur reproductrice du cocotier lorsqu’ils offrent des fruits en germination à l’occasion d’un mariage ; la fertilité de la jeune mariée est honorée à travers ces offrandes. Depuis la naissance jusqu’à la mort, le cocotier est le « miroir » de ses habitants.

Conclusion

Ainsi le cocotier participe toujours à chaque étape de la vie des villageois, de la naissance au décès, à travers de nombreux usages quotidiens ou cérémoniaux, sous la forme de noix à boire, de lait incorporé dans des plats traditionnels, de fruits germés à planter, d’excipients pour des décoctions magiques, de matériel de construction et joue aussi le rôle principal dans des histoires coutumières. Le fait que les catégories nommées de cocotiers les plus répandues à Vanua Lava sont des lexèmes immotivés, que ces mêmes catégories sont choisies préférentiellement pour nommer un cocotier lorsqu’il présente plusieurs caractéristiques, confirme l’ancienneté de ces catégories nommées. Pour ce qui concerne l’origine des autres noms, un grand nombre de catégories associées à un nom motivé décrivant la morphologie des fruits serait apparu plus récemment, avec la multiplication du nombre de cocotiers plantés. Sachant que les îles présentant les plus fortes diversités de catégories nommées sont surtout des îles à forte production de coprah, que ces mêmes îles présentent des noms décrivant très finement la noix et ses compartiments, nous incite à penser que le développement du coprah a eu une influence certaine sur la nomenclature locale en la complexifiant dans un registre descriptif. Les habitants du Vanuatu ont dû forger des termes nouveaux avec des mots déjà présents dans leur langue. Ils ont su innover dans la cohérence d’un système préexistant dans toutes les îles pour l’ensemble des arbres à noix ; l’analyse de la dynamique du système de classification et de nomenclature du cocotier, nous renseigne ainsi sur le potentiel d’adaptation des hommes face à un environnement changeant (Friedberg, in Bonte, 1991). Plantant plus d’arbres, les côtoyant plus intimement et plus souvent pour en extraire le coprah, le rapport qu’entretiennent les Ni-Vanuatu avec leurs cocotiers, visible à travers ses systèmes de nomenclature, a été bouleversé par l’arrivée de cette économie.Le cocotier relève ainsi d’un statut « hybride » : sa valeur symbolique est un héritage du passé, mais son exploitation économique date de l’époque coloniale. Planté dans le village en petit nombre dans les temps pré-coloniaux, le cocotier était notamment valorisé pour sa rareté ; on ne le consommait pas tous les jours, réservant les rares fruits aux occasions festives ou d’échange. Aujourd’hui, alors que le cocotier- individu est devenu un élément de la cocoteraie, les anciens aussi bien que les jeunes vont parfois jusqu’à adopter une attitude de rejet face à cette plante « déchue » (Caillon, 2007). Ainsi, malgré les traditions – classification, nomenclature, usages, histoires – auxquelles il est lié, le cocotier est considéré désormais comme une plante « de Blancs ». Les informations rassemblées pour cette étude ethnobotanique nous ont été généreusement « offertes » par les cultivateurs de cocotiers. Nous remercions en particulier Louis Wôrvetel,

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Tomas Sakalmes, Hosea Waras, Banabas Manar, Dimas Wôrvetel, Edwin Ta¼atworlê, Elman, Henry Wiris, Hosea Qas, John Elman, Leynold, MacKenzie Tapê et Tony Romeo, ainsi que leur famille respective. L’hospitalité et l’aide ethnographique du chef Eli Field Malau et de sa femme Joana Rô Sôrôr Söm ont été particulièrement précieuses. Nous remercions aussi le Centre culturel du Vanuatu pour nous avoir facilité l’accès au terrain grâce à son réseau local d’assistants. Un grand merci à Sandrine Pavoine (MNHN) pour avoir plongé son regard de statisticienne dans ces données sociales. Elle a réalisé l’ensemble des figures et analyses sous R. Le vurës a été vérifié par Catriona Hyslop-Malau et a pu être transcrit dans toute sa complexité grâce à la police fournie par Alexandre François. Les tests de dégustation et leurs analyses ont été menés grâce aux conseils avisés d’Alexia Prades. Merci à Jean-Pierre Labouisse pour ses relectures éclairées. Enfin, ce projet réalisé dans le cadre d’une thèse de géographie n’aurait pu exister sans le financement de la région Centre, du CIRAD et de l’IRD.

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SPEISER Felix, 1996 [1923]. Ethnology of Vanuatu. An early twentieth century study, Bathurst, Australia, Crawford House Publishing Pty Ldt.

VIENNE Bernard, 1984. Gens de Motlav. Idéologie et pratique sociale en Mélanésie, Paris, Société des Océanistes, Publications de la Sdo 42.

NOTES

1. Les termes dans la langue vurës ou autres langues vernaculaires sont notés en gras et italiques. Cette langue s’écrit à l’aide de 15 consonnes et 10 voyelles (Malau, 2011). Ceux en bichlamar, la langue véhiculaire du Vanuatu, et les noms scientifiques des plantes et des animaux sont écrits en italiques. Les noms des catégories nommées de cocotier sont en gras. 0. Les timiat à Vêtuboso dénomment l’ensemble des personnes décédées, mais aussi les morts ou autres personnes vivantes malveillantes qui rôdent dans la forêt autour des villages (Hess, 2009). 0. Enquêtes réalisées sur dix sites situés sur dix îles dans le premier cas, et sur quarante sites répartis sur dix-neuf îles dans le deuxième. 0. Le môtô sialmê(« cocotier arrivé en flottant ») renvoie aux gros fruits récoltés sur la plage que les planteurs sélectionnent (les petits fruits apportés par la mer ne sont pas plantés) et aux fruits dont la bourre est suffisamment épaisse et l’épiderme imperméable pour les protéger de l’eau salée. 0. Ce groupe de petites îles coralliennes, aussi dénommé Rowa, situé entre Ureparapara et Mota Lava, est un lieu de magie dont sont originaires beaucoup d’histoires coutumières. Elles sont aujourd’hui inhabitées. 0. Pour analyser les données, un χ² modifié de Friedman et le plus petit écart ont été appliqués. 0. Soit la teneur en sucres solubles exprimée en grammes par litre d’eau de coco mesurée à l’aide d’un réfractomètre manuel à compensation de température. 0. Pour analyser les données, on utilise la méthode de Sauvageot et Dacremont (1995). 0. Lorsqu’un fruit d’une infrutescence est dépourvu d’eau, les habitants de Vêtuboso disent qu’un serpent lui est passé dessus, matgosogolo (mat, serpent ; sogolo, dessus). 0. Il est préparé pour « assurer une bonne croissance des enfants » car il est moins gras que les autres selon Eli Field Malau. 0. Cependant, nous n’avons jamais eu l’occasion en deux ans d’observer ces deux derniers usages du stipe. 0. Ces informations ont été récoltées grâce au travail de Kate Ruth, habitante de Vêtuboso. 0. Sur d’autres îles pourvues de plateaux coralliens (Mota, Mota Lava, Gaua), l’exploitation de la bêche de mer (wôgôgô, Parastichopus parvimensis), du troca (walal, Trochus niloticus) ou de la langouste (ôr, Pandirus spp.) sont des alternatives économiquement intéressantes. 0. Principalement du riz, des boîtes de bœuf et de poisson en conserve, du savon, du kérosène, des allumettes et quelques vêtements. 0. Sur Mota Lava, V. Lanouguère-Bruneau (2002) remarque que, à l’inverse d’un travail en dehors de l’île (en ville ou sur des plantations) ou la propriété d’une petite échoppe, les cocotiers ne semblent pas être une source de prestige sauf s’ils permettent d’aider quelqu’un.

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0. Un enfant devient adulte, pour une fille, lorsque ses seins s’affaissent et, pour un garçon, lorsque sa pilosité faciale apparaît (Hess, 2009). 0. Après ingestion de poissons herbivores et de leurs prédateurs, la cigua se traduit par l’accumulation dans les muscles et les viscères de substances naturelles toxiques provenant d’une algue unicellulaire qui vit accrochée aux substrats macroalgaux colonisant les coraux morts. 0. À Hokua, nord Santo, un liquide rougeâtre est extrait de l’écorce du cocotier pour les femmes qui viennent d’accoucher. La bourre de coco, en décoction, est également utilisée à Pentecôte (Atartabanga) pour soigner les infections du tube digestif (diarrhée). On peut également noter qu’aux Torres, après que les arbres d’un futur jardin aient été brûlés, des feuilles de cocotiers sèches en feu sont traînées sur le sol pour tuer par la chaleur les scarabées ravageurs Papuana spp. (C. Mondragón, com. pers.). 0. M. Rodman (1986) note le même procédé à Ambae où une noix de coco « chargée d’un maléfice » avait été enterrée sous le sentier menant aux maisons dont on voulait tuer le propriétaire. 0. Sur Mota Lava, la noix de coco peut également être utilisée comme châtiment : lorsqu’une personne manque de respect, même par inadvertance, à sa tante paternelle, elle doit manger une noix de coco souillée par de la terre (Lanouguère-Bruneau, 2002). À Ambae, les âmes des hommes morts s’abritent au sommet des arbres et des cocotiers (Rodman, 1995). 0. Au Cambodge, la vie d’une femme âgée est prolongée si sa mort et sa renaissance sont mimées par la destruction d’un corps de substitution, dont la tête est représentée par une noix de coco. De plus, chaque femme médium possède un « maître de naissance», matérialisé par un objet, le kachom, dont l’élément principal est une noix de coco (Ang, 2005). 0. Sur Maewo, les fruits, dont les yeux pointaient jadis vers le sol, observaient les malheureux passants pour les tuer en se laissant tomber sur leur tête. Un jeune homme flécha les fruits pour les retourner et ainsi aujourd’hui ils ne font plus de mal aux êtres humains car aveugles. 0. Le cocotier peut également substituer la vie d’un cochon sur l’île de Pentecôte. Les chefs, pour monter en grade lors de la cérémonie Gonata, tuaient un seul cochon et demandaient à dix autres hommes de leur apporter dix fruits en germination. Le cochon et les dix noix de coco étaient offerts à un autre chef qui, ainsi, devenait le débiteur du donneur. 0. Au nord de l’île de Pentecôte, dans le village de Avatvotu, nous avons relevé le même type d’histoire. La permanence du cocotier est comparée à la fugacité du bananier qui chaque année meurt et doit se régénérer à partir de ses rejets ainsi qu’au sacrifice du sagoutier qui en fleurissant décède.

RÉSUMÉS

Depuis la fin du XIXe siècle et jusqu’à nos jours, l’économie du Vanuatu est largement dépendante de l’industrie du coprah. L’extension des cocoteraies sur les rivages insulaires est une des évolutions les plus visibles causées par le développement de cette industrie. Même si les cocotiers étaient présents sur les îles avant l’installation des premiers hommes, la colonisation a transformé l’identité socioculturelle du cocotier. Dans cet article, nous traitons de l’ethnobotanique du cocotier dans le village de Vêtuboso sur l’île de Vanua Lava (groupe des Banks). L’évolution de son système de classification et de nomenclature, de la diversité de ses usages (techniques et culturels) et de son rôle symbolique (mythes et histoires associés,

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anthropomorphisme) porte témoignage de cette histoire. Aujourd’hui, certains habitants de Vanua Lava l’appellent « l’arbre des Blancs ».

Since the end of the 19thcentury, the economy of Vanuatu is mainly based on copra exportation. One of the most obvious changes can be observed on the coasts of these islands through the spread of coconut plantations. Even if coconuts were present before the arrival of the first human being, copra industry has modified the sociocultural identity of the coconut. In this article, we analyse the ethnobotany of the coconut in the village of Vêtuboso on the island of Vanua Lava (Banks group). The evolution of its system of classification and nomenclature, of the diversity of its uses (technical and cultral) and of its symbolic role (myths and stories, anthropomorphism) attests of this history. Nowadays, even few inhabitants from Vanua Lava name it the “tree from the Whites”.

INDEX

Keywords : anthropomorphism, classification, food, Melanesia, myth, nomenclature, uses Mots-clés : alimentation, anthropomorphisme, classification, Mélanésie, mythe, nomenclature, usages

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Le Vanuatu côté océan : La révolution bleue et les premières années de l’indépendance

Gilbert David

1 La décennie 2005-2014 marque une étape importante dans la mise en territoire des mers et des océans avec la possibilité pour certains États d’étendre leur zone économique exclusive (ZEE) au-delà des 200 milles marins fixés par la troisième convention des Nations unies sur le Droit de la mer (Tsameny et Blay, 1989). Si des preuves géologiques suffisantes peuvent être mises en avant, l’extension maximale peut aller jusqu’à 350 milles marins du trait de côte, offrant ainsi de nouvelles perspectives de développement aux petits territoires insulaires, notamment dans le domaine halieutique. Après avoir étudié l’économie de vingt-trois de ces territoires insulaires durant la période 1989-2002, un jeune chercheur mauricien montre que les exportations de poisson restent « une source vitale » de croissance économique pour les petits États insulaires (Jaunky, 2011). Bien que la situation des stocks halieutiques soit jugée préoccupante à l’échelle de la planète (Jennings et Kayser, 1998 ; Myers et Worm, 2003), les thonidés offrent encore des perspectives intéressantes de capture, notamment dans le Pacifique insulaire (Gillet et al., 2001). Toutefois, il est peu probable que cette extension de la ZEE entraîne une dynamique analogue à celle suscitée par la création de ces espaces qui ont permis à certains archipels de multiplier leur espace économique par un facteur supérieur à mille. Ainsi Tuvalu, dont la superficie terrestre n’est que de 26 km2, s’est vu doté d’un territoire maritime de 900 000 km2 (David, 2008). Dans ce contexte, l’océan est devenu la nouvelle frontière des États océaniens et la plupart d’entre eux se sont lancés durant la décennie 1980-1990 dans une véritable révolution bleue, à l’instar de « la révolution verte » qui a transformé l’agriculture du Mexique ou de l’Inde avec l’adoption d’espèces sélectionnées et de nouvelles pratiques culturales, puisqu’il s’agissait de mettre en exploitation un nouvel espace économique à l’aide de technologies nouvelles offrant des rendements sans commune mesure avec les pratiques halieutiques traditionnelles. La Commission du Pacifique Sud (CPS) – aujourd’hui Communauté du Pacifique – et l’agence des pêches du Forum du Pacifique

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Sud ont joué un rôle prépondérant dans la mise en œuvre de cette révolution bleue à l’échelle régionale en fournissant un appui scientifique et technique à leurs pays membres désirant se lancer dans l’aventure.

2 Au Vanuatu, cette révolution bleue a suscité des espoirs d’autant plus importants que l’économie agricole héritée du condominium des Nouvelles-Hébrides présentait de graves faiblesses structurelles (Weightman, 1989 ; David, 1994, 1997) et que l’accession à l’indépendance s’était accompagnée de troubles politiques à Santo, Tanna et Mallicolo qui ont fait vaciller l’économie du pays (Bonnemaison, 1986, 1987). De 1979 à 1980, les exportations ont chuté de 30 % tandis que le PIB tombait de 80 à 64 millions de dollars. Dans ce contexte, l’instauration d’une zone économique exclusive de 680 000 km2 permettait de disposer d’un nouvel espace économique, 137 fois plus grand que l’ensemble des terres cultivables (4 970 km2) du pays et 450 fois plus étendu que les 1 490 km2 en culture (Quantin, 1982). Mais disposer d’un vaste territoire halieutique constitue-t-il une condition nécessaire et suffisante au succès d’un développement halieutique « tous azimuts » ? Telle est la question qui structure le présent article. Seront successivement évoquées l’exploitation des ressources hauturières et la pêche artisanale. Les principales composantes de la révolution bleue seront décrites, les logiques ayant conduit à leurs mises en place seront analysées et un bilan sera dressé des résultats obtenus au regard des moyens mis en œuvre. Le propos repose à la fois sur l’analyse des politiques publiques du Vanuatu, telles qu’elles ont pu être exprimées dans les différents documents du Service des pêches et dans les deux plans de développement (1982-1986 et 1987-1991) qui se sont succédé durant « l’ère Lini » (NPO, 1982 ; NPSO, 1984, 1991) et sur l’observation participante. En effet, de 1989 à 1991, j’ai occupé le poste de responsable de l’équipe de recherche du service des pêches de Port- Vila, après avoir étroitement travaillé avec ce service lors d’un premier séjour au Vanuatu, de 1984 à 1986, dans le cadre de l’ORSTOM (aujourd’hui l’IRD).

Structuration de la pêche à la veille de l’indépendance

3 Le Pacifique intertropical constitue la plus vaste des zones de pêche au thon de la planète. Au milieu des années 1980, les débarquements s’élevaient à 631 000 t (Kearney, 1989) dont 84 % se composaient de bonites (Katsuwonus pelamis), l’espèce la plus abondante, et de thons jaunes (Thunnus albacares), principalement capturés en surface à la canne et à la senne tournante. Le germon (Thunnus alalunga) – également appelé albacore dans l’Atlantique – et le thon obèse ou patudo (Thunnus obesus) formaient les 16 % restants. Les germons, les thons obèses et les gros thons jaunes se pêchaient en profondeur à l’aide de palangres dépassant fréquemment la centaine de kilomètres de long. Jusqu’à la mise en place des premières ZEE, la pêche était exclusivement pratiquée par des flottes étrangères – japonaise, taïwanaise, coréenne en Océanie et américaines dans le Pacifique oriental (Cillaurren, 1991).

4 Depuis l’ouverture en 1957 à Pallicolo dans l’île de Santo d’une base de transbordement pour les palangriers asiatiques – la South Pacific Fishing Company (SPFC), les Nouvelles- Hébrides étaient un acteur majeur de la pêche au thon dans la région où seules trois autres bases thonières existaient. La plus ancienne, créée en 1954, était située à Pago- Pago aux Samoa américaines. C’était aussi la plus vaste car la principale conserverie du Pacifique Sud lui était adossée. La plus récente, la Salomon-Taiyo Co., a débuté ses

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activités à Honiara en 1972, neuf ans après l’ouverture de la Pacific Fishing Co. à Fidji et quinze ans après celle de la base de Pallicolo.

5 La majorité des capitaux de la spfc appartenait au groupe japonais Mitsui qui a fondé la société en 1957 dans le cadre d’un joint venture avec un autre partenaire japonais (la Taiheyo Suisan Daisha), une société américaine (la Washington Fish and Oyster Company) et une entreprise locale : la société Donald Gubbay (Doumenge, 1966 ; Samples, 1987). La spfc était dotée d’un entrepôt frigorifique de 4 000 m3 qui permettait de stocker la production de la cinquantaine de palangriers taïwanais opérant à partir de Pallicolo avant de l’expédier par cargo frigorifique vers les conserveries des États-Unis (dont Pago Pago) et, dans une moindre mesure, du Japon. Dotés chacun d’une palangre de 120 km de long munie de 2 500 hameçons et posée entre 50 et 120 m de profondeur, ces navires pouvaient capturer à chaque marée 80 à 90 t de thons, majoritairement des germons d’une taille moyenne de 18 kg (Bour et Galenon, 1979). La saison de pêche se composait de trois à quatre marées de deux à quatre mois chacune. Sur les deux années 1978-1979, 16 955 t de thons congelés ont ainsi été exportées des Nouvelles-Hébrides pour une valeur équivalente à 18,2 millions de dollars, ce qui plaçait la pêche comme second secteur exportateur du pays, derrière l’agriculture (pour le coprah).

6 Comparée à la pêche hauturière, la pêche artisanale était balbutiante ; elle était le fait de quelques colons qui vendaient occasionnellement leurs captures, majoritairement effectuées dans un but récréatif. Quant à la pêche villageoise, dite traditionnelle, elle était très peu connue des pouvoirs publics qui considéraient néanmoins qu’elle jouait un rôle insignifiant dans l’économie nationale, en raison de son caractère essentiellement vivrier et la taille réduite des habitats coralliens qui abritaient l’essentiel des espèces cibles.

L’or bleu de la ZEE

La politique de développement de la pêche hauturière

7 Comme pour tous les petits États insulaires de l’Océanie, la troisième convention sur le Droit de la mer qui s’est achevée en 1982 s’est avérée une formidable opportunité pour le Vanuatu (Rieppen et Kenneth, 1989). Instaurant une zone économique exclusive de 200 milles marins autour des terres émergées, elle a révélé un nouvel espace économique, 56 fois plus étendu que la superficie terrestre, jusqu’alors l’unique espace économique mis en valeur. Par la loi n° 23 de 1981, les autorités du Vanuatu ont étendu leur souveraineté à cette vaste zone maritime de 680 000 km2 ; restait à la mettre en valeur. Deux solutions s’offraient au gouvernement : soit nationaliser en partie la SPFC afin de profiter de ses dividendes et laisser les navires taïwanais opérant à partir de Pallicolo exploiter la ZEE du Vanuatu, soit développer une flottille thonière nationale.

8 Pour Walter Lini qui prônait le socialisme mélanésien (Huffer, 1993 ; David, 1997 ; Tabani, 2002), il n’était pas envisageable que la jeune république du Vanuatu reste à l’écart de la SPFC, la principale société exportatrice du pays après l’arrêt des activités de l’huilerie de Santo et de la mine de manganèse de Forari, d’autant que l’année 1980 avait été exceptionnelle : les exportations de thon s’élevaient à 8 407 t pour une valeur de 10,64 millions de dollars. En 1981, le gouvernement du Vanuatu est donc entré dans le capital de la SPFC à hauteur de9 %, 76 % des parts restant la propriété de la Mitsui. Parallèlement à cette prise de participation, le recrutement de Ni-vanuatu a été

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favorisé. Déjà, en octobre 1963, Doumenge notait que 55 d’entre eux étaient employés à Pallicolo pour les opérations à terre (Doumenge, 1966). En 1985, ils représentaient la totalité du personnel à terre et de 10 à 30 % du personnel embarqué.

9 Dans les premières années de la SPFC, les thoniers opérant de Pallicolo pêchaient librement dans les eaux internationales. De novembre à mai, la zone prospectée s’étendait de l’Équateur au 25e parallèle. D’août à octobre, les navires descendaient plus au sud dans la mer de Tasman jusqu’au 40e parallèle. La mise en place des ZEE s’est révélée une terrible contrainte pour la flotte taïwanaise qui s’est vue amputée d’une grande partie de sa zone de pêche, la plupart des pays de la région ayant préféré ouvrir une représentation diplomatique à Pékin plutôt qu’à Taipeh. Sans pouvoir accéder aux ZEE de la Nouvelle-Calédonie et de l’Australie, les 57 palangriers devaient se contenter de la ZEE du Vanuatu et des eaux internationales du Pacifique Ouest (carte 1). Cet espace était bien trop limité pour la viabilité économique de la flottille taïwanaise dont une partie a dû se déplacer vers des lieux plus propices. Ainsi, en 1982, seuls 23 palangriers continuaient à opérer à partir de Pallicolo et la production s’effondrait à 3 886 t, moins de la moitié des quantités pêchées en 1980. Ces départs ont conduit le gouvernement du Vanuatu à renforcer sa position dans la gouvernance de la SPFC, et à exiger l’embauche d’un nombre accru de nationaux dans les opérations à la mer, de manière à accroitre le nombre de marins formés à la pêche dans l’éventualité d’un remplacement de la flotte taïwanaise par une flotte battant pavillon du Vanuatu. De manière concomitante, il a été demandé au service des pêches et à l’ORSTOM d’effectuer un inventaire des ressources thonières de surface (bonites et thons jaunes) disponibles dans l’archipel et les eaux entourant Matthew et Hunter ont été intégrées à la ZEE.

Carte 1. – Les ZEE du Vanuatu et de la Nouvelle-Calédonie dans l’ensemble Pacifique

(in Cillaurren et al., 2001)

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10 D’une superficie totale de 1,3 km2, ces deux îlots étaient considérés jusqu’en 1964 comme partie de la Nouvelle-Calédonie, la France en ayant pris officiellement possession en 1929. En 1965, le gouvernement britannique a demandé à ce qu’ils soient rattachés aux Nouvelles-Hébrides puisqu’ils se situent dans le prolongement de l’arc insulaire dit « des Nouvelles-Hébrides » (Jouannic et al., 1982). Contestant cette initiative, la France a organisé en 1975 la pose d’une plaque commémorative marquant sa souveraineté. Cette action a suffit pour que les eaux entourant Matthew et Hunter (190 000 km2) soient versées dans la ZEE de la Nouvelle-Calédonie (carte 2) que la France a fait reconnaître le 3 février 1978 (Smith, 1986). Intégrer cet espace maritime dans la ZEE du Vanuatu exigeait au préalable que la « petite fourmille qui pince » (Huffer, 1993) fasse reconnaître sa souveraineté sur ces deux îlots. Dès l’accès à l’indépendance, le gouvernement de Walter Lini n’a cessé de revendiquer le caractère ni-vanuatu de Matthew et Hunter, à la fois pour des raisons géologiques et des raisons historiques : ces îlots étaient supposés avoir été visités à plusieurs reprises à l’époque précoloniale par des pirogues d’Anatom, l’île la plus méridionale duVanuatu, à laquelle ils étaient donc rattachés coutumièrement. En 1982, l’annexion des Malouines par la marine argentine allait retenir toute l’attention de Walter Lini qui décidait de s’en inspirer. En mars 1983, le patrouilleur national, le Tukoro, débarquait des coutumiers de l’île d’Anatom qui déposaient des feuilles entrecroisées de Cycas, réaffirmant ainsi leur propriété coutumière sur Leka (Matthew) et Umaenupne (Hunter), tandis que les marins hissaient les couleurs après avoir déboulonné la plaque commémorative de la France. Par ce geste, le Vanuatu portait sa ZEE à 870 000 km2 (plus de 71 fois la superficie des terres émergées du pays) et intégrait à son espace halieutique près de 200 000 km2 d’eaux réputées poissonneuses, notamment en germon, cibles de la flotte de Pallicolo. Un timbre était immédiatement émis pour commémorer l’événement sur la scène nationale comme dans l’arène internationale. Le gouvernement français n’est pas resté insensible à cette « prise de possession ». En juillet 1983, il a dépêché à Matthew et Hunter un détachement militaire pour célébrer le 14 juillet et réaffirmer sa souveraineté sur ces deux îlots comme l’appartenance des eaux qui les entourent à la ZEE de la Nouvelle-Calédonie. Depuis chaque protagoniste campe sur ses positions.

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Carte 2. – Situation des îlots Matthew et Hunter dans la ZEE de Nouvelle-Calédonie

(source Wikipédia)

11 Pour le jeune État insulaire que formait le Vanuatu, l’exploitation de ses eaux du large posait des problèmes d’échelle difficilement surmontables au regard de l’équipement des pêcheurs océaniens et de leurs compétences halieutiques qui relevaient encore du cadre de production vivrier. Se conjuguaient ainsi trois contraintes majeures : l’éloignement des zones de pêche, la superficie de ces zones, sans commune mesure avec la taille réduite des terres insulaires auxquelles elles sont juridiquement rattachées, la mobilité des grands migrateurs pélagiques qui y vivent, cette mobilité se traduisant à l’échelle d’une ZEE par des fluctuations saisonnières d’abondance très marquées. L’inventaire des ressources thonières de surface entrepris par l’ORSTOM visait justement à préciser ces abondances. Il s’est fait sous la forme de campagnes de radiométrie aérienne qui ont montré l’existence occasionnelle de fronts thermiques favorables à la concentration des mattes de thon (Petit et Henin, 1982). Toutefois, l’existence d’une ressource n’était qu’un des éléments du processus de développement halieutique. Les conditions difficiles régissant l’exploitation des grands pélagiques au large appelaient la création d’une véritable flottille hauturière composée de navires disposant de plusieurs jours d’autonomie en mer et la mise en place à terre des infrastructures qui lui sont habituellement associées : quais, installations de carénage, conserverie ou chambre froide si la production est exportée sans transformation. Le coût de construction de tels équipements était hors de portée du budget du Vanuatu ; l’unique solution pour accompagner le développement d’une flotte nationale était donc d’opérer à partir de Pallicolo afin de profiter des facilités portuaires de la SPFC. Les dimensions réduites du marché de consommation local, à l’image de la taille des populations océaniennes et de leur faible pouvoir d’achat, constituaient une seconde contrainte très puissante. Tout développement de la pêche hauturière ne pouvait donc être orienté que vers l’approvisionnement des marchés d’exportation, ce qui impliquait

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de pouvoir accéder au marché international et une obligation de rentabilité, indissociable d’économies d’échelles concernant la taille des navires, celle des infrastructures à terre et les dimensions de la flotte. Le fonctionnement d’une unité industrielle de transformation du poisson, qu’il s’agisse d’une conserverie ou d’une base de transbordement comme Pallicolo nécessitait en effet des débarquements importants et réguliers, que seule pouvait fournir une flottille moderne de plusieurs unités, capable de suivre les migrations des pélagiques au-delà de la ZEE qu’elle exploite habituellement. À titre d’exemple, dans le cas de la Papouasie Nouvelle-Guinée, Kearney (1979) estimait le seuil de visibilité économique d’une conserverie à un approvisionnement annuel de 8 000 t de bonites, ce qui correspondait alors à l’activité d’au minimum dix canneurs de 300 t, soit un investissement total de 20 millions de dollars pour un coût d’exploitation annuel du même ordre, chaque canneur nécessitant plus de 20 t de petits pélagiques servant d’appâts vivants. Au Vanuatu, les variabilités saisonnières d’abondance de cette ressource, absente des eaux côtières durant l’hiver austral (Grandperrin et al., 1982), limitent grandement l’intérêt de construire une flottille nationale de canneurs. L’achat d’un senneur a alors été envisagé mais son coût était prohibitif. En 1977, un navire de 1 100 t coûtait 11 millions de dollars, le coût d’exploitation annuel revenant à 3 millions de dollars, somme totalement hors de portée d’un petit État insulaire comme le Vanuatu au PIB très réduit.

Illusions perdues

12 Malgré les efforts déployés par les bateaux taïwanais pour enrayer le déclin de la production, la SPFC a dû cesser toute activité en mai 1986. Les cadres japonais ont regagné leur pays et la flotte de palangriers formosans qu’elle avait affrétée s’est redéployée vers Pago-pago, aux Samoa américaines. Ce port présentait en effet des conditions nettement plus favorables aux activités d’une flotte palangrière : un carburant nettement moins cher, des eaux internationales de vastes dimensions à proximité, une conserverie de thons – la plus vaste d’Océanie – qui permettait de transformer l’intégralité de la production sur les lieux mêmes du débarquement. Peu de temps après la cessation des activités de la base de Pallicolo, la totalité des installations de la SPFC est passée sous le contrôle du gouvernement du Vanuatu mais jamais le site n’a retrouvé d’activité. Faute de pouvoir bâtir une flotte nationale, les autorités de Port-Vila ont essayé d’attirer des senneurs étrangers, notamment américains, le Vanuatu se présentant en tant que pays ACP comme une porte sur le marché européen, plus rémunérateur que le marché mondial. Mais aucune des solutions envisagées pour relancer la base thonière n’a abouti, bien que les pouvoirs publics aient supprimé les taxes à l’exportation et se soient engagés à livrer du carburant détaxé aux navires déchargeant à Pallicolo. Très vite, les installations portuaires se sont dégradées. Face à cette situation, le gouvernement de Walter Lini a perdu toute velléité de mettre en place une stratégie nationale de développement de la pêche hauturière et a préféré négocier des licences de pêche à des navires étrangers, via la SPFC.

13 Le principal accord bilatéral a été signé en 1989 avec l’entreprise taïwanaise KPA (Kaohsiung Fishermen’s Association). Il stipule que l’accès de la ZEE du Vanuatu est libre pour tout navire formosan contre une licence annuelle de 5 000 $ par unité. Cet accord est toujours en vigueur mais il est très peu profitable pour le pays, compte tenu de la somme modique des licences. De dix à quarante navires taïwanais opèrent chaque

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année dans la ZEE du Vanuatu ce qui procure un revenu de 50 000 à 180 000 $. L’unique contrepartie positive réside dans le salaire des marins ni-vanuatu embarqués sur les thoniers taïwanais (en 1989, leur nombre était de 314) qui génèrent dans le pays des rentrées financières supérieures aux licences de pêche.

14 Après l’accord avec la KPA, le gouvernement du Vanuatu a cherché à accroître le nombre de pays exploitant sa ZEE. Des licences de pêche ont ainsi été accordées à des palangriers coréens et chinois, ces derniers opérant à partir de Suva sous pavillon fidjien. L’espace halieutique concerné par ces traités bilatéraux est celui de la ZEE élargie, incluant Matthew et Hunter. En novembre 2004, le patrouilleur La Moqueuse a arraisonné dans cette zone le palangrier chinois Jin Chin 1 immatriculé à Fidji. Pour les autorités françaises, ce navire pêchait illégalement dans la ZEE néo-calédonienne, pour les gouvernements de Fidji et du Vanuatu, la Marine française s’est livrée à un acte de piraterie envers un thonier pêchant en toute légalité. Pour éviter que cette arrestation ne se transforme en incident diplomatique majeur, aucune poursuite judiciaire n’a été entreprise à l’encontre du capitaine et de l’armateur du navire qui a pu reprendre sa route après quelques jours passés à Nouméa. En mai 2007, la tension est montée d’un cran quand la France a décidé de soumettre à l’ONU une demande d’extension de la ZEE de la Nouvelle-Calédonie de 200 à 350 milles en s’appuyant sur les îlots périphériques de son territoire, dont Matthew et Hunter. Le gouvernement du Vanuatu a aussitôt protesté auprès de la commission de l’ONU pour l’extension des ZEE et auprès du président Sarkozy, nouvellement élu. En signe d’apaisement, la France a décidé de surseoir provisoirement à cette demande d’extension. Mais l’agitation diplomatique autour de Matthew et Hunter a gagné en complexité avec l’entrée de nouveaux acteurs : le sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie et le Conseil national des chefs du Vanuatu, le Malfatumauri. Ainsi, en juillet 2009, après avoir célébré les liens traditionnels entre l’archipel des Loyauté et les îles du sud du Vanuatu, ceux-ci ont légitimé par leur présence l’accord dit deKéamu, signé en juillet 2009 à Tanna entre Edward Natapei, Premier ministre du Vanuatu, et Victor Tutugoro, porte parole du FLNKS qui reconnaît la souveraineté du Vanuatu sur Leka (Matthew) et Umaenupne (Hunter).

15 Cet accord n’a aucune valeur juridique, le FLNKS n’ayant aucun mandat pour représenter l’État français ou le gouvernement de Nouvelle-Calédonie lors de cette réunion, mais il traduit un début de consensus océanien sur cette épineuse question, malgré les vives critiques dont il a fait l’objet de la part du sénateur Simon Loueckhote, originaire d’Ouvéa. Cet esprit de consensus animait également Moana Carcasses, ministre de l’Intérieur du Vanuatu, lors de sa visite à Nouméa en janvier 2010 quand il a proposé (à titre personnel) que Matthew et Hunter deviennent un condominium entre la France et le Vanuatu afin de gérer conjointement cette partie de leur ZEE0. Cette proposition a déchaîné les critiques de l’opposition à Port-Vila, d’autant que l’anniversaire des trente ans d’indépendance constitue un moment idéal pour fustiger la France, le pays colonisateur contre lequel s’est faite l’indépendance. Le Vanuatu Maritime Zone Act n° 6, entériné par le parlement en juin 2010, stipule d’ailleurs que les îlots Matthew et Hunter et leur espace maritime sont partie intégrante du pays et de sa ZEE. Ce document a ensuite été déposé auprès de l’ONU qui l’a publié le 1er octobre 2010 dans le cadre de l’information légale relevant de la convention des Nations unies sur le droit de la mer (United Nations, 2010). Le 29 décembre 2010, en arraisonnant au nord de Matthew un navire chinois armé par la nouvelle compagnie Vanuatu Tuna Fishing

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Company, le gouvernement français a montré qu’il ne reconnaissait en aucun cas ce document et, en avril 2011, l’ambassade de France à Port-Vila a fait part au gouvernement du Vanuatu de son inquiétude vis-à-vis du non respect par les navires de pêche opérant à partir de Port-Vila de sa ZEE autour de Matthew et Hunter et des graves conséquences que cette activité illégale pourrait avoir sur les relations entre la France et le Vanuatu (Anonyme, 2011a ; Kaltonga, 2011). Le ton n’est donc pas à l’apaisement et cette tension entre Paris et Port-Vila à propos de Matthew et Hunter peut être considérée comme l’héritage le plus conséquent de la politique menée par les gouvernements successifs de Walter Lini dans le domaine de la pêche hauturière.

16 En effet, l’exploitation directe de ses eaux s’étant avérée techniquement et financièrement impossible, et l’exploitation indirecte via les licences de pêche étant peu rémunératrice, le gouvernement du Vanuatu s’est tourné vers d’autres sources de revenus en matière de pêche thonière.

17 La première d’entre elles s’est imposée quand le traité entre les États membres du Forum du Pacifique et le gouvernement des États-Unis d’Amérique permettant aux senneurs américains d’exploiter les eaux du Pacifique occidental et du Pacifique central est entré en vigueur en 1987. Selon ce traité, 4 à 5 % de la valeur des captures sont reversés à l’agence des Pêches du Forum (FFA), basée à Honiara, qui redistribue 85 % de cet argent aux pays dans lesquelles les prises ont eu lieu, au prorata des tonnages capturés, les 15 % restants étant partagés à part égale entre tous les États membres du Forum selon la même quote-part (Aqorau et Bergin, 1997). Il est fréquent que les revenus générés par cet accord multilatéral avec les États-Unis sous l’égide de la FFA soient supérieurs à ceux issus de l’accord bilatéral avec Taiwan. Ainsi, en 1989, les quatorze thoniers taïwanais opérant dans les eaux du Vanuatu n’ont rapporté que 70 000 $ dans les caisses de l’État, moitié moins que les 148 450 $ provenant de la FFA.

18 La seconde source de revenus vient du pavillon de complaisance que représente le Vanuatu pour nombre de thoniers américains. En 2003, 51 palangriers et 14 senneurs arboraient ce pavillon sans qu’aucun d’entre eux ne pêche dans les eaux du Vanuatu (Naviti, 2003). En 2009, le nouveau plan de gestion thonière du Vanuatu fixe à 5 000 $ par navire et par an la redevance minimale (Anonyme, 2009). Cette somme est à mettre en parallèle avec la dégradation de l’image du Vanuatu sur la scène internationale lorsque ces navires sont soupçonnés de braconnage dans les autres ZEE et capturent de nombreux dauphins en prises accessoires ; par ailleurs, la valeur des débarquements de ces navires battant pavillon de complaisance du Vanuatu pour la période 1989-2002 correspond à environ 17 % du PNB du pays.

19 La troisième source de revenus devrait être tirée de l’ouverture en 2012 dans la baie de Mélé à proximité de l’aéroport de Port-Vila d’une base de transbordement de thoniers chinois associée à une conserverie. Ainsi, par un paradoxe de l’histoire, près de vingt- cinq ans après la fermeture de la base de Pallicolo, le pari qu’avait fait Walter Lini de refaire du Vanuatu un pays qui compte en matière de pêche thonière dans la région pourrait être gagné. Mais il ne s’agit plus de navires taïwanais mais de navire chinois et ce n’est plus Santo qui profite de cette activité mais Efaté0.

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La révolution bleue de la pêche artisanale

La politique de développement de la pêche côtière

20 Lorsque le Vanuatu est devenu indépendant, les connaissances scientifiques sur les tombants récifaux de 50 à 500 m de fond et les ressources halieutiques qu’ils abritaient étaient très fragmentaires. Elles se limitaient aux résultats de quelques pêches expérimentales effectuées par les maîtres pêcheurs de la Commission du Pacifique Sud à la fin des années 1970. Aussi, le gouvernement de Walter Lini a-t-il demandé à son jeune service des pêches et à l’ORSTOM, partenaire de ce dernier, de tout mettre en œuvre pour estimer les ressources exploitables de ces milieux. Les premiers travaux ont montré que ces ressources étaient abondantes et se composaient d’étélidés (vivaneaux), de lutjanidés (perches), de serranidés (loches ou mérous), de léthrinidés et pentapodidés (brêmes et bossus(Brouard et Grandperrin, 1984). Ces poissons démersaux présentent pour le consommateur l’avantage d’être exempts d’ichtyosarcotoxisme (Laurent et al.,1993), ce qui les distingue des poissons vivant sur les cinquante premiers mètres du tombant. Ce potentiel a conduit le gouvernement du Vanuatu à lancer en 1982 un ambitieux programme de développement de la pêche artisanale au niveau des villages, le VFDP ( Village Fisheries Development Programme), centré sur la capture de ces espèces profondes et sur l’exploitation des poissons pélagiques vivant en surface : bonites, thons jaunes et dorades coryphènes.

21 En effet, si ces ressources semblaient trop peu abondantes pour assurer l’exploitation rentable d’un senneur, les campagnes de prospection aérienne réalisées par l’ORSTOM montraient qu’elles l’étaient suffisamment pour permettre la viabilité économique de quelques unités de pêche artisanale opérant à la traîne sur ces stocks. Afin de réduire au maximum les temps de recherche infructueux des bancs et les coûts de carburant associés, le VFDP a décidé d’aider les pêcheurs en mouillant des dispositifs de concentration de poisson (DCP)0, radeaux de bois de 1 à 2 m2 flottant en surface, ancrés sur des profondeurs de 800 à 1 100 m et supposés agréger les thonidés et les dorades coryphènes (Cillaurren, 1990a). Parallèlement, il a été demandé à l’ORSTOM d’entreprendre des recherches sur l’efficacité de ces radeaux, leur rentabilité et le comportement des poissons agrégés (Cillaurren, 1987). Il a ainsi été montré que la rentabilité d’une pêcherie exploitant un DCP dépend étroitement du positionnement du radeau, notamment des temps de trajet pour yaccéder, mais aussi de sa solidité, les zones de passage de thons qui sont les sites les plus propices à l’implantation de DCP étant toujours très exposées aux vents et aux courants (Cillaurren, 1990b). De 1982 à 1984, quinze DCP ont été installés ; au 31 décembre 1984, seuls dix d’entre eux étaient encore en activité, les cinq autres ayant été détruits par des tempêtes.

22 D’une durée initiale de trois ans, le VFDP prévoyait la mise en place de vingt-cinq groupements commerciaux de pêcheurs (devant le succès du projet, ce nombre a rapidement été porté à quarante) auxquels une assistance technique et financière était assurée tant pour l’acquisition du matériel que pour l’apprentissage de son maniement et de son entretien. Le FED (Fonds européen de développement) et le Canada ont été les principaux financeurs de ce programme d’un montant total de 138 millions de dollars0 (Crossland, 1984a). Chaque groupement de pêcheurs s’est vu attribuer un équipement complet, d’une valeur de 8 000 à 10 000 $0 dont 51 % correspondaient à une subvention du FED, 42 % à un prêt de la Banque de Développement du Vanuatu (taux annuel de 4 %

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remboursable en trois ans), les 7 % restant étant à la charge des pêcheurs, soit 600 à 700 $, somme correspondant au budget annuel moyen des ménages ruraux du pays (Marshall, 1986 ; David, 1988). Au début du VFDP, chaque groupement de pêche artisanale se composait d’une dizaine de personnes, dont un secrétaire et un trésorier, responsable de l’exercice financier, deux capitaines de pêche et deux équipages0 se relayant, les uns étant en pêche tandis que les autres vaquaient à leur travail quotidien au jardin vivrier ou dans les plantations de cocotiers. À partir des années 1985, l’effectif s’est réduit à un unique équipage, le capitaine de pêche se chargeant lui-même de toutes les tâches administratives.

23 Bien qu’entièrement consacré à la pêche artisanale, le VFDP constitue également une « révolution bleue » à part entière tant ce programme a introduit d’innovations dans le milieu de la pêche au Vanuatu : 1. les ressources cibles, encore vierges de toute exploitation pour les espèces démersales ou très peu exploitées pour les espèces pélagiques, trop rapides pour être capturées par les pirogues traditionnelles ; 2. les profondeurs de capture, de 100 à 500 m, les tranches d’eaux habituellement prospectées restant au dessus de l’isobathe 50 m ; 3. les zones de pêche qui se situaient bien au-delà du rayon d’action des pirogues monoxyles traditionnelles propulsée à la pagaie ; 4. le caractère motorisé des embarcations, jusqu’alors les moteurs étaient réservés aux colons pratiquant la pêche de loisir et les pirogues à voile, les seules pouvant s’éloigner quelque peu de la côte, étaient déjà très rares au moment de l’indépendance ; 5. les engins de pêche, le moulinet à main lui aussi était l’apanage des pêcheurs plaisanciers, comme l’étaient les palangrottes mises en œuvre pour la capture des espèces démersales profondes ou les lignes de traîne ; 6. le recours au froid pour conserver les prises ; 7. l’objectif commercial de la production, la pêche étant une activité quasi vivrière dans la majorité des villages ; 8. le salariat qui régissait les relations entre le capitaine et son équipage, dans un monde où la monétarisation du travail était encore peu courante, l’essentiel de la production de coprah, principale source de devises des îles, se faisant dans un cadre familial ; 9. la nécessité de tenir une comptabilité, de rembourser ses dettes, ce qui obligeait parfois à sortir en pêche, même lorsque les conditions de travail à la mer étaient mauvaises ou que le pêcheur n’en avait pas envie.

24 Afin d’écouler la production des groupements de pêcheurs, deux poissonneries disposant d’une capacité importante de stockage en chambre froide ont été créées en 1983 par le gouvernement à Port-Vila et à Luganville, les deux centres urbains du pays (Crossland, 1984b). En 1983, 1984 et 1985, une moyenne annuelle de 31,6 t de produits de la pêche a été vendue à l’étalage de la poissonnerie de Port-Vila, soit 30 % de l’ensemble de la production halieutique des groupements villageois (David, 1991), le reste des prises étant directement vendu dans les villages abritant les pêcheurs ou les localités voisines. Le VFDP devait s’achever fin 1985, mais devant l’afflux de candidats pour la création de nouveaux groupements de pêche, il a été décidé de le prolonger le programme jusqu’à la mi-1989, date à laquelle une nouvelle structure appelée Extension Services aété mise en place.

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Bilan de la politique de développement de la pêche côtière

25 Quatre objectifs ont été assignés par le gouvernement aux services techniques chargés de mettre en œuvre la politique des pêches (Crossland, 1984a) : 1. l’amélioration du régime alimentaire des populations rurales et urbaines du pays ; 2. la réduction des importations de poisson en conserve ; 3. le développement de l’économie monétaire dans les communautés villageoises, 4. la création d’emplois et la réduction de l’exode rural vers Port-Vila.

Tableau 1. – Évolution de la production halieutique supportée par le VFDP

Années de production 1983 1984 1985 1986 1987 1988

Nombre de groupements de pêche 11 23 50 72 59 75

Production totale (t) 49,1 87,9 97,5 128,8 93,5 78,3

Rendement moyen par groupement (t) 4,5 3,8 1,9 1,8 l 1,6 1,1

(service des Pêches du Vanuatu)

26 Compte tenu des sommes considérables (plusieurs centaines de millions de vatus) injectées par l’aide internationale dans le VFDP et des faibles résultats obtenus au regard des objectifs ambitieux qui lui avaient été fixés, le bilan de près de dix ans de développement de la pêche artisanale au Vanuatu peut être considéré comme négatif. Pourtant, les premiers résultats étaient encourageants. En 1983, la production s’est élevée à 49 t, soit une moyenne de 4,5 t pour chacun des onze groupements en activité pour un chiffre d’affaires équivalant au budget annuel de cinq à six familles rurales : 4 500 à 5 000 dollars. La pêche est alors apparue comme une activité particulièrement rentable et cette image, véhiculée par l’opinion publique, a conduit les responsables politiques de chaque île du Vanuatu à faire pression sur le service des pêches pour qu’il mette en place un projet de développement de la pêche artisanale dans leur circonscription électorale. Ainsi, fin 1984, le cap initialement prévu des vingt-cinq puis des quarante projets était largement dépassé. À la fin du VFDP, plus de deux cents projets avaient vu le jour mais la production n’a jamais dépassé les 129 t par an et très vite les rendements par groupement ont décliné jusqu’à tomber à 1,1 t par an en 1988 (tableau 1)0. Au final, peu d’associations ont réussi à dépasser le « cap » des trois ans d’activité et la population des « pêcheurs professionnels » qui devait assurer le succès durable du programme de développement de la pêche artisanale n’a jamais dépassé les quelques dizaines d’individus. Pourtant, les ressources existaient. La prise maximale équilibrée (PME), soit le maximum de production qui peut être tirée d’un stock sans compromettre ses capacités de régénération, a été évaluée à 586 t par an de poissons démersaux profonds pour l’ensemble du pays, ce qui correspond à l’activité de 130 bateaux effectuant chacun une moyenne annuelle de 150 sorties (Cillaurren et al., 2001).

27 Le manque chronique de rentabilité des groupements de pêche, qui traduit l’échec du VFDP, s’explique par trois causes principales (figure 1). La première tient à l’absence d’un marché local rémunérateur, la seconde à des problèmes de conservation par le froid de la production, la troisième à un manque de soutien technique aux groupements de pêche artisanale. En effet, les jeunes pêcheurs professionnels canadiens et européens

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qui devaient épauler les vingt-cinq groupements de pêche initialement prévus ont été contraints d’encadrer un nombre beaucoup plus important de pêcheurs artisans, d’où une moindre efficacité de leur action et au final des rendements de pêche très faible (tableau 1).

28 L’absence de marché local rémunérateur s’explique par la modestie de la demande. Celle-ci est imputable à trois contraintes majeures : 1. l’importance de la pêche vivrière (figure 2), 2. la mauvaise structuration du réseau de distribution des produits de la pêche artisanale, 3. la faiblesse de l’économie monétaire dans la plupart des îles du Vanuatu, traduction du peu de diversification de la production insulaire, centrée sur le coprah (produit peu rémunérateur mais pouvant attendre plusieurs semaines qu’un caboteur vienne en prendre livraison), et de son atomisation en une multitude de petites unités peu productives.

29 Dans ce contexte, les revenus de l’agriculture de rente étaient trop réduits pour espérer générer une masse monétaire suffisante pour amorcer un circuit économique « digne de ce nom » dans de nombreuses îles du Vanuatu.

30 Cette absence de marché local rémunérateur n’était pas une surprise pour les pouvoirs publics, qui ont incité dès 1983 les groupements de pêcheurs à écouler leur production sur le marché urbain, à destination notamment de la clientèle touristique. Mais les espoirs placés dans l’essor du tourisme à Port-Vila ont été déçus et ce marché n’a jamais été plus rémunérateur que le marché local en raison notamment des coûts de transport très élevés (fret aérien) des îles vers la capitale et de la concurrence du poisson en conserve qui imposait des prix de vente réduits. Les groupements de pêcheurs nouvellement créés ont donc eu tendance à restreindre leurs envois vers Port-Vila aux langoustes, espèce de grande valeur commerciale.

Figure 1. – Causes principales de l’échec du VFDP

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Figure 2. – Les causes de l’absence d’un marché local rémunérateur pour la pêche artisanale

31 Au final, aucun des objectifs que s’était fixé le VFDP n’a pu être correctement rempli. En premier lieu, la durée de vie des groupements de pêche s’est avérée trop éphémère pour sécuriser les emplois en zone rurale et réduire l’exode vers Port-Vila ou Luganville. Au contraire, il est permis de penser que les jeunes pêcheurs ayant goûté au plaisir de revenus importants à la suite d’opérations de pêches fructueuses dans les premiers mois de leur activité ont eu de grandes difficultés à retourner à l’agriculture ou à la pêche vivrière, une fois leur embarcation désarmée, et qu’un certain nombre d’entre eux a fait le choix de migrer vers la ville, porteuse à leurs yeux de la société de consommation.

32 En second lieu, la pêche artisanale n’a jamais véritablement joué son rôle de substitution aux importations de poisson, ni en ville, ni en zone rurale. Une grande partie des captures a été exportée vers les marchés urbains, où elle a été essentiellement consommée par les expatriés et par les touristes, deux populations qui disposent de revenus élevés et qui d’ordinaire ne consomment pas ou très peu de poisson en conserve. Dans ce contexte, l’offre de poisson frais en milieu rural est toujours restée modeste et en aucun cas n’a pu sérieusement concurrencer le poisson en conserve.

33 Dans les premières années du VFDP, les exportations de poissons vers Port-Vila et Luganville ont certainement contribué localement à accroître la masse monétaire en circulation. Mais le recentrage des ventes sur le marché local a considérablement réduit ces rentrées d’argent, à telle enseigne que l’on peut considérer qu’à partir de 1985, la pêche artisanale a contribué de manière significative au déficit commercial des îles où existaient des groupements de pêcheurs, puisqu’elle importait régulièrement du carburant, des agrès de pêche, voire de la glace et des appâts (David et Cillaurren, 1992).

34 Le bilan du VDFP n’est guère plus probant dans le domaine nutritionnel. Une partie de la production a été exportée vers les centres urbains où elle n’a que fort peu profité aux personnes qui en avaient le plus besoin : la population ni-vanuatu disposant de revenus modestes : moins de l’équivalent de 450 $ par mois. En zone rurale, les défaillances du réseau routier se sont soldées par des circuits de distribution du poisson se limitant à la zone littorale (Cillaurren et al., 2001) quand les besoins portaient surtout sur les populations de l’intérieur des terres.

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Conclusion

35 Trente ans après avoir accédé à l’indépendance, le Vanuatu n’est toujours pas à l’échelle du Pacifique le géant halieutique que certains de ses dirigeants avaient espéré qu’il devienne. Qu’elle porte sur les espèces démersales profondes ou sur les espèces pélagiques, la révolution bleue n’a pas été couronnée de succès et, aujourd’hui, ces ressources demeurent sous-exploitées ou sont mises en exploitation par des flottilles étrangères à des conditions économiques peu favorables pour le gouvernement du Vanuatu et sa population. La pêche reste une activité mineure et ne concourt que très faiblement à la formation des richesses du pays.

36 On peut évoquer l’insularité et le fossé existant entre les finances requises pour armer une flotte thonière et les ressources financières du Vanuatu pour expliquer en partie l’échec de ces espoirs. Il n’en demeure pas moins que des erreurs ont été commises dans la conception et la mise en œuvre du programme de développement halieutique (Cillaurren et David, 1995). Pourtant, quand en 1990 s’achève l’ère Lini, le Vanuatu était de tous les petits pays et territoires du Pacifique Sud celui qui disposait des connaissances scientifiques les plus développées sur l’état de ses ressources halieutiques et ses pêcheries. Ce décalage entre, d’une part, la quantité et la qualité d’informations disponibles et, d’autre part, le peu de résultats obtenus dans le développement des pêches interpelle l’observateur comme il interpelle l’actuel IRD (ex- ORSTOM) qui a conçu et réalisé les programmes de recherche ayant permis de recueillir cette connaissance scientifique. En apparence, cette dernière n’a guère été mobilisée. Pourtant, j’en suis témoin, il y a toujours eu un excellent climat de collaboration au sein du service des pêches de Port-Vila entre l’équipe recherche et l’équipe en charge du VFDP. Mais cette collaboration a toujours été unidirectionnelle en termes de flux d’information. Le scientifique exposait les résultats de ses études au « développeur », celui-ci étant libre de les utiliser ou non, mais jamais le scientifique n’est intervenu directement dans la conception et le pilotage du programme de développement halieutique. De surcroît, les données scientifiques mobilisées ont toujours porté sur la biologie des populations halieutiques ou leur dynamique d’exploitation. Le programme de géographie et de socioéconomie des pêches sur lequel je travaillais ayant commencé fin 1983, ses résultats n’ont pas paru à temps pour être intégrés dans le développement de la pêche artisanale. Pourtant, la connaissance du système social et socioéconomique dans lequel se fait le développement halieutique et l’étude de ce dernier me semblent aussi importants pour développer avec succès la pêche d’un pays que la connaissance fine de ses ressources exploitables, au Vanuatucomme ailleurs en Océanie0.

37 Trente ans après le lancement de cette révolution bleue, suscitée par la création d’une zone économique exclusive de 680 000 km2, la possibilité d’étendre les ZEE jusqu’à 350 milles des côtes va-t-elle conduire le Vanuatu à réaffirmer ses ambitions halieutiques ? L’élaboration d’un plan de gestion des ressources thonières (Anonyme, 2009) et le vote par le parlement du cadre légal pour le mettre en œuvre le laissent supposer. Cette nouvelle politique a-t-elle plus de probabilités de réussir que la révolution bleue de Walter Lini ? Sans être devin, il est possible d’identifier quelques- uns des atouts dont dispose le Vanuatu en ce domaine mais aussi les contraintes auxquelles cet État trentenaire devra faire face. Le premier de ces atouts est incontestablement le « poids » de l’expérience. Aujourd’hui, contrairement à 1980, le Vanuatu dispose d’une politique cohérente dans le domaine halieutique (Anonyme,

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2009 ; United Nations, 2010) et de ressources humaines compétentes pour l’appliquer. Ainsi, l’actuel directeur du service des pêches a passé plusieurs années à Honiara à l’Agence des Pêches du Forum du Pacifique Sud en charge de la gestion de la pêche thonière. Rédacteur du Vanuatu fisheries ressources Profile (Amos, 2004), il a toutes les qualités pour tirer les leçons du passé et mener « la barque de la pêche ni-vanuatu » dans des eaux qui promettent d’être houleuses. En effet, malgré l’immensité de l’océan Pacifique, la plupart des stocks de thons ont atteint leur niveau maximum d’exploitation, le thon obèse montrant quant à lui des signes inquiétants de surexploitation (Gillet, 2010 ; Gillet et Cartwright, 2010). Dans un contexte de rareté grandissante de la ressource, la concurrence entre les producteurs risque de s’exacerber, d’autant que la surexploitation grandissante des stocks thoniers de l’océan Indien conduit les senneurs européens à se tourner vers le Pacifique, désormais soumis à une pression chinoise croissante (David, 2008). Déjà, l’unité dont les États membres du Forum du Pacifique avait fait preuve pour négocier avec les senneurs américains en 1987 s’est fissurée. Dans le cadre de l’accord de Nauru, les huit États océaniens possédant les ressources les plus abondantes (le quart des prises mondiales de thon pour une valeur estimée de 2 milliards de dollars par an) se sont fédérés en «un cartel du thon »0, laissant les autres États gérer de manière individuelle l’exploitation de leur ZEE. Au Vanuatu, le plan de gestion thonière publié en 2009 prévoit que le montant des licences de pêche accordées aux armements étrangers sera de 4 à 5 % de la valeur des prises, ce qui correspond au barème pratiqué par l’agence des Pêches du Forum. Toutefois, la création récente à Port-Vila de l’armement Vanuatu Tuna Fishing Company et l’ouverture prochaine de la base thonière de Mélé laissent à penser que les autorités du Vanuatu espèrent exploiter leur ZEE de manière plus active que sous la forme de licences de pêche. Cette perspective est intéressante mais elle implique que la superficie exploitable autour du Vanuatu s’accroisse de manière significative, condition qui renvoie au problème de Matthew et Hunter car, comme l’indique la carte 1, c’est au sud de ces îles que se trouvent actuellement les principales eaux internationales concernées par l’extension à 350 miles de la ZEE du Vanuatu. Deux minuscules îlots d’une superficie totale de 1,3 km2, legs d’une décision de l’administration britannique de 1965, continuent ainsi d’attiser les tensions entre Paris et Port-Vila. Le condominium des Nouvelles-Hébrides a bien disparu le 30 juillet 1980 mais à l’évidence, trente ans après l’indépendance, son cadavre bouge encore.

38 AMOS Moses, 2004. Vanuatu Fisheries ressources profile, Apia, UNDP/SPREP.

39 ANONYME, 2009. Revised Tuna Management Plan. A national policy for the management of Vanuatu tuna fisheries, Republic of Vanuatu/SPC/FFA, Vanuatu Department of Fisheries.

40 ANONYME, 2011a (05/05). France warns against illegal fishing near Matthew and Hunter, Vanuatu Daily Post.

41 —, 2011b (26/04). Tuna Fishing expecting to export 40 to 60 tons per month, Vanuatu Daily Post.

42 AQORAU Transform and Anthony BERGIN, 1997. Ocean governance in the Western Pacific purse seine fishery, the Palau Arrangement, Marine Policy 21 (2), pp. 173-186.

43 BONNEMAISON Joël, 1986. L’arbre et la pirogue, Les fondements d’une identité : territoire, histoire et société dans l’archipel de Vanuatu (Mélanésie), Paris, ORSTOM, coll. Travaux et Documents 201, vol. 1.

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44 —, 1987. Tanna et les hommes lieu, Les fondements d’une identité : territoire, histoire et société dans l’archipel de Vanuatu (Mélanésie), Paris, ORSTOM, coll. Travaux et Documents 201, vol. 2.

45 BOUR William et Pierre GALENON, 1979. Le développement de la pêche thonière dans le Pacifique ouest, Nouméa, Commission du Pacifique Sud, Document occasionnel 12.

46 BROUARD François et René GRANDPERRIN, 1984. Les poissons profonds de la pente récifale externe à Vanuatu, Port-Vila, ORSTOM, Notes et documents d’océanographie 11, 131 p.

47 CILLAURREN Espérance, 1987. La pêche à la traîne autour des dispositifs de concentration de poissons mouillés à Vanuatu : un exemple dans le Pacifique Sud-ouest, Brest, Université de Bretagne Occidentale, thèse d’océanologie.

48 —, 1990a. Fish Aggregating Devices: are they really of any help to fishing? Example: South-west Efate (Vanuatu), Nouméa, Commission du Pacifique Sud, 22e conférence régionale technique des pêches, atelier de travail sur les DCP, papier de travail 28.

49 —, 1990b. Initial analysis: Economic viability of ships fishing around FAD’s off the South-west coast of Efate, Nouméa, Commission du Pacifique Sud, 22e conférence régionale technique des pêches, atelier de travail sur les DCP, papier de travail 13.

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60 DAVID Gilbert and Espérance CILLAURREN, 1992. National fisheries development policy for coastal waters, small scale village fishing and food self reliance in Vanuatu, Man and Culture in Oceania 8, pp. 35-58.

61 DOUMENGE François, 1966. L’homme dans le Pacifique Sud, Paris, Société des Océanistes, Publications de la Société des Océanistes 19.

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65 GRANDPERRIN René, Robert GILLET, Xavier de RIVIERS, Michel THERIAULT, 1982. Appâts vivants à Vanuatu, Port-Vila, ORSTOM, Notes et Documents d’Océanographie 2.

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68 JENNINGS Simon and Michel KAYSER, 1998. The effects of fishing on marine ecosystems, Advances in Marine Biology 34, pp. 201-352.

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75 —, 2008. Vivre de la mer, vivre avec la terre… en pays kanak : savoirs et techniques des pêcheurs kanak du sud de la Nouvelle-Calédonie, Paris, Société des Océanistes, Travaux et documents océanistes 1.

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82 PETIT Michel et Christian HENIN, 1982. Radiométrie aérienne et prospection thonière : rapport final, Port-Vila, ORSTOM, Notes et Documents d’Océanographie 3.

83 QUANTIN Pierre, 1982. Vanuatu, carte des potentialités agronomiques et des aptitudes culturales, Paris, ORSTOM.

84 RIEPPEN Mike and Doresty Kenneth, 1989. Development of ocean fisheries in Vanuatu, in H.F Campbell, K. Menz and E. Waugh (eds), Economics of fishery management in the Pacific islands region, Canberra, aciar Proceedings 26, pp.130-134.

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87 TABANI Marc, 2002. Les pouvoirs de la coutume à Vanuatu : traditionalisme et édification nationale, Paris, L’Harmattan.

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89 UNITED NATIONS, 2010. Vanuatu Maritime Zone Act n° 6. Legal information relevant to the United Nations Convention on the Law of the Sea, Law of the Sea Bulletin, October 1.

90 WEIGHTMAN Barry, 1989. Agriculture in Vanuatu, an historical review, Portsmouth, British friends of Vanuatu publishers.

NOTES

0. Il est quand même paradoxal que l’année du 30e anniversaire de l’indépendance, le condominium apparaisse comme une solution innovante pour régler un différend territorial avec la vieille puissance coloniale que le Royaume-Uni, autre partenaire du condominium des Nouvelles-Hébrides, avait contribué à créer en 1965. 0. Toutefois, ce projet suscite toujours beaucoup d’opposition de la part de la population riveraine qui s’inquiète de ses répercussions sur l’environnement de la baie de Mélé. Profitant de ces incertitudes, une compagnie locale de pêche thonière a été créée en 2010. Elle espère

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exporter de 40 à 60 t chaque mois. Les premières exportations, une quinzaine de tonnes, ont eu lieu à la mi-avril 2011 (Anonyme, 2011b). 0. En 1983, le coût de fabrication et de mise en place d’un DCP s’élevait à 3 000 $, somme qui a totalement été prise en charge par les pouvoirs publics pour la quinzaine de radeaux posés de 1982 à 1984. 0. En 1984, 100 vatus valaient environ 1 $ ou 11,5 francs. 0. Cet équipement se composait d’une embarcation (catamaran de 8,6 m de long ou barque d’une longueur de 5 m), de trois à quatre moulinets à main en bois pouvant opérer en surface pour la pêche à la traîne de pélagiques ou à des profondeur de 100 à 500 m pour la capture d’espèces démersales profondes, de deux moteurs hors-bord, l’un de 25 cv et l’autre de 5 cv, destiné à servir d’appoint au premier en cas de panne. Quatorze projets ont également été dotés d’un équipement frigorifique. 0. La rémunération des pêcheurs ne s’effectuait pas à la part mais sous la forme d’un salaire mensuel ou annuel. À la fin de chaque année d’exercice, les reliquats de trésorerie étaient distribués aux actionnaires du groupement. 0. À cette flottille dont la pêche était normalement l’activité principale, il convient d’ajouter de 120 à 200 embarcations à moteur équipées de moulinets qui, employées au transport des personnes et des produits agricoles, ne pratiquaient la pêche que de manière occasionnelle. La production des deux flottilles confondues peut être estimée à une moyenne annuelle de 90 à 150 t de poissons de fond, soit une offre de 0,7 à 1,2 kg par an et par habitant pour une population évaluée à 127 800 personnes en 1984. 0. Pour l’exemple de la Nouvelle-Calédonie voisine, voir entre autres Leblic (1993, 2008). 0. Ce « cartel du thon » se compose des Etats Fédérés de Micronésie, de Kiribati, des îles Marshall, de Nauru, de Palau, de la Papouasie Nouvelle-Guinée, des îles Salomon et de Tuvalu.

RÉSUMÉS

Les premières années du gouvernement de Walter Lini ont été marquées par une forte volonté de développer l’exploitation des ressources halieutiques du pays pour renforcer la sécurité alimentaire du pays, réduire sa dépendance économique vis-à-vis de l’extérieur et diversifier l’économie monétaire dans les îles en mettant en exploitation un nouvel espace économique, à l’aide d’une technologie nouvelle, offrant des rendements sans commune mesure avec les pratiques halieutiques traditionnelles. Cette révolution bleue s’est finalement traduite par un échec (cessation d’activités de la SPFC à Santo, non-structuration d’une flotte thonière nationale). Quant au programme de développement de la pêche artisanale, il a été victime de son succès initial (trop de groupements de pêche non rentables en raison d’un manque d’assistance technique solide).

A very ambitious fisheries development policy, targeting, both pelagic and demersal resources, was conducted during the early years of the Walter Lini government. Its aims were to strengthen the country’s food security and economic self reliance and to diversify the cash economy in the islands. Due to the size of the new economic space and the yields of the new fishing gears, this policy may be related to a blue revolution. This last one has finally resulted in failure. After the closure of the spfc in Santo, Vanuatu authorities have been unable to structure a national tuna fleet or attract foreign investors. The program of artisanal fisheries’development was also a

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failure after an initial time of sucess. Without strong technical support, too many fishing groups never reached profitability.

INDEX

Mots-clés : développement autocentré, îlots Matthew et Hunter, pêche artisanale, pêche thonière, Vanuatu, viabilité insulaire, zee Keywords : artisanal fishing, eez, island sustainability, Matthew and Hunter islets, self reliance development, tuna fishing, Vanuatu

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Historique d’un chef-d’œuvre, ambassadeur de l’art ni-vanuatu en France

Christian Coiffier et Kirk Huffman

1 Une sculpture anthropomorphe en bois fait depuis plusieurs années l’admiration des visiteurs du musée du Louvre. Voici plus d’un siècle, elle se dressait dans un petit hameau de l’île de Malo aux Nouvelles-Hébrides (l’actuel Vanuatu) où elle était honorée et vénérée. Les vicissitudes de l’histoire coloniale et la compétition entre les missionnaires ont changé radicalement la destinée de cette sculpture. Ses origines demeurèrent longtemps ignorées après son transport en France en 1935 par l’intermédiaire des membres de l’expédition de La Korrigane1. Les descendants des populations qui l’avaient respectée et adulée ne l’ont pas oubliée aujourd’hui, comme ont pu le constater les deux auteurs de cet article lors d’un séjour dans l’île de Malo en juin 2008 (photo 1).

2 De nombreuses zones d’ombres demeurent encore au sujet de l’histoire de l’acquisition de cette grande sculpture, couramment dénommée « l’homme bleu », offerte pour le nouveau musée de l’Homme aux membres de l’expédition française de La Korrigane par un généreux donateur des Nouvelles-Hébrides.

3 Nous connaissons ainsi pas moins de trois versions différentes du récit de son enlèvement de son lieu d’érection. En 1975, sa provenance même n’était pas connue avec certitude. Jean Guiart avait d’abord mis en doute son lieu d’origine inscrit sur la fiche d’inventaire (1949 : 61) avant d’envisager l’île de Malo comme provenance (1963 : 449, 1965 : 20). La seule documentation dont on disposait à cette époque était donc les informations parcellaires et ambiguës rapportées par les membres de l’expédition de La Korrigane. Cet article essaie de retracer l’histoire de cette sculpture depuis sa réalisation jusqu’à son arrivée en France, tandis qu’un autre article présentera ultérieurement une analyse esthétique de l’œuvre et une réflexion sur son nouveau statut au musée du Louvre comme au Vanuatu.

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Photo 1. – Worahese, du village d’Attaripoy, un des descendants du dernier propriétaire de la sculpture

(© C.Coiffier)

Une sculpture particulière et unique en son genre

4 La sculpturetrrou körrou ou turu kuru2représente un personnage masculin portant les attributs d’un homme de l’île de Vao associés aux décorations d’un homme de haut rang de l’île de Malo (photo 2). Si l’étui pénien nambas (navu)maintenu par une ceinture d’écorce (tuvé nélé) correspond au code vestimentaire du nord-est de Malakula, le port de bracelets en coquillages djom sculptés sur le poignet gauche et le coquillage (matanagai)représenté sur le côté de la coiffure étaient réservés, à Malo, aux hommes de haut rang. Ces derniers étaient vêtus pour leur part d’un pagne de vannerie suspendu à leur ceinture. Les mâchoires de porcs à dents recourbées (nié nambo), sculptées sur la partie supérieure de la sculpture et constituant une sorte de cimier de quatre-vingt centimètres au-dessus de la tête témoignent des nombreux cochons sacrifiés pour l’érection de cette sculpture. Nous verrons que ces diverses particularités ne sont pas en contradiction avec l’érection de cette sculpture dans le cadre de la hiérarchie des grades de la société du sud-est de Malo. Cette sculpture aurait ainsi constitué un élément médiateur entre les communautés émigrées du nord-est de Malakula et leurs hôtes du sud-est de Malo. Selon les propos du chef Mataloué (Charpentier, 1978 : 2) l’aspect du visage et la stature de la sculpture turu kuru imposait le respect tant aux habitants de Malo qu’aux visiteurs venant de Malakula (photo 3). Il aurait été impossible de passer devant elle la tête haute et animé de mauvaises intentions. Tout homme de Malakula qui l’apercevait devait baisser les yeux et abandonner toute intention malveillante. Son visage inhabituel allongé, à la fois pensif et réfléchi, de même que sa hauteur de trois mètres aurait donc eu un rôle d’intimidation.

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L’expression turu kuru, signifie dans la langue du sud-est de Malo : « celui qui est dressé devant vous, qui vous regarde ».Selon des informations recueillies par Jean-Christophe Galipaud, l’expression turu kuroétait également utilisée pour désigner une pierre éternelle placée devant un certain type de maisons des hommes (rombö)ou une sculpture placée à demeure sur un site. Les témoignages enregistrés par Jacqueline et Jean-Marie Vasseur précisent cette étymologie : « se trouver là comme un mort, comme un arbre mort qui n’a plus d’usage ». Le terme turu kuru indiquerait donc la présence de « quelqu’un qui est dressé et n’a plus rien à faire ». Ce terme n’est pas le nom donné à cette sculpture à l’origine car, en Mélanésie, les changements de statut d’une personne ou d’un objet impliquent fréquemment une nouvelle dénomination. Il est possible que le nom turu kuru ait été attribué à cette sculpture lorsqu’elle a perdu sa fonction. Ainsi, selon une information personnelle de J. C. Galipaud, certains habitants de Malo désignent maintenant la sculpture du nom d’Atur kuru « celui qui n’est plus à sa place » puisqu’elle se trouve maintenant au Louvre. L’originalité de la sculpture turu kuru est le résultat d’une situation géographique et historique très particulière que nous allons présenter précisément.

Photo 2. – Sculpture turu kuru au Louvre, collection du MQB n° 71.1938.42.8

(© Terii Seaman)

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Photo 3. – Visage de la sculpture turu kuru au Louvre, collection du MQB n° 71.1938.42.8

(© Terii Seaman)

Échanges triangulaires interinsulaires

5 Au milieu du XIXe siècle et depuis bien longtemps, la zone maritime située au nord de la république du Vanuatu, entre les îles d’Ambae3, Maewo, Pentecôte, Ambrym, Malakula avec ses îlots de Vao, Atchin, Wala, Rano et Uripip, Santo avec les îles de Tutuba, Aore et Malo, représentait une sorte de petite mer Méditerranée (carte 1). Les réseaux commerciaux entre ces diverses îles étaient nombreux et variés avant les premiers contacts avec les Européens, d’autant plus que les distances à parcourir en pirogues n’étaient pas très grandes (Huffman, 1996 : 192). La majorité de ces îles se trouvent, en effet, visibles les unes des autres par beau temps. Les échanges de femmes lors des mariages facilitaient l’implantation de certains lignages au sein de communautés de langue et de culture différentes, et plusieurs d’entre eux contrôlaient les routes commerciales. Il existait des interdits de mariage avec les femmes d’Ambae, Pentecôte et Malo. Cependant certaines alliances eurent quand même lieu quoique celles-ci furent toujours entourées de difficultés et à l’origine de mythes fantastiques (Rallu, 1985 : 200). Par sa position géographique centrale, l’île de Malo servait donc nécessairement de relais entre les grandes îles de Malakula et de Santo et le sud d’Ambae, pour les échanges de cochons contre des matières colorantes (ni) destinées à la teinture rouge des nattes (Huffman, 1996 : 216). Malo était surtout connu comme un centre de production de cochons hermaphrodites (narave) aux dents recourbées suite à l’intervention humaine (Huffman, 2005) et comme un centre de fabrication de colliers de coquillages (jom)qui servaient de monnaie.

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6 L’île de Malo est située dans la province de Sanma au sud de l’île d’Aoré séparée de la grande île de Santo par le canal du Segond (carte 2). Les villages de l’île de Malo construits selon un plan plus ou moins circulaire possédaient chacun une ou plusieurs maisons des hommes rombö (Speiser, 1990 : 104 & fig. 10-3, Coiffier, 1988 : 44-47). La communauté masculine était divisée selon un système de dix-sept grades hiérarchisés appelé sumbe en langue tinjivo et sumbwea en langue auta. Des insignes particuliers (peintures faciales, bijoux de dents et de coquillages, ornements végétaux, monolithes) correspondaient à chacun des échelons de cette hiérarchie qui représentait la route menant chaque individu vers plus de prestige et d’influence dans leur communauté (Huffman, 1997 a et b). Les hommes qui désiraient accéder aux plus hauts grades devaient organiser de grands festins pour leur communauté et pour les groupes alliés. Pour cela, ils devaient sacrifier le plus grand nombre possible de cochons hermaphrodites narave qui avaient plus de valeur que les cochons mâles castrés maranda. Ces cochons pouvaient également être offerts vivants. Après ce rituel, ces hommes étaient considérés comme des ancêtres car ils s’assuraient après leur mort un rang honorable dans l’univers des esprits ancestraux (Huffman, 1997 : 216). Dans différentes régions de Malo, il leur était également indispensable de faire secrètement des prières et des offrandes de nourritures à une divinité nommée Toho Taitai pour obtenir ses faveurs concernant la fertilité des cochons. Des sacrifices étaient pratiqués sur des pierres enterrées dans les rombö (Paterson, 1904 : 27, cité par Layard, 1942 : 207 et par Speiser, 1990 : 321).

7 Le sud-est de l’île de Malo était un lieu d’escale pour les hommes des îlots du nord-est de Malakula qui entretenaient des relations d’échange régulières avec le village de Lolokaro dans le sud-ouest d’Ambae. Chacun y avait son lieu particulier d’escale et celui de Vao s’appelait Natarimboë (Huffman, 1996 : 202). Tous les trois ou quatre ans, les jeunes hommes initiés de l’île de Vao s’aventuraient en pirogue jusqu’à l’île d’Ambae dont le volcan était considéré comme une demeure de la divinité de la lumière Tagaro. Des offrandes, cochons, légumes et fruits de toutes sortes étaient jetés dans le cratère du volcan. Les gens faisaient des vœux qu’ils adressaient à la divinité. Ils accomplissaient pour clôturer leur période initiatique une sorte de pèlerinage dont ils rapportaient des cochons et des nattes rouges, couleur du soleil (Harrisson, 1937 : 49-50 ; Van den Broek, 1939 : 112 ; Layard, 1942 : 522-528 ; 1951 : 331-356 ; Speiser, 1951 : 331-356 ; Huffman, 1996 : 202).

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Carte 1. – Nord de Malakula et sud de Santo, extrait de la cartede l’archipel des Nouvelles-Hébrides

(© IGN- Paris 1976, autorisation n°80-1151)

8 L’île de Malo aurait été, jadis, peuplée de plusieurs milliers d’habitants, comme le prouvent les murets de pierres d’anciens enclos familiaux, la grandeur des anciennes places de danse et les nombreuses plates-formes de corail pour les sacrifices de cochons retrouvés par les archéologues. Mais à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, tous les villages se dépeuplèrent très rapidement. Il est probable qu’une des principales raisons de cette baisse démographique fut la pratique de l’exportation de main-d’œuvre (blackbirding) et ses conséquences. Des maladies infectieuses rapportées en 1897 par des hommes partis quelques années auparavant travailler dans les plantations du Queensland en Australie, de Nouvelle-Calédonie et même de Fidji, provoquèrent de terribles épidémies qui décimèrent aussi la population des deux îles voisines de Tutuba et Aoré (MacClancy, 2002 : 92-93). La distribution par les Blancs d’alcool frelaté et d’absinthe termina d’achever les derniers survivants. Au début du XXe siècle, l’acquisition d’armes à feu par les hommes des villages du nord-est de Malakula lors d’échanges avec des aventuriers européens exacerba les guerres locales et provoqua un afflux de réfugiés qui suivirent les chemins coutumiers de leurs réseaux d’échange traditionnels. Pourtant, sous le régime du Condominium, la vente d’alcool et d’armes à feu était interdite aux Néo-Hébridais, mais seuls les Britanniques tentèrent sérieusement de faire respecter cette réglementation par leurs ressortissants. Les missionnaires presbytériens essayèrent de s’opposer en vain au recrutement des habitants de Malo pour la Nouvelle-Calédonie en affirmant que les recruteurs français offraient en prime de l’alcool et des fusils (Shineberg, 2003 : 120). Profitant de cette dépopulation, la Société française des Nouvelles-Hébrides (sfnh) acheta de nombreux hectares de terres laissées vacantes dans les îles d’Aoré et de Malo. Elle les revendit par lots à des colons qui y installèrent de grandes plantations (MacClancy, 2002 : 75-85). Ces

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colons importèrent de la main-d’œuvre en provenance des îles de Malakula et d’Ambrym et leur descendance fit souche dans la région. Diverses familles originaires de la côte nord-est de Malakula (et particulièrement de l’îlot de Vao) vinrent s’établir également dans des zones laissées inoccupées du sud-est de l’île de Malo pour fuir les guerres tribales attisées par les ventes d’armes, ce qui repeupla un peu cette partie de l’île. Ainsi, la population se trouva presque totalement renouvelée sous la domination des nouveaux planteurs. La création de la sculpture turu kuru est le produit de ce contexte très particulier. Nous présenterons les premières recherches qui furent tentées à son sujet pour essayer ensuite de retracer son histoire.

Carte 2. – Extrait de la carte de l’île de Malo au 1/100 000e

(© IGN-Paris 1968, autorisation n°80-1151)

Enquête sur la provenance de la sculpture turu kuru

9 En 1976, la sculpture turu kuru fut présentée à l’exposition « La France aux quatre coins du monde » au Palais des Congrès et Jean Guiart en envoya aux Nouvelles-Hébrides une photographie qui circula localement. Des planteurs de Malo, les Kaddour-Gardel, reconnurent la sculpture qui se dressait jadis dans leur plantation familiale. Au cours d’un voyage en France en janvier 1978, leurs amis, monsieur et madame Pierre Charpentier, planteurs dans l’île d’Aoré, se rendirent au musée de l’Homme pour y voir la sculpture et promirent au conservateur en charge des collections océaniennes d’effectuer des recherches à son sujet. Peu de temps après, Jean Guiart reçut une lettre de vœux de Michel Charleux (lettre n°78-1, non datée mais reçue le 12/01/78, archives du MNHN), instituteur à Mooréa et ami des Charpentier (doc.1). Cette lettre contenait une copie, faite dans un album de famille appartenant à madame veuve Gardel, d’une

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photographie prise en 1929 et représentant l’époux de celle-ci, Eugène Gardel, debout à côté de la sculpture de l’homme bleu4, un jeune enfant néo-hébridais de six ou sept ans dans les bras (Coiffier, 2001 : 49). Dans un second courrier (du 20 février 1978 à M.-C. Bataille, archives du MNHN) accompagné de quatre photographies d’une sépulture, identifiée comme celle d’un certain Kana Supé, Michel Charleux transmettait des informations provenant de la veuve d’Eugène Gardel tout en concluant que ce matériel devrait être vérifié ultérieurement. Il ajoutait que ces informations venaient d’être publiées avec la photo de la sculpture dans le journal Nabanga aux Nouvelles-Hébrides (Charleux, 1977 : 17). Les Charpentier firent une enquête en interrogeant également madame Gardel, ainsi que ses proches voisins, les deux frères Marcel et Jean Jacquier, fils d’une famille installée à Santo depuis 1900 et le vieux chef Mataloué du village d’Abakourah dans le nord-est de l’île de Malo. Ils consignèrent scrupuleusement l’ensemble des informations recueillies dans un rapport de quatre pages qu’ils envoyèrent au musée de l’Homme (lettre du 4 mai 1978 à M.-C. Bataille, archives du MNHN). Marie-Claire Bataille, assistante au département Océanie, leur répondit pour les remercier : « Vos commentaires et renseignements sur “l’homme bleu” sont bien intéressants – nous les conservons dans notre dossier concernant cette pièce au cas où, un jour, il y aurait suffisamment d’informations pour en faire une publication. » (Lettre n°580, du 12 juillet 1978, archives du MNHN)

Document 1.– Lettre de Michel Charleux au professeur Jean Guiart

(© Paris, Bibliothèque centrale du MNHN, archives du musée de l’Homme)

10 Il fallut ensuite attendre la fin du siècle pour que de nouvelles investigations soient réalisées au sujet de cette sculpture. En 1997, l’archéologue Jean-Christophe Galipaud, chargé par le Centre culturel de Port-Vila d’effectuer un inventaire des sites historiques et culturels du Vanuatu, recueillit quelques informations sur l’emplacement où se

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dressait la sculpture, données qui confirmèrent les études précédentes. En 2000, l’ensemble des informations accessibles à cette époque permit de réaliser une notice pour accompagner la présentation de la sculpture dans le nouvel espace aménagé dans le Palais des Sessions du musée du Louvre et pour le catalogue (Coiffier, 2000 : 274-278). Lors de la préparation de l’exposition sur le voyage de La Korrigane au musée de l’Homme en 2001, de nouveaux documents et informations furent retrouvés dans les archives de cette institution ainsi que dans les agendas et les courriers prêtés aimablement par les descendants des membres de l’expédition.

11 La même année, Jacqueline Vasseur, dont la sœur défunte avait été mariée à un membre de la famille du dernier propriétaire ni-vanuatu de la sculpture, réalisa avec son époux un film vidéo sur des témoignages recueillis auprès de personnes âgées du village d’Attaripoy, situé à quelques kilomètres de l’ancien lieu d’érection de l’œuvre dans l’île de Malo. Le couple fit l’aimable démarche de venir remettre une copie de la cassette vidéo ainsi qu’un compte-rendu écrit des informations qu’ils avaient récoltées (cf. dossier d’œuvre n° 71.1938.42.8, archives du MQB), à Christiane Naffah, responsable du chantier des collections du musée du quai Branly dans son bureau situé au Palais des Sessions du musée du Louvre. En 2008, une mission à Malo et à Vao permit aux auteurs de cet article de faire le point sur l’ensemble des données disponibles et de recueillir sur le terrain des informations complémentaires auprès des descendants de diverses personnes associées à cette histoire.

Une sculpture protectrice des échanges de cochons ?

12 Lors de leur mission au Vanuatu, les auteurs de cet article ont recueilli des informations primordiales pour comprendre l’importance socio-historique de cette sculpture. Vers les années 1850, un homme de Vao, grand-père d’un certain Melte Lemb émigré et marié à Malo, aurait été le premier à ouvrir une route d’échange de cochons entre l’île de Vao et le sud-est de l’île de Malo en un lieu nommé Asavakasa (ou Savakas)5 proche du village d’Asamaranda6 (ou Samarandas). Cet homme appartenait au clan Nalu de la place de danse Pete-Hul à Vao (Layard, 1942 : 33, 67-69). Le village d’Asavakasa aurait été, à cette époque, l’un des plus importants de la région est de Malo. Selon Vianey Atpatoun, originaire de l’île de Vao, l’étymologie du nom Asavakasa a une signification qui apporte un éclairage nouveau sur une des fonctions de la sculpture bleu nommée turu kuru. En effet, dans la langue de Vao, le terme havasignifie « passage pour les grandes pirogues » et le terme kah« ouvert à tout le monde » ou « public ». Le mot havakah, transformé en Asavakasa par les gens de Malo, aurait, selon cette étymologie, désigné un passage ouvert à tous, comme un débarcadère ou un quai pour les grandes pirogues de commerce en provenance de Vao. Le village d’Asavakasa se trouvait dans un endroit très particulier : à l’entrée d’un petit chenal protégé de la houle entre l’îlot Malokilikili et l’île de Malo. Au début du XXe siècle, cet endroit était peuplé par de nombreuses familles originaires de Vao qui avaient occupé des terrains devenus vacants en raison des épidémies (cf. supra).

13 À la fin du XIXe siècle, ou au tout début du siècle suivant, le chef du village d’Asakavasa, nommé Kana ou Akana, aurait élargi son réseau de relations d’échange jusqu’au sud-est de l’île d’Ambae. Les contacts auraient été facilités car la langue du sud-est de l’île d’Ambae était très proche, voire la même que celle du sud-est de l’île de Malo. Il appartenait probablement à la famille de Melte Lemb7 et aurait eu ainsi des liens

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familiaux tant avec Malo qu’avec Vao. Selon des informateurs du nord-est de Malakula, ce serait un certain Na-klan de l’île de Vao qui aurait initié jadis les divers échanges avec Melte Lemb. Selon certaines informations (Charpentier, 1978), le chef Kana aurait décidé de fêter son accession au plus haut grade de la hiérarchie locale en érigeant une sculpture pour affirmer son appartenance pluriethnique. Celle-ci devait célébrer la route des échanges triangulaires de cochons créée par son ancêtre entre les gens du sud-est de Malo, ceux d’Ambae et ceux de l’île de Vao tout en honorant, Toho Taitai, Tagaro et Tahar, soit la même entité ». Il n’était pas dans la tradition de Malo d’élever des sculptures anthropomorphes de bois pour les cérémonies de grade. Le copyright de ce type de monument appartenait vraisemblablement aux hommes de Vao (Layard, 1942 : 278)8. Kana se serait donc adressé à un sculpteur du lignage de Tilena dans l’île de Vao. Des informateurs locaux nous indiquèrent que Tilena devait être un certain Meltek Tilé9de la place de danse Venu Elamp. Cette place fait partie de la moitié inférieure Bweter-Ihi de l’île de Vao (Layard, 1942 : 33, 58). L’œuvre aurait été réalisée dans la brousse face à Vao. Selon la légende, une fois achevée, elle se serait déplacée d’elle même vers son lieu d’érection à Malo. Il est plus vraisemblable de penser qu’elle a été transportée vers Asavakasa dans une grande pirogue.

14 Le chef Takao de l’île d’Aoré nous a confié, en 2008, que son père, Mwélé, au début du XXe siècle, aurait été présent à l’une des grandes cérémonies namanguiqui eut lieu face à la sculpture érigée devant le rombö de Kana. Mwélé venait d’être circoncis et avait donc le droit de participer avec les autres hommes initiés aux danses célébrant la prise de grade du chef Kana. De nombreux hommes de Vao étaient présents avec des fusils de traite. Il est probable qu’il s’agissait d’une des cérémonies de la prise de grade ayant donné lieu à l’érection de la sculpture turu kuru. Selon Jean Guiart (1958 : 165), plusieurs cérémonies de sacrifice de cochons pouvaient être nécessaires dans cette région pour accéder au plus haut de la hiérarchie. Les hommes des grades les plus élevés comme Kana dégageaient trop de pouvoir spirituel, ils se devaient donc de vivre à l’écart de leur communauté, seul dans leur römbo, où il avait un foyer particulier (buru) pour cuire leur nourriture (Huffman, 1997a : 217). Toujours est-il que Kana aurait acquis le droit d’accoler à son nom la marque de son nouveau grade et il devint Kana supé. Le terme supé (ou subé, sumbe, sumbwea selon les divers dialectes et langues locaux) est proche de celui de sukwé qui désigne la hiérarchie de grades dans les îles de l’extrême nord du Vanuatu. Cette cérémonie devait consacrer la maîtrise de l’esprit tanume du chef Kana en incorporant dans la sculpture sa propre force vitale sunahi pour lui assurer après sa mort un rang honorable dans le monde des esprits ancestraux (Huffman, 1997 : 216). La sculpture fut placée devant l’entrée du rombö de Kana supé, face à une table en blocs de corail (nawot) pour sacrifier les cochons et près de la pierre d’où parlent les big-men « celle qui fait le grade et pas le chef »(Vasseur, 2001) 10. Selon un informateur des Vasseur (2001 : 1), un certain Worahese (photo 1), ce serait le grand-père de ce dernier, nommé Sikeala Worahese, frère ou demi-frère de Kana, qui aurait lui-même fabriqué ou commandité la sculpture à Malo. Il en résulte que deux versions concernant l’origine des commanditaires de cette sculpture existent et qu’il est impossible de savoir laquelle des deux est la plus vraisemblable.

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Transformation du regard porté sur la sculpture suite à la christianisation

15 C’est dans les dernières années du XIX e siècle qu’arrivèrent dans ces îles des missionnaires zélés qui commencèrent l’évangélisation de la population en essayant d’éradiquer les croyances locales. Les prêtres catholiques venaient dans leur grande majorité de France alors que les pasteurs protestants venaient d’Australie, d’Angleterre ou d’Ecosse. Les pères catholiques, des Maristes, s’installèrent dans l’île de Vao. Le père Jean-André Vidil essaya de jouer de son influence pour faire cesser les guerres sanglantes entre les gens de Vao et leurs voisins, mais il mourut en 1898 d’un empoisonnement alimentaire après avoir passé huit années dans l’île sans réussir à convertir qui que ce soit. Il disait : « Mes Vao ne rêvent que de porcs et sont constamment à courir pour s’en procurer. »(O’Reilly, 1957 : 228)

16 Le père Antoine Tayac lui succéda sans plus de succès pour les conversions (O’Reilly, 1957 : 221). De leur côté, les presbytériens arrivèrent à Malo vers 1885. Le révérend David Livingstone Paterson11 et son épouse Jeanie remplacèrent le révérend J.D. Landels pour s’installer en avril 1902 à Avunatare dans la région ouest de l’île où s’étaient faites les premières conversions. Mais ils trouvèrent la langue trop difficile à apprendre. Deux années plus tard, en juin 1904, ils se déplacèrent vers le sud-ouest de l’île pour aller résider dans une petite maison construite en 1887 par le révérend Landels près du village d’Asavacasa car certains de ses habitants avaient commencé à s’intéresser à leur religion (Miller, 1990 : 41-69). En 1906, le condominium franco-britannique fut créé puis confirmé par un protocole entre les Français et les Britanniques. La concurrence entre les prêtres catholiques français et les pasteurs protestants britanniques pour conquérir des âmes ne fit que s’exacerber.

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Photo 4. – Photo de la sculpture turu kuru devant le rombö de Kana Supé dans les années 1915

(cliché Paterson, © Centre culturel de Vanuatu)

17 Le révérend Paterson avait un certain intérêt pour les cultures locales (Miller, 1990 : 69). Il se déplaçait à cheval d’un village à l’autre et réalisa diverses photographies de maisons des hommes rombö qu’il décrit comme de longs auvents de dix à plus de trente mètres de longueur ouverts à leurs deux extrémités, sous lesquels se trouvaient les divers foyers des hommes gradés (Miller, 1990 : 69). L’une de ses photographies, prise dans les années 1915 (photo 4), témoigne de la présence de la sculpture turu kuru devant le rombö du village d’Asavakasa. On la distingue nettement fixée au poteau central situé sur le front de l’édifice couvert de tôles neuves. Les toitures locales, à cette époque, étaient recouvertes habituellement de folioles de palmier sagoutier natangora (Metroxylon salomoniensis). Il est donc possible que l’ancien chaume ait été entièrement détruit par le cyclone du début de l’année 1912. Le révérend Paterson aurait alors proposé de remplacer celui-ci en offrant à Kana supé quelques tôles importées alors pour les besoins de la reconstruction de la mission d’Avunatare, de généreux donateursayant fourni des fonds substantiels (Miller, 1990 : 73). Sur la photo, les pierres pour les sacrifices de cochons sont visibles devant la sculpture et sur les côtés s’élèvent des namele (Cycas sp.) et des nagria (Cordyline sp.), deux végétaux importants pour leurs relations avec les ancêtres. Les feuilles de cordyline suspendues sous le porche de l’édifice et les matériaux divers qui jonchent le sol semblent indiquer que la photo a été prise dans les jours qui ont suivi l’inauguration de la nouvelle toiture. Sur la droite de cette photo se trouve un homme de haut rang qui se présente les bras ballants à la manière de l’homme représenté par la sculpture turu kuru. Il ne peut s’agir que de Kana supé. Il porte de très nombreuses dents de cochons recourbées à ses poignets et des anneaux aux chevilles, marques d’un grade très élevé. Il est habillé à la façon des gens de Malo, c’est-à-dire avec un pagne en vannerie. Sur la gauche de la photo se trouve un autre homme plus jeune qui, selon sa propre famille, serait son frère ou demi-frère Sikeala Worahese. Ce dernier est habillé

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d’un pagne en tissu européen. Kana Supé serait décédé quelques années après cette prise de vue et son corps fut inhumé à la manière chrétienne à l’entrée de son rombö, au pied de la sculpture turu kuru, sous un tas de blocs de corail et de morceaux de table de sacrifice à cochons, comme cela est visible sur les photos de M. Charleux prises dans les années 1970 (photo 5). La propriété de la sculpture aurait alors été transmise au fils aîné de Kana supé nommé Mole Hanghavulu (Molshanghavoulou selon Charpentier, 1978), puis pour une raison que l’on ne connaît pas, ce fut son demi-frère Sikeala Worahese qui en serait devenu le gardien (Charpentier, 1978 : 2).

Photo 5. – Sépulture de Kana Supé sur le site d’Asavakasa

(cliché M. Charleux, © Bibliothèque centrale MNHN, Paris 2011)

18 On peut imaginer comment le révérend Paterson, dans son zèle évangélisateur, utilisa toute sa rhétorique pour transformer aux yeux de Sikeala Worahese la sculpture turu kuruen suppôt de Satan, ce qui fut facilité par le fait que celle-ci était censé provenir de l’île de Vao, fief d’une mission catholique. Cette sculpture ne pouvait qu’être maléfique et concurrente du dieu Chrétien qu’il essayait de promouvoir dans la région. Tant et si bien que vers 1920, Worahese décida de se convertir à la religion presbytérienne en rejoignant l’église du révérend Paterson. Une histoire raconte que le jour où il abandonna définitivement son feu sacré et son rombö pour aller vivre avec les nouveaux convertis, la grande pierre de sacrifice à cochon (nawot) qui se trouvait devant l’édifice se serait brisée mystérieusement en trois parties. Ce qui peut être constaté encore aujourd’hui sur le terrain. Le tremblement de terre de 1920 pourrait expliquer ce phénomène, mais les habitants d’Asavakasa n’ont conservé dans leur mémoire que le fait d’une intervention divine, soit de Toho Taitai qui aurait voulu punir Sikeala Worahese, soit du dieu chrétien qui aurait ainsi exprimé sa réprobation des anciennes coutumes. L’implantation des diverses idéologies chrétiennes dans la région n’a fait que compliquer les différents discours sur les significations et le rôle social que put jouer cette sculpture. Le révérend Paterson quitta définitivement Malo en 1925. Quelques années après, les habitants d’Asavakasa, effrayés par une rumeur selon laquelle certains auraient vu la sculpture déambuler d’elle-même, auraient pris la décision de

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s’en séparer rapidement. Les nouveaux convertis au protestantisme auraient été alors très divisés au sujet de la conservation de cette sculpture et certains accusèrent celle-ci de ne pas les avoir protégés contre les épidémies qui firent de nombreux morts dans la région12. Dans l’enregistrement réalisé par les Vasseur, Joël Uri-uri, dont la grand-mère paternelle fut une épouse de Sikeala Worahese, précise que la sculpture était devenue inutile après la conversion de cet homme et la mort de presque tout les anciens car il n’y avait plus personne pour célébrer les rituels qui lui étaient dévolus (Vasseur, 2001 : 3).

19 Selon les informations recueillies par les Charpentier, le chef Mataloué du village d’Abakourrah dans le nord-est de Malo se rappelait avoir toujours vu, depuis sa petite enfance, la sculpture turu kuru orner le rombö du village d’Asavakasa. Il se souvenait, d’autre part, avoir vu une autre statue d’homme en costume de Malo qui ornait le rombö de son propre village. Selon les mêmes sources, Marcel Jacquier évoque le souvenir d’une statue féminine en costume de Malo qui aurait orné les vestiges d’une maison d’un ancien village situé, à la fin du siècle dernier, sur l’emplacement de sa plantation, Ces deux statues, qui auraient été aussi anciennes que la précédente, mais sculptées dans un bois plus tendre, n’auraient pas résisté aux intempéries. Il apparaît que ces trois statues seraient les seules de ce style dont les habitants aient eu le souvenir dans toute l’île de Malo, au début du siècle. Il est probable que ces sculptures avaient été importées de différentes îles voisines par des communautés émigrées dans l’île au début du XXe siècle.

Déplacement de la sculpture

20 Le jeune planteur Eugène Gardel et son épouse arrivèrent en 1922 à Avna Sao, un lieu dit voisin d’Asavakasa. Selon les informations de Marie-Claude Kaddour-Gardel, le couple fit la connaissance de Worahese et, à la mort de ce dernier, il acheta le terrain d’Asavakasa à sa fille13tout en respectant le rombö avec la sépulture et la sculpture turukuru abandonnée. Les Gardel, comme la majorité des colons français, étaient catholiques, et ils s’installaient dans un fief presbytérien. Ne pouvant qu’entretenir de bonnes relations avec leurs voisins, ils acceptèrent que la bordure côtière de leur domaine demeure un lieu de débarquement pour les pirogues arrivant de Vao. À cette époque, la région d’Asavakasa était peuplée d’une majorité de gens originaires de Vao convertis au culte catholique pour certains ou au culte presbytérien pour d’autres. Eugène Gardel se fit prendre en photo, en 1929 (photo 6), devant l’édifice, à côté de la sculpture turu kuru et de la sépulture de Kana Supé, témoignant ainsi de son intérêt pour ce site. Mais l’on sait aussi que les Français catholiques se présentèrent souvent en protecteurs des adeptes de la coutume pour contrer la progression des presbytériens (Mc Clancy, 2002 : 97).

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Photo 6. – Eugène Gardel et Sikoma posant à côté de la sculpture turu kuru

(cliché Famille Gardel, © Bibliothèque centrale MNHN, Paris 2011)

21 Selon les informations recueillies par Charpentier (1978), Vasseur (2001) et Galipaud, ce serait Jean Jacquier, surnommé Loli, l’un des propriétaires de la plantation voisine de celle des Gardel qui aurait acquis la sculpture en 1932 auprès d’un descendant du chef Worahese en l’échangeant contre quelques bâtons de tabac. Jacquier n’avait pas, selon son fils, surnommé Cape, d’intérêt particulier pour les arts des Nouvelles-Hébrides, mais il entretenait de bonnes relations avec la famille du chef. Plusieurs témoignages concordent sur le fait que la sculpture n’aurait pas été achetée contre de l’argent mais échangée de manière coutumière. Paul Jacquier, le neveu de Jean Jacquier, présente aujourd’hui une autre version des faits. La sculpture turu kuru aurait été jetée à la mer, comme d’autres, suite à un désaccord entre deux clans. C’était selon lui la façon traditionnelle de procéder pour détruire un maléfice. Jean Jacquier et son frère Marcel auraient alors demandé aux ayant droits de Worahese la permission d’aller repêcher la sculpture quelques mois après son immersion. Ils l’auraient tirée de l’eau et nettoyée avant de la badigeonner avec de la couleur bleue pour lui donner meilleure allure. Ils savaient bien qu’ils n’auraient guère de difficulté pour la revendre car à cette époque il y avait régulièrement des yachts américains qui passaient à la recherche d’oeuvres d’art locales. Finalement, ils auraient réussi à la vendre pour la somme de quarante dollars, assez importante à l’époque, à un certain G. Marinoni, alors que le cours du coprah était au plus bas14. Marinoni aurait été un trader d’origine italienne, stationné sur la côte ouest de Malakula à Tisbel et connu aux Nouvelles-Hébrides sous le nom de Mussolini. Il possédait une échoppe où il achetait aux gens des villages voisins tout ce qu’il pouvait au plus bas prix possible (Van den Broek, 1939 : 102-103). Il aurait reçu durant un temps très court la charge administrative de résident par intérim pour les îles du nord. Les membres de l’expédition, les Korrigans15le rencontrèrent16lors de leur

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passage à Tisbel, sans savoir que celui-ci aurait eu la sculpture entre ses mains. Si Marinoni était un amateur d’objets indigènes, il ne put profiter longtemps de son achat, car se trouvant dans l’obligation de payer des dettes de jeux, ses biens auraient été saisis pour être vendus aux enchères publiques. C’est l’avocat maître Gomichon des Granges qui aurait eu la charge de liquider cette affaire et il en aurait profité pour racheter la collection d’objets indigènes de Marinoni dont la sculpture turu kuru qu’il aurait fait transporter à Port-Vila par un navire de la marine française (Vasseur, 2001 : 1).

Envoi de la sculpture en France par les membres de l’expédition de La Korrigane

22 C’est durant la crise économique mondiale que Gabriel Gomichon des Granges débarqua aux Nouvelles-Hébrides, le 28 mai 1930, pour s’y installer comme avocat auprès du tribunal français de Port-Vila. Trois années plus tard, suite à la faillite de la Société de Béchade, il put acquérir le domaine de Bellevue située sur les hauteurs de Port-Havannah et dominant la baie de Port-Vila (O’Reilly, 1972 : 88). Il y développa rapidement un élevage de bovins et commença également à collectionner des objets d’art local durant ses voyages à travers les îles. À cette époque les « totems » étaient à la mode en France et en Occident et de nombreux aventuriers sillonnaient les mers du Sud pour s’en procurer car leur commerce commençait à devenir lucratif. Maître Gomichon des Granges était un amateur d’art éclairé. Il était introduit dans le milieu artistique parisien et connaissait bien Georges Henri Rivière.

23 Paul Rivet et Georges Henri Rivière, les initiateurs du musée de l’Homme, adressèrent un courrier17 à l’avocat pour lui recommander vivement les membres de l’expédition de La Korriganede passage dans la région. Il les accueillit donc avec bienveillance à Port- Vila dans sa maison de pierres de Bellevue18, le 23 mai 1935 et il leur fit don de huit pièces de sa collection, dont la sculpture turu kuru, destiné à compléter les collections du nouveau musée de l’Homme en gestation. Il est possible qu’il ait été encouragé à faire ce don par l’un de ses amis, le Résident, Gouverneur de France à Port-Vila (Charpentier, 1978). Mais Gomichon des Granges avait déjà fait profiter de ses libéralités le musée du Trocadéro et plusieurs autres musées comme ceux de Bâle, Berlin et Honolulu (O’Reilly, 1972 : 6)19. Ainsi le jour même, Charles van den Broek adressa une lettre à Georges-Henri Rivière20 pour lui annoncer l’envoi par le vapeur des messageries maritimes Commissaire-Ramel d’un grand tabu provenant de l’île Aoba21. La réponse fut chaleureuse (doc. 2) : « Nous attendons avec sympathie et impatience le grand tabou provenant de l’île d’Aoba aux Nouvelle-Hébrides et nous écrirons à ce donateur dès l’arrivée de cet important objet. » (Lettre n° 1630 du 29 juillet 1935, envoyée en poste restante à Ambon aux îles Moluques, archives du MNHN)

24 Monique de Ganay rédigea les fiches de terrain de sept des objets donnés22, sous les numéros 353 à 358 et 364, ainsi qu’une fiche récapitulative mais, curieusement, le grand tabu (la sculptureturu kuru) n’y figurait pas et un seul de ces objets (un casse-têtenal nal,fiche n° 364) était signalé comme provenant de la collection Marinoni.

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Document 2. – Lettre de G. H. Rivière à Charles van den Broek d’Obrenan

(© Paris, Bibliothèque centrale du MNHN, archives du musée de l’Homme)

25 Lors de la visite de l’île de Vao et de sa mission catholique, Monique de Ganay nota : « visite de quatre places, derrière très beaux tamtam, un tabu Gomichon des Granges. » (Le 9 juin 1935, sur l’agenda de Monique de Ganay, collection particulière de la famille de Ganay)

26 Elle indiquait vraisemblablement qu’elle avait vu une sculpture similaire à celle donnée par l’avocat quelques jours plutôt à Port-Vila. Cette information est confirmée de façon plus précise par Régine van den Broek qui évoque de son côté : « un tabu immense, maigre, les bras collés au corps, le sexe représenté, peint en bleu et noir est surmonté d’un bel d’oiseau peint également. » (Le 9 juin 1935 sur l’agenda de Régine van den Broek, collection particulière de la famille de Ganay)

27 Cette sculpture de grade est vraisemblablement celle photographiée l’année précédente au même endroit par Aubert de la Rüe23et, peut-être, celle rapportée en 1948 par Patrick O’Reilly (1949 : 192-194) pour le Musée de la France d’Outre-Mer24.

28 La Korriganemouilla ensuite durant une dizaine de jours dans le canal du Segond au sud de l’île de Santo dans l’attente de l’arrivée du bateau La Pérouse sur lequel devait être embarquée une partie de leurs collections. À cette époque, ce bateau assurait la navette entre Nouméa et les Nouvelles-Hébrides. Les Korrigans profitèrent de leur séjour à Santo pour y rencontrer de nombreux planteurs, comme Tiby Hagen et Paul Mazoyer25. C’est ainsi qu’au cours de leurs différentes rencontres à Malakula, Vao et Santo, les Korrigans obtinrent des informations contradictoires au sujet de la provenance de la grande sculpture bleu offerte par Gomichon des Granges. Ils auraient ainsi découvert que l’homme rencontré à Tisbel, Marinoni, en aurait été le possesseur.

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29 Quelques jours plus tard, La Korrigane, qui avait quitté les Nouvelles-Hébrides, mouillait devant le village de Païou à Vanikoro, au sud de l’archipel de Santa-Cruz (Îles Salomon). Les Korrigans y rencontrèrent le trader Jones26 qui connaissait très bien le marché des objets d’art locaux et le planteur Tiby Hagen. C’est peut-être Jones qui leur confirma l’information selon laquelle la sculpture bleue provenait de l’île de Malo et qu’elle était passée entre les mains de Marinoni. Ce qui expliquerait pourquoi Monique de Ganay s’empressa d’envoyer de Vanikoro un courrier à Georges Henri Rivière (lettre n°1736 du 27 juin 1935, archives du MNHN) pour lui annoncer l’envoi de nouvelles informations qui infirmaient celles de Gomichon des Granges transmises précédemment selon laquelle la sculpture venait de l’île d’Aoba (Ambae). Rivière répondit à Monique de Ganay (lettre du 2 août 1935, archives du MNHN) qu’il attendait avec joie la lettre détaillée qu’elle lui annonçait. Monique de Ganay adressa également le même jour27 un courrier à G. Marinoni pour lui demander plus d’informations au sujet de la sculpture turu kuru qu’il avait eue entre les mains. Marinoni répondit de Nouméa (lettre n°429 du 18 août 1935 à Monique de Ganay, archives du MNHN). quelques semaines plus tard en prétendant avoir acheté lui-même cette sculpture à un chef de l’île de Malo. Il raconta comment il l’aurait négociée directement28 au mois d’août 1932 à un certain Zingula, chef de la tribu Iraks. Il s’agirait, en fait, des Dirak ou Tiragh (ou Meur’riek en langue big-nambas du nord-ouest de Malakula), un groupe qui vivait autrefois dans l’intérieur de l’île de Malakula à l’est du territoire des Big-nambas, mais cette information paraît très peu vraisemblable.

30 Monique de Ganay réalisa de nouvelles fiches pour des objets donnés par maître des Granges au mois de mai, avec comme mention d’origine : collection Marinoni. Parmi ces pièces, se trouve la fiche portant le n°415, c’est-à-dire la sculpture turu kuru. Elle est annotée en haut « Trocadéro »avec la mention rayée : « à compléter avec la réponse lettre Mr Marinoni ». Monique de Ganay y confond l’île d’Aoba avec celle d’Aoré (cf. supraet note n°3), mais cette erreur est également commise par son beau-frère dans son ouvrage Le voyage de La Korrigane (Van den Broek, 1939 : 112). La numérotation des fiches de terrain des objets rapportés par l’expédition ne permet pas toujours de connaître l’ordre réel d’acquisition des œuvres car Monique de Ganay n’a pas enregistré avec suffisamment de rigueur, au jour le jour, les nouvelles pièces. Cependant, son agenda permet de faire un certain nombre de recoupements.

31 En 2008, Marie-Claude Kaddour-Gardel nous informa que, selon sa grand-mère, ce serait maître des Granges qui aurait fait enlever cette sculpture de son site d’origine alors que son grand-père se trouvait en tournée de recrutement de main-d’œuvre dans une autre île. Si cette information s’avérait exacte, il serait donc possible d’imaginer que G. Gomichon des Granges se serait servi d’intermédiaires comme G. Marinoni et Paul Mazoyer29 pour se procurer la sculpture turu kuru(Huffman, 2009 : 272). Ce qui pourrait expliquer les nombreuses incohérences en ce qui concerne l’histoire de l’acquisition de cette œuvre. Maître des Granges aurait-il donc essayé sciemment de cacher sa véritable provenance lorsqu’il en fit don à l’expédition de La Korrigane où aurait-il innocemment transmis une fausse information donnée par G. Marinoni ? Ce dernier aurait-il alors essayé de cacher la véritable origine de la sculpture pour éviter les éventuelles réclamations de ses anciens propriétaires ou dépositaires ? La question se pose également de savoir pourquoi cette œuvre, contrairement à toutes les autres acquises par les membres de l’expédition de La Korrigane, fut embarquée et envoyée séparément et si rapidement vers Marseille via Nouméa ? Sur la liste des diverses

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caisses envoyées en France par les Korrigans30, il n’existe qu’une seule caisse qui a été transportée de Port Vila à Marseille en juin 1935 par le « Commissaire Ramel » et adressée, comme les autres, à l’adresse de la famille Van den Broek, 28 rue François 1er. C’est cette caisse numérotée 20 qui, selon la liste ne contenait qu’un seul objet sans numéro de collecte et désigné comme « masque de danseur, Nouvelle Calédonie » !

La sculpture turu kuru au musée d’ethnographie du Trocadéro

32 Toujours est-il que la sculpture arriva en France où elle fut placée dans les collections du musée d’ethnographie du Trocadéro avant le retour de La Korrigane à Marseille. Paul Rivet et Georges-Henri Rivière adressèrent leur vive reconnaissance à maître Gomichon des Granges (lettre, référence 1940, du 14 septembre 1935, archives du MNHN) pour ce don enregistré sous le numéro provisoire 35.101 dans le cahier d’inventaire. Quelques mois plus tard, une lettre de Roland Grünewald, chargé du département d’Océanie au musée d’ethnographie du Trocadéro, remerciait chaleureusement des Granges et lui indiquait que madame de Ganay venait de lui transmettre les précieux renseignements qu’elle avait pu recueillir à son sujet : « C’est une pièce de toute beauté dont la valeur scientifique s’augmente considérablement pour nous du fait de la note qui l’accompagne à présent. » (Lettre référence 422, du 26 mars 1936, archives de madame Jacqueline des Granges)

33 La date d’envoi de cette lettre doit être mise en relation avec celle du tampon du musée, 27 mars 1936, imprimé sur la lettre de Marinoni qui avait du être envoyée par madame de Ganay d’un lieu d’escale de La Korrigane. Le numéro MH.35.101 se trouve d’ailleurs inscrit sur un coin de la lettre, ce qui indique que les « précieux renseignements » proviennent bien de cette lettre. Ce n’est que quelques années plus tard, lors de l’inscription à l’inventaire du musée de l’Homme du don Gomichon des Granges, que la fiche de terrain fut corrigée au crayon par Monique de Ganay et que le nom « grand tabuprovenant de l’îlot de Vao » fut inscrit finalement à la suite des sept autres objets31 sous le numéro MH.38.42.8. L’envoi précipité de la sculpture turu kuru sur le Commissaire Ramelpourrait s’expliquer par le fait que Maître des Granges avait un ami, Paul Langlad32, qui travaillait comme médecin sur les navires de la Compagnie des messageries maritimes. Il lui servait d’intermédiaire pour les envois d’objets à Paris, via Marseille. Maître des Granges aurait ainsi profité du départ de Paul Langlade sur ce navire pour accompagner l’œuvre.

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Photo 7. – Kirk Huffman présentant la sculpture turu kuru au museum fur Volkerkunde de Bâle en 1997

(© C.Coiffier)

Conclusion

34 En 2008, nous avons essayé de savoir se qu’était devenu l’enfant qui se trouvait dans les bras d’Eugène Gardel sur l’ancienne photo de 1929 (Coiffier, 2001 : 49). Nous avons écrit à la fille de celui-ci, Yvette Gardel, qui nous a aimablement répondu et raconté l’histoire suivante. Dans les années 1925, son père venait d’acheter un nouveau bateau qui lui servait à naviguer dans les îles voisines pour y recruter de la main-d’œuvre pour sa plantation. Il avait baptisé ce bateau le Zigomar. Un jour qu’il se trouvait sur la côte est de Malakula, au village de Litzlitz, il recueillit un enfant qui avait des problèmes familiaux et il proposa de l’emmener pour l’élever sur sa plantation. Il lui donna le nom de son bateau, Zigomar, qui se transforma selon la prononciation locale en Sikoma. Lorsque l’enfant eut quinze ans, celui-ci manifesta le désir de retourner dans son île car il voulait y être circoncis après avoir sacrifié un cochon. Gardel l’y ramena donc peu avant la guerre du Pacifique lors d’un voyage de recrutement. En juillet 2008, lorsque nous arrivâmes au village de Lakatoro, nous nous renseignâmes sur l’existence d’un certain Sikoma et nous apprîmes que celui-ci venait de décéder en 2007 à près de quatre-vingts ans. Il serait né à Malo où sa mère, originaire de Teneven (Malakula), résidait. Son nom coutumier était Tesrak et son père biologique aurait été de Vao, mais il aurait été donné à la famille de Bob de Metenesel. Si bien qu’il se trouvait revendiqué tant par les gens de Vao que par ceux du clan de son père adoptif originaire de Metenesel près de Lambumbu (sur la côte ouest de Malakula). Il se maria avec Sara de Laravat dont il eut huit enfants. Il était très populaire à Lakatoro car il fut l’un des

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premiers hommes de la région à savoir conduire un camion. Une pointe rocheuse au sud-est de l’île de Malakula, anciennement appelée Marinas Point porte dorénavant le nom de Sigoma Point car il avait failli se noyer à cet endroit en 1991.

35 Ainsi Sikoma Tesrak incarne, tout comme la grande sculpture turu kuru à côté de laquelle il fut photographié bien malgré lui, l’ambivalence d’origines conjointes des îles de Malakula et de Malo. La double apparence de cette sculptureturu kuru illustre par excellence le dynamisme des processus créatifs des peuples du Vanuatu qui savent depuis longtemps réinterpréter continuellement leurs diverses traditions pour les intégrer à une actualité toujours renouvelée. Elle est également une représentation de la haute conscience politique des hommes de haut-grade de cette époque pour transcender les éventuels conflits ou pour les éviter en choisissant une solution médiane. L’exposé de cette enquête montre l’intérêt des recherches conjointes tant dans les archives que sur le terrain pour retrouver l’origine d’une œuvre et reconstituer l’histoire de sa collecte. Les musées conservent des archives en grand nombre qui ne demandent qu’à être exploitées et analysées en les confrontant aux réalités du terrain. Il serait souhaitable que ce type de recherche puisse être développé. Nous ferons dans un prochain article une étude de la muséographie de cette œuvre qui, après avoir été présentée dans diverses expositions (photo 7), se dresse dorénavant dans le nouvel espace du palais des Sessions au Louvre dédié aux « Arts Premiers », devant une cimaise, comme un ambassadeur de l’art du Vanuatu en Europe. Nous tenons à remercier Ralph Regenvanu, ancien membre du comité scientifique de la recherche au Vanuatu, et Marcellin Abong, directeur du Centre culturel du Vanuatu qui nous ont accordé les autorisations nécessaires pour accomplir cette mission. Nous remercions également pour son aide précieuse, Numa Freg Longga, directeur du centre culturel de Malakula à Lakatoro. En France, nos remerciements s’adressent aux responsables des deux institutions qui ont financé cette mission au Vanuatu, Pierre Robbe, directeur du laboratoire Anthropologie de l’objet du Muséum national d’histoire naturelle et Anne-Christine Taylor, directrice du département Recherche et Enseignement du musée du quai Branly, ainsi qu’à son président, Stéphane Martin. De nombreuses personnes nous ont aidés à réaliser cette étude et nous leur adressons nos remerciements les plus sincères : Vianey Atpatoun, Jacqueline des Granges, Paul Jacquier, Jean-Christophe Galipaud, Roger Gardel, Yvette Gardel, Marie-Claude Kaddour-Gardel, Ismet Kurtovitch, Dominique Lemoine, Robert Mazoyer, Nicolaï Michoutouchkine, Josias Moli, son épouse Minnie Moli Nisco et son neveu Hilton, Stéphane Pannoux, Max Shekleton, chef Takao, Jacqueline et Jean-Marie Vasseur, Nike Nike Vurobaravu, Fred Vurobaravu, Élizabeth Vesubemalum, Worahese et sa famille.

36 La sculpture est vraisemblablement passée successivement entre les mains de neuf personnes et institutions :

37 La documentation concernant cette sculpture accumulée depuis près de quatre-vingt- dix ans, provient de nombreux informateurs européens et ni-vanuatu dont voici la liste non exhaustive :

38 LAYARD John, 1942. Stone Men of Malakula, Vao,Londres, Chatto &Windus.

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ANNEXES

Annexe 1 1 - Kana supé 2 - Mole Hanghavulu 3 - Sikeala Worahese 4 - Jean Jacquier (Loli) 5 - G. Marinoni 6 - Gabriel Gomichon des Granges 7 - Les membres de l’expédition de La Korrigane 8 - Musée de l’Homme 9 - Musée du quai Branly Annexe 2 1 - Révérend Paterson (photo) 1920 ? 2 - Famille Gardel (photo) 1929 3 - Gabriel Gomichon des Granges 1935 4 - Charles et Régine van den Broek 1935 5 - Etienne et Monique de Ganay 1935

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6 - G. Marinoni 1935 7 - Jean Guiart 1949, 1963, 1965 8 - Michel Charleux 1977, 1978 9 - Marcel et Jean Jacquier 1977-1978 10 - Mme veuve Gardel 1977-1978 11 - Chef Mataloué d’Abakourrah 1977-1978 12 - Pierre Charpentier 1978 13 - Jean-Christophe Galipaud 1997 14 - Jacqueline et Jean-Marie Vasseur 2001 15 - Worahese (petit-fils de SikeWrahese) 2001 16 - Christian Coiffier 2008 17 - Paul Jacquier 2008 18 - Marie-Claude Kaddour-Gardel 2008 19 - Chef Takao d’Aoré 2008 20 - Yvette Gardel 2008 21 - Jean-Marcel Jacquier (Cape) 2008 22 - Kirk Huffman 2000, 2008

NOTES

1. L’expédition française de La Korrigane comprenait cinq membres : deux couples, Étienne et Monique de Ganay, Charles et Régine van den Broek d’Obrenan, ainsi qu’un célibataire, Jean Ratisbonne. Un équipage de neuf marins bretons assurait les différentes tâches à bord du yacht. Ils quittèrent Marseille le 28 mars 1934 pour y revenir plus de deux ans plus tard le 17 juin 1936, après avoir accompli un voyage de circumnavigation autour du monde au cours duquel ils collectèrent plus de 2 800 objets ethnographiques. 2. Cette graphie se trouve dans le rapport Charpentier de 1978 mais nous lui préférons celle de turu kuru (Vasseur, 2001) donnée par les membres de la famille Vurobaravu.Cette expression turu kuru serait plutôt une description de la sculpture, soit la traduction locale en bislama de « I stanap i drae », en français, « Il est debout en permanence ». 3. L’île d’Ambae est en partie peuplée d’une population d’origine polynésienne qui aurait survécu à la destruction par un cataclysme de son territoire qui était situé sur une île voisine actuellement disparue. L’île d’Ambae était parfois appelée Aoba dans les textes anciens, d’où la fréquente confusion avec l’île d’Aore (cf. infra). 4. L’original n’existe sans doute plus car, selon Marie-Claude Gardel, toutes les photographies de sa famille ont été abandonnées sur place à Malo lors de l’expulsion de son grand-père, avec les autres planteurs français, au moment de la tentative de sécession de l’île de Santo après l’indépendance du Vanuatu en 1980. 5. Nous adopterons la graphie Asavakasa relevée sur les cartes les plus récentes. 6. Ce toponyme est formé à partir du terme maranda qui, dans la langue du sud-est de Malo, désigne un cochon castré.

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7. Le père Godefroy évoque les rites funéraires d’un homme dénommé Meltelum (Layard, 1942 : 236), dont on peut peut-être envisager qu’il s’agit du même homme. 8. À Malo, les sculpteurs sur bois locaux étaient, eux, spécialisés dans la fabrication de plats pour la nourriture préparée de façon nalotpour constituer une sorte de flan constituée d’ingrédients (ignames, taros, bananes, fruits d’arbre à pain) râpés, écrasés et cuit avec du lait de coco (Huffman, 1997a et b). Il était interdit de les regarder travailler, sauf si l’on achetait le droit de « surveiller » (Vasseur, 2001 : 1). 9. Il s’agit peut-être de Meltek Tineat dont le nom est évoqué par le Père Jean-Baptiste Jamond qui arriva à Vao en 1901 (Monnier, 1995 : 147). Le titre de Meltek, Melteg ou Melte, correspond au plus haut rang de la hiérarchie des grades de Vao (Layard, 1942 : 432). Dans l’île d’Aore, le terme Mwélé (Cycas sp.) désigne le titre qui correspond au plus haut grade (cf. infra). 10. Ce rapport insiste à plusieurs reprises sur la distinction entre big-man haut gradé et chef. 11. Écossais d’origine, il devait ses prénoms à l’admiration que ses parents portaient au fameux missionnaire-explorateur de l’Afrique de l’Est, David Livingstone (Miller, 1990 : 62). 12. Estimée à 3 000 habitants en 1890 par le révérend Landels, la population de l’île de Malo déclina régulièrement : selon le révérend Paterson, de 1 300 habitants en 1903, elle passa à 600 en 1920 (Miller, 1990 : 40, 86). 13. Cette vente fut signée et actée devant les deux délégués français et britannique du Condominium. 14. Le prix du coprah passa ainsi de vingt-deux à trois livres la tonne en 1925 (Mc Clancy, 2002 : 107) et ne fit que diminuer dans les années de crise qui suivirent. 15. Nous reprenons le terme « les Korrigans » qui était couramment utilisé par les membres de l’expédition pour se dénommer. 16. Le 2 juin 1935 sur l’agenda de Monique de Ganay, (collection particulière de la famille de Ganay). 17. Lettre référence 442 du 7 mars 1934 (archives de Jacqueline des Granges). 18. Le 23 mai 1935 sur l’agenda de Monique de Ganay (collection particulière de la famille de Ganay). 19. C’est lui qui, en 1961, participa financièrement à la fondation du premier Centre culturel de Port-Vila auquel il fit don de diverses pièces.

20. Lettre n° 1724 du 23 mai 1935 (archives du MNHN). Le navire Commissaire Ramel faisait un aller-retour entre Nouméa et Marseille deux fois par an. 21. Il s’agit de l’île d’Ambae (cf. note n°3 et infra). 22. Il s’agissait de trois sagaies (Big nambas), deux couteaux à laplap en bois (Small nambas), des sonnailles de chevilles en graines évidées et un casse-tête en bois. 23. Photographie n°46-1419-18. Réf. PP0036158 de la photothèque du Musée du quai Branly. 24. Sculpture provenant de la place danse de danse Pete-hul à Vao (Collection du MQB n°71.1949.2.1). 25. Du 12 au 22 juin 1935 sur l’agenda de Monique de Ganay (collection particulière de la famille de Ganay). 26. Davenport (2005 : 30, 96) évoque la personnalité de cet homme, le Captain Fred Louis Jones, qui fut le pourvoyeur de très nombreux objets d’art locaux pour les collectionneurs privés et les musées anglo-saxons. 27. Le 27 juin 1935, Monique de Ganay note sur son agenda : « Lettres Rivière, Marinoni » (collection particulière de la famille de Ganay). 28. Les informations provenant de la lettre de Michel Charleux du 20 février 1978 accréditent cet achat par Marinoni. 29. Mazoyer était un planteur de l’île d’Aoré qui travaillait parfois comme recruteur de main-d’oeuvre pour la plantation de Gomichon des Granges (Huffman, 2009 : 272). 30. Cf. Liste des caisses d’objets ethnographiques envoyées en France (archives de la famille de Ganay). 31. Ces pièces, dont la liste figure dans la note n°22, furent enregistrées sous les numéros d’inventaire n°38.42.1 à 38.42.8 sur la fiche intitulée don des Granges. 32. Lettre du 31 octobre 1938 adressée par l’intermédiaire du Dr. Laine (archives de Jacqueline des Granges).

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RÉSUMÉS

Une sculpture anthropomorphe en bois fait depuis dix années l’admiration des visiteurs du musée du Louvre. Voici plus d’un siècle, elle se dressait dans un petit hameau de l’île de Malo au Vanuatu où elle était honorée et vénérée. Les vicissitudes de l’histoire coloniale et la compétition entre les missionnaires de diverses confessions ont changé radicalement la destinée de cette sculpture. Ses origines demeurèrent longtemps ignorées après son transport en France en 1935 par l’intermédiaire des membres de l’expédition de La Korrigane. Cet article fait le point sur l’ensemble des recherches accomplies ces dernières années sur le terrain et dans diverses archives au sujet de l’histoire mouvementée de cette œuvre.

An anthropomorphous sculpture in wood has filled visitors to the Louvre with admiration for ten years. Over a century ago now it stood in a little village on the island of Malo in Vanuatu where it was honoured and venerated. The vicissitudes of colonial history and the competition between the missionaries of various denominations radically altered the destiny of this sculpture. Its origins remained unknown for a long time after it was brought to France in 1935 through the intermediary of the members of La Korriganeexpedition. This article examines and sums up all of the research that has been carried out over the last few years both on the spot and in various archives devoted to the eventful story of this work.

INDEX

Keywords : anthropomorphous sculpture, Blue Man, Malo, Turu Kuru, Vanuatu, Vao Mots-clés : Homme bleu, Malo, sculpture anthropomorphe, turu kuru, Vanuatu, Vao

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Articles hors dossier

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Une noblesse sous contrôle. Le pouvoir coutumier vu de Rewa (Fidji Est)

Émilie Nolet

1 Les trente dernières années ont été marquées dans l’ensemble du Pacifique Sud par de profondes transformations, avec un retrait progressif des puissances coloniales, une accélération des échanges culturels et économiques et l’émergence de structures politiques et d’une identité pan-océaniennes. Si les luttes anticoloniales ont pu et peuvent toujours s’appuyer sur des discours valorisant la tradition, le rôle et le contenu des institutions culturelles océaniennes n’en sont pas moins aussi, localement, intensément questionnés : qu’est ce qui, au fond, peut être considéré comme authentique et tout est-il « bon » dans la coutume ? Comment concilier l’affirmation d’une culture nationale et la diversité des expressions culturelles régionales et ethniques ? Est-il possible d’être moderne sans renier ses racines ? Aujourd’hui, on retrouve, tant en Mélanésie qu’en Polynésie et Micronésie, la présence conjointe d’une forme de valorisation et d’instrumentalisation politique de la tradition et d’un discours dépréciatif. Certains Océaniens voyant par exemple dans l’économie des échanges ou dans la présence de systèmes politiques d’origine précoloniale des obstacles majeurs au développement (Fiji Times, 01/04/2009). En parallèle, les processus de globalisation culturelle, politique et économique qui projettent les archipels les plus isolés au cœur du « village mondial » ont entraîné de profondes transformations au sein des organisations sociales et politiques du Pacifique insulaire.

2 Fidji est un pays mélanésien dont la population inclut deux grands groupes ethniques (la population mélanésienne autochtone et une forte communauté d’origine indienne1) et où un système de chefferies coexiste avec l’État mis en place à l’époque coloniale (1874-1970). Le système des chefferies, issu d’une réalité antérieure à l’arrivée des colons britanniques, mais dont certains principes ont été créés ou réinventés sous la période coloniale2, implique la division du pays en vanua3, placés sous l’autorité de

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chefs détenteurs de titres d’importance variable. D’une façon générale, on distingue à Fidji deux catégories de chefs, ou turaga : • les hommes et les femmes issus de clans considérés comme nobles, dont le statut est marqué par l’usage d’une particule (Adi pour les femmes, Ratu pour les hommes, Ro pour les deux sexes à Rewa) et par des codes de comportement, • et ceux qui sont en plus choisis pour être chefs d’un mataqali, yavusa, tikina, vanua ou matanitu4.

3 À l’échelle locale, le pouvoir des chefs s’exerce en parallèle de celui de l’État, représenté par le Roko Tui et le bureau provincial (Provincial Office), et des autorités religieuses ou lotu5. Les attributions des chefs et la façon de les exercer dépendent notamment du rang de leur clan d’origine, de leur position plus ou moins forte au sein de ce clan (détention ou non d’un titre, rang du tokatoka dans lequel on est né, qualité de l’ascendance maternelle, position d’aîné ou de cadet, genre, etc.) et des spécificités culturelles des différentes provinces. À Rewa, les habitants considèrent que les détenteurs de titres doivent à la fois contribuer à élever le statut de leur communauté et à construire la prospérité et l’unité sociale, notamment par une activité de médiation des conflits, par des alliances prestigieuses et utiles, par l’accomplissement d’obligations cérémonielles : participation au cercle local du yaqona6, échanges de prestations cérémonielles avec leurs sujets et les autres chefferies, etc. Notons que les chefs fidjiens sont comme dans d’autres pays du Pacifique associés à une forme de pouvoir surnaturel ou mana, qu’ils possèdent en plus ou moins grande quantité, et qui est reconnu par ses manifestations dans le monde, notamment en termes de succès et d’efficacité. Dans la province de Rewa, l’autorité des chefs dûment installés, assise sur une décision collégiale interne au mataqali et sur une généalogie qui les relie aux ancêtres (même si des contestations plus ou moins fortes, voire des changements d’allégeance, sont encore possibles) précède toujours par principe celle des agents locaux du gouvernement. En plus de l’autorité qu’ils ont à l’échelle locale sur leurs sujets, les membres de l’élite noble sont intimement associés aux affaires nationales au travers d’une institution créée en 1876 par le pouvoir colonial, le Bose Levu Vakaturaga ou Grand Conseil des Chefs (Great Council of Chiefs), chargé entre autres de la nomination du président et du vice-président (Newbury, 2006). Depuis l’indépendance, obtenue en 1970 par Ratu Sir Kamisese Mara, grand chef des îles Lau, les chefs ont aussi régulièrement occupé les plus hautes fonctions gouvernementales et formé ou soutenu des partis politiques puissants. Au bout du compte, la participation des chefs à la vie nationale semble autant le fruit d’une politique coloniale (l’Angleterre avait besoin de l’influence individuelle des chefs et de les unir artificiellement pour bâtir la colonie) que d’un héritage culturel leur donnant forcément un rôle moteur au sommet de la société.

4 Depuis plusieurs années, le rôle national des chefs et même les bases plus générales du système politique coutumier ont été au cœur d’un débat relayé par les médias et impliquant les deux grands groupes ethniques. Alors que les chefs étaient vus depuis le XIXe siècle comme les meilleurs garants des intérêts fidjiens et comme des participants logiques au leadership national, des commentateurs ont commencé de pointer, de façon de plus en plus régulière, l’existence d’intérêts particuliers au sein du grand conseil des chefs (effet de sa politisation à partir des années 1980 et des rivalités statutaires entre chefs et familles de chefs), le fait que certains dignitaires aient pu œuvrer « contre l’unité nationale » en entrant en sympathie avec des mouvements

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ethnonationalistes7, voire le caractère anachronique d’un système favorisant l’origine familiale et les relations d’allégeance plutôt que les capacités personnelles. Dans ce contexte, des voix se sont élevées en faveur d’une plus grande séparation des sphères politiques « coutumière » et « démocratique », voire pour une dissolution du grand conseil des chefs (cf. Yabaki, 2006 ; Fiji Sun, 14/04/2007 a et b). Le rôle national des chefs est aussi devenu l’une des cibles du gouvernement amené au pouvoir par un coup d’État début décembre 2006. Pour son principal auteur, le contre-amiral Frank Bainimarama, l’édification nationale tenue en échec depuis l’indépendance impliquait de limiter l’influence du grand conseil des chefs, dominé par des dignitaires des provinces de l’Est fortement impliqués dans les partis pro-mélanésiens. Lorsqu’en avril 2007 le grand conseil des chefs s’opposa ouvertement au régime en refusant d’entériner le choix de Ratu Epeli Nailatikau comme vice-président, la sanction fut immédiate et le conseil interdit de siéger jusqu’à nouvel ordre. Une commission fut aussi mise en place pour réviser ses attributions. Les recommandations de cette commission, impliquant notamment un accroissement de l’emprise du gouvernement sur le grand conseil des chefs, furent rendues publiques en février 2008 (Norton, 2009 : 112). Toutefois, le conseil ne fut pas pour autant ré-autorisé à siéger. Ces mesures totalement inédites ont soulevé l’inquiétude chez une partie des Fidjiens qui y ont vu une mise en danger de l’identité autochtone, aggravée par des propos considérés comme irrespectueux à l’égard des chefs (« If they dismantle and destroy the institution [le grand conseil des chefs], they destroy Fijian people » Fiji Times, 14/04/2007).

5 En définitive, l’opinion mélanésienne semble traversée aujourd’hui par deux tendances : d’une part, l’affirmation d’une importance de la tradition, dont le système des chefferies serait un aspect central (et dont les chefs seraient aussi des protecteurs au sein du grand conseil des chefs) et d’autre part, une interrogation de fond sur les attributions des chefs, assortie d’une demande de modernisation. D’après S. Ratuva : « In fact some Fijians see the Great Council of Chiefs as a liability to Fijian progress while some see it as an important vehicle for chiefly power. Increasingly chiefly authority is being questioned by a lot of new generation Fijians.» (Turaga, 05/2007 : 24)8

6 L’attachement au principe d’un pouvoir fort des chefs, de même que la définition de la tradition et des changements souhaitables, varient considérablement d’une province à l’autre et au sein de chacune d’entre elles. Cette variabilité s’explique entre autres par celle des organisations sociales dans l’archipel fidjien9, par le rôle historique joué par les différentes régions10, par la diversité de leurs situations économiques, par les intérêts politiques et les alliances de leurs leaders. La place à donner aux chefs est ainsi devenue à Fidji, comme ailleurs dans le Pacifique, un enjeu majeur de la construction nationale, en même temps qu’un motif de désaccord et de division dans la population (particulièrement, mais pas uniquement, dans la communauté mélanésienne) et de façon encore accrue depuis la suspension du grand conseil des chefs. Depuis la survenue du coup d’État en décembre 2006, les chefs eux-mêmes, loin de faire bloc, se sont progressivement séparés en deux camps rivaux. Un premier camp rassemble des chefs surtout originaires de l’Est de Viti Levu et de Vanua Levu, hostiles au régime en place, et notamment plusieurs « grands chefs » (paramount chiefs) détenteurs de titres majeurs. Un second camp rassemble les chefs partisans du gouvernement, qui ont éventuellement, contre ce que prescrit la coutume, fait sécession avec leurs supérieurs hiérarchiques ennemis du régime.

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7 Dans ce contexte, cet article examinera les représentations populaires du système politique coutumier, et en particulier des rôles locaux et nationaux des chefs, au sein d’une chefferie fidjienne. Il s’appuie sur des enquêtes conduites entre décembre 2007 et février 2011 dans la province de Rewa, située dans le Sud-Est de la grande île de Viti Levu, et réputée pour son organisation politique très centralisée et fondée sur un pouvoir fort des chefs11. Les questions que je pose sont les suivantes : existe-t-il dans cette province réputée conservatrice une forme de critique ou de remise en cause des leaders coutumiers ? Si c’est le cas, quelles prérogatives ou réalisations des chefs sont mises en cause par les habitants, et retrouve t-on par exemple les arguments du contre- amiral Bainimarama ayant servi à justifier la suspension du grand conseil des chefs (Fiji Government Online Portal, 12/04/2007) ? Pourquoi les chefs peuvent-ils a contrario être considérés comme essentiels à l’équilibre du vanua ou de la nation ? Quelle différence est faite entre les chefs locaux et les chefs au sens large, ou encore entre les nobles comme classe sociale et les porteurs de titres ? Quelles divergences d’opinion apparaissent chez les habitants et quels enjeux locaux cette diversité peut- elle recouvrir ? D’une façon générale, quels sont les facteurs qui contribuent aujourd’hui à transformer les principes de construction et de reconnaissance du pouvoir des chefs ? Je vais d’abord procéder à une présentation de Rewa et de son organisation politique, avant de revenir, dans une deuxième partie, sur la perception et les métamorphoses du pouvoir des chefs à l’intérieur de la province.

« The most perfect example of a Fijian State known to us »0

L’organisation sociopolitique de Rewa

8 Rewa est avec ses 272 km2 la plus petite des quatorze provinces que compte Fidji. Située dans la partie orientale de la grande île de Viti Levu, son territoire se distribue sur deux zones non contiguës séparées par la province de Naitasiri, auxquelles s’ajoutent encore l’île de Beqa et ses deux districts de Sawau et Raviravi. Rewa se compose de neuf districts (tikina) hiérarchisés, dont le plus important est celui de Rewa, dans le delta de la rivière Rewa (au Nord-Est de Suva, la capitale du pays). Le village principal du tikina de Rewa, Lomanikoro, est à la fois le centre administratif de la province moderne et la résidence du chef coutumier du vanua, qui porte le titre de Roko Tui Dreketi. Outre l’éclatement géographique, une des caractéristiques de la province est la pauvreté de ses ressources naturelles, avec une majorité de terres marécageuses difficiles à mettre en valeur, Rewa étant en plus très exposée aux inondations dans la zone basse du delta et sur les côtes (Raj, 2004). La province n’en est pas moins densément peuplée depuis l’époque précoloniale0, grâce notamment à la culture du taro géant, ou via, espèce qui supporte une immersion prolongée pendant les inondations de l’été austral. Rewa est par ailleurs la province dominante de la confédération (matanitu) de Burebasaga, la plus vaste des trois que compte le pays, et la seconde après Kubuna en termes d’importance hiérarchique. Ceci implique que dans les rituels, le chef de Kubuna boit le yaqona avant celui de Burebasaga, Tovata prenant la troisième coupe. Burebasaga regroupe outre Rewa les provinces de Kadavu, Nadroga, Navosa, Serua, Namosi, et une partie de Ba. Rewa est surtout connue pour avoir été engagée entre 1843 et 1855 dans une longue série de guerres qui l’ont opposée au royaume de Bau et qui ont fini par

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impliquer, sous l’effet des alliances, des conquêtes, et des relations de parenté, une grande partie de l’archipel fidjien (Sahlins, 1991, 2004). Ces guerres, sur lesquelles existe une littérature exceptionnellement détaillée, ont été finalement remportées par Bau, avec l’appui du roi George Tupou de Tonga et d’Européens (Sahlins, 2004 : 15, 100). Elles ont modelé la hiérarchie sociopolitique qui fait toujours référence aujourd’hui, avec la domination du matanitu de Kubuna et de son chef, le Vunivalu Tui Kaba, pour lequel fut créé le titre suprême de Tui Viti (roi de Fidji). Depuis 1989, des conflits interfamiliaux ont empêché l’élection d’un nouveau Vunivalu Tui Kaba à Bau, situation qui a favorisé le rayonnement de Rewa en donnant de facto une préséance cérémonielle au Roko Tui Dreketi.

9 La province moderne (yasana) épouse les contours du territoire coutumier des chefs de Rewa, les différents tikina ou villages ayant été agrégés, à des époques plus ou moins anciennes, à l’issue de conquêtes ou d’alliances. Cette histoire contribue à définir leur rôle cérémoniel, notamment les types de services (i tavi : rôle spécifique, devoirs) rendus à la Grande Maison (vale levu, le clan du chef suprême), et aussi leur position plus ou moins élevée dans la hiérarchie locale. Les remaniements administratifs de la période coloniale ont toutefois amputé le royaume de villages et de districts qui lui étaient autrefois associés, comme Tokatoka (autrefois bati du Roko Tui Dreketi), à présent dans la province de Tailevu. L’organisation politique en vigueur à Rewa et dans d’autres régions de Fidji (Sahlins, 2004 : 61, 64) implique une dyarchie composée d’un chef sacré et d’un chef de guerre, ou Vunivalu (« racine de la guerre »), de rang légèrement inférieur. À Rewa, l’ensemble des clans et des villages sont répartis entre ces deux chefs0, mais tous reconnaissent en théorie la supériorité statutaire du Roko Tui Dreketi, ou chef suprême. Les résidences du Roko Tui Dreketi et du Vunivalu se font face au cœur du village-capitale de Lomanikoro, et les autres clans et villages se distribuent, à partir de cet espace central, en fonction de leur importance hiérarchique et des types de services rendus à la chefferie. À Lomanikoro même, à côté des clans nobles de Valelevu et Nukunitabua, les différents mataqali se définissent comme hérauts (matanivanua), conseillers et « faiseurs de chefs » (sau turaga)0, prêtres (bete), guerriers (bati), ou servants (qase ni vale). À proximité immédiate de Lomanikoro se trouvent les villages de Nabua et de Sigatoka, habités par deux groupes d’origine tongienne, représentés comme des « favoris » de la maison royale et anciennement spécialistes de la navigation. Dans ce proche périmètre vivaient aussi les charpentiers (mataisau) de Dorokavu, dont les mauvaises terres, trop exposées aux crues, ont été récemment abandonnées pour une position plus sécurisée sur la rive opposée. Toujours dans le tikina de Rewa, Nasilai et Nukui sont des villages kai wai, de « gens de l’eau », fournissant pour le premier des tortues marines, pour le second du poisson à la Grande Maison. Les six autres villages du tikina sont habités par une seule yavusa, la Burenivalu, dont les membres, dit kai Rewa (gens de Rewa), seraient les habitants originels de la province. Les membres de la Burenivalu sont réputés avoir attiré et installé le premier Roko Tui Dreketi et entretiennent avec ces chefs des relations ambivalentes, impliquant la soumission, mais aussi des prérogatives qui les distinguent des autres habitants0, ainsi qu’une forme de contrôle sur la continuité de la lignée (infra). Les autres districts et villages de la province sont aussi liés au Roko Tui Dreketi et au Vunivalu par des devoirs cérémoniels de différentes natures. La littérature européenne et la tradition orale suggèrent que les villages ou tikina avaient autrefois des statuts très variables, oscillant entre une situation d’assujettissement les

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soumettant au tribut, et les désignant comme pourvoyeurs de victimes humaines pour les sacrifices, et de simples alliés militaires (comme, par exemple, le district de Noco).

10 Les rôles spécifiques des différents clans, villages et districts restent largement reconnus, bien que s’exprimant surtout désormais à l’intérieur des rituels. Les fêtes familiales des chefs (mariages, décès, levées de deuils, présentation d’enfants aux parents maternels, etc. cf. Drova Tadrau, 1985 : 70), les cérémonies d’accueil de chefs étrangers, mais aussi les réunions du conseil provincial0, donnent l’occasion de faire apparaître ces fonctions sociales, leur interdépendance, ainsi que la hiérarchie des mataqali et des tikina, organisée en référence au chef suprême. Les funérailles du Roko Tui Dreketi Ro Lalabalavu Mara en juillet 2004 ont ainsi mobilisé l’organisation sociale de Rewa avec une précision et à une échelle exceptionnelles, en mettant notamment en valeur le rôle des bati (guerriers) de Toga et Vutia, chargés de protéger le corps de la défunte et les tabous hiérarchiques. L’étiquette qui organise les relations chef/sujets, et d’une façon moins prononcée celles des membres des clans nobles (turaga) et du peuple (également nommé vanua, « la Terre »), reste aussi une réalité quotidienne, qui a fait désigner Rewa comme l’une des provinces les plus conservatrices de Fidji pour ce qui a trait au « respect de la hiérarchie ». Ces rôles mais aussi la manière dont ils sont répartis entre les clans ont évolué depuis les débuts de la période coloniale, à la fois pour adhérer à des besoins nouveaux et sous l’effet des relations politiques changeantes et éventuellement conflictuelles au sein du vanua. Par exemple, la fonction prestigieuse de héraut principal du Roko Tui Dreketi a été assumée par différents mataqali. Dans tous les cas, la cohésion du vanua de Rewa repose en premier lieu sur la référence commune à un chef suprême, le Roko Tui Dreketi, autour duquel les différents clans et leurs propres titres familiaux se distribuent harmonieusement, « comme des planètes autour du soleil » (« like planets around the sun », selon une formule d’A. Hocart que reprend M. Sahlins au sujet du Roko Tui Dreketi. 2004 : 61). Les sujets du vanua ayant la responsabilité collective de faire exister et d’« élever » le statut du chef par leur déférence (vakarokoroko) et leur activité cérémonielle. Il est possible que l’asymétrie caractérisant les relations du Vunivalu et du Roko Tui Dreketi ait été précédée par un dualisme plus prononcé, qui se rappellerait dans les termes d’adresse accompagnant les activités rituelles0 et que suggère peut-être l’organisation spatiale du centre de Lomanikoro, où les deux résidences sont mitoyennes (Sahlins, ibid). La situation contemporaine montre toutefois une nette prédominance du chef sacré, renforcée par son statut de chef suprême du vaste matanitu Burebasaga (alors que le statut du Vunivalu n’est reconnu qu’à Rewa), qui offre une sorte de reflet inversé de la situation de Tailevu, dominée par le chef de guerre ou Vunivalu Tui Kaba. La relation n’en a pas moins été marquée pendant la période coloniale par des tensions et par une compétition active pour le leadership local, dans laquelle les autorités britanniques (qui octroyaient les postes administratifs locaux et les pouvoirs associés à leurs meilleurs alliés) ont joué un rôle notable.

11 En plus d’être le village-capitale des chefs de Rewa, Lomanikoro est aussi le cœur administratif et politique de la province : à la fois siège du bureau provincial (chargé de l’administration et de la trésorerie), lieu de réunion du conseil provincial, et lieu de résidence du Roko Tui Rewa, le chef exécutif du conseil provincial. De fait dès les années 1870, les postes de fonctionnaires chargés de l’administration locale ont été régulièrement attribués à des chefs éminents de Rewa, dont l’autorité devait faciliter le contrôle des populations et l’application des décisions des pouvoirs coloniaux. Cette

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politique a favorisé une certaine identification de l’unité administrative qu’est la province, théoriquement sous contrôle du gouvernement, et du vanua (chefferie), régi par des règles totalement différentes. Le premier Roko Tui Rewa de l’histoire fut ainsi logiquement le Roko Tui Dreketi Ro Rabici (nommé en 1874), secondé, à la tâche de Buli0, par le Vunivalu Ro Veceli Namusudroka. Le fils de Ro Rabici, Ro Lutunauga Tuisawau qui prit sa succession en tant que Roko Tui Dreketi, occupa alternativement les offices de Buli et de Roko Tui Rewa, mais son insoumission et ses frasques amoureuses (qui un temps semblent avoir menacé la paix entre Bau et Rewa) devaient conduire à sa destitution en juin 1903 et à son remplacement par le très influent Ro Joni Mataitini, du mataqali du Vunivalu ( ANF, Colonial Secretary Office, Minute Papers n°2697/1903, n°1662/1904, n°3376/1913). La vie de la province fut marquée dans ce cadre et jusqu’à nos jours par de nombreux scandales financiers, où des chefs se voyaient accusés d’utiliser la manne des fonds publiques comme une ressource personnelle, en quelque sorte coextensive de leur statut et de leurs prérogatives au sein du vanua. Une imbrication des deux systèmes politiques se fait toujours sentir à de multiples niveaux, avec par exemple une attribution systématique de la position de président du conseil provincial au Roko Tui Dreketi ou au Vunivalu et l’attribution d’autres rôles, comme celui de vice-président, selon des critères faisant intervenir le clan d’origine et la possibilité rituelle de s’adresser directement au chef suprême0. Les membres des clans nobles de Rewa ont par ailleurs été fortement associés à la vie politique nationale, à la fois au travers du grand conseil des chefs et en tant que parlementaires, ou militants et fondateurs de partis politiques majeurs après l’indépendance. Toutefois, les Roko Tui Dreketi ont été traditionnellement en retrait de la vie politique nationale après avoir accédé à leur titre, jusqu’au règne de Ro Teimumu Kepa, dont il sera largement question ici.

12 L’absence d’une règle fixe de succession et la multiplication des épouses ont favorisé d’intenses rivalités au sein de la famille régnante, mais il n’y a pas eu de vacance prolongée du pouvoir à partir du règne du Roko Tui Dreketi Ro Rabici, qui succéda à Ro Qaraniqio, décédé en janvier 1855 (Sahlins, 2004 : 165 ; lettre du père Mathieu, 10 mars 1855, APM, 1083/19672). Cette continuité, même si les choix des divers Roko Tui Dreketi ont pu être accompagnés de contestations (émanant notamment des enfants d’épouses non légitimes nés avant le chef suprême), a favorisé à la fois la cohésion interne de la province, son prestige extérieur et sa capacité d’influence au travers du grand conseil des chefs ; notamment après le décès du dernier Vunivalu Tui Kaba en 1989, et en 2004 du puissant Tui Nayau des îles Lau, qui n’a pas non plus été remplacé. Cette continuité a en outre été facilitée à la fois par l’absence de cérémonie d’installation pour les Roko Tui Dreketi et par la possibilité, rare à Fidji, de transmettre le titre suprême à des femmes. De fait, en l’absence d’héritier mâle parmi les enfants du Roko Tui Dreketi Ro Joji Cokanauto Tuisawau et de Adi Asenaca Vosailagi Makutu son épouse légitime, le titre est revenu en 1961 à leur fille aînée Ro Lalabalavu Mara, puis en 2004 à sa cadette Ro Teimumu Kepa. Rewa a donné dès le XIXe siècle l’image d’une province où le pouvoir central était spécialement fort, avec des chefs tenus dans un très haut respect et que l’administration coloniale eut souvent le plus grand mal à garder sous contrôle. Aujourd’hui, l’autorité du Roko Tui Dreketi transparaît dans le respect de l’étiquette et des devoirs cérémoniels (visible par exemple au moment des préparatifs du Bose Ko Viti en 2008-20090), et dans la relative cohésion du mataqali Valelevu et du Bose ni Vanua0, quand la chefferie de Bau se montre très divisée jusqu’au sommet. Les enquêtes conduites entre fin 2007 et 2011 montrent néanmoins que le pouvoir des chefs fait aussi

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débat dans ce « bastion de la hiérarchie », et que l’attachement au système des chefferies peut ou a pu recouvrir des insatisfactions. D’une façon générale, les doutes ou mécontentements exprimés ne s’inscrivent pas dans l’esprit d’une révolution moderniste, d’une remise en cause de fond des différences statutaires entre le peuple et les chefs. La dénonciation d’un anachronisme ou d’une injustice fondamentale du système politique coutumier, qui apparaît dans les médias et dans certains milieux intellectuels, n’a pratiquement aucune réalité sur le terrain à Rewa. En revanche, les critiques visent en priorité la manière dont les chefs, soit à l’échelle locale, soit à celle du pays, honorent des responsabilités venant en complément et en contrepartie de celles du peuple. La définition offerte de ces responsabilités diffère selon le statut du chef (chef local ou étranger, détention ou non d’un titre, qualité de ce titre). Elle est aussi influencée par le rôle traditionnel des informateurs, par leurs éventuelles relations de parenté avec les chefs, par leurs convictions politiques, par le type d’éducation qu’ils ont reçu, et peut varier selon le contexte ou à l’intérieur de stratégies personnelles et collectives. On constate ainsi que tous les habitants n’ont pas la même vision des rapports à avoir avec la scène politique nationale, de la juste manière pour les chefs de s’inscrire dans la tradition et dans la modernité, ou la même interprétation des rivalités entre chefs et familles de chefs. La partie suivante examinera d’abord le discours populaire portant spécifiquement sur les chefs de Rewa, en mettant en évidence les critiques formulées et les approches variables de leurs rôles locaux et nationaux. Je m’intéresserai ensuite aux représentations du grand conseil des chefs et du système des chefferies au sens large.

Comment être chef ? Les représentations du pouvoir coutumier à Rewa

Le Roko Tui Dreketi : trop précieux pour la politique ?

13 En succédant à Ro Lalabalavu Mara en 2004, Ro Teimumu Kepa a reproduit un changement majeur apporté par sa sœur aînée : pour la seconde fois, une femme catholique devenait Roko Tui Dreketi, quand ces chefs avaient toujours été des hommes, et alors que le méthodisme est depuis longtemps la religion dominante dans les clans nobles de Rewa et de Fidji en général. Par la suite, le début du règne de Ro Teimumu Kepa a été placé à différents points de vue sous le signe de l’innovation. Il est d’abord admis que Ro Teimumu Kepa offre un profil plus « moderne » que sa sœur aînée, qu’elle se révèle plus accessible, moins attachée à l’étiquette et à la différenciation hiérarchique. Cette attitude qui contraste avec les coutumes locales de mise à distance, d’oisiveté cérémonielle, voire de mutisme du chef suprême, suscite des réactions ambivalentes. Avec, souvent chez les mêmes individus, un mélange de fierté, de gratitude, et de désapprobation. Les habitants d’une part louent l’ouverture d’esprit et l’éducation du Roko Tui Dreketi, sa compréhension fine des réalités sociales, et sa volonté de s’y adapter par un nouveau style de leadership. Toutefois l’assouplissement des tabous hiérarchiques est perçu aussi comme une forme de danger, pouvant ouvrir la voie à des comportements irrévérencieux, à une négligence par le peuple de ses devoirs traditionnels, et in fine à une dégradation du prestige et de la province et de son titre suprême. Le matanivanua et les proches collaborateurs du chef font dans cette mesure office de « gardiens du protocole », et veillent au quotidien et en contexte cérémoniel à éviter le rapprochement ou l’identification de

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catégories qui, pour la bonne marche de la société, doivent être tenues fermement séparées. Par ailleurs, Ro Teimumu Kepa est le premier Roko Tui Dreketi à avoir tenté de concilier cette charge, à laquelle elle a accédé en septembre 2004, avec une carrière politique, sous la bannière du Soqosoqo Duavata Lewenivanua (SDL). Comme le disait un jeune chef : « Roko Tui Dreketi the title never got involved with politics, it did get involved in some way, but not for everybody to see. » (Lomanikoro, février 2009)

14 En plus de son mandat de ministre de l’éducation du gouvernement de Laisenia Qarase, Ro Teimumu Kepa a obtenu en 2006 l’investiture du SDL pour briguer le siège de Rewa (communal seat) à la Chambre des Représentants. Cette situation qui soumettait le chef suprême au référendum populaire fut décrite comme une nouveauté radicale et comme une source de malaise pour la population de Rewa0. Un membre de l’équipe de campagne de Ro Teimumu Kepa soulignait la grande différence de sa situation au moment des élections générales de 2001, époque où Ro Lalabalavu Mara était encore Roko Tui Dreketi, et en 2006, c’est-à-dire après son accession au pouvoir. Ro Teimumu Kepa n’a plus de mandat national depuis le renversement du gouvernement Qarase en 2006, mais elle a continué d’exprimer son opinion sur l’actualité politique et les réformes en cours, en particulier sur la révision des attributions du grand conseil des chefs.

15 Une partie des habitants de Rewa, notamment dans les familles nobles, considère le choix du chef suprême comme une initiative certes audacieuse, mais finalement nécessaire. Pour ces informateurs, l’activité politique nationale serait le prolongement logique du rôle traditionnel des chefs : elle permettrait de conserver un vrai pouvoir d’action et une prééminence sociale globalement mis en danger par les changements de la société fidjienne (en somme de rester des chefs, dans un monde en mutation). Ro Teimumu Kepa pour sa part avait expliqué après les élections de 2006 que l’engagement politique était pour un chef une manière efficace d’agir pour le développement de son vanua : « I have to be part of Government, I have to be in Cabinet because that is where all policies and decision-making is made at national level. And for us in Rewa, we do not have the resources so we have to look to Government for support. I cannot do that when I’m sitting in the village. » (Tudrau-Tamani, 2006 : 15)

16 Des habitants ont aussi avancé que, dans une province peu touristique comme Rewa, où les chefs ne peuvent compter sur les revenus générés par la location de terrains aux hôtels, travailler (en parlant ici d’un mandat politique) est indispensable pour faire face aux obligations de la vie coutumière. C’est-à-dire, en particulier, pour pouvoir donner conformément à leur statut lors des échanges cérémoniels émaillant la vie du vanua, et surtout dans les cérémonies impliquant d’autres chefferies : nourriture crue et cuite, yaqona, dents de cachalot ou tabua, nattes, tissu d’écorce peint (masi), et autres biens précieux. « Everything concerns money. That’s why she [Ro Teimumu Kepa] has to go to work. » (Lomanikoro, 2008)

17 Pour finir, des habitants ont émis l’idée que l’importance traditionnelle de Rewa devait avoir une traduction sur la scène nationale : qu’il était naturel que les vanua dominants sur la scène traditionnelle, et a fortiori ceux dont le chef suprême est bel et bien installé, soient aussi présents au gouvernement, représentés par leurs chefs(«

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They should be there. Bau should be up there and Rewa should be up there »).

18 Toutefois, un nombre supérieur d’habitants (en particulier, mais pas seulement, parmi les clans du vanua - c’est-à-dire non nobles) insistent a contrario sur les conséquences fâcheuses d’une activité politique nationale du chef suprême, même si le renvoi du gouvernement en 2006 est aussi décrit comme une blessure et une humiliation collectives, et même si beaucoup soulignent que le chef a contribué au développement de Rewa dans ses différents mandats (« she puts development to the schools »). Pour commencer, pour une large partie des personnes, l’activité politique du chef suprême comporterait en soi un risque majeur : celui d’importer la division du monde politique national à l’intérieur du vanua. Les membres du vanua n’ayant pas la même sensibilité politique que le chef, pourraient, au final se détourner aussi du leader traditionnel dans le contexte local, ou au moins ne plus lui accorder un égal respect et une égale confiance. Le chef investi de son titre et colorant ce titre d’une préférence politique ne serait plus tout à fait capable, in fine, d’incarner et d’englober la totalité du vanua. Un autre point souvent évoqué est que, dans le cadre d’une fonction politique nationale, le chef suprême va presque forcément se trouver contredit, moqué, voire injurié par d’autres politiciens et adversaires politiques (en plus de se trouver soumis à l’autorité d’autres responsables, probablement issus de clans ou de provinces d’un rang moins élevé). De telles humiliations, décrites comme insupportables pour les sujets de Rewa, porteraient atteinte à la dignité du titre et pourraient affecter par écho l’autorité traditionnelle du Roko Tui Dreketi. Dans le rôle de parlementaire ou de ministre, le Roko Tui Dreketi ne serait plus, en somme, protégé par les tabous hiérarchiques : le chef serait projeté au contraire dans un univers égalitaire et chaotique,fondé sur l’équivalence des droits et la libre parole, où son statut et la sacralité de son titre seraient constamment remis en cause. D’après un homme de Lomanikoro : « In Parliament they speak out their mind. They say anything. Even if you are Roko Tui Dreketi they call you anything. They can call you a name. And at the same time … it’s in the medias… People are looking and listening. They are looking at their high chiefs. Somebody from nowhere calling them...… That’s politics. This is not good. » (juillet 2009)

19 Des habitants soulignent toutefois que cette argumentation d’ordre culturel a aussi pu devenir un prétexte commode, notamment chez les jeunes membres des familles nobles, pour forcer une répartition des tâches : au chef suprême les dignités du vanua, à ses proches parents, les responsabilités politiques et leurs vrais pouvoirs. En plus de ces outrages inévitables, la vie politique aurait comme autre conséquence négative d’éloigner le chef du territoire coutumier, en imposant de fréquents séjours, sinon une présence continue, dans la capitale. De fait, l’accession de Ro Teimumu Kepa au titre de Roko Tui Dreketi, alors qu’elle était encore ministre, a soulevé des inquiétudes dans une population qui, déjà, avait été longuement privée de la présence de Ro Lady Lalabalavu Mara. Ceci, en raison des mandats successifs de son époux Ratu Sir Kamisese Mara, qui fut Premier ministre après l’indépendance, puis président de Fidji de 1994 à 2000. D’une façon générale, l’éloignement géographique imposé par la politique priverait le vanua de l’influence spirituelle protectrice du chef, le sau ou mana associé au titre, en plus de permettre à d’autres forces d’occuper le terrain : les chefferies rivales, mais aussi les familles rivales à l’intérieur de la province. Ajoutons que le vanua est vu comme une fédération d’éléments hétérogènes, agrégés autrefois par la guerre ou les alliances,

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dont la cohésion dérive avant tout de la reconnaissance d’un même chef et des services cérémoniels accomplis pour ce dernier : en somme, le vanua de Rewa perd de sa raison d’être s’il est privé de sa « tête » et de ses cérémonies, il est structurellement menacé d’éclatement. Les habitants sont dans cette mesure uniformément reconnaissants à Ro Teimumu Kepa d’avoir choisi de s’installer à Lomanikoro, dans la résidence des Roko Tui Dreketi, d’où son mana irrigue l’ensemble du vanua. Les habitants comparent volontiers la situation de cette femme instruite, habituée à la vie urbaine, mais acceptant pour le bien commun de vivre au cœur du vanua, et celle des nombreux chefs qui tentent d’exercer un contrôle à distance.

20 En définitive, une majorité d’habitants affirme désapprouver l’idée d’un engagement politique du chef suprême. Cette réticence existe aussi pour le Vunivalu, et pour d’autres chefs moins importants comme les turaga ni yavusa, mais de façon moins prononcée. Dans le cas du Vunivalu, il semble admis que la nature de son titre, tourné vers l’action et l’affrontement, est plus en accord avec une activité politique nationale, que son contact avec la scène politique est moins dommageable, moins teinté de danger que celui du chef sacré. Par ailleurs, les membres des clans nobles, classés comme turaga parce qu’ils sont nés dans un mataqali de haut statut, mais qui ne sont pas porteurs d’un titre, sont rarement critiqués pour leur activité politique, à moins que leur attitude porte atteinte à la réputation du mataqali et du vanua. La politique paraît même vue comme une orientation naturelle des jeunes membres des familles nobles, que leurs ambitions et leur goût du pouvoir pousseraient logiquement vers le « champ de bataille » national, en attendant, dans le meilleur des cas, de pouvoir succéder au titre familial. L’activité politique des chefs est souvent présentée néanmoins comme une source de division à l’intérieur des clans nobles et entre ceux-ci (une division qui prolonge et aggrave les rivalités existant pour le leadership traditionnel 0), et, pour les chefs les plus importants, comme une menace à leur représentativité et à la sacralité de leurs titres. Elle exposerait qui plus est la population à des dilemmes et à des conflits d’allégeance : l’opinion politique personnelle a-t-elle droit de cité quand le chef d’un vanua est candidat aux élections ? Comment choisir quand plusieurs chefs s’opposent dans la compétition électorale ? Comment le prestige du perdant peut-il ne pas être affaibli, ou même sa légitimité locale menacée, quand tout le monde conclura à un manque de mana ?

Les rôles sociaux de la noblesse à Rewa

21 Dans le mythe d’origine de la chefferie de Rewa, où l’on retrouve le schème de l’Étranger-Roi étudié par M. Sahlins (1985), le premier Roko Tui Dreketi est un cadet de haut rang nommé Ro Rawalai, arrivé de Verata, et pris au piège par les clans autochtones (yavusa Burenivalu) alors qu’il réside à Burebasaga. L’assimilation du jeune voyageur, dont la supériorité statutaire est immédiatement reconnue, ne s’effectue pas ici par le biais d’un mariage, mais par des dons de nourriture dont la qualité subjugue Ro Rawalai. Les hommes de la Burenivalu déclarent au jeune homme qu’il pourra goûter à l’envie les délicates rourou moci (feuilles de taro farcies de petites crevettes de rivière) et le crabe de mangrove (mana)s’il accepte de s’installer à Rewa. Ro Rawalai les suit alors sur la rive opposée, où il est transformé en chef local. Une forme de contrôle populaire s’exprime toujours aujourd’hui au moment d’élire le chef suprême : lorsque les membres du mataqali Valelevu se sont accordés sur le nom

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du successeur, ce choix doit être impérativement validé par le chef des sau turaga, qui dans ce contexte représente la population du vanua. Par ailleurs, pendant les périodes coloniale et post-coloniale, les membres de la yavusa Burenivalu sont plusieurs fois intervenus, soit pour empêcher la vacance du titre suprême0, soit pour prendre ouvertement parti pour un prétendant au titre jugé plus légitime qu’un autre. Il apparaît ainsi que les clans-sujets du vanua ont une responsabilité directe dans l’existence et la perpétuation de la dynastie des Roko Tui Dreketi, qui restent considérés cérémoniellement comme des cadets (gone turaga, enfant-chef), servis et nourris par les aînés (qase) de la yavusa Burenivalu. Une autre dimension, mise en valeur tant par les villageois non nobles que par les chefs, est que la relation chef/sujets se conçoit toujours comme un engagement réciproque : « a good ‘give and take’ relationship ». Si les clans de la Terre ont la responsabilité héritée d’accomplir certains types de tâches (services aux chefs, marques de respect, offrandes des premiers fruits...) qui représentent leur contribution personnelle à l’équilibre social, les turaga ont aussi leurs propres obligations et responsabilités. Chaque titre a toutefois ses spécificités, et la description offerte des devoirs des chefs tend à varier en fonction des individus et des clans, de leurs intérêts du moment, de leurs alliances. Par exemple, selon certains habitants de Lomanikoro, le Vunivalu aurait le devoir d’œuvrer à l’unification et à la prospérité du vanua, mais aussi de soutenir et protéger le Roko Tui Dreketi, en respectant constamment la distance hiérarchique entre les deux titres,quand d’autres mettent l’accent sur le parallélisme des deux chefs. Les membres des clans nobles qui ne possèdent pas de titres, même si leurs responsabilités sont moindres, sont censés honorer leur statut par un comportement approprié0 et travailler à l’unité de leur mataqali, notamment en soutenant le détenteur du titre.

22 À côté d’une attitude conforme à leur rang, les devoirs attribués par les habitants aux chefs de Rewa concernent en priorité la cohésion, la prospérité et le prestige du vanua, ou de leurs groupes familiaux respectifs. On attend invariablement des chefs, et plus que tout des porteurs de titres, qu’ils exercent un arbitrage des conflits, jouent le rôle de guides, attirent le succès et l’abondance par la grâce de leur mana, représentent dignement le groupe et son statut (par exemple en donnant avec largesse dans les cérémonies des autres chefferies), rassemblent et redistribuent des richesses : biens cérémoniels et nourriture pour les fêtes familiales, ou soutien financier aux projets collectifs, tels la construction d’une maison de réunion. Il semble admis qu’une profession valorisée (haute administration, médecine, enseignement) contribue positivement à la formation intellectuelle et au prestige personnel des chefs, même s’il est crucial qu’une telle activité n’empiète pas sur les missions locales du dignitaire. Tous les habitants ont aussi considéré que les chefs de Rewa devaient jouer un rôle central au sein du grand conseil des chefs, à la fois parce que le rang élevé de la province l’exige et parce qu’ils y représentent les intérêts de leur peuple face aux autres chefferies. Comme on a déjà pu l’apercevoir, l’exercice de fonctions politiques nationales, à l’intérieur du système politique dit « anglais » ou « démocratique », n’est pas mis sur le même plan et fait par contre débat. Quand des habitants estiment que les offices nationaux doivent revenir aux chefs de haut rang, qui ont un droit et des aptitudes innés au commandement, d’autres estiment que les candidats idéaux sont les cadets des chefferies ayant reçu une solide formation intellectuelle (qui ont à la fois « la bonne généalogie et la crédibilité », cf. Madraiwiwi, 2006 : 292) et n’ayant pas de hautes responsabilités dans le vanua. D’autres affirment enfin que des personnes non nobles peuvent assumer ces responsabilités avec tout autant de légitimité et d’efficience que

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les chefs, précisément parce que le leadership national s’inscrit dans une tradition politique étrangère, ne connaissant ni la hiérarchie des titres ni le protocole. Le fait que des personnes non nobles ou les cadets des chefferies puissent assumer des rôles nationaux, quand les principaux chefs se concentreraient sur le vanua, pose néanmoins d’épineux problèmes d’ordre statutaire. Un chef de rang secondaire accédant à un office public prééminent, par exemple un ministère, ne risque-t-il pas de faire de l’ombre à ses supérieurs hiérarchiques, ou même au chef suprême du vanua, en particulier parce qu’il ou elle aura des moyens financiers décuplés ? Avec le pouvoir économique de l’État, sa capacité à donner, à entretenir une clientèle, à drainer richesse et développement vers le vanua deviendra sans égale. Comme on l’a vu, des habitants estiment que c’est justement parce que la politique nationale peut (tout comme l’affairisme) aider à redistribuer les rôles à l’échelle locale, que les chefs les plus importants doivent y être engagés : pour que leur statut et les honneurs qui leur sont rendus ne deviennent pas l’équivalent d’une « coquille vide », sans vraie capacité à transformer la société.

23 Le désaccord avec la manière dont les chefs accomplissent leurs devoirs est manifesté selon des modalités codifiées0. La critique, même modérée, est exprimée la plupart du temps en présence d’une audience choisie et limitée, par exemple lors d’une conversation informelle autour du tanoa (le plat creux où la poudre de yaqona est mélangée à l’eau), et elle est malaisée en présence d’un étranger, tout particulièrement si la distance hiérarchique avec le chef en question est considérée comme grande. Dans le cadre des entretiens réalisés à Rewa, les habitants acceptaient généralement d’évoquer leurs doutes ou griefs, mais temporisaient en parlant du respect ressenti, en particulier, pour les deux principaux chefs ; une précaution moins fréquente quand les critiques concernaient les chefs d’autres provinces, même avec des titres élevés. De même, une erreur semble plus souvent attribuée à un groupe de personnes (entourage traditionnel d’un chef, ou son tokatoka), et au premier titre aux « mauvais conseillers » du chef, qu’au chef lui-même. Ces groupes étant souvent évoqués, qui plus est, de façon allusive, par exemple au travers de leur situation géographique dans le village : « this side », « that side ». Par ailleurs, il est apparu que le mécontentement, suite à une vexation personnelle, ou pour signifier un désaccord plus général avec les décisions d’un chef, pouvait passer par une négligence plus ou moins longue des devoirs cérémoniels : soit de ce qui, précisément, exprime et reproduit au quotidien le statut du chef. Les chefs, inversement peuvent omettre de solliciter les contributions d’une partie du vanua, ou bien redistribuer certaines attributions, s’ils estiment qu’un individu ou un clan est plus capable ou plus méritant. Une contestation peut aussi naître, non pas autour de l’action d’un chef, mais parce que des membres de son mataqali ou tokatoka estiment être les vrais héritiers du titre. Ce type de querelle fréquente peut avoir des degrés de gravité et des expressions variables, et peut être éventuellement surmonté par le biais des cérémonies du pardon (i soro).

24 Les motifs d’insatisfaction ou d’inquiétude n’empêchent pas le sentiment de respect (vakarokoroko) pour les chefs de Rewa, et en particulier pour les détenteurs de titres prestigieux (que même les personnes de Rewa vivant en ville et éloignées des problématiques du vanua estiment devoir servir, veiqaravi), et la fierté d’appartenir à une province où le protocole entourant les chefs est réputé exigeant et bien préservé. Alors que la province de Tailevu, par exemple, se révèlerait plus transformée et occidentalisée, de l’avis d’habitants de Rewa. À Rewa, la hiérarchie est régulièrement présentée comme une caractéristique culturelle « authentiquement fidjienne »,

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équilibrée par la notion de respect mutuel (veidokai) et le concours de tous à l’harmonie sociale, et non comme une aberration passéiste, servant les intérêts de quelques familles ayant profité de l’administration coloniale pour essentialiser leur domination. Dans le cas du Roko Tui Dreketi, chef du vanua de Rewa, mais aussi du vaste matanitu de Burebasaga, des villageois ne cachent pas leur satisfaction de servir un chef si important, quand d’autres vanua sont privés d’un chef suprême, et qui plus est quand la Dame (marama) montre de très prestigieuses connections familiales avec Bau. Par ailleurs, en plus du respect témoigné aux titres, la personnalité et les réalisations des chefs de Rewa suscitent fréquemment des commentaires positifs. Par exemple, les personnes interrogées louent volontiers les efforts du Roko Tui Dreketi pour entretenir les liens (« keeping the connections alive ») avec toutes les parties du vanua, notamment par des visites des villages, ou par des apparitions et contributions aux fêtes familiales des chefs de tikina. C’est aussi pour représenter toutes les parties du vanua que Ro Teimumu Kepa se rendrait à la fois aux services religieux catholiques et méthodistes à Lomanikoro (cf. Fiji Times Online, 27/12/09, sur la bénédiction de la nouvelle résidence du Roko Tui Dreketi par un prêtre catholique et un pasteur méthodiste). Les personnes de Rewa, d’autre part, se déclarent souvent fières d’avoir pour chefs principaux une femme et un homme instruits, que leurs compétences rendent spécialement aptes à assumer le rôle de guides pour la population du vanua. L’attitude cordiale et sans artifices du Roko Tui Dreketi et du Vunivalu, conséquence, selon les informateurs, de contacts prolongés avec la vie urbaine et les idées modernistes qui y circulent, suscite aussi une certaine admiration, même s’il est impératif (pour le rayonnement des titres) d’en limiter l’expression. Des informateurs estiment même que c’est justement parce que certains chefs sont sûrs de leur statut, de la légitimité de leur pouvoir, de la solidité de leurs connections familiales et de leurs alliances, qu’ils peuvent se montrer plus flexibles avec le protocole : même s’il « cède la première coupe de yaqona » (celle qui est théoriquement réservée au rang le plus élevé) pour honorer un invité, un grand chef reste un grand chef, et tous les participants du rite le savent pertinemment.

25 En résumé, il est apparu dans les parties précédentes que le rôle des chefs locaux était l’objet d’interprétations variées, conflictuelles, évolutives. D’une façon générale, les chefs doivent composer avec la double nécessité de protéger leur statut et de ne pas faire montre d’un dédain décalé avec l’époque, de s’inscrire dans la tradition et d’exposer les signes d’une ouverture au monde, au changement, au progrès technologique0, et réaliser l’équilibre entre une inscription dans le vanua et des activités extérieures source de prestige. Un autre point délicat implique l’articulation des devoirs traditionnels et des responsabilités nationales, auxquelles leur statut social semble les destiner, et qui sont aussi une manière de compenser la faiblesse d’une situation locale, voire de préparer le terrain pour l’obtention d’un titre : quoi de mieux, en effet, qu’une élection au Parlement pour prouver la popularité d’un prétendant au titre de chef ? Le Roko Tui Dreketi se trouve pour sa part soumis aux nécessités contradictoires de préserver son statut par une forme d’immobilité cérémonielle (« She should be sitting, beautify herself, not working, going to the ground ») et de séparation d’avec la société, et d’agir conformément à son rang, en contribuant largement aux cérémonies, en redistribuant des richesses, en apportant des améliorations concrètes dans la vie du vanua : toutes choses qui peuvent s’acquérir par le biais de la politique et du travail en général, comme nous l’avons vu plus haut. Même si la définition de la « juste manière d’être chef » divise la

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population de Rewa, les enquêtes suggèrent in fine une forme d’attachement à la noblesse locale, dont l’unité, même considérée comme structurellement fragile, conditionne celle du vanua dans son ensemble. Les villageois ont aussi affirmé respecter les chefs des autres provinces et le grand conseil des chefs, mais une très forte différence est faite entre les chefs locaux et ces chefs étrangers, que la population n’a pas le devoir hérité de servir. Tout en insistant sur l’importance du système politique coutumier, notamment en tant qu’héritage culturel et facteur d’unification pour les Fidjiens, les habitants évoquent aussi sa « dégradation » ou son « affaiblissement » et de pressants besoins de réforme.

Les chefs perdent-ils leur mana ?

26 Tous les habitants interrogés sur ce thème soulignent que le système politique coutumier a été affaibli ces dernières années par le fait que de nombreux titres, et en particulier plusieurs des titres principaux (notamment les titres suprêmes de Bau et des îles Lau), soient désormais vacants (Fiji Times, 17/10/2006 ; Fiji Times Online, 20/04/2007). Un enseignant retraité décrivait la situation en ces termes : « That is one of the difficulties that we are facing now throughout Fiji. […] The majority of the titles, chiefly titles, in Fiji are still vacant. And that in a way weakens the system. The chiefly system. Because if you are not installed formally, then your voice will not been heard in the Fijian syrup. You don’t have that kind of mana, so to speak. When you are installed formally, in the traditional manner, and you hold the title, then your voice will be heard. People will respect you. Unfortunately the majority of Fijian titles, right from the paramount chief, right down to the lowest rank, the mataqali. Probably I can say about 60%, even 70% are still vacant. » (Nakasi, septembre 2009)

27 Pour certains informateurs, cette situation s’expliquerait d’abord par l’augmentation de la valeur pécuniaire des terres, particulièrement dans la partie Ouest du pays, où se concentre une grande partie de l’infrastructure touristique et où la location de parcelles génère le plus de profits. Parce que les chefs reçoivent une part substantielle des revenus fonciers de leur mataqali ou yavusa0, la compétition pour les titres se serait considérablement accrue, aboutissant à des impasses, et à l’impossibilité de parvenir à des accords dans de nombreux cas (cf. Fiji Sun, 29/07/1986). Dans d’autres régions (comme dans la province de Rewa) où la valeur des terres est moindre, les conflits relèveraient davantage d’une compétition statutaire classique, qui se réglait autrefois par la guerre, avec la mise en avant de principes de légitimité variables par les différents prétendants, mataqali, ou tokatoka. Des habitants évoquent dans ce cadre les ambitions démultipliées de certains chefs, que leurs succès politiques ou professionnels pousseraient à revendiquer des titres même avec une position familiale faible (en étant issus d’un second mariage du précédent détenteur du titre, ou d’une branche cadette), et leur capacité à trouver aussi, grâce à ces succès, des soutiens élargis au sein du vanua. Lors des entretiens, cette situation de vacance du pouvoir fut toujours présentée comme négative, les conséquences étant entre autres : une profonde division à l’intérieur des vanua concernés (dans les familles de chefs et dans la population), un affaiblissement du pouvoir et de la légitimité du grand conseil des chefs, où des vanua aussi fondamentaux que Bau et les Lau ne peuvent « parler d’une seule voix », une perte de respect pour les chefs en général. Selon certains villageois, l’assouplissement des tabous hiérarchiques et la multiplication des unions

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entre personnes nobles et non nobles auraient également contribué à affaiblir la position des chefs : « It is also the marriages that so create… Fifty years ago, blue blood marry a blue blood. Ok? Now, that has changed. So we can have a man of a chiefly household marry only a ordinary woman from… a commoner, so to speak. That was not done, years ago. […] That is diluting the chiefly system in a way. That mana that was seen before […] is no longer there, because… oh! he’s just a commoner from that side. » (Septembre 2009)

28 Pour d’autres, des chefs auraient profité des avantages de leur position coutumière, notamment fonciers, en oubliant leurs devoirs de réciprocité,suscitant par là même la méfiance de la Terre et des comportements subversifs et désinvoltes (cf. Keith-Reid, 1982 : 14 ; Fiji Times, 9/04/2007 ; Fiji Sun, 16/04/2007). D’une façon générale, les révélations des médias sur le train de vie de certains chefs ou sur des opérations financières peu claires (Lawson, 1991 : 245-248), et la valorisation croissante du principe de performance par rapport au statut hérité, semblent avoir fragilisé la position des chefs en tant que classe sociale, et accru la vigilance populaire sur leurs activités. En outre, les progrès de l’instruction publique amènent un nombre grandissant de Fidjiens diplômés à briguer de hautes responsabilités et à dénoncer, même discrètement, l’inaptitude de quelques chefs promus dans la haute administration ou à des postes politiques en raison de leur seule origine familiale : « I’m proud to say that Fiji has really advanced in the education field. Compared to other Pacific islands. So maybe fifty years ago, it would have been different. They could see that their chief is not performing his job properly, probably they just follow what… But not now, it’s different. » (Ibid.)

29 Il n’est pas impossible non plus que le discours politique de feu Sakeasi Butadroka (fondateur du Fijian Nationalist Party dans les années 1970 et originaire de Rewa), pour qui les chefs avaient trahi leur peuple en cédant Fidji aux Britanniques, puis en acceptant une indépendance conduisant au partage du pays avec les Indo-Fidjiens, ait alimenté une certaine défiance populaire vis-à-vis des chefs, dont on aurait toujours les traces (Rutz, 1995 : 82-83).

30 Le fait que des chefs soient ou aient été engagés dans des partis politiques est aussi régulièrement présenté comme une cause d’affaiblissement du système politique coutumier. Comme on l’a vu, la politique nationale, fondée sur des codes de conduite et des rapports hiérarchiques entièrement différents de ceux du vanua, amènerait nécessairement des commentaires, des situations, qui ternissent l’image des chefs et heurtent leurs sujets. Des habitants expliquent d’autre part que les divisions de plus en plus visibles entre les membres du grand conseil des chefs (liées en particulier à des rivalités internes entre familles et matanitu), et l’ouverture à des personnalités non nobles, comme Sitiveni Rabuka0, ont fait perdre du crédit à l’institution (cf. Fiji Sun, 14/04/2007 c). Les analyses dénonçant l’esprit communautariste des chefs et le fait que certains aient pu fait obstacle à la construction de l’unité nationale (Fiji Times, 1/09/2004) ne sont, par contre, jamais apparues dans les entretiens réalisés à Rewa. Sur le terrain, la nation multiethnique fut plus souvent présentée comme une fatalité que comme un projet désirable, et est apparue associée au spectre d’un délitement de l’identité et des traditions fidjiennes. Au cours des entretiens, des habitants, issus de milieux socioprofessionnels et de clans divers, ont expliqué que le système politique coutumier devait évoluer en profondeur pour ne pas risquer de disparaître, deux hommes, l’un enseignant et l’autre militaire, le considérant même déjà comme moribond.

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Selon une idée communément admise, les chefs devraient avoir une conscience claire de leurs responsabilités et montrer « de vraies qualités de leaders » pour garder la confiance et le respect des Fidjiens ; surtout à une époque où l’extension des villes, la mondialisation culturelle, les mutations économiques, représentent autant de dangers pour la préservation des coutumes. De fait, certains habitants de Rewa ont estimé que l’affaiblissement général du système des chefferies n’était en rien l’effet exclusif des erreurs commises par les chefs. Il serait aussi imputable à des changements idéologiques (accent mis sur la performance et le mérite individuel plutôt que sur les statuts et les qualités hérités), au fait que les Fidjiens tendent à négliger leurs devoirs traditionnels (qu’ils associent plus facilement leur identité personnelle à des catégories socioprofessionnelles, à des groupements religieux, qu’à une position à l’intérieur du vanua), et au fait que le capitalisme rebatte les cartes, en permettant d’acquérir pouvoir et entregent sans un rang élevé. Les principaux enjeux, pour les chefs, deviendraient désormais : comment incarner au mieux les nouvelles aspirations, les nouvelles règles du jeu de la société fidjienne ? Comment être modernes sans se renier, sans abîmer l’aura de titres qu’une partie des Fidjiens continue de tenir pour précieux ? Comment rester influents dans un monde qui change, et ne pas voir les marques de respect, les rituels de la chefferie, changés en folklore politiquement inefficace ?

31 Tout en pointant les erreurs commises ou le besoin de réformes, les habitants de Rewa ont aussi fait part du respect dans lequel ils tenaient les chefs en général et le grand conseil des chefs, même si le sentiment d’allégeance s’applique par contre exclusivement aux chefs locaux. En d’autres termes, reconnaître et honorer le statut d’un dignitaire étranger, notamment s’il est apparenté aux chefs de Rewa, n’impliquerait nullement un devoir d’obéissance : seuls les chefs de Rewa peuvent ordonner aux gens de Rewa. Pour une large partie des villageois, la chefferie représente d’abord un caractère culturel distinctif à protéger, allant de pair avec une organisation sociale communautaire fondée sur le partage, opposée à l’individualisme et à la course au profit des pays occidentaux. Par ailleurs, des habitants insistent sur le fait que le système des chefferies contribue à donner un rôle social à chacun et à unir les différents clans autour de références communes et de buts communs. Le système politique coutumier fait que les Fidjiens sont des guerriers, des prêtres, des mataki (émissaires, correspondants locaux), pour des clans de leur vanua ou pour des clans étrangers, et qu’il est nécessaire de se rassembler pour collecter ou redistribuer des biens cérémoniels, pour honorer un dignitaire, pour choisir le prochain détenteur du titre. Les liens de parenté entre les chefs sont aussi vus comme des vecteurs de communication et de paix, comme un rempart contre les conflits qui peuvent facilement enflammer et diviser les Fidjiens (« blood is thicker than water »). Des chefs au sens large, un habitant, issu d’une famille de haut rang de Lomanikoro, déclarait : « Chiefs are there for the people as symbol of unity, togetherness, prosperity » et aussi : « they are the centre of unity for the Fijian people. » (Décembre 2007)

32 Selon certains informateurs, l’affaiblissement du pouvoir des chefs et de la coutume serait directement responsable d’une dégradation des relations au sein de la communauté mélanésienne, notamment après le coup d’État de 2006, tensions que la pratique de la religion chrétienne permettrait d’endiguer, sinon de surmonter efficacement. En outre, des habitants appartenant à des clans de statut noble et non noble ont fait part de leur crainte de voir advenir, dans le sillage du coup d’État de

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2006, une sorte de nivellement du statut des chefs et leur remplacement par des agents du gouvernement : « Chiefs, they will be classed all the same. […] Only chief here is... what... the D.O. [District Officer] and the P.A. [Provincial Administrator]! » (Lomanikoro, septembre 2009)

33 Une majorité d’habitants a d’autre part exprimé son « respect » pour le grand conseil des chefs, aujourd’hui suspendu, en insistant sur son importance pour défendre les intérêts de la communauté mélanésienne, notamment sur la délicate question des terres. Des informateurs ont avancé l’idée que le grand conseil des chefs était la seule instance capable d’unir les Fidjiens en temps de crise : que les Fidjiens, par respect et par allégeance pour leurs dignitaires, pouvaient surmonter leurs divisions si le conseil « parlait d’une seule voix ». Des villageois ont aussi laissé entendre que le mana du grand conseil des chefs était nécessaire au bon fonctionnement du pays, notamment pour guider et légitimer les décisions du gouvernement. On constate toutefois que la nature exacte des attributions du grand conseil des chefs reste floue pour une large partie des habitants, et surtout que la population se réfère avant tout aux positions et décisions de ses propres chefs, plutôt qu’au conseil lui-même.

34 Résumons maintenant ce qui a été exposé dans la deuxième partie. Au bout du compte, les personnes consultées à Rewa n’ont qu’exceptionnellement mis en cause l’utilité et la légitimité de la présence de chefs dans la société fidjienne, et des mécanismes sociaux (prestations des clans, étiquette, privilèges) qui expriment leur statut et organisent leur séparation d’avec les « gens du commun ». Même si les enquêtes ne peuvent donner qu’une idée générale des opinions existantes, une part importante de la population paraît considérer que les chefs jouent un rôle clef pour la construction de l’unité et de la prospérité du vanua, en association étroite avec le pouvoir religieux chrétien. Comme on l’a vu, les inquiétudes ou critiques formulées au sujet des chefs de Rewa évoquent souvent plus un attachement à leurs personnes et à leurs titres qu’une rébellion tendant vers le désir d’une « société sans chefs » (Rabuka, 2007), même si l’exigence de réciprocité et la dénonciation de fautes ou de manques sont aussi présentes. Si les différences statutaires et l’autorité locale des chefs ne semblent pas réellement remises en cause, l’approche de leurs rôles nationaux divise clairement la population. La question du rôle national des chefs locaux est de loin la plus passionnément débattue, à la mesure des enjeux qu’elle soulève, des pouvoirs que peut offrir l’inclusion à l’appareil d’État. Il est apparu au fil de l’article que le Roko Tui Dreketi constituait à différents titres un chef à part, et que l’importance cruciale de ses fonctions cérémonielles rendait une activité politique spécialement difficile à admettre. La mise en danger de son mana dans le chaos égalitaire de la « politique à l’anglaise » fragilise tout l’équilibre de la chefferie, vue comme une construction constamment menacée par des forces centrifuges, par les ambitions internes et externes, par la déliquescence de la coutume, et que les rituels et l’Église contribuent à perpétuer. Que des chefs de moindre importance se risquent en politique comporte, à l’évidence, moins de risques locaux. Il est clair cependant que les approches traditionalistes, voulant « ramener les chefs dans les villages » au nom de la coutume, font aussi intervenir des stratégies personnelles, une compétition statutaire s’exerçant sous le vernis des rituels hiérarchiques. Ces discours tendent au fond à « dégager la place », ou bien aux membres non titrés des familles nobles, ou bien à des gens de la Terre qui font reposer leur influence sur leurs qualités personnelles, leur éducation, leur pouvoir économique et leurs réseaux. Pour les détenteurs de titres a contrario (et pour une partie des

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personnes qui leur font allégeance), une fonction politique ou bureaucratique peut être le moyen de se préserver une vraie capacité d’influence et d’être en mesure de tenir leur rang, face aux chefs rivaux et aux nouvelles élites non nobles : de continuer à redistribuer, à nourrir, à donner plus que les autres. Par ailleurs, et même si un seul villageois a clairement mentionné ce point, on peut soupçonner que la qualité de femme, qui plus est de confession catholique, de Ro Teimumu Kepa, a pu représenter une difficulté additionnelle pour faire admettre ses propositions de changement du rôle du chef suprême, et la concentration en ses mains de pouvoirs à la fois locaux et nationaux.

Conclusion

35 Cet article a examiné comment les questionnements actuels sur le rôle des chefs fidjiens peuvent s’exprimer, ou bien être perçus, à l’intérieur d’un vanua (ainsi que les enjeux qui sous-tendent la critique du pouvoir traditionnel quand elle existe), et a aussi mis en valeur certains des facteurs contribuant à transformer la position des chefs. Nous avons entrevu par exemple que le développement économique, les progrès d’une idéologie de la performance ou un meilleur accès à l’éducation favorisaient la mobilité statutaire des gens de la Terre et des cadets des chefferies, ainsi qu’une forme de contrôle populaire sur l’action des chefs. L’histoire s’est toutefois accélérée après décembre 2006 : en suspendant les activités du grand conseil des chefs, le gouvernement issu du coup d’État a manifesté sa volonté d’organiser la dissociation de deux sphères politiques, coutumière et nationale, qui depuis la période coloniale (et même à cause d’elle) avaient été largement imbriquées. Aujourd’hui, les chefs qui exercent des responsabilités politiques ont été incorporés en tant qu’individus à l’administration d’État, et non en tant que représentants d’un vanua ou d’une famille donnés. Les célébrations nationales accordent aussi une moindre place à l’étiquette et aux rituels mélanésiens, tout en reflétant l’extension spectaculaire du rôle de l’armée. En l’absence du grand conseil des chefs, le gouvernement et les autorités militaires se retrouvent seuls responsables de la définition officielle de l’identité et des droits de la communauté autochtone, et seuls « faiseurs de chef » pour le choix du Président, comme l’a montré la nomination de Ratu Epeli Nailatikau en novembre 2009.

36 Des commentateurs ont suggéré que les réformes engagées par les militaires pouvaient marquer le début d’une remise en cause plus générale du pouvoir des chefs,cette fois au sein des villages, et par leurs propres sujets coutumiers. Il n’est pas exclu que les atteintes symboliques au statut des chefs (remarques volontairement irrespectueuses des dirigeants de l’armée aux chefs opposants, interrogatoires, manifestations de puissance au sein des chefferies), et les possibilités plus restreintes de défendre les intérêts du vanua, en l’absence du grand conseil des chefs, puissent avoir à terme des conséquences sur les relations chefs-sujets. La longévité du gouvernement, en dépit des provocations, des « blasphèmes », est susceptible d’être interprétée comme un signe d’effondrement du mana des chefs, et d'inciter à d’autres subversions, locales cette fois, des tabous hiérarchiques. L’enquête conduite à Rewa montre néanmoins que les chefs sont encore dans certaines régions considérés comme des agents cruciaux de l’équilibre et du progrès de la société, tout en étant tenus à une forme de réciprocité et d’efficacité. Encore une fois, nous avons vu à Rewa que les reproches adressés aux chefs peuvent parfois désigner en creux l’importance fondamentale de leur présence et de

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leur mana pour les communautés locales, et aussi l’importance accordée à la « coutume fidjienne », que beaucoup estiment menacée par la mondialisation culturelle, l’exode vers les villes, la vacance des titres. Nous avons vu d’autre part que les chefs sont amenés à s’adapter aux mutations sociales et politiques en cours, et à construire dans cette optique un équilibre délicat, et constamment négocié avec leurs propres sujets, entre empathie et distinction.

37 En définitive, les changements sociopolitiques actuels, qu’ils relèvent d’une évolution lente, ou des réformes apportées par le régime en place, posent des défis aux chefs autant qu’ils ouvrent des possibilités. Et notamment celle de remettre en cause des équilibres hiérarchiques entre titres ou provinces certainement moins stabilisés, ou admis, que les rituels du grand conseil des chefs pouvaient le laisser croire0. Il restera à voir si ces réagencements parviennent à s’imposer comme une « nouvelle tradition », et aussi si un projet national où la référence aux chefs et à leur mana est absente ou secondaire réussit, sur le long terme, à rassembler les Mélanésiens. Je tiens à exprimer tous mes remerciements à la Marama Bale Na Roko Tui Dreketi, au Turaga Vunivalu et aux habitants de Rewa qui m’ont accueillie et épaulée pour les enquêtes de terrain entre 2007 et 2011. Je remercie aussi la Fondation Singer Polignac, les membres du programme collectif LocNatPol soutenu par l’ANR, le AXA Research Fund, ainsi que les chercheurs qui ont bien voulu relire cet article. Merci en particulier à Simonne Pauwels, du CREDO, pour ses commentaires sur le présent article. Je reste bien sûr seule responsable des interprétations tirées des matériaux d’enquête.

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NOTES

1. Fidji a vu arriver à partir de 1879 plusieurs vagues de migrants originaires d’Inde. La communauté d’origine indienne représentait 37,5 % de la population totale en 2007 et dépassait même la communauté mélanésienne lors des recensements de 1946, 1956, 1966, 1976 et 1986, la tendance s’inversant à partir de 1996 (Fiji Islands Bureau of Statistics, 2010). Par convention, je nommerai « Indo-Fidjiens » les personnes issues de l’émigration indienne et « Fidjiens » les Mélanésiens. Les relations des deux communautés ont été marquées par de fortes tensions et la victoire aux élections générales de partis soutenus par les Indo-Fidjiens fut l’un des éléments déclencheurs des coups d’État de mai 1987 et mai 2000 (Fraenkel, 2007 : 422). La politique de construction nationale « à marche forcée » engagée par le gouvernement issu du quatrième coup d’État de l’histoire du pays (survenu le 5 décembre 2006) s’est accompagnée entre autres de l’utilisation du mot « Fidjien » pour les deux communautés ethniques, la population mélanésienne étant désormais officiellement désignée par l’expression iTaukei (autochtone). 2. Il faut fortement souligner que le système politique dit traditionnel ou coutumier s’est en partie constitué dans le courant du XIXe siècle et après la cession de Fidji à la Couronne britannique en 1874. L’un des principes directeurs de l’administration coloniale fut, en effet, que le pays devait être gouverné « au travers des institutions fidjiennes » (indirect rule). Ceci explique que l’autorité administrative locale ait été largement déléguée aux chefs autochtones, en même temps que leurs attributions étaient redéfinies par le pouvoir central (Scarr, 1970 ; MacNaught, 1974). La création d’un grand conseil des chefs (1876) et la division de Fidji en trois confédérations de chefferies (matanitu), placée chacune sous l’autorité d’un chef suprême, remontent, par ailleurs, à la période coloniale. 3. On peut dire très rapidement que le mot vanua désigne à la fois un territoire et une population se référant à un même chef (par exemple : le vanua de Rewa, le vanua de Nabukebuke…). L’appartenance à un vanua contribue à définir l’identité personnelle et implique entre autres des obligations coutumières vis-à-vis du chef et de sa famille (prestations, étiquette), et des relations cérémonielles avec d’autres clans répartis dans les différents villages (koro). L’association de plusieurs vanua sous l’autorité d’un chef constitue un matanitu, le terme s’appliquant aujourd’hui aux trois grandes confédérations de Kubuna (sous l’autorité du Vunivalu Tui Kaba de Bau), de Burebasaga (sous l’autorité du Roko Tui Dreketi de Rewa), et de Tovata (sous l’autorité du Tui Cakau de Taveuni). Matanitu est aussi l’expression désignant le gouvernement et l’État moderne. Vanua, qui est traduit littéralement par le mot « terre » (land), peut désigner le peuple non noble par opposition aux chefs (turaga), et également, dans certains contextes, l’organisation sociopolitique coutumière (cf. Tomlinson, 2002, pour une exposition de la complexité sémantique du mot vanua). Le mot tikina, enfin, désigne une partie du vanua et un district à l’intérieur de l’unité administrative que forme la province (yasana). 4. Mataqali est le plus souvent traduit par « clan » ou « sous-clan » en anglais. À Rewa et dans d’autres régions de Fidji, les mataqali se composent de plusieurs tokatoka (famille étendue), plusieurs mataqali hiérarchisés formant une yavusa (traduit en général par le mot « tribu »), la plus vaste unité de l’organisation politico-familiale. Un individu appartient généralement aux tokatoka, mataqali et yavusa de son père, mais des variantes « matrilinéaires » et d’autres concernant la hiérarchie et les dénominations des unités familiales ont été décrites à Fidji (Walter, 1978 : 353 ; Ward et Kingdon, 1995 : 202). 5. Le mot lotu se réfère au christianisme au sens large, mais désigne aussi le méthodisme dans certains contextes (Newland, 2009 : 189). Le méthodisme est aujourd’hui la religion dominante à

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la fois à Fidji et chez les Mélanésiens. On dénombrait 66,5 % de Fidjiens d’obédience méthodiste lors du recensement de 1996 (ibid. : 187). 6. Le yaqona ou kava est une boisson légèrement narcotique, préparée à partir des racines du Piper methysticum. De très nombreuses cérémonies impliquent l’offrande et la consommation de yaqona. La distribution des coupes suit toujours un ordre précis et met en valeur le rôle cérémoniel et les relations statutaires des participants. 7. Dont l’idéologie est associée aux coups d’État de mai et septembre 1987 et de mai 2000 (Firth et Fraenkel, 2007 ; Fiji Times, 01/09/2004). 8. Si c’est généralement le rôle national des chefs qui est pris pour cible, ou encore leur influence sur l’administration des provinces, un commentateur anonyme évoque pour sa part une « rébellion populaire naissante » contre l’autorité des chefs coutumiers : « This indicates a nascent grass roots rebellion that is pretty hard to stop once it takes root. That’s what the chiefs are worried about »(publié sur internet : Fiji: the way it was, is and can be, 19/11/2009, http://crosbiew.blogspot.com/). 9. Les régions de la partie Est de Fidji montrent depuis le XIXe siècle des organisations sociopolitiques plus pyramidales et fondées sur un pouvoir fort des chefs que les régions intérieures et l’Ouest du pays (Derrick, 2001 : 6 ; Brison, 2001 : 318). 10. Les chefs des grands royaumes de l’Est (Lau, Bau, Rewa, Cakaudrove) ont constamment dominé la scène politique nationale depuis la période coloniale et encore après l’indépendance, générant des frustrations et le sentiment d’un « colonialisme interne » dans la partie Ouest, où se trouve aussi la majorité des ressources économiques du pays : aéroport international, activité touristique, canne à sucre, etc. (Bose et Fraenkel, 2007 : 225). 11. Cet article est basé sur des enquêtes conduites pendant dix-sept mois à Rewa, entre décembre 2007 et février 2011, principalement à Lomanikoro mais aussi dans d’autres villages et districts. Les recherches ont été financées en 2008 et 2009 par une bourse post-doctorale de la Fondation Singer-Polignac, puis par le programme collectif « Logiques locales, logiques nationales : mutations politiques dans trois pays dits mélanésiens » (LocaNatPol) soutenu par l’ANR. J’ai volontairement omis de préciser les noms des personnes ayant partagé leurs opinions ou connaissances sur le système des chefferies, sujet considéré comme sensible, surtout si l’on évoque sa propre province, en me limitant de fait à des indications générales. 0. Cette déclaration apparaît dans un rapport de la Native Lands Commission consacré à la tenure foncière de Rewa en 1893 (ANF, Colonial Secretary Office, Minute Paper n°3163/1893, p. 14). 0. Le père Jean-Baptiste Bréhéret écrit en 1861 à propos de Rewa : « C’est la partie la plus peuplée de Fidji, celle que les [pères] Favier et Leberre ont maintenant à évangéliser. Dire que la population est de cinquante mille âmes n’est, je crois, pas assez» (lettre du 20/09/1861, APM, 1383/19674). 0. Chaque mataqali, yavusa ou village a un lien cérémoniel privilégié soit avec le Roko Tui Dreketi, soit avec le Vunivalu. Dans le tikina (district) de Rewa par exemple, six des douze villages se réfèrent au Roko Tui Dreketi, et six au Vunivalu. Cette situation n’empêche pas de reconnaître l’autre chef, et d’être lié à lui par des obligations cérémonielles. Cette bipartition dont l’origine n’est pas claire (d’après un villageois de Lomanikoro, un ancien Roko Tui Dreketi aurait demandé à une partie de ses sujets de se mettre au service du Vunivalu, pour l’honorer) fut déjà observée par A. Hocart entre 1912 et 1913 : « They [le Roko Tui Dreketi et le Vunivalu] divide Rewa and all subject villages and carpenters between them. There is not a village in which they have not both got authority » (ms : 431). 0. Le clan des sau turaga joue un rôle dans la validation du choix du Roko Tui Dreketi (infra). 0. Les membres de la yavusa Burenivalu sont décrits à Lomanikoro comme des « servants », attachés à la maison du chef suprême et chargés notamment de cuisiner sa nourriture. Ils sont aussi les seuls habitants de Rewa à ne pas être affectés par l’influence surnaturelle du Roko Tui

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Dreketi, ils peuvent manger les restes de sa nourriture, le masser (« even step on him » : marcher sur son dos) et sont responsables d’enterrer son corps. Les observations d’A. M. Hocart au début du XXe siècle montrent là encore que ce rôle a une certaine antiquité : « Of the surrounding villages Nadoi is the leader of the Rewans, the original inhabitants. The word of the Noble Lord of Dreketi comes direct to them (i. e. not through an envoy). They are his own men and bring food to him […] The men of Nadoi are the ‘hand of the holy thing’ […] they dress the dead chief, and bury him » (Hocart, ms : 433). 0. Provincial Council, conseil administrant la province, sous l’autorité du Fijian Affairs Board. 0. On rend hommage aux deux chefs (qu’ils soient présents ou pas) avant tout discours, toute présentation d’objets cérémoniels. 0. Le Buli (une fonction aujourd’hui disparue) était le chef administratif d’un district, à l’intérieur de la province placée sous l’autorité du Roko (Nayacakalou, 1985 : 83). 0. Communication personnelle du vice-président du conseil provincial de Rewa, originaire du district de Vutia. 0. Le Bose Ko Viti est un rassemblement religieux méthodiste organisé normalement tous les deux ans. Rewa devait accueillir cette manifestation en août 2009. À la demande du chef suprême, les différents tikina et villages ont entrepris de réunir l’argent et les grandes quantités de nattes, racines de yaqona, porcs… nécessaires pour l’accueil des visiteurs et les échanges (solevu). La manifestation fut finalement annulée par les autorités militaires, qui considérèrent qu’elle dissimulait des objectifs politiques et des velléités de déstabilisation du régime. 0. L’assemblée des chefs des différents tikina de Rewa. 0. Un jeune chef décrit les paradoxes à résoudre au moment de la campagne, à Rewa, d’une candidate se trouvant être aussi le chef suprême de la province. Organiser meetings et débats, quand le protocole interdit de s’adresser directement au chef suprême (a fortiori de le critiquer publiquement), fut spécialement complexe. Il cite et commente les propos tenus à la candidate du SDL par un habitant : « ‘Why is it […] that the last time we ever saw you in this community hall was 2001? Only now that the election is here, you have chosen to come back. Where were you in these five years?’ That was a very straightforward democratic question. To Ro Teimumu. They have the right. But to some of us who were sitting there… How can you speak like that to the Roko Tui Dreketi? She was wearing two hats sitting there. One was a democratic hat and one was the traditional hat. But it was a democratic process, that guy had every right to ask that question. Or any other person had any right to ask any question. But because of the other hat, that was overshadowing the democratic hat, that was the concern. […] No, you cannot solve the conflict. We cannot solve the conflict. The person himself, or the Roko Tui Dreketi, she has to make sure which hat to wear » (Lomanikoro, février 2009). 0. B. Saumaki explique que ces rivalités du vanua ont des ramifications sur la scène politique nationale : « Historically in Rewa, the democratic process through the ballot box has indirectly been used as a means of bolstering the traditional legitimation of authority ». Il évoque la compétition pour l’investiture du SDL lors des élections générales de 2006, où s’opposèrent le Roko Tui Dreketi et son neveu Ro Vilive Tuisawau, anciennement prétendant au titre suprême (2007 : 217). 0. Au début des années 1920, une délégation de membres de la yavusa Burenivalu s’est rendue jusqu’à Tonga pour demander à Ro Emori Bikavanua Logavatu, fils de Ro Rabici, de prendre la succession après le décès de Ro Lutunauga Tuisawau. 0. Montrer des qualités de chef (vakaturaga) impliquerait notamment d’être digne mais sans arrogance, avenant sans surcroît de familiarité, respectueux des manifestations de déférence et d’humilité des membres du vanua, peu enclin à la confrontation et à la colère, etc. Les habitants

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déploraient volontiers ce qu’ils appréhendaient comme les effets négatifs des changements culturels chez les jeunes chefs : « You see the sons and daughters of chiefs mingling with ordinary people. It’s modernization so to speak. You see them being drunk in nightclubs, behaving very badly, getting punched, or punching somebody else. Ok? So that’s a very big change. When you are a chief, or a son of a chief, or a daughter of a chief, you are supposed to act in a chiefly manner all the time! » (septembre 2009). 0. D’après J. Nation : « The ‘ruled’, whether it be within a household, a village or a vanua, have the unofficial prerogative of grumbling (kudrukudru) or gossiping (kakase) » (1978 : 21). 0. Un homme ayant participé à la campagne électorale de Ro Teimumu Kepa en 2006 fit le commentaire suivant : « It was 2006, we had modern technology in our campaign, our campaign team. We had projectors, we had stereos […] she won the heart of the people not only by using her Roko Tui Dreketi status… forget that! She won the heart by… Ro Teimumu, technology wise chief! » (février 2009). 0. Le gouvernement au pouvoir a entrepris de réformer cette situation. Un décret du 22 janvier 2011 stipule que les revenus fonciers seront désormais équitablement distribués entre tous les membres vivants des clans (Qetaki, 2011). 0. Sitiveni Rabuka est le principal auteur des deux coups d’État de mai et septembre 1987. Il a obtenu en 1993 une position de membre à vie du grand conseil des chefs, qui lui fut retirée en 2008 (Fiji Times Online, 24/03/2008). 0. De nettes fissurations sont apparues à partir de fin 2008 dans le matanitu Burebasaga, vaste construction politique datant de la période coloniale. Des chefs et des villages entiers se sont détournés du Roko Tui Dreketi et ont exprimé cérémoniellement leur allégeance à Franck Bainimarama (sur Namosi et Kadavu : Fiji Sun Online, 31/10/2009 et 26/01/2010). Le Vunivalu de Rewa lui-même choisit de manifester publiquement son soutien au gouvernement en se désolidarisant du chef suprême, un véritable défi au protocole, qui fut interprété à Rewa comme la poursuite d’une rivalité statutaire d’origine précoloniale (Fijilive, 15/12/2008).

RÉSUMÉS

Fidji est un pays mélanésien qui a la particularité d’avoir vu arriver, à partir de 1879, plusieurs vagues de migrants originaires d’Inde. Les relations de la communauté mélanésienne (autochtone) et des Indo-Fidjiens ont été marquées par de fortes tensions, aboutissant à quatre coups d’État entre 1987 et 2006. Par ailleurs, Fidji compte au nombre des pays océaniens où un système de chefferies coexiste avec l’État mis en place durant la période coloniale (1874-1970). En plus de l’autorité qu’ils ont dans les territoires coutumiers (vanua), les chefs fidjiens ont été étroitement associés aux affaires nationales depuis la cession du pays à la Grande-Bretagne, notamment au travers du grand conseil des chefs, créé par le pouvoir colonial. Depuis une vingtaine d’années, des voix se sont toutefois élevées en faveur d’une plus grande dissociation des deux sphères politiques fidjiennes. En avril 2007, le gouvernement issu du coup d’État de décembre 2006 alla jusqu’à interdire les réunions du grand conseil des chefs, en suggérant que les chefs étaient devenus des obstacles à l’édification d’une nation multiethnique et à la stabilité politique. Cette décision fut désapprouvée par une partie des Mélanésiens qui dénonça un comportement irrespectueux vis-à-vis des chefs et parla d’une mise en danger de ses droits et de son identité culturelle. Dans ce contexte, cet article cherche à comprendre comment les débats

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relatifs au rôle national mais aussi local des chefs peuvent concrètement s’exprimer dans une chefferie fidjienne (vanua), dans la province de Rewa située au sud-est de la grande île de Viti Levu.

Fiji is a Melanesian country where several waves of migrants of Indian origin have arrived since 1879. The relationships between the Melanesian (indigenous) and Indo-Fijian communities have been marked by strong tensions leading to four coups d’État between 1987 and 2006. Moreover, in Fiji, like in some other Pacific countries, a traditional political system coexists with the State that was set up during the colonial period (1874-1970). Besides their authority within customary territories (vanua), Fijian chiefs have been strongly involved with national affairs since the Deed of Cession of Fiji to Great-Britain, notably through the Great Council of Chiefs (which was created by colonial powers). However, for about twenty years, inhabitants have been asking for a greater dissociation of both Fijian political spheres. In April 2007, the government that seized power in a coup d’État in 2006 went as far as forbidding the Great Council of Chiefs’ meetings. Authorities suggested that chiefs had become obstacles for the building of a multicultural nation and political stability in Fiji. However this decision was disapproved by some Melanesians, who denounced a disrespectful attitude towards their traditional leaders and considered that their cultural identity and rights were endangered. In such context, this article investigates how inhabitants of a Fijian vanua apprehend the role of chiefs at both local and national levels. I study the case of Rewa province, which is localized in the South-Eastern part of the large island of Viti Levu.

INDEX

Mots-clés : construction nationale, Fidji, rôles locaux et nationaux des chefs, statut politique de la « tradition » Keywords : Fiji, local and national roles of chiefs, nation-building, political status of “tradition”

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Miscellanées

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Quels changements de paradigmes pour les études océanistes ?

Denis Monnerie

1 Paul D’Arcy, qui enseigne l’histoire du Pacifique et de l’environnement à l’Australian National University, nous offre un ouvrage dont l’intérêt dépasse la discipline historique et concerne les archéologues, les géographes et les anthropologues spécialistes de l’Océanie – vraisemblablement, aussi par certains aspects de sa méthode, d’autres parties du monde. À travers son ambition de présenter une vue cohérente « des divers aspects des interactions des insulaires avec l’océan » (p. 169) en les situant dans les diverses échelles des écologies maritimes et insulaires1, sa vision intègre les sociétés locales, les relations intra et inter régionales, sans oublier les colonisations. Cette approche met en œuvre quatre paradigmes :

2 Une véritable attention portée à l’environnement maritime dans le Pacifique – aussi bien comme facteur crucial pour le monde humain que comme modelé et conceptualisé par lui.

3 La considération de l’ensemble des relations et distinctions établies par les humains à diverses échelles, en particulier spatiales.

4 L’accent mis sur la variabilité temporelle de certains des phénomènes étudiés.

5 L’abandon du schéma ternaire Mélanésie, Polynésie, Micronésie au profit de la dichotomie Océanie proche, Océanie lointaine introduite par l’archéologue Roger Green.

6 Aucune de ces propositions n’est inédite et, pour les périodes anciennes, des archéologues, comme Patrick V. Kirch (2000), ont travaillé dans un cadre proche de celui adopté ici par D’Arcy. L’originalité de sa démarche réside dans l’étroite association de ces paradigmes avec une perspective portant sur l’ensemble du peuplement de l’Océanie et incluant la période coloniale, avec toutefois un accent sur les XVIIIe et XIXe siècles et sur l’Océanie lointaine. La cohérence des analyses, les résultats et implications qui en résultent témoignent de la pertinence du cadre scientifique résumé ci-dessus ; les débats que le livre suggère ne sont pas moins intéressants.

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Une vision environnementale pour mieux comprendre l’Océanie

7 Comme l’indique le titre, l’océan est pour D’Arcy la composante environnementale clé de ce monde et de sa réflexion. Le Pacifique est « all-encompassing » (p.1), englobant l’ensemble du monde et des humains. Dans cette perspective, comme le font depuis plusieurs décennies déjà les archéologues de l’Océanie, il prend en considération non seulement les constantes environnementales, mais aussi les événements écologiques de type catastrophique, tout particulièrement climatiques : sécheresses, cyclones, éruptions volcaniques, tsunamis, etc. Cette approche lui permet de considérer de façon renouvelée et contextualisée les documents qu’il utilise et qui sont d’une impressionnante diversité : historiques, géographiques, écologiques, ethnographiques, linguistiques, technologiques. Ceci implique de tenir compte de causalités multiples spécifiques aux phénomènes étudiés et aussi d’échapper à des paradigmes historiques dérivés d’études de sociétés d’autres parties du monde pour en proposer de plus pertinents adaptés à l’Océanie.

8 C’est le cas par exemple pour les îles basses, soumises à des aléas environnementaux fréquents, cyclones et sècheresses surtout. Le livre présente un excellent tableau synthétique de la force destructive des cyclones (p. 131). Ceux-ci bouleversent les populations humaines, leur habitat, leurs cultures, leur approvisionnement en eau et leur accès aux ressources halieutiques. Avec des fréquences moyennes d’environ deux décennies0, de tels événements impulsent un temps historique spécifique, relativement morcelé, avec des recompositions sociales et culturelles drastiques, dont D’Arcy donne des exemples, spécialement celui des Carolines occidentales et des Mariannes (pp. 146-163, voir infra). Mais les sociétés humaines, parfois entièrement détruites, fragilisées ou transformées par les coups de boutoir de leur environnement peuvent, elles aussi, se montrer destructrices vis-à-vis des îles qu’elles colonisent.

9 Autres menaces, autres promesses venues de l’horizon du grand océan : les navires des Occidentaux. Peu après les « découvertes », des baleiniers et des marchands apportent deux sortes de maladies qui vont bouleverser la démographie des peuples océaniens. Les épidémies, qui dévastent à brève échéance les peuples locaux et de nouvelles maladies vénériennes qui à plus ou moins long terme réduisent à la portion congrue la fertilité des populations survivantes. On remarquera que ceci se combine à un autre niveau avec l’interdiction par les missionnaires chrétiens de nombreuses cérémonies articulées aux conceptions locales de la succession des générations et de la vie – humaine, animale et végétale. La présentation par D’Arcy de la colonisation occidentale veut éviter les simplifications ou les thèmes aujourd’hui convenus – qui insistent par exemple sur les seuls bienfaits ou en miroir, les seules dévastations. Grâce à une attention particulière portée aux différentes échelles de relations régionales et au-delà il montre la complexité des croisements et imbrications entre Océaniens et Occidentaux. L’introduction de nouvelles technologies maritimes en est un exemple. Les voiliers de type occidental sont d’abord rapidement adoptés par les populations locales, qui dans un premier temps, se feront une place dans le transport maritime. Mais l’introduction des vapeurs, avec leur technologie complexe, va les déposséder durablement de leurs capacités à maîtriser les navigations modernes. Ainsi, par la technologie mais aussi les impérialismes nationaux, les particularismes chrétiens, l’exploitation capitaliste des ressources humaines et environnementales, la présence

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occidentale va, à terme, bouleverser les flux régionaux, fractionner l’Océanie en multiples territoires coloniaux plus ou moins étanches et reconfigurer les relations régionales océaniennes. Désormais inscrites dans la globalisation, les configurations contemporaines d’imbrication de sociétés locales et de relations régionales témoignent de ces processus.

Environnement, histoire et relations maritimes en Océanie

10 Le premier chapitre argumente le choix fait par D’Arcy de la division de Green, en particulier parce que l’étude de l’Océanie lointaine se déploie dans « un véritable environnement océanique, un des rares qui soit peuplé de façon extensive par les humains » (p. 9). C’est aussi l’occasion d’exposer les arguments environnementaux justifiant les choix de l’auteur. D’Arcy rassemble une grande variété de données, climatologiques en particulier, pour comprendre l’ensemble des phénomènes qui influencent l’environnement océanien. « Quelle [en] est la signification pour l’Océanie lointaine ? Par dessus tout, que les variations annuelles ont vraisemblablement compté autant que les variations saisonnières dans la vie des insulaires […]. Dans de telles conditions, c’est le pire scenario et non pas les moyennes générales qui détermine la viabilité d’une communauté. » (p. 17)

11 La perspective écologique amène à dépasser le seul Pacifique : les présentations synthétiques, incluant La Niña et El Niño (pp. 16-18), l’influence du climat sur les chaînes trophiques et la distribution des espèces vivantes, la productivité des complexes récif-lagon (« seules les forêt tropicales humides […] rivalisent avec eux en termes de productivité et diversité », p. 21) ou les liens existant entre les écosystèmes et leur utilisation par les insulaires, par exemple, fondent les études des transformations contemporaines.

12 Le chapitre suivant étudie « Les mondes locaux : l’océan dans la vie de tous les jours ». D’Arcy rappelle que, si toute vie trouve son origine dans l’élément liquide, nous sommes « uniques parmi les animaux terrestres à avoir un réflexe de plongée. Quand notre visage touche l’eau, il se produit automatiquement une réduction de notre rythme cardiaque et de notre consommation d’oxygène » (p. 27), les humains sont donc bien équipés biologiquement pour vivre dans l’environnement marin. Les remarques de William Ellis sur des Hawaiiens pratiquement « amphibies » trouvent un écho de l’autre côté de l’Océanie, à Manus (Papouasie Nouvelle-Guinée), dans les belles descriptions brossées par Margaret Mead des naissances en milieu marin (1956). La nourriture que fournit l’océan est décrite un peu rapidement (pp. 34-40) sans souligner l’apport en protéines fourni par les coquillages - dont les enfants qui accompagnent les femmes à la pêche côtière bénéficient largement. Ceci tient peut-être au fait qu’il s’agit d’une activité féminine, et que celles-ci sont souvent mal documentées pour les périodes historiques qui intéressent D’Arcy au premier chef 0. Qui plus est, si l’apport nutritionnel considérable des tubercules est mentionné, curieusement ceux-ci ne figurent pas dans l’index (où manquent d’autres rubriques importantes, comme la Nouvelle-Zélande). De façon générale, une étude plus fouillée des complexes alimentaires aurait montré des dimensions et des modalités du rapport des humains à l’environnement qui auraient pu enrichir la perspective de l’auteur. La priorité donnée

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par l’auteur à l’océan n’est pas toujours tenable et peut amener à des omissions, j’y reviendrai. Les représentations et perceptions de l’océan font l’objet de la dernière partie de ce chapitre où se détache l’ethnographie d’Hawaï.

13 Le tableau général ainsi posé, les troisième et quatrième chapitres expriment vigoureusement l’originalité de la démarche. Intitulés « Communication et isolation relative dans l’Océan et ses îles » et « La navigation en Océanie », ils s’ouvrent sur une illustration a contrario d’une des thèses centrales de l’auteur sur l’importance cruciale des relations maritimes entre sociétés. Des études concernant Rapanui (l’île de Pâques) ont montré les conséquences catastrophiques de son isolement, résultat de la perte de ses capacités de navigation suite à l’épuisement des ressources forestières. Mais cela reste une exception. En contraste « la plupart des habitants de l’Océanie n’étaient pas asservis par l’océan, qui était pour eux tout à la fois habitat et voie conduisant à des ressources et opportunités au-delà de l’île natale. Un réseau de liens sociaux, économiques et politiques les rattachait à d’autres communautés et localités » (p. 50). Comment voyageait-on ? Les travaux les plus connus sur la navigation des Océaniens sont repris ici et, associés à des sources historiques, nous donnent un tableau particulièrement intéressant, complet et équilibré des infrastructures et des techniques de navigation comme des choix qui en découlent. Malheureusement les techniques de fabrication des pirogues océaniennes ne font pas l’objet d’un traitement aussi accompli (pp. 90-92). Les illustrations aussi laissent à désirer : seuls deux grands types d’embarcation sont présentés0.

14 Qui voyageait, sur quelles distances, avec quelle fréquence ? Les grandes traversées entre archipels éloignés étaient encore courantes après 1770. En Micronésie, une distance inférieure à 100 milles nautiques coïncide avec des dialectes mutuellement intelligibles, alors même qu’un caractère des langues austronésiennes semble être leur rapide différenciation. Ceci suggère la fréquence des relations maritimes. Il ne faut pas oublier les déplacements côtiers courts, pluriquotidiens entre hameaux, pour la pêche ou vers les jardins – évitant le transport de lourdes charges sur des chemins côtiers malaisés, ou inexistants (pp. 64-65). Des embarcations spécifiques y sont consacrées, généralement monoxyles à balancier, propulsées à la rame, à la voile ou même, comme au Vanuatu, usant de quelques palmes de cocotier disposées en guise de gréément.

15 Le chapitre 5, intitulé « Des frontières fluides : l’océan espace contesté » étudie la tenure maritime, l’océan comme zone de conflit et la puissance maritime du point de vue historique. Sur ce dernier point, pour l’Océanie, l’auteur affirme qu’il y a « très peu d’écrits » (p. 109) ; il faut sans doute ici comprendre « d’études synthétiques » sur le modèle de celles développées pour l’Atlantique, car au plan événementiel, les récits de conquêtes sont bien documentés par les traditions, les premiers explorateurs occidentaux et les missionnaires, notamment à Fidji et en Polynésie. Afin de faire ressortir les spécificités océaniennes, D’Arcy ouvre la réflexion sur la puissance maritime dans une perspective comparatiste favorisée par les nombreux travaux sur cette question dans l’Atlantique (pp. 109-110). Pourquoi voyageait-on? Pour tuer subrepticement, se battre face à face, ou faire la guerre à relativement grande échelle (activités qui tendent à être oubliées aujourd’hui où, tourisme oblige, domine la caricature des îles heureuses, voire paradisiaques, en cette Océanie lointaine), mais aussi pour fuir les conflits ou se soumettre aux décisions d’expulsion. Pour aller capturer des personnes, hommes, femmes et enfants, qui occuperont toutes les configurations imaginables dans des systèmes sociaux, allant de l’accession à la

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« chefferie » à la position de serviteurs étrangers (donc dégagés des tabous locaux, p. 57), ou de dépendants parfois traités comme des esclaves, et/ou des victimes, cérémonielles ou pas. Les violences et leurs moyens furent bien documentés par les premiers marins européens, eux-mêmes rompus à des activités militaires que la plupart ne se privèrent pas d’exercer en ces îles où, supérieurement armés, ils eurent souvent le dessus.

16 On voyageait aussi pour échanger une grande variété de biens matériels, ce qui trouve un large écho dans l’esprit de notre monde et de notre temps. Mais aussi pour faire circuler des idées, des récits, des musiques, des danses, des motifs iconiques, des techniques (et bien d’autres choses encore) ce qui nous déroute parfois, mais nous intéresse de plus en plus. Les modalités de ces échanges, dans leurs dimensions intrasociales mais aussi intersociales, continuent d’étonner et de stimuler les anthropologues. Elles constituent depuis Richard Thurnwald et Bronislav Malinowski un des sujets de recherches théoriques privilégiés en Mélanésie. Dans « ces échanges [qui] concernaient autant l’établissement et le renforcement de relations sociales et politiques que l’offre et la demande […] [le] processus importait autant que les biens échangés » (p. 54). Je soulignerai que récemment encore les études des modes d’échanges, de circulation, sont dues à des spécialistes de la Mélanésie. L’exception notable chez les grands penseurs de l’anthropologie océanienne est Annette Weiner (1992), qui a déployé ses découvertes trobriandaises à Samoa et la Polynésie ; mais dans les nouvelles générations, certains commencent à envisager des sociétés polynésiennes sous cet angle0.

17 Les rencontres dans les systèmes régionaux impliquent elles aussi des voyages, comme aux Carolines où : « un échange continu d’idées prend place à travers la navigation. Si, par exemple, les jeunes gens d’une île sont pris du désir de faire briller leurs talents musicaux sur une autre île, plus ou moins éloignée, ils n’hésitent pas à partir, certains qu’ils sont d’être reçus avec les démonstrations les plus sincères de satisfaction et de plaisir que cette sorte de visite ne manque jamais de produire. Dans certains cas ces rencontres sont arrangées pour des dates prévues très longtemps à l’avance » (Frédéric Lutké, 1835-1836, in D’Arcy, pp. 55-56)

18 De telles visites pouvaient mobiliser jusqu’à soixante-dix pirogues. À Fidji aussi, ces rencontres étaient préparées longtemps à l’avance. Aux Samoa, les fréquentes visites rendues à des villages voisins faisaient que les missionnaires trouvaient parfois des localités entièrement désertes. Tonga brillait tout particulièrement dans le domaine des grands déplacements, avec des voyages mobilisant de trois à cinq cents personnes sur sept à dix pirogues doubles. Ceux-ci pouvaient durer plusieurs années – jusqu’à 14 dans le cas du chef Kau Moala. Ces expéditions dont les destinations préférées étaient Fidji, Samoa, Futuna et Wallis avaient des buts divers, fréquemment guerriers. Les mariages et funérailles de nobles impliquaient eux aussi de grands déplacements, par exemple à Tahiti. Je voudrais souligner que toutes ces rencontres, toutes ces visites comportaient des échanges cérémoniels, en particulier pour les accueils, ce qui est un élément de continuité très significatif avec l’Océanie proche.

19 Assez fréquemment les voyageurs avaient des visées d’émigration, d’autres étaient expulsés de leur terre natale. De nombreuses sociétés avaient des procédures d’accueil et d’intégration pour de nouveaux arrivants mais aussi d’expulsion de personnes et de groupes jugés indésirables. D’Arcy montre en quoi ces dynamiques étaient particulièrement importantes pour la perpétuation des petites sociétés des atolls, y

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compris en cas de catastrophe climatique. Ainsi à Mwaekil (Micronésie orientale), sur 14 clans répertoriés en 1940, seuls 5 y résidaient déjà avant le grand cyclone des années 1770, qui n’avait laissé qu’une trentaine de survivants (p. 62). Bien entendu, comme aux époques des tout premiers peuplements austronésiens, des îles inhabitées étaient colonisées par ces navigateurs. Certaines, abandonnées, étaient redécouvertes, créant des mouvements d’allers-retours dans le peuplement, attestés dès les époques archéologiques (Kirch, 2000). D’autres, ayant récemment émergé à la surface des flots du fait de l’activité volcanique, étaient assez vite peuplées comme ’Ata (Tonga), où en 1643 Abel Tasman n’avait pas relevé trace humaine et où trois groupes étaient installés au début du XIXe siècle.

20 La description, au chapitre 6, des effets, bien connus, des colonisations euro- américaines présente l’originalité d’être contextualisée à partir d’une importante section sur « la perception du monde au-delà de l’horizon ». Les attentes vis-à-vis du monde extérieur se « reflétaient dans deux institutions centrales des cultures insulaires : les prophéties et les rituels de réception » (p. 133). Cette section témoigne, comme l’ensemble de ces recherches historiques, d’une sensibilité anthropologique aux représentations développées dans le monde océanien. Autre élément de cette contextualisation, la description de la survenue vers 1870, à Kapoingamarangi, aux Marshall, d’une flotte de Polynésiens en perdition et de leurs terribles exactions envers les populations locales qui ne semblent pas avoir à envier à celles des coloniaux (pp. 124-125). Toutefois la pensée de la continuité qui ferait des Occidentaux les équivalents des Océaniens venus d’autres rives me semble trouver ses limites dans l’étude que propose le chapitre suivant.

Les systèmes et leurs transformations dans les relations régionales

21 L’approche et la méthode de D’Arcy trouvent leur illustration la plus achevée au septième chapitre, consacré aux Carolines et aux Mariannes. Un des points forts de ce livre est en effet la connaissance approfondie de la Micronésie dont l’auteur est spécialiste. Cette partie du Pacifique est aujourd’hui quelque peu négligée par les études océanistes, non pas certes au plan qualitatif, mais au plan du nombre de chercheurs et chercheuses impliqués. Historiquement la littérature (Arthur Grimble), l’histoire (Henry Maude), la muséographie et la technologie (Gerd Koch) et l’anthropologie – avec une pléiade d’auteurs de premier plan – furent représentées en Micronésie de façon brillante. Mais les travaux contemporains s’y poursuivent de façon un peu réduite quand on compare les publications à la masse impressionnante de recherches récentes sur la Nouvelle-Guinée.

22 La thèse de ce chapitre est que, globalement, l’histoire des Carolines occidentales de 1770 à 1870 doit être comprise comme celle des interactions entre « quatre mondes distincts, mais cependant interconnectés […] [à savoir] les complexes d’îles hautes de Yap, Palau et des Mariannes et […] la vingtaine d’atolls et les deux îles coralliennes élevées situées entre Yap et Chuuk », le tout sur une distance d’environ 1 500 km (p. 144). Pour D’Arcy : « en adoptant cette perspective régionale, les Carolines occidentales peuvent être comprises dans leur aspect dynamique, les Européens n’y sont qu’un groupe extérieur (outsiders) parmi tous ceux dont l’influence s’exerce sur les

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communautés. L’histoire indigène retrouve toute sa place et l’océan devient partie intégrante de cette histoire » (pp. 145-146)

23 Dans cette partie de l’Océanie lointaine, le système d’échange régional Sawei a une fréquence annuelle et une forme de déplacements en allers-retours. Tirant avantage des alizés et parcourant environ 800 milles marins vers l’ouest, les pirogues du Sawei quittent Namonuito pour se rendre à Yap, considérée comme une île particulièrement prestigieuse. La flotilles’accroît au fur et à mesure d’escales dont le statut s’élève à l’approche de sa destination. Les tributs apportés à Yap sont principalement destinés aux clans recevant traditionnellement les voyageurs, aux « chefs » de Gachpar dans le district de Gagil et à Yongelap, dieu vénéré dans l’ensemble des Carolines. Pendant leur séjour à Yap, les « parents » – membres des clans accueillants – doivent prendre soin de leurs « enfants », venus avec le Sawei. Les variables utilisées par D’Arcy pour interpréter le Sawei sont classiques : échanges de biens localement rares, maintien ou croissance de la puissance en politique et en sorcellerie des « chefs » de Yap, culte régional de Yongelap. Sans oublier une analyse de l’influence des idées coloniales sur les reconstructions a posteriori du pouvoir de Yap. L’imbrication du sawei avec les relations entre Yap et Palau est aussi bien montrée. Le texte laisse à penser que la comparaison avec d’autres réseaux de relations régionales d’Océanie, y compris ceux de Mélanésie, comme le Hiri en Nouvelle-Guinée qui a une forme similaire mais se déploie dans un environnement et avec des finalités différents, permettrait de mieux comprendre encore le sawei.

24 Je voudrais revenir sur l’affirmation selon laquelle les Européens ne « sont qu’un groupe extérieur parmi tous ceux dont l’influence s’exerce sur les communautés » (p. 146) car elle me semble contestable. En effet, il existe une différence fondamentale entre les relations sawei et celles avec ces Occidentaux et elle est bien documentée pour Palau. On connaît en effet les conséquences de l’arrivée de ces derniers à travers les estimations démographiques : au début de ces relations (fin XVIIIe siècle), Palau comptait selon les sources de 20 à 50 000 habitants. Sept décennies plus tard il en restait 10 000. Ce n’est pas la conséquence d’une situation exceptionnelle comme pour les tueries de 1870 à Kapoingamarangi : on retrouve là un des effets bien connus des premiers temps de la colonisation occidentale en Océanie – et ailleurs dans le monde. Le rôle des aventuriers occidentaux est lui aussi intégré par D’Arcy dans le cadre de relations maritimes fréquentes et organisées des Océaniens. Tout particulièrement l’ascension à Palau, puis la chute, du capitaine Andrew Cheyne, puissant marchand, trafiquant d’hommes et d’armes qui a sévi dans une grande partie du Pacifique – sinistre personnage qui nous a laissé des écrits montrant sa bonne connaissance des régions qu’il écuma. Dans ce cas Cheyne est un acteur occidental relativement autonome, qui se charge de l’exploitation des ressources locales en bêche de mer, de l’établissement d’une première station commerciale, qui noue des alliances (instables) avec les autorités locales, pratique la vente d’armes – pondérée selon les tactiques et rapports de force du moment – et, de façon moins intentionnelle mais très destructrice pour la population, répand des maladies importées. La relation avec les nouveaux venus a clairement eu des effets destructeurs considérables sur une part importante de la population et c’est un trait récurrent de la colonisation, à une échelle et surtout avec une régularité sans comparaison avec les actes de violence d’autres groupes océaniens. En contraste, les relations sawei n’entrainèrent jamais selon les sources ce type de

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catastrophe démographique et d’éventuels échanges de violence – courants en Océanie dans les relations régionales – ne sont même pas mentionnés par D’Arcy.

25 Si le but est de comprendre finement l’histoire de la région, il faudrait je pense, contrairement à ce que fait D’Arcy, souligner à partir de cas précis comme celui de Cheyne, les différences radicales entre d’une part les relations océaniennes interinsulaires et d’autre part les incursions des Occidentaux dans les premiers moments de la colonisation, puis les prises de possession officielles. Une pensée trop focalisée sur la continuité historique, géographique et environnementale – dans le grand océan, les occidentaux seraient des intervenants extérieurs comme les autres – tend à lisser des différences considérables. À l’échelle historique, il conviendrait davantage d’invoquer une pensée de la discontinuité, en soulignant les contrastes : d’une part les aventuriers occidentaux, précurseurs des impérialismes, centrés sur la saisie d’opportunités à court terme et la maximisation de leur profit commercial ; d’autre part le sawei, un système de relations régionales océaniennes comme il en existe tant, fondé sur des circulations complexes de biens et de personnes, exprimant des relations complexes entre humains et aux non-humains, institution relativement stable qui perdure encore un siècle plus tard. L’interprétation du sawei mobilise des catégories anthropologiques complexes qui diffèrent de celles, principalement économiques et politiques, rendant compte de la valorisation du profit économique ou des rapports de force dans la vision impérialiste anglo-saxonne du monde au XIXe siècle. Dans ce cadre, les interventions de Cheyne, qui conduit les premières escarmouches de la colonisation et sera finalement tué à Palau en 1866, ne peuvent être disjointes de celles des puissances coloniales, comme le montre le fait qu’un an après sa mort, un bateau de guerre britannique vint dans cette île exiger et obtenir l’exécution du dignitaire responsable de l’exécution de l’aventurier. En revanche, plus au nord, aux Mariannes, la présence espagnole déjà ancienne et la politique menée par Luis de Torrès relèvent d’un autre cas de figure. Proposons d’y voir un contraste entre des moments précurseurs d’une colonisation anglo-saxonne très dynamique et dévastatrice et, à Guam, une colonisation espagnole ancienne, stabilisée, quelque peu affaiblie aussi comme sa métropole.

26 Une remarquable étude des configurations des îles coralliennes du centre et de l’ouest des Carolines, avec les raisons, les formes et les transformations de leurs relations suit cette étude du Sawei, montrant bien que ce dernier n’est qu’un réseau parmi d’autres reliant îles et sociétés de cette partie de la Micronésie. Ce chapitre s’achève brillament avec l’histoire des relations entre les Carolines et les Mariannes. « En 1788 des bateaux de Lamotrek, sous le commandement du navigateur Luito, prirent la mer pour la colonie espagnole de Guam, en quête de fer. Luito n’était jamais allé à Guam, mais savait s’y rendre et était au courant de l’existence des Espagnols et de leurs biens. » (p. 156)

27 Parfaitement informés des atrocités commises contre les Chamorro, les gens des Carolines s’étaient défiés des Espagnols, et avaient réservé au début du XVIIe siècle des réceptions très hostiles – et victorieuses – à leurs tentatives de christianisation et de colonisation. Les Carolines et les Mariannes entretenaient des relations bien avant l’arrivée des colonisateurs et Luito suivit un ancien chant de navigation décrivant l’itinéraire Mutau-uol0. À son arrivée il est reçu « chaudement » par Luis de Torrès, jeune officier espagnol natif de Guam, obtient du métal et d’autres biens, revient chez lui et repart en 1789. Mais sa disparition dans une tempête sur le chemin du retour est interprétée comme résultant de brutalités ibères et les relations sont à nouveau

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suspendues jusqu’en 1804. À cette date, Torrès, devenu vice-gouverneur de Guam, embarque vers les Carolines pour aller y assurer les habitants qu’ils sont les bienvenus et que le sort de Luito ne lui est en rien imputable. L’année suivante une flotte de Woleai, Lamotrek et Satawal se rend à Guam, inaugurant des voyages annuels sur la route Mutau-uol. Ceux-ci comptent en 1814 dix-huit pirogues des Carolines. Je laisse au lecteur le plaisir de découvrir le détail de ces expéditions, des relations qui se nouent avec les Espagnols et se transforment entre sociétés des Carolines (pp. 156-163). En 1815, un cyclône contraint des navigateurs d’Elato et Satawal, avec l’accord des Espagnols, à peupler Saipan où ils vont conserver leur « ancien style de vie » jusqu’à la fin du siècle. À travers des voyages annuels et par « la nomination des lieux, l’usage quotidien de la mer, pour les funérailles, la pêche, la navigation et les distractions, [ils] firent d’un océan inconnu une mer familière » (p. 161). Cette recomposition rapide d’une société essentiellement carolinienne sur une île des Mariannes – un exemple parmi d’autres en Océanie – ici avec l’aval de la puissance coloniale, illustre une des théories de l’auteur sur les spécificités de l’histoire dans cette partie du monde. La violence des événements environnementaux, les échelles restreintes des populations, leurs capacités à se déplacer et à survivre, sont des paramètres essentiels à la compréhension de l’histoire de peuples « reliées par l’océan ». Et en effet, si le diable est dans les détails, beaucoup de ceux que fournit D’Arcy dans ces épisodes comme ailleurs dans ce livre, permettent d’envisager les relations en Océanie sous un angle quelque peu méphistophélique au regard des théories historiques en vigueur. Celles-ci sont le plus souvent dérivées de ce que nous comprenons de l’histoire occidentale. Elles impliquent des échelles et emprises spatiales, temporelles et démographiques d’une toute autre ampleur, voire d’une autre nature, et surtout des archives écrites d’une richesse, d’une précision et d’un volume exceptionnels, sans guère d’équivalents ailleurs sur la planète. Une différence fondamentale est qu’en Occident nous parlons volontiers d’insularité pour évoquer l’isolement, une idée bien ancrée dans les pratiques et représentations du monde européen80. En contraste, comme cela a été souvent dit, dans le Pacifique insulaire, l’Océan relie les sociétés et c’est précisément un des paradigmes développés par D’Arcy. Ce livre est donc aussi une invite à reprendre la question des premiers contacts pour l’élargir aux dynamiques translocales préexistantes. Ces moments précurseurs doivent être étudiés sous deux angles complémentaires. D’une part pour comprendre comment les colonisateurs ont mis à profit les relations établies de longue date entre sociétés, îles, archipels. D’autre part pour étudier, le plus souvent à partir de l’histoire orale mais aussi quand cela est possible par l’analyse des procédures sociales, comment ces premiers moments s’inscrivent dans les relations régionales des populations, sociétés et cultures océaniennes et dans les représentations qu’ils en ont. Combinant l’histoire coloniale écrite avec l’étude des perspectives et des pratiques des peuples ayant été soumis à la colonisation, cette démarche devrait contribuer à une connaissance non univoque des transformations des relations régionales – et en particulier de leur extension à la dimension mondiale dans le contexte colonial (Monnerie 2008, 2010).

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Par delà la Mélanésie, la Micronésie et la Polynésie : les divisions de l’Océanie en débat0

28 Un des changements de paradigme proposé par D’Arcy est l’abandon de la division tripartite de l’Océanie en Mélanésie, Polynésie, Micronésie, d’origine géographique, qui remonte à Dumont d’Urville. D’Arcy propose de la remplacer par la dichotomie Océanie proche, Océanie lointaine. La tripartition a été critiquée par beaucoup d’anthropologues et des historiens avec des arguments divers et convaincants0. Pourtant, de nos jours encore une majorité de réflexions se développent, plus ou moins explicitement, avec cette division en toile de fond. Car elle a nourri les propositions du très célèbre article de jeunesse de Marshall Sahlins (1963), opposant Polynésie et Mélanésie à travers leurs « types politiques » contrastés : pour la première « l’aristocrate », pour la seconde le « Big Man », typologie que Maurice Godelier affine avec le « Grand Homme » (1982). Les études océaniennes restent encore très focalisées, voire divisées, en fonction de ces distinctions dont la productivité heuristique a été considérable mais qui ont fait leur temps – aux deux sens du terme. La tripartition semble d’autant plus difficile à éradiquer qu’elle se situe à un point nodal où s’imbriquent des réalités de terrains éloignés (entre lesquels il est coûteux de voyager), des paradigmes scientifiques anciens mais bien ancrés et des traditions de recherche – les divisions en « aires culturelles » qu’Appadurai (1996) n’a été ni le premier ni le seul à critiquer. Aujourd’hui largement obsolète, la division tripartite n’a conquis sur le long terme de véritable légitimité scientifique, ni en histoire ni en anthropologie. Seule la « Polynésie », du fait de ses traditions de voyages interinsulaires au long cours corrélées avec son unité linguistique et d’une relative homogénéité sociologique et culturelle pour les grandes îles possède une certaine pertinence.

Océanie proche, Océanie lointaine

29 En réaction contre ce modèle, D’Arcy entend faire de la dichotomie Océanie proche, Océanie lointaine la distinction principale des études océaniennes. Que penser de cette proposition alternative ? La démarche se justifie, il me semble, surtout dans une perspective de rupture. Cette nouvelle division a aussi la vertu de relier, implicitement, l’Indonésie au monde océanien « proche », ce qui me semble fondamental pour asseoir fermement les études comparatistes océanistes. Bref cette remise en cause est bienvenue, l’avenir nous dira si, en anthropologie, des modèles pertinents peuvent en découler directement ou si, comme je le pense, ses limitations permettront de définir des paramètres plus judicieux. En effet, l’usage de la dichotomie pose plusieurs problèmes. D’abord elle n’est pas toujours parfaitement intégrée à la démarche générale de D’Arcy qui laisse de côté la Nouvelle-Calédonie et le Vanuatu, deux archipels qui appartiennent à l’Océanie lointaine (p. 11). Dans ce cadre, l’affirmation selon laquelle la Nouvelle-Calédonie et le Vanuatu sont « exclus de cette étude, car tous deux appartiennent à la Mélanésie » (p. 9) laisse pour le moins insatisfait, voire surpris, par le peu d’argumentation qui l’accompagne et par le caractère discutable de la reprise inopinée de la catégorie « Mélanésie » que précisément l’auteur conteste. Les régions limitrophes de la césure entre Océanie proche et lointaine posent de nombreux problèmes. Ainsi, pour certaines sociétés des Salomon, du nord Vanuatu et presque partout en Nouvelle-Calédonie, s’expriment des variations complexes sur les statuts des

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entités sociales – personnes et groupes – qui ne peuvent pas être comprises à travers les deux types politiques sahlinsiens, l’aristocrate polynésien et le Big Man mélanésien et pas plus avec le Great Man de Godelier. Par ailleurs, les publications – et la mémoire orale contemporaine dans la région Hoot ma Whaap de Nouvelle-Calédonie – ne laissent aucun doute sur l’existence d’interactions fortes et significatives, avant et après la colonisation, entre sociétés du Vanuatu, de Nouvelle-Calédonie, ainsi qu’avec, au moins, Wallis et Fidji. Alors que précisément la mise en avant des enjeux, très importants pour la connaissance de l’Océanie, des interactions entre régions d’Océanie fait une part de l’intérêt de The People of the Sea, cet oubli de la Nouvelle- Calédonie et du Vanuatu est regrettable. D’autant plus que, toutes les parties de l’Océanie ne pouvant être traitées avec la même précision dans un texte de moins de 200 pages, de brèves prises de position sur la Nouvelle-Calédonie et le Vanuatu auraient suffi, évitant au lecteur le curieux sentiment qu’après avoir été expulsées par la porte théorique les anciennes distinctions ternaires reviennent implicitement par la fenêtre des habitudes acquises. Ceci aurait aussi le mérite de fournir des indications bibliographiques de base0 à qui voudrait développer les recherches pour ces archipels dans l’intéressante perspective défendue ici.

30 Donner une assise solide au comparatisme fut aussi la visée des recherches menées il y a trois décennies autour du « Comparative Austronesian Project », dirigé en son versant anthropologique par James Fox (voir, parmi de nombreuses publications, Bellwood, Fox et Tryon [eds], 1995). Privilégiant l’ensemble des langues austronésiennes, plutôt que des aires géographiques, ce projet a très explicitement élargi la perspective comparatiste, plus encore que ne le fait la bi-partition reprise par D’Arcy, puisque l’Océanie n’y est pas scindée. Même si l’approche linguistique trouve ses limites en plusieurs domaines0, la pertinence de l’approche du projet austronésien est grande. On trouve largement répandus, en Indonésie comme dans l’ensemble de l’Océanie, des idéologies et systèmes d’action sociocosmiques privilégiant, par exemple, les groupements par paires (ou dyades), des notions sociales cardinale telles que « maison », « pirogue », « chemin », l’imbrication des origines et de la préséance (precedence), l’indication de l’âge relatif des germains dans les vocabulaires de parenté, la valorisation des qualités oratoires, et bien d’autres traits communs encore, certains pouvant être corrélés à d’anciens états de langues. Le comparatisme est ici thématique et montre que dans beaucoup de domaines, des continuités se font sentir au-delà du découpage bipartite de l’Océanie.

Le modèle des systèmes régionaux

31 D’Arcy propose aussi de considérer l’Océanie sous un angle avant tout régional, pour lui largement défini par les relations maritimes. Fernand Braudel fut un précurseur de sa démarche, pour le monde méditerranéen où la mer intérieure et les navigations principalement côtières de la mare nostrum nous renvoient une image comme inversée de l’Océanie. Alors que l’économie était l’autre terme de l’équation braudelienne, c’est ici – signe des temps épistémologiques mais aussi contraste massif avec le grand océan –, l’environnement maritime qui joue le rôle majeur. En effet, une originalité du livre est qu’il articule les diverses échelles spatiales et temporelles de l’étude des sociétés du Pacifique à partir de leurs environnements et relations maritimes, comme les écologues étudient les emboîtements et interactions

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d’écosystèmes. Si Braudel n’est pas cité, D’Arcy en revanche invoque le grand penseur océanien Epeli Hau’ofa (pp. 7-8, 167-169) comme fondateur de sa démarche. Celui-ci en a en effet esquissé les traits principaux dans son célèbre article de 1994, « Our Sea of Islands ». Cette perspective est confortée par les « traditions locales, la distribution des traits culturels et des observations d’étrangers cultivés [qui] toutes attestent de voyages inter-insulaires dans la plupart des archipels. Des voyages entre archipels sont aussi attestés aux XVIIe et XIXe siècles dans au moins trois régions d’Océanie lointaine. De tels contacts extérieurs eurent une intensité croissante ou décroissante et ce fut aussi le cas de leur impact » (p. 6). Pour les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, D’Arcy conteste les propositions de ceux des archéologues qui insistent sur « l’échelle et l’influence limitées des voyages interinsulaires et des influences extérieures » après la colonisation initiale de l’Océanie lointaine par les austronésiens (p. 171). Et bien entendu les connaissances que nous avons aujourd’hui, en particulier du monde Lapita, montrent l’ancienneté de ces relations transocéaniennes (Kirch, 1997 ; Sand, 2010 ; Sand et Bedford, 2010 ; Guiot, 2003 ; Leblic, 2008 et 2010).

32 Je soulignerai aussi, dans le contexte de l’excellente présentation des relations régionales proposée par ce livre, que de telles relations, pacifiques et/ou guerrières, qu’elles soient intra archipel, inter archipel, ou internes aux grandes îles, comme la Nouvelle-Guinée (Lemonnier, 1990 ; A. Strathern, 1971 ; Wiessner, 2004), furent et/ou sont encore souvent très répandues et intenses en Océanie côtière proche (Kula, Vitiaz Straight, Hiri, Mono-Alu et le nord-ouest des Salomon, la circulation des monnaies depuis les ilôts proches de Malaita, etc.), pas seulement en Océanie lointaine. Une caractéristique spécifique à la partie du Pacifique étudiée par D’Arcy concerne les contraintes d’un environnement aux îles et archipels fréquemment éloignés de centaines, voire de milliers de kilomètres, associées à un perfectionnement ancien et une pratique intense de la navigation hauturière.Parallèlement, la dichotomie de Green est fondée sur un modèle biogéographique d’éloignement et de taille relatifs des îles, surtout pertinent sur les échelles temporelles de (très) long terme qui prévalent en archéologie et qui le sont moins pour l’histoire et l’anthropologie qui mobilisent surtout, dans ce monde de sociétés orales, du moyen ou du court terme.

33 À la suite de tant d’autres tentatives, ce livre montre que si les anciennes distinctions spatiales proposées pour l’Océanie ont été critiquées, les nouvelles peinent à convaincre. En revanche, il me semble clair que l’association des quatre paradigmes proposée par D’Arcy recèle plus de potentialités que chacun pris isolément. Et en particulier que l’étude et la comparaison des systèmes de relations régionales, actuels ou anciens, devrait apporter une bouffée d’oxygène au comparatisme océanien.

Environnement marin, environnement terrestre

34 Une autre critique peut être adressée à D’Arcy, qui concerne la place trop privilégiée qu’il accorde à l’océan dans sa réflexion environnementale. Qui d’autre aurait pu avec une telle force de conviction décider de placer l’océan au premier plan de sa réflexion qu’un spécialiste de la Micronésie? Cette région est dans le Pacifique un cas limite où dominent des îles basses de très petite taille, presque noyées dans l’océan – et hélas, nombre d’entre elles le seront effectivement dans un avenir proche du fait de l’élévation du niveau des mers. Mais, pour à l’avenir, donner toute leur amplitude aux changements de paradigmes qu’il propose, D’Arcy devra se montrer plus « écologique »

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encore et mieux intégrer les environnements terrestres et marins. Les études ne manquent pas, car en Océanie nombre de chercheurs ont mis au cœur de leurs travaux les relations des humains à leur environnement. Des Français, Jacques Barrau et André- Georges Haudricourt, occupent une place de pionniers dans ce domaine, mais des noms comme Roy Rappaport, Ralph Bulmer avec Saem Majnep, Paul Sillitoe, Peter Dwyer et Tim O’Meara,viennent aussi à l’esprit.À l’exception de Barrau qui fut sans doute un des rares à connaître l’Océanie dans son ensemble, la majorité ont travaillé en Mélanésie, à des échelles beaucoup plus restreintes que celles proposées par D’Arcy, privilégiant de surcroît qui l’ethnobotanique, qui l’ethnozoologie, qui l’horticulture. Il conviendrait donc de faire se rejoindre de façon convaincante ces deux grandes tendances ethno (et historico) écologiques : celles qui privilégient le grand océan et celles qui s’intéressent d’abord aux rapports des humains avec leur environnement terrestre. Bref, la démarche du livre de D’Arcy ne définit pas une méthode achevée, elle ouvre la voie à de nouvelles recherches indispensables à une meilleure connaissance de l’Océanie, parfois à travers des manques et des paradoxes – le moindre n’étant pas que beaucoup de ces peuples de la mer sont de savants horticulteurs, profondément attachés à cette denrée parfois rarissime qu’est la terre. Au programme des prochaines avancées donc, les articulations complexes de l’océan avec les terres, mais aussi avec le ciel, ce monde des oiseaux, des nuages, des pluies et des vents, tout aussi cher aux Polynésiens qu’aux peuples de la forêt néo-guinéenne.

Continuités et discontinuités dans les sociétés et cultures du grand Océan

35 L’étude de D’Arcy couvre la période de 1770 à 1870. Cependant nombre d’études mises à contribution reposent sur une ethnographie, ou des données scientifiques, plus récentes. Le péché peut sembler ici véniel, et la pratique est courante, mais une des thèses principales du livre est précisément que les sociétés d’Océanie changent, parfois très vite. Un positionnement sur cet usage anachronique des matériaux et des théories aurait été le bienvenu. Il peut être justifié : 1. parce que les sources écrites sur le Pacifique semblent être sinon en quantité limitée, du moins contenir des informations très éclatées et que la qualité, au plan linguistique en particulier, des plus anciennes laisse souvent à désirer. 2. parce qu’une part des variables prises en considération dans l’approche de D’Arcy ne concerne pas les formes sociales, mais environnementales, géographiques, biologiques etc. dont la variabilité, catastrophes environnementales mises à part, est moindre que pour le social.

36 Ainsi, le détail du système régional Sawei (voir supra) est décrit à partir de sources anthropologiques datant d’après la Seconde Guerre mondiale, mais « la majorité des études […] soulignent les continuités structurales plus que les ruptures historiques » (p. 146). Il serait bon d’en tirer les implications. L’une d’elles est que changements et continuités ne concernent généralement pas les mêmes plans d’une société ou d’une région. Avec le Sawei, nous avons affaire à une institution particulièrement résiliente du social qui, précisément, concerne des relations régionales.

37 J’ai été passionné par ce livre car, bien que centré sur l’Océanie lointaine, il recoupe beaucoup des préoccupations de l’anthropologue spécialiste de la « Mélanésie » que je suis – selon les découpages actuels. C’est la raison pour laquelle j’ai parsemé ce texte de

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clins d’œil à cette partie de l’Océanie. Les grandes divisions, que ce soit celle instaurée par Dumont d’Urville, celle proposée par Green ou celle entre sociétés côtières et sociétés de l’intérieur laissent le plus souvent à l’anthropologue un goût de promesses non satisfaites. Elles ne sont pas entièrement trompeuses certes, mais pas vraiment adéquates non plus. Fort opportunément, une fois circonscrit son domaine d’emprise – l’Océanie lointaine moins la Nouvelle-Calédonie et le Vanuatu – The People of the Sea privilégie des échelles d’études plus restreintes, régionales : archipels, ensemble d’archipels. Celles-ci sont plus pertinentes que les grandes divisions géographiques ou archéologiques, à conditions d’en respecter les états et les transformations historiques. Pour le monde contemporain « globalisé », les imbrications du local et du global passent le plus souvent par le régional, comme ce fut déjà le cas pendant la première vague de « mondialisation » que furent les colonisations euro-américaines et les christianisations qui les accompagnèrent le plus souvent. Mais la configuration des échelles régionales a souvent changé entre ces colonisations et l’actuelle globalisation ultra capitaliste. Pour les études régionales, le grand défi demeure dans la définition des « frontières fluides » entre systèmes régionaux. Ayant noté tout l’intérêt de ce livre, absolument indispensable à toute bibliothèque s’intéressant à l’Océanie, il faut regretter que D’Arcy ne mentionne pas en Braudel, ou Immanuel Wallerstein, des influences séminales pour ce type d’étude géographique, historique et anthropologique. Les réserves exprimées n’entament en rien les qualités de l’ouvrage : The People of the Sea replace nombre de faits historiques et anthropologiques dans des perspectives pertinentes et ouvre de nombreuses voies à la réflexion sur l’Océanie. Et il est passionnant à lire, ce qui n’est pas une mince réussite pour un travail universitaire rigoureux.

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NOTES

1. Merci à Isabelle Berdah, Dominique Fasquel et, tout particulièrement, Sophie Chave-Dartoen pour leurs critiques et suggestions. 0. L’intérêt du cadre pluricausal est montré par le fait que la fréquence des catastrophes climatiques est comparable pour le Bangla Desh, mais que des facteurs sociaux, culturels et environnementaux font que les conséquences diffèrent. 0. Les amas de coquillages brisés – donc mangés – (parfois nommés kjökkenmöddings) figurent en bonne place dans nombre des fouilles des archéologues du Pacifique - comme dans mes observations ethnographiques au nord de la Nouvelle-Calédonie. Tim Bayliss-Smith (1977), cité en appendice par D’Arcy (p. 178), mentionne lui aussi cet apport de nourriture, souvent négligé. 0. Sur cette question, si l’ouvrage de Haddon et Hornell est cité, celui du père Neyret (1974) ne l’est pas. 0. Les recherches de Sophie Chave-Dartoen sur Wallis (Uvea) montrent la pertinence d’une approche des sociétés « polynésiennes » sous l’angle de l’étude de leurs échanges, en particulier cérémoniels (2000, 2006). 0. D’Arcy donne une carte synthétique d’itinéraires maritimes des Carolines occidentales, comportant 20 routes nommées, dont Mutau-uol (p. 154). 0. Et splendidement exploitée au plan littéraire par Alexandre Dumas avec le Chateau d’If et l’île de Monte-Cristo. 0. Le point de vue que j’exprime ici doit être contextualisé. Avec des lectures et la connaissance de la Mélanésie, il s’appuie sur mes recherches ethnohistoriques et ethnographiques dans des sociétés et régions du nord-ouest des îles Salomon et au nord de la Nouvelle-Calédonie – soit de chaque côté de la « frontière » entre, Océanie proche et lointaine. Ces sociétés et leurs relations régionales m’ont de longue date rendu particulièrement sensible aux questions débattues par D’Arcy. En effet, je n’ai jamais pensé avoir affaire à des « sociétés mélanésiennes » au sens devenu classique avec l’article de Sahlins (1963), c’est à dire à des sociétés à « Big-Man ». Dans les catégories sahlinsiennes, avec le rôle considérable des ordres sociaux à Mono-Alu aux Salomon (Monnerie 1996) et des statuts à Arama en Nouvelle-Calédonie (Monnerie 2001), ces sociétés

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relèveraient d’une sorte de lointaine empreinte « polynésienne ». D’autres traits, comme l’importance des échanges, les tirent vers la « Mélanésie », mais sans doute en premier lieu parce que l’étude des ces échanges n’est pas une approche aussi répandue en « Polynésie » qu’en « Mélanésie » (voir supra). Bref, que ce soit au cœur de la Mélanésie dans la division tripartite, ou de part et d’autre de la limite entre l’Océanie « proche » et la « lointaine », je me suis intéressé à des sociétés et ensembles régionaux qui ne correspondent guère aux grandes divisions proposées actuellement pour l’Océanie. En revanche, ma problématique générale d’étude de l’imbrication des relations locales et translocales de ces sociétés est proche de celle développée par D’Arcy pour les Carolines et les Mariannes, en « Micronésie ». 0. Pour une bonne présentation du débat et une bibliographie très complète – jusqu’à la date de publication : Thomas 1989, des réferences plus récentes dansTcherkézoff 2008. Pour les problèmes posés par la théorie de Sahlins dans des régions restreintes, voir par exemple, pour le Sepik, Nancy C. Lutkehaus (1990) ou, pour les Salomon du Nord-Ouest, Monnerie (1998). 0. Avec des notes discutant les sources, la bibliographie et une intéressante annexe sur « L’historiographie maritime de l’Océanie » (en tout plus de cent pages), ce livre est très riche dans ce domaine ; il faut le souligner en particulier pour les jeunes collègues en quête de sources ou même de sujets de recherche sur l’Océanie. Sa limite est que les sources francophones, et de façon générale presque toutes les sources non anglophones, ne sont pas exploitées. D’Arcy travaille surtout sur des traductions en anglais. 0. Nombre de sociétés de Nouvelle-Guinée parlant des langues non austronésiennes, dans le Sepik par exemple, partagent des traits « austronésiens » ; pour l’Indonésie voir Platenkamp (1990).

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L’énigme de la patate douce. Scénarios historiographiques dans le Pacifique

Jean-François Baré

1 La parution récente (2005) du livre édité par Chris Ballard, Paula Brown, R. Michael Bourke et Tracy Harwood, The Sweet potato in Oceania: a reappraisal1, m’amène à témoigner de ce que je crois être son grand intérêt. L’« énigme » de l’introduction de la patate douce dans le Pacifique Sud (et, éventuellement comme on le verra, en Asie du Sud-Est) depuis l’Amérique andine et/ou le Mexique a longtemps fait l’objet de débats de rigueur variable (y compris dans ses prétendues résolutions les plus contestables, ainsi chez Thor Heyerdahl [1952]). On peut donc espérer qu’un résumé de l’exposé tout à fois pédagogique et rigoureux de Chris Ballard et de ses collaborateurs suscite le même genre d’intérêt.

2 Rappelons que Ipomea batatas a depuis fort longtemps été considérée comme non indigène aux îles du Pacifique Sud, où elle a pourtant joué un rôle très important dans l’alimentation, depuis les premiers contacts européens ; ceci, notamment, du fait de l’homonymie entre le quechua kumar et le kumara (ou ’umara) de diverses langues notamment polynésiennes. Mais aussi, vu cette troublante indication, du fait que les plus anciennes traces d’une patate douce domestiquée viennent du Pérou, aux environs de 2000 avant J.-C. (O’Brien, 2000, cité par Montenegro et al., 2008 : 355). Un tubercule fossile de patate douce a même été trouvé dans le canyon de Chilca, toujours au Pérou, et daté de plus ou moins 8080 B.C. ; mais les archéologues ne sont pas sûrs qu’il s’agisse de patate douce domestiquée (Engel, 1970, cité par Montenegro et al., ibid.).

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Photos 1-2. – Le « corps du délit » : 1. Les feuilles

(© www.auJardin.info)

2. Les tubercules récoltés

(©Annie Walter, IRD, tous droits réservés)

3 La question était alors : comment est-elle parvenue dans le Pacifique Sud ? Cette question a fait l’objet d’un nombre considérable de tentatives de réponses qui se sont

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elles-mêmes heurtées à autant de contre-arguments. Un relatif consensus s’est cependant longtemps établi sur l’origine sud-américaine de la plante (nord-ouest du Pérou puis, plus récemment, ouest du Mexique (Ballard et al., 2005 ; Montenegro et al., 2008). Ceci posé, pour résumer sommairement les principaux aspects du problème, les options étaient au nombre de quatre. 1. La patate douce a été introduite par les Espagnols depuis leurs possessions d’Amérique du Sud (c’est, dès 1786, la position de George Forster, frère cadet du naturaliste de Cook lors de son troisième voyage, dans sa thèse De Plantis Esculentis Insularum Oceani Australis, cf. Yen in Ballard et al., 2005), mais elle concerne dans ce cas les Philippines et les « Indes orientales ». Pour Tahiti, l’un des points de « l’ellipse de diffusion » probable de Yen (1974), cette hypothèse ne tient pas car, ainsi que je l’ai vérifié, la plante y est attestée par Cook dès 1769 ainsi qu’en Nouvelle-Zélande maori la même année (Beaglehole [ed.], 1955 : 183 notamment) ; alors que les premières expéditions espagnoles, qui se sont accompagnées de nombreux échanges avec Lima y compris des visites de Tahitiens, datent de 1772 (Corney [ed.], 1913 ; voir aussi Salmond, 2009 : chap. 11 et 15). 2. La patate douce a été introduite suite à des contacts maritimes pré-européens entre la Polynésie et l’Amérique du Sud, soit qu’il s’agisse : 1. de contacts depuis l’Amérique du Sud. C’est, on le sait la thèse, contestable et contestée d’Heyerdahl (1952), suivie de comparaisons incontrôlées entre, par exemple, les monuments inca et ceux de l’île de Pâques, comme on aimait les pratiquer à l’époque ; bien que Heyerdahl n’ait jamais véritablement soutenu le peuplement du Pacifique depuis l’Est, comme le note Ballard (1985a). Cela a donné lieu, dix étages intellectuels au-dessous, à de stupéfiantes élucubrations sur le peuplement « inca » du Pacifique (et même du Japon !) qui sévissent encore de nos jours, publiées par… Gallimard, dans la collection « l’Aube des Peuples » dirigée par… un prix Nobel de littérature, J.-M. G. Le Clézio (Baré, 2009) ; 2. de dérives accidentelles depuis les deux régions, mais plus probablement depuis l’Amérique du Sud du fait du régime des vents et des courants, à partir du même genre de radeaux en balsa que le Kon Tiki (nommé ainsi, rappelons-le, du fait de l’homonymie, peut- être de hasard, entre un dieu inca et les tiki polynésiens). 3. Une introduction par des diffusions sub-spontanées de graines, soit par la mer, soit par des oiseaux de mer, le problème étant au moins dans le premier cas les capacités plausibles de ces graines à survivre à un temps à reconstituer pour « la traversée », ensuite leurs capacités à se reproduire sans intervention humaine (Montenegro et al., 2008, et ci-dessous). La patate douce est en effet généralement reproduite par « clonage » (prélèvement sur un tubercule déjà existant). Pour des raisons sur lesquelles on reviendra, le consensus semble se faire sur l’intervention humaine (human agency), notamment in Ballard et al. (2005) (Ballard, 2005a : 3).

4. L’analyse ADN étant venue entretemps compliquer un peu plus le problème, les génomes des patates douces d’Océanie et d’Amérique du Sud sont considérés dans certains cas comme relativement distincts, dans d’autres comme relativement semblables, selon que les cultivars sont « préhistoriques » (comme en Nouvelle-Zélande) ou post-européens (Montenegro et al., 2008 : 357, citant Harvey et al., 1997).

4 Comme on le voit, le problème de l’introduction de la patate douce dans le Pacifique Sud constitue un extraordinaire « nœud » d’« intrigues » historiques au sens de Paul Veyne (1971), ce que j’appelle ici des scénarios. Pour reprendre l’exacte expression du titre de l’introduction de Chris Ballard, à qui ces lignes doivent beaucoup, la patate douce est toujours « bonne à penser » (still good to think with), selon l’expression célèbre de Claude Lévi-Strauss à propos des mythes. Le problème de son introduction dans le Pacifique montre que la question de la « vérité » (je crois bien qu’elle existe quelque

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part, contrairement aux relativistes de toutes obédiences !), est elle-même soumise au raisonnement historique, quelle que soit désormais la réelle scientificité des méthodes désormais employées (analyses ADN, modélisation des vents et des courants, etc.). Elle ressort donc finalement à des problèmes méthodologiques assez analogues à ceux de l’écriture de l’histoire au sens de Veyne.

5 J’aurais d’ailleurs tendance à penser que, de ce fait même et donc du fait des interprétations à l’œuvre, cette question puisse engendrer, y compris chez les natifs du Pacifique insulaire, des sortes de « champs politiques » (ou micro-politiques) au sens de Schwartz, Turner et Tuden (1968), qui n’ont parfois plus grand chose à voir avec le problème lui-même.

6 Ainsi, de la part, par exemple, de Tahitiens « ruraux », on entend dire, ce qui est parfaitement compréhensible, que : « bien sûr que la patate douce est fondamentalement indigène (mā’ohi), c’est quoi ces histoires ? »

7 J’ai longtemps ignoré, par exemple, que la tomate était originaire elle aussi d’Amérique. On peut trouver à l’inverse une sorte de halo mystérieux autour des liens avec l’Amérique du Sud, qui doit satisfaire les aspirations romantiques des uns ou des autres et qui résiste passionnément au doute.

8 Pour faire part à titre d’illustration de mon expérience personnelle, j’eus ainsi l’occasion à Tahiti, dans les années 1975-1980, de dîner en compagnie de ce que l’on appelait à l’époque un « conseiller de gouvernement » chargé de la Culture (que l’on appelle désormais un « ministre »). Alors que la conversation s’en vint tourner autour de l’expédition du Kon Tiki (souvent considérée localement comme l’un de ces exploits légendaires propres à la navigation sur grande distance), j’eus la juvénile imprudence de faire part de mes doutes sur la seule occurrence commune de kumara à la fois en Amérique latine et dans le Pacifique. « Je ne crois pas », dis-je en gros et trop professoralement « qu’un seul élément puisse faire beaucoup de sens pour un peuplement depuis l’Amérique latine». Ce propos jeta un froid et mon hôtesse et amie me réprimanda un peu en partant : « tu sais, avec tes histoires de kumara, je t’ai vu mal parti ». J’appris par la suite que le conseiller, qui se disait « autonomiste » selon le vocabulaire de l’époque, était fort proche de Bengt Daniellsson, « autonomiste » également,compagnon de Thor Heyerdahl sur le Kon Tiki,farouche ennemi (pour des raisons que je n’ai pas à discuter) des essais nucléaires et auteur avec son épouse Marie- Thérèse du livre connu Moruroa mon amour. Tout ceci n’a apparemment pas grand chose à voir avec l’origine de la patate douce ; mais cette énigme attire irrésistiblement ce genre de liaisons logiques.

9 De même, quand je lui adressai récemment des critiques très directes sur un article évoquant, de manière à vrai dire parfaitement creuse, le peuplement de la Polynésie depuis l’Amérique du Sud, le directeur d’un hebdomadaire publié à Tahiti m’objecta avec quelque dérision « la célébration mondiale de Thor Heyerdahl » ; étant mondialement célèbre, il devait donc avoir raison.

10 À présent, quelles sont les réponses possibles, compte tenu des dernières avancées en ces domaines (archéologie et analyses ADN notamment) au corps d’hypothèses évoquées ?

11 Pour Ballard (2005a), le travail de Douglas Yen (1974), qui signe d’ailleurs le chapitre final du volume commenté ici, constitue un jalon décisif pour fixer le cadre des

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hypothèses historiques. Yen note que l’origine sud-américaine de la patate douce avait été évoquée dès 1886 par le botaniste suisse Alphonse de Candolle. Un consensus sur ce point semblait néanmoins s’être fixé dès avant le travail de Yen, qui l’a confirmé. Les régions concernées sont le Nord-Ouest de l’Amérique latine (Nord du Pérou) et la côte Ouest du Mexique (plus probablement Sud-Ouest) (notamment Scaglion, in Ballard et al., 2005 : chap. IV).

12 Le consensus était beaucoup moins net sur les modalités de diffusion : sub-spontanées ou humaines ? Sur ce point, le travail de Yen a nettement tranché en faveur de la diffusion humaine, dont l’hypothèse semble à nouveau confirmée notamment par Roger Green dans ce volume. Il en va ainsi dans un non moins intéressant article d’Helen Leach, autrefois adepte d’une diffusion sub-spontanée. Elle note qu’en l’absence d’une connaissance des modes de culture de la plante lors de son introduction, ce qui suscitait l’essentiel de ses doutes, elle a probablement dû être traitée comme une sorte d’igname métaphorique (ufi dans beaucoup de langues polynésiennes).

13 Ballard note l’existence d’un « âge d’or » du débat sur l’hypothèse de la diffusion humaine, datant comme on l’a vu au moins de l’époque de Cook, mais particulièrement intense à la première moitié du XXe siècle. Il avait généralement pour point commun de discuter d’options alternatives, les Espagnols, les Polynésiens ou les Amérindiens eux-mêmes. Le débat fut bien sûr relancé par la spectaculaire expédition de Thor Heyerdahl.

14 L’ethno-botaniste Jacques Barrau (1957) fut cependant le premier à concilier les extrêmes, si l’on ose dire, en proposant une hypothèse de diffusion tripartite : • l’itinéraire kumara (kumara line) (de l’Amérique du Sud en Polynésie, par les Amérindiens ou les Polynésiens), • l’itinéraire kamote2(kamote line, depuis le Mexique vers l’Asie du Sud-Est par les Espagnols, du philippin kamote) • et l’itinéraire batata (d’un autre nom quechua de la patate douce) ou batata line liée au transfert par les Portuguais vers l’Europe (et les Caraïbes et l’Asie), celui-là même qui donna naissance à la fameuse « patate » de Parmentier. Il intégrait ainsi une première hypothèse bipartite due à Hornell (1946) qui omettait l’itinéraire batata3.

15 Ainsi naquit une carte de diffusion de la patate douce, que Ballard nous dit désormais célèbre et qui figure déjà dans ses grandes lignes dans Yen 1974. Pour discuter de la possibilité des itinéraires plausibles, il fallait en effet les connaître.

16 Cette carte célèbre fut ensuite raffinée par le même auteur en 1982 comme suit :

17 S’agissant de « l’itinéraire kumara », un consensus assez large, mais peu argumenté à l’époque, sur la transmission dans le Pacifique Sud par les Polynésiens eux-mêmes, fut mis en cause, on l’a vu, par l’expédition du Kon Tiki. Yen reconnaissait certes que l’idée de voyages aller et retour depuis la Polynésie jusqu’en Amérique du Sud était plus compliquée à soutenir que l’introduction directe, mais son contre-argument était l’absence notable en Polynésie d’éléments essentiels de l’alimentation amérindienne, bien plus susceptibles que la patate douce d’être choisis pour des voyages à longue distance, comme le maïs ou les haricots du genre Phaseolus, entre autres cultures à semences (Yen, 1974 : 264-267). Dans le volume édité par Ballard et al., les principales thématiques abordées par Yen sont à nouveau discutées : archéologiques, palynologiques, ou en linguistique diachronique, mythologie comparative, historiographie archivistique. On aura noté que, sur la carte de Yen, un « sous-

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itinéraire » est indiqué en pointillés, vers la Nouvelle-Guinée. L’origine de la kumara line depuis cette île, parfois évoquée, a été largement mise en cause.

18 Le rôle de la patate douce en Nouvelle-Guinée est largement évoqué dans ce livre, dans le cadre d’analyses dites « sociologiques » par Ballard (adaptations, famines, réponse aux événements climatiques comme El Niño),dans neuf chapitres4, soit une bonne moitié du volume. Étant encore moins compétent sur la Nouvelle-Guinée qu’en ethnobotanique, je me contenterai de signaler ces pages à nos collègues spécialistes. Ballard écrit que sur l’« introduction » de la patate douce dans cette île, on est beaucoup plus qu’ailleurs dans un domaine « ressortant de la discussion purement conjecturale » (2005a : 7).

Carte 1. – Itinéraires de diffusion de la carte de Yen (1982)

in Ballard et al. (2005 : 4) (tous droits réservés)

19 Cependant, note Ballard, Yen « aurait probablement été déçu » par la relative incertitude des travaux archéologiques capables de valider de manière incontestable sinon ses « itinéraires » probables, du moins la nature et la chronologie de leurs directions. Certes, une datation incontestable était disponible dès 1974, pour le site de Lapakahi à Hawaii (entre 1358 et 1626 de notre ère (Rosendahl and Yen, 1971). Plus décisives encore, les fouilles de Hather et Kirch (1991) ont permis de dater le site de Mangaia, aux îles Cook, vers l’an 1000. Cette datation, bien antérieure à la découverte du Pacifique Sud au regard européen, élimine en effet l’idée d’une diffusioninitiale par les Espagnols, mais pour partie seulement, car l’on ne peut évidemment exclure d’après moi son existence comme coextensive, par la suite, de « re- » diffusions de nouvelles souches, notamment par les Espagnols. (J’aurais tendance à penser que c’est effectivement le cas dans le Tahiti de 1772 ; voir notamment le chapitre de Salmond [2009] : « des Tahitiens à Lima ».)

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20 Roger Green (ce volume), considéré sur ces questions comme un spécialiste éminent, semble en effet recueillir l’assentiment général sur une thèse longuement argumentée, celle de voyages polynésiensaller et retour vers l’Amérique du Sud, bien que Ballard note que « la nature du transfert initial depuis les Amériques reste problématique » (2005a : 6). Pour Green, l’hypothèse la plus vraisemblable est celle de voyages maritimes provenant d’une région située approximativement, soit vers Mangareva (les actuelles « Gambier »), soit à Rapa nui (« l’île de Pâques »).

21 De fait, la possibilité de voyages vers l’Est – c’est à dire généralement contre les vents dominants, sauf pour un bon tiers de l’année (les fameuses « brises d’ouest », les westerlies de Cook) – est parfaitement attestée par ce que l’on sait désormais être le long peuplement d’ouest en est du Pacifique Sud aussi bien que par ce que l’on peut appeler les admirables « travaux pratiques » de Ben Finney (voir, par exemple, Ben Finney, 1985 ; voir aussi le site passionnant de la Polynesian Voyaging Society, http:// pvs.hawaii.edu, dont il fut l’un des fondateurs).

22 Si l’on explore vers l’est l’immense Pacifique, disons depuis Mangareva (à 50 milles marins deprogression par jour, hypothèse basse, soit quelque chose comme deux mois en progression directe pour environ 3 000 milles), il est pratiquement impossible de « manquer » l’Amérique du Sud. Maintenant, comment a-t-on sélectionné puis rapporté la plante ? L’hypothèse d’Helen Leach (ce volume) selon laquelle n’importe quel tubercule et notamment l’igname pouvaient « faire penser » à la patate douce me paraît toujours intéressante. Maintenant, les conditions de rencontre entre des proto- Polynésiens et des proto-Quechua restent pour l’instant mystérieuses : « Dr Livingstone, I presume? ».

23 Sur cette question, la solution du « retour » reste beaucoup plus aisée. Un article postérieur au livre de Ballard et al., article que je trouve personnellement remarquable (Montenegro et al., 2008) a réouvert deux discussions, celle de la diffusion sub- spontanée et celle de l’arrivée d’embarcations en Polynésie depuis l’Amérique du Sud, tout en acceptant globalement l’état actuel du savoir tel que résumé ci-dessus, notamment in Ballard et al. (2005). Il « modélise » en effet à partir de simulations sur ordinateur tenant compte de toutes les conditions climatiques possibles les probabilités d’une diffusion sub-spontanée et d’une diffusion humaine, par embarcations, mais en y opposant d’abord quelques arguments. Dans le premier cas, cette diffusion sub- spontanée n’aurait pas pu être due à des oiseaux de mer, comme le pluvier doré (Golden plover, Pluvialis appicaria) connu pour fréquenter les côtes de l’Amérique du Sud, mais inconnu en Polynésieoù l’on ne connaît que deux espèces de pluvier dans le Tahiti du XVIIIe siècle comme des manifestations (ata) des « dieux », le pluvier « gris » (u’riti) évoquant les dieux de l’eau, le pluvier « siffleur » (torea) représentant Temeharo, « dieu » de la strangulation (voir Teuira Henry, 1928 : 364sq., citée et traduite depuis Oliver, 1974 : 59-60) ; mais de pluvier doré, apparemment point.

24 Bulmer (1966), cité par Montenegro et al. (2008 : 356), pensait à cette époque que le transport dans l’estomac des oiseaux de mer pouvait aider à la germination de graines dont ne sont généralement pas tirées directement, comme on l’a vu, les patates douces. Mais il considérait comme improbable l’introduction par les oiseaux de mer, vu les distances en cause. Par contre, peut-on éliminer totalement l’hypothèse de dérives sur des débris de bois, ou encore de dérives accidentelles d’embarcations comme le Kon Tiki ? Montenenegro et al. citent différents témoignages anciens attestant des capacités de

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voyages à longue distance des radeaux en balsa de l’Équateur et du Nord du Pérou, de Lima jusqu’au golfe de Panama (par exemple, Edwards, 1965).

25 Un court croquis valant parfois mieux qu’un long discours, voici ce à quoi aboutit la modélisation de Montenegro et al., dans l’éventualité de la diffusion sub-spontanée ou dans celle de la diffusion humaine.

26 Bien que les auteurs notent que les probabilités d’occurrence sont difficiles à interpréter (5, 68 % par exemple dans le cas des Marquises), cette simulation éveille irrésistiblement en moi une remarque sur ce que les océanographes appellent le « gyre » du Pacifique Sud, c’est-à-dire la conjonction, à partir du sud de l’Amérique du Sud (et non pas du Pérou il est vrai mais on s’y rejoint ensuite), des courants et des vents dominants vers le nord-ouest puis l’ouest. C’est ainsi que les premiers bateaux européens, qui remontaient très mal au vent (comme le Dolphin « découvreur » de Tahiti au regard européen [1767] ou bien, quelques décennies antérieurement, le Africaneschen Galley du Hollandais Jacob Roggeeven [1722]) se sont laissés dépaler par le courant de Humboldt depuis le cap Horn (ils ne pouvaient guère faire autrement) , pour « attraper » la zone des alizés d’est et aboutir de ce fait, qui à Tahiti, qui aux Tuamotu (des centaines de kilomètres au nord) où Rogeeveen a d’ailleurs fait naufrage, comme c’était souvent le cas dans cette zone « mal pavée » pour les bateaux.

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Figure 1. – Example of simulation results. Top: Track of the vessels that hit targets of size T.0.5 (for Hawaii, Th1) in the second quarter experiment. Colors refer to the island where the hit occurred. Bottom: As for top panel for the seed capsule drift simulation

(©Montenegro et al., 2008 : 362)

27 Pour résumer grossièrement mon impression à partir de raisonnements passionnants et sophistiqués (leurs auteurs me pardonneront peut-être), si l’on met n’importe quoi pouvant survivre disons deux ou trois mois à partir du milieu de la côte ouest de l’Amérique latine, cet objet parvient à Tahiti, aux Tuamotu et éventuellement aux Marquises. Les Galapagos, de manière plus surprenante mais pressentie je crois par Heyerdahl, sont également d’après Montenegro et al. (2008) sur un trajet prévisible.

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28 Maintenant, qu’est ce que cet objet : des capsules de semence de patate douce ou bien Ipomea batatas dans toute sa majesté ? Il reste encore, si j’ose dire, « du pain sur la planche » mais je voudrais remercier Ballard et tous les auteurs spécialistes de nous avoir fait partager leur savoir. Comme le dit à peu près Paul Veyne (1971), en histoire (puisque que c’est finalement d’histoire qu’il s’agit, ou disons d’historiographie), il ne faut pas se poser la question de causalités linéaires, mais se dire « que vont-ils encore inventer ce coup-ci ? ». L’énigme de la patate douce m’en paraît une excellente illustration.

29 Bordeaux, mai-juin 2010

30 Quant à moi, j’aimerais dédicacer aussi ce texte à la mémoire de ma tendre épouse Annie Hubert- Baré, ethnobotaniste dans l’âme s’il en fut, partie au jardin d’Eden sans avoir eu le temps de le lire ni de le critiquer.

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NOTES

1. Il sera noté ci-dessous Ballard et al., 2005. 2. Le mot kamote provient en fait du nahuatl ou du mixtèque (voir Hildebrandt, 1969 : 72-73, com. pers. du géographe Jean-Paul Deler). 3. Notons que, dans le Nord-Ouest de , la patate douce est appelée batata mamy (batata « sucrée »). 4. Voir les chapitres 10 : Allen ; 11 : Bayliss-Smith et al. ; 12 : Wiesnner ; 13 : Brown et Brookfield ; 14 : Boyd ; 15 : Ploeg ; 16 : Yaku et Widyastuti ; 2 et 17 : Bourke, sur la « révolution ipoméenne ».

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Comptes rendus d'ouvrages

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Lapita calédonien. Archéologie d’un premier peuplement insulaire océanien de Christophe Sand

Marion Melk-Koch

REFERENCES

SAND Christophe, 2010. Lapita calédonien. Archéologie d’un premier peuplement insulaire océanien, Paris, Société des Océanistes, Travaux & documents océanistes 2, 296 pages, richly illustrated, statistics, photographs, sketches, notes, bibliography, index, directory at the end of the book.

1 Ever since the first Europeans reached the Pacific in the 16th century they were curious about the origin of the islanders. And towards the end of the 18th century the popularity of the discoveries of James Cook and others, published and distributed all over Europe, brought this question to the attention of a broader public. It was not until 1909, however, that the first evidence of an earlier population was recognized in the Bismarck Archipelago. Since then tremendous insights have been made towards answering the question as to by whom and when the vast area of the Pacific was settled. Indeed within the last two decades science and knowledge about this topic seem to have made a giant jump towards unveiling the history of the Pacific islands and their people, thanks to the development of new techniques in dating archaeological finds, to linguistic and genetic analyses and – not forgetting – thanks to all the colleagues who never stopped applying for grants to carry out this work. Sometimes a political change is needed to do what has to be done. This is the case in New Caledonia. The Department of Archaeology was installed in 1991 and finally in 2010 the Institute of Archaeology of New Caledonia and the Pacific with Christophe Sand as the first director was founded. New Caledonia, together with Vanuatu, is the place with the most impressive finds in recent years, due to intensive research. His book now gives a comprehensive overview of the most updated research into the settlement of New

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Caledonia, referring to the most recent revealing discovery of the cemetery in Téouma on Éfate/Vanuatu in 2004 as well. Already in 2008 Sand together with Jacques Bolé, André Ouetcho and David Baret had given a wonderfully published richly illustrated report on the first two decades of research carried out by the Département Archéologie du service des Musées et du Patrimoine de Nouvelle-Calédonie in Parcours archéologique (Nouméa 2008). Lapita calédonien now gives the background information.

2 The publication of this book was perfectly timed to coincide with the opening of the first exhibition in Europe devoted solely to this subject, the curators being the author Christophe Sand, and Stuart Bedford, from Canberra University. The exhibition ‘Oceanic Ancestors’ was held at the Musée du quai Branly in Paris for three months from November 9th 2010 until January 9th 2011. On display were a beautiful array of the finest potteries and sherds so far discovered, among them a tiny and magnificent piece with pointed decoration from the Bismarck Archipelago from the excavator’s private collection as well as the large pots from Site WKO013A, the eponymous place near Koné found in 1995. They were on loan from the museum in Nouméa and ceramics from the cemetery of Teouma in Vanuatu, only discovered in 2003/2004. So a reader of the book had the unique chance to see for himself or herself the beauty and ingenuity of these items which are still so elegant and beautiful after 3000 years. The curators also took the opportunity to show Lapita patterns on tapa and on a carving from the Austral Islands. Coinciding with the exhibition, the day after it opened there was a one day symposium with the title: ‘L’épopée Lapita: peuplement ancestral du Pacifique Sud- Ouest’. Several of the most prominent people in Lapita research gave papers and discussed them with the audience. Altogether this provided a lot of publicity for one of the still unsolved questions in human history.

3 Several fascinating books on Austronesian settlement in the Pacific have been published during the past few years, among them The Austronesians by Bellwood, Fox and Tyron (ed.), Canberra 1995, and An Archaeological History of the Pacific Islands before European Conquest by Kirch, University of California Press 2000. The latest of these is the award winning VAKA MOANA. Voyages of the Ancestors, edited by K. R. Howe, Auckland 2007. Not to forget to mention Serge Dunis Pacific Mythology, thy name is women published in Papeete in 2009. Sand’s book fits into this list perfectly, as it gives so many detailed answers on the subject of pottery from the Lapita people; in fact it supplements all the hitherto available literature. The material revealed to the reader is simply overwhelming. And even when the emphasis lies on New Caledonian finds, there is no neglecting the other islands. On the contrary, here our curiosity is satisfied as the latest research results from all over the Pacific are comprehensively discussed and compared with various hypotheses put forward by different scholars. Thanks to detailed drawings and instructive photographs, statistics, timetables and maps, it is possible to follow Sand’s convincing argumentation. He gives the reader the feeling of being involved in how the knowledge and insights grew over the decades. Ever since 1909 when the German missionary Otto Meyer of the Societas Verbi Divini (SVD Mission in Styl) published, in Anthropos, his article on finely decorated potsherds found on the beach of the island of Watom, off the Gazelle Peninsula of New Britain, ethnographers and priests working in the Pacific had wondered about their origin. Sand gives an overview on the history of finds and the ideas and hypotheses put forward by the finders, starting with Pater Meyer, then quoting Fritz Sarazin, who,

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prior to the First World War, was the first to report about these ornamented potsherds from Foué, one of the best researched sites. He next introduces the different research programs since then, and explains the definitions and the evolution of the concept of Lapita. His approach is an holistic one and it is impossible to sum up the complexity of this book in a review.

4 The in-depth discussions are fascinating – e.g. how the pointed patterns were achieved, and what utensils might have been used by the producers. Here there are certainly obvious analogies with tattoo instruments. After reading Sand’s book browsing through museum collections and looking at archaeological artefacts will never be the same! Crossing Oceanic galleries it seems as if Lapita patterns are all over, and not only that, in European history we as well find similar decorations, as on a finely woven belt from a Danish king of the 13 hundreds, carried out in labyrinth decor. Old collections – and especially those in German museums, where we house several thousand artefacts from the Admiralty Islands, New Guinea’s northeast coast and the Bismarck Archipelago down to the Solomons, often include unidentifiable objects with unknown applications. These objects were frequently neglected, never written about and put at the back of shelves. Maybe in twenty years from now we will know more about some miraculous items like the published stone fragments with two hollows, which Sand shows and discusses in chapter seven on stone and shell implements and jewelry: “Outillage lithique, outillage coquillier et parures” (photograph 86).

5 Anyone who has ever had the chance to look at the already mentioned amazing lapita pots and sherds, partly excavated by the author Christophe Sand and his colleagues in 1995 on site WKO013A, the original Lapita site on Foué peninsula, will be fascinated by this detailed reformulation of data. Wonderful drawings, depicting the different forms of the ceramics, bring out the beauty and elegance of the shape and patterns of the design. There is no doubt that they would have the same effect and would be a feast for the eye on a contemporary festive dining table. So in the appreciation of beauty there has been no change over a period of at least 3 thousand years and on the other side of the globe.

6 To summarize: This book is a wonderful supplement to the classic works on the settlement history of the western Pacific. It should be used by students of ethnology and historians alike. It is beautifully produced and the lavish illustrations combined with clear language give deep insights into the subject. The interested researcher as well as the layman look forward with great anticipation to learning about the latest discoveries not only on Pacific Islands, but also in the other areas settled by Lapita people. May such finds be published in the same outstanding manner.

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Lapita. Ancêtres océaniens. Oceanic Ancestors de Christophe Sand et Stuart Bedford (éd.)

Gilles Bounoure

RÉFÉRENCE

SAND Christophe et Stuart BEDFORD (éds), 2010. Lapita. Ancêtres océaniens. Oceanic Ancestors, Paris, Somogy-Musée du quai Branly, 304 pages, chronologie, bibliogr., cartes, très nombreuses illustrations.

1 Avec ce volume publié à l’occasion d’une remarquable exposition présentée au musée du quai Branly du 9 novembre 2010 au 9 janvier 2011, on ne saurait trop se réjouir de disposer d’une revue détaillée des principales recherches récentes concernant « la tradition Lapita », ses vestiges archéologiques et les hypothèses qu’ils autorisent. Édité en version bilingue (texte français à gauche, anglais à droite) et rédigé par des auteurs pour la plupart renommés, il devrait toucher un public plus large que les publications spécialisées rendant compte habituellement de ce type d’investigation, dont le caractère technique restreint forcément le lectorat. Et comme près de la moitié des textes concernent des trouvailles ou des fouilles effectuées au Vanuatu et en Nouvelle- Calédonie (où cette tradition a pris son nom), « terrains » dont Stuart Bedford et Christophe Sand sont d’éminents spécialistes, l’ouvrage devrait aussi rencontrer un écho particulier auprès des habitants de cette extrémité orientale de l’arc mélanésien.

2 Après une introduction des éditeurs (« Lapita, icône archéologique du premier peuplement austronésien du Pacifique Sud-Ouest »), le volume offre seize chapitres, parfois suivis d’exposés complémentaires, répartis en quatre grandes sections. La première fixe le « cadre général », Christophe Sand exposant « les origines océaniennes : historique de la recherche sur la tradition Lapita » puis « l’origine du nom ‘Lapita’ », Jim Allen et James O’Connell faisant part des « données récentes sur le premier peuplement de la Mélanésie », Matthew Spriggs s’attachant à décrire « la

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néolithisation de l’Asie du Sud-Est insulaire », chapitre complété par une mise au point de Geoffrey Irwin sur « les pirogues et la navigation Lapita », Andrew Pawley présentant pour finir les « origines et différenciation des langues austronésiennes de l’Asie du Sud-Est à l’Océanie lointaine ». Cette section est accompagnée de cartes, de schémas et de photographies des trouvailles les plus spectaculaires d’Indonésie et de Mélanésie occidentale.

3 Illustrée de cartes, de paysages et d’objets, la deuxième section (« le développement du Lapita ») ne comprend que deux chapitres, « L’émergence de l’ensemble culturel Lapita dans l’archipel de (sic) Bismarck » par Glenn R. Summerhayes, qui lui a adjoint une synthèse sur « les sources et la répartition de l’obsidienne Lapita », et celui de Peter Sheppard, intitulé « Dans le Grand Océan : l’arrivée des Lapita en Océanie lointaine », suivi d’un résumé concernant « la poterie Lapita des îles Reef/Santa Cruz, dans le sud- est des îles Salomon » dû à Scarlett Chiu. La troisième section (« traditions Lapita d’Océanie lointaine ») est la plus développée et sans doute celle que les océanistes trouveront la plus neuve ou saisissante. Elle s’ouvre sur « Chaîne d’îles ; la présence Lapita dans le nord du Vanuatu » chapitre dû à Stuart Bedford et Jean-Christophe Galipaud, que ce dernier a complété d’une note sur « Makué et Shokraon : peuplement initial et évolution des cultures dans le nord du Vanuatu ». Stuart Bedford, Mattew Spriggs, Hallie Buckley, Frédérique Valentin, Ralph Regenvanu et Marcellin Abong présentent conjointement leurs fouilles particulièrement riches d’« un cimetière de premier peuplement : le site de Teouma, au sud d’Éfaté, au Vanuatu », découvert en 2004.

4 À ces exposés centrés sur le Vanuatu succèdent le chapitre que consacre Frédérique Valentin aux « sépultures et pratiques funéraires du ier millénaire avant J.-C. de Mélanésie et de Polynésie occidentale », celui d’Elisabeth Matisoo-Smith sur la « génétique du peuplement insulaire : l’expansion austronésienne et les Lapita », la synthèse de Christohe Sand sur « le Lapita du sud : le cas calédonien » complétée d’une note qu’il signe avec Jacques Bolé et André Ouetcho sur « une fosse à poteries Lapita sur le site éponyme de Foué, Nouvelle-Calédonie », et le chapitre de Geoffrey Clark dévolu aux « horizons lointains : la dispersion Lapita aux îles Fidji et en Polynésie occidentale » sur lequel se conclut cette section, illustrée de cartes, de schémas, de photos de terrain et d’objets, ainsi que de dessins.

5 Les quatre chapitres de la dernière section (« dynamiques culturelles et diversifications Lapita ») sont consacrés d’abord aux « objets en coquillage Lapita et leur technique de fabrication », par Katherine Szabó et à « la technologie lithique Lapita », par P. Sheppard. La contribution de Patrick V. Kirch, « Entre récif et jardin : l’écologie et l’économie de subsistance Lapita », est complétée par une synthèse d’Atholl Anderson sur « l’impact de la colonisation Lapita sur la faune indigène ». Christophe Sand décrit « la fin d’une époque : enracinements et diversifications culturelles issues du Lapita » en conclusion de cette partie, illustrée de photographies de sites et d’objets qui leur sont associés. Avant l’abondante bibliographie (11 pages) qui clôt le volume, une chronologie suggère que les auteurs du volume sont tombés d’accord pour situer « vers 1300 avant J.-C. » l’arrivée des premiers groupes de langue austronésienne à l’extrémité occidentale de l’arc mélanésien, dépassant ainsi ou mettant de côté les controverses auxquelles a pu donner lieu cette datation.

6 Tout comme le détail des contributions, dues à des spécialistes chevronnés et maîtres dans l’art de présenter leur sujet à leurs étudiants ou à un public plus large, l’économie

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générale de l’ouvrage appelle peu de remarques. Les spécialistes ou les lecteurs attentifs ne seront pas surpris de retrouver dans plusieurs de ces textes des développements dont ils auront déjà lu la substance ailleurs : ainsi de ceux de Christophe Sand, largement inspirés de sa synthèse sur le Lapita calédonien (2010) 1 éditée par la Société des Océanistes, et qu’on devra préférer comme largement plus précise et démonstrative que les résumés qu’il livre ici. S’il y a lieu de regretter que les sites réputés les plus anciens, ceux de l’archipel Bismarck et notamment Mussau, d’où a pu partir « l’expansion Lapita » en direction de « l’Océanie lointaine », de la Polynésie occidentale et sans doute aussi de la Micronésie, ne soient pas décrits plus minutieusement, il convient de rappeler que les archéologues se sont heurtés là à maintes difficultés d’identification et de datation qui ont retardé la publication de leurs trouvailles. Certains partis pris d’écriture, comme la notation scientifique 103 pour désigner les millénaires (p. 46), n’ont peut-être pas leur place dans un volume destiné aux non spécialistes, si justifiés qu’ils soient d’un autre point de vue.

7 C’est peut-être pour sa couverture (!) que l’ouvrage mériterait un réel reproche, celui d’énoncer des promesses ou un programme qu’il ne tient pas. Elle s’orne d’un photo- montage associant une poterie Lapita gravée de médaillons, une tête maori en bois pourvue de ses tatouages, un motif de natte du Vanuatu et le détail d’une « pirogue à balancier, photo Jacques Viot » (pour être plus précis que les éditeurs, une embarcation de Manokwari, à l’orée occidentale de la Cenderawasih Bay de la Nouvelle-Guinée occidentale, reconnaissable à sa figure de proue) suggère que ce volume pourrait offrir au lecteur des aperçus sur ces arts témoignant de l’influence à longue portée de la « culture Lapita » dans une large part de l’Océanie… et n’en est rien. Cette influence est admise par la plupart des spécialistes de ces arts mais aussi des archéologues, à commencer par Chr. Sand qui écrivait ailleurs : « l’héritage Lapita est également visible en termes de structures graphiques et techniques développées dans les arts océaniens » (2010, p. 18, voir aussi p. 227, etc.) et elle justifiait ce genre de « concept de couverture » que n’a su ou n’a pu illustrer ce volume. C’est à peine s’il mentionne la « tradition du tatouage » attestée par l’existence de peignes Lapita (p. 14) et la survivance de « règles graphiques de base de la tradition Lapita… dans les productions de Fidji et de la Polynésie occidentale » (p. 26, sous la plume de Chr. Sand), sans rien dire des motifs de natte, de tatouage ou de sculpture affichés en couverture. Mais s’il s’agissait du programme d’une future exposition « Lapita » s’intéressant à ces arts, il faudrait en saluer l’annonce à deux mains, comme le mérite déjà ce livre collectif qui rend accessible à beaucoup de lecteurs les conclusions les plus récentes et sûres de l’archéologie océanienne.

BIBLIOGRAPHIE

SAND Christophe, 2010. Lapita calédonien. Archéologie d’un premier peuplement insulaire océanien, Paris, Société des Océanistes, Travaux et documents océanistes 2.

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NOTES

1. Liste non exhaustive des passages de Lapita. Ancêtres océaniens (LAo) repris ou résumés du Lapita calédonien (LC) : LAo pp. 30-38 = LC pp. 21-31, LAo pp. 192-196 = LC pp. 53 sq., 93 sq., 113 sq., LAo pp. 202-204 = LC pp. 169 sq., 173 à 190, LAo pp. 204-208 = LC pp. 195-210.

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In the Shape of Tradition… de Eric Moltzan Anderson

Gilles Bounoure

RÉFÉRENCE

Anderson Eric Moltzan (s. d.), 2010. In the Shape of Tradition. Indigenous Art of the Northern Philippines, Leiden, C. Zwartenkot Art Books, 416 pages, bibliogr., cartes, plus de 750 ill. noir et blanc et couleur.

1 À qui s’étonnerait de voir évoqués les arts du nord des Philippines dans ces colonnes, il serait aisé de rappeler l’ample liste d’océanistes (du calibre des Sarasin, Mead, Bateson et, plus récemment, Douglas Newton) préoccupés de mieux connaître les civilisations de l’Asie insulaire, les éclairages remarquables procurés par des travaux comme ceux d’Inez de Beauclair sur les traits communs aux cultures de Betel Tobago et d’Yap, ou les fouilles actuellement menées à Bornéo par d’éminents archéologues français qui sont membres de la Société des Océanistes, Jean-Christophe Galipaud et Jean-Michel Chazine notamment. La présente livraison du jso ne suffirait pas à reproduire la bibliographie attestant cette compénétration des recherches entre Insulinde et Océanie. Comment ne pas signaler ici les découvertes ou les sommes récemment publiées concernant par exemple les cultures austronésiennes de Luzon comme celles des Ifugao et des Kalinga ou les poteries philippines « pré-Lapita », déjà décorées au peigne et datant d’environ 3 500 ans, découvertes dans la Cagayan Valley et remettant en cause certaines hypothèses sur l’expansion austronésienne dans le Pacifique (Tsang, 2007) ?

2 Le maître d’œuvre de ce volume se présente comme chercheur indépendant, résident des Philippines, ayant entrepris depuis plus de vingt ans d’en cartographier les traditions artistiques. Il s’est appuyé ici sur des universitaires (Otto van den Muijzenberg, David Barabas, Ramon E. J. Silvestre) mais aussi sur des « amateurs » comme lui (Roberto Maramba, Henry Beyer) pour certains paragraphes ou chapitres, tandis que l’iconographie très abondante et sans laquelle ce livre n’aurait pas de sens provient aussi environ pour moitié d’institutions publiques et de particuliers,

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collectionneurs privés ou marchands. Un tel mélange est-il « suspect », comme on s’obstine à le dire en France en un temps où les musées ne cessent d’y développer des « partenariats » avec les industriels, les banquiers, les limonadiers (si l’on ose dire à propos de la « fontaine Ricard » établie au musée du quai Branly) ? Comme partout ailleurs, publier un objet en mains privées augmente certainement sa « valeur » sur le marché (tant que celui-ci ne s’effondre pas), mais qui pourrait contester que la « valeur » principale de ce livre est de contribuer aux connaissances, pour qu’elles ne s’effondrent pas elles aussi ? Tel est l’aspect généreux de cette publication.

3 Les dix chapitres de l’ouvrage s’ouvrent sur quatre développements généraux (pp. 13-90) concernant les ethnonymes, l’histoire (O. van den Muijzenberg), les cultures et les traditions stylistiques (R. Maramba) du nord de Luzon. Suit un cinquième chapitre dévolu aux objets sculptés (pp. 91-235), section la plus ample du volume où se trouvent ensuite décrits les ouvrages de vannerie (pp. 267-296), les ornements corporels (pp. 297-340), les armes (pp. 341-370) et les autres objets non répertoriés dans les sections précédentes (pp. 371-396). Si le nombre exceptionnel de pièces reproduites dans l’ensemble de ces chapitres évoque à première vue le travail pionnier des « albums » océaniens d’Edge-Partington (autre initiative privée sans équivalent dans la littérature scientifique officielle de l’époque), ce livre va largement au-delà du répertoire iconographique, ce qui serait déjà un résultat très estimable dans l’état actuel si insatisfaisant des connaissances.

4 Simple échantillon de ses apports, ce livre reproduit un nombre de spécimens ethnographiques des Bontoc dépassant largement celui qu’avait fait connaître l’ouvrage classique le plus riche sur cette culture (Jenks, 1905, plus de 150 planches photographiques dues à Jenks, Martin et Worchester, dont environ une moitié d’objets dépourvus de légendes précises et assez sommairement décrits dans le texte), avec des notices développées s’appuyant sur des études plus récentes et une iconographie jusqu’à présent mal prise en compte, à l’instar des cartes postales. Dans maints domaines, qu’il s’agisse des ornements corporels ou de la statuaire, les pièces reproduites suggéreront aux spécialistes des parallèles micronésiens (motifs de tatouages, colliers), mélanésiens (ornements d’oreille Kalinga en bois à comparer à ceux des Salomon, sculptures Ifugao en fougère arborescente qui font songer à celles du Vanuatu) ou polynésiens (pendants d’oreilles bawisak en nacre de la cordillère de Luzon évoquant les pendentifs en ivoire marin de Polynésie centrale). Ni C. M. Anderson ni les autres collaborateurs de l’ouvrage n’ont cherché à avancer d’hypothèses ou de théories, et c’est un autre de leurs grands mérites de s’en être tenus sur des sujets si mal connus à un propos descriptif et informatif au sérieux et à l’utilité indiscutables, au moins pour les exemples retenus ici comme sujets de discussion. Est-il besoin de préciser que ce volume est sans précédent dans la littérature spécialisée ?

BIBLIOGRAPHIE

JENKS Albert Ernest, 1905. The Bontoc Igorot, Manilia, Bureau of Public Printing.

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TSANG Cheng-Hwa, 2007. Recent Archaeological Discoveries in Taiwan and Northern Luzon, Implications for Austronesian Expansion, in Chr. Sand and S. Chiu, From Southest Asia to the Pacific. Archaeological perspectives on the Austronesian Expansion and the Lapita Cultural Complex, Taipei, Centre for Archaeological Studies, pp. 47-74.

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Mau Moko, Le monde du tatouage maori deTe Awekotuku Ngahuia et Linda Waimarie Nikora

Sébastien Galliot

RÉFÉRENCE

Te Awekotuku Ngahuia et Linda Waimarie Nikora, 2010. Mau Moko, Le monde du tatouage maori, traduction de Marc Orlando, Papeete, Au Vent des Îles Éditions, coll. Culture Pacifique, 272 p., bibliogr. anglaise, 2 cartes, très nombreuses ill. noir et blanc et couleur, glossaire des termes maori.

1 La sortie de ce très bel ouvrage en langue française (la version originale fut publiée en 2007) est doublement notable. D’abord parce que, à quelques exceptions près (Ottino- Garaner, 1998 ; LARSH, 2002), la littérature sur le tatouage en Océanie demeure quasi exclusivement anglophone. Ensuite parce que cette sortie coïncide à quelque mois près avec la réception en grande pompe par le musée Te Papa de neuf toi moko (les fameuses têtes maories tatouées) et de restes humains maori en provenance de Rouen, de Suède, de Norvège et d’Allemagne. Au-delà du changement de législation et des débats qui ont précédé cette restitution, le regain d’intérêt que connaît la pratique du tatouage facial depuis les années 1990 au sein des différentes communautés maories vient ici étendre la question de la réappropriation des « biens culturels » au ta moko. Financé par Société royale de Nouvelle-Zélande et hébergé par l’université de Waikato, l’objectif de ce projet communautaire initié durant l’année 2000 a été de compiler des histoires maori, des récits d’expériences ainsi qu’un éventail très large des points de vue de porteurs maori de tatouages faciaux et de tatouages utilisant l’iconographie maori sur d’autres parties du corps.

2 Le premier chapitre s’attache à restituer l’origine du tatouage à travers un triple récit mythique, physique et technique. Si la tradition orale et l’archéologie permettent de souligner des caractéristiques communes à toute la Polynésie, à savoir l’origine divine

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du tatouage et l’omniprésence d’outils à tatouer de formes similaires, la technique utilisée en Aotearoa manifeste des spécificités : la coprésence d’outils à lame, d’outils dentelés et d’aiguilles végétales ainsi qu’une exceptionnelle diversité de pigments. Ce chapitre croise de façon intéressante mythes, sources orales inédites et sources historiques. Néanmoins, il y est fait un usage assez confus de photographies d’origines diverses comme cette photo (p. 16) d’une « lame de ciseau » réalisée par un artiste contemporain qui est en réalité un outil de forme samoane auquel on a retiré les dents, comme en attestent les trous de fixation. De la même manière, on s’interroge sur l’usage de cette « dent de requin fixée sur une poignée sculptée » (p. 18). Si celle-ci a pu servir d’outil à tatouer (ce que suggère la légende : « on notera la présence de pigment ngarahu sur la partie supérieure »), elle n’apparaît pas dans la nomenclature établie dans le corps du texte. Plus loin (p. 30), nous lisons que : « pour les artistes, le style était déterminé non seulement par le talent et la créativité mais, plus encore, par l’encre et ce qui fait la couleur. »

3 Le style en art étant plus communément défini en termes de formes, de systèmes de représentations picturales et d’axes de cohérence entre différents motifs, cette phrase aurait eu un réel impact théorique si les auteurs avaient explicité leur propos. Dommage, car prendre le pigment comme critère de style était un point intéressant tant la production variée de pigment de tatouage apparaît assez exceptionnelle pour participer, dans une certaine mesure, à un éventuel « style technique » maori.

4 Le second chapitre traite du tatouage dans le contexte de la présence croissante des Européens sur le territoire maori au xixe siècle. Plus particulièrement, les auteurs s’intéressent aux transformations consécutives à l’introduction du métal et à la nature des échanges avec les baleiniers, les navires marchands et les missionnaires. Dans cette période d’expansion européenne qui aboutira à l’abandon pur et simple du tatouage, la fabrication d’outils à lame d’acier et le commerce des têtes tatouées figurent parmi les changements les plus notables. Les nombreuses transactions qui eurent lieu à cette période (résistance à l’invasion britannique et usage des armes à feu, introduction de la monnaie dans les échanges, cas d’Européens tatoués au service de chefs locaux) illustrent parfaitement les réactions autochtones à la présence étrangère. Le tatouage apparaît non plus seulement comme un ornement corporel marqueur de statut mais comme un artefact capable d’action. À cet égard, son abandon par les Maori au milieu du XIXe siècle et sa réappropriation simultanée par les Européens n’est pas le seul fait de la domination coloniale, mais indique aussi que, comme d’autres œuvres d’art, le tatouage en tant qu’artefact possède une vie propre, indépendante de ses créateurs et de ses porteurs et n’est pas nécessairement pris dans un rapport d’appropriation capitaliste.

5 Le chapitre trois considère la place des femmes dans l’histoire du tatouage maori. Reprenant le mode d’exposition général de l’ouvrage, ce chapitre souligne la dimension féminine du tatouage du point de vue mythique, historique, colonial et contemporain. Y sont évoquées les fonctions guerrières, érotiques et esthétiques du tatouage féminin. Pour la pratique contemporaine, l’emphase est mise sur l’influence des kuia mau kauae (vieilles femmes au menton tatoué) pour les porteuses actuelles. À la différence du tatouage masculin abandonné un siècle plus tôt, un grand nombre de femmes maories portaient encore des tatouages dans les années 1970. Ce chapitre montre comment le tatouage féminin peut être interprété de diverses manières puisqu’il consiste aussi bien à « porter le visage de ses ancêtres », c’est-à-dire à manifester un rapport particulier au

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passé, qu’à remplir des fonctions cérémonielles, cosmétiques ou encore afficher une certaine forme de féminisme.

6 Le déploiement de la parole maori initiée au chapitre précédent s’installe durablement et ce jusqu’à la fin de l’ouvrage à partir du chapitre quatre. Au fil des témoignages, le lecteur entrevoit le difficile réapprentissage d’une technique à partir d’éléments disparates empruntés tant aux pratiques maori (notamment la sculpture whakairo) qu’au tatouage moderne (passage par des écoles d’art, apprentissage dans des studios de tatouage). Assez ironiquement, ce fut un tatoueur d’origine européenne qui réintroduisit l’iconographie autochtone dans le tatouage. Un autre facteur déterminant qui émane des discours locaux est l’influence du contact avec les communautés rurales et les marae (espaces cérémoniels des villages) où coexistent en un même lieu, sculptures, photos d’ancêtres et patriarches. Dans la suite de ce chapitre, le tatouage est décrit comme résultant d’une élaboration collective à partir de l’expérience du client et des capacités du tatoueur. Il est toutefois dommage que le lecteur soit contraint de croire sur parole qu’il y ait un lien entre tatouage contemporain maori et appartenance tribale vu que les récits ne permettent pas d’expliquer comment les tatoueurs mettent concrètement en images et combinent les trajectoires individuelles avec les appartenances tribales des clients. L’usage des karakia (charmes, incantation) lors de tatouages réalisés en studio et au dermographe, de même que la diversité des lieux où est réalisée l’opération illustrent quant à eux le caractère hybride du ta moko contemporain en dépit du soin que mettent ses protagonistes pour construire un moment cérémoniel aussi « authentique » que possible.

7 Le chapitre cinq, le plus volumineux de l’ouvrage, porte sur les Maori tatoués. Il se présente sous la forme d’une juxtaposition d’une centaine d’extraits d’entretiens, et vise principalement à répondre à la question des motivations et des affects relatifs au port d’un tatouage maori. Si cette entreprise de restitution de la parole autochtone constitue le principal intérêt de la démarche des auteurs, la redondance de certains propos et l’absence d’analyse – si ce n’est sous la forme de brefs commentaires – sont à déplorer. Les critères d’obtention d’un tatouage et sa réception par la population néo- zélandaise (maori et pākehā) apparaissent finalement peu éloignés du contexte occidental puisque l’on retrouve pêle-mêle le rôle des décisions individuelles, l’importance de point de vue familial, l’appréciation et la dépréciation par la communauté. En ce sens, David Le Breton (2002) ne dit pas autre chose lorsqu’il analyse les pratiques de tatouage en Europe. La spécificité de la pratique du tatouage chez les Maori apparaît néanmoins dans les discours à travers son association fréquente avec des compétences culturelles et linguistiques. Comme dans le cas du tatouage samoan, le moko semble posséder une dignité propre laquelle suppose des comportements et des dispositions particuliers chez les porteurs. Mais cela s’appliquerait plus particulièrement au tatouage facial et au tatouage des cuisses qui sont les formes communément admises comme « traditionnelles ». La difficulté de cet ouvrage est que les différentes formes de tatouage sont mal définies. Et on ne lit ni dans les témoignages, ni dans les commentaires en quoi un tatouage hybride (par exemple samoan-maori ou maori-marquisien) se distinguerait d’un tatouage facial qui ne comporterait que les motifs les plus classiques. Il ne s’agit pas d’entrer dans le faux débat de l’authenticité mais simplement, parce que l’idée d’une échelle de valeur en fonction des tatouages est présente dans cet ouvrage (p. 135), le lecteur aimerait en savoir plus. De la même manière, lorsque le rôle de la musique est évoqué (p. 188), il aurait été bon que les auteurs nous expliquent en quoi la présence apaisante de la

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musique se distingue d’une banale opération dans un studio de tatouage (où la musique est très présente par ailleurs).

8 Le chapitre final intitulé « Vers le futur », consiste en une critique de l’usage commercial dont le tatouage maori a fait l’objet depuis le commerce de têtes tatouées au xixe siècle jusqu’à l’adoption de l’iconographie maori par les « vedettes » ou les campagnes publicitaires. Ici encore, rien d’étonnant ou plutôt rien de spécial à signaler si ce n’est que le tatouage maori comme d’autres formes d’art non occidental (et de tatouage polynésien en particulier) peut, faute de législation, être employé à des fins publicitaires, identitaires, exotiques, politiques ou encore touristiques, avec tout l’ethnocentrisme et les visions exotiques que cela implique. Cela dit, si, comme il est écrit p. 209, « […] il est nécessaire de rappeler à l’étranger que les Maoris sont différents », ce livre souligne plutôt le contraire. Loin de se limiter à un marquage tribal, les maoris tatoués manifestent certes une volonté de montrer leur origine ou leur appartenance mais expriment également des motivations et des croyances aussi diversifiées et aussi modernes que l’ensemble des autres tatoués que l’on peut rencontrer à Londres ou aux îles Samoa. Malgré un avant-dernier paragraphe visant à nuancer le propos militant, le reste du chapitre se présente comme une réaction communautaire à un « risque de menace consumériste » (p. 212) et à « l’annexion esthétique et culturelle de l’imagerie, des pratiques, du rituel et de la tradition [qui] continue de se produire » (p. 216). Si la formulation est maladroite, ces préoccupations sont tout à fait en phase avec l’actualité et elles sont partagées par certains représentants du tatouage samoan. À ce titre, un dialogue intercommunautaire pourrait aboutir à d’intéressantes propositions pour une éventuelle entreprise de conservation pensée « de l’intérieur ».

9 Le format (24 x 30 cm), les nombreuses illustrations ainsi que les magnifiques photographies font de Mau Moko un très beau livre. Cependant, on peut se demander à quel public il s’adresse. Les érudits apprécieront la partie historique qui représente une importante somme de connaissances sur le tatouage maori, mais pourront rester sur leur faim à la lecture de la partie contemporaine qui, à mon sens, n’exploite pas suffisamment la dimension socioanthropologique des témoignages. Les thèmes centraux comme la construction des représentations dans le contexte néo-tribal et biculturel ou encore la question des droits de reproduction et de la définition contemporaine du « style maori » sont abordés de manière trop anecdotique pour un ouvrage réalisé par des universitaires. Le grand public quant à lui court le risque d’être égaré dans le foisonnement de termes vernaculaires (traduits et non traduits) et voudra en savoir plus sur le sens des motifs. Pour cela, un renvoi aux travaux de David Simmons (1986) aurait suffi.

10 Cet ouvrage, encensé par la presse néo-zélandaise est parfois décrit comme le livre le plus complet sur la question. Il ne comporte néanmoins aucune mention, ne serait-ce que critique, des travaux pourtant majeurs de Simmons (ibid.) et d’Alfred Gell (1993). À la manière d’autres travaux sur le tatouage mais en se focalisant sur le cas maori, le principal mérite de cet ouvrage est, en définitive, de restituer de façon inégalée les discours et les points de vue des maoris des communautés rurales et urbaines.

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BIBLIOGRAPHIE

GELL Alfred, 1993. Wrapping in Images : Tattooing in Polynesia, Oxford, Clarendon Press.

LARSH, 2002. Bulletin du larsh 1 : De l’écriture au corps, Papeete, Au Vent des Îles.

LE BRETON David, 2002. Signes d’identité, Paris, Métailié.

OTTINO-GARANGER Pierre et Marie-Noëlle, 1998. Te Patu tiki. Le tatouage aux îles Marquises, Ch. Gleizal Édit.

SIMMONS David. R., 1986. Ta Moko. The Art of Maori Tattoo, Auckland, Reed Publishing New Zealand Ltd.

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Red Eye of the Sun. The Art of the Papuan Gulf de Michael HAMSON

Gilles Bounoure

RÉFÉRENCE

HAMSON Michael, 2010. Red Eye of the Sun. The Art of the Papuan Gulf, with essays by Richard Aldridge, Crispin Howarth and Virginia-Lee Webb, Palos Verdes, M. Hamson Oceanic Art, 192 pages, carte, bibliogr., nombreuses ill. noir et blanc et couleur.

1 Dû à un galeriste déjà cité dans cette rubrique (voir JSO 129), le présent ouvrage a bénéficié du concours de deux conservateurs, V.-L. Webb (« Framing Experiences : Early Photographs of the Papuan Golf », pp. 12-19), qui poursuit ses analyses de photographies anciennes parues dans Coaxing the Spirits to Dance (2006, « In Situ : Photographs of Art in the Papuan Gulf » pp. 52-79 ; voir jso 124), et C. Howarth (« George Craig : Hunter and Collector », pp. 20-23), qui résume le parcours d’un chasseur de crocodiles australien devenu collecteur d’objets ethnographiques à la faveur de ses expéditions. Dans des sociétés anglo-saxonnes qui ne connaissent pas de frontière stricte entre les collections publiques et le marché de l’art, ces contributions n’ont rien d’étonnant. Elles rappellent aussi que chez les ethnologues et les gens de musée, le débat est loin d’être clos entre ceux qui rejettent au nom de solides considérations morales les publications à caractère commercial, catalogues de maisons de vente ou brochures de galeristes, et ceux qui pensent que toute information sérieuse est bonne à prendre, d’où qu’elle vienne. D’autres estiment aussi que le purisme n’est plus de mise quand tant d’institutions ou d’expositions en sont à dépendre du mécénat d’entreprise.

2 Si ce volume vise, sur le plan commercial, à établir la réputation des objets présentés (aucun prix n’est évidemment mentionné) et de celui qui les propose, il prétend aussi à quelque utilité sur le plan des connaissances, par son caractère monographique comme par son ambition de rassembler et de décrire des spécimens rarement étudiés. Les pièces reproduites (80 planches en couleur, avec leur description en regard) ne

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proviennent pas des collectes du galeriste, qui reconnaît n’avoir qu’une très mince expérience du golfe Papou (p. 7). Elles ont été recueillies pour la plupart dans les dernières années du mandat australien, il y a un bon demi-siècle, et certaines proviennent même des premiers missionnaires et coureurs de brousse qui alimentaient des marchands comme Webster, au début du XXe siècle, toutes époques où il n’était guère question de déontologie de la collecte. Un petit tiers d’entre elles viennent de Richard Aldridge, qui se les est procurées sur place ou les a achetées à des collecteurs principalement chasseurs de crocodiles, tels George Craig (un dixième environ de l’ensemble) et Dick Randolph. Nombre d’autres n’ont apparemment pas d’histoire connue, et M. Hamson a dû se référer aux exemplaires publiés dans la littérature ethnographique pour en préciser l’origine.

3 Sans prétendre rivaliser avec Coaxing the Spirits to Dance, le dernier ouvrage en date sur les arts du golfe Papou, ce volume le complète à la fois géographiquement et typologiquement. Les objets décrits viennent pour plus de la moitié de l’est du golfe (Elema), mais les cultures sises plus à l’ouest sont également représentées par des pièces significatives, delta du Purari (3), Era River et Urama (8), Kerewa (5), Turama (2), Gogodala (3), Bamu (6), et même Kiwai (6), culture que n’illustrait pas l’ouvrage précité. Sont d’abord reproduites une douzaine de planches sculptées en champlevé (gope, kaiaimunu, hohao, kwoi, bioma, selon les cultures) auxquelles M. Hamson consacre un développement bien documenté. Leur succèdent deux suspensoirs à crânes (agiba, tutuapu), huit sculptures d’ancêtres ou d’esprits d’un type particulièrement rare, quatre sculptures zoomorphes, d’autres objets sculptés (cannes, têtes ornant les masques Gogodala) et une belle trentaine de noix de coco gravées à usage magique (marupai) Elema, dont un texte de R. Aldridge résume à peu près tout ce que l’on sait.

4 La suite du volume présente des objets peu fréquents dans la littérature, en raison de leur rareté (ainsi d’un « canot » d’initiation Gogodala) ou du peu d’intérêt traditionnellement marqué à la « petite ethnographie », massues et flèches, battoirs à tapa, cuillers, trompes d’appel et autres instruments de musique, spatules à chaux ou éléments de parure. À leur propos M. Hamson est souvent fondé à signaler les silences de la documentation publiée et à vouloir y remédier. Ainsi d’une gourde à chaux pour le bétel (pp. 138-139) dont le décor pyrogravé en forme d’ombilic lui semble emblématique de la figuration Elema, et qu’il présente « as a small attempt to alleviate this problem ». Et s’il s’avère que Landtman a évoqué ce type d’objet (1933, p. 62 et pl. XXIV, ouvrage que cite M. Hamson en bibliographie ; voir aussi 1927 p. 39 et fig. 40, ouvrage qu’il ne cite pas), et Wirz également dans un petit développement sur l’usage du bétel et ses accessoires (1934, p.38 et Taf. III, non cité par M. Hamson), il faut convenir que leurs descriptions trop brèves et allusives n’en rendent pas compte aussi bien que la photographie plus grande que nature et la notice que lui consacre ce volume, certes à but marchand, mais, ici comme sur d’autres sujets, réellement utile à la connaissance.

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BIBLIOGRAPHIE

LANDTMAN Gunnar, 1927. The Kiwai Papuans of British New Guinea. A Nature-born Instance of Rousseau’s Ideal Community, London, Macmillan.

—, 1933. Ethnographical Collection from the Kiwai District of British New Guinea in the National Museum of Finland. A Descriptive Survey of the Material Culture of the Kiwai People, Helsingfors, Commission of the Antell Collection.

WELSCH Robert L. (ed.), 2006. Coaxing the Spirits to Dance. Art and Society in the Papuan Gulf of New Guinea, Hanover-New York, Hood Museum of Art-Metropolitan Museum of Art.

WIRZ Paul, 1934. Beiträge zur Ethnographie des Papua-Golfes, Britisch-Neuguinea, Abhandlungen und Berichte der Museen für Tierkunde und Völkerkunde zu Dresden Band XIX, Leipzig, Teubner.

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Chinois en Polynésie française : Migration, métissage, diasporade Anne-Christine TRÉMON

Benoît Vulliet

RÉFÉRENCE

TRÉMON Anne-Christine, 2010. Chinois en Polynésie française : Migration, métissage, diaspora, Nanterre, Société d'ethnologie, 425 pages, bibliogr., 15 cartes et schémas, 15 photos couleur et noir et blanc hors texte.

1 Depuis quelques années, la Chine fait beaucoup parler d'elle, et les ouvrages concernant la présence chinoise hors de ses frontières se sont multipliés, et bon nombre d'idées fausses ont été colportées, comme l'accaparement des terres ou la déstructuration des marchés locaux. Avec son ouvrage sur les Chinois de Polynésie française, Anne- Christine Trémon nous fournit un témoignage exemplaire tant sur la forme que le fond. Cette anthropologie de la présence chinoise en Polynésie française propose une approche historique, tant génétique que chronologique, diachronique et synchronique : importance de l'histoire ancienne et son incidence sur la réalité actuelle, présentation des faits marquants au fil du temps, évolution de l'adaptation des individus et des groupes, compréhension des dimensions économiques, sociales, juridiques et politiques de la situation que vit aujourd'hui la Polynésie française.

2 Après une introduction assez longue, l'ouvrage, dense et complexe, se décompose en trois parties, chacune subdivisée en trois grands chapitres, eux-mêmes subdivisés en deux ou trois sous-chapitres, et se termine par une conclusion, assez brève, suivie d'une intéressante liste des personnes citées comprenant aussi un index des citations et les dates des entretiens, puis de cartes et enfin d'une importante bibliographie présentée selon les thématiques abordées. Quinze photographies complètent l'ouvrage en son milieu. Sinon terminologique, un index des auteurs cités aurait été utile.

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3 Cette recherche a été conduite lors de quatre séjours en Polynésie française (13 mois) au cours desquels l'auteur a examiné les journaux locaux et métropolitains, mené 108 entretiens, fait de l'observation participante aussi bien dans les familles que dans les magasins, manifestations culturelles ou tout autre réunion (par ex. banquets d'associations, combats de coqs, concours de pêche, etc.) (p. 24).

4 Dans l'introduction, l'auteur indique globalement les objectifs de sa recherche en mentionnant tout d'abord les difficultés à appréhender une communauté chinoise qui est loin d'apparaître comme une entité simplement définie par une apparence précise, « homogène, intangible ou nettement distincte » (p. 12). Ensuite, tout en rappelant les éléments historiques concernant la venue des Occidentaux dans la région Pacifique, l'auteur limite la période couverte par sa recherche, du début du XIXe siècle à nos jours, et indique les raisons de la venue en Polynésie française des premiers Chinois, principalement du groupe ethnolinguistique hakka. Elle précise également que le terme « Chinois », s'il est « englobant » est également très variable, du fait notamment qu'il y a peu de résidents permanents de nationalité chinoise (p. 20).

5 L'introduction se poursuit avec des définitions, de diaspora, relativement au transnationalisme, et s'opposant à la notion de « fluidité des diasporas et rigidité des nations », l'auteur inscrit son ouvrage dans une perspective visant à analyser les rapports dynamiques (p. 27) ; de cosmopolitisme, montrant ainsi qu'en Polynésie française, le métissage est généralisé, comme la variabilité des identifications des « Chinois » qui souvent se définissent comme des Polynésiens ; de culture, d'identité, conditionnées par les rapports entre la métropole et la colonie (puis Territoire et Pays d'outre mer) et les rapports sociaux au sein de la société polynésienne, entraînant une succession de développements et de fissions de structures hiérarchiques et de lignages, par le culte des ancêtres, le kasan (p. 34). L'introduction se termine par l'histoire récente et actuelle de la Polynésie française, marquée par une économie de rente (Centre d'expérimentation du Pacifique, CEP, perles, tourisme)

6 La partie 1 s'intitule « La constitution d'une communauté chinoise dans une société multiethnique ». Le premier chapitre porte sur l'histoire de l'immigration chinoise et la création des institutions chinoises. Les facteurs de l'immigration chinoise dépendent de la situation économique et politique de la Chine dès le milieu du XIXe siècle (push) et de l'ouverture de la Chine imposée par les Occidentaux pour importer de la main d'œuvre dans leurs colonies (pull). Avec la création d'Atimaono, dans les années 1860, première «importation» de travailleurs chinois dans une plantation de coton qui fait faillite en 1873, quelques centaines seulement restent sur les 1 000 Chinois introduits, se réduisant à environ 400 avec les départs et les décès. Il faut attendre le début du XXe siècle pour observer une réelle migration chinoise, (de 1904, début des recensements, à 1947, sur 5 404 Chinois, 2 927 repartent, 2 477 restent, dont des femmes). De 1941 à 1961, environ 3 000 Chinois se font immatriculer. L'auteur mentionne trois vagues successives d'immigration : celle des « coolies » d'Atimaono, celle des « aventuriers- marchands » (p. 59) venus avec des objectifs commerciaux et celle des personnes recrutées par ces derniers. Loin d'être homogène, la communauté chinoise s'est stratifiée et segmentée, à la fois selon l'évolution de la situation politique en Chine et celle de la gouvernance en Polynésie, se regroupant en diverses associations, selon trois niveaux : celui englobant toutes les institutions chinoises, puis celui des regroupements sociopolitiques, enfin celui des sociétés secrètes et des associations villageoises cantonaises (p. 66). L'objectif principal des membres de la communauté chinoise est

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avant tout économique et se fonde sur une structure familiale hiérarchisée, une solidarité et une réciprocité entre tongxing (porteurs du même nom) et une relation privilégiée entre familles alliées au travers des différentes associations (p. 86). 7 Le deuxième chapitre concerne l'insertion des Chinois dans les rapports économiques et sociaux avec la société coloniale, et la constitution et différenciation de groupes ethniques dans des niches économiques. Les premiers colons qui se lient à l'aristocratie locale, forment l'élite des « demis », organisent le commerce d'exportation (coton, puis canne à sucre, phosphate, vanille, nacre et coprah) et n'apprécient guère l'arrivée des Chinois qui, rapidement, représentent une sérieuse concurrence à leur oligopole. En effet, dans une économie peu monétarisée, les Chinois s'insèrent par le biais du crédit et se font payer en nature (vanille, nacre). Toutefois, avec un accès au foncier réservé aux seuls colons, l'administration coloniale maintient les frontières ethniques (p. 95). Entre Polynésiens et Chinois, le crédit fonde une relation sur une logique de prodigalité des Polynésiens : dépenses ostentatoires et, pour les Chinois, irrationalité, « argent rapide » (p. 101) et sur une logique de rétention des Chinois : accumulation, rationalité, investissements rémunérateurs. Ces logiques s'étendent à ce que chacun des groupes pense de l'autre et à une appréciation de l'espace différente : les Chinois achètent des parcelles le long de la route et quand il le peuvent, celles au-dessus, où ils installent des magasins et leur famille. Cette société « plurielle » (p. 111) se fige sous l'action de l'administration et sa politique différentielle en matière de nationalité et citoyenneté.

8 Dans le troisième chapitre, l'auteur montre qu'à la fois extérieur et central, le groupe chinois fait l'objet d'un débat sur l'octroi de la nationalité française, qui devient l'enjeu d'une opposition structurelle entre colons et administration.

9 Cette vieille opposition, les colons veulent plus de droits politiques, tandis que l'administration impose des taxes, n'empêche pas une élite de se former, qui se retrouve dans les cercles huppés de la capitale, se mélange avec le temps et concentre les charges politiques. Dans ce contexte d'opposition entre colons et administration, la « question chinoise » (p. 120) devient un enjeu politique. Peu à peu, cette rivalité diminue à mesure que l'élite « demie » se constitue, mais les Chinois sont toujours considérés comme des rivaux dans l'entreprise coloniale, et le spectre d'un métissage sino-tahitien est brandi. Au cours de la période 1890-1940, l'administration divise la population en groupes distincts selon des critères raciaux : blancs ou européens, asiatiques et indigènes. Et avec son paternalisme qui lui fait protéger les indigènes, elle trouve chez les Chinois une possibilité d'arbitrage entre les deux autres groupes, tirant le meilleur parti de la présence chinoise, qui devient dès 1919 un « élément indispensable à la prospérité locale » (p. 127), mais qui limite l'immigration dès 1930 et finit par imposer aux Chinois des restrictions de plus en plus sévères en matière d'acquisition de terres, d'activité commerciale, de statut juridique, générant un métissage accru. Pourtant, dès 1946, cette nouvelle génération en appelle à une autonomie accrue, se fondant sur son identité polynésienne, et au sein de laquelle l'élite chinoise revendique la citoyenneté française, et avec elle, tous ceux qui ne sont pas repartis, rebutés par le régime communiste. Avec l'avènement de la Polynésie française en 1956 et la disparition des catégories racialistes en 1973 (p. 144), sur fond de revendication autonomiste, les clivages entre groupes ne reposent plus que sur des dimensions sociale et ethnique.

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10 La partie 2, « Parenté et métissage en Polynésie française » commence par le quatrième chapitre, dans lequel l'auteur analyse l'organisation et le déploiement des familles chinoises à l'Outre-mer. La famille chinoise est un système très flexible, adaptable et solidaire, avec d'un côté, un idéal de la famille étendue, du travail en famille et une concentration du capital (« forces unifiantes ») et, d'un autre, la possibilité de partition de la propriété (« fragmentation ») entre les fils (p. 150). S'ajustant à la situation transnationale, la famille, la structure de la parenté, est adaptée en fonction de trois variables : politique (invasion japonaise, régime communiste empêchant les pères d'envoyer leur descendance étudier en Chine, ou hiérarchie de la famille dispersant certains membres, frère ainé ou cadet suivant le cas) ; économique (le boom économique des années 1960 – avec le Centre d'expérimentation du Pacifique, CEP – a contribué à la fragmentation des entreprises familiales) ; juridique (adaptation de la structure interne d'autorité face aux contraintes par le mariage avec des femmes polynésiennes – françaises – ou la non-reconnaissance des filles sinon par la mère ou des amis polynésiens, ce qui ne va pas toujours sans tensions). Avec un groupe de descendance chevauchant la Chine et Tahiti, une adaptation aux nouvelles opportunités économiques des années 1960 (CEP) et des biens commerciaux et immobiliers au nom des femmes et des filles, la famille chinoise se fragmente mais, solidaire, elle repose toutefois, pour certaines d'entre elles, sur des lignages organisés autour du culte des ancêtres. Le kasan (p. 162) contribue à la formation de lignages dont deux types existent à Tahiti : l'un, fondé sur l'héritage, regroupant la famille privée, le kasan domestique (p. 176), et l'autre, fondé sur l'ensemble des porteurs du même nom, le kasan clanique (180).

11 Dans le cinquième chapitre, illustré par des récits de vie et des schémas de parenté, l'auteur étudie la place des femmes dans les familles chinoises. Selon leurs modalités d'échange, les deux groupes, chinois et polynésien, tous deux exogames (p. 188), cherchent des unions matrimoniales en dehors de leur famille ou leur clan, d'autant que, au début de l'immigration, ce sont surtout des hommes qui arrivent en Polynésie. Et malgré la préférence des Chinois pour des mariages avec des Chinoises, les Polynésiennes entrent dans les familles chinoises selon des échanges complexes fondés sur une structure patrilatérale. Les femmes polynésiennes, si elles ne sont pas « incorporées » à la famille chinoise, y ont une place permanente du fait des liens de réciprocité, distinguée selon deux logiques complémentaires : d'une part, comme génitrices d'un nouveau membre masculin de la lignée (et comme force de travail) et, d'autre part, selon leur statut de mère et leur autonomisation (sortie de l'économie familiale) (p. 221). Ainsi, à une idéologie agnatique (de père en fils), se superpose une logique utérine (lien entre la mère et l'enfant) favorisant la fission du lignage et remettant en cause les principes de patrilinéarité et de patrilocalité.

12 Dans le sixième chapitre, l'auteur examine le métissage, ou le conflit des affiliations. Les frontières entre groupes ethniques s'expliquent aussi selon la circulation des enfants issus d'unions « illégitimes » (p. 223) entre Chinois et Polynésiennes engendrant un métissage fondé sur une dialectique d'inclusion et d'exclusion, laquelle ne favorise pas un sentiment total d'appartenance au groupe chinois. Dans le cadre du maintien de lignées distinctes, d'une manière générale, les filles restent dans la famille maternelle, tandis que les garçons réintègrent la famille paternelle (p. 235), dans un contexte où, en Océanie, l'adoption représente une modalité courante de la circulation des enfants, tandis que pour les Chinois, elle repose sur deux impératifs contradictoires

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: perpétuation du culte ancestral et préservation des lignées agnatiques. L'exclusion des filles et la réintégration des fils, de même que la formulation de l'appartenance à tel ou tel groupe, sont illustrées et analysées avec des cas concrets, permettant de mieux cerner leur complexité et de définir un métissage fondé sur une situation plutôt conflictuelle qu'harmonieuse. Le métissage, issu d'une coexistence entre lignées utérines et agnatiques distinctes, engendre des logiques concurrentes et des entités sociales mêlées. Et parfois, comme le montrent les exemples de récits de vie cités, groupes issus des liens du sang et groupes issus d'un même ancêtre peuvent faire l'objet de situations paradoxales, comme celle d'un père chinois qui ne reconnaît pas ses enfants, mais qui inscrit ses biens au nom de la mère afin que les enfants puissent en hériter (p. 255), ou encore celle de lignées chinoise et polynésienne qui se rassemblent autour du kasan (p. 258), sans toutefois s'accorder et donnant lieu à des conflits jusque dans la sphère publique.

13 Vient la partie 3: Multiethnicité et autochtonie. Dans le septième chapitre, l'auteur analyse la restructuration contemporaine de la communauté chinoise. En interrogeant des membres de la communauté chinoise, l'auteur évoque les divisions au sein de la communauté et les conflits de mémoire ayant entraîné une division entre les individus se réclamant d'une identification à la condition de Chinois d'Outre-mer et ceux affichant une ethnicité symbolique chinoise. Le temple de Kanti est révélateur de ces différences, dans la manière d'interpréter le passé et de construire une mémoire communautaire, entre « passé coolie » et « cosmopolitisme » (pp. 280-281). Ou encore, l'exemple du terrain consulaire qui divise la communauté depuis plus de trente ans, non seulement entre les tenants de chacune des « deux Chines » (Taïwan et République populaire) (p. 283), mais aussi concernant le droit de propriété du terrain sur lequel se trouve le consulat. L'auteur s'interroge ensuite sur la transformation du rapport à la Chine et l'ethnicité symbolique et montre que parmi les fractures du lien avec la Chine, la question des ancêtres joue un rôle important, les individus des générations actuelles les situant en Polynésie, de même que la question de la langue hakka qui n'est plus parlée par les générations les plus jeunes, ou celle de la nationalité française, aujourd'hui acquise, normalisant le statut juridique, ou encore celle de la nouvelle relation économique avec la Chine (sud-est, là-même d'où étaient parti les premiers émigrants, et où ont été constituées les premières zones économiques spéciales, ZES), comme la dissolution des villages d'origine dans les villes nouvelles (p. 298). De même, le champ associatif est révélateur des changements du rapport avec la Chine, l'ancienne appartenance prescrite devenant volontaire, mettant en avant une affirmation individuelle quant à l'identité chinoise et une implication dans les activités de la communauté, entraînant un « renouveau culturel chinois » (p. 308).

14 Dans le huitième chapitre, l'auteur analyse l'ethnicisation du politique et la différenciation des identifications. Dès la fin des années 1960, quelques Chinois se lancent en politique (après avoir été naturalisés français), puis avec l'émergence d'associations culturelles chinoises, se créent des partis politiques aux objectifs variés. Aujourd'hui, il ne subsiste qu'un parti chinois occupant la scène publique (p. 315), lequel marque la différenciation ethnique comme les représentations collectives, notamment avec l'aide des associations culturelles chinoises et donne lieu à une instrumentalisation jusque dans la sphère diplomatique. En 2002, le voyage de Gaston Flosse en Chine, avec pour objectif de négocier des affaires économiques, n'a pas rencontré le succès économique escompté, mais il n'en démontre pas moins que l'ethnicité est instrumentalisée afin de « renforcer les liens historiques entre la Polynésie française et la Chine » (p. 321), dans un contexte focalisé depuis les années

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1980 sur une alternative autonomie/indépendance, où la présence chinoise est associée à une domination économique. Les processus d'identification ont évolué différemment selon le type de socialisation et de milieu socio-économique auxquels les individus ont été confrontés : sentiment d'appartenance locale pour ceux qui ont évolué dans un milieu polynésien, notamment en dehors de Tahiti, à l'échelle du Territoire, et au-delà pour ceux qui ont fait des études et qui ont une identité « cosmopolite » (p. 335).

15 Dans le neuvième et dernier chapitre, l'auteur se penche sur les dilemmes individuels et l'ambiguïté des identifications. Ce dernier chapitre analyse le métissage à partir de récits de vie d'individus élevés par leur père chinois et leur mère polynésienne, mettant en lumière leur construction culturelle, dans un cadre de ruptures et de discontinuités des trajectoires liées aux structures sociales. Dilemmes identitaires et socialisations concurrentes reposent sur un antagonisme entre deux lois intervenant dans la socialisation, celle du père chinois, fondée sur la valorisation de la culture chinoise, le travail et la discipline, et celle de la mère polynésienne fondée sur l'éducation dans un milieu concurrent à celui de l'école chinoise, donc la langue tahitienne, et sur l'église (p. 361). Toutefois, reposant sur le renversement de stigmate, ces dilemmes identitaires peuvent être surmontés par la construction d'une nouvelle identification mā'ohi dépassant le conflit entre identité chinoise et identité polynésienne (p. 363). L'individu, relevant d'une tendance ou de l'autre, prend ses distances en affirmant une identité polynésienne et indépendantiste.

16 Dans sa conclusion, l'auteur rappelle que les Chinois de Polynésie française ont peu à peu perdu leur caractéristique diasporique, notamment depuis leur autonomisation, et qu'avec le métissage, à la troisième ou quatrième génération, apparaissent des identités soit locale, soit cosmopolite, puis entre elles une nouvelle identité mā'ohi, issue d'une identification choisie plutôt qu'assignée dans un contexte de concurrence des idéologies chinoise et polynésienne. Généralisant et s'opposant à une définition univoque de l'individu, l'auteur propose la notion de « sujet clivé » (p. 380) entre deux modes d'identification, refusant une explication reposant sur le seul facteur de l'origine et des valeurs chinoises.

17 Enfin, cet ouvrage montre l'importance d'une démarche empirique, qualitative, pour analyser une situation locale, comme celle de la présence chinoise en Polynésie française, en saisir toute la complexité et, grâce à un travail anthropologique, dégager une généralisation, celle du migrant chinois, l'entrepreneur par excellence, audacieux économiquement et adaptable socialement.

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Headhunters from the swamps.The Marind Anim of New Guinea as seen by the Missionaries of the Sacred Heart, 1905-1925 de Raymond CORBEY

Gilles Bounoure

RÉFÉRENCE

CORBEY Raymond, 2010. Headhunters from the swamps.The Marind Anim of New Guinea as seen by the Missionaries of the Sacred Heart, 1905-1925, Leiden, KITL Press and C. Zwartenkot Art Books, 136 p., bibliogr., carte, index, 63 photos noir et blanc.

1 Cette version anglaise d’un livre précédemment paru en néerlandais (Snellen om namen: de Marind Anim van Nieuw-Guinea door de ogen van de Missionarissen van het Heilig Hart 1905-1925, 2007, même éditeur) sert on ne peut mieux l’ambition principale de son auteur, faire apprécier à un assez large public la « civilisation violente et passionnée » des Marind, selon l’expression qu’il emprunte à Jan Van Baal pour intituler son texte principal (pp. 11- 32). L’extraordinaire luxe des parures et des cérémonies Marind étant, pour maintes raisons, peu représenté dans les musées, et la littérature les concernant toujours difficile d’accès, la photographie fut le moyen d’approche (sinon de connaissance) le plus utilisé dès l’époque de Paul Wirz, dont par exemple Stephen Chauvet (1930, pl. 22 et suiv.) ne reproduisait que cet apport-là, puisé à son récit de 1928 et non à sa grande étude de 1922-1925. Rapprocher les photographies de Wirz de celles des missionnaires catholiques pour lesquels il n’avait jamais de mots assez durs (par exemple 1928, pp. 300-304) peut sembler paradoxal, et voilà pourtant ce à quoi parvient Raymond Corbey, sans distorsion de leurs orientations respectives.

2 Il rapporte très clairement comment les missionnaires de Tilburg, jamais plus d’une douzaine, vinrent s’établir en 1905 à Merauke et alentour, trois ans après la création d’un poste néerlandais surtout chargé de garder la frontière méridionale de cette

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colonie de Nouvelle-Guinée occidentale convoitée alors par les Allemands et les Anglais, manifestations d’impérialisme que n’expliquait aucun intérêt économique exploitable à l’époque. Il montre aussi comment ces jeunes prêtres résolus, révulsés par nombre de pratiques des Marind – chasse aux têtes, promiscuité sexuelle, infanticide, etc. –, en vinrent à éprouver pour eux une certaine admiration dont témoigne l’expression précitée de van Baal, proche de leurs vues, sans aller jusqu’à défendre leurs traditions à la manière de Wirz contre qui ils polémiquèrent, comme le rappelle également R. Corbey, qui assure d’autre part que leur détermination leur aurait valu quelque renom d’héroïsme auprès des Marind (p. 20, sans référence). Débats clos aux alentours de 1925, suggère-t-il (tout en ne s’interdisant pas de reproduire des documents plus tardifs), du fait de l’irrémissible déclin de la civilisation des Marind déjà constaté à cette date.

3 Sur les contraintes matérielles et les conceptions cosmologiques qui dominaient leur vie sociale, son résumé est aussi remarquable de clarté que celui qu’il fait des opérations impitoyables de répression de la chasse aux têtes menées par les troupes néerlandaises, puis des fléaux qui ravagèrent les Marind à partir de 1918, grippe espagnole et autres maladies (vénériennes notamment) apportées par les Blancs, jusqu’à emporter 20 % de la population en deux semaines (p. 25). Parmi les photographies conservées par les missionnaires de Tilburg, qu’ils ont données par centaines au Koninklijk Institut voor Taal-, Land- en Volkendunde (KITL) et au Rijksmuseum Volkenkunde (RMV) de Leyde, et dont ce livre offre une sélection, il y a, indique R. Corbey, « d’horribles vues de villages remplis de gens émaciés, agonisants ou morts depuis peu » qu’il s’est très légitimement abstenu de reproduire. Aucune d’entre elles, publiées ou non dans Headhunters from the swamps, n’est encore visible sur l’excellente base de données électronique du RVM, qui présente néanmoins 72 photographies anciennes prises aux alentours de Merauke, dues pour la plupart à la mission d’exploration militaire du sud-ouest de la Nouvelle-Guinée, entre 1907 et 1915. Il n’est pas inutile de les comparer à celles qu’a choisies R. Corbey : les unes et les autres montrent ce qu’avaient de commun ces deux vecteurs majeurs de la conquête coloniale (« le sabre et le goupillon ») et font sentir ce qui les différenciait dans la méthode : il n’y avait apparemment pas de fusil derrière l’objectif des missionnaires (quoique l’un de leurs clichés, montrant un chaman traitant un malade, corresponde à très peu près à celui que le colonel Gooszen prit de la même scène entre 1907 et 1915, reproduit par Furhmann, 1922 Taf. 14).

4 Ces prises de vue supposaient un travail important de leur part, du fait des techniques de l’époque et des contraintes du climat, et R. Corbey, en philosophe qu’il est aussi, se préoccupant de longue date de questions d’herméneutique, suggère rapidement dans sa présentation générale (p. 21) les buts multiples auxquels tendaient leurs photographies. « Témoignages » au sens où l’a entendu le christianisme (c’est-à-dire jusqu’au martyre) ou « exemples » tels qu’en narraient et commentaient les prédicateurs médiévaux, elles n’étaient pourtant ni totalement apologétiques, justificatives ou publicitaires, ni seulement ethnographiques ou documentaires comme on cherche à l’entendre aujourd’hui. C’est néanmoins ce deuxième aspect, le plus accessible, qu’a privilégié R. Corbey dans la deuxième partie de l’ouvrage (pp. 33-129), présentant ces photographies en pleine page, faisant face à droite à leur description à gauche, appuyée sur des sources référencées en fin de dossier (pp. 131-132).

5 Avec ces 42 photographies de missionnaires, complétées de 17 prises par Wirz (conservées au Museum der Kulturen de Bâle) et de 4 autres de même époque tirées des

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collections du Tropenmuseum, ce volume ne prétend pas donner une vue complète de la vie des Marind à l’aube de leur « déclin » (p. 25 sq.), mais grâce à la qualité de sa sélection et de ses commentaires, il offre des aperçus incisifs sur la vie cérémonielle des Marind et les enjeux spécifiques de leur christianisation. Ainsi, remarque R. Corbey (p. 88) à propos d’un groupe d’initiés rassemblés en face du dema cigogne (Ndik), le recours incessant au sperme aussi bien dans les cérémonies que dans les circonstances plus ordinaires n’était pas sans rapport avec « la manière dont les missionnaires dispensaient la grâce divine au travers des sacrements ». De même, fait-il observer à propos de la photographie suivante (p. 90), où se trouvent incarnés les dema soleil et cigogne lors d’une cérémonie mayo, dont Wirz avait célébré la profondeur des conceptions cosmologiques, « les missionnaires en vinrent graduellement à souscrire à cette vue », tout en réaffirmant haut et fort la prééminence de leur propre religion. L’art avec lequel R. Corbey résume et remet en perspective ces débats fera apprécier l’intérêt de ce livre même des lecteurs les mieux informés.

BIBLIOGRAPHIE

CHAUVET Stephen, 1930. Les arts indigènes en Nouvelle-Guinée, Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes et d’outremer.

FUHRMANN Ernst, 1922. Neu-Guinea, Hagen, Folkwang-Verlag.

WIRZ, Paul, 1922-1925. Die Marind-Anim von Höllandisch-Süd-Neu-Guinea, Hamburg, L. Friederichsen.

—, 1928. Dämonen und Wilde in Neuguinea, Stuttgard, Strecker und Schröder.

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Südsee-Oasen. Leben und Überleben im Westpazifik de Ingrid HEERMANN (herausg.)

Gilles Bounoure

RÉFÉRENCE

HEERMANN Ingrid (herausg.), 2009. Südsee-Oasen. Leben und Überleben im Westpazifik, Stuttgart, Linden-Museum, 240 pages, bibliogr., cartes, très nombreuses ill.

1 Du 5 décembre 2009 au 6 juin 2010, le Linden Museum a présenté une grande exposition consacrée à ses riches collections micronésiennes, accompagnée de l’ouvrage décrit ci- après, mais la rédaction du JSO n’en a appris l’existence qu’en juin 2011, grâce à la bibliographie d’un catalogue de vente publique… Si ce livre est encore disponible auprès de la librairie du musée ainsi qu’on l’a vérifié, on doit aussi observer comme les informations de ce genre ont malheureusement encore du mal à circuler entre océanistes européens. Les mêmes raisons sans doute avaient empêché le JSO (au contraire d’Arts d’Afrique noire-Arts premiers) de signaler en leur temps deux ouvrages d’égale ambition sur le même sujet, respectivement édités ou suscités par le musée de Vienne (Strahlende Südsee) en 1996 et les musées de Dresde et de Leipzig (In den Weiten des Pazifik) en 1997, livres importants auxquels on ne peut manquer de comparer ce volume conçu par I. Heermann, qui en a rédigé la plupart des chapitres.

2 La présentation au dos de l’ouvrage, son sous-titre et le corps du texte mettent en avant le changement climatique en cours et la menace de submersion frappant toute la Micronésie hormis ses îles hautes, autant de « nouvelles questions » auxquelles les collections des musées d’ethnographie « n’offrent pas de réponses » (p. 27). Si ce livre n’y répond pas davantage, il entend au moins en avertir ses lecteurs. Organisé en douze sections, il s’ouvre sur des « Impressionen », augmentées d’un utile appendice de Katja Göbel sur les séquelles de l’essai atomique de 1946 à Bikini (îles Marshall). Suit un chapitre sur « le rôle des collections muséales », avec un hommage à Augustin Krämer

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et à son épouse Elisabeth Bannow auxquels le musée de Stuttgart doit beaucoup de ses trésors. Après un résumé des théories récentes sur le peuplement de la Micronésie et son archéologie, et deux sections évoquant les îles hautes (Palau, Yap) et les îles basses, complétées par une étude de Suzanne Kuehling sur « la vie des femmes sur les îles basses des Carolines centrales », I. Heermann décrit « les matériaux locaux et leur mise en œuvre », puis l’importance de la magie et « du monde des esprits et des divinités protectrices », Brian Diettrich s’attachant ensuite à « la musique dans l’environnement insulaire », Lothar Käser à « Chuuk, sa couronne d’îles, l’arbre à pain et sa magie » et Carmen Petrosian-Husa au « tissage micronésien ». Le chapitre « Im Zentrum : Die Navigation » est complété de deux appendices d’Eric Metzgar sur « le chapeau magique du commandeur de la flotte » à Lamotrek (FSM) et de Martin J. Schneider sur « la navigation traditionnelle dans les Marshall », le volume s’achevant sur une contribution d’Ulrich Menter dévolue à « Kiribati, ses voiliers rapides, ses robustes équipements de guerre et ses armes tranchantes ».

3 Souvent dépourvus de notes et renvoyant à une bibliographie générale incomplète de plusieurs ouvrages récents de première importance, tel celui de Paul Rainbird (TheArchaeology of Micronesia, 2004, voir JSO 126-127), ces chapitres sont de longueur, de sujet et de portée trop disparates pour être discutés ici. Il est néanmoins frappant qu’aucun n’ait pris pour thème ou développement annexe la « globalisation » et ses effets sur le mode de vie (ou de « survie », comme précise le sous-titre de l’ouvrage) de la plupart des Micronésiens, évoqués plus ou moins longuement, mais toujours avec précision une décennie auparavant par Gabrielle Weiss (Strahlende Südsee, voir entre autres ses photos de 1995, notamment pp. 226-227) et par Barbara Treide (In den Weiten des Pazifik, pp. 59-69). Désespoir de la jeunesse, chômage, alcoolisme et autres drogues, violence, surendettement, effets du tourisme, envahissement par les déchets non biodégradables impossibles à retraiter sur place, raréfaction des ressources halieutiques… même les nombreuses photos récentes « de terrain » illustrant Südsee- Oasen n’en suggèrent rien, privilégiant au contraire les témoignages de persistance des usages anciens, peut-être au nom du « charme des choses » surannées (« Anmutung der Dinge ») comme écrit I. Heermann à propos des objets de musée. Aucun texte, aucune carte ne détaillent la division politique actuelle de la Micronésie ou les façons dont « survivent » ces États confrontés à la mondialisation comme au changement climatique, et ce n’est pas avec les pages de garde de ce volume que le lecteur saura où situer Palau (Republic of Belau) dont on l’entretient abondamment sans lui en montrer la situation géographique, alors que, sans doute par raison inverse, les îles Mariannes figurent sur les cartes mais non dans le texte de l’ouvrage, comme si ni l’histoire tragique des Chamorros ni le peu qu’on sait de leur haute civilisation ne méritaient d’être ici rappelés.

4 D’après ces observations, on ne sait si ce catalogue, agréable d’aspect et d’un coût raisonnable, était destiné à un grand public à ne pas trop effaroucher par l’ampleur des « nouvelles questions » compromettant aujourd’hui la survie des Micronésiens et sans doute plus tard celle des Européens, ou à des spécialistes plus ou moins complètement informés de ces sujets et à ne pas fatiguer par des rappels inutiles. Pour ces derniers, une telle publication du Linden-Museum (dont le département Océanie, actuellement fermé pour travaux, ne propose pour l’instant aucune base électronique de ses collections) était l’occasion de découvrir ou de mieux connaître des spécimens de premier intérêt, recueillis assez méticuleusement lors de la colonisation allemande de la Micronésie. De fait, l’un des atouts de ce volume est d’offrir 249 photographies

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d’objets (toutes en couleur, minutieusement détourées et ombrées), soit largement plus que les 198 (dont beaucoup en noir et blanc) du livre de B. Treide et que la centaine du catalogue des collections polynésiennes et micronésiennes du musée de Cologne (Tiki und Tapa, 2001, la plupart en noir et blanc) où Hilke Thode-Arora a fait briller le meilleur de la Wissenschaftslehre dans cette spécialité.

5 Tous les objets reproduits dans Südsee-Oasen n’appartiennent pas au musée de Stuttgart, trois tino aitu de Nukuoro, un masque tapuanu de Mortlock et une ceinture tissée de Pohnpei provenant d’autres collections publiques. 28, soit plus du dixième, ont été empruntés aux collections privées de trois « amateurs » actifs sur le marché de l’art. Pour les autres (216), la « liste des œuvres » en fin de volume omet le numéro d’inventaire pour plus du quart d’entre eux (57), se limitant à signaler leur appartenance au Linden-Museum (parfois imprimé Musuem), et c’est aussi le cas pour la plupart des photographies anciennes reproduites dans ce livre. Les conditions de collecte et d’acquisition des objets, telles qu’elles figurent dans les archives du musée, ne sont mentionnées que très exceptionnellement. Il faut par exemple recourir à d’autres publications pour vérifier que le n° 52 p. 63, figuration en bois de divinité masculine ityphallique, a été collecté à Palau par Krämer en 1912. Il avait rapporté à ce musée d’autres objets de même provenance, publiés ailleurs en raison de leur intérêt, et qui manquent à Südsee-Oasen. Le cas le plus éloquent est celui d’une lampe à huile en terre cuite au pourtour surmonté de figurines masculines et féminines (« Öllampe, Belau, Babeldaob, Ton, Höhe 24,5 cm, Linden-Museum, Stuttgart, Slg. Augustin Krämer 1912, Inv. 76386 ») retenue parmi les « trésors » d’art océanien « des musées ethnographiques allemands » présentés par U. Menter à Detmold en 2003 (Ozeanien. Kult und Visionen, n° 162, texte p. 223). Choisir, en remplacement et parce qu’il était inédit, un triste pot de terre cuite sans souci de décor ni de forme (n° 17 p. 36, sans n° d’inventaire) n’illustre guère « der Anmutung der Dinge » et rend mal compte du génie céramique des potières de Yap et de Palau, ou de la « tendance à la stylisation » souvent prêtée aux arts micronésiens.

6 Par ses insuffisances, voire ses régressions du point de vue de l’histoire des collections, ce volume ne remplit pas tout à fait les attentes suscitées par le savoir considérable et le prestige de son auteur, peut-être limitée ici par les difficultés de toutes sortes que posent l’organisation d’une exposition et la réalisation d’un catalogue, surtout si l’on se passe de soutiens commerciaux comme ce fut le cas pour Südsee-Oasen. Reste un beau livre, qui publie certainement bon nombre d’objets inédits ou peu connus, et qui rend un hommage très spectaculaire à divers arts traditionnels micronésiens, le tatouage et l’ornementation corporelle notamment. Plusieurs de ses chapitres sont à étudier de près, pour les observations de terrain récentes, les synthèses ou les avancées qu’ils offrent sur des points particuliers, tels l’exposé d’I. Heermann sur la magie des atolls (pp. 123-128) et celui de C. Petrosian-Husa sur l’art des tisserandes (pp. 151-167), travaux qui n’avaient pas d’équivalent dans les publications précédentes, et qui font mesurer toute l’utilité de celle-ci, dont les apports feront certainement oublier les défauts.

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BIBLIOGRAPHIE

MENTER Ulrich, 2003. Ozeanien. Kult und Visionen. Verborgene Schätze aus deutschen Völkerkundemuseen, München-Berlin-London-New York, Prestel.

THODE-ARORA Hilke, 2001. Tapa und Tiki. Die Polynesien-Sammlung des Rautenstrauch-Joest-Museums, Ethnologica N. F. Band 23, Köln, Rautenstrauch-Joest-Museum.

TREIDE Barbara, 1997. In den Weiten des Pazifik, Mikronesien. Ausgewählte Objekte aus den Sammlungen der Museen für Völkerkunde zu Leipzig und Dresden, Wiesbaden, Dr. Ludwig Reichert Verlag.

WEISS Gabrielle et Carmen PETROSIAN-HUSA, 1996. Strahlende Südsee. Inselwelt Mikronesien, Wien, Museum für Völkerkunde.

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Return to Paradise. Les dossiers oubliés : le fardeau de l’homme blanc de Jean GUIART

Raymond MAYER

RÉFÉRENCE

GUIART Jean, 2011. Return to Paradise. Les dossiers oubliés : le fardeau de l’homme blanc, Tahiti et Nouméa, Le Rocher-à-la-Voile, 4 photogr., bibliogr., addenda, 302 p.

1 L’auteur qui en est à publier deux ou trois livres par an dans la maison d’édition qu’il a fondée, pratique l’art du contrepoint dans une posture éthique que de nombreux lecteurs peuvent juger excessive et qui génère ainsi des avis plus ou moins bien partagés par d’autres. Cet ouvrage ne déroge pas à la règle. Empruntant son titre à un romancier américain de la fin de la guerre 1939-1945, celui-ci est un retour sur des thèmes déjà abordés à souhait dans ses livres antérieurs. Le style est rêche et les formules cinglantes à l’envi. L’allure est conversationnelle et ne craint pas de s’égarer dans d’infinies digressions qui ne sont sans doute pas inutiles pour ceux qui les découvrent pour la première fois, quitte à irriter ceux qui sont rompus aux classiques de l’Océanie.

2 Return to Paradiseest donc d’abord un retour sur le livre de l’écrivain américain James A. Michener qui portait ses réflexions sur l’après-guerre dans le Pacifique et le « retour » précisément de la colonisation. Jean Guiart charge la mule en faisant du paradis « le fardeau » de la colonisation et de tous les méfaits volontaires et involontaires qui grèvent les rapports non résolus entre acteurs endogènes « océaniens » et exogènes « blancs » du Pacifique. Sur la couverture du livre, une peinture caricaturale d’un portrait au bois de cerf semble davantage connoter la figure du cocu que celle de l’amateur de vahinés et de cocotiers.

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3 Le premier thème intitulé « Les données essentielles méconnues » (pp. 29-54) revient à tous les objets, outils et plantes qui fondent l’environnement tant social qu’écologique du Pacifique. Étoffes, bambou, fleur de tiaré, fruit à pain, patate douce, etc. jalonnent un parcours qui conduit le lecteur aux paysages construits, aux îles artificielles et aux marae. « L’Océanie est ainsi un laboratoire technique aussi bien que sociologique » conclut Jean Guiart en magnifiant l’esprit d’inventivité en toutes choses, là où elle lui semble manquer à nombre de chercheurs et d’analyses produites.

4 Il s’insurge au deuxième chapitre (pp. 55-90) contre les pseudo-reconstructions du passé, qu’elles soient linguistiques, historiques ou anthropologiques, parce qu’elles continuent à légitimer une « pyramide raciale » où les Blancs occupent le sommet et les Mélanésiens la base. Ces reconstructions trahissent les fondamentaux des disciplines respectives, et simplifient outrancièrement la réalité dans le passé long autant que le passé court. Au fond les thèses et antithèses de Jean Guiart se réduisent à peu de choses : rééquilibrage mental de notre perception de la hiérarchie Mélanésie/Polynésie en faveur de la première ; prise en compte des systèmes de variantes dans l’examen des traditions orales ; redéfinition d’un certain nombre de concepts appliqués sans discernement à la zone Pacifique.

5 Vient un troisième thème (pp. 91-132) qui lui tient tout autant à cœur : « De quoi la tradition orale parle-t-elle ? » Le commentaire de corpus oraux est abondamment servi par le recours à des extraits significatifs en provenance de plusieurs cultures insulaires. Il prône l’ascension des érudits océaniens et donne des exemples de « poétique mélanésienne », laquelle n’a « aucune raison de ne pas être tout aussi fertile qu’en Polynésie ». Dont acte.

6 Le quatrième thème, « Le miroir déformant » (pp. 133-149), est réservé à la dénonciation de films coloniaux et au façonnage d’une opinion publique (voire scientifique) qui est engluée dans des clichés et des stéréotypes difficiles à éradiquer. La cinquième tête de chapitre, « Les tentatives d’organisation anti-coloniale spontanée » (pp. 151-181), est placée sous le signe de trois résistants du XXe siècle : Kabu et Yali pour la Papouasie Nouvelle-Guinée, ainsi que Paliau pour les îles de l’Amirauté. Ce chapitre est le seul illustré de trois photographies sur des figures de la résistance océanienne à la colonisation

7 La sixième partie des réflexions de Jean Guiart est dédiée aux mouvements « millénaristes ? » (qualificatif significativement marqué d’un point d’interrogation) des Polynésiens et des Chinois à Tahiti. Le sujet chinois est traité sur le mode d’un thriller qui titille les aspirations mafieuses de certains réseaux de la diaspora chinoise et peut donner la chair de poule en évoquant la vision tentaculaire d’une extension sans limites de procédés réservés jusque-là à la Russie et à l’Italie ! Le septième chapitre, « Guerres coloniales » (pp. 203-259), passe en revue, dans une quinzaine d’archipels, les conflits larvés, les insurrections historiques, ainsi que les émeutes et les coups d’État plus récents qui s’y déroulent.

8 Enfin « le soleil se lève à l’est » (pp. 261-269) est la nouvelle ombre portée par les puissances asiatiques sur leurs riverains du Pacifique, à la faveur du désengagement progressif des puissances occidentales dans la zone. Le pessimisme domine dans la vision d’avenir que tente Jean Guiart de la nouvelle donne.

9 Le meilleur du livre est probablement à la fin dans l’addenda (pp. 277-301) consacré au massacre de la grotte d’Ouvéa de 1988, par le compte rendu que dresse Jean Guiart du

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livre d’un colonel de gendarmerie (Alain Picard) en 2008, soit vingt ans après les faits. Jean Guiart tient un discours d’antithèse à rebours de toutes les déclarations officielles convenues : pour lui, la « poche protestante » de Gossanah a été victime des manipulations de la chefferie « catholique » ; et ce sont ces manipulations qui ont abouti aux meurtres perpétrés sur les blessés par certains commandos dits d’élite de l’armée française sur ordre du président de la république française, François Mitterrand. Au moment où la même république vit toujours dans le négationnisme des massacres de « Français musulmans » du 17 octobre 1961 en plein cœur de Paris, il n’est pas interdit de penser que les thèses officiellement assénées ne sont pas forcément les plus respectables.

10 Par ailleurs, tout en reconnaissant la juste émotion suscitée par le film documentaire Tjibaou le pardon de Gilles Dagneau (2007), Jean Guiart conteste la version des interprétations délivrée par le film. Au terme d’une véritable investigation « archéologique » de la situation locale, Jean Guiart peut se permettre d’écrire cette phrase terrible : « Tjibaou n’a pas été assassiné, il a été exécuté devant une foule passive et hostile, tout entière complice de cet acte de justice canaque remontant aux anciens âges, où le chef qui avait commis une faute grave était mis à mort. » (p. 297)

11 On reconnaît là la thèse déjà défendue dans son précédent livre de 2007 Du sang sur le sable. Le vrai destin de Jean-Marie Tjibaou (compte rendu dans le JSO 129). Le débat reste à tout le moins entrouvert et, sans pour autant donner de blanc-seing à l’antithèse de Jean Guiart, on ne peut que renvoyer les historiens et les témoins muets de cette tragédie à leurs arguments scientifiques respectifs et à la dose d’opacité qui la recouvrira sans aucun doute à perpétuité.

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New Zealand Identities. Departures and Destinations de James H.LIU, Tim MCCREANOR, Tracey MCIINTOSH and Teresia TEAIWA (eds)

Raymond MAYER

RÉFÉRENCE

LIU James H., MCCREANOR Tim, MCIINTOSH Tracey and Teresia TEAIWA (eds), 2005. New Zealand Identities. Departures and Destinations, Wellington, Victoria University Press, 304 p., photogr., postface, notices sur les contributeurs, index.

1 Cet ouvrage de vingt-deux contributeurs donne la mesure d’une question largement en débat en Nouvelle-Zélande, comme dans de nombreux pays, mais qui échappe ici – on veut du moins le croire – à sa fréquente instrumentalisation politique. Il s’agit de la question de l’identité nationale, que les éditeurs ont pris la précaution d’écrire au pluriel (« New Zealand Identities ») pour éviter le piège de l’identité uniforme qui sert parfois de pensée unique ailleurs. Les contributeurs, dont une notice biographique précise qu’ils sont tous citoyens néo-zélandais, mais d’origines diverses – de là, le sous- titre « (points de) départs et (de) destinations » – ont essayé une posture d’analystes à partir de leur situation de migrants transnationaux et le résultat en a été édité par le Centre de recherches interculturelles appliquées de l’université Victoria de Wellington. Comme tel, l’ouvrage pourrait n’être qu’une des innombrables publications des actes d’un colloque. En raison du thème traité, son intérêt s’impose cependant comme une contribution originale à un débat de large envergure.

2 Parmi les 22 contributeurs, certains sont d’origine maori, écossaise, samoane, taïwanaise, etc. ce qui lance un débat multi-situé, et enraciné dans l’expérience du vécu de chacun d’eux. On a l’assurance que l’expérience vécue l’emporte sur la spéculation

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technocratique, et que l’épreuve des faits jugule toute tentative d’échappatoire ou de langue de bois. Il est assez rare qu’un ouvrage fasse ouvertement référence à l’origine « ethnique » de son (ou ses) auteur(s). D’habitude les scientifiques essaient de construire les récits de vie des autres. Ici, ils se mettent en scène eux-mêmes, pour réfléchir à la manière dont ils se conçoivent comme citoyens d’un pays qui est différent de leur pays natal ou de leur culture d’origine.

3 Dans leur préface, les coéditeurs veulent faire souffler « l’esprit de Waikanae », lieu du séminaire-atelier qui, en novembre 2004, a réuni les contributeurs sur le thème dont l’ouvrage est issu. Leur introduction, « Construire les identités de Nouvelle-Zélande » (pp. 11-20), insuffle de fait les ventilations du thème sous trois convocations théoriques, à savoir que : • les identités sont dynamiques et multidimensionnelles ; • elles sont socialement construites ; • elles sont porteuses d’idéologie.

4 On n’en demandait pas moins. Le débat peut commencer. David Pearson le commence précisément en interrogeant les « mythes de l’État unitaire » discriminés dans l’affinement des concepts de « citoyenneté », d’« identité » et d’« appartenance » (pp. 21-37).

5 On considérera ensuite que Tracey McIntosh (pp. 38-51) trouve le ton juste en assignant à l’identité maori, elle-même déclinée au pluriel, trois modalités historiques (« fixée, fluide, forcée ») qui empêchent qu’on ne l’enferme dans une définition uniforme et statique. Tim McCreanor (pp. 52-68) poursuit le travail d’analyse dans la même perspective en envisageant symétriquement l’identité pakeha de la colonisation britannique par la déconstruction de leur discours récurrent sur les Maoris à travers les stéréotypes qui font ressortir des droits, des privilèges, des jugements de valeur figés et finalement des attestations de mutuelle ignorance.

6 Dans sa contribution sur « histoire et identité vues comme un système de contrôle et d’équilibre » (pp. 69-87), James H. Liu part d’un point de vue de socio-psychologue. Faisant remarquer que d’autres facteurs que la nationalité organisent une population donnée, en pensant notamment à la religion, à la situation professionnelle, à la classe sociale ou à l’appartenance ethnique, l’auteur a la judicieuse idée de comparer, sur une base d’enquêtes auprès d’adultes des deux communautés d’origines respectivement européenne et maori, l’ordre d’importance des dix événements majeurs ayant marqué l’histoire de la Nouvelle-Zélande. Le traité de Waitangi arrive en tête auprès des deux groupes culturels, mais ne reçoit pas la même interprétation du fait que l’événement qui est classé en seconde position – « l’arrivée des Européens » sur le sol du Aotearoa – est intitulé et interprété par le groupe maori comme « les guerres pour la terre ». Autrement dit, on confirme ainsi qu’une représentation sociale est toujours dépendante de son énonciateur et n’est jamais une donnée en soi.

7 Le traité de Waitangi fait l’objet des analyses de Giselle Byrnes (pp. 88-103) qui s’appuie sur les actes du tribunal de Waitangi, instauré en 1975, pour interroger les notions de nation et d’identité et comprendre les critères de revendication qui sont mis en œuvre dans les requêtes concernant le retour des terres à leurs propriétaires lignagers d’avant la colonisation du XIXe siècle.

8 Le refus de l’essentialisme culturel marque la contribution de H.B. Levine (pp. 104-117) pour écrire sur les rapports de citoyenneté dans la Nouvelle-Zélande contemporaine au

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regard de la biculturalité de son histoire. Le même biculturalisme donne l’intitulé de l’exposé de Kelly Barclay qui propose de « repenser l’inclusion et le biculturalisme » (pp. 118-139) à la lumière d’une « pratique plus relationnelle de la justice démocratique », entendant par là une justice qui tienne compte d’un point de vue non occidental dans ses attendus et ses jugements.

9 En regardant « le visage changeant de la population néo-zélandaise » (pp. 140-154) Arvind Zodgekar dresse le tableau des provenances des flux migratoires sur 30 ans et constate un accroissement en pourcentage de la population maori (et parallèlement de la population extra-occidentale), en même temps qu’une diminution concomitante de la population occidentale. L’entrée en lice des populations insulaires du Pacifique et de populations d’origine asiatique est manifeste sur la période considérée.

10 Colleen Ward et En-Yi Lin essaient de bâtir la corrélation entre « immigration, acculturation et identité nationale en Nouvelle-Zélande » (pp. 155-173) en se fondant sur les chiffres des stratégies exprimées en termes d’intégration, d’assimilation, de séparation et de marginalisation. À 80 % sur un effectif de 772 adolescents interrogés, la préférence va à la stratégie d’intégration, mais la tendance à la marginalisation n’est pas exclue chez les populations originaires des îles du Pacifique.

11 L’identité néo-zéalandaise revendiquée par les Chinois installés dans le pays fait l’objet d’une étude spécifique de Manying Ip et David Pang (pp. 174-190) et ses résultats diffèrent suivant qu’il s’agit de résidents, de nationaux ou de travailleurs temporaires. Les liens avec les mères-patries restent fortement attestés.

12 De son côté, Belinda Borell étudie la notion d’identité culturelle chez les jeunes Maori de la banlieue sud d’Auckland (pp. 191-206) et en tire la conclusion que la situation n’est pas jugée « au plus mal » par les premiers concernés, malgré les désavantages matériels et les gangs, en raison de l’environnement majoritairement maori estimé favorable au développement local. Teresia Teaiwa et Sean Mallon s’intéressent pour leur part aux populations originaires du Pacifique (pp. 207-229), en particulier des îles Samoa, Tokelau et Cook, anciennement sous mandat néo-zélandais, ce qui leur confère une sorte de « double parenté » nationale. L’analyse porte en particulier sur l’entrée de ces populations sur les scènes du rugby et des médias (théâtre et télévision) en montrant qu’il s’agit d’une entrée certes minoritaire mais significative en termes d’image nationale multiculturelle.

13 La représentation de la Nouvelle-Zélande à l’extérieur, notamment au niveau de sa diplomatie, a retenu l’attention de David Capie et Gerald McGhie (pp. 230-241). Ces auteurs conviennent que la Nouvelle-Zélande a progressivement acquis une « identité du Pacifique », jouant un rôle prépondérant avec l’Australie sur le plan régional des États insulaires.

14 « Qui sommes-nous ? » est la question que traite Paul Morris (pp. 242-254) en abordant l’incidence de l’appartenance religieuse sur la conscience individuelle et collective en Nouvelle-Zélande. Les appartenances religieuses s’étant considérablement diversifiées dans les dernières décennies et les « mouvements prophétiques maori » n’étant plus jugés comme marginaux, la question d’une spiritualité commune dans l’ensemble national constitué ne va pas de soi, et les positions intégratives adoptées par certains pays européens face à l’islam par exemple ressurgissent collatéralement en Nouvelle- Zélande en réinterrogeant la spiritualité à l’américaine, faite d’un consensus autour des valeurs chrétiennes fortement proclamées.

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15 Une table ronde affichant modestement dans son titre « 100 % de conjecture » pour bâtir des scénarios pour l’avenir de la Nouvelle-Zélande (pp. 255-290) propose, à l’aide de photographies anciennes de populations européennes implantées dans ce pays, trois actes virtuels d’évolution des enjeux citoyens sur les deux décennies à venir. Dans une postface, Joris de Bres, commissaire aux relations raciales (pp. 291-292) conclut sur l’obligation d’une identité nationale « inclusive » pour l’avenir de son pays.

16 Ce livre d’actes est plus qu’un livre dédié à la seule Nouvelle-Zélande. Loin de se complaire dans une situation qui serait isolée et isolationniste, les auteurs se réfèrent constamment à la situation d’autres pays du monde, notamment occidentaux. On dispose ainsi d’un beau programme d’analyse scientifique des questions identitaires qui mériterait à plus d’un titre d’être relayé et appliqué dans des pays réputés de « vieille souche ».

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À l’épreuve du capitalisme. Dynamiques économiques dans le Pacifique de Christine DEMMER et Marie SALAÜN (éds)

Raymond MAYER

RÉFÉRENCE

DEMMER Christine et Marie SALAUN (éds), 2006. À l’épreuve du capitalisme. Dynamiques économiques dans le Pacifique, Paris, L’Harmattan, Cahier du Pacifique Sud contemporain 4, 200 p.

1 Un livre intéressant, ne serait-ce que parce qu’il aborde une dimension incontournable dans toute étude de société globale ou locale : la dimension économique. Il le fait sur le mode évolutif d’une dimension saisie à travers son histoire contemporaine. C’est dire que nous sommes à la fois en pleine actualité et au cœur des enjeux déterminants pour l’avenir à moyen terme des entités insulaires. À côté des enjeux politiques, culturels, sociaux ou religieux, voire de tous ces enjeux entremêlés ou en interaction, il est certain que les enjeux économiques – sans que l’on soit obligé de croire en leur position d’instance ultime dans l’écheveau des conditionnements sociaux – continuent à régir les principaux vecteurs de toute transformation sociétale et contribuent à en fournir des indicateurs clés. La perspective de l’ouvrage collectif est d’autant plus explicite que son titre À l’épreuve du capitalisme situe d’emblée le débat dans une ligne éditoriale qui évite la politique de l’autruche en appelant tout simplement les choses par leur nom.

2 Les éditrices, rattachées toutes deux aujourd'hui notamment à l'IRIS, précisent dans leur introduction que l’ouvrage qu’elles ont coordonné vise à restaurer le « sens économique » qui leur semble avoir déserté le marché de la production scientifique des trois dernières décennies. Les auteurs conviés à l’ouvrage sont donc chargés d’être très

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démonstratifs dans leur approche des réalités économiques des micro-États indépendants. Et ils le sont en effet.

3 Dès leur introduction sobrement intitulée « Aspects du capitalisme » (pp. 11-30), les auteurs-éditrices rappellent que les premières études océanistes s’étaient vivement intéressées à la dimension économique des sociétés observées. Tant Mauss que Malinowski et Firth ont développé des théories qui dépassèrent par la suite le seul contexte océaniste. Leur intérêt conjoint s’était cependant focalisé sur les spécificités de la transaction non marchande et avait abouti à un certain nombre de dichotomies binaires du style don versus échange marchand, inaliénable versus aliénable, dépendant versus indépendant, qualité versus quantité, sujets versus objets, etc. Dans l’intervalle, après les essais de Sahlins et Godelier sur le « matériel » de la production et des échanges, les tendances relativement éclatées en recherches d’anthropologie économique semblent privilégier les premiers contacts entre Océaniens et Occidentaux et s’attacher aux « objets » dans une perspective artistique ou muséale. Le mot « objet » devient ainsi le nouveau terme de référence des études proposées dans cet ouvrage collectif.

4 « Introduction aux monnaies mélanésiennes » de David Akin et Joël Robbins (pp. 31-53) voudrait attirer l’attention des interprètes du Pacifique sur la continuation des monnaies « traditionnelles » dans le nouveau contexte de l’économie monétarisée à l’occidentale. Il y a donc une forme de continuité et non une rupture radicale entre les anciens paradigmes d’échange et les nouveaux.

5 « L’argent des morts en pays nengone », autrement dit à l’île de Maré (pp. 55-84) permet à Elsa Faugère de s’interroger sur l’ambiguïté de l’argent dans son usage lié aux cérémonies funéraires « en dépit de la volonté affichée par les Maréens de fixer une limite au montant des dons » (p. 75).

6 « Sur les traces des objets woriwori ‘à vendre’ » de Sandra Revolon (pp. 85-112) est une étude de cas perspicace montrant dans quelles conditions les sculptures sur bois de l’est des îles Salomon s’intégrent aux lois du marché local puis régional. « L’émergence d’art pour touriste et la vente des sculptures rituelles aux collectionneurs et galeristes étrangers apparaît plus comme une expression de l’adaptabilité qui caractérise cette société que comme la manifestation d’une perte d’identité » conclut l’auteur sur la foi des observations faites sur le terrain (p. 110).

7 Dans son étude « Marchand ? Non-marchand ? » (pp. 114-128) Marcel Djama discute de la pertinence des catégories occidentales pour rendre compte de l’hybridation des catégories économiques en contexte kanak. De même dans « Vies et viscères » James Leach établit dans la même perspective la corrélation entre l’économie de la vie et celle de la mort (pp. 129-158), en prenant à témoin les récits d’extraction d’organes sur la Rai Coast de Papouasie Nouvelle-Guinée.

8 En corrélant « Enjeux économiques et identité culturelle aux îles de Tonga » (pp. 159-176), Paul Van der Grijp resitue d’abord le débat dans le contexte des principaux modèles de développement, montrant en particulier comment, dans les années 1970, des études de type développementaliste opposaient tradition et modernité en valorisant le dernier terme par rapport au premier. Ensuite, on a assisté à une inversion de tendance dans les analyses faisant que la tradition peut dorénavant être vue comme source de développement. Ce type d’inversion est important à saisir in vivo, car il montre sans ambages que les meilleures théories sociales ou socio-économiques sont à la merci de la pensée scientifique dominante. Ce qui était dogme scientifique il y

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a quarante ans est devenu catéchisme obsolète moins d’un demi-siècle plus tard. Le rapport de classes n’est plus entre les possédants et les possédés, mais entre la pensée unique et un nouveau courant minoritaire. Appliquée aux îles Tonga, la démonstration n’a aucune peine à afficher le primat de la tradition, y compris dans la production économique, pour légitimer les conduites économiques des gens au pouvoir, et des gens du pouvoir, par rapport à ceux qui n’en sont pas.

9 Alex Golub achève la série des contributions en s’intéressant à la situation de l’économie minière en Papouasie Nouvelle-Guinée et en en tirant les conséquences sur le plan politique, dans une contribution intitulée : « De la visibilité et de la faisabilité. Vers une anthropologie de l’État et de la société dans l’industrie minière en Papouasie Nouvelle-Guinée » (pp. 178-198).

10 Quand on a fini de parcourir le livre, on a l’impression d’être revenu aux fondamentaux non seulement économiques, mais sociétaux de toute investigation de sciences humaines et sociales dignes de ce nom. On ne peut qu’en recommander la lecture à quiconque s’intéresse de manière perspicace aux « moteurs de l’histoire » et aux trajectoires socio-économiques parcourues ou en train de se parcourir dans le cinquième continent.

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Moving images. John Layard, fieldwork and photography on Malakula since 1914 de Haidy GEISMAR and Anita HERLE

Gilles Bounoure

RÉFÉRENCE

GEISMAR Haidy and Anita HERLE, 2010. Moving images. John Layard, fieldwork and photography on Malakula since 1914, with contributions by Kirk Huffman and John Layard, Honolulu, University of Hawai’i Press, XI-308 pages, appendice, bibliogr., carte, très nombreuses ill. noir et blanc.

1 D’heureuses circonstances ont fait paraître ce livre très attendu, mais dont la publication fut plusieurs fois retardée, à une date permettant d’en rendre compte en complément du dossier Vanuatu du présentJSO. Pour la connaissance de la civilisation traditionnelle de l’archipel, même en tenant compte de la somme de Speiser (1923), il n’existe pas de travail équivalent à celui que Layard (1891-1974) publia presque trois décennies après son séjour à Atchin, Vao et autres petites îles de la côte nord-est de Malakula, les 800 et quelques pages de Stone Men of Malekula, Vao (1942), illustrées d’une quarantaine de photographies et de plus du double de dessins au trait. Encore n’était- ce, annonçait-il (p. XVII, voir aussi pp. 384-385), que le premier volume d’une série devant en compter quatre selon Kirk Huffmann, qui eut la chance de le côtoyer au tard de sa vie (Moving images, p. 211). Si Layard délaissa ce projet au profit de la pratique de la psychanalyse jungienne qui l’occupait depuis le milieu des années 1930, il disposait de tous les matériaux voulus et les communiquait assez généreusement. Tel était le cas du sujet de ce livre, ses photographies de terrain prises entre septembre 1914 et octobre 1915, finalement recueillies au Museum of archaeology and anthropology de

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l’université de Cambridge, institution partenaire de cette publication, et dont Anita Herle est la conservatrice pour les collections anthropologiques.

2 On est d’abord tenté d’inscrire cet ouvrage dans la suite de ceux que Michael Young a successivement consacrés aux photographies de terrain de Malinowski (1998) et de Williams (2001, avec Julia Clark), prises à peu près à la même époque, mais les différences éclatent vite, et c’est l’un des grands mérites d’Haidy Geismar et A. Herle d’avoir dégagé si nettement la position originale de Layard, ethnologue « d’avant- garde » écrivent-elles même plusieurs fois. Avant tout, comme il le soulignait lui-même, il avait été le seul Blanc à séjourner « sans armes » dans des villages ayant en mémoire de récentes opérations de police ou de représailles. Et à la différence de Malinowski et plus encore de Williams, il n’avait jamais cherché à persuader les autorités coloniales du profit qu’elles pourraient tirer de ses recherches ou de ses prises de vues. Une telle liberté résultait sans doute pour partie de la faiblesse de l’administration des Nouvelles-Hébrides en ce temps de condominium ou de « pandémonium » franco- britannique, comme le suggère H. Geismar (p. 291), mais le jeune savant cambridgien, élève de Haddon et de W. H. Rivers, mettait aussi certainement l’ethnologie trop haut pour lui faire servir un quelconque gouvernement.

3 Alors que Malinowski n’a pas évité ce genre devenu odieux aujourd’hui (M. Young, 1998, chapitre « Physical types and Personalities », pp. 101-117), et que la somme de Speiser (1923) présente huit planches « d’anthropologie physique », et son livre de 1924 de nombreuses autres, H. Geismar et A. Herle soulignent (pp. 90-94) l’absence de toute vue « anthropométrique » dans les photos de terrain de Layard, soucieux des usages locaux au point de photographier des femmes de dos (pp. 92-93), leur attitude de « politesse » en présence d’un homme. Elles mettent aussi en lumière l’audace de son anticolonialisme, jusqu’à soutenir l’entreprise provocatrice de Tom Harrisson (1937, voir aussi JSO n° 122 pour une biographie de ce chercheur) par des émissions communes à la BBC où, interprétant ensemble des chants d’Atchin et évoquant les traditions de Malakula et des îles alentour, ils tentaient de convaincre les auditeurs de la supériorité de cette Savage Civilisation sur la leur, destructrice et pervertie. Il est heureux que Moving images ait fixé ce moment d’ethnologie militante en reproduisant un texte partiellement inédit de Layard, « The Coming of the White Man on Atchin » (pp. 147-168), écrit à la demande d’Harrisson en 1936.

4 Les neuf chapitres de l’ouvrage s’ouvrent sur une introduction historique et biographique, suivie du premier des quatre « photo-essays » alternant avec les autres sections et dévolus successivement aux « Stone Men » (édifices de pierre et constructions rituelles), aux « Portraits », à « l’initiation » des jeunes gens puis à « la consécration d’une baleinière » employée pour la première fois à un voyage rituel, en remplacement des grandes embarcations traditionnelles. S’intercalent une analyse d’A. Herle sur la pratique photographique et ethnologique propre à Layard (« From observational to participant field research »), le texte en partie inédit déjà mentionné, un important développement de Kirk Huffman (pp. 205-244) évoquant ses rencontres avec Layard et le profit qu’il en tira dans son long travail de sauvegarde du patrimoine au Vanuatu Cultural Centre, et un brillant chapitre d’H. Geismar (« Photographs and foundations : Visualising the past on Atchin and Vao ») relatant et analysant les enquêtes que les photographies de Layard lui permirent de mener sur place, en 2003, auprès des témoins des temps anciens. Établie par Ryan Schram, une liste de l’ensemble des publications de Layard dans ses divers champs d’activité complète ce volume.

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5 À cette architecture établissant un efficace va-et-vient entre le passé et le présent, mais aussi entre les thèmes variés évoqués par ces photographies, répond une mise en pages soignée et n’appelant que peu de critiques. La carte du Vanuatu actuel (p. 11) et celle de « Malekula » (p. 14) empruntée au livre de Layard (1942, p. 4) auraient pu être complétées d’autres plus détaillées tirées du même ouvrage (pp. 28, 567, etc.). Plusieurs photographies se trouvent reproduites deux fois ou plus, au détriment d’autres qu’il aurait été utile de faire connaître aux lecteurs ne disposant pas des publications originales de Layard (1928 et 1942 principalement). Par souci d’authenticité, les éditrices ont préféré les tirages de plaques originales voilées ou endommagées, parfois peu lisibles, aux clichés habilement retouchés du livre de 1942, bien supérieurs (comparer par exemple respectivementMoving images, frontispice, pp. 44, 50 gauche, 50 droite et Stone Men, pl. VIII, pl. XXII, pl. XXIII). Elles ont eu l’excellente idée d’accompagner ces photographies de légendes de premier intérêt, tirées des notes, inventaires, fragments d’autobiographie et autres documents inédits laissés par Layard, mais sans préciser (sauf par exception pp. 120 et 139) si ces images sont ici présentées pour la première fois au lecteur, ou si elles se trouvaient déjà dans les publications de l’ethnologue, à reparcourir pour s’en assurer.

6 On constatera alors qu’une bonne dizaine des dessins au trait du livre de 1942 (frontispice et fig. 1, 2, 41, 44, 47, 49, 55, 85 a et b, 87) interprètent des photographies jugées trop médiocres pour être reproduites, avant que Moving images n’en fasse connaître certaines (p. 16 = fig. 1 ; p. 69 = fig. 49 ; p. 54 = fig. 85 a ; p. 296 = fig. 87). Mais on verra aussi le travail permanent de révision de ses informations et de ses analyses auquel se livrait Layard des décennies après son séjour sur place, jusqu’à reprendre tout son exposé sur Vao (sous-titre de son livre) en le confrontant à celui du missionnaire Jean Godefroy (Une tribu tombée de la lune, 1936). Tel n’était évidemment pas son souci en 1914-1915, l’essentiel étant bien plutôt d’observer au plus près et le mieux possible en se mêlant à la vie locale, jusqu’à se joindre avec brio aux danses traditionnelles d’Atchin (Stone Men, p. XVIII). De ce point de vue, les quatre « Photo-essays » réunis par H. Geismar et A. Herle restituent bien ce qu’elles nomment à juste titre « l’enthousiasme » de découverte de cet ethnologue de 23 ans, dont l’expression est forcément moins sensible dans le grand livre qu’il en tira à 50 ans.

7 Cet enthousiasme apparemment partagé par ses informateurs, preuve de plus de l’originalité des méthodes ethnographiques de Layard, l’était de façon encore plus évidente de la part de ceux de leurs descendants qu’ont interrogés K. Huffman et H. Geismar, et c’est ce qui devrait rendre ce travail historique particulièrement précieux pour les ni-Vanuatu d’aujourd’hui. Les chercheurs occidentaux non initiés aux mystères sacrés d’Atchin et de Vao ne manqueront pas de relever, parmi ces quelque 200 photographies, certaines vues que Layard avait écartées (pp. 60 et 87, figures d’ancêtres « de très pauvre qualité, sculptées avec des lames européennes ») ou réservées pour ses ouvrages suivants, et dont certaines lèvent un pan du voile sur ces secrets. Réunies pour la plupart dans le « Photo-essay : Initiation », elles montrent des masques ou des figurations cérémonielles absentes de l’illustration et à peine décrites dans le texte de Stone Men (pp. 268-269 ; voir cependant pp. 384-385 à propos de l’effigie peinte d’ogre femelle, détruite à l’issue des trente jours de réclusion des initiés, reproduite p. 204 de Moving images, avec une note de terrain de 1915, à compléter du commentaire de 1942). Ce livre remarquablement bien conçu fait espérer qu’H. Geismar

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et A. Herle donnent suite à ce beau travail en collaboration, par exemple en continuant à publier les trésors d’observation et d’analyse laissés inédits par Layard.

BIBLIOGRAPHIE

HARRISSON Tom, 1937. Savage Civilisation, London, Victor Gollancz.

LAYARD John, 1928. Degree-Taking Rites in South-West Bay, Malekula, Journal of the Royal Anthropological Institute LVIII, pp. 139-224.

—, 1942. Stone Men of Malekula. Vao, London, Chatto and Windus.

SPEISER Felix, 1923. Ethnographische Materialien aus den Neuen Hebriden und den Banks-Inseln, Berlin, C. W. Kreidel’s Verlag.

—, 1924. Südsee-Urwald Kannibalen, Reisen in den Neuen Hebriden und Santa-Cruz-Inseln, Stuttgart, Strecker und Schröder (Zweite, durchgesehene Auflage).

YOUNG Michael W., 1998. Malinowski’s Kiriwina. Fieldwork Photography, 1915-18, Chicago-London, The University of Chicago Press.

YOUNG Michael W. et Julia CLARK, 2001. An Anthropologist in Papua. The Photography of F. E. Williams, 1922-39, Adelaide, Crawford House Publishing.

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Ancestors of the Lake. Art of Lake Sentani and Humboldt Bay, New Guinea deVirginia-Lee WEBB

Gilles Bounoure

RÉFÉRENCE

WEBB Virginia-Lee (ed.), 2011. Ancestors of the Lake. Art of Lake Sentani and Humboldt Bay, New Guinea, Houston, Menil Foundation. 136 pages, bibliogr., carte, index, 48 planches, 41 figures dans le texte.

1 Comme le soulignent dans leurs avant-propos Joseph Helfenstein et Kr. Van Dyke, respectivement directeur et conservatrice de la collection de Menil, l’exposition dont cet ouvrage constitue le catalogue, présentée à Houston (Texas) du 6 mai au 28 août, puis au Sainsbury Centre for Visual Art de Norwich (Norfolk) du 27 septembre au 11 décembre 2011, aura offert au public américain (puis britannique) la première occasion de prendre contact avec les arts du lac Sentani depuis la manifestation que leur avaient consacrée Simon Kooijman et Douglas Newton au Museum of Primitive Art de New York en 1959-60, voilà plus d’un demi-siècle. Telle était aussi la provenance des deux premiers objets extra-européens que John et Dominique de Menil acquirent à Paris, en 1932, « heureuses prémisses » (« serendipitous beginnings », écrit Kr. Van Dyke) précédant de plus d’une décennie leur décision de constituer la précieuse collection qu’expose et met en valeur désormais la fondation qu’ils ont créée. Après ces deux maro (panneaux de tissu d’écorce battue, bruts ou peints comme ici, n° 44 et 46 du catalogue) que leur avait procurés Jacques Viot, ils parvinrent à acheter, en 1957 et 1960, trois sculptures monumentales (n° 11, 4 et 21) provenant de sa collecte de 1929. De leur côté, dès 1939, Robert et Lisa Sainsbury avaient acquis une autre de ces sculptures (n° 24) qui demeure l’un des fleurons de leur collection conservée et exposée à Norwich.

2 Dans l’introduction (pp. 12-19) où elle résume et met en perspective les contributions qu’elle a rassemblées, V.-L. Webb insiste sur la fascination exercée auprès des artistes

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surréalistes par les maro et les sculptures que Viot collecta en 1929 pour le compte du galeristeparisien Pierre Loeb1, et revient sur l’exposition précitée du Museum of Primitive Art, à laquelle J. de Menil avait prêté son concours. Dans « Lake Sentani Art. Connecting Ancestors and Descendants, Chiefs and Community » (pp. 22-29), D. Smidt expose les principaux aspects symboliques des motifs et décors sculptés sur les objets en bois de cette société lacustre, dont il décrit très sommairement l’organisation. L’essai de D. van Duuren, « Exploring the Lake Sentani art collections » (pp. 30-37), évoque les débuts de la pénétration occidentale et des collectes ethnographiques dans la région du lac avant de montrer comment s’en sont enrichies les collections publiques néerlandaises.

3 Les quatre dernières contributions portent sur des sujets plus circonscrits. Dans « It was like paradise. Paul Wirz at Lake Sentani and Humboldt Bay » (pp. 38-47), A. E. Schmidt offre un portrait biographique sensible et nuancé du principal découvreur occidental de cette aire de style, notamment grâce à des extraits de correspondance familiale auxquels elle a eu accès. Avec « Jacques Viot and the Enchanted Castle » (pp. 48-55), Ph. Peltier s’attache à celui qui, après Wirz, réalisa la collecte la plus spectaculaire d’objets du lac Sentani, à son parcours personnel et à la réception de ces pièces une fois arrivées et exposées à Paris, dans le contexte artistique et intellectuel du début des années 1930 qui vit s’affirmer l’ethnologie en France. « Paintings Past, Present and Future » (pp. 56-63) d’A.-K. Hermkens étudie l’évolution des maro et de leurs figurations depuis le plus ancien spécimen connu, collecté en 1858, jusqu’à nos jours où cet art jadis exclusivement féminin est devenu une activité principalement masculine. A.-K. Hermkens et M. Widjojo ont aussi recueilli, dans « Sentani Art and Artists Today. Reflections from Agus Ongge, Ferri Kaigere, and Martha Ohee » (pp. 64-67), le témoignage de trois créateurs contemporains, deux hommes et une femme, celle-ci marquant une énergie remarquable à restituer aux femmes un art du maro (ou plutôt du tapa peint) adapté aux demandes d’aujourd’hui.

4 À ces articles succède le catalogue proprement dit, qui reproduit et décrit vingt et une œuvres sur bois ainsi que quelques documents relatifs à leur collecte ou à leur réception, cinq photos dues à P. Wirz et J. Viot (après une vingtaine d’autres réparties dans le reste de l’ouvrage) et huit maro. Les notices établies par V.-L. Webb, qui recensent les circonstances de collecte, de conservation, de publication et d’exposition, ne sont qu’exceptionnellement accompagnées de commentaires à caractère principalement historique (à propos du « Lys », n° 28, et des vues qu’en a prises Man Ray, n° 29) et ne proposent aucun élément d’interprétation ou d’identification, seraient-ce seulement les espèces animales représentées sur les maro et certaines œuvres sur bois ou le sexe des sculptures anthropomorphes (uniformément qualifiées de « figures »). Une seule de ces dernières a fait l’objet d’une datation au radiocarbone (n° 13, « 1790 +/- 40 years »), les autres se trouvant attribuées pour la plupart aux XIXe- XXe siècles, sans qu’on dispose apparemment d’informations sur les essences de bois mises en œuvre ni sur l’outillage de leurs créateurs, ce qui ne manque pas de surprendre pour des sculptures d’une telle rareté, et dont le prix, quand elles se trouvent sur le marché, exige généralement ce type d’examen2. Mais peut-être les responsables du catalogue et de l’exposition ont-ils voulu éviter à leur public ces détails intéressant surtout les spécialistes.

5 Ces derniers ne peuvent manquer de comparer cet ouvrage aux publications existant déjà sur le sujet, et spécialement à celles de S. Kooijman (1959, 1992), largement plus

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détaillées, quoique en moins de pages, sur l’organisation sociale, l’évolution historique, le mode de vie, et les langues mêmes en usage sur les bords du Sentani (papoues) et aux alentours (austronésiennes), tous points sur lesquels ce catalogue est défaillant. Quoique « classiques », ni la question des affinités constatables entre les arts du Sentani et ceux du pays asmat, ni celle de leur possible source asiatique (Dongson) ou austronésienne (Lapita), discutées notamment par S. Kooijman (1992) et A.-K. Hermkens (1997, conclusions plus nuancées dans son texte de 2006) ne sont évoquées, non plus que les remarquables observations d’A.-M. et P. Pétrequin (2006, pp. 302 sq., 417-439) sur les industries et l’archéologie du bassin du Sentani, en lequel ils voient « une région clé en ce sens qu’elle représente aussi le point extrême d’arrivée vers l’est d’objets en bronze d’origine nusantarienne. » Ce qu’ils écrivent de la tradition potière féminine d’Abar, qui fournit tous les habitants du lac, confirme largement ce qu’a cherché à démontrer A.-K. Herm-kens (1997, 2009 et travaux intermédiaires) sur la stricte répartition sexuelle des tâches et des objets, sujet que le présent ouvrage n’aborde qu’à peine, à propos du maro comme ouvrage et vêtement féminin.

6 Sans doute est-ce au manque d’espace dans le catalogue et à diverses autres contraintes (lieux d’exposition, type de public attendu, etc.) qu’on devra imputer le caractère trop rapide de cette publication pour ce qui concerne « l’art du lac Sentani et de la baie de Humboldt » qu’elle prétend éclairer, sans réellement en faire son sujet principal. En volume, plus de la moitié des contributions est dévolue aux collecteurs et collectionneurs de ces arts, ou aux effets réels ou supposés de ce « collectionnisme » (en tant qu’accumulation ostentatoire d’objets d’art, d’après la définition courante) sur l’opinion publique ou les artistes occidentaux, à l’instar de Max Ernst qui se serait inspiré du « Lys » dans sa sculpture Les Asperges de la lune (1935), selon une fable récente (ici reprise p. 14), une autre le faisant plutôt s’inspirer là des statues ou des massues de l’île de Pâques ! Du reste, les secrets perdurent. Si Ph. Peltier est parvenu à reproduire les instructions de P. Loeb à J. Viot pour ses collectes (document connu par ailleurs mais resté longtemps impubliable) et a pu aisément démystifier les allégations du voyageur sur les mœurs « sauvages » des riverains du Sentani ou la « disparition » de l’art du maro à Tobati sur la baie de Humboldt, il ne livre aucun détail nouveau sur cette collecte de 1929, parfois estimée au nombre peu croyable de soixante sculptures (Kooijman et Hoogerbrugge, 1992, p. 93), soit plus que celles que conservent les musées du monde entier.

7 Ainsi illustrée (et illustrant discrètement le parti pris de l’esthétique plutôt que de l’anthropologie), « l’histoire des collections » contribue certainement à auréoler ces objets d’un prestige que n’auraient pu leur conférer les données ethnographiques disponibles sur ces cultures sans cesse en évolution jusqu’à la fin du XIXe siècle, où elles importaient encore des sociétés voisines, comme celle de Vanimo plus à l’est, jusqu’à leurs initiations, leurs flûtes sacrées et leurs constructions cérémonielles. S. Kooijman observait lui-même (1959, p. 17) qu’en comparaison du nombre et de l’importance des importations observées chez les riverains du lac Sentani et de la baie de Humboldt, l’apport original de leur culture pouvait sembler petit, tout en restant incontestable, comme il tendait ensuite à le montrer. Était-ce ou non une difficulté à soumettre au public de cette exposition et aux lecteurs de ce catalogue, au risque de les détourner des œuvres présentées à leur admiration ? On ne saurait attendre d’une publication de ce type, même due à des spécialistes aussi éminents, qu’elle réponde en tous points aux critères dits scientifiques, parfois opposés à ses exigences propres.

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8 Quoique le bassin du Sentani ait été insuffisamment décrit du point de vue ethnographique, on peut attendre une meilleure connaissance de ses arts soit de recherches nouvelles, analogues à celles d’A.-M. et P. Pétrequin, soit d’informations anciennes jusqu’à présent négligées. Que penser par exemple de l’observation de la voyageuse, romancière, chroniqueuse et photographe Beatrice Grimshaw (1870-1953), qui, lors de son passage à Tobati en 1923, fut admise à pénétrer dans la maison des hommes (« Laki-laki house », écrit-elle en anglo-malais) où elle affirme avoir vu des masques de danse (1931, pp. 157-158, reformulation de son article de 1925) dont la trace ne semble pas s’être autrement conservée ? Quelques critiques qu’appellent aujourd’hui ses très abondants écrits, aucun des spécialistes qui les ont récemment examinés, E. et H. Laracy (1977), S. Gardner (1985), Cl. McCotter (2007, parmi d’autres articles qu’elle lui a consacrés, non référencés ci-dessous) n’a relevé d’erreur flagrante dans ses reportages. Ici, nombre de ses informations, à l’instar du passé cannibale des gens de Tobati dont lui parla le chef du village, coïncident avec ce qu’avait appris Wirz de son côté. Si l’existence de ces masques, qu’elle n’a malheureusement pas photographiés, se trouvait corroborée, on pourrait y voir un autre indice d’importation culturelle dans la baie de Humboldt.

9 Quant aux sculptures elles-mêmes, fleurons de cette exposition et de son catalogue, les a-t-on suffisamment interrogées ? Leur destination reste obscure, et avec elle le sens à donner à leur figuration. On pourra s’étonner qu’un des principaux éléments de réponse dépende toujours de la communication orale que le directeur du Museum of Primitive Art, Robert Goldwater, aidant S. Kooijman à préparer son exposition, vint recueillir auprès de J. Viot au printemps 1959, trente ans après son passage sur les rives du Sentani (D. Smidt, pp. 25 et 29, n. 24 ; cf. Kooijman, 1959, p. 18). Selon son souvenir, ces statues anthropomorphes ornaient le sommet des pilotis, mais aussi les galeries et les passerelles des constructions établies sur le lac, ce que ne confirme aucune photographie d’époque. Pour sujet à caution que soit le témoignage de Viot, peu exact dans l’évocation de son séjour à Manokwari et à Kurudu, il faisait conclure à C. A. Schmitz (1971, pp. 55-56), au terme d’une excellente description de leur « rigidité héraldique » due à une « conception frontale », qu’aucune des sculptures anthropomorphes du Sentani « ne devrait être considérée comme une représentation d’ancêtre, leur fonction étant purement ornementale. » Ainsi ne subsisterait-il aucune image des « ancêtres du lac » mis en avant dans cette exposition.

10 Restent quelques hypothèses que des examens plus attentifs permettraient de confirmer ou de balayer. Si ces sculptures, probablement chargées au moins de signaler la puissance des chefs, à l’instar des grandes jarres de sagou exposées à l’entrée de leurs demeures, appartenaient à l’architecture même de ces habitations lacustres, leurs créateurs avaient sans doute pris soin de les tailler dans le même « bois de fer » réputé imputrescible (Pometia sp., dont un des noms locaux est matoa) que les autres pilotis fichés dans le lac, plutôt que dans tel bois tendre comme le phuli mis en œuvre pour leurs canots. Il ne serait pas inutile non plus de chercher à déterminer si ces sculptures furent détachées des fûts qu’elles sommaient par les habitants du lac eux-mêmes, marquant ainsi un certain souci de conservation, ou si leurs dimensions actuelles résultent des coups de scie ou de hache réclamés par les collecteurs, Wirz, Viot et d’autres, pour les faire parvenir plus commodément en Occident. Voilà qui aiderait peut-être à comprendre comment ces figurations d’hommes et de femmes, décoratives ou « héraldiques » (selon le terme ambigu de C. A. Schmitz), s’intégraient dans les

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représentations de cette société si nettement divisée entre le masculin et le féminin, ou participaient éventuellement, comme cela a été constaté ailleurs, à des compétitions de prestige entre les chefs et les communautés qu’ils dominaient.

BIBLIOGRAPHIE

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GRIMSHAW Beatrice, 1925. The Sea Villagers of Humboldt’s Bay, Wide World Magazine, 54, pp. 325-331.

—, 1931. Isles of Adventure. From Java to New Caledonia but Principally Papua, Boston-New York, Houghton Mifflin Company [1ère éd. 1930, Londres, Jenkins].

HERMKENS Anna-Karina, 1997. The Way of the Objects. Analogical inference and the Allocation of Meaning and Order in Lapita, Dongson and Lake Sentani Material Culture, MA thesis, Rijksuniversiteit Leiden (en ligne sur le site papuaweb).

—, 2006. La Région du lac Sentani, in Philippe Peltier et Floriane Morin (éds), Ombres de Nouvelle- Guinée. Arts de la grande île d’Océanie dans les collections Barbier-Mueller, Paris, Somogy, pp. 50-69.

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KOOIJMAN Simon, 1959. The Art of Lake Sentani, New York, The Museum of Primitive Art.

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SCHMITZ Carl A., 1971. Oceanic Art. Myth, Man and Image in the South Seas, New York, Abrams.

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L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne de Claude LÉVI- STRAUSS

Raymond MAYER

RÉFÉRENCE

LÉVI-STRAUSS Claude, 2011. L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Paris, Seuil, coll. La librairie du XXIe siècle, 150 p.

1 Coup sur coup, les éditions du Seuil ont publié, en avril 2011, deux ouvrages posthumes de Claude Lévi-Strauss (voir aussi le compte rendu qui suit). Ceux-ci rassemblent soit des textes inédits, soit des textes parus dans des revues étrangères, principalement japonaises, et donc difficilement accessibles. Le premier livre est un livre de conférences, le second un livre d’articles. Même si les conférences éditées dans le premier livre furent prononcées au cours d’un voyage ancien – précisément en 1986 –, à l’occasion d’une invitation de leur auteur au Japon, leur publication posthume constitue un plaisir de lecture. Ces conférences n’ont sans doute pas valeur testamentaire, comme il est permis de le penser d’un texte plus tardif donné à l’occasion du soixantième anniversaire de la création de l’Unesco (2005). Ces textes peuvent toutefois entrer dans la catégorie de Paroles données, pour reprendre un titre choisi par Lévi-Strauss quand il vint à publier ses cours professés de 1960 à 1982 au Collège de France. Et ils explicitent son point de vue sur des questions éminemment contemporaines, ce qui est plutôt rare dans son œuvre.

2 La première conférence (pp. 11-58) porte le titre « La fin de la suprématie culturelle de l’Occident ». À l’âge de 78 ans, Lévi-Strauss ne prophétise pas, il analyse. Il adopte quasiment une posture postmoderne en déclarant : « La civilisation de type occidental a perdu le modèle qu’elle s’était donné à elle- même, et elle n’ose plus offrir ce modèle aux autres. » (p. 16)

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3 Toute la différence entre le XIXe siècle conquérant et sûr de son progrès et le XXe siècle miné par ses doutes – et même par la certitude que le progrès matériel mine les ressources de la planète – est affichée dans cette phrase. Sans doute n’y a-t-il là qu’une réflexion de sens commun que pourrait emprunter n’importe quel sympathisant d’un mouvement écologique. Mais il s’y ajoute l’affirmation que l’expansion du modèle occidental est définitivement invalidée par son aporie finale, et vouée de ce fait à l’illégitimité.

4 En 1986, le terme SIDA entre dans le texte de cette conférence : « La maladie dite en français SIDA, en anglais AIDS, écrit alors Lévi-Strauss, offre un exemple d’actualité. Cette maladie virale, localisée dans quelques foyers d’Afrique tropicale où elle vivait probablement en équilibre avec les populations indigènes depuis des millénaires, est devenue un risque majeur quand les hasards de l’histoire l’ont introduite dans des sociétés plus volumineuses. » (p. 29)

5 On le voit : la conférence est à la fois en prise avec l’actualité médicale de la décennie 1980 en même temps qu’elle maintient la priorité des analyses anthropologiques aux seuls groupes restreints de population.

6 La deuxième conférence (pp. 61-104) porte un titre pour le moins énigmatique : « Trois grands problèmes contemporains : la sexualité, le développement économique et la pensée mythique ». L’appariement des trois thèmes pourrait faire penser à un mélange des genres. Trouver le développement économique (quasi absent dans ses écrits) coincé entre la sexualité et la pensée mythique paraît pour le moins iconoclaste. Mais les propos sont parmi les plus avancés sur des phénomènes de société contemporaine sur lesquels Lévi-Strauss se soit prononcé.

7 Ainsi la procréation artificielle, la virginité et les couples homosexuels font-ils leur apparition dans l’argumentaire de Lévi-Strauss : « Sur toutes ces questions, les anthropologues ont beaucoup à dire, parce que les sociétés qu’ils étudient se sont posé ces problèmes et qu’elles en offrent des solutions. Bien sûr, ces sociétés ignorent les techniques modernes de fécondation in vitro, de prélèvement d’ovule ou d’embryon, de transfert, d’implantation et de congélation. Mais elles ont imaginé et mis en pratique des formules équivalentes, au moins sous les angles juridique et psychologique. Permettez-moi de donner quelques exemples. » (p. 69)

8 Et Lévi-Strauss de citer en effet l’exemple des Samo du Burkina Faso qui font précéder un mariage d’une période « légale » d’un amant officiel pendant trois ans, et la reconnaissance, par le futur mari, de l’enfant né des œuvres de l’amant. « De son côté, un homme peut avoir plusieurs épouses légitimes, mais, si elles le quittent, il restera le père légal de tous les enfants qu’elles mettront au monde par la suite. » (p. 70)

9 Dans d’autres populations africaines, « un homme marié dont la femme est stérile peut […] moyennant paiement, s’entendre avec une femme féconde. […] En ce cas, le mari légal est donneur inséminateur, et la femme loue son ventre à un autre homme, ou à un couple sans enfant. La question, brûlante en France, de savoir si la prêteuse d’utérus doit le faire gratuitement ou peut recevoir une rémunération ne se pose donc pas » (p. 70). « Les sociétés sans écriture connaissent aussi des équivalents de l’insémination post mortem que les tribunaux français interdisent. […] Et pourtant, une institution attestée depuis des millénaires (car elle existait déjà chez les anciens

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Hébreux), le lévirat, permettait et même parfois imposait que le frère cadet engendre au nom de son frère mort. » (p. 71)

10 Et Lévi-Strauss d’aligner les exemples où selon lui « toutes ces formules offrent autant d’images métaphoriques anticipées des techniques modernes » (p. 73). La conclusion est très claire : « L’anthropologue ne propose pas à ses contemporains d’adopter les idées et les coutumes de telle ou telle population exotique » (p. 73) mais cette négation se double de deux affirmations : « l’anthropologie révèle que ce que nous considérons comme “naturel” […] se réduit à des contraintes et à des habitudes mentales propres à notre culture » ; « en second lieu, […] nous pouvons suggérer dans quels cadres se développeront des évolutions encore incertaines, mais qu’on aurait tort de dénoncer par avance comme des déviations ou des perversions. Le grand débat qui se déroule actuellement au sujet de la procréation assistée est de savoir s’il convient de légiférer, sur quoi, et dans quel sens. » (p. 74) 11 Ce qui est vrai de la procréation artificielle l’est aussi, aux yeux de Lévi-Strauss, de la vie économique. « Si toute l’activité des sociétés à marché relevait des lois économiques, la science économique serait une science véritable, permettant de prévoir et d’agir, ce qui n’est manifestement pas le cas. On peut voir là la preuve que même dans des conduites qui nous semblent purement économiques, d’autres facteurs interviennent et prennent la science économique en défaut. Mais ces facteurs restent voilés pour nous derrière un écran de prétendue rationalité, et l’étude de sociétés différentes, qui leur donnent plus d’importance, nous aide à les mettre en évidence. » (p. 77)

12 Et l’auteur de rappeler des exemples d’activités quasi industrielles dans des sociétés réputées primitives, et la perte de principes nutritifs due aux sélections botaniques des systèmes agricoles.

13 Commentant l’exercice de la pensée mythique, « on ne doit pas s’étonner si les techniques, les objets manufacturés sont dévalorisés par la pensée indigène chaque fois qu’il s’agit de l’essentiel, c’est-à-dire des relations entre l’homme et le monde surnaturel. » (p. 85) « Si de misérables communautés indigènes d’Amérique du Nord et d’Australie ont longtemps refusé – refusent toujours dans certains cas – de céder des territoires moyennant des indemnités parfois énormes, c’est, au témoignage même des intéressés, parce qu’ils voient dans le sol ancestral une “mère ”. » (p. 86) « Leur structure interne a une trame plus serrée, un décor plus riche que celle des civilisations complexes. Aussi, des sociétés de très bas niveau technique et économique peuvent éprouver un sentiment de bien-être et de plénitude : chacune estime offrir à ses membres la seule vie qui mérite d’être vécue. » (p. 88)

14 Il refait alors la démonstration de l’utilité de sa fameuse distinction entre « sociétés chaudes » propices au changement et « sociétés froides » hostiles au changement.

15 La troisième conférence (pp. 105-146) est encore davantage dans l’air du temps et a trouvé sa marque de fabrique auprès de l’UNESCO : « Reconnaissance de la diversité culturelle : ce que nous apprend la culture japonaise. »

16 Comme dans les deux premières conférences, Lévi-Strauss part d’un point de vue général sur le racisme en se servant des résultats des études génétiques qui commençaient à poindre sur le marché scientifique pour aboutir à une nouvelle formulation des principes qu’il avait retenus lors de la rédaction de ses opuscules Race

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et histoire (1952) et Race et culture (1973) pour l’ UNESCO. La finale porte sur des applications aux contextes historique et contemporain japonais, mais celles-ci sont reprises en nombre et en qualité plus importants dans l’ouvrage spécifiquement consacré au Japon (voir compte rendu suivant).

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L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon de Claude Lévi-Strauss

Raymond MAYER

RÉFÉRENCE

LÉVI-STRAUSS Claude, 2011. L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon, Paris, Seuil, coll. La Librairie du xxie siècle, 10 photogr., 190 p.

1 Malgré le titre, cet ouvrage n’a rien à voir avec la sélénologie, mais bien avec la japonologie, en regroupant métaphoriquement un ensemble de réflexions censées présenter la face cachée de la culture japonaise. Préfacé par Junzo Kawada, anthropologue de l’université Kanagawa de Yokohama et traducteur de Tristes Tropiques en japonais, cet ouvrage posthume intéressera directement les Océanistes, car il ouvre et tourne le regard non seulement vers le Japon, mais embrasse d’un point de vue universel l’ensemble des relations entre civilisations riveraines. Peut-être même est-ce le livre où le regard porte le plus loin. Il s’agit moins de distance physique que de l’appréhension du caractère universel de tout geste, même le plus quotidien. En ce sens, il n’est plus question de tracer la courbure des espaces, mais plutôt celle des temps. Comme dans Anthropologie structurale, ce livre est un recueil d’articles, tous publiés antérieurement dans des revues diverses, à l’exception de l’entretien accordé par l’auteur à son préfacier, à Paris, à la télévision nippone NKH, en 1993.

2 Le premier texte, conférence prononcée en 1988 (à l’occasion de son cinquième et dernier voyage dans l’archipel nippon) et commanditée sur la « place de la culture japonaise dans le monde » évoque, entre autres sujets, la vie mythique rencontrée à l’état vivant aux îles Kyushu, situées au sud de l’archipel nippon. « Tous [les] thèmes communs à l’Amérique indienne et à l’ancien Japon se rencontrent en Indonésie, et plusieurs ne sont bien attestés que dans ces trois régions. »

3 L’auteur en profite pour rappeler que :

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« durant les grandes glaciations et […] il y a environ douze mille à dix-huit mille ans, le Japon fut uni au continent asiatique ; il formait alors un long promontoire incurvé vers le nord […] l’Insulinde (c’est-à-dire l’ensemble des îles comprises entre Taïwan et l’Australie d’une part, la Nouvelle-Guinée et la péninsule malaise d’autre part) était en majeure partie reliée à la terre ferme ; enfin, des terres émergées larges d’environ mille kilomètres joignaient l’Asie et l’Amérique sur l’emplacement actuel du détroit de Béring. En bordure du continent, une sorte de boulevard terrestre permettait aux hommes, aux objets, aux idées, de circuler librement depuis l’Indonésie jusqu’à l’Alaska, en passant par les côtes de la Chine, la Corée, la Mandchourie, la Sibérie du Nord… À différents moments de la préhistoire, ce vaste ensemble dut être le théâtre de mouvements de populations dans les deux sens. Mieux vaut donc renoncer à chercher des points d’origine. Selon toute vraisemblance, les mythes constituent un patrimoine commun dont nous recueillons çà et là des fragments » (2011 : 26).

4 Bonne manière de réinstaller le Japon en Océanie et dans l’océanisme ! La question mérite sans doute d’être posée et traitée comme telle. Dans la perspective de la conférence, ce sont cependant les aspects plus classiques du Japon culinaire, plastique, musical, littéraire, philosophique et linguistique qui ont été évoqués pour répondre aux souhaits de ses auditeurs. Quelques fortes inspirations étayent un texte certes conventionnel, mais dont les lecteurs avertis retireront quelque miel.

5 Le deuxième texte « La face cachée de la lune », qui donne son titre à l’ouvrage tout entier, date de 1979 et correspond à la séance de clôture d’un colloque organisé à Paris sur les études japonaises en France. Comme le précédent – mais, compte tenu de la chronologie, on doit dire : antérieurement à lui –, ce texte relève quelques aspects saillants de la culture japonaise, mais composé après le premier voyage au Japon, il est beaucoup plus superficiel dans son analyse, et on comprend que l’éditeur l’ait mis en seconde position dans la publication, dérogeant au principe de l’ordre chronologique. Au retour du premier voyage, Lévi-Strauss n’a encore rien à dire sur la musique, ses références sont Malraux et Ingres, alors dans la conférence de 1988, la comparaison des auteurs japonais et français porte sur le Rousseau de La nouvelle Héloïse et le Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe. Il est difficile d’échapper aux conventions protocolaires qui enrobent ce type de discours.

6 Le troisième texte crée l’échappée belle en courant derrière « Le lièvre blanc d’Inaba ». Il s’agit de notes publiées en 2002 sur la comparaison des versions d’un conte animalier qui se retrouve au Japon et en Amérique du Nord. Et on doit dire, en dépassant les perspectives tracées par Claude Lévi-Strauss lui-même, dans les cinq continents. L’analyse en reste à un niveau assez empirique, se contentant de trouver des correspondances entre des versions des continents respectifs.

7 Le quatrième texte (pp. 91-108) reprend un article plus connu et publié en 1987. « Hérodote en mer de Chine » est en effet la réaction intellectuelle suscitée chez Lévi- Strauss par sa fréquentation des îles Ryûkyû, où la récitation d’une mélopée locale fait surgir chez lui le souvenir scolaire de l’histoire des deux fils de Crésus chez Hérodote, ainsi que celle des oreilles d’âne du roi Midas chez Ovide. Pour le premier thème, dans la version japonaise, le prince muet, déshérité du fait de son infirmité, recouvre la parole en empêchant son plus fidèle serviteur de se suicider. Recouvrant la parole, il récupère aussi la succession au trône. Dans la version grecque, le fils muet empêche un soldat ennemi de tuer son père Crésus en lui criant de ne pas passer à l’acte et retrouve ainsi la parole jusqu’à sa mort. Même similitude de thème narratif dans le récit du roi japonais qui coiffe une sorte du turban pour cacher ses longues oreilles poilues, et dont le secret est éventé

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par son coiffeur et diffusé depuis lors par les sifflements du vent dans les bambous ou les palmes du rivage. Dans les deux cas, Lévi-Strauss retient la thèse diffusionniste des thèmes narratifs, véhiculés selon lui par des traditions bouddhistes allant tant vers l’Occident que vers l’Orient. Il n’en retire ainsi aucun avantage pour une lecture structurale des corpus mis en présence.

8 Le cinquième texte, certainement l’un des plus beaux du livre, porte sur l’œuvre du peintre-calligraphe Sengaï (1750-1830). Ce maître s’inscrit dans la tradition des cérémonies du thé qui utilisaient les ustensiles les plus grossiers et les plus humbles : bols de paysans aux matières rugueuses et aux formes irrégulières, ce qui s’appela « l’art de l’imparfait » (p. 113). Sous cette expression se cache un véritable éloge de l’inachevé et de l’irrégulier, ce qui, sous la plume de Lévi-Strauss, peut paraître comme un véritable déni de la rationalisation qui l’a guidé tout au long de son œuvre, sauf dans ses dernières publications comme par exemple Regarder écouter lire (1993).

9 Le très bref texte qui suit (pp. 127-132) est une préface à la réédition, en 1998, d’un livre de l’an 1585 écrit par le père jésuite Luis Frois, à l’occasion de sa visite du Japon. « Apprivoiser l’étrangeté » est un habile plaidoyer pour la symétrie égalitaire, entendons par là le constat récurrent que « les Japonais font beaucoup de choses de façon exactement contraire à ce que les Européens jugent naturel et convenable » (p. 128). Ce qui ne signifie pas que les cultures soient inégales, mais au contraire opposables sur un pied d’égalité. « Apprivoiser l’étrangeté » est donc une stratégie d’approche respectueuse de l’altérité.

10 Sous le titre un tantinet provocateur « La danse impudique de Ame no Uzume » (pp. 133-147), Lévi-Strauss se fait plaisir à traquer et poursuivre un même thème mythique dans deux cultures aussi éloignées dans le temps et l’espace que celle de l’Égypte pharaonique du deuxième millénaire avant notre ère et celle du Japon 3000 ans plus tard. La conclusion selon Lévi-Strauss est que « s’il faut traiter les similitudes avec réserve, en revanche les différences peuvent nourrir la réflexion » (p. 146).

11 Le huitième texte est la préface à la dernière édition, en 2001, de Tristes Tropiques en langue japonaise. Cette préface fut intitulée « Un Tokyô inconnu ». S’accrochant au souvenir d’un Tokyô fluvial sillonné lors de son dernier voyage de 1986, elle s’arrête principalement sur la conception du travail dans des cultures différentes.

12 Vient enfin (pp. 157-181) la transcription d’une partie de l’entretien filmé par la chaîne de télévision japonaise NHK entre Junzo Kawada et Claude Lévi-Strauss, à Paris, en 1993. Celui-ci reprend de manière dialoguée la diversité des thèmes qui animent l’ensemble du livre : mythes, gastronomie, symétries culturelles. Un cahier de dix photographies de la collection du professeur Kawada (dont sept en couleurs) y a été inséré, illustrant les déplacements de Lévi-Strauss au Japon et en France de 1977 à 1997.

13 Le montage des différentes pièces à thèmes de ce livre dédié à la culture japonaise, ou du moins à la vision que s’en était donnée Claude Lévi-Strauss, ajoute évidemment à l’imposant testament intellectuel que lègue son auteur, mais elle documente surtout de manière inédite la partie non américaniste de son œuvre. Le projet éditorial avait donc toute sa raison d’être, d’autant qu’il ajoute le Pacifique Nord aux terrains constitutifs de ses analyses.

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Actes et actualités de la SdO

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In memoriam Nicolaï Michoutouchkine (1929-2010)

Christian Coiffier

Photo 1. – Nicolaï Michoutouchkine dans sa demeure d’Esnaar près de Port-Vila en 2000

(cliché de l’auteur)

Nicolaï Michoutouchkine est décédé le 2 mai 2010 à Nouméa à l’âge de quatre-vingts ans. La dernière page du roman de la vie de cet artiste anticonformiste, connu pour ses tenues excentriques et son caractère parfois excessif, vient donc de se tourner. Il était

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né le 5 octobre 1929 à Belfort dans une famille de réfugiés russes qui avait fui la révolution bolchevique car son père était officier du tsar. Il gardait ainsi une grande reconnaissance envers la France pour avoir accueilli sa famille. Après des études commerciales et artistiques à Paris, il partit sac au dos pour un long voyage à travers le Moyen-Orient, l’Inde, le Népal et la Birmanie pour arriver finalement à Nouméa où il dut accomplir son service militaire. C’est dans cette ville qu’il rencontra Aloï Pilioko, qui devait devenir son compagnon de toute une vie. Durant plus de quarante années d’errance dans les îles, les deux artistes collectèrent de très nombreux objets océaniens qu’ils exposèrent dans divers pays en les associant à leurs propres productions artistiques (Teissier-Landgraf, 1995). Une partie de cette collection se trouve conservée à Port-Vila et l’autre exposée au musée de Nusa Dua à Bali (Coiffier, 2009). La formation commerciale de Nicolaï Michoutouchkine lui a permis de comprendre bien avant d’autres qu’il était possible d’organiser des expositions rentables en promouvant les arts du Pacifique. Les deux artistes avaient également ouvert un magasin dans la rue principale de Port-Vila où ils vendaient leurs créations originales peintes sur textiles (robes, chemises et paréos). En 2007, à l’occasion de l’anniversaire des cinquante ans de l’arrivée de Nicolaï Michoutouchkine en Océanie, le Centre culturel Tjibaou de Nouméa organisa une grande exposition rétrospective de l’œuvre des deux artistes. Ce fut, pour l’un comme pour l’autre, une véritable reconnaissance de leur travail conjoint dont les différentes étapes de ce parcours artistique sont retracées dans le catalogue. Il est particulièrement remarquable et rare dans l’histoire de la peinture de trouver deux artistes ayant réussi ainsi une telle symbiose de leurs deux sensibilités, pourtant si différentes. Gilbert Bladinières, le commissaire de cette exposition, y décrit ainsi l’œuvre de Nicolaï : « L’artiste n’a cessé d’épurer sa peinture jusqu’à la transparence, en tenant, par la vigueur d’un trait simplifié à l’extrême, de capter, ici le mouvement d’un corps, là l’essence d’un visage. Ses œuvres, jetées sur le papier, la toile ou le bois comme l’écriture toujours renouvelée de ses désirs, sont peuplées d’Océaniens lascifs, de bateaux et de fleurs qui disent son attachement aux accents, aux couleurs et à la lumière qui baignent le Pacifique. » (Bladinières, 2006 : 16) Installé non loin de Port-Vila sur le domaine d’Esnaar qu’il avait acheté à maître Gomichon Des Granges, créateur du premier Centre culturel de Port-Vila, Nicolaï Michoutouchkine transforma ce terrain, avec l’aide d’Aloï Pilioko, en lieu magique dédié aux arts du Pacifique. C’est entre les sculptures en fougère arborescente des îles Banks et les tambours d’Ambrym plantés au milieu des palétuviers et des cocotiers du bord de mer face au lagon d’Erakor que les deux artistes avaient installé leurs ateliers. C’est dans ce décor de rêve qu’ils aimaient à recevoir leurs amis, simples visiteurs ou personnalités du monde entier. Jusqu’à ces derniers mois, Nicolaï Michoutouchkine n’avait cessé de promouvoir les arts du Pacifique (Coiffier, 2008) tout en conservant une grande admiration pour son pays d’origine, la Russie, et la culture slave. Il avait été très fier d’être invité en 2009 à Moscou à la troisième assemblée des russophones du monde entier pour représenter cette communauté vivant dans le Pacifique. Il se percevait comme un ambassadeur des arts du Vanuatu, ce qui fut reconnu par les plus hautes autorités de ce pays qui le remercièrent en lui décernant diverses distinctions. En 2009, Nicolaï Michoutouchkine fut à l’origine de la célébration officielle à Port-Vila de l’anniversaire du bicentenaire du passage à Tanna, trente années après le capitaine

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Cook, du vice-amiral russe Vasiliy Golovnine sur la corvette Diana. Un buste fut érigé à son initiative sur le front de mer à Port-Vila. Très connu dans le Pacifique, Nicolaï Michoutouchkine avait la réputation d’un homme de fort caractère, parfois autoritaire, mais toujours empreint d’une grande générosité comme aimait à le présenter Gilbert Bladinières. Les hommages se sont donc multipliés à l’annonce de sa disparition. Le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand et les plus hautes autorités du Vanuatu ont salué sa mémoire. Les Nouvelles calédoniennes du 5 mai dernier citent ainsi les propos d’Emmanuel Kasarhérou, Directeur du Centre culturel Tjibaou : « Il a fait connaître l’art océanien au reste de la planète bien avant les grands musées. Il a passé sa vie à chercher les connexions esthétiques entre les différentes formes d’art à travers le monde. Beaucoup d’artistes ont emprunté après lui les pistes qu’il a défrichées et se sont inspirés de ce qu’il a révélé. » De son côté, Françoise Maylié, ambassadrice de France au Vanuatu, salue l’artiste qui avait été fait officier des Arts et Lettres en juillet 2002 : « Figure artistique majeure, il a su dynamiser la création artistique contemporaine en Océanie, encourager les jeunes talents, tout en contribuant à faire reconnaître les œuvres traditionnelles, à leur conférer toute la place qui leur est due. » (Decloitre, 2010 : 4) Nicolaï Michoutouchkine était adhérent depuis longtemps de la Société des Océanistes qui lui a déjà consacré deux articles (Gaillot, 1963 ;Coiffier, 2006).

BIBLIOGRAPHIE

BLADINIÈRES Gilbert (éd.), 2006. Nicolaï Michoutouchkine, Aloï Pilioko, 50 ans de création en Océanie, Nouméa, Éd. Madrépores.

COIFFIER Christian, 2006. Futuna, catalyseur de la symbiose des deux artistes Aloi Pilioko et Nicolaï Michoutouchtine, in H. Guiot et I. Leblic (éds), Journal de la Société des Océanistes 122-123 : Spécial Wallis-et-Futuna, pp. 173-186.

—, 2008a. Le séjour à Futuna, in G. Bladinières (éd.), Nicolaï Michoutouchkine, Aloï Pilioko, 50 ans de création en Océanie, Nouméa, Éd. Madrépores, pp. 79-81.

—, 2008b. Une quête spirituelle et esthétique pour la promotion de l’art océanien, in G. Bladinières (éd.), Nicolaï Michoutouchkine, Aloï Pilioko, 50 ans de création en Océanie, Nouméa, Éd. Madrépores, pp. 129-132.

—, 2009. The Art collection of the N. Michoutouchkine and A. Pilioko Foundation, in Philippe Augier and Georges Breguet (eds), Museum Pasifika, Selected artwork of Asia Pacific, Jakarta, Singapore, Equinox Publishing, pp. 232-241.

DECLOITRE Patrick Antoine, 2010 (7 mai, 16h16). Décès de Nicolaï Michoutouchkine : les hommages se sont accumulés, Flash d’Océanie. http://newspad.info/

GAILLOT Marcel, 1963. Nicolaï Michoutouchkine, peintre à Futuna, Paris, Journal de la Société des Océanistes XIX, 19, pp. 211-214.

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KASARHEROU Emmanuel, 2010 (05/05). Une extraordinaire épopée artistique - l’art océanien en deuil, Les Nouvelles calédoniennes, p. 1.

TEISSIER-LANDGRAF Marie-Claude, 1995. Le Russe de Belfort, trente-sept ans de voyages du peintre Nicolaï Michoutouchkine en Océanie, Suva (Fiji) Institute of Pacific Studies, The University of the South Pacific.

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In memoriam Georges Condominas (1921-2011)

Christian Coiffier

Photo 1. – Georges Condominas, en 2006, à l’entrée de l’exposition qui lui avait été consacrée au musée du quai Branly

(© C. Coiffier)

Celui que tous ces amis, collègues et anciens étudiants, appelaient Condo, n’est plus ; il nous a quittés au mois de juillet dernier dans sa quatre-vingt-dixième année. Je ne retracerai pas la longue carrière de celui qui fut un Maître pour plusieurs générations d’ethnologues, d’autres sauront le faire mieux que moi. Je montrerai, par contre, à

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travers quelques souvenirs personnels quelle fut la relation que Condo entretint avec l’Océanie, ce qui est une facette peu connue de sa vie. Il était d’ailleurs membre d’honneur de la société des Océanistes depuis bien longtemps. Né à Haïphong au Vietnam en 1921, Condo fut mobilisé dans la Marine en 1944 ; il passa ainsi une année et demie dans la Royale, mais sans jamais sortir de Saēgon (Condominas, 1965 : 71). Ses désirs d’évasion vers le Pacifique, que les lectures des ouvrages d’Alain Gerbault et d’Eric de Bisshop avaient suscité en lui, ne furent donc pas satisfaits par cette expérience. Son rêve de jeunesse était en effet d’acheter une jonque pour aller découvrir des horizons nouveaux, comme il l’écrira plus tard : « L’attrait du Pacifique grandissait avec l’accumulation des déceptions causées par mes premiers contacts avec l’exotisme et j’espérais en trouver une forme plus pure dans cette Océanie qui appartenait encore pour moi au domaine de l’imaginaire ». (Condominas, 1965 : 65) Après avoir souhaité se lancer dans une carrière de peintre ou de critique d’art, une rencontre au musée de l’Homme, avec les deux sœurs du professeur Paul Rivet, décida définitivement de son avenir. Il suivit alors les cours de Marcel Griaule à l’Institut d’ethnologie avant de devenir boursier de l’Office de la recherche scientifique coloniale (le futur ORSTOM) et d’être engagé pour un stage au CFRE (Centre de formation aux recherches ethnologiques) créé en 1946 par André Leroi-Gourhan. C’est dans ce cadre qu’il présenta un mémoire intitulé Esquisse d’une étude sur la navigation et la pêche aux Nouvelles-Hébrides qu’il illustra de nombreux croquis réalisés de sa main. À la fin des années 1990, une copie de ce mémoire fut retrouvée par Jean Guiart qui le lui transmit. Mais c’est en faisant du rangement dans les dossiers conservés au département d’Océanie du musée de l’Homme, en 1999, que je pus retrouver l’original de ce manuscrit qui fut finalement publié par l’IRD (Condominas, 2001). C’est également dans le cadre du CFRE au musée de l’Homme que Condo eut l’occasion, sous la direction de Françoise Girard, chargée du département Océanie, d’ouvrir des caisses contenant des objets mis à l’abri durant la période de guerre et de faire des fiches (Condominas, 1965 : 88). Ces objets provenaient de l’expédition de La Korrigane, et l’ancien étudiant de l’École des Beaux-Arts d’Hanoï fut particulièrement ébloui par les masques malangan de Nouvelle-Irlande (Coiffier, 2001 : 66). La lecture des deux ouvrages : Gens de la Grande Terre et Documents néo-calédoniens le poussa à suivre le séminaire de Maurice Leenhardt à l’école des Hautes études. Condo écrit ainsi (1965 : 87) : « Son profil et sa barbe blanche qui n’étaient pas sans rappeler l’image de Dieu le Père, telle qu’on peut la voir représentée dans certains tableaux de la Renaissance italienne, en imposaient aux étudiants, qu’il accueillait toujours avec une bonhomie souriante. » Condo devient chercheur à l’ORSTOM (l’actuel IRD) de 1947 à 1959. C’est à cette époque qu’il fit une demande pour aller travailler dans le Pacifique ; Tahiti, les Nouvelles- Hébrides ou la Nouvelle-Calédonie, mais le poste fut attribué à son collègue Jean Guiart, il se résigna donc à continuer ses recherches en Asie puisqu’il considérait à juste titre, l’Océanie et, particulièrement, le monde austronésien, comme une extension culturelle de l’Asie. C’est d’ailleurs pour cela qu’il fit également des recherches à Madagascar. Durant les nombreux colloques internationaux auxquels il participa, il eut l’occasion de rencontrer certains ethnologues du monde océanien comme Raymond Firth, Harold Conklin ou Douglas Oliver. Il aimait raconter l’algarade à laquelle il assista au cours d’un colloque d’anthropologie aux USA entre Gregory Bateson et Réo Fortune, deux

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anciens époux de la fameuse ethnologue américaine Margaret Mead. Lors d’un séjour à New York comme professeur invité à l’Université de Columbia, il eut l’occasion de la rencontrer avec Rhoda Métraux dans leurs appartements de Greenwich village. C’est l’architecte Pierre Clément qui m’incita à présenter à Condo le mémoire d’architecture que je venais de terminer en 1982 sur l’habitat traditionnel en Mélanésie. Il me reçut simplement dans son bureau de l’EHESS situé à cette époque rue de la Tour, non loin du palais de Chaillot. Après avoir consulté quelques minutes mon manuscrit, il fut vite séduit par les nombreux croquis qui l’illustraient et il m’encouragea à continuer ma recherche en l’orientant vers une étude plus ethnographique. À ma grande surprise, il me proposa alors d’encadrer mon travail si je désirais me lancer dans des études d’anthropologie. Je pense que le fait d’avoir été, tous deux, élèves d’écoles des Beaux-Arts l’incita à me faire confiance. C’est ainsi que je devins un de ses étudiants en DEA, puis en thèse. Condo était considéré à cette époque comme l’un des « mandarins » de l’ethnologie française. Je suivis assidûment ses séminaires du CeDRASEMI (Centre de documentation et de recherche sur l’Asie du Sud- Est et le monde Insulindien) où l’on retrouvait sa « garde rapprochée », ses anciens étudiants qui avaient déjà des responsabilités dans divers organismes de recherche, les étudiants en cours de thèse en attente de postes universitaires et les petits nouveaux comme moi. André-Georges Haudricourt y était très présent, même s’il paraissait dormir, il émergeait soudainement pour contredire l’orateur avec une argumentation exemplaire. Condo fut invité en Australie par l’ANU (Australian National University) de Canberra pour y donner des cours durant trois mois. Ce fut l’occasion pour son épouse Claire Merleau-Ponty, qui l’accompagnait, de collecter des œuvres aborigènes pour le Musée en Herbe où elle travaillait à l’époque. En juin 1988, j’eus ainsi la surprise de rencontrer Condo avec toute sa famille à Townsville, dans le nord de l’Australie où se déroulait le Festival des arts du Pacifique. Après un spectacle de danses maori auquel nous avions assisté ensemble, nous nous posions des questions sur la chorégraphie très peu polynésienne que nous venions de voir. Condo me révéla que la celle-ci avait de forte chance d’être issue de l’école de danse du Bolchoï. Devant mon étonnement, il m’expliqua alors comment l’enseignement de la chorégraphie du fameux maître de ballet français Marius Petipas, qui devint professeur au Théâtre Bolchoï de Saint- Pétersbourg à la fin du XIXe siècle, se diffusa à travers les écoles de danse des pays communistes, comme le Vietnam et la Chine, avant se s’implanter ensuite dans le Pacifique grâce aux migrants asiatiques. Ces moments de bonheur australiens précédèrent de peu la mort dramatique de Raphaël, l’un de leurs trois fils. Cette douloureuse épreuve vint bouleverser définitivement leur vie familiale. Condo écrivit un article sur la culture intellectuelle des Aborigènes du désert australien dans l’ouvrage Australie noire publié par la revue Autrement sous la direction de l’équipe du Musée en Herbe, à laquelle appartint son épouse. Le couple retourna en Australie en novembre 1991 pour quelques mois, avant que la direction de la préfiguration du centre culturel Jean-Marie Tjibaou (Octave Tonia et Emmanuel Kasarherou) ne fasse appelle à Claire Merleau-Ponty pour mettre en place un département « jeune public » et former ses futurs responsables. Toute la famille s’expatria alors en Nouvelle-Calédonie de 1996 jusqu’à l’inauguration du Centre en 1998. C’est durant cette époque que Condo confia à Antonio Guerreiro et moi-même, deux années universitaires de suite, la responsabilité d’assurer chaque

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semaine son séminaire à l’EHESS, boulevard Raspail. Il avait été convenu que ce séminaire porterait sur les rituels associés à ce qui est convenu d’appeler « le complexe de la chasse aux têtes de l’Asie du Sud-est à l’Océanie ». Condo profita de son séjour en Nouvelle-Calédonie pour aller visiter avec sa famille le Vanuatu, pays qui l’avait fait rêver alors qu’il était encore étudiant. Il se rendit dans plusieurs îles et, entre autres, dans celle de Tanna. Il aimait alors à raconter avec un plaisir malin comment il avait failli être entraîné au fond de l’eau, enserré entre les nageoires d’un dugong et comment il dut, sur les conseils de ses fils, lui taper sur la tête pour lui faire lâcher prise. Mes dernières rencontres avec Condo se situèrent en 2006, au musée du quai Branly. Christine Hemmet, responsable de l’unité patrimoniale d’Asie, y organisa une exposition intitulée Nous avons mangé la forêt, Georges Condominas au Vietnam avec des objets, des dessins et des photos qu’il avait rapportés de ses diverses missions pour le musée de l’Homme. Condo était génétiquement un produit de la colonisation française au Vietnam, son travail chez les montagnards Mnong Gar à Sar Luk a donc constitué une sorte d’exorcisme qui lui a permis une certaine introspection. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle il a su transmettre à ses étudiants une vision de l’ethnologie très différente de celle professée par ses collègues à la même époque. La publication conjointe de cet hommage avec celui dédié au peintre Nicolaï Michoutouchkine dans ce numéro spécial Vanuatu, pays où Condo avait rêvé d’aller faire des recherches d’anthropologie après avoir décidé d’abandonner une carrière de peintre, apparait véritablement comme un signe du destin.

BIBLIOGRAPHIE

COIFFIER Christian, 2001. Entretien avec Georges Condominas, un stagiaire au musée de l’Homme, in Le voyage de La Korrigane dans les mers du sud, Paris, Hazan/MNHN.

CONDOMINAS Georges, 1965. L’exotique est quotidien, Paris, Plon, Terre humaine.

-—, 2001. Esquisse d’une étude sur la navigation et la pêche aux Nouvelles- Hébrides, Nouméa, IRD.

GIRARDET Sylvie, Claire MERLEAU-PONTY et Anne TARDY, 1989. Australie noire. Les Aborigènes, un peuple d’intellectuels, Autrement 37.

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Cinéma des Océanistes et Conférences de la SdO*

19 janvier 2012 : Conférence

Benoît Delvinquier

Raconter l’histoire à travers le paysage à Lifou, îles Loyauté, Nouvelle-Calédonie

Cette conférence essaiera de montrer comment un peuple qui ne connaissait l’écriture a pu transcrire son histoire jusqu’à parvenir au mythe en utilisant les éléments du paysage. C’est une technique universelle mais l’exemple est ici intéressant à cause de la position insulaire de l’île de Lifou. Les couches de population sont arrivées à diverses époques et toutes par le biais d’embarcations. Des mythes originaux se sont parfois modifiés, accaparés par les nouveaux venus de façon à éteindre dans les mémoires leurs origines étrangères pour mieux les considérer comme purement de souche lifou.

23 février 2012 : Cinéma

Teaki Dupont-Teikivaeoho,

MonîleMarquises, 2010, 52mn, Teaki Dupont-Teikivaeoho, la société des Amis des îles Marquises, TNTV, Tikinesian productions

« Depuis petite, j’oscille entre deux mondes, deux horizons deux imaginaires, la France de mon père et l’ile Marquises de ma mère...s’est ajoutée la terre de mon enfance partagée, l’Afrique.En réalisant Mon île Marquises, je retrace ma lignée familiale marquisienne de mon ancêtre Pakoko, chef illustre de Nuku-Hiva, fusillé par les militaires français en 1845, à aujourd’hui.Comment les marquisiens ont-ils survécu à la mort de leur chef ? Qu’en est-il de la culture marquisienne ancienne et traditionnelle ? Je veux exprimer mon attachement ancestral à ma terre et surtout donner la voix à ceux qui font Mon île Marquises. » (Teaki Dupont)

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22 mars 2012 : Conférence

Guillaume Alevêque

Le lever des Pléiades: La ritualisation de la culture en Polynésie Française et ses enjeux

C’est avec le mouvement dit du « Renouveau culturel » apparu dans les années 1970, et l’émergence de l’affirmation identitaire, que le terme mā’ohis’imposa comme l’ethnonyme pouvant recouvrir les gentilés insulaires. Certaines activités comme la danse ou le tatouage, auparavant condamnées par les Églises, seront alors revalorisées et deviendront, avec la langue tahitienne, les principaux marqueurs de l’identité mā’ohi. À travers l’examen de l’appréhension contemporaine de la culture en Polynésie Française et des modalités et enjeux de sa ritualisation dans la définition de l’identité mā’ohi, cette conférence analysera les rapports sociaux contemporains que sous- tendent les relations entre les différents acteurs du débat identitaire: les associations culturelles, le pouvoir local et l’église protestante.

26 avril 2012 : Cinéma

Yannick Fer et Gwendoline Malogne-Fer

Pain ou Coco. Moorea et les deux traditions,2010, 63 mn, Wapiti productions, RFO Polynésie, Canal overseas productions

En 1999, la paroisse de Papetoai à Moorea, en Polynésie française, se divise. Au cœur du conflit, la tahitianisation de la sainte-cène, le pain et le vin étant remplacés par de la chair et de l’eau de coco. Onze ans après, ce film documentaire revient sur la vie quotidienne de ces hommes et femmes de l’église protestante mā’ohi qui tentent, chacun à leur manière, de concilier culture polynésienne et héritage chrétien.

Appel pour les Conférences et le Cinéma de la SdO (année 2012-2013)

La Société des Océanistes au musée du quai Branly poursuivent en 2012 le cycle de conférences et de projection de film consacrées au monde océanien. Dédiées à la diffusion des connaissances sur le Pacifique, ces conférences et séances de cinéma abordent les thèmes les plus divers (littérature, anthropologie, sciences du vivant, arts…). Chaque conférence et séance de cinéma, d’une durée d’une heure, sera suivie d’échanges et de discussions. Ce nouveau programme débutera au mois de mai 2012 et se déroulera le jeudi, une fois par mois, dans la salle de cinéma du musée du quai Branly, de 18h à 20h. Si vous souhaitez présenter une communication ou un film, merci de nous envoyer une proposition comprenant vos noms et adresse email, le titre et le résumé de votre papier

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(500 mots maximum) ou le film à l’adresse suivante : [email protected] et/ou [email protected] d’ici le 16 janvier 2012 au plus tard.

NOTES

*. Toutes les séances ont lieu dans la salle de cinéma du musée du quai Branly, dans la limite des places disponibles.

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liste des ouvrages reçus

[La liste précédente est incluse dans le numéro 132]

2011

ARGOUNES F., MOHAMED-GAILLARD S. et L. VACHER, 2011, Atlas de l’Océanie, Continent d’îles, Paris, Autrement, 80 p., nombr. cartes, bibliogr.

BOULAY Roger, Voyage en Océanie, Différents combats livrés tant aux îles Marquises qu’aux îles de La société par le soldat Boisard, Verrières, Éditions de l’Étrave, 94 p., ill. noir et blanc. FAYAUD Viviane. Le paradis autour de Paul Gauguin, Paris, CNRS Éditions. Préface de Robert Aldrich, 278 p., index, liste des dessins, bibliogr., 36 ill. hors texte en couleur GOMÈS Philippe et Paul N ÉAOUTYINE, sd. Le débat Philippe Gomès - Paul Néaoutyine. Quel avenir près l'accord ?, interviewés au Park Royal (17 avril 2009) par Estelle Delonca et Nicolas Vignoles, Nouméa, Tabù Éditions, 38 p. LAHIRI-DUTT Kuntala (ed.), Gendering the field: towards sustainable livehoods for mining communities, Canberra, Anu E Press, Asia-Pacific Environment Monograph 6, 230 p. LEGRAND-VALL Serge, Les îles du santal. Aux Marquises, dans le sillage du Bordelais, Bordeaux, Elytis, 192 p., cartes, ill. noir et blanc. SAURA Bruno, Des Tahitiens, des Français. Leurs représentations réciproques aujourd’hui, Papeete, Au vent des îles, rééd. augmentée de celle de 1998, 145 p., bibliogr. WEBB Virginia-Lee (ed.), 2011. Ancestors of the Lake. Art of Lake Sentani and Humboldt Bay, New Guinea, Houston, Menil Foundation. 136 pages, bibliogr., carte, index, 48 planches, 41 figures dans le texte (CR dans ce numéro).

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2010

ANDERSON Eric Moltzan (s. d.), 2010. In the Shape of Tradition. Indigenous Art of the Northern Philippines, Leiden, C. Zwartenkot Art Books, 416 pages, bibliogr., cartes, plus de 750 ill. noir et blanc et couleur (CR dans ce numéro).

BAINTON Nicholas A., The Lihi destiny: cultural responses to mining in Melanesia, Canberra, Anu E Press, Asia-Pacific Environment Monograph 5, 229 p. CAMOUI Luc E., Lien et séparation familiale de l’enfant kanak, Pouembout, Éd. de la prov. Nord, 66 p. CHAGNON Guy, L’île de Pâques. Approche historique, préf. de Jean-Pierre Mohen, Papeete, CEIPP, 296 p. (CR dans le numéro 132).

COLOMBO DOUGOUD Roberta et Barbara MÜLLER (s.d.), Traces de rêves. Peintures sur écorce des Aborigènes d’Australie, Gollion-Genève, Infolio éditions-Musée d’Ethnographie de Genève, 176 p., bibliogr., glossaire, cartes, très nombr. ill. (CR dans le numéro 132). CORBEY Raymond, 2010. Headhunters from the swamps.The Marind Anim of New Guinea as seen by the Missionaries of the Sacred Heart, 1905-1925, Leiden, KITL Press and C. Zwartenkot Art Books, 136 p., bibliogr., carte, index, 63 photos noir et blanc (CR dans ce numéro). GAGNÉ Natacha et Marie SALAÜN (éds), Visages de la souveraineté en Océanie, Paris, L’Harmattan, Cahiers du Pacifique Sud contemporain 6, 212 p., bibliogr. après chaque art., 2 cartes (CR dans le numéro 130-131). GARDOU Charles (éd.), Le handicap au risque des cultures. Variations anthropologiques, Toulouse, Éd. Ères, Connaissance de la diversité, 432 p., bibliogr. après chaque art. GARVE, Roland und Miriam, Unter Papuas und Melanesiern. Von kunstsinnigen Kannibalen, Köpfjagern, Sumpfnomaden, Turmspringern und anderen Südsee-Eingeborenen, Beitrag von Manfred Keyser, Jena-Quedlinburg-Plauen, Verlag Neue Literatur, 244 p., chronol., bibliogr., cartes, très nombr. ill. (CR dans le numéro 132). GEISMAR Haidy and Anita HERLE, Moving images. John Layard, fieldwork and photography on Malakula since 1914, Honolulu, University of Hawai’i Press, 308 p., bibliogr., ill. noir et blanc (CR dans ce numéro). GOVOR Elena, Twelve days at Nuku Hiva, Russians Encounters and mutiny in the South Pacific, Honolulu, University of Hawai’i Press, bibliogr., index, ill. noir et blanc, 301 p. HAMSON Michael, 2010. Red Eye of the Sun. The Art of the Papuan Gulf, with essays by Richard Aldridge, Crispin Howarth and Virginia-Lee Webb, Palos Verdes, M. Hamson Oceanic Art, 192 pages, carte, bibliogr;, nombreuses ill. noir et blanc et couleur (CR dans ce numéro). ILLOUZ Charles, La parole ou la vie. Valeur et dette en Mélanésie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, Le sens social, 174 p., bibliogr., carte, 13 fig., 16 photos couleur hors texte. LAFARGUE Régis, La coutume face à son destin. Réflexions sur la coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie et la resilience des ordres juridiques infra-

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étatiques, Paris, L.G.D.J. In extenso éd., Droits et société recherches et travaux 22, 418 p., bibliogr., annexes, préf. d’Alain Christnacht. Kanak. Portrait de groupe, photographies de Patrick Mesner, textes français-anglais d’Alban Bensa et Émilie Salaberry, Bezouce, Idées+, Passions Photos, 180 p., prés. des auteurs. NEWELL Jenny, Trading Nature: Tahitians, Europeans and Ecological Exchange, Honolulu, University of Hawai’i Press, bibliogr., index, ill. noir et blanc, 296 p. SAND Christophe, 2010. Lapita calédonien. Archéologie d’un premier peuplement insulaire océanien, Paris, Société des Océanistes, Travaux & documents océanistes 2, 296 pages, nombreuses ill. et photographies noir et blanc et couleur, notes, bibliogr., index (CR dans ce numéro). SAND Christophe et Stuart BEDFORD (éds), Lapita. Ancêtres océaniens. Oceanic Ancestors, Paris, Somogy-Musée du quai Branly, 304 pages, chronologie, bibliogr., cartes, très nombreuses ill. (CR dans ce numéro). SARDA Gérard, Le procès Konhu en Nouvelle-Calédonie : une nouvelles affaire Outreau ? Témoignage, Paris, L'Harmattan, préf. d'Elie Poigoune, 254 p. TE AWEKOTUKU Ngahuia et Linda Waimarie NIKORA, Mau Moko, Le monde du tatouage maori, traduction de Marc Orlando, Tahiti, Au vent des îles, Culture Pacifique, 272 p. (CR dans ce numéro). TREMEWAN Peter, French Akaroa, New Zealand, Canterbury University Press, bibliogr., index, cartes, photos couleurs et noir et blanc, 383 p. (CR dans le numéro 130-131). TRÉMON Anne-Christine, Chinois en Polynésie française. Migration, métissage, diaspora, Nanterre, Société d’ethnologie, université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, Recherches sur la Haute Asie 18, 425 p., bibliogr., 15 cartes et schémas, 15 photos couleur et noir et blanc hors texte (CR dans ce numéro). VALENTIN Frédérique et Maurice Hardy (éds), Hommes, milieux et traditions dans le Pacifique Sud, Paris, Éd. De Boccard, Travaux 9 de la Maison René-Ginouvès. VEYS Fanny Wonu, Mana Maori, The power of New-Zealand’s first inhabitants, Museum Volkenkunde Leiden, Leiden University Press, 142 p., bibliogr., glossaire, index, ill. couleurs. VILLEMINOT Betty et Jacques, 2010. Les hommes oubliés d’Océanie, Grenoble, Éd. Glénat, La Société des Explorateurs, 208 p., bibliogr., cartes, très nombr. ill. (CR dans le numéro 132). ZANETTE Didier, Le bestiaire mélanésien. 100 représentations, Nouméa, DZ Éditions, 160 p., photos couleurs, lexique, carte, bibliographie indicative (CR dans le numéro 130-131).

2009

BABADZAN Alain, Le spectacle de la culture. Globalisation et traditionalismes en Océanie, Paris, L’Harmattan, Connaissances des hommes, 286 p., bibliogr., 2 cartes (CR dans le numéro 130-131).

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BEER Bettina, Sabine KLOCKE-DAFFA und Christiana LÜTKES (Hg.). Berufsorientierung für Kulturwissenschafter, Erfahrungsberichte und urwissenschaften, 305 p., bibliogr. après chaque article, prés. des auteurs, 15 photos noir et blanc. COLLECTIF, Atoga No Mangareva, histoire mangarévienne. Regards croisés sur le Rongo de Cahors, université Toulouse-Le Mirail, master Patrimoine 2008-2009, musée de Cahors Henri-Martin, 111 p., bibliogr., cartes, ill. couleur (CR dans le numéro 129). COLLECTIF, Tapa, Étoffes cosmiques d’Océanie, Cahors, Musée de Cahors Henri-Martin, 127 p., bibliogr., nombr. ill. couleur (CR dans le numéro 130-131). CRUCHET Louis, Ethnoastronomie et traditions astrologiques, Paris, Éd. Publibook, 373 p.,bibliogr. sélective,photos noir et blanc (CR dans le numéro 132). DALY Martin, Tonga. A new Bibliography, Honolulu, University of Hawai’i Press, 306 p., rééd. 1996, 3 index (CR dans le numéro 129). DINTRICH Michel, Un musicien chez les coupeurs de têtes, Paris, Mille et une nuits, 272 p., cah. 16 p. d’ill. couleur, nombr. ill. noir et blanc (CR dans le numéro 129). DUNIS Serge, Pacific mythology, the name is woman, Papeete, Haere Po, 256 p., bibliogr., ill. noir et blanc (CR dans le numéro 132). FAGE Luc-Henri et Jean-Michel CHAZINE, Bornéo. La mémoire des grottes, Lyon, Fage éd., 176p., préf. de J. Clottes, bibliogr., nombr. ill. couleur. GAGNÉ Natacha et Laurent JÉRÔME (éds), Jeunesses autochtones.Affirmation, innovation et résistance dans les mondes contemporains, Rennes, PUR, Essais, 195 p. (CR dans le numéro 130-131). Géo 370 : dossier Nouvelle-Calédonie, pp. 46-107 (CR dans le numéro 130-131). GNECCHI Ruscone et Anna PAINI (dir.), Anthropologia dell’Oceania, Milan, Raffaello Cortina Editore, Culture e società, 340 p., bibliogr. après chaque art. GROUSSET Paschal, Francis JOURDE et Henri BRISSAC, Le bagne en Nouvelle-Calédonie l’enfer au Paradis. 1872-1880. Les récits de trois communards, préf. et annotations d’Alain Brianchon, Nouméa, Éditions Footprint Pacifique, 179 p., bibliogr., nombr. ill. noir et blanc et couleur. GUIART Jean (éd.), Étudier sa propre culture. Expériences de terrain et méthodes, Paris, L’Harmattan, 184 p., bibliogr. (CR dans le numéro 130-131). GUILLAUT Laurent, Fanny Wonu VEYS, Hélène GUIOT et al., Tapa, étoffes cosmiques de l’Océanie, Cahors, Musée de Cahors Henri-Martin, préf., articles et cat. d’exposition, 128 p., bibliogr., nombr. ill. couleur (CR dans le numéro 130-131). HEERMANN Ingrid (herausg.), 2009. Südsee-Oasen. Leben und Überleben im Westpazifik, Stuttgart, Linden-Museum, 240 pagnes, bibliogr., cartes, très nombreuses ill. (CR dans ce numéro). JOLLY Margaret, Serge TCHERCKÉZOFF and Darell TRYON (eds), Oceanic encounters, exchange, desire, violence, ANU Epress.

KRUPNIK Igor, Michael A. LANG and Scott E. MILLER (eds), Smithsonian at the Poles, Contributions to International Polar Year Science, Washington D. C., Smithsonian Institution Scholarly Press, 405 p., index, illustrations noir et blanc.

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LIEP John, A Papuan Plutocracy. Ranked Exchange on Rossel Island, Aarhus, Aarhus University Press, 360 p., bibliogr., index, gloss., ill. noir et blanc et couleur (CR dans le numéro 130-131). MARTIN Stéphane (éd.), Mangareva, Panthéon de Polynésie, Paris, Somogy-Musée du quai Branly, 80 p., bibliogr., cartes, 46 ill. couleur (CR dans le numéro 128).

MOKADDEM Hamid, nd. Pratique et théorie kanak de la souveraineté. 30 janvier 1936, Jean-Marie Tjibaou, 4 mai 1989, Nouvelle-Calédonie, Éd. prov. Nord, 144 p., 2 doc. annexes et 22 ill. noir et blanc et couleur (CR dans le numéro 130-131). Musique du monde. Nouvelle-Calédonie. Voix des rivages et des montagnes, CD enregistré en Nouvelle-Calédonie et brochure de présentation français- anglais, 31 p. (CR dans le numéro 130-131). SARASIN Fritz, Ethnographie des Kanak de Nouvelle-Calédonie et des îles Loyauté (1911-1912), Paris, Ibis Press, préf. D. Görödé, intro. C. Kaufmann, trad. et notes R. Ammann et B. Gasser, bibliogr., 4 index, 72 planches noir et blanc et couleur. SEGAL Jean-Pierre, Le monde du travail au cœur du destin commun. Employeurs, syndicats, salariés : dialogues en construction (Nouvelle- Calédonie), Nouméa, Direction du travail et de l’emploi, 146p. VAN DER GRIJP Paul, Art and Exoticism. An anthropology of the yearning for authenticity,Berlin, Lit Verlag, 358 p., bibliogr., index (CR dans le numéro 129).

VERNAUDON Jacques et Véronique FILLOL (éds), Vers une école plurilingue dans les collectivités françaises d’Océanie et de Guyane, Paris, L’Harmattan, Cahiers du Pacifique Sud contemporain, hors série 1, 320 p., bibliogr., ill. noir et blanc, liste des auteurs (CR dans le numéro 130-131). VIVIER Jean-Loup, Calédonie, l’heure des choix, Paris, L’Harmattan, 185 p. (CR dans le numéro 130-131). VOLKENANDT Claus and Christian KAUFMANN (eds), Between Indigenous Australia and Europe. John Mawurndjul. Art Histories in Context, Canberra, Reimer - Aboriginal Studies Press, 240 p., index, 3 cartes, 45 ill. en noir et blanc, 26 planches en couleur hors textes.

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Publications de la Société des Océanistescatalogue de décembre 2011

Publications de la Société des Océanistes

1. Tahiti aux temps anciens, de Teuira Henry, traduit par Bernard Jaunez (rééd. 2004) 31 € 4. Bibliographie de la Nouvelle-Calédonie, de Patrick O’Reilly, 1955 23 € 14. Bibliographie méthodique, analytique et critique de Tahiti et de la Polynésie française, d’Édouard Reitman et de Patrick O’Reilly, 1967 (version reliée) 49 € 16. Journal de James Morisson, second maître à bord de la Bounty, traduit par Bernard Jaunez, 1956 20 € 18. Mythologie du masque en Nouvelle-Calédonie, de Jean Guiart (rééd. 1987) 18 € 23. Histoire de l’île Wallis. Le protectorat, d’Alexandre Poncet, 1972 11 € 24. Peintres aborigènes d’Australie, de Karel Kupka III (ill. noir et couleur), 1972 31 € 25. À la recherche de la Polynésie d’autrefois (Polynesian Researches), de William Ellis, traduit par Marie Sergueiew et Colette de Buyer-Mimeure, 1972 31 € 28. Le monde vivant des atolls, Polynésie française, Tuamotu, Gambier (rééd. 1990) 20 € 29. Bibliographie des ouvrages publiés par la mission mariste des îles Salomon, de Patrick O’Reilly et Hugh Laracy, 1972 11 € 32. Bibliographie de Rapa (Polynésie française), de Allan Hanson et Patrick O’Reilly, 1973 3 € 33. Rapa, une île polynésienne hier et aujourd’hui, de Allan Hanson, 1973 11 €

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34. Lettres des Mers du Sud. Hawaii, Samoa, Tahiti, Fiji, 1880-1891, d’Henry Adams, traduit par Évelyne de Chazeaux, 1974 15 € 35. Mythes et traditions de Maré, de Marie-Joseph Dubois, Paris, 1975 11 € 38. Les transformations de la tradition narrative à l’île Wallis (Uvea), de Raymond Mayer, 1976 31 € 39. Rank and Status in Polynesia and Melanesia. Essays in honor of Professor Douglas Oliver, 1978 2 € 40. L’héritage. Essai sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle- Calédonie, d’Alain Saussol, 1979 23 € 42. Gens de Motlav, idéologie et pratique sociale en Mélanésie, de Bernard Vienne, 1984 18 € 43. Les premiers romans polynésiens, de Sonia Lacabanne, 1992 18 € 44. Technologie traditionnelle à Wallis, de Pierre Simutoga, 1992 23 € 45. Les Espagnols à Tahiti, de Maximo Rodriguez, 1995 23 € 46. Bibliographie de l’île de Pâques, de Michel-Alain Jumeau, 1997 31 € 47. La Nouvelle-Calédonie à la croisée des chemins, de Gilbert David, Dominique Guillaud & Patrick Pillon (éds), 1999 20 € 48. Souvenirs des îles Marquises. Groupe Sud-Est, 1887-1888, d’Alfred Testard de Marans, 2004 26 € 49. Pohnpei, Micronésie, en 1840, de Joseph de Rosamel, 2005 25 € 50. Mythes, missiles et cannibales. Le récit d’un premier contact en Austrralie, de Laurent Dousset, 2011 19 €

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Travaux et documents océanistes

1. Vivre de la mer, vivre avec la terre ... en pays kanak. Savoirs et techniques des pêcheurs du Sud de la Nouvelle-Calédonie, d’Isabelle Leblic, 2008, avec la participation de la direction des Affaires culturelles et coutumières de la Nouvelle-Calédonie 38 € 2. Lapita calédonien. Archéologie d’un premier peuplement insulaire océanien, de Christophe Sand, 2010, avec la participation du gouvernement et des trois provinces de Nouvelle-Calédonie 38 €

Petites histoires d'Océanie

1. La jeune fille et le serpent Mââgenin. Histoire de l'île des Pins (Nouvelle- Calédonie), texte adapté par Isabelle Leblic, illustré par Catherine Bayle 9,50 €

2. La légende de Taikahano (îles Marquises, Polynésie française), texte adapté par Hélène Guiot, illustré par Catherine Bayle (à paraître)

Bibliographie de l’Océanie

1950 à 1971 (22 volumes) le volume 3 € collection complète (nos 5 à 7, 11 à 30) 38 € 1972-1976 (1 volume) 23 €

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Publications hors série

L’écriture de Gauguin. Étude graphologique, de M. Tavernier et P. O’Reilly, 1968 9 € Tahiti et l’aviation. Histoire aéronautique de la Polynésie française, de P. O’Reilly, 1974 (exemplaire sans couverture) 26 € Les derniers jours de la IIIe république à Tahiti, 1938-40, de J. Chastenet de Géry, 1975 22 €

Dossiers (F : éd. française ; A : éd. anglaise)

Ancienne série : 4 € le volume

1 Traditional Art of Tahiti, d’Anne Lavondès, 1979 (A) 2 Sacred stones and rites, de José Garanger, 1979 (A) 5 Tahitian Catholic Church, de Patrick O’Reilly, 1969 (A) 6 Protestant Church at Tahiti, de Daniel Mauer, 1970 (A) 10 Moorea, de Claude Robineau, 1970 (F) 12 Féerie des coquillages, de Josette Arrecgros, 1984 (A /F) 16 Gauguin à Tahiti, de Marie-Thérèse et Bengt Danielsson, 1988 (A /F) 19 Petit atlas de la Polynésie française, de Jean Fages, 1983 (F/A) Île de Pâques, de Marie-Claude Laroche, 1981 (A/F) Le timbre et la poste à Tahiti, de Christian Beslu, 1987 (F)

Nouvelle série : 10 € le volume

1 Les pirogues, reflets de la Polynésie, d’Hélène Guiot, 2003 (F)

Journal de la Société des Océanistes

Numéros thématiques

133 Trentenaire de la république du Vanuatu 36 € 132 Rongorongo tablet Keiti & Foncier et patrimoine en Nouvelle-Calédonie et ailleurs 36 € 130-131 Hommage à Bernard Juillerat, 2010-1/2 72 € 129 Varia & relations inter-ethniques et questions identitaires en Australie, 2009-2 29 € 128 Hommage à José Garanger, 2009-1 29 € 126-127 Spécial environnement en Océanie, 2008 58 € 125 Spécial ESfO (Marseille juillet 2005), 2007-2 29 € 124 Hertz revisité (1907-2007), 2007-1 29 € 122-123 Spécial Wallis-et-Futuna, 2006 58 € 120-121 Ethnoécologie en Océanie, 2005-1/2 58 €

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119 Spécial Polynésie française, 2004-2 19 € 117 Nouvelle-Calédonie : 150 ans après la prise de possession, 2003-2 19 € 114-115 Hommage à Jacques Barrau, 2002 38 € 112 Micronésie plurielle, 2001-1 19 € 109 Les politiques de la tradition, 1999-2 19 € 103 Le phénomène urbain en Mélanésie, 1996-2 23 € 100-101 Double anniversaire : 100e numéro et 20 ans de Melanesia 2000, 1995-1/2 46 € 92-93 Une décennie de changements, 1991-1/2 31 € 87 Géopolitique et stratégie dans le Pacifique, 1988-2 17 € 82-83 Les plantations dans le Pacifique Sud, 1986 33 € 77 Récifs et lagons de Polynésie française, 1983 15 € 72-73 La pêche traditionnelle en Océanie, 1981 15 € 66-67 Recherches en préhistoire océanienne, 1980 15 € 62 L’environnement de l’atoll de Takapoto-Tuamotu, 1979 7 € 60 Noms de poissons marquisiens, 1978 7 € 54-55 Un atoll polynésien : Takapoto, 1977 15 € 53 Identité mélanésienne, 1976 7 € 51-52 Paroles et traditions wallisiennes, 1976 15 € 50 Dualisme et histoire à Fidji, 1976 7 € 49 Les Indépendances dans le Pacifique, 1975 7 € 48 Recherche française à Tahiti, 1975 7 € 9 Un siècle d’acculturation en Nouvelle-Calédonie, 1853-1953, 1953 31 €

Numéros varia

Tomes I à VIII et X à XXV (1945 à 1952 et 1954 à 1969) 38 €

Tome IX (1953) 31 €

Tomes XXVI à XLI (1970 à 1985) 31 €

Tome XLII (1986) 33 € nos 84, 85, 86, 87 (1987-1 à 1988-2)2 17 € nos 88-89 (1989-1/2), 92-93 (1991-1/2)3 31 € nos 90, 91, 94, 95 (1990-1, 1990-2, 1992-1, 1992-2)2 19 € nos 96, 97, 98, 99, 102, 103, 104, 105, 106 (1993-1 à 1994-2 ; 1996-1 à 1998-1)2 23 € nos 107, 108, 109 (1998-2 au 2001-2)2 27 € nos 110, 111, 112, 113, 116, 118 (2002-1 à 2002-2, 2003-1, 2004-1)2 19 €

ATTENTION

La Société des Océanistes a changé d’adresse e-mail. Veuillez dorénavant lui écrire à : [email protected]

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Tarifs 2011-2012

Cotisation à la Société des Océanistes : 1. membre (avec abonnement au JSO) : 50 €

2. membre (sans abonnement au JSO) : 15 € 3. membre étudiant : 30 € (sur présentation d’un justificatif)

Abonnement au JSO (institutions) : 90 € Prix de vente au numéro : 36 € (le numéro simple) et 72 € (le numéro double) C.C.P. Paris 494-14-S.

Bulletin d’adhésion 2011-2012

Je soussigné (e) Nom Prénom Adresse ......

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...... email : demande mon adhésion à la Société des Océanistes en qualité de membre titulaire. avec l’abonnement au JSO* sans l’abonnement au JSO* accepte de figurer sur la liste des membres du site internet de la Sdo : oui / non * (*rayez la mention inutile) Le ...... Signature Les membres de la Société bénéficient d’une réduction de 20 % sur les Publications de la Société et de certains avantages au musée du quai Branly (se renseigner auprès de

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notre secrétariat). Les membres qui désirent renoncer à leur affiliation doivent en avertir le secrétariat par courrier ou par email ([email protected]).

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