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SACHA GUITRY

On dit que le dernier mot prononcé par Sacha Guitry avant d'entrer dans le coma a été : « Il ne faut pas que je rate mon entrée ! » C'est un mot de comédien. Comédien, Sacha Guitry l'était avant tout. Où qu'il fût, c'était le théâtre. Qu'on ne voie ici aucun persiflage. Il tenait essentielle­ ment à sa profession, à sa dignité profonde et à ce nom même de comédien (il ne disait jamais « un acteur ») dont il a fait le titre- d'une pièce sur son père. Comédien, fils de comédien, il a donné la comédie pendant cinquante-cinq ans de sa vie et, s'il écrivait ses pièces avant de les jouer, c'était uniquement pour sacrifier à la mode de notre siècle. Il aurait sans doute préféré improviser, comme au théâtre italien du xvme. Quand il n'écrivait pas et qu'il ne jouait pas, il vivait la comédie. C'est sans doute pour cela qu'on a si souvent écrit des choses injustes et fausses sur son orgueil, sur sa vanité, sur son égocentrisme. Tout* chez lui, n'était qu'attitude, mais attitude de théâtre. Il ne s'adres­ sait pas à la postérité, mais aux rangs de l'orchestre. Le théâtre l'avait accoutumé à vivre devant les autres, à penser tout haut, à n'être séparé du public que par une rampe. Il n'a jamais dit « moi, moi », comme on le prétend, ni parlé de son génie, ni méprisé le6 autres. Mais, entièrement occupé par sa profession, écrivant, répé­ tant, jouant, engageant des comédiens, jouant encore pour eu* à l'entracte ou après le dernier rideau, il n'avait pas le temps de savoir ce qui se passait ailleurs, ni ce que faisait le reste des hommes. Ne connaissant que sa vie, il se racontait. Il se racontait encore en s'appelant Franz Hais, Mozart, Talleyrand ou Louis XIV. Pour­ quoi aurait-il été chercher autre chose ? Le public s'amusait. Plus jeune que lui d'une génération, j'ai d'abord été ébloui par la fantaisie de sa jeunesse. Après le théâtre de Feydeau, de . 678. LA REVUE

Fiers et Caillavet, très drôles, mais où les procédés de fabrication étaient visibles, il apportait une impertinence, une espièglerie, un parfum de poésie qui, comme disait Henri Duvernois, « avait jeté de la poussière sur ses prédécesseurs ». En lisant Nono, Le, Veilleur de nuit, La Prise de Berg-op-Zoom, en écoutant Faisons un rêve, Jean de la Fontaine et Deburau, je pensais qu'il avait hérité une partie des dons de Musset. Musset écrivait des pièces qu'il n'entendait pas faire jouer et Sacha jouait des pièces qu'il aurait pu se dispenser d'écrire. Ce n'était pas la seule différence. Sacha n'a pas écrit On ne badine pas..., ni Les Caprices de Marianne. Il n'a pas écrit : « Adieu l'amour et l'amitié I » Sa poésie volait moins haut et, souvent, par noncha­ lance, il glissait vers le vaudeville, le calembour et la scène de domes­ tiques. Mais son tour était si personnel qu'il renouvelait tout ce qu'il touchait. Le vaudeville ressemblait à la comédie, le calembour devenait de l'esprit et, quant aux scènes de domestiques, si nom­ breuses dans son œuvre qu'il leur a même consacré une pièce tout entière (Désiré), on jurerait qu'il a été le seul à traiter le sujet d'une manière humaine. C'était aussi son public et il essayait ses mots avec eux. Il était célèbre quand j'avais vingt ans. J'avais entendu cent histoires sur lui. racontait que Sacha, tout gamin, avait joué un petit rôle dans une de ses pièces, L'Escapade, et qu'il y était charmant. Sa réplique essentielle consistait à dire fièrement, quand on lui offrait de la tête de veau et qu'on lui demandait quel morceau il préférait : — L'oreille, parce que c'est le morceau du chasseur. A l'époque Charlotte Lysès, sa première femme, il avait acheté © une maison de campagne en Normandie, qu'il appelait Chez les Zoaques. Mes parents.y allaient quelquefois. Une note était affi­ chée dans le vestibule-hall : « Les invités du samedi au lundi sont prié» de ne pas dépasser le mercredi. » Sollicité de fournir une for­ mule publicitaire (on ne disait pas encore un « slogan ») pour une ceinture qui faisait maigrir, il avait écrit : i —• Grâce à la ceinture X..., mon ventre est tombé... et j'ai pu me baisser pour le ramasser. Il a toujours eu un don extraordinaire pour les formules de ce genre, qu'elles fussent de publicité ou de courtoisie. Quiconque dîne à L'Epaule de Mouton à Bruxelles (un des restaurants de la grande trilogie de la rue des Harengs) peut consulter les attesta- SACHA OUITRY 679

tions sous verre laissées par les clients les plus illustres. La meilleure est celle de Sacha : • — C'était trop bon 1 Ne me donnée pas l'addition. ; Dans de pareils cas, il avait quelques minutes pour réfléchir. Mais il n'excellait pas moins dans la répartie immédiate. Une des plu* étonnantes est celle qu'il fit, sans même prendre le temps de respirer, à Alexandre Duval, le vieux Parisien célèbre par son chapeau, ses bouillons et ses amours passées avec Cora Pearl et qui, la mémoire1 un peu défaillante, demanda un soir à Sacha des nouvelles de son grand-père, le romancier René de Pont-Jest, mort deux ou trois ans plus tôt : ' • •-"• Et commentva ce bon monsieur de Pont-Jest ? — Ah 1 ça^ dit Sacha, vous le verrez avant moi.

J'ai entendu bien des histoires sur cette époque de sa jeunesse, qui fut tout émaillée de fantaisie et d'esprit bohème. Colette, qui avait fréquenté le ménage, racontait les blagues incessantes inven­ tées par Sacha et par sa complice Charlotte. Elles étaient ingé­ nieuses, compliquées, agencées comme un roman à épisodes. Colette sonne un jour à l'appartement des comédiens, où Lysés lui ouvre la porte/Aussitôt, elle crie à la cantonade : — Sacha, c'est Colette. — Qu'elle soit la bienvenue I Mais, dis-moi, elle arrive par l'es* calier ? — Bien sûr I -" 'Alors, elle a dû le rencontrer ? — Oh ! Forcément ! Le dialogue préfabriqué se poursuivant finit évidemment par provoquer la demande de Colette : — Rencontré ?... mais qui ça ? Et la question ingénue amène aussitôt une réplique courte, un peu truculente, qu'on peut deviner. Colette rit simplement, comme la plupart des autres victimes. Car le jeu est une sorte de scie. Il s'agit de prendre le plus de gens possible et par les moyens les plus divers, les plus imprévus, les plus raffinés. Une seule réagit mal. C'est Fernand Vandérem, qui se pique et qui commet l'immens'e imprudence de dire : -. .*.. Cette foisj Sacha, je ne trouve pas ça drôle. Je. suis même / 680 LA REVUE

un peu surpris qu'un homme aussi spirituel que vous se'livre à de telles plaisanteries. Dès lors, la vie de Fernand Vandérem fut empoisonnée pendant des mois. Partout, des complices imprévus de Sacha, des rabatteurs soudoyés, des commis d'épicerie, des employés de pharmacie et des marchands de journaux le forçaient, après de grands détours, à poser la question fatale : — Alors, vous l'avez vu ? — Qui ça ? Et la réponse, la réponse affreuse tombait comme un couperet. Hanté, poursuivi par la scie idiote jusque dans son sommeil, Van­ dérem n'osait plus sortir, ni parler. Il pesait ses mots, se gardait de toute question et risquait de perdre une gaieté qui, pourtant, se portait bien. Pour retrouver la paix, il lui fallut bien rendre les armes à son tortionnaire. Ce goût de la blague, Sacha devait le garder toute sa vie, même quand il augmenta en importance, en célébrité, en embonpoint, en majesté. A une de ses tantes qui. adorait la glace, il offrait, dans un verre hémisphérique, une boule de billard, et la brave dame un peu myope se précipitait, la cuiller en avant, sur l'ivoire solide d'une glace à la framboise ou d'un sorbet àU'ananas., Il eut pour secrétaire, à l'époque , un garçon charmant, mais un peu étourdi et même ahuri, qui s'appelait Vol- lerin et qui devait le quitter plus tard pour aller chez les Dolly Sisters. Vollerin était une cible magnifique pour les facéties de Sacha. A la fin du mois, quand il présentait les comptes de la maison, Sacha chaussait ses lunettes de la manière impériale qu'il savait mettre dans ce geste, faisait semblant de lire attentivement les pages du carnet, tombait tout à coup en arrêt quelque part et disait, de sa voix grave : — •Oh ! Mon Dieu ! Ecoutez, mon cher Vollerin, je n'aime guère éplucher les comptes et je n'entends pas grand-chose au prix des denrées alimentaires, mais je lis là (c'était vers 1926) : « Moutarde : 2.834 francs. J'aime beaucoup la moutarde et je reconnais que nous devons en consommer pas mal. Mais, tout de même, 2<834 francs de moutarde en un seul mois, cela me paraît beaucoup. Vollerin s'affolait, bredouillait : — Mais, Monsieur Guitry ! Il doit y avoir une erreur. Ce n'est pas possible ! En effet, ce n'était pas possible. La rubrique moutarde se mon • SACHA GUITRY 681 tait en réalité à 12 où à 18 francs, mais le brave secrétaire «marchait » à tous les coups. Même au théâtre, qui était pour lui un lieu de travail sacré, son goût de la farce ne l'a jamais abandonné. A ses débuts, il n'était pas sérieux, il manquait les répétitions et c'est pour cela qu'il avait eu avec son père une fâcherie qui allait durer plus de dix ans. Il s'était vite assagi, avait compris « qu'on ne joue pas pour s'amuser » et je crois bien que, de sa vie, il n'a plus jamais raté une entrée. Mais cela'ne l'empêchait pas de faire, en scène ou en coulisses, mille blagues, classiques ou inédites. D'ailleurs, cela l'ennuyait de jouer la même pièce au-delà de cent représentations et les plaisanteries hors texte, dont Je public ne s'apercevait pas, tant il les exécutait avec flegme, introduisaient pour lui un élément d'imprévu et de variété. Par exemple, il glissait un œuf frais dans la main du partenaire auquel il disait bonjour en scène et l'autre, pendant dix minutes, était fort encombré de ce cadeau fragile; il chuchotait des phrases rabelaisiennes à la femme qui dévidait entre ses bras une tirade émouvante mêlée de sanglots. En sortant de scène, les acteurs trouvaient Sacha derrière la porte, déguisé en sorcier africain ou en prince afghan. Il y avait une pièce pour les spectateurs et une autre, toujours renouvelée, pour les comédiens de sa troupe, derrière le décor. ' Et puis, il y avait la cérémonie de l'entracte. Les amis et les simples admirateurs venaient le voir dans sa loge. Il les recevait tous avec une exquise politesse, les présentait, les faisait asseoir et, tandis, qu'il s'habillait pour l'acte suivant, il se lançait dans un monologue étourdissant, faisant des mots nouveaux, racontant des histoires ou égrenant des souvenirs et les visiteurs d'un soir avaient droit à une pièce supplémentaire, aussi brillante et encore plus imprévue que l'autre. Elle n'était gâchée que quand un membre du petit auditoire se conduisait en imbécile et se mêlait de parler aussi, de raconter une histoire à son tour : — A propos, cela me fait penser à celle de l'Espagnol qui allait à la pêche... Sacha Guitry était trop courtois pour fermer le bec au fâcheux, mais, visiblement, il n'appréciait pas qu'on lui donnât une réplique trop longue. J'allais m'en apercevoir souvent par la suite, ce n'était pas un homme d'échanges. Gomme la plupart de ceux qui ont un don de parole vraiment exceptionnel, il n'aimait guère écoute et, une conversation à laquelle il participait, c'était lui. 682 1A REVUE

Cela apparut un soir où mon père l'avait invité à dîner avec Léon Daudet. Ils ne se connaissaient pas et on attendait des mer­ veilles de cette rencontre, qui ne tint pas ses promesses, parce que deux monologues ne font pas un dialogue. De plus, leurs soucis essentiels ne coïncidaient pas. Sacha n'entendait goutte à la poli­ tique ; Léon n'allait plus au théâtre depuis longtemps. Chacun des deux, respectant l'autre, se gardait de l'abondance. Finalement, il» trouvèrent un terrain commun : tous deux avaient adoré et admiré leur père. Ils parlèrent donc, l'un d'Alphonse Daudet et l'autre de . Ce fut gentil, cordial,, mais le feu d'artifice n'eut pas lieu. Je le vis souvent à cette époque, entre 1924 et 1930. Il était, avec Henri Duvernois, Claude Farrère et Pierre Mille, un des fondateurs des Œuvres Libres et il y publiait ses pièces. Il fut encore de la fondation de Candide, où il dirigeait la page de théâtre avec René Bizet pour collaborateur et où il donnait un article hebdomadaire. Quelquefois, il montait au marbre pour le corriger tandis qu'Yvonne Printemps attendait en bas, dans la voiture. Dès qu'il était dans l'atelier de composition, les linotypes s'arrê­ taient, les ouvriers trouvaient quelque prétexte pour venir autour de lui et pour écouter un brillant monologue improvisé. Il s'adres­ sait au correcteur en termes émouvants pour qu'il ne lui laissât pas passer de mauvaise coquille et le marbre devenait aussitôt des planches sous le charme du magicien transmuant la matière. Ces articles, j'ai eu la curiorité de les relire. Il écrivait comme il parlait, en s'adressant au public. Par exemple, dans le premier : Car, si j'aime ardemment mon métier, Monsieur, considérez que je Vaime en connaissance de cause. Vingt années de travail m'en ont fait apprécier les agréments et les beautés, mais elles m'en ont appris également les vilenies et les tristesses. Et c'est parce que je suis à la fois auteur et'comédien que je puis vous en parler, non pas mieux, certes, mais aussi bien que n'importe qui. Un de ses meilleurs articles fut consacré au Comédien. C'est un étrange métier que le nôtre ! Le fait seul de l'exercer en public et en commun, quand la nuit est venue, à l'heure où, justement, les autres ont cessé de travailler et pendant ce temps qu'il est-convenu de consacrer aux plaisirs, aux délassements, ce fait seul nous met dans une situation un peu spéciale, convenez-en. Le comédien est un homme dont la fonction naturelle est d'être un autre homme pendant quatre heures par jour. Jouer la comédie, SACHA GUITRY 883 c'est mentir avec P intention de tromper, c'est créer Villusion d'une quantité, d'une infinité de sentiments divers que Von n'éprouve pas et qu'il convient pourtant de faire partager. Et, phénomène curieux, entre npus, ce métier ne demande aucune valeur intellectuelle. L'ins­ tinct est l'infaillible guide du comédien-né: ...On peut jouer la comédie sans aucun don, mais on la joue mal. On fait mal semblant. Or, savoir faire semblant, cela ne s'apprend pas. Je crois bien que le plus précieux de tous les dons, le plus rare, c'est la persuasion. Ce don, il l'avait sans aucun doute, plus même que le don propre de l'acteur, qui consiste à entrer dans la peau d'un autre homme et à quoi excellait son père. Sacha était toujours Sacha; il avait créé une nouvelle forme du naturel, peut-être plus aimable que l'autre et, quand il incarnait un personnage historique, c'était au personnage à ressembler à Sacha. Ce qu'il faisait toujours avec bonne grâce et comme s'il était ravi de prendre ce visage et cette voix. ' Il se produisait, à la suite de ce décalage, quelque déformation de l'Histoire, puisqu'il fallait que Louis XIV ou Napoléon eussent le cœur à dire des mots de Sacha Guitry. On l'a vu souvent dans ses , grandes machines historiques, comme Histoires de France, au théâtre, Si Versailles m'était conté ou Napoléon, au cinéma. Mais pouvait-il s'en empêcher, cet homme chez qui le souci de théâtre l'emportait toujours sur celui de la réalité ? Il eut, à Candide, à propos de son Mozart, une polémique assez cocasse avec un brave professeur qui avait consacré une vie de travaux au musicien viennois et qui reprochait à l'auteur de l'opé­ rette une série d'inexactitudes. - c L'écrivain se fâcha. Il répondit au professeur qu'il avait lu cent ouvrages sur Mozart, qu'il savait ce qu'il disait et qu'il aimait qu'on ne le reprît pas. Peut-être aurait-il eu mieux fait de répliquer qu'il se bornait à écrire des comédies. La critique, d'où qu'elle vînt, l'agaçait toujours. Il publia un jour ces lignes, d'une gentille sincérité : Je suis mol avec presque tous les critiques. Ils ne sont peut-être pas mal avec moi, mais, moi, je suis mal avec eux. C'était fatal. Peu à peu, il s'agaçait davantage et il ne pouvait plu» se retenir de prendre la plume pour châtier l'insolent. Quelquefois, il était capable d'une certaine cruauté, comme lorsqu'il dit à Alfred Sa* voir :•••.. 684 LA BEVUE

..—• Depuis que M. est. fâché avec moi, il n'aime plus mes pièces. Mais, moi, j'ai un avantage sur lui. Je n'aimais pas les pièces de M. Alfred Savoir, même quand je n'étais pas encore fâché avec lui. Mais, généralement, il ne lançait pas de flèches. Il prenait plus volontiers un ton peiné : — M. Henri Béraud dit qu'il trouve ma pièce mauvaise. Com­ bien je le plains ! Car, de deux choses l'une :• ou bien M. Henri Béraud n'écrit pas ce qu'il pense et il doit être bien malheureux, le soir, quand il se trouve seul avec sa conscience. Ou bien il écrit ce qu'il pense et il ne doit pas être fier de haïr une comédie que tous les vrais, tous les bons critiques ont aimée.

Un jour, il montra du chagrin à Henri Duvernois, qui avait accepté pour Les Œuvres Libres une nouvelle d'Alfred Machard : « Ce monsieur a écrit des choses très mal sur moi. » Duvernois s'étonna. Jamais, à sa connaissance, Machard n'avait critiqué Sacha. On se renseigna. Le coupable était un jeune auteur débutant qui écrivait quelquefois des papiers assez féroces dans Bonsoir. Il s'appelait Marcel Achard. Les rancunes de Sacha n'étaient tout de même pas inexpiables, puisque Marcel Achard allait devenir, quel­ ques années plus tard, un de ses amis les plus chers. Comment aurait-il pu admettre la critique, cet écrivain comblé qui provoquait autour de lui une atmosphère d'admiration et presque d'adoration ? Je revois encore le visage émerveillé de ses camarades de troupe l'entourant dans sa loge, écoutant ses histoires, buvant ses mots, se récriant de joie. Pour un peu, ils auraient applaudi. La plus fidèle, sans doute, la plus dévouée, la plus éblouie, c'était l'excellente Jeanne Fusier-Gir, qui joua tant de comédies à ses côtés. Aux générales, le défilé immense ne lançait à Sacha que des superlatifs. C'est là qu'un soir, Tristan Bernard, passant après cinq personnes qui avaient dit : « Grand chef d'œuvre ! », « Théâtre impérissable ! », « Eblouissement total ! », « Pur génie ! », « Molière et vous l », pensa que tous les compliments qu'il pourrait faire paraîtraient dérisoires, ne dit rien du tout et se borna à lever les bras au ciel en agitant ses mains. Une profonde amitié liait les deux hommes, ce qui^n'empêchait pas quelques malices affectueuses. Tristan avait été le témoin de Sacha pour son second mariage, avec Yvonne Printemps. Au SACHA GUITRY 685 quatrième, avec Geneviève de Séréville, il venait seulement en invité. Aussi, quand il passa à la sacristie, il serra la main du marié avec un air de, reproche : — Sacha, je croyais que j'étais toujours témoin de tes mariages pairs ! On sait ce que réalisa l'amitié de Sacha pendant l'occupation, lorsque les Allemands arrêtèrent Tristan. Il fit une démarche pour demander sa mise en liberté. Pour cela, il emmena avec lui Arletty chez Schleier, le conseiller d'Abetz et il lui fit répéter dans la voiture les phrases qu'il faudrait dire : — Monsieur le Conseiller, on vient d'arrêter un grand philo­ sophe français... La démarche réussit. Tristan Bernard fut rendu à sa famille et il vécut jusqu'à la libération dans l'appartement d'un de ses fils.

Il faut en venir ici à ces années d'occupation (ou, comme il a écrit, « ces années d'occupations ») qui allaient jouer un rôle si grave dans la destinée de Sacha Guitry. Il est certain qu'il a vu des Allemands, et même qu'il les a vus au-delà des - relations administratives auxquelles un directeur de théâtre ne pouvait se soustraire. Il a souvent dîné chez Abetz à l'ambassade de la rue de Lille et il a invité à souper des généraux du Gross-. C'est au cours d'une dé ces réceptions qu'une petite « souris grise » avide d'apprendre lui posa cette question ingénue : •— Mais, Monsieur Quidry, toutes ces bièces gue vous chouez, gui les égrit ? Mais on l'a accusé à tort quand on lui a attribué je ne sais quels calculs et je ne sais quels trafics. Je suis convaincu qu'il n'a obtenu des Allemands ni charbon, ni passe-droits d'aucune sorte, si ce n'est les permissions nocturnes accordées à tous les acteurs de Paris. Je crois aussi absolument, comme il l'a dit ensuite, que les seuls avantages qu'il a obtenus le furent en faveur d'autrui. Il avait commencé, à l'armistice, pour demander le retour de Bergson à Paris et, avant de faire délivrer Tristan, il se fit accorder le retour de nombreux prisonniers. Pourquoi, toutes ces mondanités ? Mais, ma foi, pour rien. Il me semble que cet homme éminemment sociable et privé dé tout sens politique éprouvait le besoin d'être bien avec tout le monde 686 . LA REVUE et d'entretenir des relations avec ceux qui détenaient l'autorité. Avant la guerre, il avait pas mal fréquenté M, , qui semblait pourtant assez éloigné de sa tournure d'esprit. A ce propos, j'ai commis une légère rosserie qu'il n'a jamais dû connaître. Sacha avait écrit un petit poème en vers libres où il était question des amours naissantes de deux camarades des Beaux- Arts. Ils s'étaient tutoyés dès le premier jour, comme tous les étu­ diants. Quand ils s'aperçurent qu'ils étaient amoureux, le jeune homme demanda à la jeune fille : « Voudrais-tu qu'on se dise vous ? » J'avais fait un pastiche de ce poème. Les héros étaient Sacha et Albert Lebrun. Après la déposition de l'ancien président, je -faisais dire à Sacha ce dernier vers : — Voudrais-tu désormais que l'on se dise vous ?

* * * . i Si j'ai parlé de cet épisode, c'est parce qu'il fut largement connu, et même démesurément grossi par les racontars. En tout cas, Sacha fut arrêté par des officieux et transporté à Drancy, où il passa deux mois. C'est là que cet homme comblé par la vie, cet ami du luxe et du badinage, montra qu'il pouvait avoir du courage dans l'ad­ versité. Ses compagnons d'internement racontent! tous'qu'il garda au milieu des barbelés dignité et bonne humeur, qu'il les égayait en racontant, comme il l'avait toujours fait, des histoires de Cour- teline, de Mirbeau et de Jules Renard, tandis qu'ils préparaient ensemble un maigre repas de sardines et qu'ils pouvaient tout redouter d'une époque de désordre dangereuse. Son affaire fut rapidement classée, car il n'y avait rien dans son dossier, mais il garda de sa mésaventure une certaine amertume. Ou était-ce déjà la maladie qui s'emparait de lui ? Toujours est-il qu'il n'a plus retrouvé la parfaite désinvolture, l'impertinente gaieté qui faisait le charme de ses pièces. Celles qu'il écrivit après la guerre n'étaient plus de la même veine. Il ne travailla pas moins pour cela. Cet enfant d'acteur et d'actrice, élevé comme un moineau, livré à sa fantaisie dès son plus jeune âge, qui avait fait vingt collèges ou lycées et pas d'études parce qu'on l'avait toujours mis à la porte au bout de quelques semaines, qui avait débuté au théâtre en amateur, avait découvert un beau matin qu'il avait du goût pour le travail et s'était mis à l'ouvrage avec une application stupéfiante. On a beau avoir de la SACHA GUITRY ^87 facilité et écrire des.comédies courtes et légères, il est tout de même assez prodigieux d'avoir fait près de cent cinquante pièces, une quarantaine de livres et autant de films, et d*avoir JQué la plupart de ces pièces et de ces films. L'avenir seul nous dira ce qui restera de son œuvre, mais l'expérience qu'on vient de faire avec Faisons un rêve, comédié-mbusse écrite pendant la guerre de 14 et reprisé • triomphalement l'hiver dernier avec un autre protagoniste, Robert Lamoureux, dans un.rôle où H semblait irremplaçable, doit être assez probante. Il a quelquefois effleuré, comme en se jouant, des observations humaines assez profondes: Dans Mon père avait raison : l'expérience est intransmissible. Dans La Pèlerine écossaise : des amants ne doivent jamais cesser d'être séduisants l'un pour l'autre. Et, dans La Jalousie, surtout au premier acte, on rencontre des remarques que Proust aurait pu écrire. Même au cinëttia, il a laissé une œuvre. Il est le seul des non spécialistes, avec Jean Cocteau, qui y ait apporté des conceptions personnelles. Il a inventé le monologue intérieur!, qui a tant servi depuis, et Le Roman d'un Tricheur est un film «tssez étourdissant. La parade des soldats de Monte-Carlo, à l'endroit et à rebours, restera comme une des jolies trouvailles de la fantaisie technique. Mieux encore, il avait été un des premiers à pressentir l'impor­ tance d'une invention nouvelle. En tout cas, c'est lui qui eut l'idée de filmer quelques octogénaires qui s'appelaient Rodin, Monet, Renoir, Degas, et qui nous a laissé l'unique docu­ ment animé sur ces prodigieux bonshommes. Je connais peu d'images aussi émouvantes que celles du père Degas refusant de se laisser prendre, rouspétant, protestant et menaçant même de sa canne de jeune opérateur impertinent qui l'avait suivi jusque dans la rue. < C'est au cinéma qu'il se consacra quand il fut atteint par une maladie terrible, incurable et douloureuse. Il n'interrompait pas le travail pour cela. On le transportait sur un fauteuil au studio ou en plein air. Laissant pousser sa barbe pour dissimuler la mai­ greur de son visage, les lunettes sur ses yeux toujours vifs, il diri­ geait les comédiens ses amis avec la même courtoisie, la même exquise bonne grâce, la même autorité souveraine. Les films de cette période sont eux-mêmes discutables. Son double souci du mot et de l'effet scénique lui ont fait mettre dans la bouche de Marie-Antoinette, de Henri IV, de Napoléon, de Louis XV, trop de plaisanteries de boulevard. Mais son tour inimitable, la non- 688 LA BEVUE chalance souriante avec laquelle il rapprochait les événements et les hommes assuraient son succès auprès du public. Passons : il ne s'agit pas ici de jugement critique. Atteint dans son corps, saisi par la souffrance, sans illusions sur l'avenir, Sacha a lutté comme un combattant et a exercé tota­ lement, jusqu'à l'agonie, son double métier d'homme et d'écri­ vain. C'est quand la mort.attendait à la porte de cette maison qu'il avait meublée et ornée avec amour qu'il a dit les mots les plus beaux de sa vie d'homme d'esprit, les plus lucides et les plus déses­ pérés. Quand il reprit connaissance après son opération, il a mur­ muré au chirurgien d'Aliène, en ouvrant les yeux : — Oh 1 Docteur, j'ai eu bien peur de vous perdre 1 Et, plus tard, au professeur de Gennes : — Voici le 'docteur, qui vient me mentir ! Il avait trop bien connu et analysé le mensonge du comédien, le mensonge du prestidigitateur, le mensonge de l'amant pour n« pas apprécier le mensonge du médecin. Il avait aussi demandé qu'on n'abrégeât pas sa vie d'une minute, fût-ce même dans l'in­ tention de l'empêcher de souffrir. Il se souvenait sans doute du Renoir de son film, les.mains percluses, peignant jusqu'au dernier jour, des pinceaux attachés à ses poignets. Tous ces traits sont d'un homme. Sacha Guitry avait été un enfant gâté des dieux. C'est en homme brave qu'il est mort, un petit matin de juillet. , JEAN FAYARD.