
SACHA GUITRY On dit que le dernier mot prononcé par Sacha Guitry avant d'entrer dans le coma a été : « Il ne faut pas que je rate mon entrée ! » C'est un mot de comédien. Comédien, Sacha Guitry l'était avant tout. Où qu'il fût, c'était le théâtre. Qu'on ne voie ici aucun persiflage. Il tenait essentielle­ ment à sa profession, à sa dignité profonde et à ce nom même de comédien (il ne disait jamais « un acteur ») dont il a fait le titre- d'une pièce sur son père. Comédien, fils de comédien, il a donné la comédie pendant cinquante-cinq ans de sa vie et, s'il écrivait ses pièces avant de les jouer, c'était uniquement pour sacrifier à la mode de notre siècle. Il aurait sans doute préféré improviser, comme au théâtre italien du xvme. Quand il n'écrivait pas et qu'il ne jouait pas, il vivait la comédie. C'est sans doute pour cela qu'on a si souvent écrit des choses injustes et fausses sur son orgueil, sur sa vanité, sur son égocentrisme. Tout* chez lui, n'était qu'attitude, mais attitude de théâtre. Il ne s'adres­ sait pas à la postérité, mais aux rangs de l'orchestre. Le théâtre l'avait accoutumé à vivre devant les autres, à penser tout haut, à n'être séparé du public que par une rampe. Il n'a jamais dit « moi, moi », comme on le prétend, ni parlé de son génie, ni méprisé le6 autres. Mais, entièrement occupé par sa profession, écrivant, répé­ tant, jouant, engageant des comédiens, jouant encore pour eu* à l'entracte ou après le dernier rideau, il n'avait pas le temps de savoir ce qui se passait ailleurs, ni ce que faisait le reste des hommes. Ne connaissant que sa vie, il se racontait. Il se racontait encore en s'appelant Franz Hais, Mozart, Talleyrand ou Louis XIV. Pour­ quoi aurait-il été chercher autre chose ? Le public s'amusait. Plus jeune que lui d'une génération, j'ai d'abord été ébloui par la fantaisie de sa jeunesse. Après le théâtre de Feydeau, de . 678. LA REVUE Fiers et Caillavet, très drôles, mais où les procédés de fabrication étaient visibles, il apportait une impertinence, une espièglerie, un parfum de poésie qui, comme disait Henri Duvernois, « avait jeté de la poussière sur ses prédécesseurs ». En lisant Nono, Le, Veilleur de nuit, La Prise de Berg-op-Zoom, en écoutant Faisons un rêve, Jean de la Fontaine et Deburau, je pensais qu'il avait hérité une partie des dons de Musset. Musset écrivait des pièces qu'il n'entendait pas faire jouer et Sacha jouait des pièces qu'il aurait pu se dispenser d'écrire. Ce n'était pas la seule différence. Sacha n'a pas écrit On ne badine pas..., ni Les Caprices de Marianne. Il n'a pas écrit : « Adieu l'amour et l'amitié I » Sa poésie volait moins haut et, souvent, par noncha­ lance, il glissait vers le vaudeville, le calembour et la scène de domes­ tiques. Mais son tour était si personnel qu'il renouvelait tout ce qu'il touchait. Le vaudeville ressemblait à la comédie, le calembour devenait de l'esprit et, quant aux scènes de domestiques, si nom­ breuses dans son œuvre qu'il leur a même consacré une pièce tout entière (Désiré), on jurerait qu'il a été le seul à traiter le sujet d'une manière humaine. C'était aussi son public et il essayait ses mots avec eux. Il était célèbre quand j'avais vingt ans. J'avais entendu cent histoires sur lui. Maurice Donnay racontait que Sacha, tout gamin, avait joué un petit rôle dans une de ses pièces, L'Escapade, et qu'il y était charmant. Sa réplique essentielle consistait à dire fièrement, quand on lui offrait de la tête de veau et qu'on lui demandait quel morceau il préférait : — L'oreille, parce que c'est le morceau du chasseur. A l'époque Charlotte Lysès, sa première femme, il avait acheté © une maison de campagne en Normandie, qu'il appelait Chez les Zoaques. Mes parents.y allaient quelquefois. Une note était affi­ chée dans le vestibule-hall : « Les invités du samedi au lundi sont prié» de ne pas dépasser le mercredi. » Sollicité de fournir une for­ mule publicitaire (on ne disait pas encore un « slogan ») pour une ceinture qui faisait maigrir, il avait écrit : i —• Grâce à la ceinture X..., mon ventre est tombé... et j'ai pu me baisser pour le ramasser. Il a toujours eu un don extraordinaire pour les formules de ce genre, qu'elles fussent de publicité ou de courtoisie. Quiconque dîne à L'Epaule de Mouton à Bruxelles (un des restaurants de la grande trilogie de la rue des Harengs) peut consulter les attesta- SACHA OUITRY 679 tions sous verre laissées par les clients les plus illustres. La meilleure est celle de Sacha : • — C'était trop bon 1 Ne me donnée pas l'addition. ; Dans de pareils cas, il avait quelques minutes pour réfléchir. Mais il n'excellait pas moins dans la répartie immédiate. Une des plu* étonnantes est celle qu'il fit, sans même prendre le temps de respirer, à Alexandre Duval, le vieux Parisien célèbre par son chapeau, ses bouillons et ses amours passées avec Cora Pearl et qui, la mémoire1 un peu défaillante, demanda un soir à Sacha des nouvelles de son grand-père, le romancier René de Pont-Jest, mort deux ou trois ans plus tôt : ' • •-"• Et commentva ce bon monsieur de Pont-Jest ? — Ah 1 ça^ dit Sacha, vous le verrez avant moi. J'ai entendu bien des histoires sur cette époque de sa jeunesse, qui fut tout émaillée de fantaisie et d'esprit bohème. Colette, qui avait fréquenté le ménage, racontait les blagues incessantes inven­ tées par Sacha et par sa complice Charlotte. Elles étaient ingé­ nieuses, compliquées, agencées comme un roman à épisodes. Colette sonne un jour à l'appartement des comédiens, où Lysés lui ouvre la porte/Aussitôt, elle crie à la cantonade : — Sacha, c'est Colette. — Qu'elle soit la bienvenue I Mais, dis-moi, elle arrive par l'es* calier ? — Bien sûr I -" 'Alors, elle a dû le rencontrer ? — Oh ! Forcément ! Le dialogue préfabriqué se poursuivant finit évidemment par provoquer la demande de Colette : — Rencontré ?... mais qui ça ? Et la question ingénue amène aussitôt une réplique courte, un peu truculente, qu'on peut deviner. Colette rit simplement, comme la plupart des autres victimes. Car le jeu est une sorte de scie. Il s'agit de prendre le plus de gens possible et par les moyens les plus divers, les plus imprévus, les plus raffinés. Une seule réagit mal. C'est Fernand Vandérem, qui se pique et qui commet l'immens'e imprudence de dire : -. .*.. Cette foisj Sacha, je ne trouve pas ça drôle. Je. suis même / 680 LA REVUE un peu surpris qu'un homme aussi spirituel que vous se'livre à de telles plaisanteries. Dès lors, la vie de Fernand Vandérem fut empoisonnée pendant des mois. Partout, des complices imprévus de Sacha, des rabatteurs soudoyés, des commis d'épicerie, des employés de pharmacie et des marchands de journaux le forçaient, après de grands détours, à poser la question fatale : — Alors, vous l'avez vu ? — Qui ça ? Et la réponse, la réponse affreuse tombait comme un couperet. Hanté, poursuivi par la scie idiote jusque dans son sommeil, Van­ dérem n'osait plus sortir, ni parler. Il pesait ses mots, se gardait de toute question et risquait de perdre une gaieté qui, pourtant, se portait bien. Pour retrouver la paix, il lui fallut bien rendre les armes à son tortionnaire. Ce goût de la blague, Sacha devait le garder toute sa vie, même quand il augmenta en importance, en célébrité, en embonpoint, en majesté. A une de ses tantes qui. adorait la glace, il offrait, dans un verre hémisphérique, une boule de billard, et la brave dame un peu myope se précipitait, la cuiller en avant, sur l'ivoire solide d'une glace à la framboise ou d'un sorbet àU'ananas., Il eut pour secrétaire, à l'époque Yvonne Printemps, un garçon charmant, mais un peu étourdi et même ahuri, qui s'appelait Vol- lerin et qui devait le quitter plus tard pour aller chez les Dolly Sisters. Vollerin était une cible magnifique pour les facéties de Sacha. A la fin du mois, quand il présentait les comptes de la maison, Sacha chaussait ses lunettes de la manière impériale qu'il savait mettre dans ce geste, faisait semblant de lire attentivement les pages du carnet, tombait tout à coup en arrêt quelque part et disait, de sa voix grave : — •Oh ! Mon Dieu ! Ecoutez, mon cher Vollerin, je n'aime guère éplucher les comptes et je n'entends pas grand-chose au prix des denrées alimentaires, mais je lis là (c'était vers 1926) : « Moutarde : 2.834 francs. J'aime beaucoup la moutarde et je reconnais que nous devons en consommer pas mal. Mais, tout de même, 2<834 francs de moutarde en un seul mois, cela me paraît beaucoup. Vollerin s'affolait, bredouillait : — Mais, Monsieur Guitry ! Il doit y avoir une erreur. Ce n'est pas possible ! En effet, ce n'était pas possible. La rubrique moutarde se mon • SACHA GUITRY 681 tait en réalité à 12 où à 18 francs, mais le brave secrétaire «marchait » à tous les coups. Même au théâtre, qui était pour lui un lieu de travail sacré, son goût de la farce ne l'a jamais abandonné. A ses débuts, il n'était pas sérieux, il manquait les répétitions et c'est pour cela qu'il avait eu avec son père une fâcherie qui allait durer plus de dix ans.
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