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Ciné-Bulles Le cinéma d’auteur avant tout

Critiques Octobre Charachar Clerks Principio y fin Look Forward in Anger Personne ne m’aime les Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel Lou n’a pas dit non Yves Lever, Michel Euvrard, Jean Beaulieu et Myriame El Yamani

Volume 13, numéro 4, automne 1994

URI : https://id.erudit.org/iderudit/33877ac

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Éditeur(s) Association des cinémas parallèles du Québec

ISSN 0820-8921 (imprimé) 1923-3221 (numérique)

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Citer ce compte rendu Lever, Y., Euvrard, M., Beaulieu, J. & El Yamani, M. (1994). Compte rendu de [Critiques / Octobre / Charachar / Clerks / Principio y fin / Look Forward in Anger / Personne ne m’aime / les Gens normaux n’ont rien d’exceptionnel / Lou n’a pas dit non]. Ciné-Bulles, 13(4), 50–59.

Tous droits réservés © Association des cinémas parallèles du Québec, 1994 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

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OCTOBRE et permet de mieux creuser le sujet (rien de plus détestable que les intrigues secondaires ne cherchant de Pierre Falardeau qu'à accrocher le spectateur, défaut fort répandu dans le cinéma québécois actuel). Bonne décision par Yves Lever aussi que celle de ne pas leur donner de noms, car Francis Simard, dans son livre, ne parle que du ourquoi un autre film surOctobre 70? Pourquoi «nous» du groupe. Mais les personnes au courant de pas! Malgré des livres entiers, des rapports de l'histoire peuvent reconnaître qui est qui, car la P commissions d'enquête, des milliers d'articles caméra ne peut s'empêcher de personnaliser; il faut — et une bonne dizaine de films s'y rapportant bien montrer celui qui est suivi par des policiers ou directement ou métaphoriquement1, l'événementn'a les deux qui sont dans la maison de la rue Armstrong pas encore épuisé tout ce qu'on peut en dire... On au moment de l'exécution. Moins pertinent, ce­ n'en connaît pas encore toutes les facettes et on n'en pendant, le type d'interprétation exaltée et appuyée a encore tiré que des interprétations partielles et que le réalisateur a demandé à ses comédiens, pas partiales. Et puis, l'événement ne contient-il pas tous toujours à la hauteur. On a souvent de la difficulté à les ingrédients d'un bon scénario? croire en eux, même quand on s'efforce de ne pas leur juxtaposer les visages trop bien connus des vrais Qu'apporte de neuf l'Octobre de Falardeau? Son felquistes. Le plus souvent cadrés en gros plans, ils projet et la structure dramatique qui en découle se ont peine à créer une atmosphère vraisemblable. Le perçoivent facilement: raconter ce que les frères Paul jeu est trop appuyé, alors que c'est une «histoire et Jacques Rose, Francis Simard et Bernard Lortie vécue» que le générique initial affirme nous présenter. ont vécu durant la semaine du 10 au 17 octobre 1970 quand ils ont enlevé, séquestré et finalement exécuté Avec ce choix, Falardeau se donnait une difficulté le ministre Pierre Laporte. Le récit s'y conforme supplémentaire. En écartant tout contre-champ ex­ rigoureusement: la caméra témoin n'accompagne plicatif, il devenait ardu de contextualiser suffi­ toujours qu'un ou plusieurs membres du groupe et samment les gestes pour créer la cohérence de toute tout ce qui est contre-champ n'entre dans l'action l'opération. On ne peut dire qu'il ait réussi; celui qui que par la télévision, le téléphone, la radio, un a une bonne mémoire ou qui a beaucoup lu saisit les journal. Rarement a-t-on vu une caméra coller si références à Bourassa ou à Choquette, connaît l'im­ exclusivement aux personnages dont elle assume la portance de la lettre de Laporte à «Mon cher Ro­ position. bert...», mais que comprendra de tout cela lajeune génération? Je sais bien que Falardeau ne veut pas On connaissait déjà ce récit avec Pour en finir avec tout expliquer, espérant plutôt que son film donne le Octobre de Francis Simard2, dont le film se veut une goût aux étudiants de cégep d'aller lire sur son sujet1. transposition. Falardeau lui reste fidèle, tant pour les Mais alors pourquoi faire un film? Faut-il lire des faits que pour le sens que les felquistes donnent à leur centaines de pages pour en saisir les tenants et action. Les détails ajoutés semblent tout à fait dans aboutissants? l'esprit du récit originel. Là réside F intérêt principal du film: des faits plus ou moins oubliés sont main­ Bonne idée aussi, quoique cliché, de commencer le tenant diffusés au grand public. film par la dernière étape de l'action, le transport du cadavre là où il sera découvert. Cela évite le faux Mais cela ne suffit pas. Pour qu'il vaille vraiment la suspense pour le spectateur moins informé. Cette peine d'en faire un film, il aurait fallu qu'on présente scène tout en douceur et délicatesse, comme les cette information dans une structure dramatique co­ autres contacts avec l'otage, révèle mieux que tout le hérente (un film qui se tient comme film) et qu'on y reste ce qui se passe dans le cœur des felquistes. Elle propose une interprétation nouvelle, en somme, qu'on s'achève toutefois sur une musique tonitruante à la décolle un peu de la réalité pour lui donner un manière des plus détestables thrillers américains. Ce caractère plus universel. Comme les Ordres de même type de musique intervient d'ailleurs à plusieurs Michel Brault, qui parle autant des techniques de des pivots dramatiques; elle fait rager de plus en plus, répression que des simples Événements d'octobre. le summum arrivant lors de la descente policière dans la maison d'en face. On comprend l'excitation Le scénario ne manquait pas de défis intéressants. Le et la peur des «héros», mais tout de même! Cette choix de s'en tenir uniquement au vécu des ravisseurs production de synthétiseurs (tout a fait semblable à semble pertinent, car il favorise l'unité d'ensemble celle des Filles de Caleb ou de Scoop) plaira peut-

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DenisTrudelet Luc Picard dans Octobre de Pierre Falardeau (Photo: Jean F. Leblanc) être au jeune public, mais elle entre en contradiction injustifiable». Le problème vient de ce que la suite ne avec la réflexion que veut provoquer le film. Falardeau démontre aucun des deux termes, dont il aurait n'en est pas à une contradiction près... Une autre d'ailleurs fallu expliquer la dimension paradoxale. étant ces bruits en stéréo pour augmenter l'effet de Ni les conversations des protagonistes, et elles sont réalité (très à la mode),mais qui détruisent souvent la nombreuses, ni rien de ce qui arrive de l'extérieur ne magie cinématographique. démontrent la «nécessité» de l'exécution. Ils ne veulent pas tuer, semblent même penser qu'ils des­ À l'opposé, on n'a qu'un silence glacial et un long servent ainsi la cause, mais ne s'écartent pas du plan-séquence fixe du mur de la cuisine au moment projet initial — plus spontané que calculé — pour de l'exécution, qui se déroule complètement hors- que les ennemis ne pensent pas qu'ils n'étaient pas champ, dans la pièce d'à-côté. Ce n'est pas un sérieux. La crainte de «perdre la face», leur façon de mauvais choix esthétique, car personne n'a encore s'accrocher au moindre signe de possible déblocage Octobre révélé ce qui s'est passé à ce moment-là. Mais l'effet dans les négociations révèlent d'elles-mêmes leurs 35 mm / coul. /97 min / tombe à plat, car il «déréalise» trop l'événement. Ici principales faiblesses: leur insécurité psychologique 1994/fut. /Québec une musique appropriée aurait peut-être été et le caractère anarchique de leurs désirs. Ils tuent préférable. Ou bien une lente fermeture au noir finalement, malgré l'illogisme du geste, parce qu'ils Réal. et scén. : Pierre Falardeau suivie d'une ouverture sur le même décor. Car on a «sont responsables de ce qu'ils ont commencé», ce (d'après le livre de Francis peine à croire que tout se soit déroulé si vite. Cette qui, intellectuellement, est absurde et indéfendable. Simard scène aurait dû marquer le sommet de la construction Le spectateur se dit que ce n'est pas possible, que le Pour en finir avec Octobre) dramatique du film. Elle est presque banalisée par groupe a dû discuter longuement et laisser mûrir le Image: Alain Dostie son traitement. sens de chaque geste. Le film montre le contraire et Son: Jacques Drouin Mus.: Richard Grégoire en cela il reprend ce que Simard a écrit: toute cette Mont.: Michel Arcand Le principal malaise provoqué par Octobre vient opération a été avant tout un cri du cœur et du ventre, Prod.: Bernadette Payeur et toutefois de ce qu'il ne présente pas vraiment un jamais une tactique s'inscrivant dans une stratégie. Marc Daigle - ACPAV point de vue d'auteur sur ce qui est raconté. Falardeau Les objectifs étaient clairs, l'indépendance du Québec Dist.: C/FP Distribution et un nouveau type de société, mais restaient vagues. Int.: Hugo Dubé, Luc Picard, semble en affirmer un dès le début en mettant en Pierre Rivard. Denis Trudel. exergue une expression de Camus, «nécessaire et Simard et ses amis se méfiaient des intellectuels qui Serge Houde

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voulaient leur faire lire Fanon ou Memmi, les «bibles» «pas nécessaire» et presque pas justifiable... Car la des mouvements de libération dans les années 604. conscience politique, comme le cinéma militant, a Sur l'écran, les felquistes ne réagissent qu'à un besoin de plans d'ensemble, de profondeur et de niveau viscéral, avec des réflexions du genre «c'est contre-champs, non de drames intimistes univo- dur de se retrouver dans la position d'un screw» ou ques. • «c'est tof, c'est sale, ça pue la révolution», ou encore «t'essaye de te sortir de la marde, pis tout ce que tu 1. En plus des très connus les Ordres de Michel réussis, c'est de faire encore plus de marde». Brault, les Événements d'octobre de Robin Spry, Bingo de Jean-Claude Lord, les Années de rêves de Quant à l'aspect «injustifiable», il va presque de soi, Jean-Claude Labrecque, il ne faut pas oublier l'île tellement la réflexion reste sommaire. Simard lui- jaune de Jean Cousineau, les Smattes de Jean- même emploie le terme et ajoute: «J'ai des raisons. Claude Labrecque et une série de documentaires Je dois vivre avec. Je n'ai pas de justifications.» (p. comportant des références importantes: Faut aller 70) La moitié de son livre explicite ces raisons qui parmi l'monde pour le savoir de Fernand Danse­ tiennent autant de l'idéal politique que de la rage reau, Tranquillement pas vite de Guy-L. Coté (ces devant l'injustice. On aurait pu souhaiter que le film deux-là tournés au moment même des événements), explicite davantage ces «raisons» plutôt que d'insister 24 Heures ou plus de Gilles Groulx, le Québec... avec lourdeur sur les états d'âme des protagonistes un peu... beaucoup... passionnément, de Dorothy ou sur des anecdotes accessoires comme celles du Todd Hénaut. On pourra lire mon article «Octobre «maquillage à la brique» ou de l'appétit vorace de 70 dans le cinéma québécois», Cinéma Québec, l'un. Volume 4, numéro 5, 1975, p. 10-15 et Pierre Vé­ ronneau, «L'indice d'octobre», Revue de la Falardeau fait lire par un felquiste le beau poème Cinémathèque, numéro 8, octobre-novembre 1990, «l'Octobre» de Gaston Miron (dans l'Homme p. 9-11. rapaillé). Voilà qui ressort des «raisons», mais qui 2. Publié chez Stanké en 1982. ne fait guère avancer la réflexion sur les justifications. 3. Interview à24 Images, numéro 67, été 1993,p. 14. Relisant ce poème, m'est venue immédiatement à 4. Dans le dossier de presse: «Ah oui! Aussi pour l'esprit la réflexion que fait Marco, le professeur nous faire comprendre Octobre, Falardeau nous a d'histoire dans Jonas qui aura 25 ans en l'an 2000 conseillé des lectures: Fanon pis j'sais 'pu' quoi... d'Alain Tanner (dont les films des années 70 Des livres pas 'lisables'». Hugo Dubé, jouant «le s'apparentent au cinéma québécois par leur thé­ gros», personnifiant Paul Rose... matique de la «suite du monde»): «toutes les révo­ lutions jusqu'à présent n'ont été que des revanches du passé, non des ouvertures sur l'avenir».Octobre de Pierre Falardeau va exactement dans ce sens: montrer un cri du cœur (ou du «ventre», mot que préfère Simard) qui n'est que revanche du passé. Presque 25 ans après les événements représentés et tant d'heures de discussions, on ne peut plus se satisfaire de ce niveau de conscience. S'il est rai­ sonnable de penser que les felquistes de l'époque n'avaient atteint que ce stade de réflexion, il ne paraît pas acceptable qu'un cinéaste l'épouse si religieu­ sement dans les années 90.

Falardeau nous avait habitués depuis presque 20 ans à l'absence de nuances, aux outrances de langage, aux extravagances de l'image et aux dialogues crus. Le traitement d'Octobre se veut provocateur (raco­ leur par son univers sonore), mais le propos tombe dans le «politiquement correct» (victimes de la terre, unissez-vous...) et ne peut accrocher que ceux qui n'ont pas encore fait l'effort minimum de réflexion sur le monde qui les entoure. Ce qui en fait un film Charachar

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CHARACHAR de Buddhadeb Dasgupta

par Michel Euvrard

akha et son partenaire plus âgé sont des chasseurs d'oiseaux: ils prennent au filet des L oiseaux ornementaux qu'ils revendent à un grossiste. Lakha vit difficilement de ce métier parce que, bien que fils et petit-fils de chasseur, il déteste emprisonner et vendre les oiseaux, et en libère plus qu'il n'en garde.

Lakha essaie pourtant d'être un partenaire fiable, un' bon époux (sa femme et lui ont perdu quelques Brian O'Halloran et Marilyn Ghigliotti dansC/erts de Kevin années plus tôt un petit garçon de quatre ans), mais Smith c'est plus fort que lui, il est incapable de se plier à la rationalité marchande, d'emprisonner les oiseaux, CLERKS de les vendre. Il accompagne pourtant son partenaire à la ville pour vendre leurs captures directement à un marchand, mais ne supporte pas que celui-ci leur de fasse servir à manger de l'oie «qui vient de leur coin de pays» et repart avec ses oiseaux. par Jean Beaulieu De même, Lakha essaie de se conformer à 1 ' image du «vrai homme» capable de dominer sa femme, de la ilmé en noir et blanc avec un très petit budget reconquérir après son départ en se battant avec son (27 000$) à Highlands, une banlieue quelcon­ amant. Il le fait, puis aussitôt renonce: il comprend F que du , Clerks, qu'on pourrait les raisons de sa femme, dans ses aspirations, et comparer à un croisement entre Wayne's World et l'engage à repartir avec l'amant qu' il vient de battre. Stranger Than Paradise, dévoile un nouveau pan du jeune cinéma américain indépendant. Si partout ailleurs Lakha est un homme anonyme et dépossédé, sur le lieu de la chasse il est dans son Un peu comme Hal Hartley, dont le cinéma repose en élément. C'est un terrain planté d'arbres assez es­ grande partie sur les dialogues, Kevin Smith, exploi­ pacés, au feuillage léger, de couleurs vives et fraîches; tant tout de même une forme d'humour collégien y régnent l'harmonie et la sérénité, un équilibre entre assez percutant, se lance dans l'aventure filmique verticales et horizontales, immobilité et déplace­ avec une certaine hardiesse et beaucoup de simplicité ments. Les chasseurs y ont, pour cueillir les oiseaux (nombreux plans fixes, montage assez minimaliste, dans les filets, des gestes caressants de soignants. caméra près des protagonistes). Pari tenu jusqu'au Charachar C'est le lieu privilégié de ce film simple, linéaire, bout, il a su capter l'intérêt du spectateur en déclinant scandé par le retour de ces séquences de chasse. une trame ténue en un maximum de variantes. 35 mm / coul. / 86 min / Jamais cependant la réalité «ordinaire», dans laquelle 1993/fict./Inde sont ancrés les autres personnages, n'est dépréciée. Fortement autobiographique comme la plupart des Réal. et scén. : Buddhadeb Et si Lakha y échappe finalement dans une sorte de premières œuvres, Clerks distille un regard amusé Dasgupta (d'après une lévitation mystique qui le transporte au bord de la sur une situation des plus banales: la journée de nouvelle de Prafulla Ray) mer où il est réuni à son fils, qui «plante» son oiseau Image: Soumendu Ray travail de deux commis, Dante (Brian O'Halloran), Son: Jyoti C hatterjee mort dans le sable pour qu'il donne naissance à un qui tente du mieux qu'il peut de s'occuper d'un Mus.: Biswadeb Dasgupta «arbre à oiseaux», et s'il s'y accomplit, il est clair dépanneur (tout comme le réalisateur au moment de Mont. : Ujjal Nundy aussi qu'il s'y abîme, et que la direction qu'il a prise tourner son film), et Randal (Jeff Anderson) d'un Prod. : Shankar Gope. Gita ne vaut que pour lui. Mystique, mais sans religion et Gope el Gope Movie club vidéo voisin. Le premier est un être tourmenté, Int.: Rajit Kapoor, Laboni sans prosélytisme, Charachar de Buddhadeb qui se pose des tas de questions et se fait beaucoup de Sarkar. SadhuMehar. Shankar Dasgupta est un beau film apaisant. • souci dans l'exercice de ses fonctions, notamment à Chakraborty

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propos du nombre d'hommes avec qui sa petite amie, res œuvres de certains écrivains américains (par Veronica (Marilyn Ghigliotti), a couché. Le second exemple John Steinbeck), où chaque chapitre traite fait face à la vie de façon très désinvolte, s'occupant d'un personnage ou d'un récit qui pourrait constituer davantage à ne pas travailler qu'à satisfaire ses un tout en soi (court métrage ou nouvelle). clients. Mais ce qui sauve le film de la banalité, c'est F urgence de filmer du cinéaste, le besoin de montrer Kevin Smith se réclame autant d'un Cassavetes (un le monde qu'il connaît (il a en effet tourné dans son certain don pour l'improvisation et une attention patelin avec, on le devine, un certain nombre de ses particulière au jeu des comédiens) que d'un Jarmusch copains) en le transformant juste assez pour être en (l'absurdité ou la banalité des situations et le laxisme prise directe sur le réel, mais tout en y intégrant des de ses personnages). On pourrait également lui trouver situations loufoques relevant tantôt du comique une certaine parenté avec Michael Moore, le réa­ d'observation (l'acharnement maniaque de clients à lisateur de Roger and Me, ne serait-ce que par sa trouver le produit parfait), tantôt de moments quasi façon de manier l'humour, fortement ancré dans surréalistes (la partie de hockey sur le toit, la séquence l'américanité. D'ailleurs, ce film n'aurait pu être du pervers dans la toilette, etc.). tourné ailleurs qu'aux États-Unis (ou à la rigueur au Canada anglais), tant à cause de ses références po­ Si Personne ne m'aime est un film de filles, Clerks pulaires (comme en témoignent le langage truffé de est sans contredit un «trip de gars», centré sur nos mots de quatre lettres, le cadre suburbain impersonnel deux lurons en mal de distractions. Les femmes sont et la musique, plutôt heavy rock) que de sa liberté de presque absentes et certains des personnages mas­ ton. culins secondaires ont un comportement et un discours misogynes. Mais le film ne l'est pas, grâce en partie Bref, il est difficile de trouver des équivalences à au personnage de Veronica et au dénouement. Clerks dans le paysage cinématographique mondial, et même nord-américain. Sans compter qu'il est La forme du film, avec ses nombreux intertitres au presque impossible d'en raconter l'histoire sans tout vocabulaire recherché, rappelle la division en cha­ dévoiler: il s'agit donc bien d'un film, et rien d'au­ pitres de romans, empruntant la structure des premiè­ tre...!

Clerks

35 mm /n. et b. / 90 min / 1993/fiel. /États-Unis

Réal. et scén.: Kevin Smith Image: David Klein Son: Scott Mosier Mus.: Scott Angley Mont.: Scott Mosier et Kevin Smith Prod.: View Askew Productions. Scott Mosier et Kevin Smith Dist.: Alliance Int.: Brian O'Halloran, Jeff Anderson, Marilyn Ghigliotti. Lisa Spoonauer

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PRINCIPIO Y FIN cinéma est l'héritier naturel, mais il les retourne Principio y fin systématiquement et sardoniquement contre eux- d'Arturo Ripstein 35 mm / coul. / 190 min / mêmes. 1993 /fiel./Mexique par Michel Euvrard Cette littérature et ce cinéma populaires sont généra­ Réal.: Arturo Ripstein lement, sous un réalisme superficiel, tout à fait Scén.: Paz Alicia n petit employé meurt prématurément, lais­ réactionnaires et aliénants par leur respect des valeurs Garciadiego (d'après un roman de Naguib Mahfouz) sant sa famille dans le besoin. La veuve conventionnelles et de la hiérarchie sociale, par leur Image: Claudio Rocha U décide de tout miser sur la réussite du plus manichéisme — il y a des bons et des méchants — et Son: Antonio Diego doué des enfants, Gabriel, et convainc les autres de leur «happy end» obligé — les méchants sont Mus.: Lucia Alvarez se sacrifier pour lui. «Plus tard, il vous le rendra», finalement punis et les bons récompensés. Dans Mont.: Rafael Castanedo Principio y fin, les personnages font eux-même leur Prod.: Alfredo Ripstein. leur dit-elle. Le fils aîné, Guama, ivrogne et bon à Imcine, et Alameda Films rien devient videur dans une boîte de nuit et quitte la propre malheur. Malgré les démentis que leur oppose Int.: Julieta Egurrola. Ernesto maison. Tandis que Gabriel prépare son entrée à continuellement la réalité, ils s'obstinent à se Laguardia. Bruno Bichir. Al­ l'université puis, une fois admis, un concours de soumettre à des valeurs et des idéaux vidés de berto Estrella. Lucia Munoz, bourse, Nicolas interrompt ses études et accepte un substance: obsession de tenir son rang, religion de la Blanca Guerra. Veronica Mer- poste d'inspecteur d'école à Vera Cruz. La cadette, réussite, répartition traditionnelle, phallocratique des chant Mireya, quitte l'école et fait de la couture à domicile. rôles, etc. D'échec en échec, ils tiennent le cap Tous trois versent une partie de ce qu'ils gagnent jusqu'au désastre final! pour financer les études de Gabriel. La démonstration, implacable, pourrait sembler sèche Ripstein entremêle habilement les épisodes et mécanique si Ripstein ne lui donnait de l'épaisseur, successifs, uniformément désastreux, de la vie des une odeur de peau, en filmant principalement en quatre enfants: Guama, qui vit en concubinage avec intérieurs étroits, bas de plafond, encombrés, très une prostituée au grand cœur, se livre au trafic de laids, et près des corps; cette proximité et la façon drogue. À Vera Cruz, Nicolas a une liaison avec sa dont les personnages se touchent suggèrent la hantise logeuse, une veuve avec deux enfants et son père de la chair, la tentation de l'inceste. Bien des choses impotent à charge. Mireya, déflorée par l'apprenti louches se cachent et se jouent derrière les sentiments boulanger du coin de la rue qui lui promet le mariage, légitimes, et justement parce qu'ils sont autorisés; apprend par hasard — une robe de marié qu'elle est qu'il prenne toute la place comme celui du père dans en train de coudre est celle de sa fiancée — qu'il en le Château de la pureté, ou qu' il semble relativement épouse une autre et se fait prostituée. Un malheur en retrait comme celui de la mère dans la Reine de n'arrivant jamais seul, Gabriel met enceinte sa petite la nuit et dans Principio y fin, l'amour parental, amie (dans le cœur de laquelle il a d'ailleurs supplanté chez Ripstein, est toujours un amour-monstre. • Nicolas). Comme il n'est pas question qu'il hypo­ thèque son brillant avenir en épousant prématurément une fille de milieu et de fortune modestes, Nicolas est rappelé à Mexico et sommé de se substituer à Gabriel LOOK FORWARD IN ANGER et d'accepter la fille et l'enfant à venir. de Nicolae Margineanu

Entretemps, la mère a détruit le sac de drogue que par Michel Euvrard Guama lui a confié, et celui-ci se fait sérieusement Look Forward in Anger tabasser par ses fournisseurs. De son côté, Gabriel e père, ouvrier au chantier naval, a été mis à 35 mm / coul. / 90 min / n'obtient pas sa bourse — il ne suffit pas d'avoir de pied et traîne dans les rues avec un camarade 1993/fut. /Roumanie bonnes notes, lui explique un professeur, il faut aussi L à l'affût de petits travaux. La mère fait la avoir les bonnes relations. Découvrant alors que sa queue à l'épicerie, la boulangerie ou la boucherie. La Réal.: Nicolae Margineanu sœur se prostitue il la pousse au suicide, puis se fille se prostitue pour fréquenter l'université. Le fils Scén. : Petre Salcudeanu Image: Alexandra Solomon suicide lui-même. cadet entre dans une bande d'enfants qui apprennent Son: Silviu Camil à voler dans les voitures. Au bordel, aménagé dans Mus.: Petre Margineanu Ripstein emprunte donc les personnages (les victimes un bateau sur le port — on y conduit les clients, les Mont.: Nita Chivulescu méritantes), les thèmes (le désir d'ascension sociale, yeux bandés, dans la chambre où ils découvrent leur Prod.: Romaniafilm partenaire — le fils aîné, mécanicien de grue, se Int.: Remits Margineanu. la ruine, etc.) et les schémas narratifs (les récits Luminita Gheorghiu. Cristian alternés des tribulations des personnages) du mélo­ retrouve en face de sa sœur. Fou de rage et d'hu­ lacob. Simona Ciobanu. Ion e drame et du roman populaire du XIX siècle dont le miliation, il démolit le bordel avec sa grue; il est Haiduc, Laurenliu Albu

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Personne ne m'aime condamné à la prison. Sa sœur et son jeune frère PERSONNE NE M'AIME partent pour la capitale, où elle devient vendeuse 35 mm / coul. / 95 min / de Marion Vernoux 1993 /fict. / France-Suisse dans un bazar et lui, enfant de la rue. par Jean Beaulieu Réal. et scén.: Marion L'action se situe en Roumanie, aujourd'hui, dans un Vernoux port de la mer Noire dont les chantiers navals ont été Image: Éric Gautier privatisés, mais sans changer de dirigeants — ce qui Son: Jean-Louis Gamier enant tout droit de nulle part, une jeune Mus.: Arno explique que le père, «dissident» sous Ceaucescu, ait cinéaste française de 28 ans, Marion Ver­ Mont.: Patricia Ardouin été mis à pied. Les ouvriers des chantiers tiennent un V noux, nous livre son premier long métrage Prod.: Didier Haudepin - grand rassemblement devant l'immeuble de la di­ pour le cinéma, un petit road movie au féminin qui se Bloody Mary Productions rection pour débattre de l'éventualité d'une grève; situe aux antipodes de Thelma et Louise. Dist.: Prima Film Int.: Bernadette Lafont. Bulle juché sur le toit de l'immeuble, le père harangue ses Ogier, Lio, Michèle Laroche, anciens compagnons. L'hélicoptère de la police, qui Le film se compose de deux histoires parallèles dont Maaïké Jansen, Jean-Pierre surveille la manifestation, s'approche à le frôler. Le les fils se croiseront inévitablement: une jeune femme Léaud, Judith Vittet, André souffle des pales le déséquilibre et il s'écrase au sol. (Lio) tente de trouver le bonheur auprès de diverses Marcon, Antoine Chappey conquêtes nocturnes en espérant que le destin lui fera Au parloir de la prison, le fils aîné, pâle, éteint, rencontrer le type qui pourra l'aimer, elle et sa méconnaissable, refuse le colis que lui apporte sa fillette, tandis que deux sœurs dans la cinquantaine, mère. C'est la descente aux enfers, la désintégration l'une complètement désabusée des hommes (Ber­ et la démoralisation d'une famille de Fex-«aristocratie nadette Lafont) et qui n'a pas su bien comprendre sa ouvrière» d'un pays socialiste, provoquée par la fille, l'autre (Bulle Ogier) craignant que son mari la nouvelle conjoncture politico-économique; loin trompe, partent ensemble sur les routes de France à d'être grise et monotone cependant, elle est marquée la recherche d'un hôtel où le mari de la seconde est par des épisodes comiques (le père qui fait la chasse susceptible de se trouver. Elles se lient d'amitié avec aux chiens errants—et aux autres—pour la fourrière l'hôtelière (Michèle Laroque) qui, lasse de son Jules municipale), incongrus (le rituel de la conduite des plutôt passif, décide de se joindre au duo, accom­ clients dans les chambres du bordel) ou spectaculaires pagnée d'une de ses employées (Maaïké Jansen), (la destruction du bordel à coups de grue), qui, mariée, heureuse mère de 11 enfants et qui désire voisinant avec la description réaliste de la vie quo­ simplement profiter de cette folle escapade pour voir tidienne difficile, la relèvent d'un grain de folie la mer... sauvage très caractéristique. Comme l'est le ton sur lequel cela est raconté, sans attendrissement, ni Film féministe mais non misandre, les hommes n'y trémolo moralisateur ou plaidoyer humaniste, avec ont toutefois pas le beau rôle: ils sont soit chiants, une amertume, une âpreté tranchantes, des ruptures faibles, absents, superficiels ou impuissants! Toute et des éclats de rire grinçants, politesse du désespoir: la place est laissée aux femmes, y compris trois rôles le mieux n'est pas pour demain. La colère — rentrée, importants et intéressants de femmes «ordinaires» refoulée — dont parle le titre anglais? Oui, peut- pour des comédiennes extraordinaires, denrée qui être. • s'avère de plus en plus rare pour ces actrices qui approchent ou atteignent la cinquantaine. Comme le mentionnait Bulle Ogier dans une récente entrevue, il est rare que l'on montre des femmes de cet âge sous un jour marrant, fantaisiste, même si leur vie n'est pas toujours rose.

Outre les dialogues savoureux, le jeu bien synchrone des comédiennes et comédiens, le rythme parfai­ tement soutenu et la gravité sous-jacente que laisse à peine filtrer le ton plutôt léger, ce qui frappe le plus dans ce film tourné en 16 mm, gonflé en 35, est son traitement. Vraisemblablement, les couleurs ont été saturées au tirage, ce qui confère une drôle de texture au film. Marion Vernoux ne cherche pas à faire dans Personne ne m'aime de Mario la «belle image», présentant souvent ses comédiennes Vernoux sous des angles très crus, peu flatteurs, mais tout à

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fait en accord avec son propos. 11 ne faudrait surtout pas voir là un manque de rigueur formelle... bien au contraire!

Bien qu' on ne puisse considérer Personne ne m'aime comme un chef-d'œuvre, il remplit toutefois son mandat: c'est un film réussi, et on ne lui en demande pas plus. Avec Patricia Mazuy, Pascale Ferran, Lau­ rence Ferreira Barbosa, Catherine Corsini et quelques autres, Marion Vernoux pourrait bien constituer la nouvelle garde des cinéastes françaises (reprenant le flambeau longtemps tenu en solitaire par Agnès Varda, et qu'ont ensuite porté, entre autres, Coline Serreau et Diane Kurys), qui nous donnent à voir sans doute les films les plus intéressants du «jeune cinéma» de l'Hexagone. •

LES GENS NORMAUX N'ONT RIEN D'EXCEPTIONNEL de Laurence Ferreira Barbosa

par Myriame El Yamani

artine (Valeria Bruni-Tedeschi) a 25 ans. Depuis qu'elle a quitté François (Serge emmerdeuse typique. Sa question: exister. Sa quête: Les Gens normaux n 'ont rien Hazanavicius), tout a basculé. Elle n'arrive le bonheur. Et elle va fatiguer tout le monde avec ses d'exceptionnel de Laurence M Ferreira Barbosa plus à donner un sens à sa vie. Elle s'énerve au exigences loufoques, son refus des mots et des vies téléphone en essayant de vendre des salles de bain, préfabriqués. C'est alors que la cinéaste lui tend la elle fume sa cigarette, la tête penchée au-dessus du main, tendrement et simplement, pour la sortir de là. vide, elle court avec son panier en osier et sa veste de tweed avachie. Une fille normale, direz-vous, de nos Porté à bout de bras par Valeria Bruni-Tedeschi, jours. Jusqu'au moment où, mue par une pulsion tourbillonnante de vitalité malgré sa «dépression incontrôlable, elle se frappe la tête contre la vitrine passagère», ce film marque un certain renouveau d'un bijoutier, revient à la vie, mais ne sait plus dans le mélange docu-fiction. On pourrait penser à comment elle s'appelle. Elle ajuste une idée fixe: sa Depardon et ses psychiatrisés, mais les autres per­ Les Gens normaux n 'ont chaussure qu'elle a perdue... sonnages qui tournent autour de Martine sont plus rien d'exceptionnel polymorphes. Ils ont leurs petites folies, mais ils ne 35 mm /coul. /103 min / Les Gens normaux n'ont rien d'exceptionnel, le débordent jamais du cadre qu'ils se sont fixés, c'est- 1993/fict./France premier long métrage de Laurence Ferreira Barbosa, à-dire leur vie close. Même Germain (Melvil Pou- est touchant de vérité. Des images un peu rough, un paud) n'arrive pas à faire sérieux dans son rôle du Réal.: Laurence Ferreira rythme endiablé, des situations cocasses, un monde marginal, qui lit des poèmes et se fout de tout. Barbosa Scén.: Laurence Ferreira «exceptionnel» qui n'est pas tout à fait «normal». Ou Barbosa, Santiago le contraire. Car Martine se retrouve dans un hôpital Le deux-temps, deux mouvements de ce filmes t bien Amigorena, Berroyer et psychiatrique pour se reposer et se retrouver, pour agencé: d'un côté, l'instabilité, le lunatisme de Mar­ Cédric Kahn reprendre en main sa vie. Ou celle des autres, comme tine dans les suites de la rupture avec son ami dans un Image: Antoine Héberlé Jean (Frédéric Diefenthal), un intoxiqué du walkman Mus.: Cesaria Evora. Cuco monde «normal», de l'autre, la rage de vivre et Valoy et Melvil Poupaud qui ne contrôle pas sa violence intérieureetextérieure, d'aider les autres, jusqu'à même les obliger à avoir Mont.: Emmanuelle Castro ou Anne (Claire Laroche), une hyper-timide, qui des objets de désirs (Anne et son amour imaginaire) Prod. : Gemini Films, BC fantasme sur ses amours et ne peut pas marcher. dans les séquences de l'hôpital psychiatrique, un Films et BVF monde dit «anormal». Mais, contrairement aux do­ Dist.: Prima Film Int.: Valeria Bruni-Tedeschi. Martine, c'est une empêcheuse de tourner en rond, cumentaires sur ce milieu, Laurence Ferreira Barbosa Melvil Poupaud, Marc Citti, un courant d'air dans la grisaille parisienne, une ne joue pas au voyeur. Claire Laroche

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Lou n'a pas dit non d'Anne- Marie Miéville Ce que la cinéaste arrive à faire avec beaucoup de à instaurer un véritable dialogue. Une énigme de­ subtilité dans ce premier film, c'est éviter de carica­ meure. C'est celle de la vision du monde, de ce que turer ce groupe iconoclaste d'étiquetés anormaux, et les femmes et les hommes ont à voir ensemble. Dans de renforcer le côté borderline de la folie de chacun, dans Mon cher sujet (1988), la cinéaste suisse sans tomber dans le piège du j ugement moral. Parfois Anne-Marie Miéville avait démontré, avec une force le personnage de Martine prend, ou trop de place et une finesse remarquables, combien le prix à payer (elle est le pivot de ce mouvement de va-et-vient pour être vraiment sujet est terrible. On se souviendra entre normalité et exception), ou pas assez (elle se de cette scène sublime, où Angèle (Gaële le Roi), la perd dans les désirs des autres jusqu'à l'obsession). plus jeune des trois femmes, nous propose une superbe Mais au moins, les Gens normaux n'ont rien d'ex­ leçon de chant, dans laquelle le don de soi, l'inves­ ceptionnel échappe à la sauce d'apitoiement et de tissement physique, et toute l'intransigeance de son déprime ambiante des années 90. Les images de cette être éclatent à l'écran. jeune cinéaste sont simples et drues, comme la vie Inu n 'a pas dit non quotidienne, ni enjolivées ni misérabilistes. • Cette fois-ci, la cinéaste investit le couple avec Lou n'a pas dit non, son deuxième long métrage après 35 mm/coul. / 78 min/ huit années d'absence. Lou (Marie Bunel) et Pierre 1994/fiel. /France-Suisse LOU N'A PAS DIT NON (Manuel Blanc) veulent apprendre à s'aimer autre­ Réal. et scén.: Anne-Marie d'Anne-Marie Miéville ment, à trouver la juste place qui leur revient dans cet Miéville amour, plus passionné pour lui, plus raisonnable Image: Jean-Paul Rosa de par Myriame El Yamani pour elle. La guerre et l'amour vont-ils de pair, Costa lorsqu'on essaie de transformer le rapport des sexes? Mont.: Anne-Marie Miéville Prod.: Vega Filin, Sara Films omment sortir de la difficulté de communiquer Telle semble être la question que pose Lou, en et Peripheria qu'engendre la solitude des hommes et des photographiant de près les statues de Mars et de Dist.: Vega Film C femmes? Comment retrouver le désir de se Vénus pour son projet d'apprendre à dire «oui». Int.: Marie Bunel, Manuel parler et de se comprendre, sans y perdre trop son Alors que Pierre compte sur elle pour ne plus «tricher Blanc. Métilde Weyergans. Caroline Micla. Geneviève identité? Que les femmes parlent librement aux devant la vie», Lou lui affirme qu'«elle n'existe pas Pasqitier hommes et que les hommes les écoutent ne suffit pas pour le faire changer».

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Ce que Lou cherche, c'est «la beauté du vivant», parfois ou qui la font rire, mais jamais elle ne dit qu'Anne-Marie Miéville nous offre dans la grâce et «non». le sublime du ballet chorégraphié par Jean-Claude Gallotta. Une véritable scène de l'amour des corps, La caméra d'Anne-Marie Miéville est généreuse et de la détresse liée parfois à la passion non partagée, ouverte, même si le récit reste un peu chaotique. Les de la joie de faire l'amour et d'apprendre à voir images, la musique s'enchevêtrent, toutes à une l'autre. Il est temps, dit la cinéaste en filigrane, place, pas vraiment celle désirée par le spectateur, «d'unir nos humanités pour supporter le poids difficile mais toujours en contre-point de la quête du «oui». de la chair qui nous a été donnée». Lou n'a pas dit Car ces deux sujets sont à l'épreuve, comme nous. Ils non est construit autour de cette recherche, par nous ressemblent dans notre incapacité à échanger. séquences superposées, en rupture de ton entre les Tout comme celui qui a «cherché des raisons dans les élans amoureux contrariés et la réconciliation roses et est passé tout droit devant les vivants» ! Était- possible. Tout comme dans Mon cher sujet, le ce Rilke, dont la tombe constituera pour nos sujets téléphone occupe ici une place essentielle. Moyen de une sorte de pèlerinage, ou Pierre, qui voudrait s'en communiqueren même temps qu'obstacle, distance, remettre à l'autre, corps et âme? protection, voire communication à sens unique, il sert à Lou à s'échapper vers le rêve et l'impossible. On retrouve dans ce film des instants de beauté, où Elle veut croire qu'elle «aide» les autres, en prêtant, une mimique, un son, une lumière diffuse, s'inscrivent chaque semaine, son oreille pour un service d'écoute dans l'odyssée de la vie qui nous échappe. Lou n'a téléphonique. Entre la femme qui lui redemande pas dit non se regarde et s'écoute comme une lettre l'heure toutes les minutes, pour «être entendue!», et d'amour, un billet doux offert aux femmes et aux 1 ' homme qui préfère rester seul, car «tout est trahison, hommes, pour qui le sourire de l'autre vaut encore la chimère. On se fout des autres...», l'abîme se creuse. peine d'être apprécié. Au fond, comme Lou, nous ne Lou se laisse bercer par ces voix, qui l'insultent voulons rien de plus que cela: chercher ce sourire! •

EVENEMENTS

Festival du cinéma québécois de Blois Dates: 5 au 9 octobre 1994 Lieu: Blois

Festival du cinéma international en Abitibi-Témiscamingue Dates: 29 octobre au 3 novembre 1994 Lieu: Théâtre du Cuivre, Rouyn

Festival de Banff Dates: 2 au 6 novembre 1994 Lieu: Banff

Les 5 jours du cinéma indépendant canadien Dates: 8 au 13 novembre 1994 Lieux: Cinéma Parallèle, Montréal

Festival de films francophones au Manitoba Dates: 9 au 13 novembre 1994 Lieu: Cinémathèque, Winnipeg

Image et nation - Gaie et lesbienne Dates: 18 au 27 novembre 1994 Lieux: Cinéma O.N.F., Goethe-Institut, Cinéma Wega et Salle Marie-Gérin-Lajoie de l'Université du Québec à Montréal, Montréal

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