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32 forum 339 Dossier

Linda Saadaoui Presses européennes et luxembourgeoises à l’ère du gratuit Quelles pratiques pour quel modèle, pour quelle vision ?

« La presse est le quatrième Etat du roy- du succès de Métro, différents groupes de 5. Les traditionnelles limites économico- aume. » C’est ainsi qu’était perçue la place presse à travers l’Europe ont copié le mo- linguistiques ont flanché : le groupe fla- des journaux, selon l’historien écossais dèle et édité leurs propres gratuits. mand Corelio a racheté le groupe wallon de l’époque victorienne, Thomas Carlyle. Mediabel. Concentra et Rossel publient Souvent comparé à un État, à un pouvoir, ensemble gratuit Metro. à un puissant de ce monde, à une force […] l’introduction de journaux tranquille depuis ses premières appari- gratuits a remis en cause la logique La PQG au et enjeux tions sous forme de « gazettes », il semble économique des éditeurs de presse d’un modèle glocal que la perception de la presse ait changé traditionnelle, bouleversant à l’ère d’un inédit « régime stratégico- la relation entre journaux, La presse payante est issue de deux groupes médiatique ». En effet, l’introduction de annonceurs et publics. majeurs, SA et Saint-Paul journaux gratuits a remis en cause la lo- Luxembourg SA2, et de quelques indépen- gique économique des éditeurs de presse dants. Elle est principalement germano- traditionnelle, bouleversant la relation Certains pays ont connu une résistance phone et francophone, (Luxembuger Wort, entre journaux, annonceurs et publics. à cette nouvelle presse : en Allemagne, Télécran, Auto Moto du groupe Saint-Paul ; Les conséquences sont nombreuses : licen- donc, les groupes traditionnels de presse Revue, , , Le Quotidien ciements, campagnes de recapitalisations, payante ont entamé des procédures légales d’Editpress ; Zeitung vum Lëtzebuerger rachats massifs pour la constitution de contre ces nouveaux concurrents entrants. Vollek, et D’Lëtzebuerger Land indé- groupes de presse. Quels ont été ces chan- 20 minutes a dû être ainsi supprimé en pendants, Lëtzebuerger Journal, libéral dé- gements en Europe et qu’en est-il du cas 2000 à la suite d’un procès. Mais son édi- sormais imprimé par Editpress). D’autres luxembourgeois ? teur, Schibsted, est parvenu néanmoins à publications existent en anglais, en portu- imposer son gratuit dans une quinzaine gais ( d’Editpress ou pour Apparition de la presse quotidienne de villes, en Espagne (2001) et en France Saint-Paul), en italien, langues représen- gratuite (PQG) en Europe (2002). En France, au départ, la résistance tatives des communautés linguistiques les était incarnée par les syndicats. Mais le plus nombreuses du pays. En 1995, le suédois Modern Times Group groupe de journaux payants Sipa-Ouest (MTG) décidait d’éditer Metro1 pour les France fait « entrer le loup dans la berge- Les deux groupes historiques luxembour- navetteurs. Journal gratuit, disponible rie » en 2002 et décide de coéditer le gra- geois Editpress et Saint-Paul n’ont pu dans des endroits passagers, coûts de dis- tuit avec Schibsted. En Suisse, 20 minutes échapper à la vague « Metro », puisque cha- tribution coupés, les annonceurs se sont existe en trois langues avec deux éditions cun des groupes a lancé sa propre PQG. vu proposer de cibler un nouveau type de en français ; cinq en allemand et une en ita- lectorat « rentable » : les jeunes lecteurs ur- lien. Enfin, en Belgique, les conséquences Linda Saadaoui est docteure en Sciences de bains, une niche qui avait connu une baisse ne sont pas neutres : le nombre de groupes l’Information et de la Communication et co-présidente au cours des décennies précédentes. Forts d’édition indépendants est passé de 34 à de AMEDDIAS asbl – Luxembourg. Printmedien April 2014 33

L’Essentiel, édité par Edita SA, une filiale du groupe Editpress, en partenariat avec le Suisse Tamedia, a pénétré le marché en 2007. Il s’adresse à un lectorat plutôt urbain et actif, mais cible également les travailleurs frontaliers. L’importance de la distribution aux frontières a été mise en éclairage, en 2013, lors d’un entretien avec deux professionnels des médias.

Dans cet échange, Michael Schmitz, conseiller commercial pour L’Essentiel, rappelle que le quotidien se positionne comme un média luxembourgeois fort lu par les frontaliers francophones, en France et en Belgique3, alors que Claude Frisoni, alors directeur du Centre cultu- rel de rencontre Abbaye de Neumünster, avoue avoir été un des premiers à avoir re- proché la paupérisation de l’information avec l’émergence des gratuits. Mais dans le cas de L’Essentiel, il dit avoir changé d’avis, après s’être « rendu compte que des personnes qui venaient quotidienne- ment travailler ici et qui “consommaient” les médias de leur pays de résidence, sa- vaient enfin, désormais, grâce à L’Essentiel qui était Jean-Claude Juncker, voire même avec le marché du gratuit. Néanmoins la et les marchés correspondants. Défi lin- Gaston Vogel! ». En effet, à Luxembourg, stratégie changeante, aussi bien en termes guistique que l’on retrouve dans la sphère les communautés frontalières participent de format que de contenus – sans compter numérique et challenges récurrents aux- quotidiennement à l’activité économique le choix de la langue – a semblé perturber quels la presse doit faire face, expérimenter et constituent un cinquième de la popu- le lectorat visé. En effet, après avoir opté et adapter à une société locale et globalisée, lation totale du Luxembourg en journée4 ; pour une version double en français et en une société « glocale » en mutation. u elles représentent donc un public consé- allemand, Point 24 a opté pour deux édi- quent à atteindre tant bien pour la PQG tions, une dans chaque langue, auxquelles que pour les médias en ligne. est venue se rajouter une troisième pour 1 Métro appartient au fonds d’investissement suédois les lusophones. Kinnevik. Aujourd’hui, L’Essentiel se positionne 2 L’étude TNS ILRES Plurimedia 2012/2013 a été réalisée auprès de 3 044 résidents du Luxembourg comme la seconde presse du pays avec plus La sortie d’un numéro Point 24 en portu- de 12 ans et plus. Les résultats sont exprimés en de 133 000 lecteurs (soit plus de 30 % de la gais, en février 2011, a suscité des réactions nombre de lecteurs de papiers, par jour moyen (quo- population). Devant elle, la plus lue (avec enthousiastes de la part de lecteurs luso- tidiens), par semaine moyenne (hebdomadaires), sur 173 200 lecteurs, soit 39 % de lecteurs) phones, mais aussi des critiques de la part une base de résidents de 15 ans et plus, soit 445 800 est la presse quotidienne nationale (PQN) de citoyens luxembourgeois qui voulaient personnes. Source : https://www.tnsilres.com/cms/ 6 _tnsNewsAttachments/Communique_de_presse_ avec le . En comparai- une édition en langue luxembourgeoise , etudeplurimedia_2013.pdf. son, la PQN francophone, Le Quotidien, ravivant certains antagonismes. e 3 Actuellement, le journal est distribué en France à fondé en 2001, n’arrive qu’en 6 position Longwy, Thionville, Hettange-Grande, Volmerange-les- avec 1,3 % de lecteurs. Pour l’activité d’in- Désormais, seule PQG, L’Essentiel n’a ja- Mines, mais aussi dans les bus «TransFensch ». En Bel- formation en ligne5, le 1er site est celui de mais fait le choix de la langue portugaise. gique, il est présent à Arlon et à Athus. RTL avec 22,2 % de visiteurs, suivi du site Par contre, elle n’occulte pas l’importance 4 Source : Plurimedia 2010. du Wort. L’Essentiel est toujours bien placé des langues, en misant sur des contenus en 5 Source : Plurimedia 2012/2013. avec 10,8 % d’internautes, bien devant le ligne en français, mais aussi en allemand. 6 Cf. article et commentaires : « Aktuelle News in Por- e 4 listé, à savoir le Tageblatt (3,8 %). tugiesisch », wort.lu. Dernière consultation le 3.2.2011. Préconisations pour de futurs Le groupe Saint-Paul avait lancé Point 24 gratuits ? aussi en 2007, mais a arrêté en décembre 2012. Là il n’y a pas eu d’alliance trans- Au Luxembourg, c’est donc aussi autour nationale, mais une stratégie d’expansion des frontières que l’on considère le lectorat