Revue historique des armées

271 | 2013 Les armées coloniales

Le rôle de la flottille du Niger dans la conquête du Soudan français, 1884-1895 The role of the Nigerian fleet in the conquest of , 1884-1895

Dominique Guillemin Traducteur : Robert A. Doughty

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rha/7727 ISSN : 1965-0779

Éditeur Service historique de la Défense

Édition imprimée Date de publication : 3 juillet 2013 Pagination : 60-71 ISSN : 0035-3299

Référence électronique Dominique Guillemin, « Le rôle de la flottille du Niger dans la conquête du Soudan français, 1884-1895 », Revue historique des armées [En ligne], 271 | 2013, mis en ligne le 23 juillet 2013, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/rha/7727

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© Revue historique des armées Le rôle de la flottille du Niger dans la conquête du Soudan français, 1884-1895 1

Le rôle de la flottille du Niger dans la conquête du Soudan français, 1884-1895 The role of the Nigerian fleet in the conquest of French Sudan, 1884-1895

Dominique Guillemin Traduction : Robert A. Doughty

1 Longtemps limitée à un impérialisme informel fondé sur l’influence militaire et commerciale à partir de territoires limités, la colonisation de l’Afrique sub-saharienne s’accélère à partir des années 1880, prenant la forme du scramble for Africa, la « course au clocher » des principales puissances européennes pour le partage du continent. D’une présence diffuse à partir de comptoirs essaimés le long des côtes, on passe alors à l’occupation systématique de l’hinterland. D’un point de vue militaire, ce nouvel impérialisme continental donne naturellement plus d’importance aux troupes terrestres spécialisées dans les opérations ultramarines ce qui les conduit, en France par exemple, à s’autonomiser peu à peu de la Marine dont elles sont issues1. Mais les marins ne cessent pas pour autant d’apporter un savoir-faire précieux sur les fronts pionniers de la colonisation. Car en l’absence de toute infrastructure de transport, et face à la résistance naturelle présentée par les espaces africains, les fleuves constituent des voies de pénétration privilégiées sur lesquels les officiers de marine peuvent assouvir leurs vocations multiples d’explorateurs, d’ingénieurs, de diplomates et de conquérants. Déjà dotée d’une station permanente à Saint-Louis du Sénégal, la Marine accompagne donc l’expansion française dans les régions les plus enclavées de l’Afrique occidentale jusqu’à participer à l’un des derniers grand rêve de la conquête coloniale : la prise de la mythique cité de Tombouctou2.

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Les bassins des fleuves Sénégal et Niger, espaces privilégiés de l’expansion coloniale française en Afrique occidentale

2 Gouverneur du Sénégal de 1854 à 1861 puis de 1863 à 1865, le général Louis Faidherbe comprend immédiatement le profit qu’il peut tirer des opérations fluviales pour pacifier l’arrière-pays de la colonie. Appliquant le « plan de 1854 » ordonné par le ministre de la Marine et des Colonies, Théodore Ducot, proche des milieux d’affaire bordelais, il étend l’influence française en suivant le cours du fleuve Sénégal, qu’il ponctue de places fortifiées en liaison avec la côte grâce à une flottille d’avisos fluviaux à vapeur3. Construits en bois, propulsés par hélice ou par roue et armés de pièces de canons, ces petits bâtiments de 150 à 350 tonnes de déplacement, assurent la logistique des postes tout en contribuant à leur sécurité. Ainsi, le 18 juillet 1857, ils dégagent in extremis le fort de Médine4 assiégé depuis le mois d’avril par les troupes d’El Hadj Omar, fondateur de l’empire Toucouleur, qui mène le djihad contre la présence française. La même année, la création par Faidherbe du premier régiment de tirailleurs sénégalais, embryon d’une armée coloniale, permet à la conquête d’alimenter la conquête, en une seconde étape qui vise le cœur même du « continent noir » : le Soudan5.

3 L’importance du réseau hydrographique dans les conceptions du général Faidherbe apparaît clairement dans le plan de conquête du Soudan qu’il publie en juin 1863 : « Rallier le Sénégal à l’Algérie à travers au moins quatre cents lieues de désert, c’est chose impossible, quelle que soit la route que l’on suive, ou qui du moins n’aurait pas de conséquences sérieuses par suite des frais énormes du transport à dos de chameaux. Pour s’emparer du commerce si important du Soudan et particulièrement du coton (Géorgie longue soie), qui, au dire des voyageurs, s’y trouve en si grande abondance, et à vil prix6, il faut s’emparer du haut Niger en établissant une ligne de postes pour le rallier au Sénégal entre Médine et Bamakou [Bamako] »7. Il s’agit donc de prendre le contrôle le bassin du haut Niger à partir de celui du haut Sénégal, avec entre les deux une « rupture de charge » d’environ trois cent cinquante kilomètres entre Médine et Bamako.

4 Ce plan d’ensemble reçoit immédiatement un début de réalisation à l’initiative du lieutenant de vaisseau Eugène Mage qui, en février de la même année, soumet au ministre de la Marine et des Colonies un projet visant à « explorer le Niger, remonter ce fleuve ; savoir enfin d’une manière positive et pratique le mystère du Soudan et disputer à l’Angleterre les produits de l’intérieur de l’Afrique, vers lequel sa politique envahissante marche à grands pas, soit par des explorations, soit par le commerce, soit par l’occupation militaire »8. Dans l’esprit de l’officier, il s’agit d’une reconnaissance qui doit établir l’utilité économique et stratégique du Soudan avant d’en entreprendre la conquête. Dans son ordre de mission du 7 août 1863, Faidherbe y adjoindra le repérage de la future ligne de postes entre le haut Sénégal et haut Niger : « Le but serait d’arriver, lorsque le gouvernement de l’Empereur jugera à propos d’en donner l’ordre, à créer une ligne de postes distants d’une trentaine de lieues entre Médine et Bamakou, ou tout autre point voisin sur le haut Niger qui paraîtrait plus convenable pour y créer un point commercial sur ce fleuve. Le premier de ces postes en partant de Médine serait Bafoulabé (…) Il serait probablement nécessaire de créer trois intermédiaires entre Bafoulabé et Bamakou »9. Le 7 octobre, des instructions complémentaires précisent encore : « Pour chaque point de cette ligne où vous croiriez qu’un poste pourrait être établi, donnez-moi : une levée topographique des lieux, des renseignements sur les matériaux de construction, bois, pierres, terres à briques,

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pierres à chaux ou à plâtre, qui se trouvent sur la place ou à des distances que vous déterminerez ; sur les productions naturelles susceptibles de fournir un aliment au commerce, sur la densité de la population du lieu même et des provinces voisines, sur la nature et l’importance des relations commerciales dont ce lieu pourrait devenir le centre »10. Sur le plan diplomatique, le général fait précéder l’expédition Mage d’une lettre avertissant El Hadj Omar de ne pas inquiéter sa sûreté, et des renseignements sont pris sur l’accueil favorable qu’elle pourrait recevoir à Ségou, ville du moyen Niger gouvernée par son fils, Ahmadou Tall11.

5 Accompagné du médecin de marine Quintin, le lieutenant de vaisseau Mage quitte Médine le 25 novembre 1863, avec pour seule escorte une dizaine de porteurs autochtones. Repérant l’emplacement des futurs postes français, à Bafoulabé et à Kita, l’expédition rejoint le Niger à hauteur de Nyamina, puis poursuit son voyage en pirogues jusqu’à Ségou qu’elle atteint le 28 février 1864. Mais la situation sur place a changé après la disparition mystérieuse d’El Hadj Omar. Ahmadou Tall souhaite maintenant limiter ses contacts avec la France et retient ses « hôtes » pendant deux années. Finalement rendus à leur liberté, le 6 mars 1866, Mage et Quintin rallient Médine le 28 mai. Cette longue expédition n’eut donc pas de conséquences politiques, mais elle ramène néanmoins une somme considérable d’informations ethnographiques et géographiques permettant de mieux cerner l’état politique et social du Soudan ainsi que la topographie du pays entre Sénégal et Niger12. Disparu en 1869 au large de Brest, le lieutenant de vaisseau Mage a suscité des vocations et tracé le plan d’action des officiers qui prendront sa relève : « Si la France veut intervenir d’une manière efficace dans la politique du Soudan, il n’y a, suivant moi, qu’un moyen sérieux, c’est de remonter le Niger avec des bâtiments, soit qu’on parvienne à leur faire franchir le rapide de Boussa, soit qu’on les construise au-dessus de ce barrage. Ma conviction est que l’opération est possible »13.

6 Possible, sans nul doute, mais pas dans l’immédiat. Car après la guerre de 1870, vient le « temps du recueillement » qui met l’idée coloniale en sommeil. Elle revient cependant portée avec une vigueur accrue par les hommes nouveaux des premiers cabinets républicains et une jeune génération d’officiers supérieurs. Ainsi, dès 1879, deux ministres, celui des Travaux publics, Charles de Freycinet, et celui de la Marine, l’amiral Jean-Bernard Jauréguiberry, présentent des projets concurrents de chemins de fer en Afrique de l’Ouest. Le premier est une ligne transsaharienne depuis l’Algérie jusqu’à Tombouctou ; le second une voie reliant Saint-Louis du Sénégal à Bamako. À la confluence de ces projets ambitieux, le Soudan semble déjà français, à défaut d’être déjà conquis. C’est la perte de la mission Flatters14, suscitée par Freycinet, qui arbitre la compétition en faveur du projet défendu par la Marine. Ancien gouverneur du Sénégal, dans l’intervalle des deux mandats du général Faidherbe, l’amiral Jauréguiberry connaît bien la question. Il peut aussi compter sur place sur un groupe de militaires prêts à relayer énergiquement son projet et tous issus des troupes de marine : les « Soudanais »15, dont la carrière va être portée par cette entreprise. Les plus notables d’entre eux sont Louis Brière de L’Isle, Joseph Gallieni, Gustave Borgnis-Desbordes et Louis Archinard16. Si la répartition de leurs rôles varie avec le temps et le grade, on les trouve généralement associés aux postes-clefs de gouverneur du Sénégal, puis du Soudan, et de commandant militaire du haut-Sénégal, puis du Niger. Ils tiennent donc à la fois les fonctions administratives et militaires tout en ayant un accès privilégié au pouvoir politique.

7 C’est dans ce contexte que le colonel Brière de L’Isle peut donner l’impulsion initiale d’un mouvement qui ne s’arrêtera qu’avec l’unification des possessions françaises d’Afrique occidentale. Sous ses ordres, le capitaine Gallieni atteint Sabouciré le 3 juillet 1878, puis

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Bafoulabé, à cent-vingt kilomètres de Médine, en octobre 1879, contraignant Ahmadou Tall à accorder à la France le libre passage au Soudan. Pour mieux exploiter cette ouverture, un commandement du Haut-Sénégal, basé à Médine, puis à Kayes, est créé par décret, le 6 septembre 1880, et confié au lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes qui est autorisé à correspondre directement avec le ministre. Un deuxième bataillon de tirailleur sénégalais et une compagnie d’artillerie sont levés pour tenir la ligne des postes vers le Niger. Celui-ci est bientôt atteint en deux étapes : la fondation du poste de Kita, le 27 février 1881, puis l’entrée dans Bamako, le 1e février 1883. Enfin, pendant les dix années suivantes, le chef d’escadron, puis lieutenant-colonel Archinard soumet le Soudan lui-même, d’abord sous l’autorité de Gallieni, puis en lui succédant au poste de gouverneur du Niger. À cette progression méthodique s’opposent, sans coordination entre eux, les empires Toucouleurs et Wassoulou17, entre lesquels les postes français ne sont initialement qu’une mince bande, puis les tribus touarègues de la zone saharienne.

La création de la flottille du Niger et le rôle des marins au Soudan.

8 Bamako atteint, il s’agit maintenant d’en faire la base des expéditions vers l’aval du fleuve, au bout d’une élongation logistique extrême, à mille kilomètres en ligne directe de l’arsenal de Saint-Louis. En 1884, le lieutenant-colonel Boilève, commandant supérieur du Soudan, charge l’enseigne de vaisseau Froger de mener à Bamako une canonnière spécialement conçue pour ce voyage18. Baptisée Niger, ce bâtiment est entièrement constituée de pièces démontables en trois cent charges de 25 à 50 kg du fait des contraintes de son acheminement. Il faut plutôt parler d’une chaloupe à vapeur tant le bateau est modeste. Long de 18 mètres sur 3 de large, avec un franc-bord de seulement vingt centimètres, il est constitué de cinq compartiments (soute avant, roof équipage, machine, roof commandant et soute arrière), dont deux seulement sont pontés. Seul le canon-revolver Hotchkiss, modèle 1879 de 37 mm, qu’il porte à l’avant rappelle sa condition de canonnière. Tel quel, le Niger doit cependant permettre une première exploration du fleuve. Arrivé le 9 avril à Bamako après un périple de quatre mois, Froger parvient à remonter son bateau dans des conditions très rudimentaires qui affectent ses performances. Les essais, commencés début août, ne donnent qu’une vitesse maximale de 5 nœuds permettant tout juste de remonter le courant, pourtant généralement paisible, du fleuve. En réalité, une fois franchis les rapides situés à vingt kilomètres au nord de Bamako, Froger constate que le Niger est incapable de les repasser. Il installe donc un mouillage dans la localité de Manambougou, à quarante-cinq kilomètres de Bamako. Tombé malade, Froger est rapatrié en septembre 1884 et relevé par l’enseigne de vaisseau Jules Davoust.

9 Ce dernier arrive à son poste, en janvier 1885, porteur d’un grand dessein : surpasser Mungo Park en descendant l’intégralité du fleuve Niger jusqu’à la mer19. Pour cela, il lui faut aménager un poste à Manambougou et remettre en état la canonnière. La campagne qu’il mène en septembre-octobre, n’est pourtant pas concluante. Ayant parcouru trois cents kilomètres jusqu’à Diafarabé, à hauteur du marigot de Djenné, il est obligé de rebrousser chemin du fait de la baisse des eaux et manque de s’échouer à Ségou, où sa présence n’est pas la bienvenue. Pis encore, à Bamako l’attend l’ordre du ministre de la Marine, l’amiral Galiber, de démonter le Niger et de le ramener à Saint-Louis. C’est un des effets de la conférence de Berlin qui s’est tenue entre temps. Elle délimite les zones

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d’influences sur le Niger, entre son cours moyen, laissé à la France, et la partie basse du fleuve jusqu’à l’estuaire, réservée à la Grande-Bretagne : dans ce contexte, le projet de Davoust devient intempestif. L’ordre de l’amiral Galiber est cependant rapporté par son successeur, l’amiral Aube, convaincu de l’intérêt du Soudan. Beau-frère de Faidherbe, il a lui-même effectué des missions sur le Sénégal. Davoust prépare aussitôt une deuxième expédition et, tirant les leçons de la faible autonomie de la chaudière de la canonnière, construit des chalands en bois pour porter ses approvisionnements. Car le Niger consomme une stère de bois par heure et en emporte seulement dix avec lui. À défaut d’un train de ravitaillement, il devrait s’approvisionner quotidiennement en combustible, s’exposant aux dangers de l’embuscade ou de la pénurie de bois. Mais Davoust tombe malade à son tour, et doit rentrer momentanément en France.

10 Exploit logistique sans résultats concrets, cette première expérience fluviale est cependant défendue par la voix du général Faidherbe, devenu sénateur du département du Nord : « D’ici quelques années, il sera indispensable d’avoir sur le Niger plusieurs bâtiments à vapeur. Il faudrait faire faire immédiatement, pour le service de l’État, un vapeur de dimensions plus grandes que celles de la chaloupe le Niger et qui la doublerait. On ne peut songer à faire venir la coque de France ou à fabriquer la machine à Bamako. Il faut donc construire là-bas le navire en bois sur un modèle donné par le service des constructions navales du ministère de la Marine qui fera fabriquer en France la machine à y adapter, laquelle machine serait démontée pour être transportée comme l’a été la canonnière le Niger »20. Ce nouveau plan devient celui de la campagne de 1886-1887 dont est chargé le lieutenant de vaisseau Émile Caron. Selon les instructions que lui donne Gallieni, il doit faire l’exploration hydrographique du fleuve et étudier la situation politique ainsi que les produits des régions qu’il traverse. Outre son commandant, l’expédition est composée de quatre marins français et de cinq laptots, nom donné aux matelots indigènes. Elle emporte 17 tonnes de matériel, réparties entre 700 colis, comprenant l’outillage nécessaire aux travaux, une tonne de pièces de rechange destinées au Niger et cinq tonnes de charbon, un complément de combustible très précieux.

11 Parti de Kayes, le 9 novembre 1886, Caron arrive à Bamako le 29 janvier 1887, commence immédiatement les travaux d’un chantier de construction sur le fleuve et met en coupe réglée les ressources en bois de charpente des environs. Puis, il rallie Manambougou où il trouve le Niger échoué dans les basses eaux mais bien entretenu par les deux marins laissés là par Davoust, le second-maître Durand et le quartier-maître mécanicien Guégan. Complètement épuisés par le climat, ceux-ci sont immédiatement renvoyés en France et l’équipage de relève commence la remise en état du Niger. Pendant ce temps, Caron supervise la construction de la coque en bois de la seconde canonnière dont il a apporté la machine21. Plus petite que le Niger, 10 mètres de long sur 2 mètres 80, elle déplace 75 tonnes à pleine charge et porte deux Hotchkiss de 37mm. En prévision de la montée des eaux, elle est construite sur un monticule située sur une presqu’île entre le fleuve et un marigot. Mais une crue insuffisante va nécessiter d’importants travaux de halages supervisés par le lieutenant d’artillerie de marine Bonaccorsi. Elle est mise à l’eau le 8 mai et baptisée Mage, en l’honneur du premier officier français à avoir vu le fleuve sur lequel elle navigue. Dans ces conditions de construction, le bâtiment a coûté moins de vingt mille francs, le cinquième de ce qu’aurait coûté son transport, mais il s’avère très imparfait, faute de machines-outils et de main-d’œuvre indigène qualifiée.

12 C’est donc à bord du seul Niger, remorquant deux chalands en bois construits à Bamako, que le lieutenant de vaisseau Caron engage la seconde partie de sa mission. Parti le 1er

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juillet de Manambougou, il descend le fleuve jusqu’à Koriumé, un petit village qui sert de débouché fluvial à Tombouctou, à environ quinze kilomètres de là. Il est de retour à son port-base le 5 octobre. Cette traversée sans encombre démontre que de tels petits bâtiments passent sur le fleuve malgré les contraintes naturelles (tornades sèches, variation du régime des eaux, difficultés d’approvisionnement) et l’hostilité soupçonneuse des riverains. Après Ségou, la France n’entretient pas de relations avec les potentats locaux, et il faut passer outre l’interdiction de passer . Arrivé à Koriumé, l’officier français n’obtient pas non plus l’autorisation de se rendre à Tombouctou malgré l’intermédiaire qu’il a amené avec lui. Mais en dépit de ces échecs diplomatiques, la mission Caron fait la preuve que les canonnières peuvent se suffire à elle-même sur le fleuve et apporte des enseignements précieux dans deux domaines. La géographie tout d’abord, avec la réalisation par Caron et le lieutenant d’infanterie de marine Lefort d’un album hydrographique du fleuve jusqu’à Koriumé, au 1/500 000e, déposé au Dépôt des cartes et plans de la Marine22 et qui devient le document de référence de la navigation. La logistique, ensuite, puisque l’idée de construire une flottille sur place est abandonnée et que la nécessité de créer un petit arsenal local pour l’entretien est souligné.

13 Les difficultés restent cependant très grandes avant de banaliser l’usage des canonnières sur le Niger, comme en témoigne l’activité réduite de la flottille durant les deux années suivantes. Relevant Caron en 1888, le lieutenant de vaisseau Davoust revient à Bamako, emportant avec lui la nouvelle canonnière Mage, à coque de fer23. À Koulikoro, à soixante kilomètres en aval de Bamako, il installe l’arsenal de la flottille, dotée de machines-outils et défendu par un petit fortin. Mais une accumulation de problèmes retarde l’expédition qu’il projette : la canonnière est difficile à monter ; instable, il faut la doubler d’une coque de bois distante de 80 centimètres de la coque de fer, qui permet il est vrai de loger plus de provisions et de rechanges. Et une fois les essais terminés, il est trop tard pour entreprendre un voyage vers Tombouctou. Épuisé et malade, Davoust meurt à Kita au début de l’année 1889. Son adjoint, l’enseigne de vaisseau Émile Hourst, reprend son flambeau et jure de descendre un jour le Niger sur un navire portant le nom de son chef.

14 En attendant, c’est au lieutenant de vaisseau Jean-Gilbert Jaime, nommé à la suite de Davoust, qu’il revient de tirer profit de ses préparatifs en accomplissant une mission qu’on espère, cette fois, plus politique que scientifique. Elle est notamment destinée à faire reconnaître par les Britanniques les droits français jusqu’à mille kilomètres en aval de Tombouctou24. Le 16 septembre, le Mage commandé par Jaime et le Niger, commandé par Hourst, quittent Koulikoro en remorquant chacun deux chalands de bois et de vivres. Mais la flottille est vite dissociée du fait des ennuis de propulsion du Niger. Celui-ci reçoit donc pour mission de stationner à Mopti pour tenter d’apaiser Mounirou, le chef Toucouleur du pays, « telle une arrière-garde que nous laissions là, avant de nous lancer dans l’inconnu »25. Poursuivant seul, le Mage fait face à une hostilité croissante qui oblige à tendre des filets de protection contre un éventuel abordage et à faire dormir l’équipage aux postes de combat. Soumis à une surveillance permanente par des partis de Touaregs, l’équipage craint l’avarie qui obligerait à toucher la rive. Ainsi, le 2 octobre, un accrochage a lieu avec une centaine de Touaregs qui menacent les trois laptots d’un chaland pris dans des herbes hautes : ils doivent être dégagés par quelques tirs de canon26 . Arrivé à Koriumé, Jaime reçoit le même accueil que Caron précédemment : les notables de Tombouctou refusent d’accueillir une délégation française. Le mauvais état du bâtiment (les trépidations de la machine fissurent la coque) et les eaux déjà en baisse convainquent le lieutenant de vaisseau Jaime de ne pas poursuivre plus loin sa mission.

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Sur la route du retour, il constate que le Niger ne l’a pas attendu comme prévu. Hourst s’en explique par les menaces proférées par Mounirou et par un message qu’il a reçu du commandant supérieur du Soudan, le lieutenant-colonel Archinard, lequel, mis à l’écart de l’affaire « à la suite d’un quiproquo », enjoint la flottille à rester à Koulikoro27.

15 On le voit, l’expédition de la flottille de l’année 1889 prend une tournure plus militaire dans une région qui se « raidit » entre l’intrusion française croissante au sud, et la domination touarègue au nord. L’ordre de rappel d’Archinard est aussi un indice de l’accélération des événements qui peut se comprendre de deux façons. D’abord comme la volonté du chef qui souhaite désormais garder à sa main tous les moyens dont il dispose. Ensuite comme une reprise en main des marins, dont les moyens permettent de gagner le pays de Tombouctou en une unique et courte campagne, par opposition à la progression lente et méthodique des troupes de marine. Or, le lieutenant-colonel Archinard se réserve la gloire qu’offrira la prise de Tombouctou, un des derniers noms mythiques qui s’offre au conquérant. Le lieutenant de vaisseau Jaime n’est pas en reste d’esprit de compétition, lorsqu’il défend l’autonomie d’action de la flottille. Selon lui, elle devrait dépendre de la Marine à Saint-Louis pour sa chaîne de commandement organique, et non du gouverneur du Soudan, ce dont il « résulte des erreurs provenant de ce que le personnel chargé de préparer le ravitaillement des canonnières n’est pas au courant du service maritime. Des militaires totalement étrangers aux choses de la Marine ne peuvent choisir dans une longue liste de matériel les objets nécessaires sans rien omettre, et cela malgré leur bonne volonté à notre égard »28. Et s’il défend sa subordination opérationnelle au commandement supérieur du Soudan, il déplore cependant que la flottille soit si mal utilisée : « (…) il est naturel aussi que le Mage et le Niger soient une gêne, un gros ennui, pour des personnes dont ce n’est pas le métier d’armer des bâtiments. Il résulte de ceci que les canonnières devraient être en principe armées complètement par la Marine et placées sous les ordres du commandant du Soudan pour toutes les opérations de guerre auxquelles elles pourraient participer. Nous croyons d’ailleurs que le commandant du Soudan est persuadé de leur peu de valeur militaire et de leur inutilité pour lui, qu’il en fait peu de cas et se soucie fort peu de leur concours (…) »29. En réalité, une telle coordination est surtout rendue difficile par l’effet du climat : les troupes de marine se déplacent en saison sèche, pour passer facilement les marigots, alors que les canonnières ne sont mobiles qu’à la saison humide. Ne sont-elles pas alors inutiles, ne pouvant tenir aucune position par elles-mêmes ? L’argument est contré par Jaime qui défend leur rôle comme « instruments de pénétrations mis à la disposition du commandant du Soudan si on le juge à propos, mais armées par la Marine, le ministre des colonies n’ayant encore ni les arsenaux, ni les magasins pourvus de tout le matériel indispensable »30. Il plaide ensuite pour une croisière annuelle qui sécuriserait le commerce et attirerait à la France les populations. On imagine qu’une fois lancé seul sur le fleuve, le commandant de la flottille retrouverait beaucoup de son autonomie de décision.

16 S’agit-il donc de sauver la position de la Marine au Soudan au moment ou le fruit de la conquête semble mûr ? Et les marins ne sont-ils été gagnés, à leur tour, par la fièvre de gloire des « Soudanais » ?

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La prise à l’abordage de Tombouctou, la plus contestée des conquêtes de la Marine ?

17 Parti en 1889, Jean-Gilbert Jaime n’est pas remplacé et c’est l’enseigne de vaisseau Hourst qui assure le commandement de la flottille, à la satisfaction d’Archinard, qui l’avait déjà proposé pour ce poste à la mort de Davoust31. Hourst, principalement motivé par sa passion pour l’hydrographie, semble se désintéresser de Tombouctou. Il appuie aussi efficacement l’action du commandant militaire du Soudan au moment où celui-ci reprend la lutte contre Ahmadou Tall. En 1889 et 1890, l’enseigne de vaisseau Hourst mène donc de front l’exploration du haut Niger et la pacification des villages sur ses affluents32. Il prend part également à la prise de Ségou, le 6 avril 1890, en effectuant d’abord une reconnaissance avec le lieutenant Marchand, puis en transportant sur une flottille de pirogues les troupes chargées de débarquer sur le côté le plus vulnérable de la ville33. Promu lieutenant de vaisseau peu après cette action, il aménage à Ségou un port capable d’accueillir la flottille et, en février 1891, il réprime la révolte du Manianka et du Baninko, près de son nouveau port de mouillage. Malgré ces succès, il quitte le Soudan le 15 novembre afin de mettre à jour les cartes hydrographiques du haut Niger à l’état- major de la Marine et dans l’espoir de relancer son projet d’exploration du fleuve pour lequel il dessine les plans d’un chaland en aluminium.

18 Le départ de Hourst semble avoir laissé un temps la flottille sans commandement. Son successeur, le lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, aurait été nommé le 20 novembre 1891, mais on ne trouve trace de son arrivée sur place qu’en novembre 189234. Il est par ailleurs fait mention d’un autre successeur malchanceux de Hourst, le lieutenant de vaisseau Lagarde, qui serait mort de la fièvre jaune à Kita, en route vers son poste. C’est l’enseigne de vaisseau Briffaud, qui aurait alors exercé l’intérim jusqu’à l’arrivée effective de Boiteux. Ce calendrier expliquerait la baisse d’activité observée pendant l’année et demi correspondant à la vacance de commandant en titre suivi d’une période d’entretien de la flottille. Ce retard est aussi un élément de compréhension à ajouter au dossier de la prise de Tombouctou. Car l’absence de passation de suite a peut-être pesé sur la perception de son rôle par le lieutenant de vaisseau Boiteux, en ne lui permettant pas de recevoir les conseils des « anciens ». D’autant plus que la personnalité du nouveau commandant diffère sensiblement de celle de ses prédécesseurs. Remarqué à l’École navale pour sa mauvaise conduite et son comportement léger, ses appréciations deviennent brusquement positives dès son affectation en unité. C’est le profil classique de la « tête brûlée » et Boiteux semble tout particulièrement se révéler dans l’action guerrière. Ainsi, dès sa première affectation en campagne, au Tonkin, sur la rivière Noire, il est nommé enseigne de vaisseau de première classe pour faits de guerre, et ses premières actions au Soudan sont aussi brillantes35. Le 10 septembre 1893, il est recommandé pour la croix de la Légion d’honneur par le lieutenant-colonel Archinard pour avoir assuré la police du fleuve contre les partisans d’Ahmadou. Il est probable qu’un tel homme se soit senti le successeur de Caron et de Jaime, des officiers qui ont habitué par leurs écrits les marins à considérer que la conquête de Tombouctou leur revenait de droit36

19 Cette tentation est d’autant plus vive qu’une conjonction d’éléments précipite les évènements de la campagne de 1893-1894. C’est tout d’abord la scission des ministères de la Marine et des Colonies, devenus des administrations distinctes en janvier 1893. Cette

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réforme se traduit par l’envoi au Soudan français d’un administrateur civil, M. Albert Grodet, comme gouverneur de la colonie à la place d’Archinard. Cette décision annonce la fin du monopole des « Soudanais ». Mais Archinard en détourne l’esprit avant son départ en laissant à son intérimaire, le lieutenant-colonel Bonnier, des consignes l’encourageant à croire qu’il est autorisé à marcher sur Tombouctou malgré les instructions contraires du gouvernement37. Il dispose pour cela d’un second efficace en la personne du lieutenant-colonel du génie Joseph Joffre, chargé des travaux de la voie ferrée Kayes- Bamako. De son côté, Boiteux est aussi autorisé à aller jusqu’à Tombouctou, et l’annonce du retour prochain d’Émile Hourst, à la tête d’une expédition qui passera nécessairement devant « la perle du désert », l’incite à se hâter de crainte d’être devancé38. Dans cette course de vitesse, c’est Boiteux qui a le plus d’avance. Il appareille à la fin du mois de novembre avec le Niger et le Mage, chacun tirant un chaland de ravitaillement. Arrivé à Korioumé le 4 décembre, il profite d’une crue exceptionnelle qui va servir ses plans de façon décisive. Grâce à elle, en effet, il peut emprunter le marigot qui mène à Kabara, un village à partir duquel Tombouctou est à portée de ses canons. Dans la ville, la situation est tendue. Les habitants sont prêts à se débarrasser des Touaregs qui les rançonnent, mais ils hésitent à changer de protecteurs au vu du petit nombre de Français présents. Procédant par intimidation, Boiteux parvient cependant à obtenir, le 15 décembre, la signature d’un « traité » plaçant la ville sous autorité française. Encerclé par plusieurs tribus touarègues, sa situation reste cependant critique39. Il met la ville en état de défense en levant une petite milice et en érigeant deux fortins protégés par des abatis d’épineux. Il fait aussi tirer à vue sur les Touaregs avec les deux petits canons de 37 mm qu’il a apportés. Mais sa position reste celle d’un conquérant prisonnier de sa conquête. La flottille au mouillage est encore plus vulnérable, gardée par seulement sept marins français et une vingtaine de laptots sous les ordres de l’enseigne de vaisseau Léon Aube40. Le 28 décembre, ce dernier se laisse entraîner, avec le second-maître Le Dantec et une quinzaine de laptots, à poursuivre en pirogues une colonne de Touaregs qui les attire dans une embuscade, à mi-chemin de Tombouctou à Kabara. Repoussés dans un marigot marécageux, ils sont massacrés, noyés ou engloutis dans les sables mouvants41. Arrivé sur les lieux, Boiteux ne peut secourir que deux survivants indigènes et, le lendemain, reprendre Kabara occupé par l’ennemi. Mais les Français restent particulièrement exposés à une attaque de nuit contre la flottille ou contre la ville. Boiteux s’efforce pourtant de préserver les communications entre les deux, en effectuant des sorties quotidiennes couvertes par les canons de 37mm dont les petits projectiles, éclatant au dessus des groupes adverses, ont un effet dévastateur. Le 2 janvier 1894, l’annonce de l’éloignement du gros des tribus semble porteuse de succès, et le 4 janvier on ne déplore plus d’accrochages entre Kabara et Tombouctou.

20 La prise de Tombouctou n’est pas achevée pour autant. Dès qu’il apprend l’action du marin, le lieutenant-colonel Bonnier met sa colonne de deux cent hommes en mouvement à marche forcée, puis portée par une flottille de trois cent pirogues. Il arrive à Tombouctou le 10 janvier et a immédiatement une conversation orageuse avec Boiteux au terme de laquelle il le sanctionne de quarante-cinq jours d’arrêts et lui ordonne de regagner Ségou42. Puis il part lui-même pourchasser les Touaregs avec trois sections, sans doute à la recherche d’un succès personnel. Dans la nuit du 15 janvier, il est surpris à son bivouac de Tacouboro et attaqué par une forte troupe ennemie infiltrée au plus près du campement : la surprise est totale et le détachement est exterminé43. La situation est redevenue incertaine et il faut l’arrivée des quatre cent hommes de la colonne de Joffre pour la rétablir définitivement. Ainsi, selon la valeur décisive qu’on accorde à leur action,

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chacun de ces hommes, Boiteux, Bonnier, Joffre, peut donc être considéré comme le « conquérant de Tombouctou », même s’il conviendrait sans doute de parler de « conquérants par voie hiérarchique » pour les deux derniers.

21 Quoi qu’il en soit, la victoire est amère pour les marins du Niger qui se trouvent pris dans un enchaînement de polémiques. À commencer par leur chef, le lieutenant de vaisseau Boiteux, qui doit répondre des accusations d’insubordination portées contre lui avant sa mort par le lieutenant-colonel Bonnier44. Il conteste la version selon laquelle il aurait été la cause de la marche des colonnes Bonnier et Joffre, envoyées pour le sauver, et dénonce l’accusation de désobéissance contenue dans le rapport de Bonnier en affirmant que plusieurs de ses dépêches ont été gardées par le commandant supérieur du Soudan par intérim, puis perdues45. De fait, dans cette affaire, la Marine admet ne pas avoir été informée par les Colonies des instructions données à ses officiers et des rapports qu’ils émettent46. Boiteux demande donc à faire l’objet d’une enquête pour établir sa bonne foi. Il subit par ailleurs les critiques de la presse, à laquelle il fournit l’occasion de rappeler messieurs les officiers à « l’esprit d’obéissance et de discipline »47. Mais, s’il se fait un devoir de répondre point par point à ses détracteurs, il est jugé « un peu aigri par ses déboires non mérités ( ?) pendant la campagne du Soudan où il a fait preuve d’intelligence et d’audace » par un de ses supérieur qui le propose, en compensation, pour la croix de la Légion d’honneur48. Le 22 septembre 1897, il se suicide à Grenoble, juste avant son mariage, sans qu’on puisse établir un lien entre cet acte et une quelconque « fêlure » soudanaise.

22 Le lieutenant de vaisseau Hourst subit également par ricochet les conséquences de la campagne de Tombouctou. Il est en effet détourné de son expédition hydrographique pour prendre la tête de la flottille en mai 1894. Le premier avis qu’il émet sur les canonnières est qu’elles ne sont plus utilisables en l’état : la coque du Mage est pourrie et la navigation à vapeur des deux bâtiments présenteraient des dangers. Pour Hourst et Boiteux, sans doute désireux de voir la Marine conserver une présence sur le Niger, il conviendrait de les transformer en chalands propulsés à la voile et à la perche49. Joffre les approuve, convaincu que la navigation à vapeur n’est pas praticable avant la construction d’une voie ferrée susceptible d’approvisionner le Soudan en charbon50. Mais un malentendu s’installe sur la suite à donner à ce constat. Le gouverneur Albert Grodet privilégie la dissolution de la flottille et le versement du matériel ainsi que d’une partie du personnel sous son autorité. La Marine y est favorable à condition de récupérer l’artillerie et l’essentiel de ses personnels, laissant quelque temps encore des marins employés à conduire des convois de chalands, tel l’enseigne de vaisseau Baudry, compagnon de Hourst. Mais pour ce dernier, il n’est pas question de désarmer la flottille ou de disperser son personnel. Peut-être pense t-il pouvoir utiliser son matériel pour ses projets scientifiques, mais il est possible qu’il n’apprécie tout simplement pas la manière de faire de Grodet. Entre les deux hommes s’engage un véritable duel épistolaire. Hourst s’appuie sur un argument fort : l’absence surprenante de consignes venant de la Marine à son égard, alors que les rues Royale et Oudinot51 ont de fréquents échanges sur ce sujet. Soit que la flottille ait été oubliée, soit que la scission récente du ministère ait coupé au passage quelques courroies de transmission bureaucratiques. Le marin accuse carrément l’administrateur de bafouer ses droits de commandant et de l’empêcher, « par malveillance », d’en accomplir les devoirs52. Pour refuser la refonte des canonnières, il se fonde sur l’article 269 du règlement de 1885 qui interdit au commandant d’un bâtiment de procéder à des transformations53 et réclame un ordre du ministre de la Marine 54.

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L’accuse-t-on d’immobiliser des ressources non négligeables, ne serait-ce que pour assurer la protection de son mouillage et il menace de conduire ses bâtiments, chargés du plus de matériel possible « en un point où la garnison existante pourra défendre la flottille », d’enterrer le reste, de disperser ses hommes et de rester seul avec un laptot pour assurer leur entretien55. Enfin, il porte une accusation grave à l’encontre du gouverneur du Soudan en se plaignant de ne plus être ravitaillé. Après une brève enquête auprès des services concernés, Albert Grodet conclut à la recherche de « quelque scandale retentissant », dont le but final reste cependant obscur56.

23 Ce n’est que par un courrier daté du 1er juin 1895, que le ministère de la Marine met fin à la controverse en supprimant la flottille. Émile Hourst peut se consacrer à nouveau à la descente du Niger, qu’il explore avec succès jusqu’à son embouchure en 1896. Quand au Mage et au Niger, ils sont rayés des listes et laissées à la disposition du service colonial57. Un dernier officier de marine, l’enseigne de vaisseau Detroyers, est mis à disposition du gouverneur pour renflouer les deux anciennes canonnières et les conduire aux bassins de Ségou58. Transformées en chalands, elles naviguent aux côtés d’une nombreuse batellerie chargée du ravitaillement des troupes engagées dans la pacification du Nord-Soudan, puis dans la conquête saharienne. Ainsi, en 1896, le service du ravitaillement et des mouvements de personnels de la colonie du Soudan français est assuré par pas moins de 4 chalands en aluminium jaugeant 50 tonnes, 10 chalands en acier de 4,5 tonnes, 100 chalands en bois de 1,5 tonnes et 40 pirogues d’environ 500 kg59. Les chantiers, ateliers et bassins de Bamako, Koulikoro et Ségou, qui construisent ou entretiennent cette flottille logistique, restent donc, encore pour un temps, les témoins de ce qui fut une des opérations les plus éloignées de la mer qu’ait conduite la Marine à travers l’expérience vécue par les marins-pionniers du Soudan français…

NOTES

1. L’infanterie de marine est issue des compagnies ordinaires de la mer créées en 1622 par Richelieu, tandis que les deux premières compagnies d’artillerie de marine sont créées à Brest et à Toulon en 1692 ; ces deux armes sont rattachées au ministère de la guerre en 1900 sous le nom d’infanterie et d’artillerie coloniale. 2. Carrefour de nombreuses voies commerciales transsahariennes, cité légendaire depuis le Moyen Âge et interdite aux chrétiens, la « perle du désert » continue de hanter les imaginations. Pourtant, Tombouctou « la mystérieuse » ne l’est plus depuis la description désabusée qu’en fit, en 1828, le premier Européen à en revenir, René Caillié : « Revenu de mon enthousiasme, je trouvais que le spectacle que j’avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente ; je m’étais fait de la grandeur et de la richesse de cette ville une tout autre idée ; elle n’offre au premier aspect qu’un amas de maisons en terre mal construites : dans toutes les directions, on ne voit que des plaines immenses de sables mouvants, d’un blanc tirant sur le jaune et de la plus grande aridité ». Et en effet, Tombouctou n’est, au moment de la conquête française, qu’un gros bourg de 7 000 habitants environ.

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3. Citons quelques-uns des noms typiques de ces bâtiments méconnus : Serpent, Basilic, Crocodile, Griffon, Marabout, Africain, Arabe, Dialmath, Podor. Source : http://dossiersmarine.free.fr/ fs_av_A7.html, consulté en ligne le 11 mai 2013. 4. Médine, l’avant-poste de la colonisation française en Afrique de l’Ouest en 1855, est à 900 km de la côte. 5. On nomme à l’époque Soudan français le territoire du moyen Niger correspondant au Mali de nos jours. 6. L’intérêt pour le coton est alors aiguisé par la hausse des prix consécutive à la guerre de Sécession. 7. Louis Faidherbe, « L’avenir du Sahara », Revue Maritime et Coloniale, juin 1863, cité par Eugène Mage, Voyage dans la Soudan occidental (Sénégambie-Niger), 1863-1866, Paris, Librairie Hachette & Cie, p. 1. 8. Ibid., p. 2. 9. Ibid., p. 12 10. Ibid., p. 16 11. Ségou, ancienne capitale de l’empire peul du Macina, est conquise par l’empire Toucouleur le 10 mars 1861. 12. En 1864, Eugène Mage reçoit la médaille d’or de la Société de géographie pour son voyage au pays de Ségou. 13. Cité par Émile Caron, La marine au Niger, Paris, Baudoin, 1888, p. 5. 14. Menée par le lieutenant-colonel Paul Flatters, cette expédition, volontairement limitée en hommes pour ne pas susciter la crainte des Touaregs, est massacrée par eux, le 16 février 1881, à Bir-al-Galama (Algérie). 15. Julie d’Andurain, La capture de Samory (1898). L’achèvement de la conquête de l’ouest en Afrique, Paris, SOTECA, 2012, p. 77 et p. 123. 16. Gouverneur du Sénégal de 1876 à 1881, Brière de l’Isle est successivement inspecteur (1882-1883), inspecteur général adjoint (1886-1891) et inspecteur général de l’infanterie de Marine (1892-1893). Subordonné du précédent de 1876 à 1881, Gallieni devient gouverneur général du Soudan français de 1886 à 1891. Commandant du Haut-Sénégal de 1880 à 1883, Borgnis-Desbordes ouvre définitivement la voie du Niger. Enfin, subordonné du précédent de 1880 à 1884, Archinard est successivement commandant supérieur du Soudan de 1888 à 1889, gouverneur du Haut-Sénégal et du Niger en 1891 et gouverneur du Niger de 1892 à 1893. 17. L’empire Wassoulou (1878-1898) est fondé par Samory Touré dans la région du haut Niger. Disposant d’une armée importante, disciplinée et armée de fusils modernes fournis par les colonies britanniques, c’est le principal adversaire de la France en Afrique de l’Ouest à l’époque. 18. Daniel Grévoz, Les canonnières de Tombouctou : les Français à la conquête de la cité mythique, 1870-1894, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 74-77. 19. L’explorateur écossais Mungo Park (1771-1806) a reconnu le Niger de Bamako à Boussa, localité près de laquelle il meurt noyé en tentant d’échapper à ses agresseurs. 20. Émile Caron (LV), De Saint-Louis au port Tombouctou : voyage d’une canonnière française, Paris, Augustin Chalamel, 1891, p. 65. 21. Il livre le compte-rendu détaillé de cet exploit technique dans la deuxième partie de son ouvrage La Marine au Soudan, op. cit. p. 17-30. 22. Ancêtre de l’actuel Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM). 23. Le précédent Mage, déclassé, sert de bâtiment utilitaire sous le nom de Faidherbe. 24. Le 5 août 1890, la convention franco-anglaise fixe à Saï la limite de l’influence française sur le Niger. 25. Jean-Gilbert Jaime, De Koulikoro à Tombouctou sur la canonnière Le Mage, Paris, Les libraires associés, 1894, p. 164. 26. Daniel Grévoz, op. cit., p. 105.

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27. « Lettre du chef d’escadron Archinard au gouverneur du Sénégal », le 3 novembre 1889. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Hourst, SHD/MV, CC7 4e moderne 44/4. 28. Jean-Gilbert Jaime, op. cit, p. 367. 29. Ibid., p. 370. 30. Ibid., p. 400. 31. « Lettre du chef d’escadron Archinard au Gouverneur du Sénégal », le 10 février 1889. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Émile Hourst, SHD/MV, CC7 4e moderne 44/4. 32. « États de service du lieutenant de vaisseau Émile Hourst ». Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Émile Hourst, SHD/MV, CC7 4e moderne 44/4. 33. Marie-Christine Hourst-Duvoux, Exploration du lieutenant de vaisseau Hourst en Afrique, Service historique de la Marine, Vincennes, 1992, p. 38-40. 34. « Bulletin de notation individuelle de 1892 ». Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 35. « États de service du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux ». Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux. SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 36. Voir en particulier le chapitre de XII de l’ouvrage de Jean-Gilbert Jaime, op. cit. 37. Daniel Grévoz, op. cit., p. 119-121. 38. « Lettre du lieutenant de vaisseau Hourst au colonel Archinard, le 7 octobre 1893 ». Archives nationales d’Outre-mer [passim ANOM], série géographique, Soudan XVI/4. 39. « Compte-rendu du lieutenant de vaisseau Boiteux au commandant militaire du Soudan, le 11 janvier 1894. » Archives nationales d’outre-mer, Série géographique, Soudan V/2. 40. L’enseigne de vaisseau Aube est le fils de l’amiral Théophile Aube, ministre de la Marine du 7 janvier 1886 au 29 mai 1887. 41. « Compte-rendu du lieutenant de vaisseau Boiteux au commandant militaire du Soudan », le 30 décembre 1893. ANOM, Série géographique, Soudan V/2. 42. « Lettre du lieutenant-colonel Bonnier au Gouverneur du Soudan », le 11 janvier 1894. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 43. On déplore la perte de 10 officiers, dont le lieutenant-colonel Bonnier, 2 sous-officiers et 68 tirailleurs. Seuls 1’officier, 2 sous-officiers et 8 tirailleurs ont pu s’enfuir. « Tombouctou : occupation de Tombouctou, lutte contre les Touaregs ». SHD/GR, 15H 35/2. 44. « Lettre du lieutenant de vaisseau Boiteux, sur les accusations d’insubordination après la prise de Tombouctou », le 26 août 1894. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 45. « Lettre du lieutenant de vaisseau Boiteux à monsieur le ministre de la Marine », 26 août 1894. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 46. « Lettre du contre-amiral, directeur du personnel au ministre de la Marine », le 4 janvier 1898. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 47. L’Éclair, le 6 août 1897. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 48. « Bulletin individuel de notation 1896 ». Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 49. « Lettre du lieutenant de vaisseau Hourst au commandant supérieur du Soudan », le 5 février 1894. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 50. « Lettre du commandant supérieur du Soudan au Gouverneur du Soudan français », le 19 mai 1894. ANOM, série géographique, Soudan XVI/3. 51. Adresses respectives des ministères de la Marine et des Colonies. 52. « Copie d’une lettre du lieutenant de vaisseau Hourst au ministre de la Marine », annotée par le gouverneur du Soudan, le 9 janvier 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3.

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53. « Lettre du lieutenant de vaisseau Hourst au commandant supérieur de la région nord du Soudan et au gouverneur du Soudan », le 28 janvier 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 54. « Lettre du lieutenant de vaisseau Hourst au gouverneur du Soudan », le 21 février 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 55. « Lettre du lieutenant de vaisseau Hourst commandant supérieur de la région nord du Soudan et au gouverneur du Soudan », le 28 février 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 56. « Lettre du gouverneur du Soudan Albert Grodet au ministre des Colonies », le 25 mai 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 57. « Lettre du ministre de la Marine au ministre des Colonies », le 1 er juin 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 58. « Lettre du lieutenant-colonel Trentigniant, lieutenant-gouverneur au ministre des Colonies », le 8 août 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 59. « Rapport de la direction de la défense du ministère des Colonies au ministre », le 16 mars 1896. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3.

RÉSUMÉS

Amorcée en 1854 par le général Faidherbe depuis le Sénégal, la colonisation française de l’Afrique de l’ouest s’accélère à partir de 1878 pour ne s’arrêter qu’avec l’unification de ses possessions au sein de l’Afrique occidentale française (AOF), en 1895. D’un point de vue militaire, la conquête est principalement le fait des troupes d’infanterie et d’artillerie de Marine, auxquelles sont associés les régiments de tirailleurs sénégalais nouvellement créés, mais des bâtiments sont également armés par la Marine pour servir sur les fleuves, voies de pénétration naturelles vers l’intérieur du continent africain. Ainsi, de 1884 à 1895, une petite flottille de canonnières est amenée du Sénégal sur le Niger par voie terrestre, au prix d’un important effort logistique. Là, dans leur triple rôle d’explorateurs, d’agents d’influence et de militaires, les marins participent activement à la conquête du Soudan français jusqu’à la soumission de Tombouctou.

Initiated in 1854 by General Faidherbe from Senegal, the French colonization of West Africa accelerated from 1878 and stopped only with the unification of their possessions in (AOF) in 1895. From a military point of view, the conquest was made mainly by naval infantry and artillery, with which were associated the newly created regiments of Senegalese riflemen, but boats were also armed by the Navy to serve on rivers, natural pathways into the interior of Africa. Thus, from 1884 to 1895, a small flotilla of gunboats was brought on the Niger from Senegal , at the price of a major logistical effort. There, in the triple role of explorers, agents of influence, and military, marines participated actively in the conquest of the French Sudan until the surrender of .

INDEX

Mots-clés : flotille du Niger, marine, Soudan

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AUTEURS

DOMINIQUE GUILLEMIN Professeur certifié d’histoire en charge au sein du département des études et de l’enseignement du service historique de la Défense, de l’étude sur la Marine et les opérations extérieures depuis 1962 commandée par le chef d’état-major de la Marine. Il prépare parallèlement une thèse de doctorat d’histoire à l’université de Paris –I sur le réseau des attachés navals français dans l’entre-deux-guerres.

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