Revue historique des armées

271 | 2013 Les armées coloniales

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rha/7676 ISSN : 1965-0779

Éditeur Service historique de la Défense

Édition imprimée Date de publication : 3 juillet 2013 ISSN : 0035-3299

Référence électronique Revue historique des armées, 271 | 2013, « Les armées coloniales » [En ligne], mis en ligne le 05 juillet 2013, consulté le 30 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/rha/7676

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© Revue historique des armées 1

SOMMAIRE

Dossier

Éditorial Colonel Jean-Marc Marill

États des tendances et des savoirs sur l’histoire militaire coloniale Julie d’Andurain

L’artillerie et les colonies sous l’Ancien Régime Boris Lesueur

Formation et sélection des artilleurs de marine à Polytechnique Approche prosopographique du corps des bigors (1870-1910) Julie d’Andurain

La défense des colonies allemandes avant 1914 entre mythe et réalités Rémy Porte

« Sind Schwarze da ? » La chasse aux tirailleurs sénégalais. Aspects cynégétiques de violences de guerre et de violences raciales durant la campagne de France, mai 1940- août 1940 Julien Fargettas

La presse militaire française à destination des troupes indigènes issues des différents territoires de l’Empire puis de l’Union française Olivier Blazy

Le rôle de la flottille du Niger dans la conquête du Soudan français, 1884-1895 Dominique Guillemin

Panorama des troupes coloniales françaises dans les deux guerres mondiales Éric Deroo et Antoine Champeaux

Le patrimoine de tradition des troupes indigènes Antoine Champeaux

Généalogie

Les dossiers de pensions des troupes coloniales et indigènes. La sous-série GR 13 Yf Sandrine HEISER et Hélène Guillot

Lectures

François Cochet, Armes en guerre, XIXe-XXIe siècles, Mythes, symboles, réalités CNRS éditions, 2012, 317 pages Julie d’Andurain

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Adrien-Henri Canu, La pétaudière coloniale Édition présentée par Boris Lesueur, avec la collaboration de Roger Little,L’Harmattan, 2013, coll. « Autrement mêmes », 242 pages Nicolas Texier

Daniel Costelle, Prisonniers nazis en Amérique Éditions Acropole, 2012, 364 pages Jean-François Dominé

Ivan Cadeau, Diên Biên Phu (13 mars – 7 mai 1954) Tallandier, 2013, 207 pages, coll. L’Histoire en batailles Nicolas Texier

Peter Hopkirk, préface d’Olivier Weber, Le grand jeu, officiers et espions en Asie centrale Bruxelles, Éditions Nevicata, 2011, 572 pages Olivier Berger

Julie d’Andurain, La capture de Samory (1898).L’achèvement de la conquête de l’Afrique de l’Ouest Éditions SOTECA, 2012, 209 pages Dominique Guillemin

Christophe Dutrône, Feu sur Paris ! L’Histoire vraie de la Grosse Bertha Éditions Pierre de Taillac, 2012, 308 pages Hélène Guillot

Christian Duverger, Cortès et son double. Enquête sur une mystification Éditions du Seuil, 2013, 310 pages. Ivan Cadeau

Yohann Douady, D’une guerre à l’autre Nimrod, 2012, 393 pages. Dominique Guillemin

Michel Bodin, Les Français au Tonkin 1870-1902. Une conquête difficile Éditions SOTECA, coll. Outre-mer, 296 pages. Ivan Cadeau

Jean-Charles Jauffret, La Guerre inachevée. Afghanistan 2001-2013 Éditions Autrement, 2013, 345 pages. Christophe Lafaye

Claude Juin, Des soldats tortionnaires, guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable Robert Laffont, 2012, 372 pages Benoît Haberbusch

Fabien Lafouasse, L’espionnage dans le droit international Nouveau monde éditions, coll. Le Grand Jeu, 2012, 492 pages Jean-François Dominé

Dimitri Casali, Christophe Beyeler, L’histoire de France vue par les peintres Flammarion, coll. Histoire et actualité, 2012, 320 pages. Michel David

Hugues Tertrais (dir.), La Chine et la mer. Sécurité et coopération régionale en Asie orientale et du Sud-Est L’Harmattan, 2012, 220 pages Dominique Guillemin

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Dossier

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Éditorial

Colonel Jean-Marc Marill

1 L’intervention déclenchée au début de cette année au Mali a témoigné une nouvelle fois de l’importance du théâtre africain, qu’a depuis soulignée le Livre blanc. « Le Sahel, de la Mauritanie à la corne de l’Afrique ainsi qu’une partie de l’Afrique subsaharienne sont également des zones d’intérêt prioritaire pour la France, en raison d’une histoire commune, de la présence de ressortissants français, des enjeux qu’elle portent et des menaces auxquelles elles sont confrontées »1. Prévu depuis un an,ce numéro de la Revue historique des armées rencontre ainsi l’actualité nationale et internationale la plus récente…

2 Par nature, les troupes coloniales sont depuis toujours aux avant-postes de cet engagement africain de la France. Leur historiographie en témoigne, telle que la présente Julie d’Andurain. Elles n’ont bien sûr pas agi seules. La Marine, dont ces troupes dépendent jusqu’à la loi de juillet 1900, leur apporte son soutien. Comme lors de la conquête du Soudan français, durant laquelle fut déployée une flottille sur le Niger dont Dominique Guillemin nous raconte la singulière destinée. Qu’ils soient artilleurs de marine sous l’Ancien Régime, ainsi que l’évoque Boris Lesueur, ou « bigors » polytechniciens entre 1870 et 1910, comme le montre Julie d’Andurain dans son deuxième article, les coloniaux sont attirés par l’aventure. Mais cette découverte d’autres civilisations se paie souvent par la maladie ou la mort, rançon souvent inévitable des campagnes ultramarines.

3 Les troupes coloniales mêlent dans leurs unités des hommes de cultures, de mœurs et de mentalités d’une extrême diversité dont la cohésion est assurée par leur encadrement, constitué de vieux routiers de l’outre-mer à l’autorité paternaliste. L’article d’Olivier Blazy évoque une presse militaire pécialisée au profit des troupes coloniales pour répondre à leur spécificité.

4 À l’opposé, les troupes coloniales allemandes se caractérisent par une diversité de statuts. Leur recrutement, souvent mené à l’extérieur de la colonie avec une adaptation aux contraintes locales, n’est pas moins divers. Ces troupes participent cependant avec efficacité à la défense de l’empire colonial du Reich pendant la Première Guerre mondiale. Un empire dont la perception par les alliés évolue entre mythe et réalité comme le démontre le lieutenant-colonel Rémy Porte. Par la suite, le rapport à

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l’Africain se transforme en haine raciale sous l’égide des nazis dont les tueries pendant la campagne de France en 1940, s’apparentent pour Julien Farguettas à une chasse à l’homme noir.

5 Ce numéro est la première réalisation de la nouvelle équipe rédactionnelle mise en place ce printemps, qui s’appuie désormais sur le département études et enseignement du Service historique de la Défense. Ce numéro doit également beaucoup à l’engagement personnel d’Éric Deroo et du lieutenant colonel Antoine Champeaux. Ils ont rédigé chacun un article, l’un sur les troupes coloniales engagées dans les rudes combats des deux guerres mondiales, l’autre sur le patrimoine culturel des « troupes indigènes ». Plus encore, ils ont fait bénéficier la revue de leurs liens avec des chercheurs engagés dans l’exploration de cette histoire spécifique.

6 Ainsi, ce numéro amorce une série d’évolutions. La qualité de la Revue historique des armées repose sur des articles scientifiques, mais également sur une très riche iconographie, largement issue des fonds et collections du Service historique de la Défense. Celle-ci fait l’originalité de la revue dans le concert des revues historiques scientifiques, comme l’ont encore récemment rappelé plusieurs des universitaires membres du comité de rédaction. Ce lien entre les textes et l’iconographie fera l’objet d’une attention renouvelée, avec le souci de valoriser à chaque fois les trésors iconographiques conservés à Vincennes.

7 De même, un effort sera fait pour que l’ensemble des articles relevant d’un même thème se réponde ou se complète, garantissant ainsi une meilleure cohérence à chaque numéro. Par ailleurs – et les résultats des ventes au numéro le confirment – le choix des thèmes des dossiers doit rencontrer davantage les attentes du lectorat. Ainsi, les numéros consacrés aux relations entretenues par la France avec un certain nombre de pays amis n’auront plus un caractère aussi systématique.

8 À l’inverse, le regard des historiens étrangers, largement représentés au sein du comité de rédaction, demeure indispensable pour aborder les sujets transverses ou communs. Nos histoires nationales sont tellement imbriquées… Elles se sont souvent construites, selon les périodes, dans des conflits où les grandes puissances s’alliaient ou se déchiraient tour à tour. Nos collègues étrangers nous aident en particulier à relativiser notre propre point de vue. Ainsi, savoir que l’esprit offensif des armées françaises de 1914, si décrié par notre historiographie, était tout aussi répandu au sein des armées allemandes à la même époque, permet de mieux apprécier les errements des débuts de la Grande Guerre.

9 Parallèlement à ces évolutions de fond, la revue s’enrichit désormais d’une rubrique régulière consacrée à la généalogie. Intitulée « Généalogie », elle vise également à mieux répondre à la diversité des attentes de notre lectorat. Comme les articles consacrés à la symbolique et aux traditions militaires, cette nouvelle rubrique sera présente dans chaque numéro.

10 Bonne lecture à tous !

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AUTEUR

COLONEL JEAN-MARC MARILL Docteur en histoire, rédacteur en chef.

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États des tendances et des savoirs sur l’histoire militaire coloniale

Julie d’Andurain

1 À bien regarder, le paysage français de la recherche et de l’enseignement universitaire en histoire coloniale abordé du point de vue militaire, n’est pas totalement déserté en dépit des difficultés à concilier deux champs de recherche, celui des War Studies et celui des Colonial Studies.

2 On pourrait certes se plaindre que la France n’ait pas, comme les Anglo-Saxons, une approche du War Studies totalement décomplexée, qu’elle ne se soit pas surtout débarrassée d’un antimilitarisme inconscient et rampant – mais surtout stérilisant – presque consubstantiel à l’Université qui, depuis les années 1970, l’empêche d’aborder concrètement et sereinement des questions militaires qui ont pourtant trait autant à la politique qu’à l’économie, à l’histoire sociale qu’à l’histoire culturelle ou technique. Mais c’est sans doute là le prix à payer d’une histoire militaire qui a croisé l’histoire coloniale – particulièrement en Algérie – et qui se contenta longtemps de célébrer la geste coloniale dans un style épique caricatural et qui, par un discours légitimateur, contribua à imposer une histoire officielle faisant abstraction des populations colonisées et de leur lutte pour l’indépendance. En réaction, sur la base d’un héritage marxiste porté par les écrits de Lénine, d’Hobson, de Robinson et Gallagher, une analyse de l’impérialisme allait entraîner une vision manichéenne du fait colonial, vision opposant les dominants et les dominés. Nées au début des années 1980, les Subaltern Studies ont visé à prendre en compte la parole des colonisés proposant ainsi une critique postcoloniale de la modernité, mais en réalité, il y avait déjà longtemps que le problème ne se posait plus en une opposition binaire colonisateurs / colonisés, dominants / dominés mais bien sur la base d’une analyse globale des sociétés coloniales et des interactions entre les groupes comme l’avait si bien montré le sociologue Georges Balandier (1951). Aujourd’hui, particulièrement depuis le début du XXIe siècle, la jeune génération des historiens du fait colonial a fort heureusement très largement dépassé ces tendances dualistes en ayant fait le point sur les enjeux et les débats des Post-Colonial Studies et des Colonial Studies1. Si les Post-Colonial Studies des années 1990 ont entraîné un retour d’une vision manichéenne de l’histoire et du présent en diabolisant

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la domination coloniale, les Colonial Studies, apparues autour des années 2000, ont marqué une plus grande volonté d’historiciser les débats, couplant élargissement de l’analyse à l’étude d’une dimension impériale renouvelée tout en réinvestissant judicieusement les apports d’Edward Saïd dans les travaux croisant le Science Studies et du Colonial Studies2.

3 Cependant, les termes ne trompent pas. War Studies, Subaltern Studies, Colonial Studies… La conceptualisation du fait historique vient d’outre-Atlantique et ce depuis longtemps. Cela ne signifie pas pour autant que les historiens français soient inexistants. Simplement peut-on reconnaître qu’ils ont toujours eu plus de mal que leurs voisins anglo-saxons à s’engager dans des champs de recherche nouveaux, soit à pousser les portes de la « bien-pensance » universitaire qui avait, entre autres choses, du mal à disserter sur l’armée inévitablement perçue comme un outil de domination impérialiste, soit à sortir de son cadre étroitement métropolitain. C’est la raison pour laquelle, au cours des années 1960, les meilleurs textes renouvelant le champ militaire ou le champ colonial sont anglo-saxons (Robert O. Paxton, L’armée de Vichy, le corps des officiers français 1940-1944, 1960 ; Kanya-Fortsner, The Conquest of the Western Sudan. A Study in French Military Imperialism, 1969), tandis que des personnalités comme Raoul Girardet restent encore assez marginalisés quoique leurs travaux soient jugés fondateurs (La société militaire de 1815 à nos jours, 1953). Mais au début des années 1970, tandis que les Subaltern Studies ne se développent pas encore dans les universités des Sud, des productions associant systématiquement monde colonial et monde militaire émergent dans le sillage de ceux d’André Martel, de Jean Ganiage, de Charles-Robert Ageron. Connaisseur de l’Afrique, Marc Michel soutient une thèse sur La mission Marchand, 1895-1899 en 1968 et la fait publier quatre ans plus tard, tandis que Jacques Frémeaux se lance dans une thèse de 3e cycle sur Les bureaux arabes dans la province d’Alger (1844-1856) sous la direction de Xavier Yacono, avant d’aborder plus généralement le monde militaire colonial avec L’Afrique à l’ombre des épées (publié en 1993). Entre temps, une petite équipe de chercheurs spécialisés sur le fait colonial a émergé, collaborant d’ailleurs parfois à des travaux collectifs (J. Frémeaux, D. Nordmann, G. Pervillé, Armées, guerre et politique en Afrique du Nord (XIXe - XXe), 1977 ; Bernard Droz et Évelyne Lever, Histoire de la guerre d’Algérie, 1954-1962, 1982) et abordant des sujets très novateurs ceux que l’on ne qualifie pas encore alors de Gender Studies (Hélène d’Almeida Topor, Les Amazones. Une armée de femmes à l’époque précoloniale, 1984). En 1987, Jean-Charles Jauffret affirme encore davantage le caractère croisé du fait militaire et du fait colonial avec sa thèse sur Parlement, gouvernement, commandement : l’armée de métier sous la IIIe République (1871-1914), tandis que beaucoup d’historiens restent très proches du fait militaire colonial (Catherine Coquery-Vidrovitch avec ses recherches sur l’Afrique, Vincent Joly avec sa thèse sur Albert Dolisié en 1980 ; Gilbert Meynier et ses travaux sur l’Algérie coloniale en 1981 ; Daniel Rivet avec son travail sur Lyautey en 1985). Inutile de dire que toutes ces études ont marqué toute une génération de jeunes chercheurs. Ils sont à la base des travaux actuels sur l’histoire du fait militaire en situation coloniale qui tendent tous vers l’idée qu’au-delà des affrontements, il y eut des accommodements (Marc Michel, Essai sur la colonisation positive. Affrontements et accommodements en Afrique noire, 1830-1930, 2009) ou que le processus colonial a constitué en réalité un passage vers la modernité à travers un processus plus global, celui de la mondialisation (Jacques Frémeaux, Les empires coloniaux dans le processus de mondialisation, 2002).

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4 Actuellement, c’est au sein de ces équipes – réparties sur les universités du grand Paris et d’Aix-Marseille et du littoral atlantique – que s’organise le renouvellement des études avec une approche parfois novatrice comme l’ont montré les travaux de Raphaëlle Branche (La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 2001) et de Sylvie Thénault (Une drôle de justice, les magistrats dans la guerre d’Algérie, 2001). En parallèle, toute une équipe de chercheurs, encore qualifiés parfois de « juniors », aborde le fait colonial dans une dimension qui n’est pas strictement militaire, privilégiant plutôt la question des savoirs coloniaux, laquelle cependant porte en elle une dimension militaire, mais peu développée jusqu’à présent (travaux d’Hélène Blais, Emmanuelle Sibeud, Pierre Singaravélou, Isabelle Surun, Jean-François Klein, etc.). Cela n’exclue pas des analyses biographiques plus classiques dans des universités littorales (Jean-Pierre Bois, Bugeaud, 2009), de même que des études qui se trouvent en lisière du fait militaire (Jean-Louis Triaud, La légende noire de la Sanûsiyya. Une confrérie musulmane saharienne sous le regard français, 1840-1930) voire des dictionnaires (André-Paul Comor, Dictionnaire de la Légion étrangère, 2013). Mais de belles thèses, telle celle de Papa Dramé sur La Défense de l’AOF (1895-1940) publiée en 2003 ou les travaux de Paul et Catherine Villatoux, La République et son armée face au péril subversif. Guerre et action psychologique 1945-1960, parus en 2005, des travaux croisant problématiques historiques et contemporaines (Walter Bruyère-Ostell, Histoire des mercenaires, 2011) montrent qu’il est désormais possible de concilier, à l’université, histoire coloniale et histoire du fait militaire d’autant que ces thématiques ouvrent des perspectives bien plus larges. Dans notre thèse (Le général Gouraud, un colonial dans la Grande Guerre, 2009), nous avons cherché à montrer que le fait colonial ne saurait être séparé de sa dimension métropolitaine et que le fait militaire, fut-il en situation coloniale, relève avant tout de l’histoire politique.

5 Eu égard au chemin parcouru, il resterait peut-être encore à ouvrir davantage les portes entre les milieux militaires (et leurs archives) et les milieux universitaires car ils auraient, les uns et les autres, fort à gagner d’un partenariat d’autant que les milieux militaires eux-mêmes (Rémy Porte, La conquête des colonies allemandes : naissance et mort d’un rêve impérial, 2006 ; Antoine Champeaux (avec Éric Deroo), La Force noire. Gloire et infortune d’une légende coloniale, 2006 ; Alexis Neviaski, Képi blanc, casque d’acier et chemine brune. Une tentative subversive vue par les archives françaises, thèse 2009 ; Julien Fargettas, Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités, 1939-1945, 2012) apportent eux aussi beaucoup à la connaissance sur l’histoire du fait militaire en situation coloniale.

NOTES

1. Voir le remarquable article d’Emmanuelle Sibeud, « Post-colonial et Colonial Studies : enjeux et débats », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 51, 4 bis, 2004, p. 87-95. 2. Voir les travaux de Pierre Singaravélou et particulièrement, « L’enseignement supérieur colonial. Un état des lieux », Histoire de l’éducation, n°122, 2009, p. 71-92

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INDEX

Mots-clés : enseignement, histoire coloniale, histoire militaire

AUTEUR

JULIE D’ANDURAIN Agrégée et docteur en histoire, elle est actuellement enseignante-chercheur au CDEF (École militaire) et chargée de cours à Paris-Sorbonne. À la suite de sa thèse sur Le général Gouraud, un colonial dans la Grande Guerre (soutenue sous la direction de Jacques Frémeaux, Paris-Sorbonne, 2009), elle vient de publier La capture de Samory, l’achèvement de la conquête de l’Afrique de l’Ouest (Sotecan 2012).

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L’artillerie et les colonies sous l’Ancien Régime Artillery and colonies under the Old Regime

Boris Lesueur Traduction : Robert A. Doughty

1 « Il voulait absolument établir une batterie semblable à celles que l’on construit à l’école de Metz. Le soldat disoit hautement qu’il sembloit qu’on attaquât Luxembourg » [sic]1. (Siège de Cangivaron, Inde, janvier 1761)

Introduction

2 Hasard de l’histoire ou phénomènes intimement liés à l’affirmation de l’État moderne, la création du premier empire colonial français et l’apparition de l’artillerie en tant qu’arme structurée furent quasiment simultanées. En effet, Louis XIV incorpora les colonies dans le domaine royal à partir de 1664 et décida d’y entretenir des troupes régulières à partir de 16722. En 1676, l’organisation du corps des fusiliers du roi dédiait pour la première fois des troupes au maniement des canons sur le champ de bataille qui devenaient ainsi un facteur décisif de la victoire, ultima ratio regum comme le fit graver sur ses canons Louis XIV. Des ordonnances, en avril 1693 et en novembre 16953, affectèrent définitivement ce régiment au service des canons, confirmant l’apparition d’une arme autonome sur le champ de bataille. L’absence de mobilité des pièces souvent trop lourdes limitait leur intervention aux sièges des places, et dans de rares occasions, aux batailles. Or, la guerre de Sept Ans marqua une profonde rupture puisqu’elle devint un élément dispensable pour tenir une position ou pour préparer un assaut4. Mais en était-il de même pour les colonies où le chevalier Durre, qui commandait l’artillerie de l’Inde, s’était attiré des sarcasmes du reste de l’armée ?

3 De Colbert à 1894, les colonies en France relevèrent de la Marine qui devait les administrer et les défendre, dans une époque troublée qui vit la France et la Grande- Bretagne s’affronter en sept conflits majeurs de 1688 à 1815. Si l’on considère que le sort des colonies dépendait uniquement des affrontements sur mer, on doit observer

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que les conceptions tactiques du temps avec l’adoption de la ligne de file aboutissaient à une relative stérilité des affrontements, dans le cadre d’un système technologique – le vaisseau de ligne – qui ne changeait guère5. Maurepas, inamovible secrétaire d’État de la Marine, de 1726 à 1749, avait conclu par une phrase définitive sur la relative inefficacité des combats navals et des échanges d’artillerie : « Savez-vous Messieurs ce qu’est une bataille navale ? On se recherche, on se salue, on se canonne et la mer n’en est pas moins salée »6. C’était une illusion car les batailles étaient sanglantes7. Suffren dans l’Inde, la bataille des Saintes et plus encore Nelson par la suite changèrent le paradigme à la fin du XVIIIe siècle qui vit le retour de batailles décisives sur mer. Mais cela ne dit pas comment la Marine concevait l’usage de l’artillerie pour la défense des colonies. Toute une historiographie nie d’ailleurs que la guerre aux colonies ait pu nécessiter le recours à des conceptions classiques de la guerre : dans la description de la guerre « à la canadienne », les raids et les embuscades des miliciens suffisaient à protéger les colonies. Ainsi, dans le premier siège de Québec, la mousqueterie avait suffi à désorganiser les colonnes d’assaut britanniques8 tandis que les batteries de la Marine avaient tenu au loin l’escadre de Phipps. L’adoption du système Vallière en 1732 et plus encore de celui de Gribeauval au lendemain de la guerre de Sept Ans avaient spécialisé et uniformisé les pièces et surtout veillé à leur donner une plus grande mobilité sur le champ de bataille. Les colonies restèrent-elles à l’écart de ces évolutions ?

4 On conçoit bien que le XVIIIe siècle fut décisif pour les transformations de l’artillerie à la fois sur mer et sur terre. Une question survient nécessairement : quelle place accorda-t- on aux colonies dans ce contexte de transformation de l’art militaire ? Après une longue période durant laquelle on se contenta de copier maladroitement la guerre sur mer en multipliant les batteries sur les rivages, la guerre de Sept Ans fut une rupture brutale qui marqua l’irruption d’un usage offensif de l’artillerie, nécessitant le recours à un personnel spécialisé.

La Marine et l’artillerie

5 Contrairement à ce qu’on pourrait penser hâtivement, on ne peut pas dire que l’artillerie de la Marine était la même que celle servant aux colonies9. En effet, la flotte disposait pour son usage de trop peu de personnel spécialisé pour que ce pût être une option envisageable. En 1666, et plus sûrement le 15 octobre 1676, on fonda des écoles d'artillerie dans les ports pour former les matelots des classes au service du canon10. La grande ordonnance de 1689 instaura seulement trois compagnies de canonniers de cent hommes pour Brest, Rochefort et Toulon, ainsi qu'un détachement de trente hommes au Havre. L’instruction durait 8 mois. Ceux qui étaient jugés aptes à devenir ultérieurement maîtres-canonniers recevaient une instruction complémentaire de 4 mois. En 1693, 26 maîtres-canonniers figuraient sur le budget de l'arsenal de Toulon au chapitre des officiers-mariniers11. En 1682, la marine royale se mit à construire des galiotes, c’est-à-dire des navires créés pour le bombardement des places, le besoin d’un personnel qualifié se fit sentir12. Pour cela, on dut envoyer les bombardiers se former à Metz13. L’ordonnance du 16 avril 1689 créa deux compagnies de bombardiers des classes à 50 hommes. En 1694, une troisième compagnie fut instaurée pour Rochefort. Les bombardiers s'occupaient des travaux dans les ports et étaient soumis à un entraînement permanent. Leur fonction était de servir sur les galiotes à bombes ou d’être embarqués comme canonniers ou aide-canonniers sur les navires de ligne, car ils

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étaient les seuls matelots à être de fait régulièrement instruits. L'ordonnance du 6 février 1692, simplifia l'organisation du commandement de l'artillerie dans la Marine en fusionnant le corps des commissaires d'artillerie jusque-là chargés des canons eux- mêmes avec celui des officiers de galiotes. Ces officiers d’artillerie de la Marine étaient peu nombreux : en 1750 ils n’étaient que 46, uniquement officiers de vaisseau, « qui se regardaient moins comme officiers d’artillerie que comme officiers de vaisseaux […], n’étaient pas aussi appliqués qu’ils étaient autrefois à les instruire et à s’instruire eux-mêmes14 ». Le problème de l’instruction ne fut résolu que dans les années 1786-179515. De même, la normalisation avait pris du retard puisqu’en 1783, on utilisait encore 7 calibres et 23 espèces de canons différents dans la Marine16.

6 Dans ces conditions, on ne peut pas espérer trouver des artilleurs de la Marine aux colonies. À la , en mars 1703, on ne trouvait que trois canonniers entretenus et on dut en débaucher deux autres d’un navire nantais17. En effet, la Marine se contentait d’entretenir des « maître- canonniers » aux colonies, c’est-à-dire des officiers mariniers dont la principale tâche consistait en la garde du magasin d’artillerie. En novembre 172318 par exemple, trois canonniers avec leur femme et leurs enfants, accompagnés de deux armuriers, furent embarqués pour Saint-Domingue. L’un d’entre eux, Louis Martin, qualifié de « canonnier entretenu » demanda trois ans plus tard à rentrer en France ; un caporal de la compagnie des bombardiers de Rochefort proposa de le remplacer, contre 25 livres par mois19. Pour la Louisiane, on pourrait citer la nomination de Jean-Baptiste Rollant le 24 mai 1747 comme maître-canonnier au poste de la Balise. Bombardier des vaisseaux du Roi, il avait 8 ans de service. Il conclut un contrat pour occuper ce poste en échange de 600 livres par an, une ration de farine par jour et un passage gratuit pour sa femme et sa belle-sœur20. Les contrats variaient en fonction des colonies et des époques. Ainsi, en 1734, l’intendant de Rochefort, Beauharnais, avait engagé deux canonniers pour le Petit Goave à Saint-Domingue (Haïti aujourd’hui) contre 60 livres par mois et une ration de farine21. Le cas était peut-être particulier car il semble que cette année-là l’intendant ait été en concurrence avec la Compagnie des Indes. En effet, les directeurs de la Compagnie demandaient trois canonniers pour Gorée et le Sénégal, dont un devait être impérativement un bombardier. Ils promettaient une ration et demie pour chacun, 600 livres pour le 1er, et 500 pour les deux autres22. On les adressa au bureau des classes.

7 Ce n’est pas qu’aux colonies on ignorait les canons, bien au contraire on les accumulait. De 1700 à 1750, 59 nouvelles batteries furent construites à la ; le nombre de canons disponibles dans l’île passant de 76 en 1703, à 277 en 1739. L’implantation était essentiellement côtière pour prévenir de coups de main venus de la mer et souvent les batteries ne protégeaient guère qu’un embarcadère. Sur les quelque 180 sites recensés à la Martinique de 1635 à 1845, 75 % étaient placés en bord de mer et seulement 43 furent édifiés à plus de 500 mètres du rivage23. À Saint-Domingue on trouvait en mai 1784, 1251 pièces, dont 1023 en position et 228 en magasin, tandis que 100 autres pièces avaient été déclarées hors de service24.

8 Avec le traité d’Utrecht, la France et ses colonies connurent une période de paix qui se prolongea jusqu’au début des années 1740 : succéda alors un cycle de guerres ininterrompues. Les colonies disposaient de troupes régulières depuis 1674 pour les Antilles et de 1683 pour le Canada, les compagnies détachées de la Marine. Il y en eut également après 1719 grâce un régiment suisse au service de la Marine et des colonies : en tout de 3 à 4 000 hommes25. On spécialisa tardivement des troupes dans le service de

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l’artillerie en créant des compagnies spécifiques pour le service colonial, les canonniers-bombardiers de la Marine. La première initiative fut prise à propos de la ville fortifiée de Louisbourg, dans l’île Royale26, car il ne suffisait pas d’avoir des canons, il fallait aussi savoir s’en servir : « Dans la vue de pourvoir au service de l’artillerie qui est assez considérable à Louisbourg, le Roy [...] a donné des ordres pour qu’on détache de la garnison de cette place un certain nombre de soldats qui seront instruits dans l’exercice du canon »27. Dans l’urgence, on prescrivait de faire passer une douzaine de canonniers de la Marine dans la forteresse ou d’y faire servir des soldats volontaires contre une gratification de 2 à 3 sols par jour28. La compagnie fut finalement instaurée le 20 juin 174329. Le même jour, une compagnie de canonniers-bombardiers à 50 hommes fut instituée pour le Canada30. Le Mercier fut chargé de l’entraîner à l’île de Ré31. À Saint-Domingue, il fallut attendre avril 174532. Les îles du Vent purent se partager une compagnie à partir du 30 avril 1747. Le noyau en fut constitué par 10 hommes de l’artillerie de la Marine recrutés à Port-Louis pour 3 ans, le 24 mai 1747, contre 50 livres par mois et une ration de farine par jour33. Le premier capitaine de la compagnie, Malherbe34, était auparavant commissaire d’artillerie, ce qui le rattachait au corps des officiers de vaisseau.

9 Durant la guerre de Succession d’Autriche, l’artillerie intervint dans au moins deux circonstances. Ce fut d’abord lors du siège de Louisbourg en 1745. Les Français s’attendaient à un blocus, à une attaque brusquée depuis la mer, et certainement pas à une attaque du côté des fortifications terrestres. En débarquant à l’anse de la Cormorandière, les Britanniques déjouèrent tous les plans, puisqu’ils purent marcher sans être inquiétés en direction de la ville. Ils débarquèrent des canons qu’ils installèrent sur de petits épaulements et commencèrent à bombarder la ville, sans toutefois parvenir à ouvrir une brèche. La décision de leur chef, Pepperell, de tirer à boulets rouges pour incendier la ville provoqua un dilemme terrible pour les militaires, confrontés aux souffrances des civils. Sept semaines de siège plus tard, et après avoir reçu 9 000 boulets, la garnison capitula35.La seconde attaque au cours de laquelle l’artillerie intervint fut celle du fort de Saint-Louis, dans la partie sud de Saint- Domingue. Un lieutenant d’artillerie, Fourcray, avait voulu se préparer à une attaque en montant des écoles à feu pour entraîner la compagnie de canonniers-bombardiers : on ne lui permit pas, car on entendait économiser la poudre36. Il ne fut pas non plus autorisé à expérimenter les mortiers pour en régler la portée. Le fort lui-même ne contenait pas de bombes ni de gabions, fascines, sacs ou balles de laine ou de coton pour se protéger, ni d’outils pour creuser des retranchements. Le 19 mars 1748, huit vaisseaux attaquèrent le fort qui après une canonnade de deux à trois heures se rendit37. Les Britanniques purent alors débarquer sans peine. En effet, apparaissait avec l’usage des navires contre des défenses terrestres, une solution opportune au problème fondamental de l’artillerie, son manque de mobilité. Lorsqu’une frégate, voire un vaisseau, s’approchait au risque de s’échouer, elle déclenchait une véritable nappe de feu avec ses canons embarqués. Le nombre de canons embarqués (il y a des exemples de navires de 80 canons se prêtant à cette manœuvre risquée), leur calibre et le rythme du tir quand l’équipage était entraîné surclassaient nettement tout ce que pouvait lui opposer une batterie terrestre.

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Les guerres atlantiques

10 Dans le court intervalle de paix entre le traité d’Aix-la-Chapelle et la reprise de la guerre de Sept Ans en 1755-1756, si on entreprit de nombreuses réformes militaires comme de créer un dépôt colonial à l’île de Ré ou de doubler le nombre de compagnies détachées présentes aux colonies, on n’eut pas vraiment le temps ni les moyens d’adapter la défense des colonies à la menace nouvelle qui pesait sur les colonies. On envoya des ingénieurs des fortifications comme Du Moulceau à Saint-Domingue38, ou pour l’Amérique du Nord, Franquet39, qui visita Louisbourg et les forts du Canada, se désolant de leur faiblesse. Celle-ci se révéla dès le début des opérations avec l’attaque du fort Beauséjour en juin 1755. Les Britanniques avaient réuni 32 pièces de canon et 22 mortiers40. Pour le responsable de l’artillerie dans la colonie, Le Mercier, c’était un changement radical dans la conduite de la guerre en Amérique du Nord41. Jusqu’à présent on avait estimé que les difficultés inhérentes au transport de pièces d’artillerie à travers le continent américain rendaient impossible l’utilisation des canons dans les opérations militaires. On s’était cru autorisé par conséquent à ne construire les forts qu’en pieux, et les pièces d’artillerie, de petits calibres, n’étaient utilisées que « dans la vue d’épouvanter les sauvages ». On trouvait par exemple au fort Saint-Frédéric 22 pièces de canon mais de calibres 6 à 3, ainsi que 17 pierriers ! La maçonnerie était tout à fait insuffisante pour résister au choc d’un boulet42. Le Canada demanda qu’on doublât la compagnie d’artillerie de la colonie et qu’on y fît passer dans l’urgence 174 pièces d’artillerie43.

11 À la fin de l’année 1755, on décida en France d’expédier d’abord 598 pièces, puis 700 aux colonies44. Mais on manquait d’artilleurs. Le corps royal d’artillerie ne disposait au début de la guerre que 60 compagnies de canonniers aptes à mettre en œuvre 300 pièces de campagne45. On manquait même de pièces de canon : à Rossbach en 1757, le rapport s’établit à 2 pièces pour 1000 hommes contre 3 pour 1000 du côté prussien46. En 1758, pour l’ensemble du domaine colonial, on ne trouvait que 8 compagnies de canonniers-bombardiers, tandis que le secrétariat d’État de la Guerre n’acceptait le passage de ses artilleurs qu’au compte-gouttes : 6 officiers et 20 canonniers par exemple en 1757 pour le Canada. Ou encore un détachement pour l’Inde. Lors de la seconde attaque de Louisbourg en 1758, les Britanniques avaient réuni pour servir les canons du corps expéditionnaire – 13 141 hommes – 267 artilleurs du Royal Artillery et 22 ingénieurs47. Lors de son voyage en France durant l’hiver 1758-1759, Bougainville ne réclama pas tant une augmentation des effectifs pour le Canada, mais qu’on envoyât de l’artillerie de campagne, des munitions en abondance, un train d’artillerie de 10 pièces de 12 ( car on pensait donc de plus en plus à des batailles rangées) et 10 mortiers pour les forts. On réclamait assez peu d’hommes, mais on voulait 150 artilleurs, 4 ingénieurs, des dessinateurs, des ouvriers, et enfin des recrues48.

12 En effet, la guerre de Sept Ans marqua l’irruption brutale, sur le champ de bataille aux colonies, de l’artillerie qui fut utilisé de trois manières différentes. En premier lieu dans un cadre amphibie, afin de faciliter des débarquements ; ensuite pour la guerre de siège ; enfin sur le champ de bataille. Le 8 juin 1758, l’île Royale fut à nouveau attaquée. À 4 heures 30 du matin, des frégates embossées ouvrirent le feu sur les retranchements des Français sur les plages et à 6 heures, les troupes britanniques commencèrent à déborder des bâtiments dans des canots et des barques. Trois divisions navales d’assaut se formèrent, commandées chacune par un brigadier. D’abord malmenés, les assaillants

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parvinrent finalement à bousculer les défenseurs qui se réfugièrent dans la place forte. Or, la place était jugée indéfendable. L’escadre demanda à pouvoir reprendre la mer afin de ne pas se retrouver anéantie par les bombardements : on le lui refusa49. Dès le 19 juin, une batterie de mortiers la contraignit à se réfugier sous les murs de la ville. L’intérieur de la ville devint vite un enfer car « n’ayant pas un ouvrage extérieur pour ralentir l’approche de l’ennemi ni réduit intérieur pour mettre à l’abri des bombes, les munitions de guerre, de bouche, les blessés et malades, aucune espérance de secours […] »50. Le 25 juillet, une large brèche avait été pratiquée dans le bastion du Dauphin et celui du Roi était également menacé : on négocia alors la reddition.

13 La campagne de conquête du Canada vit une utilisation plus restrictive de l’artillerie qui rendait caduque les formes de guerre antérieures en introduisant les sièges dans la guerre. Dès août 1756, pour la prise de Chouaguen, Montcalm réunit un train de siège. À l’inverse, l’absence d’artillerie rendit parfaitement inutile le raid hivernal contre le fort George en mars 1757. À l’abri derrière leurs murs, les défenseurs britanniques n’avaient rien à craindre de Canadiens dont les vivres s’épuisaient rapidement : la « Don quichoterie de Corlaer51» s’acheva piteusement. En août 1757, Montcalm emporta 32 canons contre le fort William Henry. En effet, ce fort n’était « point attaquable de vive force, ce qui les détermina à faire le siège du fort en forme et de faire prendre une position à toute l’armée52 ». On ouvrit la tranchée le 4 août et trois jours après, le fort se rendit. Dans la région du lac Ontario, le fort Niagara résista du 9 au 26 juillet 1759 aux bombardements grâce aux travaux qu’avait entrepris l’ingénieur Pouchot depuis plusieurs années. Ces évènements étaient secondaires par rapport à l’attaque directe contre Québec durant l’été 1759. La ville fut bombardée pendant 64 jours : « Le mois de juillet ne fut qu’un feu continuel des batteries de l’ennemy sur notre camp et sur la ville, il y eut plusieurs incendies à différentes fois qui consumèrent près de 200 maisons53 ». La journée du 13 septembre 1759 vit des bataillons d’infanterie par feu de salves, sans que les canons fussent utilisés. Mais la conquête du champ de bataille mettait la ville de Québec en première ligne. Si l’absence de direction ferme et de vivres pour la population fut déterminante dans la décision de se rendre, l’insuffisance des fortifications joua également son rôle. L’année suivante lorsque, venue de Montréal, la petite armée commandée par Lévis approcha de Québec, elle dut d’abord combattre à Sainte-Foy. Avec les moyens du bord, Lévis avait constitué une petite artillerie, constituée essentiellement de pièces de marine montées sur des affûts de navires. Les redoutes construites par les Britanniques en avant des murs de Québec rendaient très difficiles l’approche de la ville54. Lévis put seulement commencer le 29 avril les travaux de tranchée autour de la place et le siège de Québec commença à un rythme très ralenti : faute de poudre, il ne pouvait plus tirer à partir du 12 mai que 20 coups par jour. L’absence de mortiers, comme de munitions suffisantes, rendait impossible la conquête de la ville dont le siège fut abandonné avec le retour de la navigation sur le fleuve. Tous les forts le long du Richelieu furent abandonnés devant l’avancée britannique et Montréal se rendit.

14 Dans la conquête des Antilles, on retrouve de manière plus évidente la spécificité de l’utilisation de l’artillerie outre-mer, c’est-à-dire l’alliance de la Marine et de l’armée de Terre dans des opérations combinées qui procuraient à l’artillerie la mobilité qu’elle n’avait pas sur les champs de bataille en Europe. Portés par les vaisseaux, ou débarqués à l’immédiate proximité de leur utilisation, les canons s’avéraient être d’une grande efficacité. Dans l’attaque de la Guadeloupe, le débarquement fut précédé d’une démolition méthodique des batteries côtières le 23 janvier 1759 autour du bourg du

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François. La panique s’empara des troupes et les milices abandonnèrent dans une grande confusion leurs retranchements, et dans la foulée le fort Saint-Charles fut évacué. Les Britanniques purent alors procéder à un débarquement en bon ordre. À la Martinique, on retrouve le même plan d’opération. Le 16 janvier 1762, toutes les batteries disséminées autour du Fort Royal, de la Pointe-aux-Nègres à la Case-Navire, furent canonnées : les redoutes et les batteries y furent systématiquement « détruites et cassées » par le feu des vaisseaux embossés55. Le 17, à la Case Pilote, le débarquement fut entrepris : « La canonnade et le bombardement qui précédèrent la descente furent terribles quant au bruit […]. Les postes exposés au feu des vaisseaux ne purent tenir ; ils furent bientôt écrasés »56. Les défenseurs se replièrent à l’intérieur des terres. Une première ligne de défense fut néanmoins établie : on eut la désagréable surprise de voir des canons se porter contre les tranchées qui furent peu à peu désertées. Commença alors le siège du principal fort de l’île, le fort Saint-Louis à Fort Royal. La position était mauvaise, surmontée par au moins trois mornes depuis lesquels, progressivement à partir du 28, des batteries commencèrent à tirer.57 En sept jours de siège, 17 canons sur 31 crevèrent et 23 affûts furent brisés. Les miliciens, comme les flibustiers, désertèrent en masse. Certains canons n’étaient plus servis que par des officiers et quelques soldats malhabiles. Le 4, un conseil de guerre unanime accepta la reddition, la garnison étant autorisée à sortir drapeaux déployés et avec ses armes. On dénombrait 60 tués, 120 blessés, tandis que 300 hommes étaient attaqués de dysenterie. La conquête de l’île put continuer désormais sans difficultés.

L’artillerie des colonies

15 La guerre de Sept Ans fut l’occasion de cruels déchirements en France, mais aussi d’une renaissance à partir de l’ordonnance du 13 août 1765. Pour la première fois en Europe, on s’était rendu compte de son caractère déterminant lors des batailles. Sous l’influence de Gribeauval58, l’artillerie commença sa transformation qui devait en faire la première d’Europe au moment de la Révolution. Sa doctrine d’emploi fit l’objet de longs débats théoriques59. On s’interrogea longuement mais aussi sur le matériel à utiliser (le dilemme était le choix à faire entre la mobilité et la puissance de la pièce60) : c’est le débat sur les calibres et le poids des pièces entre les « Rouges » et les « Bleus »61. Aux colonies, le paradoxe était que l’irruption de l’utilisation du canon était à la fois une évidence – pour les sièges – et une expérience incomparable avec la mobilité qu’elle avait acquise. Le changement de paradigme fut bien compris par les acteurs. Ainsi, dès 1764, une vaste campagne de fortification fut entreprise partout aux Antilles en tenant compte des réalités nouvelles. Le conseil de fortification approuva des travaux pour plus de 6 millions de livres pour Fort Royal à la Martinique62. On édifia patiemment une citadelle à quatre bastions, le fort Bourbon, Construit sur les hauteurs de Fort Royal, il dominait la ville et son prédécesseur, le fort Saint-Louis. Des redoutes et des souterrains furent laborieusement creusés dans la roche pour fournir un abri sûr aux hommes et aux munitions. Surtout, on avait compris qu’il fallait s’éloigner des plages car une « une armée navale renfermait dans son sein tant de moyens pour ruiner et détruire, que lorsque le point d’attaque était à sa portée […] l’effort qu’elle était capable de faire est irrésistible63». Les batteries côtières étaient renforcées et des plans de bataille étaient esquissés pour que les défenseurs se replient sur des positions préparées à l’arrière des plages, et puissent contre-attaquer en cas de débarquement. C’était ce que proposait Jean Daniel Dumas64, l’auteur du Traité sur la défense des colonies. Le comte d’Estaing

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réfléchit à un authentique plan de défense de Saint-Domingue, lorsqu’il devint gouverneur général de l’île en 1763 dont on peut voir les résultats dans les « Plans relatifs à la guerre de campagne de Saint-Domingue65 ». Dans l’idéal, on aurait souhaité disposer d’un train d’artillerie de campagne dans chaque colonie pour mener jusqu’au bout une guerre conventionnelle.

16 Restait la question du personnel. Choiseul d’un trait de plume avait décidé de supprimer toutes les troupes de marine66. Dès lors, le corps royal d’artillerie dut envoyer jusqu’en 1773 des détachements aux colonies. Quand la Marine retrouva un début d’autorité sur les colonies, elle recréa progressivement de son côté des compagnies de canonniers-bombardiers. Dès 1764, deux compagnies furent créées à la Guyane67. Aux Mascareignes, une première compagnie le fut en 176668 et une seconde en 176869, et deux autres le furent pour l’Inde en 177670. À Saint-Domingue, une troisième compagnie fut fondée le 20 avril 1771, faisant suite aux deux recréations le 1er décembre 176871. À la Martinique, le même jour, deux compagnies avaient également été constituées et une troisième les compléta en 177572. Les régiments d’infanterie coloniale étaient en outre pourvus de deux pièces de canon à la Rostaing73. Le service était difficile : 58 % des hommes engagés dans la compagnie de la Guadeloupe en 1775 étaient morts en 178674. L’uniforme imitait celui de l’artillerie de France. Le justaucorps était en drap bleu doublé de serge rouge, les parements et le collet étaient rouges. La veste et la culotte étaient de coutil bleu. Les boutons étaient jaunes, timbrés d'une ancre75. On se préoccupa tardivement de leur formation puisque ce ne fut que le 15 mars 1780 qu’on créa dans ce but une compagnie spécialisée à l’île de Ré qui était le lieu de départ des recrues pour les troupes coloniales76. Au début de la guerre d'Indépendance américaine, il existait onze compagnies de canonniers-bombardiers et une autre d'invalides, et en 1784, 13 compagnies de canonniers-bombardiers77. Mais cela ne suffisait pas et le corps royal d’artillerie fut largement sollicité durant le conflit. Dans l’océan Indien, on employa 4 compagnies de canonniers-bombardiers et 4 compagnies du régiment de Besançon. À Saint-Domingue, ce fût 3 compagnies de canonniers-bombardiers et 5 compagnies du régiment de Metz. Enfin, aux îles du Vent, on avait également 3 compagnies de canonniers-bombardiers et 8 compagnies du régiment de Metz78. Les effectifs d’artillerie employés aux colonies dépassèrent 2 200 hommes à la fin du conflit. L’expérience de l’outre-mer était originale car elle nécessitait une adaptation aux conditions rencontrées ; ainsi en Inde : « Une chose très curieuse était de voir le service que rendaient les éléphants lorsqu’une pièce se trouvait ensablée ou engagée dans un passage difficile79 » !

17 On finissait par avoir un système mixte, dépendant à la fois de la Marine et de la Guerre, qui n’était pas totalement satisfaisant. D’abord en termes d’entraînement : « Les compagnies de canonniers-bombardiers ne composaient que des corps isolés et insuffisants, nulle école ne permettait à l’officier de cultiver ses talents80 ». Par ailleurs, le corps royal d’artillerie ne devait plus à l’avenir être désorganisé par le service colonial. Le ministre de la Marine aurait souhaité que l’artillerie de terre entretienne et mette à la disposition des colonies un corps spécifique81. Le projet fut sérieusement amendé82 par l'inspecteur général de l’artillerie, Gribeauval. Il acceptait le principe d’un transfert momentané de cadres pour mettre en place un nouveau régiment qui devait à terme devenir indépendant. Le 24 octobre 1784, fut créé par ordonnance le corps royal d'artillerie des colonies, régiment d'artillerie dépendant du ministère de la Marine83. En préambule, on pouvait lire : « Sa Majesté voulant assimiler le service de l'artillerie dans ses

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colonies à celui de son Corps Royal de l'Artillerie en France et remplacer les compagnies de canonniers-bombardiers employés à faire ce service par un régiment et deux compagnies d'ouvriers ». Le régiment se composait de 5 brigades de 4 compagnies chacune. Aux 20 compagnies de canonniers venaient s’adjoindre 2 compagnies d'ouvriers. Le colonel, le lieutenant-colonel directeur, un ou deux chefs de brigade ainsi que le quartier- maître trésorier restaient en France. Trois brigades d’artillerie étaient affectées aux colonies tandis que les deux autres brigades restaient à Lorient, comme compagnies de dépôt.

18 Les premiers hommes du régiment furent tirés, pour 542 d'entre eux, du corps royal d'artillerie, tandis que les compagnies de bombardiers-canonniers coloniaux, furent incorporées directement dans les brigades d'outre-mer. Le service outre-mer d’une brigade devait être limité à 4 ans avant son retour à Port-Louis, près de Lorient. Le premier colonel du régiment, Du Puget d’Orval84 entreprit aussitôt une inspection des Antilles et en Guyane85. Dans cette colonie comme ailleurs, les artilleurs étaient une troupe d’élite86. On leur faisait faire un entraînement particulier avec « les exercices de canon de siège, de bataille et de mortier »87. L’éventail des matériels cités démontrait comment on entendait utiliser l’artillerie à l’avenir, pour un usage essentiellement terrestre. La création du corps royal d’artillerie des colonies n’était qu’une étape par rapport à l’administration de la Marine puisqu’en 1786, on décida que l’artillerie dans les ports, les forges et les arsenaux « ne seraient plus remplis à l'avenir par des officiers de vaisseaux, et voulant préposer aux dites fonctions, ainsi qu'aux travaux des forges, fonderies, et manufactures d'armes appartenant à la marine, des officiers tirés du corps royal de l'artillerie des colonies »88. Singulier retournement de situation dans la hiérarchie entre les troupes coloniales et le corps des officiers de vaisseau.

Conclusion

19 Qu’est-ce que la guerre aux colonies ? Sénarmont a laissé un récit vivant de la bataille de Cuddalore (Goudelour) en Inde, le 13 juin 178389. Deux petites armées européennes renforcées de contingents de Cipayes se faisaient face. L’armée britannique regroupait 5 000 Européens et 11 à 12 000 Cipayes et plus de 80 pièces d’artillerie. En termes opérationnels, les armées avaient dû s’adapter. On avait ainsi trouvé 1 700 bœufs pour tirer la cinquantaine de pièces françaises, et il fallait par exemple « 80 paires de bœufs sur une pièce de 24, 40 paires sur une pièce de 12, le reste à proportion […] ». Le combat commença avec l’ouverture du feu par une batterie de 60 canons rassemblée par les Britanniques qui montèrent ensuite à l’assaut en 5 colonnes. Les artilleurs français, utilisèrent des cartouches à balles qui décimèrent les assaillants, jusqu’à ce que la brigade d’Austrasie contre-attaque à la baïonnette.

20 L’artillerie aux colonies eut longtemps un rôle secondaire, mais quand à l’occasion de la guerre de Sept Ans on se rendit compte que les Britanniques s’étaient affranchis de la distance pour en faire une utilisation régulière, il fallut bien changer les usages et penser à une autre forme de guerre dans laquelle les sièges de ville ou les batailles seraient à l’image de ce qui se passait en Europe, tandis que des menaces spécifiques planaient sur les colonies, comme les débarquements d’assaut ou le transport par voie maritime sans la contrainte des charrois, de pièces à proximité immédiate de leur utilisation. Passer au cours du XVIIIe siècle des canonniers de la Marine aux canonniers- bombardiers, puis au corps royal de l’artillerie des colonies, montrait bien l’importance

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accrue de cette arme pour la défense des possessions coloniales. Toutefois, l’artilleur était rare et quand la France se retrouva directement menacée d’invasion, le 8e régiment d’artillerie90 (nouveau nom de l’artillerie coloniale à partir de 1791), fut rappelé en France et durant la Révolution et l’Empire, on n’eut plus que des détachements forcément insuffisants de l’artillerie de France. L’artillerie coloniale dut être recréée au XIXe siècle au moment de la reprise de l’expansion coloniale : l’épopée des « bigors » commençait.

NOTES

1. Service historique de la Défense (SHD), Marine,Vincennes (Vinc), 50 G 2, Mémoire pour le comte de Lally […],Paris, de l’imprimerie de Guillaume Desprez, 1766, page (p.) 158. 2. Archives nationales (AN), Marine, B, 2, 30 folio (fo) 152, lettre du Roi à monsieur de Baas du 24 mars 1674. 3. Michel de Lombarés, Histoire de l’artillerie française, Paris, Lavauzelle, 1984, p. 144. 4. Frédéric Naulet, L’Artillerie en France (1665-1765). Naissance d’une arme, Paris, Économica, 2002, p. 291. 5. Michel Depeyre, Tactiques et Stratégies Navales de la France et du Royaume-Uni de 1690 à 1815, Paris, Économica, 1998. 6. Louis-Philippe de Ségur, Mémoires, ou souvenirs et anecdotes, Bruxelles, 1825, p. 213. 7. Sam Willis, Fighting at Sea in the Eighteenth Century: The Art of Sailing Warfare, Woodbridge, Boydell Press, 2008. 8. Louis Armand de La Hontan Nouveaux voyages dans l’Amérique septentrionale, La Haye, L’Honoré, 1703, tome (t.) I, lettre XIX. 9. Julien Delauney et Albert Guittard, Historique de l’artillerie de la Marine, Paris, Dumoulin, 1889. 10. Archives nationales (AN), Marine, B, 2, 3, fo 13-14. 11. Jean Peter, Les Artilleurs de la Marine sous Louis XIV, Paris, Économica, 1995, p. 49. 12. Jean Boudriot, « Les bombardiers de la Marine », Neptunia, 1975/3, no 119, p. 1. 13. Didier Neuville, État sommaire des archives de la Marine antérieures à la Révolution, Paris, Beaudouin, 1898, p. 423. 14. AN, Marine, G, 128, « Mémoires de Rodier et Truguet » pour Berryer, 1761, fo 25. 15. François Joseph Du Bouchage, Mémoire sur l’organisation des troupes et de l’artillerie de la Marine, Paris, Bouchard, 1791. 16. Ibidem (Ibid.), p. X. 17. Jean-Baptiste Labat, Voyages aux îles, [Paris, édition Phébus, 1993, p. 391]. 18. SHD, Marine, Rochefort (Ro), 1R,17/19; et AN, Col, B, 46 fo 28. 19. SHD, Marine, Ro, 1R, 17/21, Mémoire du 8 juillet 1726. 20. SHD, Marine, Ro, 1R19 /6 et /7. 21. SHD, Marine, Ro, 1E, 121, fo39, lettre du ministre à l’intendant de Rochefort du 13 juillet 1734. 22. SHD, Marine, Ro, 1E, 121 fo 363 lettre du ministre à l’intendant de Rochefort du 19 octobre 1734. 23. Laurence Verrand, « Fortifications militaires de la Martinique », Journal of Carribean Archaelogy, 1/2004, pp. 11-28.

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24. SHD, Archives de la Guerre (AG), 1M, 1107, « État général des forts et batteries, des bouches à feu et des affûts qui sont sur ycelles ou serrées dans les magasins…. », du 1er mai 1784, Le Bon, fo 49. 25. Boris Lesueur, Les Troupes coloniales sous l’Ancien Régime, thèse de doctorat, Tours, 2007. 26. Aujourd’hui île du Cap Breton, au large de l’estuaire du Saint-Laurent. 27. Service historique de la Défense à Rochefort, MR 1E, 132, f o 141, lettre du ministre à l’intendant du 21 décembre 1740. 28. AN, Marine, G, 52, « Faits et décisions de l’administration des colonies ». Décision du 13 avril 1740, fo 310. 29. AN, Col, A, 7, fo 4 et 5 30. AN, Col, A, 21, fo 205. 31. Dictionnaire biographique du Canada, Québec, Presse Universitaire de Laval, t. IV, p. 497. Le Mercier, fils d’un lieutenant-colonel au régiment d’Agenois, y devint sous-lieutenant avant d’être réformé. Il passa au Canada en 1740 comme cadet et enseigne en second en 1743. Attaché au service de l’artillerie de Québec, il fut promu aide d’artillerie en 1748. Il revint en France pour compléter sa formation à Metz en 1750. Lieutenant d’artillerie puis capitaine en 1753, il fit toute la guerre de Conquête. 32. Louis Élie Médéric Moreau de Saint-Méry, Lois et Constitutions de l’Amérique, Paris, Quillau, 1784-1790, t. III, fo 840 33. Service historique de la Défense à Rochefort, MR 1R/14. 34. AN, Col, D, 2C,3, « Expéditions concernant les officiers des colonies ». 35. Philippe Haudrère, L’Empire des Rois (1500-1789), Paris, Denoël, 1997, p. 291. 36. Service historique de la Défense, bibliothèque de Vincennes, VI-SH 248, « Pièces concernant l’affaire de Saint-Louis », fo 438 vo lettre datée de Saint-Omer du 13 février 1750 écrite par de Fourcray de Ramecourt, pour la défense de son frère officier d’artillerie. 37. Ibid., fo 468 vo, Lettre du maréchal de Noailles au ministre de la Marine, copie de la lettre du maréchal de Noailles à Rouillé signée Guignard du 25 mars 1750. 38. Anne Blanchard, Dictionnaire des ingénieurs militaires 1691-1791, Montpellier, [L’auteur], 1981, p. 554. Né à Douai en 1721, il servit d’abord au Quesnoy sous les ordres de son père. Après avoir fait la campagne des Pays-Bas en 1744-1748, il fut envoyé à Saint-Domingue en 1750 où il resta directeur des fortifications jusqu’en 1772. Il dressa de nombreux plans de fortifications pour la colonie pour la plupart non réalisés. 39. Service historique de la Défense, GR YB 685, fo 31. Louis Franquet avait été reçu dans le corps des fortifications en 1720, il participa à différentes campagnes en Flandres, en Italie et sur le Rhin. La 2e partie de sa carrière se déroula en Amérique du Nord ; il fut fait prisonnier à Louisbourg en 1758. 40. Henry Raymond Casgrain (éditeur), Relation des journaux de différentes expéditions de 1755 à 1760, Québec, Demers et Frère, 1895, « Journal de l’attaque de Beauséjour », par Jacau de Fiedmont, p. 43. 41. H. R. Casgrain (éd), Extrait des archives des ministères de la Marine et de la Guerre,p. 153, « Mémoire sur l’artillerie du Canada », octobre 1755. 42. Ibid., p. 158, « Inventaire des munitions et d’artillerie ». Ibid., p. 153, « Mémoire sur l’artillerie du Canada ». 43. Ibid., p. 174, « État de ce qui est nécessaire d’envoyer de France par les premiers vaisseaux […] ». 44. Service historique de la Défense à Rochefort, MR 1E, 154 fo 151, octobre 1755, « État sommaire […] des quantités de canon à faire passer à Brest, à Toulon, et aux colonies ». 45. Louis Susane, Histoire de l’Artillerie française, Paris, Hetzel, 1874, p. 178-179 .

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46. Carl von Decker, Batailles et principaux combats de la guerre de Sept Ans, considérés principalement sous l’emploi de l’artillerie avec les autres armes, Paris, Corréard, 1839, pp. 107-108. 47. AN, Col, C, 11C, 10, « Liste des régiments employés au siège de Louisbourg […] », fo 20 vo. 48. Louis Antoine de Bougainville, Écrits sur le Canada (Mémoires, journal, lettres), Sillery-Québec, Pélikan et Klinksieck, 1993, « Mémoire sur la position des Anglais et des Français dans l’Amérique septentrionale […] », p. 61. 49. AN, Marine, B, 4, 80, fo 75, « Avis de M Les capitaines mis au bas de la lettre de M le marquis Desgouttes ». 50. AN, Col, C, 11C,10, f o 239, « Joint à la lettre de M le chevalier de Drucour, capitaine de vaisseau cy devant gouverneur de l’Île Royale » du 5 février 1762. 51. H. R. Casgrain (éd.), Journal du marquis de Montcalm durant ses campagnes en Canada de 1756 à 1759, Québec, Démers, 1895, p. 385. 52. H. R. Casgrain (éd), Journal du chevalier de Lévis, Beauchemin, Québec, 1889, p. 98. 53. Ramezay, Mémoire du sieur de Ramezay, « Campagne du Canada depuis le 1er juin jusqu’au 15 septembre 1759 « Société littéraire et historique de Québec, 1861, p. 17. 54. H. R. Casgrain (éd.), Journal du Chevalier de Lévis, op. cité, p. 268. « État général des officiers et soldats tués ou mort de leurs blessures ou blessés à la bataille du 28 avril, au siège de Québec ». 55. AN, Col, C, 8A, 64-65, « Instruction juridique pour le fait de la défense et la reddition de la Martinique » fo 241. Au sujet de la batterie de la Case Navire le capitaine de Suze des grenadiers royaux évoquait un « feu d’artillerie et de bombardes qui imitait le feu d’une mousquetterie bien nourrie » [sic].AN Col C, 8A, 64-65 fo 182 suivant, « Mémoire du siège » par M de Suze capitaine des grenadiers royaux adressé à M de Choiseul le 12 août 1762. 56. AN, Col, C, 8A, 64-65 fo 110 et suivants, La Rivière le 5 août 1762. « Mémoire sur la prise de la Martinique, contenant les détails demandés par M le duc de Choiseul ». 57. AN, Col, C, 8A, 64-65, Ligneris, « Journal du siège de la Martinique », f° 205. 58. Pierre Nardin, Gribeauval, lieutenant général des armées du Roi (1715-1789), Paris Les Cahiers de la fondation pour les études de la défense nationale, no 24, 1982. 59. Voir Charles Tronson du Coudray, L’ordre profond et l’ordre mince, considérés par rapport aux effets de l’artillerie, Metz et Paris, Ruault, 1776. 60. Edme Jean Antoine Du Puget d'Orval, Essai sur l'usage de l'artillerie de la guerre de campagne et celle de siège, Arkstee en Merkus, Amsterdam, 1771. 61. Ernest Picard et Louis Jouan, L’Artillerie française au XVIIIe siècle, Nancy, Berger-Levrault, 1906. 62. Service historique de la Défense, GR 1M 1105 pièce 23 F o-3 « Extrait du procès verbal du conseil de fortification tenu à la forteresse de Fort Royal à l’Isle de la Martinique en exécution des ordres du Roy du 4 avril 1764 ». 63. Service historique de la Défense, bibliothèque de Vincennes, VI-SH 42, « Traité de défense des colonies », fo 60 vo. 64. Service historique de la Défense, GR 1YE 2672. 65. Service historique de la Défense, bibliothèque de Vincennes, VI-SH 243, fo 199. 66. Service historique de la Défense à Rochefort, MR 1A26, 1761, f o 649, le ministre au commandant du port de Rochefort 9/12/1761. 67. AN, Col, A, 9, fo 35. 68. AN, Col, A, 17, fo 15. 69. AN, Col, A, 17, fo 28. 70. AN, AD, VII, 9, 46, ordonnance du 3 mars 1781. 71. AN, Col, A, 12 fo 107 et A, 13, fo 12. 72. AN, Col, A, 15, fo 36. 73. AN Col, A, 18, fo 16. 74. AN, Col, D, 2C, 92. 75. Moreau de Saint-Méry, op. cité, t. V, p. 423.

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76. Service historique de la Défense à Rochefort, MR 1R, 3, « Extrait du registre des règlements et ordonnances tenues au contrôle de la Marine à Rochefort », 15 mars 1780, « Ordonnance du Roi portant établissement d’une école d’artillerie au dépôt des recrues des colonies à l’île de Ré ». 77. Ernest Picard et Louis Jouan, L’Artillerie française au XVIIIe siècle, Nancy, Berger-Levrault,1907, p. 33. 78. Senneville, Macors, D’Herville, Mémoire concernant le Corps-Royal de l’artillerie des colonies, Paris, Devaux, 1790. 79. Louis François Tillette de Mautort, Mémoire du chevalier de Mautort, Plon, 1895, p. 278. 80. Service historique de la Défense, GR 1M 1740, 235, « Mémoire concernant le corps royal de l’artillerie des colonies », Paris, Devaux, p. 6. 81. Capitaine Basset, « La formation du corps royal d’artillerie des colonies », Revue d'artillerie, mars 1932, pp. 236-261 et pp. 329-339, [ p. 334]. Et « La formation du Corps Royal de l'artillerie des colonies », Revue d'histoire des colonies françaises, no 225, juillet 1937, pp. 333-349. 82. Service historique de la Défense, GR 1W 61, 7, « Observations de M de Gribeauval sur le mémoire que Monsieur le Maréchal de Castries lui a fait l’honneur de lui adresser le 31 mars dernier ». 83. Service historique de la Défense, GR 1W 1W, 61, 8. 84. Service historique de la Défense, GR YB 667. 85. AN, Marine, D, 4, 9. 86. Olivier de Prat, « L’état de l'artillerie des Îles et des colonies françaises d’Amérique en 1785 », Neptunia, no 10, 2/ 1948, pp. 17-20. 87. AN, Marine, D, 4, 6. 88. Service historique de la Défense, bibliothèque de Vincennes, 10518, « Ordonnance du 1 er janvier 1786 », signée de Castries, p. 2. 89. Service historique de la Défense, GR 3W 148, chemise Pondichéry. Lettre de Sénarmont du 8 septembre 1783. 90. Ce régiment d’artillerie, aujourd’hui à Commercy, sera dissous en juin 2013.

RÉSUMÉS

La guerre aux colonies connaît une profonde transformation au XVIIIe siècle. Jusque-là, on s’était contenté d’accumuler les canons pour reproduire les batteries que la Marine connaissait et pour lesquels il n’existait pas réellement de personnels spécialisés. La guerre de Sept Ans marque cependant une rupture brutale, puisque les Britanniques introduisent non seulement les méthodes de guerre à l’européenne dans les sièges des villes coloniales, mais utilisent en outre leur supériorité navale pour appuyer des débarquements d’assaut et pour transporter l’artillerie. Ces transformations dans l’art de la guerre aux colonies expliquent l’apparition d’un personnel de plus en plus spécialisé, depuis les canonniers-bombardiers jusqu’au Corps royal d’artillerie des colonies.

War in the colonies underwent a profound transformation in the eighteenth century. Until then, one had merely to accumulate guns to reproduce the batteries with which the Navy were familiar and for which there were no actual specialized personnel. The Seven Years’ War, however, marked a sharp break, since the British introduced not only methods of European war in the sieges of colonial cities, but also used their naval superiority to support assault landings and

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transport artillery. These transformations in the art of war explain the appearance of increasingly specialized colonial personnel, from gunboat-cannoneers to the colonial Corps of Royal Artillery.

INDEX

Mots-clés : Ancien Régime, artillerie, Empire colonial

AUTEURS

BORIS LESUEUR Docteur en histoire et chercheur associé auprès du laboratoire AIHP de l'université des Antilles et de la Guyane. Il poursuit ses travaux sur l'aspect militaire de la colonisation française.

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Formation et sélection des artilleurs de marine à Polytechnique Approche prosopographique du corps des bigors (1870-1910) Selection and training of Navy gunners at the Polytechnique.Prosopographic approach to the corps of «bigors.» 1870-1910

Julie d’Andurain Traduction : Robert A. Doughty

1 Comme leurs équivalents métropolitains, les troupes coloniales de la fin du XIXe siècle connaissent des divisions d’armes parmi lesquelles on distingue l’infanterie de marine de l’artillerie de marine. Pour des questions qui tiennent autant à leur infériorité numérique qu’aux rivalités d’armes, les seconds sont moins bien connus que les premiers. Si dans le langage argotique des écoles militaires le « bigor » désigne l’artilleur de marine (du soldat à l’officier), l’abréviation du terme de « bigorneau » cherche surtout à traduire la propension des artilleurs coloniaux à s’accrocher à leurs positions tout comme le ferait le crustacé sur son rocher, la position statique du « bigor » faisant initialement référence au positionnement de l’artillerie côtière tandis que les « marsouins » – les hommes de l’infanterie de marine – étaient censés descendre à terre. Sarcastique et quelque peu railleur, le terme renvoie aussi aux modes de sélection des artilleurs de marine recrutés essentiellement dans les derniers classés des polytechniciens, obligés dès lors de renoncer aux grands corps de l’État, les prestigieux Mines ou Ponts-et-Chaussées. Il n’en reste pas moins qu’au milieu du XIXe siècle, ces candidats sont des « X » et qu’à l’issue d’un concours particulièrement sélectif suivi de deux années d’école, ils reçoivent un enseignement qui va en se complexifiant et leur assure un déroulement de carrière d’autant plus intéressant que l’expansion coloniale agrémente bien des parcours professionnels.

2 En s’appuyant sur l’examen des dossiers professionnels des bigors passés par Polytechnique entre 1870 et 1910, l’analyse prosopographique d’un échantillon de 671 carrières1 permet non seulement de donner une première vision globale du groupe des artilleurs de marine mais d’en restituer également les enchevêtrements multiples2. Introduction à des travaux ultérieurs, cette étude autorise la mise au jour d’un milieu

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socioprofessionnel très spécifique, celui d’une partie des officiers chargés de la conquête coloniale3 qui furent tour à tour explorateurs ou conquérants tout autant qu’ingénieurs ou artilleurs, topographes et bâtisseurs. Au-delà de leurs missions strictement militaires, ces officiers coloniaux ne dédaignaient pas non plus les postes politiques (gouverneurs ou administrateurs) ou diplomatiques (délimitation des frontières). Ce seul titre suffirait à éveiller l’intérêt pour ce corps. Mais cette communauté spécifique est d’autant plus intéressante à étudier qu’elle est réputée plus indépendante et plus frondeuse que celle des marsouins issus de Saint-Cyr. Sans doute faut-il y voir une influence républicaine plus marquée, liée très certainement aux origines sociales des officiers et aux efforts que fit l’État pour attribuer largement et généreusement « bourses et trousseaux » aux moins fortunés d’entre eux ; mais il existe aussi des facteurs explicatifs tant dans les modalités de sélection des bigors à Polytechnique que dans les parcours professionnels des officiers. L’étude est donc riche d’enseignements. Elle apporte notamment beaucoup sur la connaissance d’une France des terroirs qui croyait en la valeur de l’éducation et du savoir et renseigne sur les mobilités sociales et géographiques et l’ascension sociale d’un groupe professionnel. Après une analyse sociologique prenant en compte les origines géographiques et sociales de ces officiers, nous montrerons comment s’effectue le choix colonial à Polytechnique puis comment il évolue à la faveur de l’expansion coloniale.

Le bigor comme objet sociologique

Une figure caractéristique de l’expansion coloniale

3 L’émergence ou plus exactement la réapparition4 du corps des artilleurs de marine comme une communauté militaire spécifique et spécialisée issue de la prestigieuse école Polytechnique constitue à la fois le signe et la conséquence du grand mouvement d’expansion coloniale de la fin du XIXe siècle. Conçue selon un cycle scolaire de deux ans après le baccalauréat, la formation à l’école Polytechnique de la rue Descartes à Paris, école régie par le décret du 15 avril 18735, s’adresse alors aux futurs artilleurs (de terre et de mer), aux officiers du génie (militaire et maritime), de la marine nationale, au corps des ingénieurs hydrographes, aux commissaires de la marine, aux ingénieurs des ponts et chaussées, des mines, des poudres et salpêtres, aux responsables des manufactures de l’État, enfin aux ingénieurs chargés des lignes télégraphiques6. Tout au long de la période considérée (de 1870 à 1910) la part de ceux qui se destinent à l’artillerie de marine reste marginale au regard l’ensemble des polytechniciens car après un début très timide en 1872, ils représentent près de 5 % d’une promotion pendant presque toute la décennie 1870, entre 5 et 10 % entre 1880 et 1890. Ils passent la barre symbolique des 10 % en 1890 pour atteindre un sommet en 1901 avec 15, 38 % d’une promotion et repasser finalement sous la limite des 10 % en 1904.

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4 Pour relatif qu’il soit, ce besoin de créer un nouveau corps d’officiers spécialisés s’explique essentiellement par l’expansion coloniale qui nécessite l’envoi outre-mer d’officiers chargés d’ouvrir des routes, de construire les postes, d’accompagner le processus de développement du chemin de fer, bref de participer à l’élaboration des premières infrastructures coloniales. L’observation du graphique sur le recrutement des bigors à Polytechnique montre à l’évidence l’étroite corrélation existant entre la conquête coloniale et la formation de ce grand corps de l’État. En 1873, alors que l’armée amorce son effort de relèvement après Sedan, le nombre des bigors est multiplié par quatre, passant à 13 candidats pour une promotion totale de 250 hommes. Ensuite, jusqu’en 1901, leur nombre ne cesse d’augmenter régulièrement. Un premier accroissement significatif a lieu entre 1880 et 1884, période où les parlementaires opportunistes favorables à l’expansion coloniale – Gambetta puis Ferry sont au pouvoir. À partir de 1882, Polytechnique affecte près de 20 candidats à l’artillerie de marine au moment où le gouvernement lance les premières grandes campagnes soudanaises. Après une petite décroissance de 1884 à 1890 qui correspond en réalité à une période de fortes hésitations politiques7, les recrutements reprennent une phase ascensionnelle. Entre 1890 et 1900, temps fort de la « course au clocher », les bigors représentent toujours plus de 20 officiers par promotion, le maximum étant atteint en 1900 avec 38 aspirants recrutés. Le reflux s’opère dès 1901 sitôt la conquête de la boucle du Niger achevée8. En 1909, les bigors ne sont plus que 8 officiers à Polytechnique sur une promotion de 187 hommes (soit 4,2 ). Globalement, indépendamment des flottements politiques des années 1880 et 1885-1886, il existe donc bien une réelle politique de recrutement d’artilleurs de marine à Polytechnique. Entre 1872 et 1909, ils sont ainsi 671 officiers à être recrutés.

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Les origines géographiques des bigors

5 Ces jeunes aspirants viennent de toutes les régions de France, mais une étude de leur répartition géographique9 fait apparaître d’emblée deux faits majeurs qui corroborent au moins partiellement les analyses réalisées autrefois par William Serman pour les officiers du Second Empire10. D’abord, elle confirme que les provinces de l’Est de la France constituent véritablement des « terres à soldats » et montre d’autre part que les modalités du recrutement des polytechniciens avantagent les citadins. La répartition cartographique de l’origine géographique des bigors recrutés à Polytechnique démontre en effet très clairement l’importance de la partie orientale de l’hexagone. On peut soit dresser une ligne verticale séparant le territoire en deux parties inégales, soit appréhender la carte de façon kaléidoscopique pour saisir l’importance de l’est et de l’ensemble du couloir rhodanien tout en trouvant une correspondance atlantique qui, exception faite de quelques départements – Côtes-du-Nord et Morbihan, Vendée et Deux-Sèvres – fournissent aussi des recrues. Si on choisit de construire sur la carte de France un arc de cercle allant du Nord à l’Ain en passant par Paris, c’est plus de la moitié des candidats (322 sur un total de 610 personnes recrutées de métropole) qui proviennent ainsi du grand est. En regard, le grand ouest français dépêche moins de 100 bacheliers. Sur l’ensemble des 90 départements, Paris et le département de la Seine fournissent 79 bigors à Polytechnique. La capitale précède de très loin le département de l’Aisne (16 candidats), ceux du Rhône et de la Côte-d’Or (14), celui des Ardennes (13), la Seine-et-Marne (12), les départements du Nord, Meurthe-et-Moselle, Meuse et les Bouches-du-Rhône (11). À l’inverse, une très grande et très large transversale allant du Calvados à l’Aveyron semble déjà dessiner ce que les géographes appelleront par la suite la « diagonale du vide » qui court de la Normandie au « désert français » plus au sud. Cette ligne dessine les contours d’une France des terroirs éloignée des grandes agglomérations ou des grands centres économiques. Enfin, sans pouvoir évoquer le cas des 32 individus dont on ne connaît pas le lieu de naissance, une partie des recrutés provient de l’étranger (Belgique, Chili, Maroc) et de l’outre-mer français mais dans des proportions infimes11. Manifestement il semble nécessaire de lier ces résultats à l’importance du rôle joué par le fait urbain sur le recrutement des candidats, car outre les Parisiens, les jeunes gens nés dans les grandes villes de France – Lyon, Marseille, Bordeaux – sont largement avantagés par rapport aux provinciaux. Quant à ces derniers, il apparaît clairement qu’ils appartiennent déjà à une bourgeoisie moyenne qui a cherché à consolider ses acquis par l’envoi de ses fils dans des écoles prestigieuses.

Les origines sociales des bigors

6 La profession des pères des candidats permet de déterminer les origines sociales de cette « France des capacités » et de saisir également les stratégies d’ascension sociale passant Polytechnique. Cependant la classification des bigors par groupe socioprofessionnel d’origine (c'est-à-dire selon le métier du père) reste délicate dans la mesure où il existe toujours une possibilité de classement multifactoriel. Ainsi un officier supérieur appartiendra-t-il à une élite professionnelle sans entrer véritablement dans la catégorie des notables, à moins de devenir, en cours de carrière, un officier général ; à l’inverse un nom à particule adossé à la mention de « fils d’employé » ne renseignera guère que le niveau social du jeune bigor et de sa famille.

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Pour nécessaire qu’elle soit, la subtilité taxinomique n’empêche pas cependant d’effectuer une analyse liminaire des principales caractéristiques sociales de ces jeunes officiers à travers la profession de leurs pères. Globalement, au-delà de quelques métiers rares ou inattendus (marchand de sangsues, rhabilleur de meule, fabricant de chicorée ou marchand de nouveautés), les bigors issus de Polytechnique proviennent généralement des classes moyennes et moyennes supérieures. Les fils de notables sont les plus nombreux. Sur les 671 cas étudiés, 153 sont fils de médecins, d’ingénieurs, de magistrats, de rentiers ou propriétaires. Quelques-uns ont des pères qui travaillent dans le secteur bancaire (8 d’entre eux) tandis qu’ils sont très rares à venir de monde de la noblesse (5 pères titrés) encore qu’il y ait plus de 20 noms à particule. Viennent ensuite les fils de fonctionnaires qui représentent un groupe de 121 individus au sein duquel on trouve à peu près à part égale les enfants d’enseignants (52) et ceux des officiers (48), les autres correspondant le plus souvent à des petits fonctionnaires – employés municipaux, agents voyers, etc. – qui, par leurs fils, inscrivent pleinement leur famille dans un processus d’ascension sociale en s’appuyant le principe de la sélection des élites par concours. Ceux-ci sont suivis de près par les fils d’employés (109 personnes) et les enfants dont le père est commerçant (103) ou artisan (70). Les données ne sont pas connues pour 70 individus tandis que 48 d’entre eux viennent du monde agricole, certains déjà visiblement des notables (vigneron) alors que d’autres sont plus proches du manouvrier. Enfin, au-delà de cette répartition, il existe quelques cas atypiques, ceux des orphelins de père (19)12 ou des enfants de filles-mères 13 au nombre de 5.

7 Parmi cet ensemble, 1/6e semble adopter un comportement de reproduction socioprofessionnelle en s’appuyant soit sur une valorisation du groupe professionnel du père (armée de terre ou marine), soit sur le caractère technique et scientifique de la formation dispensée à Polytechnique14. Sur un total de 108 individus reproduisant un schéma familial, 53 sont en effet fils de gens d’armes (officier métropolitain, troupe de marine ou gendarme) tandis que 25 d’entre eux sont fils d’ingénieurs. Mais le plus intéressant se situe sans doute dans le croisement de cette analyse avec le temps car elle permet de saisir que cette endogamie socioprofessionnelle prend forme surtout à partir du début des années 1890. À cette date, des fils ou des frères de bigors optent

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pour l’artillerie de marine, ce choix étant clairement attesté par leurs classements de sortie de l’École15. Ces mobilités intergénérationnelles ou intrafamiliales se doublent aussi parfois d’un tropisme géographique16, mais, en réalité celles-ci semblent surtout constituer un point d’étape dans un processus de construction de carrière qui prend sa source en amont17, dans les demandes de bourses et la sélection des établissements scolaires.

Modalités du choix colonial à Polytechnique

La consécration des lycées et collèges prestigieux

8 À l’évidence, il existe des stratégies sur plusieurs niveaux, la première d’entre elles consistant à pouvoir faire effectuer de bonnes études aux jeunes garçons de façon à ce qu’ils intègrent Polytechnique. Deux facteurs semblent alors déterminants : le type de baccalauréat obtenu et le lieu où les études secondaires ont été réalisées. Le baccalauréat constitue à l’évidence le sésame indispensable pour tenter les concours de l’enseignement supérieur. Sanctionnant la fin des études secondaires, il se divise alors en deux grands groupes – le bac ès lettres ou bac ès sciences – l’un n’excluant pas l’autre puisqu’il est possible pour les meilleurs élèves de passer les deux « bachots ». Globalement, il apparaît tout à fait clairement que les bacheliers scientifiques sont surreprésentés par rapport aux littéraires mais les étudiants brillants, c'est-à-dire capables d’obtenir les deux examens, représentent tout de même près de 24 % de notre échantillon. Cela leur donne un sérieux avantage dans la compétition puisqu’un apport de quinze points supplémentaires est accordé aux candidats en possession du baccalauréat ès lettres. Cependant, au fur et à mesure des années, le poids du pré requis scientifique s’affirme justifiant le choix de la lettre X pour désigner tout polytechnicien. L’échantillon étudié montre la consécration du baccalauréat scientifique comme sésame indispensable pour tenter Polytechnique, le tournant s’opérant avant la fin du XIXe siècle. Quant aux lieux d’études fréquentés avant l’entrée à Polytechnique, le Prytanée constitue à l’évidence une sorte de sas entre les familles et l’école de la rue Descartes car près d’un quart des élèves (26,31 %) sont passés par l’école de La Flèche. Réorganisée sous le Second Empire de façon à accueillir les fils d’officiers sans fortune ou, dans des proportions moindres, les fils de sous-officiers morts au champ d’honneur, elle accueille chaque année 300 boursiers et 100 demi- boursiers entretenus aux frais de l’État18. Viennent ensuite les grands établissements parisiens qui font apparaître une nette prédominance du Quartier latin avec les lycées Saint-Louis, Sainte-Geneviève, Louis-Le-Grand, les collèges Sainte-Barbe, Chaptal, Stanislas et Rollin. Globalement, le poids de Paris est surdéterminé avec un ratio de 10 à 1 par rapport aux lycées de province où on trouve en tête, sans surprise, les lycées de Lyon, Marseille et Bordeaux. Mais l’importance des structures sociales et scolaires héritées du XIXe siècle ou le poids des héritiers19 sont largement contrebalancés par l’importance des élèves boursiers.

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Les bourses d’études, entre stratégie familiale et promotion républicaine

9 Le prix de la pension à Polytechnique étant de 1 000 francs par an et celui du trousseau de 600 à 700 francs, la recherche de bourse semble avoir été un objectif majeur pour bon nombre de familles. Accordées par le ministre de la Guerre conformément à la loi du 5 juin 1850, elles sont distribuées sur la proposition des conseils d’instruction et d’administration de l’école et se déclinent en bourses, demi-bourses, trousseaux et demi trousseaux, les élèves les plus défavorisés recevant « bourse et trousseau » contre un engagement à servir dans les services publics – civils ou militaires – pendant au moins dix ans. Sur l’échantillon de 671 personnes, 400 individus sont boursiers dont 24 avec une simple bourse, 27 avec une simple demi-bourse tandis que 338 jeunes polytechniciens perçoivent l’ensemble constitué par la « bouse et le trousseau »20. En termes de proportion, les boursiers représentent donc 55,58 % des étudiants, les boursiers avec trousseau 50,37 % et les demi boursiers 4,02 % du groupe. Au regard de la répartition sociologique préalablement présentée, ces chiffres semblent a priori anormalement élevés à moins d’attester d’un véritable processus d’ouverture de l’école aux classes sociales les moins favorisées du pays. Il est donc important de corréler ces données avec les analyses sociales précédentes tout en cherchant à voir à quel moment – entre 1870 et 1910 – l’attribution des bourses est réellement significative. La première partie de l’étude (relative au nombre de bourses délivrées en chiffres absolus) place les fils de fonctionnaires en tête avec 88 bourses délivrées. Ils sont suivis de près par les fils d’employés (85 bourses), ceux des notables (62), des artisans (50) et commerçants (49), des agriculteurs (38), ceux dont la profession du père est inconnue étant 29 à recevoir le soutien de l’État. Mais si on effectue une analyse proportionnée à chaque groupe – nombre de bourses par catégorie – une véritable politique sociale transparaît : les fils d’agriculteurs reçoivent une bourse dans 79 % des cas, les employés dans 77 % des cas, les fonctionnaires dans une proportion de 72 %, presque de la même manière que les fils d’artisans (71 %). En revanche, les commerçants et les notables sont loin derrière avec respectivement 47 et 40 % des bourses par catégorie. Reste que la part des notables recevant des bourses étonne tout de même. À bien regarder dans le détail cependant, une bonne partie de ces notables ne sont guère totalement établis, certains pères affichant une position de rentier tout en étant eux-mêmes fils de journaliers. Quant aux jeunes hommes vraisemblablement aisés – fils de propriétaire sur deux générations – percevant une aide complète de l’État, il semble qu’il faille attribuer ces largesses aux pressions des familles auprès des conseils municipaux et préfets qui valident les propositions de bourse. Dans les dossiers personnels, il n’est pas rare de trouver traces de préfets qui appuient de toute leur autorité des gens peu nécessiteux mais jugés favorables à l’institution en dépit des circulaires ministérielles et des rappels à l’ordre réclamant la suppression de ce favoritisme peu républicain. Enfin, la dernière partie de l’analyse (les attributions de bourses par dates) permet de confirmer le soutien républicain, particulièrement marqué entre 1882 et 1898. Ainsi les bigors sont-ils, dans leur très grande majorité, des boursiers. Par rapport à l’étude d’Adeline Daumard sur les polytechniciens entre 1815 et 184821, l’école semble donc, après 1870, un peu plus ouverte au renouvellement des élites. Cependant, cela ne va pas sans un classement permanent destiné à « hiérarchiser les égaux » pour reprendre la belle formule d’Olivier Ihl22.

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Le classement, symbole de la méritocratie républicaine

10 « Nul n’est admis à l’école que par la voie du concours », telle est la règle qui s’applique à l’entrée de l’école mais qui donne aussi le ton des deux années au cours desquelles le jeune polytechnicien est régulièrement soumis à des examens et constamment classé. Le concours d’entrée réservé aux « Français ou naturalisés Français, vaccinés ou ayant eu la variole, âgés de 16 ans au moins et de 21 ans au plus 23» autorise le jeune diplômé à connaître d’emblée son classement, ce qui lui permet de se situer relativement à ses camarades. À l’issue de la première année, il est de nouveau classé au regard des notes obtenues, celles-ci prenant en compte à la fois la maîtrise des matières scientifiques (mathématiques, physique et chimie), mais également les aptitudes physiques, le comportement et la tenue à l’École, laquelle est soumise à un règlement de corps de troupe. Les élèves qui réussissent les examens de la fin de la première année sont nommés sous-lieutenants, leur ancienneté étant déterminée par leur numéro de classement. Ils sont naturellement astreints à un concours de sortie également classant à l’issue duquel ils sont affectés à l’École d’application en qualité de sous-lieutenants élèves. Ainsi, sur deux ans de scolarité, confrontés en permanence les uns aux autres, les aspirants ont été classés au moins trois fois. Il ne saurait y avoir émulation plus grande, à la fois sur un plan intellectuel et sur un plan physique car tout est compté y compris l’allure et la taille du candidat24 ; si les dossiers permettent de s’assurer qu’elle joue un rôle marginal lors du recrutement initial, la taille de la majorité des candidats bien classés se situe tout de même souvent au-dessus d’un 1,70 mètre. Manifestement, il convient ici de lier ensemble allure et charisme lesquels se déterminent souvent selon des critères physiques.

11 En matière de sociologie historique, la grande question consiste à savoir si les bigors ont réellement été les « plus mal classés d’X », autrement dit s’ils apparaissent d’emblée comme les « enfants terribles » des écoles militaires25. On doit reconnaître que, au moins pour le début du renouveau colonial, les candidats à l’artillerie de marine sont recrutés essentiellement en fin du classement, mais une analyse plus fine invite à revoir l’image du bigor porteur du bonnet d’âne ou frondeur. Relativement à la population française, l’entrée à Polytechnique constitue en elle-même une sélection

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qualitative de très haut niveau ; en outre, nous avons affaire à une élite intellectuelle soucieuse de faire carrière, ce qui par essence, limite les effets de la désobéissance. Par ailleurs, un très grand nombre de candidats devenus bigors sont, à leur arrivée à l’X, d’excellentes recrues mais basculent ensuite dans le peloton de queue en cours de scolarité comme si l’adaptation à la mentalité militaire avait constitué un problème (cas d’Archinard, X 1868 ; Civette, X 1897). On a également dans l’ensemble du groupe des candidats qui sont bien classés et qui choisissent in fine l’artillerie de marine (Barbier, X 1883, Corteggiani X 1897 et Welfelé, X 1897). Autrement dit, l’image du bigor frondeur et cancre n’est pas opératoire de façon systémique. Elle doit être relativisée et analysée à l’aune du développement colonial car, si effectivement au début du processus de conquête les polytechniciens ne se bousculent guère pour prendre les postes outre- mer, ils changent d’attitude dès lors que la construction coloniale leur assure une carrière intéressante. D’une façon générale, il faut considérer qu’après les années 1890, tandis que l’on réfléchit activement à la formation d’une armée coloniale, le choix de l’artillerie de marine n’est plus un choix par défaut. La profession devient davantage synonyme de passion, de liberté relative et de possibilités d’avancement rapide. Enfin, l’analyse prosopographique prouve également qu’il existe d’autres ressorts à l’origine du choix colonial, l’endogamie familiale n’étant pas le moindre d’entre eux. Le père n’est pas nécessairement toujours l’initiateur, un aîné ouvrant parfois la voie à la création de véritables fratries polytechniciennes (les frères Dorido, Fourgeot, Bourély, Gasquet). Toujours est-il que quelques familles constituent des dynasties comme les Guibert apparentés aux Lancrenon ou les Jordan que l’on retrouve sur trois générations.

Des carrières, entre flamme et flemme coloniale

L’embouteillage des grades subalternes

12 Le choix de l’arme - artillerie de marine, infanterie de marine, génie - n’est pas totalement finalisé à la sortie de l’école. Il peut encore y avoir une évolution, certes marginale mais réelle comme pour Lucien March (X 1878) ou Maurice Meynier (X 1894) qui se déterminent professionnellement à l’issue de leur passage à l’école d’application d’artillerie et du génie. Centre d’instruction militaire et technique, l’école d’application de Fontainebleau26 (« l’appli ») constitue souvent un moment important dans la prise de conscience de la réalité du métier entraînant parfois son lot de démissions, ainsi celles de René Balensi (X 1901)27, d’Amédée Berrué (X 1894) ou Jacques Bidon (X 1895). Si d’une manière générale, le classement de Polytechnique se retrouve de façon cohérente à l’école d’application, il existe à l’inverse des cas atypiques de jeunes officiers qui arrivent à s’épanouir. Pierre Marie Lancrenon (X 1900), par exemple, quoique fils d’ingénieur se classe 235e sur 247 à Polytechnique, 28e sur 35 au moment du choix de l’arme, mais 2e sur 32 à l’école d’application. En réalité pourtant, c’est bien sûr la base du classement de sortie de l’école de la rue Descartes et d’une règle d’avancement s’effectuant au choix (1/3) et à l’ancienneté (2/3) que s’effectuent la plupart des débuts de carrières. Si le passage de sous-lieutenant à lieutenant se fait immuablement en 24 mois, le premier véritable seuil ou palier professionnel est constitué par l’obtention du grade de capitaine, réalisé trois à cinq ans plus tard. Or 1879-1880 marque une rupture dans la mesure où l’écart pluriannuel entre deux grades s’allonge ; il faut désormais plus de 5 ans pour gagner le droit à diriger une compagnie. Chez les bigors28, ce

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ralentissement se traduit concrètement par l’apparition des mentions de « capitaine en 2nd » et « capitaine en 1er » (Mandrillon, X 1881) et bientôt celles de « lieutenant en 2nd » et « lieutenant en 1er », si bien que l’on met généralement 10 ans pour passer du grade de sous-lieutenant à celui de capitaine (Flagel, X 1882). La faiblesse des soldes des officiers subalternes conjuguée à un avancement ralenti explique en conséquence la multiplication des cas de démissions « pour chercher une meilleure situation » (Gateau, X 1881 ; Dujour, X 1896), plus rarement pour « endettement » (Clochette, X 1880). Globalement, la part des démissionnaires est importante – un peu plus de 18 % du groupe étudié29 – la période la plus fréquente se situant immédiatement après le passage à l’école d’application. Outre les questions financières, les démissions sont liées à des problèmes de santé (Gravelotte, X 1865 ; Foulet, X 1878 ; Vitte, X 1882), à un basculement vers un autre métier (Jolibois, X 1903, devient un chimiste de premier plan) ou dans l’administration coloniale30 (Rodier, X 1873 ; Périquet, X 1895 ; Devaugelade, X 1882 ; Geraud, X 1892 ; Laguarigue de Survilliers, X 1895), dans celle des chemins de fer (Bergeaud, X 1892 ; Marsy, X 1895) ou bien tiennent à des problèmes de comportement (« indélicatesse » pour Dolisié, X 1879) ou d’éthique militaire (« refus de duel », Tourrès, X 1873) voire même à des rivalités hiérarchiques, y compris à un grade avancé31. Enfin, il existe quelques cas, mais au demeurant assez rares d’évolutions de carrières liées au mariage, se traduisant soit par des démissions (Frant, X 1890), soit par le passage dans les troupes métropolitaines (Picquenard, X 1886 ; Chevrin, X 1898) ou de départ dans les ordres (Jean Rodié, X 189832). L’embouteillage des années 1880 révèle que la carrière coloniale est désormais attractive.

Accélération et décélération des carrières

13 Si quelques très beaux parcours témoignent de l’importance du classement de sortie de Polytechnique, il faut bien convenir que, pour les bigors spécifiquement, il ne fait pas tout au point que l’on est en droit de se demander s’il existe un système méritocratique pour services rendus qui serait supérieur à un système de méritocratie par concours33. Globalement, en effet, les carrières des généraux Virgile (X 1840), Sébert (X 1858), Ruault (X 1873), Peyrègne (X 1888) constituent des exceptions et il est bien difficile de déterminer si leur carrière a connu un déroulement favorable en raison de leur classement ou s’ils ont bénéficié de quelques postes importants qui les ont fait connaître (Ruault à Bamako en 1883 ; Sébert passionné par le génie civil). Manifestement, pour les bigors, le service rendu semble plus efficace que la sélection par concours. Ainsi la flamme coloniale exprimée par certains officiers – Archinard (X, 1868), Ungerer (X, 1878), Lenfant (X, 1888) – permet de rattraper très nettement une carrière qui s’était initialement singularisée par un très mauvais classement et éventuellement d’accéder aux étoiles34. Mais cette appétence coloniale est plus souvent la résultante d’une proximité avec le pouvoir, politique ou militaire, qui permet d’éviter ce qui menace tous les coloniaux : la flemme coloniale. La fonction d’aide de camp ou, après 1886, celle d’officier d’ordonnance apparaît notamment comme un atout décisif dans une carrière car elle permet à un jeune officier de se distinguer et de se faire remarquer. Ainsi, Henri Charbonnel (X 1891), quoique fils d’une fille-mère et boursier de la République, devient l’officier d’ordonnance du ministre de la Marine Jean de Lanessan35 à partir de 1899. Cela lui permet d’approcher les grands capitaines, tel Gallieni, et de vivre dans son sillage pendant près de vingt ans36. Il en va de même du capitaine Rumilly (X 1890) proche du général Dodds, de Bernard Montané-Capdebosq (X

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1882) lié au général Godin, d’Eugène Lenfant (X 1888) proche du général Voyron ou de l’artilleur Decœur (X 1876) qui, grâce à sa fonction d’officier d’ordonnance près du ministre, obtient des missions d’explorations intéressantes auprès de Brazza. La fonction d’ordonnance permet d’approcher les milieux décisionnaires et d’obtenir des missions de grand intérêt. Dans certains cas cependant, quoique plus rares, elle entraîne un avancement rapide comme pour Borschneck (X 1897) qui passe de lieutenant à capitaine en moins de deux ans. En regard, le passage par l’École supérieure de guerre apparaît comme un atout bien moins intéressant, l’ESG ne permettant pas de garantir à l’impétrant une accession aux étoiles (Pierre Henry, X 1878, breveté en 1890, achève sa carrière avec le grade de colonel en 1912). Quant à la Grande Guerre, son impact sur l’avancement des bigors est tout à fait relatif. Cela tient à ce que le premier conflit mondial entraîne la disparition massive des officiers subalternes (lieutenants, capitaines, chefs de bataillon) que l’on peine à remplacer. On a donc besoin de les renouveler en quantité et c’est la raison pour laquelle la guerre ne fait en réalité pas ou peu progresser les grades inférieurs. Addi par exemple (X 1897), capitaine en 1908 finit la guerre comme commandant en 1919 ; il en va de même ou à peu près pour le capitaine Bartre (X 1896). D’autres bénéficient d’un effet d’aubaine avec la guerre, mais très mesuré. Capitaine en 1915, Bertrand (X 1903) passe commandant en 1917, mais met ensuite quinze ans pour passer au grade suivant. Certains n’avancent même pas du tout comme Blanchet (X 1902) qui reste capitaine durant toute la période de la guerre alors même que son dossier note la qualité de son service ; même chose pour Trocmé (X 1897) qui reste au grade de commandant pendant le conflit ou de Schyry (X 1898), chef d’escadron à titre temporaire en 1916, qui n’obtient son grade à titre définitif que huit ans plus tard. En réalité, pour les coloniaux, seules les campagnes outre-mer sont déterminantes, particulièrement celles qui bénéficient de la qualification « campagne de guerre ».

« Africains » et « Indo-chinois », une identité affective plutôt qu’une réalité

14 En dépit des vocables identitaires d’« Africains » ou d’« Indo-chinois » que les coloniaux affectent de s’attribuer, tout indique que le monde colonial connaît une grande hétérogénéité de parcours résultant d’une absence de spécialisation géographique. Globalement, les bigors sont envoyés dans tous les points de l’empire indistinctement et tous ou presque sont à un moment « Africain » avant de devenir un jour « Indo- chinois », ces définitions intégrant d’ailleurs les nuances localisées de « Soudanais », « Sénégalais », « Marocains », « Algériens » ou « Tonkinois ». Certes quelques-uns affectionnent visiblement davantage l’Afrique (Montané-Capdebosq, Walter), tandis que d’autres préfèrent l’Asie (Thouard, Eugène Petit) mais il n’existe aucune volonté politique de spécialisation des officiers par aires géographiques ou par capacité linguistique37. Validé chaque année au mois de décembre à Paris par les services du ministère de la Marine et des Colonies, puis par le ministère de la Guerre, le système des « tours » prend en compte l’ensemble des hommes et applique à tous la même règle du séjour réglementaire de 25 à 30 mois, des dérogations étant nécessaires au-delà de cette durée. L’officier choisit selon deux critères essentiels : soit l’affectation dans les vieilles colonies (Antilles, Réunion, Indes) où la vie est réputée calme et tranquille, soit les nouvelles (Afrique et Indochine) où les dangers sont plus grands (maladie et conquête) ce qui laisse espérer des possibilités d’évolution de carrière rapide. Il propose

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trois affectations possibles au sein desquelles l’administration centrale en choisit une. Les officiers « détachés hors-cadres » peuvent éventuellement être affectés dans une région de l’empire de façon exclusive, mais ils doivent pour cela avoir prouvé une réelle aptitude physique à servir aux colonies, avoir été notés par l’inspection générale et avoir surtout au moins quatre années d’ancienneté. Ainsi, les cas de spécialistes, tel Douchet (X 1896) qui obtient des affectations en Annam en raison de la possession d’un brevet d’annamite ou de Derepas (X 1897) topographe attaché à l’Asie, sont rares. Au mieux, ces hommes sont affectés à une division spécifique qui les envoie où le besoin s’en fait sentir, comme Gardeux (X 1901) attaché au Service géographique afin de mener des missions de délimitation au Cameroun en 1913, ou Périer (X 1899) reconnu comme un officier radiotélégraphiste. À bien regarder l’ensemble de leurs affectations, il apparaît que la plupart d’entre eux passent environ dix ans sous les tropiques et, à l’issue d’un service effectué dans la pleine force de l’âge, on leur rapatrie sur des postes métropolitains, dans les garnisons littorales ou les administrations, de façon à éviter la multiplication des maladies. Car, la principale caractéristique des troupes coloniales, marsouins ou bigors, est de connaître un très fort taux de mortalité du fait des maladies, taux infiniment supérieur à celui des hommes morts au combat (102 hommes morts de maladie pour 33 « tués à l’ennemi »), les affections les plus fréquentes étant la dysenterie, la fièvre jaune et le choléra. Ainsi les morts violentes, y compris celles par suicide38, sont infiniment moindres que celles provoquées par le climat. C’est la raison pour laquelle, commentant le mot de Lord Derby estimant que « les expéditions coloniales sont des guerres de médecins et d’intendants », le député du Rhône, Fleury- Ravarin, juge en 1898 que « la guerre coloniale est avant tout une bataille contre un climat meurtrier »39, ce qui a bien des égards justifie la critique récurrente à l’encontre de la flemme coloniale.

15 Appartenant à une catégorie de militaires « moitié marine, moitié terrestre, sur laquelle les actions des deux ministères (ministère de la Marine et ministère de la Guerre) s’enchevêtr[ai]ent »40, les artilleurs de marine ont constitué l’un des groupes professionnels les moins bien connus du monde colonial du fait du dualisme ministériel et de l’idée que le danger national se trouvait sur la frontière de l’est.

16 Chargés initialement de la défense des côtes, ils furent pourtant à la pointe des combats dans les premières expéditions coloniales et, la plupart du temps, les premiers ingénieurs à tracer routes, voies ferrées et à construire les ponts permettant la conquête.

17 Par leur formation initiale, par le processus de sélection scolaire, ils appartenaient assurément à une élite technicienne sinon une élite intellectuelle représentative de la France des capacités, d’une France venue de toutes les provinces pour s’inscrire dans le cadre d’une fonction publique d’État qui allait leur garantir un déroulement de carrière, un avancement et un droit à pension. Mais en dépit des avantages ainsi acquis, l’analyse prosopographique du groupe des artilleurs de marine montre que la carrière s’est révélée difficile, pour la plupart d’entre eux à la fois par le processus de sélection qui est à l’œuvre mais également par les conditions même de l’exercice du métier.

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NOTES

1. L’analyse prosopographique consiste à analyser plusieurs biographies d’une catégorie spécifique de la société pour en restituer l’unité profonde. 2. Je me dois de signaler l’impulsion active et amicale du Conservateur du Musée des Troupes d’Outre-Mer de Fréjus, le capitaine Éric Warnant et de son adjoint, le lieutenant Benoît Bodart, qui m’ont laissée accéder aux brouillons de thèse de M. Baron restés en souffrance au CHETOM, le Centre d’histoire et d’études des troupes d’outre-mer de Fréjus, après son décès. Je remercie également le professeur Marc Michel de m’avoir autorisée à accéder aux documents de son ancien étudiant. 3. L’autre partie étant constituée des officiers de l’infanterie de marine, les « marsouins », issus de Saint-Cyr et infiniment plus nombreux. Ils constitueront le 2nd temps de notre analyse. Ensemble, marsouins et bigors forment les « troupes de marine ». Après la loi sur l’armée coloniale de 1900, ils prennent le nom de « troupes coloniales ». 4. Les compagnies de la mer (1622) puis le corps royal de la Marine (1772) sont les ancêtres des bigors. 5. Elle est réorganisée ensuite par décret du 13 mars 1894. 6. Alphonse Andréani, Les Écoles françaises civiles et militaires, programmes, études, titres, diplômes, service militaire, dispenses, Paris, Berger-Levrault, 1891, p. 166. 7. C’est la période qui fait suite au désastre de Lang Son et correspond à l’éviction de Ferry le « Tonkinois ». 8. Julie d’Andurain, La Capture de Samory (1898). L’achèvement de la conquête de l’Afrique de l’Ouest, Saint-Cloud, Soteca, 2012 (préface de Jacques Frémeaux, avant-propos du général Thorette). 9. Il s’agit du lieu de naissance du jeune officier qui correspond souvent au lieu de résidence du père. 10. William Serman, Les Origines des officiers français, 1848-1870, Paris, Publications de la Sorbonne, 1979. Notre analyse diffère cependant de la sienne en ce que nous n’analysons pas la vocation des officiers, mais leur faculté à être sélectionnés par Polytechnique. C’est davantage une étude sur les capacités que sur les inclinations. 11. Pour des questions pratiques, nous avons comptabilisé l’Algérie comme un seul et unique département français. 12. Dont on n’a pas toujours la précision sur le moment où il devient orphelin de père. 13. Parmi ces cinq femmes, deux d’entre elles semblent illustrer le cas d’amours ancillaires (lingère, domestique) tandis que deux autres appartiennent à des catégories sociales manifestement plus élevées. 14. À titre de comparaison, voir François-Joseph Ruggiu, « Tel père, tel fils ? La reproduction professionnelle dans la marchandise et l’artisanat parisiens au cours des années 1650 et 1660 », Histoire, économie et société, 1998, n°4, p. 561-582. 15. C’est le cas de Breuilh, Paul Girard, Reibel (tous les trois X 1892), et Rocard (X 1900) qui reproduisent le schéma paternel tandis que le modèle passe par des frères aînés (pour les Dorido et les Bourély, déjà cités). 16. Né en outre-mer, Primet (X 1897) décide à l’évidence d’y retourner par son choix de devenir bigor. 17. L’indication de la profession des grands-pères, parfois précisée, permet d’entrevoir un processus de longue durée. 19. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Les Editions de minuit, 1964.

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20. Plus marginalement, 9 d’entre eux reçoivent une bourse et un demi-trousseau, et un seul reçoit une demi-bourse et un demi-trousseau. 21. Adeline Daumard, « Les élèves de l’école Polytechnique de 1815 à 1848 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, juillet 1958, t. V, p. 226-234. 22. Olivier Ihl, « Hiérarchiser des égaux. Les distinctions honorifiques sous la Révolution française », Revue française d’histoire des idées politiques, n°23, 2006, p. 35-54. 23. Dictionnaire militaire. Encyclopédie des sciences militaires rédigées par un comité d’officier de toutes armes, tome I, Nancy, Berger-Levrault, 1898, p. 1007. Cela signifie aussi a contrario qu’il n’existe pas de conditions de taille même si, dans les faits, les hommes recrutés font souvent plus d’un mètre soixante-dix. 24. La loi du 27 juillet 1872 a établi un minimum de taille de 1,54 mètre. Ce minimum est supprimé par la loi du 2 avril 1901. 25. Cette image provient de ce que l’on reproche souvent aux coloniaux d’avoir la « bride sur le cou », image facile qui, d’une part, dédouane le pouvoir politique de ses propres responsabilités, d’autre part ne prend pas en compte l’historicité du phénomène colonial. Si certains officiers coloniaux ont effectivement pu bénéficier d’une large marge de manœuvre, celle-ci s’explique souvent par la personnalité de l’impétrant et d’autre part par les faiblesses du pouvoir politique. L’affaire Voulet-Chanoine, qui a servi à construire l’image du colonial affamé de gloire et désobéissant, doit être analysée en ce sens. En tout état de cause, la désobéissance ou l’indépendance ne sauraient être des traits caractéristiques de l’ensemble des coloniaux. 26. Après la guerre de 1870-1871, l’école qui avait été fondée à Metz s’installe à Fontainebleau où elle tient garnison jusqu’en 1940. Entre-temps, l’artillerie a été séparée du génie en 1912 qui s’est installé à Versailles. 27. Sorti 33 e sur 179 Polytechniciens en 1903 (après être entré 162 e sur 180), il s’était classé premier parmi les artilleurs de marine et toujours premier à l’école d’application. Il décide de démissionner en mai 1905 pour devenir élève-ingénieur des Ponts-et-Chaussées 28. Elles existaient ailleurs, mais apparaissent dans l’artillerie de marine en 1880-1882. 29. Le chiffre est peut-être un peu surévalué du fait de leur disparition de l’Annuaire ; la difficulté à maîtriser les chiffres réside dans l’impossibilité de savoir ce que font les démissionnaires après leur passage à l’armée. 30. La plupart du temps, ce basculement vers l’administration coloniale se fait sur la base « d’emplois réservés » pour ceux qui ont au moins trois ans de grade et trois ans de séjour aux colonies. 31. Les démêlés entre le colonel Humbert et le général Borgnis-Desbordes sont connus. Le colonel Humbert démissionne en novembre 1896 afin d’écrire et de publier Pour la justice, plainte officielle contre le général Borgnis-Desbordes adressée au ministre de la Marine (1898). 32. Il démissionne en 1906 après deux années au Tonkin, puis reprend du service comme capitaine en 1915 et devient par la suite évêque d’Agen (1948). 33. Claude Lelièvre, « Bourses, méritocratie et politique(s) scolaire(s) dans la Somme, 1850-1914 », Revue française de sociologie, 1985, n°26-3, p. 409-429. Il faut également envisager la question de la formation des troupes coloniales elles-mêmes, permise par la loi de juillet 1900 qui garantit aux officiers coloniaux un avancement au moins équivalent à celui des métropolitains. 34. 55 officiers deviennent généraux, soit un peu plus de 8 % du corpus étudié. C’est faible en regard des autres armes. 35. Plus connu sous le nom de Jean-Louis de Lanessan, son nom de plume en réalité. 36. Colonel Henry Charbonnel, De Madagascar à Verdun, vingt ans à l’ombre de Gallieni, Paris, Karolus, 1962. 37. Au grand dam des coloniaux eux-mêmes. Un vieil officier tonkinois, « De la spécialisation des officiers de l’armée coloniale », Bulletin du Comité de l’Afrique française, janvier 1911, n°118, p. 25-26.

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38. Sept cas de suicide dans l’échantillon étudié. 39. Fleury-Ravarin, « L’Armée coloniale », Revue politique et parlementaire, février 1898, n°44, p. 279-321, p. 298. 40. Patiens, « La Défense des côtes », La Revue de Paris, 1er mai 1894, tome III, p. 180-213.

RÉSUMÉS

Les bigors (surnom des artilleurs de marine) forment avec les marsouins (infanterie de marine) les deux grands corps des officiers des troupes de marine qui prennent le nom de troupes coloniales en 1900. Leur étude approfondie est justifiée par le fait qu’ils sont relativement méconnus en tant que groupe social malgré la présence d’un fonds documentaire important au SHD. Or comprendre les stratégies professionnelles des bigors et des marsouins permet de saisir l’évolution intellectuelle et politique des officiers coloniaux, et par-delà une partie de la politique coloniale de la France. L’approche prosopographique du corps des bigors pose la question de la formation et des modalités de sélection des artilleurs de marine, de leur entrée dans le système de l’enseignement secondaire à leur vie professionnelle. Portant sur 671 cas, cette étude montre qu’une grande partie de ces hommes a su utiliser l’école de la IIIe République comme un « ascenseur social ». Mais en dépit d’une formation de très grande qualité, d’un prestige acquis par le passage par Polytechnique, d’une compétence réelle, leurs carrières correspondent rarement à leurs attentes. La flamme coloniale de quelques uns ne compense pas la flemme coloniale de la grande majorité d’entre eux, oubliés de la République.

The “bigors” [“sea snails”] (nickname of naval gunners) formed with “marsouins” [“porpoises”] (marine infantry) the two large bodies of naval troop officers who took the name of colonial troops in 1900. Studying them is justified by the fact that they are relatively unknown as a social group, despite the presence of significant holdings in SHD. Yet understanding the professional strategies of bigors and marsouins captures the intellectual and political evolution of colonial officers, and thereby part of the colonial policy of France. The prosopographic approach for the corps of bigors poses the question of training and selection procedures of the Navy’s gunners, their entry into the system of higher education in their professional lives. Based on 671 cases, this study shows that a large proportion of these men used the school of the Third Republic as a «social ladder». But despite a very high quality preparation, of prestige acquired by passage through the Polytechnique, of a real competence, their careers rarely met their expectations. The colonial flame of some did not offset the cooler colonial embers of the vast majority of them, forgotten by the Republic.

INDEX

Mots-clés : artillerie de Marine, Bigors, Polytechnique

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AUTEURS

JULIE D’ANDURAIN Agrégée et docteur en histoire, elle est actuellement enseignante-chercheur au CDEF (École militaire) et chargée de cours à Paris-Sorbonne. À la suite de sa thèse sur Le général Gouraud, un colonial dans la Grande Guerre (soutenue sous la direction de Jacques Frémeaux, Paris-Sorbonne, 2009), elle vient de publier La capture de Samory, l’achèvement de la conquête de l’Afrique de l’Ouest (Sotecan 2012).

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La défense des colonies allemandes avant 1914 entre mythe et réalités Defense of the German colonies before 1914, between myth and reality

Rémy Porte Traduction : Robert A. Doughty

1 Tardivement attirée par l’expansion coloniale, d’une part parce que son unité n’est acquise qu’en 1871 et d’autre part parce que sa zone naturelle d’influence politique et d’expansion économique reste dans une très large mesure l’Europe orientale (que symbolise l’expression fameuse de Drang nach Osten), l’Allemagne est néanmoins parvenue à bâtir en quelques années, au milieu des années 1880, un vaste empire de près de 3 000 000 km². À la veille de la Grande Guerre, celui-ci connaît un rapide développement économique et commercial, qui alimente tous les fantasmes des milieux colonialistes français et britanniques, mais aussi les inquiétudes des Belges et des Portugais. Dans la littérature du temps, qu’il s’agisse de la presse périodique ou de livres, la « menace » que les milieux colonialistes allemands feraient peser sur les possessions des autres puissances est très fréquemment évoquée et cette question sera reprise avec force dès le déclenchement de la Première Guerre mondiale, dans le but de dénigrer les méthodes et les procédés (nécessairement) intolérables dont les Allemands se seraient montrés capables pour asseoir leur puissance ultramarine, en particulier dans le domaine militaire. Les chiffres les plus fantaisistes seront alors annoncés, souvent en contradiction flagrante avec les données antérieurement publiées, et ce sont eux qui marqueront les esprits.

2 En dépit de tout ce qui peut avoir été écrit sur le pouvoir d’influence de la Ligue coloniale, de la Ligue navale et des autres sociétés ou associations qui militent en Allemagne en faveur de la création d’établissements outre-mer, l’empire colonial n’est que très tardivement considéré comme essentiel par la majorité de la population métropolitaine. S’il faut manier le paradoxe, c’est avec la perte de leurs territoires ultramarins lors de la Première Guerre mondiale que les Allemands se découvrent un attachement pour eux… Non seulement aucun territoire d’outre-mer n’est devenu une « colonie de peuplement », mais encore la présence de ressortissants allemands reste

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très faible au sein de la population. Trois facteurs généraux complémentaires sont ainsi à prendre en compte lorsque l’on souhaite aborder la question de la colonisation allemande et de ses aspects militaires en particulier : - il s’agit d’une prise de possession récente, pour laquelle l’administration impériale n’envisage aucun effort financier significatif de la métropole ; - ces territoires ne constituent pas des colonies de peuplement (à l’exception sous certaines conditions du cas particulier du Sud-ouest africain) et les forces de souveraineté sont parfois extrêmement réduites, une présence navale régulière, sinon permanente, compensant la faiblesse des effectifs de l’armée de Terre ; - pour l’état-major impérial, dans l’hypothèse d’un conflit majeur, la question coloniale serait réglée par la victoire en Europe. Il est donc inutile de pousser au développement d’unités militaires spécifiques : « Il n’y a pas à s’inquiéter du sort des colonies. Le résultat final en Europe le réglera pour elles ».

3 Aborder en quelques pages trente années (1884-1914) d’histoire coloniale à l’échelle planétaire est un pari osé, et nous nous efforcerons dans les lignes qui suivent d’établir une synthèse, de mettre en relief un certain nombre de points essentiels, en renvoyant le lecteur aux études précisées en notes ou dans la bibliographie finale pour des développements plus détaillés.

Un empire colonial immense mais hétérogène

4 En Afrique, en Asie et en Océanie, la présence d’intérêts commerciaux allemands ne peut être transformée en implantations coloniales de plein droit que sur les espaces ne relevant pas encore d’une autre puissance1, voire sur les quelques territoires ultérieurement cédés par le biais de traités internationaux2. Cette politique tarde toutefois à être mise en œuvre. Les premiers établissements, autour de 1884-1885, sont le fait de grandes compagnies commerciales bénéficiant simplement de la « protection impériale »3 et, même après la proclamation d’un statut colonial effectif, le vocabulaire en conserve la marque : l’administration impériale centrale prend le nom de Kolonialamt, mais le terme de Schutzgebiete (« protectorat ») reste employé pour chaque territoire. Tant que Bismarck exerce les fonctions de chancelier d’empire, l’action gouvernementale directe reste marginale et cède la place à l’initiative privée.

5 Au plan stratégique, la première caractéristique de cet ensemble est son éparpillement à la surface du globe, situation d’autant plus délicate pour les questions militaires qu’il s’agit généralement de territoires largement ouverts vers l’extérieur, étroits ou de faible superficie4. En Afrique, l’étroite bande de terre du Togo, orientée sud-nord, ne bénéficie d’aucune frontière naturelle, tandis que le Cameroun, le Sud-ouest africain et l’Est africain sont entourés de colonies françaises et britanniques. Les archipels de superficie limitée et peu peuplés du Pacifique sont de fait indéfendables et seul le petit territoire de Tsing-Tao bénéficie de plus de 10 millions de francs d’investissements annuels avant la Grande Guerre, pour la construction, l’équipement et l’entretien d’un puissant réseau défensif fortifié.

Une politique militaire qui repose d’abord sur la Flotte

6 Le gouvernement impérial allemand, en dépit des discours sur la « politique mondiale » souhaitée par Guillaume II, ne consent à aucun moment à fournir des moyens

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importants pour la conquête coloniale, puis ultérieurement pour garantir l’ordre intérieur et les frontières internationales de ses territoires ultramarins. Il soutient par contre activement la flotte commerciale allemande5 et procède à d’importants investissements dans le domaine commercial et dans celui des communications internationales (câbles télégraphiques sous-marins). La marine de guerre, avant même la course aux armements navals, compte déjà 160 navires de guerre en 1887, ce qui permet à Berlin d’entretenir des bâtiments dits « stationnaires » le long des côtes africaines, asiatiques et dans le Pacifique. En pratique, il revient donc à chaque compagnie privée à charte d’assurer l’ordre public sur le territoire dont elle a la responsabilité, le rôle du gouvernement se bornant à assurer une présence navale dissuasive (Zanzibar, août 1885) et, très éventuellement, à mettre à terre une compagnie de débarquement (Kamerun, mars 1885). Ce sont ainsi, essentiellement, des bâtiments de la Kriegsmarine qui assurent la présence militaire impériale.

7 Cette situation se maintient jusqu’à la Première Guerre mondiale, en particulier dans l’ensemble océanien où les seules forces militaires allemandes sont constituées par l’escadre de l’amiral von Spee, dont les différents bâtiments mouillent régulièrement devant les différents archipels et qui sont susceptibles de mettre à terre une « compagnie de débarquement », à l’effectif de quelques dizaines d’hommes, suffisant pour maintenir l’ordre.

8 Pour l’armée de Terre, il est fait appel à partir de la fin du XIXe siècle à un nombre limité de volontaires, qui ont pour première mission d’encadrer et d’instruire les compagnies indigènes d’Askaris afin de réprimer les révoltes endémiques et (initialement) de lutter contre le trafic d’esclaves. Si l’armée des Indes intervient à partir du Soudan anglo- égyptien ou si les tirailleurs sénégalais participent activement à la conquête de la boucle du Niger, la Schutztruppe impériale n’est engagée dans aucune opération en dehors de ses frontières avant la Première Guerre mondiale.

La naissance des « troupes de protection » : une nécessité d’ordre intérieur

9 En 1888, la mauvaise gestion de l’Afrique orientale et l’augmentation rapide des taxes et charges imposées sur le territoire provoquent une insurrection généralisée des populations autochtones contre les représentants de la Deutsche Ostafrikanische Gesellschaft. Or la compagnie ne dispose que de quelques gardes privés, bientôt réduits à assurer une sécurité très relative dans les deux derniers ports sur l’océan Indien encore contrôlés. Il lui faut demander l’aide officielle de Berlin, qui reste très réticent.

10 Nommé commissaire impérial, le major Wissmann reçoit pour mission de réprimer la révolte, non pas officiellement au nom du gouvernement mais sous la responsabilité de la compagnie, et il est simplement autorisé à recruter en métropole des volontaires, mis à sa disposition et provisoirement placés en congé spécial renouvelable. Ces événements marquent toutefois une évolution majeure : théoriquement payées par la société privée, les soldes sont en fait versées grâce à un crédit spécial de deux millions de marks voté par le Reichstag. Soixante cadres européens (20 officiers et médecins, 40 sous-officiers) constituent ainsi l’encadrement initial de la Schutztruppe (« troupes de protection ») d’Afrique orientale. Les premiers soldats indigènes (Askaris6) ne sont que très partiellement recrutés dans la colonie elle-même : la plupart viennent du Soudan,

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où ils ont combattu dans les rangs de l’armée britannique, ou des tribus du Mozambique. Avec cette véritable petite armée privée, le major Wissmann parvient à redresser la situation sécuritaire sur le territoire, mais l’état désastreux des finances de la compagnie, criblée de dettes, oblige l’État à se substituer aux entrepreneurs privés.

11 Ce changement de statut entraîne la mise en place des structures qui représentent les grandes fonctions régaliennes, au premier rang desquelles la force militaire : le corps de volontaires de Wissmann, rebaptisé, devient par la loi du 22 mars 1891 la Kaiserliche Schutztruppe (« troupe impériale de protection »). Toujours animé par le désir de ne consentir que le minimum d’investissements outre-mer, Berlin diminue aussitôt l’effectif de cette première troupe coloniale régulière, qui ne compte plus en 1892 que 10 officiers, 32 sous-officiers et infirmiers et 1 200 hommes (soit 8 compagnies). La plupart des unités sont alors transformées en « troupes de secteur », dans les régions intérieures progressivement soumises à l’autorité allemande, les deux compagnies restantes formant un petit corps de manœuvre pour les expéditions à conduire. Ce système atteint d’autant plus rapidement ses limites que la superficie totale de la colonie atteint bientôt son extension maximum7 et que les rengagements sont assez peu nombreux. La plus grande partie de la troupe et des officiers est alors absorbée par la gestion des secteurs intérieurs. Pour procéder aux nouveaux recrutements devenus indispensables, les autorités se tournent à nouveau vers l’extérieur et, avec l’accord de la Grande-Bretagne et de l’Italie, engagent plusieurs centaines d’hommes en Égypte et en Érythrée. La Schutztruppe atteint l’effectif total de 2 076 hommes, dont 144 Européens, et compte désormais 12 officiers et 120 sous-officiers « indigènes ». Sur ce total, 200 hommes sont prélevés par le gouverneur général pour former l’embryon du corps de police coloniale, tandis que les 1 876 officiers, sous-officiers et soldats restant sont organisés en 12 compagnies à l’effectif théorique de 135 hommes8.

12 L’une des premières caractéristiques de la Schutztruppe est donc que les contingents africains qui la composent ne sont pas issus des territoires contrôlés par le IIe Reich. Au début du XXe siècle, on retrouve le même élément « étranger » au sein des troupes de protection du Cameroun, dont près de la moitié des recrues proviennent des colonies britanniques et françaises voisines.

13 Le statut, l’organisation et les règles d’emploi des troupes de protection sont progressivement précisés et adaptés durant les dernières années du XIXe siècle9. Placées sous l’autorité nominale d’un état-major basé à Berlin (Oberkommando der Schuztruppen) auprès du ministre des Colonies, elles relèvent en fait du gouverneur de chaque territoire et doivent assurer « la sécurité et le maintien de l’ordre public dans les colonies et combattre la traite des esclaves ». Le nombre de compagnies évolue dans le temps, suivant la superficie et la situation particulière de chaque colonie, mais les unités élémentaires sont calquées sur le même modèle : 2 officiers et 3 sous-officiers allemands, 1 officier (dit Effendi) et 4 sous-officiers indigènes et 150 soldats indigènes, chiffre qui est rarement atteint. L’officier commandant supérieur des troupes sur le territoire n’a que des responsabilités limitées d’administration, d’instruction et de discipline générale : la réalité de l’autorité appartient à l’autorité civile qui décide de l’emploi et des missions. Cette dichotomie au sommet de la hiérarchie dans chaque colonie entraînera d’ailleurs, en particulier en Ost Afrika et au Kamerun, des conflits de compétence entre les gouverneurs et les chefs militaires après le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

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Des forces militaires généralement faibles, mais très inégales selon les territoires

14 En 1905, les effectifs proprement militaires stationnés dans les colonies allemandes sont encore marginaux et les unités de l’armée régulière ne sont organisées qu’en Afrique orientale, dans le Sud-ouest africain et dans une moindre mesure au Cameroun. L’Ost Afrika ne dispose encore en 1912 que de 12 compagnies, soit le même nombre que quinze ans plus tôt, et le nombre de soldats sous les armes n’a que peu évolué, autour de 1 700 hommes. On compte 14 compagnies à la veille de la Grande Guerre, mais cette augmentation de deux unités élémentaires n’est qu’illusoire. Elle est en fait le produit des réorganisations territoriales : en réalité l’effectif total a diminué avec la dissolution des unités de mitrailleuses en 1913. Son encadrement européen est constitué de 68 officiers et 60 sous-officiers pour 2 472 soldats indigènes : il en résulte qu’un nombre croissant d’Askaris sont promus sous-officiers.

15 Au Cameroun, les effectifs atteignent à peine 1 200 hommes jusqu’en 1911 (1 128 dont 126 Européens en 1905), et la progression de la pacification vers le nord comme l’accroissement territorial qui, la même année, suit l’accord avec la France (gain de 250 000 km²) justifient une augmentation plus rapide : ils sont 1 750 en 1914.

16 Le Togo et les colonies d’Océanie et du Pacifique ne disposent que de forces de police de recrutement local, mal équipées, non entraînées et quasiment inaptes à faire campagne10, simplement encadrées par quelques sous-officiers métropolitains célibataires. Il a été évoqué à plusieurs reprises à partir de 1899 de créer une Schutztruppe du Togoland, mais les logiques financières se sont imposées : puisque la colonie n’est menacée ni par ses voisins, ni par des mouvements de révolte intérieurs, la dépense a toujours été repoussée. À la veille de la Grande Guerre, la Polizeitruppe atteint à peine 570 hommes et n’émarge que pour 15 % du budget général de la colonie.

17 En Nouvelle-Guinée allemande et dans les archipels rattachés, territoires à la fois mal connus (l’intérieur de la Papouasie est encore en cours d’exploration) et divisés entre d’innombrables îles, il n’existe jusqu’en 1911 que quelques gardes armés, « hérités » en quelque sorte de l’ancienne compagnie privée lors de la prise de contrôle par le gouvernement impérial. La décision de créer une première compagnie de police pour le territoire n’est prise qu’à l’été 1911 et celle-ci n’a d’existence effective qu’au début de l’année suivante. En dehors de la capitale et de quelques ports, à l’exception de quelques colons, il n’existe aucune force susceptible d’être « militarisée ».

18 L’effort le plus significatif est fait en faveur du service de santé (Sanitätsdienst), dont les effectifs sont en proportion supérieurs à ce qui existe dans l’armée métropolitaine, du fait des conditions climatiques et de la présence endémique d’épidémies (paludisme, fièvre jaune, maladie du sommeil, etc.). Au début de l’année 1911, 13 médecins et 34 sous-officiers infirmiers (dont 20 indigènes) sont affectés au Cameroun et 20 autres les rejoignent l’année suivante à la suite de l’agrandissement territorial né de l’accord de la même année avec la France.

19 Au total, ces quelques investissements militaires coûtent d’autant moins au budget impérial que chaque colonie doit « s’auto-suffire ». Pour les vingt-deux premières années de présence du IIe Reich en Afrique (1884-1906), son montant peut être évalué à 700 millions de marks. Sur ce total toutefois, la seule campagne contre les Hereros dans le Sud-ouest africain en 1904-1905 représente plus de 500 millions. Les dépenses

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militaires ordinaires, courantes, ne dépassent donc pas 8 millions par an11, ce qui est particulièrement modeste au regard des dépenses du même type consenties par Londres ou par Paris.

Deux cas particuliers : le Sud-Ouest africain et Tsing- Tao

20 L’organisation des forces de défense de la colonie du Süd-West Afrika est fondamentalement modifiée à la suite de la révolte des Hereros en 1904-190512. Désormais, les indigènes sont exclus du dispositif militaire et les forces armées régulières de la colonie ne sont plus constituées que d’Européens, y compris pour les simples soldats. Les recrues volontaires et aptes de l’armée continentale peuvent être autorisées à servir en Afrique du Sud-Ouest et les jeunes Allemands qui résident sur le territoire peuvent effectuer sur place leur service militaire. À l’issue de leur temps de service, ils reçoivent une aide pour s’installer comme colons, s’ils souhaitent rester dans le pays13. Il n’y a pas toutefois de « militarisation » du territoire : après avoir fortement augmenté jusqu’en 1907, les effectifs décroissent rapidement avec le rapatriement en métropole des renforts détachés sur place, pour atteindre 2 171 hommes en 1912, puis 1 819 l’année suivante. La Schutztruppe du Sud-ouest africain bénéficie par ailleurs d’un réel sur-encadrement : elle dispose de 89 officiers et de 342 sous-officiers européens, alors qu’elle compte près de 600 simples soldats de moins que son homologue d’Ost Afrika. Cette situation s’explique par la présence de nombreux réservistes européens qu’il faut encadrer en cas de mobilisation.

21 Autre conséquence de la récente révolte des Hereros, la colonie est également la seule pour laquelle les autorités métropolitaines consentent des investissements importants, en particulier dans le domaine militaire : le budget prévisionnel pour 1914 prévoit plus de 13 millions de marks de dépenses pour la Schutztruppe et la Polizeitruppe, dont les deux tiers à la charge du gouvernement impérial.

22 Le territoire « à bail » de Tsing-Tao, en Chine du nord, présente la particularité d’être la seule possession allemande outre-mer gérée par la Marine impériale. Son gouverneur est un capitaine de vaisseau qui dispose organiquement, à terre, de moins de 1 500 hommes. Ceux-ci appartiennent essentiellement au IIIe bataillon d’infanterie de marine, renforcé par une compagnie indigène chinoise d’une centaine d’hommes. Mais le port et la ville sont très puissamment fortifiés et l’artillerie des organisations défensives est mise en œuvre par un bataillon de canonniers-marins à l’effectif de 750 hommes. En ajoutant à ce personnel quelques policiers et douaniers, la garnison totale est légèrement inférieure à 2 500 hommes.

23 La définition des troupes de marine dans l’armée allemande diffère sensiblement de celle adoptée en France. Il n’existe dans l’empire que trois bataillons, en charge de la défense des ports et côtes d’Allemagne du Nord. Stationnés à Wilhelmshaven et à Cuxhaven, les Ier et IIe bataillons ne participent qu’exceptionnellement à des opérations ultramarines (Chine, 1900 ; Sud-Ouest africain, 1904), au même titre que d’autres unités métropolitaines, lorsqu’il est indispensable d’embarquer des renforts dans l’urgence.

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Quelques procédés tactiques

24 Constatons tout d’abord que l’armée allemande, pas plus d’ailleurs que l’armée française, ne dispose d’un corpus doctrinal référencé ou de règlements d’emploi spécifiques pour la conduite des opérations coloniales : « L’instruction des troupes est basée sur le règlement allemand pour les manœuvres d’infanterie », constate Paul Ettinghausen14. En opération, la constitution type d’une colonne est directement contrainte par la nature du terrain, le climat, le réseau existant de pistes et chemins et le volume de l’adversaire. Elle relève donc de la responsabilité du chef d’élément, même si des caractéristiques communes, issues de l’expérience, se dégagent peu à peu. Dans leurs campagnes de pacification de l’Est africain, durant la première moitié des années 1890, après avoir connu de nombreuses difficultés et plusieurs échecs, les officiers allemands adoptent en général un ordre de marche en une seule colonne s’étalant, de la pointe d’avant-garde à l’arrière-garde, sur un à deux kilomètres en fonction des difficultés de progression pour les déplacements « stratégiques » et un dispositif de marche enveloppant sur trois colonnes dans la dernière phase de manœuvre avant l’assaut15.

25 Tactiquement, le caractère offensif de la campagne « est la tactique la plus favorable aux Européens dans l’Est africain, c’est donc à elle qu’il faut recourir sans hésitation chaque fois que les circonstances et le terrain le permettent », souligne également le capitaine Painvin16. La formation des soldats, sous-officiers et officiers indigènes n’est activement poussée qu’en Afrique orientale à partir de janvier 1914. Von Lettow- Vorbeck, nouveau commandant des troupes sur le territoire, organise des manœuvres à double action et multiple les exercices de franchissement de cours d’eau, d’aménagement d’organisations défensives de circonstance et d’entraînement au tir à la mitrailleuse. Les officiers alliés seront souvent surpris au cours de la Grande Guerre par les qualités d’initiative et d’adaptation des cadres indigènes, au point de demander dans les années 1920 la traduction en français et la distribution aux officiers des troupes coloniales de documents allemands réalisés pour les Askaris avant-guerre17.

26 Pour les quelques officiers qui servent, à Berlin, à la section des colonies de l’état-major général, l’organisation défensive des territoires d’outre-mer est suffisante pour venir à bout d’une révolte de quelques tribus mais interdit toute résistance sérieuse en cas de conflit avec une puissance européenne. C’est ce qu’exprime le lieutenant-colonel von Lettow-Vorbeck, affecté à ce poste avant de prendre le commandement de la Schutztruppe est-africaine en janvier 1914 : « Dans l’état actuel des choses, il ne saurait être question, dans quelque territoire que ce soit, de faire face à une attaque venant de l’extérieur disposant de moyens d’artillerie et de troupes européennes »18.

La situation au début de la Grande Guerre

27 Lorsque la Première Guerre mondiale commence en Europe, la situation militaire des différentes colonies allemandes est conforme aux craintes exprimées. Les îles et archipels du Pacifique, généralement non défendus, sont saisis en quelques semaines par les Australiens, les Néo-Zélandais et les Japonais. Si l’immense ensemble de Nouvelle-Guinée ne capitule que le 24 septembre 1914, cela ne tient pas à une résistance particulière des quelque 500 hommes mal armés que le gouverneur Haber peut opposer aux 2 300 soldats du corps expéditionnaire australien appuyés par

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l’artillerie embarquée des navires de guerre, mais tout simplement au temps nécessaire pour occuper un si vaste espace terrestre et maritime.

28 À Tsing-Tao, l’escadre allemande du Pacifique a pour l’essentiel quitté la colonie le 20 juin pour une traditionnelle « tournée » de plusieurs mois des possessions allemandes dans la région. Elle se trouve aux Carolines lorsque lui parvient l’ordre de mobilisation générale et l’amiral von Spee décide de croiser vers l’est, d’archipel en archipel, pour rejoindre la métropole via la Terre de Feu. Son parcours jusqu’à la destruction finale de ses bâtiments lors de la bataille navale des Falkland suscitera une profonde inquiétude à Londres. La place forte est soumise au siège japonais dès le 27 août et le gouverneur Meyer-Waldeck, qui mobilise tous les Allemands bloqués sur place, reçoit le renfort de trois compagnies austro-hongroises d’Extrême-Orient et de l’équipage du croiseur autrichien Elisabeth, ce qui lui permet de porter son effectif à plus de 5 000 hommes. Soumise aux bombardements intensifs des navires japonais et britanniques qui bloquent la rade, et aux assauts par voie terrestre de quelque 31 000 soldats alliés, privée d’électricité et de ressources en eau, la forteresse doit capituler au début du mois de novembre 1914.

29 En Afrique, les Alliés ont refusé la neutralisation des territoires coloniaux, comme pouvait le prévoir l’acte final du congrès de Berlin de 1885, et ont engagé les opérations contre le Togo dès le 6 août puis contre le Cameroun le 23. Dans les différentes colonies, les gouverneurs procèdent à la mobilisation des résidants allemands, éventuellement austro-hongrois, et des réservistes indigènes non punis ou condamnés. Les effectifs sous les armes atteignent ainsi 1 200 à 1 300 hommes au Togo, 6 000 hommes dans le Sud-ouest africain, 7 000 hommes au Cameroun et moins de 12 000 hommes en Afrique orientale. Attaquées sur toutes leurs frontières terrestres et maritimes, ces colonies ne résisteront pas longtemps aux assauts conjugués des Alliés français, belges et britanniques : le Togo capitule dès août 1914, le Sud-Ouest africain en juillet 1915, le Cameroun est conquis en février 1916. Seul von Lettow-Vorbeck poursuit la guerre de brousse en Afrique orientale jusqu’en 1918, mais ceci est une autre histoire…

BIBLIOGRAPHIE

Outre les ouvrages et articles référencés en notes de bas de page, on pourra se reporter utilement à :

Documents officiels

Die Deutschen Schutzgebiete in Afrika und der Südsee, 1911/1912, Reichs-Kolonialamt, Berlin, E.. Mittler, 1913, 2 vol.

Livres

Henderson, W.O., The German Colonial Empire, 1884-1919, Routledge, Londres, 1993, 192 pages.

Lettow-Vorbeck, général von, La guerre de brousse dans l’Est africain 1914-1918, Payot, Paris, 1923, 295 pages.

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Porte Rémy, La conquête des colonies allemandes, 1914-1918. Naissance et mort d’un rêve impérial, 14/18 Éditions, Saint-Cloud, 2006, 433 pages.

Articles

Nombreuses informations factuelles dans les chroniques régulières « Possessions allemandes » du Bulletin du comité de l’Afrique française et dans les informations « Brèves » de la Revue militaire de l’étranger. En particulier :

« Les troupes coloniales allemandes », Revue militaire de l’étranger (puis des armées étrangères), décembre 1891, pp. 495-509.

« L’infanterie de Marine et les troupes coloniales allemandes », Ibid., juillet à septembre 1900, pp. 437-456, 501-528, 565-643.

« Allemagne : la loi du 22 juillet 1913 sur le service militaire des colonies », Ibid., janvier 1914, pp. 87-89.

Kotek Joël, « Afrique : le génocide oublié des Hereros », L’Histoire, janvier 2002, pp. 88-92.

Luccari, général L., « Le partage de l’Afrique (1884-1913) », Revue historique des armées, n° 2/1991, pp. 69-78.

NOTES

1. L’acte final de la conférence de Berlin précise qu’une puissance européenne qui revendique un territoire outre-mer doit y être officiellement installée et le gérer. C’est le début de la « course au clocher » vers l’intérieur des terres africaines. 2. Sur le détail de la constitution de l’empire colonial allemand, on se reportera par exemple aux présentations publiées dans le Journal des Sciences Militaires, en juin 1885, pp. 372-393, et en octobre 1887, pp. 115-138, par le capitaine R. de F., « Notes sur les colonies allemandes ». Pour une étude d’ensemble récente, Rémy Porte, La conquête des colonies allemande, 1914-1918. Naissance et mort d’un rêve impérial, 14/18 Éditions, Saint-Cloud, 2006. 3. On constate une grande proximité des dates des « décrets de protectorat » pour les différents territoires : 13 octobre 1884 pour le Cameroun et le Togo ; 27 février 1885 pour les royaumes d’Usagara, de Ngourou, d’Ousegouha et d’Oukami (qui donnent naissance à l’Afrique orientale allemande) ; 17 mai 1885 pour la Nouvelle-Guinée ; 13 octobre 1885 pour Angra-Pequena (qui devient le Sud-ouest africain allemand). À l’exception marginale de quelques archipels du Pacifique, l’empire colonial allemand est constitué en un an. 4. Togo : 87 516 km² ; Cameroun : 496 938 km² jusqu’au traité de 1911 avec la France (« Vieux Cameroun ») et 750 000 km² ensuite ; Sud-ouest africain : 838 370 km² ; Est africain : 995 000 km² ; Tsing-Tao : 551 km² ; archipel des Samoa : 2 600 km² ; Terre de l’empereur Guillaume : 179 000 km² ; archipel Bismarck : 61 000 km² ; ensemble des archipels du Pacifique (Carolines, Mariannes, Palau, Marshall) : 2 475 km2. 5. Bismarck fait voter par le Reichstag une subvention de 5,5 millions de francs au bénéfice de la Norddeutscher Lloyd pour l’ouverture d’une ligne commerciale entre Brème et Sydney. Le premier navire quitte l’Allemagne le 1er juillet 1886. 6. « Askari » signifie « soldat » en langue vernaculaire arabisée. Né dans l’Est africain, le terme est ensuite utilisé pour toutes les unités indigènes de l’armée régulière, puis étendu à l’ensemble des soldats autochtones. 7. La superficie totale de l’Ost Afrika allemande est de 995 000 km², soit près du double de la métropole (540.667 km²), dont 60 % environ est en cours de soumission et de pacification.

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8. Sur l’histoire de la Schutztruppe d’Afrique orientale, on lira en particulier Tanja Bührer, Die Kaiserliche Shutztruppe für Deutsch-Ostafrila, Oldenbourg Verlag, 2011, 532 pages, ainsi que la réédition récente d’un ouvrage de 1907 : H. Fonk, Deutsch-Ost-Afrika. Die Schutztruppe, ihre Geschichte, Organisation und Tätigkeit, Melchior Verlag, Wolfenbüttel, 2012, 112 pages. 9. Lois et décrets impériaux des 12 décembre 1895, 7 juillet 1896, 25 juillet 1898. 10. Au début de l’année 1905, on ne compte au Togo que 56 policiers, dont 7 Européens seulement (in « Possessions Allemandes », Bulletin du comité de l’Afrique française, mars 1905, pp. 124-126). 11. Chronique « Possessions allemandes », Bulletin du comité de l’Afrique française, février 1907, pp. 65-69. 12. On ne reviendra pas ici sur la violence de la répression allemande contre cette révolte, conduite par le général von Trotha qui disposera d’un corps expéditionnaire venu de métropole de quelques 16 000 hommes. 13. 25 à 30 % des conscrits métropolitains effectuant leur service militaire dans le Sud-ouest africain choisissent de s’installer dans la colonie à la suite de leur temps sous les drapeaux, ce qui contribue à renforcer la présence allemande d’une part et permet au gouverneur de pouvoir compter sur un nombre croissant de réservistes instruits. 14. Paul Ettinghausen, « Comment les Allemands colonisent et gardent leurs colonies », Revue du cercle militaire (revue violette), 2 janvier 1897, pp. 6-8, p. 8. 15. Présentation détaillée d’une colonne en marche par le capitaine Painvin, « Comment les Allemands font la guerre dans l’Est africain (I) », Revue du cercle militaire (revue violette), 8 mai 1897, pp. 475-478. 16. Capitaine Painvin, « Comment les Allemands font la guerre dans l’Est africain (II) », Revue du cercle militaire (revue violette), 15 mai 1897, pp. 501-503. 17. On se reportera par exemple aux écrits du capitaine Darroux dans la Revue des troupes coloniales entre 1922 et 1925. 18. Rapport devant le Generalstab, cité par von Lettow-Vorbeck dans ses mémoires et par Bernard Lugan et Arnaud de Lagrange, Le safari du Kaiser, La Table Ronde, Paris, 1987, 231 pages, p. 31.

RÉSUMÉS

Contrairement à une légende héritée de la propagande des années de guerre, les territoires allemands d’outre-mer ne sont pas particulièrement "militarisés" avant 1914. Seules les colonies du Cameroun, du Sud-Ouest Africain et d’Afrique orientale dispose d’unités des "forces de protection" (Schutztruppe) en effectif limité, dont l’histoire récente est très différente de celle des troupes coloniales françaises.

Contrary to legend inherited from the propaganda of the war years, German overseas territories were not particularly “militarized” before 1914. Only the colonies of Cameroon, South West Africa and East Africa had units of “force protection” (Schutztruppe) in limited numbers, whose recent history was very different from that of French colonial troops.

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INDEX

Mots-clés : Allemagne, Empire colonial, Troisième République

AUTEURS

RÉMY PORTE Officier d’active, docteur habilité à diriger des recherches, il s’est progressivement spécialisé sur les opérations extérieures et les fronts secondaires des IIIe à Ve républiques. Il dirige actuellement le bureau Recherche du Centre de doctrine d’emploi des forces. Parmi ses dernières publications : Chronologie commentée de la Grande Guerre, Perrin, 2011.

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« Sind Schwarze da ? » La chasse aux tirailleurs sénégalais. Aspects cynégétiques de violences de guerre et de violences raciales durant la campagne de France, mai 1940- août 1940 “Sind Schwarze da? “The hunt for Senegalese riflemen. [Hunting] aspects of war violence and racial violence during the campaign in France, May 1940-August 1940

Julien Fargettas Traduction : Robert A. Doughty

1 Le 9 juin 1940, le marsouin Michel El Baze, tout juste fait prisonnier, assiste à une scène inédite dans les environs de Mareuil-la-Motte, dans le département de l’Oise : « Dans un pré, un officier allemand caracole sur un magnifique cheval blanc, un revolver en main. Un tirailleur sénégalais court, l’officier tire. L’énorme masse noire tombe. On rit. Voilà un autre Sénégalais, je détourne les yeux, ma tête éclate, je pleure. »1

2 Dix jours plus tard, le point d’appui du couvent de Montluzin, dans le département du Rhône, tenu par les hommes du 25e Régiment de Tirailleurs Sénégalais (RTS), tombe aux mains des soldats allemands à l’issue de plusieurs heures de combats. Les religieuses de Nevers, encore présentes sur place, assistent alors à un déferlement de violences : « Il est 15 heures, notre chère maison est aux mains de l’ennemi. La porte de la chapelle saint Joseph est ouverte violemment, ils sont là, revolvers au poing. Ma chère Mère s’avance et montre sa cornette. « Pas soldats, pas tirailleurs ? » interrogent-ils. [...] 200 Allemands envahirent Montluzin, à la recherche des Sénégalais. Ils sont furieux, menaçants, il faut les calmer, terrible colère. »2

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3 Le lendemain, à quelques kilomètres de là, un groupe de soldats noirs prisonniers est conduit sous bonne garde vers un lieu de captivité. À quelques kilomètres du bourg de Chasselay, les soldats allemands font placer ces tirailleurs dans un champ : « Tout à coup, un feu nourri se mit à crépiter et des hurlements retentirent. Il nous était facile en levant les yeux de voir la scène qui se passait à moins de 20 mètres. Les tirailleurs, bras en l’air, venaient de recevoir à moins de 10 mètres une décharge générale de balles de mitrailleuses lourdes et une grande partie était fauchée aux premières salves. Certains, protégés par leurs voisins, n’ayant pas été touchés du premier coup, s’enfuyaient dans toutes les directions. Je revois encore les grenadiers Panzer ajustant tranquillement leur fusil et tirer nos malheureux tirailleurs noirs comme des lapins. Au bout d’un quart d’heure interminable, plus rien ne bougea dans la nature. »3

4 Ces crimes de guerre appartiennent à une longue série d’exactions récemment mises à jour par les historiens de la période et qui concernent d’abord les soldats noirs4. Si d’autres crimes ont été commis contre les civils et les soldats d’origine européenne de l’armée française durant cette campagne, ils sont sans commune mesure avec ceux commis contre les fameux « tirailleurs sénégalais », ces soldats noirs recrutés dans les colonies françaises de l’Afrique subsaharienne5.

5 Car l’examen attentif des massacres de tirailleurs portés à notre connaissance semble faire apparaître le fort caractère cynégétique de ces actes, tant dans leur esprit que dans leur accomplissement. Les soldats allemands, qu’ils appartiennent aux unités de la Wehrmacht ou de la Waffen SS, ont adopté des comportements de chasseurs, assimilant les tirailleurs à des proies. La scène décrite par le marsouin El Baze s’apparente ainsi à une véritable scène de chasse à courre. Les soldats allemands pénètrent dans le couvent de Montluzin telle une meute furieuse qui se focalise sur la traque des soldats noirs. L’analogie à une scène de chasse est encore très grande dans les témoignages des soldats français assistant au massacre de « Vide Sac » à Chasselay. L’un parle de « tir au lapin », l’autre de « tir au pigeon », quand il s’agit de décrire l’exécution des tirailleurs en fuite après le premier tir des mitrailleuses6. Une analogie également apportée par la poursuite de ces mêmes fuyards par des soldats allemands embarqués dans des engins blindés qui n’hésitent pas à écraser sous leurs chenilles les corps des premiers tirailleurs tombés. Un massacre qui tend donc à la fois au ball-trap, au tir de foire sur cible mobile et à la chasse à courre ultramoderne.

6 Aspect méconnu, le mot Massacre lui-même possède une ancienne dimension cynégétique. Massacre désigne aujourd’hui une tuerie de masse effectuée avec sauvagerie. Dès le XVIe siècle, massacre désigne également une tuerie d’un grand nombre d’animaux puis, plus tardivement, un trophée ou un ornement lié à la chasse. Dans l’esprit cynégétique, un massacre est donc une action de mise à mort d’importance en même temps que l’expression de la fierté d’avoir traqué et vaincu un gibier particulièrement recherché pour sa rareté ou par la crainte qu’il suscite. Cet ensemble caractérise les exactions du printemps 1940. Au-delà de leur déroulement à l’esprit cynégétique, elles sont souvent précédées par une traque implacable du gibier tirailleur. Elles se prolongent par la récolte de trophées et s’achèvent parfois par l’exclusion définitive du gibier tirailleur de la sphère humaine par la mise au ban de sa dépouille.

7 Les premiers massacres de soldats noirs interviennent sur la Somme à la fin du mois de mai 1940, dans la localité d’Aubigny. Ils prennent véritablement toute leur ampleur quelques jours plus tard, à partir du 5 juin 1940, dans le même secteur à l’issue de

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l’effondrement du front français. Une nouvelle tactique est alors employée par les troupes françaises. Il s’agit de contrôler les axes de communication par une série de points d’appui devant gêner au maximum la progression des forces d’invasion. Le front linéaire a disparu au profit de résistances éparses. Sur la Somme, certaines unités coloniales résistent ainsi durant deux jours alors que les troupes allemandes sont déjà à 50 kilomètres au sud. Au nord-ouest de Lyon, les points d’appui du 25e RTS combattent deux jours durant alors que Lyon est déclarée « ville ouverte » et que les formations allemandes progressent en direction des Alpes. Nombre de combattants français, submergés par les différentes offensives, livrent ainsi des combats d’arrière-garde qui sont perçus comme l’action de francs-tireurs, ces fameux Freischarler dont le souvenir demeure très vivace au sein de la troupe allemande. Apparue lors de la guerre de 1870, cette psychose du franc-tireur est à l’origine de nombreuses exactions en 1914 en Belgique ainsi que dans le Nord et l’Est de la France7. L’action des francs-tireurs est également évoquée à la fin de l’année 1939, en Pologne, quand les troupes allemandes ont dû réduire les résistances de soldats polonais dispersés par l’écroulement de leur armée. La réponse est alors d’exécuter systématiquement ces francs-tireurs en uniforme8. À ce sentiment d’insécurité constant s’ajoute la volonté de nombre d’unités coloniales de combattre « jusqu’à la dernière cartouche », voire au-delà9. De fait, nombre d’engagements se terminent, faute de munitions, à l’arme blanche. Le coupe-coupe du tirailleur est préféré à la traditionnelle baïonnette. Les exemples sont nombreux, telle la défense de la ferme Milan au coupe-coupe, à Warmeriville, par les tirailleurs du 623e régiment de pionniers sénégalais10. Et quand les tirailleurs isolés de leurs unités sont égarés en pleine nature et cherchent à échapper à la captivité, ils n’hésitent pas à se défendre avec leurs machettes et à s’attaquer aux soldats allemands. Tout cela concourt à donner aux troupes allemandes une nouvelle perception des combats. Le front français percé, les armées alliées en déroute, les soldats allemands paraissent libérés du poids des contingences tactiques et stratégiques. Ils peuvent alors laisser libre cours à une nouvelle conception du champ de bataille qui se transforme dès lors en véritable terrain de chasse dont le gibier principal est le soldat noir. S’il faut vaincre l’adversaire, il est également nécessaire de traquer le gibier tirailleur jusque dans ses derniers retranchements. Car le tirailleur sénégalais est un gibier d’exception. Il est accusé de se comporter en francs tireurs, en non humain, en « barbare ». À ce titre, il est particulièrement haï et redouté.

8 Les combats achevés, la traque se met en place. Des sous-officiers et des officiers subalternes français prennent la tête de groupes épars qui tentent d’échapper à la capture. Dès lors, le soldat allemand se transforme en chasseur et les Coloniaux en proie, un gibier constamment aux aguets, tendant ainsi vers l’animalisation. Toute confrontation est désormais à éviter. Le groupe du lieutenant Dhoste, du 24e RTS., tapi dans un fourré, décide ainsi de ne pas intervenir alors qu’à quelques centaines de mètres, un autre groupe de gibiers tirailleurs est repéré et détruit11. Un répit de courte durée puisqu’à son tour le groupe sera localisé et capturé. Tous les soldats noirs du groupe sont alors exécutés dont le caporal Yaya, blessé, qui est achevé de deux balles dans la tête12. La même poursuite incessante est réservée au groupe du sous-lieutenant Guibert, du 53e RICMS (régiment d’infanterie coloniale mixte sénégalais) après la chute de la localité d’Airaines, dans la Somme. La traque s’achève après des dizaines de kilomètres parcourues dans les marais. Le jeune officier conclut ainsi : « Tous mes tirailleurs ont été tués. Il n’en est pas un de prisonniers. »13

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9 L’insistance ainsi donnée à la traque du gibier tirailleur est singulière. Elle correspond à une certaine vision de la chasse rencontrée dans l’ère germanique et en Europe orientale, la Pirsch, c’est-à-dire une technique silencieuse d’approche du cerf qui doit aboutir à sa mise à mort puis à l’acquisition de ses bois en guise de trophée14. Car le cerf est le gibier roi, à l’instar du gibier tirailleur. Au cours de la campagne, les troupes allemandes capturent plus d’un million de soldats français. Rares sont ceux qui bénéficient d’une telle focalisation de la part des troupes d’invasion. Le gibier tirailleur est comme le cerf, le gibier privilégié, celui que chacun veut accrocher à son tableau de chasse, celui qui provoque la fièvre de la chasse ou Jagdfieber. Comme lui, il bénéficie d’une image soulignant sa dangerosité, une dangerosité accrue en période de rut où le cerf est réputé imprévisible. Or, le tirailleur, exotique et sauvage, est également perçu comme possédé par ce même échauffement sexuel qui est la marque de son ensauvagement, et donc du danger constant qu’il représente. Une telle perception du gibier tirailleur apparaît dans différents ordres émanant du commandement allemand. Á la veille de l’attaque sur la Somme, l’état-major de la 4e division d’infanterie avertit ainsi la troupe qu’elle aura en face d’elle des soldats noirs au « caractère perfide »15. Sur le terrain, les tirailleurs faits prisonniers sont contraints de garder les mains sur la tête afin de prévenir toute réaction impétueuse, signe d’une défiance continue.

10 Cette chasse poursuite qu’est la Pirsch se distingue de la chasse battue car le chasseur livre un véritable affrontement avec sa proie, un véritable duel. Dans ce cas précis, le gibier tirailleur est recherché car il refuse la défaite et combat jusqu’au bout. Ce jusqu’au-boutisme conforte son image de sauvage prêt à tout et rejoint directement la représentation du franc-tireur. Un général allemand, conversant avec le lieutenant Druart, du 33e RICMS, affirme ainsi « que les Sénégalais faits prisonniers exténués dorment, et, à leur réveil, se jettent sur les sentinelles. »16 En Eure-et-Loir, le lieutenant Parisot, du 26e RTS est menacé d’être fusillé car, déclarent les soldats allemands, « vos sales nègres sont des sauvages qui ne font pas de prisonniers et mutilent les soldats allemands avant de les tuer »17. En Argonne, les archives de la 21e division d’infanterie évoquent des tireurs embusqués dans les arbres ou Baumschützen. La motivation du chasseur est ainsi décuplée afin de sortir vainqueur de ce duel. Un récit de la 6e division d’infanterie allemande raconte la lutte à mort livrée entre le soldat Apke et un « énorme nègre », lequel essaie de « le mordre à la gorge ». Seule une grenade permet d’en venir à bout. Le chasseur doit ainsi affirmer sa suprématie jusqu’au bout et ainsi n’hésite pas à aller dénicher sa proie quel que soit l’environnement qui l’entoure. La chasse est totale. Des tirailleurs sont poursuivis jusque dans les postes de secours où ils sont soignés et même jusque chez les civils. Et parfois la traque se poursuit alors que les combats ont cessé et que l’armistice a été signé. Dans les anciennes zones de combat errent des tirailleurs isolés qui se cachent comme ils peuvent. À Blangy-sur-Bresles, en Seine-Maritime, les marais servent de cache aux coloniaux. L’un d’eux est repéré en juillet 1940, traqué et abattu18. Durant l’hiver 1940-1941 même, des chasses aux tirailleurs sont organisées en forêt de Bray, près de Forge-les-Eaux. La population de la localité assiste au retour des chasseurs avec leurs gibiers fièrement exhibés dans les rues de la ville19. Et lorsque le gibier refuse définitivement sa capture, lorsqu’il paraît enragé et finalement indomptable, les réactions du chasseur dépassent la simple mise à mort pour faire appel à la destruction totale du gibier, souvent par le feu, parfois précédée d’actes de cruauté. Quelques tirailleurs réfugiés dans une ferme de Fleurieux-sur-L’Arbresle, près de Lyon, périssent dans l’incendie de la bâtisse provoqué par les SS de la division Totenkopf (tête de mort). Dans le même secteur, d’autres subissent des actes de

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tortures20. À Tilloy-Bellay, à proximité de la ferme où ils avaient mené leur dernière résistance, des tirailleurs du 5e RICMS sont retrouvés attachés à des arbres, leurs corps à demi calcinés avec, pour certains, des couverts de cuisine enfoncés dans la bouche21.

11 Plus rarement, en opposition à la chasse poursuite, la chasse aux gibiers tirailleurs peut s’effectuer en meute. Cette dernière agit en réponse à un événement exceptionnel qui a vu la suprématie du chasseur remise en cause. La réponse est alors exceptionnelle et hors norme comme lors de l’assaut du couvent de Montluzin. La meute de soldats du régiment GrossDeutschland (Grande-Allemagne) entend ici venger ses nombreux morts perçus comme inutiles, puisque l’unité s’est heurtée au 25e RTS, après avoir parcouru plusieurs centaines de kilomètres sans encombre, et deux jours après le message radiophonique du maréchal Pétain demandant l’arrêt des combats. Cet appel est alors utilisé par les troupes allemandes pour faire cesser les dernières résistances. Nul doute qu’il a eu aussi pour conséquence l’apparition d’un sentiment de victoire définitive chez le soldat allemand lui-même. Sur place, de nombreuses exécutions sommaires sont perpétrées après que la meute s’est lancée à la poursuite des soldats noirs. Preuve de l’irrationalité et de la fureur s’emparant de la meute, ces exécutions se font sans discernement. Des cadres blancs de l’unité coloniale sont fusillés et l’on retrouvera également quatre artilleurs d’une unité métropolitaine exécutés d’une balle dans la tête. Autre aspect, la meute agit au mépris de l’autorité mais également avec sa complicité tacite, puisque l’encadrement assiste aux exécutions quand il n’y participe pas directement.

12 Aspect incontournable de la dimension cynégétique de ces massacres, la fierté exprimée par le chasseur après la capture ou la mise à mort du gibier tirailleur est à l’aulne de la crainte qu’il suscite. À ce titre, le gibier tirailleur capturé, mort ou vif, est d’abord exhibé devant les autres chasseurs puis, parfois, devant des militaires français ou des civils. Surtout, conséquence de la présence nombreuse d’appareils photographiques au front, c’est d’abord la photographie qui exprime la fierté du chasseur. Le lieutenant Pichely, du 27e RICMS, note ainsi que les gardiens allemands « photographiaient sans cesse [les tirailleurs], certains se mêlant à leur groupe. »22 Le sergent Delrives, du 6e RICMS, rapporte que son groupe de tirailleurs est photographié « plus de 500 fois » sur les routes de la captivité23. Tirailleurs captifs et apeurés, soldats noirs ridiculisés par le port de tenues fantaisistes ou obligés de danser devant les objectifs, les sujets sont variés. Les prises de vue fixent également des soldats noirs tombés au combat ou exécutés. Pour ces derniers, l’issue fait peu de doute. Les cadavres sont alignés, déséquipés et désarmés. Parfois, sur la pellicule, des soldats allemands contemplent les cadavres ou posent à leurs côtés24. La multiplication de ces prises de vues illustre la fascination que suscite le tirailleur gibier. Sa capture et sa mise à mort sont des instants qui doivent être immortalisés, d’abord pour les camarades de combat, puis pour « l’arrière », puisque ces photos sont également destinées à circuler au sein des familles dès le retour dans les foyers où parfois elles trôneront aux murs aux côtés de l’ancien trophée de chasse. Dès lors, on pose à côté du gibier pour mieux marquer l’instant, pour certifier sa présence et donc sa participation à la capture et à la mise à mort. On pose également à ses côtés pour mieux marquer sa différence et sa supériorité mais également pour exorciser ses peurs. Et quand il s’agit de rejouer les scènes de capture devant les caméras de la propagande, le plaisir de revivre de telles scènes est clairement exprimé, comme ici par le général Rommel : « Nous n’avons pas ménagé nos efforts pour montrer comment ça s’est réellement passé. Il y avait encore aujourd’hui des noirs

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pour le tournage. Les gars se sont bien amusés et ont aimé tout particulièrement leur faire lever les bras une fois de plus. »25

13 Dans cette logique de fierté assumée, le corps du tirailleur mort au combat ou abattu à l’issue de ces derniers est l’objet de l’attention des chasseurs qui tiennent à en retirer un souvenir, une trace qui doit concrétiser les prises de vue également réalisées. Le souvenir prend alors différentes formes : coupe-coupes, amulettes, papiers ou plaques d’identité. Ces objets sont censés représenter le tirailleur tel qu’il est perçu : un soldat aux mœurs exotiques, étrange, et auteur de sauvageries en tout genre sur le champ de bataille. On fixe sur la pellicule le soldat noir tel qu’on se le représente, et l’on cherche des souvenirs qui s’y rattachent afin de « concrétiser » ce qui, pour beaucoup d’Allemands, voire d’Occidentaux, est encore un mythe. Il est ainsi remarquable de constater dans certaines régions la très forte proportion de dépouilles de soldats coloniaux dont les identités sont classées comme « inconnue » à l’issue de la campagne. Chaque préfecture recense ainsi, au second semestre 1940, les corps des soldats tombés durant la campagne. Dans le département de l’Aube, sont relevés 670 cadavres de soldats français26. Parmi eux, 222 sont des soldats noirs dont 74 % ne peuvent être identifiés faute de plaque ou de papiers d’identité. À Balnot-la-Grange, sont relevés dans une seule propriété, les corps disposés les uns à côté des autres, de 44 « soldats noirs sans autre renseignement. »27 Dans le même département, à Channes, 28 autres corps de soldats noirs inidentifiables sont relevés dans les mêmes dispositions que précédemment. Une telle situation est spécifique au caractère colonial de ces soldats puisque parmi les dépouilles des soldats blancs, seuls 14 % se voient attribuer la mention « inconnue » et que, parmi les corps de soldats nord-africains, plus de 70 % des dépouilles ne peuvent là encore être identifiées. Un tel phénomène ne concerne pas seulement le département champenois et est observé dans chaque région où sont engagées des unités coloniales. En Eure-et-Loir par exemple, où le 26e RTS est détruit, 27 dépouilles de soldats noirs sont déclarées « inconnues » à Néron et 11 autres à Chartrainvilliers. L’issue directe de ces trophées est inconnue mais il est fort probable que, comme dans le cérémonial faisant suite à la Pirsch, le chasseur porte sur lui-même une partie de la dépouille comme pour mieux s’accaparer la puissance de son adversaire désormais vaincu. La dépouille du gibier tirailleur est d’ailleurs réservée au seul chasseur. Dans le Rhône et dans la Nièvre, des civils s’étant livrés au pillage de cadavres de soldats noirs exécutés sont ainsi arrêtés par l’armée allemande.

14 La perception nouvelle du champ de bataille et sa dimension cynégétique n’auraient pu être possibles sans l’exclusion de la sphère humaine de la proie tirailleur. Chasser une proie, qui plus est humaine, suppose l’adoption de critères qui marqueront définitivement sa différence, la distinction fixant les règles de la chasse28. Chasser signifie également « mettre, pousser dehors ; faire sortir de force. »29 Dans le cas des soldats noirs, l’exclusion de la sphère humaine est complète, et ce dès la capture. Faits prisonniers, ils sont quasi systématiquement séparés de leurs camarades de combat d’origine européenne30. Par cette séparation, le chasseur crée un régime particulier confirmé par le déséquipement des prisonniers noirs souvent affublés de tenues fantaisistes en tout genre. Le gibier tirailleur perd ainsi son statut de soldat et donc de prisonnier de guerre avec tout l’arsenal de protections qu’il suppose. Il est désormais intégré à une sphère différente de celle des autres soldats de l’armée française, une sorte de huis clos institué par son prédateur. Il perd donc le rempart que constituent habituellement les cadres coloniaux. Certains tentent de défendre malgré tout leurs hommes et le paieront parfois de leur vie31. Ils ne disposent plus dès lors de liens avec le

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chasseur, la barrière de la langue étant infranchissable pour la grande majorité des soldats noirs. Ce phénomène accentue encore sa déshumanisation car le tirailleur n’a pas les moyens de contester son nouveau statut de proie aux limites de l’humanité. Le caporal-chef Mayaki ne doit ainsi la vie sauve qu’à sa parfaite connaissance de la langue française alors que ses camarades sont passés par les armes32.

15 L’exclusion de la sphère humaine du gibier tirailleur est également observable à travers le sort réservé à sa dépouille. Dans de nombreux cas, le chasseur refuse toute sépulture aux restes du gibier tirailleur abattu. Les autorités municipales de Marolles-sous- Lignières, dans l’Aube, se voient ainsi refuser l’autorisation d’inhumer dans le cimetière communal les dépouilles de deux soldats noirs. À Clamecy, les dépouilles des tirailleurs abattus sont laissées durant cinq jours sans sépulture et les autorités allemandes n’acceptent leur inhumation que sur l’insistance des autorités civiles locales. La dépouille de ce gibier doit ainsi se dissoudre d’elle-même ou bien par l’action d’autres animaux, parachevant l’animalisation du tirailleur. Cette déshumanisation est également civique et mémorielle puisque, privés de tout moyen d’identification, ces corps sont désormais sans identité et donc sans famille et sans mémoire. Des consignes très strictes sont d’ailleurs données pour que ces dépouilles ne soient pas honorées, au contraire de celles des soldats français d’origine européenne. La Kommandantur de Marcelcave, dans la Somme, justifie ainsi cette consigne par l’attitude même des tirailleurs au combat, accusés de sauvagerie et d’avoir maltraité des soldats allemands prisonniers33. Le document justifie également a posteriori les exécutions réalisées sur le champ de bataille par l’attitude des victimes elles-mêmes. L’action non encadrée du chasseur trouve ainsi un début de rationalisation par l’adoption officielle de ses représentations. Sur le champ de bataille, l’encadrement allemand fait généralement peu de cas du sort réservé au gibier tirailleur et il n’est pas rare de voir des officiers supérieurs partager les représentations de leurs soldats. Tentant de faire cesser l’exécution de sa quarantaine de tirailleurs, le commandant Carrat, du 16e RTS se voit ainsi rétorquer par un colonel allemand « que deux tirailleurs avaient essayé de franchir le barrage en blessant avec un coupe-coupe deux soldats ennemis. »34 La démarche est similaire lorsque des officiers allemands enlèvent Jean Moulin, alors préfet d’Eure-et-Loir, et le torturent afin de lui faire contresigner un document accusant les soldats noirs d’exactions contre des civils35. Face au déchaînement de violences perpétré par la troupe, le commandement militaire allemand, plutôt que de sanctionner et de faire cesser une telle situation, l’a tacitement autorisée sur le terrain et ainsi l’a encouragée, car elle correspondait à une représentation commune à la troupe comme aux officiers, de l’adversaire, des combats et de leurs finalités politiques et raciales.

16 Au moment où les troupes allemandes déferlent sur la France, la SS crée une unité composée de criminels cynégétiques36. Sous le commandement d’Oscar Dirlewanger, la formation opère d’abord dans le sud-est de la Pologne. Elle se distingue surtout dans le cadre de l’invasion de l’Union Soviétique, à partir du second semestre 1941. L’unité se spécialise dans la « chasse » aux partisans dont les groupes, de plus en plus nombreux, menacent les arrières des lignes allemandes. En France, la chasse au gibier tirailleur ne fut qu’une déviance volontaire et assumée de l’offensive, conséquence d’une certaine représentation de l’adversaire et du champ de bataille. La guerre à l’Est et son cadre officiellement criminel et génocidaire permettent l’institution d’une véritable guerre cynégétique dont la brigade Dirlewanger ne fut qu’un des acteurs illustres mais non isolé. Car à l’instar des chasses menées en mai et juin 1940, celles livrées à partir de juin 1941 le furent aussi bien par les unités de la Waffen SS que de la Wehrmacht dans

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une sorte de communion d’actions et de représentations qui aboutit à des violences sans commune mesure avec celles de mai et juin 1940.

NOTES

1. EL BAZE (Michel) a regroupé ses souvenirs de combat et de captivité dans un manuscrit intitulé « Né coiffé ». Entretien avec l’auteur, 10 avril 2005. 2. Témoignage des Sœurs de Nevers, SHD/GR 34 N5. 3. Témoignage du caporal Scandariato, cité par PONCET (M.), dans Le Tata sénégalais de Chasselay, sans date, p. 35. 4. Voir les articles de l’auteur : « Les massacres de mai et juin 1940 », musée de l’Armée. Actes publiés (La Campagne de 1940, Paris, Tallandier, 2000) et « Les tirailleurs sénégalais dans la campagne de mai et juin 1940 », Centre d’études d’Histoire de la Défense. Actes publiés (Les Troupes de marine dans l’armée de terre. Un siècle d’Histoire. 1900-2000, Paris, Lavauzelle, 2001). 5. Durant la campagne, les troupes allemandes se livrent également à des exactions contre les soldats français d’origine européenne et contre les populations civiles. À Dounoux et Domptail, dans les Vosges, 10 soldats du 55e bataillon de mitrailleurs et 26 autres du 146e régiment d’infanterie de forteresse, sont passés par les armes les 19 et 20 juin 1940. Le 16 juin, 4 soldats du 4e régiment de spahis marocains sont exécutés à Germisay, dans la Marne. Dans le Nord et le Pas- de-Calais, les populations civiles ont payé un lourd tribut avec près de 98 civils exécutés à Aubigny-en-Artois, 80 autres à Oignies ou bien encore 22 à Haubourdin. 6. Témoignage du caporal Scandariato et de l’adjudant Requier. 7. HORNE (John) et KRAMER (Alan), 1914, Les atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005, 640 p. 8. INGRAO (Christian), « La politique nazie de lutte contre les partisans », Revue d’histoire de la Shoah, juillet-décembre 2007, p. 232. 9. En 1870, les marsouins de la division bleue du général de Vassoigne se distinguent lors des combats de Bazeilles, dans les Ardennes. Depuis, les troupes coloniales/troupes de marine commémorent ces combats « jusqu’à la dernière cartouche » qui sont devenus le symbole de cette arme. 10. CHETOM 15H150, rapport du commandant Duclos. 11. SHD/T 34N1098, rapport du lieutenant Dhoste. 12. Ibid. 13. CHETOM 15H145. 14. HELL (Bertrand), Le Sang Noir. Chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, Flammarion, 1994, 381 p. 15. Cité par SCHECK (Raffael), Une saison noire. Les massacres de tirailleurs sénégalais, mai-juin 1940, Paris, Tallandier, 2006, 288 pages, p. 86. 16. CHETOM 15H147. 17. SHD/T 34N1100. D’autres officiers du régiment subissent une mise en scène dans le même cadre d’accusation. 18. Archives départementales de Seine-Maritime, enquêtes sur les tombes des prisonniers indigènes, cote Z 7828. 19. Témoignage de Madame Odette Cléré à l’auteur, 17 septembre 2001.

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20. À l’issue des combats livrés dans le village d’Eveux, trois tirailleurs sont retrouvés fusillés sur un tas de fumier, d’autres auraient été enterrés vivants et des restes humains appartenant vraisemblablement à un tirailleur ont été retrouvés sur place sans que l’on puisse aujourd’hui véritablement connaître le sort qui lui a été réservé. 21. Témoignage de Michel Arnould à l’auteur, 12 juillet 2003. 22. CHETOM 15H148. 23. SHD/T 34N1071. 24. La plupart des photographies ne permet aucune information supplémentaire de lieux ou de date. A ce jour, seul le charnier de la montée de Balmont a pu être clairement identifié sur la photographie d’un soldat allemand 25. IRVING (David), Rommel: The Trail of the Fox, Ware, Worgsworth Editions, 1999, 448 p., p. 55. 26. Archives départementales de l’Aube, SC7294, liste des tombes militaires de 1940. 27. Ibid. 28. CHAMAYOU (Grégoire), Les Chasses à l’homme, Paris, La Fabrique, 2010, 150 p. 29. Définition Le Petit Robert. 30. Si la convention de Genève de 1929, dans son article no°9, préconise le regroupement racial des prisonniers de guerre, il ne s’agit là que d’une action recommandée dans le cadre de la vie courante des camps de prisonniers. La séparation au moment de la capture répond à d’autres objectifs et intervient dans le cadre des représentations entourant le tirailleur sénégalais. 31. En juin 1941, les autorités de la commune de Cressonsacq découvrent une tombe contenant les corps de sept officiers français à proximité du bois d’Eraines. Capturés indemnes avec des tirailleurs et des sous-officiers blancs, ces cadres ont disparu par la suite et ont vraisemblablement été passés par les armes. Il s’agit du commandant Bouquet, du capitaine Speckel, du capitaine Ris, du lieutenant Planchon, du lieutenant Ermigny, du lieutenant Roux et du lieutenant Brocart. À l’issue de la chute du point d’appui du couvent de Montluzin, des cadres du 25e RTS, dont les sous-lieutenants Cevear et de Montalivet, sont également exécutés. 32. SHD/T 34N1098, rapport du lieutenant Dhoste. 33. « M. le commandant entend que les communes soignent bien les tombes des soldats français se trouvant sur leur territoire, ce qui constitue d’ailleurs un devoir national. Il s’agit pourtant seulement des soldats français et alliés d’origine européenne qui se sont battus et ont agi en défense de leur patrie. Les troupes noires, par contre, ont combattu en sauvages et maltraité et même tué un grand nombre de prisonniers allemands qui ont eu le malheur de tomber entre leurs mains. C’est pourquoi le commandant de l’armée allemande ne désire pas et même défend expressément d’orner les tombes des soldats noirs ; il faut les laisser à l’endroit et dans l’état où elles sont en ce moment. » CHETOM 15H144. 34. SHD/T 34N1095. 35. Les officiers allemands harcèlent et tabassent le haut fonctionnaire. Ils lui présentent des corps déchiquetés de civils que Jean Moulin identifie comme étant des victimes de bombardements. MOULIN (Jean), Premiers combats, Paris, éditions de Minuit, 1947, 173 p. 36. I NGRAO (Christian), Les Chasseurs noirs. La brigade Dirlewanger, Paris, Perrin, 2006, 292 p. L’auteur livre ici une étude très approfondie de cette unité SS et notamment sur la dimension cynégétique de ces actions de combats et génocidaires.

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RÉSUMÉS

En mai et juin 1940, plusieurs centaines de soldats noirs de l’armée française sont exécutées par les troupes d’invasion allemandes. A plusieurs reprises, ces massacres prennent un fort caractère cynégétique : scènes de chasse à courre, tir au pigeon, chasse en meute. Le soldat noir est ainsi transformé en gibier. Le mot « massacre » a d’ailleurs lui-même une origine cynégétique remontant au 16ème siècle et désignant à la fois l’action de tuer en masse mais exprimant également la fierté du chasseur. Une fierté justement que ne manque pas d’exprimer le chasseur allemand qui photographie en masse le gibier tirailleur capturé ou mis à mort et s’empare de multiples trophées sur sa dépouille. Cette chasse aux soldats noirs est un des aspects de l’animalisation des soldats coloniaux qui trouve un épilogue jusque dans le sort réservé aux cadavres du gibier mis à mort souvent délaissés de tous moyens d’identification ou privés de toutes sépultures humaines. Une animalisation d’ailleurs favorisée par l’évolution même des combats. Nombre de tirailleurs sont ainsi assimilés à des francs tireurs alors que, dépassés par les pointes allemandes, ils combattent afin d’échapper à la capture.

In May and June 1940, hundreds of black soldiers of the French army were executed by troops of the German invasion. On several occasions, the killings had a strong hunting character: scenes of hot pursuit, trap shooting, hunting in packs. Hunting the black soldier was thus transformed into a sporting game. The word “massacre” itself also has a hunting origin dating back to the 16th century and refers to both the act of a mass killing but expressing equally the pride of the hunter. A pride that does not fail to show the German hunter who photographed riflemen captured or killed and who carried many trophies on his body. Hunting for black soldiers is one aspect of the animalization of colonial soldiers that found an epilogue in the fate of the corpses that were often stripped of all identification or deprived of human burials. The animalization also was favored by the very evolution of the fighting. A number of the riflemen became snipers who, bypassed by the Germans, fought to avoid capture.

INDEX

Mots-clés : Deuxième Guerre mondiale, Tirailleurs sénégalais, violence

AUTEURS

JULIEN FARGETTAS Docteur en histoire, il a obtenu le prix Marcel Paul pour son mémoire de maîtrise Le massacre des soldats du 25e régiment de tirailleurs sénégalais : région lyonnaise, 19 juin et 20 juin 1940. Il poursuit également une carrière militaire au sein de l’armée de Terre qui l’a menée au Kosovo et en Afrique et a publié aux éditions Tallandier Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légende et réalités, 1939-1945.

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La presse militaire française à destination des troupes indigènes issues des différents territoires de l’Empire puis de l’Union française French military press for native troops from different territories of the Empire and the French Union

Olivier Blazy Traduction : Robert A. Doughty

1 Principalement destinée aux troupes d’origine européenne, sinon française, la presse militaire coloniale française offre un corpus très vaste, bien que peu connu. Cependant, plusieurs de ses « grands » titres tels que Le Courrier d’Égypte, Caravelle, Tropiques, Képi- Blanc ou Le Bled ont acquis une certaine notoriété.

2 La presse destinée aux militaires des unités indigènes est cependant pratiquement oubliée. Simples feuillets recto verso ronéotypées en brousse ou luxueuses revues illustrées sur papier glacé, elle fut pourtant abondante et publiée dans les très nombreuses langues parlées dans l’empire colonial français.

3 Des recherches systématiques au Service historique de la Défense, au Centre d’histoire et d’études des troupes d’outre-mer, dans les grandes bibliothèques et centres d’archives devraient encore permettre de donner une vision plus claire de son étendue, de sa réalité et de son influence.

4 Après une tentative sans doute avortée pendant la campagne d’Égypte, des débuts timides lors de la Première Guerre mondiale, la presse militaire « indigène » connaît un développement certain avec le second conflit mondial. Son apogée arrive lors de la guerre d’Indochine avec la création de quantité de titres destinés d’une part aux troupes provenant des différents territoires de l’Union française et d’autre part à celles des armées nationales (vietnamienne, cambodgienne et laotienne) nouvellement créées.

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5 Les opérations en Afrique du Nord connaissent paradoxalement beaucoup moins de création de journaux à destination des troupes musulmanes nord-africaines ou des militaires issus des différents territoires africains et malgache. En effet, lors de ce conflit, les services chargés de la propagande et des actions psychologiques préfèrent aux journaux et périodiques l’utilisation massive des affiches, des tracts, de la radio, du cinéma et même de la télévision, plus adaptés aux populations ciblées.

6 La presse militaire coloniale « française » éditée en métropole ou localement, également lue par les cadres, gradés, sous-officiers et officiers « indigènes » n’est pas analysée dans le cadre de cette étude mais simplement évoquée.

Aux origines : la campagne d’Égypte

7 Le 15 nivôse an IX (5 janvier 1801), le Moniteur Universel rapporte l’ordre du jour du général Abdallah-Jacques Menou du 5 frimaire de la même année rédigé ainsi : « Menou, général en chef, ordonne ce qui suit : il sera imprimé au Caire un journal arabe destiné à répandre dans toute l’Égypte la connaissance des actes du gouvernement français, à prémunir les habitants contre les préventions et les inquiétudes qu’on pourrait chercher à leur inspirer, enfin à entretenir la confiance et l’union qui s’établissent de plus en plus entre ces peuples et les Français. Ce journal portera le nom de “Tambyyet“ (avertissement). Il sera rédigé par le cheikh Seid Ismaïl El Khachäb, archiviste du Divan, rédacteur des “Annales publiques“ et imprimé dans l’Imprimerie nationale pour être distribué au Caire et dans toutes les provinces »1.

8 Aucun numéro de ce premier journal édité sur ordre d’une autorité militaire d’occupation, à destination des populations indigènes, n’a été retrouvé et il est vraisemblable qu’il n’a jamais vu le jour, mais il est intéressant de signaler que les autorités militaires et politiques de l’époque ont souhaité sa création. Seuls des affiches, placards, ordres du jour et proclamations ont été retrouvés en langue arabe, souvent accompagnés d’une version française.

9 Faute de documents, il est malaisé de savoir s’il y a eu d’autres tentatives d’éditer des journaux militaires à destination des populations locales ou des troupes indigènes auxiliaires au XIXe siècle, pourtant riche en expéditions et en conquêtes coloniales (Algérie, Crimée, Mexique, Levant, Chine, Cochinchine, Tonkin, Afrique noire, Madagascar, etc.). Quelques périodiques en langues locales paraissent sur ordre d’autorités militaires comme en Cochinchine ou à Madagascar au début des occupations, mais ils sont plus administratifs que militaires. Il s’agit principalement de versions ou adaptations en langues locales (principalement annamite ou malgache) des journaux ou bulletins officiels des colonies encore sous administration militaire. Ainsi le Gia Dinh bao2 (Journal de la Province de Gia Dinh) est le premier journal annamite de la colonie. Il voit le jour en 1865 en Cochinchine en écriture nationale romanisé. Journal officiel de l’époque, il donne des traductions des documents officiels (discours, arrêtés, circulaires) des autorités, alors, pour la plupart, militaires.

La Première Guerre mondiale

10 Il faut attendre la Première Guerre mondiale pour voir l’émergence d’une presse à destination des militaires indigènes.

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11 À Alger, dès le début de la guerre, dans le Mobacher, est insérée une petite feuille en langue arabe qui prend rapidement le nom d’Akhbar Al Harb (Les nouvelles de la guerre). Ce journal dont le titre français est Journal arabe de la guerre est publié par le Service de la traduction et de l’interprétation du Mobacher et de la presse arabe, par le gouvernement général de l’Algérie. Il donne des informations officielles sur le déroulement des opérations sur les différents fronts, quelques illustrations et il est édité jusqu’en 1919. Il est largement distribué en Algérie et sur le front dans les régiments indigènes nord-africains auprès des militaires sachant lire l’arabe.

12 Il faut citer également le petit journal Les Idées noires, organe du 44e bataillon de Tirailleurs Sénégalais3 qui connaît quatre numéros entre 1916 et 1917 et propose à son public des fables africaines comme la « La tortue », « L’éléphant » ou « L’hippopotame ». Il semble que ce soit le seul périodique édité pendant la guerre pour les troupes indigènes. Il a pour fondateur et rédacteur-en-chef le lieutenant Toutain, « originaire des îles Marquises et colon en Guinée », commandant la compagnie de mitrailleuses du bataillon et qui est tué le 14 septembre 1917 à Courlandon (Marne). À Nantes, en 1917, l’aumônerie militaire protestante publie un bimestriel Ny Dinidiniky ny mpinamana. Gazety avoaka isam-bolana ho an’ ny miaramila malagazy protestantra aty an-dafy. La rédaction du journal regagne Tananarive après la guerre et la publication continue jusqu’en 1932 au moins.

L’entre-deux-guerres

13 Faute de documents, il est malaisé de savoir quel est le volume précis des parutions de périodiques militaires indigènes dans les années 1920 et 1930. On peut néanmoins citer la sortie à Strasbourg en 1924 d’un mensuel Ry tanora mpino. Gazetin’ny miaramila katolika malagasi eto andafy, édité par l’aumônerie militaire catholique à destination des Malgaches, qui continue d’être publié à Reims, à Lyon puis à Paris et qui existe encore en 1944. En revanche, pendant toute la première moitié du siècle, de nombreuses unités et écoles militaires indigènes, principalement de l’armée d’Afrique, mais également des troupes coloniales, en garnison en Afrique du Nord, en France ou en Allemagne occupée, font éditer auprès de photographes civils (comme les unités métropolitaines ou européennes de l’armée d’Afrique), des albums avec les photographies du chef de corps, du drapeau, de l’encadrement puis de tous les bataillons ou compagnies. Les militaires gardent ainsi un souvenir de leur passage dans l’unité.

La Seconde Guerre mondiale

14 Après la déclaration de la guerre, en août 1939, à travers tout l’Empire, des troupes indigènes sont mobilisées puis en parties embarquées à destination de la métropole. Les autorités militaires font paraître à Paris un Bulletin des armées d’Outre-mer.Organe officiel du Centre de l’entr’aide pour les soldats et les travailleurs des territoires d’Outre-mer dans la métropole dont les quatre numéros sont publiés en trois éditions (Afrique noire, Afrique du nord ou arabe et indochinoise) entre décembre 1939 et avril 1940. Certains régiments de tirailleurs nord-africains ont leurs propres journaux comme L’Aiglon. Journal humoristico-sérieux du 3e RTM qui paraît du 1er avril 1940 au mois de mai 1940 et La Chikaïa. Journal Officiel du 7e RTM en avril 1940... En décembre 1939 est créé à Alger le journal Ya Allah ! Illustré, mensuel des militaires musulmans nord-africains «pour apporter

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aux soldats musulmans dans les brouillards et la boue de nos frontières un peu de soleil et du parfum de leur pays natal »4.Ce journal, qui leur offre « quelques images, contes et nouvelles du terroir »5, connaît sept numéros bilingues français-arabes entre décembre 1939 et juin 1940. En Tunisie, AKANI, Micro journal à tendance bi-mensuelle édité par les médecins, pharmaciens, dentistes et vétérinaires du 6e RTS voit le jour en décembre 1939.

15 Un mensuel Madagascar aux armées est publié par le gouvernement général de Madagascar et dépendance à Tananarive entre février et avril 1940, avec des textes en français et en malgache tandis qu’une [La] Gazette du Tirailleur qui devient La Gazette du Tirailleurs et du Canonnier, est initié par l’état-major du général commandant supérieur à Dakar à destination des troupes indigènes d’AOF.

16 Après l’armistice, en 1941, est publiée à Gap, en zone libre, l’Écho d’Outre-Mer, bulletin des Soldats et Travailleurs Coloniaux, en deux versions (malgache et annamite) tandis que le Cônc Binh Tâp Chî est rédigé et édité à Vichy, au profit des militaires et travailleurs indochinois indigènes bloqués en métropole ou prisonniers de guerre, entre 1942 et 1946. Entre 1941 et 1945, l’aumônerie militaire protestante édite quant à elle un bimestriel, Ny Sakaizan ‘ny miaramila. Gazetin’ny miaramila protestanta malagasy eto an- dafy, à Saint-Raphaël puis à Valence.

17 À Djibouti, les troupes françaises comprennent de nombreuses unités sénégalaises, initialement destinées à défendre l’Indochine, mais bloquées par la guerre sur le territoire. Les autorités locales, fidèles au maréchal, créent un hebdomadaire Djibouti français dont les rédacteurs et les lecteurs sont en grande majorité des militaires. Certains numéros de ce journal s’enrichissent d’une rubrique intitulée tout d’abord Le coin des Tirailleurs Sénégalais et Malgaches6 puis Les Messages de l’Empire7, à destination des troupes indigènes. Ces pages donnent aux tirailleurs des nouvelles de leurs pays et des encouragements des autorités civiles, militaires et religieuses de l’Afrique subsaharienne française. En Éthiopie, les troupes gaullistes éditent parallèlement un bulletin, Djibouti libre8, incitant ouvertement par annonce les tirailleurs à déserter et à rejoindre les troupes dissidentes de la France libre…

18 En Indochine, paraît à Hanoï À plein tube, Bulletin de liaison des artilleurs du 4e RAC, avec, en 1942, des pages en vietnamien pour les artilleurs indigènes de ce régiment mixte.

19 En juin 1942 est créé à Beyrouth L’Orient Militaire, revue bimensuelle en langue arabe, afin d’intensifier la propagande parmi les populations autochtones. Un éditeur civil est chargé de la publication par l’autorité militaire française, moyennant subvention de la rédaction et de l’impression de la revue (tirage entre 2 800 et 6 000 exemplaires selon les arrivages de papier). Cette revue qui est la seule en langue arabe non soumise à la censure des gouvernements locaux (syrien et libanais) connaît un grand succès.

20 En juin 1943 paraît à Alger un nouveau journal bilingue, An-Nasr La Victoire, Illustré Mensuel Arabe. L’éditorial de présentation du premier numéro indique que le journal, « héritier de “Ya’Llah”, accompagnera nos soldats à la poursuite de l’ennemi qui voulut réduire en esclavage la France et les pays musulmans de l’Afrique française. Ce journal fait pour distraire le soldat musulman dans la rude guerre que mène l’armée française d’Afrique aux côtés des armées alliées, apportera sa modeste contribution à l’effort de toutes nos volontés tendues vers un seul but… Victoire ! »9. Ce journal très richement illustré, comprenant une couverture recto verso en couleur, est publié jusqu’en 1946.

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La guerre d’Indochine

21 Pendant la guerre d’Indochine, la presse militaire « indigène » voit son apogée avec la naissance de dizaines de titres, le plus souvent éphémères, de tous formats, de tirages forts variés (d’une centaine à quelques dizaines de milliers d’exemplaires). Tout d’abord rédigés en français la plupart du temps, de plus en plus de titres paraissent progressivement en vietnamien, en chinois, en laotien, en cambodgien, en arabe. Certains sont bilingues, voire trilingues. Ronéotypée dans les postes éloignés, imprimée localement ou dans les imprimeries civiles ou militaires de Hanoï et de Saigon, cette presse donne des informations sur la vie quotidienne des unités, sur les opérations auxquelles elles participent, sur les pertes, sur les départs et arrivées de l’encadrement ainsi que des nouvelles sur les pays d’origine des combattants.

22 Il existe des publications « indigènes » diffusées dans toute l’Indochine, à destination des militaires des forces armées d’Extrême-Orient (FAEO). Peuvent être cités dans cette catégorie Es-Saheb (Le compagnon, 9 000 exemplaires), mensuel bilingue français-arabe destiné aux soldats nord-africains, le Bulletin de Liaison des Troupes Africaines, le bimensuel Con Tuyen Vuot Be ( Caravelle, vietnamien, 65 000 exemplaires) et Tre ( Le Clairon, 10 000 exemplaires) mensuel de langue cambodgienne destiné aux militaires cambodgiens. Certains événements, comme le passage et le désarmement des troupes nationalistes chinoises à la frontière nord du Vietnam, donnent lieu à la publication d’un journal à Saïgon, richement illustré, mais qui ne connaît qu’un seul numéro : Les Troupes de l’Union Française à l’œuvre. Quan doi Lien-Hiet-PhapVat tai vao viec. D’autres publications ont une vocation régionale : deux bimensuels vietnamiens destinés aux partisans, Ngoi Linh Vietnam (Le soldat du Vietnam, 5 000 exemplaires) et Tin Tuc Hang Ngay (Chronique de tous les jours, 5 000 exemplaires) ; au Nord-Vietnam, trois mensuels pour la zone ouest, Ba Vi, Ta Voi Ta (Nous et nous, 3 500 exemplaires) et Y Dan (La volonté du peuple, 17 500 exemplaires). Au Laos est publié Nak Lob Lao. Le Combattant Lao, mensuel bilingue destiné aux militaires des forces du Laos et le Bulletin hebdomadaire d’information (200 exemplaires).

23 Certaines unités ont également leurs propres publications : quelques-unes nous sont parvenues comme le Bulletin de Liaison du 2e bataillon du 6e RTM, ou les Nouvelles de la 4e ½ brigade algéro-marocaine, mais beaucoup n’ont pas été encore repérées ou répertoriées.

24 Parallèlement à cette presse militaire française, voit le jour avec les indépendances et la constitution des armées nationales, une abondante presse militaire vietnamienne, cambodgienne et laotienne. Cette presse, largement aidée, financée et diffusée par les différents organismes de guerre psychologique du corps expéditionnaire, est destinée non seulement aux combattants des nouvelles armées nationales et à leurs cadres français mais aussi pour certaines d’entre elles aux civils amis ou ennemis, aux prisonniers vietminh et aux combattants ennemis.

25 Ainsi, en 1953, l’autorité militaire vietnamienne (5e bureau des forces armées du Viêt- Nam) publie à Saigon, Chien-Si (Le combattant), un bimensuel destiné aux militaires des FAVN opérant au Sud-Vietnam et Quan Doi ( L’Armée, 40 000 exemplaires), un hebdomadaire diffusé auprès des militaires des FAVN. À Hué, elle édite Tien Len (En avant toujours), bimensuel destiné aux militaires des FAVN du Centre-Vietnam et à Dalat, Dalat Tien, organe de l’école inter-armes. À Hanoï est publié Chin Dao (Le chemin droit, 3 000 exemplaires), organe de la garde nationale du Nord-Vietnam ; au Cambodge, Le Cambodge Militaire, revue de l’Armée Royale Khmère, hebdomadaire bilingue

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(400 exemplaires) ; et au Laos, Khao Tha Han (Information militaire, 4 000 exemplaires), organe bimensuel de langue laotienne destiné aux militaires de l’armée nationale laotienne.

AOF, AEF, Madagascar

26 En AOF, en AEF et d’une certaine façon à Madagascar, le problème de la langue se pose moins, le français s’étant imposé comme langue de commandement et de travail de l’ensemble des troupes européennes ou indigènes. Pour l’information des militaires, quelles que soient leurs origines, des revues mensuelles d’information bien illustrées sont créées à Madagascar et en AOF. Peuvent être ainsi citées Troupes d’AOF. Mensuel militaire d’Information des Armées de Terre-Air-Mer publiée à Dakar entre 1958 et 1959 puis devenu Troupes d’Afrique Occidentale en 1959 et La Grande Île Militaire, Revue Mensuelle [puis bimestrielle] éditée par le commandement supérieur des forces armées de Madagascar et dépendances entre 1953 et 1958 et dont certains articles sont rédigés en malgache. Deux périodiques « indigènes » doivent être signalés : la Gazetin’ny miaramila si ny gardes tera-tany, publiée par l’aumônerie militaire catholique à Tananarive entre 1951 et 1952 (1 300 exemplaires) et Le Travailleur des Forces Terrestres. Organe mensuel du Syndicat unique des Personnels Civils des Forces Terrestres d’AOF, publié à Dakar en 1957 (500 exemplaires).

Algérie

27 À Alger, en 1949, le 13e régiment de tirailleurs sénégalais publie un Bulletin de Liaison et, en 1951-1952, l’aumônerie militaire catholique un bulletin bimestriel Notre foi, Bulletin Catholique des Soldats Africains à destination des tirailleurs sénégalais catholiques. Pendant la guerre d’Algérie, de très nombreux périodiques sont créés dans le cadre de l’« action psychologique » mais, contrairement à la guerre d’Indochine, très peu de ces publications sont spécifiquement dédiées aux troupes ou aux populations musulmanes algériennes.

28 Des expériences sont cependant tentées à destination notamment des villageois dans l' arrière-pays. Ainsi, par exemple, dans la 10e région militaire, une Gazette de Tikobain et un Bulletin de Yaskren sont réalisés en 1957 par le 1/11e régiment d’artillerie par le soin de son officier Action psychologique, en collaboration avec certaines autorités locales, pour être diffusés dans chaque village auprès des quelques éléments français de souche et surtout auprès des Français musulmans, lisant le français.

29 Par ailleurs, des tracts sous forme de bandes dessinées diffusées par épisodes et numérotées sont imprimés massivement (100 000 exemplaires) comme, en 1958, Les aventures d’Ali, puis Les aventures extraordinaires d’Ali, diffusés en français à destination des Français musulmans.

30 Les corps d’armées diffusent également des périodiques bilingues français-arabes comme Les Nouvelles, puis Les Nouvelles d’Oranie, périodiques tirés à 60 000 exemplaires par le Bureau psychologique du corps d’armée d’Oran entre 1957 et 1959. L’École militaire préparatoire nord-africaine publie un message de l’EMP NA Koléa en 1957. Le 4e groupe de compagnie nomade d’Algérie sort à Pâques 1961 un numéro spécial et sans doute unique sur la pacification avec comme post-face : « Il y a longtemps que sur nos

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hauts-plateaux les armes ont cédé la place au travail du cœur et de l’esprit. C’est cela pacifier, c’est le côté humain, le côté noble, le côté passionnant de notre mission. »

31 Dans le cadre de la pacification, les sections administratives spécialisées (SAS) sont également le cadre d’expériences journalistiques. Si l’inspection générale des affaires algériennes publie un Bulletin de Liaison et de Documentation des Personnels Civils et Militaires des Affaires Algériennes, comprenant de nombreuses informations concernant ou à destination des français musulmans, quelques SAS ont leur propre bulletin comme L’Ami de Bezzit dans les années 1958-1959. Ce bulletin publie notamment les naissances, les mariages et les décès du mois, les remises de décorations, les départ et retours des travailleurs ainsi que des textes en langue kabyle.

Maroc, Tunisie

32 À la différence de l’Afrique subsaharienne, le problème de la langue se pose moins en Afrique du Nord et de nombreuses revues illustrées sont créées pour l’ensemble des troupes. Au Maroc, le journal Nouvelles du Maghreb est édité en version bilingue française et arabe au début des années 1950. Avec l’approche de l’indépendance, le titre se transforme en revue richement illustrée mais uniquement en langue française, Les Nouvelles, alors qu’en Tunisie est créée en 1956 Byrsa, Revue des Forces françaises de Tunisie. Signalons également que le 3e régiment de tirailleurs sénégalais publie en 1949 à Tunis Le Cornac, Bulletin de Liaison du 3e RTS et que les Affaires militaires musulmanes quant à elles diffusent également à Tunis dans les années 1955-1956 un Bulletin de Liaison à l’attention de ses personnels aussi bien européen que nord-africain.

Vers les Indépendances

33 En février 1957, le Centre militaire d’information et de spécialisation pour l’outre-mer fait paraître à Paris un magazine richement illustré, mensuel, Soldats d’Outre-Mer, spécifiquement dédié aux lecteurs « européens, africains, malgaches, comoriens, somalis, antillais, réunionnais, océaniens… » des troupes coloniales, d’outre-mer puis de Marine… Cette revue paraît jusqu’en 1960.

34 Après les indépendances des États africains et malgache, en 1962, le ministre des Armées prescrit à chacune des zones d’outre-mer de publier un bulletin mensuel afin d’assurer l’information des militaires français et africains servant à l’intérieur de la zone dans les forces françaises ou nationales, ainsi que celle des militaires africains servant à l’extérieur. Sont ainsi publiés en 1961 à Brazzaville, pour la zone d’outre-mer n°2, un Bulletin d’Information à l’attention des militaires africains ressortissants des États d’Afrique équatoriale (République du Congo, du Gabon, du Tchad et République Centrafricaine) et à Abidjan, jusqu’en août 1964, un Bulletin d’Information de la Zone d’Outre-Mer n°4 (Côte d’Ivoire, Togo, Dahomey, Haute-Volta et Niger) brièvement suivi par un Bulletin d’Information à l’intention des militaires ressortissants des États du Conseil de l’Entente, publié par la section information.

35 Ces bulletins sont un des éléments de la fraternité d’armes qui unit les forces armées nationales et les forces armées françaises, mais ils disparaissent rapidement, les armées nationales se trouvant désormais en mesure d’assurer l’information de leurs personnels et les forces françaises étant alors en voie de profonde réorganisation.

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36 Enfin, en février 1963, l’association pour le développement et la diffusion de l’information militaire et la section d’études et d’information des troupes de marine éditent à Paris Frère d’Armes, une revue dédiée aux cadres des nouvelles armées nationales et à la coopération militaire française. Le 265e et dernier numéro paraît en décembre 2010.

Sources bibliographiques

37 MARTIN Marc, « Les origines de la presse militaire en France : 1770-1799 », État-major de l’armée de Terre ; Service historique, Vincennes, 1975.

38 KRAEMER Gilles, « Trois siècles de presse francophone dans le monde : hors de France, de Belgique, de Suisse et du Québec », Paris, l’Harmattan, 1995.

39 WASSEF Amin Sami, « L’Information et la presse officielle en Égypte jusqu’à la fin de l’occupation française », IFAO, 1976.

40 DOAN Thi Do, « Le journalisme au Viêt-Nam et les périodiques vietnamiens de 1865 à 1944 conservés à la Bibliothèque Nationale », Bulletin d’information de l’ABF, n° 025-1958.

41 RIVES Maurice, colonel (er), « Une alerte centenaire, la presse militaire coloniale », L’Ancre d’Or, n°300, Septembre-Octobre 1997, pages 67 à 76.

42 CHARPENTIER André, Feuilles bleu horizon : le livre d’or des journaux du front : 1914-1918, Charpentier, Paris, 1935.

43 La Guerre Psychologique en Indochine de 1945 au cessez-le-feu, Presse du Bureau de la Guerre Psychologique, 1955.

44 DEROO Éric et CHAMPEAUX Antoine, La force noire : gloire et infortune d’une légende coloniale, Tallandier, Paris, 2006.

45 Catalogue de périodique par langues et par pays. Périodiques malgaches, Paris, Bibliothèque Nationale, 1970.

46 RATTE Philippe et THYRARD Jean, Armée et Communication, une histoire du SIRPA, Addim, Paris, 1989.

NOTES

1. Amin Sami Wassef, L’Information et la presse officielle en Égypte jusqu’à la fin de l’occupation française, IFAO du Caire 1976. 2. Doan Thi Do, « Le Journalisme au Viêt-Nam et les périodiques vietnamiens de 1865 à 1944 conservés à la Bibliothèque Nationale », Bulletin d’information de l’ABF, n° 025-1958. 3. André Charpentier, Feuilles bleu horizon : le livre d’or des journaux du front, 1914-1918, éditions Italiques, DL 2007. 4. An-Nasr La Victoire Illustré Mensuel Arabe, n° 1 juin 1943, page 1. 5. An-Nasr La Victoire Illustré Mensuel Arabe, n° 1 juin 1943, page 1.

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6. Djibouti Français, n° 12 du 4 octobre 1941, page 2 ; n° 15 du 19 octobre 1941, page 4 ; n° 20 du 20 novembre 1941, page 2. 7. Djibouti Français, n° 24 du 18 décembre 1941, page 3. 8. Djibouti Libre, n° 7 du 14 juillet 1941, page 5 : « Pour lutter contre l’Allemagne, Engagez-vous dans les Forces Françaises Libres. Conditions d’engagement. Ex tirailleurs sénégalais, tirailleurs somalis…Les engagements sont reçus au Consulat de France à Dire Daua ». 9. « An-Nasr La Victoire Illustré Mensuel Arabe », n° 1 juin 1943, page 1.

RÉSUMÉS

Qu’elle s’adresse aux troupes d’origine européenne ou indigène, la presse militaire coloniale française offre un corpus vaste et méconnu. Constituée de simples feuillets ou de luxueuses revues illustrées, elle fut pourtant abondante et publiée dans les très nombreuses langues parlées dans l’empire. Après une première tentative pendant la campagne d’Égypte, puis des débuts timides lors de la Grande Guerre, la presse militaire coloniale se développe au cours la Seconde Guerre mondiale, avant de connaître son âge d’or au cours de la guerre d’Indochine, grâce à la création de nombreux titres destinés aux troupes provenant des différents territoires de l’Union Française et aux soldats des armées vietnamienne, cambodgienne et laotienne. Paradoxalement, la guerre d’Algérie donnera bien moins lieu à la publication de journaux à destination des troupes musulmanes ou issus des territoires africains et malgache.

Aimed at troops of European or indigenous origin, the French colonial military press offers avast and unknown corpus. Consisting of single sheets or glossy illustrated magazines, it was nonetheless plentiful and published in the many languages spoken in the empire. After a first attempt during the Egyptian campaign, then humble beginnings during the Great War, the colonial military press expanded during the Second World War, before experiencing its golden age during the war in Indochina through the creation of numerous titles for troops from different territories of the French Union and for Vietnamese, Cambodian and Laotian soldiers. Paradoxically, the war in Algeria placed less emphasis on the publication of newspapers for Muslim troops from the African and Malagasy territories.

INDEX

Mots-clés : Presse militaire, Empire colonial, troupes indigènes

AUTEURS

OLIVIER BLAZY Juriste de profession, vice-président de l'Association nationale des officiers prisonniers de guerre 1940-1945 et ancien officier de réserve des troupes de marine, il s'intéresse depuis des années à l'histoire de la presse française outre-mer et à l'histoire de l'armée française outre-mer. Il prépare actuellement le Catalogue des périodiques de Dahomey (1890-1960), ainsi qu'un

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catalogue des périodiques de Djibouti (1899-1977). Il entreprend également le recensement des périodiques militaires français parus outre-mer (hors Europe) des origines à nos jours.

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Le rôle de la flottille du Niger dans la conquête du Soudan français, 1884-1895 The role of the Nigerian fleet in the conquest of , 1884-1895

Dominique Guillemin Traduction : Robert A. Doughty

1 Longtemps limitée à un impérialisme informel fondé sur l’influence militaire et commerciale à partir de territoires limités, la colonisation de l’Afrique sub-saharienne s’accélère à partir des années 1880, prenant la forme du scramble for Africa, la « course au clocher » des principales puissances européennes pour le partage du continent. D’une présence diffuse à partir de comptoirs essaimés le long des côtes, on passe alors à l’occupation systématique de l’hinterland. D’un point de vue militaire, ce nouvel impérialisme continental donne naturellement plus d’importance aux troupes terrestres spécialisées dans les opérations ultramarines ce qui les conduit, en France par exemple, à s’autonomiser peu à peu de la Marine dont elles sont issues1. Mais les marins ne cessent pas pour autant d’apporter un savoir-faire précieux sur les fronts pionniers de la colonisation. Car en l’absence de toute infrastructure de transport, et face à la résistance naturelle présentée par les espaces africains, les fleuves constituent des voies de pénétration privilégiées sur lesquels les officiers de marine peuvent assouvir leurs vocations multiples d’explorateurs, d’ingénieurs, de diplomates et de conquérants. Déjà dotée d’une station permanente à Saint-Louis du Sénégal, la Marine accompagne donc l’expansion française dans les régions les plus enclavées de l’Afrique occidentale jusqu’à participer à l’un des derniers grand rêve de la conquête coloniale : la prise de la mythique cité de Tombouctou2.

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Les bassins des fleuves Sénégal et Niger, espaces privilégiés de l’expansion coloniale française en Afrique occidentale

2 Gouverneur du Sénégal de 1854 à 1861 puis de 1863 à 1865, le général Louis Faidherbe comprend immédiatement le profit qu’il peut tirer des opérations fluviales pour pacifier l’arrière-pays de la colonie. Appliquant le « plan de 1854 » ordonné par le ministre de la Marine et des Colonies, Théodore Ducot, proche des milieux d’affaire bordelais, il étend l’influence française en suivant le cours du fleuve Sénégal, qu’il ponctue de places fortifiées en liaison avec la côte grâce à une flottille d’avisos fluviaux à vapeur3. Construits en bois, propulsés par hélice ou par roue et armés de pièces de canons, ces petits bâtiments de 150 à 350 tonnes de déplacement, assurent la logistique des postes tout en contribuant à leur sécurité. Ainsi, le 18 juillet 1857, ils dégagent in extremis le fort de Médine4 assiégé depuis le mois d’avril par les troupes d’El Hadj Omar, fondateur de l’empire Toucouleur, qui mène le djihad contre la présence française. La même année, la création par Faidherbe du premier régiment de tirailleurs sénégalais, embryon d’une armée coloniale, permet à la conquête d’alimenter la conquête, en une seconde étape qui vise le cœur même du « continent noir » : le Soudan5.

3 L’importance du réseau hydrographique dans les conceptions du général Faidherbe apparaît clairement dans le plan de conquête du Soudan qu’il publie en juin 1863 : « Rallier le Sénégal à l’Algérie à travers au moins quatre cents lieues de désert, c’est chose impossible, quelle que soit la route que l’on suive, ou qui du moins n’aurait pas de conséquences sérieuses par suite des frais énormes du transport à dos de chameaux. Pour s’emparer du commerce si important du Soudan et particulièrement du coton (Géorgie longue soie), qui, au dire des voyageurs, s’y trouve en si grande abondance, et à vil prix6, il faut s’emparer du haut Niger en établissant une ligne de postes pour le rallier au Sénégal entre Médine et Bamakou [Bamako] »7. Il s’agit donc de prendre le contrôle le bassin du haut Niger à partir de celui du haut Sénégal, avec entre les deux une « rupture de charge » d’environ trois cent cinquante kilomètres entre Médine et Bamako.

4 Ce plan d’ensemble reçoit immédiatement un début de réalisation à l’initiative du lieutenant de vaisseau Eugène Mage qui, en février de la même année, soumet au ministre de la Marine et des Colonies un projet visant à « explorer le Niger, remonter ce fleuve ; savoir enfin d’une manière positive et pratique le mystère du Soudan et disputer à l’Angleterre les produits de l’intérieur de l’Afrique, vers lequel sa politique envahissante marche à grands pas, soit par des explorations, soit par le commerce, soit par l’occupation militaire »8. Dans l’esprit de l’officier, il s’agit d’une reconnaissance qui doit établir l’utilité économique et stratégique du Soudan avant d’en entreprendre la conquête. Dans son ordre de mission du 7 août 1863, Faidherbe y adjoindra le repérage de la future ligne de postes entre le haut Sénégal et haut Niger : « Le but serait d’arriver, lorsque le gouvernement de l’Empereur jugera à propos d’en donner l’ordre, à créer une ligne de postes distants d’une trentaine de lieues entre Médine et Bamakou, ou tout autre point voisin sur le haut Niger qui paraîtrait plus convenable pour y créer un point commercial sur ce fleuve. Le premier de ces postes en partant de Médine serait Bafoulabé (…) Il serait probablement nécessaire de créer trois intermédiaires entre Bafoulabé et Bamakou »9. Le 7 octobre, des instructions complémentaires précisent encore : « Pour chaque point de cette ligne où vous croiriez qu’un poste pourrait être établi, donnez-moi : une levée topographique des lieux, des renseignements sur les matériaux de construction, bois, pierres, terres à briques, pierres à chaux

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ou à plâtre, qui se trouvent sur la place ou à des distances que vous déterminerez ; sur les productions naturelles susceptibles de fournir un aliment au commerce, sur la densité de la population du lieu même et des provinces voisines, sur la nature et l’importance des relations commerciales dont ce lieu pourrait devenir le centre »10. Sur le plan diplomatique, le général fait précéder l’expédition Mage d’une lettre avertissant El Hadj Omar de ne pas inquiéter sa sûreté, et des renseignements sont pris sur l’accueil favorable qu’elle pourrait recevoir à Ségou, ville du moyen Niger gouvernée par son fils, Ahmadou Tall11.

5 Accompagné du médecin de marine Quintin, le lieutenant de vaisseau Mage quitte Médine le 25 novembre 1863, avec pour seule escorte une dizaine de porteurs autochtones. Repérant l’emplacement des futurs postes français, à Bafoulabé et à Kita, l’expédition rejoint le Niger à hauteur de Nyamina, puis poursuit son voyage en pirogues jusqu’à Ségou qu’elle atteint le 28 février 1864. Mais la situation sur place a changé après la disparition mystérieuse d’El Hadj Omar. Ahmadou Tall souhaite maintenant limiter ses contacts avec la France et retient ses « hôtes » pendant deux années. Finalement rendus à leur liberté, le 6 mars 1866, Mage et Quintin rallient Médine le 28 mai. Cette longue expédition n’eut donc pas de conséquences politiques, mais elle ramène néanmoins une somme considérable d’informations ethnographiques et géographiques permettant de mieux cerner l’état politique et social du Soudan ainsi que la topographie du pays entre Sénégal et Niger12. Disparu en 1869 au large de Brest, le lieutenant de vaisseau Mage a suscité des vocations et tracé le plan d’action des officiers qui prendront sa relève : « Si la France veut intervenir d’une manière efficace dans la politique du Soudan, il n’y a, suivant moi, qu’un moyen sérieux, c’est de remonter le Niger avec des bâtiments, soit qu’on parvienne à leur faire franchir le rapide de Boussa, soit qu’on les construise au-dessus de ce barrage. Ma conviction est que l’opération est possible »13.

6 Possible, sans nul doute, mais pas dans l’immédiat. Car après la guerre de 1870, vient le « temps du recueillement » qui met l’idée coloniale en sommeil. Elle revient cependant portée avec une vigueur accrue par les hommes nouveaux des premiers cabinets républicains et une jeune génération d’officiers supérieurs. Ainsi, dès 1879, deux ministres, celui des Travaux publics, Charles de Freycinet, et celui de la Marine, l’amiral Jean-Bernard Jauréguiberry, présentent des projets concurrents de chemins de fer en Afrique de l’Ouest. Le premier est une ligne transsaharienne depuis l’Algérie jusqu’à Tombouctou ; le second une voie reliant Saint-Louis du Sénégal à Bamako. À la confluence de ces projets ambitieux, le Soudan semble déjà français, à défaut d’être déjà conquis. C’est la perte de la mission Flatters14, suscitée par Freycinet, qui arbitre la compétition en faveur du projet défendu par la Marine. Ancien gouverneur du Sénégal, dans l’intervalle des deux mandats du général Faidherbe, l’amiral Jauréguiberry connaît bien la question. Il peut aussi compter sur place sur un groupe de militaires prêts à relayer énergiquement son projet et tous issus des troupes de marine : les « Soudanais »15, dont la carrière va être portée par cette entreprise. Les plus notables d’entre eux sont Louis Brière de L’Isle, Joseph Gallieni, Gustave Borgnis-Desbordes et Louis Archinard16. Si la répartition de leurs rôles varie avec le temps et le grade, on les trouve généralement associés aux postes-clefs de gouverneur du Sénégal, puis du Soudan, et de commandant militaire du haut-Sénégal, puis du Niger. Ils tiennent donc à la fois les fonctions administratives et militaires tout en ayant un accès privilégié au pouvoir politique.

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7 C’est dans ce contexte que le colonel Brière de L’Isle peut donner l’impulsion initiale d’un mouvement qui ne s’arrêtera qu’avec l’unification des possessions françaises d’Afrique occidentale. Sous ses ordres, le capitaine Gallieni atteint Sabouciré le 3 juillet 1878, puis Bafoulabé, à cent-vingt kilomètres de Médine, en octobre 1879, contraignant Ahmadou Tall à accorder à la France le libre passage au Soudan. Pour mieux exploiter cette ouverture, un commandement du Haut-Sénégal, basé à Médine, puis à Kayes, est créé par décret, le 6 septembre 1880, et confié au lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes qui est autorisé à correspondre directement avec le ministre. Un deuxième bataillon de tirailleur sénégalais et une compagnie d’artillerie sont levés pour tenir la ligne des postes vers le Niger. Celui-ci est bientôt atteint en deux étapes : la fondation du poste de Kita, le 27 février 1881, puis l’entrée dans Bamako, le 1e février 1883. Enfin, pendant les dix années suivantes, le chef d’escadron, puis lieutenant-colonel Archinard soumet le Soudan lui-même, d’abord sous l’autorité de Gallieni, puis en lui succédant au poste de gouverneur du Niger. À cette progression méthodique s’opposent, sans coordination entre eux, les empires Toucouleurs et Wassoulou17, entre lesquels les postes français ne sont initialement qu’une mince bande, puis les tribus touarègues de la zone saharienne.

La création de la flottille du Niger et le rôle des marins au Soudan.

8 Bamako atteint, il s’agit maintenant d’en faire la base des expéditions vers l’aval du fleuve, au bout d’une élongation logistique extrême, à mille kilomètres en ligne directe de l’arsenal de Saint-Louis. En 1884, le lieutenant-colonel Boilève, commandant supérieur du Soudan, charge l’enseigne de vaisseau Froger de mener à Bamako une canonnière spécialement conçue pour ce voyage18. Baptisée Niger, ce bâtiment est entièrement constituée de pièces démontables en trois cent charges de 25 à 50 kg du fait des contraintes de son acheminement. Il faut plutôt parler d’une chaloupe à vapeur tant le bateau est modeste. Long de 18 mètres sur 3 de large, avec un franc-bord de seulement vingt centimètres, il est constitué de cinq compartiments (soute avant, roof équipage, machine, roof commandant et soute arrière), dont deux seulement sont pontés. Seul le canon-revolver Hotchkiss, modèle 1879 de 37 mm, qu’il porte à l’avant rappelle sa condition de canonnière. Tel quel, le Niger doit cependant permettre une première exploration du fleuve. Arrivé le 9 avril à Bamako après un périple de quatre mois, Froger parvient à remonter son bateau dans des conditions très rudimentaires qui affectent ses performances. Les essais, commencés début août, ne donnent qu’une vitesse maximale de 5 nœuds permettant tout juste de remonter le courant, pourtant généralement paisible, du fleuve. En réalité, une fois franchis les rapides situés à vingt kilomètres au nord de Bamako, Froger constate que le Niger est incapable de les repasser. Il installe donc un mouillage dans la localité de Manambougou, à quarante- cinq kilomètres de Bamako. Tombé malade, Froger est rapatrié en septembre 1884 et relevé par l’enseigne de vaisseau Jules Davoust.

9 Ce dernier arrive à son poste, en janvier 1885, porteur d’un grand dessein : surpasser Mungo Park en descendant l’intégralité du fleuve Niger jusqu’à la mer19. Pour cela, il lui faut aménager un poste à Manambougou et remettre en état la canonnière. La campagne qu’il mène en septembre-octobre, n’est pourtant pas concluante. Ayant parcouru trois cents kilomètres jusqu’à Diafarabé, à hauteur du marigot de Djenné, il

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est obligé de rebrousser chemin du fait de la baisse des eaux et manque de s’échouer à Ségou, où sa présence n’est pas la bienvenue. Pis encore, à Bamako l’attend l’ordre du ministre de la Marine, l’amiral Galiber, de démonter le Niger et de le ramener à Saint- Louis. C’est un des effets de la conférence de Berlin qui s’est tenue entre temps. Elle délimite les zones d’influences sur le Niger, entre son cours moyen, laissé à la France, et la partie basse du fleuve jusqu’à l’estuaire, réservée à la Grande-Bretagne : dans ce contexte, le projet de Davoust devient intempestif. L’ordre de l’amiral Galiber est cependant rapporté par son successeur, l’amiral Aube, convaincu de l’intérêt du Soudan. Beau-frère de Faidherbe, il a lui-même effectué des missions sur le Sénégal. Davoust prépare aussitôt une deuxième expédition et, tirant les leçons de la faible autonomie de la chaudière de la canonnière, construit des chalands en bois pour porter ses approvisionnements. Car le Niger consomme une stère de bois par heure et en emporte seulement dix avec lui. À défaut d’un train de ravitaillement, il devrait s’approvisionner quotidiennement en combustible, s’exposant aux dangers de l’embuscade ou de la pénurie de bois. Mais Davoust tombe malade à son tour, et doit rentrer momentanément en France.

10 Exploit logistique sans résultats concrets, cette première expérience fluviale est cependant défendue par la voix du général Faidherbe, devenu sénateur du département du Nord : « D’ici quelques années, il sera indispensable d’avoir sur le Niger plusieurs bâtiments à vapeur. Il faudrait faire faire immédiatement, pour le service de l’État, un vapeur de dimensions plus grandes que celles de la chaloupe le Niger et qui la doublerait. On ne peut songer à faire venir la coque de France ou à fabriquer la machine à Bamako. Il faut donc construire là-bas le navire en bois sur un modèle donné par le service des constructions navales du ministère de la Marine qui fera fabriquer en France la machine à y adapter, laquelle machine serait démontée pour être transportée comme l’a été la canonnière le Niger »20. Ce nouveau plan devient celui de la campagne de 1886-1887 dont est chargé le lieutenant de vaisseau Émile Caron. Selon les instructions que lui donne Gallieni, il doit faire l’exploration hydrographique du fleuve et étudier la situation politique ainsi que les produits des régions qu’il traverse. Outre son commandant, l’expédition est composée de quatre marins français et de cinq laptots, nom donné aux matelots indigènes. Elle emporte 17 tonnes de matériel, réparties entre 700 colis, comprenant l’outillage nécessaire aux travaux, une tonne de pièces de rechange destinées au Niger et cinq tonnes de charbon, un complément de combustible très précieux.

11 Parti de Kayes, le 9 novembre 1886, Caron arrive à Bamako le 29 janvier 1887, commence immédiatement les travaux d’un chantier de construction sur le fleuve et met en coupe réglée les ressources en bois de charpente des environs. Puis, il rallie Manambougou où il trouve le Niger échoué dans les basses eaux mais bien entretenu par les deux marins laissés là par Davoust, le second-maître Durand et le quartier- maître mécanicien Guégan. Complètement épuisés par le climat, ceux-ci sont immédiatement renvoyés en France et l’équipage de relève commence la remise en état du Niger. Pendant ce temps, Caron supervise la construction de la coque en bois de la seconde canonnière dont il a apporté la machine21. Plus petite que le Niger, 10 mètres de long sur 2 mètres 80, elle déplace 75 tonnes à pleine charge et porte deux Hotchkiss de 37mm. En prévision de la montée des eaux, elle est construite sur un monticule située sur une presqu’île entre le fleuve et un marigot. Mais une crue insuffisante va nécessiter d’importants travaux de halages supervisés par le lieutenant d’artillerie de marine Bonaccorsi. Elle est mise à l’eau le 8 mai et baptisée Mage, en l’honneur du premier officier français à avoir vu le fleuve sur lequel elle navigue. Dans ces conditions

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de construction, le bâtiment a coûté moins de vingt mille francs, le cinquième de ce qu’aurait coûté son transport, mais il s’avère très imparfait, faute de machines-outils et de main-d’œuvre indigène qualifiée.

12 C’est donc à bord du seul Niger, remorquant deux chalands en bois construits à Bamako, que le lieutenant de vaisseau Caron engage la seconde partie de sa mission. Parti le 1er juillet de Manambougou, il descend le fleuve jusqu’à Koriumé, un petit village qui sert de débouché fluvial à Tombouctou, à environ quinze kilomètres de là. Il est de retour à son port-base le 5 octobre. Cette traversée sans encombre démontre que de tels petits bâtiments passent sur le fleuve malgré les contraintes naturelles (tornades sèches, variation du régime des eaux, difficultés d’approvisionnement) et l’hostilité soupçonneuse des riverains. Après Ségou, la France n’entretient pas de relations avec les potentats locaux, et il faut passer outre l’interdiction de passer . Arrivé à Koriumé, l’officier français n’obtient pas non plus l’autorisation de se rendre à Tombouctou malgré l’intermédiaire qu’il a amené avec lui. Mais en dépit de ces échecs diplomatiques, la mission Caron fait la preuve que les canonnières peuvent se suffire à elle-même sur le fleuve et apporte des enseignements précieux dans deux domaines. La géographie tout d’abord, avec la réalisation par Caron et le lieutenant d’infanterie de marine Lefort d’un album hydrographique du fleuve jusqu’à Koriumé, au 1/500 000e, déposé au Dépôt des cartes et plans de la Marine22 et qui devient le document de référence de la navigation. La logistique, ensuite, puisque l’idée de construire une flottille sur place est abandonnée et que la nécessité de créer un petit arsenal local pour l’entretien est souligné.

13 Les difficultés restent cependant très grandes avant de banaliser l’usage des canonnières sur le Niger, comme en témoigne l’activité réduite de la flottille durant les deux années suivantes. Relevant Caron en 1888, le lieutenant de vaisseau Davoust revient à Bamako, emportant avec lui la nouvelle canonnière Mage, à coque de fer23. À Koulikoro, à soixante kilomètres en aval de Bamako, il installe l’arsenal de la flottille, dotée de machines-outils et défendu par un petit fortin. Mais une accumulation de problèmes retarde l’expédition qu’il projette : la canonnière est difficile à monter ; instable, il faut la doubler d’une coque de bois distante de 80 centimètres de la coque de fer, qui permet il est vrai de loger plus de provisions et de rechanges. Et une fois les essais terminés, il est trop tard pour entreprendre un voyage vers Tombouctou. Épuisé et malade, Davoust meurt à Kita au début de l’année 1889. Son adjoint, l’enseigne de vaisseau Émile Hourst, reprend son flambeau et jure de descendre un jour le Niger sur un navire portant le nom de son chef.

14 En attendant, c’est au lieutenant de vaisseau Jean-Gilbert Jaime, nommé à la suite de Davoust, qu’il revient de tirer profit de ses préparatifs en accomplissant une mission qu’on espère, cette fois, plus politique que scientifique. Elle est notamment destinée à faire reconnaître par les Britanniques les droits français jusqu’à mille kilomètres en aval de Tombouctou24. Le 16 septembre, le Mage commandé par Jaime et le Niger, commandé par Hourst, quittent Koulikoro en remorquant chacun deux chalands de bois et de vivres. Mais la flottille est vite dissociée du fait des ennuis de propulsion du Niger. Celui-ci reçoit donc pour mission de stationner à Mopti pour tenter d’apaiser Mounirou, le chef Toucouleur du pays, « telle une arrière-garde que nous laissions là, avant de nous lancer dans l’inconnu »25. Poursuivant seul, le Mage fait face à une hostilité croissante qui oblige à tendre des filets de protection contre un éventuel abordage et à faire dormir l’équipage aux postes de combat. Soumis à une surveillance permanente

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par des partis de Touaregs, l’équipage craint l’avarie qui obligerait à toucher la rive. Ainsi, le 2 octobre, un accrochage a lieu avec une centaine de Touaregs qui menacent les trois laptots d’un chaland pris dans des herbes hautes : ils doivent être dégagés par quelques tirs de canon26. Arrivé à Koriumé, Jaime reçoit le même accueil que Caron précédemment : les notables de Tombouctou refusent d’accueillir une délégation française. Le mauvais état du bâtiment (les trépidations de la machine fissurent la coque) et les eaux déjà en baisse convainquent le lieutenant de vaisseau Jaime de ne pas poursuivre plus loin sa mission. Sur la route du retour, il constate que le Niger ne l’a pas attendu comme prévu. Hourst s’en explique par les menaces proférées par Mounirou et par un message qu’il a reçu du commandant supérieur du Soudan, le lieutenant-colonel Archinard, lequel, mis à l’écart de l’affaire « à la suite d’un quiproquo », enjoint la flottille à rester à Koulikoro27.

15 On le voit, l’expédition de la flottille de l’année 1889 prend une tournure plus militaire dans une région qui se « raidit » entre l’intrusion française croissante au sud, et la domination touarègue au nord. L’ordre de rappel d’Archinard est aussi un indice de l’accélération des événements qui peut se comprendre de deux façons. D’abord comme la volonté du chef qui souhaite désormais garder à sa main tous les moyens dont il dispose. Ensuite comme une reprise en main des marins, dont les moyens permettent de gagner le pays de Tombouctou en une unique et courte campagne, par opposition à la progression lente et méthodique des troupes de marine. Or, le lieutenant-colonel Archinard se réserve la gloire qu’offrira la prise de Tombouctou, un des derniers noms mythiques qui s’offre au conquérant. Le lieutenant de vaisseau Jaime n’est pas en reste d’esprit de compétition, lorsqu’il défend l’autonomie d’action de la flottille. Selon lui, elle devrait dépendre de la Marine à Saint-Louis pour sa chaîne de commandement organique, et non du gouverneur du Soudan, ce dont il « résulte des erreurs provenant de ce que le personnel chargé de préparer le ravitaillement des canonnières n’est pas au courant du service maritime. Des militaires totalement étrangers aux choses de la Marine ne peuvent choisir dans une longue liste de matériel les objets nécessaires sans rien omettre, et cela malgré leur bonne volonté à notre égard »28. Et s’il défend sa subordination opérationnelle au commandement supérieur du Soudan, il déplore cependant que la flottille soit si mal utilisée : « (…) il est naturel aussi que le Mage et le Niger soient une gêne, un gros ennui, pour des personnes dont ce n’est pas le métier d’armer des bâtiments. Il résulte de ceci que les canonnières devraient être en principe armées complètement par la Marine et placées sous les ordres du commandant du Soudan pour toutes les opérations de guerre auxquelles elles pourraient participer. Nous croyons d’ailleurs que le commandant du Soudan est persuadé de leur peu de valeur militaire et de leur inutilité pour lui, qu’il en fait peu de cas et se soucie fort peu de leur concours (…) » 29. En réalité, une telle coordination est surtout rendue difficile par l’effet du climat : les troupes de marine se déplacent en saison sèche, pour passer facilement les marigots, alors que les canonnières ne sont mobiles qu’à la saison humide. Ne sont-elles pas alors inutiles, ne pouvant tenir aucune position par elles-mêmes ? L’argument est contré par Jaime qui défend leur rôle comme « instruments de pénétrations mis à la disposition du commandant du Soudan si on le juge à propos, mais armées par la Marine, le ministre des colonies n’ayant encore ni les arsenaux, ni les magasins pourvus de tout le matériel indispensable »30. Il plaide ensuite pour une croisière annuelle qui sécuriserait le commerce et attirerait à la France les populations. On imagine qu’une fois lancé seul sur le fleuve, le commandant de la flottille retrouverait beaucoup de son autonomie de décision.

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16 S’agit-il donc de sauver la position de la Marine au Soudan au moment ou le fruit de la conquête semble mûr ? Et les marins ne sont-ils été gagnés, à leur tour, par la fièvre de gloire des « Soudanais » ?

La prise à l’abordage de Tombouctou, la plus contestée des conquêtes de la Marine ?

17 Parti en 1889, Jean-Gilbert Jaime n’est pas remplacé et c’est l’enseigne de vaisseau Hourst qui assure le commandement de la flottille, à la satisfaction d’Archinard, qui l’avait déjà proposé pour ce poste à la mort de Davoust31. Hourst, principalement motivé par sa passion pour l’hydrographie, semble se désintéresser de Tombouctou. Il appuie aussi efficacement l’action du commandant militaire du Soudan au moment où celui-ci reprend la lutte contre Ahmadou Tall. En 1889 et 1890, l’enseigne de vaisseau Hourst mène donc de front l’exploration du haut Niger et la pacification des villages sur ses affluents32. Il prend part également à la prise de Ségou, le 6 avril 1890, en effectuant d’abord une reconnaissance avec le lieutenant Marchand, puis en transportant sur une flottille de pirogues les troupes chargées de débarquer sur le côté le plus vulnérable de la ville33. Promu lieutenant de vaisseau peu après cette action, il aménage à Ségou un port capable d’accueillir la flottille et, en février 1891, il réprime la révolte du Manianka et du Baninko, près de son nouveau port de mouillage. Malgré ces succès, il quitte le Soudan le 15 novembre afin de mettre à jour les cartes hydrographiques du haut Niger à l’état-major de la Marine et dans l’espoir de relancer son projet d’exploration du fleuve pour lequel il dessine les plans d’un chaland en aluminium.

18 Le départ de Hourst semble avoir laissé un temps la flottille sans commandement. Son successeur, le lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, aurait été nommé le 20 novembre 1891, mais on ne trouve trace de son arrivée sur place qu’en novembre 189234. Il est par ailleurs fait mention d’un autre successeur malchanceux de Hourst, le lieutenant de vaisseau Lagarde, qui serait mort de la fièvre jaune à Kita, en route vers son poste. C’est l’enseigne de vaisseau Briffaud, qui aurait alors exercé l’intérim jusqu’à l’arrivée effective de Boiteux. Ce calendrier expliquerait la baisse d’activité observée pendant l’année et demi correspondant à la vacance de commandant en titre suivi d’une période d’entretien de la flottille. Ce retard est aussi un élément de compréhension à ajouter au dossier de la prise de Tombouctou. Car l’absence de passation de suite a peut-être pesé sur la perception de son rôle par le lieutenant de vaisseau Boiteux, en ne lui permettant pas de recevoir les conseils des « anciens ». D’autant plus que la personnalité du nouveau commandant diffère sensiblement de celle de ses prédécesseurs. Remarqué à l’École navale pour sa mauvaise conduite et son comportement léger, ses appréciations deviennent brusquement positives dès son affectation en unité. C’est le profil classique de la « tête brûlée » et Boiteux semble tout particulièrement se révéler dans l’action guerrière. Ainsi, dès sa première affectation en campagne, au Tonkin, sur la rivière Noire, il est nommé enseigne de vaisseau de première classe pour faits de guerre, et ses premières actions au Soudan sont aussi brillantes35. Le 10 septembre 1893, il est recommandé pour la croix de la Légion d’honneur par le lieutenant-colonel Archinard pour avoir assuré la police du fleuve contre les partisans d’Ahmadou. Il est probable qu’un tel homme se soit senti le successeur de Caron et de Jaime, des officiers qui ont habitué par leurs écrits les marins à considérer que la conquête de Tombouctou leur revenait de droit36

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19 Cette tentation est d’autant plus vive qu’une conjonction d’éléments précipite les évènements de la campagne de 1893-1894. C’est tout d’abord la scission des ministères de la Marine et des Colonies, devenus des administrations distinctes en janvier 1893. Cette réforme se traduit par l’envoi au Soudan français d’un administrateur civil, M. Albert Grodet, comme gouverneur de la colonie à la place d’Archinard. Cette décision annonce la fin du monopole des « Soudanais ». Mais Archinard en détourne l’esprit avant son départ en laissant à son intérimaire, le lieutenant-colonel Bonnier, des consignes l’encourageant à croire qu’il est autorisé à marcher sur Tombouctou malgré les instructions contraires du gouvernement37. Il dispose pour cela d’un second efficace en la personne du lieutenant-colonel du génie Joseph Joffre, chargé des travaux de la voie ferrée Kayes-Bamako. De son côté, Boiteux est aussi autorisé à aller jusqu’à Tombouctou, et l’annonce du retour prochain d’Émile Hourst, à la tête d’une expédition qui passera nécessairement devant « la perle du désert », l’incite à se hâter de crainte d’être devancé38. Dans cette course de vitesse, c’est Boiteux qui a le plus d’avance. Il appareille à la fin du mois de novembre avec le Niger et le Mage, chacun tirant un chaland de ravitaillement. Arrivé à Korioumé le 4 décembre, il profite d’une crue exceptionnelle qui va servir ses plans de façon décisive. Grâce à elle, en effet, il peut emprunter le marigot qui mène à Kabara, un village à partir duquel Tombouctou est à portée de ses canons. Dans la ville, la situation est tendue. Les habitants sont prêts à se débarrasser des Touaregs qui les rançonnent, mais ils hésitent à changer de protecteurs au vu du petit nombre de Français présents. Procédant par intimidation, Boiteux parvient cependant à obtenir, le 15 décembre, la signature d’un « traité » plaçant la ville sous autorité française. Encerclé par plusieurs tribus touarègues, sa situation reste cependant critique39. Il met la ville en état de défense en levant une petite milice et en érigeant deux fortins protégés par des abatis d’épineux. Il fait aussi tirer à vue sur les Touaregs avec les deux petits canons de 37 mm qu’il a apportés. Mais sa position reste celle d’un conquérant prisonnier de sa conquête. La flottille au mouillage est encore plus vulnérable, gardée par seulement sept marins français et une vingtaine de laptots sous les ordres de l’enseigne de vaisseau Léon Aube40. Le 28 décembre, ce dernier se laisse entraîner, avec le second-maître Le Dantec et une quinzaine de laptots, à poursuivre en pirogues une colonne de Touaregs qui les attire dans une embuscade, à mi-chemin de Tombouctou à Kabara. Repoussés dans un marigot marécageux, ils sont massacrés, noyés ou engloutis dans les sables mouvants41. Arrivé sur les lieux, Boiteux ne peut secourir que deux survivants indigènes et, le lendemain, reprendre Kabara occupé par l’ennemi. Mais les Français restent particulièrement exposés à une attaque de nuit contre la flottille ou contre la ville. Boiteux s’efforce pourtant de préserver les communications entre les deux, en effectuant des sorties quotidiennes couvertes par les canons de 37mm dont les petits projectiles, éclatant au dessus des groupes adverses, ont un effet dévastateur. Le 2 janvier 1894, l’annonce de l’éloignement du gros des tribus semble porteuse de succès, et le 4 janvier on ne déplore plus d’accrochages entre Kabara et Tombouctou.

20 La prise de Tombouctou n’est pas achevée pour autant. Dès qu’il apprend l’action du marin, le lieutenant-colonel Bonnier met sa colonne de deux cent hommes en mouvement à marche forcée, puis portée par une flottille de trois cent pirogues. Il arrive à Tombouctou le 10 janvier et a immédiatement une conversation orageuse avec Boiteux au terme de laquelle il le sanctionne de quarante-cinq jours d’arrêts et lui ordonne de regagner Ségou42. Puis il part lui-même pourchasser les Touaregs avec trois sections, sans doute à la recherche d’un succès personnel. Dans la nuit du 15 janvier, il

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est surpris à son bivouac de Tacouboro et attaqué par une forte troupe ennemie infiltrée au plus près du campement : la surprise est totale et le détachement est exterminé43. La situation est redevenue incertaine et il faut l’arrivée des quatre cent hommes de la colonne de Joffre pour la rétablir définitivement. Ainsi, selon la valeur décisive qu’on accorde à leur action, chacun de ces hommes, Boiteux, Bonnier, Joffre, peut donc être considéré comme le « conquérant de Tombouctou », même s’il conviendrait sans doute de parler de « conquérants par voie hiérarchique » pour les deux derniers.

21 Quoi qu’il en soit, la victoire est amère pour les marins du Niger qui se trouvent pris dans un enchaînement de polémiques. À commencer par leur chef, le lieutenant de vaisseau Boiteux, qui doit répondre des accusations d’insubordination portées contre lui avant sa mort par le lieutenant-colonel Bonnier44. Il conteste la version selon laquelle il aurait été la cause de la marche des colonnes Bonnier et Joffre, envoyées pour le sauver, et dénonce l’accusation de désobéissance contenue dans le rapport de Bonnier en affirmant que plusieurs de ses dépêches ont été gardées par le commandant supérieur du Soudan par intérim, puis perdues45. De fait, dans cette affaire, la Marine admet ne pas avoir été informée par les Colonies des instructions données à ses officiers et des rapports qu’ils émettent46. Boiteux demande donc à faire l’objet d’une enquête pour établir sa bonne foi. Il subit par ailleurs les critiques de la presse, à laquelle il fournit l’occasion de rappeler messieurs les officiers à « l’esprit d’obéissance et de discipline »47. Mais, s’il se fait un devoir de répondre point par point à ses détracteurs, il est jugé « un peu aigri par ses déboires non mérités ( ?) pendant la campagne du Soudan où il a fait preuve d’intelligence et d’audace » par un de ses supérieur qui le propose, en compensation, pour la croix de la Légion d’honneur48. Le 22 septembre 1897, il se suicide à Grenoble, juste avant son mariage, sans qu’on puisse établir un lien entre cet acte et une quelconque « fêlure » soudanaise.

22 Le lieutenant de vaisseau Hourst subit également par ricochet les conséquences de la campagne de Tombouctou. Il est en effet détourné de son expédition hydrographique pour prendre la tête de la flottille en mai 1894. Le premier avis qu’il émet sur les canonnières est qu’elles ne sont plus utilisables en l’état : la coque du Mage est pourrie et la navigation à vapeur des deux bâtiments présenteraient des dangers. Pour Hourst et Boiteux, sans doute désireux de voir la Marine conserver une présence sur le Niger, il conviendrait de les transformer en chalands propulsés à la voile et à la perche49. Joffre les approuve, convaincu que la navigation à vapeur n’est pas praticable avant la construction d’une voie ferrée susceptible d’approvisionner le Soudan en charbon50. Mais un malentendu s’installe sur la suite à donner à ce constat. Le gouverneur Albert Grodet privilégie la dissolution de la flottille et le versement du matériel ainsi que d’une partie du personnel sous son autorité. La Marine y est favorable à condition de récupérer l’artillerie et l’essentiel de ses personnels, laissant quelque temps encore des marins employés à conduire des convois de chalands, tel l’enseigne de vaisseau Baudry, compagnon de Hourst. Mais pour ce dernier, il n’est pas question de désarmer la flottille ou de disperser son personnel. Peut-être pense t-il pouvoir utiliser son matériel pour ses projets scientifiques, mais il est possible qu’il n’apprécie tout simplement pas la manière de faire de Grodet. Entre les deux hommes s’engage un véritable duel épistolaire. Hourst s’appuie sur un argument fort : l’absence surprenante de consignes venant de la Marine à son égard, alors que les rues Royale et Oudinot51 ont de fréquents échanges sur ce sujet. Soit que la flottille ait été oubliée, soit que la scission récente du ministère ait coupé au passage quelques courroies de transmission bureaucratiques. Le

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marin accuse carrément l’administrateur de bafouer ses droits de commandant et de l’empêcher, « par malveillance », d’en accomplir les devoirs52. Pour refuser la refonte des canonnières, il se fonde sur l’article 269 du règlement de 1885 qui interdit au commandant d’un bâtiment de procéder à des transformations53 et réclame un ordre du ministre de la Marine54. L’accuse-t-on d’immobiliser des ressources non négligeables, ne serait-ce que pour assurer la protection de son mouillage et il menace de conduire ses bâtiments, chargés du plus de matériel possible « en un point où la garnison existante pourra défendre la flottille », d’enterrer le reste, de disperser ses hommes et de rester seul avec un laptot pour assurer leur entretien55. Enfin, il porte une accusation grave à l’encontre du gouverneur du Soudan en se plaignant de ne plus être ravitaillé. Après une brève enquête auprès des services concernés, Albert Grodet conclut à la recherche de « quelque scandale retentissant », dont le but final reste cependant obscur56.

23 Ce n’est que par un courrier daté du 1er juin 1895, que le ministère de la Marine met fin à la controverse en supprimant la flottille. Émile Hourst peut se consacrer à nouveau à la descente du Niger, qu’il explore avec succès jusqu’à son embouchure en 1896. Quand au Mage et au Niger, ils sont rayés des listes et laissées à la disposition du service colonial57. Un dernier officier de marine, l’enseigne de vaisseau Detroyers, est mis à disposition du gouverneur pour renflouer les deux anciennes canonnières et les conduire aux bassins de Ségou58. Transformées en chalands, elles naviguent aux côtés d’une nombreuse batellerie chargée du ravitaillement des troupes engagées dans la pacification du Nord-Soudan, puis dans la conquête saharienne. Ainsi, en 1896, le service du ravitaillement et des mouvements de personnels de la colonie du Soudan français est assuré par pas moins de 4 chalands en aluminium jaugeant 50 tonnes, 10 chalands en acier de 4,5 tonnes, 100 chalands en bois de 1,5 tonnes et 40 pirogues d’environ 500 kg59. Les chantiers, ateliers et bassins de Bamako, Koulikoro et Ségou, qui construisent ou entretiennent cette flottille logistique, restent donc, encore pour un temps, les témoins de ce qui fut une des opérations les plus éloignées de la mer qu’ait conduite la Marine à travers l’expérience vécue par les marins-pionniers du Soudan français…

NOTES

1. L’infanterie de marine est issue des compagnies ordinaires de la mer créées en 1622 par Richelieu, tandis que les deux premières compagnies d’artillerie de marine sont créées à Brest et à Toulon en 1692 ; ces deux armes sont rattachées au ministère de la guerre en 1900 sous le nom d’infanterie et d’artillerie coloniale. 2. Carrefour de nombreuses voies commerciales transsahariennes, cité légendaire depuis le Moyen Âge et interdite aux chrétiens, la « perle du désert » continue de hanter les imaginations. Pourtant, Tombouctou « la mystérieuse » ne l’est plus depuis la description désabusée qu’en fit, en 1828, le premier Européen à en revenir, René Caillié : « Revenu de mon enthousiasme, je trouvais que le spectacle que j’avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente ; je m’étais fait de la grandeur et de la richesse de cette ville une tout autre idée ; elle n’offre au premier aspect qu’un amas de maisons en terre mal construites : dans toutes les directions, on ne voit que des

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plaines immenses de sables mouvants, d’un blanc tirant sur le jaune et de la plus grande aridité ». Et en effet, Tombouctou n’est, au moment de la conquête française, qu’un gros bourg de 7 000 habitants environ. 3. Citons quelques-uns des noms typiques de ces bâtiments méconnus : Serpent, Basilic, Crocodile, Griffon, Marabout, Africain, Arabe, Dialmath, Podor. Source : http://dossiersmarine.free.fr/ fs_av_A7.html, consulté en ligne le 11 mai 2013. 4. Médine, l’avant-poste de la colonisation française en Afrique de l’Ouest en 1855, est à 900 km de la côte. 5. On nomme à l’époque Soudan français le territoire du moyen Niger correspondant au Mali de nos jours. 6. L’intérêt pour le coton est alors aiguisé par la hausse des prix consécutive à la guerre de Sécession. 7. Louis Faidherbe, « L’avenir du Sahara », Revue Maritime et Coloniale, juin 1863, cité par Eugène Mage, Voyage dans la Soudan occidental (Sénégambie-Niger), 1863-1866, Paris, Librairie Hachette & Cie, p. 1. 8. Ibid., p. 2. 9. Ibid., p. 12 10. Ibid., p. 16 11. Ségou, ancienne capitale de l’empire peul du Macina, est conquise par l’empire Toucouleur le 10 mars 1861. 12. En 1864, Eugène Mage reçoit la médaille d’or de la Société de géographie pour son voyage au pays de Ségou. 13. Cité par Émile Caron, La marine au Niger, Paris, Baudoin, 1888, p. 5. 14. Menée par le lieutenant-colonel Paul Flatters, cette expédition, volontairement limitée en hommes pour ne pas susciter la crainte des Touaregs, est massacrée par eux, le 16 février 1881, à Bir-al-Galama (Algérie). 15. Julie d’Andurain, La capture de Samory (1898). L’achèvement de la conquête de l’ouest en Afrique, Paris, SOTECA, 2012, p. 77 et p. 123. 16. Gouverneur du Sénégal de 1876 à 1881, Brière de l’Isle est successivement inspecteur (1882-1883), inspecteur général adjoint (1886-1891) et inspecteur général de l’infanterie de Marine (1892-1893). Subordonné du précédent de 1876 à 1881, Gallieni devient gouverneur général du Soudan français de 1886 à 1891. Commandant du Haut-Sénégal de 1880 à 1883, Borgnis-Desbordes ouvre définitivement la voie du Niger. Enfin, subordonné du précédent de 1880 à 1884, Archinard est successivement commandant supérieur du Soudan de 1888 à 1889, gouverneur du Haut-Sénégal et du Niger en 1891 et gouverneur du Niger de 1892 à 1893. 17. L’empire Wassoulou (1878-1898) est fondé par Samory Touré dans la région du haut Niger. Disposant d’une armée importante, disciplinée et armée de fusils modernes fournis par les colonies britanniques, c’est le principal adversaire de la France en Afrique de l’Ouest à l’époque. 18. Daniel Grévoz, Les canonnières de Tombouctou : les Français à la conquête de la cité mythique, 1870-1894, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 74-77. 19. L’explorateur écossais Mungo Park (1771-1806) a reconnu le Niger de Bamako à Boussa, localité près de laquelle il meurt noyé en tentant d’échapper à ses agresseurs. 20. Émile Caron (LV), De Saint-Louis au port Tombouctou : voyage d’une canonnière française, Paris, Augustin Chalamel, 1891, p. 65. 21. Il livre le compte-rendu détaillé de cet exploit technique dans la deuxième partie de son ouvrage La Marine au Soudan, op. cit. p. 17-30. 22. Ancêtre de l’actuel Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM). 23. Le précédent Mage, déclassé, sert de bâtiment utilitaire sous le nom de Faidherbe. 24. Le 5 août 1890, la convention franco-anglaise fixe à Saï la limite de l’influence française sur le Niger.

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25. Jean-Gilbert Jaime, De Koulikoro à Tombouctou sur la canonnière Le Mage, Paris, Les libraires associés, 1894, p. 164. 26. Daniel Grévoz, op. cit., p. 105. 27. « Lettre du chef d’escadron Archinard au gouverneur du Sénégal », le 3 novembre 1889. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Hourst, SHD/MV, CC7 4e moderne 44/4. 28. Jean-Gilbert Jaime, op. cit, p. 367. 29. Ibid., p. 370. 30. Ibid., p. 400. 31. « Lettre du chef d’escadron Archinard au Gouverneur du Sénégal », le 10 février 1889. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Émile Hourst, SHD/MV, CC7 4e moderne 44/4. 32. « États de service du lieutenant de vaisseau Émile Hourst ». Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Émile Hourst, SHD/MV, CC7 4e moderne 44/4. 33. Marie-Christine Hourst-Duvoux, Exploration du lieutenant de vaisseau Hourst en Afrique, Service historique de la Marine, Vincennes, 1992, p. 38-40. 34. « Bulletin de notation individuelle de 1892 ». Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 35. « États de service du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux ». Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux. SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 36. Voir en particulier le chapitre de XII de l’ouvrage de Jean-Gilbert Jaime, op. cit. 37. Daniel Grévoz, op. cit., p. 119-121. 38. « Lettre du lieutenant de vaisseau Hourst au colonel Archinard, le 7 octobre 1893 ». Archives nationales d’Outre-mer [passim ANOM], série géographique, Soudan XVI/4. 39. « Compte-rendu du lieutenant de vaisseau Boiteux au commandant militaire du Soudan, le 11 janvier 1894. » Archives nationales d’outre-mer, Série géographique, Soudan V/2. 40. L’enseigne de vaisseau Aube est le fils de l’amiral Théophile Aube, ministre de la Marine du 7 janvier 1886 au 29 mai 1887. 41. « Compte-rendu du lieutenant de vaisseau Boiteux au commandant militaire du Soudan », le 30 décembre 1893. ANOM, Série géographique, Soudan V/2. 42. « Lettre du lieutenant-colonel Bonnier au Gouverneur du Soudan », le 11 janvier 1894. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 43. On déplore la perte de 10 officiers, dont le lieutenant-colonel Bonnier, 2 sous-officiers et 68 tirailleurs. Seuls 1’officier, 2 sous-officiers et 8 tirailleurs ont pu s’enfuir. « Tombouctou : occupation de Tombouctou, lutte contre les Touaregs ». SHD/GR, 15H 35/2. 44. « Lettre du lieutenant de vaisseau Boiteux, sur les accusations d’insubordination après la prise de Tombouctou », le 26 août 1894. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 45. « Lettre du lieutenant de vaisseau Boiteux à monsieur le ministre de la Marine », 26 août 1894. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 46. « Lettre du contre-amiral, directeur du personnel au ministre de la Marine », le 4 janvier 1898. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 47. L’Éclair, le 6 août 1897. Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 48. « Bulletin individuel de notation 1896 ». Dossier individuel du lieutenant de vaisseau Henri Boiteux, SHD/MV, CC7 2e moderne 25/2. 49. « Lettre du lieutenant de vaisseau Hourst au commandant supérieur du Soudan », le 5 février 1894. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 50. « Lettre du commandant supérieur du Soudan au Gouverneur du Soudan français », le 19 mai 1894. ANOM, série géographique, Soudan XVI/3. 51. Adresses respectives des ministères de la Marine et des Colonies.

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52. « Copie d’une lettre du lieutenant de vaisseau Hourst au ministre de la Marine », annotée par le gouverneur du Soudan, le 9 janvier 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 53. « Lettre du lieutenant de vaisseau Hourst au commandant supérieur de la région nord du Soudan et au gouverneur du Soudan », le 28 janvier 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 54. « Lettre du lieutenant de vaisseau Hourst au gouverneur du Soudan », le 21 février 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 55. « Lettre du lieutenant de vaisseau Hourst commandant supérieur de la région nord du Soudan et au gouverneur du Soudan », le 28 février 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 56. « Lettre du gouverneur du Soudan Albert Grodet au ministre des Colonies », le 25 mai 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 57. « Lettre du ministre de la Marine au ministre des Colonies », le 1 er juin 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 58. « Lettre du lieutenant-colonel Trentigniant, lieutenant-gouverneur au ministre des Colonies », le 8 août 1895. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3. 59. « Rapport de la direction de la défense du ministère des Colonies au ministre », le 16 mars 1896. ANOM, série géographique, Soudan XVI/ 3.

RÉSUMÉS

Amorcée en 1854 par le général Faidherbe depuis le Sénégal, la colonisation française de l’Afrique de l’ouest s’accélère à partir de 1878 pour ne s’arrêter qu’avec l’unification de ses possessions au sein de l’Afrique occidentale française (AOF), en 1895. D’un point de vue militaire, la conquête est principalement le fait des troupes d’infanterie et d’artillerie de Marine, auxquelles sont associés les régiments de tirailleurs sénégalais nouvellement créés, mais des bâtiments sont également armés par la Marine pour servir sur les fleuves, voies de pénétration naturelles vers l’intérieur du continent africain. Ainsi, de 1884 à 1895, une petite flottille de canonnières est amenée du Sénégal sur le Niger par voie terrestre, au prix d’un important effort logistique. Là, dans leur triple rôle d’explorateurs, d’agents d’influence et de militaires, les marins participent activement à la conquête du Soudan français jusqu’à la soumission de Tombouctou.

Initiated in 1854 by General Faidherbe from Senegal, the French colonization of West Africa accelerated from 1878 and stopped only with the unification of their possessions in (AOF) in 1895. From a military point of view, the conquest was made mainly by naval infantry and artillery, with which were associated the newly created regiments of Senegalese riflemen, but boats were also armed by the Navy to serve on rivers, natural pathways into the interior of Africa. Thus, from 1884 to 1895, a small flotilla of gunboats was brought on the Niger from Senegal , at the price of a major logistical effort. There, in the triple role of explorers, agents of influence, and military, marines participated actively in the conquest of the French Sudan until the surrender of .

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INDEX

Mots-clés : flotille du Niger, marine, Soudan

AUTEURS

DOMINIQUE GUILLEMIN Professeur certifié d’histoire en charge au sein du département des études et de l’enseignement du service historique de la Défense, de l’étude sur la Marine et les opérations extérieures depuis 1962 commandée par le chef d’état-major de la Marine. Il prépare parallèlement une thèse de doctorat d’histoire à l’université de Paris –I sur le réseau des attachés navals français dans l’entre-deux-guerres.

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Panorama des troupes coloniales françaises dans les deux guerres mondiales An overview of French colonial troops in the two world wars

Éric Deroo et Antoine Champeaux Traduction : Robert A. Doughty

La Première Guerre mondiale

Les militaires indigènes de l’armée d’Afrique

À la veille de la Grande Guerre, tirailleurs, spahis et goumiers indigènes côtoient les unités composées de métropolitains de l’armée d’Afrique, légion étrangère, zouaves, chasseurs d’Afrique et infanterie légère d’Afrique. Le défilé du 14 juillet qui se déroule traditionnellement à Longchamp, voit en 1913 s’affirmer le rôle des troupes issues de l’Empire. Les unités de tirailleurs algériens récemment créées notamment reçoivent leurs drapeaux. À la déclaration de guerre, les troupes stationnées en Afrique du Nord sont engagées dans les opérations au Maroc tout en poursuivant leur mission de maintien de la souveraineté française en Algérie. Des régiments de marche sont mis sur pied pour répondre à l’ordre de mobilisation. Trois divisions d’infanterie, la 3e brigade du Maroc et la brigade des chasseurs indigènes sont envoyées sur le front dès les mois d’août et septembre 1914 : 25 000 tirailleurs algériens sont ainsi acheminés vers les frontières du nord-est. La plupart sont des engagés. Ce sont les premiers des 170 000 indigènes – 33 000 déjà sous les drapeaux, 80 000 appelés et 57 000 engagés volontaires – que l’Algérie fournira au cours de la Grande Guerre. En effet, la « guerre totale » oblige rapidement à recourir à la conscription (déjà introduite en Algérie en 1913) puis fréquemment au recrutement forcé qui entraîne, en Algérie notamment, de nombreuses révoltes. La Tunisie et le Maroc fournissent également leur contingent de

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combattants : 62 400 Tunisiens et près de 37 000 Marocains combattent sur tous les fronts de France et sur le front d’Orient. Les cinq bataillons de chasseurs indigènes regroupés dans la brigade marocaine sont jetés dans la bataille de la Marne à peine débarqués. Les rescapés de la brigade forment le 1er régiment de marche de tirailleurs marocains. Les nécessités de la guerre amènent à la constitution de nouvelles unités de l’armée d’Afrique : sept régiments de marche sont ainsi créés en 1918 et deux régiments mixtes de zouaves et de tirailleurs. L’armée d’Afrique fournit également, à partir de 1915, une bonne part des troupes envoyées contre les Turcs aux Dardanelles, puis combattre, au sein de l’armée d’Orient, les Allemands, les Autrichiens et les Bulgares. En 1918, la 1re brigade de tirailleurs marocains, renforcée de deux escadrons de spahis, attaque de flanc l’armée de von Kluck. Uskub est prise par la brigade Jouinot-Gambetta composée du 1er régiment de spahis marocains et des 1er et 4 e régiments de chasseurs d’Afrique. Le maréchal von Mackensen, commandant en chef du front sud-oriental, est fait prisonnier et la Bulgarie demande l’armistice. Intégré à l’armée du général Allenby en 1917, le détachement français de Palestine-Syrie, qui compte des tirailleurs, des chasseurs d’Afrique et des spahis, participe à la prise de Damas avant de rejoindre le Liban. 140 000 Maghrébins participent également à l’effort de guerre dans l’industrie ou l’agriculture. À la fin de la guerre, les unités de tirailleurs maghrébins figurent parmi les plus décorées de l’armée française. Leurs pertes s’élèvent à 25 000 tués pour les Algériens, 9 800 pour les Tunisiens et 12 000 pour les Marocains, sans oublier des dizaines de milliers de grands blessés et d’invalides.

Les Indochinois

À la mobilisation, les unités stationnées en Indochine regroupent le 11e régiment d’infanterie coloniale (RIC), constitué d’Européens dont les 4 bataillons stationnent en Cochinchine ; les 9e et 10 e RIC, européens également, avec 6 bataillons au total implantés au Tonkin ; 1 régiment de tirailleurs annamites à 4 bataillons et 4 régiments de tirailleurs tonkinois (RTT) à 3 bataillons ; le 4e régiment d’artillerie coloniale (RAC) à 7 batteries au Tonkin et le 5e RAC à 12 batteries en Cochinchine, sans oublier deux compagnies indigènes du génie et des unités supplétives ou de police. Tous ces régiments restent en Indochine pendant le Grande Guerre et n’interviennent pas en métropole. Ils fournissent de nombreux cadres, gradés et tirailleurs qui rejoignent la métropole ou le front d’Orient pour participer aux opérations. Dès 1912, l’emploi des Indochinois lors d’une guerre en Europe est envisagé et le général Pennequin estime même pouvoir mobiliser jusqu’à 20 000 hommes. Chiffre jugé exagéré sur le moment mais qui se révèle bien inférieur à la réalité puisque près de 100 000 Indochinois sont dirigés vers la France durant la Grande Guerre, en majorité employés à des travaux sur le front ou à l’arrière, dans les usines et jusque dans les jardins du château de Versailles transformés en maraîchers. Un premier contingent d’Indochinois recrutés comme infirmiers ayant donné satisfaction, les troupes coloniales s’emploient ensuite à recruter massivement des tirailleurs intégrés dans des bataillons d’étapes, chargés de travailler au soutien des opérations à proximité immédiate du front : construction et entretien des routes et des voies ferrées, acheminement du ravitaillement, aménagement des cantonnements. De 1916 à 1918, 43 430 tirailleurs indochinois sont ainsi acheminés sur les arrières du front

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français et du front d’Orient : 24 212 au sein de 15 bataillons d’étapes, 9 019 Indochinois comme infirmiers coloniaux, près de 5 000 comme conducteurs et un grand nombre comme ouvriers d’administration. 4 800 tirailleurs sont également affectés au front, au sein de 4 bataillons combattants, les 7e et 21e bataillons de tirailleurs indochinois en France ; les 1er et 2e BTI en Orient. Formé à Sept Pagodes le 16 février 1916, entraîné jusqu’en avril 1917 dans les camps du sud-est à Fréjus, le 7e BTI est affecté à la 19e division et voit ses compagnies amalgamées aux différents régiments d’infanterie dont il renforce les effectifs. Il participe aux combats du Chemin des Dames, en mai 1917, et des Vosges, en juin 1918. Embarqué à Marseille, il est dissous le 1er décembre 1919. Le 21e BTI est formé dans les camps de Saint-Raphaël le 1er décembre 1916. Employé en avril 1917 à la garde des terrains d’atterrissage et à la réfection des routes dans l’Aisne, il est également chargé d’opérations d’assainissement du champ de bataille. De mai à juillet 1917, il repousse différents coups de main dans les Vosges. Il est dissous le 18 avril 1919. En Macédoine, le 1er BTI débarque à Salonique le 10 mai 1916, rejoint Monastir en août 1917, combat en octobre et repousse des attaques autrichiennes en juillet 1918 et bulgares en août. Il quitte Salonique le 30 janvier 1919. Formé avec des tirailleurs instruits en provenance du 3e RTT, le 2e BTI est d’abord affecté au camp retranché de Salonique en mai 1916. Il participe ensuite aux opérations, en août 1916 sur la Struma, puis de novembre 1916 à 1918 en Albanie, effectuant attaques, contre-attaques et coups de main contre les armées albanaises, autrichiennes et bulgares. Parmi les combattants indochinois, 1 123 hommes sont morts au combat. Parallèlement aux tirailleurs indigènes, l’administration s’emploie également à recruter en Indochine des travailleurs coloniaux : 4 631 en 1915, 26 098 en 1917, 11 719 en 1917, 5 806 en 1918 et 727 en 1919, soit un total de 48 981 travailleurs venus en complément des tirailleurs indochinois. Administrés par le service des travailleurs coloniaux, ces hommes sont encadrés de façon militaire et employés tout aussi bien comme ouvriers non spécialisés que comme spécialistes, y compris dans les nouvelles technologies de l’époque, dans l’industrie automobile ou aéronautique où leur « habileté » reconnue trouve à s’employer avec efficacité. À l’issue de la Grande Guerre, un petit nombre d’Indochinois choisit de rester en France. Nul doute que lors de leur passage en France, un certain nombre de tirailleurs et d’ouvriers indochinois ont trouvé dans la fréquentation des Européens matière à réflexion sur leur statut de sujets coloniaux, renforçant leur nationalisme séculaire et confortant leur souhait d’accéder à l’émancipation et à l’indépendance. Mentionnons enfin que deux compagnies du 9e régiment d’infanterie coloniale entrent dans la composition du bataillon colonial sibérien qui combat en 1918 et qui est cité à l’ordre de l’armée.

Les soldats des « Vieilles colonies », du Pacifique et des Indes

La conscription dans les « vieilles colonies » (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion) est sans cesse revendiquée comme un droit, une marque d’égalité, par leurs parlementaires, en particulier Gratien Candace, mais ce n’est qu’en octobre 1913 que la loi sur le recrutement militaire de 1905 est appliquée à leurs habitants. Citoyens français depuis 1848, les conscrits sont incorporés dans les rangs des régiments d’infanterie coloniale du midi de la France. Dès août et septembre 1914, des

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Guadeloupéens tombent lors de la bataille des frontières ou sur la Marne ; les sergents Bambuck et Antenor de Grand-Bourg et le caporal Pitot de Basse-Terre figurent parmi les premiers morts de la Grande Guerre. Début 1915, 12 150 Antillais sont recensés et un premier contingent s’embarque pour la métropole. De 1914 à 1918, 101 600 Martiniquais, Guadeloupéens, Guyanais sont recensés, 28 984 incorporés et 16 880 dirigés vers les zones des armées ; La Réunion mobilise 6 000 de ses fils. Au total, 2 556 natifs des « Vieilles colonies » ne reviendront pas de la guerre. Quant aux possessions du Pacifique, la Nouvelle-Calédonie fournit au front 1 134 volontaires mélanésiens dont 374 trouvent la mort au champ d’honneur et 167 sont blessés ; sur les 2 290 hommes du bataillon du Pacifique recrutés en Polynésie, 332 sont tués au front. D’autres hommes encore servent dans les troupes du corps expéditionnaire australien et néo-zélandais (ANZAC) qui connaît de très lourdes pertes sur le front d’Orient. Des travailleurs sont également requis. Les comptoirs des Indes, Pondichéry, comptent près de 800 recrutés, 500 combattants et 75 tués.

Les Malgaches et Comoriens

Plus de 30 000 tirailleurs malgaches participent à la guerre tandis que 5 355 travailleurs œuvrent dans les usines d’armement ou les chantiers de la Défense nationale. Parmi les combattants, 10 000 hommes sont incorporés dans les régiments d’artillerie lourde et 2 500 servent comme conducteurs d’automobile. Les autres mobilisés forment 21 bataillons d’étapes, indispensables à l’entretien des voies et à l’approvisionnement des premières lignes. Plusieurs d’entre eux sont cependant engagés directement au front, dont le 1er bataillon venu de Diego-Suarez en 1915 et surtout le 12e bataillon. Mis sur pied en octobre 1916 à partir des 12 e et 13e compagnies malgaches, il compte également une compagnie comorienne. Envoyé sur le front de l’Aisne en 1917, il s’y couvre de gloire en particulier lors des combats de la tranchée de l’Aviatik où il perd 13 Européens et 74 Malgaches et Comoriens. Le 21 septembre 1917, il repousse un assaut des troupes allemandes dans le bois de Mortier. En mai, le bataillon défend Villeneuve-sur-Fère où tombe le chef de bataillon Groine. Après avoir reçu une autre citation, l’unité est affectée à la division marocaine et le 18 juillet s’empare du village de Dommiers, perdant 10 officiers et 126 hommes. Une nouvelle citation lui permet alors de porter la fourragère aux couleurs du ruban de la croix de guerre. Une dernière fois cité pour ses faits d’armes, le 12e BTM, très éprouvé, est affecté dans un secteur du front des Vosges jusqu’à la fin de la Guerre. En égard à sa valeur, le bataillon est transformé en août 1918 en 12e bataillon de chasseurs malgaches, puis en janvier 1919 en 1er régiment de chasseurs malgaches. De son côté, un 4e BTM participe à l’avance des troupes franco-serbes sur le front de Macédoine. Au cours de la Grande Guerre, les Malgaches et Comoriens perdent 3 010 tués et 1 835 blessés.

Les Sénégalais

À la veille de la guerre, les tirailleurs sénégalais comptent deux bataillons en Algérie, treize au Maroc, un à Madagascar ; en AOF, les 1er, 2e, 3e, 4e régiments à 3 bataillons chacun, deux autres bataillons formant corps et en AEF le régiment du Tchad à trois bataillons et celui du Gabon à deux bataillons. Au total 35 bataillons, soit 30 000 hommes, dont 14 000 en Afrique noire et 16 000 à l’extérieur. Dès août et

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septembre 1914, un régiment de tirailleurs sénégalais du Maroc à trois bataillons, un régiment mixte d’infanterie coloniale du Maroc à deux bataillons, deux bataillons venant d’Algérie et un régiment de marche du Sénégal à trois bataillons sont acheminés en France. Ces 10 bataillons, de valeur très inégale, chacun à quatre compagnies de 200 hommes, alignent ainsi 8 000 combattants. Engagés dès fin septembre en Picardie, en Artois, en octobre dans l’Aisne, les bataillons de tirailleurs sénégalais (BTS) connaissent de lourdes pertes liées à leur inexpérience et aux pathologies infectieuses. En décembre, la conduite des vieux bataillons du Maroc à Ypres et à Dixmude est héroïque. Les pertes sont éloquentes, le tiers des effectifs étant mis hors de combat. Devant un tel bilan, tous les Sénégalais sont retirés du front et provisoirement cantonnés dans le Midi et au Maroc. Les camps rapidement saturés – 13 000 hommes en avril 1916, 28 000 en mai, 45 000 début 1917 –, les unités sont dirigées vers l’Algérie et la Tunisie tandis qu’un nouveau lieu, d’une capacité de 10 000 tirailleurs, Le Courneau, est choisi en 1916 près de Bordeaux. Avec l’enlisement de la guerre et la mobilisation totale qu’elle entraîne, de plus en plus d’effectifs sont demandés à l’Afrique. 10 000 hommes ont ainsi été levés en 1914, 34 000 en 1915 et, en septembre 1915, on estime que l’AOF devrait encore pouvoir fournir 50 000 hommes. Par ailleurs, un corps expéditionnaire est formé pour le front d’Orient, qui compte 18 000 tirailleurs africains dont 8 000 sont tués, blessés, malades ou portés disparus. En 1917, sur le front français, l’armée coloniale aligne près de 80 BTS répartis entre le front, les camps et les services de l’arrière. Depuis 1915, plus de 6 000 citoyens des Quatre Communes du Sénégal (Dakar, Gorée, Rufisque et Saint Louis) ont rejoint le front. D’avril à mai 1917, dans l’Aisne, sur le Chemin des Dames, 35 BTS (environ 30 000 hommes) participent aux vaines attaques. Les pertes subies sont sévères ; sur 16 000 tirailleurs, plus de 7 500 sont hors de combat. En janvier 1918, Clemenceau confie au député africain , la mission de recruter encore des hommes en Afrique malgré les nombreuses révoltes contre les enrôlements forcés. Plus de 70 000 Africains répondent à l’appel. Ainsi, en 1918, l’état-major dispose de plus de 40 BTS en France (40 000 soldats), 14 de réserve en Algérie et en Tunisie, 13 au Maroc, 27 en Orient. Subissant de plein fouet l’offensive allemande lancée en mars 1918, les tirailleurs ont une conduite héroïque devant Reims, qu’ils sauvent en juillet. Il faut également signaler que de nombreuses formations africaines servent en tant qu’unités de travailleurs militaires. De 1914 à 1918, 183 000 tirailleurs sont recrutés en Afrique noire (165 200 en AOF, soit 1,3 % de la population, et 17 000 en AEF), et que 134 000 sont envoyés en Europe et au Maghreb. Les pertes s’élèvent à 29 000 tués et disparus et à 36 000 blessés. Les Quatre Communes mobilisent 7 109 hommes dont 5 600 présents au front et déplorent 827 tués et disparus.

Les tirailleurs somalis

Le bataillon somali est formé à Majunga, à Madagascar, le 11 mai 1916, avec des éléments recrutés en Côte française des Somalis, aux Comores et sur la Corne de l’Afrique. Rassemblé à Fréjus, le 10 juin 1916, il prend l'appellation de 1er bataillon de tirailleurs somalis. Affectés à la réfection des routes dans la région de Verdun, les Somalis n'acceptent de faire le travail que sur la promesse d'être envoyés prochainement au front. Il faudra plusieurs rapports du chef de l'unité rappelant à la hiérarchie que les Somalis ont été recrutés non pas comme travailleurs mais bien

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comme tirailleurs « en vue d'opérations de guerre » pour obtenir, en octobre 1916, la mise sur pied d'une unité de marche qui est rattachée au régiment d'infanterie coloniale du Maroc, le déjà prestigieux RICM. Dès lors le bataillon somali constitue un bataillon de renfort du RICM et fait une entrée en guerre remarquée en participant à l'assaut du régiment colonial du Maroc sur le fort de Douaumont, le 24 octobre 1916. La reprise du fort a un retentissement considérable. Le drapeau du RICM est décoré de la croix de la Légion d'honneur et obtient sa troisième citation à l'ordre de l'armée. Les 2e et 4e compagnies de Somalis, associées au RICM dans le texte de cette citation, reçoivent également la croix de guerre 1914-1916 avec une palme. En mai 1917, les Somalis prennent part à l'attaque du Chemin des Dames, et le bataillon obtient sa première citation, à l'ordre de la division. Il participe ensuite à la bataille de l'Aisne et remporte au sein du RICM la victoire de la Malmaison, le 23 octobre 1917. Pour la première fois, le bataillon de tirailleurs somalis est cité à l'ordre de l'armée. En mai et juin 1918, les Somalis participent à la troisième bataille de l'Aisne au Mont-de- Choisy. En octobre, pour la deuxième fois, l’unité est citée à l'ordre de l'armée. Avec cette deuxième citation à l'ordre de l'armée, le 1er bataillon de tirailleurs somalis obtient le droit au port de la fourragère aux couleurs du ruban de la croix de guerre 1914-1918. C’est la deuxième formation de tirailleurs à recevoir cette haute distinction. De très nombreuses récompenses individuelles ont également été accordées aux officiers, sous-officiers et tirailleurs qui ont éprouvé des pertes considérables : 562 combattants tués ; quant au nombre des blessés, les chiffres connus varient entre 1 035 et 1 200 blessés.

La Seconde Guerre mondiale

Les militaires indigènes de l’armée d’Afrique

La mobilisation de l’armée d’Afrique permet de disposer de 7 divisions d'infanterie nord-africaines, 1 division marocaine, 4 divisions d'infanterie d'Afrique et 3 brigades de spahis. On estime à 5 400 le nombre des Maghrébins tués sans que l’on connaisse celui des blessés et disparus. 65 000 prennent le chemin de la captivité. En Afrique du Nord, les généraux Weygand puis Juin préparent la reprise des combats en dissimulant troupes et matériels. 21 000 goumiers sont dissimulés en employés civils du Protectorat. Pendant ce temps, au sein des Forces françaises libres, les légionnaires de la 13e DBLE (demie brigade de la Légion étrangère) et des tirailleurs nord-africains livrent bataille en Érythrée, subissent les combats fratricides au Levant, avant de s’illustrer à Bir Hakeim et El Alamein. Le 8 novembre 1942, les Alliés débarquent en Afrique du Nord. En 1943, l'armée d'Afrique reprend en Tunisie le combat interrompu en 1940. Le succès coûte 20 000 tués, blessés et disparus. En septembre 1943, le 1er régiment de tirailleurs marocains et le 2e groupement de tabors marocains libèrent la Corse. Le réarmement décidé à Anfa permet la constitution de 3 divisions blindées et de 5 divisions d'infanterie dont 2 des troupes coloniales et 3 de l’armée d'Afrique : la 2e division d'infanterie marocaine (DIM), la 3e division d'infanterie algérienne (DIA) et la 4e division marocaine de montagne (DMM). La fusion des Forces françaises libres et de l'armée d'Afrique est réalisée au sein de la France combattante. La mobilisation générale permet de fournir

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118 000 Européens et 160 000 musulmans rappelés, qui s'ajoutent aux 224 000 hommes déjà sous les armes. Placé sous les ordres du général Juin, le corps expéditionnaire français en Italie se compose en 1943 des 2e DIM et 3e DIA qui montent en ligne au nord de Cassino en janvier 1944. Au printemps 1944, la 4e DMM les rejoint. Elles montent à l'assaut du Garigliano et entrent à Rome le 6 juin, avant de poursuivre vers Sienne. Les grandes unités retirées d'Italie et de Corse ainsi que les 1re et 5e divisions blindées venues d'Afrique du Nord forment l'armée B du général de Lattre qui comptent 260 000 militaires, dont la moitié issue de l’Empire. Tandis que coloniaux et artilleurs nord- africains de la 2e DB s’illustrent de la Normandie à Paris, les premières unités débarquent en Provence le 15 août 1944, de Sainte-Maxime à Cavalaire. Toulon et Marseille sont libérés, puis c'est au tour de Lyon et Dijon. Le 12 septembre, les unités venues de Normandie et celles de Provence se rejoignent. Belfort est atteint le 20 novembre. Puis c'est la bataille d'Alsace, dans les conditions extrêmes de froid. Strasbourg et Mulhouse sont libérées. Début février 1945, les Français entrent dans Colmar. À la mi-mars, la ligne Siegfried est percée et le Rhin franchi de vive force, la poursuite reprenant vers Karlsruhe et Stuttgart. C'est en Autriche que l'armistice arrête la progression. La victoire est acquise. Aux côtes des Alliés, le général de Lattre reçoit le 8 mai 1945 la capitulation de l'armée allemande. Les pertes sont élevées : plus de 13 000 tués dont les deux tiers de musulmans. Comme en 1918 et 1919, les unités indigènes participent aux cérémonies de la Libération en 1944 puis de la Victoire en 1945.

Les Indochinois en France

En juin 1940, 15 000 tirailleurs et 20 000 ouvriers non spécialisés indochinois sont acheminés en France. Bien qu’étant beaucoup moins nombreux que les tirailleurs africains, ils tiennent leur place avec honneur dans les combats de 1940, servant dans des unités de mitrailleurs, d’artillerie, antiaériennes, de pionniers, de travailleurs militaires et des services. Composée de personnels européens et indochinois, la 52e demi-brigade de mitrailleurs d’infanterie coloniale (DBMIC) est mise sur pied à Carcassonne, en septembre 1939, à 2 bataillons. Elle commence la campagne dans un secteur du front d’Alsace avant d’être affectée à la 102e division d’infanterie de forteresse, créée le 1er janvier 1940 pour la défense du front entre Monthermé et Charleville, dans les Ardennes. Le 10 mai 1940, c’est une division mixte avec du personnel européen, malgache et indochinois. Les 2 600 hommes de la 52e DBMIC aux ordres du colonel Barbe tiennent un front de 12 km le long de la Meuse entre Mézières et Nouzonville. Appuyés par une artillerie obsolète et insuffisante, ils sont attaqués, dès le 10 mai 1940, successivement par la XXIIIe division d’infanterie (DI) allemande puis par la VIIIe Panzer, elles-mêmes appuyées par les redoutables Stukas. Le 13 mai au matin, tous les points d’appui du secteur sont soumis à un bombardement d’artillerie d’une extrême violence par les 72 pièces des deux régiments d’artillerie de la XXIIIe DI. Munis de leurs vieilles mitrailleuses Hotchkiss, les Indochinois, que les Allemands prennent pour des Chinois, résistent avec acharnement et abnégation jusqu’au 15, en dépit de pertes sévères. Sur quelque 2 000 hommes, environ 400 sont tués et 600 prisonniers. 500 combattants blessés sont évacués vers les hôpitaux avant le 15 mai, tandis que 10 officiers, quelques sous-officiers et 500 hommes réussirent à briser l’encerclement et à poursuivre les combats à Saint-Marcel puis à Wassigny, avant d’être évacués sur Carcassonne où l’effectif tombe à 570 rescapés.

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Le 5 juin, le 55e bataillon de mitrailleurs d’infanterie coloniale est mis sur pied par le chef de bataillon Reben avec les rescapés et des troupes arrivées depuis peu d’Asie. Son effectif dépasse de peu les 500 hommes, dont 2 officiers indochinois. Intégré à la 237e division légère d’infanterie, le bataillon combat entre Neubourg et Conchées dans l’Orne, à partir du 14 juin. Le 24 juin, le bataillon se rétablit sur la Boutonne après avoir rempli sa mission. On retiendra les combats héroïques de la 1re compagnie aux ordres du capitaine Trancart pour défendre le bourg de Gouberge. Avec plus de 10 000 d’entre eux prisonniers en 1940, et faute de pouvoir être rapatriés, combattants ou travailleurs sont contraints de rester en métropole durant toutes les hostilités, dans des conditions de vie très difficiles. Parmi les indigènes rescapés des combats, un petit nombre parvient à échapper à la captivité ou au travail forcé pour rejoindre les maquis où leur rôle militaire en 1944 est limité par leur effectif modeste mais hautement symbolique grâce à leur présence aux côtés des libérateurs de l’intérieur. Issu de l'armée de l'armistice et composé pour les trois quarts de coloniaux, dont 250 Indochinois, le maquis de l'Oisans est très tôt constitué aux ordres du capitaine Lespiau, dit Lanvin, ancien commandant de la 7e batterie du 10 e régiment d’artillerie coloniale et membre de l’Armée secrète. À la tête de la 14e compagnie de travailleurs indochinois des groupements de militaires indigènes coloniaux rapatriables, il rejoint l’Isère en février 1943 où son unité travaille dans les usines de la Basse-Romanche. Grâce à une préparation et à une organisation minutieuses, il constitue une troupe de 1 526 hommes venus de Grenoble et de sa région et d’origines les plus variées : réfractaires au STO, Polonais, Russes, Espagnols, Indochinois et Marocains… Organisées en 5 groupes mobiles, ces forces peuvent dès le printemps 1944 et jusqu'à la fin du mois d'août, en liaison avec les forces alliées et les maquis voisins, engager ouvertement la lutte contre les troupes d'élite de l'occupant (division Vlassov et CLVIe division alpine) lui infligeant de lourdes pertes en hommes et en matériels et libérant la région de Grenoble, au prix de la mort de 183 des siens. À la libération, ce maquis forme le groupement colonial mixte (infanterie, artillerie) qui donne naissance au 11e bataillon de chasseurs alpins et au 93e régiment d'artillerie de montagne. Issus d’unités de pionniers du Liban, des Indochinois participent pour leur part à l’épopée de la DFL dès 1941.

Les soldats des « Vieilles colonies », du Pacifique et des Indes

Tandis que des engagés volontaires servent déjà nombreux dans les régiments d’infanterie coloniale présents en France et outremer, dès juillet 1940, quelques Antillais rallient la France libre et leur nombre va grandissant jusqu’en 1943. À cette date, les contingents sont répartis entre un bataillon d’infanterie, un groupement d’artillerie, des compagnies d’ouvriers et des services en Martinique, une compagnie en Guadeloupe, deux bataillons en Guyane et deux bataillons à l’instruction aux États-Unis. En janvier 1944, formé de nombreux « dissidents », le bataillon des Antilles n°1 (puis groupe de défense contre avions antillais puis 21e groupe antillais de DCA) est intégré à la 1re division française libre et partage tous ses combats de l’Italie à la Provence et aux Vosges puis au front de l’Atlantique où l’on relève aussi la présence du bataillon de marche des Antilles n°5. À titre individuel, de nombreux Antillais et Guyanais servent dans diverses unités, de la Marine en particulier. La Réunion et Pondichéry, premier territoire à avoir rallié de Gaulle en 1940, envoient des soldats qui participent à toutes les campagnes de la France combattante, de même qu’à leurs côtés, luttent des unités

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composées de volontaires venus du Liban. La Polynésie, les Nouvelles-Hébrides et la Nouvelle-Calédonie mettent sur pied le bataillon du Pacifique qui est de toute l’épopée de la France libre, se couvrant de gloire à Bir Hakeim, en Italie, en Provence puis sur le front des Alpes. Ayant fusionné avec le 1er bataillon d’infanterie de marine en 1942, compagnon de la Libération en mai 1945, le bataillon d’infanterie de marine et du Pacifique a perdu plus de 50 % de ses effectifs à la fin de la guerre.

Les Malgaches

La 42e demi-brigade de mitrailleurs d’infanterie coloniale (DBMIC) est mobilisée à Pamiers en septembre 1939 avec des effectifs uniquement européens groupés dans deux bataillons, sous les ordres du lieutenant-colonel de Pinsun. Elle est mise à la disposition de la 102e division d’infanterie de forteresse, créée le 1er janvier 1940 pour la défense du front entre Monthermé et Charleville, dans les Ardennes. En mars, les effectifs de la demi-brigade sont complétés par des gradés et des tirailleurs malgaches intégrés aux deux bataillons. Les 3 000 hommes de la 42e DBMIC tiennent une position d’arrêt de 12 km le long de la Meuse, au niveau de Monthermé. Face à eux se trouvent l’ensemble des unités de la VIe Panzerdivision, soit 216 chars, 8 000 combattants et 36 canons, appuyés par les redoutables Stukas. Le 13 mai au matin, tous les points d’appui du secteur sont soumis à un bombardement d’artillerie d’une extrême violence accompagné par l’aviation d’assaut bombardant en piqué. Les points d’appui sont totalement bouleversés et les pertes très lourdes. Les premiers éléments d’infanterie adverse montés sur canots pneumatiques franchissent la Meuse. Les défenseurs réagissent et de nombreuses embarcations sont coulées. Les mortiers tentent d’arrêter les vagues d’assaut. Gradés et hommes de troupes, Européens et Malgaches se battent à un contre trois. Écrasés par la supériorité numérique et matérielle, ils accomplissent leur mission jusqu’au bout. Le 15 mai au lever du jour, l’aviation allemande attaque de nouveau en masse. À 9 heures du matin, les derniers défenseurs sont capturés. Sur quelque 2 000 hommes, environ 400 sont tués et 600 prisonniers, tandis qu’un certain nombre de survivants, dont le chiffre exact est inconnu, réussissent à briser l’encerclement et parviennent à rejoindre les lignes pour continuer le combat. Parmi les 14 000 tirailleurs malgaches engagés au combat en 1940, quelques-uns échappent à la captivité ou au travail forcé pour rejoindre les maquis. Quelques Malgaches sont par exemple présents à la brigade Auvergne.

Les Sénégalais

En 1939, à la veille de la mobilisation, les Sénégalais comptent 19 régiments de tirailleurs sénégalais (RTS) dont 6 en en métropole, 10 bataillons indépendants outre- mer, sans oublier les autres unités aux effectifs indigènes, régiments d’artillerie, bataillons de mitrailleurs et services divers. Au total, plus de 70 000 hommes, 15 000 en métropole, 10 000 au Maghreb et 46 000 en AOF, AEF, Côte des Somalis, Madagascar et Comores. Une intense campagne de recrutement et de rappel des réservistes permet d’acheminer vers la France, de septembre à mars 1940, plus de 38 000 soldats africains, tandis que 20 000 autres attendent leur embarquement en Afrique du Nord. Huit divisions d’infanterie coloniales (DIC) sont ainsi mises sur pied, comprenant 9 RTS. En 1940, 63 300 Africains sont dans la zone des armées, répartis le plus souvent au sein de régiments d’infanterie coloniale mixte sénégalais. Une seconde vague de renfort (que la

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défaite ne permet pas d’acheminer) est prévue, forte de 159 000 hommes pour la métropole, 20 000 pour l’Afrique du Nord et 9 000 pour le Levant. Les tirailleurs engagés dans la campagne de France résistent vaillamment aux attaques ennemies, en particulier ceux des 1er et 6 e DIC dans les forêts ardennaises où le 6e RICMS perd 26 officiers, 95 sous-officiers et 598 soldats européens et tirailleurs en quelques jours. Sur la Somme, les hommes des 4e et 5 e DIC arrêtent à plusieurs reprises les assauts des Allemands. À Aubigny, le 24 mai, le 24e RTS a perdu 60 % de ses cadres et tirailleurs ; le 10 juin, devant leur résistance, les Allemands en abattent sommairement des dizaines autour d’Erquinvillers. Ils agissent de même le 6 juin, à Airaines, en fusillant tirailleurs et gradés africains du 53e régiment d’infanterie coloniale mixte sénégalais (RICMS) dont le capitaine, N’Tchoréré, originaire du Gabon. Tandis que la plupart des unités coloniales retraitent tout en continuant à combattre comme le 28e RTS sur le Cher, le 27e sur la Loire ou le 19e bataillon à Gien, l’ennemi poursuit sa politique de terreur à l’égard des Africains. Les officiers français qui tentent de s’interposer subissent le même sort, comme le capitaine Speckel du 16e RTS, abattu à Cressonsacq. Le 20 juin, l’horreur culmine sur le front des Alpes, à Chasselay, près de Lyon, où 188 Européens et Africains du 25e RTS sont massacrés par les troupes allemandes. Faute de sources fiables, le chiffre des tirailleurs africains morts au combat ou exécutés par l’ennemi en 1940 est évalué à 5 000 hommes, tandis que plus de 30 000 Africains connaissent la captivité en Fronstalag sur le sol français. Dès août 1940, les territoires d’AEF (Tchad, Cameroun, Oubangui-Chari, et plus tard Congo et Gabon), se rallient au général de Gaulle. Formé au Congo, le bataillon de marche n°1 (BM 1) aux ordres du commandant Delange, est le premier d’une série de 16 bataillons de marche dont les tirailleurs se battent sur tous les théâtres d’opérations de la France combattante jusqu’en 1945, sans oublier artilleurs, sapeurs, télégraphistes, conducteurs, personnels des formations sanitaires. Des éléments du régiment de tirailleurs sénégalais du Tchad s’emparent de Koufra au début de 1941 avant de donner naissance en 1943 au régiment de marche du Tchad. Le BM 2 de l’Oubangui-Chari s’illustre au siège de Bir-Hakeim de mai à juin 1942. Le BM 3 du Tchad combat en Érythrée en 1941 tandis que le BM 4 du Cameroun est engagé en Abyssinie en juillet 1941, rejoignant au Levant le BM 2 et le BM 5 du Tchad venant de participer à la campagne de Syrie, où leur ont été opposés d’autres tirailleurs restés, avec leurs chefs, fidèles au maréchal Pétain. C’est peu après que les BM 21 et 24, constitués avec des tirailleurs d’AOF ralliés à Djibouti en novembre 1942, rejoignent la 1re division française libre qui se constitue. De fin novembre 1942 à avril 1943, le 15e RTS et des éléments d’artillerie servis par des Africains combattent contre les Allemands en Tunisie. La 9e DIC est créée en 1943 avec les 4e, 6e et 13 e RTS, des unités blindées, d’artillerie, du génie et des services. En avril 1944, la 1re division de marche d’infanterie (DMI), ex-1re DFL, débarque à Naples et rejoint le corps expéditionnaire français d’Italie. Ses bataillons africains (BM 4, 5, 11, 21 et 24), les pionniers du 8e RTS et les artilleurs participent à cette dure campagne qui les mène au-delà de Rome en juin. Le 17 juin, les tirailleurs de la 9e DIC contribuent à la prise de l’île d’Elbe, subissant de lourdes pertes : 76 tués et disparus, 122 blessés pour le seul 13e RTS. À partir du 15 août 1944, 150 000 hommes des forces alliées, parmi lesquels 40 850 soldats européens et indigènes de l’armée française, débarquent en Provence. Les deux divisions à fort effectifs africains, la 1re DMI et la 9e DIC ainsi que le 18e RTS mènent des combats décisifs de la libération de Toulon fin août (où le 6e RTS perd 587 tirailleurs tués, disparus et blessés) à celle de Marseille. Pour les opérations de Provence, les deux divisions comptent 1 144 tués et disparus et 4 364 blessés européens

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et africains. Puis elles entreprennent la remontée de la vallée du Rhône – établissant le 12 septembre la jonction avec les forces débarquées en juillet en Normandie –, puis de la Saône pour enfin parvenir dans les Vosges à l’automne, pendant que les BM de la 1re DMI poursuivent jusqu’en Alsace où leurs unités sont « blanchies » au profit des recrues venues des mouvements de résistance. En mars et avril 1945, les tirailleurs du régiment d’AEF-Somali se battent autour de la poche de Royan tandis que les bataillons de marche de la 1re DMI reçoivent la reddition des Allemands sur le front des Alpes. De novembre 1942 au 1er mars 1945, la Fédération (AOF et AEF) envoie au combat 60 000 hommes. Avec leurs camarades de 1940, c’est donc près de 158 000 Africains qui combattent pendant la Seconde Guerre mondiale, sans oublier un effectif équivalent mobilisé en Afrique noire ou affecté au Maghreb pour participer à l’effort de guerre. Nombre de tirailleurs prisonniers des Frontstalag échappent à la captivité ou au travail forcé pour rejoindre les maquis. Par exemple, deux sections de tirailleurs sénégalais prennent part aux combats du Vercors après que des maquisards les aient libérés lors d’un coup de main à la caserne de La Doua, à Lyon, où leur détachement était incarcéré. Dix gradés et tirailleurs sont faits compagnons de la Libération, 50 médailles de la Résistance sont décernées aux Africains ainsi que 123 médailles des évadés.

Les tirailleurs somalis

La Côte française des Somalis (CFS) rallie la France libre en décembre 1942. Outre les bataillons de marche de tirailleurs sénégalais n°21 et n°24 de la 1re division française libre, la CFS fournit à nouveau une unité de tirailleurs somalis pour participer aux combats pour la libération de la France. Bien entendu, cette unité revendique l'héritage du 1er bataillon de tirailleurs somalis de la Grande Guerre. C'est ainsi que le 1 er janvier 1943, le détachement des Forces françaises libres de la Côte française des Somalis prend le nom de « bataillon somali de souveraineté ». Le 16 mai 1944, il met sur pied un bataillon de marche somali. Afin de former le régiment de marche de l'Afrique équatoriale française et somalie, le bataillon de marche somali est regroupé avec les bataillons de marche n°14 et n°15 formés principalement de tirailleurs originaires du Cameroun et du Tchad. Le 2 avril 1945, sur la place de la Concorde à Paris, le général de Gaulle remet les drapeaux et étendards aux régiments de l'armée française. Il remet le drapeau du 57e régiment d'infanterie coloniale au régiment de marche de l'Afrique équatoriale française et somali parce qu'il s'agit d'une unité créée et mobilisée à Bordeaux en 1915. Trente ans plus tard, cet emblème est ainsi confié à une unité coloniale qui appartient au détachement d'armée de l'Atlantique du général de Larminat. Quelques jours après cette cérémonie, le régiment de marche d'Afrique équatoriale française et somalie s'illustre dans les combats pour la libération de la Pointe de Grave. Il obtient, ainsi que les bataillons qui le composent, une citation à l'ordre de la division. Le drapeau du régiment et les fanions des bataillons reçoivent la croix de guerre 1939-1945 avec une étoile d'argent le 14 juillet 1945. Un mois plus tard, le bataillon de marche somali obtient également une citation à l'ordre de l'armée (croix de guerre 1939-1945 avec une palme) pour avoir réussi le franchissement de vive force de la ligne d'eau du Gua au cours des combats de la Pointe de Grave. À noter la présence au sein de cette unité, dès 1940, de soldats comoriens, les îles des Comores fournissant traditionnellement des contingents aux unités malgaches et somalis.

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ANNEXES

Eléments de bibliographie

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RÉSUMÉS

Alors que sont attendus en 2014 les célébrations du centième anniversaire de la Grande Guerre ainsi que du soixante-dixième anniversaire de la Libération de la France, cet article réunit des éléments de documentation, une bibliographie et une filmographie sommaires sur le thème des tirailleurs, travailleurs indigènes et soldats des outre-mer au travers des deux guerres mondiales. Il explore les différents procédés qui ont permis de valoriser le patrimoine de tradition des troupes indigènes : tenues et insignes spécifiques, monuments du souvenir, organisation de cérémonies militaires, valorisation des collections conservées dans les musées ou les salles d’honneur du ministère de la Défense. Depuis les années 1960, l’armée française s’efforce ainsi de préserver la mémoire des soldats et « morts pour la France » recrutés dans les colonies de l’empire. Par sa transmission aux jeunes générations de combattants, ce patrimoine matériel et immatériel est un élément de la culture d’arme qui contribue à la capacité opérationnelle des forces.

While awaiting the celebrations in 2014 of the centennial of the Great War and the seventieth anniversary of the Liberation of France, this paper includes summaries of documentation, bibliography and filmography on the subject of tirailleurs, indigenous workers and soldiers from overseas through two world wars. It explores the various processes that have helped promote the heritage of traditional indigenous troops: specific holdings and insignia, memorial monuments, organization of military ceremonies, collections conserved in museums or halls of honor in Ministry of Defense collections. Since the 1960s, the French army has tried to preserve the memory of soldiers and those who “died for France” who were recruited from the colonies of the empire. Through its transmission to younger generations of fighters, this tangible and intangible heritage is a part of the culture that contributes to the operational capability of the forces.

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INDEX

Mots-clés : Deuxième Guerre mondiale, Première Guerre mondiale, troupes coloniales

AUTEURS

ANTOINE CHAMPEAUX Éric Deroo Auteur, réalisateur et chercheur associé au CNRS, il a consacré de nombreux films, livres, articles et expositions à l'histoire contemporaine, en particulier coloniale et militaire et à leurs représentations, en France et en outre-mer. Il est notamment l'auteur de L'illusion coloniale (Tallandier, 2006) et La vie militaire aux colonies (Gallimard-DMPA, 2009) ou de séries documentaires comme La force noire. Antoine ChampeauxLieutenant-colonel d'infanterie de marine, breveté technique de l'enseignement militaire général et diplômé de l'École nationale du patrimoine, il a été conservateur du musée des troupes de marine à Fréjus de 1998 à 2009 et est actuellement officier adjoint du général délégué au patrimoine de l'armée de Terre. Collaborateur d'une cinquantaine d'ouvrages et auteur de nombreux articles, il est docteur en histoire et a organisé les colloques du Centre d'histoire et d'études des troupes d'outre-mer (CHETOM).

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Le patrimoine de tradition des troupes indigènes

Antoine Champeaux

1 Dans le débat sur la mémoire ou les commémorations relatives à l’histoire coloniale de la France, il est une idée fausse qui revient souvent : la France aurait oublié, voire volontairement condamné à l’oubli définitif, le sacrifice des soldats recrutés en dehors de la métropole et qui ont combattu pour elle. Or cela n’est pas exact. Sait-on qu’il existe encore aujourd’hui dans l’armée française un régiment de tirailleurs ou encore un régiment de spahis ? Les musées de la Défense présentent également au public des collections illustrant l’engagement des troupes d’outre-mer. De nombreux monuments illustrent leur sacrifice qui sont le lieu de cérémonies régulières. Certes, ces questions sont la plupart du temps ignorées du grand public et n’intéressent pas toujours les grands médias… Mais cela doit être interprété comme l’aboutissement d’un processus d’effacement de la mémoire collective.

2 Avec l’avènement des indépendances entre 1956 et 1960, la France resserre son dispositif militaire, le recentre autour des forces stationnées dans le nord et l’est du pays et en Allemagne, et l’oriente en direction de la menace estimée majeure, celle des forces du Pacte de Varsovie. Cela se traduit notamment par la dissolution de la majorité des unités de l’Armée d’Afrique et par une partie des unités des troupes coloniales, les deux entités qui avaient constitué ce que l’on appela « l’armée coloniale » dans l’entre- deux-guerres.

3 L’Armée d’Afrique s’est constituée à partir de 1830 par la mise sur pied successive d’unités à recrutement indigène1 ou métropolitain, stationnées en Algérie, puis en Tunisie et au Maroc. Ces unités jouent un rôle militaire considérable, lors des conquêtes coloniales, à l’occasion des deux guerres mondiales et dans les guerres dites de décolonisation. Comme l’armée d’Afrique, les troupes coloniales mêlent recrutement métropolitain et recrutement indigène, mais elles ont vocation à servir dans les colonies françaises. Sous l’Ancien Régime déjà, la Marine ou l’Armée recrutent les premiers laptots (matelots) sur les côtes du Sénégal ou des cipayes (soldats) aux Indes. Les troupes coloniales sont majoritairement constituées de tirailleurs dits « sénégalais2 », malgaches, comoriens et indochinois, sans oublier les soldats de la Caraïbe, les

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Somalis ou encore les combattants du Pacifique. Les troupes coloniales participent aux mêmes conflits que l’armée d’Afrique. Étant les premières qui « ramassent les tronçons du glaive », elles ont notamment un rôle fondamental dans l’émergence de la France Libre et fournirent ses premières troupes et ses premières victoires militaires au général de Gaulle. En 1958, les troupes coloniales deviennent troupes d’outre-mer avant de reprendre, en 1961, leur appellation ancienne de troupes de marine. Mais contrairement aux unités de l’armée d’Afrique, majoritairement dissoutes à la suite du retrait d’Afrique du Nord, les unités des troupes de marine sont conservées en plus grand nombre. En effet, la France maintient un dispositif de souveraineté outre-mer (département et territoires d’outre-mer) ainsi que des forces dites prépositionnées et stationnées dans les États ayant signé avec elle des accords de Défense et de coopération. La transformation radicale de l’armée française dans les années 1960 se traduit notamment par l’émergence de l’arme nucléaire, la mise en place de nouvelles doctrines, de nouveaux matériels et la redéfinition des relations avec les Alliés (retrait de l’OTAN en particulier). Ces transformations et ces adaptations de l’outil de Défense se poursuivent d’ailleurs jusqu’à la période la plus récente.

4 Néanmoins, dans cet environnement en perpétuelle mutation, le souvenir des sacrifices consentis par les combattants de l’armée d’Afrique et des troupes coloniales n’est pas oublié. Tout d’abord par la présence, le témoignage et l’action d’un certain nombre de personnels issus de l’armée coloniale qui continuent à servir dans les rangs de l’armée française. Ensuite, par la préservation de leur patrimoine de tradition3. Ce patrimoine de tradition des tirailleurs indigènes s'est parfois constitué anciennement, avant la Première Guerre mondiale ou, plus récemment, au cours de la guerre d’Indochine. Il est composé principalement des titres de guerre, citations collectives et décorations, qui ont été attribuées à leurs unités, ainsi que des inscriptions de bataille portées sur la soie de leurs emblèmes. Ce patrimoine a été parfois conservé et transmis jusqu'à nos jours. Par le passé, il est arrivé également que la négligence conduise à une forme d’oubli des sacrifices consentis par les tirailleurs. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui : différents procédés ont permis en ce domaine de lutter contre l'oubli et d'assurer le devoir de mémoire. Il faut noter qu’il est difficile de faire le point de ces questions4. Une des explications est que le destin des unités coloniales et des unités indigènes a souvent été croisé lors de leur dissolution ou de leur transformation, alors que la règle aurait voulu qu’il n’y ait pas d’interférences. De plus, il y a eu quelques entorses aux règles habituelles de gestion du patrimoine. Il est arrivé par exemple que l’on assimile les traditions du niveau du bataillon avec celles du niveau régimentaire. Mais sans doute la préservation de la mémoire impliquait-elle ces quelques accommodements…

La conservation des régiments

5 Première piste, la conservation des unités à l'ordre de bataille de l'armée de Terre. Ce procédé est le plus facile à appréhender. Un bel exemple est fourni par le régiment de marche du Tchad (RMT), créé au cours de la Seconde Guerre mondiale. Lorsque le colonel Leclerc prend le commandement des troupes du territoire du Tchad, le 2 décembre 1940, le régiment de tirailleurs sénégalais du Tchad5 (RTST) possède déjà un patrimoine de tradition prestigieux, matérialisé en particulier par les inscriptions de bataille sur son drapeau : Tchad 1900, Ouaddaï 1909, Borkou-Ennedi 1913, Cameroun 1914-1916.

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6 Le 30 juillet 1943, le général de Gaulle, chef de la France combattante, accorde au régiment deux citations à l'ordre des Forces françaises libres pour les victoires acquises de 1941 à 1943 en Libye et en Tunisie. Ces deux premières citations à l'ordre de l'armée confèrent au drapeau du RTST la croix de guerre 1939-1945 avec deux palmes, ainsi que la fourragère aux couleurs du ruban de la croix de guerre 1914-1918 avec olive 1939-1945. Lorsqu’en Afrique du Nord le RTST devient RMT, les tirailleurs noirs sont rapatriés au Tchad. Mais le général de Gaulle est attentif aux traditions et aux symboles. Si bien que par décision du 17 janvier 1944, le régiment de marche du Tchad est proclamé « héritier des traditions du régiment de tirailleurs sénégalais du Tchad dans la continuation de l'action de guerre menée par les troupes coloniales. La croix de guerre avec deux palmes et la fourragère aux couleurs de la croix de guerre sont ainsi conférées au drapeau du régiment de marche du Tchad6. »

7 Par la suite, le régiment de marche du Tchad obtient au sein de la 2e division blindée deux nouvelles citations à l'ordre de l'armée7.Avec un total de quatre citations à l'ordre de l'armée, le drapeau du RMT reçoit la fourragère aux couleurs du ruban de la Médaille militaire8. Après la guerre, la commission des emblèmes accorde au RMT six inscriptions9 de bataille sur la soie du drapeau : Koufra 1941, Fezzan 1942, Sud Tunisien 1943, Alençon 1944, Paris 1944, Strasbourg 1944. Evidemment, les trois premières inscriptions sont également inscrites sur le drapeau10 du régiment de tirailleurs sénégalais du Tchad, portant leur total à sept. Le 1er décembre 1958, le RTST devient le 70e régiment d'infanterie de marine, et stationne au Tchad jusqu'au 31 décembre 1961, puis devient en France, une unité de réserve, mobilisée par le RMT.

8 Enfin, le régiment de marche du Tchad, « seul exemple d'une unité constituée qui se soit dans son ensemble et dès les premiers instants refuser à capituler », fait partie des seules neuf unités de l'armée de Terre que le général de Gaulle fait compagnons de la Libération11. Aujourd'hui en France, le souvenir des tirailleurs africains du RTST est toujours conservé, à Meyenheim, au Sud de Colmar, où le régiment de marche du Tchad est implanté depuis le 1er juillet 2010. À l’exemple du régiment de marche du Tchad, on peut considérer que les cinq autres unités coloniales faites Compagnons de la Libération par le général de Gaulle sont, elles aussi, dépositaires d’un patrimoine légué par les troupes indigènes qui ont servi en leur sein. À l’exception notable du bataillon de marche n° 2, le bataillon de l’Oubangui, dissous le 31 octobre 1945, et du bataillon d’infanterie de marine et du Pacifique, évoqué ci-après et dissous un temps après la guerre, ces unités sont conservées à l’ordre de bataille : 2e régiment d’infanterie de marine (RIMa), héritier de la 2e brigade de la 1re division française libre (bataillon de marche n° 4, BM 5 et BM 11), 1er régiment d’artillerie de marine, 3e régiment d’artillerie de marine. Il en va de même pour une autre unité de l’armée d’Afrique, Compagnon de la Libération, le 1er régiment de spahis, qui au travers d’appellations différentes, a été maintenu à l’ordre de bataille et stationne à Valence depuis 1984.

La recréation des régiments

9 Deuxième piste pour assurer le devoir de mémoire, la création d’unités nouvelles, pour en quelque sorte « redonner vie » à un patrimoine12. C’est le cas précisément des deux unités d’infanterie de marine du Pacifique (Nouvelle-Calédonie et Polynésie). A partir du 1er juillet 1948, un bataillon mixte d’infanterie coloniale du Pacifique stationne en Nouvelle-Calédonie et un de ses détachements sert à Tahiti à compter du 1er juillet

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1949, sous l’appellation de détachement autonome de Tahiti. Tout naturellement, cette unité se considère comme dépositaire des traditions du bataillon d’infanterie de marine et du Pacifique, cinq fois citée à l’ordre de l’armée en 1940-1945, titulaire de la fourragère aux couleurs du ruban de la Médaille militaire avec olive 1939-1945, et Compagnon de la Libération, constitué après la bataille de Bir-Hakeim, en juillet 1942, par la fusion du 1er bataillon d’infanterie de marine13 et du bataillon du Pacifique14.

10 L’évolution de cette unité est intéressante. Elle donne lieu à l’instauration d’un état de fait exceptionnel dans l’armée de terre. Dans un premier temps le bataillon mixte du Pacifique reçoit la garde du drapeau du 7e régiment d’infanterie coloniale (RIC), de mars 1956 à juillet 1957. Cela s’explique parce que le régiment de Corée, gardien du drapeau du 7, de mai 1954 à mai 1955, a été dissous15. Et que les troupes coloniales tiennent à confier cet emblème prestigieux à une unité existant à l’ordre de bataille. Ensuite, devenu bataillon d’infanterie de marine du Pacifique16 (BIMaP), le bataillon de Nouvelle-Calédonie reverse l’emblème17 du 7e RIC et reçoit, en juin 1957, un drapeau reprenant le patrimoine18 du BIMP. Par la suite, le détachement de Tahiti devenu autonome19 le 1er janvier 1963, se voit confier la garde20 du drapeau du 73e RIMa, ex 13e RTS, glorieux régiment, certes, de la 9e division d’infanterie coloniale en 1944-1945, mais sans rapport avec le Pacifique, comme cela avait déjà été le cas avec le drapeau du régiment de Corée.

11 Pour mettre un terme à l’émotion que suscite cette mesure chez les anciens combattants tahitiens, le patrimoine du BIMP21 est alors confié « conjointement » aux deux bataillons du Pacifique, le BIMaP et le BIMaT. Dans un premier temps, cette reconnaissance se fait au prix de quelques « acrobaties » : ainsi, le BIMaT conserve le drapeau du 73e RIMa, mais ses personnels sont autorisés à porter la fourragère du glorieux BIMP. Enfin, en 1981, lorsque l’on transforme les deux bataillons en deux régiments du Pacifique22, ils sont autorisés à « recueillir intégralement et conjointement » les traditions du BIMP. Il se trouve que l’on attribue, en fait, le patrimoine d’un bataillon (formant corps, il est vrai) à deux régiments distincts. Seule différence entre les deux drapeaux, la localisation géographique de l’unité. Pour le reste, appellations, noms de bataille marqués sur la soie et décorations accrochées à la cravate, sont identiques.

12 Cette situation exceptionnelle s’explique aisément : le pouvoir politique et la hiérarchie militaire soulignent, au prix de quelques entorses aux règles en usage, l’importance qu’elles attachent aux traditions militaires héritées du Pacifique. Pour preuve supplémentaire, l’inscription « Grande Guerre 1914-1918 » et la croix de guerre avec palme méritées par le 1er bataillon mixte du Pacifique en 1916-1918, patrimoine confié en 1988 aux deux régiments du Pacifique23.

13 Cette politique de préservation de la mémoire des unités indigènes est toujours active au sein des armées et profite des opportunités offertes par les réorganisations fonctionnelles de l’institution. C’est ainsi que le souvenir des tirailleurs algériens, tunisiens et marocains de l’armée d’Afrique, est ravivé par la création en 1994, à Épinal, d’un 1er régiment de tirailleurs 24. Dans le même esprit, un 1er régiment de chasseurs d’Afrique (camp de Canjuers) figure à nouveau à l’ordre de bataille de l’armée de terre depuis 1998.

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Les unités de tradition

14 Troisième piste pour assurer le devoir de mémoire, la transmission des traditions de certaines unités de tirailleurs à d'autres unités des troupes de marine qui n'ont pas le même numéro ou la même appellation ; ces dernières deviennent alors des unités de tradition gardiennes du patrimoine qui leur est confié. Deux unités sont à cet égard exemplaires : le 41e BIMa et le 5 e régiment interarmes d’outre-mer (RIAOM) qui conservent respectivement le souvenir du 12e bataillon de tirailleurs malgaches (BTM) et celui du bataillon de tirailleurs somalis.

15 Pendant la Première Guerre mondiale, les tirailleurs malgaches servent entre 1915 et 1918 dans 21 bataillons d'étapes, chargés de missions logistiques25. Trois de ces bataillons devinrent combattants, un seul étant engagé, le 12e bataillon de tirailleurs malgaches, qui compte de nombreux Comoriens dans ses rangs. Cette unité mise sur pied le 29 octobre 1916, est renforcée par des officiers et des sous-officiers du 41e RIC, anéanti et dissous en avril 1917 à la suite de très lourdes pertes subies au Moulin de Laffaux. Le 12e bataillon de tirailleurs malgaches obtient trois citations à l'ordre de l'armée (croix de guerre 1914-1918 avec trois palmes) et le port de la fourragère aux couleurs du ruban de la croix de guerre 1914-191826.

16 Le haut-commandement juge très favorablement le comportement des tirailleurs du 12e BTM, au point de transformer l'unité le 20 août 1918 en 12e bataillon de chasseurs malgaches. Précisons que l'appellation « chasseurs » témoigne d’une très grande estime en faisant référence aux glorieux chasseurs à pied et alpins de l'armée française, troupes d'élite à la légendaire tenue bleue, que les Allemands redoutent et appellent les « diables bleus27 »... Et le 1er janvier 1919, à la suite de l'arrivée de renforts venant de Madagascar, le 12e bataillon de chasseurs malgaches devient le 1 er régiment de chasseurs malgaches (Armée du Rhin). Il est dissous en 1921.

17 Le 41e régiment de tirailleurs coloniaux (41e RTC) est créé le 1er octobre 1923, en partie avec les anciens du 1er régiment de chasseurs malgaches. Le choix du numéro 41 s'explique aisément : c’est le rappel du 41e RIC qui avait contribué à renforcer le 12 e BTM en 1917. Le 41e régiment de tirailleurs coloniaux est déclaré héritier des traditions du 12e bataillon de tirailleurs malgaches. Le régiment porte la fourragère obtenue par les tirailleurs malgaches. À l'époque, la filiation entre le 12e bataillon de tirailleurs malgaches et le 41e régiment de tirailleurs coloniaux est connue, donc reconnue. Quant à la filiation entre les 41e RIC et 41e RTC, elle semble reconnue officieusement par le choix du numéro 41. Mais elle n'est pas réglementaire.

18 Par la suite, les questions de filiation se compliquent avec la transformation, en 1925, du 41e RTC en 41e régiment de tirailleurs coloniaux de marche (41e RTCM). Puis, en 1926 avec la recréation d'un 41e régiment de tirailleurs malgaches (41e RTM), les régiments de tirailleurs ayant repris leur ancienne désignation par région de recrutement. Enfin, en 1933, le 41e régiment de tirailleurs malgaches se transforme en 41 e régiment de mitrailleurs d'infanterie coloniale (41e RMIC). Le régiment est dissous en juillet 1940, après avoir subi de lourdes pertes en juin 1940, et avoir obtenu une citation à l'ordre de l'armée.

19 Près de cinquante années plus tard, par transformation successive de différentes unités28, l'armée française crée, le 1 er août 1988, à la Guadeloupe (Pointe-à-Pitre), un bataillon d'infanterie de marine. Il détient un drapeau avec le chiffre 41, hérité des

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unités qui l'ont précédé. Le 41e BIMa est alors déclarée dépositaire des traditions du 41e régiment d'infanterie de marine29, c'est-à-dire des traditions du 41e régiment d'infanterie coloniale, unité de réserve qui n'a existé que du 2 août 1914 au 30 avril 1917, et dont une partie des cadres avait renforcé le 12e bataillon de tirailleurs malgaches30.

20 Mais le choix de cette filiation avec le 41e RIC exclut la filiation avec le 41e régiment de tirailleurs malgaches. En effet, dans l'armée française, la filiation se fait par le numéro31. Mais on ne réalise jamais l'assimilation de toutes les unités ayant porté le même numéro. On ne mélange pas les traditions de deux unités ayant eu deux emblèmes distincts. Et l'on s'efforce de ne pas mélanger non plus les traditions des unités d'infanterie coloniale et celles des unités de tirailleurs indigènes. Dans ce cas précis, le respect des règles de gestion du patrimoine a pour conséquence l’oubli provisoire du souvenir des tirailleurs malgaches.

21 En effet, les Anciens de l'unité, en particulier ceux qui ont fait la campagne de 194032, gardent la mémoire de la filiation avec les tirailleurs malgaches. Ils rédigent en 1984 une étude à l'attention de la hiérarchie33. Ils demandent que le 41e BIMa renonce à la filiation avec le 41e RIC, et qu'il adopte en revanche la filiation avec le 41e régiment de mitrailleurs d'infanterie coloniale, c'est-à-dire avec l'unité de traditions des tirailleurs malgaches. En effet, cette filiation permettrait de relever dans l'armée française les traditions de l'unique bataillon malgache combattant. C’est chose faite en juin 1992. Le 41e bataillon d'infanterie de marine est déclaré « héritier du 41e régiment de mitrailleurs d'infanterie coloniale34 ». Les trois citations et la fourragère aux couleurs du ruban de la croix de guerre 1914-1918 méritées par les tirailleurs du 12e bataillon de tirailleurs malgaches sont donc à nouveau attribuées à un drapeau existant à l'ordre de bataille de l'armée française, et ce jusqu’à la dissolution du 41e BIMa en juillet 201235.

22 La transition avec les tirailleurs somalis36 est facile à faire puisque le bataillon somali est formé à Madagascar (Majunga), le 11 mai 1916, avec des éléments recrutés en Côte française des Somalis et dans les Comores. Rassemblés à Fréjus, le 10 juin 1916, les Somalis mettent sur pied une unité de marche, en octobre 1916, qui est rattachée au régiment d'infanterie coloniale du Maroc, le déjà prestigieux RICM. Dès lors le bataillon somali constitue le troisième bataillon du RICM et obtient trois citations, dont deux à l'ordre de l'armée et le droit au port de la fourragère aux couleurs du ruban de la croix de guerre 1914-191837. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le bataillon de marche somali participe à l'ultime phase des combats pour la Libération de la France, à la Pointe de Grave en avril 1945, et obtient deux citations collectives, dont une à l'ordre de l'armée.

23 Les marsouins38 présents en Côte française des Somalis, puis, à partir de 1967, sur le Territoire français des Afars et des Issas, conservent bien entendu la mémoire de leurs compagnons d’armes somalis. Mais il faut attendre la fin des années soixante pour voir officialisée cette transmission de patrimoine, à la faveur de la création du 5e régiment interarmes d'outre-mer. En effet, la décision de création de l'unité précise qu'il est attribué au 5e RIAOM « un emblème où figureront les inscriptions du bataillon somali39. » Outre les inscriptions de bataille, le 5e RIAOM hérite également des décorations décernées au bataillon somali. En avril 1970, Michel Debré, ministre de la Défense, décida qu'en vue de perpétuer les traditions du bataillon somali, « l'emblème du 5e RIAOM sera admis, de façon très exceptionnelle, à porter, accrochées à sa hampe, les deux croix de guerre 1914-1918 avec palmes obtenues respectivement par le 5e RIC et le bataillon somali40. » La

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décision ministérielle précise que les rubans des deux croix de guerre seront ornés chacun d'une barrette en métal blanc – comparable à la barrette des médailles commémoratives – portant l'une l'inscription 5e Régiment d’infanterie coloniale, l'autre l'inscription Bataillon somali.Curieusement, la décision de 1970 ignorait les titres de guerre des Somalis de 1945. Oubli réparé – de façon non réglementaire – puisque l'habitude a été prise d'accrocher également à la cravate du drapeau du 5e RIAOM les décorations décernés au bataillon de marche somali pendant la Seconde Guerre mondiale : la croix de guerre 1939-1945 avec une palme, une étoile d'argent et une barrette Bataillon somali.

24 Dernier témoignage matérialisant le souvenir des tirailleurs somalis, la décision41 du général chef d'état-major de l'armée de terre, qui donne son accord, en septembre 1996, pour que les personnels du 5e RIAOM portent en tenue de défilé, la ceinture rouge des troupes indigènes42. C'est ainsi que les marsouins et les bigors43 du 5 e RIAOM maintiennent aujourd'hui en République de Djibouti les traditions des tirailleurs somalis.

Les unités indochinoises

25 Il n’a pas toujours été possible de conserver dans les unités d’active le souvenir des troupes indigènes. Et on a peut-être aussi parfois négligé de le faire. C’est en particulier le cas des troupes indochinoises44. Leurs régiments ont pourtant reçu sur leurs drapeaux la plus ancienne inscription de bataille décernée aux unités indigènes des troupes coloniales : « Sontay 1883 » attribuée aux quatre régiments de tirailleurs tonkinois et au régiment de tirailleurs annamites45. Dans les années trente, le drapeau du 2e RTT, dissous, est donné au 19e régiment d’infanterie coloniale, lui-même dissous une première fois en 1945, puis à nouveau en 1956…

26 On peut rappeler également que le 1er régiment de tirailleurs tonkinois est cité à l’ordre de l’armée46 pour sa résistance au moment du coup de force japonais du 9 mars 1945 ; actions héroïques certes, mais qui n’empêchent pas le régiment d’être anéanti et dissous… Par la suite les troupes coloniales tentent de préserver ce patrimoine. En août 1950, le général Marchand, assurant l’intérim du général Alessandri, confie le drapeau du 1er RTT au bataillon de marche indochinois (BMI). Cette prestigieuse unité obtient elle-même quatre citations, dont trois à l’ordre de l’armée, et la fourragère aux couleurs du ruban de la croix de guerre des théâtres d’opérations extérieurs (TOE). Le drapeau du 1er RTT aurait dû logiquement porter la croix de guerre des TOE et la fourragère méritées par le BMI… Le bataillon est transformé en 1er bataillon du 43e RIC en 1954. Quant au drapeau du 1er RTT, il est une relique exposée dans la crypte du musée des troupes de marine à Fréjus. Superbe objet en soie, de fabrication artisanale, il ne porte que la croix de guerre 1939-1945 avec palme du 1er RTT. Les titres de guerre du BMI ont disparu…

27 Le souvenir des Indochinois persiste dans les troupes de marine en Guyane. En effet, lors de sa création en 1976, le bataillon d’infanterie de marine de Cayenne reçoit le drapeau et les traditions du 9e régiment d’infanterie de marine, créé en 1890 à partir du régiment du Tonkin et dissous en 1968. Ce bataillon redevenu régiment en 1992 conserve ainsi les glorieuses traditions des tirailleurs tonkinois. Une bonne illustration en est donnée par l’insigne du régiment sur lequel figurent deux

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lotus et la pagode Môt Côt de Hanoi (dite du pilier unique, de la colonne ou encore du Lotus).

28 Avec pour double objectif de donner à la jeunesse une formation professionnelle qui la rende capable d’occuper des emplois rémunérateurs et de développer en même temps l’infrastructure économique, le gouvernement crée au début des années soixante un « service militaire adapté aux besoins économiques et sociaux des départements d’Amérique ». Ce service militaire adapté – SMA, nom qui lui est resté – s’est étendu depuis aux autres DOM et TOM. Pour rappeler que les artilleurs de marine ont occupé outre-mer à la fin du XIXe siècle des responsabilités importantes dans le domaine de l’infrastructure en remplaçant les sapeurs du génie rentrés en France métropolitaine pour bâtir le système fortifié défensif du pays, la garde d’étendards d’artillerie de marine est confiée à certains régiments du service militaire adapté. C’est ainsi que l’étendard du 5 e régiment d’artillerie coloniale, créé en 1900 à partir du régiment d’artillerie de marine de l’Indochine et stationné en Extrême-Orient jusqu’en 1955, est confié le 5 août 1976 à la garde du régiment du service militaire adapté de Guyane47, devenu le 3e régiment du SMA le 1er juillet 1987. Le souvenir des artilleurs indochinois est ainsi conservé à Cayenne par le 3e régiment du SMA. À une époque plus récente le drapeau du 11e régiment d’infanterie de marine, constitué il y a plus d’un siècle à partir du régiment de Cochinchine, est confié en l’an 2000 à la garde d’une unité nouvelle du service militaire adapté, le groupement de Polynésie, devenu régiment du SMA de Polynésie française et qui entretient le souvenir des tirailleurs cochinchinois ayant servi l’armée française.

Les tirailleurs sénégalais

29 Dans le même ordre d’idée, on peut citer le cas du groupement du service militaire adapté de Saint-Jean du Maroni. Contrairement aux autres unités de ce type à qui l’on confie des traditions d’artillerie de marine, ce groupement, créé en 1979, devenu autonome le 1er juillet 1982, est dépositaire du drapeau du 28e RIAOM. Or ce régiment interarmes48 avait hérité des traditions du 8e régiment de tirailleurs sénégalais, qui est notamment le régiment de pionniers49 de la 1 re armée en 1944-1946. Le changement d’appellation du groupement du SMA et la dissolution du 3e régiment du SMA entraînent la création, en juillet 2008, du régiment du service militaire adapté de la Guyane, à Saint-Jean du Maroni et à Cayenne, régiment qui conserve l’emblème du 28e RIAOM.

30 Le 12e régiment de tirailleurs sénégalais, dissous en 1946, voit également son patrimoine de tradition relevé lors de la création du 72e régiment d’infanterie de marine, aux confins nord du Tchad en 1958. Dissous en 1961, l’unité est à nouveau recréée en 1976 à Marseille, comme 53e groupement divisionnaire avant de reprendre l’appellation de 72e RIMa en 1991. Devenue 72e bataillon d’infanterie de marine le 1er juillet 1999, elle conserve à Marseille le souvenir des « tirailleurs phocéens50 » jusqu’à sa dissolution en le 1er août 2009. Son drapeau est désormais confié à la garde du groupement de soutien de la base de défense de Marseille-Aubagne. De la même manière, jusqu’à sa transformation récente en groupement de soutien du personnel isolé, le groupement de transit et d’administration du personnel isolé, à Rueil- Malmaison, conserve la garde du drapeau du 67e régiment d’infanterie de marine, héritier des traditions du 7e régiment de tirailleurs sénégalais.

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31 À propos des tirailleurs sénégalais51, il convient de rappeler que le drapeau du 1er régiment de tirailleurs sénégalais est le seul emblème des troupes coloniales indigènes décoré de la Légion d’honneur. La remise de cette décoration a lieu le 14 juillet 191352. À l’issue de la Première Guerre mondiale, le drapeau reçoit les quatre citations à l’ordre de l’armée et la fourragère décernées au 43e bataillon de tirailleurs sénégalais, « unité indigène à laquelle ont été attribuées les plus hautes récompenses ». Il s’agit d’une entorse aux règles en usage. Mais la décision du 28 avril 1919 prise par le président du conseil et ministre de la Guerre Georges Clemenceau vise à « reconnaître et récompenser les troupes sénégalaises pendant la guerre actuelle. »L'emploi des Sénégalais par bataillons ayant privé les régiments de récompenses collectives et de fourragères, il est décidé de pratiquer par analogie avec les chasseurs à pied et leur drapeau unique.

32 Après la Seconde Guerre mondiale, les titres de guerre (décorations et inscriptions53) mérités par les Sénégalais sont restés attribués à leurs emblèmes respectifs (4e RTS, 6e RTS, 13e RTS, 15e RTS). En revanche, de même que le drapeau du 1er RTS avait reçu, en 1919, sa huitième inscription, Grande Guerre 1914-1918, il reçoit après la Seconde Guerre mondiale, une neuvième inscription, Guerre 1939-1945, hommage rendu à tous les Africains ayant combattu pour la Libération de la France.Au cours de la guerre d’Indochine, les Sénégalais combattent au sein de 14 bataillons de marche. Un seul régiment, le 24e RTS, reçoit l’inscription Indochine 1949-1954, car il est engagé au complet, avec ses deux bataillons. Il est regrettable que l’on n’ait pas songé à l’époque à reporter l’inscription Indochine sur le drapeau du 1er RTS, ainsi que la croix de guerre des théâtres d’opérations extérieurs, puisque la plupart des bataillons sénégalais54 ayant combattu en Indochine l’obtiennent.Le 1er décembre 1958, le 1 er RTS se transforme en 61e régiment d'infanterie de marine55, stationné en Mauritanie et bientôt dissous le 28 février 1961. Et lorsque l'on crée à Dakar, le 1er avril 1965, le 1er régiment interarmes d'outre-mer56, on lui confie tout naturellement la garde du glorieux drapeau du 1er régiment de tirailleurs sénégalais. L'unité est dissoute le 31 juillet 1974. Le drapeau du 1er RTS est alors reversé au Service historique de l'armée de terre, puis au musée de l'Armée à Paris. L’un des drapeaux57 du 1 er RTS est exposé aujourd’hui au musée des troupes de marine à Fréjus. C’est ainsi que la muséographie concourt elle aussi à entretenir le devoir de mémoire, lorsque l’un des autres procédés décrits ci- dessus ne peut être utilisé... Ajoutons qu’en 1999, à la demande des Forces armées du Sénégal, le général (2S) de Percin, Président général du Souvenir français, finance la fabrication d’une réplique du drapeau du 1er régiment de tirailleurs sénégalais. Cet emblème est remis officiellement à l’armée sénégalaise le 15 décembre 1999, vingt-cinq ans après avoir quitté le pays. Exposé aujourd’hui à Dakar, il porte témoignage, au sein même du musée des Forces armées.

L'hommage aux troupes indigènes en 1996

33 Ainsi, il n’est pas toujours facile de préserver le patrimoine de tradition des tirailleurs indigènes. Réalisé aisément pour les Somalis, les Malgaches, les combattants du Pacifique, les Africains de Leclerc ou de Laurent-Champrosay, moins simplement en revanche pour les Sénégalais ou les Indochinois...

34 Dans les années quatre-vingt-dix, on note incontestablement une prise de conscience de ce qu’il faut bien considérer comme une lacune. Cela intervient au moment où l’armée de terre remet à l’honneur les soldats de l’armée d’Afrique, en particulier en

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créant un 1er régiment de tirailleurs à Épinal ainsi que nous l’avons évoqué. C’est aussi la période où l’on fête le cinquantième anniversaire du débarquement et de la libération de la Provence, circonstance propice pour rendre un hommage appuyé aux soldats indigènes de l’armée coloniale. À cette époque également est créée la fourragère F0 F0 de l’ordre de la Libération, « insigne spécial 5B …5D destiné à pérenniser l’ordre de la Libération et à préserver de l’oubli le souvenir des compagnons de la Libération58. » Il est évident que cet hommage prend en compte également le sacrifice des soldats indigènes ayant servi en particulier au sein des 18 unités militaires reconnues comme compagnons de la Libération.

35 Pour faire en sorte que le souvenir de l'ensemble des tirailleurs – et plus seulement quelques cas particuliers – soit désormais pris en compte dans les troupes de marine, le général inspecteur des troupes de marine est à l’origine de plusieurs décisions importantes

36 Un hommage solennel est rendu à toutes les troupes indigènes en 1996. Au mois de mars de cette année, le général Monchal, chef d'état-major de l'armée de terre, décide que « le 4erégiment d'infanterie de marine, en garnison à Fréjus (…) serait le gardien des traditions des troupes indigènes59. » Pour concrétiser cette décision, à l'été 1996, le drapeau d'un régiment de tirailleurs sénégalais (le 6e RTS) est mis en dépôt auprès du 4e RIMa. Le choix de ce drapeau s'explique parce qu'il est disponible – conservé au service historique de l'armée de terre – et en relativement bon état, contrairement au drapeau du 1er régiment de tirailleurs sénégalais. Car ce drapeau du 6 e RTS participe aux cérémonies commémoratives annuelles au cours desquelles le souvenir des troupes indigènes est évoqué. En ces occasions, il est prévu que la garde au drapeau revête une tenue de tradition comportant la ceinture de laine rouge et le bonnet de police des troupes coloniales. Quant aux personnels du 4e RIMa, à partir de 1996, ils portent en tenue de parade, un insigne métallique réalisé expressément pour rappeler la mission dévolue à ce régiment, « l'insigne des troupes indigènes60. » Cet insigne, conçu et fabriqué au printemps 1996, est composé d'un bouclier de couleur rouge, à la bordure d'or portant l'inscription Troupes indigènes, et de l’ancre des troupes de marine. C’est ainsi que les troupes de marine conservent le souvenir de toutes les unités, bataillons, bataillons de marche, commandos, régiments, composés de tirailleurs, supplétifs, volontaires, miliciens ou auxiliaires ; unités dont les traditions ont été transmises à d’autres armées (celles des spahis sénégalais61 et des cipayes 62 en Inde, confiées à la gendarmerie coloniale notamment) ; unités enfin qui ont été peu à peu oubliées... Qui se souvient en effet aujourd’hui du bataillon comorien, ou encore du 1er bataillon Thai, deux fois cité à l’ordre de l’armée, et du 1er bataillon Muong, trois fois cité à l’ordre de l’armée pendant la guerre d’Indochine, deux unités décorées de la fourragère63 des TOE ? Sans parler des volontaires sud-coréens64 ayant combattu en Corée, de 1950 à 1953, aux côtés des soldats du bataillon français de l’ONU…

37 Toutes ces dispositions sont inaugurées à l'occasion de la commémoration de Bazeilles, la fête des troupes de marine, le 1er septembre 1996, à Fréjus. À la dissolution du 4 e RIMa, en juin 1998, le 21e RIMa devenu l’unique régiment stationné à Fréjus, garnison de tradition des troupes de marine, continue de conserver le patrimoine de toutes les troupes indigènes. Usé par dix nouvelles années de vie active, l’emblème du 6e RTS est retiré du service pour être désormais exposé dans la crypte du musée des troupes de marine. Il est remplacé au printemps 2006 par le drapeau du 1er régiment de tirailleurs sénégalais, unité la plus titrée des troupes indigènes des troupes coloniales.

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Culture d’arme et forces morales

38 En matière de politique de mémoire, l’intérêt marqué par les hommes politiques pour la préservation de la mémoire combattante et plus particulièrement du souvenir des combattants venus de l’outre-mer se conjugue avec l’attrait qu’exerce ce type d’unités sur les militaires. En effet, assurant la garde d’un emblème prestigieux aux titres de guerre souvent exceptionnels qui lui ont été attribués pour avoir combattu « pour le succès des armes de la France », les personnels qui servent dans une unité conservant la mémoire des soldats de l’Armée coloniale bénéficient en outre du privilège d’arborer une tenue spécifique et des attributs de symbolique militaire particuliers. Burnous des spahis, chéchia des chasseurs d’Afrique, ceinture rouge des troupes indigènes, triple chevron de l’Armée d’Afrique, croissant, autant d’accessoires de la tenue qui, par leur singularité et leur caractère exceptionnel, renforcent le prestige de ces unités au passé militaire glorieux et leur attractivité auprès des jeunes engagés d’une armée désormais entièrement professionnalisée. Le 1er régiment de tirailleurs a également remis à l’honneur d’autres traditions militaires comme celles de la nouba (musique) ou de la mascotte (bélier).

39 Ces éléments sont constitutifs du « patrimoine de tradition » des régiments, expression jugée parfois désuète et abandonnée au profit de la notion nouvelle de culture d’arme. Ensemble des références à caractère historique et patrimonial propre à chaque arme ou service, la culture d’arme irrigue les forces morales du soldat. Au niveau de chaque formation, c’est une composante fondamentale de ce qu'on appelle l’esprit de corps. Il convient d'interpréter cela comme une manière positive de cultiver et de vivre des particularismes, non pas dans ce qu’ils ont d’exclusif, de sclérosant ou de réducteur ; mais bien comme un appel perpétuel à se dépasser soi-même au nom d’un idéal collectif.

40 Au-delà de leur rôle déjà évoqué de conservatoires des emblèmes65, les musées du ministère de la Défense sont l’un des vecteurs essentiels de cette culture d’arme. Conservatoire de collections exceptionnelles, musée d’histoire, promoteur d’une offre culturelle diversifiée, animateur du paysage touristique, outil d’aménagement du territoire, parfois aussi centre de recherches historiques, les musées du ministère de la défense conservent néanmoins leur spécificité. Cette dimension en fait les dépositaires d’un patrimoine immatériel et leur confère évidemment un statut particulier dont il est tenu compte pour la rédaction ou la mise à jour de leur projet scientifique et culturel. En ce sens un musée de la défense est un lieu de transmission de valeurs, notamment entre générations. Les Anciens combattants y déposent leurs souvenirs dans les vitrines. Par ce geste, ils confient au musée leurs convictions patriotiques, leur engagement au sens propre comme au sens figuré, leur idéal de fraternité d’armes et de liberté, le souvenir de leurs camarades morts au combat. Au travers de l’exemple des grands Anciens et en particulier des soldats d’outre-France dont on cultive en quelque sorte le culte par la présentation des souvenirs leur ayant appartenu, le musée transmet aux jeunes militaires une part essentielle de cette culture d’arme définie plus haut. Aux jeunes soldats ensuite, après avoir visité le musée, d’en approfondir la connaissance dans l’exercice quotidien de leur métier : l’activité opérationnelle, la projection en métropole ou outre-mer, les difficultés des situations extrêmes leur permettent de faire le lien. Ils puisent alors dans les exemples découverts au musée les

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forces morales pour remplir à bien leur mission, premier devoir du soldat. Le musée de l’infanterie, provisoirement fermé66, les musées de la cavalerie, du train ou encore de l’artillerie, riches de collections relatives à l’Armée d’Afrique, comme le musée des troupes de marine à Fréjus, illustrant l’histoire des troupes coloniales, sont d’importantes structures patrimoniales qui contribuent à perpétuer le souvenir de l’Armée coloniale. Aux collections des musées de l’armée de terre s’ajoutent évidemment les collections conservées dans les salles d’honneur des unités qui entretiennent cette mémoire spécifique, et celles – plus modestes sur l’histoire coloniale – présentées au musée de l’armée, à Paris. Sur le même site de l’Hôtel national des Invalides, le musée de l’ordre de la Libération – en cours de restauration – est également un site où les collections muséales illustrent le sacrifice des troupes indigènes et valorisent leur patrimoine de tradition. Il en va de même des trophées67 exposés dans l’Église Saint-Louis des Invalides comme de toutes les autres dépouilles de l’ennemi, collectées sur le champ de bataille pour témoigner de la victoire, encore présentés dans les musées ou les salles d’honneur de la défense68.

Monuments et commémorations

41 Les baptêmes de promotion dans les Écoles de l’armée de terre sont aussi l’occasion de perpétuer la mémoire des héros de l’Armée coloniale. C’est ainsi que l’adjudant Bourama Dieme, commandeur de la Légion d’honneur, a été choisi pour parrain par les élèves sous-officier de la 225e promotion de l’École nationale des sous-officiers d’active à Saint-Maixent-l’Ecole ; et l’adjudant-chef Hoang Chung par la 242e promotion. Les commémorations annuelles fixées par le calendrier officiel sont également l’occasion de rappeler le sacrifice des tirailleurs : les 19 mars69, dernier dimanche d’avril70, 8 mai71, 8 juin72, 18 juin73, 25 septembre74, 11 novembre75, 5 décembre76…

42 Les innombrables nécropoles ou cimetières77 qui, en France comme à l’étranger, abritent les tombes des soldats indigènes morts pour la France sont aussi une étape incontournable des « chemins de la mémoire ». On doit y ajouter les innombrables plaques commémoratives, à commencer par celles qui dominent la cour d’honneur des Invalides, lieu de l’hommage aux soldats morts pour la France. Nombre d’entre elles sont dédiées à la mémoire des unités de l’ancienne Armée coloniale.

43 Un dernier domaine enfin entretient la mémoire des combattants de l’Armée coloniale, les monuments ou mémoriaux. Certains ont une certaine notoriété, comme la Grande mosquée de Paris ou la cathédrale du Souvenir africain érigée à Dakar, deux édifices cultuels bâtis en hommage aux morts de la Grande Guerre ; ou le tata de Chasselay, dans le Rhône78 ; ou encore les stèles et monuments du Jardin colonial à Nogent-sur- Marne, site qui rassemble des représentations des cinq territoires de l’Indochine : la Cochinchine avec le pavillon devenu Pagode du Souvenir ; le Tonkin avec le mémorial vietnamien ; pour l’Annam, la copie d’une urne funéraire du Palais impérial de Hué ; un monument spécifique est dédié aux soldats cambodgiens et laotiens ainsi qu’un autre aux Indochinois chrétiens morts pour la France. En avril 1984, la Pagode du Souvenir est incendiée. Créée en 1964, l’association nationale des anciens et amis de l’Indochine construit en 1992 un nouvel édifice et y organise chaque année, le 2 novembre, une cérémonie du souvenir. Sur le même site, à l’occasion de la « journée coloniale », la Fédération nationale des anciens d’outre-mer et anciens combattants des troupes de marine invite, chaque printemps, au recueillement. En effet, en hommage aux morts

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pour la France, le jardin d’essai tropical de Nogent accueille en 1920 un monument Aux Soldats Coloniaux de la Grande Guerre. Quelques années plus tard sont également érigés des monuments aux soldats noirs et malgaches à proximité de ceux dédiés aux Indochinois.

44 D’autres sites méritent assurément d’être davantage connus hors du cercle restreint des Anciens combattants : ainsi, le mémorial national de l’Armée d’Afrique implanté à Saint-Raphaël à l’initiative du général Callies, président fondateur de l’association nationale Souvenir de l’Armée d’Afrique. Il est inauguré le 15 août 1975, boulevard du général de Gaulle, sur le front de mer et accueille chaque année au mois de mai des anciens combattants et des personnels en activité79 ; mais aussi le mémorial des guerres en Indochine qui conserve plus de 20 000 dépouilles dont nombre de tirailleurs indigènes, africains et maghrébins en particulier, morts pour la France en Indochine80 ; mais également le Missiri (mosquée africaine) érigé à Fréjus ; ou bien encore le monument Aux Héros de l’Armée Noire81 inauguré à Fréjus le 1er septembre 1994 et inspiré du monument de Bamako et de sa réplique érigée à Reims en 1924 et rasée par les Allemands en 194082. Dernier en date, un mémorial dédié aux combattants musulmans a été inauguré à Douaumont, le 18 juin 2006, sur le champ de bataille de Verdun à l’occasion des célébrations du 90e anniversaire de la bataille. Il convient enfin de ne pas oublier l’arc de Triomphe de Paris et la tombe du Soldat inconnu, qui est le lieu quotidien du ravivage de la flamme du Souvenir, hommage sans cesse renouvelé à tous les soldats morts pour la France.

45 À l’étranger, c’est sans doute au Sénégal que le patrimoine de tradition des tirailleurs indigènes a été le plus valorisé, à travers notamment le port par l’ensemble des personnels des forces armées sénégalaises de la fourragère aux couleurs du ruban de la médaille militaire attribué au 43e BTS puis au 1er RTS ; par l’instauration en 2004 d’une « fête du tirailleur », commémorée chaque année ; et par la remise en place face à l’ancienne gare de Dakar de la statue de Demba-Dupont83, emblématique de la fraternité d’armes dans la Grande Guerre.

Pédagogie et médiation culturelle

46 Enfin, il n’est pas jusqu’aux missions de médiation culturelle fixées par le ministère de la Défense et aux travaux pédagogiques destinés aux scolaires et aux adolescents qui ne jouent un rôle dans le rappel des sacrifices des tirailleurs. En témoignent par exemple les films84, expositions85, livres, manuels pédagogiques86… réalisés à l’initiative de la direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la défense à l’occasion de la célébration en 2007 du 150e anniversaire de la création de la force noire et en 2010 du 50e anniversaire des indépendances africaines et malgache. Tant en France que dans les quinze pays africains ayant contribué à la mise sur pied de la force noire, ainsi qu’à Madagascar et aux Comores, des dizaines de milliers de jeunes et d’étudiants ont ainsi eu l’occasion de découvrir ou d’approfondir leur connaissances de l’histoire des tirailleurs, leurs sacrifices et leurs titres de gloire militaire, et de mieux apprécier ainsi leur juste place dans une histoire désormais partagée entre la France et le continent africain.

47 L’histoire de France, son histoire militaire et son histoire coloniale, leurs traces matérielles comme leurs échos immatériels, sont ainsi créateurs de lien social et sources de « mieux vivre ensemble ». Il est inutile d’insister sur l’importance de ces

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questions dans la société française aujourd’hui. Depuis plusieurs années, on note un regain d’intérêt pour la question coloniale. Dans ce domaine, les débats qui animent ou agitent la société française portent précisément sur ces questions d’intégration, de lutte contre les communautarismes, de consolidation du lien social et de transmission des valeurs républicaines et citoyennes. Le patrimoine de tradition des unités indigènes est donc l’un des éléments majeurs qui confortent non seulement le droit à la mémoire des générations qui nous ont précédés, et notamment des anciens combattants indigènes, dont nous sommes dépositaires des valeurs, mais aussi le devoir d’histoire nécessaire pour l’éducation et la formation des jeunes générations. La découverte de ceux qui furent notamment les libérateurs de la France pourrait sûrement permettre aux Français fils ou petits-fils d’immigrés, de partager des valeurs communes et de retrouver une légitimité par l’apprentissage de l’histoire partagée.

48 Médiation culturelle, monuments du souvenir, sites de mémoire accueillant les cérémonies militaires, collections des musées ou des salles d’honneur du ministère de la Défense, adoption par les soldats de l’armée professionnelle de tenues dites de tradition, port d’insignes spécifiques, préservation des unités et de leur patrimoine de traditions, reconnaissance officielle des filiations, transmission aux jeunes générations de combattants des décorations collectives décernées aux Anciens, inscriptions de noms de bataille sur le drapeau ou l'étendard, emblèmes confiés à la garde d’unités de tradition, autant d'éléments qui rappellent d'abord l'exemple de ceux qui se sont illustrés au service des armes de la France, qui contribuent ensuite, aujourd'hui comme hier, au développement des forces morales, et qui sont enfin des « réveils de mémoire ». Depuis les années soixante, ils témoignent de la volonté de ne pas oublier dans les formations militaires, comme dans la société civile, les tirailleurs, goumiers, spahis, supplétifs, travailleurs, miliciens ou auxiliaires, conscrits, engagés volontaires ou réquisitionnés, ces Maghrébins, Africains, Malgaches, Somalis, Comoriens, Indochinois, combattants du Pacifique, des Indes, de la Réunion, de la Guyane ou des Antilles, ces soldats de l’outre-merenvers lesquels la nation a une dette d'honneur, prix du sang versé pour la défense de la France aux heures les plus sombres de son histoire.

ANNEXES

Formations héritières des traditions de l’armée d’Afrique unités de la Légion étrangère 1er régiment de tirailleurs, Epinal 1er régiment de spahis, Valence 1er régiment de chasseurs d’Afrique, Canjuers 40e régiment d’artillerie, Suippes 54e régiment d’artillerie, Hyères

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68e régiment d’artillerie d’Afrique, La Valbonne 31e régiment du génie, Castelsarrasin 41e régiment de transmissions, Douai 511e régiment du train, Auxonne 515e régiment du train, La Braconne 516e régiment du train, Toul Formations héritières des traditions des troupes indigènes coloniales 5e régiment interarmes d’outre-mer (bataillons de marche somalis), Djibouti 9e régiment d’infanterie de marine (tirailleurs tonkinois), Cayenne et Saint-Jean du Maroni, Guyane 21e régiment d’infanterie de marine (troupes indigènes), Fréjus Régiment de marche du Tchad (régiment de tirailleurs sénégalais du Tchad), Meyenheim Régiment du service militaire adapté Guyane (5e régiment d’artillerie coloniale, artilleurs indochinois), Cayenne, Saint-Jean du Maroni, Maripasoula Régiment du service militaire adapté La Réunion (7e régiment d’artillerie de marine, artilleurs malgaches), Saint-Pierre, Saint-Denis, Bourg-Murat, Hell-Bourg Groupement du SMA Polynésie-française (11e régiment d’infanterie de marine, tirailleurs cochinchinois), Mahina, Hiva-Oa, Arue, Tubuai.

NOTES

1. « Indigènes : Pour désigner le peuplement autochtone, ce terme fut d’un emploi courant après 1880, de préférence à celui denaturel. Les « vieilles » colonies, peuplées de Blancs et de Noirs n’avaient pas de population autochtone. Ce terme fut surtout utilisé en Afrique Noire […]. À partir de 1945-1946 le terme d’autochtone lui fut officiellement substitué. » MARTIN J., Lexique de la colonisation française, Dalloz, 1988, p. 206. 2. Avec la suppression des appellations tirailleurs gabonais, haoussas ou soudanais, l’appellation de tirailleurs sénégalais s’applique à tous les militaires indigènes originaires de l’Afrique de l’Ouest ou de l’Afrique centrale, à l’exception de ceux des quatre communes de Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar (Sénégal), qui sont citoyens français et servent dans l’infanterie coloniale sous la dénomination d’« originaires ». 3. Instruction n° 685/DEF/EMAT/SH/D relative au patrimoine de tradition des unités de l’armée de terre du 21 juin 1985 (BOEM 685). 4. Cf. CHAMPEAUX Antoine : « Le patrimoine de tradition des troupes indigènes », in Les troupes de marine dans l’armée de terre un siècle d’histoire, 1900-2000, CEHD, CMIDOME, Lavauzelle, 2001 ; « Le patrimoine de tradition de la Libération de la Provence », in Le débarquement de Provence, GAUJAC Paul et CHAMPEAUX Antoine (Dir.), Lavauzelle, 2008 ; « Devoir d’histoire et droit à la mémoire, La fidélité aux sacrifices consentis par les tirailleurs indigènes, Un aspect de la culture d’arme : le souvenir des soldats de l’Armée coloniale », in Bulletin de l’association des amis du musée des troupes de Marine, Fréjus, 2008 ; « Une mémoire de l’Indochine dans l’armée française : le patrimoine de

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tradition des troupes indigènes », in Les Maquis de l’histoire, guerre révolutionnaire, guerres irrégulières, CHAMPEAUX Antoine (Dir.), Lavauzelle, 2010. 5. Créé le 30 novembre 1910 à partir du bataillon du Chari et du bataillon mixte du Tchad. 6. Extrait de la décision n° 31/CAB/MIL/2.G. 7. Décision n° 171 du 21 novembre 1944 (JO du 17 décembre 1944) ; Décision n ° 649 du 19 avril 1945 (JO du 7 juin 1945). 8. Décision n° 1F du 18 septembre 1946 (BOPP n° 18 du 5 mai 1947, p. 1290). Seules cinq autres unités de l'armée de terre ont obtenu cet honneur en 1939-1945 : le 2e groupe de tabors marocains, la 13e demi-brigade de Légion étrangère, le 4e régiment de tirailleurs tunisiens, le 3e régiment de tirailleurs algériens et le BIMP. Sans oublier le 2e régiment de chasseurs parachutistes de l'armée de l'Air, unique titulaire de la fourragère à la couleur du ruban de la Légion d’honneur, avec six citations à l'ordre de l'armée, devenu 1er régiment de parachutistes d’infanterie de marine. 9. Ce qui constitue une exception notable à la règle instituée consistant à n’attribuer au maximum que quatre inscriptions au titre du conflit 1939-1945. 10. Emblème resté à Fort-Lamy pendant la Seconde Guerre mondiale. 11. Décret du 12 juin 1945. 12. Instruction n° 1515/DEF/EMA/OL/2 sur les filiations et l’héritage des traditions des unités du 23 septembre 1983 (BOEM 685). 13. Première des unités des Forces françaises libres, répondant dès juin 1940 à l’appel du général de Gaulle, à Chypre et à Tripoli, le 1er BIM, sous le commandement du capitaine Lorotte, est le premier à reprendre les combats contre les forces italiennes aux confins de l’Égypte et de la Cyrénaïque (septembre 1940). 14. Créé le 2 septembre 1940 à Tahiti, le bataillon rassemble 600 volontaires tahitiens, néo- calédoniens et néo-hébridais. 15. Et le drapeau du 7e RIC reversé au service historique de l’armée de Terre à Vincennes, en mai 1955. 16. Le 1er décembre 1958. 17. Le drapeau du 7 e RIC est ensuite confié au bataillon autonome de Haute-Volta jusqu’en novembre 1959, puis, en janvier 1960, au 7e RIAOM à Madagascar. 18. Les décorations attribuées au BIMP et les inscriptions : Libye Égypte Tripolitaine 1942, Tunisie 1943, Italie 1944 et Hyères-Vosges 1944. 19. Sous l’appellation de bataillon d’infanterie de marine de Tahiti. 20. Au cours d’une prise d’armes, le 31 mai 1963. 21. Décision n° 5367/EMAT/3/EPO du 24 septembre 1965. 22. Régiment d’infanterie de marine du Pacifique/Nouvelle–Calédonie (RIMaP/NC) et Régiment d’infanterie de marine du Pacifique/Polynésie (RIMaP/P). En juillet 2012, le RIMaP devient détachement Terre Polynésie RIMaP. 23. Décision n° 3181/DEF/EMAT/EMPL/AA du 12 novembre 1988. 24. Le régiment reçoit le patrimoine de tradition du 1er régiment de tirailleurs algériens. 25. Dont trois bataillons au sein de l'Armée d'Orient. 26. Ordre 122 F du 3 septembre 1918. 27. Ce surnom avait déjà été donné par les Bavarois aux marsouins de la « division bleue » à l’issue des combats de Bazeilles, les 31 août et 1er septembre 1870. 28. La 151e compagnie de transit et de garnison qui reçoit le drapeau du 41e RIMa, devient le 1er septembre 1976 la 41e compagnie de commandement, de soutien, de transit et de garnison, elle- même transformée, le 1er août 1978, en 41e bataillon de commandement et de service. 29. Car il existe une 1 re compagnie du 41 e RIMa (compagnie subdivisionnaire du Finistère), à Quimper, du 1er décembre 1963 à août 1966. C'est le drapeau dont elle a la garde qui est envoyé aux Antilles.

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30. Deux inscriptions au drapeau : Verdun 1916 et L'Aisne 1917. Pas de citation. 31. « Le 1er janvier 1791, les vieilles dénomination des régiments disparurent, pour être remplacées par de simples numéros. Ces nouvelles désignations devaient fixer désormais l’individualité des corps et devenir, à travers les vicissitudes de l’organisation, le point d’attache de tous les souvenirs. » Historique des corps de troupe de l’armée française, Berger-Levrault, 1900, p. XXII. 32. Robert Dietrich, en particulier. 33. Documentation du Centre d’histoire et d’études des troupes d’outre-mer (CHETOM) du musée des troupes de marine, Fréjus. 34. Décision n° 5335/DEF/EMAT/SH/DE/T du 5 juin 1992 : « Son emblème porte les inscriptions L'Aisne 1918 et Vauxaillon 1918. Il est décoré de la croix de guerre 1914-1918 avec trois citations à l'ordre de l'armée, de la croix de guerre des théâtres d'opérations extérieurs avec deux citations à l'ordre de l'armée et de la croix de guerre 1939-1945 avec une citation à l'ordre de l'armée. Il porte la fourragère aux couleurs du ruban de la croix de guerre 1914-1918. » 35. On peut ajouter également que le régiment du service militaire adapté de la Réunion conserve la garde de l’étendard et des traditions du 7e régiment d’artillerie coloniale, régiment d’artillerie de Madagascar. 36. Pour plus de détails sur le bataillon somali, cf. CHAMPEAUX Antoine « Les traditions du 1 er bataillon de tirailleurs somalis », in Les Troupes coloniales dans la Grande Guerre, Economica, 1997, pp. 23-51 ; « Le bataillon de tirailleurs somalis, 1916-1918 et 1943-1945 », in Les Cahiers de Montpellier, n° 31 I/1998, pp. 27-43. 37. Ordre n° 133F du 4 novembre 1918. 38. Soldat d’infanterie de marine. 39. Ces cinq inscriptions rappelant les faits d'armes du 1 er bataillon de tirailleurs somalis pendant la Grande Guerre sont : Verdun-Douaumont 1916, La Malmaison 1917, L'Aisne 1917-1918, La Marne 1918 et Noyon 1918. Elles se rajoutent aux quatre inscriptions méritées par le 5e RIC : Lorraine 1914, Champagne 1915, La Somme 1916 et Picardie 1918. 40. Décision n° 12 475 du 1er avril 1970. 41. Décision n° 7347/DEF/EMAT/CAB/16 du 18 septembre 1996. 42. À l'origine simple sous-vêtement utilisé par tous les soldats, portée de façon apparente dans l'infanterie d'Afrique, la ceinture est de diverses couleurs. Une répartition est peu à peu adoptée puis réglementée. La ceinture bleue distingue les corps à recrutement européen : zouaves, infanterie légère d'Afrique, légion étrangère. La ceinture rouge est portée par les unités de tirailleurs à recrutement indigène. 43. Artilleurs de marine. 44. Cf. DEROO Eric et RIVES Maurice, Les Linh Tap, Histoire des militaires indochinois au service de la France, 1859-1960, Lavauzelle, 1999. 45. Les drapeaux des 1er, 2e, 3e et 4e RTT portent cinq inscriptions : Sontay 1883, Bac Ninh 1884, Langson 1884, Tuyen Quang 1885 et Hoa Moc 1885. Le 1er RTA : Sontay 1883, Bac Ninh 1884, Cambodge 1885, Laos 1893-1895. 46. Décision n° 61 du 7 novembre 1949, JO du 17 novembre 1949. 47. Issu du groupement N° 5 (du régiment mixte des Antilles-Guyane) créé le 11 décembre 1961, devenu 3e bataillon du SMA le 1er juillet 1964. 48. Les RIAOM sont créés le 1er décembre 1958 en remplacement des détachements motorisés autonomes. Seuls le 1er et le 28e RIAOM héritent des traditions de RTS (1er RTS et 8e RTS). 49. Le régiment est engagé en bataillons ou compagnies isolés. Il fournit également la garde d’honneur du général Juin puis du général de Lattre. 50. Créé en 1920, et stationné pendant une vingtaine d’années à La Rochelle, le 12e RTS hiverne aux environs de Marseille en 1939-1940. Anéanti en 1940, reconstitué au Maroc en 1944, son drapeau défile sur la Cannebière le 11 novembre 1944.

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51. Cf. RIVES Maurice et DIETRICH Robert, Héros méconnus, Mémorial des combattants d’Afrique noire et de Madagascar, Frères d’Armes, 1993 ; DEROO Éric et CHAMPEAUX Antoine, La Force noire, Tallandier, 2006 ; Lemaire Sandrine et Deroo Éric, Les tirailleurs, Histoire, Seuil, 2010 ; GAUJAC Paul, Les troupes coloniales dans la campagne de France, 1940, Histoire et Collections, 2010. 52. Cf. BENOIT Christian, « La remise de la Légion d’honneur au drapeau du 1er RTS le 14 juillet 1913 », in Les Cahiers de Montpellier, n° 31 I/1998. 53. Une citation à l’ordre de l’armée pour le 6e RTS, le I/15e RTS, le II/13e RTS et le I/4e RTS ; à l’ordre du corps d’armée pour le 15e RTS ; l’inscription Tunisie 1943 pour le 15e RTS, Toulon 1944 pour les 4e et le 6e RTS ; Ile d’Elbe 1944 pour le 13e RTS. 54. Le 27 e BMTS obtient une citation à l’ordre de l’armée (12 février 1952) et une citation à l’ordre du corps d’armée (24 mai 1955). Ce bataillon avait déjà obtenu en 1914-1918 une citation à l’ordre du régiment, deux citations à l’ordre de l’armée et la fourragère aux couleurs du ruban de la croix de guerre. 55. À cette date, les autres RTS deviennent également des RIMa en ajoutant le chiffre 60 à celui antérieurement porté : 63e, 65e, 66e, 67e, 72e, 73e et 75e RIMa. Le patrimoine de tradition des RTS est transféré aux nouveaux RIMa. La plupart de ces unités sont dissoutes entre 1961 et 1967. 56. À partir du 7e régiment de parachutistes d’infanterie de marine et du 10e RIAOM. 57. Les emblèmes du 1er RTS (ceux de 1905 et de 1957) sont conservés au musée de l'Armée, à Paris. Celui de 1950 au musée des troupes de marine, à Fréjus. 58. Arrêté du 23 février 1996 portant création de la fourragère de l’ordre de la Libération (JO du 28 mars 1996). 59. Décision n° 2196/DEF/EMAT/CAB/16 du 12 mars 1996. 60. Homologué sous le numéro G 4293, le 17 juin 1996. 61. Créé en 1834, le corps des spahis réguliers envoie un détachement à Saint-Louis du Sénégal dès 1843. En 1928, l’escadron de spahis sénégalais devient escadron monté de la gendarmerie coloniale du Sénégal. À l’indépendance, il devient Garde présidentielle sous le nom de Garde Rouge. Cf. ROSIERE Pierre, Des spahis sénégalais à la garde rouge, Dakar, Éditions du Centre, 2005. 62. Dissoute une première fois en 1907, recréée en 1921 comme corps militaire des troupes coloniales, la compagnie des Cipahis de l’Inde devient une unité de gendarmerie en 1938. Elle est ensuite absorbée par les Forces publiques des Etablissements de l’Inde, forces dissoutes en 1954. Le fanion tricolore des Cipayes porte 3 inscriptions : Pondichéry, Gingy, Deccan. 63. Décisions 23F du 18 novembre 1952 (1er BT) et 24F du 19 mai 1953 (1er BM). 64. Surnommés les ROK, pour Republic of Korea. 18 Coréens trouvent la mort au sein de la 2e compagnie du bataillon français de l’ONU en Corée. 65. Dans le même ordre d’idée, il faudrait évoquer la tradition de déposer une copie des emblèmes décorés de la Légion d’honneur au musée de l’armée, comme l’ont fait les tirailleurs sénégalais en juillet 1913 ; ou bien encore la collection d’emblèmes au chiffre 1 représentant tous les régiments de l’armée coloniale, qui était exposée au musée permanent des colonies, Porte Dorée à Paris, jusqu’aux années soixante… 66. Son implantation dans la citadelle de Neuf-Brisach est à l’étude. 67. Cf. CHAMPEAUX Antoine, « Les emblèmes, textile sacrés, textiles profanes ? »,in Réflexions sur la présentation de collections de textiles, de costumes et d’uniformes, AGCCPF-PACA, Fage Éditions, 2006. 68. Cf. CHAMPEAUX Antoine, « Du champ de bataille au musée », in BENOIT Christian, CHAMPEAUX Antoine, DEROO Éric Deroo et BOËTSCH Gilles (Dir.), Le sacrifice du soldat, corps martyrisé, corps mythifié, CNRS, ECPAD, 2009. 69. Journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc (loi n° 2012-1361 du 6 décembre 2012). 70. Souvenir des héros, victimes de la déportation dans les camps de concentration au cours de la Seconde Guerre mondiale (loi n° 54-415 du 14 avril 1954).

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71. Victoire de 1945 (loi n° 81-893 du 2 octobre 1981). 72. Journée nationale d'hommage aux « morts pour la France » en Indochine (décret n° 2005-547 du 26 mai 2005). 73. Journée nationale commémorative de l'appel historique du général de Gaulle à refuser la défaite et à poursuivre le combat contre l'ennemi (décret n° 2006-313 du 10 mars 2006). 74. Journée nationale d'hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives (décret du 31 mars 2003). 75. Armistice de la Première Guerre mondiale et de commémoration annuelle de la Victoire et de la Paix (loi du 24 octobre 1922 et loi n° 2012-273 du 28 février 2012). 76. Journée nationale d'hommage aux "morts pour la France" pendant la guerre d'Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie (décret n° 2003-925 du 26 septembre 2003). 77. Voir : Atlas des nécropoles nationales, Délégation à l’information historique, La Documentation française, 1993 ; Les Sépultures de guerre en France, DMIH, sd ; Les soldats d’outre-mer 1939-1945, Monuments et sépultures en France, DMIH, sd ; Les soldats nord-africains, Monuments et sépultures, DMIH, sd. 78. Nécropole nationale de Chasselay, la Tata des tirailleurs sénégalais, direction de la mémoire, du patrimoine et des archives, sd. 79. Il est à noter que la cérémonie annuelle de mai 2013 marque le passage du témoin entre l’association nationale Souvenir de l’Armée d’Afrique qui se dissout et Le Souvenir français qui recueille et conservera son héritage. 80. Le mémorial des guerres en Indochine, DMPA, sd. Dans le mémorial, un mur du Souvenir porte les 34 000 noms des combattants morts pour la France en Indochine et dont les corps ne reposent pas à Fréjus (disparus, restés sur place ou rendus aux familles). 81. Œuvre de Léon Guidez. 82. Œuvre de Paul Moreau-Vauthier. Un projet de recréation du monument est à l’étude à Reims. 83. Œuvre du sculpteur Paul Ducuing associant Demba le tirailleur africain et Dupont le poilu français, inauguré le 30 décembre 1923 au rond-point de l’Étoile à Dakar. 84. Cf. DEROO Éric et CHAMPEAUX Antoine, films : La force noire, Établissement de conseption et de production audiovisuelle de la défense, 2007 ; Une mémoire en partage, ECPAD, 2008 ; Ensemble, ils ont sauvé la France, ECPAD, 2008 85. DEROO Éric et CHAMPEAUX Antoine, La Force noire, exposition pédagogique en 20 panneaux, DMPA, ECPAD, 2007, diffusée par l’office national des anciens combattants et victimes de guerre. 86. DEROO Éric et CHAMPEAUX Antoine, La Force noire, Paris, Tallandier, 2006 ; DEROO Éric, LEMAIRE Sandrine et CHAMPEAUX Antoine, Les tirailleurs, Histoire, Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives, Seuil, 2010

INDEX

Mots-clés : commémorations, tradition, troupes indigènes

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AUTEUR

ANTOINE CHAMPEAUX Lieutenant-colonel d’infanterie de marine, breveté technique de l’enseignement militaire général et diplômé de l’École nationale du patrimoine, Antoine Champeaux a été conservateur du musée des troupes de marine à Fréjus de 1998 à 2009. Il est officier adjoint du général délégué au patrimoine de l’armée de terre. Docteur en histoire, il a organisé les colloques du centre d’histoire et d’études des troupes d’outre-mer (CHETOM). Collaborateur d’une cinquantaine d’ouvrages et auteur de nombreux articles, il dirigé ou co-dirigé Forces noires des puissances coloniales européennes (Lavauzelle, 2009), Le sacrifice du soldat, corps martyrisé, corps mythifié (CNRS, ECPAD, 2009), Les Maquis de l’histoire, Guerre révolutionnaire, Guerres irrégulières (Lavauzelle, 2010), et Le régiment de marche du Tchad, au cœur de la 2e DB (Pierre de Taillac Éditions, 2012). Il a publié Michelin et l’aviation 1896-1945, patriotisme industriel et innovation (Lavauzelle, 2006) et, avec Éric Deroo, La Force Noire (Tallandier, 2006). Il a présenté la réédition de La Force noire du lieutenant- colonel Charles Mangin (L’Harmattan, 2011).

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Généalogie

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Les dossiers de pensions des troupes coloniales et indigènes. La sous- série GR 13 Yf

Sandrine HEISER et Hélène Guillot

1 En avril 2011, le Service historique de la Défense (SHD) a débuté le classement des dossiers de pensions des troupes coloniales et des troupes indigènes pour la période 1850-1950. 14 000 premiers dossiers ont été inventoriés, sur un total de 24 000, l’objectif étant d’achevé le classement pour le centenaire de la Grande Guerre. L’opération comporte également une phase importante de reconditionnement permettant une communication immédiate et idéale aux lecteurs au gré des mises à jour régulières de l’instrument de recherche provisoire.

2 La sous-série est constituée des dossiers individuels des engagés volontaires. Ils sont classés à l’unité et par ordre alphabétique. Outre leur nom et leur origine géographique, l’inventaire relève également leur date de naissance ainsi que la dernière unité occupée. Une cote unique est attribuée à chacun des soldats, que le dossier soit présent ou non, dès lors que l’information est présente sur une fiche de substitution communément appelée fantôme.

3 Un dossier concerne un individu. Il s’agit principalement d’hommes de troupes et de sous-officiers, une part infime renvoyant à des officiers. Ils sont d’origine variée : Afrique du Nord, Afrique noire, Cambodge, Annam, Tonkin, Inde, îles des Comores, Madagascar. Dans le détail, de nombreuses pièces composent le dossier de pension. Il comprend systématiquement un état signalétique et des services (ESS) complet du soldat ainsi que les pièces administratives nécessaires à sa demande de pension mais aussi des pièces d’état-civil justifiant la position de sa veuve lorsqu’elle demande la réversion. Il arrive que certains dossiers présentent des documents originaux signés par le Cheick, autorité locale du village d’origine. Ce sont des pièces uniques écrites en arabe et traduites pour les besoins de l’administration des pensions. On trouve encore des actes de naissance ou de décès rédigés à la fois en indochinois et en français.

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4 Par ailleurs, se trouvent systématiquement mentionnés l’identité des parents du soldat, sa date et son lieu de naissance exacte ainsi que sa profession avant l’engagement mais également ses blessures et ses récompenses. Nombre d’informations sont reportées dans la base de données documentaire et permettent ainsi de procéder à des requêtes selon plusieurs critères. Une part importante de ces dossiers concerne des soldats qui ont combattu, notamment, pendant la Grande Guerre. Pour chacun d’entre eux, il est fait état de leurs différentes affectations et des campagnes correspondantes.

Les services à distance

5 Depuis le 12 juillet 2012, le répertoire alphabétique des dossiers de pension des troupes indigènes et des troupes coloniales est publié en ligne sur le site Internet1 du SHD. De juillet 2012 à mai 2013, ce sont plus de 7500 internautes qui ont consulté l’inventaire GR 13 Yf au format pdf. Ce répertoire alphabétique est régulièrement mis à jour au fur et à mesure du traitement du fonds. Il permet de vérifier l’existence d’un dossier et le cas échéant de retrouver la cote de celui-ci afin de pouvoir en commander une reproduction.

Un accès dédié aux généalogistes

6 L’intérêt de ces dossiers est en outre signalé par un article dans la rubrique dédiée aux généalogistes, tout en étant accessible en un clic depuis la page d’accueil du site.

7 Il est à noter que les dossiers eux-mêmes n’ont pas été numérisés et qu’ils sont consultables uniquement en salle de lecture au SHD-Vincennes. Il est éventuellement possible de commander la reproduction du dossier dans la mesure où celui-ci est précisément identifié par une cote.

8 Les sources complémentaires concernent principalement les dossiers de recensement et/ou de conscription, on consultera également : • Les Archives nationales d’outre-mer • Le Service historique de la Défense, Centre des archives des personnels militaires de Pau (voir l’ouvrage Vos ancêtres à travers les archives militaires, publié par le SHD en 2012) • Le Centre des archives diplomatiques de Nantes

9 Le catalogue informatisé des bibliothèques signale actuellement 500 000 références de documents variés (livres, revues, thèses, manuscrits, livres anciens, etc.) répartis entre les sites géographiques de Vincennes, Brest, Cherbourg, Lorient, Rochefort, Toulon et Châtellerault. Une recherche simple sur l’expression « troupes coloniales » permet d’y repérer 326 publications susceptibles d’éclairer le contexte de production des archives individuelles.

10 Les services à distance du site Internet du SHD offrent également la possibilité de réserver un document à la condition de s'y prendre très à l'avance, un délai de quatre semaines pouvant être nécessaire pour la réservation de places et de documents en salle de lecture Louis XIV à Vincennes.

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NOTES

1. Depuis le mois de février 2013 et suite au changement d’hébergeur, le site Internet du Service historique de la Défense est automatiquement redirigé vers une nouvelle adresse www.servicehistorique.defense.gouv.fr. Courant 2013, le site devrait à nouveau être accessible depuis l’adresse originale www.servicehistorique.sga.defense.gouv.fr.

INDEX

Mots-clés : Instrument de recherches en ligne, pension, troupes coloniales, troupes indigènes

AUTEURS

SANDRINE HEISER chargée d’études documentaires, chef du bureau de la valorisation culturelle, des publications et des publics

HÉLÈNE GUILLOT responsable des fonds contemporains des archives de la Guerre et de l’armée de Terre, Département des archives définitives

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Lectures

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François Cochet, Armes en guerre, XIXe-XXIe siècles, Mythes, symboles, réalités CNRS éditions, 2012, 317 pages

Julie d’Andurain

RÉFÉRENCE

François Cochet, Armes en guerre, XIXe-XXIe siècles, Mythes, symboles, réalités, CNRS éditions, 2012, 317 pages

1 Après avoir longtemps travaillé sur les prisonniers de guerre définis comme des soldats sans armes, François Cochet, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine (Metz) inaugure désormais une réflexion plus vaste et plus globale sur le soldat et la pratique de la guerre. Avec ce nouvel opus, l’historien s’intéresse à la mise en valeur de la culture matérielle de la guerre, c’est-à-dire à la relation de l’homme avec l’outil ou la machine qui, tout en prolongeant son bras, fait de lui un combattant. Le projet ne consiste pas seulement à effectuer un travail érudit et savant – encore qu’il soit parfaitement référencé – sur les armes du XIXe au XXIe siècle, mais plus finement de faire émerger ce qui « sur le champ de bataille relève de l’intransmissible ». En tentant de « faire dire la guerre aux armes », François Cochet trouve un biais astucieux pour montrer que ce qui ne peut habituellement se caractériser par le langage – la mort, la violence de la guerre, l’atteinte au corps et à l’âme – trouve à s’exprimer pour partie dans la façon dont on nomme, on conçoit ou on utilise les armes. Dans une première partie, François Cochet étudie ce que « les armes disent des évolutions guerrières » en montrant comment s’effectue le processus d’amélioration de l’équipement, toujours enserré dans un débat entre l’efficacité des armes et leur coût. Si un processus d’innovation et d’automatisation est à l’oeuvre durant toute la période, il se traduit dans certains cas par une dangerosité croissante du champ de bataille mais, celui-ci ne cessant par ailleurs de s’adapter, d’autres inventions technologiques apparaissent, doublées le plus

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souvent d’enjeux de communication (mise en image des armes par la photographie ou le cinéma). Naturellement, si l’identification des armes à la masculinité montre qu’il existe un lien avec la sexualité, l’auteur ne se contente pas d’un simple rappel de leur dimension phallique, mais il insiste sur la pertinence des travaux introduisant la notion de « gender » car le sexe – par le viol en l’occurrence – se transforme aussi, dans bien des guerres, en une arme. Le caractère totémique de l’arme ainsi mis en exergue se clôt par une typologie de représentation des armes définissant huit catégories-types. Dans une seconde étape, l’historien matérialise la façon dont les armes « disent les guerres des chefs », en analysant la manière dont elles sont choisies et sélectionnées, dans les démocraties et les dictatures, en montrant à quel point le processus de production des armes participe de la politique des États tandis que celui de la vente, dans un monde désormais globalisé, fait intervenir autant la dimension étatique que des sociétés privées.

2 Enfin, pour finir, François Cochet s’intéresse à la façon dont les « combattants disent les armes » rappelant à quel point le soldat est nécessairement subordonné à son outil au point de se voir en quelque sorte « essentialisé » dans sa fonction par son arme (l’artilleur, le carabinier, l’obusier, le cavalier). L’interdépendance de l’homme et de son outil entraîne certes une contrainte, celle de devoir entretenir correctement l’arme, mais aussi une nécessité, celle de la respecter au point de générer une certaine anthropomorphisation des objets, elle-même perceptible à travers les multiples surnoms affectifs donnés aux armes. En définitive, François Cochet montre bien que, dans le discours savant ou dans les témoignages de soldats ou d’officiers, la guerre est exprimée par le truchement de l’objet qui fait de l’homme un soldat, la variété des citations et des références suffisant à prouver à quel point l’arme constitue en soi un objet d’histoire ou de mémoire qui participe à l’histoire des représentations. Dès lors, il faut considérer cet ouvrage comme un brillant essai et une première synthèse référencée sur les armes en guerre.

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Adrien-Henri Canu, La pétaudière coloniale Édition présentée par Boris Lesueur, avec la collaboration de Roger Little,L’Harmattan, 2013, coll. « Autrement mêmes », 242 pages

Nicolas Texier

1 Dans cette collection dédiée à la publication de textes tombés dans le domaine public, les éditions de l’Harmattan rééditent aujourd’hui un texte intitulé « La pétaudière coloniale », paru en 1894 et dont la postérité étonne aujourd’hui. Né en 1857, Adrien- Henri Canu sert en Indochine dans l’infanterie de marine, avant de revenir à Paris tenter une carrière de publiciste. Proche de Déroulède puis de Drumont, antisémite, nationaliste, il se spécialise dans la dénonciation des scandales et son anticolonialisme est avant tout une attaque antirépublicaine par la dénonciation des turpitudes de la Troisième République dans ses colonies. Rédigé par un homme qui n’a vraisemblablement jamais mis les pieds en Afrique, l’ouvrage serait à peu près sans intérêt si cette « compilation de la production journalistique de l’époque », selon Boris Lesueur qui en signe la présentation, n’était le reflet des luttes entre les différents corporatismes qui agissent aux colonies et ne rassemblait une collection d’anecdotes édifiantes sur le népotisme, la corruption, l’amateurisme et la prévarication qui accompagnent les conquêtes et caractérisent le « parti colonial ». Précédé d’une utile présentation qui restitue le contexte et les enjeux, ce texte est l’occasion de revisiter les débats qui traversèrent les milieux nationalistes et la presse parisienne au moment de la reprise de l’expansion coloniale dans les années 1890.

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Daniel Costelle, Prisonniers nazis en Amérique Éditions Acropole, 2012, 364 pages

Jean-François Dominé

1 Connu pour ses documentaires destinés à la télévision, Daniel Costelle est aussi l’auteur de nombreux ouvrages, dont plusieurs consacrés à la Seconde Guerre mondiale. Il aborde ici un sujet fort peu étudié, le sort fait aux prisonniers allemands (en particulier les membres de l’Afrikakorps) transférés aux États-Unis. À l’automne 1944, ils ne sont pas moins de 306 856 répartis dans 55 camps principaux et 511 camps annexes. Ceux-ci couvrent tout le territoire, en majorité le Sud (notamment le Texas). Ils sont situés en zone rurale, dans les petites et moyennes agglomérations, à l’exclusion des grandes métropoles. Pour les soldats allemands, la découverte de l’American way of life est un choc : l’abondance, le confort, la bonne nourriture est un émerveillement. Cependant, les plus endurcis n’y voient qu’une forme de corruption. Respectueux jusqu’à l’absurde de la convention relative au traitement des prisonniers de guerre du 27 juillet 1929, dite Convention de Genève (judicieusement placée en annexe du livre), les autorités américaines ont laissé flotter le drapeau nazi au mât des camps ; pire, ils ont laissé l’idéologie nazie s’y propager librement. Il règne une véritable terreur entretenue par les éléments les plus fanatiques. Des tribunaux secrets, les Kangaroo Courts, jugent les suspects de défaitisme ou de lâcheté. Les condamnations peuvent aller jusqu’à la peine de mort, en fait, l’assassinat. Les responsables américains jugent et condamnent à leur tour ; ils en viennent à séparer les nazis et les antinazis. Fondé sur le recueil des témoignages oraux (entrepris dans les années 1970), le travail de Daniel Costelle frappe par son authenticité. Éclairé par la préface du professeur J.-P. Bled, mis en perspective par la postface du colonel (er) F. Guelton, il met en lumière un épisode assez ignoré et surtout montre à quel point une doctrine totalitaire peut garder les esprits sous son emprise, au-delà de toute logique. Même si la majorité de ces hommes avaient adopté la formule de l’écrivain Hans Werner Richter : « Nous sommes libres enfin. Prisonniers et libres. » (Les vaincus, Horay, 1950).

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Ivan Cadeau, Diên Biên Phu (13 mars – 7 mai 1954) Tallandier, 2013, 207 pages, coll. L’Histoire en batailles

Nicolas Texier

1 Collaborateur régulier de la Revue historique des armées, auteur de la présentation des deux volumes des Enseignements de la guerre d’Indochine (1945-1954), rapport du général ély publiés par le Service historique de la Défense, le capitaine Cadeau signe aujourd’hui chez Tallandier le 11e volume de la prolifique collection L’Histoire en batailles. Consacré à l’ultime épisode de la guerre d’Indochine, l’ouvrage offre, dans le format bref qui est celui de la collection, l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur le contexte, le déroulement et les suites des 56 jours qui scellèrent le départ des troupes françaises d’Indochine. Il faut tout d’abord saluer l’initiative de l’éditeur qui, à rebours des tentatives les plus récentes pour étendre et éclairer le champ de l’Histoire à la lumière d’autres sciences sociales, renoue dans cette collection avec l’étude et la chronologie des événements proprement militaires.

2 S’agissant d’affrontements comme Alésia, Pearl Harbor ou Diên Biên Phu qui, en cristallisant soudain des tendances lourdes, déterminent brutalement des changements radicaux dans la vie des peuples et des territoires, de tels ouvrages permettent, au-delà des conséquences auxquelles ces batailles sont souvent réduites, de saisir le déroulement exact de ces événements, le rôle de leurs acteurs majeurs et la part d’impondérable qui appartient à chacun de ces épisodes.

3 Le pari est ici particulièrement réussi. Faisant appel aux mémoires laissées par les protagonistes, aux témoignages des combattants, aux ouvrages des spécialistes tant français qu’anglo-saxons, aux archives des unités comme des commissions qui, dès 1955, entreprirent de déterminer les responsabilités, l’auteur livre un véritable récit, clair, haletant, pondéré, didactique et concis, enrichi des portraits des principaux chefs militaires français. Au-delà du contexte de la campagne de 1953 et des raisons qui ont présidé au choix de la vallée de Diên Biên Phu pour l’implantation d’une base aéroterrestre, le lecteur découvre ainsi chacun des éléments (tiraillements du haut- commandement, manque de moyens notamment aériens, renforcement du corps de bataille viêt-minh, sous-estimation des capacités de celui-ci en matière d’artillerie,

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faiblesse des fortifications, etc.) qui, en entraînant les troupes franco-vietnamiennes dans un combat décisif mené à 300 km du Delta, consacrent peu à peu une défaite inexorable dès lors que la vallée est encerclée…

4 Au chapitre des regrets, c’est à peine si l’on mentionnera le report des notes en fin de volume qui, peut-être dans le but de ne pas effrayer le lecteur, nuit à la lisibilité du texte.

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Peter Hopkirk, préface d’Olivier Weber, Le grand jeu, officiers et espions en Asie centrale Bruxelles, Éditions Nevicata, 2011, 572 pages

Olivier Berger

1 Entre l’Angleterre et la Russie, une course effrénée à la conquête d’un territoire stratégique se fait jour, depuis le XVIIIe siècle, afin de contrôler des terres, d'étendre une aire d’influence vers les steppes asiatiques ou de contrôler la route des Indes. Ce « grand jeu » consiste à explorer des zones encore mal cartographiées, collecter du renseignement, nouer et détricoter des alliances de circonstances, espionner l’ennemi plus ou moins ouvertement. L’expansionnisme russe fait peur aux Britanniques, eux- mêmes désireux de défendre leur possession indienne et son hinterland. La période napoléonienne complique la donne, le sentiment de menace exacerbé déchaîne les nouveaux ennemis qui avaient combattu ensemble Napoléon. Tous les coups sont permis : on se déguise en pèlerin musulman, en commerçant, maîtrisant le dialecte local, tout en observant la région, ses caractéristiques étaient enregistrées en vue d’une campagne que l’on anticipe. C’est une sorte de « guerre froide » avant l’heure, une course dont l’enjeu est de gagner une aire d’influence commerciale et stratégique. Dans le Caucase, en Afghanistan, au Tibet, en Inde ou chez les Perses, le grand jeu met aux prises des officiers jusqu’à l’accord de 1907 qui met fin à cette rivalité. Le nouveau danger vient désormais d’Allemagne. Ici l’auteur ne prétend pas remplacer des livres récents faisant autorité, traitant de l’histoire des relations internationales, mais s’attache à une étude de terrain, privilégiant une petite échelle afin de faire revivre le périple de ces militaires aventuriers jouant leur vie au nom de la raison d’État. Il parvient à imbriquer les échelles d’études avec facilité. Ce livre se lit aisément, malgré un aspect a priori rébarbatif, et aide à comprendre les enjeux géostratégiques actuels de cette région du monde, largement tributaires des événements passés. Un livre qui ravira les historiens comme les militaires.

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Julie d’Andurain, La capture de Samory (1898).L’achèvement de la conquête de l’Afrique de l’Ouest Éditions SOTECA, 2012, 209 pages

Dominique Guillemin

1 À Guélémou (Côte-d’Ivoire), au petit matin du 29 septembre 1898, une colonne de deux cent tirailleurs placée sous le commandement du capitaine Henri Gouraud surgit dans le camp du plus redouté des grands chefs africains opposés à la pénétration française dans l’ouest du continent : Samory Touré. La surprise est totale, et c’est sans un coup de feu que l’Almany(commandeur des croyants) est capturé avec ses principaux fils et toute sa dembaya(maison, équivalent de smala). Puis, mis devant le fait accompli, les chefs, marabouts et les quelques 1 800 sofas (guerriers) qui constituent les restes de son armée déposent leurs armes. Avec leur famille et leur suite, c’est une immense foule de cinquante mille personnes qu’il faut maintenant prendre en compte et disperser. Quand à Samory lui-même, il est exilé au Gabon, une des « guillotine sèche » où la France coloniale expédie ses ennemies à la mort « climatique ». Aujourd’hui oublié, la soumission du « plus vieil ennemi de la France » dans le bassin du haut Niger, ou du « Napoléon des savanes », comme on disait également, marque la fin d’une époque : l’ère de la « course au clocher » et à l’élargissement des empires s’achève alors, tandis que s’ouvrent les perspectives de développement portées par l’unification des bassins des fleuves Sénégal et Niger en un vaste marché, avec en arrière-plan le rêve récurent du transsaharien. C’est tout l’intérêt de l’ouvrage que nous livre Julie d’Andurain, enseignant-chercheur au Centre de doctrine d’emploi des forces de l’armée de Terre, que d’approcher, derrière l’événement haut en couleur, les réflexions au cœur de l’historiographies récentes : la colonisation au prisme des relations entre acteurs politico-militaires, ou le point de vue de la résistance africaine à la colonisation, y compris dans son contexte propre, telle la révolution Dyula (les commerçants itinérants par qui l’Islam se diffuse en Afrique occidentale) et l’examen à distance de sa légende noire ou dorée (voir le mythe de l’ascendance de Sékou Touré en Guinée) ; le tout en refusant une vision téléologique de l’histoire coloniale. Passant avec aisance du

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récit à l’analyse politico-sociale et des relations internationales à l’histoire culturelle, le petit livre de Julie d’Andurain est une excellente porte d’entrée vers le second impérialisme français en Afrique de l’Ouest.

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Christophe Dutrône, Feu sur Paris ! L’Histoire vraie de la Grosse Bertha Éditions Pierre de Taillac, 2012, 308 pages

Hélène Guillot

1 Au-delà d’un ouvrage très bien documenté sur les tirs de canons à longue portée, Christophe Dutrône informe le lecteur sur un aspect de la vie quotidienne des Parisiens pendant la Grande Guerre. Événements parfois méconnus ou oubliés, les bombardements sur la capitale ont pourtant rythmé l’existence de cet « arrière » vu d’abord par les soldats comme un repère d’embusqués. En effet, Paris bombardé à de nombreuses reprises se transforme en camp retranché comme le montrent très bien les photographies utilisées. Les monuments ont été protégés, des tranchées ont été creusées, des sirènes installées et des postes de défense contre avions établis jusqu’en haut de la tour Eiffel. Les destructions occasionnées par les obus allemands sont toujours l’occasion de mettre en scène la population martyrisée autour de ses ruines et de dénoncer la « barbarie » des ennemis de la France. Des drames comme celui de l’église Saint-Gervais, bombardée alors que 600 personnes assistent à l’office, précipitent les Parisiens, qui le peuvent, vers les gares. Des réfugiés quittent Paris et se rendent dans le sud-ouest de la France. Ce phénomène n’est pas à généraliser mais il laisse le lecteur présager de l’ambiance régnant dans la capitale à cette période. Il faut souligner, par ailleurs, la richesse de l’illustration très variée qui agrémente les récits des contemporains tout en regrettant l’absence des références des archives consultées et utilisées. Pour finir, cet ouvrage ne doit pas occulter l’existence, dès 1914 et tout au long de la guerre, des bombardements aériens menés par des avions légers de type Tauben ou des bombardiers Gothas jusqu’en 1918.

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Christian Duverger, Cortès et son double. Enquête sur une mystification Éditions du Seuil, 2013, 310 pages.

Ivan Cadeau

1 Pour de nombreux profanes, l’histoire de la conquête du Mexique, celles des exploits de Hernán Cortès et de sa petite troupe de conquistadors avides d’aventures et de richesses, renvoie d’abord à la lecture d’un ouvrage : L’histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne. Censée avoir été écrite dans la seconde moitié du xvie siècle par l’un des derniers témoins de l’épopée cortésienne, Bernal Díaz del Castillo, cette œuvre est devenue une référence depuis. Elle relate, dans un style vivant et agréable à lire, le récit de cette poignée d’hommes, conduite par un chef charismatique, qui, en quelques années, détruit l’un des empires les plus puissants du monde d’alors : l’empire Aztèque. Pour beaucoup, l’affaire était entendue et, si les souvenirs de Bernal Díaz, pouvaient évidemment souffrir quelques critiques, l’auteur lui-même ne semblait pas devoir être remis en cause. Or voilà que, nous apprend Christian Duverger, la vérité s’avère quelque peu différente…

2 Dans Cortès et son double, Christian Duverger, spécialiste du monde méso-américain et particulièrement des Aztèques, démontre de manière magistrale comment s’est construit un mythe – celui d’un vieux soldat inculte – Bernal Díaz del Castillo – racontant avec une précision étonnante des événements survenus plusieurs décennies plus tôt et démonte – pan par pan, la légende de L’histoire véridique écrite par ce témoin omniscient. Certes l’auteur n’est pas le premier à avoir émis des doutes quant à l’origine du manuscrit et de son rédacteur mais, l’enquête minutieuse – car il s’agit bien d’une véritable enquête - qu’il mène ne laisse plus place aux doutes : Bernal Díaz del Castillo n’est pas l’auteur de L’histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne. L’intérêt majeur de l’ouvrage de Christian Duverger réside dans la contre-enquête que fait celui-ci : car si Díaz n’a pas écrit L’histoire véridique, alors qui est-ce ? Et comment en est-on venu à lui attribuer la paternité du livre ?

3 Procédant par éliminations et recoupements, et suivant une démarche logique étayée par de solides sources primaires qui entraînent le lecteur des Archives générales du Guatemala aux bibliothèques du Mexique, Christian Duverger apporte sa réponse. Aux

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termes de son raisonnement, les nombreuses inconnues qui se faisaient jour au début de la lecture de son ouvrage semblent se dissiper, le voile se lever. La vérité apparaît alors, en définitive cohérente, bien loin de la légende qui s’est forgée au cours des siècles et admise jusqu’ici. Il faut lire Cortès et son double, d’abord pour son sujet et le renouveau historiographique qu’il offre sur la question mais aussi pour son approche méthodologique : la révision de l’histoire est, en effet, la base du travail de l’historien et Christian Duverger nous en fait une brillante démonstration.

4 Au sortir de cette passionnante étude qui, n’en doutons pas, ne manquera pas de faire réagir les spécialistes outre-Atlantique, le lecteur ne pourra plus avoir la même vision de la conquête du Mexique telle que relatée dans L’histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne. Hernán Cortès, quant à lui, restera toujours un formidable chef de guerre, mais apparaîtra également comme un homme d’une grande culture et d’une grande finesse d’esprit ce, par delà sa mort.

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Yohann Douady, D’une guerre à l’autre Nimrod, 2012, 393 pages.

Dominique Guillemin

1 Alors que l’armée française quitte l’Afghanistan, il est intéressant d’observer la floraison d’ouvrages qu’aura suscité ce théâtre en comparaison des précédentes opérations extérieures dans lesquelles fut engagée l’armée française. Que ce soit en matière de doctrine (les réflexions sur la « contre-insurrection »), d’histoire (un regain d’intérêt pour « le grand jeu », la lutte d’influence qui se joue entre puissances dans la région depuis le XIVe siècle), de tactique (les apports du retour d’expérience soviétique ou des spécialistes de la guerre en montagne), l’Afghanistan semble avoir focalisé les esprits autant que les forces vives des armées, surtout à partir de 2007, date de l’intensification de l’engagement français au « royaume de l’insolence ».

2 Mieux encore, plusieurs récits de militaires de tous grades viennent ajouter l’indispensable apport du témoignage personnel à la connaissance de cet engagement exceptionnel par sa nature et sa durée. Citons par exemples ceux de l’adjudant-chef Saulnier, du caporal-chef Gargoullaud ou du sergent Tran van Can. On ne peut que saluer cette vague d’intérêt qui contraste avec la discrétion habituelle du combattant sur le terrain, quelle soit une forme de pudeur, ou une obligation imposée par le statut militaire. Á la manière du genre populaire des war stories anglo-saxonnes, c’est un récit de ce genre que nous livrent les éditions Nimrod avec l’ouvrage du sergent Yohann Daoudy, D’une guerre à l’autre. Il possède les qualités qu’on attend d’un ouvrage de ce genre : description vivante de la vie quotidienne du soldat, des « choses vues » et de son ressenti, évocation sincère du sens patriotique de l’engagement, de l’esprit de corps, et de la camaraderie qui soude les unités élémentaires, et enfin, plongée réaliste dans les opérations. De la Bosnie, simplement évoquée, en passant par la Côte d’Ivoire au moment de l’attaque par l’aviation du camp de Bouaké, on rejoint ensuite l’Afghanistan ou l’on suit la préparation et l’engagement du Battle Group Richelieu construit autour du 2e RPIMA. C’est là, tout particulièrement, dans la description qu’il fait des combats de son équipe de tireurs d’élite que l’auteur parvient à nous faire comprendre la réalité du combat d’infanterie d’aujourd’hui.

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3 Au final, l’ouvrage du sergent Yohann Daoudy retrace ses campagnes avec une vérité de langage et un sens du détail descriptif que n’exclue pas la verve, et il mérite de figurer au premier rang des témoignages laissés par les soldats français engagés en OPEX.

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Michel Bodin, Les Français au Tonkin 1870-1902. Une conquête difficile Éditions SOTECA, coll. Outre-mer, 296 pages.

Ivan Cadeau

1 Spécialiste reconnu de la guerre d’Indochine, et plus particulièrement du corps expéditionnaire d’Extrême-Orient et de ses combattants, Michel Bodin s’intéresse cette fois à une autre période de l’Indochine française, celle de la conquête du Tonkin, une conquête difficile, comme le rappelle le sous-titre. Conçu d’une manière chrono- thématique, l’ouvrage relate, de façon concise et extrêmement pédagogique, les mécanismes politiques, comme les enjeux économiques, qui entraînent le gouvernement français de l’époque dans l’occupation de la partie nord de l’actuel Vietnam. Loin des images d’épinal véhiculées par certaines représentations de la fin du XIXe siècle, l’auteur nous trace le portait d’une campagne éprouvante, fort coûteuse en vies humaines, notamment pour les troupes européennes qui combattent dans un milieu physique contraignant et sous un climat insalubre, voire « débilitant ». Les conditions du combat dans cette région du Vietnam usent ainsi prématurément les organismes, favorisent les maladies et affaiblissent par-là les capacités opérationnelles des troupes françaises. En 1889, par exemple, un jeune commandant de compagnie note que sur ses « 180 tirailleurs, on ne peut trouver un peloton de 60 hommes pour entreprendre une marche un peu longue ». L’un des incontestables atouts de l’ouvrage est d’exposer de manière claire les différents acteurs de cette conquête, en métropole d’abord où, dans les cercles du pouvoir, s’affrontent les partisans et les opposants de cette expédition. En Indochine, ensuite, où Michel Bodin détaille les différents protagonistes du théâtre d’opérations : les populations annamites, montagnardes, les soldats français et autochtones et, bien sûr, les « ennemis ». Sur ce point, d’ailleurs, le livre a le mérite de faire justice de certaines vérités établies sous l'IIIe République et reprise par la suite qui font de ceux-ci, par commodité politique, de simples « pirates ». Il y a, en premier lieu, les « Vietnamiens », chez qui l’on peut apprécier, déjà, la vigueur du sentiment national et qui se battent pour la restauration de l’ordre ancien matérialisé par la personne de l’Empereur d’Annam et le maintien des traditions. Viennent ensuite les Chinois, les soldats réguliers qui défendent leur protectorat, remarquablement bien armés et dotés

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de matériels américains, britanniques ou allemands (notamment pour l’artillerie), les Pavillons noirs (ou jaunes), agissant plus ou moins sur ordre de la Cour de Chine et, enfin, il est vrai, de véritables « pirates ». Ce sont contre tous ces combattants que vont lutter les Français et leurs auxiliaires au cours d’une campagne qui se soldera par la perte de 13 000 hommes dont plus des deux tiers, morts de maladie. L’intérêt de cet excellent ouvrage, riche et très documenté, est de présenter, en autant de tableaux synthétiques, cette épopée coloniale qui, si elle se solde en définitive par une « victoire » - l’occupation effective du Tonkin par la France - porte en germes les échecs futurs du corps expéditionnaire français dans cette région au cours de la guerre d’Indochine. Le lecteur ne manquera pas, comme le fait Michel Bodin dans sa conclusion, de retrouver « des problématiques et des problèmes similaires à ceux de la conquête » et de se poser la question, comme le fait l’auteur : « À quoi avaient servi les expériences du passé » ?

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Jean-Charles Jauffret, La Guerre inachevée. Afghanistan 2001-2013 Éditions Autrement, 2013, 345 pages.

Christophe Lafaye

1 Afghanistan 2001-2010. Chronique d’une non-victoire annoncéene passa pas inaperçu lors de sa parution en mars 2010. Étude pionnière en histoire immédiate sur ce sujet brûlant, cet essai du professeur Jean-Charles Jauffret fut récompensé par le prix du livre de Verdun en novembre de la même année. Il est vrai que ce spécialiste de l’histoire militaire coloniale et directeur du master « Histoire militaire, Défense et géostratégie » à l’IEP d’Aix-en-Provence, est l’un des grands connaisseurs universitaires du monde militaire. C’est donc avec une certaine impatience que nous nous apprêtions à découvrir la nouvelle édition revue et augmentée de cet ouvrage, titré La Guerre Inachevée. Afghanistan 2001-2013 . Une courte introduction souligne d’emblée l’ambition de ce volume. Elle est de mener une réflexion sur ce conflit (modèles historiques pour penser la contre-insurrection actuelle, efficience des réponses apportées par les Occidentaux sur le terrain…) et de faire un bilan de l’engagement français. C’est un témoignage érudit sur une histoire en train de se faire. Par la suite, les principales analyses qui ont fait la réussite du premier opus sont toujours présentes. Elles ont été enrichies par les derniers prolongements du conflit. De l’histoire de l’Afghanistan à une analyse géopolitique de la région, en passant par une description de la nature, des techniques et des procédures d’un adversaire « polymorphe », l’auteur balaie de nombreux sujets. Il n’oublie pas de proposer à la sagacité du lecteur une analyse dans le temps des étapes de ce conflit depuis 2001, tout en incluant un long développement sur l’engagement français. à la veille de leur retrait, l’historien propose de faire le bilan des actions des forces françaises sur le terrain. Il met en lumière l’émergence d’une culture de guerre qui s’est forgée au contact de ce théâtre d’opérations exigeant. à retenir tout particulièrement, les riches développements consacrés aux étapes de l’opération militaire occidentale en Afghanistan. Ce travail de chronologie, de mise en cohérence et d’analyse des événements successifs, constitue une plus-value certaine de cette version actualisée. Enfin, la lecture de l’ensemble du chapitre concernant l’engagement français, qu’il concerne les différentes phases

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militaires, la culture de guerre ou l’hommage aux blessés et aux morts, est très fortement recommandée (p. 205-253). à noter que l’auteur retient particulièrement la date du 30 décembre 2009 et la prise en otage des deux journalistes de France 3 en Kapisa, comme étant celle d’un coup d’arrêt aux opérations de contre-insurrection dans la zone de responsabilité française. Enfin, cet essai se ponctue par une analyse des solutions qui auraient pu être mises en avant pour garantir l’avenir de ce pays où tout est désormais possible, entre le spectre du retour de la guerre civile et l’espoir d’une paix possible. En conclusion, la lecture de cet ouvrage remanié nous semble indispensable pour tout historien souhaitant traiter de la guerre en Afghanistan. Il pose des bases très solides (chronologiques, thématiques, etc.) pour de futures analyses sur le conflit. Les annexes contiennent un lexique appréciable pour qui souhaite comprendre le langage militaire contemporain. Une bibliographie et un recueil de sources sont aussi présents. Pourtant, on peut regretter la suppression de la chronologie présente dans la première édition, mais cet outil, consubstantiel du travail de l’historien, a disparu sans doute au profit de notes de bas de pages plus abondantes et fournies. Toutefois, l’éditeur a fait le choix de reléguer celles-ci en fin d’ouvrage, ce qui a tendance à rendre la lecture un peu inconfortable. Enfin, une carte de l’évolution des implantations militaires françaises et quelques illustrations iconographiques auraient pu être un « plus » appréciable pour le lecteur non spécialiste.

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Claude Juin, Des soldats tortionnaires, guerre d’Algérie : des jeunes gens ordinaires confrontés à l’intolérable Robert Laffont, 2012, 372 pages

Benoît Haberbusch

1 Sociologue de formation né en 1935, Claude Juin traite de deux thèmes récurrents sur la guerre d’Algérie : les appelés et la torture. S’appuyant sur ses souvenirs personnels et des témoignages plus ou moins connus, l’auteur s’interroge sur le processus qui a pu amener les appelés, ces « gens ordinaires », à commettre des actes irréparables. L’intérêt de sa démarche réside dans le suivi de ces conscrits avant et après leur séjour algérien. La description de leur univers mental au moment de leur entrée sous les drapeaux est très instructive, de même que l’évocation de leurs difficultés éprouvées lors du retour en métropole. Toutefois, cette démonstration manque d’épaisseur. Alors que la pratique de la torture et des exécutions sommaires par l’armée française pendant la guerre d’Algérie est à peu près admise aujourd’hui (p. 27), Claude Juin ne parvient pas à déterminer précisément la part prise par le contingent, faute d’un dépouillement suffisant des archives (p. 307). Il estime, par ailleurs, qu’en chiffrage relatif, « les jeunes qui s’y sont personnellement adonnés furent peu nombreux » (p. 307). En outre, le parcours militant de l’auteur qui a publié le Gâchis en 1960 conduit à une analyse subjective du conflit qui ne tient pas compte de la fragmentation et de la complexité des situations. Ainsi, la communauté européenne d’Algérie semble réduite à ses yeux aux grands colons exploitant « l’indigène » (p. 59-61). De même, les exactions commises par l’adversaire sont à peine esquissées. À défaut d’une synthèse rigoureuse sur le sujet, le livre de Claude Juin doit plutôt être considéré comme un recueil de témoignages commentés par un ancien appelé. Ce type de source est tout aussi utile pour les historiens.

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Fabien Lafouasse, L’espionnage dans le droit international Nouveau monde éditions, coll. Le Grand Jeu, 2012, 492 pages

Jean-François Dominé

1 Publié dans une collection dirigée par Olivier Forcade et Sébastien Laurent consacrée à l’histoire du renseignement et des services secrets, préfacé par Pierre Brochand, ambassadeur de France et ancien Directeur général de la sécurité extérieure (DGSE), l’ouvrage du colonel Lafouasse est tiré de sa thèse de droit public. Il conserve quelques traits universitaires : liste des abréviations, bibliographie thématique abondante (23 pages), illustrations (tableaux, cartes et figures). Cela n’est pas de trop, s’agissant d’une matière aussi paradoxale. Ce terme revient souvent, comme ambigu ou contradictoire ; l’auteur évoque un « hybride juridique » voire, citant l’Allemand Karl Doehring, une « schizophrénie juridique » ou une « curiosité juridique ». C’est que l’espionnage (que les traités se gardent bien de définir) n’est pas interdit mais qu’un espion appréhendé encourt de lourdes peines. Afin que le lecteur se repère plus facilement, Fabien Lafouasse distingue trois âges du renseignement : des cités antiques à 1850, il en est fait un usage dissimulé ; de 1850 à 1962 (à cette date, le gouvernement des Etats-Unis admet avoir survolé l’URSS à des fins d’espionnage), il devient lentement institutionnel ; depuis, il est de mieux en mieux assumé par les États. En réalité, l’espionnage est indissolublement lié à l’État-nation dont les services de renseignement sont des administrations officielles. Or, il est menacé par la mondialisation et ses méthodes d’investigation démodées par les technologies sophistiquées. Très solidement documenté, l’ouvrage de Fabien Lafouasse propose en quinze chapitres un bilan limpide et exhaustif du droit de l’espionnage (en temps de paix et en temps de guerre, terrestre, aérien, naval, satellitaire, cyber espionnage). Vu la complexité de la matière, c’est une remarquable prouesse.

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Dimitri Casali, Christophe Beyeler, L’histoire de France vue par les peintres Flammarion, coll. Histoire et actualité, 2012, 320 pages.

Michel David

1 Beau, original et surtout instructif : telles sont les trois épithètes qui viennent à l’esprit en parcourant l’excellent ouvrage de Dimitri Casali et Christophe Beyeler. Dans une double démarche, historique et artistique, les deux auteurs nous invitent ici à revivre deux millénaires d’histoire de France à travers plus d’ une centaine de tableaux dont ils nous font découvrir la richesse de la composition, la symbolique et la signification. Pour réussir une telle entreprise, sans doute était-il indispensable de réunir trois qualité essentielles : du goût et de l’érudition bien sûr, mais aussi de la pédagogie. Les deux auteurs n’en manquent pas ! Historien, spécialiste de Napoléon, Dimitri Casali est aussi directeur de collection et compositeur. Il est notamment l’auteur de l’Altermanuel d’Histoire de France (Perrin, 2011) qui lui a valu le prix Du Guesclin. Élève de l’école des Chartes et de l’école du Patrimoine, Christophe Beyeler est conservateur du patrimoine au château de Fontainebleau. Fin connaisseur de la peinture du XIXe siècle, il a été commissaire de plusieurs expositions consacrées à l’Empire. Dans cette œuvre qui les réunit, l’heureuse coopération des deux historiens s’exprime tout d’abord dans le choix des 107 tableaux qui constituent la trame de cette grande fresque historique. Ces tableaux ont tous été sélectionnés pour leur puissance évocatrice, leur charge émotive et le soin dont a fait preuve le peintre pour raconter l’histoire à travers la composition. Le lecteur y retrouve quelques-unes des scènes classiques dont les reproductions ornaient autrefois nos bons livres d’histoire : le Vercingétorix jetant ses armes aux pieds de César par Lionel Royer, le Sacre de l’empereur Napoléon 1er de Jacques-Louis David ou la Prise de la smalah d’Abd el Kader d’Horace Vernet. Mais on découvre aussi avec bonheur des œuvres moins connues voire même totalement méconnues et pourtant si évocatrices du fait historique dont elles témoignent : le Porteur de dépêches, Sainte-Marie- aux-Chênes, près de Metz, septembre 1870, peint par Alphonse de Neuville et dormant dans les réserves du Metropolitan Museum of Art de New York ou Le libérateur, 16 juin 1877 de Jules Arsène Garnier, conservé à la Chambre des députés. L’intérêt principal réside cependant dans la façon dont chaque toile est présentée, analysée et détaillée : l’œuvre

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est tout d’abord reproduite pleine page, accompagnée du commentaire qui situe l’évènement. Elle est ensuite disséquée, chaque motif intéressant étant grossi et analysé pour fournir les clés de compréhension en fonction de l’effet recherché par l’artiste lui- même ou par le commanditaire de la toile. Qu’il se veuille représentation fidèle de l’évènement historique ou œuvre de propagande, chacun de ses tableaux nous livre ainsi ses secrets et acquiert, à travers ses personnages et ses objets, un supplément de vie et d’âme. La leçon d’histoire par l’image tient alors toutes ses promesses : le lecteur est ébloui, comprend et retient. Sans doute, en refermant l’ouvrage, éprouvera-t-il de surcroit cette légitime fierté de pouvoir inscrire sa propre existence dans une histoire aussi riche et exaltante. Notons enfin que l’ouvrage s’enrichit d’une biographie des soixante peintres dont les tableaux ont été reproduits, ainsi que d’un index des œuvres.

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Hugues Tertrais (dir.), La Chine et la mer. Sécurité et coopération régionale en Asie orientale et du Sud-Est L’Harmattan, 2012, 220 pages

Dominique Guillemin

1 La Chine et la mer rassemble les actes du colloque éponyme organisé en 2007 sous la direction du professeur Hugues Tertrais (Paris-1). Autour d’une question très actuelle, cet événement rassemblait aussi bien des universitaires (historiens, géographes, politistes), que des praticiens concernés par les questions de sécurité en Asie (militaires, responsables de prospective stratégique, spécialistes du transport maritime, etc.). Il permettait donc la rencontre du monde de la recherche, avec son approche distanciée du sujet, et celui de la réflexion opérationnelle, fondée sur les réalités présentes et orientée vers l’aide à la prise de décision. Au final, la quinzaine d’articles rassemblés ici offre une vision panoramique des relations maritimes de la Chine avec ses voisins depuis la fin de guerre civile chinoise en 1949. Du point de vue chinois, la victoire des communistes met fin à l’humiliation coloniale ressentie depuis la guerre de l’opium, en 1842, sans effacer pour autant le sentiment que « le malheur arrive par la mer ». Ainsi, lors de la guerre froide, la bande côtière est considérée comme une frontière menacée par l’omnipotence navale de la VIIe flotte américaine. Si la mer permet de ravitailler l’allié vietnamien par la « piste Ho-Chi-Minh » maritime (Christopher Gosha), c’est aussi une zone susceptible de s’embraser à tout moment, comme lors de la crise des détroits de Formose de 1958 (Nicolas Vaicbourdt). Cependant, en se détachant du bloc communiste, la Chine développe sa propre vision de la puissance maritime. Cette évolution est perceptible dans les rapports d’attachés militaires, dont le plus célèbre est le général Guillermaz, sinologue averti (Pierre Journoud). Cependant, pour des raisons économiques, la flotte reste une préoccupation secondaire par rapport aux autres armées, et son entretien, comme la formation de son personnel, sont défaillants. La marine de l’Armée populaire de libération se limite donc à la défense côtière. Depuis, la conception chinoise a évoluée vers une défense active d’un domaine maritime élargi, non sans susciter d’importants contentieux avec les pays riverains (Yang Baoyun).

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Cette ouverture stratégique vers la mer accompagne l’essor économique chinois voulu par Deng Xiaoping à partir de 1979. Dès 1982, l’amiral Liu Huaqing organise la modernisation de la flotte, qui bénéficie, jusqu’à l’embargo de 1989, des transferts de technologie occidentaux (Alexandre Sheldon-Duplaix). Devenue « l’atelier du monde », la Chine devient également dépendante des voies maritimes pour ses échanges commerciaux. Cette ouverture sur le monde bouleverse la donne en Asie, par exemple dans la compétition entre les grands ports (Antoine Frémont), ou par la création d’un « hub énergétique » pour subvenir à ses énormes besoins dans ce domaine (Hervé L’Huillier). En définitive, cette position dominante favorisera-t-elle la coopération régionale ou la confrontation entre puissances concurrentes pour l’accès aux ressources naturelles ? La question est d’autant plus ouverte que les rivalités maritimes sont intenses et complexes en Asie orientale. Au nord, la mer Jaune se transforme d’une mer-frontière à un espace d’échanges et de revendications croisées entre Chinois, Coréens et Japonais (Sébastien Colin). À l’est, la dispute entretenue par la Chine, le Japon et Taïwan sur les îles Senkaku-Diaoyutai est emblématique de l’importance du moindre domaine insulaire du fait de la substantielle zone économique exclusive (ZEE) qu’il octroie (Philippe Peltier). En mer de Chine du Sud, Pékin prend l’ascendant sur les riverains par une conjugaison de hard power et de soft power (général Daniel Shaeffer). Enfin, la délimitation de la frontière maritime sino-vietnamienne dans le golfe du Tonkin rappelle l’ancrage colonial de ces questions juridiques (Nguyen Thi Hanh). Tous ces cas de figure laissent entrevoir une conception chinoise du droit maritime qui a évolué d’une conception défensive, considérant les eaux territoriales comme un glacis protecteur, à une conception plus offensive, fondée sur la revendication d’une ZEE à partir du plateau continental (François Campagnola). En définitive, quelle évaluation peut-on faire du risque d’un conflit majeur dans la région ? Décrivant le rôle de l’océan Pacifique dans la vision stratégique américaine, le colonel Loïc Frouart pose la question d’une nouvelle bipolarisation Chine-USA. Dans un tel contexte, la flotte chinoise n’est- elle pas l’instrument d’une nouvelle lutte pour l’empire des mers ? Pour l’amiral Oudot de Dainville, elle s’impose déjà comme un moyen d’affirmation d’une politique nationale, et sans doute, demain, comme l’avant-garde de l’action chinoise dans le monde. Mais celle-ci pourra être aussi contributrice de sécurité – comme elle le fait depuis 2008 en participant à la lutte contre la piraterie dans l’océan Indien – favorisant la pleine intégration de la Chine dans le concert des nations.

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