Kentron Revue pluridisciplinaire du monde antique

24 | 2008 L’imaginaire utopique, de ses sources dans le monde grec à la Renaissance

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kentron/1560 DOI : 10.4000/kentron.1560 ISSN : 2264-1459

Éditeur Presses universitaires de Caen

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2008 ISBN : 978-2-84133-322-6 ISSN : 0765-0590

Référence électronique Kentron, 24 | 2008, « L’imaginaire utopique, de ses sources dans le monde grec à la Renaissance » [En ligne], mis en ligne le 13 mars 2017, consulté le 17 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/kentron/1560 ; DOI : https://doi.org/10.4000/kentron.1560

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Kentron, no 21 – 2005

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KENTRON

REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DU MONDE ANTIQUE

Kentron, no 21 – 2005

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Ce numéro a été réalisé avec le concours du Programme Pluri Formations Antiquité de l’université de Caen Basse-Normandie.

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction, sous quelque forme que ce soit, réservés pour tous pays.

ISSN : 0765-0590 ISBN : 978-2-84133-322-6 © 2008. Presses universitaires de Caen 14032 Caen Cedex - France

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KENTRON

REVUE PLURIDISCIPLINAIRE DU MONDE ANTIQUE

Volume 24

2008

UNIVERSITÉ DE CAEN BASSE-NORMANDIE

00a_p.1-6.fm Page 6 Mercredi, 3. décembre 2008 10:54 10

Directeur : Pierre Sineux

Comité de rédaction Pierre Sineux Claudio William Veloso Catherine Jacquemard Olivier Desbordes Corinne Jouanno Christine Dumas-Reungoat

Anciens directeurs de la revue François Hinard (†), Bernard Deforge et Jacquy Chemouni

Avertissement La revue Kentron est en cours de restructuration en même temps qu’elle change de direc- tion. Kentron reste une revue du monde antique, mais prend une orientation plus nettement pluridisciplinaire, en ouvrant ses pages aux littéraires, philosophes, linguistes, historiens et archéologues. À partir du volume 25 (2009), la revue accueillera des contributions en langue étrangère (anglais, allemand, espagnol, italien, portugais) et les propositions d’articles seront soumises à son comité de lecture. La parution est annuelle. Les anciens numéros de la revue (à partir du volume 16 / 2000) seront consultables courant 2009 sur le site des Presses uni- versitaires de Caen ainsi que le sommaire, les comptes rendus et les résumés des articles du dernier numéro paru. Pierre Sineux

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ABRÉVIATIONS

En ce qui concerne l’Antiquité, chaque auteur a adopté pour les sources anciennes (auteurs et œuvres) les abréviations en usage dans la communauté scientifique des antiquisants. Les abréviations des revues sont celles de L’Année philologique. Pour les corpus et collections ainsi que les revues non répertoriées dans L’Année philologique, le lecteur se reportera à la liste des abréviations suivante. Cette liste est tirée des Directives pour la préparation des manuscrits des Sources chrétiennes (Paris, Éditions du Cerf, 2001), et complétée.

Liste de sigles (hors titres de revues listés dans L’Année philologique)

AASS : Acta Sanctorum, Bruxelles. ACW : Ancient Christian Writers, Westminster (Maryl.). AJP : American Journal of Philology, Baltimore. ANRW : Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, Berlin – New York, W. de Gruyter. AT : Ancien Testament. BA : Bible d’Alexandrie, Paris. BAug : Bibliothèque Augustinienne, Paris. BP : Biblia Patristica, Paris. BPatr : Biblioteca Patristica, Florence. BHG : Bibliotheca Hagiographica Graeca, Bruxelles. BHL : Bibliotheca Hagiographica Latina, Bruxelles. BT : Bibliotheca Scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana, Leipzig, puis Stuttgart, Munich, K.G. Saur, aujourd’hui Berlin, W. de Gruyter. Bull. épigr. : Bulletin épigraphique. CCCM : Corpus Christianorum, Continuatio Mediaeualis, Turnhout. CCSG : Corpus Christianorum, Series Graeca, Turnhout. CCSL : Corpus Christianorum, Series Latina, Turnhout. CIG : Corpus Inscriptionum Graecarum, Berlin. CIL : Corpus Inscriptionum Latinarum, Berlin. CCSA : Corpus Christianorum, Series Apocryphorum, Turnhout.

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Kentron, no 24 – 2008

CFHB : Corpus Fontium Historiae Byzantinae. CLCLT : Cetedoc Library of Christian Latin Texts (CD-Rom), Louvain-la-Neuve – Turnhout. CPG : Corpus Paroemiographorum Graecorum (Leutsch & Schneidewin 1839-1851), E.L. a Leutsch, F.G. Schneidewin (éd.), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2 vol. CSEL : Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, Vienne. CSHB : Corpus Scriptorum Historiae Byzantinae. CUF : Collection des Universités de France, Paris, Les Belles Lettres. DACL : Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, Paris (col.). DECA : Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, Paris. DELG : Chantraine P., Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, 1968-1980, Suppl., 1999. DHGE : Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, Paris (col.). DK : Diels H. et Kranz W., Die Fragmente der Vorsokratiker, I-III, 12e éd., Dublin – Zurich, 1967-1969. DSp : Dictionnaire de spiritualité, Paris (col.). DTC : Dictionnaire de théologie catholique, Paris (col.). FC : Fontes Christiani, Fribourg-en-Brisgau – Bâle – Vienne – Barcelone – Rome – New York. FP : Fuentes Patristicas, Madrid. FGH : Fragmenta Historicorum Graecorum, C. Müller (éd.), Paris, 1841-1870, 5 vol. FGrH : Die Fragmente der griechischen Historiker, F. Jacoby (éd.), Berlin, 1923-, Leyde, 1958-. GCS : Die Griechischen Christlichen Schriftsteller der ersten (drei) Jahrhunderte, Berlin – Leipzig. GNO : Gregorii Nysseni Opera, Leyde. IC : Inscriptiones Creticae, Rome. IG : Inscriptiones Graecae, Berlin. IGUR : Inscriptiones Graecae Urbis Romae, Rome. K.-A. : Kassel R. et Austin C., Poetae Comici Graeci, I-IX, Berlin – New York, 1983-. LÄ : Lexicon der Ägyptologie. LCL : Loeb Classical Library, Harvard (Mass.) – Londres. LfgrE : Lexicon des frühgriechischen Epos, B. Snell et H. Erbse (éd.), Göttingen, 1955-. LIMC : Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, Zurich – Munich, 1981-1999, 12 vol. LSJ : Liddell H.G., Scott R., A Greek-English Lexicon. Revised and augmented through- out by S. Jones, with the assistance of R. McKenzie, Oxford, 1940, Suppl., 1968, Revised Suppl., 1996.

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Abréviations

LXX : Septante. MGH : Monumenta Germaniae Historica, Berlin. NT : Nouveau Testament. OCT : Oxford Classical Texts, Oxford. OPA : Œuvres de Philon d’Alexandrie, Paris. PG : Patrologia Graeca (J.-P. Migne), Paris. PL : Patrologia Latina (J.-P. Migne), Paris. PLS : Patrologiae Latinae Supplementum (A. Hamman), Paris. PMG : Page D., Poetae Graeci Melici, Oxford, 1962. PMGC : Davies M., Poetarum Melicorum Graecorum Corpus, I, Oxford. PO : Patrologia Orientalis, Paris. POC : Proche-Orient chrétien, Jérusalem. PTS : Patristische Texte und Studien, Berlin. RSPT : Revue des sciences philosophiques et théologiques, Paris. SC : Sources chrétiennes, Lyon. SEG : Supplementum epigraphicum Graecum. StT : Studi e Testi, Città del Vaticano. Syll3 : Sylloge inscriptionum Graecarum, 3e éd., Leipzig. ThesCRA : J. Paul Getty Museum, Thesaurus Cultus et Rituum Antiquorum. TLG : Thesaurus Linguae Graecae, rééd. K. Hase, W. et L. Dindorf, Paris. TLG : Thesaurus Linguae Graecae, Irvine I (Californie). TLL : Thesaurus Linguae Latinae, Munich. TM : Texte massorétique. TrGF : Tragicorum Graecorum Fragmenta, 1, Didascaliae tragicae. Catalogi tragicorum et tragoediarum, testimonia et fragmenta tragicorum minorum, B. Snell (éd.), 1986; 2, Fragmenta adespota, B. Snell, R. Kannicht (éd.), 1981; 3, Aeschylus, S. Radt (éd.), 1985 ; 4, Sophocles, S. Radt (éd.), Göttingen, 1977. TU : Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, Leipzig. Vg : Vulgate.

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DOSSIER THÉMATIQUE : L’IMAGINAIRE UTOPIQUE, DE SES SOURCES DANS LE MONDE GREC À LA RENAISSANCE Kentron_24.book Page 12 Jeudi, 13. novembre 2008 4:48 16 Kentron_24.book Page 13 Jeudi, 13. novembre 2008 4:48 16

L’IMAGINAIRE UTOPIQUE DANS LE MONDE GREC L’utopie, état de la question

Choisir de travailler sur l’utopie dans le monde grec peut paraître paradoxal, puisque la notion d’utopie est inconnue des Anciens ; le terme lui-même, bien que dérivé du grec (ou-topia), est de formation récente : il s’agit d’un néologisme créé par Thomas More, en 1516, pour désigner l’Île de Nulle Part où il a situé la société idéale décrite dans L’Utopie ou Le Traité de la meilleure forme de gouvernement. Pour- tant, si les Grecs ignoraient le mot « utopie », Platon n’en est pas moins fréquem- ment présenté comme l’ancêtre des utopistes, et un certain nombre d’ouvrages généraux consacrés à l’utopie font place au monde antique 1, pour lequel existe par ailleurs une assez abondante bibliographie spécifique : bien que l’Antiquité ne soit pas, dans l’histoire de la créativité utopique, une période « chaude » comme la Re- naissance ou le XVIIIe siècle, que l’on s’accorde à considérer comme l’âge d’or de l’utopie, elle offre à l’étude un matériau intéressant et varié. La multiplication des travaux sur l’utopie illustre la curiosité suscitée par le phénomène utopique. Théories et histoires de l’utopie ont vu le jour en si grand nombre au fil du XXe siècle que Frank Bowman parle d’« époque de l’utopiolo- gie » 2 : diverses revues ont consacré de copieux dossiers thématiques à l’utopie 3 ; des sociétés savantes, vouées à l’étude de l’utopie, ont vu le jour en différents pays : la Society for Utopian Studies (USA) ; l’Utopian Studies Society (Royaume-Uni) ; Utopies, autrement (France), société dirigée par Mireille Madonna Desbazeille, spé- cialiste de Fourier, qui a par ailleurs créé une collection « Utopies », dont le premier volume publié fut l’ouvrage de Raymond Trousson, D’utopie et d’utopistes (1998).

1. Voir Ruyer 1950, 129-145 (« Les utopies dans l’Antiquité ») ; Servier 1991, 30-53 (Aristophane, Hippo- damos, Platon) et 68-80 (S. Augustin) ; Cioranescu 1972, 70-86 (Platon) ; Lapouge 1973, 8-45 (Hip- podamos, Aristophane, Platon) ; Manuel 1979, 64-92 (« The Golden Age of Kronos ») et 93-114 (« The Great Transmission »). 2. Bowman 1976, 10. 3. Eranosjahrbuch, 32 (1963) : « Vom Sinn der Utopie » [9 articles] ; Daedalus, Journal of the American Academy of Arts and Sciences, 94 (1965) [13 articles] ; Annales ESC, 26 (1971) [dossier sur « Histoire et utopie»: 4 articles] ; Revue des Sciences humaines, 155 (1974) [9 articles] ; Esprit (avril 1974) : « L’utopie ou la raison dans l’imaginaire » [9 articles] ; Littérature, 21 (1976) : « Lieux de l’utopie » [9 articles].

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L’imaginaire utopique dans le monde grec

Et depuis 2006, existe également une revue en ligne consacrée à l’utopie, utp (Uto- pia and Utopianism), dont le siège est situé à Madrid 4. Ce foisonnement d’études sur l’utopie tient sans doute, en partie, au fait que la notion d’utopie intéresse à la fois la philosophie politique, la sociologie, l’histoire, la littérature, l’art et les religions. C’est par ailleurs une notion dont la définition précise ne va pas de soi et a suscité bien des discussions théoriques : les uns, parti- sans d’une démarche restrictive, voient dans l’utopie un genre littéraire, dont les con- tours peuvent se déduire de l’Utopie de Thomas More, où un récit de voyage sert de cadre à la description d’une société imaginaire, présentée comme idéale – type de texte dont l’Antiquité nous offre déjà, avec Iambule, un exemple presque parfait ; mais d’autres chercheurs, optant pour une définition plus large, voient dans l’uto- pie un état d’esprit (on parle parfois de « mode utopique » ou d’utopisme) qui, se- lon Bronislaw Baczko, historien de l’époque des Lumières, peut s’insinuer dans les œuvres et les activités les plus diverses, essais politiques, traités juridiques, art, mou- vements sociaux (Baczko cite en exemple les fêtes, qui sécrètent spontanément des aspirations et des images utopiques) : c’est en effet une des fonctions de l’utopie que d’être « un lieu et un mode spécifique de l’imagination sociale » 5. Cette approche ouverte du phénomène utopique est au fondement d’un nom- bre important de travaux sur l’utopie. Elle sous-tend par exemple le monumental ouvrage du philosophe Ernst Bloch qui, dans les trois volumes du Principe espérance (paru en 1959), s’est attaché à constituer « une encyclopédie des traces de l’utopie », conçue comme forme de la « conscience anticipatrice » : Bloch qualifie notamment d’utopies architectoniques les « rêves peints sur les murs pompéiens », et il parle chez Aristote d’une « utopie de l’amitié », comme « lieu de paix de l’Être-ensemble » 6. Le Dictionnaire des utopies, publié en 2002 par Michèle Riot-Sarcey, Thomas Bou- chet et Antoine Picon, nous offre un autre exemple, plus récent, de la même atti- tude « accueillante », puisqu’on y trouve, à côté d’articles sur le féminisme ou sur Internet, une notice « Décor mythologique », signée Robert Fajon, où l’univers des dieux est assimilé à une construction utopique, dans la mesure où les dieux possè- dent tout ce dont l’humanité a toujours rêvé. Ce qui paraît essentiel dans les diverses définitions qui ont pu être proposées de l’utopie (comme mentalité ou comme genre littéraire), c’est la coexistence d’une volonté protestataire et d’une espérance : désir et révolte seraient, selon Louis Ques- nel, les « figures fondamentales de l’utopie » 7. Née du rejet de l’ordre social établi, l’utopie exprime l’aspiration à un changement radical de la société (radical au point

4. Adresse du site : www.utopiaandutopianism.com. 5. Baczko 1978, 404 ; voir aussi 233-282 (« L’utopie et les fêtes »). 6. Bloch 1982, 306 sq. et Bloch 1991, 56. 7. Suggestion de Louis Quesnel in Schmidt 1978, 151.

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Corinne Jouanno : L’utopie, état de la question

d’envisager parfois de recréer jusqu’à la langue et jusqu’au corps humain, par le biais de l’eugénisme) 8. Parce que le « rêve social » élaboré par l’utopie se construit en op- position à la réalité, elle fonctionne comme dispositif dénonciateur : la dimension critique lui est essentielle, elle est « pensée de l’écart » 9. Un autre point sur lequel insistent souvent les définitions de l’utopie-texte est sa communauté de nature avec l’hypothèse : spéculative, l’utopie s’emploie à présen- ter un système rationnel d’organisation sociale, où ses idéaux puissent se concréti- ser ; elle est volonté « d’expérimenter intellectuellement l’altérité sociale » (Baczko), « exercice mental sur les possibles latéraux » (Ruyer), « inventaire exploratoire » des différentes situations envisageables « dans la logique des virtualités » (Schlanger) 10. On comprend l’intérêt accordé par les utopistes à la figure de l’insularité, grâce à la- quelle ils peuvent bénéficier de l’isolement, de l’étanchéité nécessaire pour opérer leurs expériences avec toute l’asepsie d’un laboratoire, à l’abri du danger de conta- gion extérieure 11. Dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande pro- pose cette définition de l’utopie :

procédé qui consiste à représenter un état de choses fictif comme réalisé d’une - nière concrète, soit afin de juger des conséquences qu’il implique, soit, le plus souvent, afin de montrer combien ces conséquences seraient avantageuses 12.

Tout en associant lui aussi utopie et expérimentation mentale, Lalande attire notre attention sur un autre élément qui joue effectivement un rôle essentiel dans l’uto- pie en tant que genre littéraire : il s’agit de la volonté manifestée par l’utopiste de faire passer pour vrai un monde imaginaire. Ce désir de « faire croire » explique nombre de particularités de la littérature utopique, à commencer par le récit de voyage qui, souvent, sert de cadre à l’évocation de la société utopique, et lui apporte une pseudo-caution de réalité, tout en jouant le rôle de sas, car en creusant l’écart entre monde ancien et monde nouveau, le voyage facilite l’abandon des anciennes valeurs 13. À l’entreprise de crédibilisation concourt également la précision avec laquelle l’utopiste s’attache à décrire la société idéale à laquelle le voyage a permis d’accéder : parce qu’il veut prêter à sa réflexion les apparences de la réalisation,

8. Les utopistes rêvent d’une langue logique, qui serait dénuée de toute ambiguïté et permettrait de dire l’essence des choses ; ils rêvent aussi de transformation, de remaniement du corps humain (voir le développement consacré par Bloch 1982, 15 sq., aux « utopies médicales »). 9. Formule de Piron 1978, 28. 10. Baczko 1974, 477 ; Ruyer 1950, 9 ; Schlanger 1973, 10-11. 11. Cioranescu 1971, 102. 12. Lalande 1991, 1180. 13. Trousson 1998, 26.

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L’imaginaire utopique dans le monde grec

l’utopiste s’emploie à « faire voir » le pays parfait, dont il passe en revue les moin- dres détails (on notera l’attention toute particulière prêtée à l’architecture et au vête- ment, sans doute en raison de leur commune fonction de représentation). Raymond Trousson parle de « faux quotidien artificiellement décrit » : l’utopie est, dit-il, un genre essentiellement descriptif, où l’existence (d’ailleurs très fantomatique) du héros n’a d’autre utilité que de permettre un inventaire minutieux du monde in- venté 14. Comparant l’utopie à un spectacle, Judith Schlanger estime que « le plaisir uto- pique par excellence » consiste à dire le prescriptif sur le ton du descriptif, en proje- tant et en objectivant les normes 15. Le subterfuge utopique paraît alors doublement retors, puisqu’à la pseudo-réalité d’une société inventée vient se superposer la feinte mise en application d’un arsenal de règles assurant le bonheur de la collectivité fic- tive. Schlanger souligne l’aspect ludique d’un tel choix de présentation, qui permet de parler de choses graves sous le mode protégé et décalé du jeu 16. Ruyer, lui aussi, qualifie l’utopie de « jeu sérieux » 17. Parce que les frontières de l’utopie sont incertaines, il peut être intéressant d’en explorer les zones périphériques. Raymond Trousson, qui est sans doute, actuelle- ment, le plus solide défenseur de la définition étroite de l’utopie comme genre lit- téraire, s’est attaché, en plusieurs de ses ouvrages, à confronter utopie et « genres apparentés », dans l’intention revendiquée de faire apparaître plus clairement la spécificité des écrits utopiques 18. Il passe donc en revue divers mythes, païens et judéo-chrétiens : Âge d’or, Champs Élysées, Îles fortunées 19, Arcadie ; Paradis ter- restre (ou jardin d’Éden), équivalent chrétien de l’Âge d’or, Terre promise, Nouvel Éden, millénarisme 20 ; pays de Cocagne, où la vie se passe à ripailler et à dormir : si l’appellation même est médiévale (le nom de « Cocagne » apparaît pour la première fois dans un fabliau du XIIIe siècle, composé en dialecte francien, Li fabliaus di Co- quaigne), le thème lui-même avait déjà cours dans l’Antiquité, et se rencontre chez divers poètes comiques de la fin du Ve siècle avant J.-C. (Cratinos, Cratès, Télécli- dès, Phérécrate…), sous une forme malheureusement fragmentaire 21.

14. Trousson 1998, 31-32. 15. Schlanger 1973, 7 (utopie-spectacle) et 10 (prescriptif / descriptif). 16. Schlanger 1973, 3. 17. Ruyer 1950, 4. 18. Voir Trousson 1974, 371-372 ; Trousson 1975, 25-28 ; Trousson 1998, 22-27. 19. Séjour des justes après leur mort, les Îles fortunées apparaissent dans les écrits des Anciens comme une sorte de résidu géographique de l’Âge d’or. 20. Croyance en un règne terrestre du Messie, d’une durée de mille ans, avant l’avènement du Juge- ment dernier. 21. Sur ces fragments, voir Ruffel 2000 ; Hunzinger 2002, 24-32.

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Corinne Jouanno : L’utopie, état de la question

Les analyses de Trousson concernant Âge d’or et pays de Cocagne sont d’un in- térêt tout particulier pour une étude de l’imaginaire utopique en Grèce ancienne 22. Entre utopie et Âge d’or, les principales différences mises en évidence par Trousson sont les suivantes : 1) l’Âge d’or est un mythe nostalgique, évoquant un bonheur perdu, situé à l’aube de l’humanité, avant que ne s’enclenche le mécanisme inexo- rable de la décadence ; l’utopie, au contraire, se nourrit d’espoir et construit des plans d’amélioration de la société humaine ; 2) dans le mythe de l’Âge d’or, le bon- heur est un don des dieux, assuré grâce à la collaboration d’une nature généreuse, avec laquelle l’homme vit en parfaite harmonie ; l’utopie envisage au contraire un bonheur obtenu par l’effort, sans assistance divine (en faisant, au besoin, violence à la nature, que l’utopiste ne conçoit guère que « domestiquée, apprivoisée, géo- métrisée » 23) : essentiellement humaniste ou anthropocentrique, l’utopie ne peut en bonne logique apparaître qu’après la perte de l’Âge d’or, puisqu’elle en constitue un substitut humain 24 ; 3) enfin, la société de l’Âge d’or se caractérise par sa sim- plicité : c’est un monde où les besoins sont réduits au strict nécessaire, l’organisa- tion très peu développée, les structures inexistantes, alors que l’utopie met en scène une société différenciée, complexe, organisée : Gilles Lapouge qualifie l’utopiste de « fanatique de la structure » 25. À la différence de l’Âge d’or, âge de pieuse vertu, le pays de Cocagne est un para- dis matérialiste, placé sous le signe de la débauche alimentaire et du repos perma- nent 26 : des galettes d’Égine y tombent des arbres (Cratinos), des ruisseaux de soupe coulent dans les carrefours, charriant d’onctueux beignets (Phérécrate), le poisson se fait frire et se sert tout seul sur la table, si bien que les esclaves n’ont plus rien d’autre à faire qu’à jouer aux dés avec des vulves de truie (Téléclidès) 27. La seule loi qui règne en ce pays libéré des peurs et contraintes ordinaires, rêve collectif d’une société de pénurie, c’est la satisfaction totale, immédiate et anarchique des besoins physiques de l’individu – et cela sans aucune exigence de contrepartie. Et c’est en quoi le pays de Cocagne diffère le plus radicalement de l’utopie, car l’idée de gra- tuité est profondément étrangère à l’univers utopique, qui n’accorde que des grati- fications méritées (et satisfait par ailleurs des désirs sagement régulés) : il faut en

22. Sur utopie, Cocagne et Âge d’or, on pourra consulter aussi Cioranescu 1971, 86-100 et Cioranescu 1972, 47-62. 23. Trousson 1975, 24. 24. Trousson 1998, 23-24 : l’utopiste met l’homme au centre du monde et le fait maître de son destin. 25. Lapouge 1973, 24. 26. Outre les études précédemment citées, voir aussi Demersen 1981 ; Le Goff 1989. 27. Extraits traduits par Carrière 1979, 255-270 (« Trois descriptions du Pays de Cocagne »). Comme le remarque à juste titre Le Goff 1989, 280-281, le Pays de Cocagne n’est pas le paradis naturel, écolo- gique de l’Âge d’or, il est le paradis des produits de la civilisation : Cocagne est une utopie cultu- relle, qui n’intègre la nature que lorsqu’elle a été transformée par l’industrie humaine.

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L’imaginaire utopique dans le monde grec

utopie participer à l’œuvre commune pour avoir droit au bonheur, qui se doit d’être actif, car le travail, loin d’être banni de la société utopique, y est obligatoire et régle- menté (comme l’est aussi l’occupation des loisirs) – d’où la boutade de Cioran, esti- mant que l’utopie essaie de « refaire l’Eden avec les moyens de la Chute » 28. Tirée de l’essai Histoire et utopie, cette formule a l’intérêt d’attirer notre atten- tion sur l’existence de continuités entre mythe et utopie – continuités que suggère souvent, de façon très évidente, la géographie des pays utopiques, où affleurent de fréquents échos de l’Âge d’or. Le discours utopique puise en effet dans le fonds de l’imaginaire collectif, et les archétypes de l’Âge d’or, du pays de Cocagne ou de l’Ar- cadie lui servent à élaborer ses propres constructions, où ils acquièrent une réso- nance nouvelle. Dans l’article de synthèse qu’il a consacré à l’utopie grecque, Lucio Bertelli dit que l’utopie utilise le mythe comme un répertoire d’images et de situa- tions dotées d’une forte portée symbolique : elle y sélectionne les matériaux les plus adéquats et les adapte à ses vues rationnelles de société heureuse, s’en servant comme instrument pour diffuser ses propres mirages politiques 29. Un autre mythe avec lequel l’utopie entretient des liens assez complexes est celui du bon sauvage : au nombre des motifs exploités simultanément de part et d’autre figurent les pratiques dites « communistes » (mise en commun des biens ou des femmes). Christian Marouby qui, dans Utopie et primitivisme, s’est livré à une com- paraison systématique de ces deux formes de l’« imaginaire anthropologique » à l’âge classique, conclut toutefois à leur opposition profonde 30 : la fondation de la société utopique est toujours une entreprise de réduction du primitif ; l’utopie par- ticipe d’un mouvement de refoulement, elle traduit la vision limite d’une humanité qui serait radicalement du côté de la culture ; construite, à la fois métaphoriquement et littéralement, contre le sauvage, elle ne peut se comprendre que comme une ten- tative de prendre la place du primitif, de se substituer à lui et de l’éliminer. En soulignant le caractère fondamentalement antinaturel de la société utopi- que, Marouby reformule, à sa manière, l’une des deux grandes critiques adressées à l’utopie, celle d’irréalisme – l’autre grief visant le caractère totalitaire des mondes utopiques. L’accusation d’irréalisme s’est si bien associée à l’utopie que le terme a fini par prendre, dans l’usage courant, le sens péjoratif de « chimère » ou d’« illu- sion ». Baczko note que la question « Les utopies sont-elles réalisables ? » (question que pour sa part il estime peu pertinente) est paradoxalement imposée par les tex- tes utopiques eux-mêmes 31 : en fournissant une description détaillée de la société

28. Cioran 1960, 131. 29. Bertelli 1982, 483-486. 30. Marouby 1990, 194-197. 31. Baczko 1971, 356. Point de vue comparable chez Schlanger 1973, 5, qui déclare le critère de l’opérable « ruineux pour l’utopie ».

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Corinne Jouanno : L’utopie, état de la question

idéale, l’utopiste invite en effet son lecteur à chercher des correspondances entre la cité fictive et la société actuelle, et par là même il lui suggère de les envisager comme deux réalités comparables. Si Backzo trouve peu fructueux de se focaliser sur la « vérification » des utopies, c’est parce que l’œuvre utopique, exprimant l’imagina- tion sociale de son époque, a pour vocation spécifique de formuler « l’image d’une extériorité à son propre espace et à son propre temps », si bien qu’elle est à la fois produit de l’histoire et refus de l’histoire, ou pour reprendre une formule de Joseph Gabel, « plan humain pour sauter hors de l’histoire et parvenir à une perfection stable » 32. On touche là au deuxième grief formulé à l’encontre de l’utopie, son caractère fixiste et totalitaire, que manifeste la double fermeture du temps (figé dans un éter- nel présent) et de l’espace (l’utopie est très souvent une île, en tout cas un lieu clos : elle est une « structure de défense ») 33. C’est aussi un univers strictement encadré par un système contraignant de règles qui soumettent l’individu à un contrôle so- cial permanent : l’utopiste rêve en effet d’une coïncidence parfaite entre individu et collectivité – d’où le contrôle exercé sur la famille, susceptible de saper la solidarité communautaire, et sur la culture livresque, ferment d’individualisme 34. Le rêve utopique d’un homme tout social explique l’intérêt porté aux repas communs, aux fêtes, aux rituels, et la prédilection de l’architecture utopique pour des matériaux transparents comme le cristal, qui favorisent la disparition de tout espace privé, et partant celle de la liberté individuelle. C’est précisément là que réside la pierre d’achoppement de toutes les utopies, comme nous le rappelle ironiquement Dos- toïevski (1821-1881) qui, condamné à cause de ses accointances avec les fouriéristes à cinq ans de travaux forcés en Sibérie (1849-1854), avait quelques comptes à régler avec les mouvements utopistes, et nous a laissé, dans les Possédés, une savoureuse caricature de rêveur social en la figure de Chigaliov, qui présente en ces termes son « système d’organisation du monde » :

Je dois vous prévenir que mon système n’est pas complètement achevé. Je me suis embrouillé dans mes propres données et ma conclusion se trouve en contradiction directe avec l’idée fondamentale du système. Partant de la liberté illimitée, j’aboutis au despotisme illimité 35.

32. Gabel 1978, 47, n. 14. 33. Sur la « fermeture » utopique, voir Moreau 1982, 43-55. La description de l’utopie comme « struc- ture de défense » vient de Marouby 1990, 41. Sur la fermeture du temps en utopie, voir aussi Trous- son 1998, 33 : le devenir de l’utopie est inexistant, puisqu’elle a atteint une perfection qui est stabilité définitive. 34. Trousson 1998, 103-114. Sur la méfiance de l’utopie à l’égard de l’individu, considéré comme force subversive, voir aussi Marouby 1990, 68 sq. 35. Les Possédés, 1re partie, ch. 7, 2.

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Si j’ai insisté sur les divers reproches adressés à l’utopie, ce n’est pas pour faire la « psychocritique » de l’utopiste et épiloguer, comme bien d’autres, sur sa mentalité régressive ou schizophrène 36, mais parce que ce sont précisément les griefs en ques- tion qui ont alimenté ce qu’on appelle contre-utopie, anti-utopie ou dystopie – va- riante de l’utopie qui exploite les règles du genre pour se livrer à une contestation de la pensée utopique et transformer en univers de cauchemar ce que les utopies traditionnelles prétendaient faire passer pour un monde parfait : à titre de modèle exemplaire, on peut citer les Voyages de Gulliver (1726), où Swift a su employer tous les modes utopiques existants pour les retourner contre eux-mêmes et faire ainsi éclater le genre de l’intérieur 37 ; mais on trouve aussi dans l’Antiquité quelques exem- ples très réussis d’anti-utopie, chez Aristophane ou Lucien.

Corinne Jouanno Université de Caen Basse-Normandie

36. Voir notamment Ruyer 1950, 27-40 (« Type spirituel de l’utopiste ») ; Servier 1991, 321-354 (« Les symboles de l’utopie ») ; Demangeat 1994 ; et sur un mode plus critique, Mucchielli 1960, 274-295 (« Échec de la réduction psychologique du mythe »). 37. Baczko 1978, 48-49.

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Corinne Jouanno : L’utopie, état de la question

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L’IMAGINAIRE UTOPIQUE DANS LE MONDE GREC La cité idéale de Platon : de l’imaginaire à l’irréalisable

Lorsque l’on s’attache à l’étude de l’utopie, dans toutes ses manifestations, la première difficulté à laquelle on se trouve confronté est celle de donner une défini- tion claire de l’idée même d’utopie, ainsi qu’une signification univoque du terme lui-même. Pour reprendre les termes de Finley 1, depuis que Thomas More a donné au monde le terme Utopie au début du XVIe siècle, tout un ensemble sémantique a poussé autour de celui-ci, c’est-à-dire une gamme de significations, qui exprime bien la grande étendue et la complexité du terme, mais aussi la non moins grande confusion qu’il a suscitée. Pour nous, qui voulons nous consacrer à l’imaginaire utopique dans le monde grec, la difficulté est pour ainsi dire redoublée par l’absence d’un terme équivalent en grec ancien, bien que le terme utopia inventé par More soit un terme grec trans- crit en caractères latins. Bien sûr, nous pouvons ne pas avoir le terme, mais avoir tout de même l’idée d’utopie en Grèce ancienne exprimée par un autre vocabulaire. Je ne vais pas entrer ici dans ces problèmes de vocabulaire. Ce que je voudrais faire, en revanche, c’est reprendre les textes de Platon qui présentent des constitutions dites idéales, et qui ont sans doute inspiré More et bien d’autres utopistes dans leurs constructions ; je voudrais voir en quel sens ces textes sont à la base des utopies à venir, et à la base aussi de toute la variété que ces différentes utopies vont présenter. Si l’on pense à l’histoire du terme « utopie », on pourrait dire que, dans la gamme de significations qui a poussé autour de celui-ci, il y a une sorte de progres- sion (ou, si l’on préfère, de régression) qui va en direction d’une « non-réalité » de l’objet désigné comme utopique : on passerait, en effet, de quelque chose qui relève de l’imaginaire ou de la fantaisie (tel le pays de More 2) et qui donc, a priori, n’existe

1. Finley 2000, 178. 2. Mais rappelons que dans la lettre qu’il écrit à son ami Pierre Gilles et qui constituera la préface à l’édition de Louvain en 1516, More dit avoir été dispensé de tout effort d’invention et de composition, se limitant à répéter et à consigner par écrit ce qu’il avait entendu exposer par le navigateur Raphaël Hythlodée.

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L’imaginaire utopique dans le monde grec

nulle part ou du moins dont on ignore la localisation exacte 3, à quelque chose d’ir- réalisable (c’est-à-dire, qui ne peut et ne pourra exister nulle part) 4. Ce dernier est en définitive le sens qui s’est imposé dans le langage courant, et, pour s’en convaincre, il suffit de lire la série des synonymes qui clôt la voix « utopie » dans le dictionnaire de la langue française Le Petit Robert, puisqu’on y trouve, entre autres, les termes « chimère, illusion, mirage ». Bref, de l’idée d’un pays qui est « non-lieu », qui n’est pas localisé ici et maintenant, on est passé à l’idée d’un pays qui ne peut pas exister quelque part un jour et qui est donc tout simplement à jamais irréalisable. Or, le glis- sement d’un sens à l’autre, de l’imaginaire à l’irréalisable, ne va pas de soi et en tout cas n’est pas une nécessité : quelque chose d’imaginaire, qui est conçu par quelqu’un, quelque chose qui n’existe nulle part aujourd’hui, peut très bien être réalisé et donc exister ou avoir existé quelque part un jour. Du reste, More situe son île d’Utopie dans le Nouveau Monde, même si, de son aveu, il a oublié de demander au naviga- teur Raphaël Hythlodée dans quelle partie précisément du Nouveau Monde l’île for- tunée se situerait ; de toute façon, il est clair que, pour la construction de son pays imaginaire, More a aussi tiré profit, en plus de ses sources livresques et notamment des auteurs anciens, des notes et des observations des vrais voyages faits au Nou- veau Monde par les navigateurs portugais ou au service des couronnes ibériques. Quoi qu’il en soit, ce glissement s’est produit et indiscutablement on conçoit main- tenant l’utopie essentiellement comme « ce qui constitue l’objet d’une aspiration idéale non susceptible de réalisation pratique » et en particulier comme un « idéal éthico-politique destiné à ne pas se réaliser du point de vue institutionnel » – pour reprendre les termes de la définition radicale donnée dans le dictionnaire de la lan- gue italienne Devoto-Oli 5. C’est bien l’accusation d’irréalisme dont parle Corinne Jouanno dans le premier volet de cette introduction.

3. Comme le remarque Trousson (1975, 13), au XVIIIe siècle, le Dictionnaire de Trévoux parlera de l’uto- pie comme d’une « région qui n’existe nulle part » et évoquera pour la première fois, en vue d’éclair- cir le terme, l’idée que « le mot se dit quelquefois figurément d’un pays imaginaire, à l’exemple de la République de Platon ». 4. Le dictionnaire de la langue française, Le Petit Robert, distingue trois emplois du terme « utopie ». 1. un emploi « vieux », en référence à l’ouvrage de Thomas More (1516), et en ce sens le terme désigne donc un « pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux » ; 2. Un emploi « didactique », c’est-à-dire qui n’existe que dans la langue savante (et qui est daté du XVIIIe siècle), par lequel on désigne un « plan d’un gouvernement imaginaire, à l’exemple de la République de Pla- ton»; et 3. Un emploi « courant » (dès le XIXe siècle), c’est-à-dire connu de tous, quand les autres sont techniques ou savants, par lequel on désigne « un idéal, une vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité », ou encore « une conception ou un projet qui paraît irréalisable ». 5. C’est moi qui souligne. Le grand dictionnaire illustré de la langue italienne Devoto-Oli, en définis- sant l’utopie sans détours, se fait beaucoup moins de souci que les auteurs du Petit Robert qui sem- blent, d’après les trois définitions que j’ai relevées en note 4, vouloir présenter une sorte d’histoire du terme ; le Devoto-Oli, comme d’autres encore, n’a pas ce même souci de mémoire.

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Luciana Romeri : La cité idéale de Platon…

Or, compte tenu de ces considérations sémantiques, je voudrais montrer qu’un tel lien, entre l’imaginaire et l’irréalisable, a probablement été possible à partir des textes platoniciens véhiculant les conceptions d’un État idéal, les textes qui seraient justement à la base de notre conception de l’utopie, à savoir pour l’essentiel la Répu- blique, mais aussi quelques passages du Timée et du Critias évoquant les deux cités quasi mythiques que sont l’Atlantide et l’Athènes ancienne. Mais, en même temps, je voudrais aussi montrer que la lettre du texte de Platon ne permet pas une telle interprétation utopiste de la cité platonicienne. Le risque que ce genre de fictions tombe dans l’impossibilité pratique a été perçu et mis en avant dès l’Antiquité, d’abord, par Platon lui-même, ensuite par Aristote. Platon, quant à lui, défend constamment ses cités de ce risque ; en effet, comme nous allons le voir à la lecture de ses textes, par-delà les difficultés qui peuvent se poser autour de sa construction, des difficultés qu’il ne nie jamais et qu’il affronte tant bien que mal, Platon croit en la faisabilité de son projet politique et se montre tou- jours soucieux d’en affirmer le caractère possible. De son côté, Aristote, qui a aussi bien ressenti ce risque dans le projet politique de Platon, dénonce une telle impos- sibilité pour les cités platoniciennes, du moins pour certains de leurs aspects. Ainsi, au livre II de la Politique, Aristote critique les constitutions platoniciennes (celle de la République mais aussi celle des Lois) du point de vue de leur possibilité, en dénon- çant une série de contradictions ou d’incompatibilités avec la nature humaine qui rendraient impossible leur réalisation ou qui aboutiraient à des résultats désastreux. Néanmoins, si Aristote critique parfois à juste titre les théories platoniciennes, cela n’implique pas qu’il interprète Platon comme un utopiste : il pense que Platon croyait en ses théories mais qu’il se trompait. Cependant, il est clair que l’interprétation uto- piste de Platon a pu trouver dans cette critique aristotélicienne, qui ne porte que sur les idées erronées de Platon, ses premières bases et sa justification théorique. Je vais alors reprendre les textes platoniciens qui exposent ses cités, pour voir en particulier comment Platon présente les aspects les plus difficiles de ses théories, ceux qui justement ont pu donner origine à une interprétation utopiste de Platon et de ces mêmes textes. Nous pouvons dire qu’il y a quatre possibles cités à la base de l’interprétation utopiste de Platon : 1. La toute première cité dont il est question dans la République, au livre II, et qui est désignée par Socrate comme la « cité véritable » (alèthinè polis, cf. II 372 e) ; 2. Toujours dans la République, la belle cité (la kallipolis ; l’expression se trouve en VII 527 c), telle que Socrate la construit dès la fin du livre II jusqu’au livre VIII ; c’est celle-ci qui est généralement considérée comme la cité idéale de Pla- ton ; et c’est dans celle-ci que nous allons trouver les thèses disons « difficiles » de Platon, celles que l’on pourrait taxer d’irréalisme (telles la communauté des fem- mes et des enfants ou le gouvernement des philosophes-rois) ; 3. L’Athènes primi- tive, dont il est question au début du Timée (20 e-25 d) et dans le Critias, qui est une

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cité juste et vertueuse (cf. Cr. 112 e) ; 4. L’Atlantide, cette île fortunée et puissante, avec laquelle s’affrontera l’Athènes primitive et dont l’histoire est exposée dans ce même début du Timée (20 e-25 d) et dans le Critias. Je commence par quelques remarques. Je vais surtout m’intéresser aux deux premiers cas, ceux de la cité véritable et de la belle cité, puisqu’ils constituent pour ainsi dire la source principale de l’interprétation utopiste de Platon ; je regarderai par la suite les cas de l’Athènes primitive et de l’Atlantide en fonction de leur rela- tion avec ces textes de la République. En effet, ces quatre États sont tous liés entre eux, ou bien parce que l’un est la suite et le développement logique de l’autre (c’est le cas de la kallipolis par rapport à la cité véritable dans la République), ou bien parce que, « par un hasard divin » (Tim. 26 d), ils coïncident (c’est le cas de la kallipolis et de l’Athènes primitive), ou bien encore parce que l’un est l’illustration de ce que sera la décadence de l’autre (c’est le cas de l’Atlantide et de l’Athènes primitive, puis- que celle-ci, de juste et bonne qu’elle est, va devenir au Ve siècle exactement comme l’Atlantide platonicienne, une cité puissante mais arrogante et décadente). Aussi y a-t-il entre ces textes un complexe jeu de renvois, dont il faut tenir compte lorsque l’on regarde ces constructions politiques platoniciennes. Une deuxième remarque. Ces textes platoniciens décrivent tous les quatre des États inexistants. Néanmoins, si les deux cités de la République n’existent effective- ment pas et se présentent comme des résultats auxquels arrive, à deux étapes diffé- rentes, le long raisonnement de Socrate consacré à la justice, en revanche les deux États mentionnés dans le Timée et le Critias par Critias lui-même n’existent plus mais, aux dires de Platon, auraient bel et bien existé neuf mille ans auparavant, autrement dit dans un passé si lointain qu’il se perd dans le mythe. Enfin, une troisième remarque. Je laisse de côté les Lois qui n’exposent pas à proprement parler une cité mais un projet législatif, qui est bien sûr en vue d’une cité qui doit être la meilleure et la plus heureuse possible (cf. Lois V 742 d-e). C’est moins le détail d’une législation que le statut des cités mises en place par Platon que je veux interroger tout d’abord, et ce d’autant plus que les Lois sont souvent consi- dérées comme la suite plus « réaliste » de la République, dont elles corrigeraient le caractère trop « idéaliste » (cf. V 739 a-e). Commençons donc par les cités décrites dans la République. Dans la République, nous sommes dans un texte de fiction : il n’est pas ques- tion de faire une recherche ou un traité (comme le fera Aristote dans la Politique) sur la cité et la constitution idéales, mais simplement de répondre à la question : qu’est-ce qu’une cité ? ou : comment naît une cité ? et ensuite : qu’est-ce qu’il faut faire pour qu’elle puisse durer ? La description de la naissance d’une cité permettra, affirme Socrate, de mieux y voir naître aussi la justice et l’injustice, ce qui est le but final de la recherche (cf. II 368 d-369 a). Aussi la cité et la constitution idéales n’en- trent-elles en scène qu’après, au cours du raisonnement entrepris par Socrate à partir

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Luciana Romeri : La cité idéale de Platon…

du livre II, et elles entrent en scène comme le résultat d’un tel raisonnement, c’est- à-dire comme la cité et la constitution les meilleures, compte tenu de ce qui a été dit. Dès le départ la cité apparaît donc comme une construction intellectuelle (II, 369 c 9-10):

“Iqi dh,v hn\ dæ egwj ,v tw /' logwv / exj archj "' poiwmen' polin:v poihseiv de ; authj n,v w"J eoiken,[ hJ hJmetevra creiva. Eh bien, dis-je [c’est Socrate qui parle], allons, créons en paroles (i. e. par le raison- nement) une cité dès son origine : c’est notre besoin, à ce qui semble, qui la créera.

Ainsi, en suivant un raisonnement de type conditionnel visant à établir ce qui est nécessaire afin de réaliser ce qu’il a présupposé, Socrate va chercher les éléments qui doivent composer une cité. Et tout d’abord, le raisonnement aboutit à la « cité véritable », l’alèthinè polis. De celle-ci , il expose, d’abord, la composition et l’orga- nisation (cf. II 369 d à 371 e) et, ensuite, le mode de vie des hommes qui devront l’habiter (cf. II 372 a 5-d3). Incontestablement ces hommes vivent de manière sim- ple et frugale : se limitant aux désirs nécessaires, ils ont un mode de vie fondé sur la raison, sans luxe, ils travaillent et se nourrissent essentiellement de pain et de vin, ils banquettent en chantant des hymnes aux dieux, ils évitent la pauvreté et la guerre, vivant en santé et en paix jusqu’à un âge avancé. Néanmoins, contrairement à ce que l’on peut penser, cette première cité, la cité véritable, n’est pas une sorte d’âge d’or, ni une société primitive, de même qu’elle n’est pas une cité impossible 6. Tout simplement elle est une cité qui se limite aux désirs nécessaires et a donc une vie sans luxe, une vie qui est, peut-être, difficile, mais certainement pas impossible. Au contraire, comme son nom l’indique, cette cité est pour Platon alèthinè, vraie, réelle et authentique. Il s’agit de la seule cité platonicienne qui reçoit cette qualification, et l’emploi de ce genre de qualification appartenant au champ sémantique de la vérité n’est jamais anodin chez Platon. Ce qui ne signifie pas que pour Platon cette cité, ou une cité comme celle décrite ici au livre II, existe ou a existé, mais simplement qu’elle est nécessairement le résultat vrai, c’est-à-dire exact, du raisonnement que Socrate est en train de faire concernant la genèse et l’essence de la cité. En ce sens, cette première cité saine et juste est réalisable, car elle tient toujours compte de la réalité. Néanmoins, c’est ici que, une fois terminée la description de son organisa- tion, nous trouvons le premier élément qui a pu pousser à l’interprétation utopiste de cette première cité de Platon 7. Sous la pression de Glaucon, Socrate va abandonner

6. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’observer dans un article, écrit à quatre mains, cf. Romeri & Veloso 2006, en part. 79-82. 7. Cf. Annas 1994, 98-99, pour qui le tableau brossé par Socrate de la manière dont les gens de la pre- mière cité mènent leur vie « est manifestement destiné à nous rappeler les images de l’Âge d’Or ».

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cette cité et passer à l’examen d’une cité plus développée et confortable, comme si la première n’était pas, ou plus, suffisante. Est-ce que, pour autant, nous pouvons dire, comme on a tendance à le faire, que Platon ne croit pas en la possibilité maté- rielle de la cité qu’il vient juste d’organiser et que c’est pour cette raison qu’il aban- donne assez vite son examen ? Je ne le crois pas : simplement Platon est conscient de la difficulté que pose son discours et notamment du fait que tout le monde ne voudra pas d’une telle cité. Il suffit de lire le texte (II 372 e 6-373 a 4):

hJ me;n ou\n ajlhqinh; povli" dokei' moi ei\nai h}n dielhluvqamen, w{sper uJgihv" ti": eij dæ au \ boulesqe,v kai ; flegmainousanv polinv qewrhswmen:v oudej n; apokwluj ei.v tauta' ga;r dhv tisin, wJ" dokei', oujk ejxarkevsei, oujde; au{th hJ divaita, ajlla; kli'naiv te pro- sevsontai kai; travpezai kai; ta\lla skeuvh, kai; o[ya dh; kai; muvra kai; qumiavmata kai; eJtai'rai kai; pevmmata, kai; e{kasta touvtwn pantodapav. La cité véritable me semble être celle que nous avons décrite comme une [cité] en bonne santé ; mais si vous le souhaitez, considérons aussi une cité atteinte d’inflam- mations : rien ne l’empêche. Car ces choses, à ce qui paraît, ne suffiront pas à certains, ni ce régime, mais il y en plus des lits et des tables et les autres ustensiles, et cer- tainement des bons plats et des onguents, des parfums, des courtisanes, des friandi- ses, et toute sorte de choses de ce genre.

Or, le fait qu’il soit conscient que le mode de vie modéré et sain de la cité véri- table ne convient pas à tout le monde, n’implique pas qu’il pense qu’il ne convient à personne et que cette cité est donc impossible. Elle demeure à ses yeux une réalité politique possible, et même la seule véritable. Ce n’est que pour avancer dans sa recherche que Socrate accepte d’abandonner son examen. En poursuivant toujours selon les mêmes principes son raisonnement condi- tionnel, Socrate considère alors les conséquences, pour la cité, du choix d’un plus grand confort. Parmi ces conséquences, tel un résultat de celles-ci, nous allons trou- ver la kallipolis, la cité « idéale » platonicienne. Comment on y arrive ? Par étapes : d’abord la cité, de saine qu’elle était, deviendra malade à cause de son avidité, et, puisqu’elle a plus que des désirs nécessaires, elle sera désignée comme une cité du luxe (truphôsa polis), une sorte de Pays de Cocagne ; ensuite, afin d’en éviter la dé- cadence et l’inévitable destruction, cette même cité malade subira une cure de puri- fication et, de malade qu’elle était, elle redeviendra saine et juste. C’est celle-ci, cette cité guérie de ses excès, la kallipolis, la « belle cité » platonicienne. Il est clair que, du point de vue de Socrate, la cité belle et juste, à laquelle le raisonnement aboutit, est en quelque sorte un pis-aller par rapport à la cité véritable, qui, elle, n’a jamais connu la maladie. Il s’agit d’une « ex » cité du luxe qui a su mettre un frein à son avidité, grâce à un processus éducatif qui concerne tous les citoyens. C’est au cours de l’ex- posé sur l’éducation nécessaire aux citoyens de la kallipolis, lorsqu’il est question du mode de vie des gardiens, que nous trouvons les thèses qui ont sans aucun doute le

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plus contribué à l’interprétation utopiste de Platon, celles que l’on considère comme utopiques par excellence. Elles sont au nombre de trois : tout d’abord, c’est la loi con- cernant la communauté, chez les gardiens, des femmes et des enfants (cf. V 457 b- 458 d) ; celle-ci est expliquée comme une conséquence nécessaire de la deuxième loi, celle de l’identité d’occupation et d’éducation entre hommes et femmes (cf. V 451 c-452 e). À ces deux thèses scandaleuses s’ajoutera un peu plus loin une troisième, la plus grande et la plus difficile (to megiston kai khalepôtaton, 472 a 4), qui est la condition même de la naissance et de la possible réalisation de la kallipolis : c’est la loi concernant les philosophes-rois ou les rois-philosophes (cf. V 473 b-e). Or, signi- ficativement, au début de tout cet exposé, c’est Socrate lui-même qui encore une fois met en avant toute la difficulté de ses trois thèses (qu’il qualifie de vagues, kuma, cf. 457 b; 472 a 3-4 ; 473 c 7-9). Pressé par ses trois interlocuteurs d’expliquer la ma- nière dont doit se mettre en place la communauté des enfants et des femmes destinée aux gardiens (cf. V 449 d, 450 b-c), Socrate montre beaucoup d’hésitations, cons- cient qu’il est du fait que ce discours va susciter un grand embarras (polus okhlos, cf. V 450 b 1-2) et une grande incrédulité (apistia). Voyons le texte (V 450 c 6-d 2):

Ou j raJ dion,/v w \ eudaimon,[ hn\ dæ egwj ,v dielqein:' polla"; gar; apistij a"v ecei[ eti[ mallon' twn' emprosqen[ wn| dihlqomen.v kai ; gar; w"J dunata ; legetai,v apistoij tæ' an,[ kai ; ei j oti{ mavlista gevnoito, wJ" a[ristæ a]n ei[h tau'ta, kai; tauvth/ ajpisthvsetai. dio; dh; kai; o[kno" ti" aujtw'n a{ptesqai, mh ; eujch; dokh'/ ei\nai oJ lovgo", w\ fivle eJtai're. Il n’est pas facile de l’exposer, mon heureux ami, repris-je [= Socrate] ; car (ce dis- cours) présente plusieurs motifs d’incrédulité, encore plus que ceux que nous avons exposés auparavant. En effet, on pourrait ne pas croire que nous disons des choses possibles, et, si elles étaient, autant que possible, (possibles), même ainsi on ne croira pas que celles-ci soient les meilleures. C’est pourquoi j’ai une certaine hésitation à traiter de ces choses, dans la crainte, mon cher ami, que mon discours ne paraisse être un vœu.

Remarquons deux choses. D’abord, cette hésitation, cette crainte ne concerne que le discours sur la communauté des femmes et, implicitement aussi celui sur l’égalité entre hommes et femmes ; plus loin (en 472 a) une crainte semblable est exprimée à propos du troisième discours, celui concernant les philosophes-rois. Mais cette crainte ne porte jamais sur l’ensemble de la construction de Platon. C’est pour- quoi, en aucun cas, elle ne peut être prise comme la preuve ou l’indice du fait que Platon considérait cette construction comme irréalisable 8. Or, c’est cela que font les interprètes d’un Platon utopiste. Ensuite, non seulement la crainte de Socrate a une portée limitée, mais en plus elle n’est pas due à un doute de Socrate quant à la vérité de son discours, mais à une incrédulité des autres. Socrate, quant à lui, croit

8. Comme le remarque aussi Leroux 2004, 620, n. 9.

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en la véracité de ses thèses ainsi qu’en leur excellence. Il le dit très clairement et à plusieurs reprises et jamais il ne cède sur ce point : ces lois sont possibles et elles sont les meilleures. Ainsi, à propos de la communauté des femmes, il dira (V 456 b 12 – c 10):

Oujk a[ra ajduvnatav ge oujde; eujcai'" o{moia ejnomoqetou'men, ejpeivper kata; fuvsin ejtivqemen to;n novmon:(...). Oujkou'n hJ ejpivskeyi" hJmi'n h\n eij dunatav ge kai; bevltista levgoimen… «Hn gavr. Kai; o{ti me;n dh; dunatav, diwmolovghtai… Naiv. ”Oti de; dh; bevltista, to; meta; tou'to dei' diomologhqh'nai… Dh'lon. Les choses que nous établissions par loi n’étaient ni impossibles ni semblables à des vœux, puisque nous établissions notre loi conformément à la nature. […] Or, notre enquête ne consistait-elle pas à savoir si nous disions des choses possibles et excellen- tes ? – Oui, en effet. – Et il a été reconnu qu’elles sont possibles ? – Oui. – Et après cela ne faut-il pas reconnaître qu’elles sont aussi excellentes ? – C’est clair.

De même, après l’exposé sur la nécessité, pour la bonne cité, ou bien que les philosophes gouvernent, ou bien que les futurs gouvernants se consacrent à la phi- losophie, l’affirmation de Socrate ne pourrait être plus claire (VI 499 c 1-5):

touvtwn de; povtera genevsqai h] ajmfovtera wJ" a[ra ejsti;n ajduvnaton, ejgw; me;n oujdevna fhmi; e[cein lovgon. ou{tw ga;r a]n hJmei'" dikaivw" katagelwv/meqa, wJ" a[llw" eujcai'" o{moia levgonte". h] oujc ou{tw"… Moi, j’affirme que je n’ai aucun argument (qui dise) qu’il est donc impossible que se réalise l’un ou l’autre de ces deux cas ou même tous les deux. Car dans ce cas nous serions à juste titre objet de dérision, comme si nous disions en vain des choses sem- blables à des vœux. N’est-ce pas ?

Toute hésitation a disparu, les choses proposées ne sont pas impossibles à réa- liser, ni de simples vœux pieux, eukhai. Une parenthèse à propos de ce terme eukhè : celui-ci revient régulièrement dans la République au moment où il est question de ces thèses difficiles 9. Cela dit, le texte de Platon n’autorise pas sa traduction comme

9. Cf. aussi en VII 540 d : les discours sur notre cité et sur notre constitution, affirme Socrate, ne sont pas des eukhai ; ce sont des choses difficiles, certes, mais pas impossibles, si les véritables philosophes deviennent rois ou les rois, philosophes.

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« utopie », comme le fait par exemple, le traducteur italien Franco Sartori 10, qui tra- duit sans hésitation ce terme, dans ces passages de la République, deux fois par « uto- pie » et une fois par « châteaux en l’air » (ce qui correspond au français « châteaux en Espagne »). De même, nous trouvons dans le dictionnaire grec-français Bailly, au point II de l’entrée eukhè, la signification suivante : « par extension désir, en gén., par opposition à la réalité » ; le texte qui est donné pour illustrer ce sens est le pas- sage de la République que l’on vient de voir : « eujcai'" o{moia levgein Plat. Resp. 499 c », qui est traduit de la manière suivante : « dire des choses sans consistance, litt. sem- blables à des désirs ou à des rêves sans réalité ». Ici évidemment Bailly entend dire qu’il s’agit non seulement de quelque chose qui n’existe pas, mais qui est clairement impossible. Or, ce terme signifie simplement « vœu », « souhait », « prière », en par- ticulier adressée aux dieux. Certes, Socrate à plusieurs reprises refuse de décrire ce qu’il est en train de faire comme une eukhè, et ce faisant il semble établir une équa- tion entre eukhè et désir impossible. Mais il semble clair que là il s’exprime de façon assez elliptique. En réalité, il entend nier que ce qu’il est en train de faire soit uni- quement une eukhè, une prière aux dieux, qui serait destinée à rester telle, c’est-à- dire à ne pas se réaliser. En effet, le fait de souhaiter ou de demander aux dieux quelque chose n’implique aucunement que cette chose soit impossible. Chez Aris- tote, dans un contexte semblable à celui de Platon, à propos de la meilleure cité, on retrouve aussi l’expression kat’eukhèn, « selon nos vœux » ; or, Aristote dit claire- ment que quelque chose qui est kat’eukhèn ne doit impliquer aucune impossibilité (Pol. II 6, 1265 a 17-18, VII 4, 1325 b 38 ; cf. IV 1295 a 25-31). Revenons au texte. Toutes ces affirmations concernant le caractère tout à fait possible des thèses exposées vont confluer en une conclusion qui, quant à elle, va affirmer le caractère tout aussi possible de la constitution tout entière mise en place jusqu’ici (VI 499 d-26):

peri; touvtou e{toimoi tw'/ lovgw/ diamavcesqai, wJ" gevgonen hJ eijrhmevnh politeiva kai; e[stin kai; genhvsetaiv ge, o{tan au{th hJ Mou'sa povlew" ejgkrath;" gevnhtai. ouj ga;r ajduvnato" genevsqai, oujdæ hJmei'" ajduvnata levgomen: calepa; de; kai; paræ hJmw'n oJmo- logei'tai. […] nous sommes prêts à combattre pour cet argument qui dit que la constitution dont nous avons parlé a existé, existe ou se produira, lorsque la Muse elle-même (de la philosophie) sera souveraine de la cité. Il n’est pas impossible qu’elle le devienne et, quant à nous, nous ne disons pas des choses impossibles ; mais nous convenons nous aussi qu’elles sont difficiles.

10. Cf. sa traduction dans Sartori 1997.

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L’affirmation de la possible existence de sa constitution, donc de sa cité, est ici faite sans ambiguïté et sans crainte, même si elle est associée à l’affirmation tout aussi claire de sa difficulté (cf. également plus loin, VII 540 d). Encore une fois, la conscience du fait que certaines conséquences du raisonnement mené jusqu’ici sur la cité belle et juste présentent une grande difficulté pratique n’implique pas que Platon ne considère pas celle-ci comme réalisable : les exigences et les contraintes d’une telle cité sont, certes, énormes et difficiles à accepter, mais elles ne la rendent pas pour autant nécessairement impossible. Compte tenu de cette lecture non utopique de la République, considérons main- tenant les cas de l’Athènes primitive et de l’Atlantide 11. Au début du Timée (cf. 20 d-25 d), Critias fait un récit que, dit-il, il a entendu de la bouche de Solon et qui concerne la guerre qui éclata entre Athènes et l’île d’Atlantide dans un passé extrê- mement lointain, neuf mille ans auparavant (cf. Tim. 23 d-e ; Critias 111 a). À la fin de sa narration, en annonçant un développement plus détaillé dans le dialogue qui porte son nom, le Critias, et qui suivra le Timée, Critias établit explicitement un lien entre cette Athènes primitive d’il y a neuf mille ans et la kallipolis de la République décrite la veille par Socrate (cf. Tim. 26 c-e ; cf. aussi 25 e-26 a). En effet, nous dit- il, la cité qui était hier dans le récit, en muthô(i), sera transportée maintenant dans l’ordre de ce qui est vrai, epi talèthes. Il s’agit de faire coïncider en tout point (- tôs harmosousin) les deux discours, le sien et celui fait par Socrate dans la Républi- que. Un exemple pour tous montre bien la coïncidence : les deux portent une grande attention à l’établissement d’une classe de citoyens spécifiquement consacrée à la guerre et à la défense de l’État, la classe des gardiens-combattants, et Critias lui-même va assimiler les fonctions des guerriers de l’Athènes ancienne à celles des gardiens de la République (cf. Critias 110 d 3-5). L’Athènes ancienne, juste et sage, serait donc la réalisation (bien que dans un passé quasi mythique) de la kallipolis, et cela éloi- gne encore un peu plus de l’utopie la cité de la République, du moins aux yeux de Platon. Quant à l’Atlantide décrite dans le Critias (112 e-121 c), par l’abondance de ses ressources naturelles (cf. 114 d-115 b) et l’énorme richesse de ses constructions (cf. 116 c-117 d), elle se présente comme une sorte d’âge d’or, où rois et citoyens vivent dans un état quasi divin de bonheur et de vertu. Elle est même, peut-être, la construction politique platonicienne qui se rapproche le plus de l’utopie (pensons par exemple au fait qu’il s’agit d’une île, d’origine divine, qui tant qu’elle n’a pas trop de contacts avec l’extérieur se maintient heureuse, modérée, obéissante à ses lois). Mais cette société fortunée et dorée va glisser vers la décadence. Par leur avi- dité et leur puissance, les rois d’Atlantide tombent en effet dans l’indécence (cf. 121 b) et vivent alors dans une condition beaucoup plus humaine, où le désir de richesse

11. Sur ces constructions platoniciennes voir au moins les articles riches et suggestifs de Brisson 1970 ; Vidal-Naquet 1990 a, 1990 b et 2005.

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et de pouvoir rappelle la polis truphôsa de la République (II 372 e-373 e), ce pays de Cocagne, où les hommes ont une vie riche et confortable et comptent sur une pros- périté sans effort et sans fin – ce qui va nécessairement les amener vers la guerre, du moins s’ils ne « se soignent » pas grâce à la philosophie. Or, le Pays de Cocagne que sont la cité du luxe et l’Atlantide après la chute, d’une part, et l’Âge d’or qu’est l’Atlantide avant la chute, d’autre part, s’opposent – et en même temps se lient – à cette belle cité de la République qui non seulement est pos- sible en paroles, mais qui a même existé très loin dans le temps sous la forme de l’Athènes primitive. Il est vrai, cette existence est au final un mythe, et non un fait historique, elle est en ce sens, paradoxalement, un « vœu » que Platon fait dans le passé à l’égard de sa propre cité d’Athènes, pour mieux condamner son état pré- sent, l’Athènes impérialiste du Ve siècle. Autrement dit, aux yeux de Platon Athènes n’a pas su rester à la hauteur de son mythe, alors qu’elle l’aurait pu. Croire, enfin, que cette cité malade qu’est l’Athènes de son temps puisse redevenir saine et juste sans passer par la véritable philosophie, cela est probablement pour Platon une vé- ritable utopie. À la lecture de ces textes, et compte tenu de toutes les relations que la cité de la République entretient avec la réalité, l’histoire et le mythe, Platon semble vouloir brouiller les idées. Et, au final, il y réussit assez bien, puisque désormais, à partir de là, malgré ses efforts répétés de dire le contraire et grâce aussi à Aristote, le doute est là : l’irréalisable coudoiera toujours l’utopique et celui-ci pourra se confondre toujours avec le fantastique et l’impossible – d’où toutes les Utopies hellénistiques romancées, les anti-utopies et les voyages impossibles dans des pays improbables qu’évoque Christine Dumas-Reungoat dans le troisième volet de cette introduction.

Luciana Romeri Université de Caen Basse-Normandie

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Références bibliographiques Annas J. (1994), Introduction à la République de Platon, Paris, PUF ; trad. par B. Han de An Introduction to Plato’s « Republic », Oxford, Clarendon Press, 1981. Brisson L. (1970), « De la philosophie politique à l’épopée. Le Critias de Platon », Revue de métaphysique et de morale, 75, p. 402-438. Finley M.I. (2000), « Utopianism Ancient and Modern », in The Use and Abuse of History [1975], Londres, Pimlico, p. 178-192. Leroux G. (trad. et éd.) (2004), Platon. La République [2002], Paris, Flammarion (GF). Romeri L., Veloso C.W. (2006), « Les “origines” de la cité chez Platon », Ktema, 31, p. 79-86. Sartori F. (trad.) (1997), Platone. La Repubblica, Rome – Bari, Laterza. Trousson R. (1975), Voyages aux pays de nulle part, Bruxelles, Université de Bruxelles. Vidal-Naquet P. (1990 a), « Athènes et l’Atlantide. Structure et signification d’un mythe pla- tonicien », in J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, La Grèce ancienne, vol. 1, Paris, Seuil (Points Essais ; 215), p. 147-174. Vidal-Naquet P. (1990 b), « Le mythe platonicien du Politique, les ambiguïtés de l’âge d’or et de l’histoire », ibid., p. 175-195. Vidal-Naquet P. (2005), L’Atlantide : petite histoire d’un mythe platonicien, Paris, Les Belles Lettres.

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L’IMAGINAIRE UTOPIQUE DANS LE MONDE GREC Corpus et classement des premiers jalons du genre utopique

Dans le troisième volet de cette introduction au thème de l’imaginaire utopi- que, il nous semble utile de dresser un inventaire des textes que les historiens du genre de l’utopie considèrent comme les jalons menant au texte de Thomas More. Nous proposons de regrouper ces textes sous trois rubriques : 1- les utopies politiques et philosophiques ou utopies « sérieuses » ; 2- les utopies « exotiques » qui décrivent le monde du bonheur et du merveil- leux, dont les habitants présentent des caractéristiques originales, étonnantes, dignes d’admiration ; 3- les utopies parodiques ou satiriques : « contre-utopies » et « mondes inverses ». Avant d’exposer le corpus des textes et les caractéristiques de ces trois types d’utopies, nous ferons deux remarques : d’abord, le fait que des textes de genre lit- téraire complètement différent pourront se retrouver sous une même rubrique, la thématique étant plus signifiante que le genre pour le classement ; ensuite, que cer- tains textes posent problème : leur statut les fait appartenir au mythe et / ou à l’uto- pie. Pour prendre un exemple, Pierre Carlier, dans son livre sur Homère 1, récuse le classement, fait par certains historiens modernes, de l’île des Phéaciens dans la caté- gorie des utopies, car, sur le plan de la politique et de l’urbanisme, il n’y a pour lui aucun renversement opéré dans la cité des Phéaciens par rapport aux cités décrites en d’autres endroits de l’épopée homérique : il se trouve simplement, dit-il, que les institutions y fonctionnent de manière particulièrement harmonieuse et que l’urba- nisme correspond à celui souhaité par tout fondateur de colonie. Les historiens du genre de l’utopie 2 proposent souvent dans leurs études de re- monter à l’Antiquité pour rechercher les prémices du genre. Quels auteurs antiques retiennent-ils ? Pour en rendre compte, nous allons établir un corpus des textes ou fragments relevant de l’utopie en suivant un simple classement chronologique des auteurs antiques et puis nous relèverons les textes présentant des motifs tirés de genres apparentés à l’utopie : cette deuxième liste ne comporte que quelques exem- ples pour illustrer chaque thème, elle n’est nullement exhaustive.

1. Carlier 1999, 225-229. 2. Tel Raymond Trousson, pour ne citer qu’un exemple, cf. Trousson 1975.

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1) Les premiers jalons du genre utopique Hippodamos de Milet (Ve s. av. J.-C.) dans Aristote, Politique, 2, 8, 1267 b-1268 a; 7, 11, 6, 1330 b. Phaléas de Chalcédoine (certainement antérieur à Platon) dans Aristote, Politi- que, 2, 7, 1266 a. Antisthène (env. 445-mort apr. 366), Politeia (République), dans Diogène Laërce (IIIe s. ?), Vies et doctrines des philosophes illustres, VI. Aristophane (vers 445-vers 388) Oiseaux (- 414) Lysistrata (- 411) Assemblée des femmes (- 392 ?) Ploutos (- 388). Platon (428-347) Lois République Timée (Atlantide et Athènes primitive) Critias (Atlantide et Athènes primitive). Diogène de Sinope (413-327), Politeia (République). Zénon de Citium (332-262), Politeia (République) dans Plutarque, Moralia, 329 b: Sur la fortune d’Alexandre et Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 32-33, VII, 131. Théopompe de Chios (IV e s. av. J.-C.) : deux fragments dans Élien, Histoire variée, III, 18. Évhémère (vers 300 av. J.-C.), Chronique sacrée, un fragment dans Diodore de Sicile, Bibliothèque, 5, 41-46 (et 6, 1). Iambule (IIe s. av. J.-C.), La cité du soleil dans Diodore de Sicile, Bibliothèque, 2, 55- 60. Plutarque (Ier-IIe s. apr. J.-C.), Vie de Lycurgue (Mythe ou utopie ?). Lucien (IIe s. apr. J.-C.), Histoires véritables.

2) Motifs tirés de genres apparentés à l’utopie *Mythe de l’Âge d’or : Hésiode, Mythes des races, Travaux et Jours, v. 106-202. *Peuples des confins 3, trois exemples : – Les Abii : Homère, Iliade 13, 3-6. – Les Phéaciens 4 : Homère, Odyssée, 6 à 13.

3. Nous renvoyons au Dictionnaire des lieux imaginaires pour un inventaire de lieux et peuples imagi- naires très agréable à lire, mais qui dépasse le champ de l’Antiquité (cf. Manguel & Guadalupi 1998). 4. Pour l’étude des Phéaciens et des Abii ou encore de l’âge d’or hésiodique, nous renvoyons à l’étude de Michelle Lacore, dans ce volume, intitulée « Archéologie de l’utopie », p. 57-78.

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Christine Dumas-Reungoat : Corpus et classement…

– Les Hyperboréens : Pindare, Pythique X, à propos des Hyperboréens qui ont accueilli Apollon fugitif : « Les cheveux ceints du laurier d’or, ils se livrent à la joie des festins. Ni les mala- dies, ni la vieillesse n’atteignent cette race sainte, ignorante des labeurs et des combats » ; Diodore, Bibliothèque, II, 47. *Descriptions du pays de Cocagne : fragments comiques cités par Athénée (Les Deipnosophistes, 6, 267 d-270 a) : – Cratès (auteur à peu près contemporain de Cratinos, vainqueur pour la première fois en 450 / 49, mort avant 424), 14-15 k, Les Bêtes (Athénée, 6, 267 e-268 a) : l’« automatisation » des objets va rendre la vie des hommes merveilleusement confortable. – Télécleidès (auteur contemporain de Périclès, actif après 446), 1 k, Les Amphic- tyons (Athénée, 6, 268 b) : la vie au temps de Cronos. – Phérécrate (l’auteur aurait écrit dix-sept comédies dont une jouée en 420), 130 k, Les (Athénée, 6, 269 c-e) : Pourquoi vanter le travail, puisque l’âge d’or va revenir… ? *Auteurs de périples Antonius Diogénès, Les Merveilles d’au-delà de Thulé (résumé dans Photius, Biblio- thèque, 166) ou encore Phythéas de Marseille, Sur l’Océan.

Une fois ce corpus établi, il est intéressant de regrouper les textes selon les rubriques que nous avons signalées afin de faire ressortir certaines caractéristiques qui leur sont communes.

1- Utopies politiques et philosophiques ou « utopies sérieuses » Les auteurs d’utopies politiques et philosophiques partagent certains points de réflexion, notamment concernant la mise en commun de biens, de personnes (fem- mes et enfants) ou encore la répartition de la société en différentes classes. Et, logi- quement, se pose le problème du maintien ou non de la classe des esclaves et donc de l’égalité complète des habitants de la cité idéale. C. Mossé note d’ailleurs à ce pro- pos une évolution :

alors qu’à l’époque classique, ceux qui rêvaient de rétablir l’harmonie de l’âge d’or n’en faisaient bénéficier que le groupe des hommes libres, ce qui fait l’originalité des utopies égalitaires à l’époque hellénistique, c’est leur apparence d’universalisme, c’est l’absence d’exclusive à l’égard du barbare ou de l’esclave 5.

5. Mossé 1969, 307-308.

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Plusieurs théoriciens grecs – en plus de Platon – ont émis des idées qui ont nourri par la suite des utopies proprement dites. Antisthène aurait ainsi évoqué dans sa République un régime de vie fondé sur l’ascétisme et l’austérité ; refusant la propriété privée, il prêchait un retour à l’état primitif. Il s’agissait d’une société fon- dée sur l’égalité des classes et des sexes 6. Aristote cite et critique, en plus des cons- tructions idéales de Platon dans la République et dans les Lois, celles de Phaléas de Chalcédoine et d’Hippodamos de Milet : le premier propose d’établir l’égalité de la propriété foncière des citoyens et celle de l’éducation : d’une part, l’égalité des for- tunes entre les citoyens permettra de prévenir les discordes mutuelles ; d’autre part, une bonne formation morale invitera les hommes naturellement supérieurs à ne pas souhaiter avoir plus (pléonektein) et fera que les basses classes seront dans une position inférieure sans subir d’injustice. Dans la petite cité qu’imagine Phaléas, les artisans sont des esclaves publics. Hippodamos, lui, a imaginé une cité idéale de dix mille citoyens divisés en trois classes : classe des artisans, classe des agriculteurs, et une milice pourvue d’armes. Il divise en trois parties le territoire : l’une sacrée, dont les revenus devaient subve- nir au culte traditionnel des dieux ; l’autre publique, d’où les militaires devaient tirer leur subsistance, et la dernière, privée, est celle des agriculteurs. Il envisage une seule cour suprême de justice composée de vieillards élus pour juger toutes les causes : on notera que le domaine des lois semble se réduire à celui des tribunaux, à la dif- férence de Platon et d’Aristote qui attendent des lois qu’elles rendent les hommes bons et justes. Le passage d’Aristote ne mentionne pas le projet d’urbanisme d’Hippodamos pour sa cité, lui « qui inventa le tracé géométrique des villes et découpa le Pirée en damier », mais on peut imaginer qu’il lui a prêté un plan géométrique que raille Aris- tophane dans les Oiseaux. En effet, en recourant au personnage de Méton, Aristo- phane se moque de son amour de la symétrie :

Je prendrai mes dimensions avec une règle droite que j’applique de manière que le cercle devienne carré. Au centre il y aura une place publique, où aboutiront des rues droites convergeant vers le centre même, et, comme d’un astre lui-même rond, par- tiront en tous sens des rayons droits 7.

On trouve donc déjà chez Hippodamos et Phaléas « la tendance de l’esprit utopique au dirigisme absolu, la foi en des règlements stricts, des répartitions précises, une sorte d’ivresse de la législation géométrique », comme le remarque R. Trousson 8.

6. Trousson 1975, 31. 7. Aristophane, Oiseaux, v. 1004-1009. 8. Trousson 1975, 34.

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On soulignera qu’un sujet revient de façon constante, celui de la mise en com- mun des femmes et des enfants : Diogène de Sinope

demandait la communauté des femmes, ne parlant même pas de mariage, mais d’ac- couplement d’un homme qui a séduit une femme avec la femme séduite. Pour cette raison il demandait aussi la communauté des enfants 9.

De même, Zénon, dans sa République. Un témoignage de Diogène Laërce indique

[que] les femmes doivent être communes entre les sages, de sorte que chacun aura commerce avec celle qu’il rencontre, comme le disent Zénon dans sa République et Chrysippe dans son traité Sur la République (tout comme Diogène le Cynique et Pla- ton). Nous aimerons tous les enfants d’égale façon comme si nous en étions le père et la jalousie qui survient à cause de l’adultère sera supprimée 10.

Plutarque, dans son traité Sur la fortune d’Alexandre, I, 329 b, résume le projet de Zénon :

La République, tant admirée de Zénon, fondateur de l’école Stoïcienne, tend en somme vers un seul but : à ce que nous ne vivions plus séparés en cités ou en communautés régies par les lois différentes, à ce que nous considérions l’humanité tout entière comme une seule communauté politique, à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul mode de vie, qu’un ordre unique, comme d’un troupeau vivant sur le même pâturage.

Ainsi, communauté et concorde sont les maîtres mots de ces constructions idéales, qu’on a parfois voulu rendre concrètes. Nous remarquons également que l’imagination utopique élabore des cités idéa- les à partir de cités réelles, en les prenant comme modèles. Si l’on regarde le tableau de la Sparte réglée par la législation de Lycurgue, peint par Plutarque dans sa Vie de Lycurgue au paragraphe 24, la présentation est idyllique : c’est la cité de la concorde et de l’harmonie (il faut préciser que le problème des hilotes est évacué). La sou- mission à l’État, l’absence de choix de vie individuel n’ont rien de négatif dans cette description ; l’absence de rôle de l’argent, du coup la fin de la cupidité, des querelles et des procès est encore un avantage ; les moments de loisir sont possibles, une fois les occupations obligatoires accomplies : de longs moments sont accordés pour dis- cuter, des parties de chasse, ou des fêtes (danses et banquets) sont organisées : cette description souligne tous les aspects positifs de la conception politique de Lycurgue, niant le totalitarisme qui se profile, faisant de Sparte une cité mythique ou utopique ? en tout cas un modèle… et l’inverse d’Athènes.

9. Cf. Diogène Laërce, VI, 72. 10. Diogène Laërce, VII, 131.

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2- Utopies « exotiques », monde du bonheur et du merveilleux Certains romans politiques ont en commun avec les récits de voyages la des- cription de contrées et de peuples extraordinaires. La Cité du Soleil ou îles fortunées de Iambule est une des sources de Thomas More et de Campanella. Ce pays com- prenant sept grandes îles, décrit par Iambule, caractéristique de l’époque post- alexandrine, rappelle, par exemple, les descriptions du pays de Mousicanos et de celui de la Cathaïe, faites par Onésicrite, qui avait été engagé comme pilote 11 lors de l’expédition d’Alexandre. Les auteurs de ce type de voyages ont recours à des procédés faciles à identifier : l’amplification, l’inversion et le transfert. L’inversion consiste à rendre une image inverse de la Grèce, tandis que par le transfert, les Grecs attribuent aux Indiens, par exemple, dans le cas d’Onésicrite, des caractéristiques idéales qui sont déjà celles d’autres peuples éloignés, comme les Hyperboréens. Trois auteurs, Théopompe, Évhémère et Iambule, ont proposé des descriptions et récits évoquant des peuples heureux, vivant dans des contrées inaccessibles, des îles à la topographie singulière, espaces privilégiés pour imaginer des paradis arti- ficiels. On trouve dans leurs récits des réminiscences de l’âge d’or : l’abondance des ressources naturelles et des récoltes que la nature produit spontanément ; la paix ; des êtres aux capacités extraordinaires et doués pour le bonheur. Bref, des pays fort peu semblables aux cités de l’époque, mais qui subissent l’influence de ces récits de voyage en vogue à l’époque d’Alexandre, et que les critiques modernes classent parmi les « utopies régressives ». D’après les fragments transmis par Élien, Théopompe, prenant les précautions oratoires nécessaires pour que le lecteur ajoute foi à son récit, précise bien qu’il tient ce qu’il va évoquer de Midas le Phrygien, qui lui-même l’a entendu de Silène, fils d’une nymphe. Il faut dire que les caractéristiques de la cité Pieuse décrite par Théo- pompe suscitent l’étonnement. Tout d’abord cette cité appartient à un continent très éloigné. La caractéristique de l’insularité est ici retournée, puisque ce continent est à l’extérieur du cercle formé par le cours de l’océan qui encercle les îles que sont l’Europe, l’Asie et la Libye : originalité de la situation géographique, donc. Puis Théo- pompe précise qu’« ils ont de nombreuses et grandes villes, des caractéristiques de vie et des lois à l’opposé des nôtres » 12 : autre renversement. Parmi ces cités, deux s’opposent comme l’Atlantide et l’Athènes primitive de Platon, la cité pieuse et la cité belliqueuse. On notera la reprise des thèmes de l’âge d’or : les habitants de la cité pieuse « vivent en paix et dans une grande opulence, obtiennent les fruits de la terre sans charrue ni bœufs, et n’ont nul besoin de labourer ni de semer ». Ceux de la

11. Pour la dénomination exacte de sa fonction (« pilote » ou « chef des pilotes »), cf. Pédech 1984, 73- 74. 12. Toutes les traductions de Théopompe sont tirées de l’édition d’Élien : Lukinovich & Morand 1991, § 3, 18.

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cité belliqueuse ont de l’or et de l’argent en abondance au point de considérer « l’or plus vil que chez nous le fer ». Les maladies sont inexistantes, la durée de vie singu- lièrement longue : deux fois plus que la nôtre : « Toujours en bonne santé et à l’abri des maladies, ils arrivent au but de leur vie très enjoués et satisfaits ». Peuple de jus- tes, au point qu’ils représentent le contraire de la race de fer hésiodique qu’aban- donneront Aidôs et Némésis en raison de son impiété et de sa violence, « les dieux ne dédaignent pas de se rendre souvent chez eux ». Il existe également dans les con- fins de ce continent « un lieu nommé Sans-Retour qui ressemble à un gouffre béant ». La lumière y est particulière, comme dans d’autres utopies : c’est un lieu « touché ni par les ténèbres ni par la lumière, mais l’air qui y flotte est d’un rouge trouble ». Théopompe explique comment on meurt dans ce pays , en insistant sur une parti- cularité topographique où la symétrie joue un rôle, comme souvent, et où l’on peut lire une réminiscence des Lotophages et des Orphiques… En effet, deux fleuves cou- lent autour de cet endroit : Plaisir et Affliction, bordés d’arbres portant des fruits aux qualités opposées : les fruits poussant le long de l’Affliction causent des pleurs à qui en goûte au point qu’on se consume de chagrin jusqu’à sa mort. Les fruits du plaisir causent l’oubli même des personnes aimées. Et là, une réminiscence du Poli- tique de Platon intervient :

(celui qui goûte ce fruit) rajeunit peu à peu et reprend ses âges précédents et déjà révo- lus. Il quitte la vieillesse et retourne à la force de l’âge, puis revient à l’âge des jeunes garçons, redevient enfant, nourrisson, et enfin se consume 13.

Nous avons développé l’exemple un peu longuement afin de montrer comment l’au- teur associe des matériaux mythiques et utopiques hérités des auteurs précédents avec le dépaysement géographique et ethnographique lié aux récits de voyage. Évhémère, quant à lui, dans sa Chronique sacrée, présente le monde idéal de l’île de Panchaïa, une île du bout du monde, aux confins de l’océan Indien, dans un ca- dre exotique – où coexistent une multitude de plantes, d’oiseaux, de lions, de pan- thères, de gazelles, des richesses naturelles à foison (mines d’or, d’argent, de cuivre et de fer), une abondance de fruits, et toutes sortes de vins – ; les figures de l’amplifi- cation règnent dans ces descriptions qui doivent beaucoup aux récits des capitaines d’Alexandre 14. L’idéal exposé répond toutefois à des normes que les philosophes précédents avaient déjà élaborées : les moyens de production agricoles appartien- nent à l’État, et « il n’est permis à personne de posséder rien en propre, à l’excep- tion d’une maison et d’un jardin » 15. Sébastien Montanari expose, un peu plus loin

13. Platon, Politique, 270 D-E. 14. Trousson 1975, 39-40. 15. Diodore, 5, 44.

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dans ce volume 16, les particularités du système utopique et de la religion de ce monde inventé par Évhémère. Alors que, chez Évhémère, plusieurs classes sont distinguées, dans les îles du Soleil décrites par Iambule, règne la plus complète égalité entre les habitants. Son utopie, remarque R. Trousson,

atteint une forme quasi-classique : voyage imaginaire, naufrage, sans oublier le souci de précision géographique, la visite du pays d’utopie par l’étranger émerveillé, la dé- couverte progressive du mode de vie, de l’organisation sociale et politique : pendant longtemps, les utopistes s’en tiendront à ce canevas 17.

Dans cette île extraordinaire que l’on atteint au bout d’un long périple, le culte du beau et l’eugénisme, motif que l’on rencontrera dans certaines utopies modernes, s’ajoutent au communisme. Les habitants sont magnifiques et nous étonnent par certaines particularités, comme leur langue bifide, leur permettant de tenir plusieurs conversations à la fois ; leurs os sont flexibles, leur peau toute lisse sur tout le corps ; on peut vivre en ces îles jusqu’à cent cinquante ans, sans connaître de maladies. Mais il existe une loi impitoyable qui impose à toute personne estropiée ou qui souffre d’une quelconque tare physique, de s’ôter la vie elle-même. Iambule expose, à ce sujet, comme Théopompe, un trait original concernant la mort qui rappelle Homère et associe mort et sommeil : en effet,

Il est […] établi par la loi qu’ils doivent vivre un nombre limité d’années et que, une fois cette période terminée, ils meurent de leur plein gré d’une mort étrange. Il pousse en effet chez eux une plante d’une nature particulière sur laquelle, quand on se cou- che, sans rien sentir, doucement, on s’enfonce dans le sommeil et on meurt 18.

Tout comme les systèmes philosophiques, les utopies exotiques qui réutilisent les matériaux mythiques vont être la cible de parodies et de satires et donner lieu à l’élaboration d’utopies inverses, ou contre-utopies ou même de dystopies.

3- Utopies parodiques et satiriques, contre-utopies, mondes inverses et dystopies On pourrait classer dans cette catégorie de l’utopie parodique et / ou satirique les descriptions de Lucien, qui, dans ses Histoires vraies, se moque des auteurs de récits de voyages, d’Hérodote à Ctésias, qui multiplient les merveilles dans les pays

16. « Utopie et religion chez Évhémère », p. 79-104. 17. Trousson 1975, 42. 18. Diodore, 2, 57.

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lointains. Ainsi, au livre I, § 6-8 voit-on développé le motif de la production spon- tanée de fruits mêlé à celui des êtres merveilleux : Lucien renchérit et décrit un pro- dige de vignes dont le pied est un arbre, le tronc un corps de femme et les sarments chargés de grappes sont les doigts de ces sirènes d’un nouveau genre. On atteint là des sommets de fantaisie, tout comme dans le domaine de l’automatisation, trait de l’âge d’or : dans l’île des Bienheureux 19, les convives des banquets, couchés sur des lits de fleurs, cueillent des coupes de vin dans des arbres de verre, coupes qui se remplissent d’elles-mêmes, tandis que les vents assurent le service des plats ! L’imagi- nation de Lucien est sans bornes. Il innove encore dans le domaine de la procréa- tion : dans l’île des dendrites 20, il ne naît pas de femmes, mais les hommes sont des femmes le temps de la gestation des nouveau-nés qu’ils portent non pas dans leurs ventres, mais dans leurs mollets et par ailleurs il renouvelle le mythe d’autochtonie – variante, si l’on peut dire, du motif de la production de fruits spontanée de la na- ture –, en imaginant qu’en plantant en terre le testicule droit d’un homme, il peut pousser un arbre, des fruits mûrs duquel naîtront des hommes ! En utilisant déli- bérément de façon exagérée les motifs utopiques et ceux qui lui sont apparentés, Lucien ôte toute crédibilité à ses modèles, pour le plus grand amusement de son lecteur. Bien évidemment, avant Lucien, ce sont Aristophane et les poètes comiques qui ont développé le type des utopies satiriques 21. Les projets de Phaléas, d’Hippodamos, n’étaient pas des cas isolés, explique R. Trousson.

Au contraire ils reflètent le climat mental à une époque où le peuple athénien était excité par des politiciens qui faisaient volontiers miroiter des rêves d’abondance, de transformation radicale de la société aboutissant à un paradis communiste. Au début du IVe s. de tels projets étaient d’actualité 22,

et ont nourri nombre de comédies où le héros cherche à concrétiser son idée uto- pique.

Cet utopisme de la comédie ancienne est moins original peut-être par son contenu merveilleux que par les liens profonds qui l’unissent à l’Athènes réelle du Ve siècle. Le pays de nulle-part (ou-topia) ou l’« autre » Athènes, est tout d’abord un pays de

19. Lucien, Histoires vraies, II, § 14. 20. Lucien, Histoires vraies, I, § 22. 21. Nous renvoyons à Ruffell 2000 pour une étude des fragments comiques du Ve siècle qui propose un classement des utopies présentées par ces textes : automatiques, centrées sur les richesses ; histori- ques ou plus précisément « athénocentriques » ; enfin, les parodies et critiques des utopies automati- ques, les critiques de la société athénienne : antiutopies et dystopies. Ce travail met ainsi en évidence tout un jeu d’intertextualité entre les différentes comédies anciennes et donne un éclairage très inté- ressant aux pièces d’Aristophane. 22. Trousson 1975, 32.

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bonheur (eu-topia), un pays de Cocagne où les Gloutons trouvent grande chère et plaisirs sexuels, un pays d’automation magique où les objets servent les hommes 23,

explique J.-C. Carrière. Le pays magique est toujours situé dans un au-delà « topo- logique ». Il s’agit souvent d’un retour en arrière au temps mythique de Cronos : l’Athènes réelle du début des comédies, c’est la cité de l’âge de fer, la cité heureuse de la fin des comédies, c’est le retour à la société « naturelle » des origines, de l’âge d’or 24. Notons que l’Athènes réelle ne sert pas seule de repoussoir, Sparte est égale- ment un contre-modèle, comme on peut le voir dans l’Assemblée des femmes. Dans cette comédie, l’héroïne Praxagora établit comiquement à Athènes un régime de « communisme » utopique, sous la houlette des femmes (travesties en hommes dans un premier temps), en mettant en commun biens et femmes : on assiste à un dou- ble renversement de la propriété et du mariage légitime, les deux piliers de la Cité grecque. Et tout ce qui évoque l’organisation de la cité réelle change de fonction en raison du renversement inouï que constitue la prise du pouvoir par les femmes : les tribunaux deviennent salles de festin, la tribune, dépôt de boissons, les appareils de tirage au sort répartissent les citoyens entre les salles de banquet. On note égale- ment un renversement de l’eugénisme, puisque les plus âgées et les plus laides ont la priorité dans les unions. Et, sur plusieurs points, l’utopie d’Aristophane semble se modeler sur Sparte : elle conçoit les banquets comme des syssities, la culture de la terre par des esclaves-hilotes, la gestion de l’économie par les femmes. En fait, l’utopie d’Aristophane ridiculise aussi ces traits de « communisme » et de « gyné- cocratie », en allant plus loin que le modèle spartiate : la mise en commun absolu- ment totale de l’argent et des biens meubles déchaîne comiquement les égoïsmes. En renchérissant sur le modèle spartiate, Aristophane l’élimine 25 et, par ailleurs, il montre que la gynécocratie a ses limites, en en faisant une forme de pouvoir quasi monstrueuse. Si le statut des femmes est problématique en utopie, celui des esclaves l’est en- core plus. Trois fragments des comiques font allusion à la possibilité d’une société sans esclaves, ceux des Bêtes de Cratès (14-15 k), des Sauvages de Phérécrate (10 k) et quelques vers des Ploutoi de Cratinos (165 k), qui décrivent le bonheur au temps de Cronos et montrent qu’à l’origine l’esclavage n’existait pas 26. Mais la disparition ou l’inexistence de l’esclavage ne sont pas pour autant au centre de ces fictions. Pour- quoi l’esclavage ne disparaît-il pas de l’Athènes utopique ? Pourquoi n’a-t-il pas servi

23. Carrière 1979, 87. Il existe des fragments comiques décrivant ce « paradis alimentaire » cités et ana- lysés dans Hunzinger 2002, qui en fait l’analyse, ainsi que dans Baldry 1953. 24. Cf. Carrière 1979, 88. 25. Carrière 1979, 97. 26. Carrière 1979, 68.

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de sujet à une utopie politique ? Ces fragments montrent que les esclaves sont con- sidérés comme des outils vivants, dont la disparition ne serait concevable que si les vrais outils devenaient des automates. Est-ce que les esclaves, degré zéro de la citoyenneté et de l’utopie, sont un « non-sujet », comme le suggère J.-C. Carrière 27 ? Évoquons pour terminer l’échec de l’utopie ou la dystopie. Chez Aristophane, l’utopie connaît un échec final, car elle perd sa fonction de médiation efficace entre la cité réelle et l’idée de bonheur instinctif et immédiat à concrétiser : ainsi entre les Acharniens et la Paix d’une part et les Oiseaux et l’Assemblée des femmes d’autre part, on note un décrochement progressif de l’utopie par rapport à la réalité : dans les premières pièces, la satire « colle » à l’actualité ; puis, après 404, le poète se tourne vers des pièces d’évasion : rêves politiques (Oiseaux 28, Lysistrata), utopies sociales (Assemblée des femmes, Ploutos). On observe alors un processus d’autodestruction ironique de l’utopie, explique J.-C. Carrière : dans les Oiseaux , le triomphe utopi- que du héros sur l’odieuse réalité devient triomphe de la réalité dans l’utopie. La cité des oiseaux, organisée par deux déserteurs de l’Athènes réelle, devient plus do- minatrice qu’elle : les oiseaux et leurs compères se posent en maîtres du monde : Coucouville est devenue tellement semblable à Athènes qu’Aristophane la confond avec Athènes 29 ! Autrement dit, « Plus l’utopie s’organise, plus elle devient “dysto- pique” » 30 !

Ces anciennes utopies ont donc en commun des réflexions sur la société et ses composantes, évoquent des contrées et des peuples lointains et insulaires, s’organi- sent autour de normes à respecter avec la plus grande régularité ou bien à enfrein- dre pour en recomposer de nouvelles, souvent très fantaisistes, selon que le propos est sérieux ou satirique, et les motifs apparentés du pays de Cocagne et de la pro- duction automatique des richesses, par exemple, contaminent les versions comiques du genre, tandis que la répartition du travail est un pivot des utopies sérieuses. Elles présentent donc des préoccupations communes, mais des traitements parfois radi- calement opposés.

27. Carrière 1979, 73. Sur cette question des femmes, des esclaves et de l’utopie, l’article de P. Vidal- Naquet est particulièrement intéressant (Vidal-Naquet 1981). 28. D. Konstan (Konstan 1997) propose une lecture très éclairante de cette pièce d’Aristophane autour du mot « ». Il distingue ainsi dans les Oiseaux quatre types de relations qu’entretient l’« utopie » avec les nomoi et qu’il définit par les termes suivants : « anomia or anomy » : la société utopique ne reconnaît pas l’existence de nomoi ; « antinomian » : on voit dans ce cas un renversement ou une inversion des nomoi ; « or eunomy » : les lois sont justes ou excellentes ; enfin « megalonomy »: « a neologism for this sort of exaggeration or inflation of the norms » (p. 7-8) ce type d’utopie est par- ticulièrement la cible de la satire. 29. Aristophane, Oiseaux, v. 755, 1455, 1458-9, 1545. 30. Carrière 1979, 105.

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D’après ces exemples, on se rend compte que l’utopie du XVIe siècle ne s’est pas créée ex nihilo, mais que les utopies hellénistiques, elles-mêmes nourries des idées des théoriciens de l’époque classique, de Platon et des mythes et relations de voyages en des pays lointains, lui ont fourni un substrat d’importance. Emmanuelle Lacore-Martin traite précisément des sources antiques et des réécritures de Thomas More à Rabelais dans la suite de ce volume 31. Nous n’avons pas évoqué les textes judéo-chrétiens. Pourtant il faudrait égale- ment considérer quels ferments utopiques renferment les Oracles sibyllins, les Apoca- lypses d’Esdras, et d’Hénoch par exemple, et les textes concernant le règne messianique, car l’idée d’une réalisation sur terre du Royaume de Dieu a pu également exercer une influence sur les utopies modernes.

Christine Dumas-Reungoat Université de Caen Basse-Normandie

31. « L’utopie de Thomas More à Rabelais : sources antiques et réécritures », p. 123-148.

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L’imaginaire utopique dans le monde grec

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ARCHÉOLOGIE DE L’UTOPIE

Le vaste tour d’horizon de la recherche en « utopologie » que nous a présenté C. Jouanno en ouverture de ce programme nous permet d’aborder directement l’ar- chéologie de la notion d’utopie, au sens où l’on parle de l’« archéologie » de Thucy- dide évoquant les origines de la Grèce pour établir par comparaison l’importance majeure de la guerre du Péloponnèse. Il s’agira de faire le point dans le haut archaïsme grec sur les aspirations utopiques à une société idéale, préservée de tout manque et de tout conflit, où la mort elle-même est adoucie. De cette « propension à l’utopie », pour reprendre l’expression de deux historiens américains 1, un examen attentif permet de déceler la présence dès les origines de la littérature grecque conservée, au VIIIe siècle avant J.-C., pour nous en tenir à la date la plus communément admise aujourd’hui – estimation très mesurée 2, en-deçà même des indications d’Héro- dote 3 –, sans entrer dans les difficultés de la question homérique ou de la question hésiodique. L’Iliade, à la tonalité si tragique, ne peut nous fournir qu’indirectement des aperçus utopiques ; en revanche l’Odyssée, centrée sur le thème des voyages et de l’expérience d’Ulysse « visitant les cités de beaucoup d’hommes » (Odyssée 1, 3) avant de restaurer son propre pouvoir royal, fournira matière à notre réflexion sur la possibilité d’une communauté humaine heureuse 4. Cet examen est d’autant plus justifié que l’Odyssée est la référence initiale de Thomas More qui choisit pour prota- goniste de son Utopie Raphaël Hythlodée, navigateur comparable non pas à Palinure,

1. Manuel 1979, 16 : « The Utopian propensity », titre de l’introduction. 2. Il est impossible de rendre compte ici de l’immense bibliographie relative à ce problème de datation ; nous ne citerons que Latacz 2004, 3, 168, 184 situant les poèmes homériques dans la seconde moitié du VIIIe siècle, et, sur des points qui nous concernent particulièrement, Rosen 1997, qui fait le point sur la situation chronologique respective d’Hésiode et Homère, et Powell 1997, qui s’intéresse au pro- blème de l’écriture. 3. Qui inciteraient à remonter au IXe siècle (II, 53). C’est à une datation concordante qu’aboutissent les propositions audacieuses, appuyées sur l’archéologie, avancées par Schnapp-Gourbeillon 2002, qui recule la date d’apparition de la polis et placerait vers 850 la date de composition de l’Iliade. 4. Les références aux textes homériques utiliseront les chiffres romains pour les chants de l’Iliade et les chiffres arabes pour ceux de l’Odyssée. Les traductions données ici sont personnelles, sauf indication particulière. Les éditions des textes grecs cités ici sont celles retenues dans le TLG : pour l’Iliade, Allen 1930, pour l’Odyssée, von der Mühl 1962, pour la Théogonie, West 1966, pour les Travaux, Solmsen 1970, pour les Fragmenta, Merkelbach & West 1967.

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Michelle Lacore

mais à Ulysse, ou, mieux encore, à Platon : navigavit quidem non ut Palinurus, sed ut Ulysses, immo velut Plato. Quant à Hésiode, c’est dans les Travaux et les Jours que nous trouverons, au milieu de la sombre description de l’âge de fer, c’est-à-dire le présent du poète, un espace pour l’utopie. La caractéristique de ces sources mythiques est d’abord une certaine fluidité et perméabilité des limites qui séparent l’évocation idéalisée de contrées lointaines, des catégories, très parentes, de l’origine et de l’eschatologie, d’où la difficulté de dresser la carte de l’utopie épique 5 ! Cependant on voit aussi surgir, au-delà de cette indis- tinction, chez Homère aussi bien que chez Hésiode, la vraie dimension de l’utopie, qui est politique, avec une véritable anticipation du questionnement philosophique des siècles suivants.

Les peuples des confins dans les poèmes homériques Les contrées et peuples évoqués appartiennent la plupart du temps au monde fantastique, mais même pour ceux dont la réalité géographique n’est pas douteuse (les Libyens par exemple) ce qui compte est la tonalité de la présentation cherchant à donner une exemplarité idéale à certains peuples. Les peuples des confins ne sont cependant pas systématiquement idéalisés par l’épopée : qu’ils soient monstrueux comme les Lestrygons 6 ou plongés dans l’om- bre et le froid comme les Cimmériens 7, voisins du pays des morts, ou bien rejetés comme obstacles au retour, cas des Lotophages, en dépit de la générosité avec laquelle ils offrent à leurs visiteurs la plante dont ils se nourrissent. Pour d’autres, l’idéali- sation est implicite et non dénuée de désinvolture : ainsi les Éthiopiens dits en deux occurrences « irréprochables » 8, ou « au grand cœur » 9, sont célébrés pour leur éloi- gnement (aux deux extrémités du monde dans l’Odyssée 1, 22-24) et, surtout, pour les hécatombes qu’ils offrent aux dieux, pour qui ils tiennent toujours table ouverte. Là d’ailleurs on touche leur principale raison d’être, qui est narratologique : de lon- gues vacances des dieux chez ce peuple expliquent l’absence de au début de l’Iliade (I, 423-425) et le banquet des dieux pendant les funérailles d’Achille (XXIII, 206) ; le même procédé éloigne opportunément Poséidon pendant que les autres dieux organisent le retour d’Ulysse (1, 22-27, puis 5, 282-286). La seule évocation qui

5. Voir Giesecke 2007. 6. Voir pour la présentation de ces peuples Peigney 2003, 34-41. 7. Ballabriga 1998 b, 142 : leur monde est « nocturne et infernal ». Nous n’aborderons pas la question de leur rapport avec les Cimmériens historiques et la datation proposée par l’auteur pour l’Odyssée nous paraît beaucoup trop tardive. 8. jAmuvmone" I, 423, avec des incertitudes sur le sens de l’adjectif, hors contexte éclairant : « beau » ou « parfait, excellent », voir Amory-Parry 1971, surtout plus loin à propos de 19, 109. 9. Megavqumoi, Hésiode, Fr. Merkelbach & West, 150, v. 17.

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Archéologie de l’utopie

montre les Éthiopiens en rapport avec des hommes se trouve dans le récit fait par Ménélas des expéditions qui lui ont permis de reconstituer sa fortune au retour de Troie (4, 84), mais le héros se borne à l’énoncé de leur nom dans une longue énu- mération de peuples sans doute voisins. Parmi les peuples lointains mais qui, comme les Éthiopiens, ne sont pas totale- ment étrangers au monde réel et par ailleurs intéressent les dieux, figurent les mys- térieux Abies 10, que Zeus prend plaisir à contempler après avoir assuré une longue misère aux Troyens et aux Achéens qui combattent près des vaisseaux :

aujto;" de; pavlin trevpen o[sse faeinw; novsfin ejfæ iJppopovlwn Qrh/kw'n kaqorwvmeno" ai\an Musw'n tæ ajgcemavcwn kai; ajgauw'n iJpphmolgw'n (5) glaktofavgwn ΔAbivwn te dikaiotavtwn ajnqrwvpwn. Dès lors, détournant ses yeux étincelants il les dirigea vers la terre des Thraces cava- liers, des Mysiens pratiquant le corps à corps, des illustres Hippémolgues qui se nour- rissent de lait, et des Abies, les plus justes des hommes.

Le nom des Abies a suscité depuis l’Antiquité nombre d’interrogations, légiti- mes dans la mesure où les noms propres homériques sont toujours signifiants. Le nom des Abies est-il dérivé de biva la violence, de biov" l’arc, de bivo" la vie (au sens de la subsistance) ? le a est-il privatif ou intensif ? voilà les questions que se posent les scholiastes. L’explication la plus vraisemblable voit en eux un peuple qui ne connaît pas la violence, en accord avec dikaiotavtwn ajnqrwvpwn, expression qui suggère également qu’ils vivent dans une société organisée 11 et justifie la notation essentielle initiale de l’intérêt de Zeus pour eux. Une glose isolée, attribuée par le lexicographe Harpocration au sophiste Antiphon, donnait à a[bio" le sens de « riche », ce qui pourrait suggérer l’opulence récompensant la justice, mais l’hypothèse est fragile. Rien n’est dit explicitement du mode de vie de ce peuple, voisin des Hippémol- gues qui vivent, eux, de laitage. On peut s’interroger sur le rapprochement fait par les Anciens entre les Abies d’Homère et les Gabies, à la localisation difficile 12, évo- qués dans un fragment du Prométhée délivré d’Eschyle 13.

10. XIII, 3-6. 11. Ceci nous semble exclure l’interprétation de Ferguson 1975, 17 qui veut voir dans la mention homé- rique des Abies une des plus anciennes occurrences du thème du bon sauvage, qui nous semble tota- lement et consciemment rejeté de l’univers homérique, cf. infra. 12. Voir les positions divergentes de Deforge 1986, 192 et Moreau 1988, 119. La localisation nordique permettrait de les rapprocher des Hyperboréens célébrés dans la Xe Pythique. Mais l’interprétation de B. Deforge pourrait être confortée par la découverte récente d’une inscription du haut archaïsme grec à Gabii, dans le Latium, dans un site préservé et daté sûrement d’environ 770, voir Powell 1997, 23, n. 40. 13. Eschyle, Fragmenta, Radt 196, 1-5. Ce sera notre seul excursus hors du haut archaïsme.

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e[peita d j h{xei" dh`mon ejndikwvtaton aJpavntwn kai; filoxevnwtaton, Gabivou", i{n j ou[t j a[rotron ou[te gatovmo" tevmnei divkell j a[rouran ajll j aujtovsporoi guvai fevrousi bivoton a[fqonon brotoi`" Puis tu parviendras chez le peuple le plus juste de tous et le plus hospitalier, les Gabies : là ni charrue ni houe fendant le sol ne blessent la terre mais, s’ensemençant d’eux- mêmes, les champs apportent aux mortels une subsistance généreuse.

L’héritage homérique apparaît sans ambiguïté dans les deux épithètes par les- quelles Prométhée décrit à Héraklès le peuple qu’il visitera, dh`mon ejndikwvtaton […] kai; filoxevnwtaton… mais le mode de vie prêté par Eschyle aux Gabies, rece- vant les dons spontanés de la terre, les rapproche davantage des évocations hésiodi- ques de l’âge d’or ou de l’au-delà héroïque, que nous examinerons ultérieurement. Le changement de l’initiale du nom du peuple pourrait d’ailleurs, selon nous, s’ex- pliquer par la volonté de souligner son rapport avec la terre. Les peuples mentionnés jusqu’ici doivent leur exemplarité au jugement des dieux sur eux. Mais certains peuples lointains, éventuellement aux marges de l’uni- vers des hommes, sont l’objet d’une évocation de tonalité utopique relevant du ju- gement humain. Ainsi les Libyens visités par Ménélas 14 :

Aijqivopav" qæ iJkovmhn kai; Sidonivou" kai; ΔErembou;" kai; Libuvhn, i{na tæ a[rne" a[far keraoi; televqousi. tri;" ga;r tivktei mh'la telesfovron eij" ejniautovn: e[nqa me;n ou[te a[nax ejpideuh;" ou[te ti poimh;n turou' kai; kreiw'n oujde; glukeroi'o gavlakto", ajllæ aijei; parevcousin ejphetano;n gavla qh'sqai. Je me rendis chez les Éthiopiens, les Sidoniens et les Érembes ainsi qu’en Libye, pays où les agneaux tout de suite sont pourvus de cornes ; en effet les brebis mettent bas trois fois dans le cours d’une année ; là, ni prince ni berger, ne manquent de fromage ou de viande ni de doux lait, mais toujours les bêtes à longueur d’année leur procu- rent du lait à traire.

L’utopie ici n’est pas d’ordre moral, mais matériel 15 ; l’abondance magique (sug- gérée par l’adverbe tri;") qu’assurent les troupeaux, grâce à la maturation accélérée des petits, préserve du manque, éternellement et, serions-nous tentée de dire, éga- litairement, ce peuple pastoral, dont l’appartenance à la condition humaine est

14. 4, 84-89. 15. Ce genre de description ressortit pleinement à la catégorie que Sargent 1994, 10, dénomme « body utopia ».

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cependant affirmée par les distinctions sociales, qui sont représentées chez lui, aussi bien que par la mention répétée du cycle des années vers 86 et 89. Deux descriptions plus développées relèvent de l’idéalisation et de l’idylle, au moins en apparence, avec l’apparition d’un nouvel élément très important pour la problématique de l’utopie : l’organisation politique de la cité. C’est ce que suggère avec retenue l’évocation par Eumée de sa patrie, l’île de Syriè 16.

nh'sov" ti" Surivh kiklhvsketai […] peivnh dæ ou[ pote dh'mon ejsevrcetai, oujdev ti" a[llh nou'so" ejpi; stugerh; pevletai deiloi'si brotoi'sin: ajllæ o{te ghravskwsi povlin kavta fu'læ ajnqrwvpwn, ejlqw;n ajrgurovtoxo" ΔApovllwn ΔArtevmidi xuvn, (410) oi|sæ ajganoi'si bevlessin ejpoicovmeno" katevpefnen. e[nqa duvw povlie" […] Il est une île du nom de Syriè […], la faim jamais n’atteint le pays et d’ailleurs aucune maladie douloureuse ne s’abat sur les malheureux mortels. Mais lorsque vieillissent à travers la cité les tribus des hommes, Apollon à l’arc d’argent, accompagné d’Arté- mis, vient les frapper de ses douces flèches. Il y a sur l’île deux cités…

Si toute hyperbole est explicitement exclue (il s’agit d’une petite île 17 qui ne comprend que deux cités sous l’autorité d’un seul roi, autrefois le père d’Eumée), l’évocation nostalgique rassemble cependant trois traits fondamentaux de l’utopie : l’abondance de ressources variées (bétail, vigne, blé évoqués en 405-406) qui bannis- sent la faim, l’absence de toute maladie par ailleurs, rehaussée par le rappel formu- laire de la condition humaine ordinaire ; la mort enfin est aussi exceptionnellement douce que la vie peut l’être sur cette île, mort subite survenant dans la vieillesse, peut- être même avant l’installation des maux de la vieillesse, si l’on prend à la lettre le suffixe inchoatif de ghravskw, « commencer à vieillir ». Beaucoup plus éclatante est la description d’une autre île, Schérie, et le royaume phéacien est souvent qualifié de pays d’utopie 18. Une abondance merveilleuse y règne, symbolisée par le verger d’Alcinoos.

tavwn ou[ pote karpo;" ajpovllutai oujdæ ajpoleivpei ceivmato" oujde; qevreu", ejpethvsio": ajlla; mavlæ aijei; zefurivh pneivousa ta; me;n fuvei, a[lla de; pevssei 19.

16. 15, 403-414. 17. 15, 405 ou[ ti periplhqh;" livhn tovson non extraordinairement peuplée. 18. Voir par exemple Dimock 1989, 83-93, « The happy city ». 19. 7, 117-119.

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Les fruits de ces arbres jamais ne passent ni ne cessent, hiver comme été, à longueur d’année ; mais toujours le souffle du zéphyr fait croître les uns et mûrir les autres.

Il s’agit aussi d’une communauté humaine accomplie : la beauté du palais, de la ville, de son port est célébrée, les institutions « normales » y fonctionnent : assem- blée, conseil formé des douze rois, Alcinoos étant le roi suprême. L’île aux extrémités du monde (escatoi[ ) est restée à l’écart de la guerre de Troie, qui n’est pour les Phéa- ciens qu’un beau sujet poétique. Une vie de fêtes et de festins, de concours sportifs et de danses, est l’apanage des princes. Ulysse lui-même, au moment où il va enfin dévoiler son identité, célèbre la beauté accomplie du mode de vie des Phéaciens.

ouj ga;r ejgwv gev tiv fhmi tevlo" carievsteron ei\nai (5) h] o{tæ eujfrosuvnh me;n e[ch/ kavta dh'mon a{panta, daitumovne" dæ ajna; dwvmatæ ajkouavzwntai ajoidou' h{menoi eJxeivh", para; de; plhvqwsi travpezai sivtou kai; kreiw'n, mevqu dæ ejk krhth'ro" ajfuvsswn oijnocovo" forevh/si kai; ejgceivh/ depavessi: (10) tou'tov tiv moi kavlliston ejni; fresi;n ei[detai ei\nai 20. Car, je l’affirme, aucun accomplissement n’a plus de charme que de voir tout un peu- ple en joie, tandis que les convives dans le palais sont invités à écouter l’aède, assis l’un à côté de l’autre, avec auprès d’eux des tables où abondent pain et viandes et que, puisant le vin au cratère, l’échanson le verse dans les coupes et le leur apporte, voilà ce qu’en mon esprit je tiens pour le plus noble bien.

Cependant, compte tenu de l’amplification poétique, la ressemblance avec le modèle des cités évoquées comme réelles ailleurs dans l’épopée est telle que P. Car- lier 21 en tire argument pour refuser à cette cité un caractère utopique, soulignant par ailleurs les indices de fragilité de l’idylle (germes de dissensions internes et me- nace de Poséidon). Les deux arguments ne sont pas de même poids : les tensions internes à la petite communauté n’ont rien de vraiment menaçant, elles sont plutôt là à notre avis pour donner plus de vraisemblance et de relief à une peinture trop idéalisée. En revanche la menace de Poséidon suffit à prévenir toute interprétation utopique de la Phéacie : certes la menace n’est que partiellement réalisée dans le poème (le navire revenant à Schérie est pétrifié en arrivant en vue du port) et le poète laisse en suspens le sort de la cité, menacée d’écrasement par la montagne voisine. Pourtant, en dépit des sacrifices propitiatoires ordonnés par Alcinoos, la catastrophe annoncée par un ancien oracle du fondateur du royaume, déjà évoqué

20. 9, 5-11. 21. Carlier, 1999, 225-229, signalé par C. Reungoat, que je remercie : « Les institutions phéaciennes sont les mêmes que celles décrites par ailleurs par Homère, mais fonctionnent de façon particulièrement harmonieuse ».

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avec légèreté en 8, 565-569, paraît fatale (13, 172-178 « Ainsi disait mon père et voici que tout s’accomplit ! »). Cette prophétie d’anéantissement présente l’utopie phéacienne comme impos- sible. La question, voisine de celle que pose frontalement Platon – comme nous l’a exposé L. Romeri analysant plusieurs passages de République V et VI, particulière- ment VI, 499 d, l. 26 –, est ici implicite, et, pour cet épisode au moins, il paraît dif- ficile d’admettre qu’il n’y ait pas de ligne de démarcation tracée entre le possible et l’impossible, comme l’affirme H.C. Baldry 22, à propos de l’ensemble des mythes homériques et hésiodiques. Par ailleurs la description des fastes de Schérie laisse paraître de l’excès : ce n’est pas sans raison que les anciens commentateurs déclaraient avec sévérité les Phéa- ciens truferoi v (sensuels). L’hommage même d’Ulysse conduit à un tel jugement : rassemblant tous les traits de la vie de ses hôtes et soulignant la surabondance de nourriture et de boisson qui marque le festin, aussi bien que son bon ordre et le plaisir d’écouter l’aède, qu’il a évoqués d’abord, le héros se borne à saluer cette vie comme pleine d’agrément, procurant la joie à tout le peuple et très noble. Le terme d’eufrosuj nhv (v. 6), non iliadique, n’est pas d’une particulière noblesse 23. Par ailleurs ce peuple en joie sera sollicité ensuite 24 pour rembourser aux « rois » les cadeaux somptueux qu’ils vont offrir à Ulysse (13, 13-15 « Allons ! donnons-lui par tête un grand trépied et un chaudron, et, en retour, nous en ferons payer le prix par le peu- ple ; car il serait dur qu’un seul fît une faveur sans contrepartie » 25). Plus troublant, nombre des traits de l’univers phéacien peuvent prendre une résonance sinistre. B. Sergent 26 relève dans le récit homérique la persistance d’élé- ments fantastiques, souvenirs d’un rôle originel de « passeurs des morts » dévolu aux Phéaciens, et voit dans l’épisode phéacien une représentation euphémisée du monde des morts, héritée d’une tradition indo-européenne bien antérieure à Ho- mère et remodelée par la puissante civilisation mycénienne. Ainsi s’expliqueraient l’éloignement des Phéaciens, mais aussi leurs murs d’airain, séparation entre le monde des morts et le monde des vivants (qu’on pourrait rapprocher du château fort de Cronos évoqué par Pindare 2e Olympique) ; de cette conception relèverait

22. Baldry 1956, 3. 23. 5 occurrences dans l’Odyssée. Le terme est appliqué à la fierté joyeuse des parents de Nausicaa de- vant la beauté de leur fille, mais il désigne aussi la vie de plaisirs que les servantes infidèles ont me- née avec les prétendants. Le mot est souvent rapproché de hJdonh v depuis l’Antiquité, voir à ce sujet Latacz 1966, 161-173 et surtout H.W. Nordheider, s. v. LgfrE, col. 816-817, qui signale la personnifi- cation hésiodéenne de eujfrosuvnh, devenue l’une des trois , Théogonie, 909. 24. Comme le remarque Ferguson 1975, 10. 25. 13, 13-15. Peut-être s’agit-il là d’une de ces remarques qui, çà et là, soulignent la distance entre les coutumes « héroïques » et les réalités contemporaines du poème, voir Raaflaub 1997. 26. Sergent 2002, 199-222.

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aussi la magie de leurs navires rapides et capables de se diriger seuls (le passeur des morts ne peut se tromper de destination) ; le châtiment annoncé en 13, 172-178 serait justifié par la transgression dont ils se sont rendus coupables en ramenant Ulysse dans le monde des vivants. Dans la même perspective se situeraient les rapports passés des Phéaciens avec Rhadamanthe – le seul de leurs passagers nommément évoqué (7, 323) –, l’abondance de métaux précieux, rapprochée de l’évocation des fleurs d’or de l’île des Bienheureux dans la 2 e Olympique et même le verger mer- veilleux d’Alcinoos non dépourvu de parenté avec les îles des Bienheureux, ainsi que la vie de fêtes perpétuelles qui est le lot des Phéaciens.

Eschatologie et évocation des origines (l’au-delà et l’en-deçà) La divergence entre les interprétations montre toute l’ambivalence de l’épisode phéacien, où apparaissent des affinités entre utopie et eschatologie, inhérentes à cer- taines conceptions de l’utopie, suggérées par le titre même d’un article de L. Gernet, « La cité future et le pays des morts » 27, dans lequel cependant les sources homé- riques et hésiodiques n’occupent qu’une très faible place : lorsque l’auteur établit l’existence d’une continuité profonde entre le mythe du pays des morts et l’utopie, il s’attache essentiellement à l’utopie hellénistique, ce qui s’explique aisément car la séparation entre le monde des morts et celui des vivants est clairement tracée par les deux poètes qui nous occupent. Homère en particulier n’incline guère à la confusion des genres. L’interpréta- tion proposée du monde phéacien par B. Sergent n’est acceptable que comme inves- tigation très suggestive du substrat de l’épisode homérique, elle ne rend pas compte de la mise en œuvre poétique de ce substrat. Si l’épisode phéacien était une incursion dans le pays des morts, il y aurait là plus qu’une euphémisation du pays des morts homérique, un véritable renverse- ment. L’univers des Phéaciens est bien plus matériellement utopique que l’au-delà le plus merveilleux promis, dans les poèmes homériques, à quelques héros privilé- giés comme Ménélas, qui, selon la prophétie de Protée, ne mourra pas (4, 570), mais, en sa qualité de gendre de Zeus, parviendra, par la volonté des dieux, au bord de l’Océan, auprès de Rhadamanthe, dans la plaine élyséenne :

ajllav sæ ej" ΔHluvsion pedivon kai; peivrata gaivh" ajqavnatoi pevmyousin, o{qi xanqo;" ÔRadavmanqu", th'/ per rJhi?sth bioth; pevlei ajnqrwvpoisin: (565) ouj nifetov", ou[tæ a]r ceimw;n polu;" ou[te potæ o[mbro", ajllæ aijei; zefuvroio ligu; pneivonto" ajhvta" ΔWkeano;" ajnivhsin ajnayuvcein ajnqrwvpou" 28.

27. Gernet 1933. 28. 4, 563-569.

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Pour toi, c’est dans la plaine élyséenne, aux extrémités de la terre, que les immortels te feront parvenir, là où se trouve le blond Rhadamanthe, là les hommes ont la vie la plus facile, sans neige, sans long hiver, sans jamais de pluie, et, toujours, l’Océan en- voie les brises du Zéphyr au souffle mélodieux rafraîchir les humains.

La description de ce paradis météorologique est bien éloignée de l’univers in- fernal sombre et humide qui attend tous les héros (zovfo" hjeroeiv"), l’ombre bru- meuse, lot d’Hadès 29, le royaume souterrain où s’enfoncent les morts et où Achille serait prêt à renier son statut héroïque pour retrouver le monde des vivants (11, 488- 491) ; la plaine élyséenne évoque au contraire irrésistiblement l’Olympe, la demeure stable des Dieux 30 :

Ni les vents ne l’ébranlent, ni la pluie ne la mouille, ni la neige n’y tombe mais tou- jours s’y déploie une sérénité sans nuages et partout y règne une éclatante blancheur.

Ajouté à cette félicité immatérielle, le terme de bioth v introduit une rupture ; c’est le seul exemple, dans les poèmes homériques, d’un mot, par ailleurs attesté toujours au masculin, pour désigner les ressources de la vie, le mode de vie, parfois aussi la portion de vie allouée par le destin ; il renouvelle, en l’adaptant à une situa- tion humaine inédite, qu’il suggère de la façon la plus abstraite, l’expression qui dé- finit la vie facile réservée aux dieux (rJei`a zwvonte" VI, 138 ; 4, 805 ; 5, 122). C’est chez Hésiode que nous trouverons une description plus concrètement « utopique » de l’au-delà, rejoignant sur le cercle de l’« uchronie » l’utopie des ori- gines. À la différence d’Homère qui nous proposait un voyage spatial, même s’il était imaginaire, c’est dans le temps mythique qu’Hésiode nous invite à des va-et- vient circulaires, avant de présenter un idéal pour la société humaine actuelle. Nous voudrions en effet relever les très frappantes récurrences stylistiques qui rapprochent les deux versions hésiodiques successives de la description de la vie des hommes aux origines (90-94), puis sous le règne de Cronos (111-119), de la peinture de la desti- née eschatologique (169-173) allouée à la race des héros. Nous n’évoquerons que rapidement les problèmes posés par la compatibilité, dans la chronologie du mythe, des deux versions successives, trois même puisqu’il faut y joindre le mythe de Pandore dans la Théogonie, 535-612, auquel renvoie Tr. 90- 94. La tradition textuelle d’Hésiode porte d’ailleurs trace de ces problèmes 31. Nous renvoyons aux études de J.-C. Carrière, de J. Rudhardt, de S.A. Nelson, d’A. Balla- briga, qui s’appuient sur l’analyse structurale de J.-P. Vernant, tout en cherchant à assouplir son formalisme. A. Ballabriga met l’accent sur la vitalité de la pensée

29. XV, 191. 30. 6, 42-45. 31. Voir Carrière 1988, 866, annexe III concernant les vers 173 a-e des Travaux.

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hésiodique, prouvée par l’existence d’une véritable révision critique à l’intérieur du mythe, perspective qui nous paraît plus féconde que la volonté d’ajuster à tout prix les différents étages des mythes de la Théogonie et des Travaux qui anime J. Rudhardt. L’analyse de J.-P. Vernant a marqué une rupture avec l’interprétation tradition- nelle qui voyait dans le mythe des races l’exposé d’une décadence ininterrompue de l’âge d’or à l’âge de fer. J.-P. Vernant voit dans le mythe la superposition de deux structures différentes : celle du schéma trifonctionnel indo-européen formulé par G. Dumézil, et une perspective nettement dichotomique (l’opposition dikè-) qui vient distendre tous les éléments de la première structure en donnant à chacun un aspect de polarité. Cette analyse a été enrichie et affinée par des chercheurs qui ont réussi à mieux rendre compte de l’insertion, en quatrième position, de la race des héros, surpre- nante dans la série des races « métalliques », dont elle vient interrompre le déclin – de la valeur royale de l’or et de l’argent au bronze – puisqu’elle se place avant la men- tion du fer. J. Rudhardt a, selon nous, tout à fait raison de voir dans les quatre premiè- res races une série close sur elle-même, dont il souligne la symétrie : déclin d’abord de l’or à l’argent, puis progrès du bronze à l’âge des héros. S.A. Nelson 32 montre que cette structure circulaire s’efface ensuite abruptement devant la cinquième race qu’elle avait pour fonction d’annoncer. B. Deforge, par une organisation un peu différente des cinq races, arrive à une conclusion proche, malgré des nuances :

l’or et l’argent ayant une valeur symbolique, les races d’or et d’argent sont purement mythiques ; le bronze et le fer ayant une valeur technique, les races de bronze et de fer sont des races historiques 33.

Pour tous les commentateurs le passage du mythe à l’histoire est la donnée essen- tielle. Aux deux extrémités du temps mythique (origines et fins dernières) apparaît d’abord une définition négative du bonheur, l’exemption des soucis et des maux énumérés très concrètement dans la double présentation des origines : les hommes d’avant la création de Pandore sont à l’abri des maux, du pénible labeur, des mala- dies douloureuses et mortelles (Tr. 91-92), privilège auquel met fin l’intervention de la femme, dispensatrice d’accablants soucis khvdea lugra v (94) ; les hommes de l’âge d’or sont, eux, à jamais aeij v (114), préservés des soucis, des peines, de la misère, de la déchéance de la vieillesse (114), et leur mort pleine de douceur est justement rap- prochée par M.L. West de celle que connaissent les habitants de Syriè 34. L’absence de soucis résume à elle seule la proximité qui existe entre le monde divin et les hommes

32. Nelson 1998, 72. 33. Deforge 1990, 149. 34. West 1978, 180.

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des origines ainsi que les héros élus (akhdej av qumon; econte"[ 170), et, plus nettement encore, les hommes de la race d’or (pour qui la comparaison est explicite en 112 w{ste qeoi; dæ e[zwon ajkhdeva qumo;n e[conte"). Face aux évocations hésiodiques, la définition par Ulysse de la joie de vivre (eujfrosuvnh) qui règne en Phéacie paraît empreinte de légèreté et de fragilité, alors que la définition négative du bonheur qui ressort du texte d’Hésiode confirme in- directement le pessimisme de l’Iliade : c’est bien la douleur qui définit la condition humaine dans la consolation d’Achille 35 à Priam :

wJ" ga;r ejpeklwvsanto qeoi; deiloi'si brotoi'si zwvein ajcnumevnoi": aujtoi; dev tæ ajkhdeve" eijsiv. Tel est le sort que les dieux ont filé pour les malheureux mortels, vivre au milieu des douleurs, tandis qu’eux-mêmes sont sans souci.

Toutefois, à la différence de l’âge d’avant Pandore, l’âge d’or et le monde des Bienheureux (ejn makavrwn nhvsoisi) dépassent cette conception purement abs- traite et négative du bonheur pour offrir un tableau de parfaite prospérité, où se distingue particulièrement l’âge d’or. À l’absence de maux s’ajoute la présence de biens (ejsqla; de; pavnta / toi'sin ehn[ 116, sun; esqloij sin' poleessinv 119), une vie de fêtes (terpontæv enj qalihv si/ 115), la bonne volonté et la concorde (ejqelhmoi ; / h{sucoi 118-119 36). Il est à noter que ces mots n’impliquent pas une organisation politique, même le second : l’idéal aristo- cratique de l’hèsuchia 37 appartient à une époque postérieure. Pour F. Solmsen, les deux commentaires successifs de ce passage par Platon, dans le Politique 271 c-272 b, puis dans les Lois 713 b-714 c témoignent 38 de la distance critique du philosophe devant l’âge d’or hésiodéen marqué par l’absence de toute espèce de politeiva, ce qui amène Platon à inventer une prise en charge de l’humanité par des daivmone" agissant comme des bergers. L’accent est mis sur l’abondance illimitée et spontanée des dons de la terre (karpo;n dæ e[fere zeivdwro" a[roura / aujtomavth pollovn te kai; a[fqonon 117-118), qui n’exclut pas une agriculture facile (h{sucoi e[rgæ ejnevmonto su;n ejsqloi'sin polevessin 119 39), à l’image de ce que les Grecs imaginaient pour les Égyptiens du

35. XXIV, 525-6. 36. Les scholiastes soulignent la proximité de sens entre les deux adjectifs, mais n’y voient aucune impli- cation politique. 37. Demont 1990. 38. En dépit de certaines variations, voir Solmsen 1960, 181-189. 39. Il paraît impossible de comprendre autrement que « dans la sérénité ils vaquaient à leurs travaux au milieu de l’abondance des biens ». West 1978, 181, soulève le problème de la compatibilité entre e[rga suggérant le travail humain et aujtomavth.

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delta 40. Toutefois le silence d’Hésiode sur l’agriculture au temps d’avant Pandore ne nous paraît pas autoriser l’interprétation d’A. Ballabriga, selon qui, en passant du mythe de Prométhée à celui des races, on passe d’une vie de cueillette primitive à une société d’agriculture idéale 41. À notre avis c’est la recherche du contraste avec les âges suivants qui explique l’apparition du thème nouveau de la profusion de la nature. Cette abondance reparaît – avec des répétitions formulaires qui rendent les deux passages solidaires – mais plus rapidement suggérée en 169-173 pour les élus, à la fois mavkare" et o[lbioi, qui ne travaillent pas :

kai; toi; me;n naivousin ajkhdeva qumo;n e[conte" (170) ejn makavrwn nhvsoisi paræ ΔWkeano;n baqudivnhn, o[lbioi h{rwe", toi'sin melihdeva karpo;n tri;" e[teo" qavllonta fevrei zeivdwro" a[roura. Ils résident, le cœur sans souci, dans les îles des Bienheureux, au bord de l’Océan aux tourbillons profonds, ces héros opulents pour qui trois fois l’an la terre féconde porte une florissante et douce récolte.

Cet écho, des origines à la fin de l’humanité (d’une humanité d’ailleurs très restreinte, réduite aux élus d’entre les héros), suggère une clôture du texte sur lui- même, par la disposition en chiasme de 117 et 173. La vie présente des hommes se trouve ainsi absolument et doublement écartée, du premier passage, par le passé mythique, du second, par le présent éternel. Le texte homérique exclut, lui, directement toute interprétation utopique de la vie primitive qu’il évoque sous deux formes bien différentes. Le rapide épisode des Lotophages 42, déjà mentionné, montre le refus d’une vie molle que certains commentateurs vont jusqu’à définir comme une vie d’herbivo- res 43, en dépit du caractère poétique de la nourriture offerte par les naturels du pays, saluée par l’expression formulaire melihdeva kavrpon, qui figure dans l’évocation hésiodique de la vie des élus Tr. 172. Les Lotophages ne sont pas des mangeurs de pain. Leur séduction est une fausse séduction qui ne fait appel qu’à la paresse et à la démission. L’effort du retour, auquel les émissaires d’Ulysse se refusent, leur est imposé au prix d’une contrainte violente par leur chef qui les ramène à bord. À la visite interrompue au pays des Lotophages succède immédiatement l’épi- sode majeur des 44. La continuité du récit souligne à la fois le contraste et

40. Ballabriga 1998 b, 68, dans un chapitre consacré aux Lotophages. 41. Ballabriga 1998 a, 320. 42. 9, 83-102. 43. Dimock 1989, 111 ; Giesecke 2007, 4, parle d’un état végétatif qui n’est pas plus productif que celui des morts. 44. 9, 105-540.

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les affinités entre ces deux épisodes : les Cyclopes, eux non plus, ne sont pas des mangeurs de pain mais ils donnent une illustration, cette fois monstrueuse, de la vie primitive, montrée comme bestiale, confirmant que l’abondance naturelle est un critère insuffisant de l’utopie. C’est pourtant cette abondance qui occupe la place centrale (108-111) dans la structure annulaire (106-115) qui définit les Cyclopes en prélude à l’épisode ; or la description est absolument non formulaire :

ou[te futeuvousin cersi;n futo;n ou[tæ ajrovwsin, ajlla; tav gæ a[sparta kai; ajnhvrota pavnta fuvontai. Ils ne plantent de leurs mains aucun plant ni ne labourent, mais tout pousse sans semailles et sans labour.

Un rapport aux dieux très particulier est énoncé en deux vers symétriques comme l’explication de cette abondance (107 qeoi'si pepoiqovte" ajqanavtoisin, se fiant aux dieux immortels et 111, à propos des vignes, kaiv sfin Dio;" o[mbro" ajevxei, et la pluie de Zeus les fait croître). L’insistance, marquée, sur l’absence de travail donne son sens à la foi des Cyclopes en l’action des dieux, foi justifiée puisque Zeus leur envoie la pluie : cet abandon traduit leur totale passivité, mais ne les empêche pas d’être parfaitement impies 45. Le thème de la brutalité et de l’inhumanité des Cyclopes, énoncé en ouverture (dès 106 ils sont dits uJperfiavlwn ajqemivstwn, arrogants et sans lois), est ensuite développé en clôture : l’athemistia des Cyclopes manifeste en négatif l’importance de la vie politique, seule digne d’un être humain :

toi'sin dæ ou[tæ ajgorai; boulhfovroi ou[te qevmiste", ajllæ oi{ gæ uJyhlw'n ojrevwn naivousi kavrhna ejn spevesi glafuroi'si, qemisteuvei de; e{kasto" paivdwn hjdæ ajlovcwn, oujdæ ajllhvlwn ajlevgousi. Ils n’ont ni assemblées porteuses de conseil, ni lois ; au contraire ils habitent au som- met de hautes montagnes dans des cavernes profondes, chacun d’eux fait la loi pour femmes et enfants et ils n’ont aucun souci les uns des autres 46.

L’accumulation de vocabulaire politique avec des allusions transparentes aux institutions de la cité culmine avec une expression, remarquable dans sa simplicité, de l’idée de communauté rejetée par les Cyclopes : « ils n’ont aucun souci les uns des autres ». L’affirmation d’Aristote « l’homme qui ne peut pas vivre en communauté

45. En 9, 273-278, Polyphème rejette la supplication d’Ulysse qui invoquait Zeus protecteur des hôtes et des suppliants : « les Cyclopes ne se soucient pas de Zeus qui porte l’égide, ni des dieux bienheu- reux, car nous sommes de beaucoup les plus forts ». 46. 9, 112-115.

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ou n’en a nul besoin, parce qu’il se suffit à lui-même, ne fait point partie de la cité. Dès lors c’est ou un dieu » 47 apparaît comme le prolongement de l’épi- sode homérique, d’autant que les vers 114-115 ont été, peu auparavant, cités par le philosophe pour évoquer la première forme de gouvernement, la famille 48.

La dimension politique de l’utopie ; justice et prospérité C’est bien en effet la dimension politique de la vie humaine qui définit le cadre de la véritable utopie, raison pour laquelle le mythe du bon sauvage n’a pas d’exis- tence dans la poésie épique au sens large, alors même que l’utopie est une des pers- pectives essentielles de l’Odyssée ainsi que des Travaux et des Jours. L’importance du thème de la polis à l’époque où elle est à la fois en proie à des difficultés et en pleine expansion, puisque le VIIIe siècle voit les débuts de la coloni- sation, est ce qui donne sens au chant dernier de l’Odyssée, qui a déconcerté certains commentateurs depuis l’Antiquité : pour eux la fin du poème se situe aux retrou- vailles d’Ulysse et de Pénélope 49. Or au chant 24 c’est en fait la grande question qui trouve sa réponse : la réinstallation d’Ulysse comme roi au moyen d’une réconci- liation avec les parents des prétendants massacrés : l’utopie est possible moyennant le respect d’un contrat, d’un accord garanti par les dieux entre le roi et son peuple. Pour Hésiode, il s’agit de définir les règles du fonctionnement harmonieux de la cité dans le monde contrasté de l’âge de fer. Deux passages vraiment utopiques peuvent ainsi être mis en vis-à-vis (Odyssée 19, 108-114 et Travaux et Jours 225-237). Platon le premier les a associés, pour les re- jeter d’un même mouvement. En République II 363 b-c, il met en scène son frère Adimante venant au secours de son autre frère Glaucon pour réclamer de Socrate une définition satisfaisante de la justice, établissant qu’elle est un bien en elle-même. Adimante repousse en effet la tradition qui célèbre la justice non pour elle-même, mais pour la réputation qu’elle vaut à ses adeptes et pour les prospérités matérielles dont, selon la tradition, ils sont comblés par les dieux. Le texte d’Hésiode est l’objet de citations fragmentaires incluses dans le texte, le texte de l’Odyssée est une cita- tion véritable. Dans les deux textes poétiques, c’est une réforme qui est suggérée, non la créa- tion d’une cité nouvelle : cela s’explique peut-être par l’immense espoir dont la cité est porteuse. Les historiens, qui ont réévalué les IXe et VIIIe siècles, A. Giesecke, F. Ruzé, A. Schnapp-Gourbeillon, I. Morris, K.A. Raaflaub, considèrent comme naturelle

47. Aristote, Politique, I, 1253 a 25 (Aubonnet 1960). 48. Voir le commentaire de Weil 1959, 69 à propos de 1252 b 22 : « Pour Aristote cette organisation n’a pas rang de constitution […] il n’envisage dans Politique III que les royautés de la poli"v et de l’eqno"[ non celle de l’oijkiva ». 49. Voir Wender 1978 passim et Heubeck 1992, 313-314 et surtout 342-345, note sur 23, 297.

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l’apparition de l’utopie dans deux œuvres contemporaines de l’émergence de la forme de la cité ou de son expansion mais aussi de ses difficultés. En dépit de ces difficultés – ou à cause d’elles – aucun des deux poètes ne songe à remettre en cause la forme de la cité, d’où la formule de L. Mumford citée par K. Kumar 50 : « La pre- mière utopie, c’est la cité ».

Le texte homérique 19, 108-114 C’est le programme politique de son retour qu’Ulysse déguisé en mendiant énonce devant Pénélope, sous la forme paradoxale de ce compliment adressé à une femme assiégée dans son propre palais et incapable de garantir les droits de son fils, l’héritier légitime. La reine se voit reconnaître une gloire égale à celle d’un roi par- fait :

w{" tev teu h\ basilh'o" ajmuvmono", o{" te qeoudh;" ªajndravsin ejn polloi'si kai; ijfqivmoisin ajnavsswnº (110) eujdikiva" ajnevch/si, fevrh/si de; gai'a mevlaina purou;" kai; kriqav", brivqh/si de; devndrea karpw'/, tivkth/ dæ e[mpeda mh'la, qavlassa de; parevch/ ijcqu'" ejx eujhgesivh", ajretw'si de; laoi; uJpæ aujtou'. comme celle d’un roi parfait 51 qui, rempli de la crainte des dieux, régnant sur de nombreux braves, maintient la droite justice et pour qui la terre noire porte du blé et de l’orge, les arbres sont chargés de fruits, le bétail sans cesse met bas, la mer offre ses poissons, grâce à son bon gouvernement, et le peuple prospère sous son règne.

C’est bien de la forme de la cité qu’il s’agit, comme entité politique organisée, sous une forme monarchique affirmée. M.I. Finley 52 fait remarquer qu’il est très difficile de trouver parmi les utopies anciennes des utopies qui ne soient pas hiérar- chiques : l’évocation de ce gouvernement idéal en est un bon exemple. Le roi tel qu’il est évoqué incarne en sa personne les deux premières fonctions du schéma triple de Dumézil, ce qu’annonce l’emploi exceptionnel de ajmuvmwn parfait, irréprochable : il respecte les dieux et pratique hautement la justice, deux notions constamment solidaires dans l’Odyssée, comme en témoigne la question lancinante que se pose Ulysse avant d’aborder une terre inconnue 53.

50. Kumar 1991, 12. 51. Voir Amory-Parry 1971, 109, signalant le cas unique chez Homère de l’application de l’épithète à une personne indéfinie, dans une phrase gnomique, épithète qui se trouve de plus associée à des mots rares qeoudh"; , aretwj si' , et même à deux hapax eudikij a"v et euhgesij h"v . La richesse de ce voca- bulaire moral confirme l’importance du passage. 52. Finley 1975, 187. 53. 6, 120-1 ; 9, 175-6 ; 13, 201-2 (variante, question d’Alcinoos : 8, 575-6).

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h[ rJæ oi{ gæ uJbristaiv te kai; a[grioi oujde; divkaioi, (120) h\e filovxeinoi kaiv sfin novo" ejsti; qeoudhv"… Sont-ce là des brutes sauvages et sans justice ou bien des amis des hôtes à l’esprit rem- pli de la crainte des dieux ?

Le bon roi célébré par Ulysse assume en même temps la fonction guerrière : c’est un roi fort si l’on admet l’authenticité du vers 110 évoquant les nombreux guer- riers sur lesquels il règne. Son absence dans les citations – toutes incomplètes par ailleurs – que font du passage Platon, Plutarque et Thémistius ne nous paraît pas justifier la suspicion manifestée par les éditeurs. Ce « roi de justice », pour reprendre l’expression de J.-C. Carrière, assure la prospérité de son peuple. Une simple juxtaposition rend la simultanéité de la pra- tique royale de la justice et de toutes les prospérités énumérées (récoltes variées, troupeaux, pêche) mais le lien de causalité est finalement énoncé sans ambages par un hapax puissamment mis en valeur par un rejet : ejx eujhgesivh", grâce à son bon gouvernement 114, confirmant le vers 110, l’idée d’un roi fort qui devient de surcroît l’artisan direct de la prospérité de son royaume. M.P. Nilsson 54 voit dans ce passage les traces d’une conception très primitive du pouvoir royal comme maîtrisant la Nature et responsable de la bonne fortune de son peuple (avec mise à mort du roi en cas de défaite ou de manque de récoltes). Il y aurait ici une modernisation de cette vieille idée par la référence à la droiture du roi comme cause de l’abondance. Il est intéressant aussi de noter que le philosophe épicurien Philodème de Gadara 55 avait accordé une place importante à ce passage homérique dans son Traité sur le bon roi selon Homère. À la différence de Dion Chrysostome qui ne cite que la seconde moitié du vers 114 et donne à tort un sens purement moral à ajretw`si, Philodème 56 cite complètement le texte, dans lequel le verbe renvoie à l’idée de succès, sens attesté également en 8, 329 57, et aussi parfois pour ajrethv 58. Dans le projet politique d’Ulysse s’affirme le lien, à notre avis fondateur de l’utopie – en dépit des critiques de Platon –, entre justice et prospérité. Le récit ho- mérique lui-même sanctionne la justice de ce projet, qui se réalise à partir du diffi- cile rétablissement de la paix civile à Ithaque, engagé sous l’égide de la déesse, au

54. Nilsson 1933, 220. 55. Cette méditation sur la royauté est adressée à Pison, d’une puissante famille romaine (la gens Cal- purnia), qui fut consul en 58 avant J.-C., et elle est sous-tendue par le topos de l’opposition roi / tyran. Voir Murray 1965, 165 et 177. 56. Dorandi 1982, 76 et 138 pour la comparaison avec Dion Chrysostome III, 9. 57. Oujk ajreta'/ kaka; e[rga la mauvaise conduite n’entraîne pas la prospérité, morale cynique tirée par les dieux de la mésaventure d’Arès et d’. 58. Voir LfgrE, s. v. ajretavw, article de Verdennius, col. 1228, qui traduit par gedeihen prospérer, réussir pour 8, 329 et 19, 114, en rapprochant ces exemples de Travaux 227 anqeuj sin`` . Ce sens de prospérité est encore proposé par Voigt, LfgrE, s. v. ajreth,v col. 1320, qui signale qu’il n’est pas attesté dans l’Iliade.

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chant 24, mais dont la pleine réalisation a été, par une prolepse hardie de la narra- tion, prophétisée par Tirésias 59, dans la nekuiav , lorsqu’il promet à Ulysse, la sereine mort du bon roi au milieu des siens, prospères grâce à lui 60.

Le texte hésiodique Les Travaux et les Jours, 225-237 Ulysse proclame dans un moment de crise particulièrement aiguë une foi vivace en la possibilité d’une royauté juste et stable ; c’est dans un contexte aussi dramati- que que se situe l’appel d’Hésiode au gouvernement de rois justes. Après l’exposé du logos des quatre races, Hésiode déplore de devoir vivre au milieu de la cinquième race, accablée d’angoisses et de maux, toutefois mêlés encore d’un peu de biens. Après avoir prophétisé une fin apocalyptique pour cette race inversant les règles de conduite dictées par Dikè, au bénéfice de l’Hubris, la démesure, après avoir montré les tribulations de la Justice en ce monde, le poète manifeste la valeur de parénèse 61 de sa prophétie, en dédiant à la Justice un véritable hymne selon l’expression d’E. Ha- velock 62 qui relève les vingt occurrences du vocabulaire de dikè en 213-285, densité sans rapport avec le reste du poème ; ce commentateur relève la dépendance d’Hé- siode par rapport à Homère, mais privilégie, à tort selon nous, le parallèle avec la Phéacie. Platon avait vu beaucoup plus justement le rapport étroit avec Odyssée 19. La structure même des deux textes présente des parallélismes intéressants, ce- lui d’Hésiode offrant une amplification des thèmes homériques, avec une tendance fortement marquée dans toute cette partie des Travaux à penser constamment par antithèses, balancement et confirmation réciproques du positif et du négatif, répé- titions qui martèlent le texte : l’affirmation de la justice pratiquée par les détenteurs du pouvoir, et non plus le roi unique d’Homère, avec un élargissement aussi de la communauté prenant en compte le droit des étrangers :

toi'si tevqhle povli", laoi; dæ ajnqeu'sin ejn aujth'/: eijrhvnh dæ ajna; gh'n kourotrovfo", oujdev potæ aujtoi'" ajrgalevon povlemon tekmaivretai eujruvopa Zeuv": oujdev potæ ijqudivkh/si metæ ajndravsi limo;" ojphdei' (230) oujdæ a[th, qalivh/" de; memhlovta e[rga nevmontai.

59. 11, 134-137 : qavnato" dev toi ejx aJlo;" aujtw/' / ajblhcro;" mavla toi'o" ejleuvsetai, o{" kev se pevfnh / (135) / ghrav / upo{ liparw /' arhmej non:v amfij ; de ; laoi ; / olbioi[ essontai.[ ta ; de v toi nhmerteav eirw.[ / La mort, c’est loin de la mer qu’elle viendra pour toi, une mort toute de langueur, qui ne te tuera que recru d’opulente vieillesse et le peuple autour de toi sera prospère ; parole infaillible que la mienne ! 60. Nous optons pour l’interprétation qui, en harmonie avec le cadre paisible et heureux de la mort d’Ulysse voit dans ejx aJlo"v l’indication qu’Ulysse meurt chez lui, après toutes ses errances. Mais, depuis l’Antiquité, certains commentateurs veulent y voir une allusion à la Télégonie (voir Heubeck 1989, 86). 61. Neschke 1996, 477. 62. Havelock 1978.

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toi'si fevrei me;n gai'a polu;n bivon, ou[resi de; dru'" a[krh mevn te fevrei balavnou", mevssh de; melivssa": eijropovkoi dæ o[ie" malloi'" katabebrivqasi: tivktousin de; gunai'ke" ejoikovta tevkna goneu'si: (235) qavllousin dæ ajgaqoi'si diamperev": oujdæ ejpi; nhw'n nivsontai, karpo;n de; fevrei zeivdwro" a[roura. Ceux-là voient prospérer leur cité et le peuple y est florissant ; la paix règne sur le pays, nourricière de jeunes gens, et jamais Zeus au vaste regard ne déclenche chez eux la douloureuse guerre ; jamais ces hommes à la droite justice n’ont pour escorte la faim ni l’égarement, mais c’est parmi les fêtes qu’ils vaquent aux travaux auxquels ils se sont voués. La terre leur apporte d’abondantes ressources, sur les montagnes, les extrémités du chêne portent des glands, le tronc des abeilles ; les brebis laineuses sont surchargées de leur toison ; les femmes enfantent des enfants à la ressemblance de leur père ; ils prospèrent, comblés de biens, sans cesse ; ils ne voyagent pas sur des vaisseaux, mais la terre féconde porte sa récolte.

Rien n’autorise à voir, comme le fait E. Havelock, une différence entre le trai- tement homérique de l’utopie, selon lui plus rationnel, et le traitement hésiodique dont l’idéalisation renverrait à une société qui n’est située nulle part, ne ressemble à aucune autre sur terre et dont les conditions matérielles sont miraculeuses et fan- tastiques. Ce qui était vrai de la peinture de l’âge d’or ne l’est plus de la peinture de la cité gouvernée dans la justice. La société homérique n’est certainement pas plus réelle que la cité évoquée par Hésiode et la prospérité décrite par le poète béotien frappe par sa modération, sans rien qui rappelle l’abondance inépuisable de la Phéacie. Rien dans la description hésiodéenne de la cité idéale ne relève du merveilleux impossible ; le contraste est grand avec l’évocation de l’âge d’or ou de la béatitude des élus, contraste souligné par des répétitions formulaires ouvertes à des variations. Les ressources que procure la terre, dites « abondantes » en 232, sont rappelées sans qualificatif par karpo;n en 237, le réemploi de la formule incomplète offre un con- traste saisissant avec 117-118, où la récolte inépuisable assurée aux hommes de l’âge d’or est de surcroît spontanée, ainsi qu’avec la merveilleuse productivité de la terre des élus (172-173). La récolte de la cité juste est le fruit du travail assumé joyeusement (231). Les fêtes perpétuelles de l’âge d’or (114-115) n’étaient pas mises en rapport avec le travail à peine suggéré (119). L’énumération même des biens que les hommes se procurent n’a rien de miraculeux : l’élevage des porcs (nourris des glands qui tom- bent des branches), des abeilles (vivant dans le tronc creux des chênes), des brebis à la riche toison et la culture du blé (zeivdwro" a[roura). Là où Homère suggérait, Hésiode détaille, dédoublant les conditions morales – la paix loin de la guerre et de l’égarement, la fécondité humaine irréprochable (228, 235) – et les conditions maté- rielles de la prospérité qu’Homère rassemblait dans le verbe ajretw`si. Il faut noter

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que deux allusions claires à Homère encadrent le passage : la première est approba- trice, avec la formule laoi ; dæ anqeuj sin' enj authj ,'/ écho indéniable de 19, 114 aretwj si' de ; laoi ; upæJ autouj .' La seconde allusion souligne une divergence, mise en valeur par l’enjambement 236 / 237 : la mer est exclue de ce tableau de prospérité qui englobait la pêche pour Ulysse (19, 113 qavlassa de; parevch/ ijcqu'"). L’indéniable dimension politique de ce texte nous paraît cependant surévaluée par J.-C. Carrière 63 lorsqu’il souligne le caractère généralisant de cet hymne qu’il explique par une visée panhellénique du discours d’Hésiode, auquel il prête une portée nettement idéologique : c’est avec la peinture de l’au-delà réservé aux élus (170-173) que cet hymne doit être mis en rapport selon lui et il voit

[la] béatification des héros surhéroïsés comme non seulement le résultat d’une vertu purement morale mais d’une vertu politique à caractère magique telle qu’évoquée en Od. 19, 109-114. C’est un modèle proposé aux chefs politiques des cités : ils seront ainsi héroïsés 64.

Le même commentateur propose aussi une interprétation intéressante de l’idéal hésiodique comme « pré-solonien » 65. On pourrait ajouter que les deux poètes sont animés par le même souci, carac- téristique de l’utopie, de rendre les hommes – ceux qui disposent du pouvoir – arti- sans par leur juste gouvernement de la prospérité de leurs concitoyens. C’est ce que Platon se refuse à voir en rétrécissant volontairement la portée des deux passages, mais paradoxalement sa critique même et son refus de reconnaître les deux poètes pour des utopistes est ce qui donne naissance à sa propre utopie : Socrate, à qui la question de la vertu de justice était posée au niveau de la personne, déclare ne pou- voir répondre qu’en changeant d’échelle et propose d’étudier « en grandes lettres » la question de la justice dans la cité.

Bilan de l’apport des deux poètes-penseurs Homère et Hésiode offrent au lecteur plus que des « pré-textes » ou des « hypo- textes » 66 du genre utopique à naître et, avec des nuances, sont parfaitement cons- cients de la démarcation entre le possible et l’impossible. Pour l’ensemble du trai- tement des thèmes apparentés à l’utopie, Homère est plus critique qu’Hésiode. Le poète de l’Odyssée ne croit pas au paradis héroïque (dont la représentation est tout à fait inconsistante), ni à la bonté des êtres primitifs (incarnés par les Cyclopes) ; il

63. Carrière 1988, 269. 64. Carrière 1996, 416. 65. Carrière 1996, 428 et 429. 66. Giesecke 2007, 2, reprenant les termes appliqués par J.-F. Pradeau au mythe platonicien de l’Atlan- tide.

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montre dans la cité des Phéaciens un modèle à la fois surabondant et condamné, choisit pour évoquer l’abondance pastorale de la Libye ou la douceur de vivre dans l’île de Syrié des personnages qui ne sont pas les plus perspicaces de ses héros. Mé- nélas en effet ne peut être tout à fait exonéré du soupçon de chercher à éblouir le naïf Télémaque ; quant à Eumée, l’évocation de son île natale d’où il a été arraché, dans sa petite enfance, par des pirates phéniciens, est toute modelée par la nostalgie ; son malheur personnel atteste de toute façon la fragilité du merveilleux équilibre décrit, face aux menaces extérieures. Cependant la foi prêtée à Ulysse en la possibilité d’un gouvernement intelli- gent et d’une vie heureuse dans les limites de la condition humaine trouve un écho et une résonance prolongée chez Hésiode, écho d’autant plus saisissant que l’évo- cation de la possibilité d’un gouvernement juste a pour fond le tableau très sombre de la vie de l’âge de fer. C’est d’ailleurs Hésiode encore qui, dans la Théogonie (902), enracine dans le monde divin le lien indestructible entre la justice et la prospérité dans la définition de la déesse Eunomia, fille de Thémis et sœur de Diké et d’Eiréné, une des trois Heures « qui veillent sur les champs des hommes mortels ». N’est-ce pas en cette foi utopique qu’il faut rechercher la solution des contra- dictions qui existent entre les mythes hésiodiques tantôt tournés vers l’impossible régression et tantôt vers un avenir possible, ne faudrait-il pas voir dans l’hymne à la Justice (225-237) l’héritage même de Pandore, l’illustration du « principe espé- rance » 67 ?

Michelle Lacore Université de Caen Basse-Normandie

Références bibliographiques Amory-Parry A. (1971), Blameless Aegisthus : A Study of Amymôn and Other Homeric Epithets, Leyde, Brill (). Aristote (Aubonnet 1960), Politique, J. Aubonnet (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF). Baldry H.C. (1952), « Who Invented the Golden Age ? », Classical Quaterly, 2, p. 83-92. Baldry H.C. (1956), Ancient Utopias : an Inaugural Lecture delivered at the University on 28 November, 1955, Southampton, University of Southampton. Ballabriga A. (1998 a), « L’invention du mythe des races en Grèce archaïque », Revue de l’histoire des religions, 215, 3, p. 307-339.

67. Pour reprendre le mot d’E. Bloch.

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Archéologie de l’utopie

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UTOPIE ET RELIGION CHEZ ÉVHÉMÈRE

C’est essentiellement grâce à deux résumés de Diodore de Sicile, dont l’un est transmis par Eusèbe, et à une traduction latine d’Ennius, dont des fragments sont conservés chez Lactance, que nous pouvons nous faire une idée relativement précise de l’Inscription sacrée d’Évhémère, ouvrage du début de la période hellénistique, aujourd’hui perdu. Évhémère racontait qu’il avait été envoyé en mission par le roi de Macédoine Cassandre, et que, parti des côtes de l’Arabie heureuse, il avait navi- gué à travers l’Océan durant un assez grand nombre de jours [pleivou" hJmevra" 1] et avait finalement découvert plusieurs îles, dont deux occupent une place importante dans le résumé de Diodore : l’île Sacrée et surtout l’île de Panchaïe, depuis laquelle on peut voir se dessiner dans le lointain, en direction de l’est, les côtes de l’Inde, en- veloppées de brumes en raison de la distance [dia; to; mevgeqo" tou' diasthvmato" 2]. Situées aux limites du monde connu, l’Arabie heureuse et l’Inde 3, pour lesquelles l’intérêt s’était accru à la suite des conquêtes d’Alexandre, apparaissaient, dans l’ima- ginaire grec, comme des régions empreintes de merveilleux, caractérisées par leur richesse hors du commun, leur fertilité extraordinaire, l’aspect et les mœurs parfois étranges de leurs habitants ou encore les bizarreries de leur faune et de leur flore. Aussi, en situant son récit au-delà de ces territoires des confins, au beau milieu de l’Océan, dans des îles pratiquement coupées de tout contact avec le monde exté- rieur 4, Évhémère donnait-il immédiatement à sa Panchaïe les traits d’un monde fabuleux. D’ailleurs, le nom même de Pagcaiva, formé à partir de l’adjectif cavi>o", signifie étymologiquement « la très vénérable », « la très noble » 5, et a donc déjà à lui seul une valeur programmatique, affirmant par avance le caractère exceptionnel de l’île. Et effectivement, la Panchaïe telle que nous la connaissons par Diodore se

1. Diod. VI, 1, 4. 2. Diod. V, 42, 4. 3. Cf. notamment Auberger 2001 et Mund-Dopchie & Vanbaelen 1989. 4. L’île Sacrée fait en partie exception, car elle pratique le commerce de l’encens (cf. Diod. V, 42, 3). Il y a donc un processus de gradation dans l’éloignement. 5. Cf. DELG 1980, 1240. Block 1876, 23, accentue cai?o". Sur la formation des noms propres inventés par Évhémère, cf. Ferguson 1975, 105.

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distingue d’abord par sa fertilité, sa beauté, sa richesse, la grande diversité de sa flore, et ses habitants, les Panchaïens, dont la société est très organisée et dirigée par des prêtres, paraissent 6 vivre dans un monde heureux, à l’abri des besoins grâce à la géné- rosité de la nature et à un partage égalitaire des récoltes. Ainsi, même si l’affirmation devra être confirmée et éventuellement nuancée par une analyse de détail, l’ouvrage d’Évhémère semble bien pouvoir être qualifié de récit utopique 7, quelle que soit l’étymologie retenue pour le terme « utopie » 8, le « non lieu » ou le « bon lieu », puis- que s’y trouvent décrits une société et un monde à la fois imaginaires et, au moins à première vue, idéaux. Mais laÔIera; ΔAnagrafh v ne se limitait pas à la simple description d’un univers à caractère utopique. Évhémère rapportait en effet que se trouvait dans l’île un im- portant sanctuaire dédié à Zeus Triphylios 9, et que dans le temple, érigé par Zeus lui-même, se trouvait une stèle d’or sur laquelle étaient gravés les exploits des prin- cipaux dieux, à commencer par Ouranos, Cronos et Zeus 10 ; ce sont très probable- ment les inscriptions de la stèle qui donnaient son titre au récit d’Évhémère 11 et la plus grande partie de l’ouvrage devait être ainsi consacrée à l’exposé du contenu de ces inscriptions 12. Cicéron, qui a pu connaître l’Inscription sacrée à travers la tra- duction d’Ennius, explique dans son De natura deorum qu’Évhémère avait indiqué

6. Nous employons le modalisateur « paraissent » car Diodore ne dit nulle part explicitement que les Panchaïens sont heureux. 7. La Panchaïe est qualifiée régulièrement de terre d’utopie : cf. par exemple Thraede 1965, 878 ; Mossé 1969 ; Zumschlinge 1976, 25 ; Bichler 1984, 187 ; Holzberg 1996 ; Peterson 2001, 4 ; Winiarczyk 2002, 23-25. Dans la mesure où il s’agit d’un concept moderne, on doit le manier avec précaution. 8. Le terme « utopie » vient du latin moderne utopia. C’est en effet le nom qu’en 1516 Thomas More a donné à une île de son invention dans son ouvrage De optimo reipublicae statu deque noua insula Utopia. Étymologiquement, le mot utopia signifie « qui n’existe nulle part » et est formé à partir du grec tovpo" (lieu) précédé de la négation ou.j Le Dictionnaire historique de la langue française (A. Rey (dir.), Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, p. 2203-2204) définit l’utopie dans son sens premier comme un « pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux ». L’idée de bonheur est en effet importante dans le concept d’utopie et, de fait, le neveu même de Thomas More proposait une variante étymologique du mot, en le supposant formé non plus à partir de la négation ou j mais de l’adverbe eu \ (bon) (cf. sur ce dernier point Perterson 2001, 4) : l’utopie ne dé- signe donc pas seulement le « lieu de nulle part », mais aussi le « bon lieu », le lieu idéal. 9. Diod. V, 42, 7. 10. Diod. V, 46, 8 et VI, 1, 5. 11. C’est ce que suggère le vocabulaire employé par Diodore (V, 46, 8), qui, pour décrire le contenu de la stèle, parle de gravmmata iJerav et emploie le verbe ajnagravfein : Kata; mevshn de; th;n klivnhn e{sthke sthvlh crush' megavlh, gravmmata e[cousa ta; paræ Aijguptivoi" iJera; kalouvmena, diæ w|n h\san aiJ pravxei" Oujranou' te kai; Dio;" ajnagegrammevnai (c’est nous qui soulignons). 12. On sait par Athénée (XIV, 658 E-F) que l’ouvrage comptait au moins trois livres, et que, dans le troisième, il était question de Cadmos. On peut imaginer, même s’il ne s’agit que d’une hypothèse, que le premier livre présentait la Panchaïe, et les suivants le contenu de la stèle. Le deuxième livre pourrait avoir porté sur les dieux, et le troisième sur les héros.

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Utopie et religion chez Évhémère

« les morts et les sépultures des dieux » 13. De fait, les fragments que nous avons con- servés d’Ennius, et qui tous reproduisent des passages de la stèle 14, présentent la généa- logie des premiers dieux, Ciel, Saturne et Jupiter, et les décrivent comme les premiers souverains de la terre ; conquérant d’un immense empire, Jupiter est peint en roi civilisateur 15 et bienfaiteur, dispensateur des lois 16, garant de la justice 17, protecteur des inventeurs 18, qui, à la fin de sa vie, partage son royaume entre ses parents et amis, puis abandonne la vie qu’il menait en Crète et part rejoindre les dieux 19. Ennius- Évhémère ajoute que l’on peut voir son tombeau en Crète, à Cnossos 20. Ainsi, les grands dieux de la Grèce étaient présentés comme des hommes qui, pour leur puis- sance et leurs bienfaits, avaient été proclamés dieux. Jupiter fut le premier à rendre un culte à son grand-père 21 et fut même, à l’occasion d’alliances stratégiques avec des rois locaux, sinon l’initiateur, du moins le propagateur de son propre culte 22, en se faisant construire partout où il se rendait des temples en son honneur. Par le biais de son prétendu voyage en Panchaïe, Évhémère revisitait donc la mythologie traditionnelle, en en proposant une version historicisée quelque peu iconoclaste : les dieux étaient des hommes puissants divinisés, les premiers souverains de l’his- toire. L’objet de la présente étude est de tenter de comprendre le rôle que pouvait avoir la description de la Panchaïe dans un ouvrage qui avait avant tout, semble-t-il, pour but de relater l’histoire des grands dieux de la Grèce, dépeints comme des humains divinisés. La tâche n’est pas aisée en raison de l’aspect fragmentaire de nos sources, mais on peut espérer arriver à un résultat satisfaisant dès lors qu’on ne considère pas simplement la Panchaïe comme un monde utopique à étudier pour lui-même, mais comme le cadre narratif d’un ouvrage dont la portée est plus vaste : la Panchaïe

13. Cicéron, De natura deorum, I, 119 : Ab Euhemero autem et mortes et sepulturae demonstrantur deo- rum. 14. Cf. Lactance, Institutions divines, I, 14, 6. 15. En particulier, il met fin au cannibalisme (Lact., ibid., I, 13, 2). 16. Lact., ibid., I, 13, 2 ; I, 11, 45. 17. Lact., ibid., I, 11, 35. 18. Lact., ibid. 19. Lact., ibid., I, 11, 46 : Aetate pessum acta in Creta uitam commutauit et ad deos abiit. 20. Lact., ibid. 21. Lact., ibid., I, 11, 63 et Diod. VI, 1, 9. Le passage d’Ennius, qu’il n’y a pas lieu de discuter ici, est quel- que peu ambigu en raison de l’homonymie entre Caelus, grand-père de Jupiter, et caelus désignant le ciel. On peut penser que Jupiter instituait un culte conjoint à son grand-père et au ciel. 22. Cf. Lact., ibid., I, 22, 21-26. Le texte d’Ennius fait la part belle à l’instauration par Jupiter lui-même de sa propre apothéose, et il n’est pas question, dans les passages conservés par Lactance, d’une divi- nisation spontanée de Jupiter par les différents peuples en raison de ses bienfaits. L’existence dans l’ouvrage d’Évhémère d’une telle reconnaissance spontanée du caractère divin de Zeus n’est cependant pas à exclure ; le texte d’Eusèbe (Diodore VI, 1, 9) semble même plutôt inviter à une telle interpréta- tion : “Alla de ; ªton; Diaºv pleista' eqnh[ epelqoj ntav para ; pasin' timhqhnai' kai ; qeon; anagoreuqhj nai.'

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est d’abord le lieu de la découverte des inscriptions sacrées du temple de Zeus 23. Il paraît cohérent d’appréhender de manière dialectique la relation entre les deux par- ties de l’ouvrage que sont le récit du voyage en Panchaïe et le compte rendu du con- tenu de la stèle. Dans cette perspective, il nous faudra à la fois mettre en évidence les caractéristiques propres des îles décrites par Évhémère et tenter d’analyser le rôle que pouvait avoir cet univers utopique dans l’ensemble de l’ouvrage.

Richesse et fertilité de la Panchaïe

Une nature généreuse Ce qui frappe d’abord, à la lecture de la description de l’île Sacrée comme de celle de Panchaïe, c’est la générosité de la nature. Pour chaque type de plante évo- quée, c’est le registre de l’hyperbole qui est systématiquement employé afin de sou- ligner l’extraordinaire abondance qui règne sur l’île. L’île Sacrée produit ainsi une telle quantité d’encens [libanwtou' tosou'to plh'qo"] qu’elle suffit à elle seule au culte des dieux sur toute la terre [w{ste diarkei'n kaqæ o{lhn th;n oijkoumevnhn pro;" ta;" tw'n qew'n timav"] 24. L’île compte même un certain nombre de terres à la qualité exceptionnelle, puisque Diodore ajoute qu’en terrain favorable, les habitants obtien- nent deux récoltes de myrrhe par an 25. Dans l’île de Panchaïe, les fruits poussent sur la totalité du territoire 26 et, à l’intérieur du sanctuaire, de nombreux noyers [karuaiv pollai]; fournissent une très abondante récolte de noix [akrodruj wnv dayilestathnv (…) apoj lausinv ] 27. La peinture de l’abondance se traduit donc par l’emploi régulier de l’adjectif poluv" 28, du nom plh'qo" 29, d’adjectifs désignant une totalité comme olo"{ 30 et pa"' 31, ou encore d’adjectifs au superlatif : les vignes du sanctuaire fournis- sent ainsi un profit chaque année parfaitement assuré [th;n ajpovlausin th'" w{ra"

23. Le risque inhérent à toute étude partielle de l’ouvrage, ne s’intéressant qu’à la description de la Pan- chaïe ou au contenu de la stèle est, aussi intéressante qu’elle soit, de livrer une vision quelque peu faussée de l’ensemble. 24. Diod. V, 41, 5. 25. Diod. V, 41, 7. 26. Diod. V, 45, 2 : Th;n de; cwvran o{lhn ei\nai karpofovron. 27. Diod. V, 43, 3. 28. Diod. V, 41, 5 : pollh;n eujwdivan ; 42, 4 : tw'/ mhkei pollw'n tinwn stadivwn ; 42, 5 : polla; th'" iJsto- rikh'" ajnagrafh'" a[xia ; 43, 2 : eij" polla; mevrh ; leimw'ne" polloiv ; 43, 3 : karuvai pollaiv ; a[mpe- loiv […] pollaiv. 29. Diod. V, 41, 5 : smuvrnh" plh'qo" diavforon ; 43, 1 : plhvqonto" tou' tovpou namatiaivwn uJdavtwn ; 43, 2 : ojrnevwn te plh'qo" ; 45, 1 : zwv/wn pantodapw'n plh'qo" et a[lla qhriva pleivw diavfora tai'" te prosovyesi kai; tai'" ajlkai'" qaumastav ; 45, 2 : oi[nwn pantodapw'n […] plh'qo" ; la population est également nombreuse : 43, 2 : plh'qo" ajndrw'n. 30. Cf. aussi Diod. V, 45, 2 : Th;n de; cwvran o{lhn ei\nai karpofovron. 31. Par exemple : Diod. V, 43, 2 : kata; pavnta to;n tou' pedivou tovpon.

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etoimotaJ thnv ] 32. Ici l’expression ne souligne pas seulement la quantité de la récolte, mais aussi sa parfaite régularité. La nature se montre constamment généreuse au cours du temps. L’emploi, de manière répétée, du verbe diafevrein ou de l’adjectif et de l’adverbe équivalents, marque également, dans tous les domaines, le caractère exceptionnel de l’île. Les troncs de palmiers qui poussent dans le sanctuaire sont ainsi décrits comme particulièrement grands et productifs [megavla kai; karpofovra diaferovntw"] 33.

Diversité de la faune et de la flore Une autre manière, pour Évhémère, de rendre compte de la prospérité inhabi- tuelle de la Panchaïe et de l’abondance qui y règne est d’insister sur la diversité de la faune et de la flore : plantes et animaux ne sont pas seulement nombreux ou de grandes tailles 34, mais d’espèces très variées. C’est la répétition régulière de l’adjectif pantodapov" ou de sa variante pantoi'o" qui permet de marquer l’importance de cette diversité. La Panchaïe possède ainsi des parfums de toutes natures [twn' allwn[ qumiamavtwn pantodapa;" fuvsei" 35], des arbres de toutes sortes [pantoivoi" devn- dresin 36], des oiseaux de toutes espèces [ojrnevwn (…) plh'qo" pantodapw'n 37], des jardins de toutes sortes [khpei'ai (…) pantodapai; 38], de nombreuses vignes de toutes sortes [a[mpeloiv te pollai; kai; pantodapaiv 39], une foule d’animaux en tous genres [zwv/wn pantodapw'n plh'qo" 40], une foule de vins de toutes sortes [oi[nwn pantodapw'n (…) plh'qo" 41]. Cette diversité très nettement soulignée de la faune et de la flore est là encore l’expression de l’incroyable fertilité de la Panchaïe.

Abondance de l’or et de l’argent La générosité de la terre de Panchaïe ne se manifeste pas, par ailleurs, unique- ment dans sa flore généreuse, mais aussi dans la richesse minière de ses sous-sols et

32. Diod. V, 43, 3. 33. Diod. ibid. cf. aussi 43, 2 : tai'" crovai" diavfora ; leimw'ne" polloi; kai; diavforoi tai'" clovai" kai; toi"' anqesin[ ; 44, 3: reuJ ma' th /' leukothtiv kai ; glukuthtiv diaferonv ; 45, 1: alla[ qhriav pleiwv diavfora tai'" te prosovyesi kai; tai'" ajlkai'" qaumastav ; 45, 6 : provbata […] diafevronta tw'n a[llwn. 34. Pour la faune, Diodore précise en V, 45, 1 que la Panchaïe compte, entre autres animaux, de nom- breux éléphants. 35. Diod. V, 41, 5. 36. Diod. V, 43, 1. 37. Diod. V, 43, 2. 38. Diod. ibid. 39. Diod. V, 43, 3. 40. Diod. V, 45, 1. 41. Diod. V, 45, 2.

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dans le nombre important de ses sources. « Le Pays », dit Diodore, « compte d’abon- dantes mines d’or, d’argent, de cuivre, d’étain et de fer » 42. La mention régulière de l’or suffit à suggérer sa profusion dans l’île : les femmes et les hommes se parent d’or 43, les prêtres se coiffent de mitres tissues d’or et portent des bijoux en or 44. Ils offrent aux dieux d’importantes offrandes d’or et d’argent 45. Les portes du temple sont ornées d’or, d’argent et d’ivoire 46 ; le lit du dieu est en or massif 47, et la stèle qui fait le récit des exploits des dieux est également en or 48. Utilisé comme compa- rant, l’or investit même le champ symbolique pour souligner la richesse incroyable de l’île : la fleur de l’arbre à encens est ainsi qualifiée de crusoeidev" 49. Si l’on en croit les témoignages de Pline l’Ancien, d’Hygin et de Cassiodore 50, Évhémère avait même fait de la Panchaïe le pays de l’or par excellence, puisqu’elle était censée être, grâce à Éaque, le fils de Jupiter, le lieu de la première découverte du métal précieux. Cette abondance de l’or en Panchaïe joue plusieurs rôles : elle souligne la richesse et donc l’importance du sanctuaire de Zeus ; elle est ensuite conforme à la légen- daire richesse de l’Orient, de la à l’Inde, qui est régulièrement décrite dans la littérature grecque, d’Hérodote aux historiens d’Alexandre en passant par Ctésias de Cnide ; enfin et surtout, elle permet de dessiner une sorte d’anti-Grèce, un monde idéal pourvu de ce qui est rare chez les Grecs.

Richesse en eau de la Panchaïe La mention des nombreuses sources que comptent le sanctuaire et la plaine environnante relève exactement du même procédé. La plaine regorge de sources d’eaux vives [plhqonto"v tou ' topouv namatiaiwnv udaJ twnv 51] qui donnent naissance à une végétation foisonnante. Symbole de vie, précieuse en Grèce pour sa rareté, l’eau abonde dans l’île, en particulier dans le sanctuaire, qui possède une source dont le débit est extraordinaire : « Près de l’enceinte sacrée », écrit Diodore, « jaillit de terre une source d’eau douce en quantité si importante [thlikauvth to; mevgeqo" phghv] qu’il en naît un fleuve navigable » 52. Si l’on songe qu’en Grèce, les lits des

42. Diod. V, 46, 4 (toutes les citations en français de Diodore sont des traductions personnelles). 43. Diod. V, 45, 6. 44. Diod. V, 46, 2. 45. Diod. V, 46, 5 et VI, 1, 4. 46. Diod. V, 46, 6 47. Diod. ibid. 48. Diod. V, 46, 8 et VI, 1, 5. 49. Diod. V, 41, 6. 50. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 197 ; Hygin, Fables, 274, 4 : Iouis filius in Panchaia in monte Taso aurum primus inuenit ; Cassiodore, Divers, IV, 34, 3. 51. Diod. V, 43, 1. 52. Diod. V, 43, 2.

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Utopie et religion chez Évhémère

cours d’eau étaient généralement asséchés en été, le contraste entre le monde grec et le paysage panchaïen est évident. Ici, pour souligner l’abondance, Évhémère ne joue plus seulement sur le procédé d’accumulation consistant à souligner le nom- bre important de sources, mais sur celui d’amplification : la quantité d’eau qui sur- git de la terre est impressionnante. Et selon le même principe, les arbres arrosés par les cours d’eau sont d’une hauteur extraordinaire 53. Un peu plus loin dans le texte, Diodore livre par ailleurs une seconde description de la source qui la dote de toutes les qualités : elle est extraordinairement claire et douce [th /' leukothtiv kai ; glukuthtiv diaferonv 54], ce qui souligne sa pureté, et la boire est bénéfique pour la santé 55. À la fois source et fleuve en un même lieu, à la fois une et multiple puisqu’elle se divise en de nombreux bras 56, la source du sanctuaire totalise ainsi toutes les fonctions qui peuvent être celles d’un cours d’eau, incarnant une forme de perfection idéale : elle est navigable, elle arrose les cultures, son eau est non seulement propre à la consommation, mais elle a des vertus médicinales, sa localisation dans le sanctuaire, qui plus est à proximité du temple 57, lui confère aussi une dimension religieuse. Même si Diodore n’en dit rien, son exceptionnelle pureté la prédispose à jouer un rôle dans les rites de purification. Enfin, le nom du fleuve, « eau du soleil » [hJlivou u{dwr], que Diodore mentionne sans en expliquer l’origine, est lui-même significa- tif et paraît suggérer une nouvelle fois le caractère extraordinaire du cours d’eau. Une telle appellation peut d’abord renvoyer concrètement aux reflets brillants du soleil dans l’eau, comme le laisse penser l’emploi du mot leukovth", qui désigne une eau brillante, d’une blancheur éclatante ; l’expression hJlivou u{dwr soulignerait ainsi de manière imagée la grande limpidité de l’eau. Mais hJlivou u{dwr est aussi un oxymore qui allie deux contraires inconciliables, l’eau et le feu : l’eau du soleil, c’est le fleuve que n’assèche pas la chaleur du soleil. C’est d’ailleurs à l’ombre des grands arbres arrosés par les eaux du fleuve que les habitants viennent se protéger de la chaleur de l’été 58. Enfin, dans la mesure où il est question à plusieurs reprises d’un culte des astres dans l’ouvrage d’Évhémère, la source du sanctuaire voit aussi par son nom son lien au sacré renforcé 59. Le nom « eau du soleil » traduit donc bien sous ses différents aspects la nature idéale du fleuve.

53. Diod. V, 43, 1 : kuparivttwn te ga;r ejxaisivwn toi'" megevqesi ; V, 43, 2 : sunavgkeiai devndrwn uJyhlw'n pefuvkasi sunecei'". 54. Diod. V, 44, 3. 55. Diod. ibid.: prov" te th;n tou' swvmato" uJgiveian polla; sumballovmenon toi'" crwmevnoi". 56. Diod. V, 43, 2. 57. Cf. Diod. V, 44, 2-3. 58. Diod. V, 43, 2. 59. Cf. Diod. VI, 1, 6 et Lact. Inst. I, 11, 63.

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Beauté du paysage Le paysage panchaïen se caractérise enfin par son exceptionnelle beauté. À pro- pos du sanctuaire de Zeus, Diodore évoque th;n tw'n tovpwn eujfui?an 60, l’heureuse nature ou l’heureux aspect des lieux, ce qui renvoie à la fois à l’idée de fertilité et de beauté. Ainsi, les vignes qui poussent dans le sanctuaire ne se contentent pas de fournir d’abondantes récoltes, mais par leurs mille entrelacs, elles agrémentent le paysage : th;n provsoyin hJdei'an ejpoivoun 61. De même, outre des arbres fruitiers, la plaine environnant le sanctuaire compte encore toutes sortes d’arbres propres à ré- jouir le regard : devndresin […] dunamevnoi" tevrpein th;n o{rasin 62. La vue est éga- lement conviée dans la description de la faune, puisqu’on trouve dans le sanctuaire des oiseaux aux couleurs exceptionnelles [tai'" crovai" diavfora 63] et, dans le reste de la Panchaïe, des bêtes sauvages à l’aspect extraordinaire [qhriva (…) diavfora tai'" (…) prosovyesi 64]. Plus généralement, la Panchaïe est un monde offert au plaisir des sens : l’ouïe est sollicitée à travers le chant empli de charme des oiseaux [tai"' melwdi/ ai"v megalhnv parecomenav teryinv 65], ainsi que l’odorat, sur l’île Sacrée, puisque les parfums de toutes sortes y « répandent leurs bonnes odeurs à profu- sion » [tw'n (…) qumiamavtwn pantodapa;" fuvsei", parecomevna" pollh;n eujw- divan 66]. Fertilité extraordinaire, abondance, beauté, plaisir des sens, la Panchaïe, et plus particulièrement le sanctuaire de Zeus, possèdent tous les éléments du locus amœnus, du paysage agréable et idéal.

La présence de la divinité

Des précédents : Homère et Platon Cette générosité et cette beauté de la nature doivent être comprises comme le signe de la présence du divin en ce pays du bout du monde. Déjà chez Homère, les Éthiopiens, qui vivent dans l’abondance, aux marges du monde, et qui ont conservé leur nature primitive, reçoivent la visite régulière des dieux avec lesquels ils festoient longuement 67. Et toujours dans l’Odyssée, les lieux marqués par la présence du di- vin sont d’une beauté et d’une richesse exceptionnelles ; c’est le cas par exemple des

60. Diod. V, 42, 7. 61. Diod. V, 43, 3. 62. Diod. V, 43, 1. 63. Diod. V, 43, 2. 64. Diod. V, 45, 1. 65. Diod. V, 43, 2. 66. Diod. V, 41, 5. 67. Cf. par exemple Homère, Odyssée, I, 22-26. Cette commensalité des hommes et des dieux est le sou- venir d’une époque ancienne où hommes et dieux vivaient côte à côte.

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abords de la caverne de la nymphe , au livre V 68. On découvre là aussi un paysage enchanteur : des sources qui traversent des prairies en fleur, une vigne fleu- rie de grappes, un bois qui sert de refuge à de nombreux oiseaux, des arbres odo- rants. Là encore les principaux sens sont conviés : dans sa caverne, Calypso chante de sa belle voix, et le dieu Hermès, avant d’entrer dans la caverne pour rencontrer la nymphe, s’arrête pour admirer l’endroit 69. « Dès l’abord en ces lieux », dit Homère, « il n’est pas d’Immortel qui n’aurait eu les yeux charmés, l’âme ravie » 70. Le paysage habité ou fréquenté par les dieux est ainsi à l’image de leur perfection et le plaisir que ressent Hermès en le contemplant est le reflet de l’harmonie qui existe entre sa nature divine et celle du paysage. On pourrait multiplier les exemples de paysages divins dans la littérature grecque : on songera par exemple, toujours dans l’Odyssée, à la description du jardin du roi des Phéaciens, Alkinoos 71. Les Phéaciens sont un peuple des confins et ils sont proches des dieux ; et les extrêmes fertilité et beauté du jardin royal soulignent cette proximité avec les dieux : « Tels étaient les présents magnifiques des dieux au roi Alkinoos », conclut Homère à la fin de sa description 72. Mentionnons encore, plus tard, dans le Critias de Platon, la description de l’île de l’Atlantide 73, dont la richesse, la fertilité et la beauté extraordinaires sont explicite- ment présentées comme l’œuvre du dieu Poséidon :

Ce fut Poséidon lui-même qui embellit l’île centrale et il n’y eut point de peine, étant Dieu. Il fit jaillir de dessous le sol deux sources d’eau, l’une chaude, l’autre froide et pousser sur la terre des plantes nourricières de toute sorte, en suffisance 74.

Les habitants tirent ainsi leur immense prospérité de la présence du dieu, qui a reçu l’Atlantide en partage 75, et de sa bienveillance à leur égard.

Paysage et divinité Évhémère, dans sa description de la Panchaïe, reprend donc cette représenta- tion, traditionnelle depuis Homère, du paysage imprégné de la présence du sacré.

68. Voir les vers 55 à 77. 69. Hom. Od. V, 75-76. 70. Hom. Od. V, 73-74 (nous reprenons, dans les passages cités en français d’Homère, la traduction de V. Bérard : Bérard 1953): e[nqav kæ e[peita kai; ajqavnatov" per ejpelqw;n // qhhvsaito ijdw;n kai; ter- fqeivh fresi; h|/sin. 71. Hom. Od. VII, 112-132. 72. Hom. Od. VII, 132 : toi'æ a[ræ enj ΔAlkinovoio qew'n e[san ajglaa; dw'ra. Comme Hermès devant la grotte de Calypso, c’est cette fois Ulysse qui, par ailleurs, reste admiratif devant le jardin d’Alki- noos, et dans l’un et l’autre cas, ce sont justement les deux mêmes vers, au changement de nom près, qui traduisent l’admiration du dieu et du héros (cf. Od. V, 75-76 et VII, 133-134). 73. Voir Platon, Critias, 113-119. 74. Plat. Critias 113 e. 75. Plat. Critias 113 c.

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De fait, autrefois, la Panchaïe était fréquentée par ceux qui allaient devenir les grands dieux de la mythologie, à commencer par Ouranos, qui, lorsqu’il régnait sur le monde, y coulait des jours paisibles : Oujrano;n basileuvonta th'" oijkoumevnh" proshnw'" endiatrij beinv enj twde/' tw /' topwv / 76. C’était ensuite Zeus qui, accompagné de Crétois 77, s’était rendu un temps en Panchaïe, où il avait élevé un autel à son aïeul Ouranos 78, s’était fait construire un temple 79, et était l’auteur des inscriptions racontant ses ex- ploits et ceux d’Ouranos 80. Évhémère soulignait d’ailleurs explicitement le lien entre la majesté du paysage et la présence des dieux : « Par la magnificence divine qui s’offre au regard [th /' qeoprepeiav / th"' prosoyew"v ] », écrit en effet Diodore à propos de la plaine environnant le sanctuaire, « la plaine paraît digne des dieux qui l’habitent [a[xion tw'n ejgcwrivwn qew'n faivnesqai]»81. Cette harmonie entre le lieu et la divi- nité se révèle aussi dans l’architecture magnifique du temple ; les adjectifs qui servent à la description du temple soulignent son caractère d’exception : nao;" ajxiovlogo" ; ajgavlmata v […] ajxiologwvtata, […] diavfora kai ; […] qaumazovmena 82 ; qau- masta;" […] ta;" kataskeua;" 83. Comme pour la description de la nature, on se place d’emblée dans le registre de l’exceptionnel, de l’admirable. Évhémère ne sem- ble pas décrire un temple parmi d’autres, mais plutôt le temple par excellence, concen- trant en lui toutes les qualités possibles. Diodore insiste d’abord sur son caractère imposant : sa longueur de deux plèthres le rend, pour la taille, comparable au tem- ple de Zeus à Olympie 84, ses colonnes sont à la fois hautes et imposantes [kivosi de; megaloi"v kai ; pacesinv ] 85, les statues des dieux d’une masse étonnante [toi"' baresiv qaumazovmena] 86. Le temple et les statues sont ensuite décrits par Diodore comme le fruit d’un travail habile, ayant nécessité une tevcnh. Le temple est ainsi décoré d’ouvrages sculptés avec art [glufai"' filotecnoi"v ] et les statues sont d’une facture particulièrement habile [ajgavlmatav (…) th'/ tevcnh/ diavfora] 87. À l’intérieur du temple, le lit du dieu est également habilement exécuté [klivnh (…) filotevcnw" kateskeuasmevnh], grâce à un travail de détail [th'/ kata; mevro" ejrgasiva]/ 88. Enfin

76. Diod. V, 44, 6. 77. Diod. V, 46, 3. 78. Diod. VI, 1, 9. 79. Diod. V, 46, 3. 80. Diod. V, 46, 3 et 8. 81. Diod. V, 43, 2. 82. Diod. V, 44, 1. 83. Diod. V, 46, 6. 84. Cf. Zumschlinge 1976, 34. 85. Diod. V, 44, 1. 86. Diod. ibid. 87. Diod. ibid. 88. Diod. V, 46, 6. Remarquons également que dans le passage de Diodore transmis par Eusèbe, l’auteur de la Bibliothèque mentionne rapidement les curiosités de la Panchaïe dont il a rendu compte dans

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le temple se caractérise par sa grande richesse : outre les nombreuses offrandes d’or et d’argent, les magnifiques ornements d’argent, d’or et d’ivoire, la table et la stèle en or que nous avons déjà évoqués plus haut, mentionnons encore les sculptures en bois de thuya de la porte du temple, un bois rare et précieux. Devant le temple, une avenue longue de quatre stades et bordée de grandes statues de bronze [calkei'a megavla] 89 ajoute encore à la somptuosité et à la richesse de l’ensemble. La beauté, la richesse, le caractère imposant du temple et des statues des dieux font écho au paysage environnant, dans lequel ils s’insèrent ainsi parfaitement. Tant par la description de sa nature magnifique, généreuse et fertile que par celle de l’architecture extraordinaire de son sanctuaire, la Panchaïe se révèle donc être un monde divin. Même si, à l’époque du voyage d’Évhémère, les dieux ne sont plus physiquement présents dans l’île – Ennius rapporte en effet que le tombeau de Zeus se trouve en Crète, à Cnossos 90 –, la majesté des lieux prolonge à travers le temps la mémoire de cette présence ancienne et le culte que les prêtres continuent de rendre à Zeus, depuis l’époque où il a lui-même fait construire son propre tem- ple, maintient également vivant le souvenir du séjour des Olympiens.

Société et transmission du culte des dieux Piété des Panchaïens La société panchaïenne, telle qu’elle s’est constituée à la suite de l’arrivée de Zeus dans l’île, semble en effet pour l’essentiel construite autour du culte de Zeus et la per- pétuation du souvenir des dieux. Dans le résumé de Diodore transmis par Eusèbe, où le peuple de Panchaïe est brièvement évoqué, les seules informations données par Diodore sont d’ordre religieux : Évhémère, raconte-t-il, a vu

les Panchaïens exceller par la piété [eujsebeiva/ diafevronta"] et honorer les dieux de sacrifices magnifiques [tou;" qeou;" timw'nta" megaloprepestavtai" qusivai"] et d’offrandes considérables d’argent et d’or [ajnaqhvmasin ajxiolovgoi" ajrguroi'" te kai; crusoi'"] 91.

89. le livre précédent et évoque à cette occasion l’habileté dont témoigne leur architecture [th;n th'" kataskeuh'" polutecnivan] (Diod. VI, 1, 5) : il pourrait bien s’agir là d’une allusion à la magnifi- cence du temple de Zeus. 89. Cf. Diod. V, 44, 3. 90. Lact. Inst. I, 11, 46. Quant à Ouranos, il est, toujours selon Ennius, in Oceania mortuum et in oppido Aulacia sepultum (Lact. Inst. I, 11, 65). La ville d’Aulacia n’est pas connue par ailleurs, et l’Océanie semble être un pays inventé par Évhémère que l’étymologie invite à situer au bord de l’Océan, pro- bablement encore conçu comme fleuve du monde. Parmi les peuples étrangers habitant la Panchaïe, Diodore mentionne les Océanites, qu’on peut, d’après leur nom, aisément supposer originaires d’Océanie (cf. Diod. V, 42, 5). L’Océanie est donc un pays étranger à la Panchaïe, et comme Zeus, Ouranos n’est pas enterré en territoire panchaïen. 91. Diod. VI, 1, 4.

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Il est significatif que dans ce très court résumé qui devait aller immédiatement à l’essentiel, la seule caractéristique donnée de la population ait été son extrême piété : il s’agissait évidemment d’un trait saillant de la société panchaïenne. Le vocabulaire hyperbolique employé ici [diafevronta", megaloprepestavtai", ajxiolovgoi"] est sensiblement le même que pour la description de la Panchaïe : à un paysage ou à un monde marqué par le divin correspond une société à la piété hors du commun. Diodore conclut d’ailleurs le passage en précisant que l’île est consacrée aux dieux [ei\nai de; kai; th;n nh'son iJera;n qew'n] 92.

Le rôle des prêtres Le signe le plus visible de l’importance que la société panchaïenne accorde à la religion est la place qu’y occupent les prêtres. D’origine crétoise, ils sont les descen- dants des hommes qui avaient accompagné le souverain de la terre, Zeus, jusqu’en Panchaïe, où ils s’étaient installés 93. Quoique Diodore ne soit pas très explicite sur ce point, on peut penser que leurs ancêtres n’étaient pas prêtres à l’origine, mais qu’en tant que compagnons de Zeus, ils s’étaient vu confier par ce dernier l’administration de son propre culte et du sanctuaire, après la construction du temple. Les prêtres constituent la classe dirigeante de l’île, ont autorité sur tout et gèrent les affaires publiques : twn' apaJ ntwnv hsan\ hgemoJ ne"v […] kai ; […] twn' dhmosiav / prattomenwnv kuvrioi 94. Mais leur principale activité reste le culte des dieux :

Ils s’occupent essentiellement de servir les dieux [tai'" tw'n qew'n qerapeivai"] et de leur adresser des hymnes [u{mnoi"] et des louanges [ejgkwmivoi"], narrant par le chant [metæ wj/dh'" (…) diaporeuovmenoi] leurs exploits et leurs bienfaits envers les hommes [ta;" pravxei" aujtw'n kai; ta;" eij" ajnqrwvpou" eujergesiva"] 95.

La mention qui est faite ici du contenu des hymnes est particulièrement intéres- sante puisqu’elle met en évidence ce que sont les principales qualités de la divinité : un dieu accomplit de hauts faits et se montre bienfaisant envers l’humanité. Au-delà des rites sacrificiels, le culte consiste dès lors à rendre grâce aux dieux en se remé- morant leurs actes et leurs bienfaits : les prêtres de Panchaïe sont des sortes d’aèdes dont les chants sont à la fois louanges à la gloire des dieux et mémoire d’un passé ancestral. Ce rôle de conservation de la mémoire de la geste divine dévolu aux prê- tres est souligné à plusieurs reprises dans le texte. C’est ainsi que sur la montagne appelée « Olympe Triphylios » et anciennement nommée « Siège d’Ouranos » 96, les

92. Diod. VI, 1, 5. 93. Diod. V, 46, 3. 94. Diod. V, 45, 4. 95. Diod. V, 46, 2. 96. Diod. V, 44, 6.

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prêtres font chaque année [katæ eniautoj n; ] un sacrifice avec beaucoup de piété [meta; pollh"' agneiJ a"v ] 97 : ce faisant, ils perpétuent le culte instauré par Zeus à son grand- père sur cette montagne 98, depuis laquelle Ouranos aimait observer les astres 99. Les prêtres sont aussi décrits comme très attachés aux liens anciens d’amitié qu’ils ont conservés avec les Crétois, souvenir de l’époque de Zeus. Cette tradition s’est trans- mise de génération en génération, écrit Diodore : th"' fhmh"v tauth"v toi"' ekgoj noi"v paradidomevnh" ajeiv 100. Enfin et surtout, les prêtres sont capables de prouver l’au- thenticité de cette tradition grâce à des inscriptions qu’ils disent avoir été faites par Zeus à l’époque où il fit édifier le temple : ajnagrafa;" […], a}" e[fasan to;n Diva pepoih'sqai kaqæ o}n kairo;n […] iJdruvsato to; iJerovn 101. Quoique le texte conservé par Diodore ne l’indique pas explicitement, ces inscriptions ne font sans doute qu’un avec celles gravées sur la fameuse stèle d’or narrant les exploits d’Ouranos et de Zeus 102. Ainsi, de génération en génération, les prêtres sont les gardiens d’une vérité ancienne sur les dieux, conservée sous forme d’inscriptions dans le temple de Zeus.

De Platon à Évhémère, les prêtres gardiens de la mémoire du passé Cette représentation chez Évhémère des prêtres en détenteurs de la mémoire du passé n’est pas nouvelle. Dans le Timée de Platon, ce sont des prêtres égyptiens qui ont conservé par écrit dans leurs temples le souvenir de l’époque de l’ancienne Athènes et du royaume de l’Atlantide : « S’il s’est accompli quelque chose de beau, de grand ou de remarquable à tout autre égard », explique l’un des prêtres à Solon, « tout cela est ici par écrit, depuis l’antiquité, dans les temples, et la mémoire en a été sauvée » 103. La civilisation égyptienne était réputée chez les Grecs pour son an- cienneté 104, et c’est sans doute en grande partie pour cette raison que, dans le récit de Platon, le sage grec Solon apprenait l’histoire de l’Athènes des premiers temps auprès de prêtres de Saïs. Chez Évhémère, les prêtres de Panchaïe occupent dans la

97. Diod. V, 44, 7. 98. Cf. Lact. Inst. I, 11, 63. 99. Diod. V, 44, 6. 100. Diod. V, 46, 3. 101. Diod. ibid. 102. Deux éléments permettent un tel rapprochement : d’une part, le récit de l’arrivée des Crétois sur l’île a toute sa place sur la stèle, puisqu’il constitue l’un des épisodes des aventures de Zeus, et d’autre part Lactance, dans ses Institutions divines, raconte que c’est Jupiter lui-même qui écrivit le détail de ses exploits, ce qui nous invite à mettre sur le même plan le texte de la stèle et ces inscriptions montrées par les prêtres, elles aussi rédigées par Zeus (cf. Lact. Inst. I, 11, 33 : auream columnam posi- tam esse ab ipso Ioue titulus indicabat, in qua columnam sua gesta perscripsit). 103. Platon, Timée, 23 a: ei[ pouv ti kalo;n h] mevga gevgonen h] kaiv tina diafora;n a[llhn e[con, pavnta gegrammevna ejk palaiou' th'/dæ ejsti;n ejn toi'" iJeroi'" kai; seswsmevna. 104. Cf. déjà chez Hérodote (II, 143) le récit de la rencontre entre Hécatée et des prêtres de la Thèbes d’Égypte, qui prouvent à l’historien grec que le monde est beaucoup plus ancien qu’il ne le croit.

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fiction un rôle strictement équivalent à celui rempli par les prêtres égyptiens dans le Timée : ils sont les seuls à détenir la mémoire d’un passé tellement ancien qu’il a été oublié par le reste du monde. Chez Platon, le prêtre de Saïs explique que les po- pulations qui peuplent la terre sont régulièrement anéanties par le feu ou par l’eau, et que les rares survivants de ces cataclysmes, généralement illettrés et ignorants, perdent en même temps que l’écriture la mémoire de leur passé et doivent ainsi ré- gulièrement repartir de zéro. Mais la géographie particulière de l’Égypte, qui, par son fleuve, est protégée des sécheresses et, par ses montagnes, des déluges, a permis à la civilisation égyptienne de survivre chaque fois à l’eau et au feu, et donc à ses prêtres, principaux détenteurs de l’écriture, de devenir la mémoire du monde. Pour Platon, une telle conception cyclique du temps et de l’histoire des hommes présen- tait un intérêt évident : la parole du prêtre de Saïs assurait une parfaite légitimité à son exposé sur l’Atlantide, en lui conférant une ancienneté plus grande que tous les récits connus jusque-là chez les Grecs 105. Non seulement la fiction recevait ainsi un parfum d’authenticité, mais elle devait avoir la prééminence sur tout autre récit en raison de son ancienneté plus grande. Le principe devait être le même chez Évhé- mère. Le texte de la stèle présentait une nouvelle vision des dieux et de la mythologie, et la seule manière de donner une légitimité à ces inscriptions était de leur attribuer une ancienneté et une authenticité plus grandes que les récits traditionnels. Or les prêtres de Panchaïe rapportaient que le texte de la stèle avait été composé par Zeus lui-même, puis complété par Hermès pour ce qui concernait les exploits d’Artémis et d’Apollon 106. Des inscriptions écrites par les dieux eux-mêmes : on ne pouvait pas rêver texte à la fois plus authentique et plus ancien !

La Panchaïe, ou comment faire des inscriptions du temple un texte authentique

Une société ancienne Pour garantir l’ancienneté de la stèle, la Panchaïe devait elle-même apparaître comme un monde ancien. Le premier signe de l’antiquité de l’île résidait d’ailleurs dans son nom même, puisque le terme Pagcaiva est formé sur un préfixe ancien pan- et sur l’adjectif dorien archaïque cavi>o" 107. Dans le résumé livré par Eusèbe, Diodore rapporte également, sans donner davantage de détails, que l’île compte bien

105. Platon avait d’ailleurs d’autant mieux assuré le succès de son récit que, par un habile retourne- ment, l’ancienne Athènes était ensuite donnée par le prêtre pour antérieure de 1000 ans à la cité de Saïs. In fine, la Grèce reprenait le pas sur l’Égypte pour l’ancienneté, ce qui ne devait pas déplaire au lecteur athénien, fier de son autochtonie. 106. Cf. Diod. V, 46, 8. 107. Cf. note 5.

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des curiosités admirables pour leur ancienneté et leur facture habile [e{tera (…) qaumazomenav kata v te thn; arcaioj thtav kai ; thn; th"' kataskeuh"' polutecnianv ] 108 ; il s’agit très certainement d’une allusion au temple de Zeus, décrit au livre V de la Bibliothèque par une expression tout à fait similaire : iJero;n (…) qaumazovmenon (…) mavlista diav te th;n ajrcaiovthta kai; th;n polutevleian th'" kataskeuh'"109. Il était normal que le temple qui abritait l’antique stèle fût lui-même très ancien. L’ancienneté de la stèle se trouve également soulignée par la nature des signes qui y sont gravés : elle porte, écrit Didore, « des caractères que chez les Égyptiens on ap- pelle “sacrés” [gravmmata (…) ta; paræ Aijguptivoi" iJera; kalouvmena]»110. L’allu- sion à des hiéroglyphes, indéchiffrables pour le commun des mortels, et à l’Égypte, civilisation ancienne par excellence, ne marque pas simplement la stèle du sceau du sacré, mais invite aussi à faire remonter les inscriptions du temple à la plus haute antiquité. Au-delà du temple lui-même et de la stèle, plusieurs traits de la société pan- chaïenne concourent encore à faire de l’île un monde ancien. Diodore explique par exemple que les hommes utilisent des chars dans les combats, suivant l’usage anti- que : tou;" a[ndra" (…) a{rmasi crh'sqai kata; ta;" mavca" ajrcai>kw'" 111. La divi- sion de la société en trois classes, prêtres et artisans d’une part, paysans d’autre part, et guerriers et bergers enfin, suggère aussi l’ancienneté de l’organisation sociale de la Panchaïe. Aristote, dans la Politique, attribuait l’invention de la division du corps civique en classes aux sociétés égyptiennes et crétoises et la faisait remonter à une époque très reculée, au temps de Sésostris pour l’Égypte et à celui du roi légendaire pour la Crète 112. Les Grecs connaissaient d’ailleurs depuis longtemps l’exis- tence du principe de la division en classes chez les Égyptiens puisqu’on le trouve déjà mentionné chez Hérodote, qui divise la population égyptienne en sept catégo- ries, les prêtres occupant la première place au sein de la société 113. Dans le Timée de Platon, le prêtre égyptien évoque lui aussi la division en classes de la société égyp- tienne et en attribue même l’origine à l’ancienne Athènes. Platon mentionne ainsi plusieurs catégories de population – les prêtres, les artisans, les bergers, les veneurs,

108. Diod. VI, 1, 5. 109. Diod. V, 42, 7. 110. Diod. V, 46, 8. Le texte transmis par Eusèbe (Diod. VI, 1, 5) parle de son côté de lettres panchaïen- nes [toi'" Pagcaivoi" gravmmasin (…) gegrammevna" (…) pravxei"] et il est donc peu probable qu’il faille comprendre dans l’expression utilisée par Diodore que la stèle était écrite en égyptien ; c’est moins de la langue qu’il est question ici que de la nature spéciale des caractères utilisés dans le do- maine du sacré chez les Égyptiens : le texte de la stèle est rédigé dans une écriture hiéroglyphique. 111. Diod. V, 45, 3. Les habitants de l’ancienne Atlantide combattent également sur des chars (cf. Plat. Critias 119 a-b). 112. Cf. Aristote, Politique, VII, X, 1-2 [1329 a 40-1329 b]. 113. Cf. Hérodote II, 164 ; 167-168.

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les laboureurs et les combattants 114 – qui toutes, mis à part les veneurs, se retrou- vent chez Évhémère. Sans entrer pour l’instant dans le détail des catégories rete- nues par Évhémère et de leur répartition, on peut donc admettre que la division de la population en classes, avec sans doute une référence implicite à l’Égypte, visait d’abord à donner à la société panchaïenne une coloration ancienne.

De l’histoire à l’éternel présent d’une société immuable Ce n’était pas, cependant, le seul avantage que pouvait présenter pour Évhé- mère la division en classes. Il ne suffisait pas que la vérité révélée par le texte de la stèle s’imposât au lecteur par son ancienneté, il fallait encore pouvoir expliquer comment cette vérité avait pu survivre au passage du temps sur le sol de Panchaïe, tandis que manifestement, elle avait été oubliée du reste du monde 115. Au temps des dieux, même si le texte transmis par Diodore ne permet pas d’établir une chrono- logie précise de l’antique histoire panchaïenne, la Panchaïe a participé au processus historique en même temps que le reste du monde. Le premier signe de ce passage du temps se mesure d’abord à travers les visites successives des dieux : Ouranos, d’abord, puis Zeus, qui élève un autel à son grand-père 116, Hermès, qui ajoute sur la stèle les exploits d’Artémis et d’Apollon 117. D’une génération à l’autre, des chan- gements ont lieu, puisque par exemple la montagne depuis laquelle Ouranos obser- vait les astres, d’abord appelée « siège d’Ouranos » [Ouranouj ' difro"v ] 118, est ensuite renommée « Olympe Triphylios » [Trifuvlio" “Olumpo"] 119, très probablement à l’époque de Zeus, car à deux reprises dans le texte l’adjectif Trifuvlio" est donné comme une épiclèse de Zeus 120. L’île de Panchaïe a par ailleurs connu plusieurs va- gues d’immigration, et au peuple autochtone des Panchaïens, sont venus s’ajouter d’autres peuples, Océanites et Doïens, déjà présents à l’arrivée de Zeus 121. À une

114. Cf. Plat. Timée 24 a-b. 115. Aucun des fragments conservés ne dit explicitement que cette vérité avait été oubliée du reste du monde, ce qui n’est pas obligatoirement dû à une omission de Diodore, mais peut très bien cor- respondre à un choix d’Évhémère lui-même, qui n’a pas, dans ce cas, jugé nécessaire d’expliciter ce qui paraissait évident : si la véritable histoire de Zeus – qui concerne l’ensemble du monde, puisqu’il avait conquis toute la terre habitée – n’est conservée qu’en Panchaïe, c’est que le reste du monde l’a, sinon oubliée, du moins déformée. C’est d’ailleurs ce que rapportait Philon de Biblos dans un récit probablement inspiré d’Évhémère, dont des passages nous ont été transmis par Eusèbe de Césarée (Préparation évangélique, I, IX, 22-30). 116. Cf. Diod. VI, 1, 9. 117. Cf. Diod. V, 46, 8. 118. Diod. V, 44, 6. 119. Diod. ibid. 120. Les habitants de la ville de Panara sont en effet appelés « suppliants de Zeus Triphylios » (V, 44, 6) et le sanctuaire se nomme « sanctuaire de Zeus Triphylios » (V, 44, 7). 121. Ces trois premiers peuples, Panchaïens, Océanites et Doïens, sont à l’origine de l’épiclèse de Zeus Triphylios (cf. Diod. V, 44, 6), ils sont donc présents dans l’île à l’arrivée de Zeus.

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époque indéterminée, des Indiens et des Scythes 122 s’installent également sur l’île, et enfin, le roi Zeus amène avec lui des Crétois, qui vont constituer la future classe diri- geante de l’île. À l’inverse, à une époque sans doute postérieure, le peuple des Doïens doit quitter l’île, exilé par Ammon, et ses cités sont détruites 123. Immigration, con- quête 124, exil, tous ces bouleversements historiques remontent à l’époque des dieux. Par la suite, l’histoire ne paraît plus avoir prise sur l’île. On ne sait pas si les insti- tutions panchaïennes sont l’œuvre de Zeus, présenté par Lactance comme un législa- teur 125, d’un autre dieu ou encore des Crétois eux-mêmes, mais elles ont contribué à placer la société de l’île hors du temps, comme figée dans un éternel présent. Les individus puissants qui ont fait l’histoire ont disparu au profit des groupes, sans qu’aucune personnalité ne se détache. Pour décrire les habitants, Diodore emploie l’expression générique oiJ kalouvmenoi Pagcai'oi 126, ou bien simplement une troi- sième personne du pluriel sans sujet directement exprimé 127. Lorsqu’il veut préci- ser davantage, il renvoie toujours à des catégories sexuelles (tou;" a[ndra" 128, aiJ gunai'ke" 129) ou sociales (oiJ me;n ou\n iJerei'", oiJ de; gewrgoi;, oiJ nomei'") 130. Un roi [oJ basileuv"] 131 est bien mentionné sur l’île Sacrée, mais il incarne non pas une indi- vidualité particulière mais la répétition intemporelle de la fonction royale. L’impres- sion que le temps s’est arrêté n’est pas seulement due à l’emploi répété du présent descriptif à valeur ethnologique 132, utilisé aussi par Hérodote ou par les historiens d’Alexandre lorsqu’ils veulent présenter, dans une sorte d’instantané, le fonction- nement général d’une société : sur l’île de Panchaïe, la division en classes et la ré- partition des tâches qu’elle implique assurent manifestement la stabilité de l’État au cours du temps. Le pouvoir, définitivement entre les mains des prêtres, n’est pas l’enjeu des luttes politiques, l’un des principaux moteurs de l’histoire : les paysans se consacrent simplement au travail de la terre 133, les bergers à l’élevage 134 ; les soldats

122. Diod. V, 42, 5. 123. Cf. Diod. V, 44, 6. 124. L’expression « suppliant de Zeus Triphylios » (V, 44, 6) laisse en effet penser que Zeus est arrivé en conquérant sur l’île et qu’un certain nombre de peuples se sont soumis à lui et placés sous sa pro- tection en prenant la posture de suppliants. 125. Lact. Inst. I, 11, 45. 126. Diod. V, 42, 3. 127. Cf. par exemple Diod. V, 42, 3 et 45, 6. 128. Diod. V, 45, 3. Voir aussi V, 43, 2 et 45, 6. 129. Diod. V, 45, 6. 130. Pour ces trois exemples, se reporter successivement à Diod. V, 45, 4 ; 45, 4 ; 45, 5. 131. Diod. V, 42, 1. 132. Le texte du livre V de Diodore est dans l’ensemble rédigé au présent de l’indicatif, mais avec parfois des passages à l’aoriste et à l’imparfait (44, 1-2) ou au discours indirect libre (45, 2-3). 133. Cf. Diod. V, 45, 4 : oiJ de; gewrgoi; th;n gh'n ejrgazovmenoi […]. 134. Cf. Diod. V, 45, 5.

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surveillent le territoire 135. Les différentes lois en vigueur semblent avoir d’abord pour but de limiter toutes les formes de désirs ou de frustrations qui pourraient nuire à la stabilité de l’île et donc à la conservation de la mémoire du passé divin. Les paysans mettent ainsi en commun les récoltes [tou;" karpou;" ajnafevrousin eij" to; koinovn 136], qui sont ensuite redistribuées entre tous de manière égalitaire 137, de sorte que tout le monde mange à sa faim. La monnaie ne semble pas exister sur l’île 138, ce qui n’est pas seulement un signe d’archaïsme : son absence place les indi- vidus à l’abri du désir de richesse, potentiel facteur d’instabilité. Le droit de pro- priété est d’ailleurs strictement limité sur l’île à la possession d’une maison et d’un jardin 139. Bien plus, Évhémère, sentant peut-être les limites de l’égalitarisme 140, semble avoir voulu canaliser le désir de richesse pour le mettre au service de la communauté, grâce à la reconnaissance du mérite : c’est ainsi que les dix meilleurs paysans reçoivent « une gratification exceptionnelle lors du partage des récoltes » [gevra" ejxaivreton ejn th'/ diairevsei tw'n karpw'n], « afin », explique Diodore, « de susciter l’émulation des autres » [protroph'" e{neka tw'n a[llwn] 141. À l’abri des tensions de toutes sortes grâce à ces institutions immuables, la société panchaïenne peut donc vivre dans une sorte d’éternel présent, où les prêtres peuvent se consa- crer essentiellement au culte des dieux 142, et où le seul signe du passage du temps réside dans l’accumulation des offrandes au sein du sanctuaire : « le temps », écrit Diodore, « a amassé quantité de présents sacrés [seswreukovto" tou' crovnou to; plh'qo" tw'n kaqierwmevnwn ajnaqhmavtwn]»143. Cette accumulation des offrandes fait du sanctuaire une sorte de musée manifestant la continuité à travers le temps de l’antique piété des Panchaïens envers les hommes-dieux du passé. La société pan- chaïenne ayant avant tout été organisée pour la conservation fidèle de la mémoire divine, les inscriptions sacrées avaient survécu au passage du temps.

135. Diod. V, 46, 1 : OiJ de; stratiw'tai […] fulavttousi th;n cwvran. 136. Diod. V, 45, 4. 137. « Les prêtres », écrit Diodore en V, 45, 5, « perçoivent la totalité des produits et des revenus, et dis- tribuent à chacun sa part de façon équitable » : pavnta de; ta; gennhvmata kai; ta;" prosovdou" oiJ iJe- rei'" paralambavnonte" to; ejpibavllon eJkavstw/ dikaivw" ajponevmousi. 138. Il est très peu probable que cette absence soit imputable à une omission de Diodore, le système en vigueur sur l’île rendant en fait la monnaie inutile. 139. Cf. Diod. V, 45, 5. 140. On peut en effet imaginer deux limites au partage égalitaire des récoltes : il peut produire des frus- trations chez ceux qui ne trouvent pas leur mérite reconnu, et il peut conduire à une baisse de pro- ductivité, chacun comptant finalement sur les autres pour assurer sa subsistance. Pour Évhémère, la communauté ne peut faire totalement abstraction du désir individuel. 141. Diod. V, 45, 4. 142. Le texte de Diodore dit explicitement qu’il s’agit de leur principale occupation (V, 46, 2): Prosedreuvousi de; mavlista tai'" tw'n qew'n qerapeivai". 143. Diod. V, 46, 5.

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Un monde oublié L’organisation de la Panchaïe devait cependant encore permettre d’expliquer comment les fameuses inscriptions avaient pu rester méconnues du reste de l’hu- manité avant la découverte d’Évhémère. L’exigence de vraisemblance n’était plus cette fois d’ordre temporel mais spatial. D’un point de vue géographique, l’île de Panchaïe est située dans les confins 144 : sa position lointaine et isolée n’en faisait pas seulement un séjour agréable pour les dieux, mais la protégeait aussi naturellement des contacts avec les autres peuples 145. Après le passage des dieux, la Panchaïe avait eu son propre destin, indépendant de celui du reste de l’humanité. C’est seulement au temps du roi Cassandre, dans une époque marquée par les conquêtes d’Alexan- dre et par le goût de l’exploration, que la Panchaïe longtemps oubliée allait, grâce à la « découverte » d’Évhémère, réintégrer les cartes du monde. De fait, dans ce qu’on est tenté d’appeler l’archipel de Panchaïe 146, seule l’île Sacrée est en relation avec le monde extérieur, puisqu’elle se livre au commerce de l’encens 147 ; cependant, le con- tact avec les populations hellénisées n’est pas direct : les Panchaïens, explique Dio- dore,

exportent l’encens et la myrrhe et les vendent à des marchands arabes, à qui d’autres marchands achètent ce genre de produits pour les transporter jusqu’en Phénicie, en Cœlé-Syrie ou encore en Égypte. Finalement, de ces pays, des marchands les font passer dans le monde entier 148.

Remarquons d’abord qu’une telle description des circuits du commerce de l’encens rendait l’existence de l’île tout à fait plausible au lecteur : les Arabes passaient dans l’Antiquité pour être les principaux producteurs des aromates. Évhémère ne chan- geait donc pas radicalement la représentation que son lecteur avait de ce commerce,

144. À propos de la localisation des trois îles, Diodore lui-même emploie le terme ejscatiav (V, 41, 4), qui sert traditionnellement chez les Grecs à désigner les confins : tauvth" de; kata; ta;" ejscatia;" th'" parwkeanivtido" cwvra" (cwvra" désigne ici l’Arabie heureuse). 145. « Qui de bon gré parcourrait une étendue d’eau salée aussi immense ? », répondait déjà Hermès à Calypso, qui constatait avec amertume qu’elle ne recevait pas souvent la visite des dieux dans son île du bout du monde (Od. V, 100-101 : tiv" dæ a][n eJkw;n tossovnde diadravmoi aJlmuro;n u{dwr / a[speton …)[traduction personnelle]. 146. Peterson 2001, 30 imagine que la Panchaïe était à la fois le nom de l’archipel et de son île principale (cf. Hawai). L’idée est séduisante mais ne semble pas pouvoir être prouvée. L’expression « la Pan- chaïe » est en tout cas une manière commode de désigner par métonymie l’ensemble de l’univers créé par Évhémère. 147. Diod. V, 41, 5 et 42, 3. 148. Diod. V, 42, 3 : [OiJ Pagcai'oi] tovn te libanwto;n kai; th;n smuvrnan komivzousin eij" to; pevran kai; pwlousi' toi"' twn' ΔArabwnv empoj roi",v paræ wn| alloi[ ta ; toiauta' fortiav wnouj menoiv diakomizou-v sin eij" th;n Foinivkhn kai; Koivlhn Surivan, e[ti dæ Ai[gupton, to; de; teleutai'on ejk touvtwn tw'n tovpwn e[mporoi diakomivzousin eij" pa'san th;n oijkoumevnhn.

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il se contentait de préciser la tradition : le principal centre de production était sim- plement déplacé un peu plus loin au large des côtes d’Arabie, tandis que les Arabes jouaient certes toujours un rôle capital, mais étaient en fait ravalés au rang de pre- miers intermédiaires de la chaîne 149. Et en même temps qu’Évhémère s’efforçait de rendre vraisemblable l’existence de l’île Sacrée, la mention de trois intermédiaires différents – à commencer par les marchands arabes, étrangers à la culture grecque – avant que l’encens n’arrive entre les mains des acheteurs définitifs, expliquait que l’île Sacrée, quoique ouverte sur le monde, ait pu rester parfaitement inconnue du commun des mortels. Avec l’île de Panchaïe, sur laquelle se trouve le sanctuaire de Zeus, une étape supplémentaire était franchie : l’île vit en pleine autarcie et paraît complètement coupée du monde. Bien qu’elle possède de l’or, de l’argent, du cuivre, de l’étain et du fer en quantité, il est interdit d’exporter ces riches métaux hors de Panchaïe : touvtwn oujde;n e[stin ejxenegkei'n ejk th'" nhvsou 150. Le minerai est donc à l’usage exclusif des Panchaïens et l’or sert soit à la fabrication de bijoux portés par les hom- mes et les femmes 151, ce qui semble une allusion au luxe de l’Orient, soit au culte des dieux. Or, dans l’Antiquité, les métaux mentionnés précédemment servaient à la fabrication des monnaies ; l’interdiction d’exporter le métal est donc significa- tive : elle traduit le refus d’utiliser la monnaie dans le cadre d’échanges commer- ciaux, et sauf à imaginer, de manière invraisemblable, une forme de troc avec les pays étrangers, l’île de Panchaïe n’entretient aucune relation commerciale avec l’extérieur. Cette interdiction confirme d’ailleurs l’inexistence de la monnaie chez les Panchaïens. Grâce à sa richesse exceptionnelle et à la redistribution égalitaire des récoltes, la Panchaïe est une île autosuffisante, et en raison de son fonctionne- ment autarcique, son existence, et donc celle de la stèle, avait pu, depuis l’époque des dieux, être oubliée du reste du monde. Évhémère avait d’ailleurs posé d’autres garde-fous en construisant son univers imaginaire. Les prêtres, qui sont par définition les principaux détenteurs de la mé- moire du passé divin, ont ainsi l’interdiction absolue de quitter le sanctuaire et peu- vent même être mis à mort par le premier qui les surprendrait en train de braver l’interdit 152. À l’inverse, la partie centrale du sanctuaire est interdite aux profanes. La source du soleil, qui se situe dans le prolongement de la grande allée du temple, est bordée d’un quai de pierre sur quatre stades, et « jusqu’à l’extrémité du quai », indique Diodore, « le lieu est interdit d’accès à tout homme hormis aux prêtres

149. Voir déjà sur ce point Dochhorn 2000, 281 : « Die Araber, traditionnel als Produzenten des Räucher- werks bekannt, werden damit zu Zwischenhändlern herabgestuft ». 150. Diod. V, 46, 4. 151. Cf. Diod. V, 45, 6. 152. Diod. V, 46, 4.

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[o J topo"v oukj esti[ basimo"v anqrwj pwv / plhn; twn' iereJ wnv ]»153. Il existait souvent un certain nombre d’interdictions au sein des sanctuaires 154, mais dans le cas présent, les interdits avaient avant tout une justification narrative : ceux qui connaissaient le contenu de la stèle ne pouvaient pas quitter le territoire, et ceux qui ne le con- naissaient pas ne pouvaient pas en prendre connaissance, le temple et la stèle se trou- vant apparemment dans la zone interdite. Nous disons « apparemment », car avec de telles règles, le secret était si bien gardé qu’Évhémère lui-même n’aurait pas dû avoir la possibilité d’accéder au temple 155. Peut-être cette petite contradiction existait- elle déjà dans l’œuvre originale, ou bien peut-être la contradiction n’est-elle qu’une impression produite par le résumé de Diodore 156. Comme nous ne connaissons pas les conditions du séjour d’Évhémère dans l’île ni les relations qu’il était censé avoir entretenues avec les prêtres, cette question ne sera jamais tranchée. Toujours est-il qu’à la lecture de l’ouvrage, tout laissait penser au lecteur qu’il était normal de ne pas avoir entendu parler auparavant des inscriptions du Zeus de Panchaïe, mais que leur nouveauté n’était qu’apparente : il s’agissait bien plutôt de la redécouverte d’un monde oublié. Le récit d’Évhémère obtenait ainsi la crédibilité recherchée.

Conclusion : de l’imaginaire utopique au monde réel Notre hypothèse de départ selon laquelle la Panchaïe créée par Évhémère répond d’abord à une stratégie de légitimation de ses théories religieuses semble donc véri- fiée par l’analyse de détail du résumé de Diodore : la Panchaïe est une île dont la fer- tilité, la richesse et la beauté extraordinaires apparaissent comme les vestiges, dans le présent, d’une sorte d’ancien âge d’or associé à la présence des dieux. La majesté des lieux, l’ancienneté et la piété de la société panchaïenne, tournée avant tout vers

153. Diod. V, 44, 4. 154. Cf. Zumschlinge 1976, 37. 155. Il ne faut en aucun cas considérer que le contenu de la stèle devait être, par principe, tenu secret. L’écrivain Évhémère avait simplement besoin d’inventer une justification au fait que la Panchaïe et la stèle avaient jusque-là échappé à la connaissance de tous. L’interdit est d’ordre narratif et non d’ordre théologique. 156. Diverses hypothèses narratives peuvent être imaginées pour lever la contradiction, mais, ne pou- vant être étayées, elles n’ont qu’un intérêt tout relatif. On peut imaginer, par exemple, que la zone interdite aux profanes ne comprend pas le temple, le texte de Diodore ne permettant pas d’être abso- lument affirmatif, ou encore que, pour un étranger, les prêtres avaient fait une entorse à la règle… En fait, et plus simplement, il est très possible que la description de la Panchaïe ait été présentée avec le point de vue d’un narrateur omniscient, ce qui, tout en donnant une impression de neu- tralité et d’objectivité, dispensait justement Évhémère d’avoir à inventer dans le détail toutes sortes de justifications narratives pour maintenir la cohérence de l’ouvrage : ce qui lui importait était évi- demment la description de la Panchaïe plus que le récit d’une (prétendue) expérience personnelle, dont la mise en avant ponctuelle ne servait en fait qu’à garantir la véracité de son propos.

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la conservation de la mémoire du passé divin, sont le signe de l’authenticité de la vérité religieuse transmise par les inscriptions du temple de Zeus. Malgré l’impor- tance accordée par Évhémère à la description du système social de l’île de Panchaïe, nous ne pensons pas qu’il faille interpréter l’univers de la Panchaïe comme une uto- pie au sens restreint du terme, autrement dit comme un modèle politique idéal qui aurait pour vocation d’être réalisé par la suite, ou plus simplement qui viserait à provoquer la réflexion sur la société réelle du début du IIIe siècle à travers la des- cription d’une société imaginaire. Il est certes très probable que divers éléments de l’organisation sociale panchaïenne, comme le partage égalitaire des récoltes, reflè- tent un certain nombre de débats philosophiques de l’époque, et Claude Mossé a souligné à juste titre dans son article « Les utopies égalitaires à l’époque hellénisti- que » 157 que le IIIe siècle est une période de crise sociale. Cependant la société pan- chaïenne prise dans son ensemble n’a pas valeur de modèle comme peuvent l’avoir les sociétés imaginées par un Hippodamos de Milet ou un Phaléas de Chalcédoine. On ne doit pas perdre de vue qu’Évhémère ne livrait pas une réflexion abstraite : sa description d’une société en trois classes ne valait pas en soi, mais s’insérait dans un récit plus large à l’intérieur duquel seulement elle trouvait sa signification. Ne serait-ce qu’en raison des incroyables fertilité et richesse que la Panchaïe offre à ses habitants, la transposition d’une telle société dans le monde grec n’aurait pas de sens. Le choix des prêtres comme classe dirigeante ne correspond pas non plus à une exi- gence d’ordre politique mais narratif : l’importance de leur rôle tient surtout à l’im- portance dans le récit de la stèle elle-même, dont ils sont les gardiens. Évhémère ne propose d’ailleurs pas de modèle politique unique, puisque l’île Sacrée, dirigée par un roi 158, semble obéir à une organisation politique différente. En Panchaïe même, la cité de Panara possède un statut de semi-autonomie et est dirigée par trois archon- tes nommés chaque année par les habitants 159. Cette diversité des systèmes politiques semble en fait inspirée par le monde hellénistique, où les grands royaumes coexistent avec des cités plus ou moins auto- nomes. La position dominante exercée par les Crétois sur les populations autoch- tones ou plus anciennement installées en Panchaïe n’est pas non plus sans rappeler la prééminence détenue par les couches macédoniennes et grecques sur les peuples des territoires conquis par Alexandre. Et en même temps que par sa richesse, sa fer- tilité et sa beauté, le paysage panchaïen présente les caractéristiques d’un monde idéal, d’autres éléments, certes moins nombreux, en révèlent les imperfections, ins- pirées elles aussi de la réalité contemporaine. Diodore explique par exemple que

157. Mossé 1969, 299. 158. Diod. V, 42, 1. 159. Cf. Diod. V, 42, 6.

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sur l’île Sacrée les habitants utilisent le fruit du Paliure comme remède contre la diarrhée 160 : à la différence des Hyperboréens de Pindare 161 ou de la race d’or d’Hé- siode 162, les habitants n’échappent donc pas aux maladies, même s’ils ont les remè- des pour les soigner. En Panchaïe même, rapporte encore Diodore, « une partie du pays est victime des brigandages [lh/sthvria] de hardis hors-la-loi qui attaquent les paysans en les prenant en embuscade » 163. On sait qu’à l’époque hellénistique, pil- lards et pirates étaient un véritable fléau pour les royaumes et les cités et représen- taient une menace omniprésente pour leurs populations 164. La Panchaïe n’est pas un monde parfait, mais reflète donc différentes caractéristiques de l’époque d’Évhé- mère. Même si par sa richesse hors du commun la Panchaïe appartient à l’imaginaire des confins, Évhémère n’a pas voulu en faire un univers complètement hétérogène à la réalité. Le récit de voyage d’Évhémère ne se donnait pas comme une fiction, et pour que le lecteur crût à l’existence de la stèle et à l’authenticité de son contenu, il ne fallait pas qu’il tînt la Panchaïe pour un monde mythique ou merveilleux. Évhé- mère a ainsi banni de sa description tous les éléments, pourtant traditionnels dans la représentation des confins, qui auraient pu passer pour invraisemblables. Il n’est pas question d’animaux extraordinaires 165, comme le martychoras de Ctésias ou la créature imaginée par Iamboulos, à quatre yeux et quatre bouches, et dont le sang est censé pouvoir recoller tout membre sectionné 166. Les hommes eux-mêmes n’ont ni capacités physiques ni espérance de vie hors du commun 167. La Panchaïe est donc le résultat d’une construction complexe, qui tout en utilisant de nombreuses carac- téristiques de l’imaginaire utopique – abondance, richesse, fertilité, beauté, insula- rité, présence du divin, éloignement aux marges du monde connu – ne s’affiche pas comme une utopie, ni en tant que « lieu de nulle part », ni totalement en tant que « bon lieu », mais se présente bien plutôt comme une extension du monde réel un

160. Diod. V, 41, 8 : Tou' de; paliouvrou sullevgousi to;n karpovn, kai; crw'ntai […] pro;" ta;" koiliva" ta;" rJeouvsa" farmavkw/. 161. Pindare, Pythiques, X, v. 41-42 : novsoi dæ ou[te gh'ra" oujlovmenon kevkrataiÉ iJera'/ genea'/:. 162. Cf. Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 113-115. 163. Diod. V, 46, 1 : e[sti gavr ti mevro" th'" cwvra" e[con lh/sthvria qrasevwn kai; paranovmwn ajn- qrwvpwn, oi} tou;" gewrgou;" ejnedreuvonte" polemou'si touvtou". 164. Cf. par exemple Chamoux 1987, 61-62 ; voir aussi Gabrielsen 2004. 165. Étant donné le goût de Diodore pour tout ce qui pouvait avoir un caractère étonnant, il n’est pas vraisemblable que l’absence de traits véritablement merveilleux soit due à une omission de l’auteur de la Bibliothèque. 166. Cf. Diod. II, 58, 2-4. Chez Évhémère les bêtes sauvages ont certes un aspect extraordinaire et des forces étonnantes, mais ce sont des animaux existant réellement : éléphants, lions, panthères, an- tilopes (cf. Diod. V, 45, 1)! 167. Chez Iamboulos, par exemple, les hommes vivent jusqu’à cent cinquante ans (Diod. II, 57, 4) et possèdent une double langue qui leur permet de discuter avec deux interlocuteurs en même temps (Diod. II, 56, 5).

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temps oubliée, et dont la réinscription sur les cartes de la terre invite à relire l’his- toire du passé mythique de l’ensemble du monde connu. La Panchaïe a été conçue par Évhémère comme le nouveau centre religieux de l’univers, dont le lecteur pou- vait percevoir les manifestations concrètes au quotidien, puisque tout l’encens con- sommé dans le monde provenait de l’île Sacrée, sorte d’avant-poste de l’archipel panchaïen. Le choix des Crétois comme classe dirigeante était aussi une manière de rattacher la Panchaïe au reste du monde, puisque, selon la légende, il existait un tom- beau de Zeus en Crète : les théories de la stèle trouvaient ainsi un ancrage dans la réalité. À la fois lointaine et proche, ancienne et à l’image du monde contemporain, la Panchaïe jouait un rôle de passerelle entre présent hellénistique et passé mythi- que revisité, si bien que le récit de voyage en ces îles du bout du monde était une par- faite introduction à la lecture de l’histoire divine qu’Évhémère présentait dans la suite de son ouvrage. LaÔIera; ΔAnagrafh v est ainsi un excellent exemple de la ma- nière dont un auteur peut réemployer les traits traditionnels de l’imaginaire utopi- que et, en les réorganisant autour d’enjeux propres à son ouvrage – en l’occurrence ici la légitimation d’une théorie religieuse – faire œuvre pleinement originale.

Sébastien Montanari Université François Rabelais – Tours

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Utopie et religion chez Évhémère

Références bibliographiques

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ETHNOGRAPHIE ET UTOPIE CHEZ DION CHRYSOSTOME (OR. 35, 18-22 ET OR. 7, 1-80)

Le titre initialement prévu pour cette contribution : « La description ethnogra- phique comme espace d’écriture utopique chez Dion Chrysostome », je l’avais em- prunté à C. Jacob qui, dans Géographie et ethnographie en Grèce ancienne 1 écrivait, à propos d’Agatharchide 2 et de son Traité sur la mer Rouge :

Paradoxalement, au lieu de renforcer le modèle dominant de civilisation, de conforter la bonne conscience de tous ceux qui partagent les valeurs traditionnelles de l’hellé- nisme, le spectacle de l’altérité vient ébranler les certitudes acquises. La description ethnographique est un espace d’écriture utopique : l’ancrage dans un lieu de l’espace géographique de populations au mode de vie radicalement différent permet d’ima- giner d’autres manières d’être homme et, par là même, de porter un regard critique sur les normes sociales et culturelles. L’ethnographie vient ainsi relayer les diatribes des moralistes et des philosophes […]

Et elle s’inscrit dans le développement d’une nouvelle doctrine morale, le cynisme :

Il s’agit de libérer l’homme du désir, des passions, des valeurs de la civilisation, telles la renommée et la richesse 3.

Sans vouloir pour autant présenter Dion Chrysostome comme un philosophe cynique, et bien qu’on ne soit plus avec lui à l’époque hellénistique, mais aux premiers

1. Jacob 1991, 144-145. 2. Agatharchide de Cnide (IIe siècle avant J.-C.), que l’on considère comme un des inspirateurs de Posei- donios d’Apamée, est l’auteur de deux traités historiques monumentaux : Sur l’Asie et Sur l’Europe (perdus) et d’un Traité sur la mer Rouge, écrit entre 145 et 132 avant J.-C. (qui ne nous est connu que par la tradition indirecte : Diodore, Strabon et Photios), dans lequel il décrivait les peuples qui habitent le littoral du golfe Arabique, la Troglodytique et l’Éthiopie. Sur la structure et le caractère de cette œuvre, voir Marcotte 2001. 3. Bien des discours sur les antipodes semblent, de fait, avoir été nourris des motifs de la diatribe cyni- que : cf. Moretti 1994, 31-39 ; voir aussi Hunzinger 2002, 37-44 (à propos des valeurs associées au vin dans les utopies hellénistiques) ; Saïd 1986, 99 ; Lévy 1981, 67 (sur l’utilisation par les Cyniques du thème du bon sauvage). À propos de l’utopie hellénistique, Carrière 1979, 183-184, parle plus vague- ment de « cité idéale cynico-stoïcienne ».

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temps de l’Empire romain, c’est cependant dans cette même famille de pensée que nous pouvons situer les textes dont je vais parler. Il s’agit des §§ 18-22 du discours 35 de Dion (À Célènes de Phrygie) et de la première partie de l’Euboïque (Or. 7), §§ 1- 80 – soit deux textes empruntés à deux discours qui développent l’un et l’autre le même message, ou un message voisin, sur la décadence morale des cités grecques à l’époque de l’orateur, à laquelle est opposé, chaque fois, un autre mode d’existence, exotique dans l’un de ces discours, primitif dans l’autre 4.

Une utopie exotique Les §§ 18-22 du discours 35 (À Célènes de Phrygie) C’est soit sous Vespasien, soit au début du principat de Trajan, que Dion Chry- sostome se serait adressé aux habitants de la petite ville de Célènes-Apamée, en Phry- gie. L’ensemble du discours, tel qu’il nous est parvenu, est plutôt déconcertant : il est très court (25 §§), manifestement incomplet, disproportionné (l’exorde occupe près de la moitié du texte), voire incohérent (ainsi le développement sur le port des cheveux longs dans l’exorde paraît incongru par rapport à l’ensemble). Passé l’exorde, le discours se présente dans un premier temps comme un éloge de la cité et de ses habitants (portant sur le site de la ville, sa situation économique, ses fonctions judi- ciaire et religieuse). Mais cet éloge est ensuite modéré, voire annulé, par des parallèles faits avec des peuples originaires de régions lointaines, exotiques et merveilleuses, peuples qui, sur le plan du bonheur, déclare Dion, l’emportent de beaucoup sur les habitants de Cèlènes-Apamée : Ou[koun e[gwge tauvth" eujpotmotevran ejpivstamai povlin oujde; ajnqrwvpou" a[meinon zw'nta", cwri;" jIndw'n…, leur déclare-t-il (§ 19). Dans la rhétorique de l’éloge, la comparaison, parabolè ou sunkrisis, est un des principaux moyens d’amplification, destiné à mettre en relief les qualités de l’objet ou de la personne loués (cf. Rhét. à Al. chap 3, § 7 ; Aristote, Rhét. I, chap. 9, 1368 a 20-35). Paradoxalement, elle fonctionne ici à l’inverse du schéma traditionnel, minimi- sant les agatha de la cité phrygienne par rapport à ceux dont jouissent les Indiens – signe que nous ne sommes pas dans un discours d’éloge, mais dans la rhétorique du blâme. Pour conduire cette comparaison, Dion s’est fait en quelque sorte ethnographe 5 en peignant, aux §§ 18-22, un « tableau indien » constitué des éléments habituels à

4. Sur la récurrence de ce thème dans un certain nombre de discours de Dion Chrysostome, voir Desi- deri 2000. 5. Dion ethnographe ? Nous en avons un petit aperçu quand, dans son Discours Olympique (Or. 12), il évoque son voyage jusqu’au pays des Gètes (§ 16) et que, dans l’exorde de ce discours, avant d’entamer une conférence sur le Zeus Olympien, il propose à son auditoire une éventuelle conférence ethno- graphique sur ce pays (§ 21) : Povteron ou\n h{dion uJmi'n kai; ma'llon ejn kairw'/ peri; tw'n ejkei' dihghv- sasqai, tou' te potamou' to; mevgeqo" kai; th'" cwvra" th;n fuvsin h] wJrw'n wJ" e[cousi kravsew" kai;;

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Ethnographie et utopie chez Dion Chrysostome (Or. 35, 18-22 et Or. 7, 1-80)

toute littérature géographique (réseau hydrographique, végétation, climat, particu- larités du mode de vie des habitants), mais nimbé du merveilleux propre à la litté- rature « utopique » :

Ainsi, donc, je sais qu’il n’est pas de cité mieux favorisée par le sort que la vôtre, ni d’hommes qui vivent mieux, si ce n’est aux Indes. 18 Car là-bas, raconte-t-on, coulent des fleuves, non pas d’eau comme chez vous, mais de lait, de vin, de miel ou bien d’huile. Ils ont leur source dans les collines voi- sines, comme s’ils sortaient des mamelles de la terre. Et toutes ces denrées sont d’une qualité infiniment supérieure à celles de chez nous tant pour leur agrément que pour leur vertu. En effet, les denrées d’ici nous les tirons chichement et avec peine de cer- tains animaux et de certaines plantes, broyant les fruits des arbres, trayant et pres- sant la nourriture qui nous vient des animaux, tandis que les denrées de là-bas sont en général plus pures, étant obtenues, je crois, sans violence ni artifice. Pendant un mois les fleuves coulent au profit du roi, le produit en est pour lui ; le reste du temps, il est pour la population. 19 Les Indiens vont donc se rassembler chaque jour avec leurs enfants et leurs femmes aux sources de ces fleuves et le long de leur cours, s’amu- sant et riant comme à un festin. Près de leurs escarpements pousse le lotus, une plante vivace qui est peut-être le plus agréable de tous les aliments, pas comme celui de chez nous qui sert de nourriture aux quadrupèdes ; là pousse aussi en abondance ce que l’on pourrait comparer à du sésame et à de l’ache, du fait de leur ressemblance – mais sur le plan des qualités le rapprochement n’est pas valable. Le même lieu produit une autre graine, qui constitue un meilleur aliment que le blé et que l’orge, et qui est d’une plus grande utilité. Elle croît dans de grands calices, tels ceux des roses, mais plus odo- rants et plus grands. Les Indiens en mangent la racine et le fruit, sans avoir d’effort à fournir. 20 S’échappant des ruisseaux, de nombreux canaux, les uns grands, d’autres petits, mêlent leurs eaux ; ils ont été faits par les hommes, à leur guise. Les Indiens dérivent les eaux facilement, de la même façon que nous le faisons pour l’eau de nos jardins. Ils ont aussi à leur disposition des bains : bains chauds à l’eau plus blanche que l’argent et d’autres que leur profondeur et leur fraîcheur colorent d’un bleu som- bre. Là nagent ensemble les femmes et les enfants, tous beaux. Ensuite, j’imagine, allon- gés dans les prairies, ils chantent et ils fredonnent. 21 Or, il y a, dans ce même pays,

tw'n ajnqrwvpwn tou' gevnou", e[ti de; oi\mai tou' plhvqou" kai; th'" paraskeuh'", h] ma'llon a{yasqai th'" presbutevra" te kai; meivzono" iJstoriva" peri; tou'de tou' qeou', parΔ w|/ nu'n ejsmen… « Est-il plus agréable et plus opportun pour vous que je vous parle en détail de ce que j’ai vu là-bas, de la taille du fleuve, de la nature du pays ou de ce qu’il en est du climat et de la race des habitants, et encore, je pense, de la population et de ses ressources ? ou plutôt que je traite d’une histoire plus ancienne et plus grande, celle de ce dieu chez lequel nous nous trouvons actuellement ? » (trad. personnelle). Quelques autres allusions aux Gètes dans l’œuvre de Dion témoignent de sa curiosité ethnographi- que pour ce peuple : 68, 2 ; 72, 3. On sait d’ailleurs, par Philostrate (Vie de Sophistes, 487), qu’il aurait rédigé des Getica, et Russell 1992, 174, interprète précisément ce passage de l’Olympique comme une sorte de synopsis de la première partie des Getica de Dion.

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des prairies de toute beauté et une variété d’arbustes à fleurs dont le sommet fournit de l’ombre et dont les fruits sont à la portée de ceux qui veulent les cueillir, puisque leurs rameaux s’inclinent vers eux. Au-dessus d’eux chantent les oiseaux, les uns ras- semblés dans les collines en une foule nombreuse, les autres au sommet des branches maîtresses ; leur chant est plus harmonieux que nos instruments de musique. Il souffle un vent toujours modéré ; le temps, sans cesse égal, ressemble tout à fait à celui du début de l’été. De plus, le ciel est, dans ce pays-là, plus pur, les astres plus nombreux et plus brillants. Les habitants y vivent plus de quatre cents ans ; pendant tout ce temps, ils demeurent beaux et jeunes et ne connaissent ni la vieillesse ni la maladie ni la mi- sère 6.

Nous avons, dans ces lignes, un tableau composite et peu original, dont certains éléments remontent à Hérodote, dont de nombreux mirabilia ont sans doute leur source chez Ctésias ou chez Onésicrite, tandis que d’autres ont été empruntés à la littérature romanesque 7. Cette peinture apparaît ainsi comme faite des traits les plus conventionnels, dans la tradition d’une Inde plus mythique que réelle 8, relevant de la thématique de l’Âge d’or (au sens où l’entend Raymond Trousson) et rappelant aussi beaucoup l’univers de l’île du Soleil de Iamboulos 9. De la part de Dion Chrysostome, y avait-il là concession au goût et à la curiosité de son public pour ce type de récit où l’ethnographie le dispute au merveilleux 10 ?

6. Traduction : Bost-Pouderon 2006. 7. Pour le détail de l’analyse, voir Bost-Pouderon 2006, t. II, 188-200. 8. De nombreuses touches de ce tableau indien reposent en fait sur des confusions entre l’Inde et l’Égypte, ou entre l’Inde et l’Éthiopie, notamment la fontaine de vérité des brahmanes (cf. sur ce point précis, Schneider 2004, 51-52). On remarquera que les autres mentions de l’Inde dans le cor- pus de Dion associent volontiers Inde et Éthiopie : Or. 11, 49 et Or. 79, 3-4. Dans ce dernier discours, intitulé Peri; plouvtou, qui développe l’idée que ce n’est pas la richesse qui fait la grandeur d’une cité, mais l’excellence de ses lois, l’honnêteté de ses citoyens, la modération de ses gouvernants, Dion, pour illustrer son propos, fait plusieurs parallèles, dont l’un avec les Éthiopiens (cf. Hérodote III, 23) pour montrer que l’or ne fait pas le bonheur des peuples (chez les Éthiopiens l’or est si abondant qu’on y entrave les prisonniers avec des chaînes faites de ce métal) et un autre avec l’Inde, à propos de l’ivoire. Sur les associations de l’Inde et de l’Éthiopie dans les textes antiques, voir Schneider 2004, partic. 228-233. 9. L’utopie de Iamboulos (auteur que l’on situe au IIIe siècle avant J.-C.), connue par un abrégé de Diodore (II, 55-60), se déroule dans une île mystérieuse de l’océan Indien, au sud de l’Arabie, dans laquelle Iamboulos et son compagnon ont été expédiés par des Éthiopiens qui les avaient capturés, pour servir à un rite de purification. Cette terre de félicité est habitée par des êtres remarquables par leur beauté et par leur bonté, qui y mènent, à l’abri de tout besoin et jusqu’à l’âge de cent cin- quante ans, une existence faite de simplicité et de sobriété. 10. Cf. Or. 12, 21, cité plus haut, note 5, passage dans lequel on sent bien que Dion est conscient, au mo- ment d’entamer un discours au sujet sérieux et élevé, qu’il risque de décevoir un public dans l’at- tente de quelque divertissement plus léger (comme le récit de son voyage chez les Gètes en aurait été un).

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Ethnographie et utopie chez Dion Chrysostome (Or. 35, 18-22 et Or. 7, 1-80)

Malgré l’état incomplet du discours, on peut, sans hésitation, répondre par la négative à cette question. Plutôt que de concession aux goûts du public, il convient, me semble-t-il, de parler de jeu avec le public, d’un jeu habile et redoutablement efficace (jeu sophistique au service d’un message philosophique). Car, de la même façon que Dion, dans plusieurs de ses discours aux villes, se sert délibérément de la topique encomiastique, particulièrement celle de l’éloge d’une cité, devant des pu- blics connaisseurs et amateurs de cette rhétorique, pour, en fait, mieux les blâmer 11, de même ici, feignant de faire plaisir à son public par le charme d’un récit ethno- graphique, il lui adresse, en réalité, des reproches. Dans mon édition commentée des discours 33-35 de Dion Chrysostome, j’ai montré en effet comment les deux parties principales du discours (l’éloge apparent de la cité phrygienne et le tableau indien) se répondent presque terme à terme 12, la seconde annulant la première : – les fleuves merveilleux des Indes rabaissent implicitement les rivières de Célènes-Apamée (cf. § 13); – la production spontanée de denrées aux vertus supérieures s’oppose à l’acti- vité bassement mercantile des habitants de la cité phrygienne (cf. § 15); – la dîme que prélève tout naturellement le roi des Indiens sur ces productions fait écho au poids du tribut romain (cf. § 14); – les rassemblements festifs des Indiens contrastent avec l’affairisme qui pré- side aux rassemblements humains dans la cité phrygienne (cf. §§ 16-17). Enfin, au sommet du passage, l’évocation des brahmanes apparaît à elle seule comme une remise en cause de l’ensemble de l’éloge de la cité (§ 14) :

Or, malgré de tels biens et malgré leur abondance, il y a chez eux des hommes, nom- més les brahmanes, qui ont renoncé à profiter de ces fleuves et qui se sont détournés des populations vautrées le long de leur cours : ils réfléchissent et méditent à l’écart, infligeant à leur corps d’étonnantes peines sans que personne ne les y oblige et se sou- mettant à de terribles épreuves d’endurance. On dit qu’une source leur est réservée, la fontaine de Vérité, de loin la meilleure et la plus divine de toutes : ceux qui s’y sont abreuvés n’ont jamais menti 13.

En effet la « sainteté » de ces hommes répond à la piété strictement matérielle des Apaméens ; leur véritable sagesse dénonce celle des faux sages de Célènes aux- quels s’en prenait l’orateur dans l’exorde du discours (§§ 2-3) ; le dépouillement de

11. Voir Bost-Pouderon 2006, t. II, 268-282. 12. Selon Zambrini 1994, 76, c’est ce souci d’une quasi-symétrie entre les deux morceaux qui explique- rait que Dion ait laissé de côté toutes les considérations de type biologique ou anthropologique habi- tuelles à la littérature ethnographique. 13. Traduction : Bost-Pouderon 2006.

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Cécile Bost-Pouderon

leur mode d’existence s’oppose aux couronnes et à la pourpre des Asiarques (cf. § 10) ; mais, surtout, c’est la représentation même du bonheur des Indiens qui est à son tour ruinée, dans la mesure où ce bonheur est réfuté par l’attitude ascétique de ces sages. À l’ironie qui y est déployée, on devine donc que ce discours 35 de Dion n’était pas un pur morceau de divertissement offert aux habitants de Célènes-Apamée. Si véritablement il est incomplet, sans doute contenait-il, à la suite de l’éloge manifes- tement ironique de la ville, à la suite du parallèle avec l’Inde, puis avec le pays des fourmis chercheuses d’or (§§ 23-24) et avec Byzance (§ 25), la dénonciation de quel- que défaut collectif de la cité. J’y reviendrai.

Une utopie sérieuse L’Euboïque (§§ 1-80) Dans l’Euboïque, les choses sont, en apparence, plus claires. En effet, lorsque, au § 81, au moment d’aborder la partie moralisatrice de son discours, Dion rompt avec la narration, il souligne avec fermeté la valeur paradigmatique du récit qui s’achève :

{Apanta dh; tou'ton to;n lovgon dih'lqon oujk a[llw" oujd jwJ" tavc j a]n dovxaimiv tisin, adolesceij n' boulomeno",v allj ouj per| exj archj "' upeqeJ mhnv biouv kai ; th"' twn' penhtwnv diagwgh'" paravdeigma ejktiqeiv", o} aujto;" hjpistavmhn, tw'/ boulomevnw/ qeavsasqai logwnv te kai ; ergwn[ kai ; koinwniwn' twn' pro"; allhj lou",v eiti[ twn' plousiwnv elat-j tountai' dia ; thn; penianv pro"; to ; zhn' euschmoj nw"v kai ; kata ; fusinv h ] tw /' panti ; pleonv e[cousin. Tout ce récit [explique-t-il] je ne l’ai pas fait pour rien ni, comme il pourrait sembler à certains, pour le plaisir de bavarder : je l’ai fait pour présenter un exemple du mode de vie que j’ai pris pour thème au début et de la façon dont vivent les pauvres gens, un exemple que je connaissais par moi-même ; cela à l’intention de qui veut consi- dérer, en matière de paroles, d’actes et de relations, si on est en situation d’infériorité à cause de sa pauvreté par rapport aux gens riches pour ce qui est de vivre avec dignité et suivant la nature, ou si on n’a pas plutôt sur eux l’avantage en tout 14.

Ce discours est généralement daté de la vieillesse de Dion (cf. le § 1), c’est-à- dire des premières années du IIe siècle, et il pourrait donc être contemporain du discours 35 ; mais sa première partie, si le récit est bien autobiographique, se rap- porte à la période de l’exil du rhéteur (cf. § 9). Il fut peut-être prononcé à Rome (c’est du moins l’avis de tous les spécialistes de Dion, sans qu’il y ait d’indice véri- table dans le texte lui-même).

14. Traduction personnelle.

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Ethnographie et utopie chez Dion Chrysostome (Or. 35, 18-22 et Or. 7, 1-80)

La première partie du discours (celle qui nous intéresse présentement) contient une description, au sein même de la Grèce, d’une société idéale. Cette société, Dion prend soin, au seuil de son récit, de préciser qu’elle n’est pas le fruit de son imagination, qu’il ne rapporte pas des faits entendus auprès d’autrui, qu’il ne s’agit pas non plus d’une population exotique (bref tout caractère fictif est soigneusement écarté, selon une convention qui appartient, précisément, à la litté- rature utopique) :

Tovde mh;n aujto;" ijdwvn, ouj par j eJtevrwn ajkouvsa", dihghvsomai. … ejrw' d jou\n oi{oi" ajndravsi kai; o{ntina bivon zw'si sunevbalon ejn mevsh/ scedovn ti th'/ ÔEllavdi.

Ce que je vais raconter, je l’ai vu par moi-même, et non entendu auprès d’autrui […] Je vais donc vous dire quel genre d’hommes je rencontrai un jour, à peu près au cen- tre de la Grèce, et quelle vie ils menaient (§ 1) 15.

Si pareille déclaration s’oppose presque terme à terme à celle qui conclut le tableau indien de l’Or. 35, § 22 :

Ta ; men; oun\ ekeij qen' logo"v estij n; ayeudhj ":v hdh[ garv tine" twn' afiknoumej nwnv efa-[ san. jAfiknou'ntai de; ouj polloiv tine" ejmporiva" e{neken… Sur ce qui se passe dans ce pays-là, mon récit est sans mensonge ; en effet, certains de ceux qui s’y rendent l’ont déjà raconté. Mais ils ne sont pas nombreux à s’y ren- dre, juste quelques-uns pour y commercer 16…

cette opposition n’est bien entendu que formelle : au fond, il s’agit dans les deux cas de prétendre accréditer une histoire incroyable. D’autre part, bien que le récit de l’Euboïque soit situé en plein cœur de la Grèce, le cadre géographique précis est une île où, qui plus est, Dion aborde à l’issue d’une tempête et où il se retrouve aussitôt seul, abandonné par les quelques pêcheurs qui l’avaient pris en charge, puis recueilli par un chasseur – autant de motifs qui appa- rentent cet épisode prétendument autobiographique à la littérature utopique, d’au- tant plus nettement que la communauté décrite ici vit dans les montagnes, à l’abri de toute contamination urbaine. Cette société (censée être décrite à Dion par le chasseur lui-même, §§ 10-62) se présente ainsi : – comme une mini-communauté, composée seulement de deux familles de chasseurs ;

15. Traduction personnelle. 16. Traduction : Bost-Pouderon 2006.

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Cécile Bost-Pouderon

– pratiquant, par nécessité, l’endogamie (« chacun de nous a pour épouse la sœur de l’autre », § 10); – vivant en autarcie, essentiellement de la chasse, mais aussi de quelques cultu- res et d’un peu d’élevage ; – dans de pauvres huttes ; – mais dans une nature généreuse (§§ 14-15 17) ; – cette communauté ignore l’argent (cf. § 21); – ne compte pas de serviteurs, donc pas d’esclaves (cf. § 66, les fils faisant eux- mêmes le service du repas) ; – et elle vit sans contact avec la ville voisine, présentée comme un lieu d’affron- tements et de rivalités, et qui, dans les faits, apparaît comme un véritable lieu de sauvagerie 18. Le mode de vie de ces chasseurs relève donc tout à la fois de l’utopie et de la thématique de l’Âge d’or : de cette dernière, dans la mesure où la nature offre un cadre de vie généreux à la petite communauté ; de l’utopie dans la mesure où cette communauté de chasseurs vit de son labeur et où le bonheur dont elle jouit et que condense le tableau idyllique du § 65 (où l’on voit Dion généreusement traité par son hôte) n’est pas le fruit spontané de la nature. Car, malgré la contamination par différents genres littéraires qui marque le récit de l’Euboïque, notamment celle du genre bucolique, nul doute que ce texte de Dion Chrysostome ne doive être lu

17. Tov te ga;r cwrivon ajpovrruton eJkatevrwqen, favragx baqei'a kai; suvskio", kai; dia; mevsou potamo;" ouj tracuv", ajll j wJ" rJa'/sto" ejmbh'nai kai; bousi; kai; movscoi", to; de; u{dwr polu; kai; kaqarovn, a{te th'" phgh'" ejggu;" ajnadidouvsh", kai; pneu'ma tou' qevrou" ajei; diapnevon dia; th'" favraggo": oi{ te perikeimenoiv drumoi ; malakoi ; kai ; katarrutoi,v hkista{ men; oistron\ trefonte",v hkista{ de ; allhn[ tina; blavbhn bousiv. Polloi; de; kai; pavgkaloi leimw'ne" uJpo; uJyhloi'" te kai; ajraioi'" devndresin aneimej noi,v kai ; pantav mesta ; botanh"v euqalouj "' di j olou{ tou ' qerou".v « Le lieu est escarpé de cha- que côté, c’est un ravin profond et ombreux, et au milieu passe une rivière qui n’est pas agitée, mais très facile à traverser pour les vaches et les veaux ; l’eau est abondante et pure car la source jaillit à côté, et l’air en été circule toujours à travers le ravin. Les bois alentour sont tendres et bien irrigués, ils ne nourrissent aucun taon ni aucun autre fléau pour les vaches. Il y a aussi de très beaux prés qui s’étendent sous de hauts arbres minces, et tout est plein d’herbes abondantes pendant tout l’été » (trad. d’A. Billault dans « Paysages de Dion Chrysostome », in C. Mauduit (éd.), Paysages et milieux naturels dans la littérature antique (Actes de la table ronde organisée au Centre d’études et de recher- ches sur l’Occident romain de l’université Jean Moulin – Lyon III, 25 septembre 1997), Paris, De Boc- card, 1998, p. 138). 18. L’essentiel du récit du chasseur est en fait consacré à une visite faite dans cette ville et au débat qui se tint alors dans l’assemblée des citoyens désireux de soumettre la communauté des chasseurs à un tribut (§§ 21-62). La dialectique ville / campagne, civilisation / nature, domine toutes ces pages (cf. le roman de Longus Daphnis et Chloè). Sur cette partie du récit du chasseur et sur la conception du « phénomène urbain » qui en émane, voir notamment Bertrand 1992.

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Ethnographie et utopie chez Dion Chrysostome (Or. 35, 18-22 et Or. 7, 1-80)

avant tout comme une utopie philosophique 19, d’inspiration cynique et / ou stoï- cienne 20, voire platonicienne. À s’en tenir à une approche purement formelle, les deux morceaux littéraires que nous considérons ici (Dion, 35, 18-22 et 7, 1-80), appartiendraient donc, selon la classification proposée par Christine Dumas-Reungoat 21, à deux catégories dif- férentes d’utopies : – celle de l’« utopie exotique », pour l’un (le tableau indien du discours 35); – celle de l’« utopie philosophique » ou « utopie sérieuse », pour l’autre (le récit de l’Euboïque). Mais il est un motif commun à ces deux textes et récurrent dans la littérature utopique, particulièrement celle présentant des pays de cocagne, à savoir le motif du banquet champêtre, que je voudrais examiner de plus près. Sans vouloir établir tous les rapprochements littéraires possibles, j’en proposerai quelques-uns qui per- mettront de mettre plus précisément en regard ces deux différents recours à l’uto- pie chez Dion Chrysostome.

Le motif du banquet champêtre Le tableau des §§ 65-66 de l’Euboïque, en effet, n’est pas sans rappeler la descrip- tion socratique de la cité idéale du livre II de la République de Platon (= Rép. 372 a-b) 22 – celle qui est désignée par Socrate comme la « cité véritable », hJ ajlhqinh; povli", et qu’il considère comme « saine » (uJgihv") –, description qui donne à voir le tableau de la vie saine et simple d’un État primitif.

19. Ainsi Anderson 2000, 147, admet la possibilité de lire le récit de Dion dans l’Euboïque comme une ekphrasis d’utopie, à l’instar de la syncrisis avec les Indiens du discours 35 : « we might see the whole account as an ecphrasis of a utopia : yet again it seems far short of the degree of schematization that Dio gives to the Indians in his syncrisis of their nation with the people of Celaenae in Or. 35 ». Pour J.-M. Bertrand, le territoire des chasseurs de l’Euboïque a « en fait la forme d’une cité idéale », dans un récit « construit comme le sont les utopies, dont les références sont, par nature, multiples et anachroniques » (Bertrand 1992, 88). 20. Si, en effet, la réflexion utopique n’était pas étrangère à la pensée cynique – voir le témoignage de D.L. VI 85 (= Giannantoni SSR V H 70) à propos du philosophe cynique Cratès et de son poème sur Péra –, elle ne le fut pas moins à la pensée stoïcienne (pensons à Zénon de Citium et sa Politeia). La coloration cynique du récit est cependant assez forte : ainsi, le motif initial du naufrage, qui rap- pelle le naufrage d’Ulysse dans l’île des Phéaciens, peut être mis en relation avec la figure d’Ulysse devenue à l’époque hellénistique, dans la tradition cynique, celle du philosophe. La peinture par Agatharchide des Ichtyophages pourrait avoir été une source d’inspiration pour Dion Chrysostome (cf. Marcotte 2001, 431). 21. Cf. l’introduction de ce volume, p. 35-48. 22. Voir la démonstration plus détaillée de Scannapieco 2001, qui considère cette scène comme « il momento centrale e più ideologicamente connotato dell’intero racconto ». À rebours, comme le fait remarquer l’a. (p. 116), les §§ 117-119 sont modelés sur la description de la cité trufwsa' de la Rép. de Platon (372 e-373 a-c).

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Voici le texte de Dion :

Eijselqovnte" ou\n eujwcouvmeqa to; loipo;n th'" hJmevra", hJmei'" me;n katakliqevnte" ejpi; fuvllwn te kai; dermavtwn ejpi; stibavdo" uJyhlh'", hJ de; gunh; plhsivon para; to;n andra[ kaqhmenh.v Qugathrv de ; wraiJ av gamouv dihkoneito,' kai ; enej ceiv piein' melanav oinon\ hduJ n.v Oi J de ; paide"' ta ; kreav pareskeuazon,v kai ; autoij ; ama{ edeij pnounv para- tiqente",v wste{ emej ; eudaimonij zeinv tou"; anqrwj pou"v ekeij nou"v kai ; oiesqai[ makariw"v zh'n pavntwn mavlista w|n hjpistavmhn. Kaivtoi plousivwn oijkiva" te kai; trapevza" hjpistavmhn, ouj movnon ijdiwtw'n, ajlla; kai; satrapw'n kai; basilevwn, oi} mavlista ejdovkoun moi tovte a[qlioi, kai; provteron dokou'nte", e[ti ma'llon, oJrw'nti th;n ejkei' penivan te kai; ejleuqerivan, kai; o{ti oujde;n ajpeleivponto oujde; th'" peri; to; fagei'n te kai; piei'n hJdonh'", ajlla; kai; touvtoi" ejpleonevktoun scedovn ti. Enj de ; toutwv / h J parqeno"v anastaj sa' exj eteJ ra"v skhnh"' ekoj misenv oua\ tetmhmenav kai ; mespilav kai ; mhla' ceimerina ; kai ; th"' gennaia"v stafulh"' botru"v sfrigwnta",' kai ; eqhken[ epij ; thn; trapezan,v katayhsasav fulloi"v apoj ; twn' krewn,' upobalouJ sa' kaqara;n pterivda […] e[feron de; a[rtou" te kaqarou;" kai; wj/a; eJfqa; ejn xulivnoi" pivnaxi kai; ejrebivnqou" fruktouv". Nous entrâmes donc et le reste du jour se passa à nous régaler : nous étions étendus sur un haut lit fait de feuilles et de peaux, tandis que la femme était assise à côté de son mari. La fille, une fille en âge d’être mariée, faisait le service et versait à boire un vin noir exquis. Les fils apprêtaient la viande et prenaient leur repas tout en servant les autres ; si bien que j’admirais le bonheur de ces gens et jugeais leur existence la plus heureuse de toutes celles que je me trouvais connaître. Et pourtant j’en connais- sais des maisons et des tables de riches ! et non seulement de particuliers, mais de gouverneurs, d’empereurs, qui déjà auparavant me paraissaient toutes misérables, mais combien plus à cette heure où je trouvais là réunies pauvreté et liberté, et où je voyais ces gens ne pas même manquer des plaisirs que procurent le boire et le man- ger, mais, en cette matière encore, obtenir presque l’avantage ! Pendant ce temps, la jeune fille s’était levée ; elle rapporta de l’autre hutte des cornouilles coupées en deux, des nèfles, des pommes d’hiver et des grappes d’un plant excellent, toutes gonflées de suc. Elle les posa sur la table, après l’avoir nettoyée avec des feuilles pour enlever les restes de viande et recouverte d’un lit de fougères bien propre. […] Puis on apporta des pains de pure farine et des œufs durs sur des plateaux de bois, avec des pois chiches grillés 23.

Dans la République de Platon, Socrate peignait un tableau très semblable :

Prw'ton ou\n skeywvmeqa tivna trovpon diaithvsontai oiJ ou{tw pareskeuasmevnoi. a[llo ti h] si'tovn te poiou'nte" kai; oi\non kai; iJmavtia kai; uJpodhvmata… kai; oijko- domhsamenoiv oikij a"v […] Qreyontaiv de ; ekj men; twn' kriqwn' alfita[ skeuazomenoi,v ejk de; tw'n purw'n a[leura, ta; me;n pevyante", ta; de; mavxante", mavza" gennaiva" kai; a[rtou" ejpi; kavlamovn tina paraballovmenoi h] fuvlla kaqarav, kataklinevnte" ejpi; stibavdwn ejstrwmevnwn mivlakiv te kai; murrivnai", eujwchvsontai aujtoiv te kai;

23. Dion Chrysostome, Euboïque, §§ 65-66 et 75-76, trad. P. Mazon (Mazon 1943) légèrement modifiée.

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ta ; paidia,v epipij nonte"v tou ' oinou,[ estefanwmej noiv kai ; umnouJ nte"' tou"; qeou",v hdeJ w"v sunonte"v allhj loi",v oucj upeJ r; thn; ousij anv poioumenoiv tou"; paida",' eulabouj menoiv penivan h] povlemon. Kai; oJ Glauvkwn uJpolabwvn, “Aneu o[you, e[fh, wJ" e[oika", poiei'" tou;" a[ndra" eJstiwmevnou". jAlhqh', h\n d j ejgwv, levgei". ejpelaqovmhn o{ti kai; o[yon e{xousin, a{la" te dh'lon oti{ kai ; elaj a"v kai ; turon,v kai ; bolbou"; kai ; lacanav v ge, oia| dh ; enj agroij "' eyhJ mata,v eyhJ sontai.v kai ; traghmatav v pou paraqhsomenv autoij "' twn' te sukwnv kai ; erebij nqwnv kai ; kuamwn,v kai ; murtav kai ; fhgou"; spodiousin' pro"; to ; pur,' metriw"v upopiJ nonte":v kai ; outw{ diagonte"v ton; bionv enj eirhj nhv / meta ; ugieiJ a",v w"J eikoj ",v ghraioi ; teleutwnte"' a[llon toiou'ton bivon toi'" ejkgovnoi" paradwvsousin. Considérons d’abord de quelle manière vont vivre les gens ainsi organisés. Ne vont- ils pas produire du blé, du vin, faire des habits, des chaussures, se bâtir des maisons ? […] Pour se nourrir ils fabriqueront sans doute soit avec de l’orge, soit avec du fro- ment, de la farine qu’ils feront griller ou qu’ils pétriront ; ils en feront de beaux gâteaux et des pains qu’on servira sur du chaume ou sur des feuilles bien propres ; couchés sur des lits de feuillage, jonchés de couleuvrée ou de myrte, ils se régaleront, eux et leurs enfants, buvant du vin, la tête couronnée de fleurs, et chantant les louanges des dieux ; ils vivront ensemble joyeusement, réglant sur leurs ressources le nombre de leurs enfants, dans la crainte de la pauvreté ou de la guerre. Alors Glaucon prenant la parole dit : C’est avec du pain sec, ce me semble, que tu fais banqueter ces gens-là. Tu dis vrai, répliquai-je ; j’avais oublié les mets ; mais il est évident qu’ils auront du sel, des olives, du fromage, des oignons et des légumes qui sont les mets des cam- pagnards ; nous leur servirons même du dessert, à savoir des figues, des pois chiches et des fèves, et ils feront griller sur la braise des baies de myrte et des glands qu’ils croqueront en buvant modérément. En passant ainsi leur vie dans la paix et la santé, ils parviendront naturellement jusqu’à la vieillesse et ils transmettront la même vie à leurs descendants 24.

Nombreux sont les points communs entre les deux textes, notamment : – le décor (même mobilier rustique : les lits de branchages) ; – même mode d’alimentation – à ceci près que, chez Platon, il s’agit d’un régime strictement végétarien que, bien évidemment, sont censés ne pas suivre les chasseurs de Dion 25 ; mais, chez ce dernier, les chasseurs récoltent, eux aussi, froment, orge et

24. Platon, Rép. 372 a-d, trad. É. Chambry, Platon. La République, I-III, t. VI, Paris, Les Belles Lettres (CUF), 1932. 25. Faut-il y voir davantage, c’est-à-dire la marque du cynisme ? Les cyniques en général mangeaient des animaux (cf. D.L. VI, 73). Cependant, toujours d’après D.L., VI, 105, le végétarisme est également attesté dans le mouvement cynique : « Il y en a parmi eux (les Cyniques) qui se satisfont d’herbes et d’eau fraîche ». Musonius Rufus, en revanche, le maître de Dion, proscrivait nettement l’alimen- tation carnée, « plus bestiale et plus adaptée aux bêtes sauvages, plus lourde, […] obstacle à conce- voir et à penser » (XVIII, 3-4).

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millet (tou;" purou;" kai; ta;" kriqav", ta;" de; kevgcrou") et parfois quelques fèves (kuvamoi) ; ils produisent aussi du vin en petite quantité (cf. §§ 45-46) ; – dans la possession de biens, même limitation au strict nécessaire. Chez Platon : habits, chaussures, maisons, enfants. On trouve, dans le texte de Dion, un inventaire très proche (celui qui est fait par l’un des deux chasseurs de leurs « richesses » au § 47, devant l’assemblée de la ville) :

… ai\ge" ojktw; qhvleiai, bou'" kolobhv, moscavrion ejx aujth'" pavnu kalovn, drevpana tevttara, divkellai tevttare", lovgcai trei'", mavcairan hJmw'n eJkavtero" kevkthtai pro;" ta; qhriva. Ta; de; keravmia skeuvh tiv a]n levgoi ti"… Kai; gunai'ke" hJmi'n eijsi kai; toutwnv tekna.v oikouj men' de ; enj dusi ; skhnai"' kalai":' kai ; trithnv ecomen,[ ou | keitai' to; sitavrion kai; ta; devrmata. … huit chèvres, une vache sans cornes, avec le veau qu’elle a fait, un veau superbe, quatre faucilles, quatre houes à deux fourchons, trois javelots. Chacun de nous deux a aussi un couteau pour le gibier. Est-il besoin de parler de notre vaisselle de terre ? Comptons enfin nos femmes, ainsi que les enfants qu’elles nous ont donnés. Nous logeons dans deux belles baraques, et nous en avons encore une troisième où nous gardons en réserve notre blé et nos peaux 26.

– cette vie naturelle est pareillement gage de santé et de longévité. Pour Platon, voir plus haut, à la fin du passage cité ; chez Dion, cf. § 20 où le chasseur raconte, à propos de ses parents : « ils avaient beau parler des nombreuses années qu’ils avaient vécues, ils n’en gardaient pas moins des corps d’hommes robustes, jeunes et de belle prestance » (ta; me;n e[th polla; levgonte" a} bebiwvkesan, ijscuroi; de; e[ti kai; nevoi kai; gennai'oi ta; swvmata); – enfin, la piété ne fait défaut à aucune des deux communautés (chez Platon : les convives chantent les louanges des dieux ; chez Dion, aux §§ 72-74, il est question de sacrifier un porc, pour fêter le mariage de deux des enfants des chasseurs). Au-delà de la banalité des éléments constitutifs de ces deux tableaux, l’influence platonicienne sur le texte de Dion paraît assez nette. Et le rapprochement entre eux de ces textes souligne la portée du récit de l’Euboïque : c’est avant tout l’image d’une société primitive qui, dans ce discours, est donnée en modèle par Dion 27 ; c’est donc peut-être, implicitement, le retour à un âge primitif qu’il prône ainsi – hypothèse d’autant plus vraisemblable que le mode de vie de la petite communauté de chas- seurs de l’Euboïque procède lui-même d’un retour à un type de vie primitif (cf. §§ 11-20).

26. Trad. P. Mazon (Mazon 1943). 27. On trouve un autre tableau de société humaine « primitive » chez Dion, dans le discours 12, l’Olym- pique, § 30, mais d’inspiration nettement stoïcienne.

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Ethnographie et utopie chez Dion Chrysostome (Or. 35, 18-22 et Or. 7, 1-80)

Or, si l’on regarde maintenant le tableau des Indiens de l’Or. 35, eux aussi présen- tés dans le cadre d’un banquet champêtre aux §§ 20-21, on découvre peu d’éléments communs dans le traitement de ce motif avec celui qui en est fait dans l’Euboïque. En revanche, le début du texte de l’utopie de Iamboulos, tel que Diodore de Sicile nous le rapporte (Bibl. Hist. II, 57, 1 et 3), fournit un parallèle beaucoup plus riche avec ce texte de Dion :

Touvtou" d j ejn toi'" leimw'si diazh'n, polla; th'" cwvra" ejcouvsh" pro;" diatrofhvn: dia; ga;r th;n ajreth;n th'" nhvsou kai; th;n eujkrasivan tou' ajevro" genna'sqai trofa;" automaj tou"v pleiou"v twn' ikanwJ n.' fuesqaiv gar; par auj toij ; […] einai\ de ; kai ; phga"; uJdavtwn dayilei'", ta;" me;n qermw'n eij" loutra; kai; kovpwn ajfaivresin eujqevtou", ta;" de; yucrw'n th'/ glukuvthti diafovrou" kai; pro;" uJgiveian sunergei'n dunamevna". Ils passent leur vie dans les prés, le pays ayant largement de quoi les nourrir ; en effet, grâce à la qualité du sol de l’île et à la nature tempérée du climat, des denrées vien- nent d’elles-mêmes en quantité plus que suffisante. […] Il y a aussi des sources en abondance, les unes d’eaux chaudes, parfaites pour s’y baigner et dissiper les fatigues, les autres d’eaux froides, à la douceur remarquable et aux propriétés favorables à la santé 28.

Et la proximité est encore plus grande avec le texte parodique de Lucien décri- vant le banquet dans l’île des Bienheureux (Histoire vraie, II, 14-16):

Le lieu du banquet est hors de la ville, dans la plaine dite Élysée : magnifique prairie entourée de bois aux essences variées, et touffus, qui ombragent les convives couchés. Ils ont sous eux une couche faite de fleurs. Ce sont les vents qui font le service et of- frent chaque plat, sans toutefois verser le vin, car on n’en a nul besoin : il y a autour des convives de grands arbres de verre, du verre le plus transparent, et ces arbres ont pour fruits des coupes variées de forme et de taille. Donc, quand quelqu’un arrive au banquet, il cueille une ou même deux coupes et les pose à sa place ; aussitôt elles sont remplies de vin. C’est leur façon de boire. En guise de couronnes, les rossignols et l’ensemble des oiseaux musiciens, dans les prairies voisines, cueillent des fleurs de leur bec et les font neiger sur les convives. […] Au repas, (ceux-ci) s’adonnent à la musique et au chant. […] Quand cessent leurs chants, un second chœur se présente, cygnes, hirondelles, rossignols. Et quand ceux-ci chantent à leur tour, c’est à présent l’ensemble du bois qui joue un accompagnement de flûte, sous la conduite des vents 29.

Or, si, dans cet extrait de Lucien, l’amplification rhétorique apparaît comme purement gratuite et si elle est avant tout un jeu littéraire, l’emprunt fait par Dion à l’utopie de Iamboulos l’est sans doute moins, surtout si l’on considère, non pas

28. Trad. B. Eck, Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, livre II, Paris, Les Belles lettres (CUF), 2003. 29. Trad. J. Bompaire, Lucien. Œuvres, t. II : Opuscules 11-20, Paris, Les Belles Lettres (CUF), 1998.

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ce que le rhéteur a retenu de Iamboulos, mais ce qu’il n’a pas retenu. Il n’a, en effet, retenu de l’île du Soleil que son aspect de pays de cocagne ; or, le texte de Diodore souligne aussi les qualités morales de ses habitants, notamment leur modération :

Pante"v d oij J katoikounte"' enj autaij ",' kaiperv dayilei"' econte"[ pantwnv corhgia"v aujtofuei'", o{mw" oujk ajnevdhn crw'ntai tai'" ajpolauvsesin, ajlla; th;n litovthta diwvkousi kai; th;n ajrkou'san trofh;n prosfevrontai: Bien que tous ceux qui habitent ces îles aient à profusion, dans tous les domaines, ce que fournit le sol de lui-même, ils n’en font pas toutefois une consommation abu- sive, mais tiennent à rester simples et prennent pour se nourrir le strict nécessaire (II, 59, 1) 30.

Et, bien loin du désœuvrement manifeste des Indiens de Dion, ce texte les présente comme un peuple travailleur :

jEnalla;x de; aujtou;" tou;" me;n ajllhvloi" diakonei'n, tou;" de; aJlieuvein, tou;" de; peri; ta;" tevcna" ei\nai, a[llou" de; peri; a[lla tw'n crhsivmwn ajscolei'sqai, tou;" d j ejk periovdou kuklikh'" leitourgei'n… Selon un système de roulement, les uns se rendent mutuellement service, d’autres pêchent, d’autres exercent un savoir-faire particulier, certains sont occupés à d’autres tâches utiles et d’autres remplissent les charges publiques en fonction d’un retour cyclique… (II, 59, 6) 31.

En regard de ces gens, les Indiens de Dion apparaissent donc comme purement oisifs, vivant dans la nonchalance et la satiété, leurs seules occupations consistant à se baigner, à manger et à chanter. Le motif de la piété est lui aussi absent du tableau qu’ils offrent. Si, chez Iam- boulos, les habitants de l’île du Soleil étaient remarquables, entre autres qualités, par leur piété, comme on le voit notamment dans ce passage de Diodore (59, 7):

… e[n te tai'" eJortai'" kai; tai'" eujwcivai" levgesqaiv te kai; a[/desqai par jaujtoi'" eij" tou;" qeou;" u{mnou" kai; ejgkwvmia, mavlista de; eij" to;n h{lion… … au cours des fêtes et des prières, on scande et on chante chez eux en l’honneur des dieux des hymnes et des louanges, particulièrement en l’honneur du soleil 32…

chez Dion, en revanche, les Indiens n’entonnent, semble-t-il, que des chants pro- fanes : kataklinevnte" ejn toi'" leimw'sin a[/dousi kai; minurivzousin (§ 20).

30. Trad. B. Eck, Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, livre II, Paris, Les Belles lettres (CUF), 2003. 31. Ibid. 32. Ibid.

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Ethnographie et utopie chez Dion Chrysostome (Or. 35, 18-22 et Or. 7, 1-80)

On voit en effet qu’ici, contrairement à chez Platon (cf. ejstefanwmevnoi kai; uJmnou'nte" tou;" qeouv") et contrairement à l’utopie de Iamboulos, le chant n’est pas associé à la célébration des dieux. À la place du verbe attendu uJmnou'sin, Dion a écrit minurivzousin. Or, l’emploi de ce verbe minurivzein peut être mis en regard avec l’emploi qu’en fait Platon, dans sa Rép., livre III, ch. XVIII (411 a-b), dans un passage où il dénonce les effets amollissants de la musique 33. Et comme, chez Dion, dans l’ensemble de ses discours, l’emploi de ce même verbe est toujours péjoratif (cf. Or. 3, 134 ; 27, 6 ; 32, 94) 34, nul doute que le moraliste n’ait voulu cristalliser dans ce terme toute sa réprobation à l’égard des Indiens qu’il décrit. Car le bonheur de ces gens, dans la mesure où il repose sur l’oisiveté, est en fait réprouvé par Dion, au nom de principes philosophiques tel celui de la philoponia, comme le montre clairement le contraste qu’il a ménagé entre la nonchalance de l’ensemble des Indiens et l’ascèse des brahmanes qui, eux, s’imposent de terribles épreuves physiques (§ 22 : karterhvsei" deina;" uJpomevnonte"). Si donc Dion approuve le bonheur des chasseurs de l’Euboïque, au nom des principes de la karteria et de l’autarkeia, et peut le promouvoir en paradeigma d’un mode de vie à la fois digne et conforme à la nature (eujschvmwn kai; kata; fuvsin) 35, il n’en est évidemment rien pour celui de ses Indiens. Dans le discours à Célènes, c’est plutôt le mode de vie des brahmanes qui est proposé comme modèle, modèle de piété, modèle d’ascétisme, modèle de vérité (et l’allusion à une fontaine de vérité n’est sans doute pas là comme une simple touche d’exotisme). Pareillement, quelques décennies plus tard, Apulée, dans ses Florides (VI), de- vant un public carthaginois, vantera les mérites de l’Inde et particulièrement des

33. Cf. Scannapieco 2001, 132-133, n. 97. 34. En 3, 134, Dion mentionne en ces termes le goût de Néron pour le chant : oJ me;n ga;r ªuJpo;º wj/dh'" aJlou;" minurivzwn dietevlei kai; qrhnw'n ejn toi'" qeavtroi", ajmelhvsa" de; th'" auJtou' basileiva", tou;" palaiou;" uJpokrinovmeno" hjgavpa basileva". En 27, 6, il décrit les convives d’un banquet im- portunant leurs voisins par leurs chants : ou|toi de; mavlista ejoivkasi toi'" minurivzousi kai; a[/dou- sin ejn toi'" sumposivoi", w|n ejx ajnavgkh" ajkouvein e[sti, ka]n mh; qevlh/ ti". En 32, 94, s’adressant aux habitants d’Alexandrie, il évoque, pour dépeindre un comportement « honteux et ridicule » : « un peuple aussi grand que le vôtre, gazouillant tout au long de la vie ou conduisant des chars sans leurs chevaux » (dh'mo" ou{tw" mevga" minurivzwn dia; bivou kai; pavlin hJniocw'n cwri;" i{ppwn aijscro;n givgnetai kai; katagevlaston). 35. Idéal de vie cynique ou stoïcien ? Cf. la formule attribuée à Chrysippe : to; eujschmovnw" zh'n (ejn w/|pevr ejsti to; eujdaimovnw") (SVF III, 140 = Stobée II, 79 : Diovti ka[n, fasiv, levgwmen ajdiavfora ta; swmatika; kai; ta; ejktov", pro;" to; eujschmovnw" zh'n (ejn w|/pevr ejsti to; eujdaimovnw") ajdiavforav fa- men aujta; ei\nai, ouj ma; Diva pro;" to; kata; fuvsin e[cein oujde; pro;" oJrmh;n kai; ajformhvn. « C’est parce que, disent (les Stoïciens), même si nous appelons indifférentes les choses corporelles et ex- térieures, c’est par rapport à une vie digne (en quoi consiste la vie heureuse) que nous les disons indifférentes, mais non par Zeus, par rapport au fait d’être conformes à la nature, ou par rapport à l’impulsion ou à la répulsion » (trad. A. Long, D. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, t. II, Les Stoïciens, Paris, Garnier-Flammarion, 2001, p. 418).

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gymnosophistes, loués pour leur sagesse et plus particulièrement pour « la haine qu’ils ont pour la paresse d’esprit et l’oisiveté » (torporem animi et otium oderunt). Or, c’est dans les Florides qu’Apulée se réclame avec le plus d’insistance de sa qualité de philosophe. On l’y voit aussi batailler contre « les mendiants ambulants, comme il les appelle, qui n’ont du philosophe que le manteau » 36, en une posture très sem- blable à celle qu’adopte Dion dans l’exorde de nombre de ses discours, et précisé- ment dans ce discours 35. C’est donc à juste titre, me semble-t-il, que l’on peut tenir le discours 35 de Dion pour une dénonciation de l’oisiveté comme vice collectif des habitants de Célènes 37 : censeur impitoyable, mais orateur habile, Dion Chrysostome, par le truchement de son tableau indien, critique en cette cité phrygienne un bonheur tout matériel qui repose, non pas sur le labeur de ses habitants, mais sur une activité bassement mer- cantile que favorise la tenue régulière des assises impériales dans la ville 38.

Pour conclure J’ai voulu montrer que ces deux textes de Dion Chrysostome, peut-être con- temporains l’un de l’autre, se répondaient : deux recours à l’utopie, utopie exotique d’un côté, utopie sérieuse de l’autre, proches l’un et l’autre de la thématique de l’Âge d’or, et mis au service d’un message éthico-politique. Mais le tableau exotique de l’Inde, reflet d’un hédonisme mou avec lequel con- traste la karteria des brahmanes, s’avère une image illusoire du bonheur : en cela, il s’oppose au bonheur véritable (au sens philosophique du terme, comme chez Pla- ton) de la communauté de chasseurs de l’Euboïque, dont le bonheur est garanti par leur vertu. Sur le mode utopique, Dion a donc brossé, d’un côté, un tableau indien faus- sement naïf, dont la schématisation est en fait justifiée par l’intention moralisatrice du discours : dénoncer le faux bonheur qui ne reposerait que sur des avantages matériels 39 ; de l’autre côté, sur un mode en apparence plus réaliste, c’est en fait

36. Je cite ici P. Vallette dans l’introduction de son édition des Florides d’Apulée : Apulée, Apologie. Florides, P. Vallette (éd. & trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF), 1960, p. XXIX. 37. Cf. Desideri 1978, 129 et 182, n. 8. 38. Peut-on pousser plus loin et imaginer que Dion, dépêché par le pouvoir impérial, cherche en fait à faire « passer les choses » ? Je pense à ce qu’il dit à propos du tour de rôle entre différentes cités dans la tenue des assises qui est censé devoir s’espacer (cf. § 17, et Bost-Pouderon 2006, t. II, 103-107). Dans ce cas-là, le message de Dion serait plus politique que philosophique ou, plus exactement, le discours philosophique, sans peut-être y être uniquement l’enrobage du message politique, y serait cependant à son service, et on pourrait rapprocher un peu plus intimement le discours 35 du discours 7, à condi- tion, bien entendu, de lire dans ce dernier le désir de Dion de soutenir la politique agraire de Trajan. 39. À mes yeux, tous les emplois du mot grec eujdaimoniva (ou des mots de la même famille) sont, dans le discours 35 de Dion, employés de façon ironique, pour dénoncer un faux bonheur.

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Ethnographie et utopie chez Dion Chrysostome (Or. 35, 18-22 et Or. 7, 1-80)

véritablement une société idéale que Dion a proposée à ses auditeurs – une société reflétant un idéal de vie décente et vertueuse (donc véritablement heureuse) dans un contexte d’autarkeia. Ces deux messages philosophiques sont, bien évidemment, très proches des idées du cynisme 40, mais en même temps ils plongent leurs racines dans les textes plato- niciens, et les moralistes stoïciens du Haut-Empire ne les auraient pas désavoués.

Cécile Bost-Pouderon Université François Rabelais – Tours

40. Pour les Cyniques, la véritable richesse est la frugalité, l’autarcie et la modération ; le travail est béné- fique sur le plan moral ; un éloge de la pauvreté permet d’attribuer aux pauvres les qualités suivan- tes : industrie, honnêteté, justice, tempérance et piété (cf. Desmond 2006, 169).

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L’UTOPIE DE THOMAS MORE À RABELAIS : SOURCES ANTIQUES ET RÉÉCRITURES

L’Utopia de Thomas More a été publiée en 1516 au terme d’une gestation de six ou sept années – comme l’a montré A. Prévost 1 – au cours desquelles l’auteur a ac- cumulé des notes de lectures sur toutes sortes de textes traitant des différentes for- mes de gouvernement, et pendant lesquelles ses échanges réguliers avec Érasme ont peu à peu fait émerger l’œuvre dans sa forme définitive. L’amitié des deux hommes, née de leur rencontre à Londres en 1499 (More avait alors 21 ans, Érasme douze ans de plus), se fonde en particulier sur l’intérêt commun des deux grands humanistes pour une éducation intellectuelle envisagée comme un instrument de réforme et de progrès moral pour l’individu d’abord, et par conséquent pour les sociétés hu- maines, et leurs institutions. En 1511 Érasme publie l’Éloge de la Folie, discours sati- rique reflétant la colère et la déception qu’il ressent, au terme d’un séjour dans les universités italiennes où il s’est rendu compte de la résistance que rencontrent son projet de réforme éducative et sa défense du retour nécessaire aux textes originaux comme condition fondamentale d’une réflexion en profondeur sur les textes des Anciens comme sur ceux de l’Écriture. Cet Encomium Moriae est dédié avec humour à son ami : si le nom de Morus, dit Érasme, rappelle les sonorités de , il ne sau- rait pourtant y avoir de plus grande distance entre cette folie et l’immense sagesse de More, perçue très tôt par Érasme ; d’ailleurs, les deux hommes tombent d’accord sur la nécessité d’écrire, en parallèle à cet Éloge de la Folie, un éloge de la Sagesse dont la responsabilité reviendrait à More. Utopia sera cet éloge de la Sagesse, ou du moins le produit de ce projet élaboré comme pendant à l’Éloge de la Folie. Le nom d’Utopia n’a été trouvé par More qu’au tout dernier moment, peu de temps avant la publication : Utopia s’est longtemps appelée Nusquama, dans les échanges entre Érasme et More qui, à la question : où trouver la Sagesse ?, avaient répondu Nusquam, nulle part 2, désignant par la suite leur projet commun sous le nom de Nusquama nostra, notre nulle part. Le passage de Nusquama à Utopia est

1. Prévost 1978, 61 sq. 2. Ibid., 66.

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aussi caractéristique de l’hellénisme de l’Utopie 3, de l’onomastique ludique de noms formés presque exclusivement sur des racines étymologiques grecques à l’expres- sion réitérée de la supériorité de l’héritage philosophique grec sur celui des Latins 4. L’histoire de la composition de l’œuvre permet aussi d’en éclairer la structure. L’Utopie est composée de deux livres : la description proprement dite de l’île, de ses habitants et de ses institutions ne commence qu’au début de la seconde partie, nar- ration à la première personne qui se présente comme le discours d’un navigateur, Raphaël Hythlodée, personnage parfaitement fictif mais présenté dans le livre I comme compagnon de voyage du grand navigateur florentin, Amerigo Vespucci. On sait, grâce à des allusions très claires à la gestation de l’œuvre dans la correspon- dance d’Erasme, que le second livre a été composé le premier, au terme d’un long travail préparatoire comprenant lectures, prises de notes, entretiens avec d’autres humanistes, et en en particulier Érasme, tandis que ce qui apparaît désormais comme le livre I de l’Utopie a en fait été rédigé en 1516, l’année même de la publication du livre (qui paraîtra en décembre de cette année-là). De ce premier livre, More avait cependant déjà composé le court Prologue qui introduit le personnage-narrateur de la seconde partie, le marin Raphaël Hythlodée, dans des circonstances qui mê- lent la fiction à l’histoire : le narrateur de la première partie n’est autre qu’un Tho- mas More-personnage qui se trouve en Flandres au printemps et à l’été de l’année 1515, envoyé par le roi d’Angleterre en mission de négociation politique et commer- ciale (ce qui est tout à fait conforme à la réalité historique). Ce Thomas More-per- sonnage, se rend de Bruges à Anvers, où réside son ami Pierre Gilles (dans la réalité très proche ami de Thomas More, correcteur chez l’éditeur Martens et coéditeur de l’Utopie). C’est Pierre Gilles qui introduit Raphaël Hythlodée, un dimanche à la sortie de la messe, auprès d’un Thomas More intrigué par l’allure de cet « étranger d’un certain âge, au visage hâlé, à la barbe longue, la pèlerine négligemment jetée sur l’épaule », dont le visage et le vêtement font penser « à un capitaine de navire » 5. La conversation que les trois hommes entament aussitôt convainc More de les in- viter à venir la prolonger chez lui, sur un « banc de gazon » dans le jardin de la mai- son où il réside. Ce que More a composé en 1516 correspond à l’essentiel du livre I, c’est-à-dire au dialogue qui s’ouvre alors entre les trois hommes, et principalement entre More-

3. Il rappelle aussi la Moria de l’Encomium moriae, grec latinisé – jeu de mots sur Morus, mais aussi procédé similaire de latinisation du grec. 4. Avant même de le présenter comme compagnon d’Amerigo Vespucci, Pierre Gilles s’empresse de préciser qu’Hythlodée « n’ignore pas le latin et connaît le grec parfaitement », expliquant qu’il « s’est appliqué avec plus d’ardeur qu’à la langue de Rome » et que « s’étant adonné entièrement à la philosophie, il sait qu’en ce domaine le latin n’a rien laissé d’important hormis quelques passages de Sénèque et de Cicéron » (Prévost 1978, 28). 5. Prévost 1978, 27.

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L’utopie de Thomas More à Rabelais : sources antiques et réécritures

personnage et Raphaël Hythlodée, dans lequel ce dernier se révèle être un homme d’une grande sagesse, qui fustige avec violence l’iniquité qui règne dans l’Europe contemporaine et en particulier dans le royaume d’Angleterre où il a séjourné voici douze ans 6. Il y a été témoin des ravages du mercantilisme et de l’incurie des rois qui préfèrent continuer à régner sur un peuple de mendiants plutôt que de remettre en cause la façon dont leur royaume est gouverné, et qui n’ont en tête que conquêtes et guerres d’expansion, quand leur propre royaume est lui-même si mal administré et réclamerait toute leur attention. L’insertion tardive de ce dialogue entre le Pro- logue et le livre II a laissé des traces visibles, le retardement de la description de l’île d’Utopie étant évoqué lourdement et à trois reprises par Hythlodée. Mais en dépit de cette jointure peu discrète, le dialogue qui constitue le premier livre représente un texte brillant où s’élabore une critique politique et sociale radicale de l’Angle- terre à l’aube du XVIe siècle, de son mercantilisme et de la corruption de son gou- vernement, critique qui prépare et finalement introduit l’éloge d’Utopia au livre II.

Le livre I et la forme du dialogue philosophique L’Utopie, pour reprendre les mots d’A. Prévost, « est un extraordinaire exercice de rhétorique » 7. Si le second livre représente un parfait exemple du genre épidictique de l’éloge paradoxal – l’éloge d’une cité étant reconnu dans la rhétorique classique comme un sous-genre de la rhétorique démonstrative, selon l’analyse de Quinti- lien 8 – le premier livre présente des affinités très claires avec l’art de la rhétorique délibérative, à l’intérieur duquel les topoi, dont les manuels de rhétorique dressent l’inventaire, fournissent à l’inventio matière à création et développement d’argu- ments convaincants 9. Les topoi ici considérés – l’injustice d’une société oligarchi- que, la responsabilité des élites oisives dans le développement de la pauvreté et du vol, l’incurie des rois et l’iniquité du système judiciaire, le problème du conseil des rois – sont des thèmes que Thomas More connaît bien : en tant que sous-sheriff de Londres, il est depuis 1510 chargé de juger des affaires courantes de la ville ; respon- sable de l’amélioration des égouts et canalisations de la ville, il connaît l’insalubrité

6. Bien que Raphaël Hythlodée prenne le soin prudent de faire remonter à douze ans le séjour en An- gleterre qui est à l’origine de sa vision profondément sombre et pessimiste, et de ses attaques viru- lentes contre un régime corrompu, les lecteurs contemporains ne pouvaient s’y tromper : les maux que décrit Hythlodée sont toujours d’actualité. 7. Prévost 1978, 37, rappelle que l’éducation de Thomas More au collège St. Anthony de Londres était entièrement centrée sur l’étude de la rhétorique, les élèves étant même invités à la fin de l’année sco- laire à se défier les uns les autres en de véritables joutes oratoires où le jeune Thomas More excellait. Pour une analyse approfondie des divers genres littéraires à travers lesquels le texte s’élabore, voir Prévost 1971, 161-168. 8. Quintilien III.7.26-7. 9. Logan et al. 1995, xxvi sq.

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de certains quartiers de Londres, ville sale et enfumée où vient se concentrer la pau- vreté engendrée par un régime injuste. Homme de terrain, déjà engagé très active- ment dans la vie politique de son pays, et sur le point d’entrer dans le conseil du roi Henri VIII 10, Thomas More a pourtant choisi dans l’Utopie d’aborder en tant qu’hu- maniste, lecteur des Anciens et rompu aux méthodes de la rhétorique classique, ces sujets dont il possède une connaissance empirique. Ses lectures de Platon d’abord, mais aussi d’Aristote et de Lucien dont il a traduit quatre dialogues – et de bien d’autres auteurs encore, dont les traces dans le texte sont plus élusives – ont contri- bué à donner forme à l’Utopie, la réflexion de More s’élaborant à l’intérieur d’un dialogue continu avec les textes des Anciens. Qu’il s’agisse de la forme choisie, celle d’un dialogue politique et philosophi- que, ou bien de l’analyse en elle-même des maux politiques et sociaux engendrés par une mauvaise forme de gouvernement, la référence à Platon s’impose dès les premières pages du livre I, et Platon lui-même est cité dans ce premier livre, à tra- vers un vibrant hommage d’Hythlodée 11. Mais c’est aussi à Aristote, et plus parti- culièrement au livre II de la Politique, que renvoie le titre complet de l’Utopie : « La meilleure forme de communauté politique et la nouvelle île d’Utopie » 12. La réfé- rence à Aristote est cependant plus déterminante pour le livre II de l’Utopie où l’ex- position des différentes composantes de la société utopique rappelle le plan de la Politique 13. Le P. Surtz, jésuite américain auteur d’une des plus importantes éditions com- mentées de l’Utopie, a été l’un des premiers commentateurs de More à s’intéresser de près à l’intertextualité qui unit le livre I de l’Utopie à la République de Platon, une intertextualité que More souligne dès l’ouverture narrative du Prologue, en choi- sissant de commencer son récit par une conversation dans une ville portuaire entre philosophes et amis, à l’issue d’une cérémonie religieuse : au début de la Républi- que, une fête d’Artémis au Pirée est l’occasion de la visite de Socrate dans la maison de Céphale, tandis que les humanistes d’Anvers se rencontrent à la sortie de la messe. Dans une étude plus récente 14, C. Starnes a étudié la façon dont More, au début du livre I, suit en tout point la méthode d’exposition qui est celle de Platon au début de la République : More, comme Platon, décrit les racines du problème politique et défend la thèse du caractère inadéquat de toutes les solutions existantes. Il s’agit ainsi de préparer le terrain à l’exposé de la nécessité de structures radicalement nouvelles :

10. En 1517. Voir MacNalty 1977, à propos des activités politiques et sociales de More. 11. Prévost 1978, 65 : « En vérité, ce très grand sage avait prévu qu’il n’y avait pour la société qu’une seule et unique voie de salut : imposer l’égalité des biens […] ». 12. Trad. : Prévost 1978. Le titre complet de l’édition de 1518, à Bâle, est le suivant : De optimo Reipubli- cae Statu, deque nova insula Utopia, libellus vere aureus, nec minus salutaris quam festivus. 13. Voir infra. 14. Starnes 1990.

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dans la République, il s’agit d’examiner l’origine d’un État pour découvrir ce qu’est la justice ; dans l’œuvre de More, c’est la description d’Utopie qui doit permettre de découvrir quelle pourrait être la meilleure forme de communauté possible. La dénonciation virulente par Raphaël Hythlodée de l’injustice sociale qui règne en Europe en général, et en Angleterre en particulier, est centrée sur une analyse cri- tique de la société oligarchique et de ces nobles qui « ne se contentent pas de vivre dans l’oisiveté, comme des frelons nourris du labeur d’autrui », mais entraînent à leur perte, par leur exemple déplorable, des hordes de courtisans oisifs qui après leur mort, incapables de remplir la moindre fonction utile dans la société, viendront grossir les rangs des hordes de voleurs 15. La métaphore des frelons est directement tirée du livre VIII de la République où Socrate analyse la perversité du système de recrutement des oligarques en fonction non de leur aptitude particulière à diriger l’État et à lui être utile, mais en fonction de leur fortune, et interpelle ainsi son inter- locuteur :

Veux-tu donc que nous disions d’un tel homme que, comme le frelon naît dans une cellule pour être le fléau de la ruche, il naît, frelon lui aussi, dans une famille pour être le fléau de la cité 16 ?

D’une manière générale, l’analyse platonicienne de l’oligarchie semble avoir fourni à More un cadre très précis à sa propre réflexion sur les méfaits d’une organisation politique qui fait passer la fortune avant le mérite, et sur la relation étroite qui lie dans ces sociétés l’extrême richesse des uns à l’extrême pauvreté des autres. Le personnage de Raphaël Hythlodée, chargé de l’essentiel de cette critique vi- rulente au livre I, doit lui-même beaucoup au personnage de Socrate 17. Hythlodée se voit attribuer les caractéristiques du philosophe : il s’est entièrement consacré à la philosophie, n’est ni avide de pouvoir, ni avide de richesses, et s’est donné pour but de répandre la vérité : sa préférence personnelle aurait été de continuer à vivre en Utopie – où il est resté cinq ans – mais le sentiment du devoir d’en parler au monde lui a fait braver les dangers du retour en Europe 18. Il ne se distingue pas non plus par un style brillant, mais par la vérité et la simplicité de son discours.

15. Prévost 1978, 37. 16. République, VIII, 552 b (trad. Baccou 1966 qui sera utilisée pour toutes les autres citations de la Répu- blique). 17. Pour une analyse approfondie du parallèle entre Socrate et Hythlodée, voir Starnes 1990, 24 sq. Voir également à propos du personnage d’Hythlodée, Coogan 1971 et Kautsky 1927, 131-139. 18. Quattrocki 1971, 27, souligne le parallèle entre le sens du devoir dont fait preuve le voyageur philo- sophe et le mythe de la caverne tel qu’il est exposé par Platon au livre V de la République : le philo- sophe retournera dans la caverne, après avoir vu la lumière.

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Pour autant, si la sagesse de Socrate est tout intérieure, le philosophe ne s’étant éloigné que des apparences pour pouvoir contempler la vérité intelligible, la sagesse de Raphaël Hythlodée vient en grande partie de ses voyages et des expériences humaines auxquelles ces derniers l’ont conduit. Pour More et les humanistes chré- tiens, le problème se pose de toute façon en des termes bien différents, puisque le Christ, depuis son avènement, représente le plus parfait des philosophes et le déten- teur de la vérité intelligible – le problème pour More est davantage celui de l’appli- cation concrète de cette vérité dans tous les aspects matériels de la vie terrestre. Mais là encore, More rejoint explicitement le texte de la République, à travers une interrogation sur la place du sage dans la cité et sur le rôle que peut jouer celui qui sait auprès de ceux qui règnent. C’est en effet cette sagesse née de l’expérience, en même temps que la capacité d’Hythlodée à divertir par le récit pittoresque de ses voyages, qui conduisent ses auditeurs à s’étonner de ce qu’il ne se soit encore jamais mis au service d’un roi, ce à quoi ils l’exhortent, mais ce qu’Hythlodée refuse catégoriquement. En s’adressant à Hythlodée sur le sujet de son non-engagement politique, More-personnage fait surgir explicitement la référence au texte de la République :

Votre cher Platon estime que les États n’ont de chance d’être heureux que si les phi- losophes sont rois ou si les rois se mettent à philosopher. Combien s’éloigne ce bon- heur si les philosophes ne daignent même pas donner aux rois leur avis 19 ?

More-personnage fait ici référence au livre V de la République mais semble délibé- rément omettre le passage du livre VI où Socrate revient sur la place qui peut être faite à un philosophe dans un gouvernement inique, et l’inutilité pour lui de parti- ciper à un régime corrompu :

comme un homme tombé au milieu de bêtes féroces, se refusant de participer à leurs crimes et par ailleurs incapable de résister seul à ces êtres sauvages, il périrait avant d’avoir servi ses amis et sa patrie, inutile à lui-même et aux autres 20.

Mais ce développement du dialogue platonicien se retrouve pourtant indirectement dans le texte de More, non plus cette fois dans la bouche de More-personnage, mais dans celle d’Hythlodée lorsqu’il se justifie de son refus d’entrer au service d’un roi : il fait alors référence à la fois à la République et à l’expérience malheureuse de Pla- ton chez Denys le Tyran, pour conclure que Platon

ne s’est assurément pas trompé lorsqu’il prévoyait que, si les rois ne se livraient pas eux-mêmes à la philosophie, comme ils sont imbus dès l’enfance de principes pervers

19. Prévost 1978, 53 : More cite Platon, République, V, 473 a-474 a. 20. République, VI, 496 c-d.

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et infectés par eux, ils n’approuveraient jamais pleinement les conseils de ceux qui s’adonnent à la philosophie 21.

À l’appui de cette conviction, Hythlodée demande à ses interlocuteurs d’imaginer quelle serait la réaction d’un roi auquel il exposerait, en réaction à ses actions injus- tes, l’exemple de peuples très sages ayant choisi d’autres voies de gouvernement : sur ce mode prétéritif se déploient deux microrécits utopiques qui transcendent les références clairement identifiables à l’actualité politique et sociale dans le discours d’Hythlodée, et annoncent l’expansion de l’écriture utopique dans la deuxième partie. Le débat sur le conseil des rois avait déjà été précédé d’un premier microrécit utopique introduisant le peuple des « Polylérites » 22. En s’attaquant quelques pages plus loin à la volonté de puissance des rois et à leurs guerres de conquêtes, qui les empêchent de s’occuper de leur royaume, Hythlodée oppose à l’exemple condam- nable du roi de France celui des « Achoriens » : seconde préfiguration d’Utopie 23, ce peuple « sans territoire », selon l’étymologie de son nom, s’est paradoxalement retrouvé à la tête de deux territoires à un moment de son histoire, et l’administra- tion du second, récemment conquis, a créé tant de difficulté que le peuple a fini par demander au roi de choisir entre les deux territoires et de n’en garder qu’un, qu’il pourrait administrer convenablement. Aux manipulations monétaires des rois et à leur soif de richesse, il oppose ensuite l’exemple des Macariens, ces bienheureux qui constituent une troisième préfiguration de l’île d’Utopie ; leur roi s’engage à ne pas amasser dans ses coffres plus de mille livres : il est en cela la personnification même de la sagesse, car « l’honneur du roi exige qu’il exerce le pouvoir non pas sur des mendiants, mais sur un peuple heureux et riche » 24. Le mode de surgissement de ces microrécits dans le dialogue éclaire le rapport entre utopie et dystopie, le récit utopique se produisant en réaction à une situation de dysfonctionnement dont l’exposé conduit à une aporie du discours : au moment même où Hythlodée s’étrangle de fureur dans sa dénonciation des dysfonctionne- ments tragiques de la société et de l’inconscience des rois, apparaît la description de peuples dont le fonctionnement même fournit une solution à l’aporie du discours dystopique. Placés à la fin d’un texte que More a rédigé peu avant la publication de

21. Prévost 1978, 54. 22. Prévost 1978, 46 : après une diatribe passionnée contre la peine de mort appliquée aux voleurs, Hythlodée lui oppose le système pénal d’un peuple lointain et isolé, les Polylérites. Préfiguration des Utopiens par sa sagesse et sa modération, ce peuple pacifique applique en cas de vol une loi bien plus juste et humaine, qui prévoit la restitution au propriétaire du bien volé, et la condamnation du voleur aux travaux forcés au service de la collectivité. 23. Le narrateur précise que l’île des Achoriens se trouve « au sud-est de l’île des Utopiens », renvoyant ainsi métaphoriquement à l’économie interne de l’œuvre et à la fonction narrative de ces micro- récits qui préfigurent la description d’Utopia au livre II. 24. Prévost 1978, 59-60.

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l’œuvre, après avoir achevé entièrement la rédaction du livre II, ces microrécits éclai- rent également la démarche de Thomas More dans cet ajout a posteriori qui souli- gne le lien étroit dans le texte entre la dénonciation des dysfonctionnements d’une société et l’émergence de l’écriture utopique.

Le livre II de l’Utopie : de Platon et Aristote à Lucien Présenté comme le discours de Raphaël Hythlodée, le texte de la seconde partie de l’Utopie se construit autour d’une tension fondamentale entre discours prescrip- tif et description « réaliste » 25, entre un discours sur le caractère idéal de l’organisation politique et sociale en Utopie, et une description extrêmement précise, détaillée, concrète, de l’organisation matérielle et du fonctionnement de cette république. La République d’Utopie n’est pas figée dans un éternel présent : elle possède une histoire, longue de 1760 ans, elle a pu bénéficier du progrès apporté par les in- ventions des Romains quand, 1200 ans avant le séjour d’Hythlodée, une poignée de voyageurs romains égarés a débarqué sur ses côtes, et elle se présente généralement comme une société éminemment perfectible, extraordinairement ouverte et avide de recevoir de nouveaux enseignements. Pourtant, l’isolement géographique de l’île et ce qui apparaît comme l’immuable répétition des gestes de la vie bien réglée des Utopiens dans la description d’Hytlodée semblent contredire cette insertion d’Uto- pie dans le temps. Plus encore, il existe une tension constante, dans le texte du second livre, entre l’apparente description mimétique d’une île censée exister en amont du récit, et le caractère éminemment prescriptif qui se dégage néanmoins de cette des- cription, qui représente en définitive une mise en fiction de principes abstraits 26.

25. La notion de réalisme peut sembler pour le moins paradoxale, appliquée à cette fiction utopique ; nous ne l’employons ici qu’avec précautions, pour désigner l’inscription de l’île dans l’espace et dans le temps, ainsi que le souci de précision dans la description des détails matériels de la vie des Utopiens et de leur habitat. 26. Ce même glissement de l’abstrait vers le concret, s’il n’existe qu’en filigrane du texte de More, est explicitement représenté dans un dialogue de Lucien, Hermotime, que More n’a pas traduit lui- même mais qu’en tant que grand admirateur et traducteur de Lucien, il ne pouvait ignorer. Au paragraphe 22, un personnage du nom de Lycinos propose la comparaison suivante : « Admettons que la vertu, ou l’excellence, soit comme une cité ne comptant que des citoyens heureux […] et, qui plus est, parvenus au sommet de la sagesse, tous absolument courageux, justes et prudents et vivant à peu près comme des dieux. Tout ce qui arrive chez nous, le vol, la violence, l’ambition, rien de tout cela on n’a jamais osé le commettre dans cette cité. La paix et la concorde règnent entre les citoyens… ». La ressemblance de ce texte avec le livre II de l’Utopie ne se limite pas à cette descrip- tion des bonnes lois, de l’harmonie, de la parfaite modération en toutes choses qui assure le bon- heur des habitants de la cité. C’est aussi la forme même de l’exposé qui rappelle cette tension entre discours prescriptif et narration mimétique dans le texte de More, présente ici dans le passage sans transition de l’exposé abstrait d’une idée (« Admettons que… ») à la description concrète de la mise en œuvre de cette idée (« La paix et la concorde règnent… »).

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Cette ambivalence du texte au livre II se retrouve dans l’ambivalence de la forme de l’île telle qu’elle se présente d’abord au voyageur, par son port d’accès. En cela, le début du livre II rappelle aussi le Lucien des Histoires vraies et du genre des nar- rations fabuleuses auxquelles il se rattache, en particulier dans cette description initiale de l’île vue par le voyageur qui s’apprête à y débarquer. L’île a la forme d’un croissant de lune dont les extrémités se rapprochent et forment pour le voyageur venant de la haute mer d’abord un étroit « goulet », dangereux d’accès car parsemé de nombreux récifs cachés, mais qui une fois franchi donne accès à un port si par- faitement bien protégé des courants qu’il est comparé à « un grand lac ». L’accès à l’île se définit essentiellement comme difficile ; Utopie est une île fortifiée, une île sur la défensive, de par sa forme naturelle, mais aussi par les constructions qui la protègent. Une île où l’on guide les arrivants à travers les récifs par des signaux de- puis l’île, mais où les habitants ont aussi la possibilité, en cas d’attaque, de déplacer ces signaux, envoyant ainsi à leur perte les navires ennemis 27. Ce motif frappant du déplacement des signaux en vue de tromper l’ennemi apparaît aussi comme une métaphore à peine voilée du jeu de l’auteur vis-à-vis de son lecteur qu’il se plaît à surprendre et à rendre perplexe, en lui donnant en particulier des angoisses inter- prétatives face à une onomastique dont les références se dérobent et s’estompent à mesure qu’on les observe de plus près, à la manière de la capitale utopienne, Amau- rote, ville qui s’obscurcit, ville qui s’estompe, ville mirage 28, et du fleuve Anhydre qui la traverse. L’impression dominante qui se dégage de la présentation géographique de l’île est celle d’une forteresse, d’un isolement et d’un retranchement recherchés. Il est également très significatif qu’un travail herculéen, partagé par tous, soit au com- mencement de l’histoire d’Utopia : le narrateur rapporte qu’« autrefois », l’île n’en était pas une, et que c’est Utopus 29 qui, immédiatement après sa victoire sur la horde grossière qui peuplait jusqu’alors ces terres, commença par faire creuser, aux indi- gènes comme à ses propres soldats, un fossé large de quinze milles destiné à séparer l’île du continent auquel le territoire était jusque-là rattaché. Les conditions natu- relles de l’île d’Utopie n’ont rien d’extraordinaire, et le travail également partagé par tous constitue le fondement du bon fonctionnement d’Utopie.

27. Dubois 1968, 12, voit dans ces côtes inhospitalières « la signification d’un interdit, celui de la terre promise dont le seuil est interdit à Moïse. L’utopiste chrétien ne peut admettre la réalisation terres- tre d’une cité idéale : il la rendra donc inaccessible ou difficile d’accès ». 28. Prévost 1978, 457. 29. Prévost 1978, 450, n. 2, souligne qu’avec le nom du fondateur d’Utopie, More « reprend un mythe classique : le peuple et la cité trouvent leur origine dans un ancêtre héroïque apparu au moment où une bataille décisive anéantissait la civilisation précédente pour permettre la naissance d’une nation », et que More a pu s’inspirer de Virgile.

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L’Utopie n’est pas l’Arcadie, d’abord parce qu’elle se compose avant tout d’un ensemble de villes, cinquante-quatre cités (autant que de comtés dans l’Angleterre contemporaine) bâties sur le même plan, éloignées suffisamment les unes des autres sans que la distance qui les sépare dépasse une journée de marche, certes entourées de campagnes, mais sans qu’il existe pour autant de séparation entre peuples des villes et peuples des campagnes : ce sont les peuples des villes qui vont habiter par roulement de deux ans dans les campagnes, dans les fermes pourvues de tous les outils agricoles nécessaires qui les y attendent 30, et travaillent ainsi deux ans de suite, cependant que se renouvelle, année après année, la population des campagnes. Le but de ce roulement est clair : « que nul n’ait à subir trop longtemps et malgré soi un genre de vie plutôt pénible », même si les citoyens qui trouveraient au contraire un charme particulier à la vie agricole ont la possibilité de rester à la campagne plu- sieurs années de suite. La campagne utopienne n’est donc aucunement idéalisée, elle est représentée avant tout comme le lieu de travaux agricoles essentiels mais « plutôt pénibles », et dont le degré de pénibilité, entendu comme supérieur à celui de l’artisanat, nécessite la mise en place d’un roulement pour que soient respectées la justice et l’équité de la répartition du travail entre les citoyens. Pour reprendre les mots de C.-G. Dubois, Utopie est

le rêve d’un citadin mécontent de sa cité, mais qui ne choisit pas pour paradis de ses rêves ce qui s’oppose à la ville – paradis artificiels ou campagnes arcadiennes – mais une autre cité autrement organisée 31.

Les Utopiens ne sont en rien des hommes de l’âge d’or, ils sont des hommes comme les autres qui ont su s’organiser autrement, des hommes susceptibles de péché comme tous les hommes d’après la chute – en cela le christianisme de More s’affirme davan- tage que la tradition platonicienne 32. Le plan des villes utopiennes est largement fondé sur l’expérience concrète de Thomas More 33, en tant que responsable des égouts et canalisations de la ville de Londres. Si les campagnes d’Utopie n’ont rien du locus amœnus arcadien, c’est à l’intérieur des villes que ce dernier se retrouve, dans les jardins clos de ces cités faites de maisons à façade sur la rue et pourvues d’un jardin clos à l’arrière, directement

30. Ce détail rappelle Platon, République, 421 d-422 c : si la pauvreté empêche le potier de se procurer des outils, il sera empêché d’exercer son métier. 31. Dubois 1968, 18. 32. Lacroix 2007, 262 : « La perfection de l’essence d’Utopie n’est pas de ne pas comporter de mal, comme la cité juste de Platon, mais de disposer parfaitement des moyens de le combattre ». 33. Voir à ce propos R. Klein, « L’urbanisme politique de Filarete à Valentin Andreae », in Les Utopies à la Renaissance, Paris, PUF, 1963, p. 211, cité par Dubois 1968, 26 : « L’urbaniste et l’utopiste sont liés par une affinité psychologique. Ces grands imaginatifs ont en commun le postulat qu’on peut chan- ger les hommes en organisant l’espace où ils se meuvent ».

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inspirées de ce que Thomas More avait pu admirer dans les villes de Flandres. Les superlatifs et modalisateurs d’intensité se multiplient soudain dans la description des talents de jardiniers de ces Utopiens : « ces jardins sont d’une telle beauté et sont l’objet de soins si attentifs que je n’ai jamais rien vu de plus luxuriant ni de meilleur goût ». Ces jardins sont d’ailleurs le seul lieu où s’exprime une créativité indivi- duelle, chacun étant libre d’appliquer au domaine purement récréatif du jardinage le savoir-faire appris dans le travail agricole. Une fantaisie, une abondance de cou- leurs et de formes, un luxe presque, qui seul vient tempérer ce que peut avoir d’an- goissant la parfaite similitude du plan des cinquante-quatre cités utopiennes, qui se ressemblent tellement qu’avoir visité l’une équivaut à connaître n’importe laquelle de ses cinquante-trois semblables. L’équité est à ce prix : rien ne doit distinguer un Utopien d’un autre, tous étant destinés à recevoir la même part ; mais l’irréelle per- fection de la reproduction à l’identique se double d’un sentiment étrange de dés- humanisation qui rappelle le caractère cauchemardesque des sociétés dystopiques imaginées, quatre siècles après More, par Wells ou par Orwell. Le commentaire détaillé de la situation géographique de l’île et du plan de ses villes ouvre la voie à la description de l’organisation politique et sociale d’Utopie. Comme le souligne G.M. Logan, si l’ordre choisi pour l’exposé des différents aspects de cette organisation doit beaucoup à la rhétorique, la structure même de la com- munauté décrite par Hythlodée relève quant à elle de la théorie politique 34. La Politi- que d’Aristote semble avoir été présente à la mémoire de More 35 lors de la rédaction de la description d’Utopie, l’ordre des différents aspects considérés dans son ensem- ble rappelant en effet précisément celui que suit Aristote au livre VII lorsqu’il passe en revue les différents points qui doivent être considérés dans la description de la meilleure communauté politique possible 36 : d’abord les questions relatives au terri- toire, à l’emplacement de la ville, et à la communication avec la mer, puis la question de la participation de certains individus à la vie de la cité, et de leurs différentes fonctions, qui mène à la considération de la vie sociale et en particulier des repas pris en commun ; enfin, la constitution en elle-même, les lois, ainsi que la guerre et les modalités de l’entraînement militaire. Mais c’est aussi le début de ce livre VII qui éclaire un aspect essentiel de la struc- ture du livre II de l’Utopie : Aristote y recommande de commencer, avant d’envisa- ger la meilleure constitution possible, par définir d’abord ce qui constitue le genre de vie le plus désirable 37. L’Utopie n’est pas un traité politique, mais une fiction en

34. Logan et al. 1995, xix. 35. Les commentateurs s’accordent à dire qu’il n’a pas pu avoir accès directement au texte pendant les mois de la rédaction du livre II, l’été 1516 à Anvers. 36. Voir Duhamel 1977, 239-243. 37. Politique, VII, 1-3.

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forme de discours, et si More subordonne en effet, selon le conseil d’Aristote, toute description des institutions et des activités des Utopiens à la philosophie morale et à la conception du bonheur de ces derniers, ce n’est pas à l’orée du texte, mais en son centre, qu’il a choisi de placer l’exposé détaillé des principes moraux et des con- ditions du bonheur utopien 38. Au fondement de la doctrine morale des Utopiens se trouve la conviction, que l’on trouve à la fois chez Platon et chez Aristote, que l’accumulation de richesses n’est pas ce qui fait la grandeur d’un État ou le bonheur d’un individu, la fin d’une communauté politique étant d’assurer le bonheur de ses membres par l’exercice de la vertu. Les Utopiens s’attachent donc « par-dessus tout aux plaisirs de l’esprit, qu’ils mettent à la première place et regardent comme essen- tiels » 39. L’économie des Utopiens est entièrement organisée selon ce principe du « rien de trop », et de la supériorité du plaisir pris aux occupations de l’esprit : on demande la participation de tous aux travaux agricoles 40, afin que le temps de travail de cha- cun soit réduit au strict nécessaire. Au fondement du fonctionnement économique d’Utopie, le travail partagé n’est en effet pas considéré comme une fin en soi : il s’agit de veiller à ce que les heures de travail ne soient pas inutilement alourdies par la pro- duction d’objets superflus (le luxe n’a pas droit de cité en Utopie), afin de dégager pour tous des heures qu’ils pourront consacrer à la liberté et à la culture de l’esprit, garant ultime du bonheur des Utopiens (même si le travail en reste la condition sine qua non) : ainsi, les institutions de cette République

n’ont essentiellement qu’un seul but : […] gagner le plus d’heures possible sur le temps qu’absorbent les servitudes du corps afin de permettre à tous les citoyens de les consacrer à la liberté de l’âme et à la culture de l’esprit. C’est en ceci, en effet, que réside selon eux le bonheur de l’existence 41.

Il y a là un rappel frappant d’Aristote qui souligne au livre VIII de la Politique que « notre nature elle-même… cherche non seulement à exercer correctement ses acti- vités, mais aussi à pouvoir jouir noblement du loisir : c’est là le principe de tout ». Travail et loisir « tous deux sont nécessaires », mais le loisir est préférable au travail, « car il est son but » 42. Seule une élite de moins de cinq cents personnes, pour la plu- part intellectuel(le)s de haut vol, est dispensée de travaux manuels mais, précise le

38. Prévost 1978, 102-115. 39. Prévost 1978, 112. Le passage rappelle Aristote, Politique, VII, 1, 7, à propos des « biens extérieurs » : « leur excès est forcément ou nuisible ou sans aucune utilité pour ceux qui les possèdent ; les biens de l’âme, sont, chacun, d’autant plus utiles qu’ils sont plus abondants ». 40. Prévost 1978, 83-84. 41. Ibid., 86. 42. Politique, VIII, 3, 3 (trad. Aubonnet 1989).

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narrateur, le principe du labeur commun est ancré si profondément chez les Uto- piens que la plupart des dispensés demandent d’eux-mêmes à participer aux travaux. Les produits de ce labeur commun sont distribués gratuitement aux Utopiens, et l’or est méprisé comme symbole de l’absurdité de son accumulation chez des peu- ples qui le considèrent comme hautement désirable 43. L’or, source de tous les vices et de tous les crimes, est aussi source d’inspiration pour la verve comique de More : il est utilisé en Utopie pour couler des objets humbles et quotidiens comme les pots de chambre, et il est même associé à la marque de l’infamie puisqu’il sert en parti- culier à fondre les chaînes de ceux qui se sont vus condamner par les magistrats uto- piens 44. Hythlodée déplore que l’or « par nature si inutile, ait acquis aujourd’hui, dans toutes les nations du monde, une telle cote que l’homme lui-même, par qui et pour qui cette valeur a été créée, ait beaucoup moins de prix que lui », et se félicite, dans la diatribe finale qui conclut le livre II, de ce qu’une véritable « moisson de crimes » ait été « détruite » en Utopie par la suppression de la valeur accordée à l’or. Les propos d’Hythlodée rappellent ici ceux de Socrate dans la République :

Pour l’or et l’argent, on leur dira qu’ils ont toujours dans leur âme les métaux qu’ils ont reçus des dieux, qu’ils n’ont pas besoin de ceux des hommes, et qu’il est impie de souiller la possession de l’or divin en la joignant à celle de l’or mortel, parce que beaucoup de crimes ont été commis pour le métal monnayé du vulgaire, tandis que le leur est pur 45.

Pour More comme pour Platon, l’or mène au crime, et sa valorisation en elle-même est un crime à l’encontre de la valeur incomparable de l’âme humaine. L’Utopie reflète également très nettement le communisme platonicien tel qu’il se trouve exposé au livre III de la République 46 à propos des gardiens de la cité platonicienne ; la description des maisons utopiennes illustre ce que préconise

43. Prévost 1978, 96 sq. 44. L’épisode des ambassadeurs anémoliens (Prévost 1978, 98-99) permet à More d’exploiter plus lon- guement le potentiel narratif et comique de ce renversement des valeurs matérielles : ce peuple plein de vent, creux et artificiel, ignorant – en raison de son éloignement géographique – le mépris des Utopiens pour l’or et le luxe, prend pour une pauvreté qu’ils jugent indigne et honteuse la sim- plicité de mise et l’absence de luxe de ce peuple. Ils décident alors de les éblouir en paradant par les rues de la ville vêtus de leurs plus beaux atours tissés de fine étoffe et portant force chaînes et or- nements en or : bien évidemment, ils ne rencontrent pas l’admiration et la fascination auxquelles ils s’attendaient de la part de ce peuple fruste ; au contraire, Hythlodée décrit la façon tout à fait « réjouissante » (le mot est dans le texte) dont les ambassadeurs sont regardés avec consternation par la population qui les prend pour des proscrits, n’accordant d’intérêt qu’à leurs serviteurs et allant même jusqu’à se gausser de leurs chaînes d’or, remarquant qu’elles sont bien courtes et bien légères pour empêcher efficacement ces proscrits de s’enfuir, s’il leur en venait l’idée. 45. République, III, 416 a-417 b. 46. République, III, 416 a-417 b.

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Socrate pour le logement des gardiens, en y ajoutant l’idée du roulement par tirage au sort :

toutes les portes, qui sont à deux battants, cèdent à une légère poussée de la main et se referment automatiquement. Entre donc qui veut. Ainsi, nulle part on ne trouve la moindre trace de propriété privée. Quant aux maisons elles-mêmes, on en change tous les dix ans après tirage au sort 47.

Mais More va plus loin que Platon dans sa description d’Utopie, puisque la com- munauté des biens n’y est pas réservée à une élite, mais s’applique à la société tout entière. Pourtant, on ne saurait définir avec certitude la valeur prescriptive aux yeux de More de cette généralisation du communisme à la société tout entière : si Hythlo- dée, à la fin du livre I, s’était passionnément exprimé en faveur de l’abolition de la propriété privée et de l’argent, le personnage Thomas More s’était au contraire élevé contre un tel communisme, selon lui source de pénurie et ferment de sédition 48. L’organisation de la vie sociale en Utopie semble quant à elle répondre exacte- ment à l’injonction de Platon au même livre III : « Ils prendront leurs repas ensem- ble et vivront en commun », les repas en commun étant aussi pour Thomas More l’occasion d’un plaisir visible pris à la description pittoresque de l’organisation pra- tique de ces immenses tablées mêlant toutes les générations 49. En revanche, la com- munauté des femmes et des enfants telle qu’elle est décrite dans la République 50 ne se retrouve pas dans l’Utopie : les Utopiens sont monogames, et les cités utopiennes se subdivisent en familles formées en général de ceux qui sont unis par une parenté naturelle, chaque famille comptant entre dix et seize adultes, et chaque cité six mille familles. De même, en ce qui concerne l’allaitement et les soins à donner aux enfants, Utopie diffère notablement de la cité platonicienne : il est dit en effet dans la Répu- blique que les enfants seront allaités par les mères indistinctement (on mettra en œuvre « tous les moyens possibles pour qu’aucune d’elle ne reconnaisse sa progé- niture » 51), tandis que chez les Utopiens, « chaque mère allaite son enfant », sauf si la mort ou la maladie l’en empêche – d’autres nourrices seront trouvées dans ce cas. La divergence essentielle entre More et Platon tient aux modèles d’organisa- tion politique différents qu’ils ont respectivement adoptés pour leur cité idéale : la République platonicienne s’appuie sur une aristocratie, tandis que l’idéal politique

47. Prévost 1978, 76. 48. Prévost 1978, 65-67. 49. Prévost 1978, 91-92. 50. République, V, 458-459. 51. République, V, 461 a.

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au cœur d’Utopie est celui d’une démocratie représentative 52. La communauté des femmes et des enfants dans la République apparaît d’ailleurs directement liée à l’éli- tisme de la cité idéale platonicienne et à l’eugénisme qui prévaut dans la recherche d’une race toujours meilleure, que seule l’incitation à des unions fréquentes à l’in- térieur de l’élite peut garantir. Les deux textes se rejoignent pourtant sur le sujet de la régulation de la population. La population des villes utopiennes est régulée selon un principe qui rappelle celui des vases communicants : un chiffre, prévu par la loi, nous dit-on, mais non communiqué par le texte, fixe les limites supérieures et in- férieures du nombre d’habitants par cité : tout surplus est reversé immédiatement aux cités qui ne sont pas encore surnuméraires, ou sont déjà menacées de dépopu- lation. Le motif est à mettre en rapport avec le passage du livre V de la République où Socrate rappelle que la taille de la cité ne doit en rien compromettre son unité :

Jusqu’au point où, agrandie, elle conserve son unité, la cité peut prendre de l’exten- sion, mais non pas au-delà. – Fort bien. – Donc nous prescrirons aussi aux gardiens de veiller avec le plus grand soin à ce que la cité ne soit ni petite ni grande en appa- rence, mais à ce qu’elle soit de proportions suffisantes, tout en gardant son unité 53.

Mais là où Platon ne fait qu’énoncer un principe pour sa cité idéale, More, dans la description de sa cité de chair, confronte le principe de ce système de régulation à la réalité du vivant : reconnaissant que le nombre de naissances par famille est quelque chose qui ne saurait être déterminé à l’avance et que le système d’équilibrage doit aussi prendre en considération la possibilité d’un accroissement global de la popula- tion de l’île, les législateurs utopiens ont prévu dans ce cas l’établissement de colo- nies utopiennes 54. On retrouve là un des exemples les plus frappants de ce procédé propre au texte du livre II dans son entier, celui d’un glissement sans transition de l’hypothèse envisagée de façon abstraite et prescriptive, à la narration au présent d’ha- bitude de ce qui se passe une fois l’hypothèse devenue réalité : à la différence de Pla- ton, qui prescrit de veiller à la conservation de l’unité de la cité, mais n’envisage pas les actions à mener au cas où cette unité éclaterait, le texte de Thomas More déroule jusqu’au bout toutes les hypothèses possibles et ne se contente pas de décrire leurs conséquences possibles, mais les narre comme s’étant déjà effectivement produites. Le motif des colonies conduit également à un développement paradoxal sur le thème de la guerre dans l’Utopie. L’Utopie en tant que lieu de la justice et de l’équité condamne la guerre, et les Utopiens font tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter

52. En Utopie, chaque groupe de trente familles élit tous les ans un magistrat, et les magistrats ainsi élus sont chargés d’élire un « Gouverneur », parmi quatre citoyens « présentés par le peuple ». Le Gouverneur, s’il est « soupçonné d’aspirer à la tyrannie », pourra être destitué (Prévost 1978, 77-78). 53. République, V, 422 c-423 c. 54. Prévost 1978, 87.

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de la faire. S’ils y sont forcés, en cas d’agression ou pour venir au secours d’un peu- ple ami, ils font la guerre avec humanité : victorieux, ils ne se livrent jamais au mas- sacre et se refusent à piller ou à détruire les récoltes 55. Le texte de More rejoint ici la République sur la conduite que doivent adopter les vainqueurs 56. Mais la nécessité de réguler la taille des cinquante-quatre cités par l’établissement de colonies conduit à des développements plus inattendus : les Utopiens proposent d’abord aux autoch- tones de vivre en harmonie avec eux selon les lois utopiennes qu’ils transportent naturellement avec eux sur le continent, mais si les autochtones refusent d’adopter la loi utopienne, une guerre contre ces récalcitrants sera engagée, le régime utopien ne pouvant accepter le moindre compromis qui mènerait immanquablement à la corruption de ses lois. Cette colonisation par la force contredit-elle l’idéal humaniste par ailleurs affiché par les Utopiens, celui du refus des guerres de conquêtes ? Ou faut-il plutôt voir ici l’illustration du fait que, pour reprendre les mots de J.-Y. La- croix, « l’humanisme utopique est concret » 57 ? Ce qui justifierait la guerre dans le cas de figure évoqué, c’est qu’il serait impossible de laisser les autochtones négliger la terre qu’ils entendent conserver pour eux seuls : vouloir garder pour soi, sans la cultiver, une terre dont on n’a nul besoin est une injustice flagrante qui justifie de déclencher une guerre visant à rétablir la justice et l’équité 58. La description d’Utopie au livre II s’élabore à travers un mouvement de va-et- vient continu entre le texte de la République et la réflexion personnelle de More, nour- rie des lectures des Anciens et de ses contemporains. Mais s’il est vrai qu’elle ne peut être lue en dehors de ce parallèle fondamental avec le texte de Platon, la description d’Utopie se distingue pourtant de la cité idéale platonicienne par son essence même, en ce qu’elle prend forme à travers une description qui présuppose son existence et la donne à voir sur le mode de la mimésis ; pour reprendre les termes de J.-Y. Lacroix 59, elle apparaît ainsi comme « existence sensible de l’essence de la cité parfaite » telle que Platon l’envisage, la description sensible d’Utopie par Raphaël étant ce qui la donne à connaître. Si la cité de Platon venait à exister, elle finirait par se corrompre 60, mais

tel ne peut pas être le cas pour Utopie, pensée pour essentiellement durer, puisqu’encore une fois son essence ne peut être altérée par une existence qu’elle est déjà par elle- même 61.

55. Prévost 1978, 131. 56. République, V, 469 b-470 b. 57. Lacroix 2007, 253. 58. Hexter & Surtz 1964, p. cixii, fait l’inventaire des similarités qui existent entre la manière de faire la guerre utopienne et celle des Germains tels que les décrit Tacite dans Germania. 59. Lacroix 2007, 158. 60. République, VIII, 546 a : « Tout ce qui est né est sujet à se corrompre ». 61. Lacroix 2007, 162.

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L’utopie de Thomas More à Rabelais : sources antiques et réécritures

L’« existence » de l’île, paradoxalement affirmée dans la fiction, est mise en scène également dans les nombreux paratextes de l’œuvre, de la carte de l’île placée au début de l’ouvrage et accompagnée d’un document présentant l’« alphabet des Uto- piens », au sizain du poète lauréat utopien Anémolius : ce dernier souligne la supé- riorité d’Utopie sur la République qui n’a fait que « dessiner en lettres » ce qu’Utopie « montre » véritablement 62. Thomas More lui-même, dans la lettre à Pierre Gilles placée en exergue de l’Utopie, s’attache à prolonger le jeu sur la « vérité » de la fic- tion, évoquant la mise en scène du Prologue comme un véritable souvenir commun, et faisant référence à Hythlodée comme à un personnage tout à fait authentique. Le jeu sur la fiction « vraie » atteint un degré de complexité particulier dans cette lettre où More, prétextant qu’un théologien désireux de se rendre en Utopie s’est adressé à lui pour obtenir de plus amples informations d’ordre géographique, avoue son « embarras » à devoir reconnaître qu’il ne sait pas où se trouve Utopie… « Il ne nous vint pas à l’esprit de demander, et Raphaël n’a pas songé à nous dire, dans quelle partie de ce nouveau monde se trouve située l’Utopie », écrit-il, demandant à Pierre Gilles de bien vouloir poser la question à l’intéressé pour réparer cet « oubli », afin, dit-il, que dans on ouvrage « ne subsiste rien de faux, ni ne manque rien de vrai » 63. Dans ce jeu sur la vérité de la fiction, c’est le Lucien des Histoires vraies qui s’inscrit en filigrane du texte de More, dans un jeu de mise en abyme du prologue des His- toires où Lucien annonce que les aventures qui vont suivre sont un tissu de men- songes 64, et qu’il ne dira la vérité que sur un seul point : en disant qu’il ment. More semble ici jouer à prendre le contre-pied des propos de Lucien, qui évoque ces auteurs habitués à mentir de par leur profession de philosophes, mais qui l’étonnent « sur un point : c’est qu’ils avaient cru pouvoir écrire ce qui n’est pas vrai sans qu’on s’en aperçût » 65. La mise en scène volontairement et comiquement exagérée de l’histoire « vraie » dans les paratextes de l’Utopie semble ainsi ne pouvoir être lue en dehors d’un dialogue de Thomas More avec Lucien et une œuvre qui lui était familière

62. Poème présent dans les quatre premières éditions : HEXASTICHON ANEMOLII POETAE LAU- REATI, HYTHLODAEI EX SORORE NEPOTIS IN UTOPIAM INSULAM/ Utopia priscis dicta, ob infrequentiam,/ Nunc civitatis aemula Platonicae,/ Fortasse victrix (nam quod illa literis/ Delineavit, hoc ego una praestiti,/ Viris et opibus, optimisque legibus)/ Eutopia merito sum vocanda nomine « SIZAIN D’ANÉMOLIUS, POÈTE LAURÉAT, NEVEU DE HYTHLODÉE PAR SA SŒUR / Utopie, pour mon isolement par les anciens nommée, / Émule à présent de la platonicienne cité, / Sur elle peut-être l’emportant – car, ce qu’avec des lettres / Elle dessina, moi seule je l’ai montré / Avec des hommes, des ressources et d’excellentes lois – / Eutopie, à bon droit, c’est le nom qu’on me doit » (trad. Prévost 1978, 11). 63. Prévost 1978, 350. 64. Voir Saïd 1994, 150 : « Lucien inverse le rapport du réel et de la littérature : si l’ethnographe écrit (ou prétend écrire) ce qu’il a vu, Lucien ne voit (et ne fait voir) que ce qui a été écrit ». 65. Histoires vraies, I, 4 (trad. Bompaire 1998).

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depuis qu’il s’était, avec Érasme, attelé à la traduction du grec en latin des Épigram- mes et des Dialogues 66. D’un point de vue stylistique, l’influence de Lucien est palpable dans tous les passages où pointent l’ironie ou le burlesque sous l’apparent sérieux de la descrip- tion, et en particulier dans le jeu sur les créations de noms de peuples et de lieux qui parsèment l’Utopie, et rappellent les créations onomastiques de Lucien 67. Dès la parution de l’Utopie, les lecteurs et exégètes de l’œuvre se sont évertués à traduire et à interpréter ces noms composites, formés pour la majorité d’entre eux sur des racines grecques, mais des racines parfois tronquées ou associées à d’autres plus obs- cures, au point que bien souvent l’interprétation finit par se heurter à une aporie insurmontable. Les créations onomastiques de Thomas More peuvent être divisées en deux groupes : les noms qui fonctionnent sur le mode du paradoxe et de l’impossibilité absurde, en particulier ceux qui commencent par un a- privatif 68, et ceux qui sem- blent au contraire vouloir capturer une qualité morale. Pour ce qui est du premier groupe, dans le premier livre déjà, les Polylérites, donnés en exemple comme peu- ple très sage, évoquaient par leur nom un bavardage abondant, de même que le sage théoricien Hythlodée, que son nom désigne comme vain discoureur ; les Achoriens quant à eux annoncent les Utopiens par leur ancrage géographique dans le nul-lieu. Au début du livre II, le fleuve Anhydre a beau prendre sa source en amont d’Amau- rote pour se diversifier en courants qui se rejoignent près de la mer en un large fleuve, il n’en reste pas moins le fleuve sans eau, vidé de sa substance même par son nom ; les gouverneurs d’Utopie sont appelés « Adèmes », les « sans-peuple » 69. Dans le second groupe, on trouve les Macariens, ces bienheureux dont le roi s’engage à ne jamais amasser plus de mille livres en or, mais aussi les noms attribués

66. Cf. « Luciani compluria opuscula ab Erasmo et Thoma Moro interpretibus optimis in Latinorum linguam traducta », in K. Kumaniecki, R.A.B. Mynors, C. Robinson, J.H. Waszink Leyde (éd. & notes), Opera Omnia Desiderii Erasmi Roterodami I, 1 : Ordinis primi tomus primus, Amsterdam, North Holland, 1969 et C.R. Thompson, The Translations of Lucian by Erasmus and St. Thomas More, Ithaca (New York), Cornell University Press, 1940. 67. Voir Bompaire 1958, 699 sq., pour une analyse exhaustive de l’invention des noms propres chez Lucien. 68. Dubois 1968, 15, avance une explication intéressante des « a » privatifs dans l’Utopie, même si cette interprétation se situe à un tout autre niveau, qu’il qualifie de « psychologique » : « La création de l’utopie est liée à un échec, ou du moins à un sentiment d’échec […]. L’utopie repose sur un “blo- cage” initial, un sentiment d’impossibilité, souvent conscient et souligné par l’auteur : c’est une ex- plication psychologique possible des a privatifs dans les noms propres d’Utopie ». 69. Ce terme rappelle le mélange des dèmes et des tribus chez Lucien que Bompaire 1958, 157, com- mente ainsi : « Cet emploi très libre de l’état civil athénien est un aspect de cette fantaisie attique qui se développe dans l’ensemble de l’œuvre et dépasse le stade de la reconstitution historique ou comique : elle crée, par son insistance même, un climat attique qui équilibre le mirage barbare ». La création d’un « climat attique » n’est-elle pas l’un des objectifs de l’onomastique de More ?

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L’utopie de Thomas More à Rabelais : sources antiques et réécritures

aux différentes fonctions dans la hiérarchie de la cité ou aux castes religieuses, par- fois compliqués de variantes latinisées ou censées appartenir à un état plus récent de la langue utopienne : ainsi les « Phylarques » élus par les groupes familiaux s’appe- laient autrefois « Syphograntes », les « Buthresques », ces religieux par excellence 70, sont aussi appelés religiosi. Mais cette séparation, qui ne permet pas de rendre compte de l’ensemble des créations onomastiques de More, échoue également à mettre en lumière une logique d’ensemble ou un principe unifiant derrière ces créations ver- bales. J. Romm 71 s’est posé la question de la stratégie onomastique de More dans l’Uto- pie, à travers l’étude de ce que celle-ci doit en particulier à Lucien. À la recherche d’un système cohérent de production de ces noms propres, il avoue sa perplexité face à l’absence de distinction étymologique entre Utopiens et non-Utopiens, le poète utopien Anémolius, lui, partageant son nom avec le peuple non utopien des « Anémoliens ». Les « Néphélogètes », en faveur de qui les Utopiens ont autrefois mené la guerre, constituent pour J. Romm un autre type de difficulté interpréta- tive : il rappelle que le linguiste Vossius au XVIIe siècle avait déjà noté la difficulté présentée par le suffixe « gètes » qui ne correspond à aucune racine grecque, et s’il est capable lui-même de rapprocher ce nom des Nephelokentauroi de Lucien, ou bien de Nephelokokkygia chez Aristophane, ou même encore de l’épithète homéri- que appliquée à Zeus, néphelégereta, il se heurte toujours à une difficulté d’interpré- tation irréductible. Faut-il s’acharner à essayer de traduire les noms de l’Utopie ? Ou faut-il, comme J. Romm le pense, accepter comme structurelle et essentielle l’ambiguïté de l’ono- mastique utopienne, à l’image d’un texte qui décontenance parfois le lecteur et le conduit à se poser la question du sérieux ou de l’ironie du discours, sur un mode très lucianesque ? Et rire avec More du piège qu’il avoue à demi-mot, dans sa lettre à Pierre Gilles, avoir délibérément tendu à ses lecteurs érudits, amateurs de philo- logie, et peut-être aussi trop facilement impressionnés par ce qui porte le cachet de l’ancien 72.

Lucien, More et Rabelais C’est également Lucien qui fournit une clef essentielle de la lecture de l’Utopie par Rabelais et des formes prises par cette intertextualité particulière dans l’œuvre

70. Prévost commente ainsi l’étymologie de « Buthresques » : « Du grec Bou-, énorme, ayant trait à bous, bœuf, pour marquer l’énormité, et thrèskhos, religieux. Le mot signifie le religieux par excellence » (Prévost 1978, 605, n. 5). 71. Romm 1991. 72. Prévost 1978, 353 : « Les demi-savants dédaignent comme vulgaire tout ce qui ne fourmille pas de termes désuets. Certains n’ont de goût que pour les ouvrages des anciens ».

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narrative rabelaisienne. Au-delà de points de rencontres explicites, thématiques ou narratifs, que nous allons mentionner, au-delà de la parenté humaniste qui lie deux auteurs, tous deux admirateurs d’Érasme, le texte de Thomas More et le texte rabe- laisien semblent liés, plus profondément encore, par la dette qu’ils ont l’un comme l’autre envers Lucien de Samosate, et qui se manifeste en particulier, dans leurs œu- vres respectives, par la place laissée à l’ironie et à la satire, au non-sens bouffon même, mais aussi à une réflexion sur la production du sens par le texte, entre « plus hault sens » à extraire d’une lecture interprétative complexe et joyeuses facéties de bouffons ou de bienyvres. Le chapitre II du Pantagruel, publié en 1532, comporte la première attestation du mot utopie en français : la ville d’Amaurote donne son nom à un peuple en Uto- pie dans le récit de l’origine du géant éponyme :

Gargantua en son eage de quatre cent quatre vingt quarante et quatre ans engendra son filz Pantagruel de sa femme nommée Badebec, fille du Roy des Amaurotes en Utopie 73.

Au chapitre VIII, Gargantua signe sa fameuse lettre à son fils Pantagruel, dans la- quelle il pose les principes de l’éducation éclairée et moderne qu’il désire pour lui, de la ville d’Utopie – clin d’œil textuel qui a conduit les commentateurs à se deman- der dans quelle mesure le lieu « utopique » de la signature de la lettre devait con- duire le lecteur à mettre en doute le sérieux de son contenu. C’est en tout cas de façon toujours ludique que l’Utopie est intégrée au cours narratif de l’œuvre rabelaisienne. Après la mention d’Utopie dans la signature de la lettre de Gargantua, nous la retrouvons citée dans le dernier tiers du Pantagruel au chapitre XXIII 74 : on y apprend que, profitant de l’absence du roi Gargantua, les Dipsodes, peuple des assoiffés, ont envahi une grande partie d’Utopie et assiègent le « pays des Amaurotes », avec ce même glissement que l’on retrouve ici du nom de la ville chez More à un nom de peuple. Pantagruel et ses compagnons triomphent des Dipsodes à la fin de ce premier volume rabelaisien, épisode qui clôt le livre. On sait que le volume publié ensuite est le Gargantua, Rabelais remontant le temps narratif pour faire précéder la geste du fils par celle du père. Ce n’est que onze ans après la publication du Pantagruel, en 1546, que paraîtra le Tiers Livre, donné par Rabelais comme « suite » au Pantagruel : le Tiers Livre s’ouvre en effet sur la période qui suit immédiatement la victoire de Pantagruel sur les Dipsodes, et sur sa décision de transporter en Dipsodie une colonie d’Utopiens, afin de s’assurer la docilité et la bonne volonté du peuple nouvellement conquis. C’est la dernière fois qu’Utopie est mentionnée explicitement dans le texte rabelaisien : la navigation d’île en île de

73. Rabelais (Huchon 1994), 222. 74. Rabelais (Huchon 1994), 298.

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Pantagruel et de ses compagnons dans le Quart Livre, sur le modèle des narrations fabuleuses de Lucien, présente en fait encore d’importants recoupements possibles avec le texte de l’Utopie. M. Leslie, dans une étude sur les rapports entre l’écriture utopique à la Renais- sance et le problème de l’histoire, a mis en lumière le fait que la référence à l’Utopie dans la fiction rabelaisienne a pour effet de la vider de son contenu proprement utopique 75. Gargantua puis Pantagruel sont présentés comme les nouveaux rois d’Utopie, sans qu’aucune explication ne soit donnée sur l’histoire de la succession du roi fondateur Utopus : en tant qu’éminents souverains philosophes et humanis- tes, les géants rabelaisiens s’approprient spontanément cette Utopie lointaine, non plus fiction utopique, mais véritable lieu littéraire, dans lequel Rabelais ancre son texte, en en faisant le berceau familial de sa dynastie humaniste. Certains motifs narratifs ont également retenu particulièrement l’attention de Rabelais, comme celui des colonies utopiennes. Il reprend en effet le motif de façon très détaillée au début du Tiers Livre, dans ce qui constitue l’exemple le plus déve- loppé et le plus explicite de l’intertextualité qui unit le texte rabelaisien à celui de More. Ayant « entierement conquesté le pays de Dipsodie », Pantagruel

en icelluy transporta une colonie de Utopiens en nombre de .9876543210. homes, sans les femmes et petitz enfans : artizans de tous mestiers, et professeurs de toutes sciences liberales : pour ledict pays refraichir, peupler et orner, mal autrement habité et desert en grande partie 76.

Rabelais reprend ici le motif des terres en friche qui dans l’exposé de Raphaël Hyth- lodée sont considérées comme un motif suffisant pour justifier leur annexion par les colons utopiens. En revanche, il n’est pas question chez Rabelais de l’épanche- ment d’un trop-plein de population utopienne, ni de possible résistance des colo- nisés pouvant mener à la guerre : c’est parce qu’il souhaite maintenir son autorité, qu’il exerce avec la plus grande bonté, sur ce pays nouvellement conquis que Panta- gruel installe en Dipsodie une colonie d’Utopiens. La suite du chapitre est d’ailleurs une longue mise en garde, assortie de nombreuses références aux textes antiques, contre l’usage de la violence et de la force en de telles circonstances : rien ne vaut la douceur et la générosité d’un chef pour gagner à sa cause la population du nouveau territoire 77.

75. Leslie 1998, 3. 76. Rabelais, Tiers Livre, chapitre I, incipit. 77. Rabelais a probablement à l’esprit, au moment où il écrit, l’exemple de son protecteur et ami, Guil- laume du Bellay, nommé gouverneur du Piémont récemment annexé et dont la gestion humaine et généreuse lui a attiré très vite l’estime de tout un peuple, et, par-delà les frontières, la réputation d’un très grand homme d’État. Sans doute aussi Rabelais, lecteur de l’Utopie, n’est-il pas resté insensible

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Le narrateur rabelaisien souligne l’efficacité de l’approche non violente de Pan- tagruel en montrant avec quelle rapidité les Dipsodes se montrent acquis à leur nou- veau roi, enthousiasme qui pourrait paraître surprenant mais qui s’explique

par ne sçay quelle ferveur naturelle en tous humains au commencement de toutes œuvres qui leur viennent à gré. Seulement se plaignaient… de ce que plus toust n’es- toit à leur notice venue la renommée du bon Pantagruel 78.

La référence à un autre passage du livre II de l’Utopie se fait jour ici, qui montre bien à quel point le texte de More était encore présent à l’esprit de Rabelais pendant la rédaction du Tiers Livre : le passage semble en effet faire directement référence à la description par Hythlodée de la réaction des Utopiens lorsqu’ils découvrent pour la première fois le Christianisme à travers les récits du groupe de voyageurs dont Hythlodée fait partie : nombre d’Utopiens sont immédiatement conquis par cette doctrine dont leur religion naturelle s’avère être somme toute très proche, bien qu’ils n’aient jamais entendu parler du Christ : ils ne peuvent que regretter de ne pas l’avoir connu plus tôt 79. Les références explicites à l’île d’Utopie prennent fin avec l’épisode des colo- nies utopiennes en Dipsodie. Mais More et Lucien n’en restent pas moins présents en filigrane dans les navigations de Pantagruel et de ses compagnons, en quête de l’oracle de la « dive bouteille » dans le Quart Livre : le genre de la navigation fabu- leuse auquel le livre se rattache renvoie non seulement aux Histoires vraies de Lucien, dont s’inspirent plusieurs épisodes du Quart Livre 80, mais aussi à l’écriture utopi- que : la référence à l’Utopie reste présente implicitement à l’arrière-plan de chaque débarquement dans des îles qui sont pour les compagnons autant de mondes nou- veaux. À cet égard, l’épisode de l’île de Medamothi 81, cette île de Nulle-Part qui constitue la première escale des compagnons, peut apparaître tout à fait symboli- que de cet intertexte implicite, renforcé par un faisceau de détails intrigants : Panta- gruel et ses compagnons ne s’aventurent pas plus avant que le port de Medamothi, où se tient une foire des plus animées qui va les conduire à l’achat de tableaux assez mystérieux. Parmi ces derniers, deux en particulier retiennent l’attention : une pein- ture, achetée par Frère Jean, représente le visage d’un plaideur – faut-il y voir une allusion cryptée au magistrat de Londres, ou bien à la péroraison de son person- nage Hythlodée ? Épistemon, quant à lui, fait l’acquisition d’un tableau « on quel

78. au paradoxe que constitue la justification de ces guerres contre l’indigène récalcitrant, de la part d’un peuple qui s’est construit sur sa détestation de la guerre. 78. Rabelais (Huchon 1994), 354. 79. Prévost 1978, 142. 80. Pour une analyse détaillée de l’intertexte lucianesque de Rabelais, voir Lauvergnat-Gagnière 1988. 81. Rabelais (Huchon 1994), 540-542.

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estoient au vif peinctes les idées de Platon », intéressant paradoxe qui n’est pas sans rappeler le réalisme de la peinture de l’irréalité dans le texte de More 82. Le fait que Frère Jean règle ses achats « en monnaie de singe » peut également se lire comme une confirmation de la présence en filigrane du chapitre de cette île d’Utopie où toute monnaie d’échange a été proscrite. L’épisode de l’escale à Medamothi est suivi de près par celui, bien connu, du mouton que Panurge achète au marchand Dindenault 83. Le navire de Pantagruel croise au début du chapitre VI un navire de retour du pays des Lanternes (directe- ment tiré des Histoires vraies de Lucien). À son bord se trouve Dindenault, pros- père marchand de moutons, avec qui Panurge entame presque immédiatement une querelle, Dindenault refusant de lui vendre un de ses moutons. Le personnage du marchand est particulièrement odieux : il fait l’article de ses moutons mirifiques à Panurge, en soulignant qu’ils sont destinés à des clients royaux, et en se moquant de façon humiliante de la prétention de Panurge à lui en acheter un. Le thème du commerce des moutons, couplé au caractère particulièrement arrogant du mar- chand, rappelle la diatribe d’Hythlodée au livre I dans laquelle ce dernier dénonce l’« oligopole » des éleveurs de moutons anglais qui se sont enrichis par le procédé inique des enclosures, ces barrières élevées autour de champs jusque-là accessibles à tous, et en particulier aux plus miséreux 84. Ils ont ainsi enlevé aux pauvres les res- sources qu’ils pouvaient encore trouver comme ouvriers agricoles ou par un modeste élevage ou artisanat familial. « Chassez ces mortels fléaux !… Mettez un frein aux achats massifs des riches et restreignez la liberté de tout ce qui ressemble à un monopole » s’exclame Hythlo- dée en conclusion du sombre tableau qu’il vient de dresser des conséquences désas- treuses d’un commerce sauvage. Le geste de Panurge, qui jette à la mer le mouton qu’il vient à grand-peine d’acheter au marchand, provoquant aussitôt sa ruine par la perte de tout le troupeau, prend une dimension nouvelle dans ce parallèle, comme si le geste de Panurge pouvait se lire comme la matérialisation narrative, dans le texte rabelaisien, de la colère d’Hythlodée.

82. J. Bompaire (Bompaire 1958, 708) a analysé l’importance du motif de l’ecphrasis d’œuvre d’art dans l’œuvre de Lucien, qui éclaire le rapport à la réalité tel qu’il se construit dans l’écriture : « Pour Lucien, le monde est à l’image d’un relief ciselé et, qui plus est, immortalisé par un poète : on ne peut rêver plus total et plus significatif renversement des rapports de réalité ». Le procédé, note-t-il, « devient encore plus complexe lorsque l’œuvre d’art est elle-même le reflet d’une œuvre littéraire » : c’est exactement le cas de figure que l’on retrouve ici, dans la description des tableaux achetés sur l’île de Medamothi, où Rabelais reprend le procédé de l’ecphrasis si présent chez Lucien pour faire affleurer l’intertexte de Platon et de More. 83. Rabelais (Huchon 1994), 550-556. 84. Prévost 1978, 38.

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Les références à l’Utopie dans le texte rabelaisien se font donc essentiellement sur le mode éminemment lucianesque de l’allusion, de l’imitation 85 et de la réécri- ture. L’humanisme de l’écriture utopique de More est ce qui retient avant tout l’atten- tion de Rabelais, beaucoup plus que son utopisme. Si l’ombre de l’Utopie se dessine à l’arrière-plan des navigations fabuleuses du Quart Livre, à travers le motif de la découverte de mondes nouveaux, d’autant plus intéressants qu’ils sont isolés du reste du monde et se sont développés en vase clos, la description de la majorité de ces îles tient davantage de la dystopie que de l’utopie. Le seul épisode du texte rabe- laisien qui se rapproche à proprement parler d’un essai d’écriture utopique est celui de la fondation de l’abbaye de Thélème à la fin de Gargantua 86 : pour remercier Frère Jean de son rôle décisif dans la défaite de Picrochole, Gargantua lui offre « tout son pays de Thélème près de la rivière Loyre et à deux lieues de la grande forêt du Port Huault », afin qu’il puisse fonder une abbaye « a son devis », où sera instituée une religion « au contraire de toutes les autres ». Le terrain est décrit, commode, baigné par les eaux d’un fleuve, non loin d’une forêt : toutes les conditions sont réunies pour que s’ébauche la description de cette communauté utopique. Mais toute res- semblance avec Utopie s’arrête là : en prenant le contre-pied de ce qui fait l’essence de toute communauté monastique, l’abbaye de Thélème fait resurgir le luxe et le raffinement qui avaient été bannis des cités utopienne et platonicienne, aussi bien dans le détail des riches atours des Thélémites que dans l’aménagement intérieur de leur abbaye-palais. La seule devise qui règle la vie des Thélémites est « fay ce que vouldras » : le temps lui-même n’est plus compté, ni horloges ni cloches ne viennent ponctuer la vie de la communauté, qui navigue au gré du désir de chacun s’accor- dant naturellement à celui de tous, par la grâce de la bonté naturelle et du bon sens des Thélémites. De ce point de vue, et malgré le raffinement de l’architecture et des jardins de l’abbaye, Thélème est, pour reprendre le mot de C.-G. Dubois, « plus arca- dienne qu’utopienne » 87. Reflet inversé de la vie religieuse, l’épisode de Thélème fait aussi ressortir avec une acuité particulière ce que l’organisation de la vie en Utopie doit à l’exemple des communautés monastiques 88. Les dialogues philosophiques et les traités de philo- sophie politique des Anciens ont donné forme et matière à la réflexion de More sur

85. Voir Trédé 1994, pour une analyse du jeu des citations et de la parodie dans l’œuvre de Lucien, décrite comme « un débordement jubilatoire d’imitation ». 86. Rabelais (Huchon 1994), 137-150. 87. Dubois 1968, 5 : « L’Arcadie fait une loi sociale du désir individuel, en supposant plus ou moins consciemment la bonté naturelle de l’homme. La devise de Thélème, “fay ce que vouldras”, est en ce sens beaucoup plus arcadienne qu’utopienne ». 88. A. Prévost a analysé l’importance, dans ce qu’il appelle « l’élaboration subconsciente du modèle utopien » chez Thomas More, du séjour de quelques années qu’il fit dans sa jeunesse à la Chartreuse de Londres (Prévost 1978, 42-45).

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L’utopie de Thomas More à Rabelais : sources antiques et réécritures

la meilleure forme de communauté politique ; mais les détails concrets de l’exis- tence bien réglée des Utopiens, de leur travail commun, de la simplicité de leur mise comme de leur mépris des richesses sont puisés directement à la source de ces communautés d’hommes et de femmes vivant selon l’exemple du Christ. Dans sa lettre à Thomas Lupset datée de juillet 1517, et placée par les éditeurs en préface de l’Utopie, Budé a scellé l’interprétation d’une Utopie entre terre et ciel, refuge de la Justice sur le chemin du ciel, dans un ailleurs qu’il nomme « Udépotie » et qui pour- rait bien être selon lui l’une des îles fortunées. Il la nomme « Hagnopolis », préfigu- ration de la Cité Sainte dans l’Apocalypse, avec laquelle elle ne se confond pourtant pas : elle est ce pas vers le ciel, ce havre d’espérance qui hisse la justice et l’équité un peu plus haut vers les idéaux auxquels aspirent depuis les temps anciens, philoso- phes ou non, les justes parmi les hommes.

Emmanuelle Lacore-Martin Université d’Édimbourg

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LES RELATIONS ENTRE LES CITÉS BÉOTIENNES À L’ÉPOQUE ARCHAÏQUE 1

Notre étude va porter sur les relations entre les cités de Béotie, les facteurs qui les ont amenées à l’établissement d’une alliance, prémisse de la Confédération béo- tienne, dont la constitution, comme nous le montrerons, date de la seconde moitié du Ve siècle avant J.-C., ainsi que le rôle joué par certaines cités de Béotie, notamment celui de Thèbes et de Platées, sur la scène politique du monde grec du VIe siècle. C’est que l’existence d’une Confédération béotienne sous la domination de Thèbes au VIe siècle ne va pas de soi ; elle peut même être remise en question, surtout si l’on met en évidence le fait que la source principale de tensions en Béotie, à l’époque archaï- que, tient notamment aux relations entre Thèbes et Platées.

Les données archéologiques mettent en évidence le fait que les habitants de la Béotie ont constitué des communautés différenciées avant le milieu du Xe siècle et que vers la fin du IXe siècle, sept cités s’étaient formées grâce à la réunion des bourgs (kwmai`` ) voisins autour d’un centre mycénien antérieur. Outre Thèbes, il s’agit d’Or- chomène, de Thespies, de Coronée, d’Haliarte, de Platées et de Tanagra 2. Au fil du temps, d’autres communautés font leur apparition comme par exemple Hyettos, tandis que celles de Lébadée, de Chéronée, de Copai et d’Acraiphiai se sont ajou- tées avant 446 3. Parmi ces communautés, certaines ne disposaient pas d’un centre politique, à savoir qu’elles n’avaient pas pris la forme d’une cité-État, mais elles possédaient un centre religieux qui servait de point de repère et demeuraient plus

1. Nous tenons à remercier vivement les professeurs Anna Ramou-Hapsiadi et Kostas Buraselis ainsi que Sophia Aneziri et Nikos Birgalias pour leurs commentaires et leurs remarques très utiles sur cet article qui reprend une partie de ma thèse. Nous adressons également nos remerciements à Pierre Sineux pour l’accueil chaleureux lors du séminaire très intéressant organisé par le CERLAM et le CRAHAM à l’université de Caen Basse-Normandie en mai 2008 où j’ai eu l’occasion d’exprimer et d’approfondir mes réflexions sur le sujet traité. 2. Salmon 1956, Buck 1979, 87-105. Selon E. Ruschenbusch, le nombre des cités de Béotie pendant l’épo- que archaïque et classique s’élevait au moins à treize et il est même possible que celles-ci aient été plus de vingt-trois à une certaine période (Ruschenbusch 1985). 3. Hell. Oxyr. 19.2-4 (Teubner). Cf. Hansen 1995, 13-14.

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ou moins indépendantes 4. C’est le cas, par exemple, de Chéronée, Lébadée, Ascra et Tétrakomie 5. Il est difficile d’affirmer que les cités béotiennes ont connu des conflits, de fron- tières notamment, au cours des périodes géométrique et archaïque. Cela peut s’ex- pliquer par le fait qu’en Béotie les centres principaux sont peu nombreux, d’une dimension moyenne et que la diffusion de l’agriculture est restée limitée, comme les études d’A. Snodgrass concernant les aspects ruraux de la cité grecque antique ont pu le montrer. Aussi, la Béotie n’a pas connu le grand essor démographique qui a eu lieu en Grèce au VIIIe siècle et c’est seulement deux siècles plus tard que l’on peut y observer une forte augmentation de la population 6. Le seul conflit de l’épo- que archaïque dont témoignent les sources anciennes serait celui qui eut lieu entre les Thébains et les Platéens au cours du VIe siècle 7. Pourtant, certains historiens con- temporains soulignent qu’avant la fin du VIIIe siècle, la cité d’Orchomène avait connu une forme d’aspiration à l’expansion et à la domination au détriment de Thèbes, l’autre cité la plus importante de Béotie. Ils s’appuient sur divers récits qui ont sur- vécu à l’époque archaïque, d’après lesquels la cité d’Orchomène semble avoir dominé la Béotie tout entière et les Thébains lui auraient été soumis jusqu’à l’intervention d’Héraklès qui l’aurait vaincue et aurait renversé son pouvoir 8. Ils considèrent qu’il est possible que ces récits soient le reflet de la situation des débuts de l’époque archaïque, lorsque les Thébains ainsi que les Orchoméniens avaient cherché à étendre les limites de leur cité 9. Selon une recherche récente 10, les sources anciennes 11 permettent d’affirmer que les Thébains auraient possédé, dès la première moitié du VIIe siècle, Potnies, Schoinos, Pétéon, Éléon, Thérapnè, Teumessos, Hyria, Médéon et Hyliké ainsi que

4. Buck 1979, 1-31. 5. Burn 1960, 11-37 ; Burn 1977, 91 ; Lacey 1968, 51-83. 6. Snodgrass 1990, 128. Le chercheur précise que la Béotie, au cours du IVe siècle, possède la réputa- tion d’être une région très peuplée, ce qui a contribué, selon lui, à la constitution de l’hégémonie de Thèbes. 7. Cf. Meidani (à paraître). Grâce à des inscriptions archaïques fragmentaires, on peut supposer que des conflits d’une intensité mineure entre cités voisines ont dû être fréquents dans la seconde moi- tié du VIe siècle. À titre indicatif, on peut rappeler que grâce à une inscription dédicatoire trouvée à Olympie, sur laquelle est écrit que « Qhbai`oi tôn huetivon », on a pu conclure que les Thébains avaient rompu avec les habitants de Hyettos (SEG XXIV, 300), tandis que sur une inscription con- servée sur un casque dédié par les Orchoméniens à Olympie pendant le troisième quart du VIe siècle après avoir vaincu les Coroniens, on peut lire : « Ercomenioi aneqeian toi– Di toluj pio–i oro– neia[qen ?] » (SEG XI, 1202 ; Jeffery 1990, 93 et 95). 8. Paus. IX.37.2, Strab. IX.2.40, 414, Apollod. II, 4, 11. Cf. Cloché 1952, 21 ; Salmon 1956, 59 ; Buck 1979, 97. 9. Pour une opinion différente, cf. Nilsson 1949, 152. 10. Buck 1979, 98-101. 11. Paus. IX.8.1, Strab. IX.2.22, 409, IX.2.26, 411, IX.2.24, 409, IX.2.12, 404, IX.2.20, 408, Hdt. VIII.135.1.

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Les relations entre les cités béotiennes à l’époque archaïque

le sanctuaire d’Apollon Ptoios. Or, Orchomène contrôlait déjà la région 12 – Chéro- née, Hyettos, Olmones, Hyria et Lébadée – et participait à l’Amphictionie de Calau- rie ; ce dernier point prouverait, selon certains chercheurs, que l’expansion hors de Béotie faisait partie des projets de la cité 13. R.J. Buck ajoute que les habitants d’Or- chomène avaient d’autres raisons de vouloir dominer la Béotie, notamment le fait qu’ils cherchaient à tirer parti du grand profit financier généré par la gestion des sanctuaires d’Athéna Itonia et d’Alalkomeneïs et des compétitions qui s’y dérou- laient 14. R.J. Buck, dans une autre étude, a soutenu que la discorde entre les deux ci- tés se retrouve au cours du VIe siècle 15. Selon lui, les habitants d’Orchomène en- tretenaient de très bonnes relations avec les Thessaliens et cherchaient à faciliter leurs incursions en Béotie, dans la région de Hyampolis. Ces derniers ont été vain- cus lors du combat de Céressos qui a eu lieu vers 520 16. L’invasion des Thessaliens aurait suscité une coalition des Béotiens autour des Thébains, ces derniers jouant un rôle de premier plan, ce qui aurait donné naissance à la Confédération béotienne connue comme étant le Koinon béotien 17. Selon le même chercheur, rejoint par

12. Hés. fr. 181, 257 (West) ; Paus. IX.24.3, IX.36.6. 13. Kelly 1966, Buck 1979, 97-98. 14. Buck 1979, 97. 15. Buck 1972 a. 16. Diverses opinions ont été exprimées sur la date de cette bataille. Plutarque (Cam. XIX) indique que : « Le cinq du mois Hippodromios, mois que les Athéniens appellent Hécatombaion, les Béotiens remportèrent deux victoires éclatantes, grâce auxquelles ils donnèrent la liberté aux Grecs : celle de Leuctres et, plus de deux cents ans auparavant, celle de Céressos, où ils avaient vaincu Lattamyas et les Thessaliens » (trad. A.-M. Ozanam dans Plutarque. Vies parallèles, Paris, Gallimard (Quarto), 2001 ; les traductions d’auteurs anciens sont personnelles, à l’exception des traductions de Plutar- que figurant dans cette note). Il place donc la bataille en 571, juste après la fin de la Première Guerre sacrée : cf. Glotz & Cohen 1938, 311 ; Cloché 1952, 18 ; Forrest 1956, 42 ; Fossey 1990 a, 140 ; Helly 1995, 132. En outre, chez Plutarque (Mor. 866F), on trouve l’information suivante : « Imagine le specta- cle : dans une telle situation, au milieu des cris des Barbares, dans l’agitation confuse des fuyards et des poursuivants, on écoute un plaidoyer, on examine des témoignages et les Thessaliens, pendant que l’on se tue et que l’on se foule aux pieds dans cet étroit défilé, plaident la cause des Thébains, sans doute parce que, récemment, ceux-ci les avaient chassés du territoire qu’ils occupaient en Grèce jusqu’à Thespies, après les avoir vaincus et avoir tué leur général Lattamyas ! » (trad. M. Cuvigny dans Plutarque. Moralia, Paris, Les Belles Lettres (CUF), 1981). Dans cet extrait, il n’est pas fait men- tion d’un moment précis, mais la plupart des auteurs, en se basant sur le mot « récemment », situent la lutte entre 540 et 490 : Beloch 1913, I, 205-206 ; Buck 1972 b; Buck 1979, 107, 111 ; Sordi 1958, 85. Pour une présentation globale de cette question, voir Ducat 1973, 65, 66-67, 70. Pausanias (IX.14.2), quant à lui, affirme : « Céressos, une des places fortes de leur pays, où ils s’étaient défendus jadis lors de l’ex- pédition des Thessaliens contre eux ». Il ne fournit donc aucune date précise. Enfin, Fossey 1990 b, 140, souligne qu’indépendamment du fait que l’on considère comme plus vraisemblable le témoi- gnage de Plutarque, Cam. XIX, ou celui de Plutarque, Mor. 866, il est évident que la bataille de Céres- sos marque le début du déclin de la domination des Thessaliens en Grèce centrale. 17. Buck 1972 a ; Buck 1979, 107-120.

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N.G.L. Hammond 18, la constitution de cette confédération dans le dernier quart du VIe siècle serait également prouvée par l’émission d’une monnaie dont le type était identique dans cinq cités : à Thèbes, à Coronée, à Hyettos (ou à Haliarte), à Thes- pies et à Tanagra 19. Au droit, la monnaie portait l’arc de Béotie qui appartient sans doute à Athéna Itonia ou, selon certains, à Héraclès, alors qu’au revers, on trouvait les initiales de chaque cité avec son symbole 20. Le témoignage d’Hérodote est venu corroborer le fait en évoquant l’existence des boiwtarcw~n dès 480 21.

Il convient, en fait, d’examiner plus précisément la thèse des chercheurs qui défendent l’existence de conflits de frontières entre les villes de Béotie et de ceux qui considèrent que la bataille de Céressos a constitué le point de départ de la cons- titution de la première confédération de villes qui aurait donc déjà existé dans la seconde moitié du VIe siècle. Tout d’abord, on prétend que l’existence des conflits entre diverses cités tient notamment à la volonté des belligérants d’étendre leurs frontières et de gagner ainsi des terres fertiles pour les attribuer à ceux de leurs concitoyens qui ne possédaient aucun bien. Or, les Thébains n’ont pas de frontière commune avec les Orchoméniens. En outre, les Orchoméniens, grâce aux deux ports qui étaient à leur disposition, Larymna et Anthédon 22, et grâce à leur participation à l’Amphictionie de Calaurie, avaient la possibilité de constituer un centre d’exportation des produits béotiens 23. Par conséquent, il était dans leur intérêt de collaborer avec les autres cités béotien- nes bien plus que d’être en conflit avec elles.

18. Buck 1972 a, 97 ; Hammond 2000, 81-82. Cf. aussi Larsen 1968, 175-180 ; Ducat 1973, 61 ; Siewert 1985, 298-299 ; Van Effenterre 1989, 93-95. 19. Head 1911, 343-348 ; Caspari 1917, 172 ; Seltman 1955, 56 ; Kraay 1964 ; Ducat 1973, 61 ; Schachter 1989, 85 ; Psoma-Tsangari 2003, 113. Il faudrait noter que selon certains des auteurs susmentionnés, Coro- née et Thespies ne font pas partie des cinq cités qui ont procédé à l’émission monétaire, tandis que selon R. Étienne et D. Knoepfler, on devrait citer Hyettos à la place d’Haliarte : Étienne & Knoepfler 1976, 218-226, 384-390. 20. Cf. Roesch 1982, 217-224, en particulier 224, no 102, 103, où l’on trouve une bibliographie relative à ces deux opinions. 21. Hdt. IX.15. Cf. aussi Amouretti & Ruzé 1999, 113-114. 22. Plutarque (Mor. XIX) affirme que l’île de Calaurie était un port d’Orchomène de Béotie. Néan- moins, on peut lire dans Harland 1925, 170 qu’Orchomène de Béotie a aussi fait partie de l’Amphic- tyonie au VIIIe siècle alors qu’elle avait comme port Larymna ou Anthédon. Selon Curtius 1876, il ne s’agissait pas d’Orchomène de Béotie, mais de l’Orchomène d’Arcadie. Par conséquent, sa pré- sence dans une telle union serait justifiée, de même que la référence de Plutarque s’en trouverait expliquée. 23. Il faudrait souligner que pendant la période mentionnée on n’avait pas encore construit le diolkos à Corinthe qui servit à faciliter les communications des villes du golfe de Corinthe avec les côtes de l’Attique et celles de l’est du Péloponnèse.

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Les relations entre les cités béotiennes à l’époque archaïque

En ce qui concerne les facilités que les Orchoméniens étaient supposés accor- der aux habitants de Thessalie dans leur volonté de dominer la Béotie, il faut tout d’abord souligner le fait que la bataille de Céressos pourrait avoir eu lieu vers 573, comme cela ressort de la lecture du passage de Plutarque, Cam. 19 : « Celle de Leuc- tres et, plus de deux cents ans auparavant, celle de Céressos ». Après en avoir terminé avec la Première Guerre sacrée, les Thessaliens ont envahi la Béotie afin d’éviter, à l’avenir, toute collaboration avec leurs adversaires. Cette invasion a eu lieu sans doute par les frontières de l’ouest de la Béotie, ce qui rendait inutile la contribution des Orchoméniens. Cette hypothèse est renforcée si l’on identifie Céressos avec Ascra ou avec Listi qui se trouvait près de Thespies 24. Il est possible que pour contrer l’in- vasion, l’ensemble des Béotiens ait été uni autour du sanctuaire d’Athéna Itonia, comme si cette invasion menaçait l’intégrité de leur territoire 25. Pourtant, si la bataille avait l’importance que lui donne Plutarque qui la considère comme égale à celle de Leuctres, il est étonnant qu’aucun autre auteur n’y ait fait allusion. Par ailleurs, il faut rappeler que le même Plutarque, dans un autre passage, ne mentionne que la participation des Thébains 26. Toutefois, indépendamment de l’importance que l’on donne à la bataille de Céressos, la constitution de la première Confédération béotienne lors du dernier

24. Papachatzis 1994, vol. E, 100, 184, 229 ; Buck 1972 b; Buck 1979, 10. En ce qui concerne la place d’Ascra, cf. Snodgrass 1985, tandis que pour ce qui est de l’autonomie d’Ascra et le fait que cette ville n’était pas tributaire des Thespiens comme cela est souvent soutenu, cf. Edwards 2004, en particulier 2 et 5. 25. Strabon (IX.2.29, 411) mentionne que les Béotiens, après avoir conquis Orchomène et Coronée, ont fondé « dans la plaine précédant la ville, le sanctuaire d’Athéna Itonia, qui porte le même nom que celui de Thessalie. Quant au cours d’eau voisin, ils l’appelèrent Couarios, d’un nom identique à ce- lui de là-bas ». De Pausanias (IX.33.5-6) on puise l’information d’après laquelle près du sanctuaire de la déesse d’Athéna d’Itonia existait aussi celui d’Athéna d’Alalkomeneïs. Le nom ijtwniva corres- pond à celui de provmaco" (ce nom vient du verbe ei\mi ; on trouve encore le nom d’agent i[th" «qui a pris une signification particulière : “qui va de l’avant, audacieux, téméraire” » ; d’où, itamoj "v « hardi, effronté », cf. DELG, s. v. ei\mi, p. 321-322) et suggère le caractère belliqueux de la déesse (Itonia de la ville Itôn de Thessalie). Les compétitions organisées en son honneur avaient également un carac- tère belliqueux (Ziehen 1949, Nilsson 1955, I, 434 ; Papachatzis 1994, vol. E, 217 ; LSJ, 716 ; cf. aussi Buck 1979, 60-61, 88-89) qui a été conservé jusqu’à l’époque hellénistique selon les témoignages des inscriptions (IG VII 3087, 3172). À cette époque, les compétitions comprenaient le lancement du javelot, des concours de trompetteurs et de hérauts, des combats sur terre et des combats à cheval, des lampadèdromies (course aux flambeaux) et des courses de chevaux (IG VII 2871, 3087, 3088). Par ailleurs, il y avait une fête Itonia célébrée dans la ville de Thessalie Crannon (Polyen II, 34). Dans ce cas aussi la nature de la déesse était belliqueuse comme on le déduit des monnaies thessaliennes sur lesquelles elle apparaît armée en tant que promachos (défenseur, qui combat au premier rang). À propos de ce sanctuaire, Pausanias (IX.34.1) affirme que « c’est là que se rassemble le conseil com- mun des Béotiens » et d’après Strabon (IX.9.2.29, 411) : « Là se célébrait une fête de toute la Béotie » chaque année, lors du mois de Pamboiotios, le dixième mois du calendrier béotien (Polyb. IV.3.5, IX.34.1 ; cf. aussi Roesch 1982, 39-41). 26. Plut. Mor. 866 ; Hdt. V.79.2.

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quart du VIe siècle ne peut être une conséquence de ce conflit si on considère que ce dernier s’est déroulé seulement à la fin du même siècle. Hérodote rapporte que lorsque les Thébains, désirant se venger des Athéniens et de la défaite qu’ils avaient subie en 508 / 7, ont demandé conseil à l’oracle de Del- phes 27, celui-ci leur a recommandé de s’adresser à leurs proches pour demander de l’aide, de sorte que les Thébains « ejdevonto Aijginhtevwn » 28. Il convient alors de se demander pourquoi les Thébains se sont adressés aux Éginètes si une alliance avait été créée entre les villes béotiennes sur lesquelles ils auraient imposé leur domination. Hérodote, nous informant sur les démarches des Thébains une fois qu’ils ont été vaincus par les Athéniens, ajoute qu’avant de s’adresser aux Éginètes, ils étaient prêts à se tourner vers les Tanagriens, les Coro- niens et les Thespiens car « ceux-là combattent toujours avec nous, et nous aident de bon cœur à soutenir la guerre jusqu’au bout » 29. Ce témoignage renforce l’opinion selon laquelle à cette époque, ils n’avaient pas imposé leur domination aux villes béotiennes. Le même passage indique que les relations entre les Thébains et les Thes- piens, les Coroniens et les Tanagriens, sont amicales et qu’aucun conflit de frontiè- res ne les « sépare » 30. Il convient de souligner que la réunion des Béotiens autour des sanctuaires d’Athéna et de Poséidon 31 a contribué au maintien du souvenir d’une

27. Hdt. V.79.2. 28. Hdt. V.80. 29. Hdt. V.79. 30. Pourtant selon Buck 1979, 96, il y aurait eu des différends de frontières entre les villes béotiennes. Le même chercheur prétend aussi qu’il y avait des relations de dépendance financière entre certai- nes cités de Béotie. En outre, il se réfère à l’extrait d’Héraclide Pontique (FGH II, XLIII, 224) selon lequel les Thespiens, à cause de la grande pauvreté à laquelle ils étaient confrontés, s’étaient mis à dépendre de plus en plus des Thébains et il s’en sert pour prouver que, jusqu’au VIe siècle, les Thé- bains s’étaient révélés comme la plus grande puissance de Béotie, ce qui leur donnait le droit de commander le Koinon béotien qu’ils avaient créé. Il considère que vers la fin du VIIe siècle, la terre étant passée aux mains d’un petit groupe de puissants, les Thespiens, pour affronter la situation, avaient eu recours à la protection des Thébains. Les Thespiens auraient alors eu la possibilité de procéder à un changement de régime permettant le partage des terres, ainsi que de bénéficier de la protection des Thébains. Cette thèse est confirmée, d’après lui, par le passage d’Hérodote, V.79 où les Thespiens sont mentionnés comme des amis intimes des Thébains. 31. De plus, le culte de Poséidon était très important et se déroulait, selon Strabon, à Onchestos (Stra- bon IX.2.33, 413 : « Onchestos, où se réunissait le Conseil Amphictyonique, se trouve sur le territoire d’Haliarte près du lac Copais et de la plaine Ténérique. L’endroit, dénudé, occupe une hauteur avec un sanctuaire de Poséidon, lui aussi sans arbres… »). Sans doute s’agit-il du plus ancien culte de Béotie, dont les racines remontent à la période mycénienne. D’aucuns défendent que dans le Catalo- gue des Vaisseaux de l’Iliade, le passage concernant les Béotiens comprend toutes les villes béotiennes qui participaient aussi à l’Amphictionie (cf. Buck 1979, 89-90, n. 27). Buck prétend qu’on acceptait comme participants à ce culte des fidèles provenant des tribus qui habitaient dans la région avant l’arrivée des Béotiens, comme, par exemple, les habitants d’Oropos (Buck 1979, 90). Le fait que ce culte ne possède pas de caractère belliqueux pourrait aller en ce sens. Par ailleurs, la participation

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forme d’identité commune 32. De plus, en tant que e[qno", les Béotiens sont men- tionnés sur une inscription qui se réfère aux événements de 506 et des années sui- vantes 33. Dans le contexte de l’unité religieuse et des liens qui relient entre eux les Béotiens, on peut expliquer l’émission, dans certaines cités, d’une monnaie avec un type similaire 34. Head affirme que « as members of an Amphictyonic confederation the boeotian cities adopted a common-type coin » 35. L’absence de cités comme Orcho- mène ou Thespies confirme l’opinion concernant le fonctionnement autonome des villes béotiennes 36. Enfin, quant à l’existence des béotarques dès 480, M.H. Hansen indique juste- ment qu’il est possible que cette institution soit apparue à une époque plus ancienne, comme l’institution du tagos que l’on rencontre en Thessalie 37.

Il reste à examiner les facteurs qui ont influencé la rupture des relations entre les Thébains et les Platéens. Hérodote 38 mentionne que « menacés par les Thébains, les Platéens s’étaient offerts d’abord à Cléomène, fils d’Anaxandride, et à des Lacédémoniens qui se trou- vaient là », mais ce dernier les a renvoyés aux Athéniens, auxquels ils se sont alliés en 519, selon une date qui résulte de la lecture de Thucydide 39.

32. de tous les habitants de Béotie à ce culte visait au resserrement de leurs liens. Parallèlement, le sanc- tuaire d’Athéna Itonia, centre religieux de tous les Béotiens, l’emploi d’un dialecte et d’un calendrier communs (Buck 1979, 88 ; Roesch 1982, 33-54) ont contribué au maintien ainsi qu’au renouvelle- ment de la part des Béotiens du rappel collectif de leur origine commune. 32. Plus précisément, selon Hansen 1995, 30 : « We must not forget that regional cooperation in war, in religion and in other matters seems to have persisted throughout the archaic and early classical periods in spite of the fact that, by the emergence of the polis, many regions were broken up into a number of poleis », et il ajoute page 32 : « Cooperation between Boiotians or other ethne during the archaic and early classical periods testifies to the continued importance of the region as a political unit and is not to be taken as proof of a federation in the proper sense of the term ». 33. « [Eqnea boiotôn kai; Calkidevon damavsante"…» Tod 1933, GHI 1.12 = Meiggs & Lewis 1969, 15 A, B ; Fornara 1983, n. 42. La même épigramme révèle que cette victoire des Athéniens sur les Béo- tiens était très importante pour le renforcement du moral des Athéniens, « pai`de" ΔAqhnaivon e[rg- masin emj polemov », qui ont consacré le dixième du butin après leur victoire « poihsamenoiv teqripponv cavlkeon », ainsi que les chaînes avec lesquelles ils avaient capturé les ennemis (Hdt. V.77), expres- sion de leur gratitude envers la déesse Athéna Promachos (cf. Queyrel 2003, 56, 67, n. 103 ; Ober 2007). Le terme ethnos désigne les Béotiens dans certaines sources (cf. sur ce point Hdt. IX.31.5-32.1 ; Hell. Oxyr. 19.4, Teubner). 34. De même, selon Seltman 1955, 55, qu’il y avait eu aussi un atelier monétaire commun à Tanagra. 35. Head 1911, 243. 36. Pour une opinion différente, cf. Larsen 1968, 29 ; Buck 1972 a, 97-98 ; Hansen 1995, 31. 37. Hansen 1995, 31. En ce qui concerne le terme tagov", cf. Carlier 2001. 38. Hdt. VI.108.1, 4. 39. Thuc. III.68.5 : en faisant allusion à la destruction de Platées en 426, Thucydide écrit : « Ainsi s’acheva le sort de Platée, quatre-vingt-douze ans après qu’elle fut devenue l’alliée d’Athènes ». Cf. Moretti 1962, 104-108 ; Larsen 1968, 29-30, 112 ; Buck 1972 a, 98-100.

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Les chercheurs 40 qui considéraient que les Thébains avaient procédé à la cons- titution d’une confédération pensent que la cause du conflit avec les Platéens est due au refus de ces derniers de reconnaître leur domination. Les chercheurs en question s’appuient sur le témoignage d’Hérodote : quand les Platéens conseillés par Cléo- mène se sont adressés aux Athéniens, les Thébains ont entrepris une campagne con- tre eux ; la lutte fut cependant évitée grâce à l’intervention des Corinthiens qui ont imposé aux Thébains la condition qu’ils « laisseraient toute liberté aux peuples de Béotie qui ne voudraient pas s’associer au groupe des Béotiens » 41. Cette opinion est renforcée par les arguments des Thébains en 427 qui précisent entre autres en s’adressant aux Spartiates :

Notre différend remonte à ceci : quand nous eûmes fondé Platées – la dernière en Béotie – et d’autres places avec elle, que nous avons occupées en chassant une popu- lation mêlée, les Platéens refusèrent, malgré les règles d’abord fixées, de rester sous notre hégémonie et, à l’écart des autres Béotiens, ils transgressaient les lois tradition- nelles ; comme nous voulions les y astreindre, ils passèrent aux Athéniens, et nous ont avec eux causé bien des dommages, dont nous les payions de retour 42.

D’abord, on devrait tenir compte du fait que les Thébains, en développant ces arguments (et d’autres encore), visent à la punition exemplaire des Platéens. Par conséquent, ils apparaissent en tant que fondateurs des cités béotiennes et ils pré- sentent leur hégémonie comme une valeur héréditaire, ce qui fait que leur pouvoir ne peut pas être négocié et qu’il leur appartient de droit. Or, la situation, comme on l’a déjà mentionné, était différente vers la fin du VIe siècle. Néanmoins, affirmer que les Platéens alliés aux Athéniens ont transgressé des valeurs traditionnelles ne constitue pas en soi une exagération étant donné que les Platéens, avant de s’allier aux Athéniens, participaient avec les autres Béotiens aux manifestations religieuses communes et contribuaient à défendre leur identité « nationale » au cas où celle-ci serait en danger. En adhérant à l’alliance des Athéniens, ils cessent d’être considérés comme des Béotiens, comme il résulte, selon le témoignage d’Hérodote, de la con- dition imposée par les Corinthiens aux Thébains après leur intervention 43. Cette condition représente également le désir des Platéens de chercher un allié en dehors de la Béotie afin de résoudre leurs différends avec les Thébains. La question reste alors de savoir quels étaient les motifs du conflit entre les Thébains et les Platéens.

40. Buck 1979, 107, 111-112 ; Hammond 2000. 41. Hdt. VI.108.5. 42. Thuc. III.61.2. 43. Selon le témoignage d’Hérodote : Hdt. VI.108.5.

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Pausanias 44 mentionne que « L’Asopos sépare encore maintenant le territoire de Platée de celui de Thèbes », alors qu’on puise de Strabon l’information suivante :

L’Asopos coule parallèlement à cette chaîne et baigne ses contreforts, d’où vient que les Parasopiens sont dispersés en plusieurs petites agglomérations, toutes dépendant de la ville de Thèbes. (D’autres auteurs prétendent que Scôlos, Étéônos et Érythrai se trouvent sur le territoire de Platées…) 45.

Parmi ces régions dont la possession était l’objet de contestation entre les deux cités, Pausanias cite Scôlos et les Érythrai sur la terre de Platées tandis que l’Ano- nyme d’Oxyrhynchos, décrivant l’organisation de la fédération en 396 / 5, affirme que, dans le passé, les habitants des régions susmentionnées étaient alliés aux Thé- bains au sein d’une confédération, mais qu’à son époque ils leur étaient soumis 46. Si on prend en considération que l’Asopos constituait la limite naturelle entre les deux cités et que, selon des sources anciennes et certaines études topographiques, les trois bourgs (kw~mai) susmentionnés étaient situés au sud de l’Asopos, tout près de Platées 47, alors on pourra supposer que les régions en question, se trouvant sous l’influence directe ou le contrôle des Platéens, ont pu être revendiquées de la part des Thébains qui aspiraient, sans doute au cours du VIe siècle, à une expansion de leur territoire dans les régions fertiles au sud du fleuve. Les Platéens ont d’abord demandé l’aide de Cléomène, le roi de Sparte qui se trouvait dans la région, lorsqu’ils se sont trouvés « menacés par les Thébains… » 48. On pense que ce choix n’est pas dû au hasard. En premier lieu, ils ne pouvaient pas s’adresser aux Athéniens car ils savaient que Pisistrate aussi bien que ses fils entre- tenaient d’excellentes relations avec les Thébains 49. Il y a aussi une autre raison pour laquelle les Platéens ont demandé avec un certain retard l’alliance des Athéniens. Strabon précise qu’il y avait des différends de frontières entre les Athéniens et les Béotiens à propos de la région d’Éleuthères : « Éleuthères en effet n’est pas loin, que les uns rattachent à l’Attique, et les autres à la Béotie », tandis que Pausanias la situe comme limite entre Platées et Athènes:«La Béotie est en partie limitrophe de l’Attique,

44. Paus. IX.4.4. 45. Strab. IX.2.24, 409. 46. Hell. Oxyr., 11, 4 (Teubner). 47. Paus. IX.1.6 ; 2.1 ; 4.4 ; Strab. IX.2.24, 409 ; Hdt. IX.15, 19.3. Pour ce qui est de la topographie des ré- gions mentionnées, cf. Salmon 1956, 52-54 ; Buck 1979, 15-16, 99 ; Pritchett 1965, 109 ; Fossey 1990 a, 125-128. 48. Hdt. VI.108.2. 49. Hdt. I.61 ; Arist., Ath. Pol. XV. ; voir aussi Buck 1972 a, 95 ; Buck 1979, 108. Cf. aussi Bizard 1920, 237-241 ; SEG, I, 1923, 143 ; Moretti 1962, 104 pour des offrandes des tyrans au sanctuaire d’Apollon Ptoios à Thèbes.

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surtout du côté de Platées qui touche à Éleuthères ». Le même auteur, dans un autre passage, affirme que « les limites étaient jadis vers Éleuthère, mais depuis que les Éleuthèriens se sont unis aux Athéniens, elles ont été reculées jusqu’au mont Cithéron, dans la Béotie » 50. En revanche, il est possible que cette petite cité ait été revendiquée par les habitants des deux autres étant donné que la région d’Éleuthères marquait, en quelque sorte, les frontières entre les Platéens et les Athéniens 51. Le déroulement des événements pourrait conforter cette hypothèse. Selon Hé- rodote, les Platéens ont accepté le conseil donné par Cléomène 52 et « ils sont allés s’asseoir en suppliants près de l’autel et se sont mis sous la protection » des Athé- niens 53. Or, lors de l’attaque des Thébains contre les Platéens et les Athéniens, les Corinthiens sont intervenus pour mettre fin au conflit et leur intervention a abouti à une redéfinition des frontières qui semble s’être faite en faveur des Thébains, la contrepartie étant pour eux de « … laisser toute liberté à ceux des Béotiens qui ne voudraient pas faire partie de la société béotienne ». Pourtant, après le départ des Corinthiens et au moment du retour des Athéniens en Attique, les Thébains ont atta- qué ces derniers. Le conflit s’est achevé par la défaite des Thébains. Les Athéniens ont alors tiré profit de leur victoire et ils ont changé de nouveau les frontières en fa- veur des Platéens, puisque « ils imposèrent comme limite aux Thébains, du côté de Platées et d’Hysiai, le cours même de l’Asopos » 54. D’après les passages des auteurs anciens que nous venons de citer, il apparaît que les Corinthiens, lors de leur arbitrage, ont consenti à céder aux Thébains les ré- gions qui se trouvaient sous le contrôle des Platéens, y compris celles de Scolos, de Scaphai, d’Érythrai et d’Hysies, mais non celle d’Éleuthères. Il semble que cette ré- gion ait été attribuée aux Athéniens par les Platéens eux-mêmes, sans doute comme contrepartie de leur alliance. Pausanias indique que les habitants d’Éleuthères y ont adhéré sans y être forcés, mais parce qu’ils désiraient devenir des citoyens athéniens et qu’ils haïssaient les Thébains 55. Les Thébains furent mécontents de l’arbitrage qui avait été rendu, non seulement parce que leurs bonnes relations antérieures avec les Athéniens se trouvaient rompues du fait de l’alliance de ceux-ci avec les Platéens, mais aussi parce que leurs revendications territoriales n’avaient pas du tout été

50. Strab. IX.2.31, 412 ; Paus. IX.1.1 ; I.38.8. Voir aussi Polemon fr. 2 et Steph. Byz. 265.10. 51. Selon d’autres versions concernant la revendication de la région, mais aussi l’époque à laquelle la communauté d’Éleuthères revient à la cité athénienne, cf. Milchöfer 1905 ; Frazer 1965, 2.518 ; Buck 1979, 99, 113 ; Connor 1989, 8-16. 52. En ce qui concerne les raisons possibles pour lesquelles Cléomène a dirigé les Platéens vers les Athéniens, cf. Meidani (à paraître). 53. Hdt. VI.108.2 54. Hdt. VI.108.4-5. 55. Paus. I.38.8.

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satisfaites. Par conséquent, après le départ des Corinthiens, ils se sont attaqués aux Athéniens lors de leur retour en Attique. La bataille s’est achevée par la défaite des Thébains, de sorte que la région d’Hysiai, et probablement celle de Scaphai, furent rendues aux Platéens ; les deux cités, en effet, sont sises à l’est de l’affluent de l’Aso- pos, tandis que Scolos et Érythrai se situaient à l’ouest. La région d’Hysiai, d’après le passage d’Hérodote 56, est reconquise par les Athéniens, pendant un temps très court, puis par les Béotiens que l’on voit pour la première fois désignés sous cette dénomination dans une opération militaire 57. Le même Hérodote considère qu’Hysiai constitue le dernier dème en Attique tandis que les Platéens étaient désormais alliés aux Athéniens en préservant des intérêts communs 58.

En guise de conclusion, on retiendra que le premier conflit en Béotie mentionné par les sources a dû opposer, au VIe siècle, les Thébains et les Platéens. Ce conflit s’explique, selon nous, par l’intention des Thébains d’étendre leurs frontières au sud du fleuve de l’Asopos ainsi que de faire entrer sous leur domination d’autres régions qui étaient sous le contrôle des Platéens. Dans ce contexte, on a pu obser- ver que ces derniers « ont été obligés » dans un premier temps, à cause de leur dif- férend de frontières avec les Athéniens concernant Éleuthères, de faire appel aux Spartiates pour affronter leurs voisins thébains. Le refus de Cléomène a alors con- duit les Platéens à se tourner vers les Athéniens et l’alliance a été réalisée sans doute par la concession d’Éleuthères aux Athéniens. L’arbitrage des Corinthiens n’a pas suffi à mettre fin aux revendications territoriales des Thébains. Toutefois, après une défaite subie par les Athéniens et les Platéens, ces derniers ont été conduits à recher- cher des alliés. Leur choix de ne pas demander d’aide aux habitants des villes voisi- nes, à savoir aux Tanagriens, aux Coroniens et aux Thespiens, ainsi que le renvoi, par l’Oracle de Delphes, aux habitants d’Égine, prouvent que les Thébains, avant 507 / 6 – c’est-à-dire au moment où ils effectuent une intervention militaire pour la première fois en tant que « Béotiens » en envahissant l’Attique avec les Spartiates –, n’avaient pas constitué une confédération sous leur domination, à l’inverse de ce que l’on prétend souvent. La première démarche militaire de l’ensemble des « Béo- tiens » en 507 / 6 et l’alliance entre les Platéens et les Athéniens feront apparaître

56. Hdt. V.74.2: « Cléomène, donc, avec de grandes forces, envahit le territoire d’Éleusis, cependant que les Béotiens, comme il était convenu avec lui, s’emparaient d’Oinoé et d’Hysiai, dèmes situés aux confins de l’Attique ». Une inscription béotienne a récemment vu le jour et confirmerait les di- res d’Hérodote concernant les conflits entre les Athéniens et les Béotiens ainsi que les Chalcidiens : cf. Aravantinos 2006. 57. Cf. Meidani (à paraître). 58. Identique à la situation d’Éleuthères était celle d’Oropos que les Athéniens avaient pris en charge, contre les Érétriens, auxquels d’ailleurs Oropos appartenait à l’origine.

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clairement aux cités béotiennes la nécessité de se coaliser, non seulement autour d’une amphictionie religieuse, mais aussi pour constituer une alliance temporaire à caractère militaire.

Katerina Meidani Université de Patras (Grèce)

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DIIS PLACANDIS. LES DESTINATAIRES DE LA PROCURATIO PRODIGIORUM

L’entente harmonieuse avec les dieux, la pax deorum, est ce vers quoi tendent tous les efforts des Romains, qui s’emploient sans relâche à se concilier les faveurs d’un ciel instable. Phénomène contre nature, le prodige concrétise brutalement l’intervention du divin dans le monde terrestre 1. Pour autant, il revêt une signifi- cation bien différente d’un peuple à l’autre : en Grèce, le prodige relève de la man- tique au même titre que le présage et il ne nécessite donc pas la mise en œuvre des rituels de procuration connus des Romains ; les Étrusques, eux, n’y voient qu’un pré- sage à caractère exceptionnel, ce qui lui vaut de faire l’objet d’une savante exégèse et de rites expiatoires appropriés. Toujours funeste, le prodige romain n’a, quant à lui, aucune valeur divinatoire. Qu’il soit d’ordre météorologique, végétal ou même animal, il n’est là que pour révéler aux hommes la rupture de la pax deorum. Un message divin que les Romains ne se bornent pas à recevoir, et qu’ils ne se soucient même pas d’interpréter : à ces signes patents de la colère céleste va répon- dre une procédure juridico-religieuse, d’une rigueur et d’une efficacité éprouvées. La procuratio, c’est-à-dire la « prise en charge », du prodige par les autorités civiles et religieuses visera, dans un premier temps, à éliminer la souillure qu’il représente, expiare, puis à se concilier à nouveau la faveur de la divinité, placare, au moyen d’un certain nombre de cérémonies. C’est sur cette placatio deorum, plus que sur l’expia- tio, qui n’est en fait qu’une purification de l’espace et des biens, que nous porterons notre attention : les tentatives d’apaisement du divin et, d’une manière plus géné- rale, la procuration dans son ensemble sont en tout cas constitutives d’une forme de dialogue entre hommes et dieux. L’échange reste toutefois inégal. La procuration, bien qu’elle soit annuelle et soigneusement encadrée par l’appareil religieux de Rome, s’inscrit tout de même dans un contexte de crise, et l’homme, sur qui pèse la menace divine, est indénia- blement en position d’infériorité. Plus encore que dans le simple sacrifice – qui, lui,

1. Selon l’excellente formulation de R. Bloch, c’est « l’irruption du sacré dans le profane » (Bloch 1963, 2). Cf. A. Bouché-Leclercq, s. v. Prodigia, in DA, IV / 1, p. 667 ; Bouché-Leclercq 1882, 74 : « phénomène miraculeux à caractère comminatoire » ; P. Händel, s. v. prodigium, RE, XXIII 2, col. 2283-2296.

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relève du culte ordinaire –, les Romains, déjà si formalistes, doivent veiller à l’effi- cience des rites qu’ils mettent en œuvre. Il y va du salut de la communauté tout en- tière. Afin d’optimiser l’efficacité de la procédure, les autorités religieuses préféraient s’en remettre à l’ensemble du panthéon romain, souvent élargi aux divinités des régions voisines. Une adresse générale, qui permettait d’embrasser la totalité des attributions et des forces divines susceptibles de favoriser le peuple de Rome. Nous verrons ensuite que cette approche globalisante, pourtant caractéristique du prag- matisme romain, va progressivement céder le pas à la tendance inverse : il faudra désormais mettre un nom sur la divinité courroucée, avant de lui adresser nom- mément les remedia propres à l’apaiser. Enfin, il s’agira de voir dans quelle mesure l’identité du destinataire divin était indispensable à la mise en œuvre des rites pla- catoires. En d’autres termes, les Romains pouvaient-ils, sans risque, apaiser des dieux qu’ils n’avaient pas réussi à identifier ? Et surtout de quels moyens la religion d’État, toujours soucieuse d’exactitude rituelle, disposait-elle pour contourner cet écueil ?

La procuration des prodiges est sans doute l’une des manifestations les plus évidentes de la religio – littéralement « le scrupule religieux » –, qui, à Rome, con- ditionne les relations entre hommes et dieux. Prudent, sourcilleux, pointilliste, le Romain l’est dans tous les actes du culte, qu’il s’agisse du sacrifice ou de la prière qui l’accompagne. A fortiori, il le sera plus encore dans une procédure censée rétablir l’excellence de ses relations avec les habitants du ciel. Les dieux sont irrités, et il im- porte de les apaiser pour rétablir au plus tôt une situation d’harmonie. Obsecrare, supplicare, ueniam poscere 2 : la religion romaine use et abuse des formules redon- dantes et de tous les procédés d’accumulation verbale. C’est un même souci d’effi- cacité qui préside à la mise en œuvre des rituels placatoires. Après s’être acquitté de l’expiation proprement dite, on n’hésite pas à célébrer successivement ou simulta- nément plusieurs cérémonies, que cette concomitance même rend plus performantes. Cette volonté de se concilier à tout prix la faveur des dieux – la faveur de tous les dieux – s’illustre pleinement dans quelques-uns des plus anciens rituels de la reli- gion romaine. On pourrait être tenté, a priori, d’y associer la lustratio urbis, le seul rituel lustratoire qui, ponctuellement, procède de la procuratio prodigiorum. Sous la forme d’une procession solennelle menée par les collèges sacerdotaux, la lustratio consiste à décrire un cercle cathartique autour du territoire urbain, afin d’éliminer les souillures constituées par les prodiges qui ont pu s’y manifester. Rite expiatoire plus que placatoire, la lustratio urbis vise donc essentiellement à purifier l’espace, et surtout le sol souillé par la chute de la foudre ou l’intrusion d’une créature jugée

2. Obsecrare : Liv. 31, 8, 2 ; Gell. 13, 23, 13 ; supplicare : Liv. 3, 63, 5 ; 10, 23, 2 ; ueniam poscere : 7, 40, 4 ; ueniam petere : 8, 9, 7 ; etc.

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néfaste ; elle n’est pas, directement, orientée vers la placatio deorum et vers des divi- nités pourtant localisées à l’intérieur de ce périmètre. En revanche, un autre cérémonial, tout aussi spectaculaire, sollicite plus expli- citement la uenia deorum. À partir de 399 avant J.-C., les décemvirs, prêtres romains du rituel hellénisant, prescrivent ponctuellement un nouveau mode de procuration, dont le caractère inédit justifie l’ample notice que lui consacre Tite-Live (5, 13, 4-6). Comme son nom l’indique, le lectisterne consiste à dresser les lits de table (lectos sternere) d’un banquet solennel auquel Rome convie les dieux 3. Pour autant, la pres- cription de ce rituel grandiose restera exceptionnelle autant qu’éphémère et, si on le célèbre cinq fois au cours du IVe siècle (Liv. 8, 25, 1), il ne réapparaît ensuite qu’à l’époque de la seconde guerre punique, en 218 et surtout en 217 avant J.-C. Tite-Live, notre source majeure en la matière 4, raconte ainsi qu’en raison d’une terrible épi- démie, en 399, les duumvirs préconisèrent la mise en œuvre de ce rite sans précé- dent. Tandis que de multiples festivités accaparaient la cité tout entière, on dressa trois lits de banquet sur lesquels prirent place, deux par deux, six divinités : d’abord Apollon et sa mère Latone, puis Diane et Hercule, et enfin Mercure et Neptune. Un cérémonial qui, au regard de la relation livienne, fut reproduit à l’identique pour – au moins – les cinq premiers lectisternes que connut Rome (Liv. 8, 25, 1). Autrement dit, à chaque fois qu’on réitéra la procédure et quelle qu’en fût la cause, une épidé- mie ou une famine, la table dressée par les prêtres romains dut toujours réunir les mêmes commensaux. Il serait fastidieux d’exposer ici toutes les interprétations aux- quelles ce panthéon problématique et ces associations divines ont pu donner lieu, d’autant qu’aucune d’entre elles ne propose d’hypothèse qui emporte la décision. Il est probable qu’à chaque fois, on ait jugé utile d’apaiser simultanément non seu- lement les dieux guérisseurs censés mettre fin à la pestilentia, mais aussi ceux qui pouvaient, comme Hercule, Mercure ou Neptune, favoriser l’approvisionnement de Rome. Un mode de placatio sinon expéditif, du moins efficace, qui permettait d’apaiser, en une seule fois, l’ensemble des dieux concernés. Plus magnifique, plus fastueux encore que les précédents, le lectisterne célébré en 217 semble être organisé selon une tout autre logique. Cette fois, il ne s’agissait pas de faire cesser un fléau mortifère, mais plutôt d’écarter de Rome la menace car- thaginoise, au lendemain de Trasimène (Liv. 22, 10, 9). Douze dieux conviés au festin, douze dieux derrière lesquels on a trop souvent voulu retrouver les douze Olym- piens de la mythologie grecque 5. Nous préférerions pour notre part reconnaître en

3. Voir en particulier G. Wissowa, s. v. lectisternium, RE, XII 1, col. 1108-1115 ; A. Bouché-Leclercq, s. v. Lectisternium, in DA, III / 2, p. 1006-1012 ; Gagé 1955, 168-179 ; Combet-Farnoux 1980, 329-330 et 399-400 ; Cèbe 1985 ; Champeaux 1989 ; Nouilhan 1989 ; Guittard 2003 ; Février à paraître a. 4. Avec Denys d’Halicarnasse, 12, 9, 9-10. 5. Mise au point commode dans Séchan & Lévêque 1966, 25-27.

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eux les dii consentes, ces douze grandes divinités qui, à elles seules, incarnaient le panthéon romain et dont Varron (rust. 1, 1, 4) voyait les statues de bronze doré qui, au cœur de l’Vrbs, se dressaient sur le Forum. Des dieux certes hellénisés, à une épo- que où l’interpretatio Graeca avait déjà imprimé sa marque, mais qui conservent néanmoins leurs attributions originelles : Jupiter, Junon, Minerve, la Triade Capi- toline, mais aussi Vesta, déesse du foyer civique, Vulcain, dieu du feu, Mars, dieu de la guerre, Cérès nourricière et Vénus, mère des Énéades, ainsi qu’Apollon, Diane, Mercure et Neptune, déjà présents, eux, lors du premier des lectisternes. Comment expliquer cette volonté de recourir, simultanément, à tant de puissances et de com- pétences diverses ? Lors des premiers lectisternes, l’influence du modèle olympien ne se faisait pas encore sentir, mais on peut concevoir qu’on ait voulu réunir alors une sorte d’échantillon représentatif du personnel divin. L’exemple du lectisterne des Douze dieux (puisque tel est le nom qu’on lui donne couramment) montre en tout cas que la visée était double : obtenir l’aide efficace de chacune de ces divinités nommément désignées et, en même temps, apaiser à travers elles la totalité du pan- théon romain. Un cérémonial qui, sous le couvert d’honorer des divinités spécifi- ques, seules nommées et conviées au festin sacré, embrassait en fait l’ensemble des attributions divines susceptibles de secourir Rome et ses habitants. À cette (relative) économie de moyens, nous pourrions opposer les rites plus démonstratifs de la supplication, qui, elle, ne prive aucun dieu de la dévotion po- pulaire. Souvent rattachée à la religion grecque – qui ne lui connaît pourtant pas d’équivalent –, la supplicatio expiatoire a tout lieu d’être considérée comme un rite romain, mais teinté d’hellénisme. Elle se présente comme une forme dérivée de la supplication entre hommes, fondée elle aussi sur un rapport d’inégalité entre sup- pliant et supplié. Ce n’est toutefois plus l’étranger qui réclame l’hospitalité, ni le vaincu qui demande grâce au vainqueur, mais l’individu qui, dans sa condition de mortel, implore le pardon ou le secours de la divinité. Une divinité toute-puissante, qu’il s’agira de fléchir par une attitude de soumission caractéristique du rituel 6. Supplicare, c’est d’abord, comme l’indique vraisemblablement l’étymologie, même si elle est discutée, ployer le genou (de plicare, « plier ») en « s’abaissant », littérale- ment (sub-), devant les dieux ; ou, plus exactement, le fait de « prier en manifestant sa soumission », d’« implorer », comportement qui est celui du supplex, la supplica- tio étant « l’acte d’implorer les dieux ». C’est aussi, lors des cérémonies les plus spec- taculaires, les matrones romaines qui, en larmes, balayent de leurs cheveux dénoués les marches des sanctuaires 7. C’est enfin l’une des cérémonies les plus grandioses

6. Pour ne pas alourdir une bibliographie surabondante, nous nous bornerons à citer Freyburger 1977 et 1978, ainsi que notre thèse (Février à paraître b), à paraître chez Brepols (collection « Recherches sur les rhétoriques religieuses »), à laquelle nous renvoyons pour tout ce qui suit. 7. Liv. 3, 7, 8 ; 26, 9, 7-8.

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de l’arsenal placatoire des prêtres romains, qui fait que le peuple de Rome, en habits de fête, parcourt la Ville pour aller s’agenouiller aux portes des temples. D’après le témoignage livien et les formules récurrentes qui accompagnent la mention du rituel – ad omnia puluinaria, circa omnia puluinaria 8 –, le champ d’ap- plication de la supplicatio s’étend ainsi à l’ensemble des puluinaria que compte la Ville. Encore faudrait-il préciser ce que l’on entendait par puluinaria. Le terme pu- luinar (de puluinus, « coussin ») désignait surtout les banquettes garnies de coussins sur lesquelles prenaient place les dieux conviés aux lectisternes ; à l’époque impé- riale, le puluinar n’est autre que la loge occupée par le prince et sa famille au Circus Maximus. Dans le contexte de la supplicatio, le terme désignait sans doute une sorte de reposoir, installé de façon permanente derrière la colonnade du temple, auprès duquel hommes et femmes venaient s’agenouiller et déposer leurs offrandes. Ce qui ne s’appliquait, à l’origine, qu’au réceptacle des actes de dévotion a ensuite donné son nom, par métonymie, au sanctuaire lui-même. Dans nos textes, puluinaria est donc un synonyme de templa, de sacella ou encore de delubra 9, pour désigner les temples auprès desquels les suppliants devaient aller implorer les dieux. Il nous est difficile de répertorier avec précision l’ensemble des sanctuaires concernés par le rituel. Tout au plus pourrons-nous limiter cet inventaire aux sanctuaires effective- ment susceptibles d’accueillir les dévotions des supplices : ceux qui se réduisaient à un simple autel en étaient forcément exclus, de même que les lieux de culte réservés à une catégorie sociale bien définie 10. Malgré tout, l’expression omnia puluinaria devait recouvrir un nombre impressionnant d’édifices, augmenté, au fil des ans, par l’apparition de divinités nouvelles qui venaient grossir le panthéon romain. Les compita, et plus précisément les sanctuaires de ces carrefours 11, recevaient également la visite des suppliants, venus honorer les Lares Compitales, protecteurs de l’espace urbain et des hommes qui l’occupent 12. Bref, l’adresse du rituel placatoire à l’ensemble des dieux possédant un sanctuaire à Rome semblait garantir immanquablement l’efficacité de la procédure, si bien qu’il

8. Liv. 21, 62, 9 ; 22, 1, 15 ; 24, 10, 13 ; 27, 4, 15 ; 27, 11, 6 ; 30, 21, 10 ; 31, 8, 2 ; 31, 9, 6 ; 32, 1, 14 ; 34, 55, 4 ; 36, 2, 2 et 4 ; 40, 19, 5 ; 40, 28, 9 ; 41, 9, 7 ; 43, 13, 8 ; 45, 2, 8 ; 45, 16, 6 et 8. 9. Liv. 3, 5, 14 : omnia delubra ; 3, 7, 8 ; 26, 9, 7 ; 27, 50, 5. Obs. 13 : circa compita sacellaque ; 44 : circa omnia templa. 10. Malgré ce que semble suggérer G. Dumézil ; cf. Dumézil 1974, 561 : « tout le peuple est convié, tous les dieux l’accueillent… ». 11. Chaque quartier possédait en effet, à la fin de la République, son autel des Lares Compitales. Riches et pauvres pouvaient ainsi rendre un culte aux divinités des carrefours, dont les statuettes étaient exposées dans de petites chapelles (cf. Ramos Crespo 1988). Sur le culte de ces Lares, voir Wissowa 1912, 166-171 ; Dumézil 1974, 347-351. 12. Les historiens font, à plusieurs reprises, mention de supplications aux carrefours. Cf. Liv. 27, 23, 7 ; 38, 36, 4 ; Obs. 13.

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ne paraissait pas nécessaire aux prêtres de « nommer » les dieux 13 vers lesquels ils dirigeaient la ferveur du peuple. Sollicités officiellement par le Sénat, les pontifes, les décemvirs ou, dans une moindre mesure, les haruspices ne jugeaient donc pas utile de mentionner dans leur responsum le nom des dieux qu’il convenait d’apai- ser : peu importait qu’on apaisât tel ou tel, pourvu qu’on les apaisât tous. À tel point qu’on n’hésita pas, à plusieurs reprises, à élargir la prescription du rituel aux habi- tants des régions avoisinantes 14, voire à l’Italie tout entière 15. Pour autant, l’exemple de la supplicatio expiatoire permet d’observer l’émer- gence d’une placatio d’un nouveau type, adressée cette fois à une divinité particu- lière.

En effet, à partir du IIIe siècle avant notre ère s’impose le modèle de ce que nous pourrions appeler supplication de « réparation », adressée à une divinité particu- lière. Il s’agit cette fois de se concilier les bonnes grâces d’un dieu ou d’une déesse dont la colère est désormais manifeste. Que les mortels se soient rendus coupables de négligence à l’égard de la divinité ou que celle-ci ait été, en son sanctuaire, atteinte par l’un des prodiges observés, il importe d’apaiser au plus tôt sa colère par les rituels appropriés. La supplicatio était donc célébrée auprès du sanctuaire de la divi- nité concernée et, le cas échéant, aux lieux mêmes où le prodige était survenu 16. C’est ainsi qu’une supplicatio est organisée, en 210 avant J.-C., à Capène, près du lucus de Feronia, où, si l’on en croit Tite-Live, quatre statues s’étaient couvertes d’une sueur sanglante ; les pontifes ordonnent alors une journée de supplication en l’honneur de Feronia, déesse de la fertilité et du monde sauvage, ainsi qu’une seconde journée, célébrée à Rome et adressée cette fois ad omnia puluinaria 17. Peu après, en 206 avant J.-C., l’extinction du feu de Vesta entraîne non seulement le châtiment de la prêtresse coupable, mais aussi la prescription d’une supplication au temple de la déesse (Liv. 28, 11, 6-7). Supplication dont la mise en œuvre ne laisse pas de soulever des interrogations, dans la mesure où, comme on le sait, la petite tholos n’abritait

13. Sur le sens de la notion dans les religions antiques, voir Belayche et al. 2005. 14. Liv. 7, 28, 8 (344 av. J.-C.) ; 22, 10, 8 (217 av. J.-C.). 15. Liv. 40, 19, 5 (181 av. J.-C.). 16. Outre les exemples cités plus bas, nous pourrions mentionner la supplicatio organisée en 177 avant J.-C. à Crustumérie, où une auis sanqualis avait frappé de son bec une pierre sacrée ; il s’agis- sait probablement d’apaiser les divinités locales, auxquelles l’oiseau sacrilège avait porté atteinte (Liv. 41, 13, 1-3 : in Crustumino auem sanqualem, quam uocant, sacrum lapidem rostro cecidisse […]. In Crustumino diem unum in ipso loco supplicatio fuit […]). 17. Liv. 27, 4, 14-15 : […] in agro Capenate ad lucum Feroniae quattuor signa sanguine multo diem ac noc- tem sudasse. […] et supplicatio diem unum Romae ad omnia puluinaria, alterum in Capenate agro ad Feroniae lucum indicta.

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pas de statue 18. Les suppliants allaient-ils s’agenouiller devant la flamme sacrée qui symbolisait la déesse ? Mais le rituel, fondé pour une très large part sur l’anthropo- morphisme divin, aurait perdu, en ce cas, beaucoup de sa signification 19. On croira donc qu’une statue se trouvait effectivement, non pas à l’intérieur de l’aedes, mais bien dans son vestibule, ce qui rejoint la règle commune. En 218 avant J.-C. avaient eu lieu deux supplications, l’une adressée à la Fortune de l’Algide, divinité sur laquelle nos sources ne nous livrent aucune information, et l’autre, à Hercule (Liv. 21, 62, 8-9). Si Tite-Live ne précise pas à la suite de quels pro- diges il aurait été nécessaire d’apaiser précisément ces divinités, le contexte histori- que – on est entre les batailles de la Trébie et de Trasimène – incite à penser qu’on a voulu, à ce moment, se propitier les puissances divines susceptibles de conduire Rome à la victoire et, en particulier, de régénérer la vigueur de ses troupes. C’est sans doute la raison pour laquelle on célébra au même moment des sacrifices offerts au Genius publicus, ainsi qu’un lectisterne en l’honneur de Iuuentas, incarnations céles- tes des forces vives de la fécondité et de la vitalité romaines. La supplication n’est donc pas le seul cérémonial qui fasse l’objet d’une prescription nominale. Les lectis- ternes individuels font une apparition fugitive à la fin du IIIe siècle avant J.-C. (cf. Liv. 22, 1, 18 et 19, où sont mentionnés un lectisterne en l’honneur de Junon Reine et un autre en l’honneur de Saturne), avant d’échapper à la procuratio prodigiorum pour rejoindre les rites du culte ordinaire. Comme si le fait de cibler les rites placatoires conférait plus d’efficacité à l’en- semble de la procédure. Ici s’exprime, une fois encore, le pragmatisme romain, qui ne va pas sans une certaine parcimonie : on réduit l’ampleur de la procédure, en la restreignant à un rituel adressé à une divinité unique, qui gagne ainsi en précision. Il ne s’agit plus – même si cette pratique subsiste encore – de solliciter en bloc tou- tes les puissances divines, mais bien de proposer un remedium en adéquation avec la nature et les attributions du dieu que l’on se sera, au préalable, attaché à identi- fier. Bien souvent, le destinataire s’impose de lui-même, en particulier lorsque le prodige survient dans un sanctuaire et lorsque le dieu manifeste sa colère ou son chagrin à travers la statue qui le matérialise. Dans le passage que nous évoquions à l’instant, Tite-Live mentionne le fait qu’un corbeau s’était introduit dans le temple de la Junon de Lanuvium, avant de s’installer sur le siège de la déesse : coruum in

18. Cf. Ov., fast. 6, 295 sq. : Esse diu stultus Vestae simulacra putaui, / mox didici curuo nulla subesse tholo, avec la note 91 de l’édition R. Schilling, p. 177 (CUF). 19. Julius Obsequens, 8, nous apprend pourtant que le même rituel fut prescrit dans des circonstances similaires, en 178 avant J.-C. : Vestae penetralis ignis extinctus. Virgo iussu M. Aemilii pontificis maximi flagro caesa negauit ulterius interiturum. Supplicationibus habitis in Hispania et Histria bella prospere administrata.

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aedem Iunonis deuolasse atque in ipso puluinari consedisse (21, 62, 4). Le Sénat décida alors de s’en remettre aux compétences des decemuiri sacris faciundis, qui prescrivi- rent, entre autres remedia, que l’on portât une offrande d’or à la Seispes Mater Regina et que l’on offrît en outre une statue de bronze à Junon Reine sur l’Aventin (21, 62, 8). Nous pourrions citer également un autre prodige, à la fois différent et curieuse- ment similaire. Obsequens, 55, raconte en effet qu’en 90 avant J.-C., Caecilia Metella fit un songe où lui apparut Junon Sospita : la déesse fuyait son propre sanctuaire 20, souillé par l’inconduite de certaines matrones qui y avaient fait commerce de leur corps et par une chienne qui s’y était installée avec sa portée. La présence d’un chien, animal « obscène » pour les Anciens, constituait à la fois un sacrilège et un présage de mauvais augure (cf. le double sens d’obscenus) et, de toute façon, l’intrusion d’un animal (chien, serpent ou volatile) dans un lieu sacré constituait un prodige parti- culièrement funeste 21. Il faut croire, d’ailleurs, que, contrairement à l’usage, ce pro- dige virtuel (puisqu’il n’existait que dans le songe de Caecilia) fut pris en compte par le Sénat : le prestige considérable des Metelli n’y était sans doute pas étranger 22. Le temple fut nettoyé, purifié 23 et une supplication fut célébrée en l’honneur de la déesse 24. Parallèlement à ces cérémonies qui ressortissent proprement à la placatio deo- rum, il faut mentionner les rituels qui, beaucoup plus nombreux, relèvent d’une démarche essentiellement propitiatoire. Il ne s’agit plus, alors, d’apaiser la colère d’un dieu ou d’une déesse dont le nom s’est trouvé associé au prodige, mais plutôt de requérir l’assistance d’une divinité tutélaire bien définie, seule capable, par ses attributions, de résoudre la crise du moment. Une adéquation prodigium / remedium qui fait jouer à la divinité le rôle d’une puissance secourable, ultime espoir d’une cité en péril. On pense bien sûr, en premier lieu, aux dieux guérisseurs dont Rome sollicite, tour à tour, les pouvoirs salutaires 25. En 433 avant J.-C., alors qu’une terrible pestilentia exerce ses ravages, les auto- rités religieuses décrètent le vœu d’un temple en l’honneur d’Apollon, afin de réta- blir et, à plus long terme, de garantir la santé du peuple romain. La construction de ce temple, édifié aux Prés Flaminiens, accompagne en fait l’entrée officielle d’Apol- lon dans le panthéon romain, en 431 avant J.-C. 26. Dieu « adopté », le dieu de Del- phes garde à Rome le nom qu’il portait en Grèce, en même temps qu’il restreint ses

20. Non celui de Lanuvium, mais plus probablement celui de Rome, sur le Forum Holitorium ; cf. Liv. 34, 53, 3. 21. Nous renvoyons à notre article, Février 2003. 22. Voir Montero Herrero 1994, 111. 23. Cic., diu. 1, 4 ; 1, 99. 24. Obs. 55. 25. Varron, frg. 157 Card. : propter aegros medicus uel uel Aesculapius. 26. Liv. 3, 63, 7 ; 4, 25, 3 ; 4, 29, 7.

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attributions au domaine de la médecine. Appelé au secours de la ualetudo populi, Apollon romain restera un dieu guérisseur, et ce jusqu’à l’époque augustéenne. En effet, avec la construction de son nouveau sanctuaire, en 28 avant notre ère, c’est un autre Apollon qui prend place sur les hauteurs du Palatin : dieu solaire, dieu des arts et de la mantique, Apollon ne possède plus le monopole de la salubrité pu- blique. Tite-Live relate qu’en 293 avant J.-C., une autre pestilentia – nous hésitons à utiliser le terme anachronique d’« épidémie » –, dont l’ampleur et la virulence étaient sans précédent, conduisit les décemvirs à ordonner l’introduction, à Rome, du culte d’Esculape (Liv. 10, 47, 6-7). Il fallut cependant attendre deux années pour qu’on allât chercher le dieu dans son sanctuaire d’Épidaure et qu’il fasse, sous l’ap- parence du serpent, son entrée triomphale dans la Ville 27. Soucieux de mettre fin au fléau, les prêtres prescrivirent donc, à plus court terme, une supplicatio en l’hon- neur du dieu médecin, probablement organisée auprès d’un édicule temporaire, puisque le sanctuaire de l’île Tibérine n’existait pas encore à cette date. D’autres divinités apparaîtront plus propres à revigorer les forces guerrières de Rome et surtout à assurer la victoire de la cité. C’est le cas en 217 avant J.-C., au len- demain de la bataille de Trasimène, lorsqu’on décide, non seulement de renouveler un vœu à Mars et de célébrer un printemps sacré, mais aussi de vouer un temple à la Vénus sicilienne du mont Éryx et un autre à Mens, incarnation divine de l’intelli- gence guerrière (Liv. 22, 9, 9-11). En 205 avant J.-C., alors que l’ennemi punique con- tinue à s’acharner contre Rome et que la victoire ne semble pas acquise, des pluies de pierres continuelles incitent les sénateurs à recourir aux compétences décemvi- rales (Liv. 29, 10, 4-5). Après avoir consulté les Livres Sibyllins, les décemvirs préconi- sent alors l’introduction du culte de Cybèle, la puissante déesse phrygienne, censée permettre à l’armée romaine de vaincre les Carthaginois. En 114 avant J.-C. enfin, c’est l’inconduite de trois vestales, toutes coupables d’incestum, qui déchaîne la co- lère divine et conduit les prêtres à ordonner la dédicace d’un nouveau sanctuaire. Vénus Verticordia, littéralement « Vénus qui tourne les cœurs », telle est l’épithète sous laquelle doit être honorée cette divinité salvatrice (Obs. 37). Des cœurs qu’il ne s’agit pas, loin s’en faut, de faire chavirer, mais plutôt de « retourner » dans le bon sens, afin de faire retrouver aux jeunes filles et aux matrones romaines leur sens de la dignité et une pudeur de bon aloi 28. Nous pourrions multiplier les exemples de cérémonies, de vœux ou de dédicaces adressés à chaque fois à une divinité précise. Bornons-nous à observer ce souci constant de rapporter à un seul dieu le rituel mis en œuvre, et donc d’orienter vers un destinataire unique les dévotions de tout un

27. Liv., per. 11, 3 ; Ov., met. 15, 622-744. 28. Val. Max. 8, 15, 12 : […] quo facilius uirginum mulierumque mens a libidine ad pudicitiam conuerte- retur.

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peuple. Encore fallait-il, pour que la placatio aboutît, que la divinité en question fût identifiée avec précision. Cette identification n’était pas le fruit du hasard : elle relevait, au même titre que la sélection des rituels de procuration, de la compétence des prêtres (qui jouaient le rôle d’experts auprès du Sénat) et donnait lieu à une procédure apparemment très formelle. Au regard des exemples que nous fournissent les historiens, les deux collèges sacerdotaux, auxquels s’ajoutent les haruspices, impliqués alternativement ou simultanément dans la procuratio, étaient habilités à définir quels dieux avaient manifesté leur courroux 29. Les pontifes (Liv. 30, 2, 13), les haruspices (32, 1, 14 ; 41, 13, 3), mais surtout les décemvirs (36, 37, 4-5 ; 37, 3, 5 ; 40, 19, 4 ; 40, 45, 5 ; 42, 2, 3-6 ; 43, 13, 7-8) étaient amenés, au cours de la procédure, à révéler le nom des dieux vers lesquels il fallait diriger les prières des hommes. Le caractère lacunaire de nos sour- ces nous contraint à la plus grande prudence dans l’interprétation de ces données. Toutefois, en considérant la procédure dans son ensemble et le schéma qu’il est per- mis d’en tracer, on peut supposer que les pontifes intervenaient plus souvent que les autres collèges comme conseillers immédiats des sénateurs 30. Plus fréquemment sollicitée, leur compétence trouvait aussi plus rapidement ses limites et, dans les situa- tions plus alarmantes, les autorités préféraient s’en remettre à la science, plus exo- tique sans doute, des décemvirs sacris faciundis et des haruspices étrusques. Rien d’étonnant alors à ce que les devins toscans, particulièrement habiles à établir des correspondances entre les parties des exta et les régions du ciel, aient excellé dans l’identification des dii irati, en tirant probablement de leurs libri rituales de pré- cieuses grilles de lecture. Quant aux gardiens des Livres, détenteurs d’oracles que Rome prétendait tenir du dernier de ses rois et, avant lui, de la Sibylle cumaine, ils étaient, par leur statut de lecteurs et d’interprètes, les mieux placés pour révéler au profane le nom des dieux qu’il importait d’apaiser. Des noms dictés, comme le vou- lait la tradition, par l’oracle lui-même et qu’il leur appartenait donc de déchiffrer, par-delà les sinuosités de l’hexamètre grec, dans les inestimables libri du Capitole 31. Lorsqu’ils avaient enfin identifié les destinataires de la procédure en cours, les prêtres rédigeaient un décret qui devait être transmis au Sénat afin que celui-ci puisse procéder à la mise en œuvre des remedia. On a tout lieu de penser, cepen- dant, que cet édit était bien distinct de la prescription proprement dite, laquelle ne concernait que la nature et l’ampleur des cérémonies, et qu’il relevait comme elle

29. La formule consacrée, avec ses variantes, est : editi a collegio pontificum dei quibus sacrificaretur (Liv. 30, 2, 13). 30. Ainsi, sans que le nom des dieux apaisés soit indiqué, Liv. 24, 44, 9 ; 27, 4, 15 ; 27, 37, 4 et 7 ; 34, 45, 8 ; 39, 22, 3-4 ; 41, 16, 6. Sans compter tous les cas où le nom du collège compétent n’est pas non plus précisé… 31. Voir nos articles : Février 2002 et 2004.

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de la plus stricte juridiction, comme en témoigne le caractère répétitif des formules reprises par Tite-Live. Même si l’on peut regretter que l’historien n’indique pas, pré- cisément, les dieux concernés par la procuration, sans doute parce qu’il ne fait que reproduire ici la concision des sénatus-consultes et des archives sacerdotales, il res- sort nettement de ces relevés qu’au second siècle avant notre ère, l’identification des dieux et la destination précise des rites avaient pris une importance capitale dans la procédure.

Pouvait-on cependant nommer tous les dieux dont on s’employait à apaiser la colère ? À en croire nos sources, il semble que non. C’est un passage d’Aulu-Gelle qui, pour la troisième et dernière partie de cet exposé, retiendra notre attention. L’auteur des Nuits attiques fait ici référence à une situation particulière, qui interdit d’énoncer le nom de la divinité à laquelle sont adressés les rites placatoires (Gell. 2, 28, 2-3, d’après Varron, frg. 78 Card.). Quelles conclusions tirer de ces allégations qui, dans une certaine mesure, semblent aller à l’encontre de ce que nous évoquions précédemment ? Force est de constater qu’il s’agit là d’un cas particulier : Aulu-Gelle souligne d’ailleurs explicitement le fait que l’usage est bien, d’ordinaire, de décider, statuere, et de rendre compte officiellement, edicere, du nom de la divinité que l’on entre- prend d’apaiser, ita uti solet. Une exception à la règle qui semble se justifier ici par l’ignorance des Anciens quant à l’origine des secousses sismiques. Suivant l’argu- mentation développée par Aulu-Gelle, les Romains ne savaient pas à quel dieu attri- buer les phénomènes telluriques, et, par conséquent, s’ils procédaient avec soin à la procuration de ce prodige, ils se gardaient bien en revanche de donner le nom de la divinité en l’honneur de laquelle les rites étaient célébrés. Une précaution qui s’accordait pleinement avec la prudence extrême dont ils faisaient preuve dans les actes du culte, in dis inmortalibus animaduertendis castissimi cautissimique : il ne fallait à aucun prix qu’une appellation fautive, qu’un nom employé pour un autre, puisse lier le peuple romain à une divinité qui n’était nullement concernée et qui aurait pu, à l’inverse, s’irriter de cette sollicitation injustifiée. Il n’est nul besoin de revenir ici sur le formalisme de la prière romaine, et il suf- fira de se reporter, pour l’essentiel, aux travaux de C. Guittard 32. Nous ne repren- drons pas non plus le passage bien connu de l’Histoire naturelle que Pline consacre à la prière et à la rigueur de son énonciation (Plin., nat. 28, 10-11). L’adresse d’une prière ou d’une victime sacrificielle à une divinité donnée fait plus précisément l’objet d’une réflexion menée par Arnobe. Dans le livre III de son Aduersus natio- nes, l’apologiste chrétien s’interroge d’abord sur les conditions d’une invocation ou

32. Guittard 1981 ; 1987 ; 1998 ; 2002 ; 2007.

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d’une requête : on ne peut invoquer qu’une divinité dont on connaît les attribu- tions (Arn. 3, 42, 2-3). Comme le précise Arnobe, il ne s’agit pas, explicitement, de connaître le nom de la divinité, mais plutôt de connaître son champ d’intervention pour savoir quelle divinité solliciter dans quelle circonstance. Au chapitre suivant, il poursuit en évoquant les conséquences fâcheuses qu’entraînerait une erreur, soit dans l’attribution de la victime sacrificielle, soit dans l’invocation du nom de la divi- nité (3, 43, 1-3). Toute méprise de la part de l’officiant provoquerait irrémédiablement la colère de la divinité et un vice de forme, piaculum, qu’il faudrait alors expier : cum ignoratio rerum, personarum confusio et deos cogat offendat et necessario piaculum contrahi. Arnobe conclut alors :

Vsque adeo res exigit propriatim deos scire, nec ambigere, nec dubitare de uniuscuius- que ui, nomine, si alienis ritibus et appellationibus fuerint inuocati, et aures ha- beant structas et piaculis nos teneant inexpiabilibus obligatos (3, 43, 4).

On comprend mieux les efforts déployés par les Romains pour se préserver de tout piaculum et réussir à invoquer dans leurs prières des dieux dont ils ignoraient le nom. C’est ainsi que, pour pallier cette incertitude, ils recouraient à « des formu- les de prudente ambiguïté », pour reprendre l’expression de J. Bayet 33, sur le modèle siue deus, siue dea. Des formules que l’on retrouve dans des rites officiels à caractère ponctuel, comme la deuotio ou l’euocatio, mais également dans la religion privée. Caton décrit d’ailleurs avec précision le rituel rustique qui précédait l’ouverture d’une clairière (agr. 139). Il s’agissait d’offrir le sacrifice d’un porc pour expier le sacri- lège constitué par l’amputation d’une partie du bois, tibi ius est porco piaculo facere illiusce sacri coercendi ergo harumque rerum ergo. En même temps, puisque le pay- san ne savait quelle était la divinité tutélaire du lucus, il veillait à ne pas froisser sa susceptibilité par l’usage d’une formule inappropriée. Le texte d’Aulu-Gelle fait donc référence à une pratique tout à fait courante dans la formulation des prières romai- nes, mais exceptionnelle dans le cadre plus étroit de la procuration des prodiges. Au regard des relevés prodigiaux établis par Tite-Live, on constate qu’en effet la procuration des tremblements de terre ne donnait pas lieu aux mêmes cérémo- nies que pour d’autres prodiges. Le plus souvent, elle prenait la forme de feriae, c’est-à-dire de jours chômés pendant lesquels avaient lieu des supplications ou de simples sacrifices 34. En tout cas, jamais le nom des divinités concernées par la célé- bration de ces rites n’est mentionné dans nos textes, à l’exception de trois d’entre eux. La procuration mentionnée par l’Histoire Auguste, pour l’année 262 de notre ère, est à exclure d’emblée (SHA, Gall. 5, 2-5). Hormis la fiabilité toute relative de

33. Bayet 1969, 128. 34. Cf. Liv. 4, 21, 5 ; 34, 55, 1-4 ; Obs. 35 ; Suet., Claud. 22, 2 ; SHA, Gord. 26, 1-2.

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cette source, notamment pour toutes les références à la religion païenne, il semble évident que le Jupiter Salutaris ici mentionné n’était invoqué en ces circonstances qu’au nom de la salubrité publique : dans la suite du texte, il est fait référence à une terrible pestilentia qui avait décimé les populations. Plus intéressantes, sans doute, sont les procurations de 268 et de 174 avant J.-C. : Florus évoque ainsi l’érection d’un temple en l’honneur de Tellus, à la suite d’une secousse qui avait ébranlé le champ de bataille pendant la guerre contre les Picentins (1, 14, 2) ; Tite-Live rapporte, quant à lui, qu’une supplication fut adressée à la triade agraire de l’Aventin, en raison d’un tremblement de terre sur le territoire sabin (41, 28, 2). Il va de soi que cette suppli- cation n’a pas d’autre destinataire que Cérès 35, même s’il était impossible de la sé- parer de ses parèdres, Liber et Libera. Deux occurrences qui paraissent donc être en contradiction avec le texte d’Aulu-Gelle. En effet, la déesse romaine Tellus, bien différente de la grecque et de ses mythes, est avant toute chose l’incarnation divine de la terre, déesse du sol fertile et en même temps principe de fécondité qui fait naître, puis renaître à la vie les corps qu’elle accueille en son sein. Progressivement, la figure de Tellus sera mise en retrait au profit d’une Cérès, déesse de la germination, enrichie par les caractères de la Déméter grecque. Complémentaires à l’origine, les deux déesses restent néanmoins associées dans certains rites du férial romain (porca praecidanea, Sementiuae), où domine toujours la figure de Cérès. Déesse de la terre, Tellus est aussi déesse du mariage et de la procréation, avant d’être enfin déesse des morts et du monde souter- rain. C’est cette dernière attribution qui la caractérisera le mieux à l’époque classique : Tellus incarne le sol fécond qui reçoit les semences, le sol destructeur et régénéra- teur qui décompose et ressuscite les organismes, elle règne sur les profondeurs sou- terraines du monde tellurique. Rien d’étonnant donc à ce que les Anciens aient vu dans les tremblements de terre l’expression de sa colère. Puisqu’elle présidait au mariage, on considérait comme un funeste présage le fait que la terre tremble le jour des épousailles (Serv., Aen. 4, 166) ; des monnaies d’époque impériale la représentaient d’ailleurs avec l’épithète de Stabilis ou Stabilita 36, en référence aux secousses sismiques. Il n’y a donc aucune raison de douter qu’on ait pu l’apaiser nommément, en 268 avant J.-C. D’ailleurs, Cicéron lui-même expose ce qui constitue en quelque sorte l’étiologie de la placatio Telluris. Selon une tradition ancienne, ce serait Junon Moneta, la déesse qui « avertit », qui aurait, du fond de son sanctuaire, dicté au peuple romain le mode de procura- tion des tremblements de terre, sue plena (diu. 1, 101). Or, la truie pleine est préci- sément la victime propre de Tellus, comme celle de Cérès (Arn. 7, 22). Tout semble

35. Sur l’ensemble de la question, Tellus, Cérès et les tremblements de terre, cf. Le Bonniec 1958, 88-91. 36. Monnaies et médaillons : RIC II, p. 372, nos 276-278 ; 441, no 791 ; 445, nos 835-836 (Hadrien) ; Gnec- chi 1912, 39, no 5 (Faustine la Jeune) ; 65-66, nos 125-131 (Commode).

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donc cohérent : de longue date, les Romains savaient qu’en cas de secousses telluri- ques, ils pouvaient sacrifier une truie pleine à une divinité qui n’était autre que Tel- lus, déesse de la terre. Il était donc normal qu’on lui consacrât un temple, en 268, et qu’on allât supplier Cérès qui avait ici revêtu l’aspect infernal de la déesse qui par- tageait son culte. Comment, en ce cas, faut-il entendre le texte d’Aulu-Gelle ? G. Dumézil affirme 37 que les Romains avaient une conscience très nette de la nature de leurs dieux et sur- tout de la richesse, de la pluralité de cette nature, si bien qu’ils avaient également conscience des limites de leur savoir : incapables d’envisager la multiplicité des as- pects du divin, ils devaient donc redoubler de précautions en l’invoquant. Peut-être pourrions-nous envisager ici l’idée qu’il en allait de même pour Tellus, une figure mouvante, impalpable, aux attributions mal délimitées. Quoi qu’en dise Aulu-Gelle, qui amalgame à tort rationalisme scientifique et croyance religieuse, et si les Romains ne savaient comment la terre pouvait trembler, ils savaient en revanche quelle divi- nité pouvait la faire trembler. Cela étant, il est tout à fait concevable qu’ils n’aient pas pris le risque d’invoquer une déesse aussi insaisissable et dont les épithètes étaient multiples 38. En d’autres termes, ils identifiaient sans peine la destinataire de la procuration, mais ils ne savaient pas sous quelle épithète, nomen, ils devaient l’apaiser. Dans le même ordre d’idées, une autre hypothèse, qui n’exclut pas la précédente, serait que les Anciens aient attribué l’origine des tremblements de terre non seule- ment à Tellus, mais aussi à un certain nombre de divinités souterraines qu’ils ne parvenaient pas à identifier. Dans un cas comme dans l’autre, égaré dans le monde grouillant des forces obscures de la végétation et des morts, le Romain avouait peut- être son incapacité soit à citer les épithètes de Tellus, soit à nommer les indigitations multiples qui devaient assister celle-ci.

Au terme d’une analyse qui mériterait sans doute d’être approfondie, nous pou- vons déjà constater dans quelle mesure l’étude d’une pratique particulière, à savoir celle qui, dans la procédure de procuration des prodiges, consiste à apaiser les divi- nités, permet d’éclairer de manière plus générale l’attitude du Romain face à ses dieux. En contexte prodigial, l’élaboration du protocole rituel susceptible de calmer la colère divine est confiée d’emblée aux prêtres, pontifes, haruspices ou décemvirs. C’est à eux et à eux seuls qu’il appartient de définir non seulement quelles cérémo- nies semblent les plus propres à expier les souillures et à apaiser les dieux, mais aussi

37. Dumézil 1974, 60 sq. 38. Cf. Serv. auct., Aen. 4, 166 : cui etiam uirgines, uel cum ire ad domum mariti coeperint, uel iam ibi positae, diuersis nominibus uel ritu sacrificant.

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quelle ampleur et quelle orientation il s’agit de donner à ces rites. En d’autres ter- mes, de déterminer vers quelles divinités diriger les prières et les sacrifices dont dé- pend le salut de Rome. Bien souvent, nous l’avons vu, la placatio deorum est adressée de façon globale à l’ensemble des dieux que compte Rome, manière de n’en oublier et surtout de n’en offenser aucun. C’est le cas de la supplication, célébrée ad omnia puluinaria, et aussi, dans une moindre mesure, celui du lectisterne, fastueux ban- quet auquel, à travers les douze Consentes, est convié le « panthéon », au sens éty- mologique du terme. Pour autant, à partir du IIIe siècle avant notre ère, émerge en parallèle un souci de précision et d’efficacité : les prêtres s’attachent ainsi à identi- fier les dieux irrités afin de leur adresser nommément les cérémonies adéquates. Une placatio désormais nominale, dont le succès se trouve par là-même assuré. Enfin, le cas si particulier des tremblements de terre permet de mettre en évidence le scru- pule exacerbé du Romain en matière de religion. Aux prises avec un monde souter- rain qu’il connaît mal et qu’il redoute, il préférera s’abstenir de nommer une divinité pourtant identifiable, plutôt que de l’invoquer à mauvais escient.

Au regard de ces trois attitudes se dégage néanmoins une constante : un forma- lisme rigide, précautionneux (cautissimus, diraient les Anciens), qui seul peut ga- rantir la tranquillité d’esprit du Romain. Par ailleurs, s’impose l’idée que dans la procuration des prodiges, plus encore que dans tout autre domaine, les dieux de Rome sont définis avant tout par leur champ d’action. Ce sont des forces agissantes et c’est à ce titre qu’ils sont sollicités et, le cas échéant, « nommés », au moyen d’une épiclèse ou d’une épithète fonctionnelle, par les mortels. Nommer un dieu en l’in- voquant par son surnom, c’est en quelque sorte recourir à la spécificité de son pou- voir. L’invoquer sans le « nommer », c’est-à-dire sans spécifier son surnom 39, c’est recourir à la totalité et à la multiplicité de ses attributions. Nous conclurons, pour notre part, qu’à l’instar du vieux Numa, le Romain, lorsqu’il traitait avec les dieux, tirait toujours son épingle du jeu.

Caroline Février Université de Caen Basse-Normandie

39. Cf. la formule citée par Serv. auct., Aen. 2, 351 : et pontifices ita precabantur : « Iuppiter Optime Maxime, siue quo alio nomine te appellari uolueris ».

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Diis placandis. Les destinataires de la procuratio prodigiorum

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MYTHE ET ALLÉGORIE DANS L’ŒUVRE DE LUCIEN

On oppose volontiers à l’irrationalité du mythe, création collective dont l’ori- gine se perd dans la nuit des temps archaïques, la rationalité de l’allégorie, sous son double aspect de technique interprétative (allégorèse) et de procédé d’écriture (allé- gorie créatrice) 1. Mythe, allégorèse et allégorie occupent une place importante dans l’œuvre de Lucien, et ils y font l’objet d’un traitement qui, à première vue, semble très différencié : Lucien se montre fort critique à l’égard du mythe, il porte sur l’al- légorèse, cet instrument de sauvetage du mythe, un regard souvent ironique, mais affiche pour l’écriture allégorique une visible sympathie – au point que l’on pour- rait se demander s’il n’a pas nourri l’intention d’introniser l’allégorie en lieu et place du mythe déchu, pour assurer ainsi la victoire d’un univers mental plus rationnel. Mais les apparences, chez Lucien, sont souvent trompeuses, et une lecture plus at- tentive montre que l’opposition entre mythe et allégorie n’est pas, dans son œuvre, si tranchée qu’on aurait pu croire, que le rejet du mythe est moins radical, l’adhé- sion à l’allégorie moins entière qu’il ne semblait de prime abord, et qu’il existe même de troublantes convergences dans l’emploi que notre auteur fait de l’un et de l’autre.

Lucien et la tradition mythique : de la critique à l’allégorèse

La mythologie en question Dans le corpus lucianesque, il est peu d’ouvrages, même ceux qui, par leur con- tenu, paraissent les plus proches de l’actualité – écrits pamphlétaires ou satiriques –, qui soient tout à fait dépourvus de références mythiques, et les opuscules entière- ment mythologiques, ayant pour protagonistes dieux ou héros (on songe aux fameux Dialogues des dieux) occupent, dans l’ensemble de l’œuvre, une place de premier plan : ce sont eux qui ont assuré à Lucien l’essentiel de sa célébrité posthume, et lui

1. Tandis que l’allégorèse s’emploie à extraire une signification rationnelle de mythes déjà constitués, l’allégorie créatrice invente elle-même des discours porteurs d’une vérité seconde, des discours où le sens premier a pour seule fonction de donner accès à une signification autre. Sur ce double aspect de l’allégorie, voir Pérez-Jean & Eichel-Lojkine 2004 (introduction).

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ont valu d’être utilisé à la Renaissance comme usuel en matière de mythographie 2. Pareille affection pour les mythes, fréquente chez tous les auteurs de l’époque im- périale, même si peu d’entre eux ont usé de la mythologie aussi massivement que Lucien, s’explique bien sûr par le rôle que la paideia attribuait sous l’Empire à la lec- ture d’Homère et Hésiode, vaste répertoire de récits légendaires sur les dieux et les héros. Développée par l’éducation à tous les niveaux, depuis l’apprentissage des let- tres jusque dans les classes de rhétorique 3, la familiarité avec le mythe était entrete- nue aussi par les spectacles 4 et par les arts figurés, sculpture, peinture et mosaïque, qui contribuaient à répandre les thèmes du répertoire mythologique à travers tout l’Empire 5. Tout en puisant copieusement dans cette « vulgate mythique », Lucien affiche une attitude résolument critique à l’égard des mythes traditionnels, qu’il traite de « sornettes » (lhro"` ) et de « pure fumée poétique » (kapno"; atecnwj "` poihtiko"v ) 6, de « fables étranges et prodigieuses » (ajllovkota kai; teravstia muqivdia), « ridi- cules » (katagevlasta) et mensongères 7. En divers passages, Lucien s’en prend di- rectement à Homère et Hésiode, qu’il considère comme les créateurs des mythes, selon l’usage habituel des Anciens : il dénonce les « froids discours » (yucrologiva)

2. Voir Lauvergnat-Gagnière 1988, 65 et 288-289 : l’auteur évoque notamment la Mythologie de Natale Conti, parue à Venise en 1551 ; Lucien y est fréquemment cité pour source. 3. Les progymnasmata empruntaient volontiers leur matériau à la mythologie : les mythes servaient de support aux exercices de réfutation et de confirmation ; il existait aussi un exercice d’explication de mythe, comme le signale Pernot 1993, 767. Par ailleurs, les théoriciens recommandaient l’emploi du mythe pour la composition des discours épidictiques : Hermogène énumère les fables poétiques (en- fances, combats et amours des dieux et des démons) que peut utiliser le panégyrique (Bompaire 1958, 197). 4. Les arguments de la pantomime étaient généralement mythologiques, comme nous le rappelle le traité de Lucien Sur la danse : s’employant à y définir « le savoir du danseur » (37 : hJ tou` ojrchstou` polumaqiva), Lucien énumère « toute la mythologie attique » (39), les fables de Thèbes, de Corinthe ou de Lacédémone, « ce que disent Homère, Hésiode et les meilleurs poètes, surtout les tragiques » (61). On a parfois suspecté l’authenticité du traité Sur la danse (cf. Bompaire 1958, 356-357) ; Ander- son 1977 estime toutefois que rien dans les références mythologiques de ce texte, dans ses souvenirs littéraires ou son organisation n’est incompatible avec la pratique habituelle de Lucien. 5. L’œuvre de Lucien atteste l’importance des sujets mythiques dans le répertoire iconographique : il est question, dans le traité Comment il faut écrire l’histoire (10), de représentations figurées d’Héra- clès aux pieds d’Omphale ; dans les Dipsades (6), d’images peintes de Tantale; dans les Saturnales (10), d’images du dieu Cronos, que les peintres ont coutume de figurer « avec des entraves » et « plein de crasse », conformément aux « radotages » (lhvrwn) des poètes ; dans La Salle, un long passage est consacré à la description de fresques à sujets mythologiques (22-31). Divers parallèles iconographi- ques sont signalés par Ando 1975, 23, 29-31, 37. 6. Timon, 1. 7. Philopseudès, 2-3 : Tychiadès, que Lucien utilise ici comme porte-parole, conclut sa diatribe contre les mythes en déplorant que « le mensonge (to; yeu`do") exerce une telle domination ».

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Mythe et allégorie dans l’œuvre de Lucien

du premier et taxe le second de berger « fanfaron » (ajlazovna) 8. Sans doute Lucien reconnaît-il parfois le pouvoir de séduction de la fable 9, mais beaucoup plus sou- vent s’affirme chez lui l’idée que la mythologie est bonne pour les simples d’esprit, les femmes ou les enfants, qu’elle est l’apanage des profanes, pour lesquels il affiche le plus grand mépris : il se moque, dans Le deuil, de la crédulité des idiwj tai`` , qui regar- dent les fictions des poètes comme autant de lois et croient tout ce qu’ils ont écrit sur l’Hadès (2) ; il raille, dans Hermotime, « la multitude » (oJ polu;" lewv") qui se plaît à entendre parler des Centaures, des Chimères et autres monstres mythologi- ques, « parce qu’ils sont étranges et prodigieux » (72 : xevna kai; ajllovkota). Dans À propos de l’ambre, c’est à lui-même que Lucien attribue, de manière humoristi- que, le rôle de sot pris en flagrant délit de crédulité : il raconte que, s’étant rendu sur les bords de l’Éridan, il a parlé de Phaéton, que la fable disait mort en ces lieux, aux habitants de la région, qui ont traité de « charlatan » (ajpatewvn) et de « menteur » (yeudolovgo") l’auteur de cette légende – plongeant ainsi le narrateur dans la con- fusion (3) : il se décrit « tout honteux » (diaiscunqeiv") d’avoir ajouté foi « aux poè- tes qui racontent des mensonges si invraisemblables » (toi`" poihtai`" ajpivqana ou{tw" yeudomevnoi") et s’accuse d’avoir eu un comportement de gamin (paidivou tino;" wJ" ajlhqw`" e[rgon ejpepovnqein). La dénonciation des mythoi s’appuie donc ici sur le procédé de l’inversion ironique, puisque ce sont des barbares qui, dans cet opuscule, se voient paradoxalement chargés de donner une leçon de rationalisme à l’intellectuel grec. On trouve, dans le corpus lucianesque, d’autres passages où le satiriste recourt au procédé de la « confession autobiographique » pour dénoncer plus efficacement le charme fallacieux du mythe : dans Ménippe ou la Nekyomancie, il fait avouer à son alter ego, le cynique Ménippe, tout le plaisir qu’il prenait, étant enfant, à lire chez Homère et Hésiode la geste des dieux, et comment l’entrée dans l’âge adulte marqua

8. Dial. des morts, 11 (Diogène et Héraclès), 5 ; Saturnales, 6. Dans le Timon, Lucien classe Homère parmi « les poètes à la cervelle brûlée » (1) ; il le qualifie de « radoteur » (lh`ro") dans Le Coq (6), de « char- latan » (govh") dans la Double accusation (1). Dans les Histoires véritables (1, 3), Lucien s’en prend non plus à Homère, mais à Ulysse, auquel il reproche d’avoir raconté des invraisemblances aux Phéaciens, et il l’accuse de bwmolociva. 9. Dans le Philopseudès (4), Lucien fait dire à l’un de ses personnages que les poètes méritent notre in- dulgence « parce qu’ils mêlent à leurs écrits le charme de la fable, si plein de séduction » (to; ejk tou` muvqou terpno;n ejpagwgovtaton o[n) ; dans Zeus tragédien (39), il prête au philosophe épicurien Da- mis ce jugement en demi-teinte sur les fables des poètes : « Ils ne se soucient pas de vérité, selon moi, mais de séduire les auditeurs ; et c’est pourquoi ils enchantent grâce aux vers, captivent par les fables (muvqoi"), bref inventent tout pour l’agrément (uJpe;r tou` tevrpnou) » (trad. Bompaire 2003). En for- mulant pareille affirmation, Lucien contredit le credo des Anciens, prompts à mettre en avant la va- leur didactique des œuvres poétiques : ainsi Strabon affirme-t-il qu’Homère avait dessein d’instruire ses lecteurs et était « grandement préoccupé de la vérité » ; le mensonge de la fiction n’aurait été pour lui qu’un moyen de rendre son enseignement plus attractif (1, 2, 9).

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pour lui le passage de la crédulité à la désillusion 10 ; dans Zeus confondu, il place un aveu similaire dans la bouche de Cyniskos, autre double de lui-même 11. Il attribue ainsi à ses porte-parole un itinéraire intellectuel qui sent assurément un peu la « pose platonicienne » (car Platon, dans la République, avoue lui aussi à mots couverts la passion qu’il avait, enfant, pour les mythes homériques 12), mais qui, par ailleurs, apparaît très caractéristique de l’attitude « de franc mépris et de réprobation dont l’aristocratie lettrée, quand il s’agi[ssait] des conceptions religieuses, accabl[ait] les gens du commun, les simples fidèles, incultes et inintelligents », comme l’écrit R. Mac- Mullen dans son étude sur Le paganisme dans l’Empire romain 13. Les griefs que Lucien nourrit à l’encontre de la mythologie sont des plus con- ventionnels 14. Il reproche d’abord au mythe ses invraisemblances : aussi tourne-t-il

10. Ménippe, 3 : « Pour ma part, tant que je fus au nombre des enfants, en entendant Homère et Hésiode raconter les guerres et les discordes, non seulement des héros, mais aussi des dieux mêmes, ainsi que leurs adultères, leurs actes de violence, leurs rapts, leurs procès, comment ils expulsaient leurs pères et se mariaient entre frère et sœur, je pensais que tous ces actes étaient bons et m’y sentais vivement incité. Mais quand je commençai à compter parmi les hommes, j’entendis au contraire les lois ordonner l’inverse des poètes, interdire adultère, discorde et rapt ; aussi me trouvai-je dans un grand embarras, ne sachant pas comment me comporter ». 11. Zeus confondu, 4 : « Je me souviens de ces vers d’Homère, où il t’a représenté en train de haranguer l’assemblée des dieux (Il. 8, 18 sq.) <…>. Assurément, tu me paraissais alors avoir une force admi- rable et je frissonnais tout en écoutant les vers. Mais en fait, c’est toi que je vois désormais, avec ta chaîne et tes menaces, suspendu à un fil ténu, comme tu en conviens » (trad. Bompaire 2003). 12. Platon reconnaît qu’il faut faire appel à la raison pour lutter contre le sortilège de la poésie homé- rique et ne pas « retomber dans cette passion qui est propre aux enfants et au commun des hommes » (République, 10, 608 a: eij" to;n paidikovn te kai; to;n tw`n pollw`n e[rwta). On trouve un aveu simi- laire (mais présenté de manière plus personnelle) dans l’Héroïcos de Philostrate, où le narrateur, auquel un vigneron a demandé quand il avait commencé à trouver les mythoi incroyables, lui fait cette réponse : « Il y a longtemps, quand j’étais encore adolescent ; car, tant que j’étais enfant, je croyais à de telles histoires, et ma nourrice m’amusait de ces fables, en me les récitant de façon charmante » (7, 10). 13. MacMullen 1987, 25-26 : l’auteur note que l’élite lettrée de l’époque impériale se percevait comme un groupe « culturellement différent, parfois de manière agressive ». Le mépris avec lequel Hermo- time parle du « vaste ramassis des profanes » (tw/` pollw/` tw`n ijdiwtw`n surfetw)/` dans le dialogue éponyme de Lucien offre un bon exemple de cette attitude d’autodifférenciation agressive. Du « com- plexe de supériorité » de l’intelligentsia gréco-romaine, on trouve aussi l’écho chez Strabon, qui as- socie le goût des mythes à l’immaturité intellectuelle et y voit l’apanage obligé de « la foule » (1, 2, 8) : « Tout simple particulier (ijdiwvth"), tout homme sans instruction (ajpaivdeuto") est d’une cer- taine façon un enfant et aime pareillement les fables (filomuqei)` ; il en va de même pour l’homme moyennement instruit (oJ pepaideumevno" metrivw"), car lui non plus n’est pas solide dans son rai- sonnement, et à cela s’ajoutent les habitudes qu’il a héritées de l’enfance » ; à la différence de Lucien, Strabon insiste toutefois sur l’utilité pédagogique des mythes : « Il est impossible en effet de diriger par la raison philosophique une foule composée de femmes et d’une multitude d’individus vul- gaires » (o[clon te gunaikw`n kai; panto;" cudaivou plhvqou"). 14. Bompaire 1958, 492, parle de lieux communs d’origine essentiellement épicurienne. Dans le traité Sur la piété qui nous a été transmis sous le nom de Philodème (Ier siècle av. J.-C.), l’auteur, pour

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Mythe et allégorie dans l’œuvre de Lucien

volontiers en dérision les créatures monstrueuses qui peuplent les récits légendaires, raillant dans Hermotime les hommes à trois têtes et à six pieds (74) ou, dans l’Assem- blée des dieux, la « figure bizarre » (morfa"; allokoj tou"v ) de dieux hybrides comme Silène et Pan (4). Prétendant soumettre le mythe au diktat de la logique, il se moque du supplice de Tantale, censé souffrir de la soif, alors même qu’il n’a plus de corps 15, et il ironise, au nom du bon sens, sur la notion grecque de « héros », dont il souli- gne l’absurdité : l’irrévérencieux Ménippe n’a que railleries pour Trophonios, qui dit être « un composé d’homme et de dieu », et il lui demande avec impertinence en quoi peut bien consister « ce qui n’est ni homme ni dieu, mais tous les deux à la fois » 16. Lucien accable aussi de moqueries les métamorphoses des dieux – et notam- ment celles de Zeus, censées inspirer à ses fidèles la crainte qu’il ne soit capturé et sacrifié quand il se fait taureau, ou qu’un orfèvre ne le travaille quand il se change en or, et qu’il ne devienne alors collier, bracelet ou boucle d’oreille 17. En critiquant pareilles transformations, Lucien s’inscrit dans la filiation de Platon : dans le long réquisitoire dressé aux livres II et III de la République contre les fables des poètes, le philosophe évoque en effet la question des métamorphoses divines, qu’il dénonce comme des mensonges en actes 18. À la mythologie, Lucien reproche également son immoralité : dans Ménippe ou la Nekyomancie, par exemple, il souligne à quel point « les adultères, les actes de violence, les rapts, les procès, les expulsions de parents, les mariages entre frère et sœur » pratiqués dans l’Olympe sont contraires aux prescriptions du législateur, qui

15. défendre Épicure de l’accusation d’impiété, s’emploie à montrer que la conception traditionnelle des dieux (celle véhiculée par les poètes et soutenue par les adversaires d’Épicure) est non seule- ment fausse, mais socialement nocive : associant mu`qoi et teratei`ai, il cite quantité d’exemples, tirés des auteurs les plus illustres, où les dieux sont dépeints de manière tout à fait malséante (Ob- bink 1996, 4, 254-255, 279-290, 578). 15. Dial. des morts, 7 (Ménippe et Tantale), 1 : « Mais, dis-moi, qu’as-tu donc besoin de boire ? Tu n’as pas de corps ; il est enseveli quelque part en Lydie, ce corps qui pouvait avoir faim et soif ; et toi, l’âme, comment pourrais-tu avoir encore soif et faim ? ». 16. Dial. des morts, 10 (Ménippe et Trophonios), 2. 17. Assemblée des dieux, 7. 18. République, 2, 380 d – 383 a. On remarquera toutefois que les critiques formulées par Platon et par Lucien à l’encontre des métamorphoses divines ne sont pas du même ordre : les griefs de Lucien sont d’ordre intellectuel – dans le neuvième Dialogue des morts (Ménippe et Tirésias), Ménippe re- fuse de se montrer crédule « comme un nigaud » (kaqavper tina; bla`ka), en ajoutant foi aux mé- tamorphoses de Tirésias (2) –, les griefs de Platon sont d’ordre religieux, il met en avant le souci de la grandeur divine : « Crois-tu que Dieu soit un magicien et que, comme s’il voulait nous induire en erreur, il se montre sous une forme ou sous une autre, tantôt en apparaissant en personne et en modifiant son aspect pour prendre différentes figures, tantôt en nous trompant et en nous inspi- rant ce genre d’illusions à son sujet ? » (380 d) ; « Dieu est un être absolument simple et vrai en ac- tions et en paroles, il ne change pas de lui-même et il n’abuse les autres ni par des fantasmagories, ni par des discours, ni par l’envoi de signes adressés en état de veille ou en rêve » (382 e).

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interdit pareils comportements (3). En dénonçant les aischra des dieux, Lucien, à nouveau, fait écho au texte de la République, où Platon s’indigne des atrocités prê- tées par Hésiode à Ouranos et Cronos, des combats entre dieux racontés dans l’Iliade, et des récits scabreux consacrés par l’aède aux amours divines 19. Mais chez Platon, la dénonciation est menée sur le mode sérieux, alors que Lu- cien a choisi de remettre la mythologie en question par le biais de l’ironie. Notre auteur exploite notamment le procédé de destruction par accumulation, en jouant de l’« effet de surcharge explosive », pour reprendre une formule d’A. Scarcella 20. À cette rhétorique de la surenchère dévastatrice obéissent les fréquents « bêtisiers mythologiques » où Lucien énumère, en de grotesques litanies, les épisodes de la fable les plus absurdes ou les plus scandaleux. J. Bompaire cite pour exemple de « sottisier homérique » un passage de Zeus tragédien où l’épicurien Damis s’étonne que le stoïcien Timoclès ait pu être convaincu de l’existence de la Providence par les poèmes d’Homère 21 :

J’aimerais bien connaître les passages d’Homère qui t’ont le plus convaincu. Est-ce celui où il raconte à propos de Zeus que sa fille, son frère et son épouse complotaient de l’enchaîner, et que si Thétis n’avait fait appel à Briarée, prise de pitié en la circons- tance, l’excellent Zeus aurait été enlevé et mis aux fers ? <…> Ou bien les passages qui t’ont le plus amené vers la foi sont-ils ceux où tu apprends que Diomède blessa Aphrodite, puis Arès en personne à l’instigation d’Athéna, et que peu après, les dieux eux-mêmes en venaient aux mains, en duel, pêle-mêle, mâles et femelles <…>. Ou encore l’histoire d’Artémis t’a-t-elle paru digne de foi : que cette déesse, dans un ac- cès d’humeur, fut furieuse de ne pas être invitée au banquet par Œnée et pour cette raison lâcha un sanglier monstrueux et d’une force irrésistible contre son pays ? Est- ce donc par de tels récits qu’Homère t’a convaincu 22 ?

19. République, 2, 377 e – 378 b (atrocités commises par Ouranos et Cronos) ; 378 c-e (combats entre dieux) ; 3, 390 b-c (amours des dieux). Comme le remarque Buffière 1956, 17, le réquisitoire de la République rassemble les pièces essentielles du procès intenté à Homère : ces pages ont fourni l’ar- senal où puisèrent les successifs détracteurs du poète. Dans Busiris, Isocrate consacre lui aussi un long passage (38-43) à dénoncer « les blasphèmes des poètes… qui sur les dieux eux-mêmes ont tenu des discours tels que nul n’oserait les tenir sur ses ennemis » : « Non seulement ils leur ont reproché des vols, des adultères, des emplois mercenaires chez les hommes, mais ils ont même ima- giné à leur encontre des histoires d’enfants dévorés, de pères mutilés, de mères enchaînées et beau- coup d’autres actes contraires aux lois » ; il est possible que la dénonciation de Busiris fasse écho aux critiques de la République, car le discours d’Isocrate semble avoir été conçu en réponse au dia- logue de Platon (cf. Livingstone 2001, 40-73 : lien possible entre Isocrate et Platon ; 173 : critique des mythes). 20. Scarcella 1988, 170. 21. Bompaire 1958, 387. On trouve des bêtisiers similaires dans Philopseudès, 2-4 ; Zeus confondu, 8 ; Sur les sacrifices, 5-7 ; Saturnales, 5. 22. Zeus tragédien, 40 (trad. Bompaire 2003).

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Mythe et allégorie dans l’œuvre de Lucien

On le voit dans ce bêtisier : l’un des procédés satiriques utilisés par Lucien pour se moquer de la mythologie consiste à souligner de façon caricaturale l’anthropo- morphisme de la religion grecque 23. L’humanisation des figures divines est, chez Lucien, un instrument constant de dégradation du mythe et une source inépuisable de comique. Citons, par exemple, dans l’Assemblée des dieux, la description d’une assemblée divine fonctionnant sur le modèle de l’ekklèsia athénienne, et utilisant jusqu’aux formules types de la démocratie athénienne, pour inviter les dieux à pren- dre la parole ou pour enregistrer leur motion finale 24. Citons aussi, dans Prométhée, la transformation du mythe du Titan en un débat contradictoire qualifié par Lucien lui-même de « prestation sophistique » (4 : ajkrovasin… sofistikhvn), au cours de laquelle Hermès et Prométhée s’affrontent en deux discours, d’accusation et de dé- fense, de facture ostensiblement rhétorique. Citons enfin, dans la Traversée des Enfers, la mise en scène irrévérencieuse de l’au-delà et la présentation bouffonne d’Éaque en gestionnaire tâtillon, soucieux de bien tenir ses bordereaux et de ne pas perdre de défunts en cours de transfert, car « les affaires des morts sont exactes et ne peu- vent en aucun cas être dissimulées » 25. Non seulement Lucien se moque de tous les dieux indistinctement, dieux d’en haut et dieux d’en bas, mais il tourne en dérision la structure même du panthéon, et la répartition des divinités en générations successives. Dans l’un des Dialogues des dieux, il évoque un Hélios nostalgique, regrettant le bon vieux temps pré-olympien, et s’indignant de la décadence de l’époque actuelle, où Zeus n’hésite pas à boule- verser l’ordre du monde, en allongeant la durée des nuits, pour faciliter ses amours avec Alcmène :

Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces choses-là ne se faisaient pas du temps de Cronos, <…> jamais il ne découchait, lui, d’auprès de Rhéa, et il n’aurait pas abandonné le ciel pour aller coucher à Thèbes ; mais le jour était le jour, et la nuit était réglée sur le jour, en fonction des saisons ; il n’y avait rien d’étrange ou d’insolite, et jamais il

23. Lucien suit la voie ouverte par Xénophane, chez qui l’on trouve une âpre remise en cause de l’an- thropomorphisme de la religion populaire (trad. Dumont 1988) : « Des dieux, les mortels croient que comme eux ils sont nés, qu’ils ont leurs vêtements, leur voix et leur démarche » (B XIV) ; « Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions avaient aussi des mains, et si avec ces mains ils savaient dessiner, et savaient modeler les œuvres qu’avec art, seuls les hommes façonnent, les che- vaux forgeraient des dieux chevalins, et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine : chacun dessinerait pour son dieu l’apparence imitant la démarche et le corps de chacun » (B XV) ; « Peau noire et nez camus : ainsi les Éthiopiens représentent leurs dieux, cependant que les Thraces leur donnent des yeux pers et des cheveux de feu » (B XVI). 24. Assemblée des dieux, 1 : « Qui veut prendre la parole parmi les dieux de plein droit, qui y sont autorisés ? L’examen porte sur les métèques et les étrangers » ; 14 : « Lors d’une assemblée régulière, le sept du mois, Zeus était prytane, Poséidon proèdre, Apollon épistate, Mômos, fils de Nuit, secré- taire. Sommeil a fait la proposition… ». 25. Traversée des Enfers, 4 (trad. Bompaire 1998).

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n’aurait eu de liaison avec une mortelle. Mais à présent, pour une misérable femme, il faut que tout soit bouleversé, que mes chevaux aient les jambes raidies par l’inac- tion, que la route devienne difficilement praticable, parce qu’elle est restée non frayée trois jours de suite, et que les hommes vivent malheureux dans l’obscurité. Voilà quel profit ils retireront des amours de Zeus 26.

Dans les Saturnales, Lucien s’amuse à opposer, au sein de la société divine, les « retraités » et les « actifs », et il dépeint Cronos, représentant de la génération des anciens, sous les traits d’un aimable vieillard se félicitant de la « très agréable vie de vieux » qu’il passe à boire du nectar et à bavarder avec les autres de son âge, tandis que Zeus « gouverne, en proie à mille tracas » (7). On retrouve ailleurs ce por- trait de Zeus, chef de file des « actifs », en proie au surmenage – par exemple dans les premières pages de la Double accusation, où le roi des dieux se plaint de ne pouvoir fermer l’œil, tant il est surchargé de travail, ayant à surveiller la marche du monde et la besogne accomplie par les autres divinités (1-3). Ailleurs, ce sont les protesta- tions d’Hermès croulant sous les corvées que Lucien s’amuse à reproduire :

Dès l’aube, il faut que je me lève pour balayer la salle du banquet, disposer des cou- vertures sur les lits de table, arranger convenablement chaque chose, puis me pré- senter à Zeus et transmettre ses messages en courant de tous côtés à longueur de journée, puis, une fois rentré, encore couvert de poussière, servir l’ambroisie. <…> Seul entre tous, je ne dors même pas la nuit ; mais je dois, alors aussi, conduire les âmes chez Pluton, guider les morts et me tenir auprès du tribunal. Ce n’est pas assez pour moi de travailler pendant la journée, d’être dans les palestres, de servir de hé- raut dans les assemblées, d’instruire les orateurs : il m’incombe encore de participer à l’administration des affaires des morts 27.

Si Lucien dépeint une société olympienne constamment affairée, les préoccu- pations qu’il prête à ses divers représentants sont loin d’être toujours sérieuses. Dans les Dialogues des dieux, exemple privilégié de la verve satirique lucianesque, le souci des Olympiens va beaucoup moins aux affaires des mortels et à la bonne marche du monde, qu’à la résolution de leurs propres intrigues amoureuses : les Dialogues sont centrés sur la « vie privée » des dieux 28. La forme même utilisée, cette suite de courts entretiens traitant de sujets légers, est l’un des instruments de la satire : il y a en effet, comme l’a montré R.B. Branham, un effet comique de la miniaturisation, car Lucien, dans les Dialogues, joue du contraste avec les genres anciens (épopée, poésie didactique) auxquels il emprunte son matériau mythologique 29. Par ailleurs,

26. Dial. des dieux, 14 (Hermès et Hélios), 2. 27. Dial. des dieux, 4 (Hermès et Maïa), 1. 28. Cf. Branham 1989, 141. 29. Branham 1989, 142-143.

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dans ces brèves conversations, il s’est amusé, parfois, à mettre en abyme ses propres griefs à l’encontre du monde divin : dans Zeus, Asclépios et Héraclès, par exemple, Zeus se fait l’écho des critiques de Lucien, lorsqu’il dit à Asclépios et Héraclès en train de se quereller :

Cessez, Asclépios et Héraclès, de vous disputer comme des hommes ; c’est inconve- nant et déplacé au banquet des dieux (aprephj …` kai ; alloj triav tou ` sumposiouv tw`n qew`n) 30.

En rapetissant les dieux, en insistant sur leurs travers humains et sur leurs mes- quineries, Lucien se rattache à une tradition de dérision très ancienne, puisque la parodie mythologique était déjà en germe dans l’Odyssée, avec l’épisode des amours d’Arès et d’Aphrodite, et que cette veine burlesque a été ensuite abondamment ex- ploitée par les poètes comiques 31 : chez Aristophane, on songe évidemment au Dio- nysos bouffon des Grenouilles, ou au persiflage acéré dont la société des dieux fait l’objet dans la comédie des Oiseaux 32. On possède également des témoignages ico- nographiques de ces pratiques de dérision de la mythologie – peinture scatologi- que bafouant Isis à Pompéi 33 ou mosaïque ridiculisant les banquets des dieux à El- Djem, non loin de Carthage 34. Si pareilles parodies pouvaient constituer des mani- festations carnavalesques et n’impliquaient donc pas forcément un manque de foi, chez Lucien, proche, on le sait, des milieux épicuriens, elles trahissent un évident scepticisme à l’égard de la religion traditionnelle ; et pourtant, les moqueries de Lucien à l’égard de la mythologie ne sont pas dépourvues d’ambiguïté, puisque, par la constance même de ses plaisanteries, notre auteur a contribué à la remise à

30. Dial. des dieux, 15 (Zeus, Asclépios et Héraclès), 1. Dans le traité Sur les sacrifices (1), Lucien se de- mande s’il faut appeler pieux ou ennemis des dieux ceux qui, en prêtant aux dieux des sentiments humains, se représentent la divinité sous un jour « si bas et si dépourvu de noblesse ». 31. Le sujet des aventures amoureuses de Zeus (Zeus moichos) a souvent été traité dans la comédie an- cienne, comme le signale Bompaire 1958, 194. Épicharme était célèbre pour ses parodies mytholo- giques, au nombre desquelles on peut citer Les Comastes ou Héphaïstos, Héraclès à la conquête de la ceinture, Les Noces d’Hébé, Les Sirènes… 32. Cf. Nestle 1940, 462-463 : les dieux d’Aristophane apparaissent très occupés à forniquer (porno- boskei`n ) ; leur comportement est régi par l’égoïsme et la cupidité ; les railleries du poète visent aussi les représentations populaires de l’Hadès. 33. Le patron d’une taverne a fait représenter, dans le passage qui menait aux latrines, la déesse Isis- Fortuna aux côtés d’un « cacator » en position accroupie, flanqué de deux serpents – « comme s’il remplaçait l’autel usuel avec des offrandes » ; une inscription (« Cacator, cave malum ») confirme la dimension scatologique de cette peinture : cf. Tran Tam Tinh 1964, 108, 149 et pl. VII, 3. 34. D’après Picard 1954, le pavement de mosaïque d’El-Djem représente un banquet travesti, dont les cinq convives sont de joyeux fêtards déguisés en dieux ; l’un d’entre eux, visiblement éméché, sus- cite l’indignation de ses compagnons par son comportement indécent ; MacMullen, pour sa part, interprète cette scène comme une parodie mythologique et précise qu’il s’agit d’une « fantaisie plus ou moins publique » financée par un riche de la région (MacMullen 1987, 108).

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l’honneur des dieux antiques… en tant que personnages littéraires : ce paradoxe est au cœur même de l’œuvre lucianesque, comme le souligne R.B. Branham, qui voit dans les Dialogues des dieux l’une des tentatives les plus réussies de l’Antiquité pour revitaliser le rôle des dieux dans la vie littéraire 35.

Lucien et l’interprétation allégorique de la mythologie Une ambiguïté comparable marque l’attitude de Lucien à l’égard de l’interpré- tation allégorique des mythes traditionnels – discipline qu’il tourne volontiers en dérision, mais pratique pourtant lui aussi, sans l’avouer. Que l’allégorèse ait été in- ventée pour répondre aux attaques lancées contre Homère et Hésiode par la philo- sophie rationaliste, ou qu’elle ait dû le jour au désir qu’éprouvaient les penseurs de l’époque archaïque de s’approprier au moins en partie les traditions mythiques dont ils avaient été nourris et qu’ils ne pouvaient s’empêcher de vénérer 36, cette méthode herméneutique était déjà florissante à l’époque classique, comme en témoignent diverses allusions de Platon 37, et elle a été ensuite abondamment pratiquée et déve- loppée par les Stoïciens 38 : les Allégories d’Homère du Pseudo-Héraclite attestent la vogue dont bénéficiait à l’époque impériale l’interprétation allégorique des poè- mes homériques 39, et les traités de Ménandre le Rhéteur, que L. Pernot qualifie de « bréviaire de l’orateur épidictique en matière de mythologie » 40, montrent à quel point la pratique de l’allégorèse était, sous l’Empire, familière aux esprits des lettrés : à ses lecteurs, Ménandre recommande en effet « une espèce de décodage » permettant

35. Branham 1989, 163. 36. Telle est la thèse de Tate 1934 : les philosophes de l’époque archaïque, dit-il, exprimaient leurs doc- trines dans un langage mythique ; ils ont probablement été les premiers à interpréter les traditions poétiques comme si elles étaient des allégories conscientes. Detienne souligne l’ancienneté de l’exé- gèse pythagoricienne des poèmes d’Hésiode ; il a consacré un chapitre entier aux « anthologies homériques » constituées par les Pythagoriciens (Detienne 1962, 23 sq. et 37-60). 37. Sur Platon et l’allégorèse, voir Tate 1929. Si Platon se montre méfiant à l’égard de l’interprétation allégorique des poètes, c’est tout d’abord parce que l’énormité de la tâche lui paraît sans commune mesure avec le bénéfice que l’on peut en retirer (Socrate, dans le Phèdre, 229 c–230 a, parle de « tra- vail de géant ») ; mais son hostilité possède aussi des raisons pédagogiques : il remarque en effet que l’interprétation allégorique est hors de portée des enfants, incapables de discerner, dans les fictions des poètes, ce qui est allégorique de ce qui ne l’est pas (République, 3, 378 d-e). 38. Sur l’exégèse stoïcienne, voir Decharme 1904, 305-353. Plutarque, bien qu’il ait souvent contesté les interprétations stoïciennes, fait lui aussi un usage massif de l’exégèse allégorique dans le traité Isis et Osiris, où toute la mythologie égyptienne est soumise à une interprétation symbolique (voir no- tamment le chapitre 11, 355 b-c, où Plutarque affirme hautement la nécessité d’un pareil décodage). 39. Auteur du Ier siècle après J.-C., héritier de cinq siècles d’exégèse, Héraclite « fait flèche de tout bois » pour protéger Homère contre les attaques de Platon (Buffière 1956, 68-69) ; considérant le poète comme un maître de vie, il loue à maintes reprises sa sofiav et sa filosofiav (voir notamment Allé- gories, 3, 2 et 60, 1-3). 40. Pernot 1993, 764-765.

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de repérer dans les œuvres du passé des significations cachées, des « énigmes », dont ils nourriront leurs propres compositions littéraires 41. On peut trouver dans l’œuvre de Lucien des exemples d’à peu près tous les ty- pes d’exégèse allégorique pratiqués de son temps. Plusieurs de ses opuscules pro- posent des interprétations réalistes, à la manière de Palaiphatos 42. Dans le traité Sur la danse, les métamorphoses de Protée sont données pour la version fabuleuse des talents d’imitateur du personnage : il était « un danseur, un homme habile à imiter, capable de prendre toutes les attitudes et de se métamorphoser en toutes choses » ; la fable, qui tourne tout « au merveilleux » (pro;" to; paradoxovteron), « a expliqué ce don naturel de Protée, comme s’il devenait cela même qu’il imitait » 43. Dans les Saturnales, ce sont les malheurs de Cronos qui donnent lieu au même genre d’ex- plication prosaïque : « J’étais devenu vieux », dit le dieu, « et l’âge m’avait rendu podagre ; c’est pourquoi la plupart des gens (oiJ polloi)v ont imaginé que j’avais été enchaîné » (7). Dans le traité Sur la déesse syrienne, figure un exemple d’interpréta- tion physique à la mode stoïcienne : après avoir évoqué, à propos d’un fleuve dont les eaux chaque année deviennent sanglantes, la tradition populaire (muqevontai) selon laquelle le fleuve charrierait le sang d’Adonis blessé, le narrateur propose en effet une autre explication, naturaliste, selon laquelle le fleuve changerait de couleur parce qu’il traverse des terres chargées de vermillon (8) 44. Dans le petit traité De l’as- trologie, habituellement considéré comme inauthentique 45, mais dont J. Hall a souli- gné les parentés avec le traité Sur la danse 46, c’est l’exégèse astronomique qui envahit tout l’espace narratif : les aventures des dieux et des héros, leurs caractéristiques sont

41. MacMullen 1987, 130-131. Voir aussi Pernot 1993, 766 : dans les deux traités de Ménandre le Rhéteur, les mythes sont considérés comme des récits allégoriques, « porteurs, kath’ hyponoian, d’une signi- fication cachée et d’une “connaissance plus vraie” sur les dieux ». On trouve chez Lucien, dans l’As- semblée des dieux, une allusion ironique au succès « universel » de l’allégorèse : Zeus lui-même paraît en effet victime du goût pour les « significations cachées », lorsqu’il déclare à propos des dieux zoomorphes des Égyptiens (11) : « La plupart de ces choses-là sont des énigmes, et il ne faut absolument pas s’en moquer quand on n’est pas initié ». 42. Sur Palaiphatos, disciple d’Aristote, voir Decharme 1904, 403-409 ; Buffière 1956, 231-233. 43. Sur la danse, 19. Pareilles interprétations sont habituelles chez Palaiphatos : Decharme 1904, 406 cite en exemple son explication réaliste du mythe de Glaucos (c’est parce qu’il fut dévoré par un monstre marin que la fable le transforme en dieu de la mer). L’accumulation dans le traité Sur la danse d’explications de ce type suggère chez Lucien une intention parodique : Pernot 1993, 767 parle d’« amusante utilisation des procédés d’éxégèse allégorique à but encomiastique ». 44. On trouve chez Strabon des interprétations très similaires (cf. Decharme 1904, 397-398) : ainsi le mythe d’Héraclès affrontant l’Achéloos transformé en serpent, puis en taureau déchaîné refléte- rait-il le vaste travail de remblais et de canaux entrepris par le héros pour dompter le cours d’un fleuve que ses eaux mugissantes rendaient pareil au taureau, et ses courbes pareil au serpent (10, 2, 19). 45. Buffière 1956, 593-594, parle de « petit traité d’astrologie égaré dans les œuvres de Lucien ». 46. Hall 1981, 383 sq.

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systématiquement expliquées par les particularités des astres correspondants 47 ; l’au- teur, conjuguant à l’occasion commentaire astronomique et interprétation réaliste, transforme maints personnages de la légende en astronomes – Tirésias, auquel on aurait imputé un changement de sexe parce qu’il enseignait que « parmi les astres errants, les uns sont du sexe féminin, les autres du sexe masculin, si bien qu’ils ne produisent pas les mêmes effets » (11), ou Bellérophon, dont le voyage aérien reflé- terait l’exaltation intellectuelle :

Je m’imagine qu’en poursuivant l’étude de cette science [l’astrologie], il conçut des idées sublimes et que, à force de s’occuper des astres, il monta dans le ciel, non à che- val, mais par la pensée (13) 48.

Autre signe de la familiarité de Lucien avec la tradition du commentaire allé- gorique : la fréquence avec laquelle il se réfère à plusieurs des lieux favoris de l’allé- gorèse antique. Un premier exemple nous est fourni par l’épisode homérique de la chaîne d’or – épisode célèbre de l’Iliade où Zeus met les autres dieux au défi de riva- liser avec lui à l’épreuve de force de la chaîne :

Suspendez au ciel une chaîne d’or, et accrochez-vous y tous, dieux et déesses : eh bien, vous ne pourrez attirer du ciel jusqu’à terre Zeus, le maître suprême, même si vous vous donnez beaucoup de peine. En revanche, si je voulais, moi, tirer de bon cœur, je vous attirerais avec la terre et la mer elles-mêmes. Ensuite j’attacherais la chaîne à un pic de l’Olympe, et le tout serait alors suspendu dans les airs. Tant je l’emporte, moi, sur les dieux et sur les hommes ! (8, 19-27)

Ces quelques vers ont donné lieu à de multiples interprétations symboliques : on a vu dans la chaîne d’or de l’Iliade une allégorie cosmologique (image des rayons du soleil, de la chaîne des jours, des éléments constitutifs du cosmos…), on y a vu aussi un symbole des liens unissant l’homme aux puissances supérieures, un véhicule de l’influence divine, une allégorie de la prière 49… On trouve chez Lucien une dizaine de références à l’épisode de la chaîne d’or 50, et la diversité même des interprétations qu’il en propose révèle un auteur parfaitement conscient du foisonnement exégé-

47. Les amours d’Arès et Aphrodite, par exemple, sont censés refléter la conjonction des deux astres de ce nom (De l’astrologie, 22). 48. Explications similaires au sujet d’Icare et de Pasiphaé (De l’astrologie, 15-16). Sur ce type d’exégèse, voir Buffière 1956, 206-212 (« L’astronomie d’Homère ») et 238 (où l’on apprend que Palaiphatos faisait d’Éole et d’ des astronomes). 49. Voir Lévêque 1959. 50. Cf. Dial. des dieux, 1 (Arès et Hermès), 1 ; Zeus confondu, 4 ; Zeus tragédien, 45 ; Hermotime, 20 ; De la manière d’écrire l’histoire, 8 ; Astrologie, 22 ; Éloge de Démosthène, 72 ; Héraclès, 3. Sur Lucien et la chaîne d’or, voir Bouquiaux-Simon 1968, 136-142 et Camerotto 1996.

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tique suscité par ce passage homérique, commenté déjà par Platon et Aristote 51. À l’interprétation physique du traité De l’astrologie, où la chaîne d’or est assimilée à la chaîne des jours 52, s’oppose l’interprétation morale proposée dans l’Éloge de Dé- mosthène où le narrateur, reprenant la distinction établie par Platon dans le Ban- quet entre amour terrestre et amour ouranien, dit de l’amour ouranien qu’il nous attire au moyen d’« une chaîne d’or céleste », et « par un sage délire » nous entraîne « vers l’idée pure et sans mélange de la beauté en soi » 53. En plusieurs autres passa- ges, la chaîne d’or homérique est assimilée à la chaîne d’Hermès, expression sym- bolique de la puissance du discours 54 : c’est le cas, par exemple, dans Hermotime, où l’image de la chaîne d’or désigne les logoi du maître de philosophie d’Hermo- time 55. Notons toutefois que ces différentes interprétations de l’épisode homérique sont pour la plupart proposées, non par Lucien lui-même, mais par tel ou tel de ses personnages, et se trouvent par là même mises à distance 56. L’irrévérence avec la- quelle notre auteur considère ce lieu tant commenté apparaît en pleine lumière dans le Zeus confondu, où Cyniskos oppose aux rodomontades homériques du maître des dieux ce triste constat :

Mais en fait, c’est toi que je vois désormais, avec ta chaîne et tes menaces, suspendu à un fil ténu, comme tu en conviens. Bref, il me semblerait plus juste que en conçût de l’orgueil, car c’est bien toi qu’elle attire et tient suspendu à son fuseau, comme les pêcheurs le font des petits poissons au bout de leur canne 57.

Autre lieu de prédilection des allégoristes : les vers de la Nekuyia où Ulysse, ra- contant comment il a rencontré dans l’Hadès l’ombre d’Héraclès, évoque un mys- térieux dédoublement du héros mythique :

51. Platon, Théétète, 153 c-d ; Aristote, Mouvement des animaux, 4, 699 b 32 – 700 a 6. 52. Astrologie, 22 : « Quand évoque la chaîne de Zeus et des bœufs du Soleil, j’en conclus qu’il s’agit des jours » ; interprétation similaire chez Eustathe de Thessalonique, Comm. ad Il. 8, 19 (éd. van der Valk 1976, 515) : « D’autres pensent que la chaîne d’or, ce sont les journées de la durée, qui sont comme mêlées d’or par la splendeur du soleil et sont suspendues les unes aux autres comme par une chaîne : elles forment de leurs liens notre vie » (trad. Lévêque 1959, 16). 53. Éloge de Démosthène, 13 : cf. Platon, Banquet, 180 d. Sur cette interprétation de la chaîne d’or, voir Lévêque 1959, 32. 54. Sur la chaîne d’Hermès, voir Lévêque 1959, 34-44. 55. Hermotime, 20. Emploi similaire dans Zeus tragédien, 45 et Héraclès, 3. 56. Pour une analyse détaillée des procédés satiriques mis en œuvre par Lucien dans son exploitation du motif de la chaîne d’or, voir Camerotto 1996 (commentaire de Dial. des dieux, 1, 1 ; Zeus con- fondu, 4 ; Zeus tragédien, 45 ; De la manière d’écrire l’histoire, 8 ; Hermotime, 20) : l’auteur montre que la satire lucianesque vise à la fois l’ajlazoneiva de Zeus et l’ajpiqanovth" du poète lui-même. Dans Hermotime, le lien établi entre la chaîne d’or et les discours du maître d’Hermotime suggère la vantardise de ce prétendu philosophe. 57. Zeus confondu, 4 (trad. Bompaire 2003).

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Ensuite, je vis la force d’Héraclès, son simulacre (ei[dwlon), car lui-même avec les dieux immortels se réjouit au milieu des festins : du grand Zeus et d’Héra aux san- dales dorées il possède la fille, Hébé aux belles chevilles. (Od. 11, 601-603)

Comme le signale F. Buffière, ces vers énigmatiques de l’Odyssée ont servi de thème favori de méditation aux philosophes, notamment platoniciens et néo-platoniciens 58. Lucien n’ignorait pas les multiples spéculations auxquelles les propos d’Ulysse avaient donné naissance, et il se moque dans l’un de ses Dialogues des morts des ef- forts acharnés déployés par les commentateurs pour trouver un sens caché au texte homérique : transformant ce qui était un des lieux préférés de l’allégorèse en sujet de plaisanterie, il montre le sceptique Diogène soumettant le pauvre Héraclès à un impitoyable interrogatoire sur son prétendu dédoublement, et s’acharnant à lui faire avouer l’absurdité du texte homérique 59 : la conclusion de l’entretien sonne comme une condamnation sans appel, puisque Diogène affirme « se moquer d’Homère et de ses froids discours » (5). Un troisième passage de prédilection de l’exégèse homérique est évoqué dans le Parasite 60 : il s’agit d’une affirmation d’Ulysse, figurant au chant IX de l’Odyssée, dans l’épisode du banquet d’Alcinoos ; le héros déclare à son hôte phéacien :

Je l’affirme, il n’est pas de but plus aimable , que lorsque la joie règne dans tout le peuple, lorsque les convives, dans les demeures, écoutent l’aède, paisi- blement alignés, lorsque les tables, auprès d’eux, sont chargées de pain et de viandes et que l’échanson, puisant le vin dans le cratère, l’apporte et le verse dans les coupes. Voilà ce qu’en mon cœur je trouve le meilleur (5-11) 61.

Ces quelques vers ont suscité maintes polémiques, comme on peut le voir, déjà, dans la République de Platon, où les propos d’Ulysse sont dénoncés comme une incitation à l’intempérance 62. L’Ulysse ami du plaisir qui s’exprime en ce passage d’Homère

58. Cf. Buffière 1956, 404-409. 59. Dial. des morts, 11 (Diogène et Héraclès), 1 : « Est-il possible qu’on soit dieu par moitié et mort par moitié?»; 2 : « Comment donc Éaque, qui est si minutieux, n’a-t-il pas reconnu que tu n’étais pas Héraclès?»; 3 : « Dis-moi, au nom de ton Héraclès : quand il était vivant, étais-tu déjà uni à lui en tant qu’ombre (ei[dwlon), ou bien n’étiez-vous qu’un seul être pendant la vie, et avez-vous été sé- parés, une fois morts?»; 4 : « Alcmène, dis-tu, a engendré deux Héraclès en même temps ». 60. La paternité de cet opuscule a souvent été contestée à Lucien ; pour un état de la question, voir Nes- selrath 1985, 1-8 : tout en laissant la discussion ouverte, Nesselrath penche visiblement en faveur de l’authenticité. 61. Dans l’Agôn d’Homère et Hésiode, ce passage est récité par Homère (7), et assorti du commentaire suivant (8) : « On dit que ces vers furent tellement admirés des Grecs qu’ils les appelèrent les vers d’or ; aujourd’hui encore, tous les récitent lors des sacrifices publics, avant les repas et les libations ». Sur la réception des « vers d’or », voir Kaiser 1964, 213-223. 62. Platon, République, 3, 390 a-b : « Faire dire au plus sage des hommes que ce qu’il trouve le meilleur au monde, c’est “que les tables soient dressées, chargées de pain et de viandes, et qu’un échanson,

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passait, si l’on en croit le témoignage des scholies de l’Odyssée et celui d’Athénée, pour l’inspirateur d’Épicure : ses affirmations auraient servi de source à l’hédonisme épicurien 63. Toutefois, certains accusaient Épicure d’avoir déformé le sens du texte homérique pour mieux justifier sa théorie du plaisir ; ils lui reprochaient d’avoir pris au sérieux des propos qu’Ulysse avait prononcés par simple politesse et / ou par opportunisme :

S’il loue une telle vie, dit un scholiaste, ce n’est pas qu’il l’admette sans réserve, mais il s’adapte aux circonstances, pour obtenir ce qu’il veut. Après avoir écouté les propos des Phéaciens, il feint d’embrasser la vie de plaisir (to; aJbrodivaiton) 64.

Lucien connaissait de toute évidence les débats auxquels le texte homérique avait donné lieu, et c’est précisément pourquoi, dans le Parasite, qui est un éloge para- doxal du parasitisme, il s’est amusé à placer cet « art de vivre » sous le patronage d’Ulysse l’épicurien, dont il cite les propos controversés 65. L’opuscule en question montre par conséquent comment Lucien est à la fois un bon connaisseur de l’exégèse allégorique et un témoin critique du succès de cette discipline, à l’égard de laquelle il prend ostensiblement ses distances, s’amusant à ridiculiser l’habitude qu’avaient les allégoristes d’annexer Homère à leurs propres vues et d’utiliser ses héros en guise de porte-parole ; tout en s’exprimant par le biais

63. puisant le vin au cratère, l’apporte et le verse dans les coupes”, crois-tu qu’il sied à un jeune homme d’écouter cela pour devenir tempérant ? ». 63. Scholie à Od. 10, 28 (éd. Dindorf 1855) : « Sache que le philosophe Épicure a bien raison de dire dans sa doctrine que la meilleure fin de toute action est le plaisir : il a emprunté cette idée à Homère » ; Athénée, 12, 513 a : « L’Ulysse d’Homère semble avoir été pour Épicure l’initiateur (hJgemwvn) de ce plaisir dont on parle tant ». Sur cette prétendue dette d’Épicure à l’égard d’Homère, voir Buffière 1956, 319-321 ; Pépin 1958, 135-136 ; Kaiser 1964, 220-221. 64. Scol. T à Od. 10, 6 (éd. Dindorf 1855) ; voir aussi scol. Q à Od. 10, 5 (éd. Dindorf 1855) : Ulysse « veut complaire aux Phéaciens, dont il connaît l’attrait pour les plaisirs » (to; hJdupaqev") ; Athénée, 12, 513 b-c : « Megacleidès dit que, s’accommodant aux circonstances, Ulysse, pour sembler du même avis que les Phéaciens, approuve leur vie molle et efféminée, parce qu’il a, auparavant, entendu Alci- noos dire : “Toujours le festin nous est cher, la cithare, la danse, les vêtements de rechange, les bains chauds et les plaisirs du lit” » (cf. Od. 8, 248-249) ; Héraclite, Allégories, 79, 3 : « Les paroles qu’Ulysse prononce chez Alcinoos, en jouant la comédie, sont aussi peu sincères que sages : Épicure les prend au sérieux, et veut placer là le but de la vie » ; 79, 10 : « Cet ignorant d’Épicure prend pour fonde- ment de sa morale ce que la nécessité a dicté occasionnellement au héros ; et ce qu’Ulysse, chez les Phéaciens, a déclaré le plus beau, il le plante dans ses vénérables jardins ! » (trad. Buffière 1989). 65. Parasite, 9 : pour prouver que bonheur et parasitique poursuivent la même fin, le parasite Simon invoque le témoignage du « sage Homère, qui admire la vie du parasite et la trouve seule heureuse et digne d’envie » ; après avoir cité Od. 9, 5-10 et 11, Simon ajoute : « D’après ces propos, estime qu’il n’y a d’autre bonheur possible que de vivre en parasite. Et en vérité, ce n’est pas au pre- mier venu qu’il a prêté ces propos, mais au plus sage de tous les hommes ». Sur ce passage, voir le commentaire de Nesselrath 1985, 299-311.

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de l’ironie et du pastiche, Lucien rejoint la position de Sénèque qui, dans l’une de ses Lettres à Lucilius, dénonce les tentatives faites par les représentants des courants de pensée les plus divers pour accaparer le patronage homérique :

À moins que par hasard ils ne te persuadent qu’Homère était philosophe, alors que, par les arguments qu’ils rassemblent, ils prouvent précisément le contraire. Car tantôt ils en font un Stoïcien qui n’approuve que la vertu, refuse les plaisirs et ne s’écarte jamais de l’honnêteté, même au prix de l’immortalité ; tantôt c’est un Épicurien louant l’état d’une cité paisible où la vie se passe au milieu des banquets et des chants ; tan- tôt c’est un Péripatéticien qui distingue trois sortes de biens ; tantôt un Académicien, déclarant que tout est incertain. Il est clair qu’aucune de ces doctrines ne se trouve chez lui, puisqu’elles y sont toutes : elles sont en effet incompatibles 66.

Et pourtant, malgré toute sa distance critique, il arrive à Lucien lui-même de traiter les mythes au sérieux, et de s’appuyer sur des interprétations allégoriques pour justifier son propre recours au vaste répertoire de la mythologie : tel est le cas dans les nombreux passages où il se sert des mythes comme éléments de comparai- son, en étayant sur une lecture morale cette utilisation rhétorique des récits légen- daires 67. Car l’emploi du mythe comme terme de comparaison, tout en répondant à un choix esthétique (les théoriciens antiques recommandent l’usage du mythe comme ornement du discours), n’en repose pas moins sur la conviction que les vieilles légendes sont riches d’enseignement et porteuses d’une vérité profonde 68. Lucien le dit en termes clairs dans le traité Ne pas croire à la légère à la calomnie, où il offre la fable des Sirènes en modèle à « l’homme de bon sens qui a à débattre de la vertu et de la vérité » : il doit écouter Homère qui, dans cet épisode, conseille

66. Ep. à Lucilius, 88, 5. 67. Lucien utilise ainsi, à plusieurs reprises, la fable de l’hydre (Phalaris, I, 8 ; Les Amours, 2 ; Anacharsis, 35), la fable des Sirènes (La Salle, 19 ; Ne pas croire à la légère à la calomnie, 30 ; Charon, 21 ; Sur la danse, 3-4), celle de la Gorgone (Portraits, 1 ; La Salle, 19), celle des Lotophages (Sur la danse, 3-4 ; Sur les salariés, 8). Dans les Fugitifs, Philosophie se réfère aux Hippocentaures pour exprimer de manière imagée la nature ambiguë des sophistes, « race composée et mélangée, qui vagabonde en- tre le charlatanisme et la philosophie » (10) ; dans Toxaris, c’est le triple Géryon qui sert d’emblème à l’étroite complicité de trois amis agissant toujours de concert (62). Les mythes utilisés ainsi, à titre de comparaisons, ont une fonction comparable aux paraboles figurant dans un certain nombre d’opuscules lucianesques : parabole de l’hôte généreux (image de Dieu) et du convive intempérant (image de l’homme aux désirs insatiables) dans Le Cynique (7-8) ; parabole du bon archer, symbole du philosophe qui sait choisir ses cibles et y planter solidement la flèche de ses discours dans Nigrinos (36-37). 68. Pernot 1993, 763 et 768 : les lettrés de l’époque impériale sont profondément convaincus que les ré- cits du passé gardent une valeur actuelle et que le mythe constitue une référence applicable à la si- tuation présente.

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que l’on se bouche les oreilles, pour ne pas les avoir grandes ouvertes à ceux qui sont prévenus par une passion, et que l’on place la raison comme un gardien strict face à tous les propos, pour admettre et présenter ceux qui sont valables, exclure et chasser ceux qui sont sans valeur 69.

Dans Charon, Hermès fait référence au même épisode homérique pour évoquer l’ignorance et l’erreur dans lesquelles vivent la plupart des hommes : l’opposition établie par le poète entre Ulysse et ses compagnons reflète, dit-il, celle existant parmi les hommes entre la foule des profanes et le petit nombre des sages qui, refusant de se mettre de la cire dans les oreilles, « sont portés vers la vérité », « posent un regard aigu sur les choses et savent les juger à leur juste valeur » 70. Lucien affectionne tout particulièrement l’emploi du mythe comme terme de comparaison dans les passages où il expose ses idées en matière d’esthétique. Dans les Portraits, le mythe de la Gorgone lui sert à évoquer l’effet produit par la vue d’une beauté parfaite 71. Dans le traité Sur la danse, le charme exercé sur Lycinos par les spectacles de pantomime est comparé à l’effet du lotus ou à celui produit par le chant des Sirènes – à cette différence près qu’il n’est pas mortifère, mais profondément bénéfique : Lycinos se flatte en effet de revenir du théâtre « beaucoup plus prudent et plus clairvoyant dans les affaires de la vie » (4) 72. Dans La Salle, Lucien utilise conjointement le mythe de la Gorgone et celui des Sirènes pour développer une réflexion sur les pouvoirs respectifs de la vue et de l’audition et, comme on pouvait s’y attendre dans un ouvrage conçu en forme d’ekphrasis, il plaide en faveur de la supériorité de la vue, en soulignant au passage la valeur didactique des récits my- thiques :

69. Ne pas croire à la légère à la calomnie, 30 (trad. Bompaire 1998, légèrement modifiée). Sur les diver- ses interprétations morales auxquelles a donné lieu l’épisode des Sirènes, voir Buffière 1956, 380- 386 ; Kaiser 1964, 111-136. 70. Charon, 21 (trad. Bompaire 2008). Transposant lui aussi sur le plan de la philosophie les rapports d’Ulysse et de ses compagnons, Eustathe de Thessalonique voit dans la cire versée dans les oreilles des compagnons d’Ulysse les leçons du maître, qui forgent aux disciples une âme inébranlable, ca- pable de résister aux sollicitations mauvaises : le maître doit savoir censurer, interdire aux disciples l’expérience du mal, les tenir à l’écart du fruit défendu ; Ulysse, pour sa part, écoute les Sirènes, pieds et mains liés ; ces liens qui le retiennent de s’abandonner au charme funeste, ce sont les liens de la sagesse (Comm. ad Od. 12, 200, éd. Stallbaum 1826, 3 ; texte commenté par Buffière 1956, 381). 71. Portraits, 1 : « Assurément, ceux qui voyaient la Gorgone éprouvaient à peu près la même émotion que j’ai éprouvée il y a un instant, Polystrate, en voyant une femme très belle. Cela s’est passé exac- tement comme dans la fable (aujto; ga;r to; tou` muvqou ejkei`no) : j’ai failli, crois-moi, d’homme être changé en pierre, figé que j’étais sous l’effet de l’admiration ». 72. Sur l’épisode des Sirènes comme symbole des attraits de la poésie, voir par exemple Plutarque, Comment lire les poètes, 15 d : le bon éducateur doit non pas boucher les oreilles de ses élèves avec de la cire pour les empêcher d’écouter les poètes, mais « étay[er] leur jugement et l’enchaîn[er] à un raisonnement droit » (comme Ulysse attaché à son mât), pour qu’ils puissent goûter le charme des poètes sans être détournés du chemin de la vertu.

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Que la force du verbe ne soit pas de taille à lutter avec la vue, la fable des Sirènes (oJ Seirhnwnv muqo"` ) comparée à celle des Gorgones peut aussi nous l’enseigner (didaxaiv an[ ). Les premières charmaient les navigateurs qui passaient auprès d’elles en chantant et en les flattant par leurs chants, et s’ils débarquaient, elles les retenaient longtemps. Bref, leur action exigeait un délai, et j’imagine que tel ou tel passa même auprès d’elles sans écouter leur musique. Mais la beauté des Gorgones, parce que produisant un ef- fet violent et s’adressant aux parties essentielles de l’âme, égarait ceux qui les avaient vues et les rendait muets ; et, comme le veut la fable et comme on le rapporte, ils étaient pétrifiés d’étonnement. Ainsi, le discours même qu’on vous a tenu tout à l’heure au sujet du paon a été prononcé, je crois, en faveur de ma thèse. Car son charme réside dans son aspect et non pas dans sa voix. Si justement on présentait à côté de lui le rossignol ou le cygne en leur ordonnant de chanter, et si au milieu de leur chant on exposait le paon silencieux, je sais bien que notre âme se porterait vers lui et enver- rait au diable les chants des autres, tant le plaisir procuré par la vue paraît irrésisti- ble 73.

Lucien utilise aussi les mythes pour exposer ses idées en matière de création littéraire – à titre de modèles, pour évoquer en termes plus frappants les qualités requises du bon écrivain, ou comme contre-modèles, pour peindre les défauts qu’il convient d’éviter : dans le traité Sur la manière d’écrire l’histoire, la fable d’Héraclès devenu l’esclave d’Omphale et travesti en femme offre ainsi une image symbolique de ce qu’un récit historique devient, lorsqu’il est abâtardi « de légendes, d’éloges et autres flatteries » (10). Dans l’Éloge de Démosthène, ce sont les métamorphoses de Protée qu’évoque le narrateur (anonyme), lorsqu’il veut suggérer l’agilité d’esprit requise de celui qui prétend faire l’éloge de Démosthène 74. Enfin, Lucien recourt au mythe pour construire sa propre identité d’artiste et élaborer son autoportrait litté- raire. Dans À celui qui m’a dit : Tu es un Prométhée, il s’identifie au héros de la fable, en invoquant successivement deux épisodes différents de sa geste : il fait d’abord référence à l’épisode de la création de l’homme :

Je ne refuse pas de m’entendre appeler modeleur d’argile (phloplavqo"), bien que j’utilise, moi, une argile plus commune, pareille à celle des carrefours, qui est pres- que de la fange (1).

73. La Salle, 19 (trad. Bompaire 1993). 74. Il dit qu’après avoir multiplié « les tours et les détours » (strofa;" kai; periagwgav") pour tâcher de louer dignement l’orateur, il craint de « subir finalement le sort de Protée » et de devenir « ce que celui-ci devint, dit-on, en cherchant à échapper au regard des hommes, quand il eut épuisé toutes les formes de bêtes sauvages, de plantes et d’éléments : faute d’apparence empruntée, il redevint Protée » (Éloge de Démosthène, 24). Comme le rappelle Anderson 1982, 82, Protée était une des figu- res de prédilection des sophistes : dans la biographie de Philostrate, Apollonios de Tyane est présenté comme un nouveau Protée (1, 4).

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Il rappelle ensuite l’épisode du sacrifice frauduleux, en lequel il voit une image pos- sible de son art :

en trompant peut-être mes audi- teurs et en leur servant des os cachés sous la graisse, le rire comique sous la majesté philosophique (7).

Pareils exemples montrent que Lucien adopte à l’égard de l’exégèse allégorique, comme à l’égard du mythe, cette attitude double que Paul Veyne a signalée chez Galien : car, tout en critiquant l’acharnement des Stoïciens à trouver aux fictions des poètes un sens allégorique, Galien n’en recourt pas moins au mythe, quand ce- lui-ci est utile à sa cause, comme s’il passait alors, lui aussi, du côté des croyants 75. De même, Lucien, tout en se moquant du mythe et de l’allégorèse, ne se prive pas d’user, à l’occasion, de mythes allégorisés. Mais entre le mythe ainsi exploité – un mythe détourné de son sens immédiat, dépouillé de sa portée religieuse, simple vé- hicule d’une vérité métaphorique 76 – et l’allégorie proprement dite, vouée à « dire autre chose », l’écart se réduit singulièrement.

Lucien et l’écriture allégorique Si Lucien n’use qu’avec réserve du mythe et de l’allégorèse, il en va différemment pour l’allégorie créative – procédé de composition rhétorique auquel il recourt avec une grande fréquence et une visible sympathie. En lisant son œuvre, on est frappé d’emblée par la multitude de personnifications qui y sont évoquées 77. Or la per- sonnification est une des composantes favorites de l’allégorie ; s’il ne suffit pas qu’il y ait personnification pour que l’on puisse parler d’allégorie (l’allégorie impliquant une présentation narrative), la personnification constitue, pour reprendre une for- mule d’A. Strubel, le « seuil de l’allégorie » 78.

Personnifications lucianesques Un certain nombre des personnifications peuplant les écrits de Lucien sont des abstractions divinisées – la Vengeance divine (Atè), le Destin (Heimarmenè), la For- tune (Tychè), la Discorde (), la Justice (Dikè), le Sommeil ()… Si beau- coup d’entre elles sont des figures anciennes, connues déjà de la poésie archaïque 79,

75. Veyne 1983, 65-66. 76. Mircea Éliade parle de « mythologie démythisée » (Éliade 1963, 193-195). 77. Il y a dans l’œuvre de Lucien plus de personnifications que chez aucun de ses contemporains, comme le signale Bompaire 1980, 82. 78. Strubel 2002, 174. 79. Le recours aux personnifications est un mode de pensée familier aux Grecs depuis l’époque archaï- que, comme le soulignent notamment Webster 1964 et Sauzeau 2004. Chez Homère sont notamment

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et qui, parfois, étaient objet de culte depuis les temps les plus reculés 80, on note aussi la présence d’entités plus récemment divinisées : tel est le cas de la Fortune, dont la promotion date de l’époque hellénistique. De fait, les abstractions divini- sées ont eu tendance à se multiplier à date tardive 81, et Lucien lui-même, en plu- sieurs passages de son œuvre, met l’accent sur ce phénomène religieux, en lequel il voit un corollaire du déclin des anciens dieux, et qu’il dénonce (ou feint de dénon- cer) comme une détestable innovation. Dans l’Assemblée des dieux, avec son goût coutumier du paradoxe, Lucien a placé la critique de cette « nouvelle mode » reli- gieuse dans la bouche d’un personnage qui est lui-même une entité abstraite divi- nisée, Mômos, personnification du Sarcasme. Celui-ci n’est certes pas de création récente, puisqu’il est nommé dans la Théogonie d’Hésiode en tant que fils de Nuit, mais il était resté une figure tout à fait marginale, jusqu’à ce que Lucien assure sa célébrité, en s’en servant comme porte-parole dans plusieurs de ses opuscules 82.

80. évoqués la Crainte (), la Déroute (), le Sommeil (Hypnos), la Mort (), la Discorde (Eris), l’Égarement (Atè), la Justice divine (), les Prières (Litai), objet d’un dévelop- pement (Il. 9, 502-512) qui était célèbre dans l’Antiquité (cf. Small 1948-1949, 425-426). Parmi les nombreuses abstractions personnifiées figurant dans la Théogonie d’Hésiode, citons « Tromperie et Tendresse, Vieillesse maudite et Discorde au cœur violent » (224-225), « Zèle et Victoire » (384), « Pouvoir et Force » (385), « Discipline, Justice (Dikè) et Paix la florissante » (902), « Richesse » (969- 974). Comme le signale Sauzeau 2004, 110, les abstractions personnifiées étaient souvent associées aux « grandes » divinités qui, en raison de leur complexité, s’entouraient d’épiclèses exprimant les différentes virtualités de leur puissance religieuse. 80. Cf. Stafford 2000 (étude consacrée à six personnifications : Themis, , Peithô, , Ei- rènè et ). 81. Faut-il voir dans cette multiplication des abstractions divinisées un signe du rationalisme croissant de la religion grecque ? D’après Hinks 1939, la tendance rationaliste s’exprime surtout, à partir de l’époque hellénistique, à travers les attributs censés illustrer la signification de telle ou telle person- nification. Ménandre le Rhéteur, citant pour exemple de divinité inventée par des auteurs récents (tine;" tw`n newtevrwn) la figure de l’Envie (Zhlotupiva), précise que les auteurs en question ont at- tribué à cette déesse nouvelle la Jalousie (Fqovno") pour voile et la Dispute (“Eri") pour ceinture (Peri tôn epideiktikôn, Traité 1, in Rhetores graeci, éd. Spengel 1856, 342). 82. En dehors de la Théogonie (214), le nom de Mômos n’apparaît guère, à l’époque classique, que chez Platon (République, 6, 487 a) et dans une fable du corpus ésopique, « Zeus, Prométhée, Athéna et Mômos » (Collectio Augustana, fab. 100). Sophocle avait composé un Mômos satyrikos (frag. 419-424 Radt), dans lequel Mômos conseillait, semble-t-il, à Zeus de déclencher la guerre de Troie pour allé- ger la terre de son surplus de population : il ne reste malheureusement presque rien de ce drame satyrique. Signalons quelques références au dieu du Sarcasme dans des épigrammes de l’Anthologie grecque (9, 356 et 613 ; 11, 321 ; 16, 7, 262, 265 et 266) ; parmi les poèmes datés, seuls trois émanent d’au- teurs antérieurs à Lucien : l’un (16, 7) a été composé par Alcée (c. 200 av. J.-C.), un autre (11, 321) par Philippe de Thessalonique (début Ier siècle après J.-C.), et le troisième (9, 356) par Léonidas d’Alexan- drie (contemporain de Claude et Néron). De toute évidence, c’est Lucien qui a assuré la célébrité de Mômos, en le mentionnant ou en le mettant en scène dans une dizaine de ses ouvrages (Diony- sos, 8 ; Nigrinos, 32 ; Histoires véritables, 2, 3 ; Zeus tragique, passim ; Icaroménippe, 31 ; Jugement des déesses, 2 ; Sur la danse, 23 ; Comment il faut écrire l’histoire, 33 ; Hermotime, 20 ; Assemblée des dieux,

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Mômos, donc, exprime à Zeus son indignation de voir des abstractions divinisées concurrencer les dieux traditionnels :

Pour ma part, quand j’entends désormais tant de noms étrangers, désignant des en- tités qui n’existent pas chez nous et ne peuvent avoir la moindre consistance, je ris fort, Zeus, de cela aussi. D’où sortent donc cette Vertu (ΔArethv) dont on parle tant, la Nature (Fuvsi"), le Destin (EiJmarmevnh), la Fortune (Tuvch), noms inconsistants et vides de contenu (ajnupovstata kai; kena; pragmavtwn ojnovmata), inventés par ces imbéciles de philosophes (blakw`n ajnqrwvpwn tw`n filosovfwn) ? Et pourtant, quoique créés de toutes pièces, ils ont si bien persuadé les insensés (tou;" ajnohvtou") que personne ne veut plus nous faire de sacrifices, sachant que, même s’il offre des milliers d’hécatombes, la Fortune accomplira pourtant ce que le Destin a arrêté et ce qui a été filé pour chacun dès l’origine. Aussi aimerais-je te demander, Zeus, si tu as vu quelque part la Vertu, la Nature ou le Destin ? Que toi aussi, tu les entendes en ef- fet nommées sans cesse dans les entretiens des philosophes, je le sais, à moins que tu ne sois sourd au point de ne pas entendre leurs cris (13).

Dans Zeus confondu, un constat similaire est formulé par Cyniskos, l’un des alter ego de Lucien. Lui aussi décrit les dieux traditionnels en difficulté, face à la toute- puissance de ces forces abstraites que sont le Destin (EiJmarmevnh), les Moires et la Fortune (Tuchv ) : Zeus est sans pouvoir, c’est le Destin qui, dirigeant à sa place la mar- che du monde, « fait la construction d’ensemble du navire », et les Olympiens sont tout juste bons à servir de « tarières » et de « doloires des Moires » 83. Dans Ménippe ou la Nékyomancie, Lucien revient à nouveau sur le même thème, mais en mettant cette fois l’accent sur le pouvoir de la Fortune : la vie humaine est longuement com- parée à une procession conduite par cette divinité capricieuse, qui en ordonne à son gré les moindres détails 84. À côté des abstractions divinisées, on rencontre aussi dans le corpus lucianes- que une autre catégorie de personnifications plus inhabituelles : des personnifica- tions littéraires, Discours, Dialogue, Comédie, Théâtre, Rhétorique, Philosophie…

83. 13-14). À la Renaissance, la redécouverte des écrits lucianesques valut à Mômos une grande faveur auprès des humanistes : Leon Battista Alberti (1404-1474) a fait de lui le héros d’une fable politique intitulée ou le prince. 83. Zeus confondu, 11 (trad. Bompaire 1998). 84. Ménippe, 16 : « Souvent même, au milieu de la procession, elle change les costumes de quelques- uns, et ne les laisse pas participer à la procession jusqu’au bout, dans le rôle qui leur avait été attribué : ôtant son vêtement à Crésus, elle l’a forcé à endosser l’équipement d’un serviteur et d’un prisonnier ; en revanche, elle a fait revêtir la tyrannie de Polycrate à Maiandrios qui, jusqu’alors, défilait parmi les serviteurs et elle lui a permis de garder ce costume quelque temps. Mais quand le temps de la procession est passé, alors chacun rend son équipement et, dépouillant son costume avec son corps, redevient tel qu’il était avant de naître, en tous points semblable à son prochain ».

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S’il paraît excessif d’affirmer que Lucien recherche des « types rares » 85, car la pré- sence de semblables personnifications est largement attestée à la fois dans le do- maine littéraire (notamment chez les auteurs comiques) 86 et dans les arts figurés (on songe au relief de l’Apothéose d’Homère, où l’Iliade et l’Odyssée personnifiées sont représentées, aux côtés du poète, en compagnie de Mythe, Histoire, Poésie et Tragédie 87), il n’en est pas moins vrai que c’est une des particularités remarquables de Lucien que d’accorder tant de place à des figures de ce genre – d’autant que certai- nes de ces personnifications littéraires sont évoquées simultanément dans plusieurs écrits différents et sont, par conséquent, des personnages récurrents de l’univers lucianesque ; c’est le cas de Rhétorique, de Dialogue et de Philosophie : Rhétorique est présente à la fois dans le Maître de rhétorique et dans la Double accusation ; Dia- logue figure dans À celui qui m’a dit : Tu es un Prométhée, dans la Double accusation et dans le Pêcheur ; Philosophie apparaît elle aussi en triple exemplaire, dans la Double accusation, dans le Pêcheur et dans les Esclaves fugitifs.

Compositions allégoriques : modèles picturaux et sources littéraires Si certaines des personnifications lucianesques n’ont aucun rôle narratif – les Peines (Poinaiv) et les Craintes (Fovboi), par exemple, ne sont mentionnées dans le traité Du deuil qu’à titre de servantes de Pluton et Perséphone (6) –, beaucoup d’autres jouent le rôle de personnages à part entière dans des constructions litté- raires élaborées qui méritent le nom d’allégories 88 ; elles y apparaissent souvent en

85. Formule de Bompaire 1980, 82. 86. Dans les Nuées d’Aristophane figurent les deux célèbres Arguments, Juste et Injuste ; Comédie ap- paraît dans la Bouteille de Cratinos, Musique dans Chiron de Phérécrate, Comodotragédie chez Anaxandridès ; Platon personnifie la Philosophie (Gorgias, 482 a-b), Aelius Aristide la Rhétorique (Or. 2 [Pour la rhétorique], 226-227)… 87. Relief de Priène (IIIe siècle av. J.-C.). Édifié à peu près à la même époque, le monument chorégique du Dionysion de Thasos portait les statues de Dionysos et des , de la Comédie, de la Tragédie, du Dithyrambe et du Nyctérinos (Sérénade nocturne). Des peintres fameux ont, eux aussi, fait usage d’allégories littéraires : Pline nous apprend qu’Aétion (IIIe siècle av. J.-C.) avait représenté un Liber Pater accompagné de la Tragédie et de la Comédie personnifiées (NH, 35, 78). Sur les person- nifications de l’Iliade et de l’Odyssée dans l’art de l’époque hellénistique et romaine, voir Seaman 2005. Sur la place des figures allégoriques en général dans les arts figurés, voir Hinks 1939 ; Shapiro 1993 (étude portant sur la période archaïque et classique, de 600 à 400 av. J.-C.). 88. Un cas particulier est à signaler : celui des personnifications intervenant dans des récits mythiques. Lucien évoque ainsi, à plusieurs reprises, mais toujours très fugitivement, le rôle joué par Eris à l’occasion des noces de Thétis et de Pélée (Le Banquet ou les Lapithes, 35 ; Dialogues marins, 7, 1). À titre de parallèle iconographique, on peut évoquer l’amphoriskos de Berlin, dit vase du Peintre de l’Heimarmenè (c. 430 av. J.-C.), où l’on voit Hélène entourée de Peithô et d’Aphrodite, Pâris en conversation avec Himeros, et quatre autres personnifications, Heimarmenè, Tychè, Nemesis, et une dernière figure non identifiée. Leader-Newby 2005, 232 qualifie les personnifications utilisées dans les scènes mythologiques de ce type d’« articulatory personifications », dont la présence offre un commentaire sur les événements représentés.

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groupes 89, selon une particularité fréquente dans les textes allégoriques comme dans les représentations figurées 90. Il est possible, d’ailleurs, que Lucien ait subi l’influence des arts plastiques, et plusieurs de ses compositions allégoriques sont explicitement présentées comme des descriptions de tableaux 91. Le traité Ne pas croire à la légère à la calomnie s’achève ainsi sur l’ekphrasis d’un tableau de la Calomnie que le célè- bre Apelle aurait peint, à ce que dit Lucien, pour se venger d’avoir été injustement accusé de comploter contre Ptolémée : peu nous importe ici que les affirmations de Lucien soient exactes ou mensongères 92, l’intérêt de sa référence à un modèle pic- tural est de faire apparaître l’écriture allégorique comme art du visuel 93. De fait, la description que Lucien nous livre du tableau d’Apelle est riche en détails concrets, faciles à visualiser 94 ; mais elle est riche aussi en expressions d’incertitude sur le sens exact de la scène représentée (« selon moi », « on peut supposer », « je crois ») – signe du lien étroit que l’allégorie entretient avec l’énigme 95 : le sens du texte allégorique

89. Dans le traité Ne pas croire à la légère à la calomnie apparaissent Calomnie, Ignorance, Suspicion, Embûche, Tromperie, Repentance, Vérité ; dans Timon, Ploutos, Orgueil, Folie, Vanité, Mollesse, Arrogance, Tromperie, Luxure, Trésor, Pauvreté, Labeur, Endurance, Sagesse, Courage, Faim ; dans Sur les salariés, Ploutos, Espérance, Erreur, Servitude, Travail, Vieillesse, Outrage, Désespoir, Repentir ; dans la Double accusation, Justice, Sagesse, Académie, Portique, Ivresse, Volupté, Vertu, Banque, Peinture, Rhétorique, Dialogue, Philosophie ; dans le Pêcheur, Comédie, Dialogue, Syllo- gisme, Philosophie et ses nombreuses compagnes, Vérité, Vertu, Tempérance, Justice, Instruction, Liberté, Franchise, Réfutation, Démonstration. 90. Comme le remarque Strubel 2002, 179, la personnification semble avoir la solitude en horreur et, lorsqu’elle est utilisée dans des textes littéraires, c’est le plus souvent en séries ou en listes. De même, sur les vases grecs, les figures allégoriques apparaissent fréquemment par groupes (nombreux exem- ples dans Shapiro 1993). 91. Aelius Aristide, lui aussi, se réfère à un tableau (mais sous forme de comparaison) pour tracer le portrait allégorique de Concorde et Discorde – souhaitant sans doute insister ainsi sur le caractère pictural de sa description (Or. 24 [Aux Rhodiens], 44). 92. C’est la présence d’un grave anachronisme dans le texte de Lucien qui a suscité la suspicion : la conspiration de Theodotos à laquelle notre auteur fait allusion eut lieu vers 219 avant J.-C., sous le règne de Ptolémée IV, alors qu’Apelle a vécu au IVe siècle : il faut donc supposer de la part de Lucien soit une erreur grossière (une confusion entre Ptolémée IV et Ptolémée Ier ?), soit une fraude déli- bérée, ce qui n’aurait rien de très surprenant de la part d’un auteur dont on connaît les goûts de faussaire et le talent pour l’affabulation. 93. Cf. Vasiliu 2005, 177 : l’allégorie cherche à s’approprier « la force d’impact du visible ». 94. L’opuscule Ne pas croire à la légère à la calomnie a servi de base au tableau de Botticelli, La Calomnie, conservé au Musée des Offices, à Florence : le peintre avait sans doute lu la description de Lucien dans le Traité de la peinture de Leon Battista Alberti, où figurait la traduction que Guarino de Vé- rone avait fait paraître vers 1406 (cf. Bompaire 1986). 95. Sur les définitions antiques de l’allégorie, voir Hahn 1967 ; Calvié 2002 ; Chiron 2004. Les théoriens de l’Antiquité associaient volontiers énigme et allégorie : dans la Rhétorique de Philodème de Ga- dara (110 – 40 / 35 av. J.-C.), l’allégorie est divisée en trois espèces, énigme, proverbe, ironie (Cal- vié 2002, 83-84) ; le grammairien Tryphon (Ier siècle apr. J.-C.), dans son traité Sur les tropes, traite successivement de l’allégorie et de l’énigme : dans l’allégorie, explique-t-il, c’est soit l’expression soit le sens qui est obscur, dans l’énigme l’un et l’autre (Rhetores graeci, éd. Spengel 1856, 193). Pour

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n’est pas immédiatement apparent, il nécessite un déchiffrage – d’où la présence aux côtés du narrateur d’un interprète chargé de lui expliquer les éléments du tableau :

Sur la droite siège un homme, avec des oreilles énormes, presque semblables à celles de Midas. Il tend, de loin encore, sa main vers Calomnie (Diabolhv) qui s’approche. Auprès de lui deux femmes sont debout, selon moi (moi dokei`) Ignorance (“Agnoia) et Suspicion (Ô Upovlhyi"). De l’autre côté s’avance Calomnie, une femme excessive- ment belle, assez ardente et excitée, comme (oi|on dhv) une personne qui montre sa rage et sa colère : de la main gauche elle tient une torche enflammée, et de l’autre elle traîne par les cheveux un jeune homme qui tend les bras vers le ciel et prend les dieux à témoins. Elle est précédée par un homme pâle et difforme, au regard perçant, qui a l’air (ejoikwv") desséché par une longue maladie – on peut supposer (a[n ti" eijkavseie) que c’est l’Envieux. De plus, deux autres femmes lui font escorte ; elles encouragent Calomnie, l’entourent de leurs soins, la pomponnent. Et comme me les a désignées le guide commentant le tableau (oJ perihghth;" th`" eijkovno"), l’une était une certaine Embûche (ΔEpiboulhv) et l’autre Tromperie (ΔApathv ). Par derrière suivait une femme en grand deuil, tout de noir habillée et en haillons : Repentance (Metavnoia) était son nom, je crois (oi\mai). En tout cas, elle se retournait vers l’arrière en pleurant, et avec une confusion extrême, elle regardait à la dérobée vers Vérité (ΔAlhvqeia) qui approchait. C’est ainsi qu’Apelle représenta sur le tableau la situation périlleuse qui avait été la sienne 96.

On retrouve les mêmes particularités d’écriture dans Héraclès, où Lucien décrit un tableau représentant Héraclès-Ogmios, tel qu’il est conçu chez les Celtes, sous les traits d’un vieillard entraînant après lui une foule nombreuse d’hommes enchaînés par les oreilles à la langue du dieu 97. Lucien, qui prétend avoir vu ce tableau lors d’un

96. l’association récurrente de l’allégorie et de l’obscurité, voir Démétrios, Du style, 101 : « L’allégorie ressemble aux ténèbres et à la nuit ». 96. Ne pas croire à la légère à la calomnie, 5 (trad. Bompaire 1998). 97. On a beaucoup discuté de l’identité du personnage évoqué dans Héraclès : la description de Lucien a été rapprochée de monnaies gauloises dites « à la tête d’Ogmios », où figure une tête centrale en- tourée d’autres têtes plus petites, reliées à elle par des chaînettes ; d’assez nombreux chercheurs (Koepp 1919 ; Sjoestedt-Jonval 1936 ; Hafner 1958) dénient toutefois l’identification de cette figure énigma- tique au dieu de l’éloquence évoqué par Lucien. Bader 1996 rapproche le nom d’Ogmios de celui du héros irlandais Ogma, inventeur de l’ogam ou écriture ogamique (écriture utilisée dans les ins- criptions funéraires) : Ogmios serait le dieu de la poésie, et le mythe des prisonniers d’Ogmios se ferait l’écho de réflexions très anciennes sur la parole poétique, le « liage » évoqué étant celui de la poésie – un liage dont il est question aussi dans le mythe odysséen des Sirènes. Le Roux 1960, affir- mant pour sa part que le théonyme Ogmios est d’origine grecque (elle le rapproche de ogmo"[ , « ligne, sillon »), voit dans l’Héraclès-Ogmios de Lucien l’interpretatio graeca d’une divinité celtique à dou- ble ou triple visage (dieu de l’écriture sacrée et de l’éloquence, mais aussi dieu guerrier et psy- chopompe) – interpretatio qui aurait été élaborée par les Celtes eux-mêmes à l’époque romaine et transmise à Lucien par son interprète autochtone, sans doute un druide. À l’inverse de Le Roux, Hafner 1958 estime que le tableau décrit dans Héraclès n’a rien à voir avec la mythologie celtique

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voyage en Gaule, le dépeint avec beaucoup de précision 98, tout en soulignant son aspect mystérieux et déconcertant : il a besoin de l’aide d’un indigène pour décryp- ter « l’énigme du tableau » (th`" grafh`" to; ai[nigma) et lui expliquer qu’Héraclès- Ogmios incarne aux yeux des Celtes le pouvoir de l’éloquence (4):

Bref, nous pensons aussi, lui dit le guide, que le véritable Héraclès a accompli tous ses travaux par le discours, qu’il fut un sage, et que sa force triompha le plus souvent par la persuasion 99.

Deux autres textes allégoriques de Lucien sont explicitement présentés comme des variations littéraires à partir d’un modèle pictural : il s’agit du Maître de rhéto- rique et de l’opuscule Sur les salariés des grands, qui s’inspirent l’un et l’autre du cé- lèbre Tableau de Cébès. Le lien entre peinture et écriture passe toutefois, dans ces deux textes, par la médiation d’un modèle littéraire, puisque Lucien se réfère non pas directement à une peinture, mais à une description de peinture, que la tradition a attribuée faussement à Cébès, disciple de Socrate : si l’on s’accorde aujourd’hui à dater le texte en question du Ier siècle de notre ère, l’appartenance philosophique du Pseudo-Cébès est beaucoup plus discutée, et l’ouvrage a été alternativement quali- fié de néo-platonicien, de cynique ou de stoïcien 100. Le texte du Tableau combine dialogue et ekphrasis : la description s’insère en effet dans un cadre narratif, puis- que le pinax est présenté comme une offrande votive découverte par les héros du récit lors d’une visite dans un sanctuaire de Cronos, et puisque les deux touristes ont besoin des explications d’un sage vieillard pour comprendre la signification mys- térieuse de ce tableau allégorique, que l’auteur compare à l’énigme du Sphinx : selon les indications de l’exégète, le pinax représente la Vie humaine, sous la forme de trois enceintes concentriques, que les hommes doivent franchir, s’ils veulent parvenir jusqu’à Félicité (Eudaimonij av ), femme belle et tranquille qui siège sur un trône élevé, en haut de la colline servant de citadelle aux trois enceintes ; la route est rude, pour atteindre le sommet, et jalonnée d’une cinquantaine de personnifications, qui ont

98. (l’interprète gaulois mentionné dans la description est, selon lui, un personnage fictif) : l’Héraclès- Ogmios décrit par Lucien serait en réalité (allégorie de la vieillesse) victorieux d’Héraclès (dont il porte les attributs, comme Omphale porte la peau de lion, signe de son triomphe amou- reux) ; l’image symboliserait la supériorité de l’éloquence sur la force brutale, l’artiste ayant choisi de représenter la puissance de la parole sous la figure de Geras, en raison du lien fréquemment éta- bli par les Anciens entre vieillesse et art du discours. 98. Divers artistes de la Renaissance ont tenté de reconstituer le mystérieux tableau décrit par Lucien : on possède des dessins de Dürer et d’autres émanant de l’école de Raphaël (cf. Koepp 1919, taf. IV, 1-2 ; Le Roux 1960, fig. 5). 99. Héraclès, 6 (trad. Bompaire 1993). 100. Sur le Tableau de Cébès, voir notamment Joly 1963 ; Flamand 1994 ; Trapp 1997. Joly insiste sur le caractère néo-platonicien de l’opuscule.

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été placées sur le chemin des hommes pour les guider – ainsi font Modération, Endu- rance, Force, Hardiesse, Connaissance, Justice, Honnêteté, Tempérance, Modestie, Liberté, Continence, Douceur – ou pour les égarer, avec leur air de courtisanes – ainsi font Opinions, Convoitises, Mollesse, Intempérance, Débauche, Cupidité, Adula- tion. Beaucoup se laissent séduire par les charmes de Pseudopaideia (Inexacte Ins- truction), qui paraît « parfaitement propre et bien mise » : s’arrêtant en cours de route, ils n’arrivent jamais jusqu’à Paideia, qui se tient à l’écart, sur une base carrée, immobile et solide, entourée de Vérité et de Persuasion, et est seule capable de con- férer aux hommes Courage et Intrépidité, vertus nécessaires à la conquête de la Fé- licité 101. Lucien connaissait bien la description de Cébès, et il la suit de près, tout en s’en démarquant subtilement. Dans l’opuscule Sur les salariés des grands, c’est Ploutos qui occupe la place tenue par Félicité dans le Tableau de Cébès ; il incarne ce dont rêvent les malheureux intellectuels qui se font les clients des riches :

Cependant je veux, comme le fameux Cébès (wsper{ o J Kebh"v ekeij no"` ), te peindre une image (eijkovna) de ce genre de vie [celle qu’on mène en tant que salarié des grands], afin qu’en la regardant, tu saches si tu dois te destiner à cette existence. <…> Pei- gnons donc un portique élevé et doré, situé non en bas, à même le sol, mais dans les hauteurs, au sommet d’une colline ; l’accès en est généralement escarpé et glissant <…>. À l’intérieur, imaginons Ploutos lui-même assis, tout doré, semble-t-il, et par- faitement beau et désirable.

Comme dans le Tableau de Cébès, des personnifications au charme trompeur interviennent pour égarer le nouveau venu : Espérance (ΔElpiv"), femme « au gra- cieux visage », « vêtue d’une robe multicolore », prend le nouveau venu par la main et le confie aux soins d’Erreur (ΔApavth) et de Servitude (Douleiva), qui le livrent au Travail (Povno") ; mais il n’y a pas, chez Lucien, de personnifications bienveillan- tes, qui offriraient au client des riches un espoir de salut, si bien que celui-ci, des mains du Travail, tombe dans celles de la Vieillesse (Gh`ra"):

Et finalement, imagine-toi l’Outrage (”Ubri") se saisissant de lui et l’entraînant vers le Désespoir ( ΔApovgnwsi"). L’Espérance alors s’envole et disparaît, et il est expulsé

101. Cébès, Tableau de la vie humaine (trad. Meunier 1960). La plus ancienne représentation figurée du Tableau date de l’Antiquité : il s’agissait d’un relief de marbre, dont on a conservé deux copies réa- lisées par des humanistes, Giulio Clovio et Giovanni Antonio Dosio, à l’époque où l’objet était en la possession du cardinal Alessandro Farnese (1468-1549) ; on y voit trois hommes âgés, à la porte de la Vie ; à droite de la porte est représentée une femme drapée, désignée comme la figure d’APATH (cf. Schleier 1973, Abh. 31-32). Sur la postérité du Tableau à la Renaissance et au début de l’époque moderne, voir Schleier 1973, où sont reproduites des illustrations d’Holbein (Abh. 5-8), Dürer (Abh. 11), Corrozet (Abh. 18-28).

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non plus par le vestibule doré par où il était entré, mais par une issue détournée et secrète <…>. À peine est-il sorti que le Repentir (Metavnoia) vient à sa rencontre, versant des larmes sans aucune utilité et achevant de perdre le malheureux. Que mon tableau (grafh`") s’achève ainsi ! Toi, mon cher Timoclès, maintenant, examines-en toi-même attentivement tous les détails, et considère s’il est bon pour toi d’entrer par la porte en question dans la vie que je t’ai dépeinte, pour en être chassé si honteuse- ment par la porte de derrière (42).

Bien qu’il fasse expressément référence à Cébès et s’inspire étroitement du texte du Tableau, Lucien inverse en définitive la signification de son modèle, comme la substitution de Ploutos à Félicité le laissait d’emblée présager : c’est en effet une fausse valeur qui prend la place du souverain Bien, en sorte que le propos encoura- geant et constructif du texte-source se transforme chez Lucien en mise en garde de contenu entièrement négatif ; du Tableau de Cébès, Lucien a fait un Anti-Tableau. Dans le Maître de rhétorique, où la même ekphrasis sert à nouveau d’hypotexte 102, c’est la Rhétorique qui tient la place de Félicité, et elle a pour compagnes des figures bien différentes de celles qui, dans le Tableau, conduisent au bonheur suprême ; Rhétorique apparaît en effet flanquée de personnifications suggérant les avantages matériels et la réputation que peut apporter la pratique de l’éloquence : Lucien évo- que successivement Ploutos, « tout doré et désirable », la Gloire (Dovxa), la Force ( ΔIscuv") et les Éloges (“Epainoi), sur la description desquels il s’attarde longue- ment : « Semblables à de petits Amours », ils entourent en grand nombre la Rhéto- rique et « l’enlacent de toutes parts », pareils aux enfants, symboles des coudées, que l’on voit folâtrer autour des représentations allégoriques du Nil (6). En plaçant sous le patronage de Cébès ce portrait accrocheur d’une Rhétorique à succès, Lucien sub- vertit à nouveau, et très profondément, le sens de son modèle ; mais le jeu métalitté- raire auquel il se livre ici est un jeu plus complexe que celui pratiqué dans l’opuscule Sur les salariés, et ceci tout d’abord en raison du régime narratif adopté – régime qui impose une lecture distanciée du portrait de la Rhétorique : alors que, dans l’opus- cule Sur les salariés, la description du Tableau « revu et corrigé » était assumée par un narrateur sinon identique à Lucien, du moins très proche de lui, dans le Maître de rhétorique, l’ekphrasis émane du maître de rhétorique auquel l’opuscule doit son nom – personnage décrit par Lucien sous un jour très critique, comme un arriviste uniquement préoccupé de plaire sans se donner de peine : ce sophiste ami de la faci- lité décrit la Rhétorique à un jeune garçon tenté par la carrière de rhéteur, et son seul but est d’indiquer à l’adolescent le meilleur moyen pour réussir à moindres frais : le portrait allégorique dont il est l’auteur apparaît donc éminemment suspect. Par

102. Ici encore, la référence est explicite, puisque la description de Lucien s’ouvre en ces termes : « Mais je veux d’abord, comme le fameux Cébès (wsper{ o J Kebh"v ekeij no"` ), tracer un tableau (eikoj nav )… » (Maître de rhétorique, 6).

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ailleurs, au lieu de se contenter, comme dans l’opuscule Sur les salariés, de suivre un modèle unique, Lucien a croisé dans le Maître de rhétorique deux sources différen- tes, Cébès et Xénophon – mêlant aux souvenirs du Tableau ceux de l’apologue où le sophiste Prodicos évoquait le choix d’Héraclès entre le Vice et la Vertu – apolo- gue qui bénéficia, dans l’Antiquité, d’une fortune exceptionnelle, fut maintes fois cité, imité, illustré 103, et qui est même entré dans les traités de rhétorique, où il illus- tre le trope de la personnification (prosopopoia) 104. En conseillant à son jeune dis- ciple de suivre, pour devenir orateur, la voie la plus courte et la plus agréable, celle qui est « large, fleurie, bien pourvue en eau », et de dédaigner l’autre route, « sentier étroit, épineux et rude, qui annonce beaucoup de soif et de sueur » (7), le maître de rhétorique de Lucien tient le discours qui, dans les Mémorables de Xénophon, fi- gure dans la bouche du Vice cherchant à séduire Héraclès adolescent. Comme le Tableau de Cébès, l’apologue de Prodicos apparaît donc utilisé à contre-emploi : lui ôtant toute visée édifiante, le maître de rhétorique en retourne la signification, pour formuler des conseils parfaitement immoraux. L’épisode du choix d’Héraclès a influencé, plus profondément encore, le con- tenu du Songe, qui se présente comme une libre variation sur le texte de Xénophon 105. Dans cet écrit autobiographique, Lucien raconte l’histoire de sa vocation, en recou-

103. Sur la postérité de cet apologue, raconté par Xénophon dans les Mémorables (2, 1, 21-34), voir no- tamment Waites 1912, 43-46 ; Bompaire 1958, 258-261 ; Panofsky 1999. Le texte de Xénophon a été très souvent cité et / ou imité par les auteurs anciens, grecs et latins, païens et judéo-chrétiens : si certains d’entre eux se sont contentés de paraphraser les Mémorables (cf. Cicéron, De off. 1, 32, 118 ; Clément d’Alexandrie, Pégagogue, 2, 10, 110 ; Strom. 5, 31, 1-2 ; Justin, Apologie, 2, 11, 2-8 ; Basile de Césarée, Aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des lettres helléniques, 5), d’autres se sont livrés à des réécritures plus inventives – par exemple, Dion Chrysostome, Or. 1, 65-84 (Royauté et Tyran- nie prennent la place de Vertu et Vice) ; Maxime de Tyr, Diss. 14 (Comment distinguer le flatteur de l’ami), 1 (après avoir résumé brièvement l’apologue de Prodicos, Maxime de Tyr crée son propre mythe en substituant l’ami à la Vertu et le flatteur au Vice) ; Thémistios, Or. 22 (De l’amitié), 27, 280 a–282 c (l’opposition Vice – Vertu se double d’une opposition entre Amitié et Hypocrisie). La réécriture à laquelle Philostrate s’est livré dans la Vie d’Apollonios de Tyane est d’un intérêt tout particulier, car il y est question d’images représentant l’Héraclès de Prodicos (6, 10). Picard 1954 signale la présence d’une illustration de cet apologue sur un cippe funéraire d’Hadrumète (Sousse), œuvre datant de l’époque d’Hadrien, mais dérivant d’un prototype qui doit remonter à l’époque ptolémaïque : Aretè y a été remplacée par une Virtus romaine, allégorie armée apparentée au type de la Dea Roma ; l’autre apparition féminine symbolise le Destin, la Moira. Dans le domaine latin, les deux adaptations les plus dignes d’intérêt sont celle, métalittéraire, d’Ovide, où le Poète, endos- sant le rôle d’Héraclès, doit choisir entre Élégie et Tragédie (Amours, 3, 1) et celle, historicisante, de Silus Italicus, où Scipion l’Africain se substitue au héros mythique (Guerre punique, 15, 18-128). 104. Voir Quintilien, Institution oratoire, 9, 2, 36 : « Nous personnifions souvent aussi des abstractions, comme le font Virgile avec la Renommée, ou selon ce que rapporte Xénophon, Prodicos avec la Volupté et la Vertu, ou Ennius avec la Mort ou la Vie, qu’il met aux prises dans une satire » (trad. Cousin 1978). 105. Sur la façon dont Lucien a adapté dans le Songe l’apologue de Prodicos, voir Gera 1995.

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rant à la fiction du songe – procédé souvent employé dans les œuvres allégoriques, peut-être parce que le songe, par son étrangeté, met clairement en évidence la dua- lité des deux discours, littéral et allégorique, et parce qu’il se prête en outre à une réflexion sur les rapports de la fiction et de la vérité 106. Ainsi donc, Lucien raconte comment deux figures féminines, Sculpture ( ΔErmoglufikh; tevcnh) et Instruction (Paideiva), lui sont apparues en rêve et l’ont chacune invité à suivre sa propre voie. À l’instar de Xénophon, Lucien décrit d’abord ces deux personnifications, puis il retranscrit leurs deux plaidoyers, avant d’évoquer son choix en faveur de Paideia. Mais, tout en imitant de fort près l’apologue de Prodicos, notre auteur, ici encore, se démarque de sa source avec beaucoup de subtilité. Une comparaison attentive du texte du Songe avec celui de Xénophon montre que l’allégorie lucianesque est une réécriture ironique, à la signification ambiguë : vu le dénouement de l’opus- cule, Sculpture devrait correspondre au Vice, et Paideia à la Vertu, mais la descrip- tion de ces deux figures révèle l’existence de troublantes analogies entre Sculpture et Vertu, Paideia et Vice 107 : l’apparence masculine de Sculpture, son absence d’ap- prêt, son goût de l’effort – elle est qualifiée de « travailleuse », ejrgatikh v (6) – sont des caractéristiques attendues de la Vertu, tandis que Paideia, en promettant au nar- rateur une gloire acquise sans excès de labeur, tient un discours qui est normalement celui du Vice. En prêtant à Sculpture et à Paideia une même agressivité, Lucien ac- centue encore l’impression de brouillage 108 : dans les réécritures de l’apologue de Prodicos, l’agressivité est normalement associée au personnage négatif 109. D’autres parallèles inversés confirment le caractère subversif de la relecture à laquelle Lucien a soumis le schéma classique et bipolaire de la confrontation entre Vice et Vertu 110 : le discours qu’il prête à la Sculpture rappelle celui tenu dans le Maître de rhétorique par le rhéteur vertueux, partisan des Anciens, tandis que Paideia parle sensible- ment dans les mêmes termes que le sophiste adepte du moindre effort et partisan des Modernes ; en promettant à ses sectateurs « de fortes épaules » (7), la Sculpture s’exprime aussi comme le Raisonnement Juste vantant, dans les Nuées d’Aristo- phane, les mérites de l’Ancienne Éducation 111, tandis que Paideia ressemble de

106. Cf. Strubel 2002, 44-45. Sur songe et allégorie, voir aussi Quilligan 1979, 222 : « A paradigmatic form of allegory is the dream vision ». 107. Cf. Saïd 1993, 268-269 : « L’ironie de Lucien n’épargne pas plus Paideia que sa rivale ». 108. Le comportement initial des deux femmes apparaît très semblable chez Lucien : il précise qu’« elles faillirent [le] mettre en pièces dans leur rivalité » (Songe, 6). 109. Voir l’agitation de Tyrannie, dans le premier discours de Dion Chrysostome Sur la royauté (Or. 1, 80-81). 110. Cf. Gera 1995, 249-250 : la Paideia du Songe est une figure complexe et ambivalente ; à travers cette présentation ambiguë, Lucien indique « that he cannot celebrate his choice whole-heartedly ». 111. Songe, 7-8 : cf. Aristophane, Nuées, 990-1014. Au nombre des bénéfices que l’Ancienne Éducation est censée procurer figurent précisément une « poitrine robuste » et des « épaules larges » (v. 1012- 1013 : sth`qo" liparovn… w[mou" megavlou").

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façon troublante à la Nouvelle Éducation, cette éducation sophistique décrite par le poète comique sous un jour plutôt suspect ! L’ironie avec laquelle Lucien prati- que ici le genre allégorique s’exprime assez clairement dans le petit dialogue avec les auditeurs reproduit à la fin du Songe : bien que Lucien ait qualifié son rêve de « si clair qu’il ne le cédait en rien à la vérité » (5), le récit qu’il en fait est loin de susciter l’adhésion unanime, et des protestations s’élèvent au sein du public, pour dénoncer l’invraisemblance de ce discours allégorique :

Qu’est-ce qui lui a donc pris de nous raconter ces sornettes (lhrh`sai tau`ta), d’évoquer une nuit de son enfance, et des rêves anciens et complètement vieillis ? Ce froid dicours (yucrologiva) est hors d’usage (e{wlo") ! Est-ce que par hasard il nous a pris pour des interprètes des rêves ? (17)

À cette réaction anonyme, très similaire à celle de Lucien lui-même face aux mythes de la tradition – les termes de réprobation employés sont les mêmes dans l’un et l’autre cas 112 –, le narrateur répond en alléguant son désir de faire œuvre utile : s’il a raconté ce rêve, c’est pour que les jeunes gens pauvres, en entendant « cette histoire » (tou` muvqou), se sentent encouragés dans leurs ambitions et, « pre- nant exemple sur lui », fassent le meilleur choix et s’attachent à l’instruction (18). Mais ces allégations vertueuses, introduites in extremis, ne suffisent pas à lever le doute, instillé dans l’esprit du lecteur, que peut-être le récit allégorique de Lucien ne vaut guère mieux que les mythoi tant décriés par lui. Si l’empreinte du modèle théâtral est perceptible dans le Songe, où les Nuées ont été utilisées comme source secondaire, dans beaucoup d’autres compositions allégoriques de Lucien, l’influence du théâtre apparaît prépondérante. Le répertoire tragique de l’époque classique était riche en personnifications 113, et notre auteur s’est amusé, dans la Tragédie de la Goutte, à parodier le goût des Tragiques pour les figures allégoriques, en mettant en scène la Goutte personnifiée (Podavgra) et ses compagnes habituelles, les Souffrances (Povnoi) et les Tortures (Bavsanoi). Mais, plus que la tragédie, c’est la comédie ancienne, très accueillante aux abstractions personnifiées 114, qui a fourni aux compositions allégoriques lucianesques un grand nombre de personnages et de situations.

112. Le terme yucrologiva est employé à propos des récits d’Homère dans le Dialogue des morts, 11, 5 ; et l’adjectif e{wlo" figure dans le Timon (2), pour décrire le foudre de Zeus, pareil à « une mèche de lampe allumée de la veille » (e{wlon qruallivda). 113. Moreau 2004, 119-120, dénombre chez Eschyle cinquante-trois figures allégoriques différentes ; parmi les personae dramatis, il cite Force () et Pouvoir () dans le prologue de Prométhée enchaîné, Folie () dans Xanthiai. Chez Euripide, la Folie apparaît sur scène dans Héraclès Furieux (843- 874), la Nature dans Augê, la Paix dans Kresphontes, la Prospérité (Olbos) dans Phaéton… 114. Dans les comédies d’Aristophane, à côté de nombreuses personnifications muettes comme Eirènè, Theôra, Opôra dans la Paix, Basileia dans les Oiseaux, Diallagè dans Lysistrata, interviennent diverses

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Mythe et allégorie dans l’œuvre de Lucien

Dans le Pseudologiste, Lucien fait appel à une personnification qui intervenait dans un prologue de Ménandre, Elenchos (Réfutation), pour qu’elle l’aide à con- fondre son adversaire, le « pseudologiste » :

Allons, Elenchos, le meilleur des prologues et des démons, tâche de donner à mes auditeurs quelques explications préliminaires. Dis-leur que ce n’est pas sans raison, ni par malveillance, ni sans avoir lavé mes pieds, comme dit le proverbe, que j’ai en- trepris ce discours, mais à la fois pour venger une offense personnelle et pour défen- dre la communauté, car je déteste cet homme pour son ignominie <…>. Je t’imiterai et dévoilerai la plupart de ses actes, en sorte que, pour la franchise et la vérité, tu n’aies aucun reproche à me faire (4).

Ce prologue de Ménandre était célèbre dans l’Antiquité, comme le montre le recueil de Progymnasmata d’Hermogène, où Elenchos est cité pour exemple de pro- sopopoia 115. Lucien lui-même signale d’ailleurs la renommée du personnage, puis- qu’il dit de ce dieu « ami de la Vérité ( ΔAlhvqeia) et de la Franchise (Parrhsiva)» qu’il n’est pas « le moins illustre de ceux qui montent sur la scène » (4). Dans le Timon abondent les souvenirs du Ploutos d’Aristophane, qui est (avec le Dyskolos de Ménandre) l’une des sources principales de l’opuscule. C’est à Aris- tophane que Lucien a emprunté les deux figures de Richesse et Pauvreté mais, bien qu’il doive au poète comique des détails très précis, notre auteur a introduit des in- novations importantes dans la mise en scène des deux personnifications 116 : tout d’abord, il a flanqué Richesse et Pauvreté d’une kyrielle d’acolytes symbolisant les conditions de vie et l’état d’esprit des riches et des pauvres – Orgueil (Tu`fo"), Folie (“Anoia), Vanité (Megalauciav ), Mollesse (Malakiav ), Arrogance ( ”Ubri"), Trom- perie ( ΔApavth) escortent Ploutos (28) ; Labeur (Povno"), Endurance (Karteriva), Sagesse (Sofiva), Courage ( ΔAndreiva) et Faim (Limov") se tiennent aux côtés de Pauvreté (31). Ensuite, Lucien a développé le rôle de Ploutos au détriment de ,

115. figures allégoriques qui jouent le rôle de personnages parlants et agissants : c’est le cas du Peuple (Dèmos) dans les Cavaliers, de Raisonnement Juste et Raisonnement Injuste dans les Nuées, de Ri- chesse et Pauvreté dans Ploutos ; Dèmos et Ploutos sont les deux personnifications qui occupent la place la plus importante et s’expriment le plus abondamment dans le théâtre d’Aristophane (cf. Newiger 1957). L’intérêt du théâtre comique pour les figures allégoriques pourrait s’expliquer par l’existence d’une ressemblance générique entre allégorie et comédie (cf. Quilligan 1979, 282 : les deux genres accordent une même attention au langage ; « Speech per se is the material of the comic form »). 115. Hermogène, Progymnasmata, 9 (éd. Rabe 1913, 20) : « Il y a prosopopée quand nous personnifions une chose, comme la Réfutation (“Elegco") chez Ménandre ». On retrouve la même référence chez Aphthonios, Progymnasmata, 11 (éd. Rabe 1926, 34). 116. Voir Hertel 1969, 7-41 (Aristophane) et 48-62 (Lucien) ; l’étude de Hertel montre que le Timon de Lucien a exercé sur la postérité une influence plus grande que la comédie d’Aristophane.

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affinant le portrait de la Richesse, pour mieux en dénoncer les travers 117 – des tra- vers que révèle crûment le dialogue imaginé par notre auteur entre Ploutos et Her- mès, chargé de conduire le dieu aveugle jusqu’à la demeure de Timon : à plusieurs reprises, au cours de l’entretien, Ploutos reconnaît en effet le caractère arbitraire de ses préférences 118, sa malignité profonde 119 et son goût pour le mensonge 120. Ce portrait revu et corrigé de Ploutos contribue donc à la critique des riches et de la richesse – thème ménippéen souvent développé dans les écrits satiriques de Lucien. Dans la Double accusation, opuscule entièrement dramatique, où Lucien met en scène une série de procès dont les acteurs sont, pour la plupart, des figures allé- goriques personnifiant écoles philosophiques – Académie, Portique –, arts et tech- niques – Banque ( ΔArguromoibikh),v Peinture (Grafikh),v Rhétorique, Dialogue –, vertus et vices – Ivresse (Mevqh), Plaisir ( ÔHdonh),v Volupté (Trufh),v Vertu –, l’in- fluence de la comédie est à nouveau très sensible, et l’on peut déceler en plusieurs passages des souvenirs précis des Nuées d’Aristophane et d’une pièce, aujourd’hui perdue, de Cratinos, la Bouteille (Pythinè) – pièce où Comédie, la femme du Poète, lui reprochait de l’avoir abandonnée pour l’Ivresse et portait plainte pour « mau- vais traitements » (kavkwsi") 121 : le premier et le dernier des procès évoqués dans la Double accusation, celui qui oppose l’Académie à l’Ivresse, et celui intenté par Rhé- torique et Dialogue contre le Syrien, alter ego de Lucien (natif de Samosate), con- tiennent d’évidents échos de ces deux pièces. Les plaintes d’Académie, à qui l’Ivresse a enlevé son amant Polémon, rappellent celles de Comédie chez Cratinos, tandis que les discours antithétiques prononcés à l’occasion de cette première cause s’ins- pirent des propos du Raisonnement Juste et du Raisonnement Injuste dans l’agôn des Nuées. La cause où comparaît le Syrien se présente comme une variation sur le même thème, mais une variation plus élaborée, puisque le Syrien fait l’objet d’une double mise en cause (comme l’indique le titre de l’opuscule) : il est attaqué à la

117. Ploutos est « livide, tout soucieux, les doigts contractés par l’habitude de compter » (Timon, 13 : trad. Bompaire 2003) ; il est non seulement aveugle, mais aussi boiteux (caractéristique inconnue d’Aristophane). 118. Timon, 24 : « Je circule en tous sens et j’erre, jusqu’à ce que je tombe sur quelqu’un sans m’en apercevoir » (trad. Bompaire 2003). 119. Timon, 20 : « Quand je vais trouver quelqu’un de la part de Zeus, je ne sais comment, je suis lent et boiteux des deux jambes. Si bien que je peine pour arriver au but, et parfois celui qui m’attend est devenu vieux auparavant. Mais quand il faut repartir, tu me verras ailé et beaucoup plus rapide que les songes » (trad. Bompaire 2003). 120. Timon, 27 : pour tromper les hommes, Ploutos met « un masque fort séduisant, brodé d’or et in- crusté de pierres précieuses » (trad. Bompaire 2003). 121. Voir Sommerstein 2005, 163-164 et surtout Rosen 2000 : l’auteur insiste sur la dimension apologé- tique de la pièce de Cratinos, conçue en réponse aux attaques dont le poète avait été victime de la part d’Aristophane dans les Cavaliers. Lucien apparaît donc très fidèle à l’esprit de son modèle an- tique.

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fois par la Rhétorique et par le Dialogue. Comme Comédie chez Cratinos, Rhéto- rique se plaint d’avoir été abandonnée par le Syrien qu’elle avait épousé pauvre et obscur, et qui, une fois formé par ses soins, lui a préféré le Dialogue, fils de Philo- sophie 122 ; Dialogue, de son côté, dénonce « les mauvais traitements et les sévices » qu’il a endurés de la part du Syrien : lui qui était « respectable » (semnovn), a perdu toute majesté et tout sérieux, et s’est retrouvé enfermé avec « la raillerie, l’iambe, le cynisme, Eupolis et Aristophane », et contraint à jouer un rôle de comédien et de bouffon 123. La réponse du Syrien aux griefs de la Rhétorique repose sur l’exploita- tion d’un motif comique bien représenté chez Aristophane, l’assimilation de la Muse du poète à une courtisane : le Syrien accuse en effet la Rhétorique d’inconduite :

Je voyais qu’elle ne gardait plus de réserve et ne continuait pas à porter l’habit décent dont elle était vêtue quand le grand Péanien [Démosthène] l’avait épousée, mais qu’elle faisait la coquette, s’arrangeait les cheveux comme une courtisane, s’endui- sait le visage de fard et soulignait ses yeux de noir 124.

Quant aux plaintes du Dialogue, le Syrien y répond en développant un véritable art poétique, puisqu’il explique les raisons de la « cure » qu’il a fait subir à ce genre lit- téraire d’apparence rébarbative, pour le faire paraître attrayant à un plus large pu- blic 125.

Écriture allégorique et réflexion sur la création littéraire Dans plusieurs des textes que nous venons d’étudier, l’écriture allégorique sert de vecteur à une réflexion sur des questions d’ordre littéraire – pouvoir de l’élo- quence dans Héraclès, utilité de la paideia dans le Songe, rôle et évolution du genre dialogique dans la Double accusation. Le sujet était cher à Lucien, qui est revenu ailleurs sur la question du « dialogue comique », qu’il se vante d’avoir créé et reven- dique comme sa principale originalité littéraire. Dans l’opuscule À celui qui m’a dit : Tu es un Prométhée dans tes discours, il explique, plus brièvement que dans la

122. Bompaire 1980, 81, note que le Dialogue ici mis en scène est le dialogue socratique, et que le per- sonnage allégorique incarne dans une certaine mesure Socrate lui-même, en combinant des traits empruntés aux Nuées d’Aristophane et au Phèdre de Platon. 123. Double accusation, 33 (trad. Bompaire 2008). 124. Double accusation, 31 (trad. Bompaire 2008). Dans les Cavaliers d’Aristophane, komododidaskalia (Mise en scène) est décrite comme une femme accordant ses faveurs aux auteurs dramatiques les mieux doués (517) ; dans les Grenouilles, la Muse d’Euripide apparaît sous les traits d’une joueuse de castagnettes (1305-1308) : elle est donc assimilée à une prostituée. Sur cette métaphore familière aux poètes comiques, voir Sommerstein 2005. 125. Selon Dubel 1994, 21-22, la personnalité même du Syrien symbolise le renouvellement du genre du dialogue ; sa qualité d’étranger (xevno") illustre la nouveauté du genre créé par Lucien. Le Syrien lui-même serait donc une figure allégorique.

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Double accusation, mais toujours en usant du biais de l’allégorie, comment il s’est efforcé de concilier deux genres qui évoluaient auparavant dans des sphères totale- ment opposées, puisque le Dialogue « restait à la maison, en solitaire, ou bien s’en- tretenait avec un petit nombre de compagnons dans les promenades », tandis que la Comédie, « s’étant livrée à Dionysos, fréquentait le Théâtre, folâtrait avec lui, pro- voquait le rire, lançait des railleries » (6) : Lucien a renouvelé le dialogue en le fai- sant entrer dans le domaine du « sério-comique ». Dans le Pêcheur, notre auteur réaffirme à nouveau la dignité de son entreprise, en se défendant d’avoir jamais cherché à outrager la Philosophie : comme dans la Double accusation, le cadre est celui d’un procès, où Lucien, sous le masque de Parrhésiadès (Lefranc), fils d’Alé- thiôn (Vrai), fils d’Elenxichès (Convaincant) 126, est accusé par Diogène d’avoir rendu, par ses railleries, les philosophes odieux au peuple ; Diogène se plaint de ce que Lucien ait « séduit Dialogue », parent de Philosophie, pour en faire son allié et son inter- prète contre les philosophes (26). La défense de Lucien consiste à montrer que ses prétendues victimes sont en réalité des charlatans, et non des amis de la Philoso- phie véritable ; brodant sur l’opposition établie dans le Tableau de Cébès entre Pai- deia et Pseudopaideia, il oppose à la vraie Philosophie, « femme si digne dans son maintien, le regard plein de douceur, et marchant paisiblement plongée dans ses pensées » (13), une pseudo-Philosophie, simulant les apparences de la vraie, « espèce de femme manquant de simplicité, bien qu’elle s’efforçât au maximum de s’ajuster sans recherche ni coquetterie », et dont « [le] langage était tout à fait celui d’une courtisane » (12) 127. Cette fausse Philosophie est la seule et unique victime des raille- ries du Dialogue lucianesque. Si Lucien recourt ainsi, de façon répétée, au procédé de l’allégorie pour expo- ser ses idées sur la création littéraire et présenter son « art poétique », c’est que l’al- légorie se prête naturellement à pareil usage, en tant que genre narratif caractérisé par la réflexivité 128 : présupposant une sensibilité toute particulière à la polysémie du langage, un goût marqué pour le jeu sur les mots 129, l’écriture allégorique fait

126. De ce personnage au nom parlant, Dubel 1994, 23, note qu’il est, comme le Syrien de la Double ac- cusation, une « auto-définition de l’art de Lucien ». 127. Trad. Bompaire 2008. On retrouve la même opposition entre vraie et fausse philosophie dans les Esclaves fugitifs, où la Philosophie personnifiée vient se plaindre à Zeus des outrages que lui infli- gent les charlatans ; adoptant la pose de philosophes, ils prétendent recevoir les hommages dus à la philosophie véritable, et lui font le plus grand tort auprès des ignorants : « Voyant cela, les pro- fanes (ijdiw`tai) méprisent désormais la philosophie, ils s’imaginent que tous les philosophes sont pareils <à ceux-là> et en accusent mon enseignement <…>. L’Ignorance ( ΔAmaqiva) et l’Injustice ( ΔAdikiva) se rient de moi » (21). 128. Cf. Quilligan 1979, 24 : « Allegory is the most self-reflexive and critically self-conscious of narrative genres ». 129. Cf. Quilligan 1979, 33 : « A sensitivity to the polysemy in words is the basic component of the genre of allegory »; 42 : « More than any other creator of narrative, the allegorist begins with langage purely »;

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une place importante au métalangage, l’auteur allégorique écrivant, pour ainsi dire, un commentaire sur son propre texte 130. On comprend pourquoi un si grand nom- bre des prolalies de Lucien se présentent comme des écrits entièrement allégori- ques 131 : Lucien utilise en effet ces « causeries préliminaires » comme une sorte de tribune où définir les principales caractéristiques de son art, où exposer ce qu’il con- sidère comme sa principale originalité, où prévenir les malentendus et désamorcer les critiques 132. Comme tout prologue, la prolalie est le lieu par excellence de la cap- tatio benevolentiae, et l’auteur s’y met en scène sous les traits les plus susceptibles d’emporter la sympathie du public. Dans les Dipsades, par exemple, Lucien se sert de l’anecdote (fictive) de l’homme mordu par une dipsade et mort dans les tour- ments horribles de la soif pour se décrire lui-même en nouveau Tantale, habité du désir incessant de se produire en public – comme il le précise dans une applicatio insistante, où le lien entre contexte et anecdote est très explicitement souligné ; Lucien déclare à ses auditeurs :

Il me semble que j’éprouve moi-même à votre égard à peu près les mêmes sentiments que les gens mordus par la dipsade éprouvent à l’égard de la boisson : plus je parais devant vous, plus je désire y paraître : une soif irrésistible brûle en moi, et je crois que je ne me rassasierai jamais d’une telle boisson <…>. Pardonnez-moi donc si, ayant moi aussi l’âme mordue d’une morsure si agréable et si salutaire, je m’abreuve à pleine gorge <…>. Puisse seulement le courant qui vient de vous ne pas se tarir ! (9)

Dans À propos de l’ambre, l’histoire des désillusions qu’aurait values au narra- teur sa foi trop grande dans les vieux mythes lui sert à prévenir son propre auditoire de ne pas trop attendre de son art, sous peine d’être déçu à son tour :

En espérant trouver chez nous de l’ambre et des cygnes, je crains que tout à l’heure vous ne repartiez en vous moquant de ceux qui vous ont promis tant de trésors de ce genre dans nos discours 133.

130. 46 : « Wordplay is an organic part of the genre »; 156 : « Allegories <…> are always fundamentally about language »; 223 : Quilligan souligne « allegory’s primary concern with its own verbal medium ». 130. Cf. Quilligan 1979, 53 (« The allegorical author <…> writes a commentary on his own text ») ; 140 (« In allegories, there is a tendency for commentary to engulf narrative ») ; Whitman 1987, 2 (« In its obliquity, allegorical writing exposes in an extreme way the foundation of fiction in general »). 131. Sur les prolalies de Lucien, voir Branham 1985 ; Nesselrath 1990 (l’auteur considère comme des prolalies Dionysos, Héraclès, l’Ambre, les Dipsades, Hérodote, Zeuxis, Harmonidès, le Scythe ; il es- time en revanche que le Songe n’est pas une prolalie, mais « a special-occasion piece »). 132. Branham 1985, 240 : « The prologues are used to mediate between Lucian the performing artist and his audience by highlighting important features of his art and defending them against potential criti- cism and misunderstanding ». Saïd 1994, 167 note que, dans ses prolalies, Lucien met volontiers l’exotisme au service de l’autoportrait : l’Héraclès gaulois, par exemple, est une représentation symbolique du sophiste. 133. À propos de l’ambre, 6 (trad. Bompaire 1993).

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Dans Dionysos, à nouveau, Lucien adresse une mise en garde à ses auditeurs, en re- courant cette fois à l’épisode de la campagne indienne de Dionysos pour leur offrir une image symbolique de son art, et plaider la cause du « sério-comique », son regis- tre de prédilection ; en montrant les populations indiennes abusées par l’apparence bouffonne du kômos dionysiaque au point de sous-estimer totalement la gravité de l’invasion, Lucien entend faire obstacle aux interprétations réductrices de ses pro- pres écrits : les auditeurs ne doivent pas s’arrêter à l’apparence comique de ses ouvra- ges, mais y chercher aussi la « substantifique moelle » 134 ; le cortège de Dionysos, qui tient de l’armée et du kômos, est un emblème de la mixis qui caractérise l’œuvre de Lucien – une œuvre où le spoudaion se cache sous le geloion 135. D’autres prolalies offrent des images humoristiques de l’art de Lucien : dans Zeuxis, les centaures représentés par le célèbre peintre servent à suggérer non seu- lement l’originalité des écrits lucianesques 136, mais aussi l’importance accordée par leur auteur à la virtuosité technique et au respect de la tradition 137 – d’où sa crainte de voir le public surévaluer abusivement la nouveauté (kainoth"v ) de ses inventions au détriment d’autres qualités plus essentielles 138. On pourrait sans doute étendre à d’autres textes du corpus lucianesque cette lecture allégorique qui fait d’une œu- vre tout entière l’expression imagée des idées littéraires de Lucien et le symbole de sa personnalité d’auteur : A. Camerotto procède ainsi avec le Parasite, en lequel il propose de lire, à travers l’éloge du parasitisme, une défense et illustration de la paro- die, dont on sait quelle place elle occupe dans l’œuvre de Lucien 139. A. Georgiadou et D.H.J. Larmour ont, pour leur part, suggéré d’appliquer le même type d’inter- prétation allégorique aux Histoires véritables, et de voir dans le voyage matériel raconté par Lucien l’image d’un voyage mental, d’une quête entreprise à la recher- che de la vérité philosophique 140 : les créatures bizarres rencontrées par le narrateur et les aventures insolites vécues par lui symboliseraient les philosophes des différen- tes sectes et leurs théories parfois déconcertantes. On peut rester sceptique devant cette lecture qui transforme le récit léger de Lucien en une parodie philosophique

134. Voir Branham 1985, 241 : le but de cette prolalie est d’expliquer la nature et la fonction de la comé- die dans les œuvres de Lucien ; Nesselrath 1990, 137 : « Lucian’s works may reveal on closer inspection something more serious than mere jokes ». 135. Cf. Camerotto 1998, 122-123. 136. Qualifiée de paravdoxo", xevno", ajllovkoto", teravstio", l’œuvre de Lucien viole les limites bien définies des différents genres littéraires – ce qu’exprime l’image du centaure, à mi-chemin entre cheval et homme (Camerotto 1998, 85 et 118). 137. Zeuxis, 2 : Lucien exprime son attachement aux « belles expressions » (ojnomavtwn… kalw`n) mo- delées « sur le canon ancien » (pro;" to;n ajrcai`on kanovna). 138. Cf. Branham 1985, 238-239 ; Nesselrath 1990, 131-132 : l’histoire de Zeuxis illustre la réaction de Lu- cien « to someone praising novelty in his works ». 139. Camerotto 1998, 35. 140. Georgiadou & Larmour 1998.

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entièrement cryptée, et se demander si l’intention allégorique était réellement pré- sente à l’esprit de l’auteur, ou si elle ne résulte pas plutôt d’une projection mentale des commentateurs. Quoi qu’il en soit, pareilles tentatives exégétiques ont pour mérite d’attirer l’at- tention sur une caractéristique importante de l’allégorie : la difficulté inhérente à ce trope – difficulté d’élaboration, difficulté de compréhension : l’allégorie oblige à l’effort de recherche, ce qui explique qu’elle ait souvent été utilisée comme instru- ment de filtrage, pour tenir le vulgaire à l’écart 141. Comme le note très justement M. Fishbane, dans une étude sur « L’allégorie dans la pensée, la littérature et la men- talité juives », l’allégorie présuppose une mentalité familiarisée avec la communica- tion indirecte, elle implique en quelque sorte une pensée de l’ambivalence, puisqu’elle exige du lecteur qu’il pense au-delà, à travers, ou même en dépit du signifié qui lui est initialement proposé, en sorte qu’apparaissent un autre ou d’autres niveaux de signification 142. C’est en raison même de la complexité de ce trope que l’usage de l’allégorie n’a été préconisé par les rhéteurs anciens qu’avec beaucoup de circons- pection : leurs réticences, explique P. Chiron, tenaient principalement à la crainte d’« offrir un êthos d’habileté excessive » 143. Goût de l’ambivalence, de la subtilité, du double langage – autant de traits émi- nemment lucianesques : on comprend que l’écriture allégorique, dont les affinités avec l’ironie ont souvent été soulignées 144, ait pu susciter l’affection toute particu- lière d’un écrivain concevant la littérature comme un jeu interprétatif 145, à l’occa- sion duquel se tisse entre auteur et lecteur une relation complexe, où défiance et complicité se côtoient. Des risques et ambiguïtés de ce jeu, la conversation que Mé- nippe (habituel alter ego de Lucien) et son ami-auditeur ont dans Icaroménippe of- fre une image en miroir : en suscitant par le récit de son voyage aérien, trop pareil à une fable, l’incrédulité de son interlocuteur, Ménippe subit la même déconvenue que le narrateur du Songe 146, et Lucien semble vouloir attirer ainsi notre attention

141. La lecture allégorique du texte biblique préconisée par les Pères de l’Église repose sur la valorisa- tion de cet effort de recherche : la connaissance de la vérité doit rester interdite aux indignes et aux indifférents (cf. Pépin 1987, 91-136 : « Saint Augustin et la fonction protreptique de l’allégorie »). 142. Fishbane 2005, 89 et 109. Strubel 2002, 251-252 dit de l’écriture allégorique qu’elle est un « mode de la subtilité ». 143. Chiron 2005, 35. 144. La proximité de l’allégorie et de l’ironie est indiquée, déjà, chez les rhéteurs anciens : cf. Calvié 2002, 85 (Philodème) ; Hahn 1967 (Quintilien, Institution oratoire, 8, 6, 54). 145. Formule empruntée à Branham 1989, 212-213 : l’auteur souligne « Lucian’s emphasis on literature as an interpretative game ». 146. C’est Ménippe lui-même qui dresse son propre constat d’échec, en déclarant à son ami (Icaromé- nippe, 2 : trad. Bompaire 2003) : « Il est clair que tu te moques de moi depuis un bon moment, et il n’est pas étonnant que tu considères le caractère extraordinaire de mon propos comme une sorte de fable » (soi; to; paravdoxon tou` lovgou muvqw/ dokei` prosferev").

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sur l’un des écueils de l’écriture allégorique : que le lecteur, s’arrêtant au sens obvie (Ménippe en nouvel Icare, Lucien en nouvel Héraclès à la croisée des chemins), passe à côté du sens caché (la quête intellectuelle, le choix de vie) – sens dont l’ex- traction est toujours incertaine, et dont l’existence même paraît parfois suspecte. Car, du mythologue à l’allégoriste, la distance n’est pas si grande et, même lorsqu’il allégorise, Lucien laisse entendre à ses lecteurs que peut-être il affabule…

Conclusion Comme toujours, Lucien s’amuse à brouiller les frontières, en montrant, à l’oc- casion, ses propres allégories exposées aux sarcasmes des esprits forts, comme les vieux mythes le sont à ses propres sarcasmes. L’usage que notre auteur fait des uns et des autres est marqué par un même caractère retors : il s’acharne à critiquer la mythologie, tout en lui donnant la vedette ; il se moque de l’exégèse allégorique des mythes, tout en usant lui aussi de mythes allégorisés, quand ils servent son propos ; il fait mine d’exploiter le potentiel didactique de l’allégorie, tout en pervertissant subtilement les grands modèles dont il s’inspire, Tableau de Cébès ou apologue de Prodicos. Lucien use d’ailleurs identiquement, et parfois conjointement, du mythe et de l’allégorie pour construire son propre personnage littéraire et élaborer une autodéfinition de son art. Un texte comme les Dipsades montre à quel point ces deux formes de fiction peuvent, à l’occasion, se rapprocher : à travers l’allégorie des Dipsades, Lucien renouvelle en effet le mythe de Tantale, pour décrire plus effica- cement la condition d’orateur. Le mythe récupère-t-il, à la faveur de ce brouillage, un peu du sérieux de l’allégorie ? L’allégorie sort-elle gagnée par la folie du mythe ? Les réticences qu’expriment, à la fin du Songe, les auditeurs de Lucien inscrivent, au cœur même de son œuvre, une invite à la suspicion.

Corinne Jouanno

Université de Caen Basse-Normandie

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Mythe et allégorie dans l’œuvre de Lucien

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LA PREMIÈRE APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE : DÉFINITIONS, THÈMES ET VISÉES

Le texte qui suit a été spécialement rédigé pour la journée organisée par l’Ins- titut des Source chrétiennes (le 8 novembre 2008, à Lyon) en vue de la préparation du concours de l’agrégation des Lettres, pour lequel Justin a été choisi comme auteur grec chrétien. La contribution que l’on attendait de moi consistait à définir l’apo- logétique ancienne (celle des années de persécutions, d’Aristide à Tertullien ou Minu- cius Félix) et à montrer en quoi le contenu des écrits concernés correspondait à cette définition. Cette exigence explique en grande partie le plan de cet article, puisque seront successivement abordés le difficile problème du « genre littéraire » de l’Apo- logie, celui de la destination des différents ouvrages que recouvre cette appellation générique et enfin celui de ses différents aspects et thèmes.

Le « genre » de l’apologie Ce qui du moins paraît certain, c’est que l’apologétique n’est pas un genre litté- raire au sens strict du mot. En effet, elle prend des formes très variées, qu’il s’agisse du dialogue (à l’exemple du Dialogue avec Tryphon de Justin) ou d’une forme déri- vée telle que le compte rendu d’une conversation (c’est le cas de l’Ad Autolycum de Théophile d’Antioche), d’une lettre ou d’une épître (tel l’Ad Diognetum ou le troi- sième des livres À Autolycos de Théophile), voire d’une « lettre ouverte » comme l’Apologeticum de Tertullien 1, d’un discours adressé par écrit (fictivement ou non) à l’empereur (comme l’illustrent les plus anciennes des Apologies, celles d’Aristide, de Justin, de Méliton, dont nous n’avons conservé que des fragments, et d’Athéna- gore), ou encore d’un discours d’apparat (à l’instar de l’Ad Graecos de Tatien), voire d’un traité (les De resurrectione de Justin et d’Athénagore, dirigés contre les gnos- tiques). Mais il arrive que les genres traditionnels soient confondus, ce qui relati- vise fortement l’intérêt d’un classement par genre : ainsi, l’Apologie de Justin peut être définie comme un discours de type judiciaire pro gente (et non pro homine) 2,

1. Via tacitarum litterarum (Apol. 1, 1), selon l’interprétation de Fredouille 1995. 2. C’est ainsi que la perçoit Munier 2006, 23 : « Considérée du point de vue de la rhétorique antique, l’Apologie de Justin relève du genre judiciaire ».

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ou comme un discours d’adresse (prosfwnhsi",v prosfwnhtiko"; logo"v ) 3, mais en fait elle est expressément désignée par l’auteur lui-même dans son ouvrage comme un biblivdion 4, un libellum, c’est-à-dire une requête ou une pétition adressée offi- ciellement à l’empereur, et appelée à recevoir de lui une réponse ayant force de loi – ce qu’elle semble être sur le plan de la destination, mais non véritablement sur celui de la forme littéraire. Alors, pourquoi ranger l’ensemble de ces écrits sous la dénomination commune d’apologies ? La principale raison est sans doute que c’est ainsi qu’Eusèbe, le premier des historiens ecclésiastiques, nomme ce type d’écrits ; le terme d’ajpologiva se re- trouve en effet dans son Histoire ecclésiastique pour désigner la majorité des apolo- gies dont le texte ou le souvenir nous a été transmis :

• celle de Quadratus (perdue) et celle d’Aristide, en HE. IV, 3, 1.3 ; • celle de Justin, en HE. II, 13, 2 ; IV, 8, 3 ; IV, 11, 11 ; IV, 16, 2 ; IV, 17, 1 ; IV, 18, 2 ; • celle de Méliton, aujourd’hui perdue, en HE. IV, 13, 8 ; IV, 26, 1 ; • celle de Miltiade, elle aussi perdue, d’après Eusèbe, HE. V, 17, 5 ; • celle de Tertullien, en HE. II, 2, 4 ; III, 33, 3 ; V, 5, 5.

Ce nom d’ajpologiva a aussi été conservé par la tradition manuscrite comme titre de deux d’entre elles – deux seulement –, à savoir l’Apologie d’Aristide et celle de Justin, mais ce n’est pas là un indice suffisant pour affirmer que telle était la dési- gnation que leur donnaient alors et leur auteur et leur public. Car l’on connaît l’ex- trême liberté dans l’usage des titres chez les Anciens, et ce, à la fois dans la tradition textuelle directe et dans la désignation que donnaient des œuvres les différents témoins. Il faut donc admettre que, même pour les Apologies de Justin et d’Aristide, pour lesquelles ce titre est attesté, celui-ci ne figurait pas nécessairement en tête des copies originales, celles qui circulaient du vivant de leurs auteurs, et qu’il fut très vraisembla- blement ajouté par la suite, quand s’imposa à tous la spécificité de l’apologie comme « genre », si l’on donne à ce mot une acception qui dépasse la forme littéraire. À titre d’exemple, les véritables titres des Apologies d’Aristide et de Justin, ce sont leurs adres- ses à l’empereur, et non le surtitre d’ajpologiva, manifestement ajouté pour quali- fier l’ouvrage à une époque où il s’agissait déjà de le définir comme genre par son

3. Justin la désigne lui-même, dans le Dialogue, 120, 6, comme une prosomiliva, une « adresse » (une acception de ce mot empruntée à celle de l’anglais address). Ailleurs (Apol. I, 1, 1 et I, 68, 3), il la dé- signe comme une prosfwvnhsi", ce qui est très proche du prosfwnhtiko;" lovgo", le « discours d’adresse ». 4. Justin, Apol. II, 14, 1. Voir aussi Apol. I, 1, 1 et I, 68, 3 : prosfwvnhsi" (« adresse »), e[nteuxi" (« requête »).

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La première apologétique chrétienne : définitions, thèmes et visées

usage 5 : il est difficile d’imaginer que l’écrit que Justin déposa auprès de la chancel- lerie impériale pour qu’il soit soumis à l’empereur (puisque telle était sa destination) ait porté le titre d’apologij av , qui renvoie à une réalité judiciaire, et non à l’acte civi- que qui consiste à déposer un libellum auprès de la chancellerie impériale. Et s’il est vrai que le mot ajpologiva (ou l’un de ses dérivés) figure aussi dans le texte même de l’Apologie de Justin, ce n’est jamais pour y désigner un genre, celui de l’écrit où il figure, mais très généralement un argument de défense, voire une sim- ple excuse, une justification :

– Apol. I, 3, 5 : ajnapolovghto" : qualifie l’empereur, dénué d’excuse devant Dieu si, instruit par Justin, il n’observe pas la justice ; – I, 28, 3 : ajnapolovghto" : qualifie l’homme, qui n’a pas d’excuse pour pécher, puis- que Dieu l’a créé raisonnable ; – I, 42, 1 : ajpologivan parevcein : l’expression désigne l’échappatoire (« fournir une excuse ») que pourrait trouver Justin en se contentant de citer les prophéties sans ex- pliquer clairement à son public qu’elles confondent délibérément le passé et le présent ; – II, 2, 8 : ajpologei'sqai : désigne la requête que présenta devant l’empereur la pro- sélyte romaine dont la conversion entraîna les martyres dénoncés par Justin, pour justifier à ses yeux son adhésion à la nouvelle religion ; – II, 12, 5 : ajpologivan fevrein : désigne la justification que pourraient faire les chré- tiens des crimes rituels qui leur sont imputés en invoquant certains des rituels du paganisme ; – Dial. 10, 4 : ajpologei'sqai : renvoie à l’argumentation que pourra opposer Justin pour répliquer à Tryphon sur la question de l’interprétation de Gn 17.

Quand, en revanche, Justin revient sur son Apologie dans le Dialogue avec Try- phon, il n’emploie pas, pour la désigner, les termes d’apologij av et d’apologeij sqai' , mais celui de prosomiliav (en fait le verbe prosomilein' ), associé à l’adverbe eggraj fw"v (« par écrit ») :

Dial. 120, 6 : « quand je me suis adressé par écrit à César », ejggravfw" prosomilw'n.

Ces termes de prosomilei'n et de prosomiliva, « s’adresser à quelqu’un », « l’adresse aux autorités » (un anglicisme passé dans le français littéraire à la toute fin du XVIIIe siècle pour désigner un discours adressé aux autorités souveraines),

5. Cela paraît évident dans la tradition textuelle syriaque de l’Apologie d’Aristide, où l’intervention d’un tiers, à savoir le copiste, apparaît dans le fait qu’Aristide y est nommé à la troisième personne : « L’apologie que fit le philosophe Aristide auprès de l’empereur Hadrien au sujet de la religion », un surtitre visiblement inspiré d’Eusèbe, puisque l’adresse, dans la version syriaque, est faite, à la suite d’une erreur de transmission, au « César Titus Hadrien Antonin », c’est-à-dire à Antonin le Pieux. Le texte arménien ne connaît d’ailleurs comme titre que l’adresse (à Hadrien).

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sont très proches et par le sens et par la forme, de l’expression technique qui dési- gne le « discours d’adresse », le prosfwnhtikov" lovgo". D’ailleurs, le nom prosfwvnhsi" et l’expression prosfwnhtiko;" lovgo", ainsi que le verbe prosfwnei'n correspondant, reviennent à maintes reprises chez Justin et chez Eusèbe pour désigner les Apologies :

– Justin, Apol. I, 1, 1 : prosfwvnhsi" kai; e[nteuxi" ; – Justin, Apol. I, 68, 3 : prosfwvnhsi" kai; ejxhvghsi" ; – Eusèbe, HE. IV, 3, 1, à propos de l’Apologie de Quadratus : prosfwnei'n ; – Eusèbe, HE. IV, 11, 1, à propos de l’Apologie de Justin : prosfwnei'n ; – Eusèbe, HE. IV, 18, 2, à propos de l’Apologie (perdue) de Justin à Marc Aurèle : prosfwnhtiko;" lovgo" ; – Eusèbe, HE. IV, 26, 1, à propos de l’Apologie de Méliton : prosfwnei'n ; – Eusèbe, HE. V, 5, 5, à propos de l’Apologie de Tertullien : prosfwnei'n.

Ailleurs, on trouve la variante ejpifwnei'n :

– Eusèbe, HE. III, 3, 3, à propos de l’Apologie d’Aristide : ejpifwnei'n.

Selon les termes mêmes de Ménandre le Rhéteur, un prosfwnhtiko;" lovgo" est :

… un compliment (eu[fhmo") prononcé par quelqu’un à l’adresse des autorités, un éloge (egkwj mionv ), certes, dans la mise en forme (ergasij av ), mais point achevé, cepen- dant ; car il ne possède pas tout de l’éloge, mais le prosfwnhtiko;" lovgo" devient (tel) précisément lorsque le discours prend son ampleur à partir des propres actes qu’il réalise (ejx aujtw'n tw'n prattomevnwn uJpΔ aujtou' pravxewn) 6.

En tout cas, l’association, rencontrée à plusieurs reprises, chez Eusèbe en par- ticulier, du mot apologij av avec l’expression prosfwnhtiko"; logo"v (ou toute autre synonyme) 7 montre combien ces deux mots s’équivalent aux yeux de ceux qui les employaient pour désigner les Apologies – l’ajpologiva se définissant surtout par sa finalité et le prosfwnhtiko;" lovgo" par sa destination et sa forme littéraire. Mais même dans la réception qui se fit des Apologies dans les siècles suivants, les termes d’ajpologiva et de prosfwvnhsi" eurent des concurrents, entre autres ce- lui de presbeiva, l’« ambassade », ou plutôt le « rapport d’ambassade », qu’Eusèbe applique déjà au récit que fit Philon le Juif de son ambassade auprès de Caius, et qu’a conservé la tradition manuscrite de l’exégète alexandrin. Et c’est ce même mot

6. Ménandre le Rhéteur, Rhetores graeci III, p. 414-415 Spengel = p. 164-171 Russel-Wilson. 7. Par ex. Eusèbe, HE. IV, 18, 2, où l’expression oJ me;n lovgo" prosfwnhtikov", appliquée à la première Apologie de Justin (à Antonin) est ensuite reprise par le déterminant oJ de ; pour être appliquée à la seconde Apologie [deutevra ajpologiva] (à Marc Aurèle).

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de presbeiav qui figure en tête de l’Apologie d’Athénagore, traditionnellement dési- gné comme une legatio, alors qu’il s’agit plutôt d’un prosfwnhtiko"; logo"v ; comme Eusèbe ne connaissait pas la Legatio d’Athénagore, il n’a pas pu la définir pour la postérité, et ce sont d’autres que lui qui lui ont attribué le titre de presbeiva, attesté dans toute la tradition manuscrite, et donné par référence à deux types bien codifiés : le rapport d’ambassade et le discours d’ambassade. Le rapport d’ambassade fait l’objet d’un chapitre de la Rhétorique à Alexandre, preuve qu’il s’agissait alors d’un genre bien défini. Y sont précisées les qualités dont doit faire preuve l’ambassadeur au retour de sa mission : Quand nous rapportons une ambassade (presbeivan ajpaggevllwmen), il faut expo- ser d’un bout à l’autre fidèlement l’intégralité des propos tenus 8… Le verbe ajpaggevllw indique bien que l’orateur se situe dans un récit, et que le discours d’ambassade lui-même n’est rapporté qu’indirectement. Mais le « discours d’ambassade » lui-même, le presbeutiko"; logo"v , fait l’objet d’une définition à part, que l’on trouve par exemple chez Ménandre le Rhéteur, où il est présenté comme une variante du discours dit stefanwtikov" (théoriquement lié à la remise d’une couronne à un bienfaiteur ou à un personnage important) : S’il faut faire une ambassade en faveur d’une cité dans la difficulté, on dira certes ce que l’on dit dans un discours stefanwtikov", mais on amplifiera partout (le thème) de la philanthropie du prince 9. Ainsi, la Legatio ad Caium de Philon est un récit d’ambassade, tandis que la Legatio d’Athénagore est un discours d’ambassade. Mais dans les faits, presbeiva et presbeutiko;" lovgo" ont été tôt confondus, puisque Philippe de Sidè qualifie de presbeutikovn 10 l’ouvrage d’Athénagore que la tradition manuscrite appelle presbeiva. Avec le temps, ont surgi d’autres désignations, au fur et à mesure que le genre évoluait et se diversifiait, tout en respectant plus strictement les cadres littéraires. Ainsi sont apparus la réfutation (elegco"[ ), le discours protreptique (protreptiko"; lovgo") et le discours parénétique (parainetiko;" lovgo"), dont il sera question plus loin, tandis que la désignation très vague de lovgo" pro;" ”Ellhna" (discours « aux grecs » ou « contre les Grecs », c’est-à-dire les païens) semblait même devoir l’em- porter : – e[legco" : titre possible d’un écrit d’Agrippa Castor dirigé contre Basilide : Eusèbe, HE. IV, 7, 6 ;

8. Rhétorique à Alexandre, 30, 2, 1438 a. 9. Ménandre, Rhetores graeci III, p. 423-424 = p. 180 Russel-Wilson. 10. Sur ce témoignage, voir Pouderon 1997.

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– e[legco" : titre d’un ouvrage polémique pro;" ”Ellhna" attribué à Justin : Eusèbe, HE. IV, 18, 4 ; – e[legco" : titre de l’Adversus haereses d’Irénée : Eusèbe, HE. V, 7, 1 ; – e[legco" : titre possible d’un ouvrage anonyme antimontaniste : Eusèbe, HE. V, 16, 11 & 18 ; – elegco"[ : titre possible d’un ouvrage perdu d’Apollonios contre les cataphrygiens : Eusèbe, HE. V, 18, 1 ; – e[legco" : titre d’un ouvrage perdu de Denys contre les allégoristes : Eusèbe, HE. VII, 24, 2 ; – e[legco" : titre probable de l’Elenchos d’Hippolyte, d’après le pinax du livre I : tavde e[nestin ejn th/' prw'th/ tou' kata; pasw'n aiJrevsewn ejlevgcou ; – protreptiko;" lovgo" pro;" ”Ellhna" : titre du Protreptique de Clément d’Alexan- drie dans la tradition manuscrite, confortée par le témoignage d’Eusèbe : Praep. evang. II, 2, 64 et passim ; HE. VI, 13, 3 ; – protreptik(wtavt)h ejpistolhv : titre de l’Exhortation au martyre d’Origène selon Eusèbe, HE. VI, 2, 6 – celle destinée à son père, et aujourd’hui perdue ; titre repris dans l’ouvrage adressé plus tard (c. 235 A.D.) à son ami Ambroise et au diacre Pro- toclète (ΔWrigevnou" eij" martuvrion protreptiko;" lovgo"); – parainetiko;" lovgo" pro;" ”Ellhna" : titre de la Cohortatio ad Graecos du Pseudo- Justin (Marcel d’Ancyre ?), selon la tradition manuscrite ; l’ouvrage est bien une « apo- logie » au sens où nous l’entendons aujourd’hui, adressée au public païen ; – pro;" ”Ellhna" : titre de l’ouvrage de Tatien selon la tradition manuscrite, confor- tée par Clément, 1 Strom. 101, 2 ; Origène, C. Cels. I, 16 (avec l’addition du mot logo"v ); Eusèbe, HE. IV, 16, 7 ; – pro"; ”Ellhna" : titre de deux ouvrages apologétiques attribués à Justin par Eusèbe, en HE. IV, 18, 3-4 (l’un est très exactement intitulé o J pro"; ”Ellhna" [logo"v ], et l’autre soit pro"; ”Ellhna" suggrammav soit elegco"{ ) ; ni l’un ni l’autre ne semblent corres- pondre à l’un des ouvrages conservés dans le corpus pseudo-justinien ; – pro;" ”Ellhna" : titre de l’Apologie perdue d’Apollinaire de Laodicée selon Eusèbe, HE. IV, 27 ; – pro;" ”Ellhna" : titre d’une apologie perdue de Miltiade selon Eusèbe, HE. V, 17, 5 – apparemment un ouvrage distinct de celui qui portait le nom d’ajpologiva ; – pro;" ”Ellhna" figure aussi dans le titre de plusieurs ouvrages apologétiques, en plus de sa désignation générique ; ainsi pour le protreptique de Clément (protreptiko"; pro"; ”Ellhna") selon le double témoignage de la tradition manuscrite et d’Eusèbe ; pour le traité De la science (peri; ejpisthvmh") d’Irénée selon Eusèbe, HE. V, 26 ; etc.

À l’époque classique, l’e[legco" appartient à la langue des tribunaux 11, comme le mot ajpologiva. Il ne désigne donc pas un genre, mais une démarche, un mode

11. Voir P. Chantraine, DELG, t. I, p. 334, s.v. ejlevgcw : au sens ionien-attique : « chercher à réfuter (par des questions notamment), faire subir un contre-interrogatoire, réfuter, convaincre ».

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d’action, un moyen de persuasion. Voici la définition qu’on en trouve dans la Rhé- torique à Alexandre du Pseudo-Aristote :

Il y a deux types de moyens de persuasion. Les uns sont issus des paroles, des actions et des hommes eux-mêmes. Les autres s’apparentent à ce qui est dit et fait. Car les vraisemblances, les exemples, les indices, les enthymèmes, les sentences, les signes et les preuves (e[legcoi) sont des moyens de persuasion issus des paroles, des hommes et des faits eux-mêmes ; sont ajoutés l’opinion, les témoins, les serments, les témoi- gnages obtenus sous la torture. […] La preuve (e[legco") est ce qui ne peut pas être autrement que ce que nous disons ; la preuve se tire de ce qui est nécessaire par nature, ou nécessaire tel que nous le disons, et à partir de ce qui est impossible par nature ou impossible tel que nos adversaires le disent 12.

Chez les auteurs chrétiens, en revanche, où le mot est employé comme titre d’ouvrage, il semble bien qu’il s’agisse d’un genre littéraire voisin de l’apologie – un genre caractérisé, comme elle, non par sa forme, mais par sa destination. Toutefois, le but de l’e[legco" n’est plus de défendre la communauté ou la doctrine, mais au contraire d’attaquer ou plutôt de démonter la doctrine de l’adversaire. D’où le sens de « réfutation » qui est généralement donné au mot e[legco". On comprend ainsi que ce terme désigne à plusieurs reprises des ouvrages dirigés contre les hérétiques (ceux d’Irénée, de Denys, du [pseudo-]Hippolyte, et peut-être d’autres encore). Néanmoins, Eusèbe l’emploie au moins une fois pour désigner une « réfutation » du paganisme, à savoir l’“Elegco" perdu du Pseudo-Justin – qui est défini ainsi comme relevant d’une catégorie bien particulière d’« apologie » pro;" ”Ellhna", dans la- quelle la polémique contre le paganisme l’emporte sur la nécessité de défendre sa propre doctrine. D’un autre côté, l’histoire littéraire moderne applique le nom d’apologie à des ouvrages qu’Eusèbe ne considérait pas comme tels : ainsi, les trois livres À Autolykos de Théophile, qu’Eusèbe qualifie de stoiceiwdhv suggrammatav , c’est-à-dire d’écrits élémentaires, peut-être parce qu’ils jouent le rôle d’une initiation à la doctrine chré- tienne, et l’Ad Graecos de Tatien, qu’Eusèbe précisément mentionne par deux fois simplement sous le titre de Pro;" ”Ellhna" (lovgo"), et dans lequel les modernes voient soit un discours d’adieu (suntaktiko;" lovgo") 13 – celui qu’adresse Tatien à

12. Rhétorique à Alexrandre, 1428 a et 1431 a. 13. Sur le suntaktiko;" lovgo", voir Ménandre le Rhéteur, III, 393-394 Spengel = p. 124 Russel-Wilson, et III, 430-434 = p. 194-200 Russel-Wilson : « Sur le suntaktikov" : une personne qui prend congé (suntattovmeno") est de toute évidence chagrinée de la séparation, et, (même) si elle ne l’est pas véritablement, elle affecte de souffrir aux yeux de ceux à qui elle dit adieu. […] (Comme Homère représentant Ulysse quittant les Phéaciens), l’orateur montrera sa reconnaissance à la cité d’où il revient… ». Aux yeux de Ménandre, donc, le suntaktiko;" lovgo" est ainsi essentiellement un éloge, et non un blâme, comme le serait plutôt l’Ad Graecos de Tatien.

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la religion et à la société païenne –, soit un blâme (yovgo"), selon la distinction éta- blie par Aristote entre les deux formes principales de discours épidictique : l’éloge (ejgkwvmion) et le blâme (yovgo") 14.

La destination des Apologies Une autre façon de définir un genre est non pas sa forme, mais sa finalité. Le terme d’ajpologiva correspond parfaitement à l’une d’entre elles, qui est la défense des communautés (ajpologei'sqai, « plaider pour quelqu’un, prendre la défense de quelqu’un », un terme qu’emploie une fois – et une seule – Justin pour désigner sa démarche apologétique, à propos de l’accusation d’anthropophagie rituelle, en Apol. II, 12, 5 : ajpologivan fevrein). Ce terme d’ajpologiva (ou le verbe correspon- dant ajpologei'sqai) appartient évidemment au monde judiciaire, spécialement pour désigner la défense d’un accusé au cours d’un procès – par exemple dans la bouche du Mytilénien Euxithéos, accusé de meurtre sur la personne d’un dénommé Hérode, et dont Antiphon rédigea le discours 15. Dans les traités de rhétorique de l’Antiquité, le mot ajpologiva ne désigne pas un genre à proprement parler, mais plutôt une partie d’un discours judiciaire. L’au- teur anonyme de la Rhétorique à Alexandre distingue ainsi trois « genres » (gevnh) de discours politiques : le démégorique, l’épidictique et le judiciaire, et, indépen- damment de cette distinction, sept « espèces » (ei\dh) différentes : l’exhortation (protreptikonv ), la dissuasion (apotreptikoj nv ), l’éloge (egkwmiastikoj nv ), le blâme (yektikovn), l’accusation (kathgorikovn), la défense (ajpologhtikovn) et l’examen (ejxetastikovn) 16. Voici comment sont définies l’accusation et la défense :

Étudions… les espèces de l’accusation et de la défense [qui concerne l’activité judi- ciaire] ; les éléments dont elles se composent et les règles qui en régissent l’emploi. L’accusation est, en bref, l’exposé de délits ou de fautes ; la défense (to; de; ajpolo- ghtikovn), la réfutation (diavlusi") d’accusations ou de soupçons de fautes ou de délits 17.

Mais le mot ajpologiva a fini par désigner de facto un genre littéraire, et pas seulement une partie ou une forme d’argumentation particulière d’un discours judiciaire, réel ou fictif. Telle la très célèbre Apologie de Socrate 18, qui n’a certes pas été prononcée par Socrate au cours de son procès, mais qui est une composition

14. Aristote, Rhétorique, 1358 b ; repris par Ménandre le Rhéteur, p. 331, 15 Spengel. 15. Antiphon, Disc. 5 (Sur le meurtre d’Hérode), 7 : « Je vais maintenant répondre à l’accusation point par point, peri; de; tw'n kathgorhmevnwn ajpologhvsomai kaqΔ e{kaston ». 16. Rhétorique à Alexandre, I, 1, 1421 b. 17. Rhétorique à Alexandre, I, 4, 1426 b. 18. Le titre attesté par la tradition manuscrite est bien celui de ΔApologiva Swkravtou".

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littéraire finie, formant un ensemble suffisant à lui-même – Platon, bien des années après l’exécution de son maître, ayant jugé bon de lui mettre dans la bouche un dis- cours susceptible de livrer à la postérité une image digne de lui. Néanmoins, la forme choisie est bien celle des discours judiciaires, puisque même la structure de l’ou- vrage suit le déroulement d’un procès de ce type, dans lequel la sentence portée sur la culpabilité est distincte de celle fixant la peine. En effet, Platon fait se succéder trois discours indépendants, l’un qui forme l’apologie à proprement parler, c’est- à-dire la défense de l’accusé par lui-même (17 a-35 d), le second portant sur la peine à prononcer, une fois le principe de la condamnation acquis (35 e-38 b), le troisième étant une nouvelle allocution de Socrate à ses juges, une fois la peine fixée, en guise d’adieu (38 c-42 a). On remarquera que l’apologie à proprement parler, c’est-à-dire le premier discours, se compose de quatre parties distinctes, à savoir, après un court prologue (17 a-18 a), le plaidoyer pro se, dans lequel Socrate expose son mode de vie et ses idées en réponse aux anciennes accusations portées contre lui (18 a-24 b) ; puis une réfutation des accusations portées contre lui par Mélétos, traitée sur le mode satirique (24 b-28 a 19) ; et enfin, dans une troisième partie, Socrate fait état de la mission qu’il se croit imposée par la divinité (28 a-34 b) ; un épilogue conclut l’en- semble, dans lequel Socrate explique à ses juges qu’il serait indécent pour lui de les supplier (34 b-35 d). Xénophon imita Platon, dans sa propre Apologie de Socrate [ΔApologiav Swkra-v tou" pro"; tou"; dikasta"v ], avec cette différence, essentielle, que les discours de So- crate sont insérés dans un récit, dont la source est indiquée : il s’agit de rapporter le témoignage d’Hermogène, le fils d’Hipponicos, disciple de Socrate. Le récit débute avant même le procès, évoque l’attitude de Socrate devant ses juges, avant de repro- duire le discours que Xénophon juge bon d’attribuer à Socrate (§§ 15-21) ; intervient un récit de transition, avant que ne soit rapporté un second discours de Socrate, censé avoir été prononcé après sa condamnation (§§ 24-26). La fin de l’ouvrage est consacrée aux dernières paroles de Socrate, la conclusion étant formée par le juge- ment de Xénophon sur l’attitude de son maître. On voit que chez Xénophon, il est peut-être abusif de qualifier l’ensemble de l’ouvrage d’« apologie » ; tout au plus peut- on dire que des discours apologétiques (au nombre de deux) sont insérés dans un ouvrage plus vaste, qui certes ressortit à l’espèce (ei\do") apologétique, mais qui se distingue aussi de l’apologie à proprement parler par le fait même que c’est un récit (dihvghsi") qui les gouverne. Néanmoins, l’influence de l’Apologie de Socrate sur le développement du « genre » apologétique est indiscutable. Jean-Claude Fredouille, dans un article qui a fait date, a étudié plus spécialement la dépendance dont témoignent les « deux » Apologies de

19. Ces deux parties peuvent être confondues pour n’en former qu’une seule ; voir plus loin la structure proposée par Fredouille 1990.

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Justin par rapport à l’ouvrage de Platon. Il la situe sur un double plan, celui des idées et celui de la structure. Sur le plan des idées, cinq passages de l’Apologie de Justin offrent avec celle de Platon des parallèles si frappants qu’ils montrent sans conteste combien Justin était désireux de faire de Socrate un chrétien avant la lettre, et des chrétiens persécutés (dont lui-même au premier chef, qui semble s’offrir déjà comme une victime prête au sacrifice) autant de nouveaux « Socrate » :

Platon Justin

24 b II, 10, 5 grief d’impiété fait à Socrate

30 cI, 2, 4 « vous pouvez nous tuer ; nous nuire, non »

« ceux qui sont véritablement pieux et philosophes, la raison leur ordonne de n’estimer et de n’aimer que la seule vérité, en refu- sant de suivre les opinions des anciens, si elles sont mauvaises : 28 bI, 2, 1 la saine raison ordonne en effet de ne pas suivre ceux qui com- mettent ou enseignent l’injustice, mais l’ami de la vérité doit, de toute manière et de préférence à sa propre vie, (…) choisir de dire et de faire ce qui est juste »

17 b II, 15, 4-5 il appartient à Justin de dire la vérité, et à l’empereur de trancher et 18 a

I, 8, 1 ; II, 30 d-e Justin prend en fait la parole dans l’intérêt même de l’empereur 1, 1 ; II, 15, 5

Pour ce qui est de la structure de l’ouvrage, J.-C. Fredouille a souligné que la première Apologie de Justin fait succéder à une réfutation (elegco"[ ) des accusations (Apol. I, 4-12) un exposé (exhj ghsi"v ) de la doctrine (Apol. I, 14-67), tout comme l’Apo- logie de Socrate de Platon faisait se succéder, dans la bouche de Socrate, une réfuta- tion des accusations (18 b-27 e) et un exposé de la « mission » du maître (28 a-34 b). Toutefois, on admettra que ce type de démarche est extrêmement banal, et que, de toute façon, la réduire à la seule première Apologie de Justin pose inévitablement le problème de l’unité des « deux » Apologies, que, pour notre part, après Charles Munier, nous admettons 20. Nous nous contenterons donc de faire remarquer que l’Apologie de Socrate cou- vre très naturellement les deux aspects de tout discours judiciaire : la défense à pro- prement parler, c’est-à-dire la justification de l’action de l’accusé (17 a-24 b), et la

20. Voir notre article « Une œuvre fantôme : la question de l’unité de l’Apologie de Justin reconsidéree », Rivista di Storia del Cristianesimo, 2008, 2, à paraître.

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réfutation des accusations de son adversaire, qui est le corollaire quasi obligé de la défense, et qui prend, dans la bouche de Socrate, la forme d’une satire (24 b-28 a) 21. Cette double démarche se retrouve évidemment chez Justin, mais il n’est point si facile d’en discerner la succession exacte au sein de l’ouvrage réunifié, où, semble- t-il, se répondent par deux fois la réfutation (I, 4-12 & II, 3-9) et la preuve ou l’ex- posé (I, 13-68 & II, 10-12) 22. Par ailleurs, si le terme d’ajpologiva (ainsi que celui d’ajpologei'sqai) renvoie à la double réalité de la défense et de l’attaque, d’autres termes utilisés pour désigner ce que nous appelons des « apologies » évoquent en revanche plutôt l’activité de pro- pagande. L’un d’eux est protreptiko;" lovgo", le discours protreptique, le discours de propagande, destiné à un public extérieur (oi J exwqen[ , « ceux de l’extérieur », c’est- à-dire les païens) ; c’est le titre conservé dans la tradition manuscrite de Clément d’Alexandrie pour l’ouvrage que nous intitulons le Protreptique, et qui est en fait une apologie dégagée de toute actualité immédiate, persécutions et autres menaces contre les communautés. Le second est parainetiko"; logo"v , le discours d’exhorta- tion, dont le propre est précisément d’être destiné à ceux de l’intérieur (oi J eidw[ ), les fidèles, pour les encourager à persévérer dans la foi et dans le mode de vie (la diaitav ou le polivteuma) chrétien. Remarquons tout d’abord que ces deux expressions s’appliquent généralement à des ouvrages plus tardifs que celles de prosfwnhtiko"; logo"v ou de prosfwnhsi"v . Elles ne désignent d’ailleurs jamais des discours, même fictifs, adressés au souverain, mais plutôt des traités destinés à un public beaucoup plus large, à savoir, selon les cas, ou bien le monde païen dans son ensemble (« les Grecs »), ou bien tout ou par- tie des fidèles. Sans vouloir entrer trop loin dans les considérations théoriques, nous adopte- rons ici la distinction qu’établit S.K. Stowers 23 entre le protreptique, qui désigne une littérature d’exhortation appelant l’auditeur ou le lecteur à adopter un mode de vie différent et nouveau, et la parénèse, dont le but est d’inciter l’auditeur ou le lecteur à persévérer ou à s’améliorer dans un certain mode de vie. Dans une telle définition,

21. Par ex. Apol. Socr. 24 d-28 a : Socrate s’en prend directement à Mélétos en engageant avec lui un (faux) dialogue. 22. On se reportera au plan de l’Apologie unique donné par C. Munier dans Munier 1994, 152-156 : Exorde : Apol. I, 1-3 ; réfutation : I, 4-12 & II, 3-9 ; preuve : I, 13-68 & II, 10-12 ; narration : II, 2 ; péro- raison : II, 13-15. 23. Stowers 1986, 92. Voir aussi K. Gaiser, Protreptik und Paränese bei Platon, Stuttgart, W. Kolhammer, 1959 ; R. Slings, « Protreptic in ancient theories of philosophical literature », in Greek Literary Theory after Aristotle. A Collection of papers in honor of D.M. Schenkeveld, J.G.J. Abbenes et al. (éd.), Ams- terdam, VU University Press, 1995, 173-192 ; S. van der Meeren, « Le protreptique en philosophie. Essai de définition d’un genre », REG, 115, 2002, 591-621 (ainsi que sa thèse, non publiée, sur la lit- térature protreptique) ; Early Christian Paraenesis in Context, J. Starr, T. Engeberg-Pedersen (éd.), Berlin, W. de Gruyter, 2004.

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il est évident que le protreptique s’adresse à des gens « de l’extérieur », et la parénèse à des gens « de l’intérieur ». Voici quelques exemples de définitions qui tendent à corroborer la distinction établie par Stowers :

– Anaximène, Ars rhetorica, Rhetores graeci I, p. 174 Spengel : « Ainsi, nécessairement, il y a trois types de discours rhétoriques, le sumbouleutiko"v (« de conseil »), le dika- nikov" (« judiciaire ») et l’ejpideiktikov" (« d’apparat ») ; dans le conseil (sumboulhv), on distingue la protrophv (l’incitation) et l’ajpotrophv (la dissuasion) » ; – Souda, s.v. paraivnesi" (P n° 499) : « La parénèse diffère du conseil (sumboulhv); en effet, le discours parénétique n’admet pas de contradiction ; par exemple, lorsque l’on dit qu’il faut honorer la divinité : car personne ne s’oppose à cette exhortation, s’il n’est auparavant pris de folie » ; – Prolegomena rhetorica, Rhetores graeci VI, p. 40 Walz : « le (genre) parénétique ne comporte jamais de contestation (oudej potev stasiazetaiv ) ; car il y a accord unanime (oJmologouvnenon)».

Mais dans les faits, cette distinction n’est pas aussi tranchée que le voudrait Sto- wers, puisqu’il existe, dans la tradition chrétienne, des ouvrages intitulés paraine- tiko;" lovgo" qui s’adressent à des païens pour les exhorter à la conversion, tel le parainhtiko;" lovgo" du Pseudo-Justin, et des discours ou des ouvrages dits pro- treptiques qui s’adressent à d’autres chrétiens, comme l’Exhortation au martyre d’Ori- gène (ΔWrigevnou" eij" martuvrion protreptiko;" lovgo").

Les différents aspects et thèmes de l’apologétique ancienne Ces différentes réflexions nous amènent à distinguer quatre aspects différents dans l’apologétique chrétienne 24 : 1) l’apologétique stricto sensu, c’est-à-dire la défense des communautés et de la doctrine (uJpe;r cristianw'n) ; il s’agit en particulier de montrer en quoi les accu- sations portées contre les chrétiens sont injustes et mal fondées aussi bien en droit (la référence explicite ou implicite étant les deux Rescrits de Trajan et d’Hadrien) que sur le plan de la raison (le christianisme est une philosophie parmi d’autres, et beaucoup plus proche que les autres de la vérité, dont elle a reçu la révélation par la bouche des prophètes, puis du Verbe lui-même) ; c’est l’elegco"[ ou la dialusi"v 25, la « réfutation » des accusations, dont Quintilien nous dit qu’elle forme la majeure partie de la tâche du défenseur :

24. On se reportera éventuellement aux ouvrages de M. Fiedrowicz, Apologie im frühen Christentum, Paderborn, F. Schöningh, 2000 ; Christen und Heiden, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesell- schaft, 2004 ; et de B. Pouderon, Les Apologistes grecs du second siècle, Paris, Cerf, 2005. 25. Voir Rhétorique à Alexandre, 1426 b : « l’accusation est, en bref, l’exposé de délits ou de fautes ; la défense, la réfutation d’accusations ou de soupçons de fautes ou de délits ».

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La première apologétique chrétienne : définitions, thèmes et visées

La tâche des défenseurs réside tout entière dans la réfutation (in refutatione = ejn ejlevgcw/).

2) la polémique (pro;" e{llhna", kata; tw'n eJllhvnwn), qu’il s’agisse de la rétor- sion des accusations portées contre les chrétiens (athéisme, anthropophagie rituelle, relations incestueuses et débauches collectives, ou même incivisme et haine de l’hu- manité), ou de l’opposition entre le mode de vie chrétien, soumis aux préceptes du Décalogue et à la règle d’or de l’amour du prochain, et celui des païens, fondé sur la seule satisfaction des plaisirs ; 3) le protreptique (il s’agit de convaincre « ceux de l’extérieur » de la justesse de la doctrine chrétienne et de la beauté de sa morale pour les attirer [protrevpein] au christianisme), et éventuellement de réfuter (ejlevgcein) les thèses adverses ; 4) la parénèse, qui est l’argumentation ad internos, pour conforter les chrétiens dans leur foi et les exhorter (paraivnein) au bien. Nous allons développer successivement ces quatre aspects.

Apologétique et défense des communautés La première fonction des apologies est de défendre les communautés contre leurs adversaires persécuteurs, qu’il s’agisse de la foule ou des autorités locales, voire impériales. C’est principalement le cas pour la première génération des Apologistes chrétiens, celle du second siècle, à savoir, en tout premier lieu, Quadratus et Aris- tide, qui adressèrent leurs ouvrages respectifs à l’empereur Hadrien, puis Justin, qui adressa le sien à Antonin, et enfin Athénagore et Méliton, qui adressèrent le leur à Marc Aurèle. Dans ce travail de défense, l’argumentation des Apologistes est double : sur le plan du droit et sur le plan des faits 26. 1) Tout d’abord, ils mettent en avant le fait que les persécutions dont les chré- tiens sont victimes ne sont pas fondées sur le plan du droit. D’une part, les rescrits de Trajan et d’Hadrien sont censés les protéger, en décourageant les dénonciations et en restreignant les poursuites judiciaires 27 ; d’autre part, il n’y a pas de délit qui puisse justifier leur condamnation, puisque les accusations portées contre eux sont

26. Voir Rhétorique à Alexandre, 1427 a : « La défense (to; ajpologhtikovn) se fait par trois méthodes. Ou bien le défenseur doit prouver qu’il n’a rien fait de ce dont on l’accuse, ou bien, s’il est contraint d’admettre les faits, il doit tâcher de montrer que l’acte commis est conforme aux lois, juste, beau et utile à la cité ; ou alors, si c’est impossible à prouver, il faut réduire les actions à une faute ou à la malchance et faire ressortir que les préjudices causés ont été minimes, pour tenter d’obtenir le par- don ». 27. Le Rescrit de Trajan est cité en substance par Tertullien, Apol. 2, 5-9, et celui d’Hadrien cité intégra- lement par Justin, Apol. I, 68, 6-10.

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mensongères, nul n’ayant pu les convaincre d’avoir commis l’un des délits dont on les charge 28. 2) Ensuite, ils objectent que la haine dont ils sont l’objet de la part de la foule est infondée, puisque les griefs qu’on leur fait sont eux-mêmes infondés : ils ne sont pas des athées 29, puisqu’ils vénèrent leur Dieu, qu’ils considèrent comme le seul maî- tre de l’univers, à l’instar des Juifs, desquels ils ont hérité leurs textes sacrés ; ils ne sont ni anthropophages 30 ni incestueux ou débauchés 31, puisque leurs lois condam- nent plus que toute autre législation le meurtre et la débauche sexuelle. C’est donc le devoir des autorités de les défendre 32 contre les attaques de leurs persécuteurs, et non de les traduire en justice sous la pression de la foule. Pour corroborer le déni des crimes qui leur sont imputés, les Apologistes se livrent à un double travail d’explication. D’une part, ils vont montrer combien leur morale est exigeante, et rend totalement invraisemblables les méfaits qu’on leur impute. D’autre part, ils auront à cœur d’expliquer leur doctrine, dans le dessein, bien sûr, de montrer qu’ils ne sont pas des athées, mais aussi dans un but évident de propagande religieuse. Intéressons-nous d’abord à ce premier aspect. Par contraste avec l’image très sombre que donnaient des chrétiens leurs adversaires, et dont les écrits de Lucien ou les propos rapportés par Minucius Félix donnent un aperçu assez éloquent 33, les Apologistes se sont plu à dresser un portrait du chrétien comme modèle de vertu : modèle de piété et de religion, modèle de perfection morale, et modèle de compor- tement civique.

Le chrétien comme modèle de piété et de religion Le grief principal que nourrissaient à la fois le public païen et les autorités à l’égard des chrétiens était qu’ils ne respectaient pas le culte des cités, qu’il s’agisse des cultes traditionnels ou du culte impérial, considéré comme le « ciment » idéologique

28. Voir Athénagore, Leg. 2, 1 ; Tertullien, Apol. 7, 2-7. 29. Justin, Apol. I, 13, 1 ; Athénagore, Leg. 3, 1, et, différemment, Tertullien, Apol. 10, 1 ; Ad Diognetum, 1. 30. Justin, Apol. I, 26, 7 (renvoyé aux gnostiques) ; II, 12, 2 ; Dial. 10, 1 ; Tatien, Graec. 25, 5 ; Athénagore, Leg. 3, 1 ; Théophile, Aut. II, 4, 1 ; Tertullien, Apol. 7, 1. 31. Justin, Apol. I, 26, 7 (renvoyé aux gnostiques) ; II, 12, 2 ; Dial. 10, 1 ; Athénagore, Leg. 3, 1 ; Théophile, Aut. III, 4, 1 ; Tertullien, Apol. 7, 1. 32. Voir Justin, Apol. I, 68, 3 : « Nous pourrions, en vertu d’une lettre du très grand et très illustre César Hadrien votre père, vous demander d’ordonner que les procès soient conduits selon les termes de notre requête » ; Athénagore, Leg. 2, 1 : « Il vous appartient de nous débarrasser de la calomnie par une loi » ; Méliton, chez Eusèbe, HE. IV, 26, 6 : « Nous te supplions de ne pas nous abandonner à un tel brigandage public ». 33. Voir l’ouvrage déjà ancien de P. de Labriolle, La Réaction païenne, Paris, L’artisan du livre, 1934 (repr. Paris, Cerf, 2005) ; et celui, plus récent, de X. Levieils, Contra Christianos. La critique sociale et religieuse du christianisme des origines au concile de Nicée, Berlin, W. de Gruyter, 2007.

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de l’Empire. C’est l’accusation d’athéisme (ajqeovth" en grec, impietas en latin), que mentionnent à la fois Justin, Athénagore et l’auteur anonyme de l’Épître à Diognète 34, et qui entraîna la mort de l’évêque Polycarpe, comme jadis elle avait entraîné la mort du prosélyte Flavius Clemens. La réponse des Apologistes fut triple. D’une part, en exposant la doctrine chré- tienne, ils montraient que les chrétiens avaient un Dieu, dont l’essence (oujsiva) était tout à fait comparable à celle du Dieu des philosophes, tandis qu’en décrivant leur culte, ils écartaient l’accusation d’impiété 35. D’autre part, en opposant la figure de leur Dieu à celles des « démons » (daivmone") du polythéisme 36, ils manifestaient la supériorité de leur conception de la divinité sur celle des traditions populaire et poétique. Enfin, ils protestaient à la fois de leur respect envers les dieux de la cité 37 et d’une certaine forme de dévotion envers l’empereur 38, représentant de Dieu sur cette terre 39.

Le chrétien comme modèle de perfection morale Face aux accusations lancées contre les chrétiens : anthropophagie rituelle, in- ceste, athéisme 40, et même « haine de l’humanité » 41, les Apologistes se sont efforcés

34. Justin, Apol. I, 13, 1 ; Athénagore, Leg. 3, 1 ; Ad Diognetum, 1, 1 ; Martyre de Polycarpe, 3, 2 ; Dion Cas- sius, 67, 14, 2. 35. Justin, Apol. I, 65-67. 36. C’est en particulier le cas chez Athénagore, Leg. 18-21 (les dieux des poètes) ; les cultes sont relati- vement épargnés, sans doute pour ne pas froisser les destinataires. 37. C’est particulièrement le cas chez Athénagore, Leg. 18, 2 ; « Mon propos n’est pas de contester / dénigrer / réfuter (ejlevgcein) les idoles » ; cf. Ex 22, 27 LXX : « Tu ne maudiras pas (ouj kakolhghv- sei") les dieux, et tu ne diras pas de mal des chefs du peuple » ; Philon, Vita. Mos. II, 205 : « La terre habitée est pleine de représentations taillées dans le bois, de statues et d’images de ce genre. Il faut se retenir de les insulter (blasfhmiva"), pour qu’aucun des disciples de Moïse ne s’habitue à traiter à la légère, d’une façon générale, le nom de Dieu ». 38. Justin, Apol. I, 17, 3 : « Nous n’adorons que Dieu seul, mais pour le reste nous vous obéissons avec joie, car nous vous reconnaissons comme les rois et les chefs (peut-être d’après Ex 22, 27 cité ci-dessus) des hommes et nous demandons dans nos prières qu’avec la puissance souveraine on puisse trouver aussi en vous la saine raison » ; Athénagore, Leg. 37, 2: « Des hommes comme nous, qui prient pour le salut de l’Empire » ; Théophile, Aut. I, 11, 1 : « J’honorerai plutôt l’empereur, toutefois, je ne l’adore pas, je prie pour lui » ; Tertullien, Apol. 30, 1: « Nous invoquons pour le salut des empereurs le Dieu éternel ». 39. Il ne s’agit pas d’attribuer à la génération des Apologistes une doctrine qui se développera avec Eusèbe et Constantin, mais de constater que les Apologistes mettent souvent en parallèle la « monarchie » divine et la monarchie impériale. Par ex. Athénagore, Leg. 16, 2 (parallèle entre l’em- pereur et son palais d’une part, Dieu et ses créatures matérielles d’autre part). 40. Les « trois griefs » ; cf. Justin, Apol. I, 26, 7 ; Apol. II, 12, 2 ; Tatien, Orat. 25, 5 ; Théophile, Aut. 3, 4, 1 ; Athénagore, Leg. 3, 1 ; Tertullien, Apol. 7, 1 ; Minucius Félix, Oct. 9, 2. 5-7 ; 30, 1 ; 31, 1-5 ; Origène, C. Cels. 6, 27 ; Eusèbe, HE. 5, 1, 14 (Epist. Eccl. Lugd. Vienn.). 41. Tacite, Ann. 15, 44, 4 (odio humani generis convicti) ; Tertullien, Apol. 37, 10 (hostes… non generis humani tamen, sed potius erroris).

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de tracer le portrait du chrétien comme celui de l’homme parfait, l’homme selon Dieu. Ils ont donc opposé à un tableau sévère des mœurs du paganisme, cruauté, débauche, prostitution, pédérastie 42, celui de l’homme chrétien, tempérant, « doux et humble de cœur », qui non seulement refuse de pratiquer le mal, mais choisit de faire le bien, même envers ses ennemis 43. Ces traits ne sont pas une synthèse idéale de l’adepte moyen, mais plutôt la mise en figure des préceptes véhiculés par les manuels de discipline, souvent eux-mêmes hérités pour leur majeure partie du judaïsme. Cela est particulièrement manifeste pour l’Apologie d’Aristide, dans laquelle le tableau de la vie chrétienne évoque les préceptes de manuels que nous avons conservés, tel que la Didachè 44. Certains des Apologistes ont mis en relation cette vertu chrétienne avec le thème en partie philosophique de l’imitatio Dei – ainsi, Justin et surtout l’auteur anonyme de l’Écrit à Diognète. L’attitude du chrétien est parfaite, expliquent-ils, parce que, conscient qu’il a été créé à l’image de Dieu, il s’efforce de mettre ses actes en accord avec cette ressemblance de nature, pour mériter de devenir, sinon un autre Dieu (un thème un peu négligé par les Apologistes), du moins un véritable parent de Dieu, bénéficiant de son héritage 45. Parmi les vertus que le chrétien doit pratiquer à l’imi- tation de Dieu, figure bien évidemment en tout premier l’amour du prochain : Dieu, qui est bon, a créé les hommes par un effet de sa bonté, il les aime comme un père aime ses enfants, et il attend d’eux qu’en retour ils aiment leur prochain, à son imita- tion. Les mots filanqrwpiva (« amour de l’humanité ») et ajgaphv / ajgapa'n / filei,' [tou"; plhsiou"v ] (« amour du prochain ») reviennent comme un leitmotiv chez les Apologistes 46, qui manifestent qu’il s’agit bien là du précepte chrétien par excellence,

42. Voir Athénagore, Leg. 34. 43. Aristide, Apol. 15-16 ; Justin, Apol. I, 14, 2-3 ; 67, 6-7 ; Dial. 85, 7 ; Tatien, Orat. 32, 1-7 ; Athénagore, Leg. 32-34 ; Théophile, Aut. 3, 15, 1-5 ; Ad Diogn. 5, 1-6, 10 ; Hom. ps. clem. 3, 69, 1 ; 11, 4, 3 ; Tertullien, Apol. 39. 44. Voir notre édition : Aristide. Apologie, B. Pouderon, M.-J. Pierre (éd.), Paris, Cerf (SC ; 470), 2003, 77. 45. Justin, Apol. I, 10, 1 : « Nous croyons fermement que seuls trouvent grâce devant lui ceux qui s’ef- forcent d’imiter les perfections de sa nature (ta; prosovnta tw/' qew/' ajgaqa; mimei'sqai), sagesse, amour des hommes, enfin tout ce qui appartient en propre à Dieu » ; Ad Diogn. 10, 2-4 : « Dieu a aimé les hommes, il les a formés à son image, il leur a promis le royaume des cieux qu’il donnera à ceux qui l’auront aimé. […] En l’aimant, tu seras un imitateur de sa bonté (mimhth;" tou' qeou' th'" crhstovthto", d’après Eph 5, 1), et ne t’étonne pas qu’un homme puisse devenir un imitateur de Dieu : il le peut, Dieu le voulant » (trad. H.-I. Marrou). Voir A. Heitmann, Imitatio Dei. Die ethische Nachahmung Gottes nach der Väterlehre der zwei ersten Jahrhunderte, Rome, Herder (Studia Ansel- miana ; 10), 1940. 46. Aristide, Apol. 15, 4-6 ; Justin, Apol. I, 10, 1 ; I, 15, 9 ; Dial. 93, 2-3 ; Athénagore, Leg. 12, 1-2 ; Ad Dio- gnetum, 5, 11.

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comme les en raillent leurs adversaires païens 47, quand ils ne les accusent pas, au contraire, de « haine de l’humanité » 48 !

Le chrétien comme modèle du bon citoyen Parmi les griefs formulés à l’encontre des chrétiens, figurait celui d’être de mau- vais citoyens, voire des factieux. Ce type d’accusation se rencontre à la fois dans l’Oc- tavius de Minucius Félix, reprenant des thèmes polémiques développés par Fronton (inlicita ac desperata factio, « une faction illégale et sans espoir », Oct. 8, 3), et chez Tertullien (christiana factio : Apol. 39, 1). Mais c’est surtout chez Celse qu’il se trouve traité le plus vigoureusement. Le polémiste païen souligne d’abord que l’impiété chrétienne met en cause la « paix des dieux », qui refuseront désormais de prêter au peuple romain l’assistance qui ne lui a jamais fait défaut jusque-là 49. Ensuite, il dé- plore que les chrétiens ne rendent pas à l’empereur le service qui lui est dû, privant ainsi l’Empire de leur secours, dans les charges civiles, peut-être, mais aussi et sur- tout dans les obligations militaires 50. Enfin, Fronton et Celse et d’autres encore dénon- cent en eux des êtres asociaux, vivant « séparés » de leurs concitoyens, et refusant de se mêler à eux dans la vie et les occupations de tous les jours : les fêtes, les specta- cles, les jeux 51, préférant les ténèbres des réunions clandestines à la vie sociale en pleine lumière 52, refusant même de prendre part aux affaires publiques. À ces accusations, Tertullien répondra vigoureusement, manifestant par là quelle était leur portée dans l’opinion :

On dit que nous sommes des gens inutiles pour les affaires. Comment pourrions- nous l’être, nous qui vivons avec vous, qui avons même nourriture, même vêtement, même genre de vie, qui sommes soumis aux mêmes nécessités de l’existence ? […]. Sans laisser de fréquenter votre forum, votre marché, vos bains, vos boutiques, vos magasins, vos hôtelleries, vos foires et les autres lieux de commerce, nous habitons ce monde avec vous 53.

47. Ad Diognetum, 1, 1 : « Quel est ce grand amour qu’ils ont les uns pour les autres ? ». Évidemment, cela prêtait à d’injustes soupçons. 48. Tacite, Ann. 15, 44 (« convaincus de haïr le genre humain ») ; Tertullien, Apol. 37, 8 : « Vous avez pré- féré donner (aux chrétiens) le nom d’ennemis du genre humain ». 49. Celse chez Origène, C. Cels. 8, 69. 50. Celse chez Origène, C. Cels. 8, 73-75. 51. Fronton chez M. Félix, Oct. 12, 5. 52. Fronton chez M. Félix, Oct. 10, 2 ; parall. Celse chez Origène, C. Cels. 1, 3 : « En cachette les chrétiens pratiquent et enseignent ce qui leur plaît ». 53. Tertullien, Apol. 42, 1-2 ; parall. Ad Diogn. 5, qui s’efforce de concilier la « citoyenneté du ciel » avec la citoyenneté commune.

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Plus généralement, les Apologistes ont beaucoup insisté sur le loyalisme de leurs coreligionnaires, qu’il s’agisse de distinguer l’Église naissante des Juifs indociles 54 ; d’expliquer que le royaume nouveau que les chrétiens attendent n’est pas humain, mais spirituel 55 ; ou de montrer que, loin d’être rebelles à l’autorité, ils paient les taxes comme les autres 56, et remplacent par des prières les sacrifices pour le salut de l’empereur 57.

Apologétique et polémique Comme dans tout discours judiciaire, la défense se mêle aux attaques lancées contre l’adversaire. Cet adversaire, en l’occurrence, est double : la religion et la société païenne d’une part, et la pensée grecque d’autre part – puisqu’aussi bien le combat se livre sur deux champs de bataille : civique (ou politique) et intellectuel. La religion fait l’objet d’attaques très prudentes. Soit que les Apologistes répu- gnent à dénigrer devant les autorités publiques les dieux dont elles ont la charge, à la fois par respect envers leurs illustres destinataires et par prudence, soit qu’ils sui- vent le précepte édicté dans l’Exode selon les Septante et repris dans la tradition juive hellénistique, à savoir qu’il ne faut en aucun cas dénigrer les dieux des autres peuples 58 – le polythéisme semblant de loin préférable à l’athéisme 59 –, les princi- pales attaques sont dirigées contre les représentations mythiques des dieux, ce que Varron appelle la religion des poètes 60, et contre ceux de leurs cultes qui prêtent le plus au ridicule ; les Apologistes ne font en cela que reprendre les critiques portées traditionnellement contre le polythéisme, au nom de la raison et de la philosophie. Ce dernier point explique en partie que les Apologistes aiment à se présenter comme

54. Voir par ex. Justin, Dial. 11, 1 : « nous ne pensons pas que Dieu soit autre pour nous que pour vous ; il est le même qui a fait sortir vos pères d’Égypte par sa main puissante et son bras élevé (cf. prière du Shema Israël et Dt 5, 15) […] le même Dieu que vous, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (prière du Shemone Esre et Ex 3, 15-16) » ; Tertullien, Apol. 21, 1-3 : les chrétiens honorent le même Dieu que les Juifs, mais avec des différences notables dans les pratiques religieuses et les croyances. 55. Justin, Apol. I, 11, 1-2. 56. Justin, Apol. I, 17, 1 ; Tatien, Orat. 4, 2 ; Tertullien, Apol. 42, 9 ; 57. Justin, Apol I, 17, 3 (s’appuyant sur 1 Tm 2, 1-2) ; Athénagore, Leg. 37, 2 ; Théophile, Aut. 1, 11, 4 (s’ap- puyant sur 1 Tm 2, 1-2). 58. Ex 22, 27 ; Philon, Mos. II, 205 (déjà cités). 59. Athénagore, Leg. 2, 2 : « Vous avez jugé que l’impiété et le sacrilège consistent à ne pas reconnaître de dieu du tout » ; voir comment Théophile attaque Évhémère, dont la doctrine formait pourtant une arme redoutable contre le paganisme : Aut. III, 7, 6. 60. Augustin, Civ. Dei, IV, 27 = Q. Mucius Scaevola d’après Varron, testim. 699 Cardauns : Relatum est in litteras doctissimum pontificem Scaevolam disputasse tria genera tradita deorum : unum a poetis, alterum a philosophis, tertium a principibus civitatis. Voir J. Pépin, Mythe et allégorie, Paris, Études augustiniennes, 19762, 13-20.

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des « philosophes » 61, et à réclamer pour eux-mêmes la tolérance dont bénéficient les intellectuels du paganisme – puisqu’aussi bien il n’existait pas, dans la législation romaine, de délit d’« athéisme », pour reprendre la formulation du crime imputé aux chrétiens. La seule attaque véritablement dangereuse qui soit portée contre le paganisme est celle qui emprunte la voie de l’évhémérisme : si les dieux ne sont que des hom- mes divinisés après leur mort par leurs contemporains reconnaissants ou apeurés 62, ils ne sont en aucun cas des dieux. Mais même ce type d’attaque montre bien ses limites. D’abord, l’évhémérisme est susceptible de mettre à bas le fondement même de la religion chrétienne, qui est la reconnaissance de la divinité d’un homme qui a eu une existence historique (c’est d’ailleurs ce que comprend fort bien un Théo- phile, qui condamne Évhémère pour impiété 63). Ensuite, les écoles philosophiques s’accommodaient fort bien de la divinisation des meilleurs des humains : le stoï- cisme en avait même fait l’un des fondements de sa doctrine religieuse 64, et le médio- platonisme n’était pas loin de le suivre sur ce point 65… En fait, l’argument principal des Apologistes est emprunté à la tradition juive, et consiste en une assimilation sans nuances des dieux (qeoi,v daimone"v ) du paganisme aux esprits mauvais des traditions juive et chrétienne, sous le nom de « démons » (daimonia,v daimone"v ) 66. Cela revient à dégrader les dieux des cités, sans pour autant sortir de la tradition grecque, puisqu’aussi bien le platonisme de l’époque classait volontiers sous l’étiquette de « dieux » (qeoi)v les seules divinités astrales (d’ailleurs le plus souvent identifiés aux plus grands dieux du panthéon), tandis que les autres dieux étaient qualifiés de daivmone" et figuraient plus bas dans la hiérarchie 67. En revanche, la critique se fait plus rude envers les mœurs supposées des païens, soit que les Apologistes aient réellement été choqués par les mœurs de leurs contemporains, soit qu’il y ait eu, dans leurs critiques, une volonté de rétorsion, comme l’illustre parfaitement le plan de la Supplique d’Athénagore, qui fait suivre la

61. Voir Tatien, Graec. 31, 1 (« notre philosophie ») ; 35, 1 (« la philosophie barbare qui est la nôtre ») ; Méliton chez Eusèbe, HE. IV, 26, 7 (« notre philosophie ») ; et les titres attribués par la tradition aux ouvrages des « philosophes chrétiens » que sont Aristide, Justin et Athénagore. Consulter A.-M. Malingrey, Philosophia. Étude d’un groupe de mots dans la littérature grecque des présocratiques au IVe siècle après J.-C., Paris, Klincksieck, 1961. 62. Voir Justin, Apol. I, 29, 4 ; Tatien, Graec. 27 ; Athénagore, Leg. 26, 1 ; 28-30 ; Théophile, Aut. I, 9, 1 ; Clément, Protr. II, 24, 2 ; Tertullien, Apol. 10, 3 ; M. Félix, Oct. 21, 1. 63. Théophile, Aut. III, 7, 6. 64. Voir Cicéron, De nat. deor. II, 24, 62. 65. Voir Celse chez Origène, C. Cels. 3, 22. 66. Voir surtout Athénagore, Leg. 23 à 27. 67. Par ex. Maxime de Tyr, XI, 12 ; et la doxographie de Platon chez Athénagore, Leg. 23, 5.

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réfutation des trois accusations d’athéisme, d’anthropophagie rituelle et d’inceste d’un réquisitoire très sévère contre la religion et les mœurs des païens 68. Leur sont surtout reprochés la pratique de l’avortement et de l’abandon des nouveau-nés 69, le recours à la prostitution, étendue à de jeunes adolescents 70, l’im- moralité des spectacles et la cruauté des jeux du cirque 71.

La protreptique, ou l’appel à la conversion Il serait faux de croire que, parce qu’elles se situent dans un cadre politico- judiciaire, les Apologies se cantonnent dans la défense des communautés et la ré- torsion des accusations portées contre elles, d’après le principe que la meilleure des défenses, c’est encore l’attaque. En fait, les Apologistes poursuivent un but beau- coup plus ambitieux : celui de convaincre leurs interlocuteurs de la véracité de leur religion, ou, pour le moins, de son caractère raisonnable, à l’instar des systèmes philosophiques. Cette démarche s’effectue de deux manières totalement différentes. D’abord, les Apologistes opposent volontiers leur conception de la divinité, plus ou moins confondue avec celle du théisme philosophique, à celle du polythéisme : dieux créés et soumis au devenir d’un côté, Dieu incréé, « étant » en soi, et en conséquence éter- nel et immortel, de l’autre 72. Ainsi le christianisme prend le parti de la raison et de la philosophie (et non celui d’une superstitio barbare), et c’est le paganisme qui siège du côté de la déraison et de l’impiété, dans la mesure où il donne des dieux une image impie, non conforme à l’essence même du divin, qui est l’immuabilité et l’impassibilité. Ensuite, les Apologistes s’efforcent de rendre compte de leur doctrine sous une forme qui soit compréhensible pour leur public. Cet effort « pédagogique », dirions- nous aujourd’hui, se traduit de plusieurs manières. 1) D’abord, la doctrine est volontiers parée des couleurs de la philosophie ; ainsi, Dieu est qualifié par les épithètes apophatiques chères à la philosophie médio- platonicienne, et son action est elle aussi évoquée avec le vocabulaire de la philo- sophie : platonicienne (par ex. to; o[n), stoïcienne (par ex. dihvkein ou lovgo") et aristotélicienne (par ex. ejnevrgeia) 73. Mieux encore, le second des Trois (je n’ose

68. Athénagore, Leg. 31 à 36 (32-34 : rétorsion de l’accusation d’inceste et de débauche ; 35-36 : rétorsion de l’accusation d’anthropophagie rituelle). 69. Justin, Apol. I, 27, 1 ; I, 29, 1 ; Athénagore, Leg. 35, 6 ; Ad Diogn. 5, 6 : Tertullien, Apol. 9, 6. 70. Justin, Apol. I, 27, 4 ; Athénagore, Leg. 34, 2. 71. Tatien, Graec. 23, 2 ; Athénagore, Leg. 35, 2 ; Théophile, Aut. III, 15, 2. 72. Athénagore, Leg. 15 à 17. 73. Pour l’emploi d’une terminologie empruntée à la philosophie chez Justin, voir par ex. A. Wartelle, « Quelques remarques sur le vocabulaire philosophique de saint Justin dans le Dialogue avec Tryphon », in Pouderon & Doré 1998, 67-80.

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La première apologétique chrétienne : définitions, thèmes et visées

pas dire la seconde « personne » de la « trinité », puisque ce vocabulaire n’est pas encore fixé par l’usage) apparaît moins souvent comme Fils et comme Christ que comme Verbe / Logos, un terme qui est commun au stoïcisme et au prologue de Jean pour désigner le Dieu agissant dans le monde et le gouvernant. Seuls Justin et Théo- phile, très proches l’un et l’autre du judaïsme, présentent véritablement en la divinité le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de Moïse, et non celui des savants 74. Le traitement de la figure du Christ est encore plus frappant. Seuls Aristide (qui voit en lui le fondateur de la « race » des chrétiens) et Justin (qui reprend nombre de formules liturgiques) identifient clairement Jésus, le fondateur de la secte, le Messie / Christ, annoncé par les prophètes, au Verbe divin 75. Les autres, tel Athéna- gore et même Tatien ou Théophile, restent très discrets sur la personne du Christ en tant que Dieu incarné, né de la vierge Marie, ayant subi sa passion et ayant res- suscité le troisième jour. 2) Ensuite, les Apologistes se livrent à un immense effort pour rendre ration- nelle la doctrine ; ils sont devenus ainsi les premiers théologiens de l’Église, inventant notions et termes pour rendre compte de l’irrationnel : la pluralité de la divinité dans l’unité (puisque tous admettent le postulat de base du judaïsme qu’il n’existe qu’un seul Dieu, mais que le Christ lui aussi est Dieu, à la fois distinct du Créateur de toutes choses et confondu avec lui). Voici quelques exemples de ces innovations : – pour justifier la distinction du Père et du Fils tout en conservant l’unité de leur essence (oujsiva), Justin utilise la double image du feu pris à un autre feu et de la lumière émanée du soleil 76 ; il utilise aussi – moins explicitement que Théophile – l’image de la parole proférée 77 ; il joue enfin sur l’alternance des expressions « Dieu unique » et « second Dieu » 78 ; – dans le même but, Tatien et Athénagore utilisent le vocabulaire de la distinc- tion et de l’unité ; de l’émanation et de l’écoulement (qui renvoie à la distribution d’une même substance / essence [oujsiva] – même si le terme n’en est pas employé avant Tertullien) 79 ;

74. L’enracinement biblique de la théologie chrétienne est souligné par Justin, Dial. 11, 1 ; Théophile, Aut. III, 9, 6-8. 75. Aristide, Apol. 2, 4 sy = 15, 1 Ba ; très nombreuses mentions de Jésus-Christ chez Justin, à la fois dans l’Apologie (Apol. I, 5, 4 : « le Logos lui-même, devenu homme et appelé Jésus-Christ », etc.) et, évi- demment, dans le Dialogue avec Tryphon. 76. Justin, Dial. 61, 2 ; 128, 3-4. 77. Théophile, Aut. II, 10, 2 ; II, 22, 3-4 ; et déjà Justin, Dial. 61, 2. 78. Dieu unique : Dial. 11, 1 ; « autre » ou « second » Dieu : voir P. Bobichon, Justin Martyr. Dialogue avec Tryphon, Fribourg, Academic Press, 2003, t. II, 61 pour les références. 79. Tatien, Graec. 5, 3 (« distribution », et non division de Dieu pour engendrer une seconde entité) ; Athénagore, Leg. 10, 4 (« émanation » de Dieu) ; 10, 5 (« puissance dans l’unité et distinction dans

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– pour justifier l’unité des Trois, Théophile emploie pour la première fois le mot triva" 80 ; de même, Justin paraît innover en utilisant l’expression provswpon qeou' (« la face de Dieu »), présente dans la Bible pour désigner Dieu dans ses manifesta- tions, montrant en l’occurrence une volonté particulière de distinguer l’un des Trois, à savoir l’Esprit, comme distinct de Dieu « le Père », ce en quoi la théologie ultérieure verra une « personne » 81. On pourrait multiplier les exemples, mais ce qui est certain, c’est que les Apo- logistes ne se sont pas contentés d’un rôle de polémiste et de défenseur de leur com- munauté, mais qu’ils ont aussi participé à l’élaboration de la doctrine, et l’on peut même penser que, de même que la polémique antignostique a favorisé l’établisse- ment d’un corpus néo-testamentaire, en rendant nécessaire la fixation d’un canon des Écritures qui puisse servir de base fiable à l’argumentation contre les hérétiques, de même les nécessités de la polémique avec le paganisme et les controverses avec les différentes écoles philosophiques ont obligé les Apologistes à clarifier leur con- ception de Dieu, de la « trinité » et de l’action respective des Trois, contribuant sans doute de manière considérable au progrès d’une théologie alors encore balbutiante.

La parénétique et le réconfort des communautés Les ouvrages apologétiques que nous avons conservés – je mets à part le Dia- logue avec Tryphon, qui ressortit à la polémique adversus Judaeos et les différents trai- tés Sur la résurrection, sans doute dirigés au premier chef contre les gnostiques – se proclament eux-mêmes destinés aux païens, qu’il s’agisse des empereurs (c’est le cas pour Aristide, Justin, Méliton, Athénagore) ou de simples particuliers, distin- gués par les relations qu’ils entretiennent avec l’apologiste (tel Autolykos, l’ami de Théophile, ou encore le Diognète de l’Ad Diognetum). Parfois même, le public est l’ensemble des païens : c’est le cas pour l’Ad Graecos de Tatien, ou encore, au tour- nant du siècle, du Protreptique de Clément – mais nous sommes là déjà dans une autre conception de l’activité apologétique. Mais qu’en est-il exactement des destinataires véritables ? Des apologies desti- nées aux empereurs, seule celle de Justin semble correspondre à ce qu’on attend d’une supplique aux autorités, d’un libellum. Elle correspond à un événement précis (des exécutions récentes 82) et réclame des mesures précises (l’application de la politique

80. le rang ») ; 24, 2 (« émanation », « unis en puissance, distincts dans le rang ») ; Tertullien, Adv. Prax. 4 (filium… de substantia patris). 80. Théophile, Aut. II, 15, 4. 81. Justin, Dial. 36, 6 : « l’Esprit saint alors leur répond, ajpo; proswvpou tou' patro;" h] ajpo; tou' ijdivou, soit au nom / par la bouche du Père, soit en son propre nom / par sa propre bouche ». 82. Justin, Apol. II, 2.

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religieuse voulue par Hadrien) 83. La Supplique d’Athénagore et l’Apologie de Méli- ton en sont assez proches, puisque, elles aussi, elles répondent à une situation poli- tique relativement précise (en l’occurrence, la recrudescence des persécutions à la fin du règne de Marc Aurèle), déplorent un changement de politique religieuse de la part des autorités, et réclament un retour à la situation antérieure 84. Plus parti- culièrement, l’Apologie de Méliton fait expressément mention de « nouveaux édits » promulgués sous Marc Aurèle 85. Mais même ces ouvrages-là ne ressemblent que d’assez loin à ce que l’on attend d’un écrit adressé à l’empereur pour lui demander de prendre des mesures bien con- crètes afin de répondre à une situation urgente. Force est de reconnaître que la polé- mique religieuse et les développements doctrinaux occupent dans ces écrits une place trop importante ; l’empereur et les secrétaires de sa chancellerie ont eu ou auraient eu bien du mérite à prendre la peine de lire tout ce fatras ! Nous sommes bien obligés d’en conclure que les ouvrages tels qu’ils sont actuel- lement conservés, c’est-à-dire apprêtés ou remaniés pour la publication, ne s’adres- sent pas seulement aux autorités politiques. Ils visent aussi un public plus large, qui est le public païen. Cela, nous l’avons déjà montré, et c’est ce que nous avons appelé l’aspect protreptique des Apologies. Mais il existe (à notre avis) une troisième strate dans l’action apologétique, qui correspond à un usage ad internos. C’est cela que nous désignerons comme l’aspect parénétique de l’apologétique ancienne. En effet, il semble déraisonnable de pen- ser que toute l’argumentation scripturaire contenue dans l’Apologie de Justin n’est destinée qu’au seul empereur, même si Justin lui conseille (à mon avis sans illusions) de se plonger dans les Écritures des chrétiens 86, ou même aux seuls païens de bonne volonté ! Et que dire des subtilités théologiques sur l’unité et la distinction du Père et du Fils ! L’état actuel des Apologies, même celles qui sont adressées aux autorités impériales, donne plutôt à penser que, qu’il y ait eu ou non remaniement pour la publication, elles étaient au moins autant destinées à être lues à l’intérieur même des communautés qu’à l’extérieur. Il semble, par exemple, que la Supplique d’Athé- nagore, plutôt qu’un libellum déposé à la chancellerie impériale ou porté jusqu’à l’empereur au cours de son voyage en Orient, a pu être une forme de « lettre ouverte », destinée à être lue par un public de païens sympathisants et de chrétiens déjà con- vaincus. En effet, je vois mal comment Athénagore a pu annoncer, à la fin de sa supplique, un autre ouvrage ayant trait à la résurrection si vraiment il la destinait

83. Justin, Apol. I, 68. 84. Athénagore, Leg. 2 (sollicite implicitement la promulgation d’un nouveau rescrit); Méliton chez Eusèbe, HE. IV, 26, 5 (déplore les innovations dans l’application de la politique religieuse envers les chrétiens). 85. Méliton chez Eusèbe, HE. IV, 26, 5. 86. Justin, Apol. I, 44, 13 ; cf. Athénagore, Leg. 9, 1. 3.

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uniquement aux empereurs 87 ; ni quelle force de conviction politique représentaient les séquences de citations des poètes ou l’abrégé de l’histoire des arts plastiques in- clus dans son ouvrage 88 ! Un fait au moins en attesterait : celui que, dans la réalité, ces écrits aient été conservés au sein des communautés pour y être lus, nous informe Eusèbe 89 – non pas comme de simples témoignages historiques, à conserver comme des archives, au bénéfice des siècles à venir, donc, mais comme des objets d’édification, destinés à affermir les fidèles dans leur foi, dans leur volonté de résister victorieusement aux attaques de toutes sortes dont elles étaient les victimes, et même à soutenir leur ré- flexion théologique en une forme de catéchèse plus savante que celle dont elles béné- ficiaient de la part du clergé local, voire pour y trouver des arguments dans les débats que chacun pouvait avoir à mener contre des adversaires païens rompus aux subti- lités de la dialectique – bref, dans un but parénétique et didactique, plutôt que pro- treptique, pour reprendre la distinction établie précédemment. Car il y a dans ces apologies une matière « pédagogique » absolument remarqua- ble : à la fois un nid d’arguments dans la polémique contre le paganisme, une réflexion sur le contenu de la foi chrétienne, et un ensemble de règles ou d’exhortations mora- les qui apparentent certains de leurs chapitres à des ouvrages d’édification.

Cette dernière phrase montre combien il est difficile de définir le « genre » de l’Apologie. Nous avions déjà fait remarquer que l’apologie ne correspondait pas à un « genre » littéraire, mais qu’elle était multiforme, s’adaptant, tel Protée, aux mille exigences d’une argumentation à la fois défensive et polémique contre le paganisme. Mais nous nous apercevons maintenant qu’elle vise aussi à plusieurs buts : pas seule- ment la défense des communautés et de la doctrine (et c’est cette fonction qui donne son nom à ces différents écrits), pas seulement la réfutation des croyances et des doctrines adverses (deux fonctions qui sont appelées à disparaître avec le succès du christianisme), mais aussi la formation des fidèles, la fortification de leur foi et l’ex- hortation à la vertu : bref, tout ce qui est destiné à entrer dans un genre qui va bien- tôt s’épanouir, celui de l’homilétique.

Bernard Pouderon Université de Tours Institut universitaire de France

87. Athénagore, Leg. 37, 1 (si vraiment cette formule annonce le futur traité De resurrectione). 88. Athénagore, Leg. 17 (histoire de la naissance des arts plastiques) ; 20-21, et passim (séquences de ci- tations des poètes). 89. Eusèbe, HE. IV, 3, 1 (conservation de l’ouvrage de Quadratus) ; IV, 3, 3 (de celui d’Aristide) ; IV, 18, 1-9 (de ceux de Justin) ; etc.

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Yves Lafond, La mémoire des cités dans le Péloponnèse d’époque romaine (IIe siècle av. J.-C.- IIIe siècle apr. J.-C.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, 385 p.

Dans ce bel ouvrage de 385 pages, M. Lafond publie ses travaux d’habilitation à diriger les recherches et propose une approche à la fois originale et ambitieuse de l’histoire des cités grecques du Péloponnèse, postérieurement à leur entrée dans la sphère d’influence romaine, dans la seconde moitié du IIe siècle avant J.-C. L’étude est conduite jusqu’à la fin de la dynastie des Sévères, en 235 après J.-C., lorsque la « crise de l’empire romain » aboutit à une telle raréfaction des inscriptions épigra- phiques que l’analyse perd de sa pertinence. Le cadre chronologique posé, l’auteur se propose d’examiner les rapports qu’entretiennent les cités avec la mémoire de leur passé, et entend traduire l’effort de sociétés vaincues pour la sauvegarde de leur identité. C’est donc le point de vue grec qui est privilégié, ce qui fait l’origi- nalité du travail, mais la dimension régionale est circonscrite au seul Péloponnèse, « terrain d’étude propice alors que l’histoire culturelle et sociale de la Grèce à l’épo- que romaine souffre d’une focalisation des recherches sur l’Asie Mineure ». Dans une introduction qui est un modèle du genre, Y. Lafond pose avec finesse la problé- matique qui sert de fil conducteur à sa réflexion : la notion de « cité » est perçue au prisme des décrets et inscriptions honorifiques, ce qui octroie un rôle prépondé- rant aux élites locales et pose la question de l’identité culturelle de l’ensemble de la communauté civique, à travers l’éloge des individus et de la personne de l’évergète. Au premier plan des cités étudiées, Sparte, Argos, Mantinée et Messène où la docu- mentation épigraphique est la plus féconde. Y. Lafond propose en outre une lecture croisée des sources, exploitant le texte de la Périégèse de Pausanias, précieux pour les informations que celui-ci recueillit auprès des conservateurs de la mémoire des cités, mais qu’il utilise comme un témoignage subjectif dont il faut faire apparaître les points de convergence avec le discours officiel des cités. Son analyse se décline en trois actes. La première partie est consacrée à « l’éthi- que de la cité », qui transparaît à l’aune du vocabulaire moral et philosophique uti- lisé dans les éloges des notables. La démarche est rigoureusement historique dans la mesure où elle s’inscrit dans une perspective chronologique, seule à même de dégager des évolutions et d’échapper à un discours trop généraliste. Tout au long de l’ouvrage, quatre temps sont distingués : les IIe et Ier siècles avant J.-C., jusqu’à la bataille d’Actium, la période d’Auguste à Trajan, l’époque antonine depuis Hadrien et, enfin, la fin du second siècle et la première moitié du troisième. L’étude des décrets et dédicaces civiques fait ainsi apparaître la dimension morale du comportement Kentron_24.book Page 256 Jeudi, 13. novembre 2008 4:48 16

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politique et se fait l’écho des « vertus » dont les cités entendent parer leurs élites. Elle est synthétisée sous forme de tableaux fort parlants, qui mettent en relief d’abord un « modèle éthique commun » servant de référence à l’action de toutes sortes de bienfaiteurs, comme arétè (valeur), eunoia (dévouement), composantes essentiel- les de l’idéal agonistique, ou encore philotimia (générosité) et spoudè (zèle), aussi interprétées par Plutarque comme liées à la générosité financière et à la recherche des honneurs par ce biais. L’analyse du vocabulaire fait en outre apparaître les qua- tre vertus cardinales composant un idéal d’action vertueuse dans la pensée philo- sophique du IVe siècle avant J.-C., notamment chez Platon, et dont on trouve aussi l’écho dans la littérature impériale (Dion de Pruse, Pseudo-Aristide). Dans les épi- graphes, seules la justice (dikaiosynè) et la retenue (sophrosynè) servent continûment de références, alors que l’andréia ou courage n’apparaît que pour le second siècle. Y. Lafond en conclut à la réinterprétation, dans les mentalités civiques, de certaines valeurs héritées du IVe siècle et aussi à un glissement qui s’opère des valeurs guer- rières vers les valeurs culturelles. Enfin, il dégage un déséquilibre qui s’affirme, sur- tout à partir des Antonins, au profit de Sparte, qui semble incarner à elle seule les valeurs civiques. Le deuxième acte est consacré à la mémoire « politique » des cités, c’est-à-dire à l’image d’elles-mêmes que construisent les cités comme communautés politiques. Après avoir replacé son étude dans le contexte événementiel, l’auteur s’intéresse aux institutions des cités, à leur fonctionnement, à leurs acteurs aussi, en dégageant l’exis- tence de lignages locaux qui, assumant les charges magistrales locales et le devoir d’évergésie, se conforment à un idéal de comportement qu’il appelle « l’éthique de la cité ». Il envisage aussi la question de la mise en valeur des discours honorifiques dans l’espace monumental des cités messéniennes et laconiennes, utilisant notam- ment, outre l’archéologie, la Périégése de Pausanias pour définir des « lieux de mé- moire » symboliques de leur passé prestigieux, et, bien sûr, les bases de statues érigées par la cité à ses bienfaiteurs, qui font apparaître quelques espaces privilégiés, et atten- dus, comme le théâtre, l’agora et le gymnase. À cette étude sur la place de l’éthique et du politique dans la construction de ce que Y. Lafond qualifie « d’idéologie dorienne », vient s’ajouter, dans un troisième temps, une étude des pratiques et des mentalités religieuses comme actrices de la mémoire civique. Il entend démontrer d’abord que le mythe et la résurgence de cer- taines figures héroïques, comme Pélops ou Teisaménos, contribuent à forger le pré- sent politique en l’enracinant dans un passé légendaire. C’est ainsi que l’onomastique fait apparaître des généalogies mythiques, en particulier la référence récurrente aux Héraclides, également présente dans le monnayage lacédémonien, avec les Dioscures et le héros Lakédaimon. Cela amène Y. Lafond à revenir sur cette identité dorienne des cités du Péloponnèse. Il affirme volontiers que les Doriens, distincts à l’origine des Héraclides, du strict point de vue du lignage, ont utilisé Héraclès, à l’époque

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archaïque et classique, comme une stratégie culturelle pour incarner des valeurs considérées comme spécifiquement doriennes, essentielles dans la définition d’une identité aristocratique. S’agissant de la pratique religieuse, c’est-à-dire des pratiques cultuelles et des lieux de culte, l’étude de détail, toujours largement synthétisée sous forme de tableaux, fait ressortir une géographie religieuse sans surprise, avec des divinités certes liées au passé religieux des cités, mais dont le rayonnement cultuel dépasse largement leur cadre, comme Asclépios, Zeus, Apollon, Déméter et Coré. Les cités ont à cœur de commémorer la piété de ceux qui furent prêtres ou prêtres- ses et la sphère religieuse est essentielle pour saluer l’action des notables, y compris en intégrant le culte impérial. La conclusion de l’ouvrage réaffirme avec conviction l’idée qui sert de fil con- ducteur à l’ensemble de l’analyse. L’effort de mémoire des cités du Péloponnèse tend à perpétuer, à l’époque romaine, le partage de la presqu’île entre les trois royaumes doriens primitifs, Argos, Lacédémone et Messène, et leur primauté, au détriment des régions septentrionale et occidentale paradoxalement les plus ouvertes au monde romain. Cette prégnance dorienne sous-tend la démonstration d’Y. Lafond, et on ne peut que saluer la rigueur de sa méthode historique. Tout au plus peut-on déplo- rer la piètre qualité de ses illustrations, en particulier la carte du Péloponnèse rigou- reusement illisible… Dommage. Catherine Bustany-Leca

Jacqueline Christien-Françoise Ruzé, Sparte. Géographie, mythes et histoire, Paris, Armand Colin (collection U), 2007, 432 p. Pendant longtemps, la seule synthèse historique en langue française disponible sur Sparte fut celle de P. Roussel, parue en 1939. Témoignant d’une grande maîtrise des sources disponibles à l’époque, elle frappait par sa sobriété et sa rigueur. Il fal- lut attendre 2003 et la publication par Edmond Lévy d’un Sparte. Histoire politique et sociale jusqu’à la conquête romaine pour que le lecteur ait à sa disposition un nouvel instrument de travail qui lui permette d’entrer un tant soit peu dans les arcanes de l’histoire d’une cité réputée difficile d’accès. La réussite fut incontestable même si l’on pouvait être un peu désarçonné par les effets de loupe portés sur tel ou tel as- pect de l’histoire tandis que d’autres apparaissaient seulement esquissés. C’est dire que cet ouvrage, qui paraît dans la célèbre collection U, vient combler une lacune de l’édition, en donnant accès aux étudiants de tous les niveaux non seulement à une véritable synthèse, mais aussi, grâce à l’appareil infrapaginal et à l’importante bibliographie, à de multiples questions historiques qu’il est possible d’approfondir. Les treize premiers chapitres ont été écrits par Françoise Ruzé, les six derniers par Jacqueline Christien. La démarche est foncièrement historique et le découpage de

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l’ensemble fondé essentiellement sur la chronologie, à l’exception de ce qui concerne l’époque archaïque où, une fois posées les bases de l’histoire de « l’État territorial » autant que de la cité de Sparte, sont examinés successivement les aspects relatifs aux institutions (le « mythe de Lycurgue », l’eunomia politique jusqu’aux guerres médi- ques), à la société (« Aristocratie et eunomia sociale », « les femmes et les jeunes filles dans une société aristocratique »), à l’éducation, à la « maîtrise du corps et de l’es- prit ». On trouvera également une solide mise au point sur la question des hilotes (« Maîtres et dépendants ») et sur les relations que les Lacédémoniens entretenaient avec le monde extérieur avant le début du Ve siècle. Ensuite, le lecteur chemine tout au long de l’époque classique, trouvant ses points de repère dans des dates charniè- res spécifiques à l’histoire de Sparte (461, 413, 395, 370, 338). Même si le récit apporte ici moins de nouveautés, la question des répercussions des événements sur l’évolu- tion intérieure de la cité ressurgit dès qu’il est nécessaire, notamment à propos de la « catastrophe » des années 460 (le tremblement de terre de 464 et la « troisième guerre de Messénie »), des dix-huit années de guerre à partir de 431 et de la victoire sur Athènes à la fin de la guerre du Péloponnèse. Le traitement de la période postérieure à Leuctres est fondé également sur la chronologie avec l’étude des grandes phases de la Sparte hellénistique (relations avec les Macédoniens, règnes d’Areus et de Léonidas, d’Agis et de Cléomène, puis de Nabis, pour terminer avec la destruction de Sparte par les Achaiens en 189). Dans cette partie, l’accent est mis sur les diverses tentatives de rétablissement qui s’incar- nent essentiellement dans des figures telles que celles d’Agis et de Cléomène d’une part, de Nabis d’autre part. L’une des grandes qualités de l’ouvrage tient d’abord à sa conception d’ensem- ble, profondément enracinée dans l’histoire et dans la géographie, et le refus, pour ainsi dire militant, de considérer que Sparte fut une cité figée dans des institutions à la fois anciennes, rigides et hors normes. Aussi, en bon livre d’histoire, l’ouvrage apporte une grande attention à la situation de départ : l’occupation de la Laconie, les relations avec les « cités périèques », la conquête de la Messénie, ce qui permet de montrer comment s’est constitué un État territorial dont l’étendue était incom- patible avec un contrôle direct par les citoyens. Il y a là une donnée fondamentale qui valait d’être soigneusement exposée pour permettre de comprendre ensuite la puissance et la véritable originalité de Sparte. Puis, au fur et à mesure, à travers les thèmes abordés, tout est mis en œuvre pour faire saisir les ruptures, les tentatives d’adaptation aux circonstances, mais aussi les échecs. Ainsi, par exemple, sont mis en évidence le caractère progressif de la mise en place des structures politiques, es- sentiellement aux VIIe et VIe siècles, et une structure sociale caractéristique d’une cité archaïque dans laquelle le corps des citoyens tendait à se confondre avec celui des aristocrates, mais dont l’équilibre s’est détérioré au point de conduire au IVe siècle à une oligarchie exclusive. Précisément, les facteurs qui ont mené à cette

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Comptes rendus

détérioration sont soigneusement étudiés, et les éléments de l’analyse se mettent progressivement en place au fur et à mesure de la lecture. Certes, sur certains points, le lecteur averti pourra manifester quelques désaccords et le lecteur débutant, être un peu désorienté. C’est le cas notamment à propos du groupe des Néodamodes, évoqués p. 235 et associés comme on s’y attend, en suivant Thucydide (V, 34, 1), aux Brasideioi de retour de Thrace. Ces derniers sont affranchis et installés « avec les Néodamodes » à Lépréon, une place conquise sur les Éléens et qu’il fallait défendre. Les Néodamodes seraient donc aussi des hilotes affranchis pour des besoins mili- taires. Or, une cinquantaine de pages plus loin, J. Christien, dans la reconstitution qu’elle donne des lendemains de la bataille de Leuctres, les présente comme mem- bres du damos « qui rassemble les familles d’Homoioi déchus de la pleine citoyen- neté » ; sur ce point précisément, on voit mal sur quoi elle s’appuie et la contradiction avec ce qui précède peut dérouter. Une autre qualité de l’ouvrage réside dans le souci constant, au fur et à mesure des questions abordées, à la fois d’exposer l’héritage légué par l’historiographie, y compris dans sa diversité, et de remettre les sources dans leur contexte. Et si le « mythe spartiate », tel que l’historiographie contemporaine avec notamment F. Ollier et E.N. Tigerstedt l’a soigneusement analysé, est bien derrière nous, l’un des méri- tes du livre est aussi de fournir, au moins partiellement (l’étude s’arrête au IIe siècle avant J.-C.), le cadre à l’intérieur duquel il s’est constitué. L’étude des thèmes majeurs (la place des femmes et des jeunes filles, la formation des jeunes, la vie « intellec- tuelle », les Hilotes) et l’analyse des rapports de force entre Sparte et le reste du monde grec se trouvent alors fondées, sans présupposés, sur un ensemble de questions con- crètes et affrontées sans détours. On retiendra en particulier les pages consacrées à la répartition inégalitaire des terres (une inégalité qui a dû s’amplifier au cours des siècles), à la place des jeunes filles et des femmes, ce qui permet de conclure non pas à une forme de « gynécocratie », mais bien à une considération réelle dans la cité, l’importance de la production artistique et l’existence d’une vie « intellectuelle », sans aucun doute plus solide que les détracteurs de Sparte, athéniens pour beau- coup, ne l’ont laissé penser. Et si les sources littéraires invoquées traditionnellement pour écrire l’histoire de la cité sont décryptées, les données fournies par l’archéo- logie ou l’analyse de la topographie ne sont pas négligées, comme on l’observe en particulier pour le récit de l’histoire de la perte de la Messénie. De même, l’abon- dante bibliographie qui, au fil du temps, s’est constituée sur l’histoire de Sparte, a été prise en compte, et de ce point de vue, il faut souligner la place occupée par les publications anglo-saxonnes, parues en particulier ces toutes dernières années, qui permettent de donner au lecteur des éclairages originaux sur un certain nombre de points, comme par exemple sur le territoire, la propriété de la terre ou la place des femmes dans la société spartiate.

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En sus d’une bibliographie exemplaire, cet ouvrage, doté d’un glossaire, de car- tes, d’une liste des auteurs antiques et d’un index, ne peut qu’être recommandé. À la fois manuel novateur et livre apte à ouvrir des débats, il apporte une contribu- tion majeure à l’histoire d’une cité devenue, grâce à lui, à la fois un peu moins mys- térieuse et sans doute, en définitive, un peu moins extraordinaire.

Pierre Sineux

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RÉSUMÉS Kentron_24.book Page 262 Jeudi, 13. novembre 2008 4:48 16 Kentron_24.book Page 263 Jeudi, 13. novembre 2008 4:48 16

C. Jouanno, L. Romeri, C. Dumas-Reungoat, L’imaginaire utopique dans le monde grec Destinée à servir d’introduction à un cycle de conférences sur l’utopie, dont la première partie est publiée dans le présent volume, et dont la suite paraîtra dans un prochain numéro, cette étude tripartite comprend : 1) une mise au point sur la notion d’utopie (définitions, problématiques) ; 2) une étude des textes platoniciens généralement considérés comme fondateurs de notre conception de l’utopie ; 3) un corpus des textes considérés par les historiens du genre utopique comme ses pre- miers jalons et un classement de ces textes en trois groupes : utopies sérieuses, utopies exotiques et utopies satiriques (contre-utopies voire dystopies). Cette introduction est suivie d’une bibliographie thématique. Destined to serve as an introduction to a cycle of conferences on utopia, this study, the first part of which is published in this volume and the continuation of which will appear in a future issue, includes: 1) a development on the notion of utopia (definitions, problems); 2) a study of the Platonic texts generally considered as the founders of our conception of utopia; 3) a corpus of texts the historians of the utopian genre regard as its first milestones and a classification of these texts in three groups: serious utopias, exotic utopias and satiric utopias (counter-utopias or even dystopias). This introduc- tion is followed by a thematic bibliography. Mots clés : utopie, âge d’or, Paradis, pays de Cocagne, millénarisme, monde imaginaire, rêve social, mythe, genre littéraire, récit de voyage, Platon, cité idéale, Atlantide, exotisme, satire, dystopie, communisme, esclavage, île, normes. Keywords : utopia, golden age, paradise, land of plenty, millenarism, imaginary world, social ideal, myth, literary genre, travel narrative, Plato, ideal city, Atlantis, exoticism, satire, dystopia, communism, slavery, island, norms.

Michelle Lacore, Archéologie de l’utopie La « propension à l’utopie », l’aspiration à une société idéale, préservée de tout manque et de tout conflit, où la mort elle-même est adoucie, a marqué de son em- preinte la poésie du haut archaïsme grec. La fluidité des mythes estompe parfois la distinction entre cette aspiration à un futur possible et le retour vers l’irréalité ab- solue de l’âge d’or ou bien l’évocation d’un au-delà de toute façon inaccessible aux hommes de l’âge de fer, l’âge contemporain des poètes ; pourtant c’est bien un vrai questionnement sur la possibilité d’une communauté humaine harmonieuse, insé- parable de la forme de la cité, que nous offrent vers le VIIIe siècle avant J.-C. Homère Kentron_24.book Page 264 Jeudi, 13. novembre 2008 4:48 16

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et Hésiode. Les deux textes fondamentaux, Odyssée, 19, 108-114 et Les travaux et les jours, 225-237, définissent la dimension politique de la vie humaine comme le cadre de la véritable utopie, bien loin du mythe du bon sauvage, et affirment le lien fon- dateur de l’utopie entre justice et prospérité. The “Utopian propensity” by which men long for an ideal society where neither need nor struggle would occur, where even death is gentle, is noticeable in early Archaic Greek poetry. Because of the fluidity of myths, the distinction is to some extent blurred between this longing for a possible future and the return to an impossible golden age or the evocation of an afterlife that is inaccessible anyway to men of the iron age, i. e. to the poets’ contemporaries; however around the 8th century B.C., Homer and Hesiod did wonder whether an harmonious community was possible. In two fundamental texts, Odyssey, 19, 108-114 and Works and Days, 225-237, the political dimension of human life is presented as the only frame of utopia, far from the myth of the Good Savage; the statement that justice and prosperity are bound together is highlighted as a precondition for every utopia. Mots clés : Justice, abondance, cité (polis), Phéacie, bon roi, vie primitive, âge d’or, mythe des races, bonheur. Keywords : justice, abundance, city, Phaeacia, good king, primitive life, golden age, five ages of man, happiness.

Sébastien Montanari, Utopie et religion chez Évhémère Situé dans les confins de l’Arabie heureuse, l’archipel de Panchaïe, qu’Évhé- mère décrivait dans son Inscription sacrée et dont il prétendait être le découvreur, se caractérise par la diversité de sa faune et de sa flore, par sa richesse, sa fertilité et sa beauté extraordinaires, ainsi que par sa proximité avec le divin. L’objectif de cette étude est de définir quel rôle pouvait jouer la description de ce monde imagi- naire dans un ouvrage qui avait avant tout pour but de relater l’histoire des grands dieux de la Grèce, dépeints comme des humains divinisés. Bien que la Panchaïe porte les traits de l’imaginaire utopique, il ne semble pas qu’il faille la considérer comme une utopie au sens propre, mais comme un monde très ancien, un temps oublié par le reste des hommes. La société panchaïenne tout entière semble vouée à la conservation et à la transmission de la mémoire d’un passé divin oublié, dont les principaux épisodes sont gravés sur la stèle du sanctuaire de Zeus. La prétendue redécouverte de la Panchaïe par Évhémère légitimait la lecture historicisée des my- thes qui faisait suite dans son ouvrage. Located at the southern borders of Happy Arabia, the archipelago of Panchaïe which Euhemeros described in his Sacred Inscription and claimed to have discovered, is characterised by the diversity of fauna and flora, by an amazing abundance, fertility

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Résumés

and beauty together with a close connection with the divine. The purpose of this study is to define which role the description of such an imaginary world could play in a work that firstly aimed at telling the story of the major Greek gods depicted as divinized human beings. Although Panchaïe is endowed with all the features of utopian imagi- nation, it seems we should not consider it literally as a utopia but actually as an an- cient world forgotten for a while by the rest of humanity. The entire Panchaïe society seems devoted to the preservation and transmission of a forgotten divine past, of which main events are engraved on the column of Zeus sanctuary. The so-called rediscovery of Panchaïe by Euhemeros legitimated the historicized reading of myths which com- pleted his work. Mots clés : Évhémère, utopie, confins, religion, Inscription sacrée, Panchaïe, stèle, prêtres, présence du divin, piété, société ancienne. Keywords : Euhemeros, utopia, borders, religion, Sacred Inscription, Panchaïe, column, priests, presence of the divine, piety, ancient society.

Cécile Bost-Pouderon, Ethnographie et utopie chez Dion Chrysostome (Or. 35, 18-22 et Or. 7, 1-80) En mettant en regard deux textes de Dion Chrysostome, les §§ 1-80 de l’Euboï- que (Or. 7) et les §§ 18-22 du discours à Célènes-Apamée de Phrygie (Or. 35), deux textes dans lesquels l’orateur a exploité le goût de son public pour les récits exoti- ques et utopiques, et en examinant plus particulièrement le traitement d’un motif littéraire récurrent dans la littérature utopique, celui du banquet champêtre, nous avons cherché à dégager la portée morale et philosophique de ces deux textes. By comparing two passages of Dio Chrysostom’s Orations, i. e. Or. 7, 1-80 et Or. 35, 18-22, in which the rhetor exploited the appetite of his audience for exotic and uto- pian tales, and by examining more particularly how he used the literary motif of the country banquet, we try to draw the ethical and philosophical significance of both texts. Mots clés : Dion Chrysostome, Platon, Iamboulos, Inde, utopie, ethnographie, banquet champêtre. Keywords : Dio Chrysostom, Plato, Iamboulos, India, Utopia, ethnography, country banquet.

Emmanuelle Lacore-Martin, L’utopie de Thomas More à Rabelais : sources antiques et réécritures Parmi les philosophes antiques qui se sont intéressés à la question de la meil- leure communauté politique, Platon et Aristote constituent les sources essentielles de l’Utopie de More, publiée en 1516. La forme du dialogue philosophique au livre I

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ou du traité de philosophie politique au livre II se lisent en filigrane d’un texte pro- fondément original, premier représentant d’un genre littéraire nouveau. Mais si les auteurs antiques examinent de façon abstraite les principes d’organisation et de fonctionnement de la cité idéale, More choisit le mode descriptif d’un discours fic- tif représentant l’île d’Utopie comme existant réellement, dans un ailleurs défini comme « nul-lieu ». Entre sérieux et ironie, c’est la voix de Lucien que le texte fait entendre, Lucien qui est aussi au cœur de l’intertextualité qui unit l’Utopie à l’œu- vre rabelaisienne, et se décline sur le mode d’un humanisme facétieux. Amongst the ancient philosophers who examined the question of the best political community, Plato and Aristotle appear as the essential sources of More’s Utopia, pub- lished in 1516. The form of the philosophical dialogue in Book I or that of the political philosophy treatise in Book II implicitly shape this most original text that represents the first example of a new literary genre. But while ancient authors discussed the organ- isation and running of the ideal city on an abstract level, More chooses to describe Uto- pia through a fictitious account that presents the island as existing in reality – in an elsewhere defined as “no-place”. Half in earnest, half in jest, More’s Utopia resonates with the voice of Lucian – Lucian who stands at the heart of the intertextual relation that links Rabelais’ works to Utopia, through a consistently playful approach informed by a facetious humanism. Mots clés : utopie, More, Platon, Aristote, Lucien, Rabelais, intertextualité, réalité, ironie, humanisme. Keywords : utopia, More, Plato, Aristotle, Lucian, Rabelais, intertextuality, reality, irony, humanism.

Katerina Meidani, Les relations entre les cités béotiennes à l’époque archaïque À l’occasion d’une recherche sur les raisons qui ont poussé les Platéens à recou- rir à l’aide de Cléomène en 519, l’auteur est amenée à étudier les relations entre les villes de Béotie et en particulier les conflits entre Thébains et Platéens. Or, en recen- sant les facteurs qui ont amené les cités de Béotie à l’établissement d’une alliance, prémisse de la Confédération béotienne, l’auteur établit qu’avant 508 / 507, quand les Thébains envahissent, pour la première fois en tant que « Béotiens », l’Attique avec les Spartiates, ils n’avaient pas encore formé de Confédération béotienne sous leur domination, à l’inverse de ce que l’on prétend souvent. By searching the reasons why Plataians had recourse to Kleomenes’ aid in 519, the author studies the relationships between Boeotian cities, and particularly the conflicts between Thebans and Plataians. Now, while examining the reasons why Boeotian cit- ies were led to establish an alliance, which foreshadowed the Boeotian Confederacy, the

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Résumés

author establishes the following point: before 508/507, when Thebans invaded Attica with Spartans for the first time as “Boeotians”, they had not formed a Boeotian Con- federacy under their domination yet, contrary to what is often said. Mots clés : Béotie, Égine, Thèbes, Platées, Éleuthères, Athènes, Cléomène, Con- fédération béotienne (Koinon béotien). Keywords : Boeotia, , Thebes, Plataians, Eleutherai, Athens, Kleomenes, The Boeotian Confederacy.

Caroline Février, Diis placandis : les destinataires de la procuratio prodigiorum Dans la procuration des prodiges, les autorités religieuses romaines, soucieu- ses de regagner la faveur des dieux, ont en général préféré s’adresser à l’ensemble des divinités, sans les nommer une à une : ainsi dans les lectisternes (six, puis douze dieux) ou les supplications ad omnia puluinaria. Pourtant une tendance nouvelle est apparue, avec des supplications individuelles, adressées à des divinités particu- lières, appelées par leur nom. Les tremblements de terre représentent un cas par- ticulier : il ne faut pas énoncer le nom de la divinité en l’honneur de laquelle sont organisées les feriae expiatoires, même si Tellus et Cérès ont été, par exception, nommément apaisées. C’est que Tellus et le monde tellurique restent, à l’ordinaire, insaisissables. Les Romains, prudents comme toujours, n’ont pas voulu prendre le risque de nommer une divinité à la place d’une autre. When procuring prodigies, the Roman religious authorities, anxious to regain the divine favour, preferred to address all gods, without naming them one by one: such were the lectisternia (six, then twelve gods) or the supplications ad omnia puluinaria. Nevertheless, a new practise arose through individual supplications addressing partic- ular who were called by their own name. By the way, earthquakes can be seen as a particular case, because the name of the in honour of whom the expiatory feriae were settled, was not to be mentioned, although Tellus and Ceres were, as excep- tions, personally placated. The reason for this was that Tellus and the telluric world re- mained usually indistinct. Roman people, as cautious as ever, did not want to take the risk of naming a god instead of another one. Mots clés : expiation, féries (feriae), lectisterne, nom des dieux, nommer les dieux, prière, procuration, prodige, pulvinar, supplication, tremblement de terre. Keywords : expiation, feriae, lectisternia, gods’ names, to name the gods, prayer, procuration, prodigy, pulvinar, supplication, earthquake.

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Corinne Jouanno, Mythe et allégorie dans l’œuvre de Lucien Cet article examine l’attitude de Lucien à l’égard du mythe et de l’allégorie, sous son double aspect de technique interprétative et de procédé d’écriture. Une lecture attentive montre que son utilisation du mythe et de l’allégorie possède un caractère profondément retors : il s’acharne à critiquer la mythologie, tout en lui donnant la vedette ; il se moque de l’exégèse allégorique des mythes, tout en recou- rant lui aussi au mythe allégorisé ; il prétend exploiter le potentiel didactique de l’allégorie, tout en pervertissant subtilement les grands modèles dont il s’inspire : même ses propres compositions allégoriques n’échappent pas à la remise en cause ironique. This paper examines Lucian’s attitude towards myth and allegory, under its dou- ble aspect of interpretative technique and creative process. A careful reading shows that Lucian’s use of myth and allegory is deeply ambiguous and crafty: while constantly criticizing mythology, he gives it the leading role; while making fun of the allegorical exegesis of mythology, he resorts to allegorized myths too; while claiming to exploit the didactic potential of allegory, he subtly corrupts the great models from which he draws his inspiration: even his own allegorical compositions do not escape ironic questioning. Mots clés : allégorie, art poétique, comique, dialogue, énigme, exégèse, ironie, mythe, mythologie, peinture, personnification, philosophie, réécriture, religion, rhétorique, satire, songe, théâtre. Keywords : Allegory, poetics, comedy, dialogue, enigma, exegesis, irony, myth, mythology, paint (painting), personification, philosophy, rewriting, religion, rhet- oric, satire, dream, theater.

Bernard Pouderon, La première apologétique chrétienne : définitions, thèmes et visées L’apologie chrétienne ne correspond à aucun genre littéraire précis, mais à plusieurs. Elle se définit d’abord par sa finalité, qui est de défendre les communau- tés et la doctrine chrétienne. Son modèle principal est l’apologie pro homine, de type judiciaire, dont l’Apologie de Socrate présente le meilleur exemple. Ses visées sont au nombre de quatre : la défense de la doctrine ; la rétorsion des accusations et la polémique adversus paganos ; la propagande religieuse ad externos ; et la parénèse ad internos. The Christian apology does not belong to a single literary genre, but to several. It may be defined by its purpose: to defend the communities and the Christian doctrine. Its main model is the judicial discourse pro homine like the Apology of Socrates. Its four aims are: the defence of the doctrine; retortion and polemics against paganism; religious propaganda ad externos; and paraenesis ad internos.

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Résumés

Mots clés : Apologistes, apologétique chrétienne, genres littéraires, polémique religieuse, parénèse, protreptique, discours d’ambassade, christianisme primitif, patristique, paganisme. Keywords : Apologists, Christian apologetics, literary genre, religious polemics, paraenesis, protreptic, ambassadorial discourses, early Christianity, patristics, pa- ganism.

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Tarifs : Prix unitaire : 25 € Prix de soutien : 77 € Résumés etmotsclés Comptes rendus Bernard P Corinne J Caroline F Katerina M Varia L Emmanuelle B Cécile Sébastien M Michelle L L’imaginaire utopiquedanslemondegrec de sessourcesdanslemondegrecàlaRenaissance Dossier thématique isbn issn 25  antiques etréécritures et visées ( Corinne J Christine D R Luciana Corinne J

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: : Archéologie del’utopie Les relations entre les cités béotiennes à l’époque archaïque Mythe etallégoriedansl’œuvredeLucien

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...... : : : L’imaginaireutopique, Ethnographie et utopie chez Dion Chrysostome Dion chez utopie et Ethnographie tenant l’aiguillon ou la cravache cravache la kentron ou l’aiguillon tenant Sur la page de couverture, la vignette représente un cavalier able des matières e r è i t a m s e d e l b Ta

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: Corpus et classement des premiers jalons du a également un sens figuré, celui de stimulant. de celui figuré, sens un également a ...... revue pluridisciplinaire du monde antique monde du pluridisciplinaire revue

: de l’imaginaire à l’irréalisable à l’imaginaire de : é vhémère

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