HUGO

/"\n attendait Victorine, ce fut Victor qui vint. Mais, à le voir, on eût dit qu'il savait que ce n'était pas lui qu'on atten• dait ; il semblait hésiter à rester ; il n'avait rien de la belle mine de ses frères ; il était petit et chétif au point que l'accoucheur déclara qu'il ne vivrait pas. « J'ai entendu plusieurs fois sa mère raconter sa venue au monde. Elle disait qu'il n'était pas plus long qu'un couteau. Lors• qu'on l'eût emmailloté, on le mit dans un fauteuil où il tenait si peu de place qu'on eût pu en mettre une demi-douzaine com• me lui. » Tel est le premier portrait que nous ayons de l'enfant sublime. On le trouve dans raconté par un témoin de sa vie. Cet ouvrage, écrit par Adèle Hugo, est assez véridique. Ad• mettons donc que le géant du siècle ait eu, à l'origine, l'apparence d'un être embryonnaire. C'est la première antithèse hugolienne. Acceptons aussi la libre confidence que « le héros au sourire si doux » fit plus tard à son fils. Il aurait été conçu au cours d'une excursion en montagne, sur le Donon, sommet des Vosges entouré de nuages. Tout ce que nous savons du général Hugo, de son tempérament sensuel et de ses manières brusques, auto• rise à penser qu'il n'y a dans ce récit ni forfanterie ni invention. De tels faits n'influencent pas une vie. Mais nous avons appris aussi que la mère, Sophie Trébuchet, Bretonne de souche ven• déenne, n'avait pas tardé à se déprendre de cet époux brave, légè• rement hâbleur et même un peu vulgaire, qui courait l'Europe avec les armées napoléoniennes. Elle avait une nature plus fine, à la fois réservée et volontaire. Son caractère indépendant et obstiné se forgeait des devoirs et en repoussait d'autres. In• croyante malgré ses origines, elle fut une mère exemplaire, mais lorsqu'elle éprouva hors du mariage un sentiment profond, elle s'y voua avec une fidélité héroïque. VICTOR HTJGO 1

Voilà qui explique peut-être l'enfance rêveuse et l'adolescence méditative de Victor. Ce jeune cerveau a vite compris la désunion de ses parents et il réfléchit. Tantôt il est obligé de suivre son père à Marseille, en Corse, à l'île d'Elbe, à Naples, où sa mère, quand elle rejoint les siens, ne séjourne jamais longtemps. Tan• tôt c'est elle qui le garde à , dans une maison cachée au bout d'une impasse, au fond d'un jardin. L'ancien couvent des Feuillantines et son parc à l'abandon ont fortement marqué le poète. Il leur doit ses premières impressions de la nature. Le jardin était grand, profond, mystérieux, Fermé par de hauts murs aux regards curieux, Semé de fleurs s'ouvrant ainsi que des paupières Et d'insectes vermeils qui couraient sur les pierres, Plein de bourdonnements et de confuses voix; Au milieu, presque un champ, dans le fond presque un bois. Les trois garçons couraient là, entre des pierres en ruine. La mère leur avait interdit l'accès d'une vieille chapelle ensevelie sous les ronces. Un jour, il s'y risquèrent et découvrirent le gé• néral Lahorie, l'ancien chef du major Hugo, qui avait été le par• rain (1) du petit Victor. C'était l'homme dont Mme Hugo était éprise depuis des années. Il s'était compromis avec Moreau. La police impériale le recherchait. L'amante vendéenne l'abritait chez elle sous un faux nom. Il sera pris un peu plus tard sous les yeux de Victor, et incarcéré. En 1812, lors de la folle et brève équipée du général Malet, ce vieil ennemi de l'empereur, toujours prêt à conspirer, sera l'un des premiers qu'on ira déli• vrer. Pas pour longtemps. Lui et ses complices passeront en con• seil de guerre et seront fusillés dans la plaine de Grenelle. On assure que Sophie Hugo accompagna jusqu'à la fosse commune le tombereau chargé du corps de son ancien amant. D'autres visions, les unes éclatantes, les autres sinistres, ont traversé cette enfance mouvementée. Joseph Bonaparte avait une vieille affection pour le général Hugo. Promu au trône d'Espagne, il lui a conféré le titre de comte, l'a nommé gouverneur de trois provinces et il souhaite que ce fidèle compagnon d'armes s'installe avec sa famille dans ce pays où il espère régner. Une dotation d'un million de réaux lui serait comptée pour l'achat d'un domaine. Mme Hugo ré• pugne à rejoindre ce mari qu'elle a cessé d'aimer et qui, depuis leur séparation, vit en concubinage. Mais l'avenir de ses enfants est en cause et elle accepte.

(1) Victor Hugo ne fut pas baptisé. Le « parrain » ne fut en fait qu'un témoin d'état civil. 8 VICTOR HUGO

Alors c'est la traversée de l'Espagne conquise et rebelle. On a envoyé à Bayonne, pour l'épouse du gouverneur, un grand car• rosse de style baroque, dont la forme et les dorures émerveillent les enfants. Six mules y sont attelées. L'escorte est formée de quinze cents fantassins et de quatre canons, car le convoi apporte un trésor dans ses caissons. Voyage fabuleux où le danger surexcite l'imagination. Il y a aussi les étapes. Ernani, dont chaque maison porte un écu féodal, est la première halte après la frontière. Ensuite on traverse à demi brûlée, où les balles des guérilleros sifflent de nouveau au passage. La cathédrale de Burgos, hérissée de clochetons, fascine Vic• tor. Aussitôt arrivé, il veut la visiter, admire autant la perspective majestueuse des longues nefs que la bouffonnerie d'une poupée à ressort, el papamoscas (le gobe-mouches), qui sort de la mu• raille pour sonner l'heure. A Ségovie, la tour de l'Alcazar, avec son chemin carrossable, est un autre sujet de surprise. Un attrait précoce le retient devant les monuments. L'histoire se révèle à son esprit par les différents styles architecturaux. Il y a déjà en lui un visionnaire et une pensée qui veut aller au-delà des choses. Enfin voici Madrid et les splendeurs du palais Masserano pré• paré pour recevoir les voyageurs. L'antichambre est démesurée. La salle à manger s'orne de dessins de Raphaël et de Jules Ro• main. Le salon est tendu de damas rouge et un boudoir tapissé de damas bleu clair lui fait suite. La salle de réception est une longue galerie où s'alignent les portraits des ancêtres. Partout dorures, sculptures, verres de Bohême, lustres de Venise, vases de Chine et du Japon. L'enfant croit se promener dans un décor de théâtre. 1811 fut l'année d'une comète célèbre. La luminosité des nuits d'Espagne la rendit très visible à Madrid. Chaque camp inter• prétait cette apparition à sa manière. Pour les partisans de celui qui avait conquis l'Europe, c'était le bouquet d'un feu d'artifice céleste tiré en l'honneur du roi de Rome qui venait de naître. Pour les Espagnols sourdement révoltés, c'était le présage de la chute de l'Empire. « Napoladron » allait disparaître avec le mé-k^ téore. Dès que la nuit venait, a raconté plus tard Hugo à sa femme, il courait avec ses frères sur la terrasse du palais Mas• serano et c'était à qui apercevrait l'astre le premier. Il brillait d'un éclat extraordinaire qui embrasait un tiers du ciel. On peut imaginer le jeune Victor rêvant à son avenir devant ce signe. Ce séjour à Madrid, malgré la fastueuse résidence, se pour• suivit dans de fâcheuses conditions. Il y eut d'abord l'entrée au collège sous la férule de deux sombres prêtres hostiles aux Fran- VICTOR HUGO 9

çais. Il y eut, après une courte réconciliation entre le général et sa femme, une mésentente manifeste que le roi Joseph, plus dé bonnaire que son frère, ne put vaincre. Enfin les affaires politi• ques se gâtèrent et, au début de 1812, la mère décida de rentrer en avec ses deux derniers fils. Retour qui ressembla à une déroute. Plus de carrosse doré, mais une calèche que le cocher avait ordre de mener sans s'écar• ter du convoi qui la protégeait. A l'étape, les visages naguère fermés et hautains étaient devenus farouches et provocants. Le pays suait de représailles. Quand on retraversa Burgos, on vit sur la place un échafaud dressé pour la garrotte. A Vitoria, la voiture passa au pied d'une croix sur laquelle étaient cloués les membres d'un jeune homme coupé en morceaux. Une reconsti• tution fantaisiste, faite pour le crayon de Goya, avait rendu au cadavre du supplicié l'apparence d'un corps en vie. Enfin on atteignit la frontière, puis Paris, et la famille retrouva les Feuil• lantines. Il est certain que ce voyage en Espagne a marqué l'imagination de Victor Hugo. Dans les impressions qu'il en rapporta, on pour• rait même voir le creuset de son œuvre, si cette œuvre n'avait progressé tout au long de sa vie à coups d'illuminations et de mirages successifs. Ernani, Torquemada, les deux premiers bourgs qu'il a traversés, sont devenus des pièces de théâtre. La vision de la cathédrale de Burgos le mènera un jour vers Notre-Dame, et Quasimodo est peut-être un parent du papamoscas. L'échafaud de Burgos, le crucifié de Vitoria lui inspireront — pourquoi non ? — le Dernier Jour d'un condamné, qu'il écrira à vingt-six ans seu• lement. Et ces images lui laisseront toute sa vie l'horreur des châtiments infligés aux hommes par d'autres hommes. Dans les yeux de ces partisans qui lui ont montré le poing le long des routes, il lira la volonté d'être libres et la haine de l'oppresseur. Le vocabulaire espagnol lui fournira sa devise la plus vigoureuse : hierro (fer). Même certains goûts esthétiques, qui le suivront dans toutes ses demeures, peuvent être rattachés au somptueux décor du palais Masserano. Il y aura du damas rouge sur les murs de l'appartement de la place Royale, et, à , on passera d'un salon cramoisi à un boudoir bleu ciel, comme à Madrid.

TI y a deux manières, pour les enfants, de réagir devant la désunion de leurs parents. Les veules l'acceptent ou ricanent et essaient d'en profiter. Les forts jurent d'échapper à l'exemple et se créent une ligne de conduite, parfois naïve dans sa rigueur. 10 VICTOR HUGO

Le jeune Victor fut de ceux-là. Il aime sa mère, il admire son père, mais il se crée une morale et des principes qui ne relèvent que de lui. Il a été un élève précoce et studieux. Toutefois il cherche son bien où il lui plaît. Le latin, où il retrouve les visions de l'histoire, la poésie qui entraîne sa fantaisie et ses rêves, voilà ses domaines. Ces cheminements secrets lui donnent de l'orgueil. A quatorze ans, il écrit dans un carnet : « Je veux être Chateaubriand ou rien. » De retour à Paris, il a retrouvé une compagne d'enfance, Adèle Foucher, âgée d'un an de moins que lui. Les Foucher étaient des amis de sa famille. Il avait joué de bonne heure avec elle dans le jardin des Feuillantines. Ils s'étaient même revus à Naples, où Foucher, greffier de son état, mais bourgeois avisé, s'était fait nommer inspecteur des vivres. Adèle jeune fille ne ressem• blait pas aux portraits que l'on connaîtra plus tard de Mme Hugo. Son front carré et masculin est caché alors par de chastes bandeaux noirs. Elle a ce qu'on pourrait nommer une beau• té vertueuse. Mais Minerve et Pallas, à seize ans, ressemblent tou• jours un peu à Diane. Victor, sans attendre d'être Chateaubriand, écrivait des vers et avait besoin d'une mythologie féminine. Déjà il concourait aux grands prix littéraires de l'époque, qui étaient les récompenses de l'Académie ou les insignes des Jeux floraux de Toulouse. Il avait remporté là le lys d'or — la plus haute distinc• tion — pour une ode intitulée le Rétablissement de la statue de Henri IV. Adèle fut sa muse. Il l'aimait, mais elle l'inspirait mal. Ou plutôt le grand sen• timent, ardent et téméraire qu'il éprouvait pour elle, n'a pas réussi à vaincre, dans ces premiers essais, le goût poétique à la mode, les pesantes métaphores de Delille et les grâces futiles de Parny. C'est dans les lettres qu'il lui écrit en secret que l'on trouve la marque originale de son caractère et le pouvoir d'expression qu'il détient déjà. Ces Lettres à la fiancée, si juvéniles et si naïves qu'elles soient par endroits, peignent Hugo tout entier. Cet ado• lescent inexpérimenté codifie l'amour. Cette correspondance montre aussi que l'écrivain naissant a fixé son chemin et ses buts. Un jour il lui écrit ceci : « Les vers ne sont donc pas de la poésie ? demandes-tu. Les vers seuls n'en sont pas. La poésie est dans les idées, les idées viennent de l'âme. Les vers ne sont qu'un vêtement élégant sur un beau corps. La poésie peut s'exprimer en prose, elle est seulement plus parfaite sous la grâce et la majesté des vers. » Si l'on pèse ces mots, qu'on retrouve à peu près dans la préface de Cromwéll, VICTOR HUGO 11 on admettra qu'Adèle Foucher a reçu le premier manifeste de l'école romantique. Ils devront attendre avant de voir leurs fiançailles reconnues. Cet amour de jeunesse inquiétait les parents Foucher — on ne se nourrit pas de lys d'or ! — et Mme Hugo elle-même eût sou• haité pour ce fils beau comme un blond Apollon un parti plus brillant. Il y eut, sinon une rupture, une séparation volontaire entre les deux familles. Cependant la correspondance continua. « Mon sort est bien simplifié, écrivit Victor. Je n'ai plus que deux perspectives, toi ou la mort. Rien ne peut m'enlever à mon Adèle. Famille, parents, tout cela, sans toi, serait tout pour moi ; près de toi, ce n'est rien. Je suis une chose qui est à toi. » Comment Adèle répondait-elle à cette fougue ? Elle souhaitait devenir sa femme, mais il y avait en elle, avec les coquetteries naturelles à son âge, un fond de pudeur et d'inquiétude. Elle lui écrivit un jour, pressentant peut-être l'avenir : « La passion est de trop ; ce n'est pas durable ; du moins je l'ai toujours entendu dire. » Ce jeune homme sage n'était pas timide et ne restait pas inac• tif. L'ambition lui donnait de l'audace. Il était loin de dédaigner le monde, bien que ses faibles revenus l'empêchassent d'y faire bonne figure. Un jour il se présenta chez Chateaubriand et en sortit ruiné. Mme de Chateaubriand faisait commerce de cro• quettes de chocolat pour ses bonnes œuvres. Victor, jouant im• prudemment au grand seigneur, en avait pris trois livres. Il s'était fait des relations illustres. La publication de ses premiers vers et ses dons éclatants lui avaient valu de nom• breuses sympathies dans les cénacles littéraires. Vigny, Lamartine, son aîné de dix ans, le recherchaient. Dans leur jeunesse, les hommes de lettres s'élancent à l'attaque coude à coude. C'est le soir, la cidatelle conquise, qu'ils se séparent et se déchirent. Lamennais aussi avait pris intérêt à la flamme intérieure de cet enfant poète. « L'âme la plus pure et la plus calme que j'aie rencontrée dans le cloaque de Paris », écrivait-il. Ses lettres sont mieux que des appels. Prisonnier d'un dogme qu'il devait rejeter un jour, il était attiré par cette jeune ferveur qui alliait la foi à la liberté de penser. Ces premiers succès, la constance de son sentiment et enfin la bienveillance royale manifestée à ce jeune poète à peine sorti du collège, tout cela réussit à fléchir la famille Foucher. En 1821 Victor et Adèle furent autorisés à se fiancer. Le mariage eut lieu l'année suivante. Il avait vingt ans et elle dix-neuf. Alfred de Vigny fut l'un des témoins. Lamartine, invité au repas de noces, 12 VICTOR HUGO composa un épithalame où l'on retiendra cette strophe verlai- nienne : •La nature servait cette amoureuse agape. Tout était miel et lait, fleurs, feuillages et fruits, Et l'anneau nuptial s'échangeait sous la nappe, Premier chaînon doré de la chaîne des nuits. Vision de poète qui voile la réalité. Ce repas finit de façon tragique. Eugène, un frère de Victor, qui y prenait part, se mit à proférer des discours incohérents et dut être emmené. Secrète• ment amoureux d'Adèle, il avait chaviré soudain dans la folie en la voyant perdue pour lui. Il ne recouvra jamais la raison. Si l'on songe qu'une fille de Victor Hugo, à la suite d'une fugue et d'une déception amoureuse, passa les quarante dernières années de sa vie dans un asile d'aliénés, comment ne pas attribuer au génie une étroite parenté avec la folie ? Cinq maternités, toutes pénibles (son premier-né mourut au bout de quelques mois) furent le sort de la jeune épouse de 1823 à 1830. Le ménage était pauvre et pourtant il se devait de paraître. Pour faire fortune, il convenait de plaire en haut lieu. En 1825, Hugo, invité à Reims pour le sacre de Charles X, écrivit une ode de circonstance, reçut deux mille francs, et obtint, du même coup, que son père, en non-activité depuis Waterloo, fût nommé lieutenant général. Mais on aurait tort de voir dans ce jeune Hugo royaliste un courtisan politique. La Restauration l'inspire parce qu'elle va dans le sens de ses visées littéraires et de ses penchants esthé• tiques. Elle s'oppose au rationalisme du xviir comme au néo• classicisme de l'Empire. Et il abhorre l'un et l'autre. Elle redé• couvre l'art des cathédrales, remet en honneur le Moyen Age. Ces thèmes oubliés hantent son cerveau. Il aime la violence et la confusion de cette époque, son décor et ses costumes. Il rêve d'y adapter une langue originale qui serait la sienne. Si étrange que cela soit, la Restauration, par certains côtés, représentera pour lui, pendant quelque temps, le modernisme en littérature. D'ailleurs l'enthousiasme monarchiste ne dura pas longtemps. Le gouvernement de Charles X vivait sur trop de rancunes et portait trop d'atteintes à la liberté de l'esprit. Hugo rompit avec éclat en publiant l'Ode à la colonne, qui relevait une offense faite aux maréchaux de l'Empire lors d'une réception donnée par l'ambassadeur d'Autriche. Et malgré les bons rapports qu'il entre• tint ensuite avec la monarchie de Juillet, on peut dire qu'avant sa trentième année il avait cessé de croire en l'avenir de la royauté. Il ne s'en cacha pas et, dès 1834, écrivait ces lignes : « Mon ancienne conviction royaliste-catholique de 1820 s'est écroulée VICTOR HUGO 13 pierre à pierre depuis dix ans devant l'âge et l'expérience. Il en reste pourtant quelque chose dans mon esprit, mais ce n'est qu'une religieuse et poétique ruine. Je me détourne quelquefois pour la considérer avec respect, mais je n'y vais plus prier. » On doit remarquer à ce propos que l'évolution politique de Victor Hugo, où ses adversaires prétendent voir les conséquences de ses ambitions déçues, est toujours fondée sur un sentiment national. Tout au long du siècle, son idéologie épousera les mou• vements du peuple français. Ce prophète qui proclame hautement ses messages est avant tout un écho qui perçoit la grande voix de la foule et la répercute avec une sonorité magnifique. Est-ce un défaut, une faiblesse ? En tout cas cette adhésion à l'héroïsme national, cette fusion avec l'âme populaire ont fait une partie de sa gloire. Dans les et dans , il avait créé des cadences poétiques nouvelles et prouvé sa virtuosité. Mais il rêvait aussi de rénover le théâtre. A la tragédie demi-morte il voulait substituer un drame fait de contrastes tels que la vie nous en présente chaque jour, même quand elle nous jette au milieu des tempêtes. Mêler le tragique et le grotesque, supprimer le récit et montrer l'action, abolir toute convention, voilà son grand dessein. Que Shakespeare lu au sacre de Reims y ait été pour quelque chose, c'est possible, puisque son premier essai au théâtre a pris son sujet à l'histoire d'Angleterre. Mais, on le sait, ce (qui ne fut jamais joué) et même tout ce que Hugo a écrit pour la scène constituent, dans le bilan de son œuvre, une faillite. Cet insuccès s'explique par l'excès qu'il apporte à ses réformes sans avoir l'audace de briser le vieux cadre où il les maintient. L'originalité de ses personnages reste à la surface, dans des situa• tions peu croyables, dans un cliquetis de mots ou même simple• ment dans l'étrangeté des noms et du costume. Le théâtre de Hugo est loin du naturel et il est loin aussi du réalisme. Il est né vieux, avec des rides et des fards, et ses défauts le porteront vite en terre. On acclame encore comme symbole d'une jeune génération en colère. , merveilleusement agencé, nous amuse presque d'un bout à l'autre. Mais tout cela sort du magasin d'accessoires. Tandis que le théâtre de Musset, qui sem• ble écrit au crayon, sur le genou de l'auteur, respire encore la jeunesse et paraît improvisé du matin même. Et pourtant qu'il était lucide, ce jeune Hugo, quelle mûre réflexion et quelle autorité dans ses jugements ! Cette préface de Cromwell dont on a fait, à l'usage scolaire, 14 VICTOR HUGO une ligne de partage des eaux, se situe bien au-dessus de la bataille entre classiques et romantiques. Toutes les écoles littéraires qui vont naître peuvent s'en pré• valoir. « Le sublime sur le sublime produit malaisément un contraste, et l'on a besoin de se reposer de tout, même du beau. » N'est-ce pas déjà l'art poétique de Verlaine et son conseil : « Prends l'éloquence et tords-lui le cou. » Quand il insiste sur l'em• ploi du grotesque dans les arts, Hugo n'ouvre-t-il pas la voie au réalisme et même au surréalisme ? « Si le poète doit choisir dans les choses (et il le doit) ce n'est pas le beau, mais le caractéris• tique... » « Le beau n'a qu'un type ; le laid en a mille. » Autant de préceptes que la littérature, et même l'art en général, la pein• ture comme la sculpture, s'approprieront et mettront en pratique après lui. Et ce manifeste ne se donne pas le ridicule de partir en guerre contre le grand siècle classique. Il loue la « prodigieuse » Athalie et la « merveille » du Cid. Molière, selon lui, occupe la sommité de notre drame, non seulement comme poète, mais comme écrivain. Les Jeunes-France, cheveux longs et gilets cramoisis, que cet appel à la libération avait enthousiasmés, n'eurent pas tort d'ac• courir à la première d'Hernani. Eurent-ils raison d'applaudir ? Après avoir relu la préface prometteuse de Cromwell, on peut répondre non. La révolution était manquée.

ne vive passion et tout ce qu'elle apporte de douceur et d'angoisse, la trahison de Sainte-Beuve, ami perfide, et le soupçon qui entre au foyer, la douleur provoquée par la mort tra• gique d'un enfant adoré, voilà qui va augmenter l'expérience du poète pendant les années de sa maturité. Mettons à part Notre-Dame de Paris, monument grandiose, mais bâtard, dont la conception appartient évidemment au pre• mier cycle. Celui qui l'écrit est encore le visionnaire qui demande aux pierres de lui raconter l'histoire et promène ses fantômes à travers leurs dédales Mais les quatre recueils de poèmes qu'il publiera entre 1830 et 1840, les Feuilles d'automme, les Chants du crépuscule, les Voix intérieures, , sont faits de ses souvenirs, de ses désirs et des blessures de sa chair. L'ère des troubadours et des déguisements d'Orient et close. C'est sa vie intime qui l'inspire. Elle est troublée. Il a rencontré qui a figuré dans Lucrèce Borgia non pour son talent, mais pour ses formes fraîches. Et une liaison a commencé, dont l'un et l'autre pour• ront, cinquante ans plus tard, célébrer le jubilé. VICTOR HUGO 15

L'amour de Juliette éblouit Hugo et, en même temps, il va en faire un drame bien dans manière. Elle est la courtisane repentie qui lui donne son âme. Elle est celle qu'il blanchit et qu'il sauve par un adultère. Sa jalousie toute physique du passé s'abrite derrière la morale. Il y a entre eux, au début, des scènes terribles. Cette fille entretenue, insoucieuse des dettes, indigne ce Jupiter bourgeois. Il le lui crie, il l'accable d'insultes. Alors elle renonce à* tout, s'enfuit en Bretagne (elle y est née) pour retrouver on ne sait quels souvenirs d'honnêteté et d'innocence. Et il court la chercher autant par désir que par compassion. C'est lui qui effa• cera ses péchés. Il décide de payer les dettes par son travail. Dans cette pièce romantique il veut s'attribuer le premier rôle. On ne peut imaginer plus touchante histoire d'amour que celle de ce couple qui, au début, retrouve des stratagèmes d'étu• diants pour correspondre et se revoir. Un épisode, dont le jeune rimeur des Odes et Ballades aurait composé une vignette galante, deviendra plus tard Tristesse d'Olympio, un des plus beaux poè• mes de notre littérature, à l'accent profond et grave. Là est la grandeur de Hugo, là est la marque de son génie. Son œuvre poétique progresse par coups de sonde vers l'incon• nu. L'inconnu de son adolescence n'est pas celui de son âge mûr. Celui de sa vieillesse sera différent encore. Et toujours il cher• chera à l'exprimer et à nous amener au bord. En même temps il gardera une prodigieuse mémoire visuelle, pleine d'images pres• tes, vivantes, enjouées. Tristesse d'Olympio, baignée dans la gra• vité et qui nous a retenus devant la dalle du souvenir, jette soudain cette strophe qui nous transporte sur un autre plan : Toutes nos passions s'éloignent avec l'âge, L'une emportant son masque et l'autre son couteau, Comme un essaim chantant d'histrions en voyage Dont le groupe décroît derrière le coteau. Par une fantaisie naturelle, l'évocation imaginaire cède le pas à la réalité, à l'une de ces « choses vues » que son œil a enregis• trées avec une précision infaillible. L'art des contrastes, l'idée suggérée par la rime, qui ont si mal servi Hugo à la scène et dans une action dramatique continue, sont à l'origine de ses plus ful• gurants succès dans ses poèmes. La quarantaine venue, ses sentiments s'approfondissent, il ac• cueille le remords. Le drame de Villequier l'atteint non seulement parce que Léopoldine est l'enfant préféré, mais parce que c'est au cours d'un voyage avec Juliette qu'il apprend la nouvelle. On dirait qu'il fait le vœu de bonté. Il s'attache à la fille que sa maîtresse a eue de Pradier, et quand cette jeune Claire mourra trois ans après Léopoldine, il dira « nos deux anges ». 16 VICTOR HUGO

Au fond il a l'ambitieux orgueil d'être le premier en tout. Dans sa vie privée c'est encore le « Chateaubriand ou rien » de sa quinzième année. Tous ces personnages, parfois contradic• toires, qui se succèdent ou cohabitent en lui, il les veut exem• plaires. Il a été un fiancé insigne, un mari dont les prévenances ne cesseront jamais, un amant irréprochable avec toutes celles qu'il a aimées, même avec cette Léonie Biard, qui a pourtant ajouté au désagrément d'un mari incommode les pressantes sup• plications de la femme abandonnée. Il y a des principes si fermes dans ces attitudes, tout est si bien pesé, dicté, qu'il semble par• fois poser pour la postérité. Dans sa vie publique, la jeunesse passée, même recherche de l'inconnu, même regard vers l'avenir. Ses pensées convergent sur un point où il juge que les deux se rencontrent : le peuple. Il a toujours été accessible à la pitié. Certains de ses chants ont esquissé un évangile nouveau. Lamennais l'avait entrevu. Le juge, pour lui, porte le rouge du bourreau. Le tribunal hugolien relève le coupable, de même qu'il absout la femme tombée et glorifie le bâtard. Bien avant 48, ses intentions humanitaires, sinon son program• me politique, se sont affirmées. Il porte en tête un grand roman, les Misères, qui deviendra les Misérables et veut être l'épopée du peuple. Ses anticipations ne vont pas plus loin, d'abord parce que la monarchie de Juillet a fait de lui un pair de France — uniforme gênant —, ensuite parce qu'il ne croit pas que l'heure de la répu• blique soit venue. Mais il parle en apôtre, il croit en la fraternité des hommes. Les bannis, les réfugiés politiques de tous les pays du monde sont des pèlerins qu'il accueille. Il a eu d'autres visées, prétend-on. Il aspire à jouer un rôle actif, il voudrait participer au gouvernement. N'a-t-il pas soutenu l'élection du prince-président, fondé avec ses deux fils un journal, l'Evénement, aux couleurs bonapartistes, dans l'espoir d'obtenir un portefeuille ? C'est par dépit ou rancune qu'il changera de oamp... Allons donc ! Un dépit qui fait accepter un exil de vingt ans est un sentiment bien profondément enraciné. Une rancune qui lance à travers le monde les Châtiments n'a rien de déloyal ou de bas. S'il a cru tout d'abord en ce jeune Bonaparte, ami du carbonarisme et traqué par les cours d'Europe, il a expié son erreur. Et peut-être aussi ce cerveau qui administre si bien son génie, cet adroit metteur en scène de sa gloire a-t-il entrevu combien l'exil et la solitude retremperaient ses forces et serviraient sa légende. Là est, si Ton veut, la ruse de ce têtu, prompt à faire de tout événement une pierre de son destin. Il est parti sans VICTOR HUGO 17 regret de Bruxelles, grande ville anonyme où il serait perdu dans la foule. Il a quitté la souriante et plate Jersey. Mais ce rocher sauvage de Guernesey, assailli par l'océan et qui a un obscur passé de pilleurs d'épaves, est un refuge-trépied où il restera. Il y fait bon vivre pour un prophète. Impossible de « voir » Hugo si l'on n'a pas visité Hauteville House, cette demeure qu'il a fabriquée, gravée, tapissée de ses mains. C'est un décor pour la Porte-Saint-Martin et c'est la genèse de la Légende des siècles. L'homme s'y dévoile tout entier, avec son sens de la grandeur et son goût du bricolage, son amour des belles devises et des calembours faciles, ses principes rigides et sa fantaisie espiègle. On passe du faste à la rigueur, du damas, des charmants car• reaux de faïence et de la tapisserie filée de perles à la cage vitrée, le look-out d'où l'on ne voit que l'océan. Là, debout devant un pupitre noir à hauteur d'appui, il écrit, il dessine. Parfois il en• taille le bois comme son grand-père le menuisier Joseph Hugo. Il pratique la pyrogravure et fleurit de compositions fantasques des cadres et des panneaux de meubles. Ses dessins appartiennent à tous les temps, à tous les styles, et pourtant tous portent la marque de l'esprit hugolien. Ils ont tantôt le noir de Durer, tantôt le trait jeté d'Hokusaï, tantôt la grasse férocité de Daumier. Parfois, quand un sujet le prend aux entrailles — John Brown, anti-esclavagiste américain, sus• pendu au gibet par ses compatriotes, ou la guillotine, avec la tête coupée projetée comme un bolide — il atteint à la grandeur sinistre de Goya. De cette cellule vitrée, le look-out, il aperçoit Juliette. Elle lui a sauvé la vie lors du 2-Décembre et est installée dans une mai• sonnette toute proche, mais c'est très tard seulement qu'elle péné• trera dans Hauteville House. Et au début, quand elle rencontre dans la rue son grand homme accompagné de l'épouse, elle n'ose lever les yeux. Un cérémonial très strict règle la vie quotidienne et même les mœurs. Hugo déteste la bohème, le désordre, la dépense. L'éco• nomie contient l'indépendance et la dignité, a-t-il soufflé une fois pour toutes à sa femme. Il se dit, devant ces proscrits un peu fous qui viennent lui rendre visite, qu'il se doit d'être l'exilé modèle. Cependant Jupiter, même auprès des siens, aime les intermèdes et ne déteste pas la gaillardise. Plus tard le jeune Georges, assis• tant aux ablutions matinales de « papapa » — un grand broc d'eau froide déversé sur le corps — sera tout éberlué de l'enten• dre dire en montrant sa nudité : « Vois-tu mon petit, c'est là qu'est le génie. » 18 VICTOR HUGO

Ce qu'il doit à cet exil en plein océan est immense. Rien ne s'interpose entre lui et l'inconnaissable. Et toutes ses œuvres de la dernière période, ces vaticinations apocalyptiques où nous le suivons un peu comme nous suivons Dante, sans être sûrs du chemin, ont été conçues pendant ces heures de retraite. Il se fourvoie même à travers ces ténèbres et fera une place, un cer• tain temps, aux tables tournantes et aux voix des esprits. La solitude sur ces îlots lui apporte des antithèses hardies. La pieuvre d'un côté, la fleur innocente de l'autre. Les Châtiments, qu'il écrit en six mois à Jersey, sont des imprécations qui s'entre• choquent comme les galets roulés par des flots en fureur. C'est à Guernesey qu'il reprend , leur donne une for• me plus sereine, y place des interrogations où perce une angoisse résignée. Dans vos deux, au-delà de la sphère des nues, Au fond de cet azur immobile et dormant, Peut-être faites-vous des choses inconnues Où la douleur de l'homme entre comme élément. Du look-out de Hauteville House partiront aussi, comme des « choses vues » à travers le temps et l'espace, les poèmes éclatants de la Légende des siècles. Il retrouve ses souvenirs, il revit ses jeunes amours. Les Misé• rables, c'est le drapeau noir de la révolte brandi contre la société. « La colère du droit est un des éléments du progrès », lit-on dans une de ses notes. Mais c'est aussi Marius et Cosette, c'est-à-dire lui et Juliette, l'idylle la poche vide. Ses plus beaux portraits datent de cette époque. Ce n'est plus le pair de France ni l'académicien, et ce n'est pas encore le patriar• che qui préside les banquets démocratiques. La figure est un peu alourdie. Deux grosses rides la creusent. Il a vécu. Mais le regard est perçant, avec une sorte d'inquiétude en face de ce qu'il voit et qui n'apparaît pas aux autres. Regard farouche du mystique qui ne veut pas que les religions interceptent sa vision de Dieu. Dans cet exil, il ne faiblira pas, malgré sa famille qui soupire et se plaint. Son orgueil le sauve. En 1859, lorsque l'Empire offre une amnistie, il refuse. « Quand la liberté rentrera, je rentrerai », déclare-t-il. Rester le dernier, n'est-ce pas une manière d'être encore le premier. En 1866, il publiera les Travailleurs de la mer, monument étran• ge qui se dresse au milieu de l'océan, comme une cathédrale taillée dans le roc où seraient gravées des formes de monstres, des scènes terribles et des figures puériles. Il éclate de force. Il se dédouble. Il se perd dans des diva- VICTOR HUGO 19 gâtions (William Shakespeare) et un an après, il s'amuse à des graffiti (les Chansons des rues et des bois). En 1868, sa femme meurt. Elle a depuis longtemps accepté Juliette et ne pense plus à Sainte-Beuve. « La passion est de trop. » C'est une mère qui vient souvent plaider pour les deux fils, dému• nis d'argent, et qui supplie qu'on n'oublie pas la pension qu'elle a arrachée pour sa fille, ce fantôme, errant toujours à la poursuite de l'homme qui l'a trompée et bafouée. Du haut de sa cellule bel• védère, Hugo n'entend pas toujours ces appels et balaie ces sou• cis. Indifférence ? Non, mais autre morale de bonté. Chaque jeudi il ouvre sa demeure à quarante enfants pauvres de Guernesey et leur offre un repas. Il nous a laissé sa dernière vision d'Adèle. Elle est redevenue pour lui « la fiancée ». Le visage était resté nu dans le cercueil. J'ai pris des fleurs qui étaient là. J'en ai entouré la tête. J'ai mis autour de la tête un cercle de marguerites blanches, sans cacher le visage ; j'ai ensuite semé des fleurs sur tout le corps et j'en ai rempli le cercueil. Puis je l'ai baisée au front et je lui ai dit tout bas : « Sois bénie ! »... A cinq heures on a soudé le cercueil de plomb et vissé le cercueil de chêne. Avant qu'on posât le couvercle du cercueil de chêne, j'ai, avec une petite clef que j'avais dans ma poche, gravé sur le plomb, au-dessus de sa tête : V.H. Le cercueil fermé, je l'ai baisé... J'ai mis, avant de partir, des vêtements noirs que je ne quitterai plus. » Une image poétique, une gravité solennelle, le sceau de la pos• session, tout Hugo est dans cette scène. C'est son rituel senti• mental. Adèle fut enterrée à Villequier, auprès de sa fille Léopoldine. Il aurait pu assurément obtenir l'autorisation d'assister à la céré• monie. Il accompagna le cercueil jusqu'à la frontière belge et s'arrêta là.

1T|eux ans plus tard, presque jour pour jour, il franchissait cette frontière. Il avait quitté Guernesey au bruit de nos premières défaites et attendait à Bruxelles. Des amis qui l'accompagnaient l'ont vu pleurer, au petit jour, quand il eut retrouvé le sol français après dix-neuf ans d'exil et qu'il aperçut, par la fenêtre du wagon, des silhouettes épuisées de fatigue, l'air hébété. C'était les débris de cette armée française dont il avait si magnifiquement chanté la gloire tant par sens national que par respect filial. A Paris, la foule, prévenue, l'attendait à la gare et lui fit une ovation enthousiaste. Il eut le sentiment, une fois de plus, d'in- 20 VICTOR HUGO carner l'âme populaire, de lui devoir sa force et ses justes pro• phéties. On lui demanda de parler d'un balcon sur la place. On doit noter que ni à son retour ni à Bordeaux, lorsqu'il aura été élu à l'Assemblée nationale, il ne s'est exprimé avec violence contre le régime déchu. Peut-être estime-t-il qu'avec Napoléon le Petit et les Châtiments, l'homme du 2-Décembre avait déjà eu son Sedan. C'est le traité de paix qu'il attaque, c'est l'Allemagne qu'il avertit. A cette époque le nationalisme est à gauche, dans les pro• fessions libérales, et le pacifisme chez les conservateurs, terriens pour la plupart. D'ailleurs il ne siégera que quelques mois à l'Assemblée et donnera sa démission. Quand la Commune éclate, il prend prétexte de la mort de son fils Charles (frappé d'apoplexie à Bordeaux) et d'affaires de suc• cession à régler pour fuir l'émeute. Ainsi Georges et Jeanne, qu'il emmène à Bruxelles avec lui, seront à l'abri. Mais au fond ces violences fraticides lui font horreur et son blâme s'adresse aux deux camps. Aucun reniement dans cette attitude. Il suit son évangile de pitié et attend de voir qui sera le plus faible. La Com• mune vaincue, il aidera les communards. Lorsque Rochefort fut déporté à Nouméa, il intervint publiquement en sa faveur. Il a une indulgence magnanime envers ses anciens amis qui se sont montrés aux soirées de Compiègne ou chez la princesse Ma- thilde. Théophile Gautier est pardonné tout de suite, sans que le sacrifice de sa fille, la belle Judith, y soit pour quelque chose. C'est elle qui s'est donnée volontairement au maître et en a été récompensée par le poème audacieux Nivea non frigida. Blanche comme neige, mais non frigide. Les détracteurs de Hugo sont sévères pour cette obsession ero• tique qui va le poursuivre jusqu'à son dernier jour entre des images patriarcales et des déclamations humanitaires. Et même ceux qui lui ont voué de l'admiration rapportent, en s'en affli• geant, ces chasses séniles et ces liaisons clandestines. Ma mère, qui était une amie d'enfance de Georges et de Jeanne Hugo, m'a raconté avec quelle appréhension elle entrait, jeune femme, dans le salon de l'avenue d'Eylau (aujourd'hui avenue Victor-Hugo) as• surée que son gant allait être retroussé sur sa main par l'auguste vieillard et son poignet baisé goulûment. Mais ne comprend-on pas que cette sensualité est associée chez ce vieil homme à une exaltation de sa puissance verbale, à des chocs d'idées, à un débordement d'images magnifiques ? Rien n'est bas, rien n'est ridicule, dans cette ultime saoulerie de poé• sie. Il est lui-même. Enfant sublime, il finira en vieillard prodige. Et cela explique cette réponse faite à quatre-vingts ans, au méde- VICTOR HUGO 21

cin qui, après une question indiscrète, lui conseillait de se ména• ger : « C'est bien, docteur, c'est bien. Mais la nature devrait avertir. »

« Te donne cinquante mille francs aux pauvres. Je désire être J porté au cimetière dans leur corbillard. Je refuse l'oraison de toutes les églises ; je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu. » Victor Hugo vient de mourir après une agonie de plusieurs jours que le monde entier a suivie dans l'angoisse. Le vœu de son testament a été écouté. Mais une grandiose veillée funèbre sous l'Arc de Triomphe a précédé les obsèques. C'est Charles Garnier, l'architecte de l'Opéra, qui a réglé la mise en scène. Il y a, sur les charpentes qui bouchent trois ouvertures, d'immenses draperies noires lamées d'argent. Il y a, au centre, un sarcophage haut de vingt-deux mètres, entouré de lampadaires qui jettent des flammes vertes. Une foule immense s'est rendue à ce dernier spectacle offert par le mage qui l'a chantée, flattée et a réussi à s'incarner en elle. Est-elle recueillie, cette foule ? Est-ce en silence qu'elle défile ? Nullement. Cette apothéose n'a rien de funèbre. On chante. Hom• mes et femmes se bousculent en riant. Dans les bosquets des Champs-Elysées, si Ton en croit le Journal d'Edmond de Gon- court, il y a pire. On dirait que le poète, qui dans son œuvre a abattu les règles, moqué les conventions, mêlé le grotesque et le trivial au sublime, autorise le peuple de Paris à jouir de la vie la nuit où il est mort. Le lendemain, l'humble corbillard attelé, comme il l'a exigé, de deux chevaux seulement, partira vers le Panthéon, où Hugo sera couché pour l'éternité. Mais ce n'est pas cet ensevelissement de poète officiel qui symbolise le mieux sa vie et son œuvre. On voit, dans la maison de la place des Vosges où il a vécu, un dessin, de sa main, qui représente une vague. Vague géante, poussée par le vent, qui se dresse au milieu de l'océan avec sa violence propre, le remous qu'elle creuse dans les flots et l'écume quelle projette vers le ciel. En dessous, il a inscrit : MA DESTINÉE. Légende orgueilleuse, mais vraie. Une force qui croit en la falalité obéit à la nature, entend les voix des hommes, mais ploie tous ces éléments sous son imagina• tion et son verbe, voilà Hugo. JACQUES DE LACRETELLE de l'Académie Française