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Figures de réflexivité dans le cinéma de M. Night Shyamalan

Auteur : Van Broekhoven, Annouck Promoteur(s) : Tomasovic, Dick Faculté : Faculté de Philosophie et Lettres Diplôme : Master en arts du spectacle, à finalité spécialisée en cinéma et arts de la scène (histoire, esthétique et production) Année académique : 2019-2020 URI/URL : http://hdl.handle.net/2268.2/10451

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Faculté de Philosophie et Lettres

Département Médias, Culture et Communication

Figures de réflexivité dans le cinéma de

M. Night Shyamalan

Mémoire présenté par VAN BROEKHOVEN Annouck,

en vue de l’obtention du grade de Master en Arts du Spectacle,

à finalité spécialisée en cinéma et arts de la scène

Promoteur : Prof. Dick Tomasovic

Année académique 2019-2020 REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier mon promoteur, Monsieur Dick Tomasovic, d’avoir accepté de superviser ce travail de fin d’études, ainsi que de sa disponibilité depuis l’initiation de ce travail et de ses conseils précieux qui m’ont aidée à structurer et développer mes pensées.

Je souhaite également exprimer ma reconnaissance envers tous les amis qui m’ont soutenue. Je remercie Morgane et Emilien, pour leurs encouragements dans les moments où j’en avais le plus besoin, Julie, pour son soutien sans failles tout au long de cette année, ainsi que Clara, Laura, Emma et Florent, pour leur présence au long des six dernières années.

Merci enfin à Gabriella et Antoine, pour leurs relectures attentives, leur disponibilité et leur aide précieuse.

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INTRODUCTION

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M. Night Shyamalan est un réalisateur, scénariste, producteur et acteur américain d’origine indienne1. Il a réalisé treize long-métrages, et a écrit le scénario de onze d’entre eux. Il est reconnu depuis 1999, grâce à , pour la construction de récits qui mènent à des twists finaux. Sa filmographie fait l’objet d’études tournant autour des divers motifs qui parcourent son œuvre. L’enfant de Shyamalan par exemple, est étudié par Kevin Wisniewski2 et Elizabeth Rosen3, et est remarqué à de multiples reprises comme un être qui voit le monde tel qu’il est réellement4. C’est d’ailleurs ce que fait remarquer Elijah Price à Hedwig, dans Glass, pour rassurer celui-ci sur le fait qu’il aura neuf ans toute sa vie. Dans cette perspective, le deuxième chapitre de cette étude présente d’ailleurs plusieurs de ces enfants comme des métaphores de cinéastes5. D’autres thèmes et motifs du cinéma de Shyamalan ont été à plusieurs reprises théorisés. Parmi eux, la construction de récits, les questions de la foi et de la croyance, l’imaginaire ou encore le déterminisme occupent une place importante.

Les héros de Shyamalan sont en effet des personnages qui, comme le note Damien Detcheberry dans un article6 sur les surhommes construits par le réalisateur, « sont avant tout des hommes qui doutent de leurs facultés et résistent, se rebellent contre l’ordre du monde, avant de se résigner à leur destin »7. Le destin est un concept qui parcourt tous les films de Shyamalan : dès The Sixth Sense – dans lequel le déterminisme de Malcolm Crowe est défini par la mort elle-même – et jusqu’à Glass – dans lequel Elijah Price présente tous les événements qu’il produit comme déterminés par une Histoire plus grande, celle du monde – le réalisateur insiste sur les notions de destin de ses personnages. Par ailleurs, doublant ce propos qui figure le déterminisme de ses personnages, Shyamalan met en œuvre des récits qui sèment des indices tout au long des films pour mener à des twists qui relisent l’intégralité de la narration. Yann Calvet, dans un article introductif au soixante et unième numéro de la Revue Eclipses8 – volume

1 LASSIAZ, Ghislaine, « Introduction. Inclassable », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Contes de l’au-delà. Le cinéma de M. Night Shyamalan, s.l., Vendémiaire, 2015, p. 6. 2 WISNIEWSKI, Kevin, A., « Betwix and Between : The Child in M. Night Shyamalan’s films », dans HOWE, Alexander, N., YARBROUGH, Wynn (dir.), Kidding Around. The Child in Film and Media, New-York, Bloomsbury, 2014, pp. 11- 31. 3 ROSEN, Elisabeth, « Reachin Out to the Other Side : Problematic Families in the Films of M. Night Shyamalan », dans WEINSTOCK, Jeffrey Andrew (dir.), Critical Approaches to the films of M. Night Shyamalan. Spoiler Warnings, New-York, Palgrave MacMillan, 2010, pp. 19-33. 4 DITTMAR, Jérôme, « La roue de la fortune : Shyamalan ou l’égarement contrôlé », dans Carbone [en ligne], 16 janvier 2019. URL : https://carbone.ink/chroniques/shyamalan-glass-split-visit (consulté le 14 avril 2020). 5 Cf. Chapitre II, « 3. Mise en scène de la figure de cinéaste », pp. 67-88. 6 DETCHEBERRY, Damien, « Surhumain, trop humain », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), M. Night Shyamalan. Derrière les images, Caen, Éclipses. Revue de cinéma, n°61, 2017, pp. 128-134. 7 Ibid., p. 128. 8 CALVET, Yann, « Twist again à Hollywood », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., pp. 8-18.

3 qu’il dirige avec Jérôme Lauté – note que le twist, au-delà des indices qui parsèment les films, peut être lui-même vu comme mis en abyme, notamment par le motif visuel du renversement que l’auteur présente dans Unbreakable9. La mise en abyme et la réflexivité sont en effet des concepts qui sont régulièrement remarqués dans les études du cinéma de Shyamalan, mais qui sont rarement développés. C’est à partir de ces quelques remarques, lues dans différents articles, que ce travail a vu le jour, et que les notions de mises en abyme et de réflexivité sont apparues comme un sujet à étudier dans la filmographie du cinéaste.

Ce travail prend pour corpus les longs-métrages que Shyamalan a à la fois écrits et réalisés, mais fait quelques incursions dans deux films qui sont des adaptations de scénarios préexistants, lorsque cela apparaît pertinent. Le choix de ces films se situe dans l’optique d’analyser le discours que Shyamalan produit sur l’industrie cinématographique, à la fois à travers l’image, le scénario et les dialogues. La filmographie du réalisateur, qui s’inscrit dans une logique auteuriste de plus en plus manifeste au cours de sa carrière, est donc lue en respectant cette logique : alors que le cinéaste tend à écrire, réaliser et produire ses films, il semble pertinent d’analyser ceux-ci à travers tous ces aspects. Ainsi, le corpus ne comprend pas les films qu’il a seulement scénarisés ou produits, ni les série pour lesquelles il a participé à la production et à la réalisation de quelques épisodes seulement10. Par ailleurs, les deux premiers longs-métrages de Shyamalan (Praying with Anger et Wide Awake) n’ayant pas été trouvés, ils ne font pas non plus partie du corpus. Celui-ci se compose donc de onze films : The Sixth Sense (1999) ; Unbreakable (2000) ; Signs (2001) ; The Village (2004) ; (2006) ; The Happening (2008) ; The Last Airbender (2010) ; (2013) ; The Visit (2015) ; Split (2016) ; Glass (2019). Si The Last Airbender et After Earth ne sont pas des scénarios originaux de Shyamalan, ils sont cependant conservés dans le corpus car ils contiennent certaines caractéristiques importantes à l’analyse effectuée.

L’étude se divise en deux chapitres. Le premier, théorique, consiste à définir le rapport qu’entretient Shyamalan avec l’industrie hollywoodienne et la façon dont le concept de réflexivité s’inscrit dans ce rapport. Ainsi, après un encart théorique et terminologique, ce chapitre tente de donner les premiers indices d’une réflexivité, à travers l’analyse du détournement de grands genres cinématographiques contemporains. Le second chapitre

9 Ibid., p. 16. 10 IMDb, M. Night Shyamalan [en ligne]. URL : https://www.imdb.com/name/nm0796117/ (consulté le 15 août 2020).

4 comporte une analyse plus systématique de la présence de personnages qui font écho à des instances appartenant à l’industrie du cinéma.

À travers le questionnement des figures de réflexivité qui parcourent le cinéma de Shyamalan, il s’agit dans ce travail de comprendre le discours que le réalisateur tend à proposer sur l’industrie cinématographique et les instances qui y évoluent. Le cinéma de Shyamalan est en effet sillonné de références à diverses figures auxquelles le réalisateur attribue des caractéristiques et des responsabilités variables. De là se dégage également la question de la vérité que propose le cinéma et que reçoivent les spectateurs. Dès lors, la problématique qui parcourt cette étude est la suivante : quel discours M. Night Shyamalan propose-t-il sur l’industrie cinématographique et sur le rôle des instances qui en font partie ? À partir de ce discours, le réalisateur tend à définir les différents rapports au cinéma qui peuvent être développés dans le monde contemporain.

Pour effectuer cette recherche, ce travail implique l’analyse esthétique, narrative et scénaristique des films du corpus. Ainsi, c’est en s’appuyant sur le langage cinématographique et sur le scénario que cette étude cherche à déceler le discours tenu par Shyamalan. Par ailleurs, la carrière du réalisateur apporte des informations essentielles à la compréhension de certaines références réflexives, il est donc essentiel de commencer par faire un retour sur celle-ci et d’en dégager les grandes lignes qui définissent le rapport du cinéaste à l’industrie du cinéma, et plus particulièrement à celle d’Hollywood.

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CHAPITRE I - La notion de réflexivité dans le cinéma

de M. Night Shyamalan

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1. Étude de la filmographie de M. Night Shyamalan dans son rapport à Hollywood

Shyamalan s’impose dans le monde cinématographique en 1999 avec The Sixth Sense11. Sa carrière, qui est retracée de manière critique par Ghislaine Lassiaz dans son introduction à Contes de l’au-delà. Le cinéma de M. Night Shyamalan12, connaît alors une ascension fulgurante. The Sixth Sense est son troisième film, les deux précédents (Praying with Anger – 1992 – et Wide Awake – 1997) restant inédits en France13. Si ceux-ci avaient déjà quelque peu attiré l’attention institutionnelle sur le réalisateur (Praying with Anger – financé par des emprunts à ses amis et à sa famille – a été élu meilleur film de l’année par l’American Film Institute14), c’est avec The Sixth Sense qu’il obtient les premiers signes de reconnaissance sur la scène internationale. Ce succès lui ouvre les portes d’Hollywood, et lui permet de créer sa propre société de production, la Blinding Edge Pictures15.

La critique faisant de lui l’héritier d’Alfred Hitchcock, ou le nouveau Steven Spielberg, il est rapidement sacralisé dans le monde cinématographique. Mais il est aussi très vite destitué : son film suivant, Unbreakable (2000), connaît un succès public mais le cinéaste commence à faire débat auprès des critiques, en particulier américains. Durant le reste de sa carrière, il est tantôt idolâtré, tantôt décrié. La critique lui reproche notamment de se prendre trop au sérieux, à la fois dans ses films et lors de ses interviews16.

Le deuxième film de Shyamalan, Wide Awake, est produit par Miramax Films, société de production indépendante dirigée par les frères Weinstein, mais appartenant à Disney. Après avoir mal vécu son expérience du travail avec Harvey Weinstein, qui ne lui a pas laissé la liberté de faire son film comme il l’entendait, le réalisateur décide de vendre son scénario suivant, celui de The Sixth Sense, en posant comme clauses la garantie de diriger le film, et d’obtenir un investissement d’un million de dollars.17

11 LASSIAZ, Ghislaine, « Introduction. Inclassable », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., pp. 6-7. 12 Ibid., pp. 5-25. 13 Ibid., p. 7. 14 Ibid., p. 7. 15 Ibid., p. 8. 16 Ibid., pp. 7-14. 17 BAMBERGER, Michael, The Man Who Heard Voices. Or, How M. Night Shyamalan Risked His Career on a Fairy Tale and Lost, New York, Gotham Books, 2007, pp. 19-21.

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Avec The Sixth Sense, il signe sa première collaboration avec la société de production Disney18 (techniquement, ce long-métrage a été produit par Hollywood Pictures, filiale de Disney, qui ne pouvait assumer sous son nom un film de ce type19). Le film valant à Shyamalan six nominations aux Oscars20, la société Disney, confiante, lui laisse une plus grande liberté de création pour ses œuvres suivante s21 : Unbreakable, Signs et The Village, tous trois produits par une filiale « plus adulte » de la compagnie, la Touchstone Pictures22. Si la société laisse plus de liberté au réalisateur, elle a également de plus grandes attentes, notamment d’un point de vue financier : les producteurs de Disney s’attendent à ce que les films de Shyamalan engendrent à chaque fois autant d’argent que The Sixth Sense. L’objectif est atteint avec Signs, mais Unbreakable et The Village déçoivent fortement les attentes de la société de production23 : en termes de recette d’exploitation en salle, Signs atteint 405 millions de dollars, tandis que Unbreakable et The Village engendrent respectivement 249 et 256 millions de dollars24. Dès lors, la confiance des producteurs de Disney en Shyamalan diminue, et le réalisateur est privé, pour Lady in the Water, de sa liberté et son contrôle total. Mécontent, il quitte la société Disney pour Warner Bros, qui produit ce film25. Cependant, celui-ci ne rencontre pas le succès escompté par Shyamalan : il remporte trois Razzie Awards (prix « récompensant » chaque année ce qui se fait de pire dans le cinéma) et il ne couvre pas ses frais de production26.

Son film suivant, The Happening, constitue une œuvre charnière au sein de sa filmographie. Impacté par l’échec de Lady in the Water, Shyamalan change de studio : il rejoint la 20th Century Fox. Celle-ci produit The Happening sous la forme d’une série B : un budget modeste, un scénario simplifié et des contraintes esthétiques liées au financement influencent le film27. Outre le changement de studio et de mode de financement, entre Lady in the Water et The Happening se dresse un fossé. Dans le premier, le point de vue de Shyamalan sur l’industrie cinématographique se radicalise. Il y met à mort un critique de cinéma, et incarne lui-même le second rôle du film, parfaitement messianique28, d’un écrivain dont les écrits doivent changer

18 FUENTES, Fabrice, « M. Night Shyamalan », dans La septième obsession, n°9, mars-avril 2017, p. 33. 19 BAMBERGER, Michael, Op. cit., p. 18. 20 LASSIAZ, Ghislaine, « Introduction. Inclassable », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., p. 7. 21 Ibid., p. 11. 22 BAMBERGER, Michael, Op. cit., p. 18. 23 Ibid., p. 25. 24 Ibid., p. 23. 25 Ibid., pp. 41-77. 26 LASSIAZ, Ghislaine, « Introduction. Inclassable », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., p. 15. 27 Ibid. 28 Ibid., p. 13.

8 le monde. Dans le second, plus modeste que les films précédents, se manifeste au contraire l’effacement progressif du réalisateur devant la caméra29.

Les deux films suivants (The Last Airbender et After Earth, respectivement datés de 2010 et 2013) constituent quant à eux une parenthèse dans la filmographie de Shyamalan. L’intrigue, l’appartenance aux codes du genre, la correspondance aux critères de fictionnalité en vigueur à Hollywood, tout semble être mis en œuvre pour en faire des blockbusters classiques30. De plus, ce sont les seuls films que Shyamalan réalise sans en avoir écrit le scénario : The Last Airbender est l’adaptation d’une série d’heroic fantasy, tandis que After Earth est le résultat d’une commande de Will Smith31, qui lui a proposé un scénario écrit par Garry Whitta32. Ces deux films, avec Lady in the Water, constituent les œuvres de Shyamalan les plus conspuées à leur sortie33.

Shyamalan entame alors un autre tournant dans sa carrière. S’éloignant du système hollywoodien, il retourne travailler chez lui, à Philadelphie, et signe alors avec la société Blumhouse Productions. Avant d’en venir aux trois derniers films de Shyamalan, il convient de faire le point sur ce studio de production, basé à Los Angeles34, mais en marge du système hollywoodien, car la collaboration de Shyamalan avec la société de Jason Blum manifeste les distances que le réalisateur prend alors vis-à-vis de ce système. Jason Blum fonde la Blumhouse Productions en 2000, fort de son expérience dans les studios de la société Miramax35. Producteur indépendant attaché à une esthétique du low cost36, il signe notamment des films appartenant au cinéma de genre horrifique, et il est reconnu pour la liberté du final cut qu’il offre, sous certaines conditions financières, aux réalisateurs37. Il se dit très impliqué dans le développement et la distribution des films, mais il prend ses distances lors du tournage38. Blum offre de cette manière aux réalisateurs avec lesquels il travaille la possibilité de créer un véritable film d’auteur39. Au vu du passé de répression créatrice que Shyamalan a ressenti face

29 Cf. Chapitre I, « 3.1. Caméos », pp. 17-20. 30 LASSIAZ, Ghislaine, « Introduction. Inclassable », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., p. 16. 31 FUENTES, Fabrice, Op. cit., p. 37. 32 LASSIAZ, Ghislaine, « Introduction. Inclassable », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., p. 17. 33 Ibid., pp. 16-17. 34 MASSART, Jean-Sébastien, « La Belle et la Bête. Split, M. Night Shyamalan », dans La septième obsession, n°9, mars-avril 2017, p. 31. 35 CHAKALI, Saad, « Du Blum au cœur des enfants », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 48. 36 MASSART, Jean-Sébastien, Op. cit., p. 31. 37 CHAKALI, Saad, « Du Blum au cœur des enfants », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 48. 38 MASSART, Jean-Sébastien, Op. cit., p. 31. 39 CHAKALI, Saad, « Du Blum au cœur des enfants », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 48.

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à Harvey Weinstein et aux filiales de production de Disney, ce dernier point avait tout pour séduire le cinéaste.

C’est dans ces conditions que Shyamalan écrit et réalise The Visit, film d’horreur sur fond ironique et tourné sur le mode du found footage. C’est donc avec un budget modeste, et de retour en Pennsylvanie, que Shyamalan réalise le premier acte de son association avec Jason Blum. Il poursuit sur cette voie avec Split et Glass40, suite et fin d’Unbreakable : ces films constituent une forme de retour à sa période Disney, mais dorénavant libre du joug du studio. C’est donc dans la volonté d’une logique auteuriste et d’une économie domestique que le cinéaste poursuit sa carrière, loin de l’industrie hollywoodienne qui l’avait vu naître et dépérir en son sein.41

40 DITTMAR, Jérôme, Op. cit. 41 Ibid.

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2. Théorie : les notions de réflexivité et de mise en abyme

Un parcours du champ théorique qui entoure les termes de réflexivité et de mise en abyme est nécessaire afin de circonscrire les notions qui sont employées tout au long de ce travail. Pour ce faire, cette partie se compose d’un retour sur l’histoire de l’étude de la réflexivité et de la mise en abyme – partant de la littérature – et mène à la typologie de la réflexivité au cinéma, que constitue Jacques Gerstenkorn en 1987 pour le premier numéro de la revue de cinéma Vertigo42. Cet encart théorique prend pour point de départ le texte de Sébastien Fevry La mise en abyme filmique. Essai de typologie43, qui propose une somme théorique qu’il s’agit d’approfondir.

2.1. Les origines littéraires

Il est important de noter de prime abord que dans son ouvrage, Fevry se concentre principalement sur la question de la mise en abyme. S’il est pertinent de démarrer ce travail à partir de cette étude, c’est que la mise en abyme s’y inscrit comme figure de réflexivité. L’auteur se voit donc contraint de proposer un retour sur les études de la réflexivité44, et de construire une typologie45 de celle-ci – afin de montrer comment la mise en abyme s’articule à ce concept – avant de pouvoir l’appliquer, ce qu’il fera dans la deuxième partie de son ouvrage46.

Les études sur la mise en abyme trouvent leur origine dans la littérature. Dans son ouvrage, Fevry pointe trois théoriciens de la littérature – des auteurs marquant des étapes décisives dans la théorisation de la mise en abyme en littérature : André Gide, Jean Ricardou, et Lucien Dällenbach.47

2.1.1. André Gide

La pensée de Gide pourrait se résumer comme suit : la mise en abyme est un procédé qui se doit de réfléchir le sujet de l’œuvre dans laquelle elle se déploie, et en mettre en avant la structure. Dans cette conception se trouve ancrée l’idée que la mise en abyme est une notion qui s’inscrit dans la perspective de la spécularité.48

42 GERSTENKORN, Jacques, « À travers le miroir. Notes introductives », dans Vertigo. Le cinéma au miroir, n°1, Avancées cinématographiques, 1987, pp. 7-10. 43 FEVRY, Sébastien, La mise en abyme filmique. Essai de typologie, Liège, Éditions du Céfal, coll. « Grand écran. Petit écran », GRAITSON, Jean-Marie (dir.), 2000. 44 Ibid., pp. 9-31. 45 Ibid., pp. 29-85. 46 Ibid., pp. 103-154. 47 Ibid., pp. 22-25. 48 Ibid., p. 22.

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Gide tente de proposer un travail sur ce concept, c’est-à-dire de produire une œuvre développant une mise en abyme parfaite. Il cherche définir ce qu’il entend par mise en abyme en étudiant d’autres œuvres, et en produisant ce qui pour lui se rapproche le plus des caractéristiques qu’il donne à ce concept encore difficilement cernable : la mise en abyme doit, selon la conception gidienne, reproduire le sujet de l’œuvre dans laquelle elle s’inscrit. La difficulté de cette conception est qu’elle implique un phénomène que Gide désigne comme une « construction mutuelle de l’écrivain et de l’écrit »49. Dans ce cadre, il produit Les Faux Monnayeurs, roman dans lequel il met en scène l’écriture d’un roman du même nom. 50

2.1.2. Jean Ricardou

Fevry poursuit avec la conception de Ricardou, qui tente de produire une définition de la mise en abyme qui puisse s’inscrire dans le programme du Nouveau Roman, la particularité de celui-ci étant qu’il se veut en constante restructuration. Ricardou présente tout d’abord la mise en abyme comme une caractéristique essentielle du Nouveau Roman : le procédé aurait tendance à rendre plus littérale une œuvre, et induirait une visée de contestation de la marche du récit, de par ses propriétés (auto-)révélatrices ou antithétiques (c’est-à-dire ayant la capacité de troubler l’unité de l’œuvre).51

Cependant, craignant que la mise en abyme traditionnelle ne fige la dynamique du récit, Ricardou étend la définition qu’il donne de ce concept à quelque chose qui « se dissout dans le texte, perd son statut d’enclave pour se prêter à des jeux de miroitement incessants »52, de manière à ce que cela corresponde mieux à la logique du Nouveau Roman.53

2.1.3. Lucien Dällenbach

Fevry en vient à la définition que donne Lucien Dällenbach dans son essai Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme54, première étude narratologique complète sur ce procédé55. Dans cette étude, l’auteur met la mise en abyme au centre de son analyse. Si les études autour de ce concept prolifient, c’est que le terme même de mise en abyme pose question : « Est-ce un complexe structuré qu’il désigne ou sert-il d’alibi terminologique à un

49 DÄLLENBACH, Lucien, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Éditions du Sueil, coll. « Poétique », 1977, p. 25. 50 Ibid., pp. 15-30. 51 FEVRY, Sébastien, Op.cit., pp. 23-24. 52 Ibid., p. 24. 53 Ibid. 54 DÄLLENBACH, Lucien, Op.cit. 55 FEVRY, Sébastien, Op.cit., p. 24.

12 monstre protéiforme et, au fond, innommable ? »56. De la complexité qui émane de ce terme découle la volonté de Dällenbach d’élaborer une typologie57.

Afin de mener à bien son projet, il commence par revenir sur la position de Gide58, exposée ci-dessus. À partir des fondements que celui-ci a déterminés, il propose une définition de la mise en abyme qui répond à celle de Gide : « est mise en abyme tout miroir interne réfléchissant l’ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse »59.

Alors qu’il commence à définir les contours de sa typologie, Dällenbach précise la notion de réflexivité, et ce qui la différencie de la mise en abyme. Ainsi, « une réflexion est un énoncé qui renvoie à l’énoncé, à l’énonciation, ou tout autre code du récit »60. Il ajoute qu’un énoncé peut être perçu comme réflexif s’il respecte deux principes herméneutiques : un segment de récit ne peut avoir de valeur réflexive que si cela fait sens dans l’ensemble du récit ; cette valeur doit s’exprimer explicitement. De là, et suivant la conception gidienne, un segment réflexif qui ne s’inscrit pas dans l’univers spatio-temporel du récit n’est pas mise en abyme61. C’est là que se situe la différence entre les deux concepts : une mise en abyme est un type de procédé réflexif qui s’applique à un segment narratif prenant place dans la diégèse, à « l’échelle des personnages »62.

La première étape de la méthodologie de Dällenbach consiste à distinguer trois alternatives de réflexion63, selon une terminologie empruntée à la linguistique de Roman Jakobson. Il est donc possible d’opérer une réflexion de l’énoncé, de l’énonciateur ou du code64. La distinction entre ces trois options se présente comme suit : celle de l’énoncé correspond à une citation du contenu du récit ou à un résumé intertextuel (c’est-à-dire que la réflexion porte sur ce que le récit raconte) ; celle de l’énonciation s’en distingue en ce qu’elle réfère à la façon dont le récit est produit ou reçu, le but étant de rendre « l’invisible visible »65 (il s’agit donc de rendre perceptibles les coulisses de la construction du récit) ; quant à la réflexion du code, elle correspond à la façon dont le récit est parlé. De cette première distinction, Dällenbach déduit

56 DÄLLENBACH, Lucien, Op. cit., p. 9. 57 Ibid., p. 10. 58 Ibid., pp. 15-30. 59 Ibid., p. 52. 60 Ibid., p. 62. 61 Ibid., p. 70. 62 Ibid. 63 Lucien Dällenbach emploie le terme « réflexion » comme équivalent de ce qui est entendu par le terme « réflexivité », préféré dans cette étude. 64 DÄLLENBACH, Lucien, Op. cit., p. 61. 65 Ibid., p. 100.

13 cinq mises en abyme élémentaires : fictionnelle, énonciative, textuelle, métatextuelle et transcendantale. Celles-ci possèdent des traits distinctifs qui correspondent à leurs propriétés intra- ou méta- diégétiques, ainsi que par l’aspect sur lequel elles portent (énoncé, énonciation ou code).66

Ces mises en abyme élémentaires sont encore définies selon la réduplication qui est mise en œuvre – le terme « réduplication » désignant le degré d’analogie entre la mise en abyme et l’objet qu’elle réfléchit. La réduplication peut être simple (Type I), à l’infini (Type II), ou aporstique (Type III). Une réduplication simple produit une relation de similitude, une réduplication à l’infini relève d’un mimétisme, et une réduplication aporistique induit une relation d’identité.67

À partir de cette typologie, Dällenbach tire la conclusion de son travail. Selon lui, la mise en abyme est donc « une réalité structurée malgré la variété et l’accidentalité apparente de ses manifestations effectives »68.

2.3. Jacques Gerstenkorn et la réflexivité au cinéma

Pour ce qui est des définitions de ce concept au cinéma69, Fevry se base sur la typologie que donne Gerstenkorn dans son introduction (« À travers le miroir, notes introductives ») au premier numéro de la revue de cinéma Vertigo70. Ce texte est au fondement de beaucoup de conceptions contemporaines de la réflexivité au cinéma. Gerstenkorn commence par tenter d’y circonscrire la notion de réflexivité, en donnant plusieurs pistes et définitions, pour en venir à la conclusion suivante :

Par-delà la diversité et l’évolution de ses fonctions, la réflexivité apparait d’abord comme un phénomène protéiforme dont le plus petit dénominateur commun consiste en un retour du cinéma sur lui-même.71

Dès lors qu’il fait la constatation de ce caractère protéiforme, Gerstenkorn cherche à établir une typologie des différents modes de réflexivité. Le premier niveau de distinction qu’il propose se fait entre réflexivité cinématographique et réflexivité filmique72.

66 Ibid., pp. 76-141. 67 DÄLLENBACH, Lucien, Op. cit., pp. 141-142. 68 FEVRY, Sébastien, Op. cit., p. 25. 69 Ibid., pp. 25-29. 70 GERSTENKORN, Jacques, Op. cit., pp. 7-10. 71 Ibid., p. 7. 72 Ibid.

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Le mode de réflexivité que Gerstenkorn qualifie de cinématographique correspond à toute inscription, au sein d’un film, de références à la pratique cinématographique73. Il s’agit ainsi d’« afficher le dispositif »74. L’auteur distingue à nouveau deux façons par lesquelles ce mode de réflexivité peut être mis en œuvre. Dans le premier cas de figure, le film représente des éléments propres au monde du cinéma et aux métiers qui en font partie (mise en scène d’un tournage, de la genèse d’un film, de son écriture, etc.). Les films peuvent alors prendre le cinéma pour sujet même (la référence est alors évidente) ou, au contraire, inscrire la figure de réflexivité dans un film qui ne traite pas de cinéma de prime abord (la référence peut alors être moins claire, mais elle n’en est pas pour autant moins signifiante)75. Dans le second cas de figure, la réflexivité passe par l’énonciation : ce sont les effets d’écriture qui rendent sensible ou affichent le fait cinématographique, en affichant leur appartenance à un langage propre à celui-ci (regards caméra, travellings violents, en somme, tout ce qui rappelle au spectateur qu’il est face à du cinéma)76.

L’autre grand mode de réflexivité que présente Gerstenkorn est qualifié de filmique. Il désigne ainsi « tous les jeux de miroir qu’un film est susceptible d’entretenir soit avec les autres films, soit avec lui-même »77. La réflexivité est alors qualifiée d’hétérofilmique si elle cite, parodie un autre film ou en fait un remake. En revanche, elle sera qualifiée d’homofilmique lorsque le film se réfléchit lui-même, lors de dialogues, de commentaires, ou encore dans les cas de mise en abyme78. Encore une fois, la mise en abyme s’inscrit donc bien dans la théorie comme une figure de réflexivité.

Gerstenkorn souligne enfin que certains films peuvent cumuler les modes de réflexivité, et que la frontière entre ces modes est parfois poreuse, indistincte, notamment dans les cas de métaphores réflexives. L’auteur prend pour exemple notable de ce type de métaphore Rear Window79 d’Alfred Hitchcock80. S’il ne définit pas le concept, celui-ci peut cependant être compris grâce à l’exemple : les métaphores réflexives seraient ainsi des figures de réflexivité qui renvoient métaphoriquement à une caractéristique du référent. Dans le cas de Rear Window, la métaphore se situe dans l’emploi d’un objectif par un personnage qui espionne ses voisins,

73 Ibid. 74 Ibid. 75 Ibid., pp. 7-8. 76 GERSTENKORN, Jacques, Op. cit., p. 8. 77 Ibid., p. 9. 78 Ibid., pp. 9-10. 79 HITCHCOCK, Alfred, Rear Window, 1954. 80 GERSTENKORN, Jacques, Op. cit., p. 10.

15 ou encore dans l’idée que les fenêtre à travers lesquelles il les observe constituent les cadres d’écrans. Dans le cinéma de Shyamalan, la réflexivité se décline de diverses façons, mais il n’est pas toujours facile de classer les différentes figures dans un mode en particulier. C’est bien cela que Gerstenkorn souligne à la fin de son article introductif : cette typologie n’est, dans l’application, pas universelle ; les frontières entre les différents types de réflexivité sont souples et mouvantes.81

2.4. Réflexivité et mise en abyme : conclusions terminologiques

Ce travail s’appuie donc sur la définition de la réflexivité comme étant un procédé de retour d’une pratique, en l’occurrence le cinéma, sur elle-même. Ce procédé, suivant la typologie de Gerstenkorn, se décline en différents types, selon que la réflexivité soit filmique ou cinématographique. Dans ce cadre, la mise en abyme est une forme de réflexivité qui, comme le soutient Gide, s’inscrit dans la diégèse, soit l’univers spatio-temporel du récit. Ainsi se présente la distinction entre les deux notions. Ces définitions, larges, permettent une certaine liberté d’analyse, mais s’accompagnent également d’un flou théorique, notamment parce que, comme le souligne Gerstenkorn, les frontières entres les modes de réflexivité sont mouvantes.

Le cœur de ce travail porte principalement sur ce que Gerstenkorn rassemble sous les termes de métaphore réflexive82 et de réflexivité cinématographique83. Mais si le théoricien voit dans le concept de mise en abyme une forme de réflexivité homofilmique84, il sera vu plus tard que cette notion peut s’appliquer à certains cas de réflexivité cinématographique. Dès lors, ce qui permettra de distinguer de manière systématique la mise en abyme d’autres formes de réflexivité sera le degré d’analogie entre la figure et son référant, notion renvoyant à ce que Dällenbach expose dans sa distinction des différentes réduplications possibles85. Ainsi, la typologie de Gerstenkorn constitue une base théorique qui devra potentiellement être ouverte aux changements, notamment grâce aux notions de Dällenbach.

81 Ibid., p. 10. 82 Ibid. 83 Ibid., pp. 7-8. 84 Ibid., pp. 9-10. 85 DÄLLENBACH, Lucien, Op. cit., pp. 141-142.

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3. Théorie appliquée : comment ces notions s’incarnent-elles dans la filmographie de Shyamalan ?

Pour effectuer un premier pas vers l’analyse et afin de présenter la pertinence de l’étude de la filmographie de Shyamalan sous l’angle de la réflexivité, il importe de présenter les figures de réflexivité les plus ouvertement explorées par le réalisateur. Ce point s’attarde donc sur les caméos de Shyamalan, et sur la façon dont il traite certains genres cinématographiques, et enfin, sur les citations hétéro et homofilmiques qui se trouvent au sein de son œuvre.

3.1. Caméos

Comme évoqué ci-dessus86, Shyamalan fait une apparition remarquée dans Lady in the Water. Cette apparition n’est, à première vue, pas singulière, puisque le cinéaste faisait jusque- là des caméos dans tous ses films. Il est possible de voir en cela un héritage de l’un de ses maîtres à penser, Alfred Hitchcock, chez qui l’importance des caméos semble néanmoins inférieure, comme il le confie lors d’un entretient avec François Truffaut : « C’était strictement utilitaire, il fallait meubler l’écran. Plus tard, c’est devenu une superstition, et ensuite c’est devenu un gag. Mais à présent c’est un gag assez encombrant »87. Shyamalan dit quant à lui que c’est une « manière de montrer "la main du peintre en train de se peindre" »88, conférant ainsi à ce geste une portée particulière : il ne s’agit pas d’une contrainte économique, ou d’une simple marque de narcissisme, mais bien d’une volonté de proposer une première marque de réflexivité de son travail. Cette volonté de montrer l’artiste en action s’inscrit pleinement dans la visée de cette étude, il est donc pertinent de s’y attarder quelque peu.

Lorsque, dans Lady in the Water, il incarne le rôle d’un écrivain en devenir, dont le livre en cours d’écriture devrait changer le monde, il se pose en figure de messie, ce qui exacerbe les critiques qui voient en lui un mégalomane89. Cette prise de position de Shyamalan, vue sans égards aux caméos qu’il fait dans ses autres films, manifeste la radicalité du regard qu’il pose sur l’industrie cinématographique et la puissance du cinéaste. Mais il faut s’attarder un moment sur le reste de sa filmographie pour mettre en exergue les nuances que ses différents caméos apportent à cette vision, extrême dans Lady in the Water. Dans la perspective de

86 Cf. Chapitre I, « 1. Étude de la filmographie de M. Night Shyamalan dans son rapport à Hollywood », pp. 8-9. 87 TRUFFAUT, François, SCOTT, Helen, Hitchcock/Truffaut, France, Gallimard, 1993, pp. 35-36. 88 HONNORAT, David, « Une thérapie contre l’angoisse », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., p. 42. 89 LASSIAZ, Ghislaine, « Introduction. Inclassable », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., p. 14.

17 l’analyse des caméos, la filmographie du réalisateur se divise en deux : il y a un avant et un après Lady in the Water.

M. Night Shyamalan, Unbreakable, 2000.

M. Night Shyamalan, The Sixth Sense, 1999.

M. Night Shyamalan, Signs, 2001. M. Night Shyamalan, The Village, 2004.

Dans The Sixth Sense, Shyamalan incarne un pédiatre, soit déjà une figure de sauveur. Cependant, si un médecin représente en général une figure positive, il se dégage de celui-ci une impuissance manifeste : il est incapable de dire de quel mal est atteint Cole, et il accuse la mère de celui-ci de le battre. Ici, la médecine s’avère incapable de trouver la vérité. Par ailleurs, dans cette séquence, le champ-contrechamp oppose le médecin aux personnages de Malcolm et de la maman de Cole. Shyamalan met ainsi le personnage qu’il incarne dans une situation qui fait de lui une figure ennemie. Ensuite, dans Unbreakable, il est le dealer que David Dunn tente vainement de prendre sur le fait. Dans Signs, il incarne Ray, l’homme qui a tué la femme de Graham Hess dans un accident de voiture. Malgré l’introduction négative de ce personnage, il s’avère que celui-ci est le premier à voir les aliens – et donc à détenir la vérité – ainsi que le premier à comprendre que ceux-ci ne s’approchent pas de l’eau. En outre, c’est ce même personnage qui est le vecteur de la vérité : avant sa confrontation avec lui, Graham refuse de croire à la possibilité d’une présence extraterrestre sur terre. Enfin, dans The Village, Shyamalan tient le rôle d’un garde forestier antipathique qui n’aurait à l’évidence pas aidé Ivy de la même manière que son collègue. Ce caméo est déjà très discret, en opposition à ceux qui le précèdent,

18 et surtout à celui qui le suit, dans Lady in the Water. En effet, le spectateur ne voit le visage de Shyamalan que dans le reflet de la porte d’un frigo médical, l’espace de quelques secondes. Durant le reste de la scène, il est vu de dos, au bord du cadre. Il s’agit donc déjà d’une apparition fuyante, qui annonce l’effacement dont il fera preuve dans les films suivant Lady in the Water. Ces premiers exemples montrent qu’il est vain de juger les caméos de Shyamalan au premier abord : en effet, alors qu’un médecin s’avère être une forme d’ennemi, un meurtrier fera figure d’allié.

La position en bord de cadre du réalisateur dans The Village, qui vient d’être mentionnée, trouve écho dans Signs. Shyamalan y est mis en scène au bord du cadre de la fenêtre de la voiture. Cela pose le cinéaste comme une figure qui se situe à l’intersection de la fiction (dans le cadre) et de la réalité (hors du cadre). Ainsi, le cinéaste est présenté comme le passeur d’un côté à l’autre de la caméra, celui qui permet au spectateur de voir.

M. Night Shyamalan, Signs, 2001. M. Night Shyamalan, The Village, 2004.

Après Lady in the Water, le réalisateur disparaît peu à peu de l’écran : il est une voix au téléphone dans The Happening, un figurant dans The Last Airbender, et il disparaît totalement de l’écran dans After Earth et The Visit. Dans Split, il incarne le responsable de la vidéo-surveillance que consulte le Dr. Fletcher, tout comme dans Glass, où il se rend dans le magasin de vidéosurveillance de David Dunn (on comprend lors de cette scène qu’il reprend dans ces deux films le rôle de dealer qu’il jouait dans Unbreakable, quelques années plus tôt, le personnage ayant évolué)90. La tournure que prennent ces caméos manifeste un changement notable dans la façon qu’a Shyamalan de se représenter et de représenter l’industrie cinématographique. Le spectateur ne trouve plus le point de vue radical qu’il observe dans Lady in the Water. Cependant, dans Split et Glass se retrouve l’idée que le cinéaste appartient à une forme d’entre-deux : en tant que responsable de la vidéosurveillance d’un immeuble dans Split,

90 HONNORAT, David, « Une thérapie contre l’angoisse », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., pp. 42-43.

19 il se fait le détenteur des images, voire de la vérité, et le passeur de ces images au spectateur – et au Dr. Fletcher.

Les différents moments narratifs dans lesquels s’inscrivent les caméos du réalisateur constituent un point de comparaison supplémentaire entre l’avant et l’après Lady in the Water. Avant celui-ci, chaque caméo de Shyamalan s’inscrit dans un moment clé de la narration. En effet, dans The Sixth Sense, le cinéaste apparaît dans la scène précédant celle où Cole raconte son secret à Malcolm. Dans Unbreakable, il est présent avant la séquence dans laquelle David Dunn apprend qu’il a manqué de peu de mourir noyé quand il était enfant – scène qui révèle ainsi ce qu’il considérera comme sa faiblesse, l’eau. Dans Signs, la seconde apparition, dialoguée, du réalisateur en tant que Ray se produit après que la famille de Graham ait reconnu sa maison dans un livre sur les extraterrestres, alors qu’un climat de peur s’installe. Enfin, dans The Village, Shyamalan fait un caméo au moment où Lucius est entre la vie et la mort, événement qui coïncide également avec le moment où les Anciens sont en plein doute quant à l’avenir du village, et avec celui où Ivy apprend la vérité sur les manipulations dont les villageois sont victimes. Après Lady in the Water, les moments dans lesquels s’inscrivent les caméos sont moins signifiants narrativement. Cela peut être dû à une discrétion que Shyamalan entendrait alors s’imposer. Avant ce changement, les moments de la diégèse dans lesquels il inscrit ses apparitions font de lui le vecteur de la vérité : il se pose au moment où la vérité va éclater, comme s’il en était le garant, le protecteur, le transmetteur.

Les caméos du cinéaste, s’ils s’inscrivent dans la perspective de la réflexivité, n’entrent pas réellement dans les cases d’une typologie. Il n’y a pas mise en abyme car le réalisateur ne se met pas en scène dans une action cinématographique, et il n’y a pas d’indices de langage ou d’énoncé qui permettent de parler ouvertement de réflexivité. Cependant, le potentiel réflexif de ces apparitions au sein des films ressort, lorsque le spectateur est en mesure de reconnaître Shyamalan, du rôle qu’il incarne et de la place qu’il intègre dans le récit. Ainsi, c’est en vecteur de vérité qu’il s’inscrit dans sa filmographie.

3.2. Détournement des genres

La filmographie de Shyamalan est également parcourue de figures de détournement de grands genres cinématographiques. Par détournement de genre s’entend ici la mise en scène de codes et de motifs appartenant à un genre, mais employés de manière à porter un regard critique sur celui-ci. Les motifs les plus détournés par le cinéaste appartiennent au cinéma

20 d’horreur, au cinéma de super héros et au cinéma d’action. Chacun des films de Shyamalan exploite les codes d’au moins l’un de ces genres, voire de plusieurs d’entre eux.

The Last Airbender et After Earth, par exemple, mobilisent les codes du cinéma d’action et des grands blockbusters américains, notamment via l’emploi d’effets spectaculaires jusque-là absents – ou du moins discrets – dans son œuvre. Cependant, ils manifestent en même temps un ralentissement de la trame narrative, un « écoulement patient du récit »91. Ainsi, dans The Last Airbender, l’avatar est enjoint à ne pas combattre, mais à choisir une démonstration non violente de ses pouvoirs pour repousser l’ennemi. Suivant la typologie de Gerstenkorn, les figures exposées dans ce point sur le détournement relèvent de la réflexivité hétérofilmique : s’il ne s’agit pas de citer un film ou l’autre, il s’agit cependant d’en citer un ensemble, un genre. Il y a donc bien un effet réflexif, que ce soit vis-à-vis du cinéma d’action, d’horreur, ou encore du cinéma de super héros.

3.2.1. Le cinéma d’horreur

Le cinéma d’horreur apparaît comme le genre le plus largement et explicitement travaillé dans la filmographie de Shyamalan. Dès The Sixth Sense et jusqu’à Glass, les différents codes du cinéma d’horreur sont présents dans plusieurs de ses films, de manières diverses, et en manifestant un discours qui évolue au cours de la carrière du réalisateur.

Déjà dans The Sixth Sense, le spectateur peut apercevoir des motifs tels qu’une balançoire, des poupées ou encore des marionnettes. Ceux-ci sont rassemblés à un moment clé du film, alors que Cole accepte pour la première fois d’aider l’un des fantômes, une petite fille empoisonnée par sa mère, en révélant la vérité. De cette manière, ces motifs deviennent les indices d’une horreur différente : les fantômes constituent une peur irrationnelle, puisqu’elle émane de l’extraordinaire, tandis que l’horreur suscitée par l’idée qu’une mère tue son enfant est rationnelle.

M. Night Shyamalan, The Sixth Sense, 1999.

91 FUENTES, Fabrice, Op. cit., pp. 32-37.

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En outre, certaines apparitions de fantômes font penser au procédé des screamers, même si tous les mécanismes de celui-ci ne sont pas présents : il y a une situation de tension, suivie d’une apparition soudaine, mais l’impossibilité pour Malcolm de voir les fantômes et l’absence de cri servent de contrepied à l’effet de surprise qui devrait être suscité chez le spectateur.

M. Night Shyamalan, The Sixth Sense, 1999.

Pris isolément, dans ce seul film, ces motifs classiques du cinéma d’horreur ne semblent pas avoir un grand impact sur le discours de Shyamalan : ils s’y inscrivent au premier degré. Cependant, l’emploi de ces mêmes motifs dans la suite de sa carrière manifeste un changement dans l’appréhension que le réalisateur a des codes établis : de plus en plus fréquents et évidents dans son œuvre, les codes de l’horreur sont détournés dans des films dont le genre n’est pas originellement celui de l’horreur, et ils sont tournés en dérision dans The Visit.

En outre, le personnage de Cole constitue une forme de citation du cinéma d’horreur des années 1970 et 198092, dans lequel l’enfant représente un danger. Cole, dans The Sixth Sense, est un innocent, mais il fait peur (à sa mère, à son professeur, qui l’appelle « freak »). En faisant de l’enfant une source de terreur, Shyamalan cite donc un type de cinéma dans lequel l’enfant est démoniaque.93 Mais Kevin Wisniewski, auteur de « Betwix and Between : The Child in M. Night Shyamalan’s films »94, propose une lecture différente. Selon lui, l’enfant de Shyamalan descend de deux modèles d’enfants, qui sont la victime innocente et l’enfant démoniaque95 :

While Shyamalan’s child certainly descends from both models [innocents victimized in a harsh and inhumane world vs. Monstrous and demonic creature creating chaos and disorder],

92 BAILLON, Jean-François, « Différer l’identification », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 97. 93 Ibid. 94 WISNIEWSKI, Kevin, A., Op. cit., pp. 11- 31. 95 Ibid., pp. 14-15.

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the figure remains detached from the antecedent examples of horror and sci-fi, occupying a space that neither qualifies it as the passive victim nor as the monstrous attacker.96

Dans The Sixth Sense, une scène de classe est particulièrement représentative de cela : alors que le professeur de Cole demande à quoi servait le bâtiment dans lequel ils se trouvent avant d’être une école, le jeune protagoniste répond « They used to hang people here ». Cette scène est significative de l’ambiguïté du personnage de l’enfant : celui-ci y fait peur, et a peur en même temps. Pour mettre cette terreur en exergue, Shyamalan accélère l’enchaînement des plans, en champ-contrechamp, qui opposent diamétralement Cole du reste de la classe et de son professeur. Tous les regards sont dirigés vers Cole, qui va, par opposition, masquer son regard, car en réalité il a lui-même peur de la pression engendrée par les regards posés sur lui.

M. Night Shyamalan, The Sixth Sense, 1999.

Ainsi, Shyamalan inscrit son personnage dans un entre-deux théorique et se plaît à s’inspirer de grands modèles du cinéma. Mais en même temps, il s’en détache parce que Cole n’est ni tout à fait l’un des modèles évoqués, ni tout à fait l’autre.

Dans ce film, les motifs de l’horreur ne sont pas encore employés comme ils le sont plus tard dans The Visit ou Split. En effet, le détournement n’est pas encore prégnant dans l’œuvre de Shyamalan, qui respecte alors de manière générale les codes établis.

96 Ibid.

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C’est avec Signs que Shyamalan commence à approfondir sa réflexion sur le genre. Le spectateur retrouve à nouveau le motif de la balançoire, auquel s’ajoute cette fois celui de la maison isolée. L’isolement est accentué par les champs de maïs qui entourent l’habitation. Le même type de motifs se retrouve encore dans The Village : chaise à bascule, isolement du village, motif de la main qui sort de terre tel un mort-vivant, etc.

Une scène retient particulièrement l’attention dans Signs : celle dans laquelle Merrill Hess, regardant la télévision, se retrouve face à la captation amateure d’un extraterrestre. Le cinéaste met ici en scène une forme de screamer : celui-ci n’est pas destiné au spectateur, mais à Merrill, qui fait lui-même office de spectateur. Dans cette scène, le motif de l’horreur est tourné en dérision par l’emploi qui en est fait : la posture de fascination de Merrill face à la télévision et la réaction qu’il a face aux images de celle-ci détournent les codes de l’horreur et produisent un effet comique.

M. Night Shyamalan, Signs, 2001.

Cette scène anticipe le discours que tiend le cinéaste sur le cinéma d’horreur, particulièrement dans The Happening, The Visit et Split. Dans ces films ce genre est désormais souvent employé à des fins comiques, voire parodiques.

Dans The Happening Shyamalan mobilise le même type de motifs que dans les films précédemment cités : poupée, vieille dame atteinte de folie, maison isolée. Ces éléments sont essentiellement regroupés dans une seule séquence, alors que les protagonistes se retrouvent dans la maison d’une vieille dame, qui semble développer une forme de démence au fur et à mesure de la visite des protagonistes. David Honnorat, dans son texte intitulé « Une thérapie contre l’angoisse »97, attribue à cette scène la valeur d’un contrepied au ton qui parcoure le reste du film :

97 HONNORAT, David, « Une thérapie contre l’angoisse », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., pp. 27-48.

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[…] le réalisateur émaille le dernier segment de son long métrage des motifs classiques du cinéma d’horreur : poupée, vieille folle, maison hantée… Mais la rupture de ton et de forme est si brutale qu’elle paraît presque grotesque. Ceux qui n’auraient pas adhéré à l’épure théorique du film jouiront tout de même de leur décharge d’adrénaline réglementaire.98

Ce contrepied est donc la source d’une forme d’ironie qui ressort de la séquence. Ainsi, les motifs de l’horreur sont détournés de leur fonction originelle – faire peur – en vue de produire le rire du spectateur.

M. Night Shyamalan, The Happening, 2008.

Par ailleurs, The Happening est parsemé d’autres motifs appartenant au genre horrifique. En effet, dans l’une des scènes antérieures du film se trouve par exemple le motif de la balançoire, sur laquelle la petite Jess se balance. Le son que produit alors l’arbre, semblable à des gémissements, procure une atmosphère inquiétante à la scène, et annonce le danger que les protagonistes encourent à cet endroit : les deux enfants qui accompagnent le groupe se font alors assassiner par les propriétaires de la maison devant laquelle ils se trouvent, car ceux-ci craignent que les visiteurs ne leur apportent la mort.

Si le film appartient a priori au genre catastrophique – le vent faisant office de catastrophe naturelle – il s’avère en réalité qu’il en rejette les codes : la candeur et le spectaculaire, inhérents à ce genre, sont substitués par un danger invisible et infiniment calme. Pour Apolline Caron-Ottavi99, le film catastrophe, qui est un genre qui a déjà été l’objet du cinéma hollywoodien à très gros budget100, n’est que rarement traité avec minimalisme101. Elle

98 Ibid., p. 40. 99 CARON-OTTAVI, Apolline, « Réapprendre à avoir peur » [en ligne], dans 24 Images, n°160, Décembre 2012- Janvier 2013, pp. 10-12. URL : https://www.erudit.org/fr/revues/images/2012-n160-images0407/68292ac/ (consulté le 16 janvier 2019). 100 Ibid., p. 10. 101 Ibid., p. 11.

25 ajoute en outre que le film renverse la logique du genre, et bouleverse la place que l’homme y occupait jusqu’alors102 :

Le personnage qui se bat pour survivre n’est plus l’homme, mais l’arbre, et l’homme se retrouve dans la position de fléau à combattre […] la fin du monde n’est plus centrée sur l’homme ; la terreur réside alors dans la conscience que le monde peut continuer sans nous, et que la fin du monde ne sera que la fin de l’homme. […] Les catastrophes au cinéma avaient jusque-là une solution humaine […] Là, c’est terminé […].103

Ainsi, le film rejette les codes d’un genre, dans lequel il avait le potentiel de s’inscrire, et emprunte ceux du cinéma d’horreur. Cependant, alors que les codes de l’horreur instaurent un détournement du genre catastrophique, ils sont eux-mêmes détournés au profit d’un effet ironique.

Dans la séquence qui voit se clôturer la catastrophe naturelle – lorsque les protagonistes se réfugient dans la maison de la vieille dame – se trouvent condensés les éléments qui sont plus systématiquement exploités quelques années plus tard, dans The Visit. Cependant, dans ce film-ci, ces mêmes éléments sont cette fois ouvertement parodiés. Les motifs restent les mêmes, mais le ton est résolument comique : le grand-père cache ses défections dans un abri de jardin ; la grand-mère, après avoir terrifié les enfants en jouant à cache-cache, rit de s’être si bien amusée, etc. Si le comique possède quelque chose d’anxiogène, il est pourtant bien présent.

Par ailleurs, le personnage de la grand-mère, dans The Visit, semble être inspiré de celui qui se trouve dans The Happening. Ainsi, il est possible de voir dans ce personnage une citation hétérofilmique, Shyamalan renvoyant cette fois à sa propre filmographie. Dans The Visit, deux plans en particulier rappellent le personnage de la vieille dame qui se trouve dans le film de 2008 : le premier montre la prétendue grand-mère silencieuse, en contre-plongée, alors qu’elle est en bas des escaliers et que la caméra est en haut de ceux-ci ; le second la filme face à la caméra, de manière saisissante pour le spectateur et le personnage en face d’elle. Ces plans semblent presque constituer des copies de ceux du film référant. Cela manifeste ainsi la conscience qu’a Shyamalan de son propre travail.

102 Ibid. 103 Ibid.

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À gauche : M. Night Shyamalan, The Happening, 2008. À droite : M. Night Shyamalan, The Visit, 2015.

Cependant, dans The Visit, il y a un renversement de la pratique du détournement : alors que dans The Sixth Sense, Signs, ou The Happening, les codes du cinéma d’horreur s’inscrivent dans des films qui se rapportent aux genres du drame, de la catastrophe et de la science-fiction, il s’agit ici ouvertement d’un film d’horreur, dont les codes sont tournés en dérision. L’horreur n’est donc plus le moyen du détournement, mais son objet.

Shyamalan poursuit cette perspective dans Split, dans lequel l’horreur est revisitée à travers le type du slasher, ainsi qu’à travers la schizophrénie de Kevin. En 2017, dans le neuvième numéro de La Septième Obsession, consacré au cinéma d’horreur, Jean-Sébastien Massart104 identifie dans le personnage de Casey une première caractéristique du genre du slasher105. Dans Split, la réflexion sur ce type de cinéma peut être lue à travers les informations que donne Pascal Françaix dans un article, consacré au néo-slasher106, de ce même numéro de la revue de cinéma.

Le slasher est un sous-genre du cinéma d’horreur qui est fécond, bien que souvent peu estimé d’un point de vue qualitatif. C’est un cinéma à petit budget, qui suit une matrice

104 MASSART, Jean-Sébastien, Op. cit., pp. 30-31. 105 Ibid., p. 31. 106 FRANÇAIX, Pascal, « Néo-Slasher et post-féminisme », dans La Septième Obsession, n°9, mars-avril 2017, pp. 38-43.

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éprouvée107, et qu’Éric Dufour définit comme suit dans son ouvrage « Les monstres au cinéma »108 :

Le slasher est un type de film d’horreur qui apparaît avec Halloween (John Carpenter, 1978), où le meurtrier se dissimule derrière un masque qui devient son emblème, en somme son vrai visage. L’histoire repose toujours sur une bande d’adolescents isolés dans un endroit quelconque qui vont être décimés, les uns après les autres, dans des conditions atroces […] il apparaît souvent que celle qui survit est la jeune fille sérieuse […].109

Shyamalan inscrit donc son film dans ce sous-genre, mais en le revisitant. En effet, plusieurs lignes directrices du slasher se retrouvent dans Split de manière détournée.

Tout d’abord, le réalisateur substitue au masque du monstre du slasher classique la schizophrénie de Kevin : les personnalités de celui-ci servent à masquer son identité originelle. Ainsi, si le visage du ravisseur n’est pas masqué au sens propre, celui-ci se révèle tout de même insaisissable. Dès lors, la peur de ses victimes surgit de l’impossibilité de voir sous les « masques », mais aussi de l’altérité constamment renouvelée du monstre, et non de l’horreur que le masque peut susciter.

Ensuite, le motif des troubles de l’identité de genre, souvent caractéristique du monstre des slashers, se retrouve dans la personnalité de Kevin qui s’identifie sous le nom de Patricia : celle-ci intervient après que celle, voyeuriste, de Dennis ait terrifié les jeunes filles. Elle se révèle conciliante et rassurante, mais elle domine hiérarchiquement la plupart des autres identités, et est l’une des leaders de la Horde, groupe de personnalités favorables à l’émergence de la Bête. Alors qu’aux origines du slasher, la féminité du monstre pouvait intervenir de manière à rassurer ses victimes110, elle devient problématique dans l’évolution du genre cinématographique, en ce qu’elle sert la « déstabilisation de la hiérarchie de genre »111. Cette mise en danger de la masculinité accompagne en réalité un autre changement dans le slasher contemporain, celui de la normalisation du monstre, qui gagne désormais en humanité112 (ce qui se retrouve déjà dans l’absence de masque au sens propre). Suivant cette perspective, dans Split, Patricia dirige la Horde et préserve les jeunes filles des tendances voyeuristes de Dennis, personnalité perverse qui cependant obéit à Patricia (qui se pose en figure de matrone). Mais ce

107 Ibid., p. 39. 108 DUFOUR, Éric, Les Monstres au cinéma, s.l., Armand Colin, 2009. 109 Ibid., p. 56. 110 DEGRAFFENREID, L.J., « What Can You Do In Your Dreams ? Slasher Cinema as Youth Empowerment » [en ligne], dans The Journal of Popular Culture, vol. 44, n°5, 2011, p. 958. URL : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1540-5931.2011.00882.x (consulté le 14 avril 2020). 111 FRANÇAIX, Pascal, Op. cit., p.43. 112 Ibid.

28 qui fait surgir l’horreur dans cette personnalité, c’est l’inattendu : l’identité qui s’appelle Patricia intervient soudainement, alors que les jeunes filles pensent avoir affaire à un pervers. Or, l’apparition de la personnalité féminine complexifie cela et provoque l’horreur par l’inconnu.

Enfin, la logique du slasher est également modifiée en ce que le meurtrier de Split enlève ses victimes avant de les tuer. Dans le slasher classique, le monstre profite de l’isolement de ses victimes pour s’en prendre à elles113, alors que dans Split, il provoque leur isolement. Il les retient dans un sous-sol labyrinthique, très différent de ce que le spectateur trouve dans une grande partie de l’œuvre de Shyamalan : celui-ci substitue à la maison isolée, mais identifiable, un sous-sol indistinct et labyrinthique dont le spectateur ne sait rien.

M. Night Shyamalan, Split, 2016.

En revanche, Shyamalan respecte la logique morale du slasher. Ce genre de cinéma d’horreur oppose deux types de jeunes filles : celles, sexualisées, qui meurent au cours du film, et celles, vierges à l’origine du genre, qui survivent. Les filles du second type sont désignées comme les final girls114. Dans Split, les jeunes filles assassinées sont celles qui ont été progressivement sexualisées dans le film, tandis que la final girl, Casey est représentée comme plus pure (notion qui sera ici détournée, car la Bête reconnaît la pureté de Casey dans ses cicatrices : c’est le fait qu’elle soit brisée qui la rend pure aux yeux de son ravisseur). Ainsi, les deux compagnes de Casey sont tour à tour sexualisées par Dennis, qui leur demande d’ôter un vêtement sale : elles se retrouvent ainsi en sous-vêtements. À partir de là se construit une opposition entre Casey et les deux autres jeunes filles : les couches de vêtements de la première étant plus nombreuses, elles lui permettent de garder son corps – et ses cicatrices - caché.

113 DUFOUR, Éric, Op. cit., p. 56. 114 FRANÇAIX, Pascal, Op. cit., p.40.

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M. Night Shyamalan, Split, 2016.

Lorsque la Bête épargne Casey, le spectateur découvre, en même temps que le ravisseur, les cicatrices sur le corps de la jeune fille. Dès lors, dans la seule scène où Casey est présentée partiellement dénudée, c’est pour attirer l’attention sur le fait que son corps ne représente pas un objet de désir mais d’identification pour la Bête.

M. Night Shyamalan, Split, 2016.

Par ailleurs, les flash-backs qui parcourent le film présentent la sexualité de la jeune fille comme subie : elle est victime des abus incestueux de son oncle. Ainsi, la final girl de Split est bien différente des victimes. Cependant, contrairement à ce que les slashers présentaient à leurs origines, la jeune fille n’est pas vierge : l’évolution de la société et des mœurs rendant la virginité des jeunes filles peu probable, les slashers contemporains trouvent généralement une parade à cet aspect115. C’est ainsi que Shyamalan, par la construction de son personnage, attribue à Casey une pureté différente : elle est brisée, comme Kevin Wendell Crumb. Ainsi, la Bête reconnaît en elle la raison de son existence : protéger les êtres brisés.

115 Ibid.

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Enfin, il faut noter que le film ne met pas en scène une fin heureuse pour le personnage de Casey. En effet, la jeune fille, si elle est épargnée par son ravisseur et retrouvée peu après, est remise à la garde de son oncle – dont le spectateur a eu un portrait peu favorable – qui abuse de la jeune fille depuis son enfance. Ainsi, si le film se clôture sur un retour à la normale, il laisse le spectateur sur un sentiment d’horreur, et non de soulagement, comme le fait remarquer Jean-Sébastien Massart à la fin de son article sur Split.116

3.2.2. Le cinéma de super-héros

Shyamalan se plaît à détourner les codes et les genres, comme le note Jérôme Dittmar dans un article pour la revue Carbone117. Cela ne s’applique pas seulement au film d’horreur. En effet, un discours sur le cinéma de super-héros est présent notamment dans la trilogie Unbreakable, Split et Glass.

Le cinéma de super-héros est un genre grandement codifié qui comporte des figures récurrentes, des types de personnages et un schéma narratif régulier118. Par ailleurs, ces films puisent leurs sujets dans la mythologie des comics. À partir de celle-ci, Shyamalan propose une trilogie de films qui s’inscrivent clairement dans ce type de cinéma, tout en travaillant à un renouveau du genre qui participe à rationnaliser la question du surhomme.

Ainsi, Shyamalan présente, avec Unbreakable tout d’abord, un film contant la genèse d’un super-héros. Mais, à l’opposé des habitudes du genre, il ne puise pas dans la mythologie des comics : ses personnages sont originaux. En revanche, la filiation avec les comics est évidente dès le début du film par la présentation des chiffres de vente du genre littéraire. Par ailleurs, le personnage d’Elijah Price est lui-même collectionneur de comics, et il possède une galerie d’art consacrée à cette littérature. La filiation est donc bien présente, mais le ton est résolument différent, car le film ne représente pas l’excès qui caractérise, selon Jean Ungaro119, le genre du super-héros :

Si les formes traditionnelles de récit constituent le fond sur lequel s’établissent les scénarios des films qui mettent en scène héros et super-héros, cependant ces films s’en distinguent du fait qu’ils poussent jusqu’à l’extrême limite […], l’excès, l’outrance et la démesure qui sont le propre de tout récit fabuleux. L’excès dans ces films n’est que le signe de ce qui n’est pas et qui n’a jamais été présent. […] L’excès c’est ce qui dépasse le besoin, ce qui n’a pas de

116 MASSART, Jean-Sébastien, Op. cit., p. 31. 117 DITTMAR, Jérôme, Op. cit. 118 TOMASOVIC, Dick, « Le masque et la menace. Constitution et crises identitaires de la figure super héroïque contemporaine », dans FOREST, Claude, Du héros au super héros. Mutations cinématographiques, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, pp. 175-176. 119 UNGARO, Jean, Le corps de cinéma. Le super-héros américain, Paris, L’Harmattan, 2010.

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nécessité, ce qui ne répond à aucune exigence vitale. L’excès apparaît comme ce qui confère à certains personnages le droit et la capacité de ne pas se conformer à la norme […]120

Dans Unbreakable, seule une scène fait la démonstration de la force hors-norme de David Dunn. Dans ce passage du film, Joseph, le fils de David, rajoute du poids, à outrance, sur les haltères de son père sans le prévenir, et celui-ci parvient à les soulever malgré tout. Néanmoins, la mise en scène met tout en œuvre afin de rationaliser cette force et de démontrer que Dunn éprouve de la difficulté à soulever les haltères. Tout d’abord, à travers son jeu d’acteur, Bruce Willis manifeste sur son visage la tension que cela suscite. Ensuite, le mouvement de la caméra renforce cette mise en scène de la difficulté par un travelling avant et arrière qui accompagne le mouvement des bras du personnage. Ce mouvement écrase le personnage : la caméra, calquant son mouvement sur celui des haltères devient un poids pour le personnage et accentue ainsi le sentiment d’effort que David Dunn subit.

M. Night Shyamalan, Unbreakable, 2000.

Dans les films de super-héros classiques, la démonstration de la force du protagoniste constitue généralement une scène clé de la narration, puisqu’elle est supposée montrer les transformations corporelles du personnage, de manière à prouver son héroïsme et les super- pouvoirs dont il dispose121. Or, dans la mise en scène de Shyamalan, s’il y a démonstration de l’extraordinaire, cela ne se fait pas sans peine. Par ailleurs, il n’y a pas de réelle transformation corporelle, mais plutôt une exploration des potentiels que le héros peut développer. Ces capacités se trouvent cependant rationnalisées par la mise en scène de l’effort expliquée ci- dessus : le surhomme n’est en fait qu’un homme.

En outre, le travail sur le corps de Bruce Willis122 – dont les caractéristiques corporelles et les capacités physiques sont souvent mises en avant dans les films d’action – est différent de

120 Ibid., pp. 14-15. 121 TOMASOVIC, Dick, Op. cit., p. 182. 122 Ce travail est entamé par Shyamalan dans The Sixth Sense, alors qu’il fait du corps de l’acteur un contremploi : mort, le personnage qu’il incarne n’a dans ce film aucune prise physique sur le réel, et manifeste une construction psychologique plutôt que physique.

32 celui opéré généralement sur le corps des super-héros dans les films du genre. En effet, Dick Tomasovic remarque que le genre met en scène des corps généralement travaillés d’une manière particulière :

[…] les films de super héros systématisent un rapport au corps extraordinaire […] c’est le corps qui devient le lieu même de l’exploit. Le spectacle du corps devient ici le programme même du film. […] Mais plus fondamentalement peut-être, l’esthétique du cinéma d’animation convoquée dans les films de super héros finit de rapprocher l’acteur hollywoodien de la figurine. La grande machine à blockbusters transforme les corps des comédiens en de nouveaux monstres, des corps inouïs, aux propriétés fascinantes et surprenantes, de véritables marionnettes synthétiques capables de métamorphoses toujours plus prodigieuses et insolites.123

En prenant le contrepied de ce traitement du corps, Shyamalan opère dans son film une démystification du corps de super-héros – et en même temps de celui de l’acteur – notamment à travers les costumes et l’écrasement de la caméra. En effet, Bruce Willis se trouve habillé d’un costume de super-héros large, lâche, terne, dans lequel son corps disparaît totalement, loin d’être mis en exposition : la veste de vigile de David Dunn est en complète opposition aux costumes colorés, structurés, mettant en avant la silhouette musclée des héros de comics. De plus, l’acteur est sans cesse filmé à taille humaine, c’est-à-dire que la caméra ne fait de lui rien d’autre qu’un homme, en le filmant soit dans des lieux immenses, au milieu d’une foule, soit dans une contre-plongée si forte qu’elle réduit le corps de l’acteur à une silhouette.

M. Night Shyamalan, Unbreakable, 2000.

123 TOMASOVIC, Dick, Op. cit., p. 182.

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Elizabeth Abele, dans un texte consacré aux héros de Shyamalan124, note que le réalisateur choisit des acteurs (Bruce Willis, Samuel L. Jackson et Mel Gibson) qui sont reconnus pour des rôles d’action, voire violents, et renverse la logique de la construction de leurs personnages au cinéma en tournant le récit vers l’intériorité du héros : les potentialités physiques de l’acteur sont remplacées par un travail psychologique125. Weinstock, partant du texte d’Abele, pointe en outre que ces acteurs sont issus du cinéma hollywoodien à gros budget126. Or, comme cela a déjà été mentionné dans cette étude du cinéma de Shyamalan, le rapport qu’entretient le réalisateur vis-à-vis d’Hollywood est complexe. Dès lors, le « mésusage » que le réalisateur fait du caractère type de ces acteurs appuie l’idée qu’il cherche à aller en contresens de la norme instaurée à Hollywood.

Ainsi, Shyamalan présente son héros en opposition diamétrale avec les super-héros des comics. Cette humanisation du super-héros est doublée par la sobriété de l’image et la rationalisation du genre. Elle correspond également à ce que le réalisateur fait, en 2016 et 2019, avec le monstre de Split et Glass. En effet, lorsque surgit la Bête, celle-ci est à taille humaine, et si elle adopte un comportement animal et des nervures sur le corps, cela n’en reste pas moins un homme.

M. Night Shyamalan, Glass, 2019.

Il faut noter enfin que le super-héros est encore humanisé dans son rapport au temps. En effet, de Unbreakable à Glass, les années ont passé et le temps marque le visage et le corps de David Dunn. Contrairement aux héros des comics, tels Superman ou Spiderman pour ne citer qu’eux, Dunn vieillit comme tout être humain. Ainsi, si les héros de comics traversent les

124 ABELE, Elizabeth, « The Home-Front Hero in th Films of M. Night Shyamalan », dans WEINSTOCK, Jeffrey Andrew (dir.), Op. cit., pp. 3-18. 125 Ibid., p. 4. 126 WEINSTOCK, Jeffrey Andrew, « Telling Stories about Telling Stories », dans WEINSTOCK, Jeffrey Andrew (dir.), Op. cit., p. xxiv.

34 générations de lecteurs et de spectateurs sans que le temps ne semble les marquer, le héros de Shyamalan, lui, ne bénéficie pas de cet avantage, et vieillit en même temps que les spectateurs, mais aussi et surtout en même temps que l’acteur qui l’incarne. Par ailleurs, pour achever la démystification du super-héros, le réalisateur fait mourir David par noyade, dans une flaque d’eau, poussant ainsi à l’extrême l’anti-héroïsme de son personnage.

Le détournement du genre du super-héros que fait Shyamalan passe également par le rythme de récit. En effet, dans ces trois films, le rythme est ralenti (en comparaison aux productions hollywoodiennes classiques des films du genre). Abele fait remarquer que le réalisateur remplace la violence et les effets spéciaux par le scénario et une action qui est désormais intériorisée127. Ainsi, le ralentissement du rythme va de pair avec une intériorisation de la narration : la quête des héros de Shyamalan est psychologique, identitaire. Pour Damien Detcheberry, auteur d’un article128 consacré à aux surhommes du cinéma de Shyamalan, c’est là une manière de questionner « la part de fragilité de ces surhommes »129. Il exprime également que les héros de ces films n’étant plus dans l’action, leur quête est désormais morale, voire philosophique130.

Si le détournement du genre est un moyen pour Shyamalan de questionner son rapport à Hollywood, c’est aussi, selon Loris Hantzis (auteur d’un article, intitulé « La foi »131, pour la Septième Obsession, revu de cinéma), une « réaction face à [la] désensibilisation du spectateur vis-à-vis des actions des super-héros »132. En effet, le super-héros constituant une figure majeure du divertissement133 – en littérature comme au cinéma – le spectateur est constamment mis face à la mythologie qui en résulte. Le rapport du spectateur à ce type de cinéma est remis en question par le réalisateur par son traitement cynique du monde, mais aussi par la déconstruction du super-héros tel qu’il est connu134.

127 ABELE, Elizabeth, « The Home-Front Hero in the Films of M. Night Shyamalan », dans WEINSTOCK, Jeffrey Andrew (dir.), Op. cit., p. 4. 128 DETCHEBERRY, Damien, « Surhumain, trop humain », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., pp. 128-134. 129 Ibid., p. 128. 130 Ibid., p. 131. 131 HANTZIS, Loris, « La foi », dans La septième obsession, n°20, janvier-février 2019, p. 31. 132 Ibid. 133 Ibid. 134 Ibid.

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3.2.3. Le discours sur les genres

Les films de Shyamalan réfléchissent donc principalement trois genres cinématographiques : le cinéma d’action, d’horreur, et de super-héros. En inscrivant ses films dans ces genres prolifiques tout en en détournant les motifs les plus connus, le réalisateur porte un discours sur le cinéma de genre.

Ce discours, multiple, porte fondamentalement sur le fonctionnement du système hollywoodien et des productions d’un cinéma de genre répondant à des caractéristiques narratives et visuelles prédéterminées. En détournant les codes génériques, Shyamalan les met en évidence. Il montre donc ce qui n’est habituellement pas explicité, faisant ainsi écho aux conceptions de la réflexivité de Dällenbach et Gerstenkorn, qui sont respectivement de « rendre l’invisible visible »135 et « d’afficher le dispositif »136. Cette dernière définition, portant plus particulièrement sur la réflexivité cinématographique, met en doute le classement qui a été fait au début de ce point sur le détournement des genres137 : ce moyen réflexif a effectivement été classé a priori comme réflexivité filmique. Les figures de détournement, si elles permettent d’afficher les rouages du fonctionnement des genres – trait attribué par Gerstenkorn à la réflexivité cinématographique138 – citent cependant ceux-ci à la façon de la réflexivité homofilmique, même si elles renvoient à un ensemble de films et non à des films précis. Comme Gerstenkorn l’explique dans son introduction à Vertigo139, et comme cela est encore visible dans le développement de ce travail, classer les figures de réflexivité dans une typologie universelle s’avère compliqué.

3.3. Citations filmiques

Le dernier point de ce chapitre est consacré à ce qui est désigné, suivant la typologie de Gerstenkorn140, comme de la réflexivité filmique. Il a été vu dans la théorie qu’il est possible d’en distinguer deux types : hétérofilmique et homofilmique. Shyamalan travaille les deux dans son œuvre, entretenant ainsi des jeux de miroir avec d’autres œuvres – appartenant aussi bien à sa filmographie qu’à celle d’autres cinéastes – mais aussi avec le film dans lequel la figure de réflexivité s’inscrit.

135 DÄLLENBACH, Lucien, Op. cit., p. 100. 136 GERSTENKORN, Jacques, Op. cit., p. 7. 137 Cf. Chapitre I, « 3.2. Détournement des genres », p. 21. 138 GERSTENKORN, Jacques, Op. cit., p. 7. 139 Ibid., pp. 7-10. 140 Ibid.

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Un premier exemple de réflexivité hétérofilmique se trouve dans le film The Happening, duquel se dégagent plusieurs références à l’œuvre d’Hitchcock – mais que Florent Barrère voit également comme une citation de The Wind141, film de 1928 réalisé par Victor Sjöström142. Tout d’abord, le film dans son ensemble peut être vu comme une référence au film The Birds143, comme le note Éric Vernay :

Phénomènes reprend à son compte le principe invasif des Oiseaux d’Alfred Hitchcock qui faisait d’un élément banal du quotidien (d’inoffensifs mouettes ou corbeaux) un instrument de terreur globalisée. Cette fois, la menace est encore plus anti-spectaculaire puisque c’est la nature elle-même qui se retourne contre les humains.144

Les deux films suivent donc le même principe, selon lequel le danger vient d’un élément naturel, sur lequel l’homme n’a pas de prise. Le film de Shyamalan peut donc être vu comme un remake de celui de Hitchcock.

Cette idée se voit renforcée par la citation d’un motif du cinéma de ce dernier : de la fétichisation de la chevelure féminine. Dans les premières minutes du récit, le spectateur peut voir une jeune femme défaire son chignon « en un geste hitchcockien »145 et planter son épingle à cheveux dans son cou. S’il est pertinent de voir dans ce passage une citation de Hitchcock, c’est que Shyamalan suit l’un des procédés que son prédécesseur met en œuvre pour souligner la chevelure d’une femme : cela passe par un changement de coiffure, par une métamorphose146. Shyamalan utilise donc un motif connu – le chignon hitchcockien – et le détourne au service de sa narration.

141 SJÖSTRÖM, Victor, The Wind, 1928. 142 BARRERE, Florent, « Le souffle sériel », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 118. 143 HITCHCOCK, Alfred, The Birds, 1963. 144 VERNAY, Éric, « Le souffle asiatique », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., p. 98. 145 BARRERE, Florent, « Le souffle sériel », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 121. 146 BERGALA, Alain, MARQUEZ, Anne (dir.), Brune Blonde, Paris, La Cinémathèque Française, 2010, p. 24.

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M. Night Shyamalan, The Happening, 2008.

Dans ses deux derniers films, Shyamalan joue des mêmes procédés réflexifs. Split, de la même manière que The Happening effectue nombre de références à The Birds, peut être envisagé à son tour comme un remake, celui de Psycho147 cette fois :

Le héros schizophrène au point de changer de genre et faire croire à l’existence de plusieurs personnes distinctes, le sous-sol comme espace métaphorique et révélateur du Ça freudien, la violence parentale au principe des troubles de l’identité, l’obsession de la propreté et le sang féminin finissant par s’écouler de blessures faites au ventre, les ponctuations animales mais représentant une animalité figée, l’impuissance de la figure de l’expertise et du savoir […]148

Tous ces éléments mettent en évidence la filiation entre le film de Shyamalan et celui de Hitchcock : le réalisateur de Split reprend une série de motifs présents dans Psycho pour point de départ, et il les détourne de manière à ce que la référence soit claire, mais aussi de façon à ce que cela reste son film, et non une copie de celui d’Hitchcock. Par ailleurs, la séquence titre de Split est composée de manière similaire à celle de Psycho. De cette façon, Shyamalan pose d’emblée son film comme étant un hommage à celui-ci.

Alfred Hitchcock, Psycho, 1960. M. Night Shyamalan, Split, 2016

147 HITCHCOCK, Alfred, Psycho, 1960. 148 CHAKALI, Saad, « Du Blum au cœur des enfants », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 55.

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Dans Glass ensuite, Shyamalan attribue au personnage d’Elijah des paroles dont la réflexivité homofilmique paraît évidente : « This is not a limited edition. This was an origin story the whole time »149. Ces paroles sont un commentaire du film dans lequel elles s’inscrivent. Elles sont aussi représentatives des idées que peuvent avoir les spectateurs face à ce dernier volet de la trilogie, qui pourtant discourt encore sur les origines, celles d’Elijah cette fois, et celle des super-héros aussi. Ainsi, les exemples présentés avec Split et Glass permettent de démontrer la présence de figures de réflexivité aussi bien hétérofilmiques qu’homofilmiques.

Shyamalan propose par ailleurs, dans Split, une figue de réflexivité hétérofilmique qui renvoie cette fois à son propre travail :

M. Night Shyamalan, Split, 2016.

M. Night Shyamalan, The Sixth Sense, 1999.

Ainsi, dans Split, Shyamalan compose cette image en miroir presque parfait avec celle de The Sixth Sense : la cage d’escalier, tournant dans le même sens que celle dans son premier film à grand succès ; la contre-plongée ; la perspective accentuée par un point central sur le toit ; et le point rouge du ballon qui se retrouve dans les vitraux. Il rend ainsi hommage à l’œuvre qui le porte sur la scène internationale.

Si les quelques exemples qui viennent d’être présentés s’inscrivent essentiellement dans le modèle de réflexivité filmique tel que le définit Gerstenkorn, ce n’est pas le cas de toutes les figures qui seront analysées dans le développement de ce travail. Dans le prochain chapitre, cette étude se concentre sur les figures de réflexivité qui mettent en scène des instances appartenant à l’univers cinématographique. Il s’agit ainsi d’analyser comment Shyamalan représente des personnages qui font figure de cinéaste, de spectateur, d’acteur, ou encore de critique de cinéma. Dès lors, le but est de comprendre quel discours le cinéaste porte sur son métier, sur son pouvoir, ainsi que sur la crédulité et l’adhésion des spectateurs.

149 SHYAMALAN, M. Night, Glass, 2019.

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CHAPITRE II - Mise en scène des instances

cinématographiques

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1. Entre mise en abyme de l’énonciation et réflexivité cinématographique

Le cœur de ce travail porte sur le discours que Shyamalan propose sur le cinéma à travers la mise en scène d’instances relevant du contexte de production ou de réception cinématographique. Ces instances sont le spectateur, le réalisateur/scénariste, l’acteur et, dans une moindre mesure, le critique et le producteur. Dans ce cadre, la théorie que Dällenbach propose, dans Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme150, au sujet de la réflexion de l’énonciation constitue une base d’analyse solide. S’il est pertinent de s’appuyer sur le texte de Dällenbach pour commencer cette étude, c’est parce que son auteur y intègre des distinctions qui ne sont pas présentes dans la typologie de Gerstenkorn151. En effet, celui-ci distingue seulement deux manières de produire une réflexivité cinématographique : soit en affichant un dispositif propre au cinéma, soit en mettant en scène des effets d’écriture152. Une certaine prudence est nécessaire, car la théorie de Dällenbach porte sur la pratique littéraire, alors que ce travail concerne le cinéma. Par ailleurs, il faut noter que cet auteur emploie la terminologie de « mise en abyme », les distinctions qu’il effectue peuvent être étendues à la réflexivité dans son ensemble, car ces figures peuvent s’appliquer à des segments narratifs qui s’exercent en dehors de la diégèse. Dällenbach distingue trois manières possibles de réfléchir l’énonciation :

[…] l’on entendra par mise en abyme de l’énonciation 1) la « présentification » diégétique du producteur ou du récepteur du récit, 2) la mise en évidence de la production ou de la réception comme telles, 3) la manifestation du contexte qui conditionne (qui a conditionné) cette production-réception. / Le trait commun de ces diverses mises en spectacle est qu’elles visent toutes, par artifice, à rendre l’invisible visible.153

Une fois cette distinction faite, Dällenbach s’attarde sur la mise en abyme de l’auteur, du lecteur, du protagoniste, et du récit154. Le théoricien de la littérature part du principe que « le propre d’un texte est à la fois d’exclure son producteur empirique et d’inclure […] un sujet vide en dehors de l’énonciation qu’il supporte, anonyme »155. Il ajoute cependant que l’anonymat peut être levé : l’auteur peut feindre de permettre au producteur du récit d’intervenir, instaurer un narrateur, ou encore donner à un personnage choisi des qualités d’auteur. Suivant cette dernière possibilité, l’auteur du récit a deux choix : donner au personnage sa propre identité ;

150 DÄLLENBACH, Lucien, Op. cit. 151 GERSTENKORN, Jacques, Op. cit. 152 Ibid., pp. 7-8. 153 DÄLLENBACH, Lucien, Op. cit., p. 100. 154 Ibid., pp. 100-120. 155 Ibid., p. 100.

41 lui attribuer une activité ou des caractéristiques propres à sa profession156 (c’est ce que Shyamalan met en œuvre dans ses films, en attribuant à ses personnages des qualités qui correspondent à la production ou à la réception du récit cinématographique). Dans le premier cas, il y a mise en abyme par la présence même du personnage en question, alors que dans le second cas, la qualification de mise en abyme dépend du degré d’analogie (type de réduplication157) entre le personnage et l’auteur : il peut s’agir d’une figure de réflexivité sans être une mise en abyme. De là, le statut d’un potentiel lecteur dans le récit dépend de la relation de celui-ci avec l’auteur158. Le degré d’analogie entre le personnage et son référant est essentiel dans la suite de ce travail, car il constitue le moyen le plus évident de distinguer une mise en abyme d’une autre figure de réflexivité lorsque son statut est ambigu.

Pour ce qui est du protagoniste, Dällenbach lui suppose deux postures possibles : il est étranger à la mise en abyme ou il en est le producteur. Dans le second cas, il est le producteur d’une œuvre, ce qui implique, toujours selon Dällenbach, une réflexion sur « la relation "vie" (récit porteur) – "art" (mise en abyme) »159. Enfin, le théoricien distingue les récits pour lesquels la mise en abyme apparaît nécessaire pour se justifier (tels les romans épistolaires) de ceux pour lesquels ce n’est pas le cas160. Au cinéma, il semble possible de rapprocher les films tournés sur le mode du found footage de la première de ces catégories de récits.

L’application de cette théorie au cinéma passe par un nécessaire parallèle entre lecteur et spectateur, et entre auteur et réalisateur. Il sera ainsi possible de distinguer les instances auxquelles seront conférées des qualités propres aux spectateurs, réalisateurs, acteurs, etc. Dans la théorie de Gerstenkorn, ces nuances ne sont pas présentes : en effet, ce qui semble y correspondre le mieux se retrouve dans ce qu’il désigne comme des « métaphores réflexives »161. Le texte de Dällenbach constitue donc, de ce point de vue, un apport essentiel à la somme théorique sur la réflexivité.

Cependant la typologie de Gerstenkorn162 n’est pas à laisser de côté : si elle s’inscrit dans cette analyse, c’est en ce qu’elle permet de préciser les moyens employés par Shyamalan afin de parvenir à cette réflexion de l’énonciation. L’analyse qui suit montre que le réalisateur

156 Ibid., pp. 100-103. 157 Ibid., pp. 141-142. 158 Ibid., pp. 104-105. 159 Ibid., p. 107. 160 Ibid., pp. 119-120. 161 GERSTENKORN, Jacques, Op. cit., p. 10. 162 Ibid., pp. 7-10.

42 emploie des moyens de réflexivité cinématographique – tant par la représentation de motifs renvoyant explicitement au cinéma que par des effets d’écritures – afin de produire une réflexion de l’énonciation, porteuse d’un discours sur la pratique cinématographique.

43

2. Mise en scène de la figure de spectateur

Dans le cinéma de Shyamalan, il faut distinguer deux axes de mise en scène de l’instance du spectateur : le premier consiste à présenter des personnages devant des écrans (la figure de réflexivité est donc d’abord explorée au premier degré) ; le second correspond à la mise en scène de protagonistes passifs devant leur vie ou devant les événements qui se déroulent, soit par manipulation extérieure (les villageois dans The Village) soit par incapacité d’agir (Malcolm dans The Sixth Sense). Dans le cas de l’axe second, la réflexivité est moins accessible, et davantage métaphorique. Le degré d’analogie qu’entretiennent les figures de réflexivité avec l’objet sur lequel elles portent est variable selon ces deux axes. Les figures sont donc différentes suivant qu’elles représentent des spectateurs au sens propre ou au sens figuré. Dans cette analyse, la notion de surcadrage, ou l’idée d’image dans l’image, est essentielle en ce qu’elle constitue le moyen le plus évident que Shyamalan met en œuvre pour réfléchir l’instance du spectateur.

2.1. Axe premier : les spectateurs au sens propre

Le premier axe de mise en scène de ces figures est celui constitué de personnages dont le potentiel spectatoriel est principalement présent dans les scènes dans lesquelles ils se trouvent effectivement devant un écran. Le degré d’analogie entre ces personnages et un spectateur classique étant élevé de par cette mise en scène face à des images filmées, il semble pertinent de parler ici de mise en abyme du spectateur. Suivant la terminologie de Dällenbach163, c’est une mise en abyme simple, qui fonctionne sur un principe de similitude entre l’activité du personnage et celle du référant. Les personnages sur lesquels porte ce premier axe de mise en scène – et donc d’analyse – sont celui de Merrill dans Signs, celui de la maman de Rebecca et Tyler dans The Visit, celui de Cypher Raige dans After Earth, ainsi que ceux qui parcourent The Happening. À partir de ces personnages, Shyamalan tient un discours ambigu sur les écrans et leurs images, et par extension sur le cinéma.

2.1.1. L’omniprésence des écrans et leur relation avec le spectateur

La mise en scène de la figure de spectateur dans le cinéma de Shyamalan implique souvent la représentation d’une seconde image au sein de l’image cinématographique. Écrans d’ordinateurs ou de télévision, cadres de portes ou de fenêtres, tableaux ou encore dessins construisent, chacun à leur manière, une « image dans l’image », selon l’expression qu’emploie

163 DÄLLENBACH, Lucien, Op. cit., pp. 141-142.

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Vincent Amiel dans son essai Naissances d’images. L’image dans l’image, des enluminures à la société des écrans164. Cet ouvrage porte sur l’enchâssement d’images, procédé qu’Amiel définit comme la mise en relation d’une image-première et d’une image-seconde165 dans les arts, depuis les enluminures médiévales aux écrans contemporains.

Selon ce qu’Amiel développe, sachant qu’une image est définie par un cadre166, « [c]elui-ci oblige […] à penser en relation plusieurs scènes ou personnages qui n’entrent pas dans une unité de temps ou d’action réels, mais dans une unité de signification »167 : insérer un cadre dans une image oblige donc à penser le contenu de ce cadre en relation avec le contenu de l’image. Amiel ajoute que l’enchâssement est un dispositif, et qu’en tant que tel il met en œuvre « un ensemble de moyens destinés à mettre l’individu (le spectateur, le lecteur, le passant, etc.) dans une situation de pensée ou d’affect particulière »168. L’idée de produire une réflexion chez la personne qui perçoit le dispositif mis en œuvre est donc bien présente dans la mise en scène d’écrans seconds.

Dans le cinéma, placer des personnages devant des écrans ou devant toute autre forme de surcadrage impliquerait alors une réflexion sur la relation entre l’image de cinéma (image- première) et l’image qui y est insérée (image-seconde). Par extension, la relation entre le personnage regardant et le spectateur du film pose également question. Ainsi, lorsque Shyamalan met en scène des personnages en position spectatorielle, il porte un discours sur le spectateur réel : il y a bien une forme de réflexivité dans les procédés de mises en scène qui sont analysés dans la suite de cette étude. À partir de cette idée, il semble que le réalisateur questionne le rapport qu’entretient le spectateur vis-à-vis des écrans et donc du cinéma : représenter un personnage en position spectatorielle, devant toute forme d’écran, implique un discours sur la relation entre un regardant et un regardé, et donc sur la relation entre leurs référents.

Les écrans sont omniprésents dans le cinéma de Shyamalan : pour les personnages de l’axe premier, ils constituent même une clé de leur mise en scène. Leur présence relève d’un discours sur la posture spectatorielle, en particulier du point de vue du degré d’adhésion et de la crédulité du spectateur.

164 AMIEL, Vincent, Naissances d’images. L’image dans l’image, des enluminures à la société des écrans, Paris, Klincksieck, coll. « Collection d’esthétique », 2018. 165 Ibid., p. 5. 166 Ibid., p. 12. 167 Ibid., p. 16. 168 Ibid., p. 23.

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Par ailleurs, Roland Carrée note, dans un article consacré aux petits écrans dans le cinéma de Shyamalan169, que dans ses films, le réalisateur met en scène des écrans qui permettent d’accéder à des informations auxquelles les spectateurs n’ont pas accès naturellement :

Les petits écrans shyamalaniens ont en effet la faculté de révéler aux yeux des personnages – et des spectateurs – des éléments du monde qu’une vision directe, sans passer par quelque filtre, pourrait édulcorer, voire totalement flouter.170

C’est le cas dans The Sixth Sense, alors que Cole donne la vidéo qui prouve le meurtre d’une petite fille par sa propre mère ; dans Signs, lorsque les informations télévisuelles délivrent à Merrill les premières captations vidéo d’un extraterrestre ; ou encore dans The Happening, dans lequel les informations sur les petits écrans permettent aux personnages de suivre l’évolution du danger et les endroits impactés.

Questionner la relation qu’entretiennent ces personnages regardants avec les écrans permet d’observer plusieurs autres choses : d’abord, qu’il existe différents types de spectateurs, selon le degré d’adhésion qu’ils ont vis-à-vis des images filmées ; ensuite, que les écrans, s’ils permettent un accès plus large aux événements et au réel, constituent cependant dans le même temps un cache, de par la subjectivité induite par le cadre ; enfin, que le spectateur, extérieur aux images, n’a aucun pouvoir sur les événements que celles-ci présentent.

2.1.2. Analyse de cas : des personnages devant des écrans

2.1.2.1. Merrill Hess et l’adhésion spectatorielle

Avec le personnage de Merrill (Signs), le réalisateur introduit dans son cinéma l’idée de la fascination et de l’obsession à la fois par et pour les écrans, en même temps que celle de la crédulité du spectateur. La télévision est un motif important dans Signs, comme le remarque Henri Bicaise dans un article intitulé « Le cinéaste, la fable et la communauté »171 :

Dans Signs, les Hess font moins confiance à ce qu’ils voient par eux-mêmes qu’à ce qu’ils voient à la télévision. Aussi Graham, conscient des dangers inhérents à une surexposition au médium, veille-t-il à ce que l’écran reste éteint le plus possible. Mais chacune des images diffusées prend rapidement une valeur supérieure à celles de la réalité.172

Graham commence par demander à sa famille de cesser de regarder les informations car il refuse d’y croire, et parce qu’il en a peur : « See this is why we’re not watching tv. People

169 CARREE, Roland, « Petits écrans, petits et grands », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., pp. 80- 92. 170 Ibid., p. 82. 171 BICAISE, Henri, « Le cinéaste, la fable et la communauté », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., pp. 111-131. 172 Ibid., p. 118.

46 get obsessed »173. Mais après avoir entr’aperçu un alien dans les champs – sans pour autant croire à ce qu’il a vu – il va la rallumer, et toute la famille va s’installer devant. C’est à ce moment du récit que Merrill commence à développer une obsession pour les informations, Shyamalan renvoyant ainsi à l’obsession pour les images qu’il attribue, selon Caminade de Schuytter, au spectateur d’aujourd’hui :

[…] notre obsession paranoïaque d’images n’est-elle pas étrange et inquiétante ? Le film fait la satire de ce besoin pathologique d’images d’actualité diffusées en boucle au risque de faire perdre tout esprit critique. Merrill en vient à s’enfermer dans un cagibi pour regarder les nouvelles, ce qui révèle son degré d’aliénation […] La confusion opérée entre le réel et ce qui se passe sur l’écran est ridicule : ainsi Merrill ordonne aux enfants du reportage sur un anniversaire au Brésil où aurait été vu un de ces monstres de se pousser pour ne pas l’empêcher de voir, comme s’ils partageaient le même espace-temps que lui.174

Une opposition se dessine alors entre Graham, qui ne croit que ce qu’il voit effectivement, et Merrill, qui croit tout ce qui est montré à la télévision. Le réalisateur dessine ainsi deux posture spectatorielles diamétralement opposées et deux degrés d’adhésion différents.

La crédulité de Merrill est poussée à outrance lorsqu’il déplace l’écran dans un débarras de la maison en prétextant que les enfants sont restés devant toute la nuit, alors même que c’est lui qui ne parvient pas à s’en détacher. Son rapport aux informations télévisuelles devient de plus en plus obsessionnel : il va jusqu’à rapprocher sa chaise à quelques centimètres de l’écran afin de regarder la captation d’un extraterrestre. Cette scène constitue le point culminant de la mise en scène de Merrill en tant que spectateur aliéné. Dans ce passage, Shyamalan porte à son paroxysme la relation qu’entretient le personnage vis-à-vis de l’écran : il croit en ce qu’il y voit comme en une parole divine. L’écran est pour lui source de preuves, de vérité, au point qu’il est saisi d’effroi lorsqu’il voit la vidéo amateur d’un alien.

M. Night Shyamalan, Signs, 2001.

173 SHYAMALAN, M. Night, Signs, 2001. 174 CAMINADE DE SCHUYTTER, Violaine, « Le film à l’épreuve du doute », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 38.

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Par ailleurs, avec le personnage de Merrill, Shyamalan insère également un paradoxe dans son film. L’aliénation du personnage regardant, à travers le regard que pose Graham sur le comportement de son frère, et à travers le ridicule qui émane de celui-ci, est présentée comme peu rassurante, voire dangereuse. Or, il s’avère que Merrill aura eu raison de faire confiance aux écrans. En effet, « Graham prend conscience de l’intrusion dans le salon d’un extraterrestre grâce à son reflet sur l’écran de télévision, éteint cependant, comme si c’était la condition de son éloquence »175.

En outre, la présence de regards caméra, lorsque la famille est installée devant la télévision, non contente de renvoyer le spectateur à sa propre condition, induit une analogie entre le celui-ci et les personnages regardants. Le spectateur de Signs voit être attribué aux personnages devant des écrans le même conditionnement que celui qu’il subit. Alors que les regards des acteurs sont dirigés vers la caméra (en lieu et place de l’écran de télévision), celui du spectateur regarde les personnages sur son écran. Les personnages spectateurs et leurs référents se regardent donc mutuellement, produisant ainsi un effet de miroir qui vient appuyer la mise en abyme.

M. Night Shyamalan, Signs, 2001.

Shyamalan propose donc, à travers le personnage de Merrill, l’idée de la crédulité du spectateur, ainsi que la question de la vérité par la captation. Il donne à l’écran une emprise importante celui qui le regarde : il dispose à la fois d’un pouvoir de vérité et d’un pouvoir d’aliénation. Son propos, qui fait, par extension, du cinéma un vecteur de vérité est nuancé dans d’autres films : dans The Visit, par exemple, la caméra ne parvient pas à transmettre la vérité – ou choisit de ne pas la transmettre – à la figure représentant le spectateur : la mère de Rebecca et Tyler.

175 Ibid.

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2.1.2.2. La maman dans The Visit et la détermination du regard du spectateur

Dans The Visit, la maman de Rebecca et Tyler incarne une figure de spectateur qui est employée par Shyamalan afin de mettre en scène l’idée de la subjectivité du cadre. Pour distinguer cette idée, il faut prêter attention à la manière dont le réalisateur emploie les éléments de langage cinématographique que sont le cadre ainsi que la profondeur et la largeur de champ.

Les séquences mettant en scène la maman des jeunes protagonistes en tant que spectatrice sont celles où elle communique avec ses enfants par webcam. Son regard y est déterminé par l’objectif de l’ordinateur des enfants, et donc par son cadre, qui rend inaccessible à l’œil du personnage le véritable visage des personnes qui se font passer pour ses parents. Dans ses deux premières apparitions comme personnage regardant, l’impossibilité pour la maman de percevoir au-delà de ce qu’elle voit à l’écran est manifestée par la mise en scène des deux enfants en bord de cadre : de part et d’autre de celui-ci, Rebecca et Tyler enferment l’espace du champ, ce qui double la fermeture du champ de vision que le personnage spectateur obtient à travers l’objectif de l’ordinateur. S’ajoute à cela la faible profondeur de champ dont dispose la maman : elle semble réduite par les corps des enfants, car ceux-ci sont positionnés, entre la caméra du réalisateur et l’ordinateur des personnages, au premier plan. La courte profondeur de champ de la scène accentue le fait que la maman ne dispose, elle aussi, que d’un faible champ de vision. Ainsi, la situation du personnage regardant est similaire à celle de son référant, le spectateur.

M. Night Shyamalan, The Visit, 2015.

Ces premiers éléments d’analyse, à travers le cadre et la profondeur de champ, manifestent le discours que Shyamalan porte sur la détermination du regard du spectateur par le cadre de l’écran : le spectateur n’a donc pas accès à des données infinies, ni complètes, mais à un choix d’images données. Ce discours est en opposition à celui que le réalisateur tient dans Signs, où les écrans sont sources de savoir.

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Par ailleurs, la troisième scène dans laquelle la maman est vue par le biais de l’ordinateur rappelle quant à elle au spectateur qu’il est face à des images qui sont consciemment manipulées : l’image filmée est en effet déterminée par l’être qui tient ou dispose l’objectif, ici les enfants (et la fausse grand-mère lorsqu’elle abîme l’objectif de l’ordinateur). Quand la maman parvient finalement à voir les personnes avec lesquelles sont ses enfants depuis plusieurs jours, c’est parce que Tyler manipule l’objectif – en déplaçant l’ordinateur portable – de manière à ce que les vieilles personnes apparaissent dans le champ de l’objectif, et donc à la perception de sa maman, spectatrice des événements. La perception du spectateur est ainsi déterminée par l’instance qui est derrière la caméra, et par les choix que celle-ci effectue.

Mise en parallèle aux deux autres scènes qui viennent d’être présentées, cette dernière manifeste une ouverture du champ de vision de la maman. La caméra n’étant plus entre les enfants pour filmer l’ordinateur depuis lequel la mère regarde mais à côté d’eux, une ouverture de la perception de celle-ci se manifeste dans l’espace qui n’est pas investi au premier plan. Ce plan annonce la suite, alors que Tyler prend le contrôle de l’objectif en déplaçant l’ordinateur de manière à montrer l’extérieur et ses soi-disant grands-parents à sa maman. Il y a alors élargissement du champ, ce qui permet à la figure spectatrice d’avoir accès à la vérité. Cela peut impliquer une idée d’impuissance du cinéma à capturer la vérité – ou du moins la vérité dans son ensemble. Quant au spectateur de The Visit, il bénéficie encore une fois du même traitement que le personnage de la maman : le cadre fournit un élargissement et une plus grande profondeur de champ. Il semble donc pertinent de souligner que Shyamalan fait subir le même traitement au spectateur réel qu’au spectateur représenté : l’analogie permet donc de parler de mise en abyme du spectateur.

M. Night Shyamalan, The Visit, 2015.

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L’objectif parvient donc à capturer la vérité. La logique du film est ainsi renversée, et Shyamalan revient à un discours dans lequel le cinéma est source d’information que l’œil humain ne parvient pas à se procurer. Cependant, cette fois, c’est l’intervention humaine qui consiste à manipuler la caméra qui permet d’atteindre le savoir nécessaire. De cette manière, le discours que tient le réalisateur sur le spectateur et sur le cinéma se précise : le cinéma peut être source de vérité, mais le spectateur doit être prudent, car les images dépendent de la volonté de l’instance qui dispose de l’objectif, ainsi que de sa capacité à le diriger où il faut.

2.1.2.3. Cypher Raige et l’impuissance du spectateur

Dans After Earth, le personnage incarnant une figure de spectateur est encore traité sous un autre angle. Cypher Raige, soldat glorifié, n’a a priori rien du personnage de spectateur passif. Il va pourtant se retrouver incapable d’agir, alors qu’il est blessé et contraint de rester derrière des écrans de surveillance. À partir du moment où il envoie Kitai, son fils, à la recherche d’un morceau du vaisseau qui s’est détaché pendant l’accident, il devient spectateur, comme le suggère Hélène Valmary alors qu’elle analyse la crise identitaire du héros du film d’action shyamalanien176 :

Tout le film consiste à faire de Will Smith non plus un homme d’action mais d’observation : […] le film l’extraie de ce film qui l’encense pour mettre un autre (son fils) à sa place dans une fiction […]. Smith passe ainsi le film à regarder les différents écrans […].177

Dans la narration, la posture de Cypher est créée en trois phases. La première peut être résumée par une phrase qu’il dit à Kitai avant que celui-ci ne parte : « so I will be able to see everything that you see, and what you do not see »178. Ainsi, grâce aux écrans de surveillance, il peut voir son fils à la façon dont un spectateur voit le personnage d’un film, c’est-à-dire en percevant plus que celui-ci. Toujours dans cette première phase, la communication entre Kitai et Cypher fonctionne dans les deux sens. Ce qui fait du père un spectateur est donc sa capacité à voir plus que son fils grâce à divers écrans. Dans la deuxième phase, la communication est impossible dans les deux sens : Cypher a beau chercher son fils sur ses écrans de surveillance, celui-ci reste hors-champ. Le personnage étant totalement expulsé hors de la narration, il y a un basculement de son rapport au récit, sur lequel il n’a plus d’emprise. Enfin, dans la troisième et dernière phase, la communication est partiellement restaurée : Cypher a accès à ce que dit et voit son fils, et, comme dans la première phase, il a accès à ce que Kitai ne voit pas. Cependant,

176 VALMARY, Hélène, « Refoulé(s) du film d’action », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., pp. 136-145. 177 Ibid., p. 140. 178 SHYAMALAN, M. Night, After Earth, 2013.

51 la communication ne se fait plus que dans un sens. Ainsi, Cypher devient un spectateur classique de cinéma : il voit ce que le personnage voit et plus encore ; il entend, mais il ne peut se faire entendre. Il n’a plus aucune capacité d’influence.

Il est possible de faire un parallèle entre la position de Cypher dans la troisième phase d’After Earth et celle de Merrill Hess face à la captation vidéo d’un extraterrestre au Brésil. Celui-ci, dont le rapport aux écrans a déjà été présenté comme obsessionnel, somme aux enfants sur la vidéo de quitter son champ de vision : sa perception de la frontière entre les espaces diégétiques est ainsi présentée comme brouillée. Si Cypher reste dans un rapport sain aux écrans, il en vient tout de même à exprimer à haute voix ce qu’il attend de son fils, sachant pourtant que celui-ci ne l’entend pas. Cela semble renvoyer à l’idée que les spectateurs sont en attente de quelque chose, ou du moins qu’ils s’attendent à quelque chose lorsqu’ils regardent un film. Le cinéma peut alors soit suivre ces attentes, soit prendre une autre voie.

2.1.2.4. Le spectateur et le voyeurisme dans The Happening

Avec The Happening, Shyamalan propose une approche différente des instances regardantes. Dans ce film, la plupart des personnages peuvent être assimilés à des figures spectatorielles, à degré variable. Ce qui les rend spectateurs, c’est d’abord leur impuissance face aux événements qui se produisent. En ce sens, le personnage de Jess, la petite fille, représente un double de cette figure impuissante et silencieuse179.

Cependant, ce qui caractérise le plus les personnages spectateurs de ce film est leur fascination pour les écrans : ils suivent tant les actualités à la télévision que les vidéos amateures sur des téléphones portables. La différence avec Signs est que le rapport obsessionnel qu’entretiennent les personnages avec les écrans n’a plus rien de comique, comme l’explique Roland Carrée dans son analyse180 :

Les images vues sur les petits écrans de Phénomènes, souvent sanglantes dénotent quelque peu par rapport à ce que proposent les autres films de Shyamalan. Les messages y est en effet particulièrement critique dans le sens où le cinéaste y dénonce la tendance voyeuriste de plus en plus malsaine des spectateurs d’aujourd’hui, qui se repaissent à foison d’images sanglantes et gratuites montrant un réel plus brut qu’à l’accoutumée.181

En effet, alors que les protagonistes se sont réfugiés dans un restaurant, avec les autres passagers du train qui s’est arrêté en cours de route, une femme enjoint les autres personnages

179 BARRERE, Florent, « Le souffle sériel », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 120. 180 CARREE, Roland « Petits écrans, petits et grands », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., pp. 80- 92. 181 Ibid., p. 85.

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à regarder avec elle, sur son téléphone portable, des images amateures capturées dans un zoo. Ces images sanglantes montrent un employé se laisser attaquer par des lionnes en cage. Les personnages s’entassent derrière deux petits écrans de téléphones afin de regarder ces images qui, pourtant, n’apportent aucune information sur la situation. Il s’agit donc d’un rapport de voyeurisme aux captations, et non d’une nécessité d’en savoir plus.

Par ailleurs, le cinéaste redouble cela en renvoyant le spectateur à lui-même et à son propre rapport à ces images. Alors que le spectateur du film est face à un plan présentant l’écran d’un téléphone, la caméra effectue un zoom avant qui assimile le petit écran au sien. Écran premier et écran second, selon la terminologie d’Amiel182, ne font désormais plus qu’un. Dès lors, le spectateur du film devient celui de la vidéo. Le discours que porte Shyamalan sur le voyeurisme du spectateur s’applique donc à celui qui regarde son film, et non plus seulement à celui qui y est mis en scène.

M. Night Shyamalan, The Happening, 2008.

La scène suivante achève de faire des spectateurs au sein du film une représentation des spectateurs réels. Tout d’abord, un plan d’ensemble présente la scène : les personnages sont filmés de dos, face aux actualités passant à la télévision. Le réalisateur propose ensuite le contrechamp : la caméra est disposée à la place de la télévision, face aux personnages. Ceux-ci ayant le regard rivé sur l’écran, le plan présente une multitude de regards caméra. Ceux-ci, produisant un effet de miroir entre les figures de spectateurs et le spectateur réel, renvoient à nouveau celui-ci à sa propre condition. Le passage à un plan américain sur les protagonistes accentue l’effet de miroir induit par les regards caméra : personnages et spectateurs se regardent mutuellement, de la même façon que la famille Hess et les spectateurs de Signs se regardent à travers l’écran comme à travers un miroir. La terminologie de « mise en abyme du spectateur » est ici permise car la spécularité (effet de miroir) est le propre de cette figure de réflexivité. Par

182 AMIEL, Vincent, Op. cit.

53 ailleurs, l’analogie entre les deux ensembles d’instances spectatorielles relève du mimétisme, ce qui inscrit cette figure de réflexivité dans une réduplication à l’infini (selon la terminologie de Dällenbach183).

M. Night Shyamalan, The Happening, 2008.

Shyamalan met une dernière fois en scène, dans The Happening, l’aliénation par les écrans, alors que se succèdent une série de plans, montrant, à travers les États-Unis, des personnes devant leur télévision, dans des situations improbables : masques à gaz sur le visage ; entassés dans une baignoire, la télévision ayant manifestement été déplacée dans la salle de bains ; ou encore en train de charger des armes comme si les personnages comptaient se défendre du vent avec des armes à feu. Toutes ces personnes manifestent l’aliénation des hommes par les écrans qui les entourent. La séquence s’achève sur un zoom sur la télévision, assimilant encore une fois un écran à celui du spectateur. S’ensuit un fondu enchaîné sur un plan de paysage dans lequel le vent fait bouger les feuillages des arbres. Le spectateur de The Happening est ainsi placé comme au sein du récit, à la place des personnages. Il y a donc inscription du spectateur « à l’échelle des personnages », ce qui confirme que Shyamalan met en abyme les instances spectatorielles.

2.1.3. Qualités spectatorielles

Ces différentes analyses permettent de distinguer les premières caractéristiques à attribuer à la figure du spectateur, ainsi que la manière dont Shyamalan se plaît à la mettre en scène. Une fois ces caractéristiques établies, il est possible de distinguer chez d’autres personnages de la filmographie de Shyamalan des qualités spectatorielles, lorsque celles-ci sont moins explicite.

183 DÄLLENBACH, Lucien, Op. cit., pp. 141-142.

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Ces premières caractéristiques sont les suivantes : une détermination du regard, à la fois par la caméra et par l’instance qui est derrière elle ; une passivité face aux événements ; une impuissance à agir sur ceux-ci ; une crédulité face aux images présentées – crédulité qui peut parfois dépasser celle ressentie face au réel ; une perception possiblement supérieure à celle du protagoniste ; un voyeurisme spectatoriel qui tend vers le malsain. Ces caractéristiques sont mises en scène à l’aide de techniques cinématographiques récurrentes, telles que le surcadrage, les raccords de regard, les effets de caméra subjective, ou encore les regards caméra.

2.2. Axe second : spectateurs au sens figuré

Le second axe de mise en scène des personnages incarnant des figures de spectateurs est moins évident : il s’agit de ce qui se rapproche de ce que Jacques Gerstenkorn appelle des métaphores réflexives184. Alors que les personnages ne sont pas forcément des spectateurs au sens propre, ils en présentent certaines caractéristiques Ainsi, sont considérés comme des figures spectatorielles des personnages adoptant un comportement passif ou se révélant impuissants devant ce qui leur arrive, des personnages dont le réalisateur questionne la crédulité, ou qui présentent d’autres caractéristiques mises en évidence dans le point précédent.

Il est ici difficile de parler de mise en abyme, car le degré d’analogie entre le personnage et son référent est faible : la figure de spectateur et le spectateur réel peuvent être caractérisés de manières très différentes. Par ailleurs, les effets de spécularité, tels ceux qui ont été vus dans Signs ou The Happening, se font plus rares. C’est pourquoi l’expression de « métaphore réflexive » s’applique plus aisément : c’est par effet métaphorique que le personnage regardant est rapproché du spectateur.

2.2.1. Malcolm Crowe et l’impuissance du spectateur

Le premier personnage pour lequel une analyse en ce sens est pertinente est Malcolm, dans The Sixth Sense. La capacité spectatorielle de ce personnage est mise en évidence dès les premières minutes du film par une alternance de champs-contrechamps, monté en raccord regard. Ce montage appuie la direction du regard de Malcolm vers le petit Cole Sear, juste avant la rencontre des deux personnages. Le champ-contrechamp met en valeur le regard de Malcolm en trois temps. Dans un premier temps, Malcolm est filmé en plan rapproché, le regard rivé vers la caméra en lieu et place de Cole. Ce plan, frontal et appuyé d’un regard caméra, met en valeur ce regard dirigé, faisant d’emblée du pédopsychiatre un personnage regardant. Dans un

184 GERSTENKORN, Jacques, Op. cit., p. 10.

55 deuxième temps, Shyamalan cadre son personnage dans un plan moyen qui ouvre le champ de vision de celui-ci et accentue en même temps la direction de son regard vers le contrechamp dans lequel se trouve Cole. Enfin, dans un troisième temps, c’est par le plan en contrechamp, filmé en caméra subjective, que le réalisateur appuie encore une fois le regard de Malcolm, cherchant Cole qu’il perd brièvement de vue. La mécanique de cette scène pose donc d’emblée Malcolm en spectateur, car son regard et l’objet de celui-ci centrent l’attention. Cette scène constitue également une manière de faire comprendre au spectateur, censé s’identifier à la qualité de regardant du personnage, où il doit porter son attention.

M. Night Shyamalan, The Sixth Sense, 1999.

L’objet du regard de Malcolm est quant à lui cadré, notamment lorsque le personnage se rend dans l’appartement de Cole pour la première fois (il s’agit de la deuxième rencontre des protagonistes). Les deux personnages se trouvent mis en scène chacun d’un côté d’une embrasure de porte dont les contours forment un cadre autour de Cole, qui est regardé par Malcolm depuis l’extérieur. Après le regard, c’est donc son objet qui est mis en avant, par un surcadrage. Ce procédé de langage cinématographique est accentué par la porte qui se trouve derrière Cole et qui, sans opérer de frontière entre les deux personnages, soutient cependant le premier cadre de porte en le doublant. Il y a donc dans cette scène un double surcadrage mettant

56 en avant une relation de regardant-regardé entre les personnages. Malcolm étant cette fois encore le personnage regardant, cela confirme sa qualification de figure de spectateur.

M. Night Shyamalan, The Sixth Sense, 1999.

Par ailleurs, Malcolm devient également le témoin de la décomposition de son propre couple. Sans qu’il ne comprenne pourquoi, il constate qu’une frontière se dresse désormais entre lui et sa femme. Il assiste à ce qu’il pense être une aventure de la part de sa femme, et est incapable d’agir dessus : il en est le spectateur. Cela se manifeste particulièrement dans une scène dans laquelle il observe, depuis la cave de sa maison, un homme venu rendre visite à sa femme. Le spectateur retrouve dans ces plans les éléments de langage qui sont mis en évidence dans les deux passages analysés ci-dessus : champ-contrechamp, regard subjectif, regard cadré, raccord de regard et surcadrage sont présents simultanément dans cette scène, et constituent de la sorte une synthèse des éléments démontrant la qualité spectatorielle de Malcolm. De cette manière, le regard de Malcolm est à nouveau mis en avant. C’est à la fois son regard et l’objet de celui-ci qui sont surcadrés. Le champ-contrechamp, additionné au gros plan sur le visage de Malcolm, dont seul le regard n’est pas découpé par les carreaux, accentue cette position de spectateur. Cependant, désormais, une vitre sépare le personnage regardant et l’objet de son regard : Malcolm est ainsi exclu du récit.

M. Night Shyamalan, The Sixth Sense, 1999.

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Au centre de The Sixth Sense se pose la question de la crédulité de Malcolm. Il s’agit de croire, ou non, à l’existence des fantômes et à la capacité de Cole à les voir et à leur parler. L’enfant faisant figure de cinéaste185, la question est aussi de connaître le degré d’adhésion que développe le spectateur face à lui. Ainsi, c’est aussi la crédulité, parfois aveugle, du spectateur de son film que Shyamalan interroge et remet en question. En effet, Malcolm croit ce qu’il voit : que sa femme a un amant ; que Cole se fait du mal. Mais il ne perçoit pas que lui n’est plus visible aux yeux des autres, que seul Cole le voit, de la même manière que celui-ci est le seul à voir les fantômes. Ainsi, Malcolm ne parvient pas aux bonnes conclusions, jusqu’à ce qu’il assemble les pièces du puzzle, en même temps que le spectateur de The Sixth Sense.

À travers le traitement qu’il fait de ce personnage, Shyamalan met donc en scène une métaphore réflexive du spectateur. En utilisant le même langage cinématographique que celui qui entoure les personnages du premier axe, et en attribuant des traits spectatoriels à Malcolm, le réalisateur renvoie donc métaphoriquement au spectateur. Dès lors, il questionne ainsi la crédulité de chacun face aux récits, et manifeste le besoin d’une aide extérieure afin de regarder les bons indices.

2.2.2. Joseph Dunn et l’adhésion du spectateur

Dans son film suivant, Unbreakable, Shyamalan revient à nouveau sur la figure du spectateur à travers la question de sa crédulité. Joseph, le fils de David Dunn, représente cette instance. En effet, il est le témoin premier de la renaissance de son père en tant que super-héros, ainsi que le premier à croire les théories d’Elijah. En outre, il développe une fascination et une admiration à l’égard de son père à partir du moment où Elijah évoque devant lui sa croyance dans les capacités surhumaines de David.

Le personnage de Joseph est présenté d’emblée comme un regardant. En effet, sa première apparition à l’écran le montre la tête à l’envers, devant un écran de télévision, passant de chaine en chaine avant de s’arrêter sur les informations traitant d’un accident de train, qu’il identifiera comme celui de son père. Le jeu de champ-contrechamp manifeste que les plans sur la télévision sont tournés en caméra subjective. Le chiasme (télévision à l’envers – Joseph à l’envers – Joseph à l’endroit – télévision à l’endroit) effectué par la mise en scène appuie l’effet de caméra subjective en explicitant le renversement du garçon en même temps que celui de son point de vue. Par ailleurs, le champ-contrechamp se fait par un raccord de regard, qui finit de mettre en jeu le potentiel spectatoriel du personnage en dirigeant la perception du spectateur

185 Cf. Chapitre II, « 3.1. Cole Sear, cinéaste de la vérité », pp. 67-72.

58 réel vers l’objet du regard de Joseph. Ainsi, comme dans la scène de The Sixth Sense dans laquelle Malcolm observe Cole pour la première fois, Shyamalan montre au spectateur de son film vers où son regard doit se diriger à travers un personnage qui incarne une figure spectatorielle.

M. Night Shyamalan, Unbreakable, 2000.

Un autre élément de langage cinématographique qui caractérise la mise en scène de Joseph en tant que figure de spectateur est l’utilisation du surcadrage pour distinguer le garçon des autres personnages : à plusieurs reprises, Joseph apparaît à l’écart, derrière un cadre de porte ou de l’autre côté d’un embrasement. Depuis cet autre côté, il est le témoin passif du récit de la naissance du super-héros que devient David Dunn. Il n’a pas d’influence sur les croyances de celui-ci ou sur ses agissements, mais il en est le spectateur.

M. Night Shyamalan, Unbreakable, 2000.

La dernière séquence dans laquelle Joseph apparaît se déroule en deux temps. Dans un premier temps, la caméra, derrière l’épaule du personnage, le suit dans le couloir de manière à

59 ce que le spectateur du film découvre en même temps que lui la scène qui se déroule dans la cuisine. Le spectateur réel est ainsi accompagné de Joseph : ils bénéficient tous les deux d’un traitement similaire, et reçoivent les mêmes informations en même temps. Le garçon reste alors un moment à l’entrée de la cuisine, à observer cette scène depuis l’extérieur, comme le manifeste la frontière que constitue le cadre de porte. Le spectateur d’Unbreakable découvre la scène d’un point de vue parallèle à celui de Joseph, et traverse le pas de la porte en même temps que lui. Le surcadrage constitué par l’encadrement de la porte, s’il est plus suggéré que montré, accentue tout de même à nouveau la mise en scène de Joseph en tant que spectateur, extérieur au récit.

Dans un second temps, Shyamalan conclut la construction de son personnage par un enchaînement de plans qui alternent pour sujets Joseph, son père, et le journal papier révélant au jeune garçon que son père a accepté son destin de super-héros, et commis son premier acte en tant que tel. Le passage d’un plan moyen à un gros plan sur le visage de Joseph manifeste l’importance qu’a le regard de celui-ci sur son père : les yeux du garçon sont rivés sur David comme sur la fin d’un film émouvant. Par ailleurs, le point qui est fait, lors du gros plan, sur le visage de l’enfant, accompagné d’une faible profondeur de champ, achève d’attirer l’attention sur ce regard, qui semble essentiel à la reconnaissance du super-héros naissant.

M. Night Shyamalan, Unbreakable, 2000.

60

2.2.3. Les villageois et la manipulation du spectateur

Dans The Village, la présence d’une forme de spectateurs est incluse dans le récit lui- même : les villageois sont spectateurs des légendes instaurées par les Anciens pour les garder au sein du village. Les Anciens, qui se sont établis dans cette plaine par choix, mettent en scène la venue de créatures, auxquelles les habitants doivent faire des offrandes pour qu’elles restent dans les bois qui entourent le village. Dans l’autre sens, ces mises en scène suscitent une peur qui retient les villageois de se rendre dans les bois. Le but de ce mensonge fondateur est qu’ils ne découvrent jamais le monde extérieur, et continuent à vivre selon des lois indépendantes de la société moderne. Dès lors, les villageois sont les spectateurs crédules de cette mise en scène. Les légendes du village régissent ainsi la vie qui s’y déroule et les règles à y appliquer. Les habitants croient à ces légendes et ne les mettent jamais en question.

De la même manière qu’il le fera quatre ans plus tard dans The Happening, Shyamalan met en valeur la posture spectatorielle d’un ensemble de personnages en les mettant en scène dans une construction en miroir avec le spectateur du film. Celle-ci consiste à placer des acteurs face caméra, le regard dirigé vers l’objectif, de la même manière que les spectateurs de The Village regardent leur écran. Ainsi, spectateurs et personnages se regardent mutuellement, comme une personne qui se regarde dans un miroir.

M. Night Shyamalan, The Village, 2004.

Lorsque Lucius, l’un des jeunes villageois, est poignardé, c’est Ivy, personnage aveugle, qui est envoyée pour traverser les bois afin d’aller chercher de l’aide dans une ville. Elle est la seule à qui la vérité sur les monstres est révélée. C’est porteur de sens en ce qu’un personnage aveugle dispose dès lors d’un savoir supérieur à celui des voyants. Elle n’est plus spectatrice mais devient actrice des événements. Dans le film, il semble que le croire dépende du voir : les villageois ont été mis face à ces monstres des bois, qui sont en vérité les Anciens déguisés de vêtements rouges, représentatifs du mal. Shyamalan insiste dès lors sur les

61 couleurs : le rouge est dangereux, tandis que le jaune protège les habitants. Le fait de voir devient donc une garantie de vérité pour le personnage spectateur, alors qu’en réalité la monstration est manipulée. Shyamalan dénonce ainsi le danger de la crédulité aveugle des spectateurs envers les images. Il soutient simultanément que le savoir ne dépend pas de la perception visuelle, qui peut être manipulée : il y a toujours une instance qui choisit et dispose les informations.

2.2.4. Dr. Fletcher et la responsabilité du spectateur

Avec Split, Shyamalan propose de faire endosser le rôle de spectateur au Dr. Fletcher, psychiatre de Kevin Wendell Crumb et des personnalités qui partagent le corps de celui-ci. Si l’analogie entre ce personnage et un spectateur est faible, elle n’est pourtant pas inexistante, car il est représenté à plusieurs reprises de façon similaire aux figures de spectateur qui parcourent la filmographie de Shyamalan : surcadrage, mise en scène du regard, et mise en scène du personnage devant un écran.

Dès la première scène dans laquelle elle apparaît, le Dr. Fletcher est présentée comme un personnage regardant : avant de percevoir son visage, le spectateur de Split perçoit l’objet de son regard – les dessins de Barry – à deux reprises. C’est seulement lors du troisième plan qui la concerne qu’elle est effectivement à l’écran. Dans la même scène sont présents deux autres procédés que le réalisateur emploie pour mettre en évidence la figure de spectateur : la caméra subjective, d’abord, appuie le regard du Dr. Fletcher sur les troubles obsessionnels de Dennis ; le surcadrage, ensuite, alors que Dennis quitte le bureau sous les yeux de la psychiatre, manifeste que l’un et l’autre appartiennent à des espaces différents, et que Fletcher est aussi extérieure au récit de Kevin que le spectateur. Dans ce plan, le cadre de la porte sépare à nouveau le regardant du regardé, servant ainsi de frontière, et formant un écran entre le personnage de spectateur et l’objet de son regard.

La deuxième scène dans laquelle le potentiel spectatoriel du personnage est exploré est lorsque le Dr. Fletcher se rend au musée. Après un plan d’ensemble, Shyamalan présente l’objet du regard, un tableau, avant de revenir au personnage. Le réalisateur construit donc cette scène de la même manière que celle précédemment citée. Il donne ainsi plus d’importance à ce que le personnage regarde qu’au personnage lui-même.

62

M. Night Shyamalan, Split, 2016.

La dernière scène marquante quant aux qualités spectatorielles du Dr. Fletcher est celle où elle se rend dans la salle de vidéo-surveillance de son immeuble afin de voir le comportement du prétendu Barry à la sortie de son cabinet. Cette scène est significative car, en plus de placer le personnage du Dr. Fletcher devant un écran, c’est Shyamalan lui-même qui lui montre les images. Si c’est porteur de sens c’est parce que, d’un côté, le métier de réalisateur consiste en partie à donner accès à des images de cinéma au spectateur, et de l’autre, dans le film, Shyamalan est celui qui donne accès aux images à la figure spectatorielle. La présence du réalisateur dans cette scène, et le rôle qu’il y joue accentue donc la position de spectateur de la psychiatre.

Par ailleurs, le rapport qu’entretient le personnage aux écrans dans cette scène est particulier, car il implique une nécessité d’interprétation de sa part. Il s’agit de comprendre si la personnalité à laquelle Fletcher a parlé durant la séance est Barry ou Dennis. C’est en interprétant le comportement de la personnalité comme étant celle de quelqu’un qui en fait trop pour être réaliste, qu’elle comprend que Dennis a pris l’ascendant sur les autres personnalités, et que Barry a été mis à l’écart. Le propos que soutient par-là Shyamalan concerne à nouveau la crédulité du spectateur, mais est ici travaillé de manière à faire passer un message : le spectateur peut croire les images, mais celles-ci nécessitent une part d’interprétation, car la vérité ne se présente pas forcément de manière limpide.

M. Night Shyamalan, Split, 2016.

63

2.2.5. Les figures de l’axe deux devant des écrans

Avant de conclure ce point, il est important de faire remarquer que les figures de spectateurs analysées dans l’axe second se trouvent mises en scène devant un écran au moins une fois dans le film (excepté pour The Village, la narration, supposée placer les événements au XIXe siècle, rendant anachronique la présence d’un écran). Si ces scènes ne parviennent pas à faire de ces personnages les figures spectatorielles des films dans lesquels elles s’inscrivent, elles appuient cependant l’analyse en ce sens.

Ainsi, dans The Sixth Sense, Malcolm Crowe est filmé alors qu’il regarde la vidéo de son mariage, devant laquelle sa femme est endormie. Cette scène renforce l’idée qu’il est le témoin impuissant de la déconstruction de son propre couple. Joseph Dunn, dans Unbreakable, est introduit dans le récit face à un écran de télévision qui lui apprend l’accident de train de son père : il est le premier de l’entourage de David Dunn à prendre connaissance de l’accident, de la même manière qu’il est le premier à croire les propos d’Elijah Price. Quant au Dr. Fletcher, dans Split, c’est quand elle rejoint sa voisine devant la télévision, mais plus particulièrement lorsqu’elle est devant les vidéos de surveillance de son immeuble, qu’elle est dans cette position spectatorielle.

Ces scènes sont signifiantes, car elles orientent l’analyse du discours que Shyamalan fait du spectateur et de son rapport aux écrans. De plus, dans ces scènes, le degré d’analogie entre le personnage devant un écran et le spectateur du film est renforcé, ce qui induit une mise en abyme du spectateur, fonctionnant sur une relation de similitude. Ainsi, s’il n’est pas possible de faire de ces personnages des mises en abyme du spectateur tout au long des films, il faut cependant remarquer qu’il y a mise en abyme dans les scènes dans lesquelles ils sont devant des écrans.

2.3. Le discours proposé sur le spectateur

Dans sa filmographie, Shyamalan décrit donc différents types de spectateurs. Afin de faire cela, il emploie un langage cinématographique particulier, qui permet de mettre en avant plusieurs caractéristiques des figures spectatorielles, mais aussi de les reconnaître.

La première caractéristique du spectateur est sa passivité, ou son impossibilité d’agir concrètement sur les événements qui l’entourent. Cette impuissance est notamment manifestée par les raccords de regard, qui appuient la qualité de regardant du personnage. C’est le cas de Malcolm dans The Sixth Sense, de Joseph dans Unbreakable, ou encore de Merrill dans Signs. Pour ces personnages, le raccord de regard joue un rôle important afin de mettre en évidence

64 leur incapacité à se rapprocher des éléments actifs et à agir sur eux. Le procédé de montage est donc une manière de mettre en scène le regard, ce qui est une première façon de faire du personnage un spectateur.

Le surcadrage, quant à lui, joue un rôle multiple. Il est présent pour renvoyer le spectateur réel à sa propre condition. En effet, en instaurant une image seconde, le réalisateur questionne la relation qu’entretient la figure de spectateur avec celle-ci, et interroge par extension la relation de l’homme aux écrans. En constituant un cadre supplémentaire, le surcadrage est aussi un moyen de diriger le regard de la figure spectatorielle et du spectateur réel. Cette technique manifeste encore que le spectateur n’a jamais qu’un accès partiel aux événements, et que son regard est dirigé : le hors-cadre, en ce sens, fait sens autant que le cadre.

Enfin, Shyamalan insiste sur le degré d’adhésion du spectateur. En ce sens, Merrill et le Dr. Fletcher représentent les deux extrêmes possibles. Le premier croit aux images comme au réel, au point de ne plus distinguer les limites qui les séparent : c’est ainsi qu’il se retrouve à sommer les enfants de la vidéo qu’il regarde de se bouger afin qu’il puisse voir, comme s’ils appartenaient à la même diégèse que lui-même186. Le second choisit de ne pas croire à ces images, et de prendre du recul par rapport à ce qu’elles montrent, afin de les analyser et d’en sortir ce qui est vrai. Entre ces deux extrêmes se déclinent les autres personnages qui font figure de spectateur.

Par ailleurs, l’omniprésence des écrans à travers la filmographie de Shyamalan est porteuse de sens. En effet, ceux-ci apportent des informations essentielles aux spectateurs. Roland Carrée187 affirme pour sa part que ces écrans apportent une connaissance sur le monde :

Les petits écrans dont tous ces personnages font usage peuvent être vus […] comme des fenêtres, des ouvertures sur le monde qui leur permettent, d’une façon ou d’une autre, une connaissance et une maîtrise plus grande des codes qui le régissent.188

Cependant, le discours que le réalisateur porte sur la relation du spectateur aux écrans paraît plus nuancé que cela : les écrans, certes, sont présentés comme une « ouverture sur le monde »189, mais à condition que le regardant entretienne avec eux un rapport sain. En effet, le spectateur de Shyamalan est sujet à divers déboires qui rendent son rapport aux images dangereux : Merrill (Signs) est crédule et obsessionnel, Malcolm (The Sixth Sense) et les

186 CAMINADE DE SCHUYTTER, Violaine, « Le film à l’épreuve du doute », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 38. 187 CARREE, Roland, « Petits écrans, petits et grands », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 80- 92. 188 Ibid., p. 82. 189 Ibid.

65 villageois (The Village) ne distinguent pas le réel de la fiction, et les personnages de The Happening sont fascinés par les captations et deviennent dépendants des images que celles-ci véhiculent.

Regarder les écrans doit se faire, selon le discours qui sous-tend la filmographie de Shyamalan, suivant des conditions et une présence d’esprit particulières. Tel Joseph qui se retourne pour regarder les informations à la télévision dans les premières minutes d’Unbreakable, regarder un film doit se faire dans une posture particulière. C’est ce que fait le Dr. Fletcher, dans Split, lorsqu’elle interprète ce qu’elle voit sur les écrans de surveillance : elle ne se contente pas de ce qui est montré, mais cherche à distinguer ce que la vidéo ne permet pas de voir. Les images proposent des informations qui sont manipulées, le spectateur doit donc les analyser et les interpréter pour en dégager le vrai.

66

3. Mise en scène de la figure de cinéaste

Dans ses films, Shyamalan met également en scène des figures qui renvoient aux instances de réalisateurs ou de scénaristes. Si aucune distinction n’est faite dans cette étude entre ces instances, c’est parce que les traits qui sont attribués aux personnages qui les représentent sont communs. Dès, lors, un terme unique est généralement employé dans le développement, celui de « cinéaste ». S’il semble pertinent de réunir les deux mots, c’est parce que Shyamalan est le scénariste et le réalisateur de la plupart de ses films. Ainsi, il est possible de voir dans les personnages analysés dans la suite de ce point des cinéastes, qu’ils entretiennent plus de caractéristiques communes avec un scénariste ou avec un réalisateur. Comme pour l’analyse des figures de spectateur, la notion de réduplication que Dällenbach fournit dans sa typologie est utile afin de distinguer les mises en abymes des autres figures de réflexivité.

3.1. Cole Sear, cinéaste de la vérité

3.1.1. Cinéaste passeur

Le personnage de Cole Sear, dans The Sixth Sense, représente une frontière entre deux mondes – celui des vivants et celui des morts – par son aptitude à voir des personnes décédées et à communiquer avec elles. À cause de cette capacité, il lui revient d’aider les fantômes qui s’imposent à lui à raconter leur vérité en atteignant les vivants. Il a donc une mission de transmission de récits.

Shyamalan illustre la position intermédiaire de Cole par sa mise en scène en tant qu’un enfant qui passe des portes, ce motif étant fortement présent autour du personnage. En effet, dès la première séquence dans laquelle le garçon est présent, il passe deux portes. La première pour sortir de chez lui, et la seconde pour entrer dans l’Église. C’est d’ailleurs ainsi qu’il apparaît à l’écran pour la première fois : lorsqu’il sort de chez lui et que Malcolm l’aperçoit, en même temps que le spectateur, il passe une porte, et entre de la sorte littéralement dans la diégèse. De cette manière, il devient donc visible à l’œil du spectateur (tant celui que représente Malcolm que celui du film). En outre, lorsqu’il entre dans l’église, il se retire à la perception du spectateur, et sort ainsi un instant du récit. C’est seulement si le spectateur – Malcolm – le suit dans le bâtiment, en entrant dans le cadre, qu’il pourra continuer à le voir. Ainsi, le cinéaste que représente Cole attire le spectateur dans un espace différent, celui de la diégèse. Le motif de la porte revient de façon récurrente dans le film, il est donc pertinent d’y voir un indice de

67 la façon dont Shyamalan construit son personnage : Cole devient passeur, garant du passage d’informations d’un espace à l’autre.

M. Night Shyamalan, The Sixth Sense, 1999.

Cette figure d’entre-deux peut donc être envisagée comme une métaphore de la figure de cinéaste, qui est entre la réalité et la fiction, entre un côté et l’autre de la caméra. Le cinéaste est en effet une instance qui s’inscrit dans le réel, derrière la caméra, mais produit ce qui se passe devant celle-ci. Il est donc impliqué dans deux espaces, et passe de l’un à l’autre. Dès lors, s’il voyage d’un côté à l’autre de la caméra, il fait figure de passeur. Le motif de la porte étant une forme de surcadrage au cinéma, il semble dès lors pertinent de considérer que Cole représente l’instance du cinéaste, placée au bord du cadre, comme Shyamalan lui-même lors de ses caméos dans The Village et Signs190. Ainsi, Cole peut être envisagé comme la représentation de l’instance du cinéaste car il est d’un côté et de l’autre du cadre, oscillant entre les vivants et les morts comme le cinéaste oscille entre la réalité et la fiction.

3.1.2. Cinéaste du hors-champ

La représentation de Cole en figure de cinéaste passe par d’autres métaphores. D’abord, le port des lunettes de son père constitue un cadrage devant ses yeux. Vidées de leurs verres, ces lunettes ne sont plus que deux grands rectangles, deux cadres à travers lesquels il

190 Cf. Chapitre I, « 3.1. Caméos », p. 19.

68 regarde le monde : l’enfant cadre donc volontairement ce qu’il regarde. Cela peut également faire penser au stéréotype du réalisateur ou du photographe qui forme un rectangle avec ses doigts afin de former un cadre sur la surface qu’il souhaite capturer. Le surcadrage est une notion qui a été considérée comme importante autour de la figure du spectateur. Ce qui différencie l’emploi qui en est fait pour la figure de cinéaste est que celui-ci cadre volontairement l’objet de son regard. En effet, alors que le spectateur est contraint par le surcadrage, qui détermine son regard, le même procédé de langage cinématographique constitue un choix pour le cinéaste, qui détermine lui-même ce qui est donné à voir.

M. Night Shyamalan, The Sixth Sense, 1999.

Ensuite, la scène dans laquelle Cole discute avec Malcolm depuis l’arrière du canapé de son salon semble évoquer le concept du hors-champ : si le personnage est effectivement au sein de l’espace du champ de la caméra, le canapé le fait sortir du champ de perception de Malcolm. En outre, la conscience du hors-champ est manifeste car Cole parle depuis celui-ci : ainsi, Malcolm, spectateur, est conscient du hors-champ grâce au son.

M. Night Shyamalan, The Sixth Sense, 1999.

Ceci pourrait être une manière de signaler au spectateur l’importance du hors-champ. Ce concept, en effet, est essentiel dans le cinéma de Shyamalan, comme le remarque Myriam

69

Villain dans son analyse de The Village191. Elle note que le cadre est une limite qui empêche de voir192, et ajoute que le hors-champ, qui constitue une force du cinéma de Shyamalan, n’y fonctionne pas sans le son, paramètre indispensable193. Le hors-champ dans The Village a été analysé à plusieurs reprises, notamment par Ghislaine Lassiaz, qui fait même du concept l’enjeu de ce récit194. Cependant, le hors-champ est tout aussi important dans les autres films du réalisateur. Ainsi, lorsque Cole parle à Malcolm, identifié comme figure de spectateur, depuis un espace hors du champ de vision de celui-ci, c’est le réalisateur qui insiste sur l’importance du hors-champ dans son cinéma

Le discours que tient Cole sur les fantômes lorsqu’il se confesse à Malcolm renforce l’idée que le spectateur doit voir au-delà du champ : « They only see what they wanna see »195, dit-il à Malcolm, fantôme inconscient de sa propre condition. Ainsi, Shyamalan à travers la figure de Cole, s’adresse au spectateur s’identifiant à Malcolm, et lui intime de se pas se contenter de ce qu’il voit effectivement : le hors-champ fait sens autant que le champ.

3.1.3. Cinéaste conteur

Par ailleurs, être cinéaste, c’est raconter des histoires. Or, comme l’explique Weinstock dans son introduction à l’ouvrage collectif « Critical Approaches to the Films of M. Night Shyamalan »196, c’est exactement ce pour quoi les fantômes se rapprochent de Cole : pour qu’il raconte leur histoire197. Lorsque la jeune Kyra, décédée, lui demande de l’aide, il se met en chemin pour faire ce qu’elle attend de lui. Il se rend ainsi aux funérailles de la jeune fille afin de transmettre à son père une cassette vidéo contentant la preuve que Kyra a été empoisonnée par sa mère.

Dans cette séquence la notion de transmission est centrale : Cole transmet, au sens littéral, la vérité, en donnant la vidéo au père de Kyra, qui la regarde immédiatement. La mise en scène de la cassette appuie à la fois l’idée de transmission et celle de révélation. L’objet est tendu par Cole, et le mouvement de passation prend beaucoup de place dans le plan. De plus,

191 VILLAIN, Myriam, « Une injonction à la transgression », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., pp. 104-111. 192 Ibid., p. 108. 193 Ibid., p. 110. 194 LASSIAZ, Ghislaine, « Introduction. Inclassable », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., p. 23. 195 SHYAMALAN, M. Night, The Sixth Sense, 1999. 196 WEINSTOCK, Jeffrey Andrew (dir.), Op. cit. 197 WEINSTOCK, Jeffrey Andrew, « Telling Stories about Telling Stories », dans WEINSTOCK, Jeffrey Andrew (dir.), Op. cit., p. xvii.

70 parce qu’elle est contenue dans une boîte, dont le papa de Kyra doit ouvrir le couvercle, il y a une mise en scène de la révélation.

M. Night Shyamalan, The Sixth Sense, 1999.

Cette séquence constitue également un récit au sein du récit : le jeune Cole est responsable de la transmission de l’histoire de Kyra. Il prend en charge ce récit afin de le délivrer à la famille de la jeune fille. Et ce récit qu’il transmet respecte les règles de construction de la narration qu’il a lui-même énoncée à Malcolm : alors que celui-ci ne sait pas raconter un conte, Cole lui dit « We have to add some twists and stuff »198. C’est ce qu’il se passe quand la vérité sur la mort de sa fille est révélée au père de Kyra. Pour Jean-François Baillon199, cette capacité à raconter les histoires correctement peut à elle seule supporter l’idée de Cole comme métaphore du cinéaste :

La première confession, la plus complète, comporte un certain nombre d’éléments qui permettent d’assimiler Cole à une figure de cinéaste – notamment la fabrication de dessins, assimilables à des storyboards par exemple. Cole, à la différence de Malcolm, est aussi expert en fabrication de récits : il sait qu’il faut introduire « twists and stuff » (« des retournements inattendus et ce genre de choses ») pour rendre une histoire intéressante200

Ainsi, Cole fait bien œuvre de figure de cinéaste au sein de The Sixth Sense. En outre, il constitue également un type de cinéaste : il est guide, passeur de vérité. Ancré dans la frontière qui sépare les morts des vivants, comme dans celle qui sépare la fiction de la réalité, il est chargé de présenter le cinéaste comme une figure positive, qui cherche à transmettre une vérité inaccessible au spectateur. Il n’est pas possible de parler de mise en abyme de l’instance du cinéaste dans ce film, car le degré d’analogie entre Cole et un réalisateur ou un scénariste reste peu élevé : au-delà d’une maîtrise du « savoir raconter », il y a peu de mises en scène du

198 SHYAMALAN, M. Night, The Sixth Sense, 1999. 199 BAILLON, Jean-François, « Différer l’identification », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., pp. 96-103. 200 Ibid., p. 98.

71 personnage dans une position qui l’assimile clairement à un cinéaste. Cependant, il semble que les idées du cinéaste sur le hors-champ et sur la manière de le considérer soient, elles, mises en abyme.

3.2. Morgan Hess, cinéaste du voir : diriger le regard

Dans Signs, la mise en scène de Morgan Hess en tant que figure de cinéaste est moins évidente, et moins mise en valeur dans le film. Cependant, il est possible de voir dans la construction de ce personnage une figure de réflexivité : Morgan est un personnage qui guide la perception, qui montre où regarder. Ghislaine Lassiaz voit dans Signs un film sur le voir, et note déjà le rôle que joue Morgan dans cette perspective :

Dès les premières minutes de Signes, Morgan prend son père par le menton et fait pivoter son visage vers le hors-champ pour lui montrer ce qui y retient son regard. Le ton est donné ; toute la trajectoire du film conduira à voir.201

Dans cette même scène, l’opposition entre Morgan et son père, Graham, se dessine à travers l’inaptitude de ce dernier à regarder où il faut sans son fils. En effet, après avoir retrouvé Morgan, il tourne la tête de celui-ci vers lui-même pour qu’il lui explique ce qu’il s’est passé. En réponse à cela, Morgan fait à son tour pivoter la tête de son père et dirige ainsi son regard vers ce qui importe : les crop circles qui sont apparus dans les champs. Dès lors, Morgan est présenté d’emblée comme le personnage qui permet à ceux qui ne regardent pas où il faut de voir.

M. Night Shyamalan, Signs, 2001.

201 LASSIAZ, Ghislaine, « Introduction. Inclassable », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., pp. 21-22.

72

Par ailleurs, la représentation de Morgan comme une figure de cinéaste est renforcée lorsqu’il est mis en scène avec un objectif de télescope dirigé vers le ciel. Le contrechamp de ce plan montre l’objet du regard du garçon, le ciel, surcadré par les contours de l’objectif. Comme pour Cole Sear, le surcadrage est volontaire de la part de Morgan : il cadre son regard, et choisit de diriger l’objectif comme il l’entend ; il ne subit pas les contours du cadre comme un cache.

M. Night Shyamalan, Signs, 2001.

Cette scène résume l’idée que Morgan est un personnage qui cherche – ici avec un objectif – la vérité, afin de la transmettre à sa famille. En cela il est différent de Merrill, qui reçoit les informations sans filtre, et de son père, qui refuse les informations. Puisqu’il cherche, en allant à la bibliothèque ou en fouillant le ciel avec son objectif, il n’est pas passif, et donc pas spectateur. Et puisqu’il transmet, il peut être vu comme la représentation d’un cinéaste.

Par ailleurs, Morgan considère la télévision comme un vecteur de vérité, un moyen de transmettre celle-ci. En effet, lorsque la famille Hess allume finalement la télévision pour regarder les actualités, et qu’ils voient un programme sur la présence d’OVNIS dans le ciel, Morgan estime essentiel d’enregistrer ce programme et explique à sa sœur l’importance de ce moment : « We need to record this so you can show your children this tape and say you where there »202. La transmission est donc essentielle pour le garçon : assimiler les informations n’a donc d’importance pour ce personnage que s’il peut les communiquer à quelqu’un d’autre. Ainsi, Morgan représente une figure de cinéaste donc le but est d’apporter la vérité au spectateur, après avoir lui-même fait les démarches pour la comprendre.

202 SHYAMALAN, M. Night, Signs, 2001.

73

3.3. Les Anciens du Village et Vick, cinéastes politiques

Avec The Village et Lady in the Water, Shyamalan donne à ses films un tournant idéologique, voire politique, à travers les personnages qui peuvent faire l’objet d’une métaphore du cinéaste, en raison de leur potentiel créateur. Dans The Village, c’est via l’Histoire qu’ils refondent et les créatures qu’ils mettent en scène que les Anciens se rapprochent de l’instance du cinéaste. Dans Lady in the Water, Vick, écrivain, est pressenti comme étant à l’origine d’un grand changement dans le monde.

Comme vu dans le point précédent, concernant la représentation des figures de spectateurs, la population du village est divisée en deux : les villageois, figures spectatorielles passives, et les Anciens, metteurs en scène de l’horreur qui entoure le Village. Ceux-ci réécrivent le récit de leur propre Histoire et mettent en scène un spectacle destiné aux générations suivantes afin qu’elles adhèrent à leur mode de vie sans chercher à rejoindre les villes. Les habitants ne disposent d’aucun accès au monde extérieur, ni même de connaissance de ce celui-ci. Se croyant au XIXe siècle alors qu’ils sont au XXIe siècle, les villageois sont aveuglés par les récits et mises en scène des Anciens. Weinstock remarque que l’idéologie véhiculée par ce film tend vers le domaine politique :

The Village, like Shyamalan’s other films, finally is a story about the power of stories to construct our sense of reality. It ends up, however, being darker and more cynical than his other films because it emphasizes the way in which narrative can be used as a tool of political control.203

Pour la première fois, Shyamalan propose donc ouvertement un discours politique sur le monde qui l’entoure : ce n’est plus seulement une réflexion sur le cinéma, mais sur le fonctionnement du monde contemporain. Cependant, ce qui est particulièrement à retenir de l’analyse de Weinstock est qu’il décèle dans le cinéma de Shyamalan un discours sur le pouvoir des histoires à établir notre perception de la réalité204. Ainsi, le réalisateur donnerait au récit le pouvoir de changer notre appréhension du monde. En ce sens, le récit que Shyamalan construit met aussi en garde sur le pouvoir des cinéastes – en tant que créateurs d’histoires – à manipuler le spectateur et à influer sa perception : produit idéologique, le récit dispose d’un pouvoir sur celui qui le reçoit.

Le travail qu’effectue Shyamalan dans Lady in the Water est similaire à celui accompli dans The Village. En effet, il s’agit aussi de mettre en scène le pouvoir du récit et de celui qui

203 WEINSTOCK, Jeffrey Andrew, « Telling stories about telling stories », dans WEINSTOCK, Jeffrey Andrew (dir.), Op. cit., p. xxi. 204 Ibid.

74 le crée sur les personnes qui le réceptionnent. Dans ce film, cela se manifeste à travers le personnage de Vick (interprété par Shyamalan lui-même, ce qui peut induire une extension du domaine littéraire à celui cinématographique), écrivain dont l’œuvre en construction doit influer sur un homme qui deviendra le dirigeant du pays, et dont les idées inspirées par ce texte résonneront dans le monde entier. Ces écrits sont donc pressentis comme « the seeds of change »205. Le réalisateur donne ainsi à nouveau au récit un pouvoir important sur le monde.

Par ailleurs, en faisant du personnage d’écrivain une des clés de la survie de Story, Shyamalan renvoie métaphoriquement à l’importance de l’instance qui est derrière la création des histoires. Ainsi une histoire n’a pas de sens, pas de légitimité sans son créateur. C’est dès lors une manière de donner au cinéaste un pouvoir sur son film. Au regard du refus que Shyamalan aurait opposé à Disney, quand les producteurs lui ont demandé de changer des éléments de son scénario pour le rendre plus acceptable pour la société206, cela semble être une défense selon laquelle le cinéaste, étant à l’origine de l’histoire, a des droits sur celle-ci que d’autres instances de la production n’ont pas.

3.4. Elijah Price, cinéaste du savoir et du pouvoir

3.4.1. Elijah maître de la mise en scène

Avec Elijah Price, Shyamalan donne à l’inscription de figures de cinéastes dans ses films une place plus importante. Présent dans Unbreakable en 2000, et dans Glass en 2019, ce personnage est construit sur sa qualité de véritable maître d’œuvre des événements du récit. Contrairement à ce que sa condition physique pourrait induire, Elijah n’est pas un personnage qui subit les événements : il les provoque et les organise.

Dans Unbreakable, d’abord, il est à l’origine de la remise en question existentielle de David Dunn. Il s’avère également être l’initiateur de l’accident de train qui révèle les capacités surhumaines de celui-ci. La scène finale du film présente l’arrière-boutique de « Limited Edition », la galerie d’Elijah, qui est encombrée de plans, d’articles de presse et de dessins qui déterminent le personnage par sa qualité d’organisateur des événements. Dans Glass, ensuite, il se révèle être le seul à pouvoir raviver la croyance de David Dunn en ses capacités extraordinaires et celle de la Horde en l’existence et les pouvoirs de la Bête. Dans les deux films, en étudiant les comics qu’il assimile à des livres d’Histoire, il fait des recherches afin de comprendre le fonctionnement du monde et sa place dans celui-ci. À partir de ses recherches,

205 SHYAMALAN, M. Night, Lady in the Water, 2006. 206 BAMBERGER, Michael, Op. cit., pp. 40-49.

75 de la même manière que Morgan dans Signs, il cherche à informer la population et à transmettre la vérité, mais aussi à organiser les événements : il les planifie tels qu’il les conçoit à partir des comics.

En outre, dans ce second film, sa position se radicalise : il est à l’origine de tout ce qu’il se passe autour de lui dans l’hôpital psychiatrique. En effet, il manipule les infirmiers en prenant le contrôle des caméras de surveillance et des systèmes de sécurité, les menant exactement à faire ce qu’il entend d’eux. Ainsi, de la même manière que Shyamalan le fait dans ses films, célèbres pour leurs twists finaux, Elijah manipule ses spectateurs, comme le fait remarquer un jeune homme dans un magasin de comics à la fin de Glass :

He’s too smart. That’s why he’s the mastermind. He’ll never tell you his real point. He sets everybody up, get some looking in one direction […] There’s always a real plan.207

Ainsi, le spectateur de Glass a accès aux mêmes informations que le Dr. Staple et les infirmiers : les deux cinéastes, le vrai et sa représentation filmique, détournent l’attention de leurs spectateurs vers certains événements, tandis que dans l’ombre ils mettent en œuvre un plan caché. Mais la propension d’Elijah à organiser ses plans tend à la mégalomanie : il se pose en grand maître des événements et à l’origine d’un épisode de l’Histoire du monde et de la création des super-humains qui l’entourent, comme il le dit à la Bête avant de mourir : « I created you as I created David »208. Ainsi, Elijah Price devient un cinéaste mégalomane et manipulateur, la mégalomanie étant un reproche que certains critiques ont fait à l’encontre de Shyamalan après la sortie de Lady in the Water209. Dès lors, le parallèle entre le personnage et le réalisateur devient plus évident. Il est déjà possible de soutenir qu’avec le personnage d’Elijah, Shyamalan construit une métaphore réflexive de lui-même en tant que cinéaste.

3.4.2. Elijah à la fois à l’intérieur et hors du cadre

Outre les éléments narratifs qui permettent la comparaison d’Elijah à une instance de cinéaste, les effets d’écriture et certains motifs des deux films dans lesquels il apparaît renforcent cette idée. La présence de reflets, de miroirs ou de toute autre surface réfléchissante qui entoure le personnage est un élément qui tend à faire d’Elijah une métaphore de cinéaste. Dans Unbreakable, le motif du miroir revient en effet à chaque étape de vie d’Elijah : juste après sa naissance, alors que le spectateur découvre qu’il nait avec des os brisés ; lors de son

207 SHYAMALAN, M. Night, Glass, 2019. 208 Ibid. 209 LASSIAZ, Ghislaine, « Introduction. Inclassable », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., p. 14.

76 enfance, quand sa passion pour les comics est révélée ; à l’âge adulte, le spectateur apprenant qu’il a fait de cette passion son métier.

M. Night Shyamalan, Unbreakable, 2000.

Dans Glass, lorsque le spectateur le voit conscient pour la première fois, c’est dans le reflet d’un écran de surveillance. De plus, son surnom, Mr. Glass, renvoie à la fois à sa maladie et à cette notion de miroir, tout comme le fait que sa canne soit en verre, et qu’il tue un infirmier avec des brisures de miroir.

M. Night Shyamalan, Glass, 2019.

En outre, dans Unbreakable, alors qu’il sort du stade après avoir assisté pour la première fois à une démonstration des pouvoirs d’intuition de David Dunn, Elijah est mis en scène dans une position qui n’est pas sans faire penser à celle de Shyamalan lors de son caméo dans Signs, son film suivant : dans une voiture, il est placé au bord du cadre que constitue la fenêtre de la portière, la caméra, à sa droite le filme de profil.

M. Night Shyamalan, Unbreakable, 2000.

M. Night Shyamalan, Signs, 2001.

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Les deux plans sont très similaires : l’échelle de plan est la même, tout comme la composition de l’image ; l’acteur est filmé depuis l’intérieur de l’habitacle, de manière à ce que le spectateur soit comme assis avec lui dans la voiture. Il semble donc pertinent de faire un parallèle entre les deux scènes. Le cinéaste étant une instance qui se situe à la frontière entre le réel et le filmé, cette mise en scène en bord de cadre est une forme de comparaison du personnage au cinéaste. Par ailleurs, le fait qu’Elijah croie en l’histoire des comics comme en l’Histoire de l’Homme le place déjà sur la frontière de deux espaces diégétiques a priori séparés.

Ces deux éléments – le motif du reflet et cette position en bord de fenêtre – ont en commun de placer le personnage à la frontière entre deux espaces séparés par un cadre. En présentant son personnage d’Elijah à travers son reflet, Shyamalan le situe dans un univers diégétique (celui du film), tout en inscrivant une part de ce même personnage dans une autre diégèse, celle que contient la surface réfléchissante. C’est le même discours qu’entretient le réalisateur lorsqu’il filme son personnage en bord de cadre. Dès lors, le discours soutenu par le réalisateur est que le cinéaste est à la frontière entre deux espaces diégétiques : il se situe dans l’espace premier, mais inscrit une part de lui-même dans l’espace second. Dès lors, il faut peut- être considérer dans la filmographie de Shyamalan une part d’autobiographie : il inscrirait une part de lui-même dans ses films.

3.4.3. Elijah et la subjectivité du regard

Par ailleurs, il est possible de discerner dans la médiation du regard d’Elijah un sens particulier, notamment parce que cette mise en scène est appuyée d’un montage en fondus enchaînés qui manifeste que ce que le spectateur voit, il le voit du point de vue d’Elijah. Deux scènes, la première dans Unbreakable et la seconde dans Glass, mettent cette idée particulièrement en avant.

Dans son essai sur les images enchâssées210, Amiel distingue plusieurs techniques d’enchâssement au cinéma211. Parmi celles-ci, les fondus enchaînés sont définis comme un moyen d’articuler deux images en laissant deux plans en surimpression212. Amiel voit dans l’articulation de ces deux images « un rapport univoque, où l’une apparaît comme l’"objet" de l’autre »213. Il ajoute que l’image-objet peut être le fruit de l’imagination de son producteur,

210 AMIEL, Vincent, Op. cit. 211 Ibid., pp. 75-94. 212 Ibid., p. 79. 213 Ibid.

78 d’une obsession, ou encore d’une vision214. Dans les deux scènes concernées, Shyamalan inscrit son personnage dans une relation qui peut correspondre aux définitions d’Amiel.

La première de ces scènes se déroule après la chute d’Elijah dans les escaliers du métro. Le spectateur retrouve le personnage couché sur un lit d’hôpital, observant Audrey – la femme de David Dunn – qui est située hors champ. Afin de représenter la transmission de l’objet du regard de son personnage, le réalisateur effectue d’abord un lent zoom avant, centré sur l’œil d’Elijah. Il réalise ensuite un fondu enchainé qui peut se décomposer en plusieurs étapes. Sur l’œil du personnage filmé en gros plan est surimprimé le logo de l’hôpital. Celui-ci, en forme de cercle, double l’œil en mimant la forme d’un iris, puisqu’il est large et percé en son centre. Le plan suivant se substitue alors à celui du visage d’Elijah : le logo, motif du second plan, est présent sur une vitre qui sépare le personnage du personnel de l’hôpital. Le point, qui était fait sur le logo, bascule sur ce qu’il y a derrière la vitre, soit Audrey, qui est alors cadrée au centre du logo-iris. Ainsi, le réalisateur montre l’objet du regard de son personnage, et, en effectuant un fondu enchaîné qui insiste sur l’œil d’Elijah et sa forme, il appuie l’idée que c’est à travers le prisme de cet œil que le spectateur regarde Audrey, voire même le film dans son ensemble. Ce fondu enchaîné pourrait correspondre à ce qu’Amiel identifie comme un moyen de présenter une obsession215. En effet, Elijah, étant obsédé par David Dunn, ne devrait pas connaître Audrey, mais est parvenu à la rencontrer. Celle-ci est ainsi un indice de l’obsession d’Elijah pour David.

M. Night Shyamalan, Unbreakable, 2000.

214 Ibid. 215 Ibid.

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Dans la seconde scène, située dans Glass, le fondu enchainé est composé dans le sens inverse : c’est en partant d’une autre scène que le réalisateur revient sur le regard d’Elijah. En effet, après avoir assisté à un épisode de l’enfance du personnage, le spectateur regarde l’œil de celui-ci apparaître au rythme du mouvement circulaire de l’attraction foraine. Bien que placés à l’horizontale, alors que l’œil sera vu verticalement, les arceaux de l’attraction évoquent déjà la forme en amande d’un œil. Dans le même temps, l’attraction tournant sur elle-même, un mouvement circulaire se manifeste dans le ciel : ce mouvement est celui que le jeune Elijah voit. Parallèlement, l’œil de celui-ci apparaît progressivement au centre de l’image grâce au fondu enchainé. Le spectateur est alors contraint de regarder le noir de cet œil, dans lequel il voit le reflet d’un infirmier. L’œil filmé en très gros plan prend toute la place de l’image, et le mouvement circulaire du plan précédent finit d’attirer l’attention sur le centre de l’œil. Une nouvelle fois, cela manifeste que le spectateur est contraint de voir à travers le prisme du regard d’Elijah. Par ailleurs, ce fondu enchaîné peut être assimilé à ce qu’Amiel identifie comme une image mentale qui manifeste un souvenir du personnage216 : il fait le lien avec un flash-back qui se situe dans l’enfance de celui-ci. Ceci renforce donc la subjectivité du récit, qui est centrée sur le point de vue d’Elijah.

M. Night Shyamalan, Glass, 2019.

Ainsi, l’œil d’Elijah constitue, dans les deux films, un médium de la perception du spectateur. Cela implique que le spectateur voit à travers le prisme d’un regard, celui du cinéaste, et que sa perception est indissociable de ce que celui-ci choisit de regarder et de montrer.

216 Ibid.

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3.4.4. Elijah et le regard hors-normes

En lisant dans une même perspective le motif du reflet et celui du prisme du regard d’Elijah Price, il est possible de déterminer l’idée que le personnage a un regard tronqué et subjectif sur les événements. En somme, il voit différemment comme l’observe Matt Yockey dans son étude217 du super héros de Unbreakable :

As Elijah rotates the comic in order to look at it right side up, Shyamalan rotates the camera 360 degrees, keeping it in an upside-down persepctive for the majority of the shot. This visual flourish indicates Elijah’s subjectivity as a child while emphasizing the distorded way in which he actualizes his understanding of the world. […]. / However, as noted, Elijah’s perspective, per generic convention, is distorted. This distortion is emphasized by another visual motif Shyamalan uses in relation to Elijah – that of the reflected image. This is first employed in the opening sequence of Elijah’s birth. This scene, set in a department store, is almost entirely seen in the reflection of the store’s mirrors. This establishes the essential barrier between Elijah and the rest of the world – a world he sees literelly and figuratively in reverse. It also further associates him with glass, the character’s fragile physical and emotional self reiterated in the film’s mise en scène. »218

Ainsi, à travers ces deux motifs, Shyamalan insinue que le spectateur voit à travers le prisme du regard d’Elijah, mais que ce regard est distordu. Cette idée se retrouve dans le scénario du film alors que la maman d’Elijah présente une œuvre de comics à David Dunn. Elle lui explique que la distorsion du regard du méchant se retrouve dans la mise en scène des yeux de celui-ci : « See the villain’s eyes ? They are larger than other characters’. They insinuate a slightly skewed perspective on how they see the world, just off normal »219.

Cela s’applique à Elijah, comme ce sera confirmé dix-neuf ans plus tard dans Glass. En effet, si un parallèle est fait entre la phrase suivante de la maman du personnage et les événements du dernier film de la trilogie, il semble que Shyamalan annonce la suite : « But [Elijah] says there’s always two kinds. There’s the soldier villain who fights the hero with his hands, and then there’s the real threat, the brilliant and evil archenemy who fights the hero with his mind ». Ceci renvoie anachroniquement à Glass, mettant en scène le monstre de Split, associé à Elijah, le cerveau des opérations, contre David Dunn, le super héros. Ainsi il est possible d’affirmer qu’Elijah est bien le super-méchant, et que la distorsion du regard que sa maman observe chez un personnage de comics s’applique à lui également.

Dès lors, étant indiqué que le personnage fait figure de cinéaste, il faut voir ici un discours portant sur ce que le cinéaste réel produit : un film qui passe par sa subjectivité, celle-

217 YOCKEY, Matt, « Unbreak my heart. The Melodramatic superhero in Unbreakable », dans WEINSTOCK, Jeffrey Andrew (dir.), Op. cit., pp. 159-174. 218 Ibid., p. 171. 219 SHYAMALAN, M. Night, Unbreakable, 2000.

81 ci modifiant sa perception des images. Ainsi, la réflexion que produit Shyamalan sur les pouvoirs du cinéma se rattache à l’idée que la subjectivité du cinéaste se retrouve dans les images qu’il filme et transmet : le spectateur n’a ainsi pas accès à une vérité totale et objective, mais à des vérités vues à travers le prisme du regard d’un cinéaste.

3.5. Rebecca et le manifeste cinématographique

3.5.1. Rebecca alter-ego de M. Night Shyamalan

Avec The Visit, Shyamalan signe ce qui tend à constituer un manifeste cinématographique. À travers le personnage de Rebecca – qui utilise sa caméra afin de réaliser un documentaire sur sa rencontre avec ses grands-parents – il livre des idées sur le cinéma, sur ce que celui-ci doit produire et sur la façon dont il est possible d’y parvenir. Suivant cela, Carrée voit même dans ce jeune personnage un alter-ego du réalisateur :

Avec The Visit notamment, le cinéaste, qui n’y apparaît exceptionnellement pas en tant qu’acteur alors qu’il le faisait quasi systématiquement dans ses autres films, semble trouver en la jeune cinéaste en herbe Rebecca une alter-ego à qui il offre la possibilité de construire un film, de réfléchir sur la meilleure mise en scène à adopter, et de se montrer par moments en apparaissant devant la caméra220

Dans cette perspective, les idées qui sont transmises par Rebecca seraient celles de Shyamalan : The Visit, premier film que le réalisateur co-produit avec Jason Blum, sort à une période qui est pour lui celle d’un renouveau cinématographique221. Celui-ci passe par un renversement budgétaire et esthétique, et le film est tourné dans une logique de low cost222. Il est dès lors possible de voir dans le mode du found footage une forme de métaphore des conditions budgétaires et de tournage. Roland Carrée voit quant à lui dans ce renversement un retour de Shyamalan au cinéma de ses débuts, alors que ses films – notamment Praying with Anger – étaient marqués par une tendance à l’autobiographie223. Ainsi, voir dans Rebecca un double du réalisateur serait pertinent, car tous ces éléments tendent à faire d’elle une forme de porte-parole de celui-ci.

3.5.2. Rebecca comme reflet du cinéaste

La présence d’un miroir dans la chambre des enfants jalonne le film. Placé au-dessus du bureau sur lequel Rebecca travaille son film, ce motif apparait à des moments clés de la

220 CARREE, Roland, « Petits écrans, petits et grands », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 90. 221 Ibid. 222 Ibid. 223 Ibid.

82 narration, pendant que la jeune fille visionne les rushes qu’elle a tourné, ou encore lorsqu’elle explique à son frère ses choix musicaux pour son documentaire.

M. Night Shyamalan, The Visit, 2015.

Le miroir étant un motif couramment associé la notion de spécularité et à la mise en abyme, il semble qu’il soit présent dans le film pour indiquer l’empreinte de Shyamalan sur les séquences concernées. Rebecca, ainsi, est mise en scène de façon à représenter le réalisateur et ses idées, et de manière à supporter ses choix cinématographiques. Contrairement à ce qu’il exprime dans Unbreakable et Glass, le motif du reflet ne constitue pas une surface de partage de deux espaces, ou deux diégèses. Il est à lire, dans The Visit, dans un sens plus transparent, celui du reflet, de la réflexion de quelque chose : le réalisateur. Le miroir prend de la place dans la mise en scène de trois passages, dont deux en particuliers sont porteurs de sens.

Dans la première de ces scènes, c’est Tyler, « B camera operator »224, qui filme Rebecca pendant qu’elle visionne les rushes qu’elle a déjà tournés. Alors que la jeune fille évoque une de ses intentions cinématographiques, ne pas tomber dans le larmoyant, la caméra, qui était d’abord plongée vers l’écran de l’ordinateur, se relève pour filmer le reflet de Rebecca. Elle parle alors en regardant, à travers le miroir, l’objectif, pendant que Tyler la filme dans le reflet. La caméra revient ensuite à l’écran d’ordinateur et à la « vraie » Rebecca lorsque celle- ci explique qu’elle a décidé de faire un choix ironique pour la bande son de son documentaire.

224 SHYAMALAN, M. Night, The Visit, 2015.

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M. Night Shyamalan, The Visit, 2015.

Ce choix d’insérer une musique qui donne une consonnance ironique au documentaire fait écho à l’emploi du comique que fait Shyamalan dans sa filmographie. Caminade de Schuytter identifie en effet dans le cinéma de celui-ci la coexistence du comique et de l’horreur225, « mélange rappelant l’œuvre d’un des maîtres du réalisateur : Hitchcock »226. Si elle illustre cela par une analyse de Signs227, il s’avère que Shyamalan emploie le comique comme contrepied à l’horreur à plusieurs reprises dans sa carrière228. Dès lors, l’inscription dans The Visit, d’un tel choix de la part de Rebecca illustre le statut de celle-ci en tant que métaphore du cinéaste. Il y a donc dans cette scène une mise en abyme du réalisateur, qui fait endosser à son personnage des caractéristiques et des idées qui renvoient à Shyamalan. Dès lors, le degré d’analogie entre Rebecca et son référant relève du mimétisme. Il y a donc, suivant la typologie de Dällenbach, réduplication de Type II229.

Dans le second passage qui paraît pertinent pour sa mise en scène du reflet, Rebecca, effrayée, décide d’employer sa caméra et un miroir pour regarder derrière elle la femme qui s’est faite passer pour sa grand-mère, et qui est en pleine crise de son syndrome crépusculaire. Rebecca fait donc face au miroir, et filme à travers celui-ci, qui est éclairé par la lumière de la caméra. Ainsi la caméra acquiert un pouvoir de mise en lumière, tandis que le miroir sert au personnage à voir derrière elle, sans avoir à l’affronter de manière directe. Cette fois le miroir est synonyme de vérité, de médium qui permet de voir mieux. Mais le miroir induit aussi qu’elle voit autrement, puisqu’il inverse la composition de la scène. Sa caméra quant à elle, dans ce contexte, a une double fonction : elle est un moyen de laisser une trace des événements qui

225 CAMINADE DE SCHUYTTER, Violaine, « Le film à l’épreuve du doute », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 32. 226 Ibid. 227 Ibid., pp. 32-33. 228 Cf. Chapitre I, « 3.2.1. Le cinéma d’horreur », pp. 24-27. 229 DÄLLENBACH, Lucien, Op. cit., pp. 141-142.

84 arrivent à la protagoniste (sur le mode du found footage dans lequel le film s’inscrit) ainsi qu’un outil qui aide à regarder, car c’est son flash qui permet à Rebecca de voir. Juste après, c’est avec les bris de ce miroir qu’elle parvient à se sauver, de la même manière que c’est avec des éclats de miroir qu’Elijah Price tue un infirmier. Le miroir devient donc, par la même occasion, salvateur.

M. Night Shyamalan, The Visit, 2015.

3.5.3. L’œil contre la caméra : les pouvoirs de la caméra de Rebecca

Avec sa caméra, Rebecca fouille, espionne, cherche : elle filme tout ce qui peut l’aider à comprendre les choses, ainsi que ce qui va lui permettre d’apporter à sa maman le pardon de ses parents. Le spectateur assiste par conséquent à des plans filmés depuis le coin d’un mur, derrière une baie vitrée, visiblement à l’insu des sujets filmés. Cela se retrouve également dans le film lorsque les enfants décident d’entrouvrir les portes la nuit, pour voir ce qu’elles cachent.

M. Night Shyamalan, The Visit, 2015.

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Dans ces plans, il semble que sa caméra, servant d’outil d’analyse, parvienne à capturer plus que l’œil humain. C’est ce que souligne Carrée :

[…] c’est par le biais de sa petite caméra que Rebecca fouille les interstices du réel […] et qu’elle met progressivement au jour les failles et fêlures qu’elle n’aurait sans doute pu distinguer autrement, sa vocation de cinéaste l’incitant en effet à analyser minutieusement, avec sa caméra dont elle ne se sépare jamais, tout ce qui circule devant ses yeux.230

Il est important de discerner dans cette citation le concept de pouvoir de la caméra, que Carrée remarque. Cette notion est rendue manifeste, dans le film de Shyamalan, par plusieurs mises en scène. D’abord, l’outil permet à Rebecca de voir, tout en restant invisible, cachée derrière le coin d’un mur par exemple. Ensuite, les possibilités de zoomer et de faire le point sur un élément choisi permettent à la jeune cinéaste de mieux voir. Enfin, celle-ci a la possibilité de revoir et d’analyser ses rushes, mais aussi d’en apprendre davantage grâce aux images filmées par son frère, ce qui implique que le cinéaste peut filmer des images et les transmettre, de manière à ce qu’un spectateur ait la possibilité de les voir sans être présent au moment de l’événement capturé.

La capacité de la caméra à voir au-delà de la perception humaine est également manifeste alors que Tyler pose la sienne sur une étagère afin d’espionner ses grands-parents pendant la nuit. Si Rebecca refuse à première vue de laisser la caméra tourner à l’insu de ceux- ci, par principe éthique, le spectateur constate, quelques scènes plus tard, qu’elle a changé d’avis, ce qui lui a permis de capturer des images de sa grand-mère en plein délire nocturne. Ainsi, à raison d’un sacrifice éthique du cinéaste, la caméra peut parvenir à livrer au spectateur plus que ce que son œil aurait pu percevoir naturellement. C’est également grâce à cela que Rebecca et Tyler commencent à avoir des doutes importants sur les personnes qui se sont présentées comme leurs grands-parents231. Dès lors, Shyamalan soutiendrait par ces éléments qu’il est concevable de sacrifier son éthique pour parvenir à livrer la vérité, et donnerait en outre une importance particulière à la recherche de celle-ci.

3.5.4. La mise en scène et la direction d’acteurs contre l’éthique du cinéaste

Le type de cinéaste qu’incarne Rebecca se définit aussi par la manière dont elle met en scène et dirige ses acteurs. En ce qui concerne la mise en scène, elle pose des choix. Si tourner un documentaire relève a priori de la transmission de faits, ici, cela implique une manière de mettre en scène, de faire des choix visuels et esthétiques. La rencontre avec les

230 CARREE, Roland, « Petits écrans, petits et grands », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 84. 231 Ibid.

86 personnes qui se font passer pour ses grands-parents, par exemple, est mise en scène de façon réfléchie. En effet, Rebecca positionne la caméra d’une certaine façon : elle cherche à obtenir une grande profondeur de champ tandis qu’elle et Tyler courent rejoindre leurs grands-parents. Elle ajoute ainsi une dimension dramatique à son documentaire.

M. Night Shyamalan, The Visit, 2015.

Il en est de même de sa façon de diriger les acteurs. En arrivant à la maison de ses grands-parents, elle aperçoit une balançoire dont sa maman lui avait parlé. Elle fait alors un choix en demandant à son frère de se positionner derrière la balançoire, sans y toucher : « This is the perfect cinematic image to open the documentary […] Go near it. […] don’t touch it, just let it organicly swing »232. De cette manière, elle donne d’emblée à son documentaire une dimension à la fois esthétique et dramatique.

En revanche, lorsqu’elle filme son frère pendant qu’il défait ses valises, elle l’enjoint à se comporter comme s’il n’y avait pas de caméra. À ce moment, il semble donc que le réel l’emporte sur la mise en scène – même s’il faut noter qu’il n’y a pas d’image sans choix. Rebecca oscille donc entre la volonté de capturer la vérité, et celle de la transmettre avec un certain esthétisme.

De la même façon qu’elle transgresse ses limites éthiques pour filmer ses grands- parents la nuit, elle accepte de capturer ce qu’elle estime être des mensonges de la part de son frère, lorsqu’elle lui demande s’il est triste que leur père soit parti vivre ailleurs : « You’re not being truthfull […] Make me believe you »233. Ainsi, elle sacrifie à nouveau son éthique en acceptant de dévier de la vérité, du moment que cela soit convaincant. Plus que de transmettre

232 SHYAMALAN, M. Night, The Visit, 2015. 233 Ibid.

87 la vérité donc, il lui importe de faire croire. La nuance est essentielle, car toute la filmographie de Shyamalan questionne la capacité du cinéma à révéler, cacher, ou modifier la réalité.

Outre cette réflexion de Shyamalan sur les capacités du cinéma, Rebecca transmet un discours sur ce qu’elle cherche à filmer. Ainsi, elle explique à Tyler ce qu’elle attend de lui :

We’re looking for visual tension, things that pull the frame, things that force us to imagine what is beyond the frame. Record only what is happening to you as a participant and we’ll discuss on mises en scènes tomorrow […] Just try to be formal, as in classicism.234

Ce discours fait écho à ce que Rebecca met en œuvre en filmant l’ouverture d’une porte : elle cherche à voir au-delà du cadre. Sa volonté de tension visuelle correspond à ce que Benoît Rivière identifie dans son étude de l’exploitation des interstices que fait Shyamalan 235 : celui-ci « joue sur la tension entre fermeture et circulation permise par [cette] figure »236. Rivière identifie dans ces tensions émanant du jeu avec les interstices la condition qui assure une cohérence dans la filmographie du réalisateur237. De manière générale, dans le cinéma de Shyamalan, ces notions sont présentes de manière à manifester le hors-champ, puisque leur utilisation implique que l’interstice est un moteur de révélation. Ainsi, les intentions qu’évoque Rebecca sont celles qui ont parcouru le cinéma du réalisateur. La jeune fille constitue donc une mise en abyme de celui-ci.

234 Ibid. 235 RIVIERE, Benoît, « L’œil était dans l’interstice », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., pp. 68- 78. 236 Ibid., p. 69. 237 Ibid., p. 78.

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4. Mise en scène de la figure d’acteur

4.1. Acteurs-marionnettes et création du personnage

David Dunn, dans Unbreakable puis dans Glass, et Kevin Crumb, dans Glass, sont les instruments de la mise en scène d’Elijah Price, figure de cinéaste. L’un comme l’autre s’en remettent à celui-ci afin de comprendre ce qu’ils doivent faire. En suivant les instructions d’Elijah, ils donnent naissance à leurs personnages respectifs, le Superviseur et la Bête. C’est donc en écoutant les recommandations d’Elijah qu’ils parviennent chacun à construire leur personnage. Par ailleurs ils accomplissent aussi ce que souhaite leur figure de cinéaste : tromper le spectateur. Les acteurs, suivant cette perspective, ne sont que les instruments de la volonté du cinéaste.

Ainsi, le super héros d’Unbreakable, est le résultat du travail commun de David Dunn et Elijah. Acteur et personnage sont intrinsèquement liés : si un personnage peut exister avant que l’acteur ne le performe, celui-ci lui donne une matérialité. Cependant, dans Unbreakable et Glass, la condition de l’éloquence du personnage est le réalisateur, comme le souligne Sébastien Bénédict dans son article sur le dernier film de la trilogie de Shyamalan238. Elijah est le premier à voir le potentiel de David Dunn239, et il cherche à faire de lui sa marionnette en le convainquant qu’il est un super-héros en devenir. Lorsque David Dunn se laisse convaincre par ses propres capacités, c’est à Elijah qu’il demande ce qu’il doit faire afin de mettre en œuvre celles-ci. Dans Glass, Elijah accomplit la même chose : alors que David Dunn doute de ses pouvoirs, et que la Horde remet en question ceux de la Bête, Elijah se pose en garant de la croyance. De plus, il rend éloquente, aux yeux du monde cette fois, l’existence des surhommes, en dirigeant ses acteurs sur la manière de jouer leurs personnages, en les mettant littéralement en scène, à la fois sur le plateau de tournage que représente le parking de l’hôpital et devant les caméras de surveillance qui permettent au monde de les voir à l’œuvre.

« I created you as I created David »240, dit Elijah à la Bête à la fin de Glass. Mais il se trompe : il n’a pas créé David, il a créé le Superviseur, soit le super-héros, le personnage et non l’acteur. C’est là que se situe la tendance mégalomane d’Elijah – et par extension de Shyamalan : en sous-entendant que le réalisateur est la condition de l’existence du personnage

238 BENEDICT, Sébastien, « Geeks and freaks : Glass de M. Night Shyamalan », dans Carbone [en ligne], 20 janvier 2019. URL : https://carbone.ink/chroniques/glass-shyamalan (consulté le 14 avril 2020). 239 Ibid. 240 SHYAMALAN, M. Night, Glass, 2019.

89 et de l’acteur, il oublie l’importance du spectateur, auquel Sébastien Bénédict, dans un article sur les deux premiers volets de la trilogie, donne un pouvoir de reconnaissance de l’acteur :

David Dunn peut alors trouver dans le regard de son fils l’admiration qui lui manquait. […] Dunn devient progressivement pure présence de cinéma, n’existe que par le regard, fût-il celui de son fils, auprès duquel il ne peut rien faire d’autre qu’incarner un rêve de spectateur.241

Ainsi, le spectateur qu’incarne Joseph permet à l’acteur – son père – d’obtenir la reconnaissance dont il a besoin pour exister. Mais s’il attribue la reconnaissance au regard du spectateur, Sébastien Bénédict attribue à celui du cinéaste la capacité à donner consistance au personnage. En effet, alors qu’il analyse la relation de regardant-regardé dans The Sixth Sense, l’auteur note que, sans Cole, les fantômes n’obtiennent pas de consistance, car personne ne les voit ou ne les entend :

Qui regarde qui ? D’emblée chez Shyamalan, cette question fut centrale et angoissante. Le calme surgissement des fantômes, en contrechamp du regard de l’enfant dans Sixième sens, impliquait que ceux-là n’avaient d’autre désir que d’être regardés. Parmi eux, Bruce Willis trouvait avec le cinéaste la possibilité d’une remise à zéro, pour devenir la condition même de l’acteur : n’avoir de consistance qu’à la condition d’être vu. Ce spectateur induit se devait d’être d’abord un enfant, en qui la croyance demeure intacte. Car pour Shyamalan, être vu, c’est être cru.242

Or, il a été établi que Cole, dans The Sixth Sense, peut être identifié comme la représentation d’une figure de cinéaste243. Dès lors, lorsque, dans Unbreakable, David ne devient accompli que si son fils (identifié comme figure de spectateur) reconnaît en lui ce qu’il attend de lui, il se manifeste le besoin de reconnaissance de l’acteur. Dans le même temps, pour que cette reconnaissance puisse se produire, il faut l’intervention d’Elijah, qui permet à David Dunn de donner consistance au Superviseur.

De la même manière, Kevin Crumb, sans l’influence d’Elijah, reste méconnu, caché dans les souterrains d’un zoo (Split) ou dans un bâtiment à l’abandon (Glass) : l’émergence de la Bête, dans Split, reste invisible, alors que le but de la Horde est de lui donner « la lumière »244. La mise en lumière des personnalités se partageant le corps de Kevin, et plus particulièrement celle de la Bête, est seulement rendue possible grâce à Elijah, qui porte sa « créature » sur les écrans du monde. Il faut noter que c’est en respectant le scénario de la figure de cinéaste que la reconnaissance de l’acteur et la mise en scène du personnage est rendue effective : sans la mise

241 BENEDICT, Sébastien, « Ce qui nous regarde : Retour sur Split et Incassable », dans Carbone [en ligne], 17 janvier 2019. URL : https://carbone.ink/chroniques/split-incassable-shyamalan (consulté le 14 avril 2020). 242 Ibid. 243 Cf. Chapitre II, « 3.1. Cole Sear, cinéaste de la vérité », pp. 67-72. 244 SHYAMALAN, M. Night, Split, 2016.

90 en œuvre des plans d’Elijah, Kevin reste enfermé dans sa cellule d’hôpital, et la Bête reste un mythe auquel personne ne croit.

En outre, Elijah s’octroie l’existence même de la Bête, puisqu’en provoquant l’accident de train qui a tué le père de Kevin, il a permis l’aggravation de la schizophrénie de celui-ci. À partir de là, Elijah guide Kevin sur scène et devant les projecteurs, comme il guide David Dunn : ensemble, sous les caméras que manipule le cinéaste, ils jouent les rôles du super- vilain et du super-héros.

Cependant, le corps de Kevin regorge de personnages, s’il est considéré que chacune des vingt-quatre personnalités qui se partagent la lumière constituent un rôle à part entière. Kevin Crumb serait dès lors un acteur qui construit des personnages pour se protéger, mais qui se perd dans ces les identités de ceux-ci. La terminologie du film va en effet dans ce sens : lorsqu’une personnalité prend le contrôle, il est dit qu’elle prend la lumière. Par ailleurs, Sébastien Bénédict considère qu’il est possible de lire sur le visage de Kevin la construction d’un montage de cinéma :

Si au cinéma tout visage digne de ce nom est un labyrinthe, et si tout labyrinthe mène à un visage, celui de Kevin Crumb […] offre au spectateur de s’y perdre. Minotaure lui-même perdu dans sa psyché, il s’assure pourtant d’être chaque fois regardé. Une multiplicité de rôles ainsi offerts sur un plateau ne saurait être ignorée. […] Split offre à son acteur une partition qui lui permet d’intégrer sur son propre visage les coupures du montage, de passer de l’un à l’autre d’une série de rôles qui sont autant de possibilités.245

En outre, les motifs qui circulent autour de ce personnage de la trilogie appuient une lecture en ce sens. D’abord, la manie qu’ont les personnalités de s’autofilmer afin de créer une sorte de journal intime pour chacune d’entre elles manifeste leur besoin d’être vus par un spectateur pour exister : sans regard – ne fût-ce que celui d’un objectif – le personnage cinématographique n’existe pas. Le regard lui donne donc consistance246. Ensuite, dans Glass, le spectateur comprend que des flashs de lumière provoquent un changement de la personnalité qui est aux commandes : ceci double l’idée qu’elles prennent la lumière lorsqu’elles prennent le contrôle du corps de Kevin. Ainsi, c’est devant l’objectif d’une caméra, et sous un spot qui leur donne la lumière, que les personnages prennent vie.

245 BENEDICT, Sébastien, « Ce qui nous regarde : Retour sur Split et Incassable », Op. cit. 246 Ibid.

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4.2. Tyler et Joseph, acteurs en échec

La présence de figures d’acteurs en échec est plus discrète mais à remarquer tout de même. Ceux-ci sont des personnages qui cherchent à ressembler à quelqu’un d’autre, se pavanent devant une caméra, ou ne peuvent résister à la tentation de se mettre en scène.

Le jeune Joseph Dunn, dans Unbreakable, porte déjà en lui les prémisses d’une volonté de devenir acteur, puisqu’il veut ressembler à son père. Son admiration pour celui-ci le pousse à agir différemment : il participe à une bagarre à l’école parce qu’il pense que, comme son père est « incassable », il l’est aussi. Il s’avère être mis en échec : il n’a pas les pouvoirs de son père. Cette séquence annonce celle de Glass, dans laquelle Joseph va tenter de jouer un texte préalablement écrit et travaillé : le spectateur le voit alors répéter dans une camionnette ce qu’il entend livrer au Dr. Staple afin de la convaincre que son père n’est pas le Superviseur. Le spectateur comprend dans la scène qui suit que le Dr. Staple n’est en rien convaincue, et qu’elle se moque de lui, ainsi que de la façon dont il a rejoué les cris des jeunes filles enlevées par la Horde.

Dans The Visit, Tyler se construit lui aussi dans une volonté d’être remarqué : il se met en scène devant la caméra – avec ou sans l’aval de sa sœur – ou tente de donner de l’effet aux paroles qu’il prononce face caméra. Ainsi, il répète à trois reprises « Is it dead bodies ? » en tentant vainement de donner un effet de suspense à ce qu’il tourne. Non seulement, il ne parvient pas à être convaincant, mais il va en plus être pris de panique lorsqu’il constatera que ce que son faux grand-père cache dans la cabane sont des couches usagées : sa tentative de performance est donc tournée en ridicule. En outre, il se filme à plusieurs reprises alors qu’il rappe. Il y a donc une volonté de reconnaissance à travers le médium que constitue la caméra. Mais sans l’intervention de Rebecca pour le diriger, un certain ridicule émane de ses tentatives, ce qui manifeste la nécessité d’être dirigé par un réalisateur afin d’avoir la possibilité de faire une performance correcte.

Il y a, dans The Visit, deux autres personnages qui subissent l’échec d’une tentative d’être acteur. D’abord, le contrôleur de train, qui semble voir dans Rebecca et sa caméra une occasion de se montrer et d’être vu. La jeune cinéaste met un terme à sa tentative en prétextant que la batterie de sa caméra est presque vide. Ensuite, un médecin de l’hôpital dans lequel les grands-parents de Rebecca et Tyler sont bénévoles se présente à la maison et se vante d’avoir été acteur : il produit une tentative de jeu à laquelle Rebecca met un terme également. C’est

92 donc une autre tentative ratée. Dans les deux cas, l’instance de réalisateur coupe court à la performance du personnage qui souhaite être acteur.

Un point commun entre ces acteurs mis en échec est qu’ils ne bénéficient pas de l’aide d’une figure de cinéaste pour les diriger : leur tentative émane d’eux seuls et n’est soutenue par personne, contrairement à David Dunn et Kevin Crumb qui sont guidés par Elijah Price. En outre, ils sont mis en échec par une personne extérieure, qu’ils essaient de convaincre mais de la part de laquelle un certain jugement se dégage : le Dr. Staple dans Glass, ou Rebecca dans The Visit.

Visuellement, ces personnages d’acteurs – certes en échec, mais acteurs tout de même – sont parfois mis en scène de façon à exprimer que, lors de leurs tentatives, ils appartiennent à une autre diégèse. Ainsi, Shyamalan emploie de nouveau le surcadrage, mais cette fois pour séparer l’acteur du spectateur.

En effet, dans Glass, alors qu’il répète le texte qu’il entend présenter au Dr. Staple, Joseph est filmé depuis l’extérieur de la camionnette. Le cadre de la fenêtre de la portière, même s’il est plus suggéré que montré, manifeste une séparation entre l’extérieur, où se trouvent le cinéaste et le spectateur, et l’intérieur, où se trouve la figure d’acteur : celle-ci appartiendrait donc à un autre espace-temps, qui s’incarne dans l’intérieur de la camionnette, présentée comme métaphore d’une télévision, la fenêtre constituant l’écran.

M. Night Shyamalan, Glass, 2019.

En outre, en comparant cette scène à celles qui représentent Shyamalan et Elijah dans une voiture (respectivement dans Signs et Unbreakable)247, il est possible de voir une opposition essentielle entre la mise en scène de l’acteur et celle du cinéaste. En effet, alors que les cinéastes sont filmés depuis l’intérieur de l’habitacle de la voiture, l’objectif étant placé à leur droite, Joseph est filmé, par sa gauche, depuis l’extérieur de la voiture : la construction est donc inversée. Cela confirme le rapport aux univers diégétique de chaque instance : l’acteur, lorsqu’il

247 Cf. Chapitre II, « 3.4.2. Elijah à la fois à l’intérieur et hors du cadre », pp. 77-78.

93 joue, s’inscrit dans un espace diégétique différent de celui du spectateur, tandis que le cinéaste est à la frontière des deux espaces, et transmet le récit du second dans le premier.

Dans The Visit, le médecin qui se présente à la maison des grands-parents de Rebecca subit le même traitement que Joseph : filmé à travers la vitre de la porte, il est constamment surcadré. Il est donc filmé depuis un autre espace. Par ailleurs, il ne passe jamais totalement le pas de la porte : il reste dans une autre diégèse.

M. Night Shyamalan, The Visit, 2015.

4.3. La relation acteur-cinéaste-personnage

De la mise en scène de ces personnages en figures d’acteurs semble ressortir un discours sévère sur la profession, de la part de Shyamalan. Tout d’abord, il faut noter qu’il n’est possible de lire, dans la filmographie de celui-ci, la figure de l’acteur que dans sa relation au cinéaste, qui est parlante tant dans la présence que dans l’absence de celui-ci.

Tout d’abord, il faut noter que le personnage appartient à un univers spatio-temporel différent de celui du spectateur et du cinéaste. Mais celui-ci, ayant accès à l’univers du personnage tout en étant inscrit dans celui du spectateur, se situe à la frontière de deux diégèses. De cette manière, il a la possibilité de transmettre des informations l’une à l’autre. Ainsi, Kevin Crumb et David Dunn ont besoin d’Elijah Price pour transmettre leur image, et l’histoire de leurs personnages. La même mécanique est développée dans The Sixth Sense, de manière plus métaphorique : les fantômes, appartenant à un autre monde, celui des morts, ont besoin de Cole, vivant mais disposant d’une perception du monde des morts, pour qu’il transmette leurs histoires.

L’absence d’un cinéaste produit un échec de l’acteur et de sa construction de personnage. Ainsi, la tentative de Joseph Dunn est tournée au ridicule, et celles de Tyler, du

94 médecin et du contrôleur de train dans The Visit sont rejetées par Rebecca. Le spectateur adopte la position de rejet de Rebecca, soit celle de la figure de cinéaste. Dans le cas de Glass¸ la figure transmettant l’échec étant fondamentalement antipathique, le rejet que peut ressentir le spectateur du film est moins fort. Cependant, l’échec en l’absence de cinéaste reste manifeste.

Dès lors, le discours que porte Shyamalan sur la relation entre acteur, réalisateur et personnage est assez radical, puisqu’il soutient que le personnage n’a aucune consistance sans le cinéaste, et que sans personnage, l’acteur n’a pas la possibilité de chercher la reconnaissance du spectateur. Cela donne une vision relativement mégalomane de Shyamalan, ce qui va dans le sens de nombreuses critiques qui ont été faites à son encontre248.

248 LASSIAZ, Ghislaine, « Introduction. Inclassable », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., p. 14.

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5. Deux personnages en marge : figures de producteur et de critique

Deux protagonistes, le Dr. Staple dans Glass et Mr. Farber dans Lady in the Water, sont considérés comme en marge du reste des personnages car ils entrent en opposition avec ceux-ci. Par ailleurs, leur profil antipathique les définit comme des antagonistes. Contrairement à la majorité des personnages du cinéma de Shyamalan, ils ne développent pas de qualités qui suscitent l’empathie du spectateur. Elijah Price et Kevin Wendell Crumb, super-vilains par excellence, sont pourtant présentés de manière à ce que le spectateur développe un affect positif à leur égard. Le Dr. Staple et Mr. Farber ne bénéficient donc pas d’une construction nuancée, au contraire, celle-ci est entièrement travaillée de manière à ce qu’ils représentent une adversité.

5.1. Figure du producteur

Le Dr. Staple, qui se présente comme une psychiatre spécialisée dans un trouble qui provoque un sentiment de super héroïsme, fait en réalité partie d’une association qui cherche à cacher l’existence d’hommes aux pouvoirs surhumains. Personnage antipathique parce qu’elle va à contresens des protagonistes et tente de réprimer leurs capacités, elle est véritablement en marge du récit : elle adopte une attitude supérieure et maternelle, à la fois envers ses trois patients et leur entourage, ce qui la présente comme répressive.

Ainsi, il semble possible de voir dans ce personnage une métaphore de la figure de producteur hollywoodien telle que pourrait la concevoir Shyamalan. Suivant son passé conflictuel avec la production de Disney249 et les frères Weinstein250, il semble pertinent de considérer la répression que le Dr. Staple cherche à faire subir à ses patients comme une métaphore de celle que Shyamalan aurait ressentie face à ces producteurs.

Plusieurs éléments du récit permettent de statuer en ce sens. D’abord, Joseph Dunn, qui produit dans Glass une tentative de performance, passe devant le Dr. Staple ce qui peut être comparé à un casting : si celle-ci n’est pas convaincue par sa performance, il échoue. Et de fait, elle n’adhère pas à sa version des événements, et juge au passage son jeu d’acteur, en se moquant de lui.

En outre, son rôle est de réprimer et de cacher ce qui rend les trois protagonistes du film singuliers : leurs pouvoirs surhumains. Ainsi, en tant que figure répressive, elle empêche

249 BAMBERGER, Michael, Op. cit., pp. 41-54. 250 Ibid., pp. 19-21.

96 les humains au pouvoirs extraordinaires d’être connus et reconnus en tant que tels. Parallèlement, il est important de souligner que Shyamalan produit et réalise un cinéma en marge du système d’Hollywood : sans être totalement à contresens de celui-ci, il renouvelle les genres et les détourne251. Son cinéma lui a valu un conflit avec Disney, et la répression qu’il a ressentie face à Harvey Weinstein l’a poussé à inscrire ses autres films dans une logique auteuriste, indépendamment de la norme en vigueur252. Dès lors, à supposer que Shyamalan se considère comme un cinéaste avec un talent singulier, il faut voir dans le Dr. Staple une métaphore des producteurs qui ont cherché à lui faire réaliser un cinéma qui respecte les codes en œuvre dans le système hollywoodien – et qui ont donc voulu l’empêcher de faire un film qui lui soit propre.

5.2. Figure du critique

Mr. Farber, critique cinématographique et littéraire, emménage dans la résidence (lieu central du film) au début de Lady in the Water. Son antipathie face à la bonhommie des autres résidents est immédiate, et le place en opposition aux autres personnages. La mise en abyme d’un critique de cinéma est ici explicite, et le discours qui est porté sur lui l’est tout autant.

Alors que Cleveland demande à Mr. Farber son avis sur la logique de la construction de personnages dans un récit, celui-ci lui répond en fonction de ce qui lui semble être la norme, ce qui serait juste selon lui, qui pense qu’il n’y a plus d’originalité possible. Il estime ainsi être en mesure de dire qui va avoir quel rôle dans un récit, dès le début de celui-ci. Mais il se trompe, et sa hâte à juger les choses sera critiquée par Mr. Dury, qui y voit de l’arrogance : « What kind of person would be so arrogant to presume to know the intention of another human being ? »253.

Il fait également erreur sur son propre sort, lorsqu’il se retrouvera face à un des monstres cherchant à s’en prendre à Story. Le film est alors mis sur pause, tandis que Mr. Farber produit un monologue face caméra :

My God. This is like a moment from a horror movie. It is precisely the moment where the mutation or beast will attempt to kill an unlikable side character. But in stories where there has been no prior cursing, nudity, killing or death, such as in family film, the unlikable character will narrowly escape his encounter and be referenced again later in the story having learned valuable lessons. He may even be given a humorous moment to allow the audience to feel good about him. This is where I turn to run. You will leap for me. I will shut the door. And you will land a fraction of second too late.254

251 Cf. Chapitre I, « 3.2. Détournement des genres », pp. 20-36. 252 BAMBERGER, Michael, Op. cit., p. 21. 253 SHYAMALAN, M. Night, Lady in the Water, 2006. 254 Ibid.

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S’il comprend qu’il est le personnage antipathique, il est persuadé qu’il est dans un film familial et qu’il va parvenir à s’échapper. Mais dès qu’il tourne le dos, le monstre lui saute dessus et le tue. Ainsi, le critique mis en abyme fait erreur quant aux intentions du producteur du récit.

Il est important de faire remarquer que le discours que tient Mr. Farber et les conclusions qu’il tire de sa situation font écho au refus de Disney de produire Lady in the Water. Michael Bamberger, journaliste, qui a écrit un livre sur ce qui est présenté comme l’échec de Shyamalan (Lady in the Water) 255, avance les raisons qui auraient poussé les producteurs de Disney à refuser le scénario du film256. Parmi ces raisons se trouve l’attaque du critique de cinéma, ainsi que le fait que le film soit trop effrayant pour Disney et contraire à ses valeurs257. Or, l’incapacité de Mr. Farber à discerner qu’il n’évolue pas dans un film familial renvoie au fait que les producteurs de Disney ont traité le cinéma de Shyamalan comme un cinéma familial, et l’ont rejeté lorsqu’il ne rentrait plus dans les cases de celui-ci.

255 BAMBERGER, Michael, Op. cit. 256 Ibid., pp. 40-49. 257 Ibid., p. 41.

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CONCLUSION

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Shyamalan propose donc, à travers sa filmographie, la possibilité d’une lecture au second degré, en mettant en scène des personnages qui font figure de spectateur, cinéaste, acteur, ou encore producteur et critique. Par la mise en scène de ces instances dans diverses situations, il porte un discours sur le rôle de chacune d’elles dans l’industrie cinématographique. En outre, ce discours est lui-même parcouru de propos relatifs à la vérité que véhicule – ou non – le cinéma. Il faut noter que le mot « vérité » n’est pas à prendre ici dans un sens universel, mais en tant que relatif au récit dans lequel le propos s’inscrit : ainsi, la question de la vérité s’applique aux films en ce que leur cinéaste manipule le spectateur ou est honnête avec lui. À partir de là, dans un sens plus large, la vérité questionnée peut aussi être celle des écrans de manière générale. Dans ce cadre, les concepts théoriques exposés au début du travail258 fournissent un angle d’approche et un cadre d’étude, qui donnent eux-mêmes la possibilité de traiter les figures de réflexivité selon leur puissance – définie notamment par leur degré d’analogie avec leur référent.

Ce discours, que Shyamalan construit sur les instances relatives au cinéma, porte la figure du cinéaste au centre des préoccupations. En effet, le spectateur est dépendant de cette instance car il a besoin que celle-ci lui donne accès à une autre diégèse : il constitue une figure passive qui reçoit les informations que lui donne le cinéaste. Celui-ci, quant à lui, peut manipuler à loisir les images qu’il fournit au regardant. Dès lors, il est garant de la vérité transmise.

Afin de démontrer la qualité de vecteur du cinéaste, Shyamalan s’appuie particulièrement sur le surcadrage et le hors-cadre. Le surcadrage est présent pour démontrer que spectateur, cinéaste et acteur se situent différemment par rapport au cadre. En effet, alors que le premier est extérieur au cadre, et dernier à l’intérieur, le cinéaste se situe sur sa bordure : il est donc partagé entre deux univers spatio-temporels qui dépendent de lui de manières différentes. Les membres de la diégèse seconde (à l’intérieur du cadre), pour exister, ont besoin qu’un réalisateur transmette leur histoire, à laquelle les instances de la diégèse première (le monde réel) n’ont d’accès qu’à travers le cinéaste. Dès lors, celui-ci a le pouvoir de présenter aux yeux du spectateur les éléments de la diégèse comme il l’entend. En redoublant le cadre de l’écran de cinéma, Shyamalan manifeste que le regardant est dépendant de ce cadre, et qu’il ne peut voir au-delà que si le réalisateur le lui permet. Dès lors, le surcadrage permet également de manifester l’existence d’un hors-champ, auquel le spectateur n’a qu’un accès partiel, dirigé,

258 Cf. Chapitre I, « 2. Théorie : les notions de réflexivité et de mise en abyme », pp. 11-16.

100 et occasionnel, selon la volonté du cinéaste. Ainsi, alors que le cadre contraint le spectateur, il permet au cinéaste de transmettre sa vision des choses, sa subjectivité. Le spectateur doit donc être prudent face aux écrans, comme Shyamalan le démontre avec la mise en scène du Dr. Fletcher dans Split259. Cette idée est également présente dans le montage par des fondus enchaînés, lorsque le réalisateur insiste sur le point de vue d’Elijah sur les événements d’Unbreakable et Glass, et rend ainsi évidente la notion de subjectivité260.

Cependant si le cinéma est synonyme de subjectivité, il n’en est pas moins qu’il permet l’ouverture de la perception. C’est ce que remarque Roland Carrée alors qu’il traite de The Last Airbender :

[…] l’entreprise de Shyamalan consiste peut-être, par le biais du cinéma, à détourner le spectateur de l’illusion entretenue par la série originelle […] C’est ainsi que le cinéma, à défaut de pouvoir montrer véritablement le réel – le cadre reste un cache, selon une certaine vision bazinienne des choses – et de par le recul qu’il impose vis-à-vis de ce réel, ouvre néanmoins la voie, selon Shyamalan, à une lucidité plus grande quant au monde et à ses coulisses.261

Ouvrir la voie vers le réel, c’est notamment ce que cherche à faire Rebecca, dans The Visit, alors qu’elle fouille littéralement la maison de ses grands-parents à la recherche de vérités et d’informations sur les gens avec lesquels elle séjourne262. Dès lors, Shyamalan propose un discours nuancé : alors que le cinéma est un moyen d’appréhender le réel et d’apporter des vérités sur le monde, il le fait à travers le prisme d’un regard subjectif, celui du réalisateur, qui dès lors impose sa vision du monde aux spectateurs.

Parallèlement, deux personnages, qui renvoient métaphoriquement au producteur et au critique de cinéma, apparaissent en marge des récits car contraires aux autres protagonistes. En faisant écho aux expériences que Shyamalan a éprouvées à Hollywood, ces instances servent un discours sur l’industrie du cinéma. Ce discours permet au réalisateur de se situer en marge de ce système. Par ailleurs, la tendance de Shyamalan à revisiter les grands genres cinématographiques appuie une lecture en ce sens. En effet, en inscrivant ses films dans des genres largement connus et très codifiés, tout en revisitant les bases de ceux-ci, ou en mélangeant les codes de différents genres, Shyamalan se situe lui-même en marge de la production des blockbusters hollywoodiens codifiés. Si le cinéaste s’est toujours tenu plus ou moins en marge de la grande distribution, c’est encore plus manifeste quand qu’il quitte le

259 Cf. Chapitre II, « 2.2.4. Dr. Fletcher et la responsabilité du spectateur », p. 62 260 Cf. Chapitre II, « 3.4.3. Elijah et la subjectivité du regard », pp. 78-80. 261 CARREE, Roland, « Petits écrans, petits et grands », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 90. 262 Cf. Chapitre II, « 3.5.3. L’œil contre la caméra : les pouvoirs de la caméra de Rebecca », pp. 85-86.

101 système d’Hollywood pour une production plus indépendante en collaboration avec Jason Blum. Dans une interview pour le Figaro, il dit d’ailleurs que le système de distribution et de diffusion mainstream ne s’adapte pas à son cinéma, et crée des attentes, chez le spectateur, que celui-ci ne retrouve pas dans les films, ce qui serait à l’origine de ses échecs263. La volonté de prendre ses distances avec l’industrie des blockbusters est donc évidente.

Par ailleurs, il faut noter que Shyamalan donne un pouvoir total au réalisateur sur le récit. Cela transparaît du discours qu’il tient sur le critique de cinéma et sur le producteur. En effet, alors que le premier (Mr. Farber, critique de cinéma et de littérature dans Lady in the Water) se trompe sur les intentions de l’auteur de son propre récit, le second (le Dr. Staple, psychiatre dans Glass) échoue à empêcher la figure de cinéaste de sa diégèse de transmettre son récit, qui ne correspond pas aux codes du monde qu’elle cherche à maintenir.

En outre, il semble possible d’envisager dans cette perspective le traitement de l’espace que fait Shyamalan dans ses films. En effet, la logique centrifuge (The Village, Split, Glass), qui double le besoin d’une échappée vers l’extérieur, comme la logique centripète (Signs), qui ramène les personnages dans un intérieur salvateur264, manifestent la présence d’un extérieur à l’univers spatio-temporel dans lequel les personnages évoluent. En outre, les espaces fermés et isolés dans lesquels les protagonistes vivent (la résidence de Lady in the Water, la plaine de The Village, la maison de Signs et The Visit, les souterrains de Split, l’hôpital de Glass, ou même la Terre, dans After Earth) enferment ceux-ci dans une diégèse impliquant un extérieur. Par ailleurs, la foi des personnages en une figure qui se trouve à l’extérieur (Dieu, les secours, le monde, un monde parallèle, etc.) manifeste qu’ils font l’objet de manipulations supérieures. Ces manipulations sont celles de Shyamalan qui, mettant en œuvre tous les pouvoirs qu’il a sur le récit, décide du destin de ses personnages. Elles doublent le traitement que le réalisateur fait de son propre spectateur en construisant son récit de manière à le faire regarder quelque part pendant qu’il met en œuvre un autre plan, aboutissant ainsi à un twist. Après que la critique ait vu en lui une tendance au messianisme265, il faut noter que Shyamalan se dote donc aussi de pouvoirs divins, comme le note Weinstock lorsqu’il relie plusieurs thèmes du cinéma du réalisateur :

263 De La Valette, Phalène, « M. Night Shyamalan : "Je prépare du thé mais on le vend comme du Coca" » [en ligne], Interview pour Le Figaro, 5 juin 2013. URL : https://www.lefigaro.fr/culture/2013/06/05/03004- 20130605ARTFIG00270-m-night-shyamalan-je-prepare-du-the-mais-on-le-vend-comme-du-coca.php (consulté le 16 août 2020). 264 DELAVAUD, Michaël, « Huis clos – l’enfer, c’est les Autres », dans CALVET, Yann, LAUTE, Jérôme (dir.), Op. cit., p. 61-62. 265 LASSIAZ, Ghislaine, « Introduction. Inclassable », dans DEROLEZ, Hugues (dir.), Op. cit., p. 13.

102

[…] the role of faith in Shyamalan’s films, the power of narrative to endow the world with meaning, and the significance of the director as a godlike figure who manipulates events and viewers according to a predetermined plan.266

Ainsi, le cinéaste se donne des pouvoirs sur le spectateur, mais propose un discours qui lui en donne également sur les personnages et donc sur le traitement du récit. Dès lors, il semble que le traitement spatial que Shyamalan met en œuvre dans ses films peut être mis en perspective avec l’analyse effectuée dans ce travail.

266 WEINSTOCK, Jeffrey Andrew, « Telling Stories about Telling Stories », dans WEINSTOCK, Jeffrey Andrew (dir.), Op. cit., p. xi.

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BIBLIOGRAPHIE

Littérature sur le réalisateur • Revues analytiques

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Table des matières INTRODUCTION ...... 2

CHAPITRE I - La notion de réflexivité dans le cinéma de M. Night Shyamalan ...... 6 1. Étude de la filmographie de M. Night Shyamalan dans son rapport à Hollywood ...... 7 2. Théorie : les notions de réflexivité et de mise en abyme ...... 11 2.1. Les origines littéraires ...... 11 2.1.1. André Gide ...... 11 2.1.2. Jean Ricardou ...... 12 2.1.3. Lucien Dällenbach ...... 12 2.3. Jacques Gerstenkorn et la réflexivité au cinéma ...... 14 2.4. Réflexivité et mise en abyme : conclusions terminologiques ...... 16 3. Théorie appliquée : comment ces notions s’incarnent-elles dans la filmographie de Shyamalan ? ...... 17 3.1. Caméos ...... 17 3.2. Détournement des genres ...... 20 3.2.1. Le cinéma d’horreur ...... 21 3.2.2. Le cinéma de super-héros ...... 31 3.2.3. Le discours sur les genres ...... 36 3.3. Citations filmiques...... 36

CHAPITRE II - Mise en scène des instances cinématographiques ...... 40 1. Entre mise en abyme de l’énonciation et réflexivité cinématographique ...... 41 2. Mise en scène de la figure de spectateur ...... 44 2.1. Axe premier : les spectateurs au sens propre ...... 44 2.1.1. L’omniprésence des écrans et leur relation avec le spectateur ...... 44 2.1.2. Analyse de cas : des personnages devant des écrans ...... 46 2.1.3. Qualités spectatorielles...... 54 2.2. Axe second : spectateurs au sens figuré ...... 55 2.2.1. Malcolm Crowe et l’impuissance du spectateur ...... 55 2.2.2. Joseph Dunn et l’adhésion du spectateur ...... 58 2.2.3. Les villageois et la manipulation du spectateur ...... 61 2.2.4. Dr. Fletcher et la responsabilité du spectateur ...... 62 2.2.5. Les figures de l’axe deux devant des écrans...... 64 2.3. Le discours proposé sur le spectateur ...... 64 3. Mise en scène de la figure de cinéaste ...... 67

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3.1. Cole Sear, cinéaste de la vérité ...... 67 3.1.1. Cinéaste passeur ...... 67 3.1.2. Cinéaste du hors-champ ...... 68 3.1.3. Cinéaste conteur ...... 70 3.2. Morgan Hess, cinéaste du voir : diriger le regard ...... 72 3.3. Les Anciens du Village et Vick, cinéastes politiques ...... 74 3.4. Elijah Price, cinéaste du savoir et du pouvoir ...... 75 3.4.1. Elijah maître de la mise en scène ...... 75 3.4.2. Elijah à la fois à l’intérieur et hors du cadre ...... 76 3.4.3. Elijah et la subjectivité du regard ...... 78 3.4.4. Elijah et le regard hors-normes ...... 81 3.5. Rebecca et le manifeste cinématographique ...... 82 3.5.1. Rebecca alter-ego de M. Night Shyamalan ...... 82 3.5.2. Rebecca comme reflet du cinéaste ...... 82 3.5.3. L’œil contre la caméra : les pouvoirs de la caméra de Rebecca ...... 85 3.5.4. La mise en scène et la direction d’acteurs contre l’éthique du cinéaste ...... 86 4. Mise en scène de la figure d’acteur ...... 89 4.1. Acteurs-marionnettes et création du personnage ...... 89 4.2. Tyler et Joseph, acteurs en échec ...... 92 4.3. La relation acteur-cinéaste-personnage...... 94 5. Deux personnages en marge : figures de producteur et de critique ...... 96 5.1. Figure du producteur ...... 96 5.2. Figure du critique ...... 97

CONCLUSION ...... 99

BIBLIOGRAPHIE ...... 104 Littérature sur le réalisateur ...... 104 • Revues analytiques ...... 104 • Ouvrages théoriques ...... 104 • Interview ...... 105 Thématiques et théories abordées ...... 105 • Réflexivité ...... 105 • Cinéma d’horreur ...... 105 • Cinéma de super-héros ...... 105 • Autres ...... 105

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FILMOGRAPHIE ...... 106

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