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Archives de sciences sociales des religions

134 | avril - juin 2006 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/assr/3393 DOI : 10.4000/assr.3393 ISSN : 1777-5825

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 1 mai 2006 ISBN : 2-7132-2092-0 ISSN : 0335-5985

Référence électronique Archives de sciences sociales des religions, 134 | avril - juin 2006 [En ligne], mis en ligne le 01 mai 2009, consulté le 19 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/assr/3393 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/assr.3393

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© Archives de sciences sociales des religions 1

SOMMAIRE

Les tribulations d'une Bible dans les médias Le dossier de presse de la « Bible des écrivains » Pierre Lassave

Le monde jéhoviste des imprimés Arnaud Blanchard

De la caricature anticléricale à la farce biblique Guillaume Doizy

« Rire de la religion » ? Humour bon enfant et réprobation * * Je remercie vivement, pour leur lecture d'une version précédente de cet article et leurs suggestions, Alain Cambier, Élisabeth Claverie, Jean-Louis Fabiani, Cyril Lemieux, Béatrix Le Wita et Claude Rosental. Jacques Cheyronnaud

Note critique

La caricature anticléricale sous la IIIe République À propos de :Dixmier Michel, Lalouette Jacqueline, Pasamonik Didier, La République et l'Église. Images d'une querelle, Paris, La Martinière, 2005, 151 p. (ill.)Doizy Guillaume et Lalaux Jean-Bernard, À bas la calotte. La caricature anticléricale et la Séparation des Églises et de l'État, Paris, Éditions Alternatives, 2005, 160 p. (ill.) Isabelle Martin

Vies de biblistes : tensions et dénouements À propos de :Chauvin Charles, Renan (1823-1892), Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Biographies », 2000, 158 p.Christophe Paul, Souffrance dans l'Église au xxe siècle. Savants et théologiens français dans l'épreuve, Paris, Le Cerf, coll. « L'Histoire à vif », 2005, 268 p.Dosse François, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005, 480 p.Goichot Émile, Alfred Loisy et ses amis, Paris, Le Cerf, coll. « Histoire », 2002, 198 p.Harl Marguerite, La Bible en Sorbonne ou la revanche d'Érasme, Paris, Le Cerf, coll. « L'Histoire à vif », 2004, 364 p.Montagnes Bernard, Marie- Lagrange, Une biographie critique, Paris, Le Cerf, coll. « Histoire-Biographie », 2004, 626 p. Pierre Lassave

Identité religieuse et appartenance : une relation d'incertitude À propos de :Harvey Leonard Patrick, Muslims in Spain, 1500 to 1614, Chicago, The University of Chicago Press, 2005, 448 p. Christian Décobert

Bulletin Bibliographique

Dionysos en transe : la voix des femmes Paris, L'Harmattan, coll. « Histoire ancienneet Anthropologie », 2002, 384 p. Regis Le Mer

Giuseppe Alberigo, Pour la jeunesse du christianisme : le concile Vatican II, 1959-1965 Paris, Le Cerf, 2005, 212 p. Nicolas de Bremond d’Ars

Méropi Anastassiadou-Dumont, dir., Identités confessionnelles et espace urbain en terres d'islam Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée(REMM), Aix-en-Provence, Édisud, « Série Histoire »,107-110, 2005, 544 p. Sossie Andézian

Archives de sciences sociales des religions, 134 | avril - juin 2006 2

Elisabeth Arweck, Martin D. Stringer, éds., Theorizing Faith. The Insider/Outsider Problem in the Study of Ritual Birmingham, The University of Birmingham Press,2002, 186 p. Erwan Dianteill

Robert Attal, Les communautés juives de l'Est algérien de 1865 à 1906 Paris, L'Harmattan, coll. « CREAC-Histoire », 2004, 158 p. Joëlle Allouche-Benayoun

Daniel Azuelos, L'entrée en bourgeoisie des Juifs allemands ou le paradigme libéral (1800-1933) Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne,2003, 424 p. Löwy

Effendy Bahtiar, Islam and the State in Indonesia Singapore, Institute of Southeast Asian Studies,2003, 265 p. Andrée Feillard

Bayram Balci, Missionnaires de l'Islam en Asie centrale. Les écoles turques de Fethullah Gülen Paris-Istanbul, Maisonneuve & Larose-Institut françaisd'études anatoliennes, 2003, 301 p. Nicolas de Lavergne

Roger Bastide, Poètes et dieux. Études afro-brésiliennes Préface de Roberto Motta. Paris, L'Harmattan,2002, 410 p. Erwan Dianteill

Michel Bertrand, Patrick Cabanel, éds., Religions, pouvoir et violence Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004, 214 p. Daniel-Odon Hurel

Patrice Bidou, Jacques Galinier, Bernard Juillerat, dirs., Anthropologie et psychanalyse. Regards croisés Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciencessociales, coll. « Cahiers de l'homme », 2005, 228 p. Bénédicte Sère

Jean-Vincent Blanchard, L'optique du discours au xviie siècle. De la rhétorique des jésuites au stylede la raison moderne (Descartes, Pascal) Saint-Nicolas, Presses de l'Université Laval, 2005, 309 p. Daniel-Odon Hurel olivier bobineau, Dieu change en paroisse : une comparaison franco-allemande Préface de Paul Colonge. Rennes, Presses Universitairesde Rennes, 2005, 408 p. Nicolas de Bremond d’Ars

Hubert Bost, Pierre Bayle Paris, Fayard, 2006, 696 p. Daniel Vidal

Hubert Bost, Ces Messieurs de la RPR. Histoires et écritures de huguenots, xviie- xviiie siècles Paris, Champion, coll. « Vie des Huguenots » (18),2001, 414 p. Patrick Cabanel

Islam in the Digital Age: E-Jihad, Online Fatwas and Cyber Environments London, Pluto Press, coll. « Critical Studies on Islam »,2003, 237 p. & Patrick Haenni, L'islam de marché. L'autre révolution conservatrice Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2005, 108 p. Yves Gonzalez-Quijano

Emilio Butturini, Istituzioni educative a tra ‘800 e ‘900 Verona, Casa Editrice Mazziana, 2001, 202 p. Michel Ostenc

Patrick Cabanel, Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-1900) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, 282 p. Jean Baubérot

Archives de sciences sociales des religions, 134 | avril - juin 2006 3

Jean-Luc Chambard, Être ethnologue dans un village indien. Recueil d'articles et d'inédits CD-ROM, Paris, 2005, coll. « Une ethnologiepour l'Inde d'aujourd'hui », vol. 1 André Padoux

Philippe Chenaux, « Humanisme intégral » (1936) de Jacques Maritain Paris, Le Cerf, coll. « Classiques du christianisme »,2006, 106 p. Frédéric Gugelot

Olivier Compagnon, Jacques Maritain et l'Amérique du Sud. Le modèle malgré lui Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion,2003, 395 p. Michael Löwy

François Coppens, dir., Variations sur Dieu. Langages, silences, pratiques Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, coll.« Publications des facultés universitaires Saint-Louis » (102), 2005, 336 p. Anna Van den Kerchove

André Corten, Diabolisation et mal politique. Haïti : misère, religion et politique Montréal-Paris, Éditions du CIDIHCA-Karthala, 2001, 245 p. Laënnec Hurbon

Georgia Cosmos, Huguenot Prophecy and Clandestine Worship in the Eighteenth Century:« The Sacred Theatre of the Cévennes » Aldershot, Ashgate, 2005, X + 220 p. Willem Frijhoff

Didier Course, D'or et de pierres précieuses. Les paradis artificiels de la Contre- Réforme en (1580-1685) Lausanne, Éditions Payot, 2005, 221 p. Daniel Vidal

Guillaume Cuchet, Le crépuscule du purgatoire Préface de Philippe Boutry. Paris, Armand Colin,2005, 254 p. Isabelle Saint Martin

Jocelyne Dakhlia, Islamicités Paris, Presses universitaires de France,coll. « Sociologie d'aujourd'hui », 2005, 161 p. Yves Gonzalez-Quijano

Alessandro Dell'Orto, Place and Spirit in Taiwan. Tudi Gong in the Stories, Strategies and Memories of Everyday Life London-New York, RoutledgeCurzon, 2002, XIX + 300 p. A. Palmer

Anne-Marie Dillens, dir., Pouvoir et religion Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis, 2005,210 p. Nicolas de Bremond d’Ars

L'esprit d'Assise. Discours et messages de Jean-Paul II à la Communauté de Sant'Egidio Paris, Le Cerf, 2005, 203 p. Salvatore Abbruzzese

Douglas R. Edwards, éd., Religion and Society in Roman Palestine. Old Questions, New Approaches New York-Londres, Routletdge, 2004, 194 p.

Khaled El-Rouayheb, Before Homosexuality in the Arab-IslamicWorld, 1500-1800 Chicago, The University of Chicago Press, 2005, 210 p. Frédéric Lagrange

Sébastien Fath, Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France, 1800-2005 Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire et Société » (47), 2005, 426 p. Yannick Fer

Archives de sciences sociales des religions, 134 | avril - juin 2006 4

Fritz Fontus, Les Églises protestantes en Haïti. Communication et inculturation Préface de Jean-Claude Margot. Paris, L'Harmattan,coll. « Religion et sciences humaines », 2001, 172 p. & Philippe Delisle, Le catholicisme en Haïti au xixe siècle. Le rêve d'une « Bretagne noire » (1860-1915), Paris, Karthala, 2003, 188 p. Laënnec Hurbon

Étienne Fouilloux, Bernard Hours & dirs, Les Jésuites à Lyon XVIe-XXe siècles Lyon, Éditions de l’École normale supérieure, 2005, 274 p. Frédéric Gugelot

Sébastien Galceran, Les franc-maçonneries Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004, 117 p. Jean-Pierre Laurant

Vincent Geisser, La nouvelle islamophobie Paris, La Découverte, coll. « Sur le vif », 2003, 122 p. Mouloud Haddad

Andrew Godley, Jewish Immigrant Entrepreneurship in New York and London 1880-1914:Enterprise and Culture Chippenham (GB), Palgrave, coll. « Studiesin Modern History », 2001, 187 p. Joëlle Allouche-Benayoun

John C. Green, Mark J. Rozell, Clyde Wilcox, éds., The Christian Right in American Politics:Marching to the Millennium Washington (DC), Georgetown University Press,coll. « Religion and Politics Series », 2003, 296 p. Ronan Teyssier

Francis Guibal, La gloire en exil. Le témoignage philosophique d'Emmanuel Levinas Paris, Le Cerf, 2004, 215 p. Bénédicte Sère

Bénédicte Harvard Duclos, Sandrine Nicourd, Pourquoi s'engager ? Bénévoles et militants dans les associations de solidarité Paris, Payot, 2005, 212 p. Brigitte Bleuzen

Frances Henry, Reclaiming African Religions in Trinidad. The Socio-Political Legitimation of the Orisha and Spiritual Baptist Faiths Kingston (Jamaica), University of West Indies Press,2003, 224 p. Erwan Dianteill

Dean R. Hoge, Jacqueline E. Wenger, Evolving Visions of the Priesthood. Changes from Vatican II to the Turnof the New Century Collegeville (MIN), Liturgical Press, 2003, 226 p. Céline Béraud

Geneviève James, dir., De l'écriture mystique au féminin Sainte-Foy-Paris, Presses universitaires de Laval-L'Harmattan,coll. « Religions, cultures et sociétés », 2005, 167 p. Bénédicte Sère

Journal des anthropologues.Éducation, religion, État Paris, Association françaises des anthropologues(100-101), 2005, 411 p. Gwendoline Malogne-Fer

Bernard Kaempf, dir., Rites et ritualités Paris, Le Cerf – Lumen Vitae – Novalis, 2000, 435 p. Nicolas de Bremond d’Ars

Donald B. Kraybill, Carl Desportes Bowman, On the Backroad to Heaven. Old OrderHutterites, Mennonites, Amish, and Brethren Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press,coll. « Center Books in Anabaptist Studies », 2001,XVIII + 330 p. Willem Frijhoff

Archives de sciences sociales des religions, 134 | avril - juin 2006 5

André Laliberté, The Politics of Buddhist Organizations in Taiwan: 1989-2003. Safeguarding the Faith, Building a Pure Land, Helping the Poor Londres-New York, RoutledgeCurzon, 2004, 178 p. David A. Palmer

La crise de l'origine, la science catholique des Évangiles et l'histoire au XXe siècle Paris, Albin Michel, coll. « L'évolution de l'humanité », 2006, 707 p. Pierre Lassave

Pierre Lassave, Bible : La traduction des alliances. Enquête sur un événement littéraire Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales »,2005, 267 p. Frédéric Gugelot

Annick Lempérière, Entre Dieu et le Roi, la République.Mexico, xvie-xixe siècles Paris, Les Belles-Lettres, 2005, 379 p. Marie-Danielle Demélas

Pascal Le Pautremat, La politique musulmane de la France au xxe siècle. De l'Hexagone aux terres d'Islam. Espoirs, réussites, échecs Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, 565 p. Valérie Amiraux

Anne Lifshitz-Krams, La naturalisation des Juifs en France au xixe siècle. Le choix de l'intégration Paris, CNRS Éditions, 2002, 304 p. Chantal Bordes-Benayoun

Guy de Longeaux, Christianisme et laïcité. Défi pour l'école catholique Paris, L'Harmattan, coll. « Religion et sciences humaines », 2005, 202 p. Pierre Ognier

Nathalie Luca, Les sectes. Paris, Presses universitaires de France,coll. « Que Sais-Je ? » (2519), 2004, 126 p. Jean-Paul Willaime

Clément Makiobo, Église catholique et mutations socio-politiques au Congo-Zaïre.La contestation du régime de Mobutu Paris, L'Harmattan, coll. « Congo/Zaïre Histoire & Société », 2004, 264 p. Joseph Tonda

Charles Malamoud, Féminité de la parole : Études sur l'Inde ancienne Paris, Albin Michel, coll. « Sciences des religions », 2005, 293 p. Gérard Colas

Jan de Maeyer, Sofie Leplae, Joachim Schmiedl, Religious Institutes in Western Europe in the 19th and 20th Centuries. Historiography, Research and Legal Position Leuven, Leuven University Press, 2004, 377 p. Patrick Cabanel

Alain-René Michel, Catholiques en démocratie Préface de René Rémond. Paris, Le Cerf, 2006, 726 p. & Laurent Ducerf, François de Menthon. Un catholiqueau service de la République (1900-1984), Paris, Le Cerf, 2006, 508 p. & Étienne Davodeau, Les mauvaises gens. Une histoire de militants, Paris, Delcourt, 2005, 184 p. Frédéric Gugelot

Rachel Milstein, La Bible dans l'art islamique Paris, Presses universitaires de France,coll. « Islamiques », 2005, 155 p. Constant Hamès

Françoise Mies, éd., Bible et sciences des religions. Judaïsme, christianisme, islam Bruxelles-Namur, Lessius-Presses universitairesde Namur, coll. « Le livre et le rouleau » (23), 2005, 177 p. Pierre Lassave

Archives de sciences sociales des religions, 134 | avril - juin 2006 6

Nakamura Mitsuo, Sharon Siddique, Omar Farouk Bajunid, Islam and Civil Society in South East Asia Singapour, Institute of South East Asian Studies, 2001, 211 p. Bernard Hours

André Motte, P. Marchetti, éds., La figure du prêtre dans les grandes traditions religieuses. Actes du colloqueen hommage à M. l'abbé Julien Ries Namur, Peeters-Société des études classiques, 2005, 229 p. Nicolas de Bremond d’Ars

Fernand Ouellet, dir., Quelle formation pour l'éducation à la religion ? Sainte-Foy (Québec), Les Presses de l'Université Laval, 2005, 293 p. Anna Van den Kerchove

Jean-Yves Paraïso, éd., « Brief über die Kirche ». Die Kontroverse um Ida Frederick Görres Aufsatz – Ein Dokumentationsband Cologne, Böhlau Verlag, 2005, 612 p. Michael Löwy

Albert Piette, Le temps du deuil. Essai d'anthropologie existentielle Paris, Éditions de l'Atelier, 2005, 125 p. Mickaël Wilmart

Jacques Potin, Valentine Zuber, éds., Dictionnaire des monothéismes Paris, Bayard, 2003, 560 p. Jean Lambert

Claude Prudhomme, Missions chrétiennes et colonisation xvie-xviiie siècles Paris, Le Cerf, coll. « Histoire du Christianisme »,2004, 172 p. René Luneau

Thomas H. Reilly, The Taiping Heavenly Kingdom. Rebellion and the Blasphemy of Empire Seattle, The University of Washington Press, 2004, XI + 235 p. Vincent Goossaert

Revue de synthèse, De l'édit de Nantes à la Révocation. Croyant, sujet et citoyen Paris, Éditions de l'École Normale Supérieure (126), 2005, 264 p. Daniel Vidal

Adeline Rucquoi, dir., Saint Jacques et la France Paris, Le Cerf, 2003, 528 p. Isabelle Saint Martin

John Scheid, Quand faire, c'est croire. Les rites sacrificiels des Romains Paris, Aubier, « Collection historique », 2005, 348 p. Anna Van den Kerchove

Marc Scheidecker, Gérard Gayot, Les protestants de Sedan au xviiie siècle. Le peuple et les manufacturiers Paris, Champion, coll. « Vie des Huguenots » (31), 2003, 291 p. Patrick Cabanel

Sabine Schiffer, Die Darstellung des Islams in der Presse. Sprache, Bilder, Suggestionen. Eine Auswahl von Techniken und Beispielen Würzburg, Egon Verlag, coll. « Bibliotheca Academica, Reihe Orientalistik » (10), 2005, 337 p. Hartmut Fähndrich

Jean-Claude Schmitt, dir., Femmes, art et religion au Moyen Âge Strasbourg-Colmar, Presses universitaires de Strasbourg-Musée d'Unterlinden, 2004, 233 p. Isabelle Saint Martin

Katerina Seraïdari, Le culte des icônes en Grèce Toulouse, Presses Universitaires du Mirail,coll. « Les Anthropologiques », 2005, 256 p. Mickaël Wilmart

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Gilles Séraphin, dir., L'effervescence religieuse en Afrique. La diversité locale des implantationsreligieuses chrétiennes au Camerounet au Kenya Paris, Karthala, 2004, 274 p. Cédric Mayrargue

Jacques Sévenet, Les paroisses parisiennes devant la séparation des Égliseset de l'État 1901-1908 Paris, Éditions Letouzey et Ané, coll. « Mémoire chrétienne au présent », 2005, 316 p. Pierre Ognier

Ethan H. Shagan, Catholics and the « Protestant Nation ». Religious Politics and Identity in EarlyModern England Manchester-New York, Manchester University Press,2005, VIII + 213 p. Willem Frijhoff

Ethan H. Shagan, Catholics and the « Protestant Nation ». Religious Politics and Identity in EarlyModern England Manchester-New York, Manchester University Press, 2005, VIII + 213 p. Willem Frijhoff

Jeffrey Shandler, Adventures in Yiddishland. Postvernacular Language & Culture Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 2005, XV + 263 p. Jacques Gutwirth

Philippe Simonnot, Les papes, l'Église et l'argent. Histoire économique du christianisme des origines à nos jours Paris, Bayard, 2005, 810 p. Nicolas de Bremond d’Ars

Valérie Sottocasa, Mémoires affrontées. Protestants et catholiques face à la Révolution dans les montagnes du Languedoc Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, 410 p. Daniel Vidal

Donald S. Sutton, Steps of Perfection. Exorcistic Performers and Chinese Religion in Twentieth-Century Taiwan Cambridge (.), Harvard University Press-Asia Center, 2003, XIII + 418 p. Vincent Goossaert

Helmut Thielen, Eingedenken und Erlösung. Walter Benjamin Würzburg, Königshausen & Neumann, 2005, 377 p. Michael Löwy

Denise Turrel, Le Blanc de France. La construction des signes identitaires pendant les guerres de religion (1562-1629) Genève, Librairie Droz, coll. « Travaux d'humanisme et renaissance » (CCCXCVI), 2005, 256 p. Willem Frijhoff

Stéphane Van Damme, Le temple de la sagesse. Savoirs, écriture et sociabilité urbaine (Lyon, xviie-xviiie siècles) Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, coll. « Civilisations et Société » (119), 2005, 514 p. Willem Frijhoff

Gilles Veinstein, dir., Syncrétismes et hérésies dans l'Orient seldjoukide et ottoman (xive-xviiie siècles) Louvain, Peeters, coll. « Turcica » (XIV), 2005, 428 p. Christian Décobert

Brigitte Waché, dir., Militants catholiques de l'Ouest. De l'action religieuse aux nouveaux militantismes, xixe-xxe siècles Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, 250 p. Brigitte Bleuzen

Chaim I. Waxman, Jewish Baby Boomers: A Communal Perspective Albany (NY), State University of New York Press, 2001, 221 p. Joëlle Allouche-Benayoun

Archives de sciences sociales des religions, 134 | avril - juin 2006 8

Johan Wedel, Santeria Healing. A Journey into the Afro-Cuban World of Divinities, Spirits and Sorcery Gainesville, University Press of Florida, 2004, 209 p. Maïra Muchnik

Bradley C. Whitsel, The Church Universal and Triumphant. Elizabeth Clare Prophet's ApocalypticMovement Syracuse-New York, Syracuse University Press, 2003,221 p. Nadia Garnoussi

Liz Wilson, éd., The Living and the Dead. Social Dimensions of Death in South Asian Religions Albany, State University of New York Press, coll.« SUNY Series in Hindu Studies », 2003, X + 212 p. André Padoux

Michael P. Winship, Making Heretics: Militant Protestantism and Free Grace in Massachusetts,1636-1641 Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2002, 322 p. Willem Frijhoff

Bernd Witte, Mario Ponzi, éds., Theologie und Politik. Walter Benjamin und ein Paradigma der Moderne Berlin, Erich Schmidt Verlag, 2005, 280 p. Michael Löwy

Helmut Zander, Geschichte der Seelenwanderung in Europa Darmstadt, Primusverlag, 1999, 869 p. Bruno Michon

Livres reçus 134

Livres reçus 134

Réponses

Réponse de Robert Deliège à Roland Lardinois à propos de : Les castes en Inde aujourd'hui, Paris, Presses universitaires de France, 2004. in ASSR 130-7 (2005)

Réponse de Paul Mattei à Rémi Gounelle à propos de :Le christianisme antique (Ier-Ve siècle), Paris, Ellipses,coll. « L'Antiquité : une histoire », 2003.in ASSR 130-45 (2005)

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Les tribulations d'une Bible dans les médias Le dossier de presse de la « Bible des écrivains »

Pierre Lassave

1 Lors d'une conférence publique sur « Le fait religieux dans la presse », un journaliste expert en religions pointait le décalage entre l'irruption sans précédent du thème religieux dans l'espace public actuel et l'incapacité structurelle de la presse à en rendre compte dans sa complexité 1. Il référait ce décalage à quatre points de tensions entre les Églises et les médias : le message intégral et complexe des Églises versus l'impératif de sélection et de simplification du discours journalistique ; le goût du secret propre aux autorités religieuses versus le goût de la mise en scène médiatique ; la priorité accordée à la vie collective des confessions et communautés versus le besoin de personnalisation des faits relatés ; le sens du consensus ecclésial versus les catégories polémiques de l'espace politique 2. Acteur de son propre discours, l'orateur ne pouvait que déplorer ces « malentendus » et appeler positivement à les réduire, notamment par une formation plus sérieuse des journalistes à la spécificité des différentes traditions religieuses. Il n'était pas dans son rôle de dire qu'il se trouvait au carrefour vivant de mondes sociaux différents mais rendus interdépendants par le contexte global de recomposition des valeurs en « modernité avancée » 3.

2 Deux ans auparavant, la presse française se mobilisait de façon spectaculaire autour d'une « Nouvelle traduction » de la Bible 4. Dossier de presse moins lourd et récurrent que celui des signes religieux à l'école, mais dont le traitement intensif en France, et simultanément au Québec, en Belgique et en Suisse, constitue un intéressant terrain d'étude des formes médiatiques de reconversion culturelle d'un héritage religieux central. Plus qu'un cas de « mise en miroir » des médias et des religions, cet épisode est aussi un « événement littéraire » à part entière, ce qui ajoute à sa complexité exemplaire.

3 Au terme de six années d'un travail associant deux à deux, pour chacun des soixante- treize livres de la Bible catholique, une trentaine d'exégètes professionnels et une vingtaine d'écrivains de renom, Bayard-Médiaspaul lance à la rentrée littéraire 2001 un volumineux et élégant pavé de 3 200 pages à prix cassé. Une Bible « à lire avec curiosité

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et plaisir, proche des façons d'écrire, de raconter, en français aujourd'hui » 5. Le produit s'inscrit dans une conjoncture remarquable de diversification du marché biblique de langue française à l'approche du troisième millénaire, avec la rénovation des grandes traductions de référence (Bible de Jérusalem côté catholique, Nouvelle Bible Segond côté protestant), la création de versions en français courant (Bible Parole de Vie), la réédition d'anciennes bibles célèbres (Lemaistre de Sacy, Luther), la poursuite de traductions originales qui tentent de retrouver la saveur originelle de l'hébreu (Chouraqui, Meschonnic) 6. Entre les traductions qui servent le sens (Bible de Jérusalem, Traduction Œcuménique, Bible Segond) et celles qui remontent à la source (Chouraqui, Septante), la Bible Nouvelle Traduction (BNT) se situe du côté de l'expérimentation poétique (à l'instar de l'œuvre solitaire de Henri Meschonnic), segment le plus intellectuel du marché, tout en visant un public plus large (des 120 000 premiers exemplaires vendus dans l'année de lancement, 15 % l'ont été en grandes surfaces). L'entreprise, dont l'investissement s'est chiffré à une dizaine de millions de francs, résulte d'objectifs et de moyens multiples, sinon divergents : une visée résolument littéraire (retraduire les Écritures saintes comme tout autre texte antique en récusant autant la « belle infidèle » que le « calque archaïsant »), un appareil laïque (auteurs croyants ou non croyants, catholiques, protestants ou juifs, recrutés pour leurs compétences scientifiques ou littéraires), un statut éditorial particulier (Bayard, éditeur qui se veut indépendant mais reste lié au groupe de presse assomptionniste et s'associe pour la circonstance au catholique Médiaspaul). Le volume n'a pas pour autant obtenu l'imprimatur ecclésial à cause des bouleversements de langage qu'il introduit, mais il est recommandé par l'épiscopat à titre de traduction de qualité, hors de tout usage liturgique 7. Nouvel avatar de l'histoire française de la traduction biblique longtemps marquée par la fixation exclusive sur la Vulgate latine de saint Jérôme 8 ? Les promoteurs de la BNT ont, en tout cas, l'ambition de doter la francophonie d'une œuvre contemporaine digne de la King James Version (1611).

4 Cependant, la mobilisation médiatique qui a accompagné la sortie du livre semble moins refléter cette ambition que la pluralité d'intérêts investis dans l'affaire et les effets de reclassement symbolique qu'elle produit. Par les faits qu'elle monte en épingle comme par ceux qu'elle tait, la presse joue bien son rôle de miroir plus ou moins révélateur des rapports qu'une société entretient avec ses textes fondateurs et ses croyances, que celles-ci soient religieuses, littéraires ou scientifiques. L'analyse du discours, des formes et de la dynamique même de cette campagne de presse vise ainsi à dresser un premier état des lieux des conflits et alliances qui traversent la traduction en question. Au-delà de la seule confrontation entre médias et religions, nous tenterons d'esquisser la logique sociale d'un matériau empirique pour le moins foisonnant. S'il ne s'agit pas d'une étude de réception élargie au lecteur ordinaire, les raisons et les émotions produites et transmises par les médias dessinent les contours de publics divers qui confèrent à cette retraduction biblique sa qualité d'événement culturel 9.

5 Par « dossier de presse », nous entendons ici près d'un millier d'entrées (articles, notes, entretiens, dossiers) réparties entre le quotidien ou le magazine grand public (national ou régional) et l'organe confessionnel, catholique principalement, plus ou moins ciblé et au rayonnement variable (du quotidien La Croix, par exemple, aux multiples bulletins diocésains). Ce corpus relève, pour l'essentiel, des canaux propres au lancement d'un « best-seller » (un mois après sa sortie, l'ouvrage caracole en tête des palmarès du livre vendu) 10.

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Dans la mêlée 6 Plusieurs mois avant la sortie en librairie, divers journalistes ont été mis au fait de ce qui peut créer l'événement de la rentrée littéraire. Le projet du Nouvel Observateur de réaliser un dossier spécial sur cette traduction pour sa livraison de fin août décide l'éditeur à avancer la date de publication au 29 août au lieu du 12 septembre initialement prévu. Bien lui en a pris, car dès le 11 septembre, l'espace public se trouve totalement absorbé par l'attentat du World Trade Center. Mais cette polarisation n'a que très provisoirement nui à l'écho de l'ouvrage dans la grande presse. Si le soir du 11 septembre, un reportage de Geneviève Moll prévu au journal télévisé de 20 heures est différé sur France 2, quelques jours plus tard, la directrice de France-Culture maintient une soirée de lecture publique 11. Laure Adler aurait pris cette décision après être tombée par hasard sur le passage suivant d'Ezéchiel (1, 4-5) : « Regardez, c'est un vent du nord qui souffle en tempête, c'est un grand nuage, c'est du feu qui jaillit entouré de lueur avec, au centre, un éclat métallique. Et dans le feu, regardez, il y a quelque chose comme des vivants ». « Il faut que cette soirée, précisera-t-elle au début de l'émission, soit un ressourcement ». L'anecdote en dit long sur l'actualité et l'universalité du patrimoine biblique aux yeux des professionnels de l'information. La mise en débat de la thèse américaine du « choc des civilisations » aurait ainsi stimulé les ventes de traductions françaises du Coran et par réplication, de la Bible (Télérama, 19/12/01). La BNT ne pouvait donc pas mieux tomber en cette période où les Écritures saintes semblent avoir paradoxalement partie liée avec la violence la plus spectaculaire 12.

7 Dans un premier temps, de fin août à octobre 2001, les principaux journaux et magazines mettent en avant ce qu'il y a de nouveau et d'insolite dans cette « Bible des écrivains ». La mise en scène de l'événement s'accompagne dans la presse catholique de la mise en exergue des différences entre la « Bible Bayard » et les versions de référence, notamment celle de Jérusalem (BJ). Dans un second temps, de novembre à décembre, l'événement littéraire passé, la grande presse laïque, parisienne et régionale n'en parle plus ; elle n'y reviendra qu'à l'approche des cadeaux de fin d'année. Mais les divers organes du monde catholique passent alors la « Bible Bayard » au feu d'une critique généralement bienveillante et nuancée, à l'image de l'avis équivoque de la commission épiscopale que les multiples bulletins diocésains vont relayer jusqu'au printemps 2002. Une virulente campagne émanant des milieux intransigeants opposés à cette « Bible moderniste » n'est sans doute pas étrangère à la mobilisation des médias catholiques. Dans un troisième temps, ou plutôt dans une temporalité plus longue et détachée de la pression éditoriale, divers articles et dossiers sur les Livres sacrés feront retour sur cette traduction parmi d'autres et à l'occasion de la sortie de ses produits dérivés (extraits illustrés et mis en musique, formules de poche, etc.) 13.

8 Les variations de points de vue entre les grandes presses, française, québécoise, suisse et belge, mettent en relief les formes nationales d'emprise médiatique sur les œuvres culturelles. On peut ainsi se demander si la confusion ironiquement entretenue entre les registres littéraires et religieux n'est pas, pour les journalistes parisiens, une manière de surmonter la difficulté à traiter d'un objet aussi complexe que la traduction biblique. De même, dans le monde catholique, l'agressivité et l'opiniâtreté des attaques traditionalistes semblent marquer une spécificité bien française. Pour ces minorités actives qui ne manquent pas aujourd'hui d'écoute au sein de la hiérarchie romaine, la « Bible Bayard » est présentée comme le produit typique d'un modernisme attardé et du relâchement doctrinal que combat précisément la hiérarchie romaine. Où l'histoire

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politico-religieuse des « deux France » et des luttes entre gallicans et ultramontains revient étrangement à la mémoire. Mais examinons de plus près les contenus. Grands chiffres, vedettes et petits mots 9 De « L'odyssée de la Bible, l'événement le plus excitant de la rentrée » (Inrockuptibles) au « Best-seller pour l'éternité » (La Montagne), nombre de titres usent de superlatifs pour présenter la nouvelle traduction : « superproduction » (Libération-Livres), travail « colossal » (Le Soleil), « titanesque » (Livre d'ici), « tour de force » (Le Monde), etc. Assimiler la Bible à un roman prend dans le même temps l'allure d'un slogan. Dès août, l'Agence France Presse lance « La Bible comme un roman », titre aussitôt relayé par L'Express (« Et la Bible devint roman »). En un bel ensemble, une dizaine de journaux régionaux reprennent l'antienne avec variantes : « Bayard fait de la Bible un roman » ou « Le roman de la nouvelle Bible ». Ce leitmotiv a le mérite de mêler avec humour plusieurs informations : la dimension littéraire de la Bible, le côté aventureux de cette « traduction d'écrivains », le temps qu'il a fallu pour la réaliser. Le travail même de traduction ne manque pas à l'appel : « Les habits neufs de la Bible » (Nouvel Observateur), « La Bible avec leurs mots à eux » (Elle), « Les mots neufs de la Bible » (Le Temps), « Nouvelle traduction : sacré changement » (La Montagne), etc. L'ironie peut alors se faire plus ou moins grinçante. Pour le moins : « La Bible en état de grâce » (Télérama), « Comment réveiller la Bible au bois dormant » (Aujourd'hui Poème) ; pour le plus : « L'Évangile selon Sainte Mode » (Figaro littéraire), après « La Bible selon Saint- Germain » (Livres Hebdo). La vindicte n'est pas absente, à la marge : « Un faux en Écritures ? » (Minute), « La Bible revue et sabotée » (Valeurs actuelles).

10 S'il fallait classer les principaux organes de presse nationaux selon une échelle de jugement à trois niveaux (positif, équilibré, négatif), on mettrait dans la première case : La Croix, Libération-Livres, Le Nouvel Observateur, L'Express, Le Point, Marianne, Les Inrockuptibles ; dans la seconde : Le Monde, L'Humanité, Télérama, Elle, Lire, Le Magazine littéraire ; et dans la troisième : Le Figaro Littéraire, France Soir, Présent, Valeurs actuelles, Minute. Ce classement sommaire confirme la réprobation des relais de l'opinion conservatrice de droite et d'extrême droite, mais il indique aussi que l'engouement pour la « Bible des écrivains » ne suit pas pour autant des contours politiques précis.

11 Les affiches publicitaires dans le métro parisien qui présentaient le produit de façon aussi surprenante qu'austère en dressant la liste de ses ingrédients (« 20 écrivains/27 exégètes/73 livres/3 200 pages en 1 volume »), semblent avoir servi de trame au récit journalistique. La plupart des articles d'information glosent en effet sur les « grandeurs » qui qualifient (ou disqualifient pour certains) l'événement : outre les chiffres affichés, l'œuvre de traduction s'inscrit dans un « marché porteur » ; elle s'ouvre sur le troisième millénaire en rénovant un « monument polyphonique » écrit et réécrit pendant un millier d'années ; elle a mobilisé 10 ou 15 millions de francs selon le journal, etc. Les chiffres élèvent le niveau d'enjeux pourtant inchiffrables, tels les déplacements de forme et de sens que cette traduction « sans attache » engage. « Cette Bible nouvelle, née de notre monde désenchanté, cette Bible démaquillée, nomade, ni juive, ni protestante, ni catholique, sans étiquette, sans Église, sans secte attachée, sans mode d'emploi, s'adresse à tous les lecteurs curieux, qu'ils soient croyants ou sceptiques » (Catherine David, Nouvel Observateur, 30/08/01). Mais « enlever le Livre Saint des mains des religieux » (Christian Makarian, L'Express, 30/08/01) tient aussi de la gageure. Non sans humour, l'exégète Jean-Jacques Lavoie, partie prenante de l'aventure, en fixe les termes : « Nous avons servi deux maîtres : l'auteur (la langue

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source) et le lecteur (la langue cible). Bien entendu, nul ne peut servir deux maîtres » (interview, Nouvel Observateur).

12 Le travail en « binômes » (mot savant repris à satiété) suscite divers développements sur la coopération inédite entre écrivains et exégètes. Dans la presse québécoise, les interviews mettent en scène le dialogue entre virtuoses de l'écriture et gardiens du dépôt sacré, pour montrer que sa « tension » réduit l'opposition simpliste entre forme et fond. Mais dans la presse parisienne, c'est surtout l'aura médiatique des écrivains impliqués dans l'affaire qui délie les plumes. Toutes catégories de presse confondues (laïque et confessionnelle), le décompte des occurrences établit le palmarès suivant : 1) Frédéric Boyer ; 2) Florence Delay ; 3) Jean Echenoz ; 4) Jacques Roubaud ; 5) François Bon ; Jean-Luc Benoziglio ; 6) Emmanuel Carrère ; 7) Marc Sevin. Leurs divers portraits photographiques scandent une iconographie qui oscille entre art sacré et péplum hollywoodien. De l' de la Chapelle Sixtine au Moïse des « Dix commandements » de Cécil B. De Mille, quand ce n'est pas John Travolta, héros du film Pulp Fiction où les tueurs à gage parlent comme Ezéchiel.

13 Boyer arrive largement en tête des textes comme des images. Juste écho de son rôle de « maître d'œuvre principal » ou de « chef de bande ». Son histoire se confondrait d'ailleurs avec celle de cette « nouvelle Bible » si l'on en juge par cette plaisante success story du magazine Elle (17/09/01) : « C'est l'histoire d'un type de 40 ans, brillant et séduisant. Un romancier, poète et essayiste. Un normalien bizarre qui a suivi de longues études bibliques et a aussi été professeur à la prison de la Santé. Un jour, le groupe Bayard lui demande d'entrer comme éditeur dans leur vénérable et très sérieuse maison d'édition. Frédéric Boyer, le jeune homme au front barré par une grande mèche de cheveux raides, propose alors de renouveler la lecture de la Bible » (Marie-Françoise Colombani, Elle). Le jeu médiatique fait miroiter les diverses facettes de notre « beau catholique » (Libération-Livres, 6/09/01) qui se démène pour faire comprendre le sens de son entreprise. Tantôt manager (L'Expansion, 10/01) : « Responsable des éditions Bayard et grand fumeur de cigarillo » qui « a eu le culot de faire retraduire le livre le plus lu au monde », « a organisé une véritable machine de guerre pour assurer la vente », bref « un cas de marketing qui mériterait d'être enseigné à HEC ». Tantôt prédicateur (Le Républicain lorrain) : « Avec ses cheveux agités de courants d'air invisibles, sa longue silhouette et ses vêtements noirs, Frédéric Boyer, responsable des éditions Bayard et initiateur du projet, collerait bien à l'image du prédicateur ». Personnalisation amusante que tempère à peine telle rare notice biographique neutre et détaillée dans le quotidien La Croix (« Silhouette : Frédéric Boyer, la Bible en tête », 30/08/01). Mais ce dernier comme les autres organes de Bayard-Presse ne participent pas moins à l'entreprise générale de figuration avec les nombreux portraits et entretiens de Florence Delay.

14 Ce sont les multiples qualités d'académicienne fille d'académicien, de romancière, de traductrice, mais aussi d'actrice et de croyante qui font de l'ex-Jeanne d'Arc de Robert Bresson une sorte d'égérie de la Bible Bayard. « Les audaces d'une immortelle » (Nouvel Observateur) enrôlée dans une traduction sulfureuse ne manquent pas de justifications. La Croix les présente à travers diverses rubriques qui mettent en valeur un parcours intellectuel d'exception (notices biographiques, « coups de cœur » de l'immortelle, discours de réception à l'Académie), le tout illustré de portraits plus intimistes que ceux de Boyer (poses souriantes de l'académicienne devant sa bibliothèque).

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15 Dans cette prosopopée de la traduction, Echenoz, le prix Goncourt de l'équipe, fait figure de troisième héros, moins romantique que le premier, moins flamboyant que la seconde. Le romancier « non croyant » est présenté comme un « mécano de la phrase », travaillant jour et nuit dans la « soumission absolue » au texte biblique mis à plat par l'exégète. « Cela formait autant de rébus dont il fallait tirer une phrase qui soit non seulement fidèle, mais dont le rythme ou le souffle respecte à la fois l'original et les règles propres au français » (Notre Histoire, no 191). Par contraste avec le ton superlatif de la presse, ses interviews délivrent une leçon d'humilité et montrent à l'œuvre une réécriture biblique contemporaine aux marges de manœuvre étroitement contrôlées.

16 Les autres personnages en vue sont appelés en scène pour certains traits spécifiques : l'avant-garde poétique de l'après-guerre avec Roubaud ; l'écrivain athée avec Bon ; le cosmopolitisme de l'écriture avec Benoziglio ; l'audace juvénile avec Carrère ; l'initiative missionnaire avec le prêtre Sevin. Ce dernier, autre initiateur du projet de traduction, est naturellement plus présent dans la presse confessionnelle où il s'efforce de justifier l'idée d'une « Bible belle à lire et à entendre » de par ses audaces. Lorsque le support se fait moins grand public, d'autres figures d'auteurs apparaissent, tels le poète Olivier Cadiot ou le dramaturge Valère Novarina pour un lectorat féru de nouveauté littéraire.

17 Au jeu des chiffres et des vedettes s'ajoute celui des mots. La presse de tous bords fait fond des premières « surprises » de langage, plus ou moins heureuses pour les uns ou scandaleuses pour les autres. Relevés et griefs se recoupent nettement, illustrant de façon remarquable la fameuse « circulation circulaire de l'information » 14. Le relevé des perles suit deux voies : celle des expressions traditionnelles bouleversées, celle des mots clés remplacés. Dans le premier cas, les premières lignes de la Genèse sont inévitables. Passer de « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l'abîme et un vent de Dieu agitait la surface des eaux » (BJ) à « Premiers/Dieu crée ciel/et terre/terre vide solitude/noir au-dessus des fonds/souffle de Dieu/mouvement au-dessus des eaux » donne le coup d'envoi. La métamorphose du récit en poème, l'élision des chevilles et la recomposition lapidaire fixent pour la plupart l'enjeu littéraire mais aussi philosophique de la requalification du patrimoine religieux. La presse conservatrice stigmatise ce « big-bang » sémantique : « remaniement snob » (Figaro), « Bible hip hop », « façon rap » (France Soir). Elle dénonce de surcroît la destruction en chaîne de l'unité du message : si le prologue de Jean, censé reprendre les termes de la Genèse, retrouve en partie sa formule traditionnelle (« Au commencement... »), le « Verbe » n'en est pas moins réduit à une simple « parole ». Autre expression sous les feux de la rampe : la réponse vive de Jésus aux « Séparés » (Pharisiens) qui lui demandaient de montrer un signe du ciel (Marc 8, 12) : « Quelle engeance ! Exiger un signe ! Plutôt crever ! » Évoquée par son traducteur même, le romancier Emmanuel Carrère interviewé lors d'un journal télévisé, l'interjection aurait fait bondir dès le lendemain le chiffre de ventes de 5 000 exemplaires 15. La presse catholique intransigeante y verra un signe fort de profanation. Enfin le changement de formule des Béatitudes, de « Heureux les pauvres en esprit... les affligés... les doux, etc. » en « Joie de ceux qui sont à bout de souffle... des éplorés... tolérants, etc. », n'est pas passé inaperçu. Les commentaires les plus légers s'interrogent sur un éventuel clin d'œil au film À bout de souffle de Godard tandis que les plus sévères voient dans l'adjectif « tolérant » une captation de l'évangile par le « politiquement correct » dans l'air du temps. Les analyses de style correspondent mal

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à l'impératif journalistique du « faire simple et court ». D'où la longue litanie de mots épinglés, heureusement nouveaux pour les uns, scandaleusement déplacés pour les autres (Péché- > « égarement » ; Résurrection- > « relèvement » ; Esprit- > « souffle » ; Foi- > « confiance » ; Verbe- > « parole » ; Gloire- > « rayonnement » ; Satan- > « adversaire » ; Arche- > « coffre » ; Yahvé- > « Yhwh », etc.). Relever ces déplacements sans plus de commentaire suffit à fixer la nouveauté pour justifier la place que le journal ou le magazine lui accorde. Dans le cas des attaques intransigeantes, le lecteur non initié s'étonnera de leur caractère allusif et arbitraire. Mais dans l'ensemble, la focalisation sur les changements lexicaux s'en tient à montrer que « cette traduction frappe par sa musicalité et l'emploi d'un vocabulaire moderne » (phrase clé reprise en leitmotiv dans la presse régionale). La critique littéraire en souffrance 18 Ce sont naturellement les journaux les plus intellectuels qui ont tenté de dépasser l'épiphénomène des mots pour esquisser une critique du style de la traduction. Aujourd'hui Poème, mensuel littéraire plus ou moins confidentiel, note ainsi l'émiettement prosodique d'une Genèse qui, à la différence de Meschonnic, n'a pas récupéré l'ancien phrasé massorétique ; il pointe aussi la découpe néo-futuriste des Psaumes ou le bonheur du haïku en quatrain qui fait revivre l'ecclésiaste (Qohélet). Mais l'analyse en reste le plus souvent au constat des genres littéraires et formes poétiques reconnues ou apparentées (Nouvel Observateur, Libération-Livres, Le Monde des livres). L'apologie du tour de force cède le pas à la litanie des difficultés du « chantier » ouvert. Le Monde des livres (7/09/01) préfère ainsi faire parler « les ouvriers dans le chantier du Livre » plutôt que de développer la critique à chaud d'une opération aussi complexe et chargée d'enjeux philosophiques et littéraires. Et nos ouvriers d'exprimer le « choc de l'expérience » de traduction biblique et toutes ses limites : les « spécialistes de l'usure du langage » (Florence Delay) ont tenté « d'entourer au mieux le mot à mot » exégétique (Olivier Cadiot), bien conscients de ne pouvoir épuiser le sens d'un texte énigmatique qui parle « de la possibilité, du désir, de la difficulté de croire » (Pierre Alferi). Le dépouillement du style fait corps avec une entreprise qui tient finalement plus de Lilliput que de Prométhée. Libération-Livres (6/09/01) parle de « Bible à l'os » : « Le présent chasse souvent le passé. Les dialogues sont plus directs ; les phrases plus courtes que dans les éditions classiques. Des vers secs, libres, rapides, sont jetés comme des pierres sur la page et dans notre imaginaire habitué aux longues périodes et à l'apaisement de la langue française classique » (Philippe Lançon). Le Figaro littéraire (13/09/01) parle de « Bible gadget » à « l'écriture blanche, frigide, anorexique, qui fait le bonheur des éditions de Minuit et de POL » (Sébastien Lapaque).

19 Entre ces avis juxtaposés s'esquisse un débat plus ou moins larvé sur les liens entre la forme et le fond. Dans une tribune libre de Sud-Ouest Dimanche (9/09/01), Dominique Barrios, traductrice, membre des équipes de la Traduction œcuménique (TOB) et de la BJ, directrice littéraire aux éditions du Cerf (concurrent direct de Bayard), estime ainsi que « si le traducteur de la Bible ne respecte pas indissociablement le sens et le style, il y a fort à parier qu'il passera à côté du texte ». Il convient alors d'éviter que le style propre d'un traducteur, surtout lorsqu'il est écrivain, déteigne sur celui du texte à traduire. C'est ce qu'elle semble indirectement reprocher à la mise en scène publicitaire de tel romancier connu : « On ne traduit pas une œuvre littéraire, quelle qu'elle soit, en négligeant le fait que c'est une œuvre littéraire, que sa forme fait partie de sa signification même. À l'oublier, on risquerait de prendre Josué 10, 12-13 pour une chronique historique ou un compte-rendu météorologique, et non pour un morceau de

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poésie épique, au lyrisme comparable à notre Chanson de Roland ». On devine qu'à travers Echenoz, non explicitement nommé, c'est la séparation entre écrivain et exégète qui est visée. « Démarche schizophrénique », dit la même critique, citée dans le magazine Lire du même mois. Grief qui rejoint celui de l'inculture historique et linguistique des traducteurs repris par d'autres, tels Le Figaro littéraire qui glose sur les « écrivains ignorants » ou « laborantins » ou Meschonnic qui dénonce la supercherie d'une adaptation masquée 16. Autre point de litige soulevé par la directrice au Cerf, celui de l'hétérogénéité volontaire des traductions de la « Bible Bayard » qui ferait peu de cas de l'unité profonde des Écritures saintes. « Cette unité n'est pas seulement dans la parole de Dieu qui, pour les croyants, s'exprime à travers tous les livres. Elle est dans leur composition même. Il y a, entre ces livres, un incessant jeu de miroirs et d'échos. La Bible n'est pas la réunion fortuite de textes indépendants ; elle est un savant tissage de fils volontairement entremêlés ». L'introduction de la BNT (F. Boyer) affirme pourtant nettement l'unité historique de la Bible, ne serait-ce qu'à travers le respect du canon catholique ou de certaines consignes minimales d'écriture ici données aux traducteurs (le tétragramme Yhwh).

20 Au-delà du relevé vétilleux des défauts de concordance lexicale d'un livre à l'autre (examen surdéterminé par une tradition qui a gommé au fil du temps les disparités linguistiques), la presse française éclaire peu son lecteur sur cette dialectique entre unité et diversité des Écritures. Tandis que Le Figaro littéraire stigmatise la « Babel stylistique » de la « Bible au goût du jour », L'Humanité (18/10/01) met en valeur, à l'inverse, les « contradictions internes aux Écritures elles-mêmes » que révèlerait une authentique traduction littéraire, critique et « désacralisante ». Le journaliste du quotidien communiste (Arnaud Spire) cite ainsi le nihilisme foncier de l'Ecclésiaste ou de (par contraste avec l'optimisme évangélique, faut-il comprendre). Mais une fois de plus cette question de fond n'est pas développée.

21 La confusion des registres religieux et littéraires semble d'autant plus prégnante en France qu'elle offre ses jeux de langage, ses clins d'œil ironiques, à un journalisme en mal d'audience quand il aborde des sujets fort difficiles, objets de surcroît de longues controverses théologiques vouées à l'épuisement séculier. Cette idée s'est confirmée à la lecture de la presse francophone non française, où quelques articles tentent d'éclairer le public sur les enjeux contemporains de la traduction biblique. Plus qu'en France, les journaux québécois mettent ainsi l'accent sur le caractère littéraire des Écritures saintes et sur la dimension scientifique de leur nouvelle traduction. « Avec la Bible, affirme d'emblée Jacques Folch-Ribas dans le quotidien La Presse (9/09/01), l'un des principaux problèmes est qu'elle fut écrite et traduite dans le but de faire croire ». Il était temps que le lecteur contemporain redécouvre la littérature biblique comme le permet désormais l'exploit de la nouvelle traduction, conclut l'auteur. Dans un dossier spécial sur cette « Nouvelle Bible » (8-9/09/01), le quotidien Le Devoir (d'origine catholique) montre moins d'états d'âme que la presse française confrontée à la question de la sacralité du texte. « Il a été remis en mémoire que le livre des livres était, pour tout lecteur, une succession de textes possibles, où l'aléatoire de la phrase lue avait été déterminé dans les siècles passés soit par un copiste, soit par un savant convaincu », note Normand Thériault en introduction au dossier. La nouvelle traduction fait pour lui œuvre de liberté : « La Bible a été retirée aux docteurs de la Loi et remise entre les mains de qui sait écrire, le texte étant toutefois authentifié par des spécialistes qui ont connaissance et science d'un texte premier, dans la langue originale de sa rédaction ». La distinction entre le statut historique du texte biblique et son usage

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sacralisant semble avoir plus de chances d'être comprise ici. D'où la mise en exergue des propos de Boyer, maintes fois répétés à cet égard : « Les textes de la Bible ne sont sacrés qu'en fonction de leur utilisation et de leur inscription dans la tradition de foi d'une communauté croyante. Sinon, on ne peut pas parler de langue ou de texte sacrés. La Bible est d'abord et avant tout humaine ».

22 Position de discernement qui fait encore scandale dans certaines chapelles françaises, mais que la presse belge, catholique comprise, admet pourtant comme un fait acquis. Les articles et entretiens du quotidien La Libre Belgique (13-14/10/01) mettent ainsi l'accent sur le travail même de traduction biblique à travers l'histoire pour justifier les libertés que la « Bible littéraire et contemporaine » prend avec le langage de la tradition. L'infatigable Boyer est à nouveau sollicité : « La Bible a toujours été traduite en fonction de la langue de réception. Comment a-t-on traduit à l'époque grecque ? En faisant des sauts culturels en s'inspirant d'Homère. Et saint Jérôme a traduit dans la langue qui sera la grande langue médiévale. » Il reçoit l'appui de Jean L'Hour, l'un des plus actifs exégètes de l'équipe, qui montre, à partir de sa propre expérience de missionnaire en Asie, qu'il y a au moins deux manières de traduire la Bible selon que le texte est destiné à la croyance religieuse ou au lecteur universel : « Je me suis rendu compte, par exemple, que des termes aussi courants que péché, gloire ou résurrection ne sont pas du tout compris à l'extérieur du sérail ». Il s'agit donc pour lui « de rendre à l'humanité quelque chose qui appartient à son patrimoine et qui n'est pas la propriété exclusive des croyants ».

23 Le rôle joué par les exégètes dans la nouvelle traduction est à cet égard plus présent dans la presse francophone que dans la presse française. Sans doute est-ce dû pour le Québec au fort contingent de biblistes engagés dans l'entreprise et plus généralement à l'effet de vedettariat littéraire propre à la France. Mais dans l'ensemble, quel que soit le pays, les articles, les entretiens et les reportages hésitent à entrer dans l'atelier des traducteurs. Le syndrome d'une critique qui s'essouffle au-delà des changements apparents de vocabulaire s'avère général. Seule l'information sur la philosophie générale de la traduction peut être moins confuse ou plus développée ici que là. Dans Le Devoir (13/09/01), par exemple, Caroline Montpetit lance une piste de réflexion sur la dimension « existentielle » d'une traduction qui s'adresse plus directement aux individus avec leurs mots d'aujourd'hui. Elle s'appuie sur les premières discussions entre connaisseurs, par exemple autour de ce changement de vocabulaire dans l'épisode des Noces de Cana où le « Jésus manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui » devient : « il s'est montré dans tout son éclat et ses disciples lui ont fait confiance ». Pour l'abbé Guillemette, responsable du Centre catholique biblique à Montréal, ces nouveaux mots sont susceptibles de toucher « les gens qui sont en recherche existentielle ou qui s'interrogent à ce sujet ».

24 La question de la réception n'ira pas au-delà de quelques allusions parisiennes et plus ou moins désobligeantes à la cible « branchée » de l'ouvrage (« La Bible selon Saint- Germain »). À peine quelques articles suggèrent-ils que le travail de traduction n'a en tout cas pas laissé ses « ouvriers » « indemnes ». « Traduction ou pas, les résonances pour chacun ont été fortes. C'est pendant ce travail que Carrère a écrit L'Adversaire (qui est le nom donné dans cette Bible à Satan), autour de l'affaire Roman. Benoziglio publie cette rentrée, “pour la première (et dernière !) fois de ma vie, un bouquin censé se passer il y a ... trois mille ans. Coïncidence ?” Plus intime, l'écho de la traduction pour Florence Delay : “ce qui a été modifié en moi ? L'inconnu. L'inconnu est devenu encore

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plus immense.” Quant à François Bon, il semble avoir pris goût à cette besogne : “forcément, cela aura un impact”. Lequel, il est trop tôt pour savoir. L'envie de continuer dans son coin, sur Eschyle ou Shakespeare, peut-être. » (Belinda Cannone, Marianne, 3-9/09/01). Avec le temps, le reportage va peut-être céder la place à l'analyse et le magazine s'effacer devant la revue savante. Mais dans cet intervalle, il faut faire une place à part à la presse confessionnelle. Ses quotidiens, revues et bulletins, imprègnent en effet la critique de dimensions doctrinales et exégétiques que la presse profane ne pouvait qu'effleurer. L'accueil divers dans les chapelles 25 Éditée par un grand groupe de presse, la « Bible Bayard » a largement bénéficié de la promotion faite par le quotidien La Croix et les magazines de la maison (Panorama, Pèlerin, Vermeil, Phosphore, les Dossiers de l'actualité, Écritures, etc.). D'août à novembre 2001, le quotidien catholique a publié plusieurs unes et dossiers sur l'actualité de la Bible et de sa traduction. Le premier dossier (« Quoi de neuf ? La Bible ! », 30/08/01) développe plutôt les dimensions culturelles des Écritures saintes, l'histoire de leurs liens avec la littérature, mais aussi le théâtre, le cinéma. Le suivant immédiat (« Redécouvrons la Bible », 1-2/09/01) interpelle le lecteur confessant : « Entendons- nous encore le texte biblique dans toute sa nouveauté, dans toute sa force, sous des formes auxquelles nous nous sommes habitués, peut-être jusqu'à la routine ? » (Jean- François Bouthors). La « Bible Bayard » vise non seulement à « rendre la Bible à la grande littérature » mais aussi et surtout à en « réveiller la lecture » chez les croyants. Ses diverses qualités sont exhibées au fil d'articles pédagogiques outillés de références bibliographiques : traduction en binômes (« Exercice d'humilité réciproque »), renouvellement lexical, polyphonie revendiquée, encouragement épiscopal. De grands témoins se penchent sur son berceau : Mgr Pierre d'Ornellas (« Cette soif d'écouter la parole de Dieu a son secret »), Marcel Bozonnet, administrateur de la Comédie- Française (« Un texte qui s'affirme comme une parole qu'on a envie de lire à haute voix »), et last but not least, Florence Delay (« En suivant la voix de Saint Jean »). Les magazines du groupe renforcent les mois suivants la défense et illustration de cette « incroyable aventure » de traduction (Pèlerin, 7/09/01) au fil d'interviews imagées et vivantes (Hugues Cousin, Florence Delay). Mais les organes des groupes catholiques concurrents (ex-Malesherbes-PVC, ex-Ampère-Média-Participations, Le Cerf) ne tardent pas à faire entendre leur voix.

26 Il n'y a pas que la « Bible Bayard » qui fait événement, rappelle d'abord Jean-Maurice de Montrémy dans Notre Histoire, no 191 (« La guerre des Bibles ») : la sortie de la traduction des Psaumes par Meschonnic (Gloires) chez Desclée de Brouwer, la traduction du Pentateuque à partir de la Septante et le lancement de la revue Biblia au Cerf sont à prendre en compte pour cette rentrée littéraire décidément fort biblique. Ces initiatives posent une double question : 1. « Un texte d'écrivains sera-t-il plus fort qu'un texte établi par les spécialistes rompus à l'exégèse ? » ; 2. Ne faut-il pas rendre « le dire plus que le dit », comme s'y attelle Meschonnic ? Ce ne sont là que quelques points de débat à peine évoqués et qui n'auront que peu d'échos par la suite. Dans ce magazine, comme dans un autre du même groupe, La Vie, les questions posées à « La Bible en habits neufs », passent surtout par celles des entretiens avec les écrivains non croyants, « irradiés » par la réécriture du texte biblique (Echenoz, Carrère, Benoziglio). Un premier retour aux questions principielles sur le statut du texte est le fait de l'hebdomadaire protestant Réforme (20-26/09/01). Si l'organe se réjouit d'une entreprise « missionnaire » qui brise la « dichotomie bien française entre culture

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religieuse et culture profane » (Rémy Hebding), il émet quelques réserves sur ses reconstructions narratives ou recompositions poétiques qui lui ôtent une part de son caractère sacré (Joël Schmidt). Mais l'objection reste allusive.

27 Moins impressionnistes sont en revanche les tirs de barrage de la mouvance intransigeante ou traditionaliste. Dans L'Homme nouveau (16/09/01), Philippe Maxence dresse un réquisitoire sans appel (« Rendez-nous la Bible ! ») : débauche de moyens (« Bayard sans peur et sans reproche ») ; profanation des Écritures (cf. péché/ égarement, résurrection/éveil, Verbe/parole) à l'encontre du concile de Vatican II ; atteinte à l'identité catholique par introduction de traducteurs juifs, protestants et non croyants. Mensuel proche de Présent et de l'extrême droite, La Nef n'est pas en reste. Dans sa livraison d'octobre, Bruno Nougayrède (« Une bible dans le vent ») reprend les mêmes chefs d'accusation : opération mercantile, ambivalence épiscopale, « idiome de cour de récréation » et style « petit nègre », profanation du texte sacré. Mais la palme de la critique intransigeante revient sans doute à l'hebdomadaire Famille chrétienne, au rayon de diffusion plus étendu dans l'Église catholique 17. Dans la dernière livraison d'octobre, Philippe Oswald (« La Bible version tendance ») fustige le sabordement des principes conciliaires (Dei Verbum invoqué) : absence d'attention à « l'unité et au contenu de toute l'Écriture », déni de la « Tradition vivante de l'Église », oubli de « l'analogie de la foi » (cohésion des vérités de la foi entre elles). La réécriture de la Bible par des écrivains et des non-catholiques, conclut l'auteur, est « intrinsèquement rebelle » à la vénération de l'Écriture sainte par l'Église. On retrouve les mêmes pièces à conviction (« Plutôt crever ! », « réveillé », etc.) d'un procès qui s'en tient au vocabulaire et prend strictement à la lettre les textes dogmatiques de l'Église comme pour mieux éviter d'en aborder l'esprit. Les adversaires d'hier de Vatican II, sont rapidement devenus ses plus vétilleux gardiens, résurgences ultramontaines obligent.

28 Mais tel acte d'accusation, aussi peu argumenté et aussi marginal soit-il dans l'espace idéologique national, ne pouvait cependant rester sans réponse. Dans une troisième série de dossiers spéciaux de novembre (« La Bible, un livre pour vivre »), La Croix rétablit la dialectique conciliaire dévoyée par les interprétations littéralistes ou fondamentalistes. « Il est courant de définir la Bible comme Parole de Dieu. Mais comment faut-il l'entendre ? Le christianisme y discerne une inspiration divine, mais il n'est pas une “religion du Livre” [...]. Le texte biblique n'a pas un caractère “sacré”, au sens d'une instance radicalement extérieure aux réalités humaines [...]. Il y aura donc toujours un écart entre la Bible, avec sa part de contingence, et la Parole de Dieu, totalement transcendante » (Michel Kubler). Inutile de préciser que cet « écart » constitue le lieu, le champ ou la marge de manœuvre de la nouvelle traduction en cause. Fort de ce rappel doctrinal, La Croix ouvre les fenêtres sur la lecture « vivante » de la Bible dans divers milieux sociaux et confessionnels (protestant, juif). Une photo montre ainsi un prêtre éthiopien enturbanné lisant la Bible à la bougie ; légende : « Chaque époque et chaque lecteur, mis en face des mêmes textes, pose à nouveau la question du sens ».

29 Mais la sortie en librairie d'une nouvelle édition de la Bible de Jérusalem, version grand public et avec « clefs de lecture » étroitement inspirées des Pères de l'Église, relance « la guerre des Bibles ». Dans une interview accordée à Famille chrétienne (1-7/12/01), Nicolas-Jean Sed, dominicain et directeur du Cerf (co-éditeur de la BJ avec Fleurus- Mame) fait la promotion de cette nouvelle édition qui associe étroitement travail exégétique, redécouverte de la tradition et renouveau liturgique. Interrogé sur la

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« Bible Bayard », il répond d'abord par une exclamation de mépris : « Oh vous savez la Bible de Bayard... (silence) ». Puis se ravise pour délivrer un jugement sans appel : « J'aime beaucoup les transpositions littéraires de la Bible [...], mais il est exclu qu'on puisse remplacer le mot “Résurrection” par les mots “éveil” ou “relèvement” [...]. Du moment que ces mots sont habités par la prière et par la prédication, ils deviennent non seulement indispensables mais irréversibles. Je ne veux pas de l'émancipation de l'abbé Sevin. [...]. Et je sais ce qu'il en coûte de “sortir de ce parler chrétien” ». Le directeur fait ici allusion à la catastrophe de l'émancipation communiste qu'il a côtoyée de près par sa famille issue d'Europe centrale.

30 Sans qu'il s'agisse d'une réponse directe à ces attaques, La Croix (14/12/01) revient sur le succès commercial de la « Nouvelle traduction » (140 000 exemplaires déjà vendus dans le monde) et ouvre un forum pour débattre des questions qu'elle soulève « parmi les fidèles et certains pasteurs » : « Le langage de la “Bible Bayard” serait-il éloigné des expressions reçues, notamment à travers les lectures de la messe ? Cette Bible, non destinée à la liturgie, peut-elle être utilisée dans la vie ecclésiale, notamment en catéchèse ? Comment interpréter le fait que, tout en voyant sa lecture encouragée par l'épiscopat, elle n'ait pas encore reçu l'imprimatur ? » (M. Kubler). Divers témoins donnent alors leur avis, plus ou moins positif. « Loin d'ergoter sans fin sur tel ou tel mot, les lecteurs de la “Nouvelle traduction” veulent se nourrir de la beauté d'un texte, afin d'ouvrir leur cœur à la vivante parole de Dieu », affirme ainsi Joseph Stricher, directeur du Service biblique catholique Évangile et Vie. « L'enjeu de cette traduction me paraît moins pastoral que missionnaire. Elle peut être un chemin spirituel pour ceux qui ne se reconnaissent pas dans la proposition chrétienne », estime Mgr Georges Gilson, archevêque de Sens-Auxerre. Si cette traduction ne semble pas pouvoir servir la catéchèse (Anne Mayol, directrice de la catéchèse pour le diocèse de Paris), elle fait en tout cas parler d'elle et ravive ainsi l'intérêt de sa lecture (Annie Wellens, libraire).

31 À travers quelques petites phrases glanées par notre libraire, s'esquisse une première image empirique de la diversité des publics de la BNT : « Enfin, je vais pouvoir offrir la Bible sans qu'on me soupçonne de prosélytisme » dit bien l'attrait de sa relative neutralité confessionnelle. « Les plus heureux sont des littéraires, souvent lecteurs des auteurs concernés par la nouvelle Bible. Ils sont intéressés par la culture juive ou chrétienne, mais ne se définissent pas comme croyants », précise la libraire. Pour les chrétiens affirmés, c'est une traduction à prendre en compte ; pour les responsables ecclésiaux, c'est du travail en plus ; pour un prêtre perplexe, « elle ne vieillira pas » ; pour un laïc qui fait du mauvais esprit : « Achetez cette Bible, plutôt crever ! ». « Promouvoir dans cette réécriture de la Bible un texte “déconfessionnalisé” reviendrait à faire l'éloge d'un vin sans alcool », estime pour sa part la libraire.

32 De la base au sommet, ce qui reste de forces lectrices dans l'Église est manifestement partagé à l'égard de la « Bible Bayard ». Les attaques émanant des milieux traditionalistes ne doivent pas cependant cacher le ton mesuré qui domine les publications catholiques. La plupart des analyses reconnaissent le sérieux de l'appareil exégétique et la créativité de la réécriture, mais font état des limites théologiques imposées tant par l'hétérogénéité des traductions que par les innovations lexicales (Notre Histoire, Actualités des religions, Le Nouvel Informateur Catholique). Partout la Bible de Jérusalem reste la référence indépassable. La TOB arrive en seconde position. Quelques timides voix au Québec (Relations) et en Belgique (Choisir) s'interrogent sur l'accessibilité sociale d'une nouvelle « traduction littéraire » qui joue sur une grande

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diversité de styles. Tendance à l'élitisme culturel qui risque de réduire l'ambition missionnaire aux publics les plus lettrés. Mais l'objection, comme beaucoup d'autres, ne fera pas débat.

33 Au cours de l'année 2002, la pression médiatique retombe. Quelques prises de position épisodiques reviendront sur les qualités et les défauts de ce qui restera pour les uns la « Bible Bayard » et pour les autres la « Bible des écrivains » (La Voix protestante, Chrétiens en marche). Seule la mouvance traditionaliste rappelle périodiquement son indignation devant ce nouvel avatar du « modernisme » (La Nef, 02/2003). Mais de l'automne 2001 au printemps 2002, une multitude de bulletins diocésains présentent la « Nouvelle traduction ». Ils se rangent pour la plupart à l'avis nuancé de la Commission épiscopale. Catéchistes, prêtres et exégètes convergent sur le fait que cette traduction ne remplace pas la BJ et encore moins la Bible liturgique en voie d'achèvement. Ils apprécient cependant en elle une œuvre littéraire qui renouvelle l'écoute de la parole divine. « Bible à savourer » plus que les autres, la métaphore gustative nourrit l'idée de lectio divina à la manière hédoniste ou charismatique d'aujourd'hui. Revenant sur la question de sa lisibilité sociale, Mgr Émile Marcus, archevêque de Toulouse (Bulletin diocésain « Foi et Vie », 10/02/02) écrit : « Elle pique ma curiosité mais je ne trouve pas qu'elle soit plus accessible que d'autres auxquelles il faudrait la préférer à cause de la distance qu'elle aurait prise par rapport à leur “langue érudite et leur français académique” ». Babel pèse toujours sur l'universalité du message chrétien quelles que soient les pentecôtes de la traduction. Lignes de tensions 34 Plus que toute autre traduction française, la « Bible des écrivains » a tiré les conséquences littéraires de la relativité historique des Écritures. Non seulement elle renouvelle le vocabulaire de la Vulgate, mais aussi, suivant les livres, elle réanime la mise en intrigue antique (livres historiques), recrée une prosodie (livres poétiques) ou met en valeur la rhétorique argumentative (épîtres pauliniennes). Entre la re- versification créative, la dynamisation narrative et la clarification discursive, les lecteurs et les référents varient sinon s'opposent : lettré féru d'innovation, public plus large amateur de récits merveilleux, savant ou théologien en quête de la plus fidèle version, etc. Les gages donnés au canon catholique n'empêchent pas la mise en valeur de la diversité des sources et des interprétations (comme l'attestent les glossaires et les notes) ni la recherche de la « signifiance » hors de toute visée liturgique 18.

35 L'animation du dossier de presse est à la mesure d'une entreprise qui révèle au grand jour les contradictions propres à la transmission contemporaine d'un héritage pour le moins indissociablement poétique, mythologique et métaphysique. L'aspect superficiel de la couverture médiatique ne renvoie pas seulement aux contraintes naturelles de la presse (faire simple et court pour attirer le maximum de lecteurs). Il témoigne aussi de l'éclatement de l'héritage biblique entre livre multiconfessionnel et « grand code de l'art » dans un contexte global d'« exculturation » du christianisme 19. La difficulté du journalisme français à dépasser le seul niveau de la chasse aux mots nouveaux, apparemment moins nette dans les autres pays francophones, pourrait être également mise au compte des embarras d'une laïcité dominante qui n'aurait pas complètement réglé son complexe judéo-chrétien. Dans sa facture comme dans ses intentions affichées, le produit éditorial en question est imprégné de ces tensions. D'un côté, la célébration de la littérature (écrivains et mise en page créatifs) et de la science (biblistes et glossaires philologiques) au détriment de la théologie, et de l'autre, l'appel

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à l'autorité ecclésiale (imprimatur). D'un côté, l'invocation de la dimension historique du texte (au risque d'oublier les croyants), et de l'autre, la justification chrétienne de la traduction laïque. Notre corpus de presse s'est bien fait l'écho des conflits entre courants catholiques derrière lesquels se profilent l'incapacité des organes officiels de l'Église à statuer clairement sur le bien-fondé de la traduction ainsi que des stratégies commerciales et cléricales en sous-main. Mais il ne laisse entrevoir qu'à la marge les tensions propres à l'espace public au sens large.

36 Deux ans après la publication, force est de constater que le commentaire savant tarde à prendre le relais des journaux et magazines. Ce sont les experts catholiques qui se sont le plus exprimés ; dans une palette de revues allant de Képhas (pour la plus confidentielle et la plus traditionaliste) à Esprit (pour la plus publique et la plus moderniste) en passant par des dossiers analytiques dans divers organes confessionnels (Croire aujourd'hui, Esprit et Vie, Foi et vie, Revue théologique de Louvain). Seule Vacarme, revue de critique culturelle liée au mouvement Act up de Paris, déroge à la règle 20. Dès septembre 2001, cette revue parisienne livre en effet un important dossier d'enquête sur la BNT (« Traduire la Bible/Work in progress ») avec analyse historique des traductions françaises, comparaisons systématiques entre versions concurrentes, interviews des traducteurs, mise en contexte théorique. Cet hommage surprenant d'un groupe alternatif en faveur d'une grande entreprise d'édition catholique s'explique par les liens de combat culturel entre la rédaction et certains écrivains aux positions d'avant-garde enrôlés dans la BNT (Alferi et Cadiot, animateurs de la feue Revue de Littérature Générale chez POL). Vacarme met l'accent sur les questions littéraires que soulève cette « expérience créative inédite sur le texte fondateur de la culture occidentale » : passage du « sens à sens » (préconisé par saint Jérôme à l'encontre du littéralisme) au « langue à langue » (« Le secret peut passer d'une langue à l'autre sans traverser la conscience ») ; tension entre l'oral et l'écrit (« Il fallait que ça parle et que ce soit écrit ») ; maîtrise de l'écart culturel entre les sources et les cibles (« Donner l'opaque sans donner l'opacité, c'est la face claire de l'opaque, de l'ombre »). Manifestement, Vacarme légitime l'opération Bayard dans le microcosme littéraire et fait ainsi pendant à un numéro de la revue L'Infini, dirigée par l'influent Philippe Sollers, qui, au même moment, rend un hommage exclusif à l'œuvre de traduction biblique de Meschonnic (sans la moindre citation de la BNT) 21.

37 Plutôt que de s'appesantir sur les multiples expertises confessionnelles, nous ne retiendrons d'elles qu'une critique appuyée qui rejoint celle qui, dans l'année 2002, nourrit la controverse entre Alain Finkielkraut et Frédéric Boyer, par essais et France- Culture interposés. Ainsi dans la très conservatrice revue Képhas, organe de critique doctrinale animé par des membres de la Fraternité Saint Pierre ralliés à Jean-Paul II, Olivier-Thomas Venard s'interroge-t-il sur les présupposés philosophiques et littéraires de la traduction en question 22. Il oppose d'abord la « beauté toute simple » des phrases de Marie-Andrée Lamontagne (Matthieu) à la démagogie populiste du fameux « Plutôt crever ! » d'Emmanuel Carrère (Marc) pour montrer que la traduction peut être socialement accessible sans pour autant parler en argot. Mais si Lamontagne cède parfois à la « langue de bois laïque et gratuite » (cf. « Joie des tolérants... »), c'est parce que l'idéologie parle dans une traduction dont le lecteur implicite se présente plus en amateur de littérature dans l'air du temps qu'en pèlerin de la foi intemporelle. Tout en louant le bel effort de présentation textuelle avec ses variations typographiques, Venard pointe dans l'appareil critique quelque déséquilibre entre le dernier cri de la théorie littéraire (génétique et intertextualité) et l'obsolescence de certaines positions

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exégétiques (fausse opposition entre Jésus historique et Christ de la foi). Si la rencontre entre l'hébreu biblique et le laconisme de la poésie contemporaine s'avère ici une réussite, le critique fait craindre le procédé et montre une certaine défiance des écrivains traducteurs à l'égard du « versant prolixe » du récit. Il y voit un effet indirect de la « culture du soupçon envers la parole humaine ». Mais la déficience essentielle provient, selon l'auteur, du « parti pris contre les mots de la tribu judéo-chrétienne » (âme, résurrection, Verbe, etc.). D'où « l'excellent glossaire final » qui « ressemble un peu à de l'autojustification ». Le critique s'appuie alors sur Northrop Frye pour stigmatiser la « culture immanentiste » d'une traduction qui dénierait l'efficace symbolique de la parole, pourtant capable de susciter l'être au-delà de sa seule nomination 23. D'où le contresens qui guette la traduction du très théologique « Ceci est mon corps » par le trop allégorique « Ce pain est mon corps ». Malgré la reprise heureuse du terme Alliance (Nouvelle), la non-concordance des termes entre l'Ancien et le Nouveau Testament alourdit le déficit théologique. L'insistance sur la diversité sémantique des livres cache mal ainsi le déni d'unité christologique de l'ensemble. S'élevant en généralité, le critique voit finalement dans la « Bible Bayard » le symptôme de la « démission culturelle de l'Église de France ». Ainsi, la dialectique traductrice entre exégète et écrivain ne ferait que reproduire une fausse dualité entre science (principe de réalité) et littérature (principe de plaisir) tout en oblitérant le sens ultime (principe de foi). « Le raffinement littéraire d'une part, et l'indigence doctrinale de l'autre, participent finalement moins d'un rejet de la religion que d'un déplacement (peut-être inconscient) du religieux vers la littérature ». Face à ce glissement fatal de valeurs, le dominicain en appelle, « sous l'invocation de saint Jérôme », à une Bible contemporaine à la fois savante, populaire et chrétienne. Appel utopique ou d'un autre temps, serait-on tenté de dire au vu de la tendance, apparemment inéluctable, à la pluralité des traductions bibliques 24.

38 Mais le philosophe Alain Finkielkraut fait indirectement écho à la critique du dominicain. Dans son essai L'Imparfait du présent, il consacre en effet une de ses « pièces brèves » à « une nouvelle traduction française de la Bible » en accusant celle-ci de dilapider l'héritage : il ne restait plus de lui que « deux ou trois formules et quelques proverbes passés dans la langue commune », cette nouvelle traduction l'anéantirait avec son langage de « micro-trottoir » 25. Le mot « péché : symptôme de la fragilité et de la faillibilité humaine, témoignage de notre incapacité à nous délivrer nous-mêmes du mal » se serait dévoyé en « égarement : excès romantique, oubli de soi, moment de folie, vertigineuse parenthèse ». La « foi : accueil de la hauteur, reconnaissance de l'absolu, abrupte dissymétrie d'un lien avec l'au-delà » aurait été réduite à « confiance : modalité chaleureuse et sympathique de la relation intersubjective ». « Car cette traduction, unanimement saluée comme “hérétique” ou “dérangeante”, ne prend des libertés avec le Dogme que pour noyer le message divin dans l'immanence démocratique » (p. 221). Brillant mais rapide, l'acte d'accusation en reste en fait à quelques expressions glanées dans l'Évangile de Matthieu. Celles-ci semblent suffire à l'auteur pour déplorer plus largement la fin de toute pensée de la transcendance au moment où « l'humanité n'est éblouie que par elle-même ».

39 Des comminations côté catholique aux imprécations côté laïque, en passant par le silence parlant de certains cercles littéraires, la violence symbolique n'a donc pas manqué à la réception. Il n'en a pas fallu plus pour que Boyer reprenne aussitôt la plume pour défendre l'œuvre de traduction contre les nostalgiques de la tradition. Dans La Bible, notre exil, il montre comment les catholiques intransigeants et les

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gardiens laïques des lois de la transcendance se rejoignent pour « réduire l'événement poétique, linguistique et religieux de la Bible à une mémoire scolaire de dictons, d'expressions figées » (p. 99) 26. Il prend ainsi à témoin le « millefeuille sémantique et linguistique » des innombrables traductions dont les sources se perdent dans la nuit des temps et dont les interprétations sont infinies, pour plaider la cause d'une éthique vivante de l'héritage culturel. Non pas repli frileux sur un langage possessif mais accueil constant de l'autre au bout de l'épreuve de la perte. Ouverture au monde qui est le propre d'un christianisme qui « n'a que la langue de l'autre pour se dire à lui-même en se disant aux autres » (p. 121). De Paul qui ne peut délivrer autrement son message que « dans la faiblesse de la chair » (Rm 6, 19) à Dei Verbum qui reconnaît l'incarnation du Verbe dans le corps faillible de la lettre, les références doctrinales ne manquent pas. Au schéma légaliste de Finkielkraut qui oppose la transcendance religieuse à l'immanence démocratique, Boyer peut ainsi répondre que la « transcendance gît dans la poussière des mots que nous employons familièrement, fait effraction jusque dans le ridicule et la pauvreté de nos langages » (p. 109). L'essai tente finalement une explication de cette « culture patrimoniale » qui, de droite comme de gauche, attaque la « culture de la traduction » : ce serait précisément la « société de la vitesse, de la dispersion et du virtuel » qui exacerberait les replis conservateurs (p. 113). Peu après la parution de l'essai, Finkielkraut invita loyalement Boyer pour en débattre dans l'émission Répliques qu'il anime sur France-Culture (14/09/02) 27. Au cours du débat, au demeurant fort cordial, Boyer semble avoir eu quelque difficulté à convaincre ses interlocuteurs de dépasser le seul plan de l'énumération plus ou moins scandalisée des mots « déplacés » par la nouvelle traduction. Confirmation partielle de sa thèse sur la société de vitesse qui évite la complexité des choses ?

40 En tout état de cause, et comme pour vérifier le vieil adage selon lequel toute bonne histoire finit toujours par une chanson, peu après ce dialogue de sourds, la presse plébiscite le Cantique des cantiques, produit dérivé de la BNT (traduction Berder/ Cadiot), mis en musique par le chanteur Alain Bashung. « Alien Bashung, Païen ou liturgique, deux albums où il “déchante” », c'est par ce titre enjoué que Libération (18/10/02) annonce la sortie prochaine de deux CD de « la force tranquille du rock français » : « L'imprudence », recueil de morceaux récitatifs qui s'éloignent du rock ; « Cantique des cantiques », duo psalmodié entre Bashung et Chloé Mons, sa nouvelle épouse, sur fond instrumental de Rodolphe Burger. Ce second album fut enregistré lors de la cérémonie de mariage du chanteur et de la comédienne dans une petite église du Pas-de-Calais à l'été 2001. « Pétri de doutes et d'(in)croyances, le chanteur, qui n'est pas à une contradiction près, passe ainsi du païen au sacré, et vice versa » (Ludovic Perrin). On apprend dans Le Nouvel Observateur (« Disques : la bande à Cadiot », 28/11/02) que c'est Alferi qui a présenté Cadiot à Burger (rocker du groupe Kat Onoma, mais aussi philosophe-musicien vedette de Vacarme, ami de Jacques Derrida, le père d'Alferi), lequel a présenté Cadiot à Bashung. Un nouvel éditeur de disques voit ainsi le jour, « La dernière bande », avec le Cantique comme premier produit auquel le groupe Bayard s'est associé. Affinités électives qui montrent toute la plasticité sociale de notre configuration biblique qui se déplace ici vers quelques quartiers branchés de l'industrie du spectacle.

41 À l'approche des cadeaux de fin d'année, les presses catholique et musicale saluent de concert « Les sacrés mots d'amour d'Alain Bashung » (La Croix, 2/12/02) : « Le plus vieux chant du monde se révèle l'événement musical de l'année » (La Vie, 5/12/02) ; « Depuis longtemps la voix du Cantique n'avait pas ainsi retenti sur la place publique »

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(Croire aujourd'hui, 1/12/02) ; « Élégant, riche, pur, ce dialogue amoureux est d'une douce splendeur » (Le Monde de la musique) ; « Biblique mais charnel, le texte gagne encore en sensualité dans l'entrelacement hypnotique des voix visiblement aimantes, lovées sur une musique minimaliste, répétitive » (Les Inrockuptibles). Mais la surprise de fin d'année provient surtout du Figaro et de Famille chrétienne qui, un an auparavant, tiraient à boulets rouges sur la « Bible Bayard ». Le premier parle de « beau mariage » : « la réverbération naturelle de l'église, l'élégance de la musique, l'alternance de lyrisme oriental et de simplicité quotidienne dans le texte : un court disque inondé de lumière et de paix, sans que se déchire le beau voile des mystères amoureux » (Le Figaro, 21/10/02). Le second trouve dans ce « Bashung inattendu » une « belle façon de revisiter ce magnifique texte biblique » (Famille chrétienne, 11-17/01/03). La guerre des Bibles serait-elle terminée, tout bonnement évaporée dans un disque de fête ?

42 Sans doute non, à en croire Mgr Jean-Pierre Cattenoz, nouvel évêque d'Avignon, qui, lors d'une homélie prononcée en mai 2003, rejoint l'évêque de Saint-Dié (Mgr P.-M. Guillaume dans le numéro de Képhas évoqué) pour condamner publiquement, sans la nommer, « une Bible qui semble avoir gommé volontairement tout le vocabulaire que l'Église avait forgé tout au long de son histoire pour rendre compte de la richesse du Mystère [...]. Non, cette Bible n'est pas celle de l'Église ! ». Le prélat mêle à sa monition une autre publication, apparemment plus scandaleuse, celle d'un livre intitulé L'Église et l'art d'avant-garde. De la provocation au dialogue (Albin Michel, 2002) 28. Il n'en fallut pas plus au quotidien d'extrême droite Présent (11/07/03) pour relancer, sous la plume coriace de Madiran, l'idée de soumettre la « Bible cracra-badaboum et le livre catho- porno » à l'appréciation de la Congrégation romaine pour la doctrine de la foi.

43 On peut douter de l'accueil d'une telle proposition dans une Église qui, à l'instar de l'avis nuancé et dilatoire de la commission épiscopale sur l'imprimatur, semble aujourd'hui préférer l'équilibre des tensions au conflit doctrinal d'un autre âge. Du moins pour tout ce qui relève des questions d'esthétique ou de culture, là où la morale de l'« ordre naturel » n'est pas directement en cause. Au cours de l'année 2002, cette même commission a dû d'ailleurs condamner les fameuses « clefs de lecture » de l'édition 2001 de la Bible de Jérusalem, sous la pression de l'association pour l'Amitié judéo-chrétienne, présidée par Paul Thibaud, ancien directeur de la revue Esprit (de 1977 à 1988), et du Sidic 29. Ces « clefs » tendent à christianiser abusivement le Premier Testament et à nier l'identité juive des Écritures, alors même que, dans la suite de la déclaration conciliaire Nostra aetate (1965) sur les relations entre l'Église et les religions non chrétiennes, la Commission biblique pontificale vient de publier un document, Le peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne (2001), qui remet en cause toute annexion chrétienne de l'héritage judaïque et reconnaît pleinement la lecture juive des Écritures, en parallèle fécond et dialogique avec la tradition chrétienne. Enjeux et publics 44 Entre prudence épiscopale, rejets passéistes, consensus musical, emballement médiatique ou mépris littéraire, la réception de l'œuvre révèle ses champs imbriqués et ses publics mobiles. Les uns circonscrits à des chapelles, les autres ouverts aux flux mêlés des Fnac. Aussitôt capté par les médias, le best-seller se forge au fil d'un commentaire qui s'en tient surtout aux petites curiosités de vocabulaire et met en scène les vedettes littéraires engagées dans l'aventure. La fausse ambivalence entre texte sacré et traduction profane, habilement entretenue par les journalistes français, constitue pour eux une ressource narrative précieuse, par les effets d'ironie et de

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surprise qu'elle engendre auprès d'un lectorat inégalement instruit du statut et de la portée du texte biblique. Le relevé amusé des audaces d'une traduction qui a largué les amarres avec la Vulgate procède rarement d'une critique sur le fond. Ni opposition ni adhésion à ce qui pourrait être pris, aux yeux des nostalgiques de la croisade, pour une contestation radicale de l'universalité et de l'unicité de l'héritage biblique. Dans un marché de l'information à flux tendus, mieux vaut miser sur les jeux de l'étrange et du familier que d'ennuyer les lecteurs à en chercher les raisons. L'impression de superficialité que dégage la lecture de la presse pourrait éventuellement s'expliquer comme un nouvel effet de la sécularisation ou bien, de façon plus circonstancielle, par le faible niveau de culture biblique des journalistes français comparé à celui des voisins francophones. Mais ici comme ailleurs, les limites de la critique procèdent surtout de l'art d'informer en attirant l'attention du chaland multiple dans une société plurielle. Savant équilibre entre plus petit dénominateur sémantique (les mots plutôt que le style de la traduction) et lignes de fuite philosophiques (ambivalence entretenue sur le statut symbolique de la Bible aujourd'hui).

45 Hormis les attaques intransigeantes qui campent dans leur marginalité active, la fausse querelle de clocher entre libéraux (« Une Bible qui réveille la lecture », « Le christianisme n'est pas une religion du livre », « La traduction qui ouvre le chemin ») et conservateurs (« Une Bible intrinsèquement rebelle », « opération commerciale pour l'intelligentsia branchée ») cache mal l'épuisement historique d'un conflit symbolique. Partenaire obligé de la « Bible des écrivains », l'Église catholique n'en a que plus d'embarras à prendre position. Valider la traduction profane (i.e. scientifico-littéraire) d'un texte reçu comme sacré dans une religion qui prône pourtant l'accessibilité universelle de son message ne va pas de soi. Les tensions qui animent l'Église et les réseaux divers qui la traversent laissent, malgré tout, entrevoir les lignes de forces et de rupture qui tissent la trame sociologique de la traduction. Ainsi, la tentative apparemment réussie du groupe Bayard de prendre place sur le marché du livre biblique et la résistance que le Cerf, allié pour la circonstance au groupe Média- Participations (via Fleurus-Mame), lui a opposé, au prix de la condamnation épiscopale de ses propres « clefs de lecture » pour défaut de « discernement ecclésial ». Retournement étonnant de situation, où une réédition hâtive de la Bible de Jérusalem, propriété du Cerf qui avait initié cette traduction révolutionnaire ou « dominicaine » longtemps combattue par les intransigeants, se voit aujourd'hui soupçonnée de déviance antisémite. Dans cette concurrence éditoriale à somme non nulle, le rôle dévolu à certaines signatures liées à tel ordre religieux n'est pas négligeable : aux jésuites la défense et l'illustration de la « traduction Bayard », aux dominicains sa critique mesurée ou radicale 30. Ces quelques mouvements de position ne peuvent se comprendre indépendamment des tensions plus générales entre le recentrement romain autour d'un catholicisme d'identité et une Église nationale encore traversée de courants intellectuels ou missionnaires qui réactivent la logique sécularisatrice du christianisme 31. Il reste que le débat autour de la BNT a principalement mobilisé le monde catholique, l'expertise des protestants libéraux ayant discrètement validé l'expérience 32. Malgré la participation notable mais isolée du jeune rabbin Marc-Alain Ouaknin (traduction du livre de Jonas), les membres de la communauté juive se sont faits encore plus discrets. Sans doute parce que la traduction biblique en langues modernes est une tradition typiquement chrétienne alors que la Torah n'est, au mieux, traduisible qu'à la marge de la lecture infinie qu'elle engendre et qui, Talmud aidant, structure la communauté 33.

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46 Hors des confessions, le destin littéraire de notre traduction n'a jusqu'alors que peu dépassé le stade de la critique journalistique. L'abondance et la variété de notre dossier de presse attestent la notoriété laïque de l'ouvrage. Son bon chiffre de ventes aussi. Mais la rencontre du succès médiatique et commercial laisse encore ouverte la question de la portée littéraire de l'œuvre de traduction. L'« énergétique de la traduction » développée par Boyer, Cadiot et Alferi dans Vacarme coexiste ainsi sans dialogue possible avec la « politique du rythme » réaffirmée par Meschonnic dans L'Infini. Outre quelques essais malheureux avec divers auteurs sollicités par Boyer, le refus d'un écrivain reconnu de se lancer dans la traduction au prétexte que la Bible est un « mauvais livre » témoigne de la résistance du monde des lettres à une entreprise où la liberté de création est apparemment sujette à caution 34. Où le principe de fidélité inhérent à la traduction biblique risque de faire de l'ombre au « régime de singularité » qui peut définir l'identité de l'écrivain 35. On peut aisément comprendre que, suivant le profil des auteurs, participer à cette traduction revête des significations différentes. Pour les écrivains consacrés par la critique littéraire, l'aventure fait preuve d'audace et de liberté ; pour les plus médiatisés, elle conforte une image de croyant ou à l'inverse d'iconoclaste ; pour les moins connus, elle constitue une épreuve qualifiante. Côté biblistes, peu mis en valeur par la presse, l'épreuve de la traduction n'a pas moins contribué à la reconnaissance publique d'un savoir qui se détache d'une longue tutelle ecclésiale 36.

47 Il manque sans doute à notre dossier de réception un espace de réflexion sur les enjeux culturels de la traduction d'un texte, certes « grand code de l'art » occidental, mais dont l'exégèse relève encore, pour l'essentiel, des instituts de théologie. Le seul débat d'idées marquant l'épreuve publique de l'ouvrage a en effet opposé les tenants de la culture patrimoniale (Finkielkraut rejoignant pour une part les objections des catholiques identitaires) à ceux d'une culture de la traduction (Boyer principalement, avec La Bible, notre exil). Traduction que Paul Ricœur érige en principe « d'équivalence sans identité » aux fins de servir le « projet d'une humanité sans briser la pluralité initiale » (Le Monde, 25/05/2004) 37. Le Cantique remixé par Bashung et qui fait momentanément consensus rappelle que cet équilibre entre équivalence et altérité reste fragile.

48 Dans ce qu'il dit comme dans ce qu'il tait, notre dossier de presse ne nous éloigne pas seulement d'une confrontation abstraite entre médias et religions. Les tensions qu'il met en scène entre avant-garde littéraire, autorités ecclésiales, exégèse scientifique, industrie du livre, courants conservateurs et libéraux, traduisent précisément une série d'ambivalences sans lesquelles la BNT n'aurait sans doute pas fait événement : projet fluctuant entre expérimentation poétique et renouvellement missionnaire ; produit naviguant entre cercle lettré et grand public ; réception oscillant entre registre profane et sacré. Ce que l'historien pourrait présenter comme la rencontre, longtemps différée en France, entre la déconfessionnalisation du texte biblique, le génie de la langue française, le développement des sciences humaines et le goût public du retour aux sources, trouve dans ce dossier de presse l'illustration vivante des formes à la fois conflictuelles et ludiques de reclassement culturel d'un héritage canonique. Les effets de composition entre logiques plurielles que nous avons analysés mettent en tout cas l'accent sur l'efficacité symbolique des équivoques. À la détraditionalisation, au présentisme et à la réflexivité comme traits culturels de la modernité avancée, faudrait-il sans doute ajouter ici le malentendu productif 38.

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NOTES

1. Henri Tincq du journal Le Monde. Conférence-débat à l'Institut Européen des Sciences des Religions, Paris, le 7 janvier 2004. 2. Points que l'on trouve initialement développés dans Henri Tincq, « Église-médias : la double méprise », in Pierre Bréchon, Jean-Paul Willaime, dirs, Médias et religions en miroir, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 171-175. 3. Ce syntagme sociologique lourd de controverses désigne l'inflexion ou la radicalisation des tendances de la modernité classique telles que la rationalisation du monde, l'individualisation des comportements ou la différenciation des organisations. Divers paradigmes renouvellent actuellement cette macrosociologie : la société du risque (U. Beck), la culture réflexive (A. Giddens), la démocratisation individualiste (M. Gauchet), le système de différenciations (N. Luhmann) ou la rationalisation communicationnelle (J. Habermas) pour ne citer que ceux qui s'appuient principalement sur une observation des sociétés occidentales (cf. Yves Bonny, Sociologie du temps présent, Modernité avancée ou postmodernité ?, Paris, Armand Collin, coll. « U », 2004). 4. Éditée par le groupe Bayard en association avec Médiaspaul au Canada. 5. Publicité de l'éditeur (2001). 6. Malgré des estimations contrastées, le niveau moyen de ventes annuelles, toutes éditions confondues, se situe autour de 250 000 exemplaires, ce qui n'est pas négligeable au vu de la crise contemporaine du livre. 7. Modèle de casuistique, l'avis dilatoire de la Commission doctrinale des Évêques de France mérite d'être cité in extenso : « Si elle estime que cette traduction de la Bible ne peut faire l'objet d'une utilisation liturgique, la Commission doctrinale des Évêques de France reconnaît que l'appareil critique comportant introduction, notes et glossaires permet d'inscrire cette traduction dans la tradition vivante de la foi catholique. Attentive au travail engagé par les éditeurs et désireuse de le soutenir, elle a néanmoins décidé de prendre le temps nécessaire pour vérifier la réception de cette nouvelle version par les catholiques et pour apprécier sa fidélité profonde à la révélation divine. Sachant que les Écritures saintes ont toujours été l'objet d'expressions culturelles, en particulier dans la musique et les arts plastiques, la Commission doctrinale souligne l'importance de cette traduction ; elle en reconnaît la portée littéraire et elle en encourage la lecture » (BNT, copyright). 8. Sur cette histoire, voir Pierre Gibert, « Pourquoi une nouvelle traduction de la Bible ? », Esprit, mai 2002, p. 189-197 ; Pierre-Maurice Bogaert, « La Bible en français », in Robert Alter, Frank Kermode, dirs, Encyclopédie littéraire de la Bible, Paris, Bayard, 2003, p. 785-810 ; Gilles Dorival, « Modernité des traductions anciennes de la Bible ? », Nicole Gueunier, « Les traductions modernes de la Bible », in Jean-Claude Eslin, dir., La Bible, 2 000 ans de lectures, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 19-47. 9. Précisons que cette étude s'inscrit dans une monographie sociologique de la BNT qui croise trois perspectives : la critique littéraire des choix de traduction opérés ; l'histoire sociale du projet et de sa réception ; sa place dans les parcours individuels mobilisés. Cf. Pierre Lassave, Bible : la traduction des alliances. Enquête sur un événement littéraire, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2005.

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10. Ce dossier est celui de la documentation du groupe Bayard Presse sur une période allant de juin 2001 à décembre 2003 et couvrant quatre espaces nationaux (France, Canada, Belgique, Suisse). Son exhaustivité a été vérifiée et complétée par internet. Il exclut également le courrier des lecteurs, directement reçu chez Bayard dont l'indigence contraste avec l'abondance des publications. Phénomène inverse de l'accueil public de l'exposition sur l'image du Christ à la National Gallery de Londres (Seeing Salvation, 2000), où le courrier des visiteurs, nettement plus abondant que le dossier de presse, fut un matériau précieux pour la connaissance sociologique d'un autre événement significatif du recyclage culturel du christianisme. Voir Grace DAVIE, « Seeing Salvation: The Use of Text as Data in the Sociology of Religion », in Paul AVIS, ed., Public Faith? The State of Religious Belief and Practice in Britain, Londres, SPCK 2003, p. 28-44. 11. Sources : pour France 2, Télé 7 Jours du 30 septembre 2001 ; pour France-Culture, Bulletin de l'Église d'Arras, 2 novembre 2001. 12. Régis Debray, Le feu sacré, fonctions du religieux, Paris, Fayard, 2003. 13. Deux ans après son lancement, la BNT fait son apparition en livres séparés dans la collection Gallimard-Folio, gage de consécration culturelle. Et en 2005, le cycle éditorial se stabilise avec la réédition du volume complet au format de poche. 14. Pierre Bourdieu, « L'emprise du journalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 101-102, 1994, p. 3-9. 15. Selon Frédéric Boyer, la vingtaine de minutes télévisées réparties sur la dernière semaine du mois d'août 2001 a été décisive pour l'image et la vente. Sans journal télévisé, point de salut pour un best-seller. À noter également que dans la version poche de 2005, les éditeurs font une concession à la critique : l'exclamation de Jésus « Plutôt crever » s'atténue quelque peu en « Plutôt mourir ». 16. Le linguiste, poète et traducteur dénonce un « faux en traduction » en invoquant le code de déontologie du traducteur qui exige la double maîtrise de la langue de départ et d'arrivée (Henri Meschonnic, Un coup de Bible dans la philosophie, Paris, Bayard, 2004). « L'intelligence partagée de la traduction » prônée par Jacques Roubaud, son adversaire littéraire, reste pour lui un leurre. À noter que Bayard n'a pas craint de publier le brûlot de Meschonnic. Magnanimité éditoriale qui veut sans doute prouver la volonté d'ouvrir un débat. 17. Lié au groupe Média-Participations (ex-Ampère), l'hebdomadaire Famille chrétienne tourne autour de 60 000 exemplaires. 18. Par signifiance, on peut entendre tout ce qui, dans l'énonciation, va au-delà du simple énoncé. Meschonnic l'a théorisée dans Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999. 19. Voir sur la sortie du catholicisme du tableau des valeurs dominantes de la France contemporaine, Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d'un monde, Paris, Bayard, coll. « Questions en débat », 2003. 20. Créée en 1997, la revue Vacarme se veut un lieu de réflexion sur le mouvement social et culturel, notamment le combat des malades du sida, des chômeurs, des sans- papiers. Ses jeunes animateurs se veulent les héritiers des mouvements féministes, antipsychiatriques et d'intervention dans les prisons (Foucault) des années 1960-1970. 21. « Coup de Bible », L'Infini, no 76, automne 2001. 22. Olivier-Thomas Venard, « La culture de la Bible Bayard », Képhas, 1/2002. L'auteur est dominicain, agrégé de lettres modernes, ancien élève de l'École normale supérieure

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de Fontenay-Saint-Cloud, et enseignant à l'École biblique et archéologique française de Jérusalem. 23. Northrop Frye, Le Grand Code, La Bible et la littérature (The Great Code, 1981), Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1984. Classique de la critique littéraire de la Bible. 24. Sur cette dynamique : Pierre-Maurice Bogaert, op. cit. 25. Alain Finkielkraut, « Les Écritures de l'Humanité-Dieu », in Alain Finkielkraut, L'imparfait du présent, Paris, Gallimard, 2002, p. 218-221. 26. Frédéric Boyer, La Bible, notre exil, Paris, POL, 2002. 27. Boyer se vit à l'occasion opposé à Gérard Leclerc, éditorialiste à la France Catholique (hebdomadaire dans la mouvance intransigeante) et collaborateur au Figaro, qui venait de publier Les Dossiers brûlants de l'Église (Paris, Presses de la Renaissance, 2002), vigoureuse défense et illustration du rigorisme pontifical. 28. Ouvrage illustré, doublement écrit par Gilbert Brownstone, expert international en art contemporain, et Mgr Albert Rouet, évêque de Poitiers. À l'initiative du groupe de travail Arts-Cultures-Foi mis en place en 1997 par l'épiscopat français, ce livre réunit et commente des œuvres représentant le corps humain aujourd'hui (de Francis Bacon à Lee Wagstaff en passant par Gilbert & George). Pour l'évêque d'Avignon, les images de chair offerte, mutilée ou disséquée « ne sont que le reflet des pulsions morbides et sexuelles qui habitent le cœur de l'homme blessé et défiguré par le péché et ne sauraient (me) conduire à percevoir la transcendance du Beau ». 29. Service information-documentation juifs-chrétiens, organisme catholique animé par des religieuses de la congrégation Notre Dame de Sion. 30. Le bimensuel jésuite Croire aujourd'hui (octobre 2001) s'est fait ainsi un solide défenseur de la BNT, sous les plumes expertes de Pierre Gauffriau et de Pierre Gibert. Côté dominicain, on relève notamment l'analyse nuancée de Jean-Michel Maldamé (Esprit et Vie, décembre 2001) et les critiques plus radicales des frères Venard et Sed déjà signalées. 31. Sur l'évolution de ces tensions, voir notamment : Jean Baudouin, Philippe Portier, dirs, Le mouvement catholique français à l'épreuve de la pluralité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002. 32. Dans le dossier sur les « Bibles en traduction » du Cahier biblique Foi et vie (no 41, 2002), la BNT est saluée pour son travail de renouvellement littéraire malgré quelques défauts de concordance et diverses consonances malheureuses (D. Lys, « La Bible en quête de langage(s) », p. 65-78). 33. Célèbres sentences talmudiques à propos de la traduction : « Il ment celui qui rend mot pour mot ; il blasphème celui qui y ajoute quelque chose » ; « Les choses écrites, tu ne peux les transmettre oralement ; les choses orales, tu ne peux les transmettre par écrit ». Débat constitutif qui n'exclut pas l'histoire diasporique de la traduction juive, de la célèbre Septante grecque à la Bible française du rabbinat aujourd'hui. 34. Il s'agit d'Emmanuel Hocquard dont les principes de traduction collective et à haute voix ont été repris par les poètes de la BNT, notamment Roubaud. 35. Nathalie Heinich, Être écrivain, Création et identité, Paris, La Découverte, 2000. 36. Conjectures développées dans notre enquête directe auprès des traducteurs. 37. Divers textes du philosophe sur la traduction ont été précisément réunis par l'éditeur de la BNT (Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2003). 38. Sur ce thème : Franco La Cecla, Le malentendu (Il malintenso, 1997), trad. de Annemarie Sauzeau, préf. de Marc Augé, Paris, Balland, coll. « Voix et regards », 2002.

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RÉSUMÉS

Au début du troisième millénaire, une nouvelle traduction française de la Bible, fondée sur l'exégèse critique et réécrite par des écrivains contemporains de renom, a connu le destin d'un best-seller. Son volumineux dossier de presse révèle les équivoques productives d'une entreprise qui tient à la fois du renouvellement missionnaire, de l'expérimentation littéraire et de l'opération éditoriale. La focalisation ludique sur le déplacement des mots de la tradition occupe le devant de la scène médiatique et fait de cette traduction un événement culturel.

Right at the start of the third millenary, a new French translation of the Bible, based on critical exegesis and rewritten by famous authors, has grown into a best seller. Its large press-book shows the productive ambiguity of an enterprise that is at once missionary, literary and publishing operation. Media jokes on strange change of traditional words cause a cultural stir.

Al principio del tercer milenario, una nueva traducción francesa de la Biblia, basada en la exégesis crítica y reescrita por escritores contemporáneos famosos, ha conocido el destino de un best-seller. Su espesa revista de prensa revela los equívocos productivos de una empresa que se debe a la vez de la renovación misionaria, de la experimentación literaria y de la operación editorial. La focalización lúdica sobre el desplazamiento de los términos de la tradición ocupa el primer puesto mediático y hace de esta traducción un acontecimiento cultural.

INDEX

Mots-clés : Bible, Bible and literature, bible et littérature, Biblia, Biblia y literatura, biblical translation, exégèse, exegesis, exégesis., mass-media, média, médias, traducción biblica, traduction biblique

AUTEUR

PIERRE LASSAVE

Centre d'Études Interdisciplinaires des Faits Religieux

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Le monde jéhoviste des imprimés

Arnaud Blanchard

1 Le mouvement des Témoins de Jéhovah constitue un objet de recherche relativement désinvesti par les sciences sociales depuis plus d'une vingtaine d'années. L'intérêt pour cette formation a progressivement fléchi depuis la fin des années 1970, époque à laquelle toute une série de travaux 1 furent lancés. Cette mobilisation scientifique ne devait alors rien au hasard mais s'expliquait par une raison d'opportunité : les Témoins de Jéhovah offraient au milieu des années 1970 un terrain de vérification idéal des hypothèses de Leon Festinger sur les « prophéties manquées » 2. Les Témoins de Jéhovah fixant périodiquement des dates censées correspondre à l'ouverture du moment apocalyptique, et l'année 1975 ayant été mise en avant en ce sens, l'investigation sociologique visait, de manière latérale ou frontale, à comprendre quelles étaient les conséquences internes du dépassement de cette année. Mais, une fois passé ce moment historique, le suivi sociologique du groupe s'est distendu et les investigations de terrain se sont raréfiées.

2 Éclipsés à la fin des années 1970 par l'irruption des « nouveaux mouvements religieux » 3, dont l'efflorescence mettait en lumière les reconfigurations du paysage religieux contemporain, les Témoins de Jéhovah ont cessé de faire actualité pour la sociologie des religions. Et ce n'est que sporadiquement que l'organisation de la Tour de Garde réapparaît sur l'agenda scientifique à l'occasion de différends circonscrits, tel celui récurrent sur l'interdiction des transfusions sanguines ou bien le contentieux qui l'oppose, en France, depuis quelques années à l'administration fiscale 4. Cette relative atonie de la recherche signifie-t-elle, pour autant, que l'examen de ce mouvement religieux est désormais dénué d'enjeu ? Qu'y a-t-il encore à dire sur les Témoins de Jéhovah ?

3 L'entrée par les objets imprimés peut être ici féconde pour relancer l'imagination sociologique sur ce groupe et ouvrir de nouvelles voies d'exploration du monde jéhoviste, fort aujourd'hui de plus de six millions et demi de membres. Les imprimés forment en effet une réalité centrale dans le fonctionnement ordinaire de l'organisation dans la mesure où cette dernière est, historiquement et juridiquement, organisée autour d'une maison d'édition, la Watch Tower Bible and Tract Society 5 (WTBTS). La raison sociale de cette société à but non lucratif, fondée dans les années

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1880 aux États-Unis, est de produire et diffuser à travers le monde toute une variété d'imprimés (livres, magazines, brochures, tracts) afin d'informer la population de l'imminence de la fin de l'histoire humaine et de l'avènement du royaume de Dieu. Dans cette optique millénariste, des quantités considérables d'imprimés sont mises en circulation : à titre d'exemple, les deux titres de la presse jéhoviste, les hebdomadaires La Tour de Garde et Réveillez-vous ! sont tirés respectivement à vingt-cinq millions et à vingt-deux millions d'exemplaires, traduits dans des centaines de langues 6. Plusieurs ouvrages publiés par la WTBTS connaissent, également, des taux de diffusion exceptionnels pour le secteur religieux, tel La vérité qui mène à la vie éternelle, traduit en plus de cent dix-sept langues et publié à plus de cent sept millions d'exemplaires entre 1968 et 1994 7. Sous cet éclairage, l'organisation jéhoviste apparaît comme un empire de la littérature de piété, diffusant à flux réguliers des quantités industrielles d'imprimés.

4 De telles entreprises de presse ne sont pas exceptionnelles dans le monde croyant, et certaines ont retenu l'attention des historiens. Pour le catholicisme, le cas de l'abbé Migne 8, éditeur au XIXe siècle d'une monumentale Bibliothèque universelle du clergé, mérite ici d'être signalé, tout comme celui de Mgr Benigni 9, défenseur intransigeant de la politique pontificale et instigateur, au début du XXe siècle, d'un réseau international d'information, la Sapinière. Mais dans ces deux cas, il s'agissait essentiellement d'entreprises éditoriales individuelles, s'adressant à des lecteurs finaux sans souci de les intégrer durablement à une action commune. Une toute autre configuration se présente avec la WTBTS dans la mesure où cette maison d'édition travaille, précisément, à construire une relation singulière (par son intensité morale) et pérenne avec ses lecteurs, à les organiser en groupes locaux et à les faire participer activement à la diffusion de ses imprimés.

5 D'un point de vue matériel, les Témoins de Jéhovah sont des individus abonnés, affiliés, à la WTBTS de laquelle ils reçoivent, sur une base régulière, toute une gamme d'imprimés destinés à des usages différenciés. Ces imprimés occupent une place centrale dans le quotidien des membres répartis en groupes locaux appelés « congrégations ». Lors des cinq heures de réunion hebdomadaire dans ces assemblées locales, plusieurs imprimés sont collectivement déchiffrés, organisant une sociabilité spécifique. De plus, l'acheminement des imprimés au grand public scelle une pratique distinctive des Témoins de Jéhovah : le porte-à-porte à domicile. Tous les Témoins de Jéhovah consentent à cette forme de colportage, érigée en observance religieuse, à raison de quatre heures de démarchage, en moyenne, par semaine. Si un examen des activités concrètes des Témoins de Jéhovah tend, ainsi, à les présenter comme d'infatigables lecteurs et colporteurs, alors la circulation des imprimés peut être un enjeu suffisamment saillant pour organiser tout un ensemble de relations sociales (sociabilité interne, modalités du croire, fonctionnement quotidien de l'organisation). Dans ces conditions, le suivi des objets imprimés est susceptible de constituer un moyen heuristique efficace pour appréhender l'organisation tant de manière globale – à travers l'analyse du parcours historique du groupe – qu'en détails, en mettant au jour les fondements de l'expérience jéhoviste. Avant de mettre en pratique cette piste de recherche, il convient dans un premier temps de préciser comment les imprimés sont appréhendés sociologiquement. Un détour par la sociologie des imprimés 6 Les travaux de sciences sociales consacrés aux objets imprimés reposent sur la distinction entre l'imprimé et le texte 10. Les objets imprimés ne se réduisent jamais aux

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textes ; plutôt, les textes se donnent à lire dans des dispositifs formels et matériels qui les portent (par exemple, pour le livre imprimé, le format, les dispositions de la mise en page, le découpage du texte, les conventions réglant sa présentation typographique, etc.). Aussi, un texte est-il inséparable du support qui le propose au déchiffrement. De cette manière, l'imprimé est un objet destiné à la lecture 11. En tant que tel, il est le produit d'un auteur mais aussi d'un éditeur qui propose un texte à la consultation en fonction, par exemple, des attentes et compétences supposées d'un lectorat. En tant que produit, l'imprimé suit une trajectoire pour rejoindre les lecteurs. Une fois confectionné, il transite dans des circuits de distribution pour atteindre des lecteurs, attendus ou inédits, sans induire nécessairement de leur part un mode de lecture.

7 En prêtant attention à la place structurante de l'imprimé dans le fonctionnement concret des Témoins de Jéhovah, on peut appréhender l'histoire de ce mouvement comme celle d'un travail éditorial multiforme (sur les matérialités des textes, leur rédaction, le mode de circulation qu'ils empruntent) réalisé par la WTBTS et son personnel afin de réduire la marge d'interprétation individuelle vis-à-vis des textes diffusés et de structurer à distance les activités des lecteurs. En effet, la maison d'édition est une société de production d'imprimés vecteurs d'une alerte spécifique. Cette alarme, relative à l'achèvement imminent de l'histoire humaine, engage l'avenir eschatologique de chacun et de tous. Pour fonctionner, c'est-à-dire pour être simultanément plausible et diffusée, reprise par d'autres, cette alarme doit pouvoir soutenir l'urgence et l'importance de la menace, et éviter que le destinataire ne se trompe sur la nature du message et ne le considère comme un pur dispositif informationnel ou, à l'inverse, comme une pure agitation argumentative.

8 Au cours de l'histoire du mouvement de la Tour de Garde, l'imprimé a été l'objet sur lequel se sont éprouvés, traduits, les impératifs de circulation et de décryptage adéquats de l'alerte millénariste. Autour des imprimés, et des conditions de leur consultation, s'est opérée une régulation des modes de lecture des textes avec l'organisation progressive d'une sociabilité spécialisée (des groupes formalisés de lecteurs), visant à laisser le moins de prise possible aux recompositions individuelles des textes d'alerte. Parallèlement, la mise en place d'un approvisionnement en imprimés particulier et contraignant (la production et la distribution en propre des imprimés, en recourant aux fidèles) a permis de fixer l'attachement des individus au système de diffusion de l'alarme apocalyptique. Afin de mettre à l'épreuve cet argument, la présentation est articulée autour de trois axes.

9 Dans un premier temps, l'histoire de l'organisation – de sa genèse dans les années 1880 jusqu'aux années 1940 – est restituée en mettant l'accent sur le moment charnière que constituent les années 1920-1940. L'ensemble des travaux de sciences sociales convergent sur le fait que de profondes mutations (organisationnelles et doctrinales) se produisent pendant cette période au sein du groupe. Classiquement, ces transformations sont analysées en termes de basculement du type du réseau mystique à celui de la secte perçue comme association volontaire et sélective d'individus cultivant l'intensité de la vie religieuse. Le mouvement de la Tour de Garde, qui rassemble d'abord de manière lâche les sympathisants d'un écrivain millénariste, Charles Russell, se métamorphose, en une vingtaine d'années, en une centrale du croire hiérarchiquement organisée et reposant sur l'exclusivité de l'appartenance religieuse et la vigueur de la participation individuelle. La perspective développée ici reprend cette thèse mais déplace l'attention vers les objets imprimés et les rapports sociaux (de

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production, de distribution, de croyance) que leur circulation compose. De ce point de vue, les transformations affectant le mouvement pendant cette période sont non seulement descriptibles par la figure de l'imprimé, mais se réalisent socialement par sa médiation (changement des modes de production, de distribution, et de consultation de ces imprimés, eux-mêmes profondément remaniés sur le plan textuel).

10 S'installant dans la logique sociale de l'alarme, la maison d'édition entame alors, pendant ces années de transition, un travail social et éditorial consistant à organiser la filière suivie par l'imprimé (les conditions de production et de diffusion, les pratiques respectives des distributeurs et des lecteurs) de manière à faire circuler son message d'éveil millénariste sur une large échelle et à encadrer autant que possible son mode de réception. Ainsi, le second point d'argumentation est qu'à cette époque charnière, le mouvement prend la forme d'une centrale d'alarme, c'est-à-dire d'une organisation intégrée qui, non seulement émet des messages d'alerte et d'urgence par voie d'imprimés, mais se dote d'une structure interne (rapports de subordination des groupes locaux vis-à-vis du centre) et de mécanismes de transmission (par l'intermédiaire de dispositifs techniques et de ses membres) visant à diffuser les alertes en comprimant les possibilités de reformulation ou de détournement de sens.

11 Enfin, dans un troisième temps, un examen synchronique de l'organisation, telle qu'elle se présente actuellement (depuis les années 1940, à partir desquelles les caractéristiques socioreligieuses des Témoins de Jéhovah se stabilisent) est proposé. Les Témoins de Jéhovah peuvent être étudiés comme une communauté de lecteurs. Des conventions de lecture sont inculquées, partagées, et activées lors de la consultation des imprimés de la WTBTS en groupe ou individuellement, au domicile des fidèles. Ces façons de lire résultent tant du type de sociabilité nouée lors des séquences de lecture en groupe que des formes mêmes des imprimés, qui organisent un certain rapport entre le texte présenté et le lecteur, régulier ou occasionnel. Le vécu jéhoviste se construit ainsi à partir d'imprimés : il est, non seulement, participation à un réseau de distribution et de déchiffrement d'imprimés spécifiques, mais aussi, capacité à dire le croire et à le valider en congrégation par l'adhésion, la reprise littérale des énoncés jéhovistes publiés. D'une mouvance éclatée de lecteurs à une centrale du croire 12 Aux origines des Témoins de Jéhovah se trouve la nébuleuse des étudiants de la Bible, une mouvance qui émerge aux États-Unis à partir des années 1880 dans la lignée des enseignements d'un entrepreneur de presse, Charles Russell (1852-1916). Ce dernier, formé auprès d'écrivains et de prédicateurs adventistes, collabore à plusieurs journaux avant de lancer, avec quelques associés, son propre bulletin, Zion's Watch Tower and Herald of Christ's Presence, « Le phare de la Tour de Sion et messager de la présence du Christ » 12, et de fonder en 1881 une maison d'édition 13.

13 L'ambition de Russell, et de ses proches, n'est pas de créer un nouveau mouvement religieux mais, simplement, de diffuser la Bible et de faire connaître la lecture particulière qu'ils en font. En effet, Ch. Russell est convaincu que les textes bibliques décrivent, selon un mode de narration et un codage à élucider, le devenir historique de l'humanité, de son origine à son terme. Source unique de connaissance de Dieu, la Bible est, ainsi, considérée comme un texte en partie crypté qu'il s'agit de scruter minutieusement afin de comprendre la manière dont la marche humaine y est écrite. Cette approche des textes sacrés repose sur la croyance en un « plan divin des âges », selon le titre d'un des ouvrages à succès de Russell, c'est-à-dire sur la proposition que

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Dieu dispose d'un programme pour l'humanité, comprenant plusieurs étapes et menant inéluctablement vers un dénouement imminent. L'histoire humaine, ponctuée et sériée en plusieurs époques, tend à son achèvement et débouche vers la nouvelle phase régénératrice qu'est la réalisation historique du royaume de Dieu. De fait, inscrits dans une filiation adventiste et millénariste 14, Charles Russell et ses proches produisent une littérature d'études bibliques – dans un style qui alterne gloses et commentaires savants avec des passages plus lyriques et poétiques – qui affirme l'arrivée de la concordance des temps historique et apocalyptique. Dans cet esprit, plusieurs années sont même annoncées à l'issue de calculs chronologiques sophistiqués, telle l'année 1914, censée inaugurer le règne visible de Jésus-Christ sur terre.

14 Le domaine d'action de Russell est avant tout éditorial et biblique : la maison d'édition qu'il dirige diffuse des exemplaires de la Bible, selon les traductions protestantes courantes, rachetées par lots à des maisons d'édition commerciales et revendues à bas prix, ainsi qu'une multitude de fascicules et de tracts présentant les enseignements chrétiens traditionnels (sur la théorie de l'évolution, le spiritisme, ou la prééminence de la Bible). À côté, et dans des matérialités distinctes (dans le magazine, dans des livres et des brochures dédiés), sont publiées les attentes millénaristes de Charles Russell et de ses associés. Ces différents écrits sortent de leur rédaction sous forme de tracts et d'opuscules, puis sont rassemblés au sein d'une collection de six livres, Studies in the Scriptures (Études des Écritures), série de référence qui connaît une diffusion massive. Le premier volume, « Le plan divin des âges », est tiré à quatre millions trois cents mille exemplaires du vivant de Russell (jusqu'en 1916), et à plus de six millions vers 1930. Pour confectionner ses différents produits littéraires, la maison d'édition a recours à des imprimeries commerciales réparties sur le territoire américain ainsi qu'à l'étranger pour une diffusion en dehors des frontières. En outre, si le magazine est vendu par abonnement et par l'intermédiaire des services postaux, les brochures et les livres sont acheminés par un réseau original de colporteurs-missionnaires.

15 Dès 1881, la Watch Tower Bible and Tract Society passe dans son périodique une annonce d'embauche de mille colporteurs : durant les trente premières années, leur nombre varie entre une poignée et six cents environ. Pourtant leur travail est déterminant : en effet, la WTBTS renonce très tôt à distribuer ses ouvrages dans le réseau des librairies commerciales. Ses livres sont portés et vendus directement par des colporteurs chargés de les écouler. Ces derniers sont des quasi-bénévoles : remboursés de leur frais de transport, ils sont rémunérés sur la vente d'ouvrages et sur le nombre d'abonnements souscrits. Conjointement placiers et missionnaires, il leur revient de mettre en place des cellules de lecture des publications de la WTBTS, appelées « classes d'étudiants de la Bible », et d'animer pour un temps ces dernières afin de diffuser l'approche russelienne des textes bibliques. Afin de consolider le réseau de ces classes d'étudiants, un autre programme, complémentaire à celui des colporteurs, est lancé en 1894 sous le nom de travail de pèlerin : les pèlerins sont des bénévoles voyageant à plein temps d'une localité à l'autre pour y coordonner des groupes de lecteurs. Hommes de confiance de Russell, ils ont la charge de faire appliquer les directives de la WTBTS (précisées plus loin) sur le terrain et de conduire des enseignements bibliques. De plus, sur des territoires encore inexplorés par les colporteurs (hors des États-Unis singulièrement), les pèlerins apportent des imprimés et y coordonnent les personnes sollicitées en classes d'étudiants de la Bible.

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16 Dans une plus large mesure que les colporteurs, les pèlerins sont susceptibles de se conduire en entrepreneurs religieux indépendants au cours de leurs périples, revendiquant par exemple un rôle personnel dans le scénario millénariste. Bénéficiant des ressources de la WTBTS (fourniture en imprimés, remboursement de certains frais), les pèlerins en mission sont totalement autonomes dans la conduite de leur activité et dans l'organisation du réseau d'étudiants de la Bible. Nombre d'entre eux réunissent ainsi, à l'étranger, les moyens matériels nécessaires à la dissémination des publications de la WTBTS (imprimerie ou dépôt d'imprimés, enrôlement de bénévoles ou de colporteurs rémunérés). Par la suite, libres de toute contrainte de la part de la WTBTS, ils diffuseront leurs propres pensées soit en les intégrant aux imprimés traduits (ils sont les traducteurs locaux des écrits américains), soit en utilisant les capacités d'impression développées sur place 15. Ces sécessions sont révélatrices du faible degré de structuration des lecteurs de Russell.

17 Le lectorat des publications de la WTBTS constitue pendant longtemps une nébuleuse, sporadiquement organisée et reliée de manière fluide à la maison d'édition. Démarchés par les pèlerins et les colporteurs, ou bien intéressés à l'action de Charles Russell par l'intermédiaire de techniques promotionnelles innovantes 16, des lecteurs et des abonnés au magazine se regroupent en plusieurs endroits du territoire américain, sans consignes précises de la part de la WTBTS au départ. Pendant longtemps, les « classes d'étudiants de la Bible » seront caractérisées par leur hétérogénéité et leur indépendance vis-à-vis de la WTBTS. Ce qui rassemble, localement, ces étudiants est un intérêt commun pour le travail de Russell, intérêt qui oscille entre la simple curiosité intellectuelle et la conviction que celui-ci est bien le « serviteur fidèle et avisé » annoncé dans l'Évangile de Matthieu (24, 45), celui qui demeure vigilant dans l'attente du retour imminent du Christ. Aussi, la diversité est-elle la règle : les groupes s'administrent souverainement et déterminent, seuls, le type d'activités qu'ils mènent ; le contenu et la périodicité des réunions varient ainsi d'une classe à l'autre. Le plus souvent, néanmoins, les participants tiennent des réunions de prières, de louanges et de témoignages ; ils échangent sur des sujets bibliques ou des questions de foi personnelles en consultant librement des publications variées, qu'elles proviennent de la WTBTS ou d'autres éditeurs. Ces groupes sont animés par des « aînés » élus dans le but de présider les réunions et de distribuer la parole et à qui est, également, dévolue une fonction de prêche et d'enseignement auprès des autres étudiants.

18 Dans ces conditions, les classes sont assimilables à des « coopératives spirituelles » : en conservant leurs attaches confessionnelles antérieures et en pratiquant une lecture communautaire de textes soumis à commentaires, les étudiants de la Bible construisent un espace de discussion et de croyances dans lequel la plurivocité du corpus biblique est communément acceptée et l'adhésion aux conceptions de Russell non exclusive. À mesure que le mouvement se développe (si une trentaine de classes existent en 1880, elles sont près de cinq cents en 1915, essentiellement aux États-Unis) et que l'année 1914 approche – et, avec elle, l'entrée espérée dans une nouvelle phase de l'histoire humaine –, la WTBTS insiste davantage sur le témoignage que les étudiants doivent donner auprès de la population. Cependant, en dépit des invitations réitérées de Charles Russell, très peu d'adhérents distribuent eux-mêmes les imprimés de l'organisation.

19 Afin de ramener les étudiants au message millénariste de la société de la Tour de Garde (à son examen et à son annonce), la WTBTS publie plusieurs imprimés en vue de

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structurer, à distance, les activités des groupes. Ainsi, en 1890, sort un ouvrage censé fournir une liturgie rudimentaire aux congrégations Poems and Hyms of Millenial Dawn (Poèmes et hymnes de l'aurore du millénium). De plus, à l'aide de questionnaires imprimés à la fin des volumes des Studies in the Scriptures, la WTBTS ambitionne d'organiser une réunion spécifique dans toutes les classes, pour acquérir des plans de discussion (questions et réponses) fondés sur la lecture scrupuleuse de chacun des volumes des Studies. Les pèlerins envoyés dans les classes ont, précisément, pour tâche de centrer les réunions sur la consultation ordonnée des Studies et des conceptions qui y sont promues et, conjointement, de réduire les capacités de prêche des aînés. Le projet religieux et éditorial de la WTBTS – tel qu'il se construit dans la durée – apparaît ici : non pas ériger les classes en lieux autonomes d'expertise et de discussion des prophéties bibliques, mais en faire, progressivement, des lieux d'étude dont l'activité cognitive est étalonnée par les publications de la WTBTS.

20 Toutefois, pendant la phase de gestation du mouvement de la Tour de Garde et la présidence de Charles Russell (des années 1880 à 1916), ce programme reste, largement, inabouti et les groupes de lecteurs ne s'ajustent qu'imparfaitement au dispositif éditorial et cultuel de la WTBTS. Avec les ressources qui sont les siennes (rédaction et publication des imprimés, travail et loyauté de ses placiers et pèlerins), la WTBTS tente d'organiser la carrière des imprimés en faisant en sorte que l'activité des groupes de lecteurs se fixe autour de l'usage régulier (au double sens d'habituel et de conforme à la pensée russellienne) des imprimés produits. Mais le maniement des imprimés n'organise pas la vie des classes, non seulement à cause des aléas de l'approvisionnement en imprimés WTBTS (dépendant des passages de colporteurs et des livraisons des imprimeries), mais aussi parce que chaque groupe local s'administre de façon indépendante.

21 Avec la mort de Charles Russell en 1916, et jusqu'au début des années 1940, le mouvement de la Tour de Garde entre dans une période de turbulences marquée par une crise de succession à la tête de la WTBTS, l'éclatement de la mouvance des étudiants de la Bible et la naissance (en 1931) d'une nouvelle formation, celle des Témoins de Jéhovah. Les travaux sociologiques et historiques sur le sujet appréhendent ces bouleversements comme une reconfiguration de l'organisation selon une logique sectaire, c'est-à-dire sa restructuration durable 17 en un groupe socialement enclavé rassemblant des individus religieusement qualifiés. De nombreux traits attestent cette orientation, tant du point de vue de la doctrine professée par la WTBTS que des nouvelles pratiques de ses adhérents.

22 Le nouveau président de la maison d'édition, Joseph Rutherford (1869-1942) rompt avec l'attitude de son prédécesseur, peu intéressé par les événements du monde, et diffuse par l'intermédiaire de différents imprimés un corps de croyances de combat contre les institutions ecclésiales et politiques de son époque, accusées d'être animées par le Diable. Son virulent message d'insoumission aux pouvoirs publics est à la source de nombreux conflits dans le courant des années 1930, et de nombreux étudiants subissent alors la répression des autorités 18. Entre outre, sous son mandat, la WTBTS et ses lecteurs sont investis d'une mission particulière : la proclamation incessante de la vérité et le combat spirituel contre les forces coalisées des ténèbres. Pour la première fois dans l'histoire de la pensée des étudiants de la Bible, l'organisation tient une place prépondérante dans le schéma eschatologique, celle d'un outil dans la main de Dieu pour informer l'humanité de son plan et participer à sa réalisation. La différence est de

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taille avec les enseignements de Russell, pour qui les activités de la maison d'édition et de ses lecteurs ne concourraient pas, historiquement, à l'accomplissement du « plan divin des âges ». Par ailleurs, la figure de Russell messager visionnaire est, progressivement, évacuée des publications de la maison d'édition, qui interrompt le commerce des photographies de Russell et arrête la circulation de ses écrits. Cette fonction de transcripteur des desseins divins est alors collectivisée à la WTBTS toute entière, qui se déclare en 1938 « théocratique », c'est-à-dire seul instrument de communication de Dieu dans le monde.

23 Sur le plan des pratiques, les étudiants fidèles à la nouvelle direction de la WTBTS se coupent des autres chrétiens : la célébration de la fête de Noël est abandonnée en 1927, le symbole de la Croix, utilisé sous Russell, est délaissé dans le courant des années 1930 pour son paganisme supposé, et l'appartenance au mouvement implique, désormais, la rupture des liens religieux antérieurs. Ces transformations entraînent d'importants mouvements de défection : entre 1917 et 1921, environ la moitié des partisans de Russell quittent le mouvement des étudiants de la Bible qui se fragmentent en une multitude de petits groupes. Des imprimés circulent largement, contestant la ligne doctrinale de Rutherford, et certains pèlerins en dissidence organisent des groupements d'étudiants séparés 19. Ceux qui restent fidèles aux enseignements et aux consignes de Rutherford se spécifient, ainsi, en une formation aux croyances et aux pratiques distinctes et prennent le nom, en 1931, de Témoins de Jéhovah.

24 Cette entrée progressive dans une logique sectaire, brièvement esquissée, va de pair avec une refonte de l'univers productif et croyant organisé autour de la maison d'édition. S'extrayant de la matrice originelle des étudiants de la Bible, l'organisation des Témoins de Jéhovah se construit à partir d'un travail de régulation des conditions de production, de distribution et d'utilisation des imprimés. À la période russellienne, caractérisée par l'éclatement organisationnel et l'autonomie croyante des groupes d'étudiants, succède un moment de centralisation du mouvement, initié par le nouveau directeur Joseph Rutherford, visant à maîtriser l'ensemble de la carrière des imprimés (de leur fabrication à leur consultation, en passant par leur diffusion). Le projet, tel qu'il se réalise historiquement, est de créer une filière intégrée des imprimés, évitant les ruptures d'approvisionnement (à cause des problèmes d'articulation entre les univers de production et de distribution), et reposant sur le travail de colportage de chaque membre, dans tous les groupes locaux.

25 Le premier acte de cette entreprise de reconfiguration est la rupture des partenariats commerciaux précédents pour réaliser matériellement les imprimés. Dès 1919, le siège de la WTBTS, installé à New York dans le quartier de Brooklyn, s'équipe en machines, aménage des ateliers, et appelle des bénévoles à se consacrer à la confection des imprimés. Les fascicules puis les ouvrages sont, progressivement, produits intégralement par le siège de Brooklyn. À l'étranger, également, les groupes d'étudiants fidèles à la maison d'édition se dotent, sur recommandation du siège, de moyens d'impression. Ces opérations hors des États-Unis sont pilotées à distance par la WTBTS. Cette gestion mondiale de la production est assurée, de manière centralisée, par le bureau de Brooklyn qui décide de l'implantation des imprimeries, des quantités produites et des langues de traduction en fonction de la répartition géographique des lecteurs et des conditions politiques et économique régionales. Dans ce cadre, la WTBTS veille à conserver le monopole de la production d'imprimés, donc à empêcher chaque échelon (filiale nationale ou congrégation de base) de mettre en circulation ses propres

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imprimés. Tout aîné de congrégation organisant la publication d'une feuille indépendante (l'équivalent des bulletins paroissiaux catholiques par exemple) est sévèrement rappelé à l'ordre ou écarté de l'organisation.

26 En se lançant dans la production mondiale et coordonnée des imprimés, la WTBTS change de dimensions et de logique. Le système de production extensif qui se met, alors, en place (maillage mondial en équipements productifs, augmentation régulière des volumes d'imprimés) est soutenu par la maîtrise progressive du circuit de distribution et de ses dispositions à créer de nouveaux débouchés (par l'augmentation du nombre des lecteurs). Le passage à la production en propre est solidaire de la capacité de la WTBTS, construite difficilement dans les années 1920 et 1930, à faire reposer la diffusion des imprimés non plus sur un personnel spécialisé (colporteurs et pèlerins) mais sur tous les Témoins de Jéhovah pris individuellement, appelés à se faire les relais de la parole imprimée de Dieu auprès de leurs contemporains. Un enjeu adjacent est, également, de cadrer l'utilisation de ces imprimés chez les Témoins de Jéhovah, c'est-à-dire de rendre prévisible et répétitif l'usage des imprimés. Ces deux résultats sont obtenus, graduellement, grâce à la recomposition du circuit de distribution, qui est le deuxième versant du mouvement de centralisation.

27 Dès les débuts de la présidence de Rutherford, la WTBTS et ses agents mènent un travail socio-éditorial dont l'objectif explicite est de consolider la loyauté des groupes locaux (envers la WTBTS) et de structurer, à distance, leurs activités en les intégrant dans un programme du croire établi par le centre éditorial. D'un point de vue analytique, le sens de ces opérations est de subordonner les groupes de lecteurs à la WTBTS selon une double perspective : leur succursalisation dans le réseau de diffusion des imprimés, et la normalisation de l'utilisation des imprimés. En 1919, à l'occasion du lancement d'un nouveau magazine d'informations générales, Golden Age (L'âge d'or) 20, la WTBTS pose des conditions drastiques aux classes d'étudiants (et non aux lecteurs individuels) pour en obtenir un approvisionnement régulier. Sur des bases contractuelles, le groupe local s'engage à diffuser activement le périodique auprès du grand public et à rendre compte régulièrement de son activité au bureau de Brooklyn. En outre, d'un point de vue logistique, les classes se transforment progressivement en centres de tri : tous les imprimés de la WTBTS, au lieu d'être portés à domicile par les colporteurs et les pèlerins (et parfois par la poste), sont centralisés dans les groupes qui les répartissent ensuite entre membres. De ce fait, la maison d'édition expédie des lots aux classes qui les répercutent en cascade auprès des abonnés. Ce système se met en place avec le lancement de Golden Age et permet à la WTBTS de programmer plus facilement sa production (en disposant de quantités provisionnelles), de garantir un écoulement régulier des imprimés et de faire l'économie d'intermédiaires. De surcroît, les imprimés dissidents (confectionnés notamment par les étudiants de la Bible hors de la WTBTS ou par d'autres mouvements chrétiens) se raréfient dans les classes car ils sont exclus de ce système.

28 Afin de faire respecter les termes de cet accord, la société de la Tour de Garde établit une catégorie de bénévoles itinérants chargés de l'application locale des directives centrales. Ainsi, le service de colporteur et de pèlerin est remplacé en 1924 par le travail de surveillant. En outre, afin de réduire la marge d'action des aînés dans la lecture communautaire des imprimés, la WTBTS tente d'uniformiser les activités de lecture des classes en installant le périodique Watch Tower en point de passage obligé. En 1922, des plans de discussion qui visent à servir de cadres de l'interaction

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communautaire sont diffusés par l'intermédiaire du Watch Tower (sous la forme d'une rubrique régulière). De plus, les groupes sont incités à organiser des réunions hebdomadaires (réunion « d'étude de La Tour de Garde ») en calant leurs échanges sur le plan de discussion fourni par le périodique. Parallèlement, une épreuve s'engage entre le centre éditorial et les classes à propos de la désignation des aînés : un mécanisme de certification de ces derniers (un test écrit qui mesure leur orthodoxie) est mis en place et les groupes sont enjoints de choisir leurs responsables sur la base de leurs résultats à l'examen. Le point de rupture de cette dynamique de mise sous tutelle des classes est atteint en 1938 avec l'affirmation théocratique de la WTBTS. Sous peine de séparation définitive avec la maison d'édition, les groupes sont sommés de signer une déclaration stipulant l'abandon de leur droit de désigner électivement leurs aînés au profit du bureau de Brooklyn, seul en charge de les nommer à partir d'une liste d'aptitude.

29 En se pliant, progressivement, au dispositif social et éditorial impulsé par le bureau central de New York, les classes s'agrègent ainsi à un ordre des imprimés où celles-ci n'ont plus d'autonomie mais participent, selon des mécanismes réglés et telles des franchises, à l'activité de distribution et de déchiffrement des imprimés. Sous l'égide de la WTBTS et au prix de nombreuses défections, est mené un travail global de mise en convergence de deux ensembles auparavant disjoints et étrangers l'un à l'autre, la production et la diffusion des imprimés. Cette intégration, structurante historiquement pour le mouvement, est réalisée sur la base d'un impératif, inter-subjectivement partagé et régulièrement réitéré, de bonne circulation et de large dissémination des imprimés, porteurs d'une alarme particulière car apocalyptique. La figure de la centrale d'alarme 30 Les réorganisations évoquées se réalisent sur fond d'alarme millénariste. Dès 1920, dans l'ouvrage Millions Now Living Will Never Die (Des millions de personnes actuellement vivantes ne mourront jamais), Joseph Rutherford se livre à une réinterprétation complète des prévisions russelliennes (notamment celles concernant l'année 1914), révise le mode de calcul en vigueur et proclame que « la fin visible du présent ordre de choses » est attendue pour l'année 1925. De même, au cours des années 1930, le nouveau président de la WTBTS annonce de manière incessante l'ouverture de la phase apocalyptique pour une période proche, mais cette fois sans avancer de date. Les formules d'avertissement, de maintien en éveil deviennent alors omniprésentes dans la littérature publiée par la société de la Tour de Garde. Après 1966, une nouvelle année est annoncée comme début de l'apocalypse : 1975.

31 Les recompositions organisationnelles, productives et croyantes des années 1920 à 1940 participent à un processus de mise en forme durable du mouvement en centrale d'alarme 21. Cette expression désigne deux réalités solidaires. La première est que l'organisation émet, à flux réguliers, des messages de mises en garde qui oscillent entre les formes de l'alarme, de l'appel à la vigilance, et de la mise en éveil. La seconde est que ces messages sont transportés par une série d'intermédiaires (artefacts techniques, imprimés, Témoins de Jéhovah), strictement alignés les uns par rapport aux autres, de manière à ce qu'ils soient diffusés en évitant les modifications et les appropriations. Ainsi, les mises en garde imprimées transitent du centre éditorial vers les congrégations, et des membres assemblés vers le grand public, grâce à des formes et des relations qui limitent les possibilités de fluctuation et de reformulation individuelle.

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32 L'intérêt initial des sociologues pour le mouvement jéhoviste a trait à ses alertes à la fin des temps, telles celles concernant les années 1925 et 1975, et au fait que l'invalidation de ces prévisions ne s'est pas traduite concrètement par des départs massifs de fidèles. Empiriquement, ces alertes sont des messages qui, dans l'ensemble des publications, se présentent comme des résultats logiques de calculs chronologiques rénovés. Elles viennent corriger les scénarisations précédentes de l'histoire du salut et rétablir une datation du moment eschatologique déterminée dorénavant avec plus de justesse. Ces remaniements ne se donnent pas à évaluer comme de nouvelles révélations prophétiques, délivrées par des êtres choisis, mais comme les produits d'une connaissance cumulative des desseins divins. Un événement n'est pas à l'origine du lancement de l'alarme (une série de catastrophes, de calamités ou d'épidémies), seules une révision critique du mode de calcul, une correction circonstanciée de la « minuterie eschatologique », justifient l'annonce du déclenchement historique de la phase apocalyptique. Ces alarmes sont centralisées. Bien qu'elles ne soient signées ou endossées par aucun acteur individuel ou collectif, elles sont émises par la voie des imprimés de la Tour de Garde, c'est-à-dire qu'elles sont, préalablement, accréditées par les plus hautes instances du mouvement. Bien que de nombreuses tâches d'impression soient confiées aux filiales nationales, tout le travail rédactionnel et éditorial est centralisé à Brooklyn : les éditions étrangères ne sont, strictement, que les traductions de la version américaine, sans modification ni adaptation locale. Même les caractéristiques formelles (mise en page, illustrations ou découpage des textes) sont reproduites à l'identique. De la sorte, des formulations alternatives de l'alarme apocalyptique (ou des contestations de la pertinence de l'alerte lancée) ne peuvent circuler par la chaîne des imprimés de l'organisation, qui, en l'espèce, n'accordent aucune publicité aux propositions millénaristes concurrentes de celle de la WTBTS. Une alarme lancée unilatéralement par un Témoin de Jéhovah, voire par un groupe local, n'a aucune chance de cheminer à travers le mouvement parce que son auteur sera immédiatement exclu.

33 Si l'alerte est composée par un milieu de rédacteurs autorisés et relayée de manière descendante dans les groupes locaux par voie d'imprimés, elle reste cependant ambiguë sur le plan de sa plausibilité pratique. Lors de sa formulation dans un livret, elle n'est pas mise en relief sur le plan typographique, visuel ou narratif : par la suite, elle n'est que rarement reprise, répétée ou explicitée au sein de l'organisation. La WTBTS ne publie pas d'imprimés spéciaux pour son lancement, ni ne mène de campagne de presse particulière à mesure que l'année en question approche. De même, et en dépit de sa puissance d'évocation, de signification et de prémonition pour le lecteur, l'alerte ne vient nullement bouleverser le rythme ordinaire codifié des activités et des réunions des Témoins de Jéhovah, même si elle peut donner lieu à commentaires et à échanges informels. Ce paradoxe d'une alerte radicale lancée mais, pratiquement, non considérée comme telle, éludée, sur laquelle l'attention n'est pas ramenée, est à mettre en perspective avec les caractéristiques de l'idiome millénariste, dans lequel la durée est vécue comme un état de présence à un intervalle de temps téléologique, finalisé 22. Les acteurs traversent une durée qui se raccourcit, qui tend à son épuisement. L'expérience de la durée est orientée vers le surgissement d'un événement attendu et inexorable, l'ouverture du moment apocalyptique. Dans ce cadre, la société de la Tour de Garde ne cesse d'aviser ses membres que le couplage des temps historique et eschatologique est arrivé, même si, par intermittence, elle le signifie plus nettement en avançant une date. Aussi, lorsque l'année indiquée est dépassée (comme ce fut le cas pour 1925 et 1975),

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l'organisation n'opère pas de manière claire de retour critique, ni ne réestime la pertinence de l'alerte. Celle-ci est plutôt traitée comme participant du flux des mises en garde et des avertissements réguliers adressés aux Témoins de Jéhovah pour leur rappeler l'horizon temporel dans lequel leur action se situe. De cette manière, même si des butoirs temporels précis sont parfois avancés, puis traités ultérieurement par le silence, une dynamique de l'urgence, de l'imminence de l'Apocalypse est constamment poursuivie.

34 L'homologie entre le mouvement de la Tour de Garde et la centrale d'alarme mérite d'être considérée, à titre heuristique, pour une seconde raison, qui tient aux modes de transmission des messages d'alerte et d'urgence. L'organisation interne des Témoins de Jéhovah, ainsi que les formes de prédication qu'ils utilisent à l'égard du grand public, sont aménagées de telle manière que le message de la WTBTS circule sans altération, sans variation. À la suite des restructurations des années 1920-1940, la société de la Tour de Garde se spécifie en une filière intégrée des imprimés qui relie hiérarchiquement un centre (fabriquant, matériellement et sémantiquement, des alertes imprimées) à une multitude de congrégations franchisées et alignées par rapport au dispositif socio-éditorial de la WTBTS. Dans ce cadre, les fidèles ordinaires n'ont pas vocation à participer à l'élaboration des messages, par exemple en faisant remonter vers le centre éditorial des commentaires ou des formulations millénaristes alternatives. Ils interviennent, plutôt, en tant que surveillants du dispositif de transmission des alertes (vérifier le travail de chacun, faire respecter les procédures de distribution et de lecture des imprimés), et en tant qu'opérateurs chargés de la maintenance de la chaîne de diffusion (production et approvisionnement en publications, organisation des réunions et des séquences de prédication). En outre, pour que les messages d'éveil et d'urgence soient transportés sans détérioration, les médiateurs sont alignés les uns par rapport aux autres. Ad intra, un circuit de distribution des publications se forme, évacuant toute littérature extérieure à la WTBTS. Le traitement (l'attention, le mode de lecture) donné aux imprimés tend à la normalisation : le travail social et éditorial de la WTBTS contribue à faire converger les Témoins de Jéhovah vers des formes de réunions et de lectures – d'échanges sociaux – contenus dans les périodiques sous les traits de plans de discussion à suivre et contrôlés par des surveillants. Ad extra, des dispositifs techniques diversifiés sont actionnés par des Témoins de Jéhovah, tenus par des protocoles d'interaction comprimant la dimension personnelle de la prédication.

35 Ainsi, jusqu'aux années 1950, la société de la Tour de Garde limite les possibilités d'énonciation individuelle de son message en utilisant des artefacts techniques pour sa diffusion vers le grand public. Des stations radio sont mises en place et retransmettent des programmes préenregistrés et des conférences de Rutherford 23. La prédication se fait, alors, par l'intermédiaire du poste de radio, dans chaque foyer branché, en ne mobilisant pas significativement les Témoins de Jéhovah. Mais la contrepartie est qu'il est impossible de retenir de façon performante les auditeurs aux émissions. Si la parole de l'organisation est transmise sans altération chez les particuliers, elle ne peut se fixer efficacement dans leur esprit : aucune trace ne demeure des émissions et du message passé : le degré d'attention et le mode d'écoute des programmes sont largement indéterminés. En complément, la société de la Tour de Garde se lance dans la production de phonographes portatifs et pousse ses membres à se munir de cet équipement pour répandre son message : en 1940, plus de quarante mille machines sont en service. Cette technique est conçue afin de mettre tous les Témoins de Jéhovah en

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mouvement de prêche, sillonnant les localités et exposant le message du mouvement dans chaque maison, et ceci avec un savoir-faire très limité dans l'art de la prédication. En se présentant au seuil d'une habitation, le Témoin de Jéhovah demande simplement si ses interlocuteurs sont disposés à écouter une communication importante, puis installe son matériel, choisit un disque (de brefs discours enregistrés et fournis par la maison d'édition), et pose l'aiguille sur celui-ci. Pendant l'audition de l'allocution, le prédicateur attend sans exprimer aucune émotion : il administre un message ; si les auditeurs manifestent de l'intérêt au message, ils sont invités, par la suite, à une réunion publique rassemblant des novices. Aussi, pendant les actions de prédication, les Témoins de Jéhovah n'articulent eux-mêmes aucun message d'alerte et d'urgence du mouvement : aucun de leurs gestes ou de leurs paroles ne signifient que les derniers temps sont proches et peuvent intervenir à tout instant. Les membres de la WTBTS portent à la connaissance du grand public une alerte formatée, exprimée dans le code utilisé par l'organisation : ils sont les vecteurs impassibles d'un avertissement transcodé.

36 Cette même logique est à l'œuvre dans la distribution porte-à-porte d'imprimés, technique de prédication qui se développe lentement à partir des années 1940 et se substitue progressivement aux précédentes. Le portage d'imprimés (le plus souvent des brochures et magazines jéhovistes) est l'objet d'une préparation minutieuse au sein des congrégations : les territoires de prospection sont périodiquement actualisés et répertoriés, et les Témoins de Jéhovah apprennent par cœur (à partir de livres et de feuilles d'instructions) des répliques standards, des entrées en matière type afin de structurer l'interaction d'évangélisation. Le démarchage à domicile, toujours effectué par deux, n'a pas pour but d'écouler de façon indiscriminée un lot d'imprimés, mais de les placer dans des foyers susceptibles de les lire et de recevoir, ultérieurement, les prédicateurs. Lors de la rencontre de colportage, l'appareil de persuasion gestuel et langagier du prédicateur n'est pas orienté vers la construction d'une relation interpersonnelle, qui pourrait déborder le cadre du moment d'évangélisation, mais vise à amener la personne visitée vers l'imprimé offert : le Témoin de Jéhovah manipule ses imprimés sous les yeux du profane, pratique des lectures oralisées devant lui, et tente de le faire participer aux plans de discussion figurant dans les publications. Il revient ensuite chez les personnes bien disposées pour leur proposer une série d'études bibliques à domicile, en s'appuyant sur des fascicules prévus à cet effet. Ainsi, l'interaction d'évangélisation est balisée par les imprimés : le prédicateur met en œuvre des recommandations, s'intègre à des plans d'interaction contenus dans les imprimés, sans que sa « subjectivité » (la manière dont il vit et entend ce message) ne soit mise à contribution dans la présentation du message jéhoviste. En termes théologiques, les Témoins de Jéhovah n'ont pas à être personnellement des signes, de la promesse de Dieu auprès du grand public, mais à transporter, sans distorsion, une information d'avertissement concernant la proximité d'un grand dénouement. La transmission ne varietur d'un message, grâce à l'alignement d'un réseau de médiateurs (artefacts techniques jusqu'aux années 1950, imprimés, Témoins de Jéhovah), est ainsi la raison d'être de l'action de prédication 24.

37 Si le mouvement de la Tour de Garde s'organise, à partir des années 1920-1940, en une centrale d'alarme et d'avertissement dans laquelle les messages ont vocation à circuler de proche en proche sans reformulation, les conditions concrètes de réception de ces messages par les Témoins de Jéhovah restent à élucider. De quelle manière les possibilités individuelles d'idiosyncrasie et de conduites non recommandées sont elles

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restreintes ? Cette question renvoie aux modalités de constitution de l'expérience jéhoviste, aux formes dans lesquelles les croyances sont vécues et énoncées. En l'espèce, elle invite à comprendre comment les imprimés – compte tenu de leur statut et des pratiques sociales qui s'en emparent – construisent un mode de croire particulier qui est mémorisation et répétition des messages de la WTBTS. La structuration de l'expérience jéhoviste par l'imprimé 38 L'investissement massif des Témoins de Jéhovah dans le secteur éditorial contraste avec le faible intérêt porté à d'autres techniques de prédication plus innovantes. Ainsi, la WTBTS ne produit que depuis peu, et dans des quantités limitées, des cassettes audio et vidéo et des CD-ROM. Peu variés, uniquement réservés aux membres assidus (non proposés lors du porte-à-porte), leur écoute et leur visionnage n'exemptent pas les membres de lire les publications ni d'assister aux réunions de leur congrégation de rattachement. Dans l'approche du grand public, l'usage du téléphone n'est autorisé qu'occasionnellement, en cas d'impossibilité pour le colporteur d'avoir accès au domicile visé 25. Le prédicateur n'a pas vocation à démarcher, systématiquement, par ce médium, ni à inciter son interlocuteur – dans l'interaction téléphonique, sous forme d'allocutions pré-enregistrées ou d'échanges verbaux entre l'appelant et l'appelé – à croire à l'imminence du moment apocalyptique et à passer des commandes de publications. Le portage de la littérature jéhoviste à domicile, le cycle d'études bibliques entre l'évangélisateur et le profane, et le raccordement à la congrégation demeurent des séquences d'action dûment recherchées par la WTBTS. Des restrictions d'utilisation pèsent tout autant sur internet, espace de communication dont la fréquentation à des fins d'évangélisation est déconseillée aux Témoins de Jéhovah 26. L'échange d'études bibliques au sein de forums de discussion est vivement découragé au motif que l'identification des participants y est aléatoire, et qu'ainsi des Témoins de Jéhovah peuvent – insensiblement et dans un climat de confiance – mettre leurs croyances en débat avec un intrus, les hybrider ou les corroder hors du contrôle de la congrégation de base. Cette faible diversification des supports du message jéhoviste, les limitations d'utilisation qui affectent ces moyens de communication récents, trouvent leur pendant dans l'affirmation récurrente de la primauté des congrégations locales en tant que lieux dans lesquels s'effectue une lecture ordonnée des imprimés de la WTBTS, se prépare la distribution de porte-à-porte, et se consolident les croyances jéhovistes.

39 À côté des quatre heures hebdomadaires de porte-à-porte, l'appartenance à l'organisation s'exprime à travers l'assistance assidue aux réunions de la congrégation, d'une durée cumulée de cinq heures par semaine pour cinq réunions. Ces réunions sont beaucoup plus suivies que dans d'autres groupes religieux : comme chacun se connaît, un absentéisme régulier mène, progressivement, à l'éviction. Ces rassemblements, se tenant le plus souvent dans des locaux appelés « salles du Royaume », suivent un déroulement identique dans tous les pays où le mouvement est implanté. Les imprimés sont au centre de la conduite des membres. Deux réunions sont, spécifiquement, consacrées à la préparation du colportage : des feuilles d'instruction sont lues à cet effet, des entrées en matière préconisées sont répétées, et les lots d'imprimés sont répartis entre les fidèles (qui disposent d'un compte personnel et d'un compte pour leur travail d'évangélisation). Deux autres rassemblements hebdomadaires sont littéralement adossés aux publications dans la mesure où les activités de lecture et de parole des participants, et l'ordre de leurs échanges, sont inscrits dans les publications, qui balisent alors l'interaction communautaire.

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40 Il en est ainsi de L'enseignement à l'étude de La Tour de Garde, le magazine du mouvement auquel tout Témoin de Jéhovah est nécessairement abonné. À chaque réunion hebdomadaire correspond, en vis-à-vis, un article précis contenu dans le périodique. Le mode de découpage du texte indique le mode de lecture et le type d'échange auxquels la consultation de l'article donne lieu. Le texte à consulter est divisé en séquences brèves et closes sur elles-mêmes. Chaque partie de texte, très courte, renvoie, en bas de la page, à une ou deux questions qui portent sur des passages du paragraphe visé et auxquelles on demande des réponses très proches du texte, le plus souvent des paraphrases ou des reprises du texte. À la fin de l'article, des questions de révision dans un encadré achèvent la lecture. Un conducteur de l'étude, le plus souvent responsable de la congrégation, a pour mission d'assurer le bon déroulement de la réunion en ramenant ses coreligionnaires au texte lu et en se tenant strictement à l'ordre décrit par le périodique. L'imprimé constitue la trame du rassemblement en scandant son avancement, marqué par l'enchaînement des paragraphes, ponctué par l'alternance de questions et de réponses. Après la lecture de chaque partie, un fidèle demande à répondre à la question et, s'il est interrogé, répète, paraphrase ou résume le morceau de texte déchiffré : le conducteur corrige les erreurs éventuelles et repose la question tant qu'il n'a pas obtenu la bonne réponse. Puis l'assemblée vérifie dans l'article la conformité de la réponse et la lecture poursuit son cours. Pendant cette étude, le conducteur joue le rôle d'opérateur du mécanisme induit par l'architecture de l'article imprimé : il ne doit pas interpréter le texte ou le donner à apprécier par une médiation subjective, mais être le garant de la conformité littérale des réponses obtenues. Une telle physionomie de l'activité de lecture communautaire se retrouve pendant « l'enseignement à l'étude du livre ». Chaque année, l'organisation détermine l'ouvrage examiné, et les passages à consulter en groupe sont mentionnés chaque mois dans un feuillet spécial. Ici aussi, la lecture du livre est linéaire mais hachée et donne lieu, sous la responsabilité d'un conducteur, à une alternance de questions et de réponses très proches du texte.

41 Une dernière réunion, enfin, « l'enseignement à la réunion publique », consiste en un discours d'un orateur expérimenté choisi à l'avance : pour traiter du thème donné, le conférencier s'appuie abondamment sur des références issues des publications jéhovistes et émaille son argument de versets bibliques mentionnés dans la littérature de la WTBTS. Un des objectifs de ce rassemblement est de mesurer les capacités d'exposition de certains membres, pour leur attribuer des responsabilités plus importantes dans la congrégation, et s'assurer de leur orthodoxie (leur utilisation des imprimés, leur mode d'appropriation des textes de la WTBTS). Dans cet optique, le bon orateur est celui qui construit son allocution à partir des textes publiés par le mouvement, en empruntant et assemblant des passages sans reformulation personnelle 27. Sur cette base, il est possible de caractériser le mode de lecture que les Témoins de Jéhovah déploient à l'égard des imprimés qu'ils consultent : ceux-ci (essentiellement le magazine La Tour de Garde, les brochures et les ouvrages conseillés) font l'objet de lectures multiples, individuellement en silence à domicile (notamment pour préparer une réunion) et à voix haute en congrégation (ou en famille). La pratique de lecture des Témoins de Jéhovah présente la singularité de rendre inopérante la distinction classique entre deux modèles de lecture opposés 28, la lecture « intensive », appuyée sur l'écoute et la mémoire, révérencielle et respectueuse, typique des situations où les livres sont rares, et la lecture « extensive », qui consomme beaucoup de textes, passe avec désinvolture de l'un à l'autre, donne une moindre sacralité à la

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chose lue. En effet, les membres du mouvement sont censés lire une multitude d'imprimés en une année. Outre les vingt-quatre numéros annuels de La Tour de Garde, ils consultent l'ouvrage retenu pour la réunion d'étude de livre et doivent posséder les livres examinés pour « l'école du ministère théocratique » (une des deux réunions de préparation de la prédication) 29. D'une année à l'autre, de nouveaux imprimés paraissent et les Témoins de Jéhovah doivent en disposer.

42 La façon de lire en congrégation, conjuguée aux formes données aux textes, montre que l'objectif de la lecture jéhoviste est la mémorisation, l'absorption de textes en vue de leur restitution : lorsque l'on voit un livre déjà utilisé par un Témoin de Jéhovah, il est fréquent de trouver de longs passages soulignés dans la plupart des pages. La lecture est captation et rétention d'informations, pour les produire ultérieurement à un tiers. Ceci s'explique par le fait que les Témoins de Jéhovah sont indissociablement des fidèles mais aussi, selon les termes mêmes de l'organisation, des « ministres ordonnés » aptes à conduire des études bibliques aux domiciles des personnes intéressées à l'issue d'une visite porte-à-porte. Ainsi, les Témoins de Jéhovah ne forment pas uniquement une communauté de lecteurs, unis par le partage d'un même mode de lecture sur un même corps d'imprimés, mais également une communauté de répétiteurs, capables de rendre intégralement un texte appris à une personne extérieure. S'ils adoptent un tel mode de lecture des imprimés, qui sont pour eux partis prenants d'une œuvre d'instruction mondiale, c'est que ces mêmes imprimés constituent, de surcroît, le principal dispositif de validation de leurs croyances.

43 Il n'est pas incongru de parler ici, pour le mouvement de la Tour de Garde, d'un dispositif éditorial du croire. L'utilisation presque exclusive des objets imprimés pour porter le message jéhoviste, l'approvisionnement régulier en imprimés par la voie des congrégations (dans lesquelles s'exerce un mode de lecture axé sur la mémorisation), convergent pour désigner les imprimés comme des objets qui mettent en forme l'expérience jéhoviste. Le statut qui leur est attribué, ainsi que leur rédaction, confirment cette analyse. Tandis que l'organisation appelle à s'abstenir de toute implication personnelle dans le cours du monde (engagements politiques, associatifs, caritatifs), la lecture des imprimés de la WTBTS, individuellement et en groupe, est, en effet, avec la prédication, une des observances majeures au sein des Témoins de Jéhovah. En outre, aucun élément du monde matériel n'est investi sur le plan religieux, c'est-à-dire organisé et vécu comme médiateur avec un ordre transcendant. L'ambiance des réunions est studieuse et dénuée de mysticisme ou de manifestations spectaculaires. La liturgie des réunions est très dépouillée, l'architecture des « salles du Royaume » (tant intérieure qu'extérieure) est dépourvue de tout signe religieux, les objets et images de dévotion n'ont pas cours. En revanche, les publications sont érigées en transcripteurs fidèles du plan historique de Dieu, et se présentent à la lecture comme des instruments qui démontrent la véracité des messages de l'organisation. En prêtant attention, ici, aux conditions d'écriture des textes, il apparaît que la visée des rédacteurs est de leur conférer, comme à des textes scientifiques 30, un niveau élevé d'objectivité, de factualité, par certaines particularités narratives et formelles, la première étant l'anonymat de tous les textes jéhovistes. Cette règle de l'anonymat, en vigueur depuis 1942, empêche le lecteur de comprendre un texte, ou un corpus, en référence au travail d'un auteur et à son identité biographique. De ce fait, les textes anonymes empêchent toute dérivation vers la personne des auteurs ou la découverte d'une œuvre (l'ensemble de textes attribuables à un auteur identifié) 31. Ainsi, sur les couvertures ou les premières pages des publications jéhovistes, ne figurent que le titre

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de l'imprimé et la maison d'édition, présentée non comme l'auteur mais comme l'organisme chargé de la publication des textes, tel l'instrument d'une vérité universelle 32.

44 Ce mode d'exposition des textes jéhovistes est conforté, dans un second temps, par un type d'écriture qui, par l'absence de pronoms personnels et d'adverbes de temps et de lieu, dépouille les énoncés de toute référence à un rédacteur déterminé. Le travail d'écriture, en lui-même, est tenu au second plan par la sobriété du vocabulaire et du style. Composés, sur le plan typographique, avec de nombreux repères visibles (exergues, résumés récapitulatifs, illustrations en vignette...), les textes se veulent démonstration simple, et fondée empiriquement, du couplage des temps historique et apocalyptique. Aussi, ces textes (surtout ceux destinés aux profanes lors du porte-à- porte) sont-ils, typiquement, construits autour d'une succession de faits et commentaires (issus de livres et de journaux) et de citations bibliques appropriées. Avec un tel parti de narration, alternant sources savantes choisies, manipulées selon les conventions d'usage (respect des règles de citation, distanciation énonciative par rapport à la source) et renvois scripturaires, le lecteur suit un raisonnement qui ne se donne pas à voir comme une trajectoire de pensée individuelle, mais comme un argument impersonnel doté d'une double légitimité factuelle et biblique. À titre d'illustration, un article de La Tour de Garde avance : « Croyez-vous que nous sommes dans les “derniers jours” ? John Garraty et Peter Gay (dans The Columbia History of the World) posent cette question : “Assistons- nous à la chute de notre civilisation ?” Puis ces historiens analysent les difficultés du pouvoir politique, l'augmentation, à l'échelle planétaire, de la criminalité et de la résistance passive, l'effondrement de la famille, l'échec de la science et de la technologie face aux problèmes de société, la crise de l'autorité, la dégradation morale et religieuse dans le monde entier. Et de conclure : “Si ce ne sont pas là les signes d'une fin claire et radicale, en tout cas cela y ressemble étrangement”. Nous avons des raisons valables de croire qu'une “fin” est imminente. Nul besoin, cependant, de craindre la fin de la planète, car la Bible dit que Dieu “a fondé la terre sur ses lieux fixes ; elle ne chancellera pas pour des temps indéfinis, oui pour toujours”. (Psaume 104, 5) En revanche, nous devons nous attendre à la fin prochaine du système de choses méchant qui depuis longtemps apporte tant de malheurs aux humains. » 33

45 Dans les publications consacrées aux membres (la plupart des ouvrages et certains articles de La Tour de Garde), les références à des travaux de recherche profanes, venant garantir un fondement factuel au croire jéhoviste s'estompent au profit d'une profusion de renvois bibliques. Ici, le mode d'utilisation des références bibliques mérite l'attention. En effet, dans le dispositif qui donne à voir le texte, il n'y a pas de séparation visuelle entre les passages empruntés à l'Écriture et les portions de textes attribuables à la WTBTS. Il n'est pas possible de faire la différence entre les positions propres de l'organisation, dûment assumées comme telles, et les emprunts scripturaires. Il n'existe aucun marquage typographique discriminant des versets bibliques mobilisés (par la mise en page, l'utilisation de caractères différents, etc.). De plus, le style des lignes imputables à l'organisation ne diffère pas de la forme biblique, mais s'apparente souvent à la paraphrase et la répétition. Dans les textes jéhovistes à aucun moment n'est visible le travail de l'auteur, qui choisit des passages bibliques, effectue des rapprochements entre eux, explique en détails son emploi des Écritures. Tout commentaire personnel sur les propriétés intrinsèques des Écritures, sur la façon de les comprendre et de les utiliser pour expliciter une croyance est exclu du champ de

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la narration. Les textes se donnent à lire comme des paraphrases des Écritures, déclinées et déroulées sous les yeux du lecteur par l'abondance de références bibliques. Dans un autre article de La Tour de Garde, il est écrit :

46 « La crainte de Dieu n'a rien d'une peur morbide. C'est plutôt un respect profond et une crainte mêlée d'admiration. Il ne peut y avoir de vraie connaissance sans cette crainte. La vie vient de Jéhovah Dieu, et il faut évidemment être vivant pour posséder une connaissance (Psaume 36, 9 ; Actes 17, 25, 28). En outre, Dieu a créé toutes choses : toutes les connaissances humaines ont donc pour point de départ une étude de son œuvre (Psaume 19, 1, 2 ; Révélation 4, 11). Dieu a également inspiré sa Parole écrite, qui est “utile pour enseigner, pour reprendre, pour remettre les choses en ordre, pour discipliner dans la justice” (2 Timothée 3, 16, 17). » 34

47 Ainsi, les notes bibliques ne figurent pas au bas des pages, accompagnées de commentaires appropriés, mais sont incrustées dans le corps du texte pour lui conférer sa solidité. Leur place en fin des phrases, sous forme de référence, consacre la narration comme méthode d'argumentation déductive : à chaque assertion correspond, en vis-à- vis, une inscription scripturaire qui la fonde. De cette manière, par rapport au lecteur, les renvois bibliques ne fonctionnent pas simplement comme des renforts à la démonstration, mais délimitent le lieu d'où la pertinence des textes doit être évaluée ; ils désignent la source de toute légitimité et de toute confiance en matière de sûreté des connaissances, les Écritures bibliques. Par ailleurs, ils déterminent la méthode adéquate de vérification de la véridicité des énoncés et leur ressemblance avec la lettre biblique. Ce travail, typographique et narratif, de mise en concordance du texte jéhoviste avec les textes bibliques investit ce texte d'un surcroît d'autorité dans la mesure où il s'institue comme intrinsèquement solidaire de la Bible, traversé de part en part de versets bibliques restitués sans commentaire sur le mode de la paraphrase. Ce dispositif éditorial qui présente les textes comme épousant avec exactitude la forme des énoncés bibliques – sans interstice, sans espace propre d'interprétation ou de commentaire – est le garant de la pertinence du croire jéhoviste.

48 En effet, pour les Témoins de Jéhovah, l'organisation à laquelle ils adhérent ne porte pas, ne formule pas de croyances particulières mais promeut de manière impartiale des vérités écrites directement assignables à la Bible. Les énoncés relatifs, par exemple, au rôle de la WTBTS et de ses membres dans l'histoire du salut, ou au déclenchement imminent et daté historiquement de la phase apocalyptique, ne sont acceptés et proférés que dans la mesure où la WTBTS les rapporte immédiatement à des versets bibliques précis. De ce fait, les croyances jéhovistes sont énoncées non pas sur un mode métaphorique (par emprunt ou analogie partielle avec des énoncés bibliques, considérés comme constituant un récit symbolique), mais sur l'affirmation de leur plein établissement biblique par certification scripturaire. Cette confusion des sources bibliques et jéhovistes franchit une étape décisive en 1961 avec la parution, puis la diffusion sur une large échelle, d'une traduction indigène de la Bible, New World Translation of the Holy Scriptures (Saintes Écritures-Traduction du monde nouveau). Plusieurs options doctrinales jéhovistes sont incorporées directement dans la traduction biblique, et certaines croyances qui différencient le mouvement de la Tour de Garde des autres Églises chrétiennes (telles notamment la mortalité de l'âme, la nature non trinitaire de Dieu) trouvent inscription dans cette traduction par des remaniements de ponctuation ou des formulations alternatives 35. La Traduction du monde nouveau circonscrit alors l'espace des interprétations et des traductions bibliques

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acceptables au sein du mouvement dans la mesure où elle sert d'étalon : toutes les références bibliques mobilisées dans les publications jéhovistes sont directement issues de cette traduction qui, en outre, remplace progressivement toutes les autres traductions de la Bible (notamment celles qui sont acceptées par les catholiques ou les protestants) auparavant en circulation chez les Témoins de Jéhovah. En intégrant, ainsi, dans la lettre biblique ses partis théologiques, la WTBTS se dote d'un ouvrage de référence central sur lequel tous les autres imprimés s'appuient pour démontrer aux lecteurs l'ancrage biblique de leurs énoncés et, solidairement, la facticité des propositions croyantes concurrentes. L'anonymat des auteurs ainsi que le dispositif visuel et narratif qui présente les textes jéhovistes comme inséparables de la lettre biblique consacrent ainsi un mode de croire fondé sur la lecture et la mémorisation des imprimés.

49 Au terme de cette exploration, il apparaît que les objets imprimés tiennent un rôle spécifique tant dans l'histoire que dans le fonctionnement présent des Témoins de Jéhovah. Ils sont, ainsi, les intermédiaires par lesquels le mouvement de la Tour de Garde se transforme à partir des années 1920, quittant la forme d'un réseau de lecteurs pour adopter celle d'une centrale du croire, sur la base du souci de formaliser les conditions de production et de circulation des imprimés, vecteurs d'une alerte eschatologique. Ces mêmes imprimés forment aujourd'hui l'armature du lien social au sein de l'organisation jéhoviste, compte tenu des observances qui régulent leur acheminement, leur lecture et leur distribution. Leur consultation en groupe et leur diffusion auprès du grand public organisent une sociabilité et un mode de croire particuliers. En renouvelant l'approche du mouvement des Témoins de Jéhovah, cette entrée par les imprimés est susceptible de proposer de nouvelles perspectives d'analyse aux sciences sociales du religieux. Tout d'abord, elle autorise aisément les comparaisons avec d'autres ensembles religieux fondés sur la circulation d'imprimés, comme les sociétés d'édition biblique : la variété des pratiques en matière de rédaction, de diffusion et d'utilisation des différents imprimés pourrait alors mettre en relief la diversité des actions qui se jouent en situation autour des objets imprimés. Enfin, en prolongement, l'attention accordée aux dimensions matérielles de l'activité religieuse 36 invite à prendre en considération la pluralité des objets et des dispositifs techniques qui construisent la diversité des expériences et des groupes croyants. En examinant le travail de régulation de leurs carrières et de leurs usages, l'enquête pourrait ainsi apporter un éclairage complémentaire sur les mécanismes d'affirmation et de validation des croyances.

NOTES

1. Social Compass, « Les Témoins de Jéhovah », janvier 1977, vol. 24, no 1. James BECKFORD, The Trumpet of Prophecy. A Sociological Study of Jehovah's Witnesses, Basil Blackwell, Oxford, 1975. Régis Dericquebourg, Les Témoins de Jéhovah. Dynamique d'un groupe religieux et rapport à l'institution. Essai de description psychosociologique d'une secte, thèse, EPHE, 1979.

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2. Leon FESTINGER, Henry RIECKEN, Stanley SCHACHTER, When Prophecy Fails: A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World, New York, Harper & Row Publishers, 1956. Sur la pertinence de cette analyse appliquée au cas des Témoins de Jéhovah, voir Mathew Schmalz, « When Festinger Fails: Prophecy and the Watch Tower », Religion, october 1994, vol. 24, no 4. 3. Pour une classification de ces groupes, se reporter à Danièle Hervieu-Léger, « Le déferlement spirituel des nouveaux mouvements religieux », in Danièle Hervieu-Léger, Grace Davie, Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, 1996. 4. Par un arrêt de la cour d'appel de Versailles en date du 28 février 2002, un redressement fiscal – d'un montant de plus de 45 millions d'euros – visant l'association des Témoins de Jéhovah a été confirmé. En cas d'exécution de la peine, les assises financières du jéhovisme français seraient considérablement fragilisées. Sur le détail du dossier, voir Michel de Guillenschmidt, « La révélation des dons manuels ou l'apocalypse fiscale », Revue de jurisprudence fiscale, décembre 2000. Pour un panorama des tensions entre le groupe et les pouvoirs publics en France, se reporter à Régis Dericquebourg, « Les Témoins de Jéhovah : vers une sortie de la logique sectaire ? », in Françoise Champion, Martine Cohen, dirs., Sectes et démocratie, Paris, Seuil, 1999. 5. La Tour de Garde, société de Bibles et de tracts. Les Témoins de Jéhovah sont également identifiés sous l'appellation « mouvement de la Tour de Garde ». 6. Ordres de grandeur annoncés par l'organisation pour l'année 2003. 7. Consulter Dominique Fremy, Michèle Fremy, Quid 2004, Paris, Robert Laffont, 2003, p. 361. 8. Howard Block, Le plagiaire de Dieu. La fabuleuse industrie de l'abbé Migne, Paris, Seuil, 1996. 9. Émile Poulat, Catholicisme, démocratie et socialisme. Le mouvement catholique et Mgr Benigni, de la naissance du socialisme à la victoire du fascisme, Paris, Casterman, 1977. 10. Voir Roger Chartier, Culture écrite et société. L'ordre des livres (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, Albin Michel, 1996. Et Roger Chartier, « Textes, imprimés, lectures », in Martine Poulain, dir., Pour une sociologie de la lecture. Lectures et lecteurs dans la France contemporaine, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 1988. Pour une synthèse plus récente, se reporter à Gérard Mauger, « Écrits, lecteurs, lectures », Genèses, mars 1999, no 34. 11. Cependant, un imprimé peut être consacré à autre chose qu'à la lecture, et être utilisé par exemple à des fins de cérémonie ou de dévotion. Voir notamment Alain Boureau, « Adorations et dévorations franciscaines. Enjeux et usages des livrets hagiographiques », in Roger Chartier, dir., Les usages de l'imprimé (XVe-XIXe siècles), Paris, Fayard, 1987. 12. Son titre change en 1909 pour devenir « La Tour de Garde et Messager de la Présence de Christ ». 13. Il s'agit de la Zion's Watch Tower Society, rebaptisée en 1896 Watch Tower Bible and Tract Society. 14. Quelques pages sont consacrées à Russell dans Eugen Weber, Apocalypses et millénarismes. Prophéties, cultes et croyances millénaristes à travers les âges, Paris, Fayard, 1999, (p. 217-218), ainsi que dans Jean Delumeau, Mille ans de bonheur, Paris, Fayard, 1995, (p. 401-402). 15. Voir, par exemple, le cas d'Alexander Freytag (1870-1947) et de son mouvement « Les amis de l'homme », qui est historiquement la branche suisse des étudiants de la

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Bible, dans Jean Vernette, Claire Moncelon, Dictionnaire des groupes religieux aujourd'hui, Paris, PUF, 2001, p. 8-9. 16. À partir de 1904, Russell lance un programme « d'évangélisation par la presse ». Pendant une dizaine d'années, il publie ainsi des sermons dans de nombreux journaux contre l'achat d'espaces publicitaires. En outre, à partir de 1914, les permanents de la WTBTS élaborent puis projettent de façon itinérante une animation cinématographique, le « photo-drame de la création ». Combinant un film et des vues fixes, et accompagnée d'enregistrements musicaux et de discours phonographiques, la projection retrace l'évolution de l'humanité, de la création jusqu'à la fin du millénium. À l'ère du cinéma muet, cette animation connaît un grand succès populaire. 17. Les principales caractéristiques de l'organisation se fixent pendant cette période. Se reporter à James Beckford, op. cit., chap. 2 et 3 et à Bernard Blandre, Les Témoins de Jéhovah, Bruxelles, éditions Brépols, 1991, p. 20 sq. 18. Ces tensions résultent du refus des fidèles de Rutherford de manifester publiquement leur subordination à l'ordre étatique (en accomplissant leur service militaire ou bien en effectuant le salut traditionnel au drapeau). Aux États-Unis, pendant la Seconde Guerre mondiale, deux mille étudiants sont incarcérés pour ces raisons. Voir James Beckford, op. cit., p. 35. Dans un autre contexte, mais pour des faits similaires, sous le régime nazi, plus de six mille partisans de Rutherford sont envoyés à partir de 1939 en camps de prisonniers ou en hôpitaux psychiatriques. 19. Tels le Laymen's Home Missionary Movement (Mouvement missionnaire intérieur laïque) et le Pastoral Bible Institute (Institut pastoral biblique) principalement. Ces formations fonctionnent comme la WTBTS des origines mais à échelle plus réduite, c'est-à-dire organisés autour d'une maison d'édition qui approvisionne sur commande une nébuleuse de lecteurs à domicile ou en groupes. Voir Alan Rogerson, « Témoins de Jéhovah et Étudiants de la Bible. Qui est schismatique ? », Social Compass, janvier 1977, vol. 24, no 1. 20. Le titre de ce périodique change en 1946 en Awake ! (Réveillez-vous !). 21. Pour saisir l'épaisseur sociologique des phénomènes d'alarme, voir Francis Chateauraynaud, Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l'alerte et du risque, Paris, Éditions de l'EHESS, 1999. 22. Consulter Raymond Duval, Temps et vigilance, Paris, Vrin, 1990. L'auteur présente la gamme des formes de présence à la durée : le délai, l'urgence, le compte à rebours, l'écoulement monotone de l'attente, la durée anonyme du temps qui ne passe plus. 23. La première est la WBBR, installée à New York, qui fonctionne de 1924 à 1957. 24. Cette configuration est à comparer avec d'autres régimes de transmission en monde croyant, dont la logique n'est pas de propager sans déformation un signifié originel mais de faire participer un destinataire au surgissement hic et nunc de la parole de Dieu et à créer de nouvelles formes (de cette présence divine) par appropriations successives. Consulter Bruno Latour, « Quand les anges deviennent de bien mauvais messagers », Terrain, mars 1990, no 14. 25. Lorsque la personne sollicitée est malade, ou lorsqu'un dispositif de sécurité empêche l'entrée d'un immeuble. 26. Se reporter particulièrement au supplément de ministère du Royaume, novembre 1999 (feuille de conseils de prédication envoyés aux seuls Témoins de Jéhovah). Le site internet du mouvement (www.watchtower.org), bien qu'il affiche des articles de périodiques et des extraits de livres, n'organise aucune sociabilité particulière (pour les Témoins de Jéhovah ou pour le grand public), mais il oriente, en dernier recours, le

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visiteur vers la branche nationale du groupe, qui l'aiguille ensuite vers la congrégation relevant de son lieu de résidence. 27. Pour une présentation plus détaillée de ces réunions, se reporter à Régis Dericquebourg, « Le jéhovisme : une conception comportementaliste de la vie religieuse », Archives de sciences sociales des religions, juillet-septembre 1986, no 62. Et Andrew HOLDEN, Jehovah's Witnesses. Portrait of a Contemporary Religious Movement, Londres-New York, Routledge, 2002, p. 64 sq. 28. Roger Chartier, Culture écrite et société, op. cit., p. 146 sq. 29. Pour l'année 1991 par exemple, cinq ouvrages étaient au programme de cette réunion. 30. Pour une analyse des pratiques d'écriture qui participent à la production des faits et des énoncés scientifiques, voir Dominique Vinck, Sociologie des sciences, Paris, Armand Colin, 1995, p. 16 sq. 31. Sur la notion d'auteur, et sur sa fonction classificatoire sur les discours, voir « Qu'est-ce qu'un auteur ? », in Michel Foucault, Dits et écrits 1954-1988, tome 1, Paris, Gallimard, 1994. 32. L'avis au lecteur du périodique La Tour de Garde affirme : « Le but de La Tour de Garde est d'exalter Jéhovah Dieu, le Souverain Seigneur de l'univers. Ce périodique suit la marche des événements mondiaux qui réalisent les prophéties de la Bible. Il s'attache à consoler tous les peuples par cette bonne nouvelle : le Royaume de Dieu fera bientôt disparaître ceux qui oppriment leur prochain et transformera ensuite la terre en paradis. En outre, il encourage ses lecteurs à croire en Jésus-Christ – le Roi régnant établi par Dieu –, celui qui, en versant son sang, a ouvert à l'humanité le chemin de la vie éternelle. Ce périodique, publié par les Témoins de Jéhovah, paraît depuis 1879. Il est politiquement neutre. Pour lui, seule la Bible fait autorité. » 33. La Tour de Garde, 15 septembre 1998, édition française, p. 5. 34. La Tour de Garde, 15 septembre 1999, édition française, p. 13-14. 35. Sur cet aspect, se reporter à Bernard Blandre, op. cit., p. 3 sq. 36. La démarche s'inspire ici de Jean-Pierre Warnier, Construire la culture matérielle, Paris, PUF, 1999.

RÉSUMÉS

Afin de proposer de nouvelles pistes de recherche sur l'organisation des Témoins de Jéhovah, celle-ci est étudiée à partir des imprimés qu'elle produit et diffuse massivement. La participation au mouvement de la Tour de Garde correspond, en effet, à un ensemble de pratiques sociales liées aux objets imprimés (fabrication en grandes quantités, distribution de porte-à-porte, lectures individuelles et en groupe). Aussi, l'examen des relations sociales qui s'organisent autour des imprimés apporte un éclairage nouveau à la fois sur la trajectoire historique de l'organisation et sur son fonctionnement présent. Avec cette approche, les imprimés apparaissent comme des intermédiaires qui mettent en forme et structurent l'expérience jéhoviste.

To propose a new approach to study Jehovah's Witnesses, their organization is scrutinized through the materials it prints and disseminates widely. Participation in the Watch Tower

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movement corresponds with a set of social practices linked to printed objects (production in high amounts, door-to-door canvassing, individual and collective readings). Thus, the examination of social relations organized around printed materials brings a new highlight both on the historical trajectory of the organization and on the way it currently works. Under this approach, printed materials appear as intermediaries which shape and structure the Jehovist experience.

La organización de los Testigos de Jehová es estudiada aquí a partir de los impresos que propone y que difunde masivamente, con el fin de proponer nuevas pistas de investigación sobre dicha organización. La participación en el movimiento de la Torre de la Guardia corresponde en efecto a un conjunto de prácticas sociales ligadas a los objetos impresos (fabricación en grandes cantidades, distribución puerta a puerta, lecturas individuales y en grupo). El examen de las relaciones sociales que se organizan alrededor de los impresos aporta también una luz nueva a la vez sobre la trayectoria histórica de la organización y sobre su funcionamiento presente. Desde esta perspectiva, los impresos aparecen como intermediarios que organizan y estructuran la experiencia « jehovista ».

INDEX

Mots-clés : Jehovah Witnesses, organisation religieuse, organización religiosa, prensa religiosa, presse religieuse, proselitismo., proselytism, prosélytisme, religious organization, religious press, Témoins de Jehovah, Testigos de Jehová

AUTEUR

ARNAUD BLANCHARD

GAPP – CNRS/ENS Cachan

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De la caricature anticléricale à la farce biblique

Guillaume Doizy

Une tradition de caricature

1 La caricature anticléricale en France s'est principalement attaquée depuis son origine aux membres du clergé catholique. Le terme « anticlérical », dans son acception première, s'oppose à « clérical », c'est-à-dire à l'influence temporelle (politique, sociale, morale) de l'Église et de ses membres sur la société 1. Et en effet, la production d'images hostiles à l'Église depuis la Réforme jusqu'à aujourd'hui, fourmille de curés gourmands, lubriques ou « pédophiles », de moines réactionnaires et monarchistes, paresseux et cupides, de prélats, d'évêques, de cardinaux, voire de papes ridiculisés, déformés, animalisés pour mieux démontrer leur nuisance sur la société. L'anticléricalisme de la caricature est bien connu.

2 Mais le mouvement hostile à l'Église se serait-il contenté de ce seul registre ? La caricature n'aurait-elle donc jamais visé la Bible, Ancien et Nouveau Testament, voire d'autres textes et figures « sacrés » des religions dites du Livre ? Il faut en fait attendre les années 1880 et la forte poussée républicaine, laïciste et libre penseuse pour voir la caricature fondre sur les textes « ». Il se publie alors de véritables parodies des Écritures dont la caractéristique principale est de comporter des illustrations satiriques 2. La presse anticléricale la plus radicale n'hésite pas, elle non plus, à s'en prendre à l'Ancien et au Nouveau Testament. Comment comprendre cet accès antichrétien qui semble se concentrer dans la période 1880-1914 3 ?

3 Dès les premiers temps du christianisme se multiplient les attaques contre la Bible ou la religion des chrétiens, sous forme littéraire, dessinée ou théâtrale, souvent sarcastique, voire satirique. Certains juifs dénoncent l'idolâtrie et l'immoralité des chrétiens. Tertullien, un défenseur du christianisme se plaint du fait qu'« on vient de faire paraître (...) une nouvelle figure de notre Dieu ». Il s'agirait d'une « peinture avec l'inscription suivante : LE DIEU-ÂNe des chrétiens ; il avait des oreilles d'âne et un pied en sabot, tenait un livre à la main et était vêtu d'une toge » 4. Et en effet, un graffiti antique retrouvé à 5, datant des premiers temps du christianisme, représente un

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personnage crucifié muni d'une tête d'âne et devant lequel s'affaire un croyant avec cette inscription : « Alexamène adore Dieu » [fig. 1].

4 Les païens raillent la Bible. Celse par exemple, dans son Discours véritable composé au IIe siècle, voit dans la Genèse une « fable » pour « âmes viles et imbéciles ». Pour lui, cette religion s'adresse aux ignorants. Au siècle suivant, Porphyre rit à l'idée que « le divin soit descendu dans le sein de la vierge Marie, qu'il soit devenu embryon, qu'après sa naissance il ait été enveloppé de langes, tout sali de sang, de bile et pis encore ». Les païens organisent des représentations théâtrales satiriques contre la communion et la messe 6. Mais la nouvelle religion se montre de plus en plus agressive. Au Moyen Âge, l'Inquisition impose la terreur et l'expression de tout doute à l'égard des Écritures devient difficile, voire impossible pendant de longs siècles.

5 Les philosophes anticléricaux du XVIIIe siècle en France, concentrent leurs critiques contre l'Église catholique et ses abus de pouvoir, son refus de la science et des progrès de la pensée, son rôle oppresseur. Voltaire, qui aura une très forte influence sur les générations anticléricales qui suivront, et notamment les satiristes, s'intéresse à la Bible. Dans son Dictionnaire philosophique, il accable la religion. Un long paragraphe sur la Genèse la qualifie de « fable aussi exécrable qu'absurde ». Voltaire use d'un ton particulièrement insolent et ironique. Mais comme l'indique l'historien René Pomeau, le philosophe veut certes « abolir les croyances millénaires sur lesquelles se fondait la civilisation de l'Europe » 7, mais pour les remplacer par une croyance naturelle, sans textes soi-disant révélés à adorer. Il est anti-chrétien, et, par là même, refuse ce que les catholiques ont fait de leur divinité. Voltaire abhorre l'Église dont il combat l'obscurantisme et la violence. Mais, en déiste, il attaque l'athéisme d'Holbach ou de Diderot par exemple.

6 Même la Révolution française, malgré ses mesures radicales contre l'Église catholique, restera déiste, et voudra remplacer le christianisme par le culte de l'Être suprême associé à celui de l'immortalité de l'âme. Mais cette période marque une profonde rupture dans le rapport au dogme, et ce, malgré les différentes Restaurations qui vont suivre. Tout au long du XIXe siècle se met en place une critique du christianisme qui emprunte deux chemins, parfois convergents. D'un côté une critique rationnelle 8 des textes s'appuie sur les découvertes scientifiques, s'intéresse à l'historiographie ancienne et aux contradictions des textes « saints ». On pense évidemment à Renan par exemple et à sa célèbre Vie de Jésus. De l'autre se multiplient les assauts satiriques qui trouvent dans le comique un fort bon moyen de dénigrement. La critique sérieuse vise les élites ; le rire, de son côté, tend à transcrire les arguments en termes accessibles pour le plus grand nombre.

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7 Fig. 1

8 Il faut attendre la Commune de Paris pour rencontrer les premières images satiriques contre Dieu. Néanmoins, suite aux bouleversements idéologiques et culturels générés par la Révolution française, la caricature républicaine, tout au long du XIXe siècle, se réfère parfois à des scènes fameuses de la Bible pour attaquer ses adversaires politiques. Traviès, en 1834, dans une gravure intitulée « Le Festin de Balthazar » 9 attaque Louis Philippe dont le dossier de chaise est transformé en poire. Reprenant une légende tirée du livre de Daniel, le dessinateur présente un festin mouvementé lors duquel une main mystérieuse écrit (normalement sur un mur) à même un nuage, « Ca n'durera pas toujours », reflétant l'espoir des républicains de voir changer le régime [fig. 2]. Dans les périodes où la censure se relâche, les métaphores bibliques se multiplient. Sous la plume de Gill, en 1871, Ève se voit tentée par un serpent orléaniste. Une charge de Pasquin [fig. 3] dans le journal le Titi, montre Gambetta et la République dénudés, à côté d'un bel arbre autour duquel est enroulé un serpent à tête de jésuite. Comme l'indique le titre, il s'agit d'une transposition de « Adam et Ève au paradis terrestre ». L'Adam républicain croque la pomme, alors qu'Ève-Marianne s'en détourne 10.

9 Plus tard, en 1899, en pleine affaire Dreyfus, le dessinateur Pépin convoque Dieu lui- même en couverture du Grelot. Présenté sur un nuage ou une simple planche à roulette, il est censé protéger la France ou trancher la question de la Révision. On pourrait multiplier les exemples. Notons que ces images ne visent pas vraiment à ridiculiser le dogme. Elles fonctionnent comme n'importe quelle autre métaphore. Néanmoins, sous couvert de caricatures politiques visant les régimes contemporains des dessinateurs, le recours à la Bible comme source d'inspiration traduit une baisse du respect social à l'égard des textes « sacrés ». Le détournement des Écritures, qui depuis la période révolutionnaire subissent une forme de laïcisation progressive (par le truchement du regard historiographique notamment), n'est plus considéré comme

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sacrilège, bien que leur critique directe reste encore vécue comme blasphématoire. L'émancipation vis-à-vis du sacré prend, tout au long du XIXe siècle, des chemins sinueux. Républicains et libres penseurs 10 Les premières charges contre Dieu sont éditées pendant la « sacrilège » Commune de Paris, qui rappelons-le, a décrété la séparation des Églises et de l'État, seconde du genre après celle de la Révolution française. Comme l'indique E. Money en 1872, les caricaturistes, non contents d'attaquer le clergé, ont « même porté leur audace », dans une série intitulé « La Calotte », jusqu'à représenter « le “Père éternel” sous les traits d'un vieux philosophe, le nez chaussé de lunettes, la barbe jaunie par l'usage du tabac et de la bière, les poches bourrées d'obligations et d'actions de chemin de fer » 11 [fig. 4]. L'auteur de ce dessin n'est autre que Klenck, un des caricaturistes les plus prolixes de la Commune puisqu'il aurait à lui seul signé plus de 210 planches différentes. Pillotel n'est pas en reste, puisque, ancien membre de la Commune, en exil en Angleterre, il fait paraître une série de gravures, pour certaines datées de 1870 ou 1871, dans lesquelles il salue l'athéisme révolutionnaire, s'en prend au « Dieu pétroleur » à propos de l'incendie de Sodome, et dans un dessin présentant des statuettes de différents dieux s'écrie : « décidément, si Dieu existait, il faudrait l'exécuter » [fig. 5].

Fig. 2

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Fig. 3

11 Ces caricatures restent alors isolées, mais, par leur ton trivial et comique, elle annoncent les nombreuses saillies de l'imagerie satirique contre les Écritures des années 1880. Plusieurs facteurs favorables se dessinent alors. On assiste dans la seconde moitié du XIXe siècle d'une part à un extraordinaire développement des moyens d'impression de l'image. D'autre part, à la fin des années 1870 s'impose un mouvement libre penseur dynamique et militant, qui professe un athéisme de plus en plus radical. Enfin, la loi de juillet 1881 sur la presse donne toute liberté (ou presque) au dessinateur et abandonne le délit d'atteinte à la morale religieuse. Le vote de la loi sanctionne en fait une liberté acquise en partie depuis quelques mois.

12 On doit la première tentative de Bible irrévérencieuse accompagnée d'images satiriques à l'écrivain et journaliste républicain franc-maçon Pierre Malvezin. Sous le gouvernement de Mac-Mahon, Malvezin avait déjà publié, sans qu'elle soit encore illustrée, sa Bible farce ou Bible comme elle est 12, présentée comme une « parodie des livres sacrés ». En 1880, le dessinateur Alfred Le Petit qui donne alors dans un anticléricalisme virulent et joyeux illustre l'ouvrage d'une cinquantaine de dessins au trait dont certains sont en couleur [fig. 6]. De son côté, Léo Taxil, fondateur de nombreux journaux satiriques et de deux journaux politiques militants illustrés de caricatures, reprend l'idée et publie entre autres une Bible amusante pour les grands et petits enfants 13 décrite comme « restant dans les limites de la plus scrupuleuse morale » alors qu'aucun auteur jusque-là n'aurait « poussé aussi loin le rire et la moquerie à l'égard des individus soi-disant saints et des choses prétendues sacrées » 14. L'ouvrage est réédité sous le titre de Bible folichonne 15 puis réécrit avec un texte plus abondant en 1898, version qui sera de nouveau rééditée. Toutes sont illustrées de dessins de Frid'Rick.

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Fig. 4

Fig. 5

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Fig. 6

13 Taxil n'est pas un simple littérateur, mais un militant. Il crée une Ligue anti-cléricale, particulièrement dynamique comportant bientôt des dizaines de groupes et quelques milliers d'adhérents. Il s'adresse à de nombreux dessinateurs pour illustrer les organes de presse de tendance anticléricale qu'il dirige, l'Anti-clérical et la République anti- cléricale notamment. On lui doit de nombreux ouvrages où se mêlent polémique, satire et journalisme, ayant le plus souvent pour seule cible l'Église catholique voire ses dogmes comme la Trinité par exemple. Ce polémiste est même présenté, au moment où il se retire du mouvement anticlérical, en 1885, comme « l'auteur de la Bible Amusante qui a si bien saisi et fustigé les imbécillités et les saloperies des livres saints » 16. Au travers de ces Bibles satiriques, il vise à faire, comme il l'écrit lui-même, œuvre de « propagande ».

14 Le genre s'impose. Le dessinateur Lavrate (principal dessinateur du Monde plaisant, de tendance républicaine) publie en 1881 en fascicules (pour un public populaire, donc) une Bible pour rire 17 composée au final de 306 dessins. Un peu plus tard, Auguste Deslinières, sous le pseudonyme de Beausapin est à son tour l'auteur d'une satire de plusieurs centaines de pages contre l'Ancien Testament qu'il intitule Bible comique 18, et qui reprend certains dessins de Lavrate. Ces textes donnent une vision drolatique des textes saints.

15 La presse diffuse dans ses colonnes des écrits de la même veine, comme cette « Bible de Méphisto » 19 en vers, signée Émile Goudeau, mais non illustrée, publiée par le journal militant La Libre Pensée. Au début des années 1890 l'engouement athéiste perdure, avec une nouvelle Sainte Bible racontée par un Auvergnat 20, que le lecteur peut déguster en feuilleton dans le journal La France Anti-cléricale, ou sous la forme d'un livre relié, illustré par le dessinateur et satiriste Moynet.

16 Les Évangiles font l'objet d'un égal intérêt dans les années 1880. Léo Taxil épaulé par le célèbre dessinateur Pépin (un des principaux dessinateurs du Grelot), républicain

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anticlérical convaincu, rédige une importante Vie de Jésus 21, où alternent des dessins pleine page et d'autres, sans cadre, intégrés au texte [fig. 7]. L'ouvrage bénéficiera de plusieurs rééditions. Une autre satire paraît durant cette période et s'attaque tout autant à l'Ancien qu'au Nouveau Testament. Réimprimé des dizaines de fois pendant les décennies précédentes, Gros-Jean et son curé 22, de Roussel de Méry, se présente comme un dialogue entre un philosophe sceptique et un défenseur de la religion. Longtemps considéré comme une œuvre de Victor Hugo, il est illustré en 1881 par Alfred Le Petit.

Fig. 7

17 Beausapin, auteur d'une Bible comique comme on l'a vu, projette lui aussi une Vie de Jésus en 1883, mais elle semble ne pas avoir paru 23. Par contre, un peu plus tard, Gustave Frison rédige et illustre une Vie de Jésus racontée par un matelot 24, qui connaît au moins deux éditions. L'auteur, sur un ton comique et très romancé, s'appuyant sur un langage oral et particulièrement argotique, décrit les apôtres comme une bande de parasites fainéants, portés sur la bouteille et séduits par leur « patron » (Jésus) pour l'efficacité de ses miracles. Le « charlatan », répand parfois la bonne nouvelle, qualifiée « d'apoloches » (apologies) très confus qui jettent les apôtres, la population et le lecteur lui-même, dans la plus hilarante perplexité.

18 La parodie des dogmes, en plus des rééditions des ouvrages précités, s'invite dans une presse satirique républicaine ou anticléricale de plus en plus vigoureuse. Dans cette période où se multiplient les publications périodiques bibliographiques, le Trombinoscope propose un numéro sur Dieu illustré d'un dessin de Moloch 25 en couleur [fig. 8]. La Calotte éditée dans la région de Marseille autour de 1900, et qui vise à devenir un organe politique réunissant divers groupes libres penseurs, publie des dessins virulents et dégradants contre Dieu et Jésus. De son côté, le dessinateur Grandjouan, produit un violent numéro de L'Assiette au Beurre contre le Christ, intitulé « Ecce homo » et sous-titré « numéro antichrétien ». Il y présente un Jésus méchant et vulgaire, symbolisant le rôle néfaste du christianisme mais dans une veine quelque peu antisémite... De son côté, l'hebdomadaire franco-belge Les Corbeaux, qui invente en 1905

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le militantisme par l'image en diffusant à un milieu activiste des affiches, des cartes postales, des tracts, des papillons gommés (ancêtres de l'autocollant) illustrés de caricatures 26, publie régulièrement les épisodes d'une « Bible cocasse » et en 1907, une « Histoire authentique, posthume et sociale de la Sainte Famille par Monsieur Jésus- Christ, officier de la Légion d'Honneur, Chevalier du Mérite Agricole et Officier de l'Instruction Publique ».

19 La presse humoristique ou satiriste mais non exclusivement anticléricale comme Le Grelot, Le Rire ou le Courrier français, mais aussi La Baïonnette par exemple, pendant la guerre 1914-1918, peut, à l'occasion, donner libre cours à un dessinateur pour illustrer tel ou tel épisode de la Bible, ou mettre en scène Dieu ou Jésus dans leurs supposés rapports avec les hommes. Après la guerre, dans les années 1930, le militant libre penseur Lorulot publie une Bible comique et une Vie de Jésus avec des dessins satiriques d'Armangeol. Citons aussi les dessins d'Effel à la fin des années 1950 réunis dans de petits fascicules illustrés reprenant les grandes phases de la création. Dans la décennie suivante, paraît Le livre des darons sacrés 27, de Pierre Devaux, illustré par lui-même, et réédité quelques années plus tard avec la mention « la Bible en argot » 28.

20 Fig. 8 La Bible comique 21 Tous les ouvrages illustrés visant les « saintes » Écritures depuis les années 1880, font preuve de nuances sensibles. Les auteurs proposent soit des Bibles visuelles, c'est-à-dire composées de grandes illustrations légendées, soit de parodies textuelles où l'image, sous forme de vignettes de taille modeste, fonctionne comme un agrément comique secondaire. Parfois, le texte, très ancien, est réédité avec des illustrations récentes. Plusieurs décennies peuvent séparer l'un de l'autre. Deux attitudes prévalent chez les auteurs.

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22 La première consiste à sélectionner des fragments de textes canoniques, pour les expliquer et les ridiculiser, souligner leur imbécillité avec des commentaires sérieux et comiques. Le jeu consiste alors à passer du texte au commentaire sans hiatus littéraire, en introduisant des réflexions qui paraissent d'autant plus acides, ironiques et drôles qu'elles sembleront être tirées des Écritures originelles. Pierre Malvezin, dans sa Bible farce, choisit d'indiquer les citations bibliques en caractère gras, pour mieux faire ressortir les incongruités du texte original. Léo Taxil, dans une édition de 1898, donne les « citations textuelles de l'écriture sainte » et les « réfutations opposées par Voltaire, Féret, Lord Borlingbroke, Toland et autres critiques ». Lorulot, dans les années 1930 base sa critique des Écritures sur le même principe alternant commentaire et réflexion théologique. Dans son dialogue comique, Roussel de Mery suit globalement la logique événementielle des textes saints. Les deux orateurs, dans la discussion, usent parfois de citations, mais la forme du dialogue prévaut, les « preuves » et fragments de textes étant relégués à la fin. Car les auteurs les plus militants affirment des idées, ils ne se contentent pas de réjouir le lecteur. Il s'agit d'éduquer par le rire, de fournir les arguments les plus rationnels, d'offrir des armes à l'incroyant. Ces auteurs se veulent avant tout didactiques.

23 À l'opposé, les écrits les plus comiques paraphrasent les Écritures « sacrées » et produisent de véritables parodies. Il n'y a plus alors, en dehors de quelques apartés, de raisonnement sur telle ou telle parole de Dieu, telle ou telle contradiction du texte. Les protagonistes de l'Ancien et du Nouveau Testament voient leur personnalité totalement transfigurée. Dieu baille, rit, pique de « saintes » colères, se fait méchant et cynique ou au contraire naïf et faible, etc. La Vie de Jésus de Frison ou de Taxil se transforment en de véritables romans rocambolesques et légers où prédominent les dialogues, alors que l'action prime sur la réflexion. La satire des Écritures puise dans les artifices de la littérature légère pour égayer le lecteur, le faire rire et l'émouvoir.

24 Pour désacraliser les personnages bibliques, les dessinateurs transposent leur parodie dans le temps présent. L'anachronisme fonctionne comme un effet comique : Caïn tue Abel à coup de fusil, Joseph utilise un vélo pour aller en Égypte avec sa petite famille ; pour son ascension, Jésus pratique le ballon dirigeable, etc. Le décor se veut tout autant contemporain des auteurs. On peut alors parler de hiatus géographique. Différentes scènes de la Bible de Lavrate se situent à Bondy, dans la région parisienne. Jérémie, le « charlatan prophète » qui « pleura pendant toute la durée du siège de Jérusalem » 29 n'est autre que Jules Favre (qui signa l'armistice de 1871 avec Bismarck) versant d'immenses larmes dans un casque à pointes retourné [fig. 9] ; Beausapin campe ses héros dans le Paris des années 1880 avec ses théâtres, ses maisons de plaisirs, ses artères haussmanniennes, ses voitures, etc. Lucifer y devient « Lucy-Ferry ». Les Dix commandements permettent à l'auteur de la Bible comique d'évoquer les tensions sociales : « Biens d'autrui ne convoiteras/Pour les avoir injustement. » l'auteur explique : « Avis aux socialistes, possibilistes, anarchistes et autres nihilistes. Voilà du coup tranchée la querelle qui divise le prolétariat et l'infâme capital... » 30.

25 Les personnages saints sont malmenés par les dessinateurs qui puisent dans le trivial la force du dénigrement. L'écrivain libre penseur s'adresse à « Bon papa Dieu » ou « Papa Sabaoth ». Le dessinateur, lui, recourt à l'arme de la nudité, bien sûr, et multiplie les allusions licencieuses visuelles, censées égayer le lecteur. Dieu est présenté nu, seulement drapé de sa longue barbe blanche. Il dort dans la paille comme dans un dessin des Corbeaux, bercé par un doux rêve 31 [fig. 10]. Et puis le voilà qui s'étire, baille

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bruyamment après avoir dormi une éternité. Pourquoi se décide-t-il soudain à créer le monde ? Pour Malvezin, c'est sa conscience qui le tance et le somme de se réveiller. D'autres imaginent un Dieu voulant rompre avec l'ennui produit par cette torpeur éternelle...

Fig. 9

Fig. 10

26 Son petit corps malingre et dénudé, contraste avec l'immensité de sa tâche et... l'image du puissant dieu Créateur que l'Église catholique diffuse depuis des siècles. La création des étoiles ? Voilà le Seigneur monté sur un escabeau accrochant les étoiles avec un marteau et des clous. La création du monde ? Sous le stylet d'Alfred Le Petit, Dieu se fait bricoleur. Il assemble différentes pièces de bois pour en faire des arbres fort peu

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réalistes. Doit-il s'adresser aux hommes ? Le voilà descendant du ciel en voiture ou suspendu à l'envers sur un trapèze de cirque. Avec le mouvement, ses jupes se relèvent et on voit alors ses porte chaussettes... Si Dieu est représenté le plus souvent maigre, on peut aussi le voir sous l'apparence d'un homme fort charpenté, les pieds démesurément longs et les muscles saillants d'un athlète. Pilotell, le dessinateur communard dresse indirectement son portrait : sous l'image rebutante d'un vieux curé au nez déformé par l'alcool et envahi de verrues cette légende : « créé à l'image de Dieu » !

27 Quant à la « création » d'Adam et Ève et la question du péché, elle suscite l'imagination des caricaturistes. Ashavérus, dans Les Corbeaux, imagine un Dieu chirurgien muni d'une immense scie et qui extraie une côte sanguinolente du flanc d'Adam. L'arbre de la connaissance ? L'image se limite parfois à représenter un pommier. Dans Gros-Jean et son curé, Alfred Le Petit s'ingénie à transformer les feuilles d'arbre en mets les plus raffinés (rôtis, bouteilles de vin ou liqueurs, desserts, etc.) qu'interdit l'Église lors du Carême notamment. Le serpent tentateur, dans certains dessins, est présenté sous l'apparence d'un juge de la Troisième république, ou d'un Jésuite. Quant au péché, le plus simple, pour le suggérer, est de montrer, comme le fait le dessinateur Frid'Rick, Adam au bord d'un étang, une canne à pêche à la main... Mais bientôt le couple est chassé du paradis par un garde napoléonien sabre au clair ! L'image satirique s'amuse de tout. Pour son Arche, Noé obtient les plans détaillés de la main d'un ange. Mais il est bien difficile de faire entrer tous les animaux dans une si petite embarcation. Noé tente de faire rentrer une immense baleine... dans un petit bocal en verre. Et quand la mer se retire, voilà l'arche coincée en équilibre sur la pointe du mont Ararat !

28 Le Nouveau Testament n'est pas mieux traité. La « fécondation » de Marie par l'Esprit « saint » fait beaucoup rire les dessinateurs qui imaginent un ange doté de charmes sans limites descendre du ciel pour conquérir la belle, et se faire réprimander à son retour au Paradis, parce qu'il rentre « très tard ». La caricature représente l'amant de Marie sous l'apparence du soldat Panthéra qui, pour faire « avaler » la chose à Joseph, se munit d'une bonne paire d'ailes en bois et singe une apparition nocturne en se faisant passer pour un messager de Dieu, justifiant la grossesse miraculeuse de la « Vierge ». Il pousse alors à Joseph de proéminentes cornes de cocu, si grandes qu'en couverture des Corbeaux, Marie et l'enfant peuvent même y faire de la balançoire...

29 Jésus et les apôtres semblent sales, leurs visages ne respirent pas l'harmonie, les voilà transformés en « apaches » sortis tout droit des bas-fonds du tout début du XXe siècle. Ils sont présentés comme une bande de miséreux calculateurs, jurant à l'occasion, buvant à profusion, paresseux et délurés. On les voit souvent vautrés ; on ne compte plus les dents cassées à leurs sourires béats. La caricature s'ingénie à « trahir » 32 les corps, comme on le constate. Nudité, postures dégradantes (Dieu semble parfois déféquer...), saleté, bouches édentées, visages traversés de spasmes évocateurs de désordres moraux, etc. Certes, les dessinateurs usent de moyens visuels plus mesurés que dans leurs attaques contre le clergé. Certaines images sont néanmoins fort irrespectueuses, comme cette nativité où Marie est animalisée en vache, Jésus en petit cochon langé et les rois mages en coq, en oie et en canard.

30 Contre les Écritures « saintes », la moindre saillie comique semble profondément impie et blasphématoire. L'objectif général, est de contrecarrer le caractère sacré que l'Église a progressivement attribué aux protagonistes des Écritures. Le dessin anti-religieux les présente sous un jour profondément humain, où cette humanité apparaît comme

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particulièrement faible et vile. Le lecteur peut alors à loisir éprouver un sentiment de supériorité face à ces êtres dérisoires.

31 Il faut comparer ces représentations à celles que l'Église a construites à partir du second Concile de Nicée pour « façonne[r], au fil des siècles, l'esprit de ceux qui n'ont aucun accès à la culture savante » 33, et que le dessinateur se fait fort de parodier, détourner, ridiculiser, transformer. Mais surtout, il en reprend les codes, afin d'être compris par ses lecteurs. Dieu ne peut être que barbu et vieux, même si l'anticlérical le montre nu et maigre, assis sur les fesses ou avec des oreilles d'âne. Jésus, lui, sera jeune et plutôt mince, habillé pauvrement, quoique devenu rigolard ou hystérique, gesticulant dans tous les sens. Le dessinateur libre penseur n'invente pas un langage nouveau pour signifier le divin : il reprend la division de l'espace divin/terrestre matérialisé par une auréole de nuages, véritable frontière entre le monde de Dieu et celui des hommes. Il réemploie les stigmates élaborés par l'imagerie chrétienne pour caractériser la sainteté : auréoles plus ou moins exagérées ou transformées, série de traits rayonnants (rayons solaires), qui confèrent un caractère sacré à des personnages (ou des animaux) qui n'en ont vraiment pas l'allure. Le contraste provoque alors le rire.

32 Écrivains et dessinateurs anticléricaux recourent à la parodie et s'ingénient à singer certaines scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament, qui sont de véritables icônes, vu la fréquence de leurs représentations dans l'imagerie religieuse. La « sainte famille » dans l'étable reprend la composition en triangle de la peinture en la modifiant à peine. Il suffit alors au dessinateur de rajouter une auréole sur la tête de la vache, de montrer les fesses du petit jésus souillées par le fruit de sa digestion, etc., pour verser dans le blasphème. Certaines images singent le style graphique du Moyen Âge, comme dans cette Ascension d'Alfred Le Petit parue dans Gros-Jean et son curé, où Jésus monte au ciel en ballon dirigeable [fig. 11]. Dans la scène, les personnages en prière sont affublés de vêtements aux plis géométriques caractéristiques des peintures de la fin du Moyen Âge. D'autres caricatures utilisent un épais cerne noir visant à reproduire le style des vitraux médiévaux et inscrivent leur dessin dans un cadre qui n'est plus rectangulaire, mais s'apparente à une baie d'église ou de cathédrale, dont le sommet se termine en arc brisé.

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33 Fig. 11 L'Église ne rit pas 34 Les anticléricaux n'ont pas retourné le rire contre les dogmes par hasard. En effet, comme l'écrit par exemple Baudelaire qui s'interroge sur l'essence du rire dans les années 1850, « les livres sacrés, à quelques nations qu'ils appartiennent, ne rient jamais » 34. La question du rire de Jésus a fait discuter les théologiens, certains considérant même que non seulement il n'avait jamais ri, mais qu'en plus, sa condamnation du comique était sans appel et même dogmatique. Pourtant, dans l'Ancien Testament, il arrive à Dieu de rire à plusieurs occasions. Mais il s'agit d'un rire vengeur. Dieu rit contre les impies, et son rire a la puissance de la foudre destructrice. Et si Dieu s'arroge parfois le droit de s'esclaffer méchamment, il n'en va pas de même pour l'homme. Alors qu' et sa femme Sarah, après une vie de stérilité, rient quand Dieu leur annonce la naissance d', Jahvé s'énerve contre l'impertinence de ses créatures : douteraient-ils de la puissance céleste ? Le rire apparaît bien alors comme irrespectueux envers la divinité, et doit être banni.

35 Dans la Bible, le livre de l'Ecclésiaste fait parler le « sage ». Pour lui, « la douleur est préférable au rire », car « elle attriste le visage, mais elle rend le cœur meilleur. On rencontre le sage là ou les hommes souffrent et le sot là où ils s'amusent » 35. L'Église catholique a condamné les plaisirs et le rire, imposant au fil des siècles une morale austère pour le croyant et le bas clergé, mais plus « libérale » pour les élites religieuses. Elle voit le diable derrière le rire. Dans l'iconographie du Moyen Âge et de la Renaissance c'est le diable, que l'on représente le rire aux lèvres, pas Dieu, et encore moins Jésus. Voilà pourquoi certains anticléricaux, comme Léo Taxil par exemple, choisissent pour mot d'ordre « tuons-les par le rire » en visant les cléricaux. Il s'agit de prendre le contre-pied de la rigidité religieuse. Le rire, quelles que soient ses visées, apparaît comme une attitude sulfureuse, un acte de rébellion opposé au sérieux de la prière, à la raideur de la foi. Le rire rentre finalement dans le champ politique comme

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une arme de combat, et notamment pendant la Révolution française où s'impose une véritable « guerre du rire » 36. À la fin de l'Empire, l'esprit satirique d'un Rochefort avec sa Lanterne relève encore de ce rôle éminemment contestataire de l'éclat de rire. Contre la religion, le rieur affiche une ironique liberté à propos de la vie et ne semble plus victime de la peur de la mort ou du Jugement. Rire éloigne de Dieu en détournant l'homme de la méditation mystique ; le rire apparaît finalement comme l'apanage du philosophe, du libertin, de l'être émancipé, du libre penseur. Le rire, par essence irrespectueux, se fait l'ami de la raison par la prise de distance qu'il permet. Il devient diabolique et sacrilège, surtout quand il s'en prend à Dieu.

36 On peut se demander quel sens donner à cette expression comique ou violemment agressive dirigée contre les dogmes. Tourner en dérision les Écritures revient-il seulement à provoquer le rire comme à propos de tout autre sujet, toute autre cible ? On pourrait le croire, au regard des dessins de Lavrate par exemple, qui utilise sa verve naïve aussi bien contre les curés, Dieu, les pompiers ou la gent paysanne. Le sacré semble presque devenu une cible comme les autres sous la plume des satiristes en ces débuts de IIIe République où l'on goûte avec délice la puissance de la dérision. Cette appréciation semble anachronique, et reflète davantage un relativisme moderne, qu'une réalité plus ancienne. À l'époque de la chute de Napoléon III et de l'installation de la République, l'Église et l'État sont intimement liés par le Concordat, les fêtes religieuses accompagnent et justifient le calendrier politique. La société officielle dans son ensemble s'agenouille devant Dieu. Le catholicisme se raidit. Fin 1870, le Vatican décrète l'infaillibilité papale, et l'Église multiplie les pèlerinages qui obtiennent alors un succès populaire certain 37.

37 Pendant la première décennie de la IIIe République le poids de l'Église grandit encore. Suite à la peur qu'a suscitée la Commune de Paris, on élève le Sacré-Cœur sur la butte Montmartre à partir de 1876 pour fêter le retour à l'ordre ; le monarchiste Mac-Mahon impose une poigne de fer sur les consciences et le droit d'expression. La loi condamne encore toute atteinte à la morale religieuse, reprenant les termes de l'attirail répressif imposé par Napoléon III. Dans ce contexte, l'anticléricalisme apparaît comme profondément subversif. Il forme une contre-attaque à l'offensive cléricale et réactionnaire. Les tribunaux ne s'y trompent pas : Malvezin écope de trois mois de prison pour avoir, comme il l'explique lui-même, « critiqué et flétri les absurdités et les immoralités de la vraie Bible » 38 dans sa Bible farce au milieu des années 1870. La cour Suprême, puis la cour de Cassation confirment la condamnation. L'avocat Abel Faivre, pour sa défense, compare le texte incriminé à certains passages des Écritures qui sont plus immoraux encore. Mais rien n'y fait. Un opuscule édité en 1799, La Guerre des Dieux d'Evariste Parny, provoque les foudres de la justice. Des dizaines de condamnations pleuvent sur les libraires et les colporteurs qui en assurent la diffusion entre 1825 et 1865. Au menu, prison et amendes pour tout le monde. Il ne s'agit là que de quelques exemples. Après le vote de la loi de 1881 instaurant la liberté de la presse, la justice peine à sanctionner les images impies. Il lui reste « seulement » le délit d'outrage aux bonnes mœurs, la critique de la religion n'étant plus considérée interdite. Entre autres rares condamnations, celle de la revue La Calotte diffusée dans la région de Marseille et au Havre, saisie pour avoir osé représenter la « Vierge » enceinte 39.

38 Les tenants du judaïsme, puis du catholicisme, dénoncent toute atteinte à l'image de Dieu qu'ils appellent blasphème. Ils appuient leur défense sur les Écritures elles- mêmes, et ceux qui, tout au long de l'histoire, ont empêché toute forme de remise en

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cause des dogmes. La Bible ne contient-elle pas ces paroles terribles, véritable appel au meurtre : « Celui qui blasphémera le nom de l'Éternel sera puni de mort, toute l'assemblée le lapidera. Qu'il soit étranger ou indigène, il mourra, pour avoir blasphémé le nom de Dieu » 40. Ce qu'Alfred Le Petit traduit par un jet de pierre 41 de la main de Dieu lui-même [fig. 12].

39 Les pères de l'Église Jérôme, Grégoire de Naziance ou Augustin, vont très loin dans leur condamnation du blasphème : pour eux, le blasphémateur est pire que les meurtriers du Christ. Pour d'autres, celui qui professe des injures contre le divin s'apparente au déicide. Pour l'Église, il n'est rien de pire que la souillure consciente de la divinité, alors que l'homme devrait remercier Dieu quotidiennement pour les bienfaits qu'il lui prodigue. S'affranchir du « sacré » 40 Le rire antireligieux des années 1880, mu par un mouvement anticlérical et libre penseur populaire sans précédent, agresse violemment le christianisme, – habitué jusque-là à voir seulement attaqués ses ministres – au nom d'ailleurs de la « vraie » religion, qui serait humaine et humble, au service des pauvres et des faibles. La puissance de l'imagerie sur Dieu et les dogmes, doit s'évaluer à l'aune de la puissance présumée du Créateur en cette fin de Xixe siècle. Il nous faut faire un profond effort d'imagination pour concevoir l'inconcevable, c'est-à-dire l'immense respect social pour la chose sacrée et l'imprégnation très forte des esprits qui en résultait. Le sacré tient alors une telle place dans la société que la moindre mise en cause du clergé, semble encore considérée comme un affront à Dieu 42.

41 L'anticléricalisme qui pousse jusqu'à l'antireligion, même en se limitant au domaine comique n'est pas un jeu. Il permet au sceptique, à l'indifférent voire à l'athée, d'affaiblir la puissance des représentations que la société a glissé dans les esprits, de doubler la culture religieuse qui imprègne l'homme du XIXe siècle, d'une contre culture a-religieuse. La figure du Dieu tout puissant des images pieuses, cette figure qui impose le respect voire effraie le croyant, s'associe dorénavant à celle de ce petit bonhomme cocasse et nu à la barbe démesurée, véritable marionnette drolatique.

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42 Fig. 12

43 Personne ne peut croire que ces caricatures peuvent, à elles seules, détruire la croyance, annuler la foi, inspirer le doute. L'indifférent ne croit plus au dogme mais il doit encore s'affranchir du respect social à l'égard du sacré qui l'imprègne encore. Il doit s'affranchir du conformisme social qui étend ses tentacules très largement au-delà du cercle limité du clergé et des dévots. Il faut rappeler que la charge antireligieuse doit combattre un gros millénaire d'imagerie chrétienne. L'Église a, en effet, largement utilisé l'image dans sa « propagande » 43 des Écritures depuis le Moyen Âge jusqu'à nos jours. On ne compte pas les représentations de scènes bibliques dans les églises, les musées, les images d'Épinal édifiantes, les catéchismes ou les Bibles illustrées qui ont progressivement modelé les esprits.

44 La satire contre Dieu a profité de l'engouement extraordinaire pour l'image satirique à la fin du XIXe siècle, véritable « siècle de l'image » 44 comme le rappelle l'historien Laurent Gervereau. Si la caricature offre une prise de distance permise par la dérision, le dessin anticlérical permet, lui, une transgression plus profonde. Par sa puissance d'expression, l'image satirique impie donne un sentiment de réalité, d'extériorité au blasphème. Face à l'image, le sceptique n'est plus seul. Il n'est plus seul à se gausser des « âneries » de la Bible. L'image satirique, en effet, fonctionne comme un compagnon familier avec lequel s'instaure un dialogue sulfureux et complice. L'image imprimée, par son existence même (dans un livre, sur une carte postale ou une affiche, c'est-à-dire dans l'espace public), renforce l'incroyant, l'autorise à re-penser Dieu.

45 Ces images, et ce fut là leur rôle, auront largement participé à la désacralisation du sacré. Elles ont pu s'imposer à la fin du XIXe siècle grâce à l'affirmation des idées républicaines et libres penseuses, grâce au fait que tout un milieu social se mit à lutter contre l'obscurantisme de l'Église catholique. Notons que le rire antireligieux fut avant tout « populaire ». Les élites, en dehors du mouvement ouvrier révolutionnaire, même les

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plus avancées sur la question de la laïcité, restent, tout au long du XIXe siècle, profondément déistes ou spiritualistes. Elles répugnent à se moquer ouvertement des Écritures, et préfèrent la critique sérieuse aux « excès » de la caricature.

46 Fig. 13

47 Le blasphème visuel, auquel nous convient ces caricatures de Dieu, sous forme de bibles satiriques ou de dessins isolés, semble plus libérateur que l'insulte verbale à l'encontre de la divinité. Car la caricature n'est pas un élément éphémère et immatériel. Elle existe bel et bien, comme un fragment de la « Création », et ce, malgré la condamnation sociale qui l'accable. Malgré la supposée puissance divine capable de submerger le monde par un déluge apocalyptique ou de foudroyer des villes entières, les Églises doivent organiser elles-mêmes la riposte contre l'impiété (Inquisition, recours à la justice, etc.). Le blasphème visuel rend éclatant la faiblesse du divin 45 [fig. 13], incapable de se défendre lui-même. Par sa diffusion, par son existence même, par son arrogance 46 à ne pas craindre la puissance divine, l'image satirique contre le dogme détruit le reste de crainte mêlée de respect qui sourd encore au fond des « cœurs ». Elle aide à libérer les consciences d'un puissant tabou. Dans un univers empreint de religion, elle vise à prouver finalement que Dieu n'existe pas.

NOTES

1. René Rémond, L'anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Paris, Fayard, 1999, p. 10.

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2. Jacqueline Lalouette, La Libre pensée en France, 1848-1940, Paris, Albin Michel, 2001, p. 205 sq. ainsi que « iconoclastie et caricature dans le combat libre-penseur et anticlérical (1879-1894) » in Stéphane Michaud, Jean-Yves Mollier, Nicole Savy, dirs, Usages de l'image au XIXe siècle, Paris Créaphis, 1992, p. 51-61. 3. Le propagandiste André Lorulot publiera dans les années 1930 une Bible comique et une Vie de Jésus illustrées largement inspirées des productions d'avant 1914. 4. Cité par Chamfleury dans Histoire de la caricature antique, 1867, p. 292. 5. Reproduit par Ernst Kris, Psychanalyse de l'Art, Le fil rouge, Paris, PUF, 1978. 6. Ray Macmullen, Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle, Les Belles-Lettres, coll. « Histoire », p. 35-43. 7. René Pomeau, Voltaire en son temps, Paris, Fayard/Voltaire Foundation, 1995, t. 2, p. 4. 8. Georges Weil, Histoire de l'idée laïque en France au XIXe siècle, Paris, Hachette Littérature, 2004 (1929). 9. Traviès, « Le Festin de Balthazar », La Caricature, no 181, 1834. 10. Pasquin, « Adam et Ève dans le paradis terrestre », Le Titi, 21 novembre 1879. 11. E. Money, « La caricature sous la Commune », Revue de France, avril-juin 1872, p. 42. 12. Pierre Malvezin, La Bible Farce ou la Bible comme elle est. Traduction nouvelle des livres comico-sacrés avec texte à l'appui, édition illustrée par Alfred Le Petit, Paris, chez l'auteur, s.d. (1881). 13. Léo Taxil, La Bible amusante pour les grands et les petits enfants (dessins par Frid'rick, diffusée à partir de mars 1881 en livraisons), éditée reliée en 1882, et rééditée en 1897-1898 puis en 1901. 14. L'Anti-clérical, 9 mars 1881. 15. Leo-Tard, La Bible folichonne et autres farces dédiées aux rieurs (illustrations de Frid'Rick), Paris, B. Simon, s.d. (1887). 16. La République anti-cléricale, no 339, 5 août 1885. 17. Lavrate. La Bible pour Rire, Paris, Librairie du monde plaisant, 1881. 18. Auguste Deslinières Beausapin, Bible comique (dessins de Lavrate), Paris, Librairie Comique, s.d. (vendue en livraisons à partir d'octobre 1883). 19. La Libre Pensée, « Journal anti-religieux hebdomadaire » du 11 et du 18 juillet 1881. 20. Anonyme, La Sainte Bible racontée par un Auvergnat (dessins de G. Moynet), Paris, Librairie des publications modernes, 1892. 21. Léo Taxil, La Vie de Jésus, « Dessins comiques par Pépin », Librairie anti-cléricale, 1884, puis réédition en 1900. 22. Auguste Roussel, De Mery, Gros-Jean et son curé, « illustré d'environ 200 magnifiques dessins d'Alfred Le Petit », 1881 et, réédité en 1905. 23. Cet ouvrage est pourtant annoncé par la Librairie du Monde Comique, dans la Bible comique de Beausapin. 24. Gustave Frison, La Vie de Jésus racontée par un matelot, Paris, s.d. (vers 1899). 25. Le Trombinoscope, no 19, août 1881. 26. Guillaume Doizy, « Une revue anticléricale : Les Corbeaux », Gavroche, no 140, mars- avril 2005, p. 8-13. 27. Pierre Deveaux, Le Livre des darons sacrés, Paris, Éditions de l'humour des temps, 1960. 28. Pierre Deveaux, Le Livre des darons sacrés ou la Bible en argot, Paris, Librairie G. Kogan, 1974. 29. Le Monde plaisant, no 181, 5 novembre 1881. 30. Beausapin, op. cit., p. 278.

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31. « La Bible cocasse », dessin d'Ashavérus, Les Corbeaux, 15 avril 1906. 32. Bertrand Tillier, La Républicature, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 110. 33. Jacques Paul, Histoire intellectuelle de l'Occident médiéval, Paris, Armand Colin, 1998, p. 12. 34. Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques. L'art romantique, Paris, Édition de H. Lemaitre, Garnier, 1962, p. 251. 35. L'Ecclésiaste (VII, 6-7). 36. Antoine de Baecque, Les Éclats du rire, la culture des rieurs, XVIIIe siècle, Paris, Calman- Levy, 2000, p. 10. 37. Claude Coulot, René Heyer, dirs, De la Bible à l'image, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2000. 38. Pierre Malvezin, Bible farce ou Bible comme elle est, 1881, prospectus. 39. La Calotte de Marseille, 8 janvier 1899. 40. Lévitique, 24.10-16. 41. Pierre Malvezin, op. cit. 42. Alain Cabantous, Histoire du blasphème en Occident xvie-xixe siècles, Paris, Albin Michel, 1998, p. 191. 43. Jacques Paul, op. cit., p. 12. 44. Laurent Gervereau, Les Images qui mentent, Histoire du visuel au XXe siècle, Paris, Seuil, 2000, p. 38. 45. Un siècle plus tard, la caricature antireligieuse se moque avec la même arrogance blasphématoire de la supposée puissance de Dieu (Dessin tiré de Ketzerbriefe, no 10, Ahriman-Verlag, avril 1988, Allemagne). 46. Dans Le Monde Plaisant du 11 octobre 1884, un rédacteur conclut ainsi une historiette visant des curés portés sur la bouteille et les femmes : « Si l[']auteur de tout ce scandale, ne rôtit pas éternellement, c'est qu'il faudra désespérer de la justice divine ». Un exemple parmi bien d'autres.

RÉSUMÉS

La caricature anticléricale vise, depuis son origine, le clergé sous l'angle de sa moralité, de ses prises de positions politiques et de son rôle considéré comme oppressif dans la société. À la fin du XIXe siècle, la caricature devient antireligieuse. Elle attaque dorénavant les dogmes. L'Ancien et le Nouveau Testament sont largement parodiés et illustrés de caricatures. Ce mûrissement de la caricature contre la religion s'appuie en fait sur des siècles de critique rationaliste ou satirique de la Bible. On s'interrogera sur la rhétorique propre de ces images et le rôle social dévolu au blasphème, considéré par les dessinateurs libres penseurs comme une arme corrosive destinée à renforcer le sentiment antireligieux. Car il s'agit bien de propagande où les stéréotypes véhiculés par la caricature visent à déconstruire l'image édifiante des dogmes diffusée par l'Église. Dans cette perspective, le dessin anticlérical détourne les codes mêmes des représentations religieuses, sur lesquels la religion chrétienne appuie sa diffusion depuis le Moyen Âge.

Since its origin, the anticlerical caricature criticizes the clergy under the angle of its morality. It also criticizes its political statements and its role, considered as oppressive in society. At the end

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of the XIXth century, the caricature becomes antireligious. From now, it attacks on the dogmae. The Ancient and the New Testament are widely parodied and illustrated with caricatures. This maturing of the caricature against the religion is in fact based on centuries of rationalist or satiric criticism of the Bible. We shall wonder about the proper rhetoric of these images and the social role devoted to blasphemy, considered by the free thinker draftsmen as a corrosive weapon intended to strengthen the antireligious feeling. Because it is indeed a question of propaganda, where stereotypes conveyed by the caricature aim at deconstructing the edifying image of the dogmae spread by the Church. In this perspective, the anticlerical drawings divert the codes of religious representations, on which the Christian religion relies for its diffusion since the Middle Age.

El objeto de la caricatura anticlerical es, desde su origen, el clero desde el punto de vista de su moralidad, de sus posturas politicas y de su papel considerado como opresivo en la sociedad. Al final del siglo XIX la caricatura se vuelve antireligiosa. Ataca a partir de ese momento los dogmas. El Antiguo y el Nuevo Testamento son ampliamente parodiados e ilustrados de caricaturas. Esta maduracion de la caricatura contra la religion se apoya de hecho en siglos de critica racionalista o satirica de la Biblia. Se examinara la retorica propia de estas imagenes y el papel social atribuido a la blasfemia, considerada por los dibujantes librepensadores como un arma corrosiva destinada a reforzar el sentimiento antireligioso. Pues se trata en efecto de propaganda en la que los estereotipos transmitidos por la caricatura intentan contradecif la imagen edificante de los dogmas difundida por la Iglesia. En esta perspectiva, el dibujo anticlerical desvia los codigos mismos de las representaciones religiosas, sobre los cuales la religion cristiana basa su difusion desde la Edad Media.

INDEX

Keywords : anti-religious politics, anticlerical caricature, Bible-joke, xixth Century Mots-clés : Bible comique, blasphème, blasphemy, caricature anticléricale, politique anti- religieuse

AUTEUR

GUILLAUME DOIZY

Centre de recherches en arts – Université de Picardie Jules Vernes

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« Rire de la religion » ? Humour bon enfant et réprobation * * Je remercie vivement, pour leur lecture d'une version précédente de cet article et leurs suggestions, Alain Cambier, Élisabeth Claverie, Jean- Louis Fabiani, Cyril Lemieux, Béatrix Le Wita et Claude Rosental.

Jacques Cheyronnaud

1 Ce qui semble aujourd'hui caractéristique, suggérait naguère Michel de Certeau, « c'est une esthétisation du christianisme. Le corpus des écrits et des rites chrétiens est [...] employé comme un ensemble d'œuvres d'art belles, poétiques, suggestives : des églises, des textes, des liturgies offrent une matière à la création théâtrale, aux poétiques secrètes de la lecture, aux compositions nouvelles de l'imaginaire social » ; et d'ajouter : « Du christianisme, il resterait une littérature. À la limite, il serait dans la situation qui est pour nous celle de l'hellénisme. Les Grecs sont morts, mais il nous reste une littérature. Les textes survivent au monde qui les a produits »1. Quelques années plus tard, en mars 1985, à l'occasion d'une demande d'avance sur recettes pour l'adaptation au cinéma du roman de Nikos Kazantzakis par Paul Schrader et Martin Scorsese – ce qui deviendra le film La dernière tentation du Christ –, de hauts dignitaires de l'Église catholique en France notamment les archevêques de Lyon, Albert Decourtray, de Paris, Jean-Marie Lustiger (des réseaux de catholiques traditionalistes s'étaient, par ailleurs, déjà mobilisés) s'émurent d'un tel projet, arguant que des fonds publics ne pouvaient servir à financer une opération mettant en cause l'Évangile ; « Le christianisme ne fait pas partie de l'imaginaire disponible qu'on pourrait traiter comme la mythologie grecque », déclarera à ce propos, comme en réponse à M. de Certeau, l'archevêque de Paris2.

2 En somme, quiconque prétendant que tant de textes et de figures, de personnages, etc., légués par le christianisme à nos sociétés modernes (à démocratie et, comme en France, à principe supérieur commun de laïcité)3 n'y sont aucunement brevetés, s'exposerait-il à s'entendre répondre qu'ils n'en sont pas moins tacitement d'usage surveillé ? Libres d'accès, ils le seraient idéalement, c'est-à-dire, sous certaines conditions. Ils ne seraient donc pas vraiment disponibles ? Mais que dire alors d'un imaginaire « non disponible » ? Ces difficultés et contradictions sont ici problématisées à partir de la

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disponibilité culturelle de la référence religieuse – en un certain état de société, tel le nôtre évoqué précédemment – disons même, en régime de « catholaïcité »4.

3 La notion de disponibilité portée dans son libellé n'appelle ni confirmation ni infirmation ; elle compte prendre en charge précisément ces controverses et contentieux au sujet d'une libre appropriation de ce que l'on nomme communément des « valeurs, thèmes, images et symboles » de religion, ces actions multiformes leur conférant un état effectif de « non disponibilité ». Affleurent, dès lors d'autres questions comme celles des conditions, tensions et enjeux qui organisent et traversent les indignations, récriminations, débats, recours à l'opinion publique et à des instances communes et arbitrales de la société civile comme celles de la justice, des tribunaux français à la Cour européenne des Droits de l'Homme. Indignations, récriminations, critiques et débats, recours en justice et autres actions jusqu'à celles de violence physique, se donnent mutuellement appuis, configurent ainsi des situations que l'on dira « situations à contentieux déclaré » [désormais : scd].

Formes procédurales de la réprobation

4 Formalisons, à titre exploratoire, quelques éléments décisifs de ce genre de situation problématique dans laquelle sont en jeu des « choses de la religion ». Le dispositif sera concrètement mis à contribution par la suite. Appelons « engagement procédural » cette mise en œuvre, par la négative et sous certaines conditions du terme de disponibilité comme dans : « Le christianisme ne fait pas partie de l'imaginaire disponible [...] » de l'archevêque de Paris. Ajoutons aux côtés de cette mise en œuvre négative et expresse du terme pour affirmer publiquement un certain principe de non disponibilité, d'autres formes équivalentes, des interventions discursives qui peuvent aller de la déclaration-condamnation à la dénonciation. Et d'autres encore, comme des recours en justice. Bref, des actions « valant pour » engagement procédural et qui, si elles n'avancent pas expressément et négativement le terme de disponibilité n'en font pas moins advenir un certain état de crise. De telles interventions ou actions conduites selon certaines conditions notamment de représentativité et de « force actionnelle » manifestent une réprobation contre telle ou telle manière d'utiliser ou de parler de choses de religion. Elles constitueront ici des formes procédurales de réprobation. Ces manifestations signifient pour nous qu'il y a bien un problème de disponibilité puisque des personnes de notoriété s'autorisent à agir ainsi au nom d'un certain nombre d'autres qui, selon ces dernières, seraient également « blessées », et qu'elles sont suffisamment prises au sérieux pour mobiliser derrière et contre elles.

5 S'agissant par exemple de l'affaire Scorsese : d'aucuns au sein de l'institution catholique et à l'extérieur ont pensé que l'archevêque avait bien autorité à faire le type de déclaration qu'il a effectué dès lors que celle-ci mobilisa pour et contre elle, en 1985 comme à la sortie du film en 1988. Les réactions à cette intervention ne constitueront pas quelque simple incident collatéral ; elles appartiennent à son efficacité, relèvent de ses effets. Membre éminent de l'appareil catholique et personnalité de notoriété dans le paysage politico-religieux français, cette autorité ecclésiastique instituait l'exactitude de ce qu'elle énonçait, puisqu'à partir de ses déclarations s'établiraient des positions favorables, indignées ou indécises quant au bien-fondé d'une telle intervention. Ainsi l'archevêque – et comme s'il devait aller de soi que l'on supposerait qu'en tant que tel il avait capacité à représenter un collectif indéniable tel que « les catholiques » voire en

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d'autres cas « les chrétiens », « les croyants » –, énonçait-il publiquement que dans l'imaginaire disponible de nos sociétés, le christianisme ne pouvait être libre de droits.

6 Par « collectif indéniable », suggérons cette configuration d'enrôlement de membres qui en appelle pour la reconnaissance publique de son évidence, davantage à une identification reposant sur une qualité de croyant qu'à une estimation mesurable en quantité numérique d'adhérents ; elle peut toutefois jouer sur les deux tableaux, les mettre en tension.

7 Au demeurant, ces trois collectifs mis en avant par un dirigeant religieux, catholique, ne seraient pas sans quelques ambiguïtés à l'analyse. Le collectif « les catholiques » tel qu'il est avancé en la circonstance, doit-il intégrer les courants qui traversent l'institution elle-même, par exemple ces autres catholiques intégristes éventuellement considérés par cette même institution comme « schismatiques » ? D'autant plus, répondra-t-on ? Peut-être, mais les mêmes se livrent volontiers, de leur propre initiative, également à une activité réprobatoire, d'ailleurs souvent pour de mêmes affaires5. Quant au collectif « les chrétiens », devrait-il intégrer les autres familles du christianisme ? Des prises de position de la Fédération protestante de France dans des affaires de même type, encore récemment pour l'affiche du film Amen6, pourraient bien suggérer que celle-ci ne partage pas nécessairement les mêmes points de vue d'une autorité catholique qui penserait devoir enrôler sans distinction « les chrétiens », à moins d'une conception plus monopolistique qu'œcuménique du terme. De même à propos du collectif « les croyants » : faudrait-il intégrer dans ce collectif l'ensemble des religions présentes en France qui peuvent avoir leurs propres instances représentatives – à l'instar de l'institution catholique et de sa Conférence des évêques de France, dont le président n'était pas l'archevêque de Paris ? Enfin, il faut également compter ici avec ces initiatives déjà évoquées, parallèlement, en convergence ou le plus souvent en concurrence avec l'engagement de la hiérarchie catholique ou cherchant à la mettre en difficulté, émanant de groupes de pression, de formations associatives se livrant, parfois méthodiquement à ce type d'entreprise protestative notamment en estant en justice.

8 Ces formations prétendent agir au nom des mêmes collectifs que ceux avancés par les dirigeants catholiques et justifient leur initiative en raison d'une frilosité coupable de cette même hiérarchie pourtant garante de l'intégrité des « valeurs, thèmes, images et symboles » chers à tout membre du collectif, catholique ou chrétien. Une compétition de représentativité réprobatoire pourrait ainsi exister entre les uns, une hiérarchie qui d'ailleurs créera en 1996 l'association Croyances et Libertés7, et ces formations. Compétition, si l'on veut bien entendre par là, dans le paysage des fractures et des enjeux qui traversent l'institution catholique issue du Concile Vatican II, ce concours entre les uns et les autres pour le maintien ou la conquête d'une position dominante, sinon manifeste dans la gestion des instrumentations cultuelles.

Mobilisation et action de justice

9 Dans notre perspective, ce que l'on appelle « exercice réprobatoire » consiste en son principe élémentaire à manifester – communiquer publiquement – un mécontentement et à tenter d'agir sur l'état de choses qui l'a provoqué. Dans un domaine comme celui de la religion, notre système démocratique permet ce type d'exercice sans garantir pour

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autant aux prétendants à la correction des choses qu'ils obtiennent satisfaction. Ce système nous semble encadrer deux niveaux d'actions d'un tel exercice.

10 Le premier résiderait dans cette « force actionnelle » de mobilisation que constituerait la capacité propre de plaignants de religion à se prendre en charge, à faire parler de ce qui origine leur démarche, à se prévaloir de représenter bien d'autres personnes également touchées ou « blessées », et d'agir ainsi en leur nom. Capacité, alors, à intéresser d'autres à son mécontentement, « l'opinion publique », à mobiliser derrière soi en faisant se rapprocher le plus grand nombre possible de personnes sur sa cause. Et, éventuellement fort d'un large consensus, faire pression pour parvenir à la modification de ce que l'on incrimine.

11 Un second niveau d'actions résiderait dans le recours à une instance arbitrale de la société civile, à la fois commune et extérieure aux parties en présence, en position de juger : l'instance de justice. La relation entre ces deux niveaux ne serait peut-être pas de simple coordination comme par exemple de passer au second après l'échec du premier ; elle demanderait à être problématisée au titre de l'autorité d'une compétence réprobatoire, de sa capacité à imposer de son propre mouvement le règlement de la situation de contentieux qu'elle a ainsi ouvert en manifestant sa réprobation. Par ailleurs, s'agissant de matières de religion, la latitude de vocabulaire que peut accepter ou tolérer le premier niveau d'actions lorsque les plaignants veulent faire part publiquement de l'intensité de leur mécontentement (les termes, par exemple de « blasphème », « sacrilège », « hérésie », « détournement ») n'est plus de mise au second niveau. Il faut pouvoir faire transformer ces imputations endogènes – elles ne concernent pas directement la société civile – dans des qualifications juridiques alors recevables en justice.

12 Que l'on opte pour la solution d'une force actionnelle de mobilisation ou pour l'action de justice ou pour les deux en même temps, il y aura généralement, à la base de la démarche une accusation souvent exprimée dans la sémantique du détournement, que l'on dira par commodité et en généralité, de « traitement indu »8. Celle-ci fonde le reproche adressé à des initiateurs, qu'ils soient auteurs ou éditeurs d'ouvrages, concepteurs d'affiches, producteurs, distributeurs de films, etc., de se moquer, tourner en dérision en livrant au rire et à la connivence publique ceux qui ont investi de leur indéfectibilité ces valeurs, thèmes, objets ou symboles ainsi maltraités. Reproche, du coup, de profiter ainsi d'une intensité d'intérêt des uns et des autres, catholiques, chrétiens ou croyants : d'avoir calculé que, grâce à cet artifice qui pourrait conduire des dirigeants religieux à parler publiquement de la marque qui met en scène ces détournements, ils pourraient obtenir un résultat qui permettrait de tirer bénéfice publicitaire et commercial de l'opération. Ce type de réprobation présenterait deux caractéristiques importantes.

13 D'une part, dès lors qu'il se réaliserait dans la dynamique du reproche, il procèderait de son mécanisme interactionnel et de cette logique de contrainte qui consiste, en prenant un tiers juge et arbitre (le public), à placer l'autre dans l'impossibilité de se ménager une position de retrait sauf à ce qu'il perde la face. Reprocher, ce serait ouvrir de soi- même cette relation à trois qui entend mettre celui à qui l'on s'adresse devant la difficulté d'un choix forcé, de préférence celui de donner satisfaction en s'excusant, s'amendant, réparant. Ce dernier ne pourrait s'absenter de la relation, son propre silence étant interprétable comme un désistement disqualifiant. Dans la situation de crise ainsi ouverte, l'un et l'autre peuvent expressément se justifier en convoquant les

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mêmes règles communes qui fondent une complicité objective de vie en démocratie. L'un, par exemple au nom d'un devoir de respect des convictions religieuses ou de règles implicites d'un savoir-vivre en société ; l'autre, au nom de ces mêmes règles, ou celles d'une liberté d'expression, ou de création artistique.

14 Une seconde particularité de ce type de réprobation, liée à la précédente, concerne la nature de ce que l'on incrimine. La réprobation n'entend pas relever de quelque simple critique ou de réponse à la critique en matière de religion ou de conviction. Elle n'entend pas concerner l'ordre du débat d'échange ; elle déporte ses exigences en inscrivant l'initiative qu'elle déplore dans l'ordre de l'agissement, de l'action blâmable (une agression). Elle signifie par son mouvement même, celui du reproche de tourner en dérision, que ce dont il s'agit ne peut répondre au critère de recevabilité comme cela est permis en démocratie dans l'ordre de la discussion et de l'échange d'arguments critiques, mais relève bien de l'ordre d'un manque de respect, de l'attaque donc de la blessure, de l'offense comme atteinte à l'honneur de chaque croyant et à l'intégrité d'un collectif.

« Valeurs, images, thèmes ou symboles »

15 Le libre accès aux équipements symboliques, leur libre appropriation peut donc engendrer des situations problématiques elles-mêmes déclenchées par une imputation d'agression, des qualifications d'offense ou de « blessure ». C'est que ces valeurs, images, symboles, ici du christianisme – devrait-on en dire autant des symboles républicains, hymne ou drapeau par exemple ? – constituent un espace de vulnérabilité au regard du principe démocratique de liberté d'expression, qu'on la spécifie de souveraineté artistique, de droit d'appropriation d'une histoire commune imprégnée de christianisme ou d'une latitude d'usage des choses religieuses.

16 Croix chrétienne, figurations de la Cène et autres « choses » (res) de religion offrent cette particularité qu'elles peuvent avoir statut de symboles, de marques de reconnaissance ou d'appartenance religieuse, mais que ce statut est en permanence sujet à confirmation en raison même de la nature de notre système démocratique et ses garanties de liberté d'expression (d'appropriation). Leur appropriation est exposée aux différends d'estimation ; les situations à contentieux, que ces contentieux se règlent dans l'amiabilité discrète ou soient en déclaration publique effective, seront précisément autant d'activités de confirmation de statut. Leur consistance de symboles y est alors soumise à la vérification de sa résistance : consistance ainsi partagée entre une stabilité d'objectivité formelle en tant que croix, etc., puisque ce sont autant d'inscriptions matérielles, de morphologies, et une stabilité, disons « ontologique » : cette grande indéfectibilité qui les confectionne et valorise en entité symbolique – la valeur de préciosité que leur confie l'engagement croyant ou l'attachement d'appartenance. Engagement croyant ou attachement d'appartenance n'excluent nullement, d'ailleurs, cette distanciation familière qui peut s'octroyer des marges de manœuvre dans sa relation à l'objet, croix ou autres, jusqu'à la plaisanterie – elle-même soumise à enquête d'estimation quant à la nature voire à la charge d'intensité de la mise à distance que constituerait la « modulation » plaisante.

17 Mais, engagement croyant ou attachement d'appartenance offriraient cette particularité essentielle de faire lever ces croix et autres objets de l'inertie d'objectivités formelles : particularité alors, de leur assurer un mode de

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fonctionnement qui les consacre en entités symboliques. Aussi, se saisir de telles morphologies, vouloir bénéficier de leur stylistique dans une mise en œuvre quelconque, artistique ou publicitaire, ce sera se placer – et être censé le savoir ? – dans la zone d'influence d'une prétention de l'engagement croyant ou de l'attachement d'appartenance à avoir un droit de regard ou de suivi sur le traitement opéré. C'est ce que l'on appellera un principe de vigilance, lui-même soumis à des règles, disons, de vérité démocratique, le système démocratique mettant à sa disposition un certain nombre de ressources. Dès lors qu'un plaignant, dans sa requête publique, se prévaut de l'autorité des valeurs démocratiques pour se plaindre d'un mauvais traitement en la matière, il doit porter ses objections et ses exigences devant tous, en faire connaître expressément les termes, en surveiller la recevabilité dans la forme et l'acceptabilité sur le fond : il doit savoir solliciter le consentement du plus grand nombre (y compris ceux extérieurs à son groupe religieux d'appartenance) aux fins et réquisits qui arment sa requête.

Reprise en main ?

18 Nos décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix en France ont été marquées par un certain nombre de situations (une vingtaine au moins) ainsi générées par des interventions de réprobation de la part de dirigeants religieux, de groupes traditionalistes, à propos de films ou de leurs affiches, d'ouvrages photographiques, de visuels de marques commerciales, d'articles de presse satirique ou non, critiques envers des prises de position du pape, d'autorités ecclésiastiques, des rappels à l'ordre ou des écrits du magistère. Et autres.

19 Faudrait-il parler d'une augmentation sensible et progressive de telles interventions, notamment dans la seconde décennie ? Et dès lors, d'un durcissement des autorités catholiques notamment à travers la création de l'association Croyances et Libertés, craignant tant l'activisme de groupes de pression traditionalistes crispés et relativement efficaces sur ce terrain sinon pour obtenir gain de cause du moins pour faire parler d'eux, qu'une dissémination – comme une crainte de « libéralisation » ? – de l'équipement symbolique chrétien dans la dynamique de « désinstitutionalisation du religieux » qui caractériserait nos sociétés actuelles ? Bref, une sorte de « reprise en main » de l'institution ? Dans la plupart de ces situations protestatives, s'affirmeront et se combattront des positions antinomiques. Associations estant en justice plus ou moins systématiquement, attaquant, par exemple, pour « diffamation raciale envers les catholiques » ou encore pour « appel à la haine contre les chrétiens », « discrimination religieuse », « racisme anti-chrétien » à propos d'affiches, de dessins satiriques sur l'actualité religieuse ou politico-religieuse. Autres, en face, protestant par exemple contre tel article du nouveau code pénal vu comme contournement du principe républicain de laïcité, ou dénonçant non seulement, une existence diffuse de la censure mais du coup, sa privatisation aux mains de groupes de pression religieuse ou morale. Autres également : des particuliers croyants ou non, de confession catholique ou autre, intellectuels, philosophes, moralistes, politiques se prévalant d'une position d'extériorité, renvoyant éventuellement les protagonistes dos à dos, crispations sur l'intégrité de signes fondateurs d'un côté, conceptions intransigeantes d'une liberté d'expression de l'autre, et plaidant pour un horizon d'amiabilité en la matière (des « armistices pratiques »).

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20 Pour l'essentiel, les débats argumentatifs entre protagonistes, d'une affaire à l'autre, se regroupent sous quelques grands topoï dont on pourrait schématiser les plus échangés comme suit : liberté d'appropriation (d'interprétation) de textes religieux garantie par le modèle démocratique français, et qui, de toute façon, doivent être considérés comme partie intégrante d'une histoire culturelle, d'un patrimoine ouvert à chacun. À quoi l'on oppose un impératif de respect des convictions religieuses, les uns dénonçant une volonté de censure, un retour à l'ordre moral, les autres, une provocation. De telles montées au créneau de bien-pensants, ajoute-t-on parfois, relèvent du risque inéluctable à prendre pour garantir à nos sociétés l'intégrité démocratique d'une liberté d'expression. Corollaire des précédents : l'argument d'une souveraineté de la création artistique qui n'aurait que faire du prêchi-prêcha compassé d'une Political Correctness. À quoi les premiers opposent le déni artistique : la liberté de l'artiste, du créateur est une chose, il importe de la respecter au plus haut point, mais elle ne saurait jamais être confondue avec la recherche du profit ou de la notoriété sur le dos des catholiques, ou des chrétiens, ou des croyants.

Hausser le ton

21 Pour illustrer le dispositif précédent, on retiendra principalement deux moments saillants sur cette période d'« affaires », plus précisément dans la seconde décennie : fin octobre 1991, deux interventions, coup sur coup, d'ecclésiastiques importants ; le président d'alors de la Conférence des évêques de France, Joseph Duval, archevêque de Rouen, et l'archevêque de Paris, Jean-Marie Lustiger. Puis encore, en février 1998, ce que l'on appellera par commodité la « Scd Volkswagen » : une dramatisation médiatique autour d'une publicité de la marque de voitures Volkswagen, qui verra à nouveau l'archevêque de Paris monter en première ligne, ouvrir sur un ton vif un débat autour de l'usage publicitaire de thèmes et symboles fondateurs chrétiens. Il y eut donc en octobre 1991, deux interventions, étroitement solidaires. D'une part, le discours d'ouverture, le 27 octobre 1991, de l'assemblée plénière des évêques à Lourdes par son président en exercice, J. Duval. D'autre part, dans le sillage et la logique du précédent, une interview, le 31 octobre, de l'archevêque de Paris au Figaro à l'occasion des dix ans de Radio Notre-Dame. Dans les deux cas, le topos du détournement et corollaire, l'accusation de traitement indu serviront des incriminations de pratiques publicitaires voire de médias soupçonnés de complaisance si ce n'est de complicité à leur endroit.

22 « Protestations contre le mépris de la religion. L'Église catholique n'a pas apprécié l'affiche montrant un prêtre et une religieuse échangeant un baiser » (Le Figaro, 28 octobre 1991), « Mgr Duval riposte aux “agressions” des publicitaires » (Le Monde, 29 octobre 1991) titreront par exemple ces deux grands quotidiens nationaux, se référant à un passage relativement bref de l'allocution d'ouverture de l'assemblée plénière des évêques de France, par le président de la Conférence. Une allocution qui traitait cependant de bien d'autres sujets, hors ceux, assurément solidaires, touchant à une gestion politique de la laïcité (dont le thème, aigu à l'époque, des rythmes scolaires et de l'enseignement du catéchisme) : « Depuis quelques années, déclarerait-il, des artistes, des publicitaires, se sont emparés des images et symboles religieux pour les utiliser dans un sens qui les travestit et les tourne en dérision [...] La religion catholique est devenue l'une des sources dans laquelle puisent les créatifs pour la production d'images publicitaires. Si quelques-unes [...] restent dans les limites d'un humour bon

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enfant, d'autres sont vécues par les catholiques comme une véritable agression. Certains d'entre eux sont profondément atteints dans ce qui fait leur unique raison de vivre, leur unique richesse : leur foi en Jésus-Christ. Au nom de ceux et celles qui sont blessés dans leur foi et leurs convictions religieuses, je demande que la foi catholique soit respectée au même titre que l'est celle des autres croyants de ce pays. Il s'agit d'un droit dont les pouvoirs publics sont garants »9.

23 Aucun nom particulier de marques publicitaires n'était expressément cité, mais les comptes-rendus de presse avançaient notamment les cas récents à l'époque de visuels, d'une part de la marque de préservatifs Mannix [« Scd Mannix »] – la légende « Aimez- vous les uns les autres » accompagnait le geste d'un homme et une femme ouvrant un préservatif (on sait la réticence, à l'époque, de l'épiscopat devant une campagne de prévention contre le sida misant fondamentalement sur la sécurité des rapports sexuels par le préservatif) – et d'autre part, de la marque vestimentaire italienne Benetton [« Scd Benetton »] pour la saison automne-hiver 1991-1992 : une affiche noir et blanc présentant, dira le dossier de presse, « un curé et une bonne sœur s'embrassant tendrement [...] »10. Ajoutons que l'AGRIF venait d'être déboutée de sa plainte contre cette dernière affiche par le tribunal de Paris quelques jours avant l'intervention de J. Duval, mais avait partiellement obtenu succès dès lors que le tribunal précisait : « C'est à juste titre que l'AGRIF, association plaignante, fait valoir le caractère provocant et agressif de telles affiches qui peuvent être de nature à heurter les catholiques dans leurs sentiments religieux ».

24 Tout en généralisant sa critique, c'est également à cette dernière publicité en particulier que s'en prendrait l'archevêque de Paris dans un entretien au Figaro quelques jours plus tard. « Quant au christianisme, dira-t-il, il est soumis à un véritable pillage. Certains utilisent son symbolisme et les ressources du sacré le plus précieux. Ils se servent de tout ce qui touche à l'intime des consciences, à l'engagement d'une vie, pour des fins commerciales. On ne compte plus les détournements d'images, de vocabulaire, de textes au détriment du respect qui est dû aux croyances d'autrui [...] C'est un comportement de prédateur [...] Les pillards, d'ailleurs, ne sont pas fous ! Ils savent bien qu'il y a des trésors à exploiter ; ils constatent que le public le sait et n'y est pas indifférent [...] Quel courage ! Une agence de publicité, pour accréditer le nom d'une marque, n'hésite pas à manier suavement tout ce qui peut choquer ou blesser les Noirs et les Blancs, les juifs et les musulmans, les curés et les bébés ... Quel génie publicitaire ! D'autres ont, peut-être, une intention plus idéologique lorsqu'ils caricaturent, par ignorance ? ce que croit l'Église et ce qu'elle enseigne. Ils tournent en ridicule, parfois jusqu'à la calomnie, les hommes et les femmes qui y ont engagé leur vie. Ou encore, ils prennent pour objet de dérision le récit de la vie du Christ et ses épisodes que l'iconographie a le plus popularisés. Cet irrespect d'autrui est une atteinte plus grave qu'il n'y paraît au pacte social de notre démocratie. De telles pratiques pourraient être passibles des tribunaux. Elles ont surtout comme résultat de blesser sans raison des hommes et des femmes qui ont droit au respect de leurs concitoyens comme ils ont le devoir de respecter autrui » (Le Figaro, 31 octobre 1991).

« Mes amis, réjouissons-nous... »

25 Autre moment saillant, a-t-on dit, dans ces mêmes années quatre-vingt-dix : à propos de l'une des affiches publicitaires de l'agence DDB-Needham France pour la firme

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Volkswagen et sa « Nouvelle Golf », campagne lancée la troisième semaine de janvier 1998 et prévue pour durer un mois environ (le coût était estimé à quelques cent millions de francs). L'une des affiches, celle principalement incriminée représentait un tableau de la Cène (qui pouvait rappeler la fresque de Léonard de Vinci), le dernier repas partagé par le Christ avec ses disciples, et lui prêtait les paroles suivantes : « Mes amis, réjouissons-nous, car une nouvelle Golf est née ». De leur propre aveu, les concepteurs pensaient pouvoir intégrer dans l'aboutissement commercial qu'ils escomptaient de leur programmation visuelle, cette idée que « certains croyants seraient probablement choqués », qu'il y aurait « sans doute beaucoup de courrier », mais qu'ils comptaient sur « leur sens de l'humour »11. Les autorités ecclésiastiques catholiques, à travers l'association Croyances et Libertés, décidèrent d'assigner devant le tribunal de Grande Instance de Paris l'agence de publicité et la firme automobile, pour permettre, selon elles, d'ouvrir un débat de fond sur le « détournement » de thèmes et de signes religieux, du moins à des fins lucratives. L'affiche était ainsi accusée d'« offenser gravement des croyants » en « détournant » des scènes de la Bible pour « convaincre du caractère mythique de la nouvelle voiture ».

26 Nul doute, si l'on en croit leur réaction, que les initiateurs de l'affiche publicitaire furent eux-mêmes surpris par la violence et l'intensité médiatique de la réaction des dirigeants catholiques : « On est vraiment dépassé par la réaction de l'Église. On est conscient que cela prouve les limites d'une certaine forme d'humour. On ne revendique pas le fait d'avoir choisi la provocation. On avait vu que la religion était à la mode après les JMJ, c'est tout. On retire les affiches, on est désolé, on ne peut pas faire plus », dira le directeur général de DDB12.

27 L'archevêque de Paris entendait saisir l'occasion de cette affiche pour ouvrir une campagne d'explication dans la presse, notamment dans le quotidien Le Monde du 7 février, sous le titre Questions aux fils de pub, sur les raisons pour lesquelles une action de justice avait été intentée dans le cas présent : une procédure sur le fond, sans demander pour autant le retrait de l'affiche incriminée. Et ce, pour sensibiliser les fils de pub que le prélat interpellait au nom du collectif « chrétiens », prenant argument du cas publicitaire présent pour ouvrir un débat plus général sur le manque de scrupules d'entreprises publicitaires, « Le dur désir d'argent justifierait tout et n'importe quoi en matière de publicité », qui misaient sur l'émoi, la blessure des convictions croyantes et ses retombées commerciales. « Ah ! La bonne idée que ce Christ volé de lui-même, que cette Eucharistie piétinée par la dérision. Eh bien oui, nous le disons et nous l'écrivons : nous sommes offensés, nous sommes blessés au plus vif que des hommes qui ne cherchent qu'à vendre s'en prennent avec un tel cynisme à un acte fondateur de notre foi ! ».

28 Un débat eut effectivement lieu, principalement dans le quotidien Le Monde, à la suite de l'intervention écrite du prélat, en particulier sur un caractère excessif du propos : « une diatribe dont la nuance n'est pas la caractéristique majeure », écrira le président de l'Association des agences-conseils en communication (Le Monde, 17 février 1998) ; sur l'utilisation de la publicité par l'institution ecclésiastique elle-même : « En comparaison, nos publicitaires d'aujourd'hui [...] sont de bien pâles enfants de chœurs » (Michel Delhon, Le Monde, 17 février 1998) ; sur le contraste entre la vivacité de ton de l'archevêque et l'issue négociée, un arrangement financier bénéficiant au Secours catholique : « Aussi ma stupeur est-elle indescriptible de découvrir que ce torrent d'édifiante et pieuse colère expire en vertueux arrangement », écrira le dominicain

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Jean Cardonel (Le Monde, 26 février 1998). Critiques également, sur la compétence procédurale de l'association Croyances et Libertés, stigmatisée comme un volet « de la reconquête “culturelle” du Vatican » par le directeur de rédaction du magazine Golias (Le Monde, 13 février 1998), lui-même vivement critiqué – « Les pétards mouillés de l'ultra-gauche catholique » – par Philippe Warnier, « membre actif de l'Église catholique considéré parfois comme un trublion de gauche », y écrira-t-il. Et le directeur de la revue Prier d'ajouter à propos de l'association : « L'initiative des évêques, ils en sont les premiers conscients, n'est pas sans risques et on sait qu'elle vise à couper l'herbe sous le pied à l'aile traditionaliste du catholicisme français » (Le Monde, 26 février 1998).

Vivacité élaborée

29 À examiner le cadre de prise de parole de ces deux hauts dignitaires catholiques face à la société civile et le statut plus ou moins indécis de leurs interventions, l'exercice réprobatoire semblerait en l'occurrence pouvoir s'octroyer quelques marges de manœuvre.

30 L'une, ce cadre solennel d'une allocution du président de la Conférence des évêques de France en ouverture de la partie publique de son assemblée plénière. La deuxième, l'indécision et la souplesse d'un genre, l'interview de presse dans un grand quotidien national connu pour sa sensibilité catholique – un genre passablement proche ici de celui de « l'entretien » dans la vieille littérature apologétique : le dialogue avec un interlocuteur ne viserait pas tant à débattre qu'à construire, dans la bienveillance d'un questionnement (et la proximité avec un lecteur déjà acquis) une figure d'adversaire à la mesure des arguments de l'auteur. Dans le passage du Figaro cité précédemment, l'archevêque de Paris répondait à une question ainsi formulée : « Trouvez-vous que les chrétiens, et les catholiques en particulier, sont des victimes de l'esprit d'irréligion et sont devenus la cible d'une campagne systématique de moquerie ou de dénigrement dans les médias ? » (Le Figaro, 31 octobre 1991).

31 Non moins souple parce qu'indécise, la troisième intervention en 1998 [« Scd Volkswagen »], toujours de l'archevêque de Paris : un billet d'humeur en quelque sorte, dans le quotidien Le Monde, qui pouvait donner l'impression, sous ses questionnements unilatéraux adressés aux publicitaires, de vouloir non tant débattre lui-même avec d'autres que de faire débattre à son propos.

32 Ces trois interventions auront la stabilité de la communication écrite, imprimée et diffusée. De sorte que, s'il faut estimer une certaine vivacité de leur part (« riposte », « hausser le ton », « coup de colère », « critiquer vivement » peut-on lire dans les commentaires de presse à leur propos), et sans nullement douter de la sincérité de l'indignation, on peut raisonnablement penser que les choix de style, de vocabulaire, du lieu et du temps pour dire les choses, ainsi que du support de communication offraient publiquement une mesure de cette indignation, d'autant plus intense que la vigueur avait pu être travaillée pour être ajustée aux circonstances. Le ton réprobatoire mis en scène dans les mots participait d'une dramatisation qui, la médiatisation aidant, pouvait redonner l'avantage face, par exemple, aux groupes traditionalistes, comme dans le cas de l'affaire Benetton évoquée précédemment. Soit encore l'archevêque de Paris, qui reprochait aux concepteurs de la publicité Volkswagen de blesser les chrétiens de façon préméditée : faisait-il, l'archevêque, simple exercice de citation,

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l'autobiographie de Jacques Séguela, Fils de pub ? Comptait-il dans le même temps prendre le chemin de l'humour – ce « sens de l'humour » qu'espéraient nos concepteurs – en les gratifiant d'un titre digne d'une répartie de plaisanterie ? Trop belle occasion de jeu à saisir ? En confiant, à peine innocemment, la permutation du /t/ au /b/ à la perspicacité du lecteur, la réplique récréative basculerait pour qui le souhaiterait dans la riposte ... « injurieuse » ?

33 Cette vivacité dans l'expression des interventions construisait du même coup une matérialité des faits que pointait l'incrimination d'agression : l'intensité du ton offrait à lire la profondeur de la blessure ; chacun pouvait alors, de lui-même, juger des dégâts causés ? Ainsi parlerait-on volontiers, dans ces trois interventions évoquées, d'une vivacité préparée du ton réprobatoire. Porter le reproche dans l'espace public requiert pour de telles personnalités ecclésiastiques à statut d'autorité et pour ne pas perdre la face, une compétence de maîtrise (un jeu avec la violence symbolique des mots) des conditions de recevabilité de la forme. Le mouvement même de la réprobation devrait pouvoir attester de la blessure infligée et, dans le même temps, faire preuve de distance sans prendre pour autant les allures d'un détachement. Bref, « jouer l'indignation » oserait-on dire : savoir s'impliquer dans ce que l'on dit (savoir engager tout à la fois le « je » singulier et un « nous » collectif), donner à lire une intensité de concernement et d'affectation tout en sauvegardant le recul nécessaire qui permette, en ne versant pas dans l'emportement (peut-être même en pratiquant l'humour), de mobiliser le plus grand nombre sur la crédibilité d'une telle dramatisation.

Tacite coopération

34 En fait, la configuration qui se déploie autour d'une mise en accessibilité publique, que celle-ci soit contrainte (cas par exemple de l'affichage sur la voie publique) ou restreinte (il faut s'acquitter d'un droit d'accès, par exemple par l'achat du support, revue ou autre) de ce type de programmations visuelles, affiches ou placards publicitaires, offre une relative plasticité. Aux côtés des scd précédentes, il y aurait bien des cas où des programmations iconographiques publicitaires, jouant sur une relation de renvoi à des choses de religion à susciter chez le regardant pour trouver aboutissement, n'occasionnent pas spécialement d'activité réprobatoire, du moins publiquement. Que de publicités en effet, et depuis longtemps, mettent en scène des figures de la Bible ou de l'hagiographie chrétienne, des fonctions, des objets cultuels ou des personnels d'église pour promouvoir des produits tels que fromages, liqueurs, pâtes, assurances13... Elles n'ont pour autant débouché sur aucune scd. Ce qui ne signifie nullement, de notre point de vue, qu'il n'y a pas eu vigilance de la part de concernés par la relation de renvoi. Autant de montages cultivant avec bienveillance l'acquiescement complice, jouant avec douceur ou familiarité sur l'aspect quelque peu suranné (plus chez nous qu'en Italie) d'une figure cléricale et de sa soutane. Et les concepteurs sembleraient n'avoir pas à redouter de devoir quelque jour argumenter expressément qu'ils n'avaient aucune volonté particulière de tourner en dérision une appartenance religieuse, ni de défier des convictions croyantes. On peut même raisonnablement avancer qu'entamer une action réprobatoire devant de tels montages serait voué à l'échec : elle exposerait probablement davantage son auteur au discrédit que les marques publicitaires ou les initiateurs que l'on entendrait dénoncer. Bref, comme un folklore pittoresque de religion, familièrement désinvolte, florilège de jeux

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de mots (contrepèteries ou paronymies sur le latin du formulaire rituel), de bonnes histoires ou de vieilles lunes à portée anticléricale passablement émoussée. De « l'humour bon enfant », dit-on volontiers.

35 En d'autres cas toutefois, l'exercice réprobatoire s'est opéré relativement discrètement, ouvrant un cadre de contrainte sans publicisation, directement auprès de ses initiateurs qui ont immédiatement marqué leur volonté de coopérer en retirant l'affiche. Ainsi : « Pour prouver que nous ne voulions heurter personne, nous avons tout de suite retiré ce visuel », ont dit les initiateurs de la publicité pour les montres Aktéo, à la suite d'une démarche épistolaire, en juin 1998, de l'association Croyances et Libertés. Le cliché, sous l'intitulé « Ange ... ou démon ? », présentait un corps féminin de dos, passablement dénudé, un rosaire à gros grains noirs entrecroisé sur les épaules, la croix plongeant sur le bas des reins. Il n'y a pas eu à proprement parler situation à contentieux déclaré (du moins en une situation publique effective) dans la mesure où les initiateurs acceptaient de se maintenir dans le cadre de contrainte ouvert par l'association, en réparant immédiatement sans qu'aucun des partenaires n'ait semblé vouloir donner expressément publicité à la négociation – ce règlement à l'amiable n'échappera pas pour autant à la vigilance, par exemple du Réseau Voltaire ; la presse elle-même pourra s'en faire écho, discrètement14.

36 Comment entendre, dès lors, cette qualification d'« humour bon enfant » avancée par le président de la Conférence des évêques de France dans son allocution d'octobre 1991 ? Voici que certaines constructions visuelles publicitaires par exemple pour des pâtes, pour valoriser avec connaissance et gourmandise l'onctuosité du produit, empruntent un costume ecclésiastique – soutane noire et le chapeau à large bord – passablement désuet en France aujourd'hui et ne font pas spécialement problème. Voilà que le même costume, comme d'ailleurs la cornette de religieuse servant une publicité pour une marque vestimentaire également italienne, Benetton, sont utilisés pour représenter un baiser amoureux et déclencheront de vives protestations de dirigeants catholiques – la question du célibat sacerdotal avait été d'actualité à l'époque15. Qualifications d'« humour bon enfant » dans le premier cas, « véritable agression » dans le second : devraient-elles être équivalentes de ces autres « innocente plaisanterie », « aimable taquinerie » contre « moquerie », « dérision indigne » ?

37 Comme celle de « véritable agression », la formule « humour bon enfant » n'est pas purement descriptive ; les deux sont intrinsèquement évaluatives. L'une et l'autre manifestent un avis, absolument négatif dans un cas, ni négatif ni résolument favorable dans l'autre cas – l'indécision valant pour acquiescement tacite ? L'une et l'autre appartiennent au formulaire procédural à la disposition de l'enquête interprétative lorsqu'elle conclut sur la nature de la relation de renvoi à des choses de religion (et l'intensité critique de leur mise à distance), qu'elle les qualifie et communique son jugement. Les règles de fonctionnement de ce formulaire s'établissent sur des relations d'équivalence, de complémentarité, d'exclusion ou d'inversion entre qualifications. Si bien que mettre en avant la qualification de « moquerie » ou d'« agression » vaut pour option sanctionnelle : cela signifie, notifie que l'on a expressément opéré le choix d'écarter son contraire ou inverse comme « taquinerie », « facétie », etc. – catégorie de modération ou de minoration d'intensité à laquelle se proposerait d'appartenir la qualification « humour bon enfant » ?

38 Dans notre perspective, ce jugement de minoration signifierait, non pas qu'une programmation visuelle publicitaire qui n'a pas fait l'objet de réprobation, aurait

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échappé à l'attention d'autorités ecclésiastiques, de groupes de pression ou de tous autres concernés. Ou que, de toute façon, les éléments de religion empruntés ne seraient pas de ceux, aujourd'hui prééminents, d'un équipement symbolique institutionnel d'ailleurs multiforme et nuancé, travaillé par le temps, les déclassements et les défonctionnalisations cultuelles – mais ces dernières signifieraient-elles pour autant un désinvestissement institutionnel ? Au demeurant, ne serait-ce pas précisément ces types de situations à contentieux ainsi provoquées par les mises en jeu de pièces de l'équipement qui donneraient la mesure des priorités, des préférences et des attachements d'indéfectibilité ?

39 Ainsi pourrait-on interpréter la qualification d'« humour bon enfant » comme cette formule tout à la fois de jugement de minoration et d'agrément tacite, ici de l'institution (de ses représentants lorsqu'ils avancent une telle qualification) : une sorte de coopération d'amiabilité à l'obligation de réciprocité ainsi lancée, à la manière d'un défi, par les initiateurs des constructions par exemple publicitaires. Car ces derniers, quelle que soit leur manière de mettre en scène, et en jeu, tel renvoi à la religion (moines replets, psalmodies, croix plongeante sur le bas des reins d'un dos féminin dénudé, etc.), plaçaient en alerte, de ce simple fait de l'emprunt ou du recours, des concernés toujours susceptibles de manifester leur mécontentement, c'est-à-dire de se déclarer, de faire valoir leurs raisons, d'en « pédagogiser » l'intensité, etc. De ce point de vue, nos publicitaires avaient pris le risque, probablement bien calculé en nombre de cas y compris peut-être les plus litigieux, d'initier une configuration de défi dans laquelle des concernés de religion, pouvaient être conduits à se découvrir : par exemple, se déclarer par riposte à travers la réprobation. Or, en nombre de cas il ne s'était rien passé. Il n'y avait eu aucune réaction procédurale sinon celle, avancée a posteriori par une autorité ecclésiastique, de qualification d'« humour bon enfant » : comme pour mieux pointer en la matière des cas, à ses yeux, autrement problématiques ? Suggérons de considérer cette qualification par minoration comme une marge de manœuvre de cette prétention de concerné de religion à un droit de regard ou de suivi (le principe de vigilance) et en situation permanente, devant la société civile, de devoir faire agréer ses requêtes, d'expliquer et de justifier le bien- fondé de son reproche.

40 La qualification signifierait, dans la configuration de défi ainsi créée par les initiateurs, que la coopération des concernés institutionnels, les dirigeants catholiques, se réaliserait dans un engagement d'abstention. Cette abstention étant elle-même sous- tendue par le point de vue selon lequel il serait déplacé ou chimérique d'introduire quelque protestation en la circonstance, qui deviendrait une erreur procédurale tant de telles constructions publicitaires ne relèveraient jamais que d'un simple folklore de religion, ou ne manifesteraient aucune intention dépréciative. Erreur procédurale, si jamais les risques encourus devaient être supérieurs aux enjeux d'une option réprobatoire et aux intérêts conjoncturels du groupe ou de l'institution.

41 Bien plus, il serait dans la nature de cette vigilance de concerné, de surveiller la pertinence de ses interventions, tant les occasions peuvent être diverses. Et tant il pourrait y avoir place pour des nuances dans la mise à distance ludique d'une instrumentation de religion, entre ce qui semblerait devoir relever d'une dérision militante ciblant l'autorité même de l'institution religieuse, et ce qui pourrait relever d'une initiative de type publicitaire qui, précisément, miserait sur une relation de renvoi à telle ou telle chose de religion, mais soucieuse de la portée de son propre

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montage dès lors que des concernés qu'elle pourrait occasionner à réagir devraient être également des consommateurs potentiels.

Sacré à plaisanterie ?

42 Dira-t-on, dans le corpus évoqué précédemment, qu'il existe des thématiques à risque, c'est-à-dire, plus sujettes que d'autres à occasionner une scd ? La thématique de la sexualité serait-elle à plus forte probabilité que, par exemple, celle d'une gourmandise ecclésiastique ? Mais où classer l'affaire Volkswagen ?

43 Le paramètre d'une opportunité conjoncturelle (la pression d'un contexte politique, social, etc.) ne serait-il pas lui-même susceptible, par principe, d'en allonger la liste ? La création de l'association Croyances et Libertés, en facilitant une gestion ecclésiastique des formes procédurales de la réprobation, n'offret-elle pas d'ailleurs, en germe dans ses attendus fondateurs, la possibilité d'un élargissement ou d'un déplacement des thématiques, si ce n'est des situations, possibles ? La perspective esquissée ici n'entend pas tant répondre d'emblée à ces questionnements de thématiques à risque, ni à la nature des mises au rire et à la connivence publique, que les différer pour mieux réorganiser ses conditions de corpus. On part alors de l'hypothèse que c'est dans la pratique des mises en œuvre, et quelles qu'elles soient, des instrumentations symboliques de religion que se teste l'état effectif de leur libre appropriation. Les qualifications (jugements) d'« humour bon enfant » ou de « véritable agression » sont l'une et l'autre des libellés d'une activité a posteriori, et l'octroi à découvert est partie intégrante de ce concret des situations qui produit ou non du contentieux. Comme tels, ces libellés relèvent d'une manifestation sanctionnelle, c'est-à-dire d'une option prise par des dirigeants ecclésiastiques de faire connaître publiquement et valoir de telles qualifications, option préférée à celle, par exemple, de ne pas intervenir, c'est-à-dire de laisser passer ou filer les choses. Il s'agit alors, sans vouloir méconnaître pour autant la sincérité d'une indignation croyante, d'intégrer, dans les conditions possibles de déclenchement d'une scd, cette complexité du paramètre d'une pression ou d'une opportunité conjoncturelle.

44 Au regard de la problématique esquissée dans les pages précédentes – la question d'une disponibilité culturelle des instrumentations symboliques (pour l'heure, de religion) –, on peut suggérer le recours à la notion de sacré à plaisanterie pour travailler sur le terrain d'une compréhension de cette inéluctable possibilité de contentieux qui tient à la difficile coordination, dans nos sociétés modernes, entre libre accès à ces instrumentations symboliques, leur « disponibilité » que garantit idéalement notre système démocratique, et vigilance de concernés, leurs requêtes circonstanciées sur le mode d'appropriation qu'a permis en l'occurrence ce libre accès. La notion introduirait avec elle, pour travailler, le mécanisme interactionnel du défi de plaisanterie16 : une logique d'obligation de coopération en réciprocité et cette disposition tangentielle inhérente à l'exercice de plaisanterie – le test, dans la réciprocité des échanges, au coup par coup, d'une complicité mutuelle devant d'autres, juges et témoins, sur les limites à ne pas franchir dans la « prise » de l'autre.

45 Le défi lancé par un initiateur-concepteur (sa décision d'emprunter aux instrumentations de religion pour la construction, par exemple d'une affiche publicitaire) consisterait ainsi à placer les dirigeants ecclésiastiques dans l'obligation de donner suite, en mettant à l'épreuve leur compétence à se tenir dans le cadre

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commun de cette vérité démocratique évoquée précédemment. Ainsi, ces dirigeants seraient-ils devant l'alternative suivante : soit ne pas intervenir (situations équivoques ou à acquiescement tacite, cf. « l'humour bon enfant ») ; soit se mettre à découvert, c'est-à-dire, prendre l'option procédurale de manifester publiquement sa réprobation. Cette seconde voie – qui fait basculer en scd mais ne constitue pas pour autant une anomalie ou un dysfonctionnement du mécanisme – place l'intervenant sous la contrainte d'une compétence d'indignation conforme à son statut : il lui faut alors savoir convaincre de l'intensité de la blessure tout en gardant la maîtrise de son expression publique en faisant preuve de distance, toutefois sans détachement – éventuellement jusqu'à l'humour ?

NOTES

1. Michel de Certeau, Le christianisme éclaté, Paris, Le Seuil, 1974, p. 18-20. 2. Intervention sur TF1, à l'émission Midi-presse du 24 mars 1985. 3. La notion de « principe supérieur commun » est adaptée de : Luc Boltanski, Luc Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. Appliquée alors à la laïcité : ce sont les situations protestatives du type de celles décrites ici même (parmi bien d'autres dans nos décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix) qui permettent de tester la capacité de ce principe de laïcité à valoir d'accord commun entre les différents protagonistes lorsqu'ils s'affrontent sur les contours à donner, par exemple à une liberté d'accès aux instrumentations de religion. 4. Selon la formule d'Edgard Morin, relevée par Alain de Libera en préface de : Irène Rosier- Catach, La parole efficace. Signes, pratiques sacrées, institution, Paris, Le Seuil, 2004. Elle renverrait ici, s'agissant de notre propre société à pluralisme religieux, à la situation particulière du catholicisme par rapport aux autres religions, longtemps hégémonique y compris dans la manière dont a été historiquement pensée et instituée la laïcité. Dans ce contexte de problématique, on aura garde d'oublier l'utilisation passablement contradictoire que peuvent faire, comme dans les situations à contentieux abordées dans les pages suivantes, les uns et les autres de l'argument d'une culture ou d'un patrimoine culturel de prégnance chrétienne (et catholique). 5. L'Alliance générale pour le Respect et l'Identité française (et chrétienne, ajoute-t-on généralement) [AGRIF] est coutumière des actions de justice en la matière. Signalons parmi les organisations actives dans plusieurs des affaires évoquées ici, outre les comités de Chrétienté- solidarité (fondés par Bernard Antony, également président de l'AGRIF), l'association CREDO fondée par Michel de Saint-Pierre, ou la TPF française (Société française pour la défense de la tradition, famille et propriété, branche d'une internationale fondée au Brésil). Sur l'association « institutionnelle » : Croyances et libertés créée en 1996, cf. infra, note 7. 6. L'affiche du film (2002) de Costa-Gravas, signée d'Oliviero Toscani (ancien photographe publicitaire de la marque Benetton, cf. infra) : la croix chrétienne était fondue dans le même graphisme rouge et noir que la croix gammée. « Provocation inacceptable » pour le président de la Conférence des évêques de France, Jean-Pierre Ricard, rejoint par des associations (intégristes ou non, ni même confessionnelles), ou encore des personnalités de la communauté juive. S'agissant de la Fédération protestante de France : « un électrochoc [...] Il [Toscani] pourrait aller plus loin dans sa cruelle leçon et dessiner d'autres formes de croix tordues par les trahisons

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chrétiennes aujourd'hui ou, à tout le moins, voilée par des silences polis », pour Cl. Marquet dans Horizons du Monde (26 février 2002), qui conclut : « Faut-il ajouter que la croix, adoptée très tôt par les chrétiens comme symbole spécifique, n'est pas la propriété privée des Églises ? Et encore que l'artiste est libre de son interprétation ? ». 7. Déclarée en novembre 1996, créée avec l'assentiment de l'épiscopat français (en tout cas d'un nombre élevé d'évêques), l'association se donnera pour objet : « de défendre d'une part la liberté religieuse, le droit au respect des croyances, d'autre part les dogmes, les principes, la doctrine de l'Église catholique ainsi que ses institutions. Dans le cadre de cet objet, elle se donne notamment pour mission de protéger et de défendre les catholiques des atteintes à leurs sentiments religieux ou à leurs convictions religieuses, qu'ils pourraient subir par la voie de la radio, de la presse, du film, de la télévision, de l'image et de tout autre support [...] Elle se propose, en outre, de lutter contre toutes formes de racisme, c'est-à-dire contre toutes formes de discrimination fondées sur l'origine ou l'appartenance ou la non-appartenance soit à une race, soit à une ethnie, soit à une nation, soit à une religion déterminée. Dans ce cadre, elle se propose d'agir par toutes voies de droit et notamment sur le plan judiciaire » ; je remercie le Secrétariat général de la Conférence des évêques de France d'avoir bien voulu me communiquer le libellé exact des raisons sociales de cette association. 8. Cf. Tractatio (action de manier, de mettre en œuvre) : dans notre perspective et comme terme d'action, tractatio renvoie à une opération « sur », « à l'égard de », « à propos de ». En ce sens, le terme tend à suggérer qu'une entité par exemple symbolique est bien là, intègre, morphologiquement offerte en son usage ecclésial qui en détermine caractéristiques et qualités. Dès lors, toute mise en œuvre de cette entité hors cet usage, la met à l'épreuve, se présente comme un maniement toujours à risque en ce qu'il peut l'affecter (tangere), c'est-à-dire, attenter à son intégrité ontologique en dérangeant ses qualités. Cette mise à l'épreuve n'est pas un re- traitement mais un déplacement, qui peut être évalué et sanctionné en termes positifs ou négatifs (l'histoire de l'art abonde des uns et des autres). Le traitement indu est alors un déplacement inconvenant ou incongru qui peut prendre nom, comme dans nombre d'imputations évoquées ici, de « détournement », « pillage », etc. 9. Cf. La Documentation catholique, 2040, 1991, p. 1081. 10. Pour une analyse de cette « affaire », cf. : Jacques Cheyronnaud, « “Sacré à plaisanterie”. Référence religieuse et disponibilité culturelle », Protée, théories et pratiques sémiotiques, 2, 1999, p. 77-92. Le présent article se propose d'atténuer certaines assertions ou approximations pour ce que j'en ai repéré, de cette publication. 11. Cité par D. Licht, « Volkswagen pèche par dérision », Libération, 5 février 1998. 12. Ibid. 13. Un état des lieux avait été dressé au début des années quatre-vingt par Julien Potel, Religion et publicité, Paris, Cerf, 1981. 14. Cf. par exemple, D. Licht, « Vade retro satiristes », Libération, 24 juin 1998. Voir la note d'information du Réseau Voltaire, 28 juillet 1998 : « Sur intervention de l'association Croyances et Libertés, la société Aktéo a retiré, fin juin 1998, sa campagne de publicité /.../ Cette décision a été prise à l'amiable, afin d'éviter un procès civil. On ignore si, à cette occasion, Aktéo a offert un “don” à une organisation caritative catholique » (allusion au règlement à l'amiable entre Volkswagen et la même association qui retira sa plainte en échange de la somme de quatre cent mille francs versée au Secours catholique). 15. L'affiche piquait-elle au vif une actualité ecclésiastique qui venait de connaître, quelques mois plus tôt, les « démissions de Bec-Hellouin » (l'abandon par le prieur de l'abbaye et la supérieure du couvent voisin, la communauté des religieuses de Sainte-Françoise-Romaine, de leurs charges ecclésiastique pour « raisons sentimentales ») ? Toujours est-il que la topique théologique du célibat sacerdotal ou sa traduction la plus commune et médiatique du « mariage

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des prêtres », question éminemment récurrente, avait été abondamment à l'actualité en France au printemps 1990. 16. Tel qu'on le retrouverait dans la configuration de « parenté(s) à plaisanterie » en ethnologie, si l'on veut bien entendre par là cette institution sociale et morale qui gère des rapports de proximité ou de familiarité entre individus apparentés ou de voisinage. Bref, des « relations à plaisanterie », qui se réalisent en des comportements notamment verbaux passablement insolents qui en d'autres circonstances feraient l'objet d'une sanction d'ordre privé ou public pour violation de règles régulatrices ; on les qualifierait d'insultes ou d'injures. La verdeur des propos ou des actions procède d'une logique de défi ; obligation est faite au destinataire de donner suite à la provocation, de réagir en provoquant à son tour. La surenchère et l'escalade verbale s'y donnent libre cours sous les yeux de proches, juges et témoins. En s'y livrant, chacun des protagonistes fait la démonstration qu'il accepte le jeu, et qu'il coopère pleinement. L'échange de plaisanteries joue par lui-même ce rôle d'information réciproque. Retenons alors, ici, s'agissant de partenaires en interaction devant un tiers juge et témoin et sur fond d'axiologie commune du respect et de l'honneur qui fonde leur complicité, cette disposition à se tester mutuellement dans la surenchère de la répartie, sur les limites de l'échange. L'un des enjeux sera, sous la pression de l'escalade, de se maintenir dans ce régime ludique ; la sortie de l'un ou l'autre des partenaires ferait basculer la partie dans un état de crise dans lequel l'exclu imputerait à l'autre la cause du préjudice subi, en premier lieu celui du déshonneur.

RÉSUMÉS

L'article analyse plusieurs années de situations complexes (« situations à conflit déclaré ») dans lesquelles des symboles religieux, ici principalement catholiques, ont été au cœur de disputes publiques. Ces dernières ne relèvent-elles pas du fonctionnement normal d'une démocratie à principe supérieur commun de laïcité ? L'auteur propose la notion de Sacré à plaisanterie (librement inspirée de celle, en anthropologie, de Parentés à plaisanteries) pour problématiser la question permanente, dans nos sociétés, d'une disponibilité culturelle des instrumentations symboliques, qu'elles soient de religion ou civiques.

The article analyses several years of compounds situations in which religious symbols, mainly Catholics here, were at the origin of public protests (“situations à conflit déclaré”). These are a product of usual functioning in a democracy founded on upper common principle of secularity. About theses cases, the author addresses the question of a Joking Sacred (“Sacré à plaisanterie”) – freely adapted of anthropological expression: Joking Relationships – and problematizes the basic question in our democracies, concerning a cultural availability of symbolical instrumentation, whether religious or civic.

El artículo analiza varios años de situaciones complejas (« situaciones de conflicto declarado ») en las cuales los símbolos religiosos, aquí principalmente católicos, estuvieron en el centro de las disputas públicas. ¿ Estas últimas no dan cuenta acaso del funcionamiento normal de una democracia bajo el principio superior común de la laicidad ? El autor propone la noción de Sagrado por broma (libremente inspirada en la de Parentés à plaisanteries [Parentesco por bromas] de Mauss) para problematizar la cuestión permanente, en nuestras sociedades, de una disponibilidad cultural de las instrumentalizaciones simbólicas, sean éstas de religión o cívicas.

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INDEX

Mots-clés : autorité religieuse, blasphème, publicité, Réprobation, sacré à plaisanterie Palabras claves : autoridad religiosa, blasfemia, publicidad, reprobación, Sagrado por broma Keywords : advertising, blasphemy, religious authority, reprobation, “Joking Sacred”

AUTEUR

JACQUES CHEYRONNAUD

CNRS Shadyc – Marseille

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Note critique

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La caricature anticléricale sous la IIIe République À propos de : Dixmier Michel, Lalouette Jacqueline, Pasamonik Didier, La République et l'Église. Images d'une querelle, Paris, La Martinière, 2005, 151 p. (ill.) Doizy Guillaume et Lalaux Jean-Bernard, À bas la calotte. La caricature anticléricale et la Séparation des Églises et de l'État, Paris, Éditions Alternatives, 2005, 160 p. (ill.)

Isabelle Saint Martin

1 Dans la foulée des publications consacrées à la Séparation des Églises et de l'État, centenaire oblige, deux ouvrages sont sortis en août 2005 sur les caricatures et dessins de presse de l'époque. Certains verront dans ces parutions simultanées sur un sujet très proche un effet attendu de la logique des célébrations, mais il faut se réjouir de cette double parution, et s'étonner qu'il n'y en ait pas eu davantage tant la matière est abondante, et les autres travaux consacrés à la question si peu diserts sur la partie imagée du combat autour de la laïcité. À quelques exceptions près, la majorité des nombreux colloques qui ont porté sur la Loi de 1905 semblent ne s'être préoccupés des images que pour choisir in extremis l'illustration du programme ou la couverture des actes, non sans quelques effets de redites ici ou là ... Leur prudence vient peut être de ce que, si le dessin de presse consacré à l'évènement est prolifique, il est aussi souvent très virulent, peu propice sans doute à illustrer le regard distancié qui convenait à la mise en situation historique. Fort heureusement, les auteurs cités ici ont fait le pari inverse et s'attachent précisément à la mise en images de la polémique, avec toutefois des orientations différentes. Ceci permet à ces deux publications, de pagination à peu près similaire et très raisonnable – on devine que les éditeurs les ont pressés de faire le choix entre texte ou images – d'offrir avec des approches complémentaires un large panorama des questions soulevées par cette iconographie. Dès la couverture, les deux ouvrages manifestent des choix bien distincts dans le champ couvert. Il est amusant de relever qu'ils ont tous deux sélectionné un dessin d'Ashavérus, pseudonyme de Didier Dubucq, directeur de la revue franco-belge Les Corbeaux, diffusée de mai 1904 à novembre 1909, dont le trait caustique se distingue par son originalité dans un univers

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où la rhétorique anticléricale est parfois répétitive. Pour La République et l'Église, un gros abbé grimaçant au nez rubicond déverse directement dans les entonnoirs fichés dans les crânes des écoliers assis à leur pupitre un tonnelet de pieuses pensées, ou superstitions : crucifix et chapelets, crainte du diable et de l'œil qui voit tout 1, etc., ce gavage des jeunes cerveaux signe l'abêtissement auquel conduit l'Église catholique. À bas la calotte détache, sur un fond rouge, une accorte Marianne, arborant bonnet à cocarde, juchée sur un coq batailleur, elle actionne un soufflet de fumée pesticide afin d'exterminer, une bonne fois pour toute, le moine à tonsure, figure d'un clergé honni, monté sur un corbeau terrassé par le coup de patte du coq 2. Ces dessins valent programme et le ton est donné ; l'ouvrage de M. Dixmier 3, spécialiste de la presse satirique illustrée, J. Lalouette 4, professeur d'histoire contemporaine à Paris 13 et D. Pasamonik, journaliste, spécialiste de bandes dessinées, se concentre sur la lutte entre l'Église et la République au moment crucial de la Séparation, dont il retrace à travers les dessins les méandres d'une histoire complexe, la question scolaire en est alors emblématique. Celui de G. Doizy, professeur d'arts appliqués, spécialiste de la caricature 5, et de J.-B. Lalaux 6, ancien vice-président de la Libre Pensée, s'attache plus largement aux formes de l'anticléricalisme en images et ce jusqu'à la « lutte finale », titre du dessin de couverture. Les premiers ont fait le choix de diviser leur propos en un exposé historique d'une soixantaine de pages d'une remarquable densité, abondamment illustré, suivi d'un album classé par thèmes (animalisation, mœurs ecclésiastiques, école, Vatican, etc.) où les dessins sont reproduits en pleine page, le plus souvent avec l'intégralité de la couverture et la manchette du journal, mise en page précieuse pour l'historien. Les légendes qui les accompagnent sont indéniablement un des points forts du livre, précises et détaillées, elles resituent parfaitement le dessin dans son contexte immédiat et donnent la clé d'allusions politiques qui pourraient ne plus être perçues par les lecteurs. On regrettera toutefois que, sans rien sacrifier des illustrations, le texte n'ait pu être étendu plus avant ; en outre, la séparation entre l'album et l'exposé général tend à marginaliser l'étude iconographique alors qu'elle aurait pu être davantage insérée dans le développement comme partie prenante du propos. En annexe sont présentés les principales revues dépouillées ainsi qu'un aperçu biographique des grands noms du dessin anticlérical qui contribuent à faire de l'ouvrage une véritable mine. Les auteurs d'À bas la calotte ont suivi un parti différent, le texte, plus abondant, est étroitement associé au commentaire d'une riche iconographie qui ne se limite pas à la presse mais, selon l'objet d'étude qu'ils se sont donné, couvre également la carte postale ou l'illustration de fascicules et livrets tels que les bibles comiques et satiriques et les diverses vignettes ou papillons anticléricaux. Le dialogue entre texte et image est parfaitement assuré et il faut saluer l'ampleur de la recherche iconographique, le croisement des sources permettant de restituer dans sa diversité le discours anticlérical jusque dans ses supports les plus obscurs. Il est dommage, compte tenu de la qualité de l'ouvrage, que le choix ait été fait de ne pas mentionner systématiquement dans les légendes, la date de parution des dessins dans tel journal ou revue. Enfin, les auteurs mêlent parfois des prises de position personnelles à l'analyse historique, ainsi la conclusion brosse un rapide tableau du siècle qui a suivi la Loi de 1905 pour déplorer que « la quasi-totalité des grands partis défendent ou respectent les clergés dans leur ensemble, au point, souvent, de chercher à leur complaire » (p. 153), et le parti communiste lui-même n'échappe pas à leur critique, alors qu'ils mettent leurs lecteurs en garde : « L'Église et son rôle néfaste sur la société sont loin d'avoir disparu », bref, la Séparation reste à

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faire ! (p. 154). Ce ton militant, joint à quelques raccourcis historiques sans nuances, donne à l'ouvrage une coloration plus grand public, qu'il convient de souligner mais aussi de dépasser pour tenir compte de la richesse du dépouillement effectué et des analyses graphiques proposées.

2 En effet, ces publications ne doivent pas être lues seulement comme des recueils – amusants et/ou irritants selon les goûts – d'images d'un autre temps qui viendraient en contrepoint des beaux livres d'art religieux. Il importe de rendre au dessin de caricature toute sa portée dans l'analyse des faits politiques. L'un des premiers historiens du genre, Boyer de Nîmes, écrivait « dans toutes les révolutions, les caricatures ont été employées pour mettre le peuple en mouvement. [Elles] sont le thermomètre qui indique le degré de l'opinion publique » 7. À cet égard, il était inévitable que les publications parues cette année soient concentrées sur la Séparation sans vraiment pouvoir, suffisamment, remettre en perspective les représentations étudiées dans une plus longue durée. Les quelques pages consacrées à l'héritage du passé sont précieuses mais rapides et le parti pris éditorial qui consiste à ne donner qu'une bibliographie succincte et pas de notes, ou l'inverse, n'invite guère à prolonger le regard. Pourtant, si le terme anticlérical se forge au milieu du XIXe siècle, le dessin qui s'y rapporte est presque aussi ancien que les sujets qu'il moque. Mais un résumé de ce parcours entrerait, ici, dans des aperçus historiques trop éloignés du contexte politique étudié pour être toujours pertinents. En effet, les caricatures du clergé ont bien souvent été véhiculées à usage interne dans les polémiques intra-religieuses sur les nécessaires réformes des Ordres ou encore au temps fort des guerres de religion. C'est surtout autour de la Révolution française que se précise, à partir de formes anciennes, un vocabulaire de l'image qui marquera durablement le dessin anticlérical 8. On y trouve déjà les déformations physiques qui rendent expressif le corps du clergé pour en faire saillir les abus et le non respect des règles pourtant posées par l'Église : gourmandise, voire penchant pour la bouteille, dépravation, lubricité, sadisme, cupidité, tout ceci alimente le thème du « gros » et du « gras », du clergé ventripotent et fornicateur. Le sujet sera repris sous la IIIe République avec les allusions à la maltraitance d'enfants confiés aux maisons d'éducation religieuse, en butte à d'iniques châtiments corporels sinon à la concupiscence de leurs maîtres. L'intégrité physique mise à mal répond à l'idéalisation ascétique du corps éthéré dans les représentations chrétiennes traditionnelles que ces images entendent précisément dénoncer, elle s'accompagne d'une animalisation dont les effets comiques sont anciens et qui jouent bien souvent sur les présupposés du bestiaire médiéval. Le moine lubrique et obscène devient un porc ou un bouc, le clerc ignorantin a des oreilles d'ânes, les ouailles ne sont que de stupides oies, le complot jésuite ou clérical est dénoncé par les tentacules de la pieuvre. Enfin, les hommes en noir sont assimilés à des corbeaux, ou affublés d'éteignoirs, signes de l'obscurantisme que le flambeau de la lumière, hérité de l'iconologie classique qui l'associe à l'aurore et à la connaissance, vient dissiper avec les progrès de la Raison. La rhétorique d'opposition est ensuite développée à l'envi : tout est prétexte à stigmatiser les mœurs ecclésiastiques et l'on passe vite du dessin humoristique à l'obscène et à la scatologie, thème récurrent de la caricature politique et qui, de longue date, n'a pas épargné le corps des gouvernants 9.

3 Toutefois, la violence de ces images divise jusque dans le camp anticlérical, certains craignant que celles-ci ne soient contre-productives ; en outre, elles offrent les armes inverses au camp opposé qui ne se fait pas faute de réagir (en diabolisant les figures du

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gouvernement, ou encore le « baptême civil » : l'enfant apparaît alcoolique dès le biberon, dessin de Vignola pour Le Pilori, La République et l'Église, p. 51), aussi voit-on un mouvement « réaliste » préférer les représentations non excessives du clergé en pariant sur un usage pédagogique de la comparaison. Lors du congrès international de la Libre Pensée en 1905, les organisateurs finissent par choisir des cartes postales représentant avec sobriété le pape en tenue d'apparat, entouré des insignes pontificaux et surmonté d'une légende : « la dernière Idole » (À bas la Calotte, p. 65). Mais ces réserves sont limitées à l'élite du mouvement, et les caricatures obscènes ne manquent pas. Si elles ne sont pas toutes publiées dans les journaux, on les trouve en vignettes ou papillons à coller que les militants sont invités à diffuser partout et jusque sur les confessionnaux... Cartes postales, tracts, affiches, sont autant d'images volantes dont la trace se perd vite et dont il est particulièrement précieux de restituer l'usage. Progressivement, la Libre Pensée s'organise à l'échelle nationale et locale, elle s'appuie sur la Ligue anticléricale de Léo Taxil et ses publications (L'Anti-Clérical 1879-1882, puis La République anti-cléricale 1882-1885), et l'on voit se mettre en place une politique de propagande qui entend répondre à grande échelle à l'impact séculaire de l'image pieuse dont elle détourne les codes pour tenter d'imposer visuellement d'autres stéréotypes et ruiner la crédibilité ou la sacralité des premiers.

4 Que peut alors faire le camp catholique 10 ? Sans doute réplique-t-il par des représentations sataniques de Combes, animalisé et diabolisé – alors que les opposants le voient comme un Saint-Michel terrassant le dragon clérical – et par des attaques contre les libres penseurs et les francs-maçons dans Le Pèlerin ou La Croix. Mais si la caricature connaît un tel apogée sous la Troisième République 11, c'est surtout parce que la législation a permis une liberté bien supérieure aux décennies précédentes. Les débuts de la Monarchie de Juillet avaient vu un premier essor de la caricature anticléricale, faisant suite à la Révolution de 1830, et qui fut stoppé par les lois sur la presse de 1835. Alors que la Deuxième République est plus sensible au thème du catholicisme social, l'anticléricalisme remonte sous le Second Empire, mais le régime de l'autorisation préalable prévaut pour les dessins et gravures sous peine de lourdes amendes. Réapparue sous la Commune, la caricature est en butte aux lois sur la liberté de la presse de 1871 et de 1875 et, même après la victoire républicaine de 1877, un numéro de la Lune rousse (avril 1879), représentant un corbeau coiffé d'un chapeau de jésuite, est saisi sur ordre de la préfecture de police (La République et l'Église, p. 19). Mais la loi du 29 juillet 1881 abroge toutes les dispositions antérieures, y compris la loi de 1822 sur la presse dont l'article Ier réprimait les outrages envers les cultes reconnus par l'État. Seuls les outrages aux bonnes mœurs ou les attaques personnelles peuvent faire l'objet de plainte. C'est donc sur ce terrain que tentera, sans grand succès, de se déplacer l'Église. Ainsi, la célèbre affiche d'Eugène Ogé pour La Lanterne (novembre 1902) que le « journal républicain anticlérical » décrit comme une « figure symbolique, moitié homme noir coiffé du chapeau de Basile, moitié chauve-souris étendant ses ailes au-dessus du Sacré-Cœur et incrustant ses doigts crochus dans la pierre » avec pour titre « Voilà l'ennemi », allusion à ce qui serait la devise de Gambetta, suscite les attaques. La Croix veut y reconnaître les traits du Cardinal Richard, archevêque de Paris et porte plainte pour injures (La République et l'Église, p. 87). Las, l'effet publicitaire du débat contribue plus encore à l'engouement pour cette affiche que La Lanterne propose à prix réduits pour ses lecteurs. Une revue particulièrement militante telle que Les Corbeaux (1904-1909) prend bien soin d'éviter les diffamations personnelles mais elle essuie les hostilités d'associations de pères de famille et le refus de vente de certains

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distributeurs. Enfin, certains thèmes restent manifestement plus sensibles que d'autres : ainsi, en 1899, un numéro de La Calotte est saisi pour avoir représenté une Vierge Marie, au ventre arrondi, en train de tricoter des chaussettes sous le regard perplexe de Joseph (À bas la calotte, p. 40).

5 Certes, comparé à l'obscénité d'autres dessins, celui-ci paraît anodin, mais il ne se contente pas de stigmatiser les clercs, il touche aux figures divines et aux dogmes comme y invitent, depuis les années 1880, un certain nombre de livrets, bibles comiques ou bible farce, dont les figures sont reprises dans une certaine presse. Là encore, les codes de l'iconographie religieuse sont détournés pour susciter par des effets de décalages, de trivialité, ou des anachronismes divers, une désacralisation de l'image. Cet aspect est étudié plus particulièrement dans À bas la calotte 12 alors que La République et l'Église 13 s'en tient davantage aux rapports entre les institutions, ouvre la voie, derrière le burlesque, à des attaques beaucoup plus vives contre la religion et non pas seulement contre l'Église. En effet, certains anticléricaux ne font pas mystère de penser que la Séparation proposée est trop accommodante et que la lutte ne peut en rester à ce stade. Le numéro antichrétien de L'Assiette au beurre (19 décembre 1906) avec le célèbre et violent Ecce Homo de Grandjouan peignant un travailleur aux traits virils bottant le train d'un Jésus au long nez crochu, jeté au bas de la croix. (À bas la calotte, p. 143) en témoigne. Jusqu'alors, la figure de Jésus dans le dessin politique soulignait son caractère social, voire « socialiste » en contraste avec la richesse de l'Église, désormais l'attaque se fait plus directe. Si d'autres dessins de Grandjouan sont tout aussi violents, tel celui où l'homme du peuple apostrophe Jésus en ces termes « Christ, ton agonie n'a duré que trois jours, la nôtre dure toute une vie », l'Ecce Homo laisse voir une allusion antisémite, rare chez Grandjouan, dont la femme était de famille juive. Il faut pourtant rappeler que la grande époque de la caricature fut aussi, autour de l'affaire Dreyfus et après, une des voies de l'image antisémite et le dessin anticlérical n'en fut pas toujours exempt. À ceux qui s'en offusquaient, l'anarchiste Victor Méric répondit « j'ai mangé du curé autrefois je ne vois pas ce qui peut m'empêcher de bouffer du youpin ? En vertu de quoi les juifs nous seraient-ils plus sacrés que les protestants par exemple ou les calotins ou les frères trois points ? L'antisémitisme n'a rien à voir là dedans [...] qu'on nous laisse donc dire notre pensée sur la juiverie cosmopolite et exploiteuse et que les prolétaires juifs protestent et s'insurgent avec nous. » 14, démontrant à quel point il était inconscient de véhiculer lui-même les stéréotypes antisémites. Certes, l'image anticléricale a parfois associé curés, pasteurs et rabbins, sous la même dénomination de « Société anonyme d'exploitation internationale de la bêtise humaine » (dessin paru dans La Calotte en 1908, À bas la calotte, p. 116), et ne marque pas de préférence entre les cultes. Il y avait même un mouvement d'ouvriers juifs parisiens organisant des bals anti-Kippour, mais le gros des attaques, et le contexte historique l'explique, se concentre sur le christianisme. Relevons toutefois une différence importante, si odieuses qu'aient pu être pour les fidèles ces images obscènes ou volontairement blasphématoires à l'égard des dogmes, elles attaquent principalement le clergé, qui se trouve indéniablement totalement ostracisé, elles vont jusqu'à s'en prendre aux croyances, même si c'est moins direct dans la grande presse, mais elles ne font que ridiculiser les croyants sous la figure d'oie ou d'idiots totalement décervelés ou aveuglés, elles ne les stigmatisent pas dans leur race... Dans la logique anticléricale, il suffirait au croyant d'être enfin touché par la lumière de la raison pour sortir des ténèbres, ce qui, point n'est besoin de le préciser,

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ne sera pas le mode de pensée des caricatures antisémites qui vont se multiplier jusque dans l'entre-deux-guerres.

6 La grande période de l'image anticléricale s'achève avec les premières décennies du XXe siècle et ce alors qu'elle avait eu un rayonnement international comme en témoignent les publications italiennes, l'Asino, espagnoles, Papitu, tchèques, Rudé Kvéty ou allemandes, Der Wahre ou le Simplicissimus dont La République et L'Église reproduit quelques très beaux dessins (voir notamment le trait percutant et le sens des aplats de couleurs de Gabriele Galantara) qui n'ont rien à envier aux œuvres graphiques de Grandjouan, Kupka, Jossot, Roubille, André Gill, Pépin, pour ne citer que les plus célèbres. Mais à l'orée du siècle d'autres combats prennent le pas, le combat social d'abord, et les dessinateurs anarchistes ou pacifistes ne manqueront pas de renvoyer dos à dos la Marianne républicaine et l'Église lorsqu'il s'agit d'endoctriner les masses, le combat national enfin, qui impose de rétablir l'unité des deux France un temps divisées. Une page se tourne, même si À bas la calotte esquisse la suite avec quelques dessins empruntés à Charlie Hebdo ou au Canard enchaîné. Ce retour sur le temps virulent de la caricature anticléricale permis par ces deux passionnantes publications invite à s'interroger tant sur le vocabulaire du portrait charge qui ne reproduit pas le réel mais cherche toujours à en déformer les traits pour plus d'expressivité, que sur ses signes de permanence, mais aussi sur l'efficacité de la politique de diffusion de ces images multiples, les modes de censure et la législation en vigueur, corollaire obligé du seuil de tolérance à l'égard des attaques visuelles, car la violence des débats n'est pas occultée et nous renvoie à nos propres seuils de tolérance privés ou publics, à l'articulation que pose chaque société entre « liberté de pensée » et « liberté d'expression ». Revenons enfin à Boyer de Nîmes (1792) « ceux qui savent maîtriser les variations [des caricatures], savent maîtriser aussi l'opinion publique » 15. Les caricatures de la IIIe République n'ont pas seulement réjoui ou consterné leurs lecteurs, elles ont eu leur part politique dans les affrontements idéologiques et dans le combat autour de la laïcité en banalisant un imaginaire visuel associé à la séparation des Églises et de l'État.

NOTES

1. « L'enseignement clérical », dessin d'Ashaverus, Les Corbeaux, no 140, 1er décembre 1907. 2. « La lutte finale », dessin d'Ashavérus dans Les Corbeaux. 3. Voir, notamment, Élisabeth et Michel Dixmier, L'Assiette au beurre, Paris, Maspero, 1974 4. Voir, notamment, Jacqueline Lalouette, La Libre Pensée en France de 1848 à 1940, Paris, Albin Michel, 1997 ; La Séparation des Églises et de l'État. Genèse et développement d'une idée (1789-1905), Paris, Éditions du Seuil, 2005. 5. Après un DEA sur la revue satirique illustrée franco-belge Les Corbeaux, Guillaume Doizy achève une thèse à l'université de Picardie sur la caricature anticléricale.

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6. Également ancien président de la Libre Pensée du Nord, et collectionneur de documents anticléricaux et antireligieux liés à la loi de 1905, sur lesquels il a publié des articles dans diverses revues. 7. Histoire de la caricature de la Révolte des français, Paris, 1792, cité par Claude Langlois, La caricature contre-révolutionnaire, Paris, CNRS Éditions, 1989, p. 30. 8. Voir Antoine de Baecque, La caricature révolutionnaire, Paris, CNRS Éditions, 1989, chap. III, « Caricatures anticléricales ». 9. Voir sur le corps du roi mis à mal, Annie Duprat, Les rois de papier. La caricature d'Henri III à Louis XVI, Paris, Belin, 2002, p. 65-81. 10. Sur un exemple des réactions plus contemporaines de l'Église face aux questions de censure des images, je me permets de renvoyer à mon analyse et à la bibliographie jointe dans « Christ, pietà, cène... à l'affiche, écart et transgression dans la publicité et le cinéma », Ethnologie française, « De la censure à l'autocensure », janvier 2006. 11. Voir Bertrand Tillier, La Républicature. La caricature politique en France, 1870-1914, Paris, CNRS Éditions, 1997. 12. Et voir le complément apporté ici par l'article de Guillaume Doizy sur cette question. 13. Jacqueline Lalouette en avait développé certains aspects dans La Libre pensée, op. cit., ainsi que dans « De Voltaire à Cavanna ou Petite promenade burlesque et anticléricale à travers les Écritures », Horeb, nov. 1986, p. 27-34 et mai 1987, p. 27-84, où l'on trouve notamment une représentation d'Ézéchiel mangeant son pain couvert d'excréments qui trahit l'influence de la lecture de Voltaire ! 14. Cité par Fabienne Dumont, Jules Grandjouan créateur de l'affiche politique illustrée en France, Paris, Somogy, 2002. Catalogue de l'exposition Chaumont, 2001, Musée d'Histoire contemporaine, 2002 et Nantes, 2003, sous la dir. de Fabienne Dumont, Marie-Hélène Jouzeau et Joël Moris, p. 29-30. 15. Cité par C. Langlois, op. cit., cf. note 7.

AUTEUR

ISABELLE SAINT MARTIN

École pratique des hautes études

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Vies de biblistes : tensions et dénouements À propos de : Chauvin Charles, Renan (1823-1892), Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Biographies », 2000, 158 p. Christophe Paul, Souffrance dans l'Église au xxe siècle. Savants et théologiens français dans l'épreuve, Paris, Le Cerf, coll. « L'Histoire à vif », 2005, 268 p. Dosse François, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005, 480 p. Goichot Émile, Alfred Loisy et ses amis, Paris, Le Cerf, coll. « Histoire », 2002, 198 p. Harl Marguerite, La Bible en Sorbonne ou la revanche d'Érasme, Paris, Le Cerf, coll. « L'Histoire à vif », 2004, 364 p. Montagnes Bernard, Marie-Joseph Lagrange, Une biographie critique, Paris, Le Cerf, coll. « Histoire-Biographie », 2004, 626 p.

Pierre Lassave

1 En 1935, dans ses « Instructions concernant ma biographie », Henri Bergson insistait sur le fait que « la vie d'un philosophe ne jette aucune lumière sur sa doctrine, et ne regarde pas le public » 1. Il s'inscrivait en faux contre cette vieille tradition des chries, ces anecdotes parlantes qui, depuis Diogène Laërce, associent à l'œuvre divers traits personnels de son auteur (cf. le stoïcien Zénon aimait les figues fraîches et séchées, etc.). Mais aujourd'hui la « biographie intellectuelle » sous ses multiples formes se voit reconnaître des vertus heuristiques. L'expérience vécue, l'esprit du temps, la structure d'une œuvre s'éclairent réciproquement d'harmoniques insoupçonnées. Plus généralement, dans les sciences humaines, la perspective biographique, longtemps reléguée à un genre littéraire plus ou moins convenu, s'impose comme lieu de renouvellement épistémologique. C'est du moins ce que soutient l'essai récent de l'historien François Dosse. L'auteur voit dans le « pari biographique » deux enjeux majeurs : réduire l'écart entre le sujet et l'objet de la connaissance, dépasser les frontières entre narration fictionnelle et explication scientifique. « Si l'on prend au

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sérieux, précise-t-il, la belle démonstration de Paul Ricœur selon laquelle le soi (Ipse) se construit non pas dans une répétition du même (Idem), mais dans son rapport à l'autre, l'écriture biographique est au plus près de ce mouvement vers l'autre et de l'altération du moi vers la construction d'un soi devenu autre. Évidemment, une telle aventure n'est pas sans risques : entre la perte de son identité et le fait de marquer la singularité du sujet de la biographie, le biographe doit savoir maintenir la juste distance, démarche difficile car les bouffées passionnelles ou les prises de distance objectivantes sont aussi nécessaires à la recherche que le souci permanent de garder le cap » (p. 11).

2 Le genre biographique a, comme on le sait, une longue histoire ; Dosse en retrace les grandes lignes avec force documentation. Trois grands modèles s'en dégagent sans qu'il s'agisse de les ordonner selon un schéma de succession linéaire : « l'âge héroïque » issu du modèle antique de la « vie des hommes illustres » qui édifie et personnifie des valeurs fondamentales ; « la biographie modale » qui, sensible au célèbre procès de François Simiand contre les « trois idoles » de l'histoire académique (la chronologie, la politique, la biographie) 2, ne s'intéresse à la vie d'un individu qu'en tant qu'elle intègre et typifie un collectif ; « l'âge herméneutique » qui, au-delà, révèle la singularité plurielle des sujets travaillés par le temps et le rapport aux autres. La biographie intellectuelle est le terrain privilégié de ce troisième modèle dont les approches sont aussi diverses que l'acharnement phénoménologique de Jean-Paul Sartre sur Flaubert (L'idiot de la famille) ou les légers « biographèmes » suggérés par Roland Barthes 3. Elle prend notamment sens en remontant en amont (les conditions sociales, familiales ou psychiques d'une œuvre), en suivant l'aval (la postérité et ses variations) et en reliant entre elles toutes ces instances et temporalités actives.

3 Défini à tout le moins par le décryptage des « Écritures », le monde pluriel des biblistes, plus connu pour son histoire tourmentée (la « crise moderniste ») que pour sa sociologie, ne participe pas moins à la « fièvre biographique » dont Dosse fixe l'envolée en France à une trentaine d'années. Quelques biographies d'exégètes renommés reviennent, en effet, sur le drame national d'un corps de connaissances qui s'affranchit brutalement de sa tutelle ecclésiale au tournant du XXe siècle à la faveur de la séparation des Églises et de l'État et plus largement de la dissolution des « sciences religieuses » dans les sciences humaines naissantes. L'actualité éditoriale de ces dernières années en offre un échantillon significatif à travers quelques figures de proue : Ernest Renan, Marie-Joseph Lagrange, Alfred Loisy.

4 Le premier (1823-1892), le plus connu du public lettré et de notre toponymie urbaine, attache son nom au transfert radical de la théologie vers la science positive au milieu du XIXe siècle mais aussi à une œuvre philologique et historique de grande ampleur, aussi érudite que lyrique. Le deuxième (1855-1938), au renom plus confidentiel, est le chef de file d'une exégèse biblique qui a su, au fil du XXe siècle et au prix d'âpres tensions avec la hiérarchie romaine, renouveler les méthodes historiques sans obérer les développements théologiques propres à une lecture plénière des Écritures. Le troisième (1857-1940), fut celui par qui le scandale « moderniste » est arrivé, dont le nom fut longtemps prisonnier d'une petite phrase subversive (« Jésus annonçait le royaume et c'est l'Église qui est venue ») et de petits livres rouges qui ont attiré les foudres vaticanes ; un martyr de la science des Écritures dont certains cercles érudits redécouvrent aujourd'hui les qualités historiques, stylistiques et morales d'une œuvre qui ne manqua pas de nuances contrairement à son image radicale. Fixons schématiquement l'espace des positions entre nos trois figures et leur évolution

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séculaire dans le champ de tensions entre science et religion. Du côté de l'Église : Renan est passé du séminariste surdoué qui a mal tourné au savant déiste aux intuitions fécondes ; Lagrange, de la question biblique au candidat à la béatification ; Loisy, de la pomme de discorde au témoin d'une tragédie intellectuelle. Du côté de l'État : Renan est passé de la consécration académique au patrimoine national ; Lagrange, de la méconnaissance à l'indifférence ; Loisy, de la reconnaissance universitaire à un quasi oubli. On peut faire l'hypothèse que l'approche biographique apporte reliefs et nuances à ce tableau général.

5 Nos trois biographies recensées relèvent d'un espace éditorial et cognitif commun, avec d'une part Le Cerf et Desclée de Brouwer que l'on peut qualifier d'éditeurs religieux à capital intellectuel élevé et, d'autre part, des auteurs confirmés, historiens pour l'essentiel. On devine déjà un lectorat cultivé et curieux des drames vécus de l'intelligence de la foi. Mais chaque livre renvoie à des propriétés et à des projets biographiques relativement distincts, ne serait-ce qu'en termes de format.

6 Le Renan de Charles Chauvin s'inscrit dans une ligne de biographies de poche que l'éditeur a lancées au début des années 1990 avec des « petites vies de saints » puis élargies à diverses figures spirituelles (Mahomet, Kierkegaard, Savonarole, etc.) 4 avec l'objectif de concilier « exigence universitaire, présentation personnelle et souci d'actualisation » 5. Sa quatrième de couverture résume bien le propos de ce petit livre de cent cinquante pages dont cinquante sont consacrées à des extraits choisis : « Né en Bretagne, destiné à la cléricature, Renan renonce au sacerdoce mais se passionne pour la recherche sur les origines des langues et des religions. Le succès de la Vie de Jésus est énorme et durable. Écrivain talentueux et infatigable des Origines du christianisme et de l'Histoire du peuple d'Israël, il devient membre de l'Institut, professeur au Collège de France, académicien. Il meurt dans sa soixante-dixième année après avoir publié un écrit de jeunesse, L'Avenir de la science. Renan déconcerte admirateurs et adversaires. Dilettante épicurien ? Rationaliste mystique ? Pourfendeur des dogmes ? Sceptique frivole ? Antidémocrate élitiste et républicain de raison, il devient l'enfant chéri de la République laïque. Archéologue et philologue, philosophe et dramaturge, conteur et artiste, Renan s'est pourtant distingué dans l'approche critique de l'histoire religieuse. Si Claude Bernard est le créateur de la méthode scientifique de la médecine, Marcellin Berthelot, celui de la recherche en chimie organique, Renan, quant à lui, est à coup sûr celui de l'histoire des religions, à l'égard desquelles il a professé le plus grand respect : il voyait en elles “l'expression la plus pure de la nature humaine”. »

7 Le développement suit trois phases temporelles (enfance, maturité, dernières années) coiffées par un bilan de l'œuvre. Passons sur les épisodes les plus connus de la crise de vocation au séminaire de Saint-Sulpice, de la conquête scandaleuse de la science positive des Écritures ou de l'édification de la statue d'intellectuel national, pour retenir quelques traits de bilan relevés par l'auteur. « L'apport incontestable de Renan, historien des religions, est d'avoir fait connaître avec objectivité les religions non chrétiennes, souvent mal connues de ses contemporains, d'avoir su les faire respecter, et d'avoir traité le christianisme de façon critique, sur la base de documents, sans faire d'apologétique ni de prosélytisme : précisément, il ne cherchait pas à faire une “histoire de l'Église” – expression aujourd'hui dénoncée à cause de son ambiguïté –, mais une “histoire du christianisme”, dont les origines sont traitées avec une extraordinaire connaissance du milieu juif et chrétien. » (p. 99). À l'actif de cette œuvre « non démodée » : l'impératif de contextualisation des croyances (« Bien dessiner le

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milieu où se passe le fait raconté »), la dialogique du temps (« Ne faisons pas le passé à notre image »), l'explication falsifiable (comme par exemple la thèse contestée du désert facteur d'émergence du monothéisme), la compréhension psychologique (servie par un certain style : « sa prédication était suave et douce, toute pleine de la nature et du parfum des champs... »), plusieurs intuitions confirmées aujourd'hui (l'importance du Talmud, l'authenticité des quatre épîtres pauliniennes, la valeur historique de l'évangile de Jean, etc.). Au passif, les généralisations abusives (telle l'idée aberrante de la supériorité intellectuelle des langues aryennes sur les langues sémitiques), un positivisme excessif limitant la connaissance objective du surnaturel, l'ambivalence entre élitisme et populisme. Mais les incohérences de l'œuvre font aussi partie du personnage et de sa postérité : « Bon gré, mal gré, et nonobstant tous mes efforts consciencieux en sens contraire, j'étais prédestiné à être ce que je suis, un romantique distancé protestant contre le romantisme, un utopiste prêchant en politique le terre-à- terre, un idéaliste se donnant beaucoup de mal pour paraître bourgeois, un tissu de contradictions, rappelant l'hircocerf de la scolastique, qui avait deux natures. 6 » Sans qu'il s'agisse d'une entreprise de réconciliation catholique, cette biographie de poche n'inscrit pas moins Renan comme pionnier du dialogue interreligieux fondé sur une exégèse scientifique dont le biographe salue par ailleurs le renouvellement actuel.

8 La « biographie critique » de Bernard Montagnes sur Marie-Joseph Lagrange obéit, quant à elle, à un projet différent. C'est d'abord un volume important de plus de six cents pages qui retrace pas à pas le chemin du courageux fondateur de l'École de Jérusalem, véritable dossier plaidant implicitement la cause de canonisation avec force documents épistolaires jusqu'alors non publics. Le biographe, frère ordinal du grand exégète qu'il étudie depuis une vingtaine d'années, est en effet un spécialiste : archiviste de la province dominicaine de Toulouse et membre de l'Institut historique dominicain. Rigoureusement objectif, le récit n'en souligne pas moins, à chaque étape, les vertus cardinales et théologales d'un intellectuel hors pair. Exemples de ponctuation parmi tant : « À un orientalisme de tout repos, qui lui vaudrait considération et honneurs, le P. Lagrange préfère le combat pour la Bible dans lequel les coups vont pleuvoir dru. » (p. 154) ; « Pour un intellectuel voué à la recherche et à la publication de ses travaux, pareil emploi du temps révèle qu'il accomplissait le service de la Parole de Dieu tout autant dans la chaire qu'à son bureau : ainsi se montrait-il vrai fils de saint Dominique et vrai Frère prêcheur. » (p. 367).

9 Après l'inévitable récit des origines (milieu catholique de notables bourguignons en ascension sociale) et de la vocation (attirance secrète pour la littérature, hésitation entre le droit, l'armée et l'ordre de saint Dominique découvert à travers Fra Angelico et Lacordaire), le développement suit la solide formation classique du brillant séminariste qui préfère l'aridité intellectuelle des études bibliques à la « surchauffe spirituelle » de la spéculation théologique. Dispositions qui conduisent le jeune frère Marie-Joseph (1880) à être orienté par ses supérieurs vers les études philologiques jusqu'à être appelé à fonder l'École de Jérusalem en 1890, institution pionnière dont le principe premier est de « reconnaître dans la Bible la parole de l'homme, inscrite dans l'histoire, tout en la recevant comme parole de Dieu, porteuse de transcendance » (p. 68). Créée par l'Église pour faire face à la critique scientifique des textes sacrés (cf. création en 1886 en France de la 5e section de l'École pratique des hautes études), l'École, sa revue et sa collection d'ouvrages érudits, s'identifient à son fondateur en tant qu'inlassable conciliateur entre critique scripturaire et apologie catholique. Dès les premières réserves jusqu'aux orages de la crise moderniste au tournant du XXe siècle, le biographe suit fidèlement

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l'expansion d'une œuvre savante qui ne dévie pas de sa dialectique fondatrice. Il fait valoir la résistance du juste souffrant, ses moments de découragements, sa lucidité obéissante (« Je sens douloureusement notre infériorité dans les études critiques, mais je sais très bien qu'on ne remédie à rien dans l'Église en dehors de l'obéissance », 1899). Les archives épistolaires donnent du relief aux intrigues de palais et de chapitres qui déstabilisent le projet de Lagrange. La Grande Guerre marque un tournant avec l'exil momentané de l'École puis sa réinstallation malgré les réserves qui planent encore en haut lieu sur une méthode historique soupçonnée de réduire les Écritures à leurs genres littéraires composites. Au soir de sa vie, le savant accompli, qui a renouvelé avec son École l'interprétation catholique de l'ensemble du corpus scripturaire, s'interroge sur la « stérilité surnaturelle d'une vie dévorée par l'étude » (p. 433) et craint de n'avoir pu « se dépêtrer de la scolastique » (p. 437). Le bilan que dresse le biographe dans son dernier chapitre s'avère plus large que le précédent de Chauvin sur Renan ; aux qualités de savant il ajoute celles de l'homme et du spirituel. Le savant a su combler le retard scientifique de l'Église face à l'École allemande de la pluralité des sources, confondre la naïveté des lectures littéralistes, renouer par la connaissance historique et philologique avec la lecture plénière des Pères de l'Église. La réconciliation de la critique moderne des textes avec la tradition herméneutique chrétienne qu'il opère résulte chez lui plus de la foi que d'une réflexion théologique élaborée. Le savant s'éteint peu d'années avant la seconde déflagration mondiale et surtout avant la reconnaissance officielle de son combat bibliste à travers la libéralisation de l'exégèse impulsée par l'encyclique Divino afflante spiritu (1943).

10 Le portrait final insiste sur les facettes multiples et sensibles de ce saint bibliste du XXe siècle, par exemple : sa dévotion intime et indéfectible pour la vierge Marie à laquelle il se confie avec ferveur aux pires moments de l'existence, sa simplicité et son affabilité urbaine avec quiconque, sa passion pour les grands classiques lus dans le texte (Dante, Shakespeare, Goethe), sa conversation vive non sans un soupçon de mélancolie dans le regard. Obéissance et connaissance, qualités suprêmes du dominicain, demeurent les maîtres mots de cet attachant portrait en canonisation (ministerium scientiae ad quod deputati sumus). Tout se passe comme si cette biographie qui s'annonçait « critique » entrait en tension avec sa dimension hagiographique, redoublant dans sa facture même la tension entre science et foi transmise en héritage par son personnage central.

11 Avec Alfred Loisy et ses amis d'Émile Goichot, nous revenons au format de poche et à une perspective biographique plus distanciée. L'auteur, historien des intellectuels catholiques, a été professeur de littérature à l'Université de Strasbourg (il a notamment publié en 1995 une biographie sur Henri Brémond, historien du sentiment religieux, un proche de Loisy). La formule de son Loisy est voisine de celle du Renan de Chauvin à la différence près qu'elle élargit la focale aux cercles d'amis qui ont entouré le savant solitaire durant sa tentative, également scandaleuse, de refonder la science historique des Écritures dans la perspective d'un renouvellement du discours de l'Église sur le monde moderne. Il ne s'agit pas pour autant d'une prosopographie car le développement demeure centré sur le personnage central dont la biographie est facilitée par le fait que « sa vie a été absorbée par son œuvre dont une grande partie est de nature autobiographique », sans parler des multiples traces publiques de la crise moderniste que son œuvre a provoquée et que les travaux pionniers d'Émile Poulat ont largement défrichées 7.

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12 Comme les deux autres biographies, le récit démarre sur le chemin de la vocation. Milieu rural, enfant chétif, timide, loyal et brillant, vite repéré par les Pères, séminaire à Châlons, goût confirmé pour l'étude historique et malaise croissant face aux subtilités scolastiques, école de théologie de l'Institut catholique de Paris où ses capacités sont remarquées par le professeur Louis Duchesne (premier portrait parallèle de ce futur évêque et académicien à la carrière dédoublée entre science historique et service de l'Église), et ministère de campagne champenoise, retour à Paris pour enseigner l'hébreu et acquérir ses grades en théologie, suivi des cours d'hébreu de Renan au Collège de France (le « meilleur » du moment), assyriologie, égyptologie, éthiopien à l'École pratique (4e section), thèse sur l'histoire du canon de l'Ancien Testament (1890), professorat et début de publications savantes (création de la revue L'Enseignement biblique) dont l'écho ira crescendo. La vocation (refonder la science de la Bible dans l'Église catholique) se confirme dans sa radicalité au cours de cette solide formation (à la différence du dédoublement de Duchesne son protecteur). Rigoureuses et élégantes à la fois, ses études historiques contestant la lecture fondamentaliste de l'institution le placent dans le camp de « l'école large » inspirée par la critique allemande. Dès 1893, il est démis de ses fonctions d'enseignement à l'Institut catholique mais noue des relations avec des lecteurs fidèles et influents (nouveaux portraits : l'éclairé Mgr Mignot, l'entreprenant baron von Hügel). Période de retrait de l'institution où le jeune savant fait face à l'intransigeance de la hiérarchie en s'en remettant directement à Dieu qui « seul juge et récompense ». Mais période aussi d'affirmation de ses positions critiques à travers de nombreuses publications sous divers pseudonymes, de découverte de l'œuvre de John Henry Newman (1801-1890, théologien anglais du développement historique du christianisme), puis de recours à l'enseignement public dans la récente et sulfureuse 5e section de l'École pratique (« Je me réfugie dans l'Université comme dans un asile et nulle puissance au monde ne peut m'imposer l'obligation de mourir de faim ou même celle de ne rien faire »). Nouvelle rencontre avec un jeune auditeur passionné de ses cours sur les mythes babyloniens ou les paraboles évangéliques, l'abbé Brémond, jésuite : amitié durable qui va élargir le cercle de ses interlocuteurs (portrait d'Henri Brémond et du réseau de relations naissantes avec le philosophe Maurice Blondel, le jésuite écrivain irlandais George Tyrell). Suivant la voix de sa conscience, Loisy rassemble ses thèses sur le christianisme comme espérance collective qui, à travers la transformation christique de Jésus par le Nouveau Testament, s'est réalisée en Église, institution historique de cette foi à vocation universelle. C'est L'Évangile et l'Église (1902) et sa défense, Autour d'un petit livre (1903), qui vont rendre l'exégète définitivement célèbre et l'excommunier Vitandus en 1908. Le prêtre se soumet au verdict pontifical mais l'exégète affirme : « il n'est pas en mon pouvoir de détruire en moi-même le résultat de mes travaux ». Le biographe ne manque pas de se référer aux nombreuses études sur ces « années noires » de la crise moderniste en déployant l'éventail des prises de positions autour de l'« hérésiarque » (où l'on retrouve un Blondel réservé, un Duchesne à l'index, un Brémond menacé). Après son élection au Collège de France en 1909 (appuis de Paul Desjardins et d'Henri Bergson) à la chaire d'Histoire des religions, s'ouvre ensuite pour Loisy la seconde partie, laïque, de son œuvre savante. Longue, féconde et discrète période, troublée par la tragédie de 14-18, qui voit l'exégète conforter ses thèses sur l'origine du christianisme, élargir progressivement son champ de réflexion à l'universalité du phénomène religieux et laisser à la postérité une volumineuse autobiographie intellectuelle. Le biographe met surtout l'accent sur la montée en généralité

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philosophique (dialogue avec Bergson sur la crise morale) et sur les échos de son parcours circonscrits au cercle d'amis. S'il a eu des amis et des admirateurs, le savant discret n'a pas vraiment fait école, même si les historiens de l'Église attachent son nom au modernisme. Le biographe ne va pas au-delà dans le relatif oubli où est tombé Loisy après-guerre jusqu'aux travaux de Poulat, et n'explique pas plus le regain d'intérêt actuel pour celui qui est « devenu le plus vieux prisonnier d'opinion de l'édition française » 8. Il multiplie pour finir ses marques de sympathie pour son sujet à travers l'évocation de divers témoignages et écrits personnels qui témoignent de son ascèse et de ses tourments. Tel le suivant où s'esquisse une sorte de socio-analyse de la division de soi ; affaibli par la maladie, Loisy écrit début 1940 à Franz Cumont (historien belge des religions) dont il salue les « travaux incessamment renouvelés » : « Les miens sont terminés et je n'en suis pas autrement fier. Ils ont été constamment élaborés dans l'infirmité pour aboutir à l'impuissance. J'ai travaillé sur des terrains discutés, sur des questions éternellement mouvantes ; et j'ai trouvé bon d'être apôtre en cultivant ce qu'on appelle communément la science. Je n'avais pas les ressources physiques indispensables pour réussir pleinement soit dans l'apostolat, soit dans la science. Le plus curieux de l'affaire est que je ne me suis pas ingéré de moi-même dans les besognes où j'ai été plutôt embarqué. Ainsi, dès le début, lorsqu'on me mit au collège, je demandais instamment et secrètement au Ciel la vigueur nécessaire au bon laboureur que je souhaitais être, comme mes ancêtres. De là vient que, dans mon aventureuse carrière, j'ai toujours été contesté ; mais les gens ne se doutaient pas que je me contestais moi-même tout le premier, et en meilleure connaissance de cause. Maintenant toute la partie est jouée et il ne reste plus qu'à marquer le point final. » Cinq mois après, il décédait.

13 La souffrance rapproche Loisy de Lagrange, même si de leur vivant ces deux clercs n'ont pas manqué de s'opposer (le premier fustigeait le second d'« aventurier de l'orthodoxie » et le second dénonçait le premier pour ses « audaces qui font du tort à l'Église »). Ce martyrologe bibliste a toute sa place dans la série de témoignages de clercs souffrants rassemblés par Paul Christophe, également historien du catholicisme et directeur de la collection qui a accueilli le précédent Goichot 9. D'une trentaine de récits choisis de savants et théologiens du XXe siècle qui ont donné leur vie à une Église ingrate, ressort, au-delà de la diversité des attitudes (révolte, résignation, sublimation), une sorte de modèle relationnel à quatre pôles : le Sujet, Dieu, l'Église et le Public. Ainsi dans les moments de découragement voit-on plutôt le Sujet Loisy appartenir à ceux qui s'en remettent directement à Dieu (« Leur couronne, ils la reçoivent, dans le secret, du Père qui voit dans le secret » écrivait saint Augustin mis en exergue par Christophe), alors que le Sujet Lagrange fait partie de ceux qui ne veulent pas désespérer de l'Église (cf. son dialogue privilégié avec la vierge Marie, mère de l'Église).

14 Manifestement, Loisy incarne dans le Public la figure du transfuge de l'Église, mais ce transfert s'est limité au monde savant (d'où l'importance du cercle d'amis ou de son « collège invisible ») alors que Renan a pris de son vivant la stature publique d'intellectuel national. Au-delà des relations d'un pôle à l'autre dont on pourrait multiplier les illustrations, le recueil de Christophe documente au pôle du Sujet le travail sur soi : division chez Brémond, objectivation chez Loisy (supra) et idéalisation chez Teilhard (« Il me semble que j'ai passé à l'état de simple force – qui va devant elle sans trop savoir où, sans trop jouir de rien – mais avec une foi suprême en l'Esprit – et en l'Unité », p. 144).

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15 L'écriture de soi sous forme de journaux personnels, de livres ou de lettres qui font le bonheur du biographe s'avère, comme l'a montré Dosse commentant la microstoria italienne, le noyau moteur de la mise en récit des tensions collectives qui scandent la grande histoire. Nos histoires tourmentées de vies partagées entre science et foi réfractent ainsi le grand passage du magistère ecclésial vers la science positive, sur fond de déplacement multiséculaire de l'autorité institutionnelle vers l'autorité énonciative 10. Un déplacement qui se poursuit aujourd'hui en une troisième phase avec la pluralisation des régimes de vérité sur une scène publique mondialisée où l'éclatement des référents théologiques n'apparaît plus déjà que comme un avatar de l'histoire 11. Aussi marginalisée que soit l'exégèse biblique, notamment dans un pays hautement laïcisé comme la France, ses spécialistes aujourd'hui ne manquent pas de sollicitations publiques, curiosité culturelle des origines aidant 12. Dans ce nouveau contexte où les savants biblistes français formés après-guerre à la méthode historico- critique n'ont pas fait beaucoup de disciples et où le relais universitaire en la matière est plus faible que dans d'autres pays (Allemagne, États-Unis), une récente autobiographie intellectuelle comme celle de Marguerite Harl, helléniste devenue chef de file de « l'École française de septantologie », prend un relief particulier. La commande même de ce livre par Le Cerf souligne la reconnaissance catholique de la laïcisation du savoir biblique, et par là même sa féminisation relative, ainsi que le nouveau cours d'alliance qu'instaure la connaissance scientifique des textes entre universitaires et savants de confessions différentes (catholique, protestante et juive principalement ici). En retraite de la Sorbonne, Harl tire son bilan de carrière sous l'égide d'Érasme, « grammairien » de la Renaissance qui a su faire valoir l'étude des Écritures face à la scolastique dominante (« Je ne suis pas juge des textes, mais leur traducteur »).

16 « C'était en 1941. Je préparais cette année-là l'Agrégation de Lettres Classiques... ». Les premiers mots de l'autobiographe énoncent un parcours scolaire et universitaire qui progressera avec bonheur jusqu'à l'éméritat. Point ici de crise, mais un enchaînement de circonstances, de rencontres et de publications que l'institution valide pas à pas. Inévitable récit des origines (milieu rural – Ariège – promu par la Troisième République, goût des lettres, hypokhâgne puis université à Toulouse) qui fixe les dispositions acquises et à venir de la jeune professeur agrégée de lettres au lycée de Cahors au sortir de la guerre : « Le latin chanté en grégorien, la découverte de la Bible, le plaisir de l'architecture romane, la symbolique éclairée par la philosophie du Moyen Age. J.-K. Huysmans et Léon Bloy avaient eu pour moi le mérite de me donner accès sans que j'en prenne conscience aux richesses religieuses du Moyen Âge chrétien, à la Bible et aux “Pères”, à des pans entiers de civilisation chrétienne que je n'avais pas découverts à l'Université. » (p. 41). Une mutation inattendue en région parisienne débouche sur un projet de thèse sur Origène sous la direction d'Henri-Irénée Marrou, historien qui associe la recherche sur les origines du christianisme à la quête de valeurs pour le temps présent. Au cours de ces années 1950, la recherche biblique repart à nouveaux frais : dépassement de la crise moderniste chez les catholiques, découvertes archéologiques (manuscrits de la Mer Morte), relecture non scolastique des Pères de l'Église, etc. La soutenance de thèse, remarquée par la presse 13, précipite à nouveau le destin : un an plus tard, par « un heureux concours de circonstances », la post- doctorante est élue à la chaire de « langue et littérature grecques post-classiques » de la Sorbonne. « Par la grâce du grec », la littérature religieuse fait son entrée à l'Université au moment où dans le monde elle commence à faire l'objet d'un vaste programme

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d'études proprement littéraires (Auerbach, Frye). Pour notre jeune professeur, s'annonce une longue carrière d'enseignement et de recherche centrée sur la philologie, « l'art de comprendre ce que veut dire un texte, ce que l'auteur a voulu signifier, ou ce que son texte signifiera plus tard pour ses lecteurs ; l'art de décider aussi comment ce texte doit se traduire dans notre langue contemporaine, pour être donné à lire le plus honnêtement possible. » (p. 186). Le parcours accompli est une redécouverte circulaire des textes à la jonction des cultures grecque et juive : Origène (185-254) puis Philon (13-54), la Septante (-250), et retour au Nouveau Testament (50-100). Au fil des années, la philologue s'entoure d'une équipe de collaborateurs de haut niveau qui vont se distinguer par la traduction de la « Bible d'Alexandrie » (éditée au Cerf). « Originale et pionnière, notre entreprise l'était car, dans un pays à dominante catholique, doté d'institutions savantes et de clercs en assez grand nombre encore, qui aurait imaginé que des laïcs allaient remettre en honneur le vénérable texte grec qui avait été la Bible des églises anciennes ? » (p. 173). L'étude systématique des écarts sémantiques entre versions grecques, hébraïques et latines des Écritures renouvelle leur sens. « Qu'une traduction soit une œuvre, et non pas une reproduction, que la Bible se lise avec la tradition de ses traductions, est une pensée neuve et forte, qui fait son chemin chez les théologiens et les exégètes » (p. 292).

17 Reprenant avec humour les termes de l'Apocryphe – roman de Robert Pinget que le grand exégète dominicain Dominique Barthélémy lui a fait découvrir –, la philologue dit se cantonner à son rôle de « tâcheron » au service des « fervents » (et ajouterons- nous, de la curiosité générale montante pour les sources de notre civilisation). Sa sérénité tranche avec les tourments d'un Loisy ou d'un Lagrange : « Ce que je ressentais, c'était ma liberté : pas d'autre surveillance de mon travail que l'approbation de mes pairs ; pas d'autres maîtres que la difficulté des textes ; pas d'autre communauté que celle de l'amitié, qui se découvrait, en profondeur, selon des affinités électives. » (p. 298). La « revanche d'Érasme » c'est la reconnaissance par les clercs de la pertinence de la lecture compréhensive et éclairée de la Septante et des Pères par la philologie universitaire. Le travail d'accueil de l'autre entre les lignes de lointains fragments qu'opère l'helléniste devenue patrologue lui fait rejoindre aussi son premier maître Marrou qui fit de l'histoire une école de tolérance 14. L'envoi final en amplifie la portée existentielle : « L'ardeur en soi du feu de l'intelligence qui se met au travail pour lire les œuvres du passé, la pratique de l'hospitalité à “l'étranger” dans l'effort d'interprétation, tous ces exercices forment notre vie intellectuelle. C'est un mode de vie : à travers les textes, comme dans la vie, nous allons à la rencontre des autres. Mais ce mode de vie vaut surtout pour ce qu'il partage. Le trésor de savoir et de sagesse que le travail intellectuel nous apporte et qui nous accompagne au long des années comme un “viatique”, s'accroît quand nous le partageons. J'aime enseigner, j'aime communiquer à d'autres le bonheur de lire et de comprendre. Se mettre au service des témoins du passé ou du lointain a valeur en soi. Interpréter et transmettre les textes, être des passeurs sinon des créateurs, me semble une façon modeste mais sereine d'exercer notre humanité. » (p. 353). La ferveur des lointaines voix décryptées comme d'une partie des destinataires actuels de leur traduction semble avoir gagné notre modeste et serein « tâcheron ». Il ne s'agit sans doute que de l'ultime montée en généralité d'un heureux parcours savant, mais l'envoi signe la reconstruction d'un ipse, pour reprendre les termes de Ricœur, qui transcende le vieil et réducteur antagonisme entre science et foi. Cette autobiographie intellectuelle, dont l'entour proprement biographique (partage de la vie de femme, épouse, mère, veuve, universitaire) est à

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peine suggéré car de peu d'intérêt pour le propos, appartient au type de cheminement incrémental (enchaînement progressif de causes). Dosse et les sociologues qu'il cite (chap. 3) le distingueraient des types archéologique (point origine d'où découlent les événements subséquents) et structural (relation du sujet aux temporalités du monde) ; le dossier de Montagnes sur Lagrange pourrait correspondre au premier et la biographie élargie de Goichot sur Loisy au second. Mais au-delà de cette typologie, le chemin de Harl se présente comme un témoignage vivant de la pacification rationnelle de l'exégèse biblique dans un contexte où les croyances, qu'elles soient scientifiques, religieuses ou esthétiques, reconnaissent leur spécificité et découvrent leur réciprocité. L'hypothèse vaudrait bien une enquête.

18 En définitive, les données personnelles qui jalonnent une œuvre de l'esprit, que Bergson rejetait résolument, ont ici diversement servi à mieux la comprendre dans son développement historique. Les biographes en modulent l'usage et leurs effets de sens suivant leur point de vue. Ainsi dans une optique que l'on pourrait qualifier de patrimoniale Chauvin met-il en scène le jeu des contradictions célèbres de l'hircocerf et de la dette intellectuelle que la société éclairée (pour ne pas dire l'humanité) lui doit. Montagnes, dans son projet hagiographique sur Lagrange, rassemble-t-il le savant, l'homme et le spirituel dans une tension salvatrice entre connaissance et obéissance. Goichot dans sa réhabilitation compréhensive de Loisy met-il en réseau l'individu divisé, les cercles d'idées et les institutions séparées au cœur d'un siècle tragique. Harl vient-elle enfin témoigner d'une issue possible entre investissements symboliques et cognitifs trop longtemps opposés. Autant d'ipse résultant du pari biographique et du travail autobiographique que le grand éclatement des régimes de vérité aligne aujourd'hui dans leur succession.

NOTES

1. Henri Bergson, « Instructions concernant ma biographie », 2 février 1935, in Philippe Soulez, Frédéric Worms, Bergson, Paris, Flammarion, 1997, p. 288. 2. François Simiand, « Méthode historique et science sociale », Revue de synthèse historique, 1903 ; repris dans Marina Cedronio, choix et présentation, Méthode historique et science sociale, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1987, p. 166-168. 3. « Si j'étais écrivain, et mort, comme j'aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d'un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des “biographèmes”, dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion. » (Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Points-Seuil, 1971, p. 13). 4. Cofondateur de la revue Notre Histoire, Charles Chauvin, historien du catholicisme et traducteur de grands auteurs allemands (Urs von Balthasar, Anselm Grün, Hans Küng, Joseph Ratzinger), a enseigné les sciences religieuses à l'Université de Strasbourg et a été le premier directeur de cette collection biographique chez Desclée de Brouwer dans laquelle il a édité son successeur, l'historien Bernard Sesé.

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5. Entretien avec Bernard Sesé, in Dosse, op. cit., p. 36. 6. Ernest Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, (1883), Paris, Garnier-Flammarion, 1973, p. 80. 7. Notamment le classique Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste (1962), Paris, Albin Michel, coll. « l'Évolution de l'humanité », 1996. 8. Gérard Mordillat, Jérôme Prieur, présentation de Alfred Loisy, Paris, Noesis, 2001, p. 18. 9. On y retrouve ainsi (dans l'ordre du recueil) : Loisy, Brémond, Lagrange, aux côtés de grands théologiens momentanément en disgrâce comme Teilhard de Chardin, Chenu, Congar. 10. Gérard Leclerc, Histoire de l'autorité. L'assignation des énoncés culturels et la généalogie des croyances, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sociologie d'aujourd'hui », 1996. 11. Éclatement énoncé par Michel de Certeau et qui n'est pas sans effet en matière d'exégèse biblique. Cf. Christoph Theobald, « Les “changements de paradigmes” dans l'histoire de l'exégèse et le statut de la vérité en théologie », Revue de l'Institut catholique de Paris, 24, 1987, p. 79-111. Plus globalement : François Laplanche, La crise de l'origine, la science catholique des Évangiles et l'histoire au XXe siècle, Paris, Albin Michel, coll. « L'évolution de l'humanité », 2006 (cf. infra, 134.49). 12. Voir par exemple : Pierre Lassave, Bible : la traduction des alliances, Enquête sur un événement littéraire, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2005. 13. « Le spécialiste des questions religieuses pour Le Monde publia un compte rendu dont le titre s'étalait sur quatre colonnes “Un nouveau visage d'Origène”, tandis que Combat mettait en valeur sur deux colonnes le fait qu'une femme, professeur de lycée et mère de famille, ait pu soutenir une thèse sur un Père de l'Église [...] Ce qui faisait sensation en 1957 est devenu banal aujourd'hui. » (p. 99). 14. Position irénique de Marrou que l'on peut opposer à celle, plus politique, de son camarade Aron : Jérôme Grondeux, « Henri-Irénée Marrou et Raymond Aron face à la connaissance historique », in Yves-Marie Hilaire, dir., De Renan à Marrou, L'histoire du christianisme et les progrès de la méthode historique (1863-1968), Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1999, p. 173-195.

AUTEUR

PIERRE LASSAVE

Centre d'études interdisciplinaire des faits religieux

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Identité religieuse et appartenance : une relation d'incertitude À propos de : Harvey Leonard Patrick, Muslims in Spain, 1500 to 1614, Chicago, The University of Chicago Press, 2005, 448 p.

Christian Décobert

1 Après son classique Islamic Spain, 1250 to 1500 (Chicago, 1990), consacré aux stratégies déployées par les musulmans d'Espagne pour préserver l'essentiel d'une culture et d'une pratique islamiques, malgré l'inexorable reconquête chrétienne, L.P. Harvey se penche désormais sur les Moriscos, ceux qui, ayant été convertis de force après la prise de Grenade, continuaient à se vouloir musulmans. C'est l'étude de ces crypto- musulmans, jusqu'à leur expulsion définitive en 1614, qui est au centre de ce passionnant ouvrage : vie quotidienne, interaction communautaire, pratique religieuse, horizon de culture... Il nous a paru que, grâce à la richesse exceptionnelle des documents qu'il livrait au lecteur, cet ouvrage permettait également de poser la question théorique de l'identité religieuse d'hommes en situation de crypto- appartenance.

2 Prise de Grenade, 1492, chute du dernier bastion de l'Islam en terre espagnole : désormais tous les musulmans d'Espagne étaient gouvernés par le statut de Mudejars, sujets musulmans ayant accepté la domination chrétienne. Mais ce statut fut de courte durée, quelques années plus tard, des vagues de conversions forcées au christianisme traversèrent la Péninsule ibérique : la Castille, en 1500-1502 ; la Navarre, en 1515-1516 ; l'Aragon, en 1523-1526. Le mouvement avait débuté au Portugal, en 1497, sur le discours que le royaume était une entité politique gouvernant une unité religieuse : les musulmans portugais n'avaient eu qu'un choix, se convertir ou fuir.

3 Peu après, les musulmans espagnols furent soumis au même choix. Le prétexte semble avoir été une révolte des musulmans de Grenade et de ses environs, en décembre 1499, qui se soulevaient contre les autorités castillanes accusées de ne pas respecter les termes du traité de reddition les régissant, particulièrement en matière de droit de vivre en tant que musulmans... Une révolte interprétée très différemment, selon

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l'appartenance religieuse des chroniqueurs : pour le chrétien Zurita (XVIe siècle), annaliste de la Couronne d'Aragon, il ne s'agissait que d'un mouvement interne aux populations musulmanes, suivi d'un phénomène naturel de contamination. Les musulmans de Grenade, constatant que nombre de leurs coreligionnaires s'étaient convertis, demandèrent à l'archevêque la consécration de leur église – c'est-à-dire la transformation de leur mosquée en église – et les musulmans de la montagne, de guerre lasse, finirent par accepter la conversion. Pour l'historien Al-Maqqārī (vivant au XVIIe siècle), les faits sont très différents : il y eut, en premier lieu, violation flagrante du traité entre les Castillans et les musulmans de Grenade et les musulmans d'origine chrétienne furent forcés de se convertir. Les musulmans de souche défendirent avec véhémence les droits de leurs coreligionnaires, mais furent bientôt contraints, eux aussi, de se convertir ou de s'exiler. La plupart d'entre eux partirent vers Fès.

4 Mais les deux interprétations ne se contredisent pas vraiment : simplement, elles ne se situent pas sur le même plan. Ce que décrit Zurita est une mécanique. Un fait traumatique – ici, une défaite militaire suivie d'une domination « étrangère » – provoque une forte déstructuration sociale, un desserrement des liens communautaires ; les populations soumises entrent, dès lors, dans un processus de contamination différentielle, avec des passages à la religion dominante mais, aussi, des îlots de résistance ; des conflits ou des tensions intra-communautaires naissent de cette situation contrastée ; jusqu'à ce que s'opère le « ralliement » final des lieux de résistance : Zurita ne s'interroge pas sur la nature de ce ralliement qu'il suppose, nécessairement, sincère. Ce que décrit, en revanche, Al-Maqqārī est un événement, qui permet précisément à cette mécanique de se mettre en marche. Il y a violation des traités, le régime de tolérance et de domination religieuse est contredit : les musulmans de souche chrétienne sont contraints de se convertir au christianisme, alors que les traités garantissaient le culte de tous les musulmans. Mais, pour Al-Maqqārī, cette mécanique est amorcée par un fait totalement nouveau : l'obligation de conversion au christianisme pour les musulmans de Grenade. Plus généralement, l'obligation de se convertir. Ceci lui semble d'autant plus inouï que cette injonction fonctionne, si l'on peut dire, dans les deux sens, c'est-à-dire quelle que soit la religion concernée – christianisme ou islam. Pour comprendre son étonnement, il faut rappeler qu'Al- Maqqārī vit dans l'idée communément partagée que l'homme se situe dans une communauté naturelle d'appartenance – religieuse et sociale. De même que nul n'a été obligé de devenir musulman, nul ne saurait être obligé de devenir chrétien.

5 Mais précisément, au réflexe d'Al-Maqqārī s'était, par avance, opposé l'argumentaire des hommes de l'Inquisition (et particulièrement l'archevêque Cisneros, de Tolède), pour lesquels la conversion à l'islam de chrétiens d'Espagne s'était faite dans un contexte de domination de l'islam, par conséquent de contrainte, et pour lesquels le retour au christianisme pouvait s'accomplir puisque la domination chrétienne était de nouveau assurée. La mission de l'Inquisition n'étant jamais que l'annulation d'une contrainte et le retour à l'ordre des choses, c'est-à-dire à la communauté naturelle d'appartenance.

6 Dans l'histoire du monde musulman méditerranéen, la reconquête espagnole fut un formidable traumatisme. D'abord, parce que ses ondes de choc se propagèrent dans toutes les régions de l'Islam méditerranéen, par l'exil des élites d'Espagne, à Fès, mais aussi à Tunis, au Caire, à Jérusalem, à Damas, à Alep. Et aussi parce que ce monde musulman méditerranéen se vit désormais entamé : certainement plus que par les

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Croisades, l'amputation d'une partie de la Maison de l'islam (dār al-islām) sonnait comme la fin d'un monde. Mais la fin de la Reconquista allait provoquer un autre bouleversement...

7 Avant d'analyser ce bouleversement, rappelons que selon Cisneros, les musulmans anciennement chrétiens relevaient désormais de l'Inquisition à laquelle était assigné un rôle tout à fait nouveau alors que jusqu'alors, qu'elle fût espagnole, portugaise, ou française, elle s'occupait de chrétiens, vieux chrétiens et nouveaux chrétiens (convertis récents au christianisme, du judaïsme notamment) : en tout cas, de chrétiens déclarés. Or Cisneros parlait de musulmans anciennement chrétiens, c'est-à-dire de musulmans déclarés : l'appareil autoritaire de l'Inquisition supposait dès lors l'existence d'une distinction entre une appartenance formelle – qu'elle dénonçait – et une identité religieuse vraie – l'identité chrétienne. Alors qu'auparavant l'Inquisition agissait à l'inverse : admettre une distinction entre une identité religieuse vraie – qu'elle dénonçait (le crypto-judaïsme, par exemple ; ou la démonologie) – et une appartenance formelle – l'appartenance chrétienne : l'appareil inquisitorial semblait entrer ainsi dans un nouvel âge et, en tout cas, se donnait un nouvel objet.

8 L'Inquisition « ancienne », née à Rome dès le XIVe siècle – et en Castille en 1481 –, posait comme acquise l'appartenance nécessairement chrétienne et c'est l'identité des personnes qu'elle traquait et mettait en procès. Son travail reposait sur l'idée d'une appartenance de nature, et que l'appartenance gouverne l'identité. Puisqu'on est chrétien, on ne peut être crypto-juif ou adorateur de Satan. Cette Inquisition ancienne, qui a bien sûr poursuivi son travail tout au long du XVIe siècle, s'est parallèlement donné une autre tâche, renversant complètement les données de ses certitudes. En s'attaquant aux musulmans convertis du christianisme, elle supposait désormais vraie, naturelle, leur identité chrétienne et leur appartenance à l'islam était de facto mise en procès. C'est l'identité qui est de nature, c'est elle qui gouverne l'appartenance : puisqu'on est chrétien – forcément chrétien –, on ne peut appartenir à l'islam. Nous pourrions avancer que là, sur cette articulation, se formulait clairement l'autonomie du sujet croyant. Il y a dans les prémisses réflexifs de ce nouveau travail de l'Inquisition comme une déconnexion ontologique – peut-être définitive – entre identité et appartenance, puisque chacune des deux réalités sert de variable à l'autre, que chacune est l'élément instable qui empêche le recouvrement de l'une par l'autre.

9 Dans l'Espagne du début du XVIe siècle, où un mouvement important de conversion au christianisme a eu lieu, les musulmans manifestement réfractaires ont choisi le chemin de l'exil vers les régions musulmanes. Au sommet de la hiérarchie des « anciens musulmans » s'est rapidement reformée une classe de notables locaux, évidemment convertis au christianisme et proches du pouvoir chrétien. Ils occupaient les fonctions d'administrateurs locaux dans les villes d'ancienne domination musulmane, ils défendaient aussi, très directement et très assidûment, les intérêts des « nouveaux convertis », les conversos. Comme le dit L.P. Harvey, ces notables servaient à la fois leurs nouveaux maîtres et leurs anciens coreligionnaires. Consciemment, les maîtres castillans et aragonais les utilisaient comme médiateurs, garants d'un ordre communément accepté parmi les conversos.

10 Mais l'on sait que cette classe de notables – et plus largement les populations qui n'avaient pas émigré vers les pays d'islam et qui restaient attachées à ces notables –, étaient, pour beaucoup, des crypto-musulmans. Une abondante documentation a été conservée, montrant que nombreux furent ceux qui restèrent fidèles à leur croyance et

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à leurs traditions communautaires. Ces documents, qui livrent une information précieuse sur leur vie quotidienne (décrite avec précision et brio par L.P. Harvey), sont rédigés en aljamiado, langue espagnole en caractères arabes. Ce sont des documents cryptés qui circulaient discrètement, utilisés par les conversos crypto-musulmans pour communiquer entre eux, entretenir des réseaux de fidélité et de solidarité, pour circuler et se donner asile réciproque ; mais aussi pour transmettre des éléments d'une culture islamique, jurisprudence, chronique ou observance rituelle. C'est une véritable littérature qui s'est constituée ainsi ; une littérature qui a d'ailleurs fasciné les savants orientalistes dès les débuts de l'orientalisme : le célèbre Silvestre de Sacy, premier professeur d'arabe de l'École Spéciale des Langues Orientales Vivantes (créée par la Convention en 1795) publia deux de ces textes dès 1799. L.P. Harvey donne à voir, par le commentaire de ces textes, l'étendue d'un fonds juridique, religieux, poétique, que l'on s'efforçait de préserver et de transmettre coûte que coûte.

11 Ces documents en langue « secrète » n'ont évidemment guère échappé à l'Inquisition. Une Inquisition castillane qui s'est penchée lourdement sur cette population crypto- musulmane et surtout sur ses élites, et qui, à force de procès, d'emprisonnements et de mises à mort, a réussi – avant même la fin du XVIe siècle – à l'étouffer, à en détruire les réseaux, à casser cette dynamique de transmission d'un savoir et à empêcher toute forme de communication. L'exemple le plus célèbre de ce mouvement pour transmettre le savoir islamique – mais aussi pour l'alimenter par un véritable apport réflexif –, est celui du « Jeune homme d'Arévalo » (El mancebo de Arévalo, né à Arévalo, une ville de Vieille Castille, mais dont on sait qu'il a vécu en Aragon). Sous ce nom, nous sont parvenus plusieurs textes dont le plus important est un Breve compendio de nuestra santa ley y sunna. Harvey pense avoir identifié ce Jeune homme : un certain Agustin de Ribera el mozo, mort dans les geôles de l'Inquisition en 1540.

12 Un passage de son Abrégé porte sur le droit de taqiyya (cf. p. 184) : la taqiyya est la dissimulation légale qui gouverne un principe essentiellement shī‘ite, le droit de cacher son identité de shī‘ite lorsque, propagandiste du shī‘isme, on travaille secrètement à sa diffusion, à sa victoire future. La taqiyya est, en résumé, une « dissimulation stratégique » exactement inverse du quiétisme, comme, par contresens, on a cru parfois la caractériser. Le sunnisme, quant à lui, fait de la taqiyya une situation d'exception, n'acceptant la dissimulation que momentanée ; certains juristes prônant un sunnisme rigoriste ont d'ailleurs refusé aux musulmans le droit à la taqiyya. Le sunnisme prône l'obligation première d'être ouvertement musulman.

13 Le Jeune homme d'Arévalo parle tout autrement de la taqiyya. Prétendant citer un savant (‘ālim) du pays d'Espagne, il lui fait dire en substance : nous vivons certes dans une période de terreur, mais Dieu ne manquera pas de nous punir si nous négligeons le service de son royaume. Cependant, le droit de dissimuler nos vraies intentions nous permet de prier sous la forme des chants des chrétiens, dans la mesure où par ces chants les chrétiens recherchent le salut. En conséquence, cette forme de prière peut être considérée comme une dissimulation permise, dans la mesure où une bonne pratique ne peut pas être contredite par une loi rigide. Le Jeune homme commente ainsi le discours du savant : « Voyant des savants aussi respectés, j'étais heureux de vivre et de demeurer en Aragon ». Ces quelques lignes sont formidables de conviction, mais également d'innovation : la dissimulation est ce qui permet de vivre en tant que musulman, c'est-à-dire de servir Dieu, en priant comme les chrétiens, puisque les chrétiens servent Dieu ainsi. Le service de Dieu est indépendant de sa forme, il est dans

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la simple exigence de se savoir musulman et de prier. Et ceci vaut, pour ainsi dire, comme nouvelle jurisprudence en situation de persécution, contre la tradition d'une loi par trop rigoureuse quant au respect de la forme rituelle. Dans ces mots, le Jeune homme d'Arévalo réinvente la taqiyya, il en fait un état permanent, car sous ces conditions, dit-il, il se déclare heureux de demeurer en Aragon. Pour lui, en définitive, être musulman en secret, c'est s'affirmer musulman, tout en usant de façon durable de la pratique chrétienne, malgré la transgression de la règle qui régit la forme légale du rite musulman.

14 La question qui se pose est évidemment de savoir si nous n'avons pas, ici, affaire à un cas limite d'acculturation, d'extrême plasticité culturelle, où la substance de ce qui fait l'attache avec le milieu communautaire traditionnel s'évanouit peu à peu pour être remplacée par la substance de ce qui fait le milieu dominant ; et où ce qui reste d'attache est simplement de l'affirmer. Nous serions en présence de ce phénomène « d'espace intervallaire », au total assez commun aux crypto-appartenances, caractérisé par P.-A. Fabre comme un espace équidistant entre le milieu de tradition et le milieu de domination et d'adhésion nouvelles, un espace qui survit de façon autonome, avec ses modes d'acculturation et ses règles réinventées, mais qui garde la trace de ce qui a fait son passé 1. Peut-être. Il reste que l'autorité juridique musulmane est venue corroborer le comportement de ce Jeune homme d'Avéralo.

15 Un texte étonnant apparut dès 1504 (bien avant le Compendio du Jeune homme d'Arévalo) : il s'agit d'une fatwa, c'est-à-dire d'un responsum, consignation d'une réponse juridique à une question posée d'ordre général. Cette fatwa, rédigée à Oran par un mufti, Ahmad Bū Jum‘a, inconnu par ailleurs, était destinée aux fidèles proches de Dieu mais vivant hors du domaine de l'islam et qui étaient, clairement, les gens d'Espagne, puisque le texte même parle d'eux avec une évidente sympathie et une certaine acuité – le mufti d'Oran était, à l'évidence, bien informé sur eux. Nous savons d'ailleurs que la fatwa a circulé en Espagne : il existe une copie de sa traduction en aljamiado. La fatwa répondait à une question précise : face à la persécution et à l'obligation de conversion au christianisme, est-ce que des manquements à la sharī‘a, à la loi sacrée, sont tolérés ? En fait, la question en recouvre d'autres, plus délicates à formuler et qui touchent à la crypto-appartenance : peut-on être crypto-musulman ? Si oui, comment ? Quelles sont, dans cette hypothèse, les manières d'être en accord avec la sharī‘a ? La réponse et l'argumentaire sont pour le moins surprenants, au regard de la jurisprudence de l'époque. Prenons le texte au fil de sa lecture, en le décrivant et en le commentant : il commence par une affirmation d'absolue distinction entre le christianisme et l'islam. Sachez que les idoles ne sont que des morceaux de bois sculpté ou de pierre et qu'elles ne peuvent vous causer aucun tort ni aucun bien, que le royaume est à Dieu seul, qu'il n'a pas de fils, qu'il n'a pas d'associé, qu'il est l'unique que vous devez adorer – le Dieu unique que vous devez adorer dans la persévérance. Après cette courte profession de foi, la fatwa en vient à la description de la pratique croyante en situation de persécution.

16 Cette pratique est constituée de deux parties : d'abord les rituels, ensuite les interdits. Le ton est donné par la première phrase « vous devez accomplir la prière, même si c'est par un mouvement imperceptible » : nous sommes bien en régime de dissimulation de la pratique. Et la fatwa de passer en revue ce qui fait la prière, pour ce qui est de la forme, de la scansion quotidienne, de l'orientation du priant. Dans l'impossibilité d'observer la forme canonique de la prière, la faire quand même ; si les cinq prières ne

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peuvent être accomplies en temps voulu, il est préférable de les réciter, si possible, de nuit ; si l'orientation de la Ka‘aba ne peut être respectée, il suffit de se donner une orientation symbolique qui la signifierait. Les recommandations sont du même ordre pour ce qui relève des ablutions rituelles : dans l'impossibilité d'utiliser de l'eau, un peu de sable ou une pierre fera l'affaire. Du même ordre encore, mais sur un registre plus subtil concernant le rituel de l'aumône obligée, le texte de la fatwa est très explicite : effectuer le rite de la zakāt (l'aumône obligée du musulman) comme si elle était le geste hypocrite (accompli par le chrétien) de don ostensible à un mendiant, vu par les musulmans comme preuve d'hypocrisie. Bel exemple de pratique de dissimulation où la sincérité d'un geste joue doublement : dénonciation de l'ostentation du chrétien qui fait l'aumône, et principe de non adhésion au geste chrétien en simulant son hypocrisie. Mais aussi, jeu d'une réminiscence de la vérité intime du pieux musulman, thématique très prégnante en islam soufi : la piété du musulman sous l'hypocrisie simulée, la sincérité cachée, l'intériorisation extrême du geste rituel et le donner à voir du geste répréhensible, ou à peine tolérable, du « dérèglement » extérieur qui suscite la réprobation générale.

17 En tout cas, pour ce qui touche aux rites quotidiens du musulman (prière, ablutions, aumône), et pour répondre à la question posée, il est possible de respecter les règles de la sharī‘a en situation de persécution : la dissimulation et la simulation sont permises. Mais un leitmotiv revient à chaque ligne dans ce texte : le mot « intention ». Ce qui importe est de prier, de donner en aumône, de faire les ablutions avec intention. L'intention est l'intime, ce qui n'est pas visible.

18 La fatwa d'Oran est porteuse d'innovation dans la mesure où elle contrevient à toute la littérature jurisprudentielle en islam, à propos de la question de la persécution et de la domination sur des musulmans d'une religion autre, en l'occurrence le christianisme. Jusqu'au XVIe siècle compris, les fatwas, et d'une façon générale la production jurisprudentielle, préconisent l'exil, la hijra. Il n'est, en principe, pas permis de demeurer dans un lieu hostile à l'islam : il faut suivre l'exemple du Prophète Muhammad, qui a quitté La Mecque lorsque lui et ses compagnons ont été persécutés par les membres de la tribu de Quraysh. Cet exil, loin d'être infâme, fut d'ailleurs fondateur, puisque c'est dans l'exil que Muhammad a créé la cité première de l'islam, Al-Madīna et que, pour signifier son importance fondatrice, le temps islamique fut très vite calculé à partir de cette date. Ici, l'obligation d'exil est comme oubliée et fait place à une quotidienneté durable de l'intention intime. La fatwa change de registre : du registre du visible, du musulman qui s'affirme comme tel et qui, là où il est, reconnaît un territoire, le domaine ou la Maison de l'islam (Dār al-islām), au registre de l'invisible, du musulman qui se cache et s'affirme comme ce qu'il n'est pas, et qui, dans sa conviction intime, définit son identité.

19 Le territoire de l'islam, comme tout territoire religieux, est le lieu d'application de certains interdits. Après avoir passé en revue les questions de rituel, la fatwa d'Oran évoque les interdits. Interdits alimentaires : le crypto-musulman peut boire de l'alcool et manger du porc si, intimement, il les rejette et affirme leur prohibition. Interdits dogmatiques : contraint de dire que Jésus est le fils de Dieu, que le crypto-musulman le dise, avec l'intention de dire que Jésus est le serviteur de Dieu, ou le fils de Marie. Interdits sociaux : tenu de donner sa sœur en mariage à un chrétien, que le crypto- musulman le fasse, avec dans le cœur la conviction d'abhorrer cette action. Ce qui est atteint par ces « dispenses » est ce qui fait lien dans le système communautaire : les

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prescriptions alimentaires, certes, mais aussi, et surtout, le dogme de l'absolue unicité de Dieu et, enfin, la règle souveraine de l'endogamie religieuse (on ne donne pas les filles hors du groupement musulman, l'aire de circulation des filles circonscrivant exactement l'horizon musulman). C'est la dilution de l'espace communautaire – hérité, reconnu comme tel – qui est signifiée par la transgression de ces interdits. Le musulman discret d'Espagne ne recrée son appartenance que sur le ressort de son intention, de ce qu'il a d'intime, de son identité secrète.

20 La fatwa d'Oran a circulé en Espagne, elle a donc servi et, vraisemblablement, été utile à la génération des premiers crypto-musulmans. Mais on a longtemps pensé qu'elle était un texte unique, circonstanciel, ne représentant pas forcément un consensus de tolérance envers les musulmans d'Espagne, à propos de la non obligation d'exil, de la non observance des rites dans leur forme obligée, du non respect de certains des interdits fondamentaux de l'islam. Mais une découverte récente fait, désormais, taire tout scepticisme. Une autre fatwa, des années 1510, et hautement « officielle », vient conforter la fatwa d'Oran dans ses réponses. Hautement officielle, car contresignée au Caire par les muftis égyptiens des quatre écoles juridiques de l'islam orthodoxe (malikisme, hanafisme, shāfi‘isme, hanbalisme). Cette fatwa ne fait pas du tout référence à la situation espagnole, mais traite de questions liées directement à ce que vivent les musulmans d'Espagne. D'autre part, lieu privilégié d'exil des élites musulmanes venues d'Espagne, il n'est guère pensable qu'on ignorait au Caire l'essentiel de ce qui s'y passait.

21 Sur plusieurs questions, les avis des quatre muftis divergent quelque peu, mais ils sont strictement convergents sur celles qui relèvent de la situation de musulmans sous domination chrétienne. Trois questions nous intéressent : l'exil, le pèlerinage, et la présence des savants ; questions d'ailleurs liées l'une à l'autre. Exil, ou émigration : recommandée, certes, mais à condition qu'elle ne soit pas cause de la ruine de l'émigrant ou des siens : il ne convient pas de dépenser plus du tiers de ses biens en émigrant. Pèlerinage : si un musulman vivant dans un pays sous domination chrétienne parvient à faire le pèlerinage, qu'il revienne là où il réside avec sa famille. Les savants : leur présence est nécessaire pour guider les musulmans là où ils sont, quel que soit le lieu. S'exprime ainsi clairement l'affirmation que l'exil n'est pas l'unique voie possible pour le musulman d'un pays de souveraineté chrétienne, que l'on peut demeurer là où l'on a ses racines et préserver l'espace familial, sans risquer la ruine qu'impliquerait le fait de regagner l'espace de l'islam.

22 Les trois documents repris de l'ouvrage de L.P. Harvey, du plus personnel au plus officiel (le Compendio du Jeune homme d'Arévalo, la fatwa d'Oran, la fatwa du Caire) que nous avons commentés en les tirant vers les questions d'identité religieuse, sont d'une cohérence lumineuse. Il y eut bien, à l'évidence, un consensus établi sur le droit à la crypto-appartenance. Mais cette crypto-appartenance peut être caractérisée comme une appartenance qui se défait. La forme et le contenu du rite s'oublient dans l'expression de l'intention, les interdits majeurs sont transgressés, le retour dans les terres de l'islam n'est plus une exigence première. Le crypto-musulman ne recrée son appartenance que dans son intime.

23 Ce délitement des traits de l'appartenance communautaire et leur perception dans la simple affirmation identitaire n'ont pas surgi soudainement. En d'autres termes, ce possible repli sur l'intime, sur l'identité éminemment personnelle, n'est pas né du dilemme posé par la Reconquête chrétienne de l'Espagne, ni de l'obligation de

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conversion. L'expression de réponses claires et convergentes au dilemme ainsi posé est, en elle-même, la fin d'un long processus de déconnexion ontologique de l'appartenance et de l'identité.

24 L'identité religieuse (islām) du musulman (muslim), en tant qu'acte (aslama), a une histoire, l'islam pré-moderne ne fut ni unique ni uniforme. Max Weber distinguait deux âges de l'islam, l'âge guerrier de l'ascèse et l'âge bourgeois du soufisme orgiastique 2. Nous avancerons simplement ici, pour retourner les choses, que c'est en travaillant, notamment, sur la question de l'appartenance religieuse que l'on peut entrevoir ce qui a distingué ces deux âges. Le premier âge, si on veut le circonscrire chronologiquement, dura jusqu'au XIIIe siècle dans l'Islam dit central ; le deuxième âge, de ce XIIIe siècle axial jusqu'à l'effondrement de l'empire ottoman, au courant XIXe siècle – c'est celui qui nous occupe ici.

25 Il y a en islam, religion révélée, deux façons de se représenter l'extériorité du fondement et, donc, l'extranéité et l'accessibilité du référent. Les deux référents extérieurs sont la parole de Dieu et Dieu ; leur mode d'accès est le même : l'immédiateté. L'homme d'autorité est celui qui est immédiat à la parole de Dieu ou à Dieu, ou aux deux à la fois 3. Mais ces deux modes d'autorité ont toujours agi en extrême tension l'un par rapport à l'autre. Ils faisaient tension au sein des appareils sociaux – des savants (immédiats à la parole de Dieu) et des mystiques (immédiats à Dieu) –, comme au sein des dispositifs dogmatiques – sunnisme et shī‘isme –, comme ils faisaient tension au cœur même de la pensée de l'homme croyant. Le premier âge de l'islam fut massivement un islam de savants, un islam scripturaire. Le mysticisme islamique, qui fondait l'autorité sur le charisme de l'homme vivant l'union en Dieu, fut d'abord marginalisé, discrédité, pourchassé, mais finit peu à peu par s'imposer, en se structurant, en se donnant, pour dire très vite ce qui demanderait un long développement, une morphologie confrérique. Ce qui se produisit à partir du XIIIe siècle. Le soufisme, comme forme achevée de mysticisme confrérique, a radicalement transformé l'œkoumène du musulman ; il a créé et multiplié les écoles, les mosquées, il a promu le culte des saints et parsemé le monde musulman de tombes vénérées : un nouveau paysage se créait, produit par les milieux confrériques. Le soufisme se diffusait partout, il quittait les milieux lettrés, s'urbanisait et se ruralisait, il constituait désormais une culture commune dans les territoires de l'Islam central, puis dans ceux de l'Islam dit périphérique. Max Weber a dit vrai : le deuxième âge de l'islam fut massivement celui du soufisme. Ce qui ne revient pas à dire que le mystique dépossédait le scripturaire, loin s'en fallait, mais que le rapport de tension qui les liait l'un à l'autre était affecté d'une variable nouvelle, selon laquelle la pratique mystique était désormais une dominante sociale.

26 La diffusion exponentielle du soufisme banalisa et installa, dans les reins et les cœurs, une donnée nouvelle : le soufisme comme vecteur de la généralisation de l'expérience de l'intime, qu'engageait la pratique mystique. De fait, une telle pratique permet de générer le principe selon lequel la vérité du musulman se trouve dans l'intime. Dans son parcours initiatique – qui prend des formes très diverses et très populaires (danses, chants, oraisons répétitives, etc.) – l'homme musulman découvre que c'est dans le rapprochement intime du divin (dans le désir de fusion avec Dieu) qu'il trouve sa vérité d'homme musulman. Mais c'est, par là même, son identité de musulman qui se recompose. Celle-ci n'est plus, seulement, une identification communautaire, elle est désormais la composition de deux éléments qui sont à la fois l'intime et le

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communautaire. Là réside une identité personnelle nécessairement composite. L'énorme corpus de littérature soufie le montre de façon suffisamment claire : la procédure initiatique est à la fois un cheminement vers l'intime, vers le cœur de soi et donc vers Dieu, et un évidement de soi. Mais cet évidement de soi ne laisse pas un vide qui, pour ainsi dire, se remplirait uniquement de Dieu : un tel vide se remplit, aussi, de ce qui est intrinsèquement communautaire, de toutes les valeurs traditionnelles du communautaire, lesquelles sont, en somme, reformulées, intériorisées.

27 Mais si l'identité personnelle est ce recouvrement absolument nécessaire de l'intime et du communautaire, s'il y a nécessité de recouvrement, ce fait même induit, en toute règle ontologique, qu'existerait possiblement le « non recouvrement » de l'intime et du communautaire. Auquel cas le musulman ne serait pas un vrai musulman. Les conséquences en sont évidemment nombreuses. Dès lors, il est par exemple permis de discuter de l'authenticité de l'appartenance musulmane. Et ce n'est pas un hasard si les milieux soufis se chargèrent de l'évaluation. Si, par exemple, les gouvernants se conduisent mal, n'est-ce pas parce que, intimement, ils ne sont pas de vrais musulmans ? Là est la raison de la dénonciation du gouvernant impie. Mais, par ailleurs, il faut comprendre que si cette nouvelle définition de l'identité musulmane en islam pose l'intime au centre de l'homme croyant, c'est-à-dire exhibe la conviction, cela ne signifie nullement qu'il y aurait dissociation entre identité personnelle et appartenance à la communauté naturelle d'appartenance. Bien au contraire, il s'agit d'un rattachement du communautaire à l'intime. Et, de fait, l'histoire sociale nous montre que les liens du communautaire furent considérablement resserrés sous le règne des réseaux de confréries mystiques. Les milieux soufis furent les agents de ce resserrement, en constituant les réseaux confrériques sur une exacte adéquation avec les principes communautaires – notamment les règles du lignage et de la cohésion collatérale.

28 Ce que les mouvements de Réforme, mais aussi, et largement, les pratiques de l'Inquisition, ont transformé dans le monde chrétien, le soufisme confrérique l'a transformé dans le monde islamique : une représentation de l'identité de l'homme croyant, où l'intime devient central. Pourtant, ce moment d'invention de l'intime, ce tournant préjudiciel dans l'histoire de l'islam se trouva comme une fin ultime – nous pourrions dire, comme une fin logique – dans l'horizon possible du délitement des instances du communautaire, et des règles formelles de l'appartenance. C'est sur cette suspension, en quelque sorte, que l'islam méditerranéen allait vivre les trois siècles de la domination ottomane. Jusqu'au XIXe siècle, où tout fut remis en question, et où l'on vit « le communautaire » ressurgir avec quelque violence. Mais ceci ouvre à un autre âge de l'islam.

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NOTES

1. Pierre-Antoine Fabre, « Compte rendu de : Conversioni nel Mediterraneo, sous la dir. de Anna Foa et Lucette Scaraffia, Dimensioni e problemi della ricerca storica 2, 1996 », Annales, Histoire, Sciences Sociales, juillet-août 1999, p. 970-973. 2. « L'islam fut à ses débuts la religion de guerriers partis à la conquête du monde, d'un ordre de chevaliers, combattants disciplinés de la foi [...]. Mais au cours du Moyen Âge islamique un rôle au moins aussi important a été assumé par le soufisme mystico- contemplatif et par les confréries de la petite bourgeoisie, qui, issues de lui, se sont développées à la manière des tertiaires chrétiens, mais sur un plan beaucoup plus universel ; ce rôle a été assuré sous la direction de techniciens plébéiens de pratiques orgiastiques », extrait de L'éthique économique des religions mondiales, in Max Weber, Sociologie des religions, éd. Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard, 1996, p. 334. 3. Christian Décobert, « L'autorité religieuse aux premiers siècles de l'islam », Archives de Sciences Sociales des Religions 125, 2004, p. 23-44.

AUTEUR

CHRISTIAN DÉCOBERT

CNRS – Centre d'études interdisciplinaire des faits religieux

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Bulletin Bibliographique

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Dionysos en transe : la voix des femmes Paris, L'Harmattan, coll. « Histoire ancienne et Anthropologie », 2002, 384 p.

Regis Le Mer

1 Clara Acker entend analyser sous un jour nouveau la religion dionysiaque qui a débuté avant Homère et s'est perpétuée jusqu'à l'époque romaine, soit sur une durée d'un millénaire et ce à travers une aire géographique également très large. De manière quelque peu péremptoire et raccourcie, l'auteure fait d'abord un historique de la littérature sur le sujet en distribuant les bons et mauvais points.

2 L'ouvrage part des Bacchantes d'Euripide, terme qui désigne les suivantes de Dionysos. Le rituel des Bacchantes, géré par la Cité, se passe pourtant loin de la cité et son objectif, réservé aux femmes, aux Bacchantes – également nommées Ménades – est de chercher la transe et ainsi d'atteindre une communion avec le Dieu et la Nature.

3 L'auteure analyse son domaine selon trois niveaux de discours : le discours mythologique, le rite et le théâtre. Cette approche, pertinente de prime abord, adhère à la démarche problématisée par J.-P. Vernant, qui consiste à étudier, toujours, le fait religieux dans son contexte social et dans le milieu où il s'est développé.

4 En revanche, une première maladresse apparaît quand C. Acker expose sa problématique de recherche : « Notre hypothèse de recherche pourrait s'énoncer ainsi : dans la mythologie, comme dans le rituel des Bacchantes ou dans le théâtre, la maternité est au centre de la spiritualité ménadique. Qu'une telle conception religieuse soit l'apanage des femmes en particulier ne doit pas nous surprendre, puisque, d'après Mircea Eliade, pour les femmes la révélation du sacré est en rapport étroit avec le corps et, donc, avec la Nature (Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, Gallimard, 1957) (p. 20) ». Fonder ses recherches sur une interprétation ancienne de presque un demi- siècle et aussi générale peut paraître abscons, surtout dans une étude portant sur la mythologie et la religion grecque, domaine dans lequel les grilles d'analyse et les définitions ont été, depuis, largement revisitées. À titre d'exemple, en France, Jean-

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Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet ou encore Marcel Détienne, ont largement renouvelé le champ définitionnel du domaine.

5 Pour ce qui est du contenu, abordant dans une première partie le discours mythologique, l'auteure accentue son analyse sur le rapport de Dionysos à la gent féminine et en arrive à stigmatiser l'opposition entre Dionysos et Héra et, par conséquent, entre Dionysos et l'institution du mariage et à toutes ses valeurs connexes (rapport de domination homme/femme, maternité, accouchement...).

6 La deuxième partie de l'ouvrage étudie le rituel ménadique associé à un rituel initiatique. Dans l'initiation dionysiaque, montre C. Acker, on – la femme en l'occurrence – fait l'animal pour atteindre le divin. Le corps et les sens sont dépassés pour atteindre la transe. Par la suite, les Bacchantes deviennent, symboliquement, mère du dieu. La danse et le chant servent à entraîner le corps, en particulier en vue de l'accouchement. « Le circuit initiatique des Bacchantes transite ainsi du statut de la jeune fille vierge à celui de la femme devenue mère du dieu » (p. 334). L'auteure analyse alors les différentes facettes et la progression du rite à partir des sources arrivées jusqu'à nous.

7 Enfin, dans une troisième partie, C. Acker explore le discours théâtral, partant, en particulier, des tragédies d'Eschyle et d'Euripide et poursuivant avec la comédie. Revenant sur les thèses et les thèmes développés dans les deux premières parties, elle tend à montrer que Dionysos amène une nouvelle ère, apporte un souffle nouveau dans un ordre trop bien établi par des dieux olympiens dépassés et donne de la vie là où il n'y avait que mort. C'est ainsi que Dionysos, s'appuyant sur le droit naturel, renverse Zeus. Cela, pense C. Acker, n'est que le reflet d'autres oppositions : droit naturel défendu par les femmes – et toutes les valeurs qu'elles portent : sang, maternité, vie... – contre le droit positif garanti par les dieux olympiens. De la même manière, le mariage contractuel – Héra – est du côté de la mort et s'oppose à ce qu'apporte Dionysos : la vie, la nature...

8 L'interprétation souvent hasardeuse et « manichéenne » de l'auteure, qui tire souvent à elle le sens des textes, se comprend à la dernière page de la conclusion où l'on découvre, avec étonnement, ce qui sous-tend toute son analyse : elle conclut en préconisant un retour aux valeurs dionysiaques. Mieux vaut lui laisser la parole : « pour toutes ces raisons, il nous semble légitime de parler d'une véritable philosophie sous- jacente à cette religion, et qui, de plus, se montre à nous aujourd'hui comme une authentique et cohérente alternative à l'idéologie du profit, qui se complaît à l'exploitation des forces humaines et des ressources naturelles communes [...] La nécessité de récupérer le message dionysiaque est urgente. » (p. 342). Suivent quelques réflexions sur l'écologie, le nucléaire, le féminisme, ou encore le clonage.

9 À la fin de l'ouvrage, l'auteure esquisse maladroitement, en annexe, une courte comparaison entre la religion dionysiaque et le carnaval de Rio intitulée « Dionysos à Rio ». Si le comparatisme peut être instructif, il est imprudent d'ouvrir en moins de trois pages un dossier qui mériterait une argumentation plus précise. L'écueil à éviter en comparatisme est de construire soi-même les structures que l'on cherche. On finit souvent, comme ici, par survoler les thèmes et y voir ce que l'on veut y voir.

10 Pour finir, on tolèrera le caractère incomplet de la bibliographie du fait des obligations de publication d'un côté, de l'abondance de la littérature sur la religion dionysiaque et les thèmes qui s'y rattachent (mania, féminité...) de l'autre.

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11 Globalement, l'ouvrage laisse une impression mitigée entre une certaine érudition et des analyses qui peuvent s'avérer parfois originales, et des partis pris et nombreux a priori qui biaisent l'examen impartial des textes et des thèmes.

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Giuseppe Alberigo, Pour la jeunesse du christianisme : le concile Vatican II, 1959-1965 Paris, Le Cerf, 2005, 212 p.

Nicolas de Bremond d’Ars

1 Voici un livre qui rend accessible à un large public l'événement qui a transformé de façon considérable l'Église catholique dans la seconde moitié du xxe siècle : le concile Vatican II. L'auteur est historien, directeur de l'Institut pour les Sciences religieuses de Bologne, lieu essentiel d'étude et de publications de tout ce qui a trait au Concile. Sous sa direction a été publiée dans les années récentes l'Histoire du concile Vatican II en cinq volumes, rassemblant une équipe internationale de chercheurs. G. Alberigo a suivi personnellement l'événement conciliaire, à la fois comme historien et comme catholique. L'ouvrage se définit comme une présentation simplifiée, mais rigoureuse, à destination des générations présentes et futures. À ce titre, il s'agit d'une approche très bien documentée tout autant qu'engagée. L'auteur ne cache d'ailleurs pas ses appréciations sur le sens des événements, ce qui rend la lecture vivante ; n'eût été la qualité de l'auteur, cet aspect aurait pu froisser les lecteurs soucieux d'objectivité rigoureuse. Ils disposent heureusement pour cela de l'Histoire en cinq volumes.

2 L'ouvrage intéressera les chercheurs spécialisés sur les christianismes, bien au-delà du catholicisme en raison de la profonde mutation de l'Église catholique dans son rapport aux autres confessions chrétiennes (Œcuménisme). Il pourrait également intéresser tous ceux qui travaillent sur les dimensions organisationnelles (processus de décision dans le catholicisme) et sur la place du politique dans le gouvernement d'une organisation religieuse.

3 Sans surprise, l'auteur a choisi un plan chronologique, en six chapitres : 1. L'annonce : espoirs et attentes (1959-1962) ; 2. Vers une conscience conciliaire (1962) ; 3. Le concile est adulte (1963) ; 4. L'Église est une communion (1964) ; 5. La foi vit dans l'histoire (1965) ; 6. Pour la jeunesse du christianisme. Le dernier titre reflète sans doute l'opinion de l'auteur, mais le contenu n'est pas moins rigoureux que pour chaque

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chapitre précédent. La documentation citée comprend aussi bien les textes conciliaires que des déclarations papales, ainsi que des lettres de cardinaux, des mémoires et journaux. On regrettera peut-être de n'avoir qu'une citation du journal du P. Congar, o.p., l'auteur ayant tout naturellement privilégié les documents du groupe de Bologne. À ce sujet, signalons que le compte rendu du travail théologique (en commissions diverses et dans les intersessions) a été écarté par souci de lisibilité. De ce fait, le lecteur ne doit pas s'attendre à trouver les indices de tractations et de réflexions relevant de l'histoire des idées. Les faits publics ont été privilégiés – ils sont déjà assez compliqués à embrasser !

4 Il n'aura fallu que six années pour que l'Église catholique opère une rupture profonde avec son organisation, sa liturgie et surtout sa manière de penser. G. Alberigo ponctue très heureusement le déroulement des faits (lettres, documents préparatoires, textes discutés, interventions des différents acteurs) de commentaires pénétrants sur les enjeux de points paraissant mineurs. Le lecteur se trouve ainsi constamment remis dans la perspective de cette mue opérée à marche forcée. Il n'échappe pas à une certaine dramatisation des conflits théologiques et ecclésiologiques, ni à la mise en valeur des impasses générées par le rythme de travail. On ressort donc de cette lecture alerte avec le sentiment d'un extraordinaire exercice de consultation à l'échelle mondiale, et de remise en cause réussie de ce que d'aucuns auraient pu qualifier de « pachyderme », ou de « mammouth ». Rien que pour appréhender cet effort sans précédent, la lecture de cet ouvrage s'impose.

5 Au total, un livre nécessaire et bien venu.

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Méropi Anastassiadou-Dumont, dir., Identités confessionnelles et espace urbain en terres d'islam Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée (REMM), Aix-en-Provence, Édisud, « Série Histoire », 107-110, 2005, 544 p.

Sossie Andézian

1 Ce dossier sur les relations interconfessionnelles dans des sociétés urbaines à dominante islamique mais caractérisées par la diversité religieuse est très riche. Regroupant dix-neuf contributions, souvent de jeunes chercheurs, historiens pour la majorité d'entre eux, il couvre principalement la période entre le XVIIIe et l'aube du XXIe siècle (un article remonte au XIIe siècle et quelques-uns aux XVe et XVIIe siècles), et s'étend à un espace géographique très large, de l'Asie centrale à la Méditerranée, des Balkans à la frontière indo-pakistanaise. Néanmoins, c'est l'Empire ottoman qui est au cœur de la réflexion.

2 Regroupés sous quatre thèmes : I. Territorialisation des communautés confessionnelles ; II. Le lieu de culte : symbole identitaire fort ; III. L'enjeu immobilier ; IV. Bornages spatiaux et psychologiques de la cohabitation, et fondés pour la plupart sur des sources non exploitées jusque-là, l'ensemble des articles apportent des informations inédites sur les logiques d'inscription des non musulmans dans les sociétés étudiées. Ils éclairent d'un nouveau jour les modalités d'interaction entre groupes confessionnels, ethniques et nationaux dans ces espaces mixtes, en rupture avec l'image uniformisée des communautés non musulmanes en terres d'islam. Ils mettent surtout en évidence que la catégorie de non musulmans, qui inclut ici des chrétiens (principalement), des juifs (deux articles) et des hindous (un article), est loin de constituer une catégorie homogène. Elle est caractérisée par la diversité ethnique, nationale, confessionnelle et sociale. L'exemple des chrétiens est très significatif à cet égard. Ceux-ci se divisent en groupes ethniques et/ou nationaux aux statuts juridiques divers et mouvants dans l'espace et le temps (Européens, Grecs, Arabes, Arméniens...) et en groupes confessionnels (latins, grecs-orthodoxes, arméniens catholiques, arméniens

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apostoliques, arméniens protestants, coptes...), qui impliquent un système complexe d'appartenances à des structures religieuses et politiques, locales, nationales et internationales. Une autre ligne de partage traverse une même catégorie ethnique et/ ou confessionnelle sur la base de l'appartenance à une classe sociale ou une caste. C'est dire combien il est difficile de constituer des groupes homogènes en se fondant uniquement sur l'appartenance religieuse.

3 Meropi Anastassiadou-Dumont justifie le projet de l'ouvrage collectif par la nécessité de confronter les avancées de la recherche sur les identités confessionnelles dans différents espaces mais – et c'est là que le projet trouve ses limites – pour mettre en évidence des permanences par-delà la diversité des situations à travers l'espace et le temps. Or, tous les articles montrent, au contraire, que les modalités d'inscription d'un même groupe confessionnel ainsi que les relations qu'il entretient avec d'autres groupes confessionnels dans une même ville mais à des époques différentes changent en fonction de contingences historiques, de facteurs géopolitiques et de données socio- économiques. À part les articles du thème II, où l'on voit la pertinence de la variable confessionnelle puisqu'il s'agit de l'implantation de lieux de culte, de leur signification et de leurs enjeux, le reste des articles montre au contraire la non pertinence de cette variable.

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Elisabeth Arweck, Martin D. Stringer, éds., Theorizing Faith. The Insider/Outsider Problem in the Study of Ritual Birmingham, The University of Birmingham Press, 2002, 186 p.

Erwan Dianteill

1 Le dilemme n'est pas nouveau : faut-il appartenir au groupe religieux que l'on étudie pour le comprendre ? Ou bien cette adhésion est-elle une entrave à l'objectivité scientifique ? Les contributions réunies ici permettent d'aborder ces questions sous un angle un peu différent. Il s'agit moins d'évaluer les mérites de l'appartenance ou de l'extériorité que de s'interroger sur ce que signifient les statuts d'insider et d'outsider (termes bien difficiles à traduire). La plupart des textes relativisent la partition fondamentale « interne/externe ». Chaque religion donne une définition variée de ces statuts, qui constituent souvent un continuum. Il y a des degrés de participation et de croyance variables. L'anthropologue ne se trouve pas toujours sommé par les acteurs de se définir comme insider ou comme outsider, pour la bonne raison que les organisations religieuses conçoivent très fréquemment elles-mêmes une gradation de la participation, du simple visiteur au clerc professionnel.

2 Un premier ensemble de trois textes porte sur la question de la participation aux rituels. Bilal Sambur concentre ses analyses sur les textes d'un théologien du XIe siècle, Al-Ghazali. Le texte, lui-même à la frontière de la théologie, avance néanmoins une idée intéressante pour l'anthropologie : les statuts d'insider ou d'outsider existent au sein d'une communauté religieuse. Pour le soufi, le docteur de la loi est à l'extérieur de la religion (et inversement). Il ne faut pas, en d'autres termes, surévaluer l'homogénéité communautaire lorsque l'on étudie une religion. De son côté, Mathew Guest rend compte de la ritualité dans un mouvement intitulé « alternative worship » qui mélange des éléments de liturgie chrétienne et de « pop culture », de la vidéo, des projections d'images, de la musique techno, sans rupture avec l'Église anglicane. Ce mouvement

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vise à déstabiliser certaines évidences, en particulier celle de la limite du religieux : la dichotomie insider/outsider se trouve ainsi déconstruite. Enfin, Helen Waterhouse prend pour objet le rituel dit de gongyo dans la Soka Gakkai. Elle expose très clairement que les motivations des outsiders sont variées, tout comme celle des insiders, et qu'il existe, en outre, une dynamique entre l'intérieur et l'extérieur. En effet, le converti potentiel est dans une zone liminaire, tout comme les chercheurs qui participent ponctuellement à une pratique, mais ne sont pas nécessairement « croyants » (statuts liminaires apparemment bien intégrés par la Soka Gakkai).

3 La seconde partie de l'ouvrage est plus centrée sur la restitution d'expériences personnelles de recherche par des anthropologues. Peter Collins relate comment il a été à la fois chercheur et warden à une rencontre de Quakers. Selon lui, la pratique religieuse quaker et l'anthropologie ont une certaine affinité dans la mesure ou l'une et l'autre proposent une vision du monde « multiple » et « dialectique ». Jo Pearson soulève un autre problème : elle a mené son enquête dans le milieu Wikka (la « nouvelle » sorcellerie) après un anthropologue qui s'était fait passer pour un insider, abusant de la confiance des informateurs. Le texte d'Elisabeth Arweck tend à montrer que, dans l'étude de certains mouvements religieux, l'important est moins d'être insider ou outsider que d'être perçu comme ayant une attitude de sympathie ou d'agressivité. La question du vocabulaire employé est particulièrement importante (l'usage du mot « cult » en anglais marquant particulièrement une attitude critique). Un dernier texte signé d'Eleanor Nessbitt porte sur l'identité « quaker » de certains ethnographes : en quoi modifie-t-elle leur pratique professionnelle ? Est-elle une entrave ou un avantage ? Les conclusions rejoignent ici celles de Peter Collins : le « quakerisme » serait une école d'écoute et de tolérance, qualités qui font les « bons » anthropologues. L'argumentation prend ici malheureusement un peu l'allure d'une apologie de la morale quaker.

4 Au total, voilà un ensemble de contributions (inégales) constituant un apport intéressant à la question de l'engagement du chercheur dans son champ d'étude.

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Robert Attal, Les communautés juives de l'Est algérien de 1865 à 1906 Paris, L'Harmattan, coll. « CREAC-Histoire », 2004, 158 p.

Joëlle Allouche-Benayoun

1 Ce petit ouvrage rassemble des lettres échangées entre le consistoire de Constantine et le consistoire central de Paris pendant quarante ans. L'auteur prend soin de dresser dans son introduction un rapide tableau historique de la présence des Juifs au Maghreb, depuis le IIIe ou IIe siècle avant l'ère chrétienne jusqu'à la conquête française de l'Algérie en 1830.

2 Constantine résistera jusqu'en 1837, et les quatre mille juifs environ (comprenant les petites communautés de la région) qu'elle renferme dans ses murs suivront à partir de là, avec un certain retard dû à l'isolement géographique de la cité, le sort de l'ensemble des Juifs d'Algérie (entre quinze et dix-sept mille au moment de la conquête) dans leur longue marche de la condition de dhimmis à celle de citoyens français, matérialisée à partir d'octobre 1870 par le décret Crémieux.

3 Bien avant leur accession à la citoyenneté, les juifs d'Algérie avaient été dotés, progressivement, d'institutions calquées sur les institutions juives de France, la principale d'entre elles étant le consistoire, installée dans les trois grandes villes du pays dès 1845, soit vingt-cinq ans avant le décret Crémieux. De fait, la lecture de cette correspondance à base de demandes d'aides, de revendications du consistoire de Constantine au consistoire central, et à base de recommandations, de conseils du consistoire central en direction de celui de Constantine, reflète la position subordonnée du premier au second : subordonné sur le plan des moyens, mais également sans réelle marge de décisions sur le plan de l'organisation communautaire : tout se décide d'abord à Paris où, lorsque des décisions sont prises localement, elles ne deviennent effectives qu'après avoir été avalisées par les responsables juifs parisiens : ce qui ne manque pas d'alimenter tensions et conflits, perceptibles dans les missives constantinoises. Subordination encore : ceux qui signent ces lettres ne sont jamais tous des Constantinois d'origine : ils sont toujours encadrés, représentés par des porte-

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parole, qui ont la confiance de Paris : les grands rabbins Haguenauer, Lévy, Cahen, tous originaires d'Alsace.

4 Il est remarquable de constater qu'en 1865 déjà, soit seulement trente ans après la conquête de la ville, les membres laïques du consistoire, issus de vieilles familles constantinoises – Attali, Zermati, Narboni –, manient parfaitement les subtilités de la langue française, et comprennent les ressorts des administrations françaises.

5 R. Attal qui fut professeur d'histoire et directeur de la Société historique et archéologique du Soissonnais, originaire de Constantine, miraculeux rescapé du pogrom de Constantine (5 aout 1934) dans lequel sa famille fut massacrée par les émeutiers, s'est visiblement imposé un devoir de mémoire. Après un ouvrage bien documenté sur Les émeutes de Constantine (Paris, Éditions Romillat, 2002) et un récit plus intimiste (Constantine au loin, Paris, Éditions Romillat, 2003), ce troisième livre veut compléter la connaissance de la population juive de cette région d'Algérie.

6 L'auteur a choisi de présenter les documents par ordre chronologique et de faire suivre chacun d'eux d'un commentaire. Au-delà du fait que ces commentaires sont plus souvent des paraphrases qu'une mise en perspective du document, que dire des approximations fâcheuses qui parsèment l'ouvrage : le titre indique « de 1865 à 1906 », or la dernière missive est datée de mars 1905 ; les bandeaux qui donnent la date, les noms des correspondants et l'objet de la correspondance au début de chacun des documents figurent-ils sur le document original ? Ou est-ce une identification proposée par l'auteur ? À la fin de plus d'une missive ne figure pas le nom, ou les noms, du ou des signataires.

7 Le document 23 apparaît dans l'index sous deux titres : « comportement des rabbins » et « sermons des rabbins », alors que dans l'ouvrage il est présenté sous le titre « comportement d'un rabbin » (p. 81), sans mention de sermons... Le « recrutement d'un instituteur » (p. 37) devient le « recensement des instituteurs » (p. 137). La dernière correspondance datée de février 1905 fait état de la loi de séparation... qui ne sera votée qu'en décembre de la même année... En outre, le lecteur lisant ces lettres se pose des questions auxquelles le livre ne fournit pas de réponses : que sont ces « écoles israélites françaises » que défend le Grand Rabbin Haguenauer (p. 29) ?

8 Lorsque l'on sait l'importance de la scolarisation dans la transformation des « juifs indigènes » en citoyens français, la mention « école israélite française » a de quoi étonner. Or l'auteur centre son commentaire sur l'antisémitisme des colons, et n'explique pas que ces écoles « israélites françaises » furent le moyen imaginé conjointement par les gouvernements français de l'époque et le consistoire central de France pour faire accepter l'école par la population juive : les écoles communales dispensaient, à côté d'un enseignement « français », un enseignement religieux, tant pour les garçons que pour les filles. Et elles furent en butte, souvent, à des équipes municipales antisémites, qui refusaient de les subventionner sous des prétextes fallacieux.

9 La publication de ces documents inédits exhumés des Archives du consistoire central est une bonne idée mais elle aurait mérité une problématisation et des analyses plus approfondies.

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Daniel Azuelos, L'entrée en bourgeoisie des Juifs allemands ou le paradigme libéral (1800-1933) Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 2003, 424 p.

Michael Löwy

1 Ce livre ambitieux, d'une érudition impressionnante, tente de cerner, par une approche interdisciplinaire – anthropologie, sociologie, histoire, littérature – le processus d'intégration des juifs à la société allemande, leur « entrée en bourgeoisie » au cours des XIXe et XXe siècles. Il faut dire que dans cette analyse, fort intéressante mais souvent discutable, la religion n'occupe qu'une place marginale.

2 L'hypothèse de départ de l'auteur, qu'il cherche à étayer à partir des travaux anthropologiques d'Emmanuel Todd et Louis Dumont, est celle d'un « fonds anthropologique comparable entre germanité et judéité », une sorte d'affinité particulière entre les deux communautés, qui pourrait rendre compte du processus d'assimilation des Juifs allemands à l'époque moderne. L'auteur reconnaît qu'il convient de se prémunir contre les formules qui font référence au « caractère national » ou à la « nature profonde d'un peuple », parce qu'elles tendent à figer et essentialiser une communauté. Mais il n'insiste pas moins sur le fait que « nul ne peut nier qu'il existe quelque chose qu'on peut définir de manière approximative comme “le caractère national allemand” ou “l'habitus national allemand” dont le degré de variabilité a été faible pendant près d'un siècle ». Il semble au contraire que la plupart des historiens qui s'occupent de l'Allemagne moderne se gardent bien de faire référence à un prétendu « caractère national » qui n'aurait que faiblement varié de 1833 à 1933...

3 Cela dit, les critiques de l'auteur à E. Todd sont tout à fait pertinentes : selon l'anthropologue, les juifs, confrontés à une société allemande différentialiste, ont été obligés, au XIXe siècle, d'abandonner leur religion et de se convertir au christianisme pour être acceptés ; or, comme le montre D. Azuelos, les historiens calculent qu'environ

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vingt-cinq mille Juifs seulement, sur un demi-million, se sont convertis pendant toute la durée de l'empire wilhelminien – on est loin d'un raz-de-marée ; quant au XXe siècle (avant 1933), les conversions sont rares, ce qui prédomine étant plutôt l'indifférence religieuse des juifs.

4 L'auteur s'intéresse, inspiré par les analyses de Louis Dumont, au concept de Bildung – formation, éducation – dans la culture allemande, et suit de près l'évolution de cette théorie du perfectionnement de soi, de Humboldt et Goethe à Troeltsch et Thomas Mann. Suivant Dumont, il considère la Bildung comme la réponse idiosyncrasique de l'Allemagne au défi de l'individualisme des Lumières occidentales, une « idéologie allemande » qui « devait rejaillir inévitablement sur le caractère national de tout un peuple ». De tout un peuple, ou d'une élite cultivée et privilégiée ?

5 À partir de Mendelssohn (fin du XVIIIe siècle) commence le processus d'acculturation des juifs allemands à la Bildung germanique prendra des formes diverses chez le poète Heinrich Heine, les historiens de la Wissenschaft des Judentums (« Science du judaïsme ») ou l'écrivain Joseph Roth, pour trouver son expression philosophique achevée dans l'œuvre de Hermann Cohen. Il s'agit selon l'auteur d'« une tentative désespérée et pathétique pour fondre germanité et judéité en une synthèse originale ». Ce processus est aussi une adhésion des juifs à l'utopie libérale bourgeoise, la Bürgerlichkeit : l'acculturation est aussi une « entrée des Juifs en bourgeoisie ». Reste que certains des penseurs juifs les plus notables sont loin de correspondre à ce modèle : « des Juifs ont joué un rôle appréciable dans la remise en cause des certitudes bourgeoises (Karl Marx, Sigmund Freud, Rosa Luxemburg, Max Horkheimer, Herbert Marcuse, Hannah Arendt, etc.) ». Pour D. Azuelos, « cela peut s'expliquer en partie par la manière particulière dont s'est passée leur assimilation ». C'est un peu court comme explication.

6 En partant de l'hypothèse de l'affinité entre judéité et germanité, peut-on supposer une analogie entre le judaïsme et les formes ascétiques du protestantisme qui ont favorisé, selon Weber, l'essor du capitalisme moderne ? L'auteur s'inscrit en faux, à juste titre me semble-t-il, contre cette proposition en se référant aussi bien aux polémiques de Weber contre Sombart – qui avait tenté de présenter les juifs comme pionniers du capitalisme moderne – qu'aux travaux d'Erich Fromm sur la Loi juive (1922). Il semble partager la conclusion de ce dernier : l'esprit du judaïsme, en tant qu'il essaye de concilier une tradition religieuse contemplative et une tentative de maîtrise du monde, est incompatible avec l'esprit du capitalisme et tout ce qui y est attaché – accélération du temps, sacralisation du travail et du métier, désenchantement du monde.

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Effendy Bahtiar, Islam and the State in Indonesia Singapore, Institute of Southeast Asian Studies, 2003, 265 p.

Andrée Feillard

1 Bahtiar Effendy est, depuis ces dernières années, un spécialiste demandé de l'islam indonésien, invité des universités américaines où son discours a été le plus souvent rassurant après les attentats du 11 septembre 2001, puis ceux de Bali un an plus tard. Élève du professeur William Liddle à Ohio State University, Bahtiar fait partie de la deuxième génération d'étudiants des universités islamiques (IAIN) qui a fait le passage vers la science politique grâce à des bourses américaines. Son livre suscite donc une curiosité naturelle, d'autant plus qu'il vient après le désormais classique Civil Islam, de Robert Hefner (Civil Islam, Muslims and Democratization in Indonesia, Princeton University Press, 2000, xxiv-286 p.). Bahtiar propose un regard « de l'intérieur », novateur, mais la complexité socioreligieuse de l'archipel y est sans doute insuffisamment prise en compte.

2 L'introduction (chapitre premier) pose la question de la place de l'islam indonésien dans l'État en se démarquant des auteurs qui ont fait foi jusqu'ici : Clifford Geertz qui, dans The Religion of Java (1962), a introduit les catégories santri-abangan-priyayi (musulmans dévots, javanisants et petite aristocratie), mais aussi les chercheurs qui ont suivi, Rober Jay (1963), B.J. Boland (1971), et Allan Samson (1972). Bahtiar rejette leur argument selon lequel la dichotomie santri-abangan serait à la base du désintérêt de la « majorité musulmane » pour l'État islamique, et préfère y voir un conflit sur la vision de l'État indonésien idéal au sein des élites – pourtant majoritairement musulmanes, répètera-t-il de nombreuses fois au cours de son ouvrage. La clé du malentendu, d'après Bahtiar, viendrait du fait que l'islam est une religion « polyinterpretable » (en anglais dans le texte), qui veut donc que des santri puissent choisir des partis non islamiques. Qui oserait dire le contraire ? Mais ce faisant, l'auteur se prive d'une clé d'analyse qui lui fait défaut tout au long du livre, où les termes abangan et santri continuent d'apparaître mais uniquement dans le discours de l'islam modéré qu'il cite. Car comment ignorer les contrastes entre les populations profondément islamisées, issues

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des milieux des écoles coraniques, et celles encore attachées à des croyances pré- islamiques, qui ont échappé à la « santrisation » ? La proposition de E. Bahtiar aurait été plus convaincante si, au lieu de l'ignorer, il avait parlé d'une dichotomie qui fut atténuée après 1965, lorsque l'éducation religieuse fut rendue obligatoire.

3 Le chapitre deux, « Explaining the Uneasy Relationship », propose une chronologie du rapport entre l'islam politique et l'État depuis le début du xxe siècle jusqu'aux années 1980. Bien que la partie historique de l'ouvrage ait été plus soignée que celle des années Ordre nouveau, on s'étonnera de l'absence de toute référence à l'excellent travail de Takashi Shiraishi An Age in Motion sur le Sarekat Islam des premières décennies du xxe siècle. De plus, lorsqu'il aborde l'Ordre nouveau, Bahtiar choisit d'exposer dans un premier temps les mesures gouvernementales, dans un autre les violences islamistes, ignorant ainsi l'interaction entre le gouvernement et les différents groupes islamistes, et le crescendo qui découle d'une action particulière à chaque moment spécifique. Enfin, l'auteur fait souvent référence à une « communauté musulmane indonésienne » rassemblée dans une sorte d'union sacrée contre le gouvernement militaire de Soeharto, contre l'idéologie unique (asas tunggal), contre la légalisation des jeux d'argent du gouverneur de Jakarta, et qui aurait été offensée dans son ensemble par la volonté de Soeharto de légaliser les croyances pré-islamiques en 1978. En évoquant cette oumma imaginaire, unie quand il le faut, Bahtiar dément lui-même son propos initial, où il soulignait la nécessité de comprendre que la communauté musulmane indonésienne n'était justement pas monolithique.

4 Le chapitre trois, « Emergence of the New Islamic Intellectualism, Three Schools of Thought », détaille la pensée intellectuelle des années 1970. C'est le chapitre le plus riche, un assez bon compte rendu des débats et acteurs du renouveau théologique. L'auteur passe en revue les travaux du « Limited group », la pensée de Nurcholish Madjid avec le grand débat sur la sécularisation, puis Harun Nasution, Abdurrahman Wahid, Munawir Sjadzali. Ces débats ont été décrits ailleurs (Barton, Hefner), mais la synthèse de Bahtiar reste intéressante car nous avons là, enfin, une analyse indonésienne. L'auteur fait une longue présentation de ce courant des années 1970, où l'on voit à l'œuvre un effort de désacralisation, de réactualisation et d'indigénisation (pribumisasi) de la pensée musulmane. Puis son analyse est plus limitée sur les deux courants de l'« Intellectual stream », l'un en faveur de l'entrisme dans la bureaucratie, l'autre prêchant pour l'activation des principes islamiques d'égalitarisme et d'émancipation. E. Bahtiar voit dans les « modernistes » – le qualificatif usuel de la Muhammadiyah, muet sur sa dimension de purification de la coutume –, qui font de l'entrisme dès les années 1970, des gens « plus éduqués » que les traditionalistes – menés par une élite plutôt modernisatrice – qui vont, quant à eux, s'opposer à l'État. Cette conception des modernistes portés par leur éducation est en partie valide, mais elle omet de souligner que l'islam traditionaliste, sans posséder l'avantage de l'éducation cosmopolite, reste fort habile lorsqu'il s'agit d'intervenir sur des sujets qui lui tiennent à cœur : il a pu modifier la loi sur le mariage civil et annuler les tentatives de légaliser les croyances locales. Enfin, n'oublions pas que l'hostilité des traditionalistes envers Soeharto vient justement du fait qu'ils ont été pratiquement exclus des affaires religieuses au profit des modernistes.

5 Dans le chapitre quatre sur les implications du nouvel intellectualisme islamique, Bahtiar tente de définir ce qu'il perçoit comme la victoire d'un courant « substantialiste » de l'islam indonésien, à mi-chemin entre le formalisme d'un

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Maududi et le sécularisme d'un Ali Abd al Raziq. Pour l'auteur, le Pancasila n'est pas « séculier », car il ne rejette pas in toto les aspects normatifs de l'islam, et permet des lois qui ne sont pas en conflit avec ses préceptes. Pour lui, l'Indonésie « évolue vers un État religieux, qui cherche à appliquer et développer les valeurs religieuses sans pour autant devenir un État théocratique ». Une seconde partie, plus courte, sur les objectifs sociopolitiques de l'islam aborde la question des entrepreneurs musulmans marginalisés par la politique économique de Soeharto.

6 Le chapitre cinq, « Beyond Parties and Parliament, Reassessing the Political Approach of Islam », analyse l'évolution des stratégies de l'islam politique au parlement lorsqu'il se trouve dans l'impasse des années 1970-1980. L'activisme s'exprime alors dans les ONG, les médias, les maisons de publication, les organismes de l'État, et autres centres de pouvoir. Le Nahdlatul Ulama et la Muhammadiyah deviennent des groupes de pression importants, tout comme le Conseil des Oulémas (MUI). C'est aussi l'arrivée de l'islam dans l'économie, avec des objectifs moins « charitables » qu'auparavant. L'auteur souligne la nouvelle importance du parti gouvernemental Golkar et son « verdissement » (islamisation) au cours des années 1990. Une petite réactualisation de la thèse aurait ici été bienvenue car, en lisant les notes, on s'aperçoit qu'un « tout récemment » fait référence à l'année 1992.

7 Le chapitre six, « Reducing Hostility, the Accommodative Responses of the State », relate l'un des épisodes les plus problématiques de l'Ordre nouveau, celui des années 1990, où Soeharto, lâché par l'armée, se tourne vers l'islam politique pour maintenir son régime. L'auteur réfute la thèse d'une manipulation stratégique de la part du président et tente de démontrer que la nouvelle souplesse des intellectuels, abandonnant le « formalisme et le légalisme » des années 1950, serait justement à l'origine de cette volte-face de Soeharto. Sa description de la politique d'accommodation du régime est complète : il parle du succès de l'entrisme « des musulmans » dans le gouvernement, mais également de l'ouverture fabuleuse que représente l'ICMI (Association des Intellectuels Musulmans d'Indonésie), mise en place par Soeharto, pour les musulmans santri éduqués. Le retour des « Ph.D. musulmans » des années 1970 et 1980 a également contribué à démarginaliser « les musulmans ». Là encore, les concessions à l'islam politique (y compris le renforcement du pouvoir des tribunaux islamiques, une politique fort critiquée par l'islam libéral) sont présentées comme « favorables aux intérêts de nombreux musulmans ». En fin de chapitre, E. Bahtiar expose enfin la version des intellectuels musulmans anti-Icmi, tels Abdurrahman Wahid qui met en garde ses compatriotes quant aux risques de nouveau sectarisme religieux ainsi engendré. Wahid revient justement sur les catégories santri- abangan rejetées pourtant par l'auteur. On décèle ici la ligne de faille entre ces deux visions de l'islam indonésien : la catégorie « abangan » existe-t-elle ? Wahid en parle, E. Bahtiar l'évite. Son existence semble en fait dépendante des intérêts politiques des uns et des autres.

8 La conclusion du chapitre sept pose les questions qui préoccupent de nombreux historiens de l'Indonésie aujourd'hui. E. Bahtiar perçoit les « negative encounters with the West, most notably Dutch colonialism » comme étant, pour beaucoup, à l'origine du formalisme et du légalisme de l'islam indonésien. La réalité est sans doute plus complexe lorsque l'on sait que les deux hommes les plus intransigeants en matière de charia sont de formation occidentale, Mohammad Natsir, puis celui qui amène le légalisme à son paroxysme, Kartosuwiryo. Sa rébellion islamique se fait en réaction aux

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nationalistes, « coupables » d'avoir accepté les traités de paix de 1948. L'auteur aurait sans doute pu mettre davantage l'accent sur les divisions internes à l'islam politique, présentes dès les années 1910, qui ont permis aux sécularistes de reprendre le flambeau du nationalisme. Enfin, comme de nombreux « modernistes », E. Bahtiar déplore le « containment » de l'islam politique, en oubliant de mentionner l'interdiction parallèle du socialisme en 1960, ainsi que les massacres des communistes après 1965. Il pose pourtant de bonnes questions : la transformation de l'islam indonésien du légal- formalisme au substantialisme peut-elle être durable ? Pour cela, dit-il, deux conditions seraient nécessaires : il sera impératif de maintenir une proportion acceptable de musulmans dans les institutions de l'État, qui ne doivent pas souffrir de privations d'ordre politique, social ou économique, et il sera impératif également de préserver le caractère non séculier de l'État. À ce prix-là, assure-t-il, l'islam formaliste ne progressera pas. Il eut été sans doute utile de définir les « musulmans » supposés bénéficier de ces attentions. On ne peut s'empêcher, ici, d'évoquer le souvenir des années 1950, lorsque la défense de Soekarno (musulman abangan) avait été prise en mains par l'ouléma le plus haut placé de la hiérarchie du Nahdlatul Ulama, Wahab Hasbullah, face aux critiques des musulmans « modernistes » : Soekarno est bien un musulman à part entière, s'était-il exclamé. Aujourd'hui encore, cette compétition pour la légitimité religieuse perdure. L'homme fort du Nahdlaltul Ulama, Abdurrahman Wahid, répondait en 2005 aux islamistes du Hizbut Tahrir : « De quel État islamique parlez-vous ? De mon islam ou du vôtre ? »

9 L'épilogue ou chapitre huit, « Political Islam in Post-Soeharto Indonesia, a Postscript », est assez long mais essentiel, vu la conclusion plutôt positive sur la voie conciliatrice où s'engageait, selon E. Bahtiar, l'islam politique indonésien. L'auteur fait ici le bilan de l'extraordinaire résurgence de l'islam politique dans l'ère post-Soeharto (sur 181 partis politiques, 42 sont des partis islamiques, utilisant l'islam comme symbole ou base idéologique). Il attribue ce retour de l'islam politique à la répression qui l'a frappé trop longtemps. Selon l'expression de Nurcholish Madjid, on se rue sur les partis islamiques « comme des enfants sur un jouet ». L'auteur expose aussi les inquiétudes de l'intellectuel respecté Kuntowijoyo, qui y voit les divisions à venir touchant à nouveau abangan et santri (les revoici donc), eux qui avaient convergé vers une identité commune sous l'Ordre nouveau. Il explique ce retour aussi par l'histoire d'un rendez- vous raté à la Constituante en 1959 : avec plus de patience, un compromis eut été possible, affirme-t-il, une opinion souvent entendue dans les milieux conservateurs du Conseil de la prédication islamique (DDII).

10 Malgré cette nouvelle émergence des partis islamiques, aucun changement fondamental n'est à envisager, soutient E. Bahtiar. Son argument : les seuls moments d'unité de l'islam politique n'auraient pas duré. Ainsi, après avoir fait obstruction à l'élection de Megawati, les partis islamiques ont voté unanimement pour l'élire deux ans plus tard. Deuxième fait, certains ont proposé l'application de la charia dans un amendement de la Constitution, mais ont retiré leur proposition devant une opposition majoritaire, preuve, selon l'auteur, de leur modération. Ces deux arguments montrent, peut-être, une certaine flexibilité des principes, mais pourquoi pas aussi une capacité à plier pour mieux résister dans le long terme.

11 Continuant sur son « mythe de la force de l'islam politique », E. Bahtiar passe en revue les élections législatives de 1999, où les partis islamiques (les vingt partis islamiques qui se présentent – contre l'unique PPP en 1997) ne reçoivent que 37,5 % des voix contre

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43,5 % en 1955. Une baisse qu'il attribue au facteur Megawati, porteuse de tous les espoirs en tant que fille de Soekarno et victime de l'oppression politique de Soeharto. Cette analyse nous semble juste, mais ne dément-elle pas en même temps la fragilité de l'argument sur la faiblesse de l'islam politique ? Car les déceptions de la présidence de Megawati vont vite changer la donne aux élections de 2004. L'auteur poursuit, et nous le suivons, que la défaite des partis islamiques est liée à « la peur de la charia », que les partis islamiques n'ont pas comprise et donc pas su enrayer. Cette peur, ajoute-t-il, serait surfaite : « there is nothing to be afraid of with regard to the emergence of Political Islam ». Il regrette que ces partis se soient montrés incapables d'articuler leur idée d'un islam politique à la lumière des intérêts du public et voit dans cette incapacité même l'obstacle à leur avenir comme force politique dominante. Cette opinion de E. Bahtiar a trouvé ses critiques dès avant les élections de 2004 : on lui a rétorqué que c'était peut-être moins au Parlement qu'il fallait désormais chercher l'islam politique conservateur qu'au sein même du gouvernement, et notamment au ministère de la justice.

12 Passant rapidement en revue les nouveaux groupes islamistes comme les milices de l'ordre moral (FPI) et celles de la guerre sainte aux Moluques (Laskar Jihad), E. Bahtiar y décèle une réponse à l'incapacité du gouvernement d'y faire appliquer la loi et de protéger les musulmans. Mais, reconnaissant que la question de la place de la charia reste centrale, il conclut qu'une accommodation partielle de la loi islamique sera nécessaire si l'on ne veut pas voir dans la montée de l'islamisme un phénomène sérieux (« authentic »). Il ne précise pas néanmoins dans quels domaines cette accommodation serait nécessaire et passe outre le fait que la loi islamique est déjà partiellement intégrée, notamment dans le code de la famille.

13 L'ouvrage a été publié en 2003, avant les élections législatives de 2004, qui ont vu la montée fulgurante du jeune parti de la justice-prospérité (PKS), formation s'inspirant de la mouvance des Frères musulmans. Ayant modéré son discours, le PKS a effectué une nette percée lors des législatives (passant de 1,3 % à plus de 7 % du vote), et son chef préside désormais l'Assemblée de délibération du peuple (MPR). Dans une analyse post-électorale, E. Bahtiar a maintenu ses prédictions antérieures.

14 L'ouvrage est donc intéressant par la richesse de ses informations et la qualité de sa documentation, mais ses faiblesses se situent dans le positionnement de l'auteur, qui reconnaît la diversité socioreligieuse indonésienne lorsqu'elle renforce son discours sur la flexibilité de l'islam indonésien, mais qui la dément dès lors qu'elle pourrait légitimer le rejet de la charia par les intellectuels de l'islam libéral.

15 E. Bahtiar, qui est en charge d'un organe politique de la Muhammadiyah (Lembaga Hikmah PP Muhammadiyah), semble croire qu'un « juste milieu » dans l'application de la charia permettrait un nouvel équilibre politique. La toute récente marginalisation du réseau des jeunes intellectuels de la Muhammadiyah (JIMM) par le nouveau président de l'organisation, élu en juillet 2005, ne semble pas, pour le moment, de si bon augure.

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Bayram Balci, Missionnaires de l'Islam en Asie centrale. Les écoles turques de Fethullah Gülen Paris-Istanbul, Maisonneuve & Larose-Institut français d'études anatoliennes, 2003, 301 p.

Nicolas de Lavergne

1 Ce livre est tiré d'une thèse soutenue en 2002 à l'Institut d'études politiques de Grenoble, Les écoles privées de Fethullah Gülen en Asie centrale : missionnaires de l'Islam ou hussards de la turcité ?, sous la direction d'Yves Schemeil (cette thèse n'est d'ailleurs citée ni en bibliographie, ni en note). Le travail d'édition laisse passablement à désirer : glossaire incomplet qui ne sépare pas les noms de personne et les notions en langue turque (pas toutes répertoriées), bibliographie finale très sélective, absence d'index, certaines répétitions dans le corps du texte. Cependant la matière même de l'ouvrage est de grande richesse tant pour les chapitres qui traitent, de façon détaillée, de ce « nouveau mouvement religieux » peu connu qu'est le mouvement nourdjou en Turquie, que pour ceux qui portent, ensuite, sur l'implantation et le mode d'action de cette organisation en Asie centrale et ses relations avec l'État turc.

2 Il n'y avait pas, jusqu'à ce livre, d'exposé en langue française sur le mouvement nourdjou et ses protagonistes, comme Said Nursi (1873-1960) et son principal continuateur Fethullah Gülen (né en 1938). Bayram Balci donne ainsi un accès analytique large à toute la littérature sur le mouvement, principalement en langue turque. Il détaille les fondements théoriques, le caractère secret de l'organisation, l'éclatement du mouvement et, enfin, le succès énorme dans les années 1980 de l'association créée par le Gülen : le mouvement aurait selon l'auteur (http:// religion.info/french/entretiens/article_168.shtml, entretien du 5 mai 2005) entre six et huit millions de membres et sympathisants en Turquie. La communauté de Fethullah Gülen est constituée de plusieurs réseaux : associations locales d'hommes d'affaires, établissements scolaires d'excellence pour préparer à l'entrée dans les universités, groupe médiatique possédant quotidiens, revues, maisons d'édition, radio, télévision... Il s'agit, selon B. Balci, d'un mouvement islamiste modéré, très impliqué dans

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l'éducation, peu politisé, assez conservateur et, finalement, assez difficile à définir, comme il l'explique longuement en introduction puis dans le chapitre 3 consacré à la communauté. L'objectif de construction d'une société islamique se fait en Turquie par un prosélytisme discret en direction des musulmans sociologiques, fondé sur des groupes de réflexion autour des œuvres de Nursi et Gülen. Le groupe est bien implanté dans les médias et proche de certains hommes politiques turcs. Il doit une bonne partie de son succès populaire à la réussite des élèves qui fréquentent ses lycées et ses universités en Turquie.

3 La deuxième partie de cet ouvrage répond davantage au titre général du livre : les écoles turques créées à partir du début des années 1990 dans les pays d'Asie centrale (Kazakhstan, Ouzbekistan, Kirghizstan, Turkmenistan) quand ces derniers acquièrent leur indépendance. L'auteur retrace, précisément, la manière dont ces lycées se sont installés, promus au départ par les associations locales d'hommes d'affaires turcs, sympathisants de Fethullah Gülen expatriés dans ces pays à la recherche d'opportunités économiques. À part en Ouzbekistan, où les écoles fethullahci ont fait les frais du refroidissement diplomatique avec la Turquie et ont dû fermer leurs portes en 2000, les établissements sont florissants dans les trois autres républiques. L'enseignement, cependant, n'est pas du tout religieux, comme le montre bien B. Balci. Ces écoles ne veulent pas prêter le flanc à la critique et centrent l'enseignement sur les langues étrangères (anglais, turc) et les sciences (informatique, sciences physiques, biologie). L'activité proprement religieuse des disciples de Gülen est plus que discrète. Dans les écoles elles-mêmes, qui organisent totalement la vie des élèves du lever au coucher (entre les cours et surtout l'encadrement des devoirs par des tuteurs, étudiants turcs venus faire leurs études dans ces pays), encore moins qu'en Turquie, aucun message religieux n'est diffusé. Les ouvrages de Gülen et Nursi ne sont pas disponibles ni discutés. C'est l'aspect nationaliste turc de la communauté fethullahci, bien mis en valeur par l'auteur, qui constitue le cœur des valeurs diffusées. Mais alors, en quoi les professeurs turcs et autres membres de la communauté sont-ils des « missionnaires de l'Islam en Asie centrale » ? Pour Bayram Balci, qui reprend les termes employés par les acteurs eux-mêmes, ils ne pratiquent pas de prosélytisme ouvert (tebligh), qui institue une relation inégale, et donc malsaine, entre le maître et le disciple, mais l'exemplarité du comportement (temsil). Les professeurs doivent gagner la confiance et les cœurs de leurs élèves par leur rigueur et leur excellence – vestimentaire, morale et pédagogique. Peu d'élèves, nous dit l'auteur, savent seulement qu'ils sont dans des établissements gérés par la communauté nourdjou. À part pour quelques élèves repérés et finalement approchés, il n'y a aucun prosélytisme, mais bien plutôt la rigueur morale et l'encadrement des comportements, ce qu'illustrent bien les photos présentées. En quoi la communauté de Gülen rejoint un courant contemporain de l'islamisme, qui véhicule une éthique personnelle, une exigence d'excellence au service des autres, un civisme individuel. Si l'on s'en tient à la documentation et aux analyses de B. Balci, c'est donc une œuvre missionnaire assez paradoxale qui est mise explicitement – mais de manière un peu courte et peu comparative – en parallèle avec l'œuvre éducative des Jésuites. La minoration du caractère religieux est également liée à la méfiance des gouvernements, qui ne voient pas forcément d'un bon œil cette activité prosélyte, susceptible, dans la région, de favoriser des mouvements plus fondamentalistes – principalement wahhabites.

4 C'est par la stratégie même présidant à son déploiement dans les républiques d'Asie centrale, qui met l'accent sur l'identité türk commune, que le mouvement nourdjou se

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retrouve de fait un acteur des relations entre son berceau d'origine, la Turquie, et ces pays. La dernière partie du livre montre comment les nourdjou constituent un acteur non étatique dans les relations internationales en Asie centrale avec lequel les États doivent compter – ou sur lequel ils peuvent compter. Le mouvement nourdjou se trouve ainsi à la fois utilisé par ces pays pour s'ouvrir au monde extérieur et former de nouvelles élites (parlant l'anglais et maîtrisant les sciences et technologies modernes) et par l'État turc pour développer la coopération économique et éducative avec ces pays conçus comme une zone d'influence naturelle de la Turquie. La République turque, comme la France, a bien créé ses propres lycées dans les années 1990 dans ces contrées où elle essaie d'étendre son influence culturelle. Mais les lycées privés de la communauté fethullahci, tolérée et surveillée par les tenants de la laïcité en Turquie, sont plus nombreux, mieux tenus et dotés, et comptent davantage d'élèves. Ce n'est pas sans rappeler le dispositif français sous la laïque Troisième République, quand l'instruction publique était retirée des mains des congrégations, et celles-ci expulsées de France – mais, à l'étranger, soutenues et partie prenante du réseau scolaire et culturel français.

5 Ce livre traite donc de l'émergence sur la scène internationale d'un mouvement transnational, islamique et turc, qui a sa propre diplomatie, sa propre action économique, éducative et religieuse, un mouvement avec lequel doivent compter les États.

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Roger Bastide, Poètes et dieux. Études afro-brésiliennes Préface de Roberto Motta. Paris, L'Harmattan, 2002, 410 p.

Erwan Dianteill

1 Roger Bastide est l'auteur d'un ensemble impressionnant d'articles (plusieurs centaines). Beaucoup, publiés au Brésil, en portugais, sont inédits en France. Ce volume réunit douze articles parus entre 1944 et 1953, et réunis pour la première fois par R. Bastide sous forme de livre en 1973, quelques mois avant son décès. L'excellente traduction française est de Luiz Ferraz. Il faut aussi souligner le remarquable travail éditorial de Claude Ravelet (animateur de la revue Bastidiana) ainsi que la préface particulièrement stimulante de Roberto Motta.

2 Les articles retracent la trajectoire intellectuelle de R. Bastide sur une dizaine d'années. La troisième partie traite principalement du candomblé, puisque ces années correspondent au moment où l'auteur mène ses enquêtes dans le milieu religieux afro- brésilien. Ces textes préfigurent donc les deux grandes monographies de la fin des années 1950 : Le Candomblé de Bahia (1958) et Les religions africaines au Brésil (1960). La première et la deuxième partie sont moins centrées sur des questions religieuses que littéraires et culturelles. Dans deux études sur la poésie afro-brésilienne, et plus précisément sur Cruz e Sousa, R. Bastide est proche de la sociologie de la littérature dont Lucien Goldmann posait les fondements à la même époque. Dans la deuxième partie de l'ouvrage, R. Bastide prend pour objet les stéréotypes des noirs dans la littérature brésilienne et la réaction qu'ils engendrent dans la presse noire de Sao Paulo ; il ébauche ainsi une « théorie du discours » comme « chose sociale », une sociologie de la culture encore balbutiante au début des années 1950. On n'en finit jamais de découvrir la richesse et les intuitions fertiles de Bastide : ce volume en témoigne une fois de plus.

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Michel Bertrand, Patrick Cabanel, éds., Religions, pouvoir et violence Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004, 214 p.

Daniel-Odon Hurel

1 Ce volume est le résultat d'une session des Rencontres d'histoire des faits religieux et de la laïcité, organisées par la formation doctorale « Histoire et Civilisations » de l'Université de Toulouse-Le Mirail et le centre culturel de l'abbaye de Sylvanès. Sont ici rassemblées plus de dix contributions autour de grands événements et de situations qui ont ponctué l'histoire occidentale et de ses extensions géographiques et politiques, du Moyen Âge à la période actuelle. Trois thèmes organisent le volume autour des principales articulations qui composent l'histoire des rapports entre religion et pouvoir : « Religions et violences », « Religions et pouvoir », « Laïcité et pluralisme religieux ». Dans la première section, l'examen à la fois synthétique et précis de la Reconquête dans la péninsule ibérique (D. Baloup), de la croisade contre les Albigeois (J.-L. Biget), de la conquête du nouveau monde (M. Bertrand) et de l'action missionnaire en Afrique subsaharienne (S. Dulucq) conduisent à une déconstruction historiographique et à un réexamen des faits et des sources ouvrant la voie à une meilleure compréhension des réalités que révèlent les termes de « guerre sainte », de « violences religieuses », de « croisades », « d'inquisition » et de « missions ». Ainsi, les violences religieuses du Moyen Âge révèlent en fait des violences tout aussi sociétales que religieuses dans la mesure où, dans cette société médiévale, les enjeux religieux et politiques sont intimement liés. Les auteurs mettent ainsi en valeur le sens des événements qui se dégagent d'une analyse attentive des sources, une fois écartés ou décryptés les descriptions stéréotypées des violences des croisés et de la reconquête et les schémas historiographiques. Dans cette dimension comparative, l'histoire des liens entre Église et pouvoir en Amérique latine depuis la Conquête explique le développement, mais aussi la condamnation, de la théologie de la libération, un mouvement de rupture par rapport à une Église constituée en pilier des pouvoirs politiques que le Saint-Siège n'était pas en mesure d'accepter ni même de tolérer sauf à se mettre lui-même en danger. Enfin, un long panorama historiographique centré autour de l'action missionnaire et la violence en Afrique subsaharienne permet, aussi,

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de mettre en perspective la lente et progressive évolution de la pensée missionnaire par rapport à la colonisation. Si la dimension politique de la relation entre religion et pouvoir est omniprésente, elle peut aussi être étudiée en dehors des seules périodes de crises et de confrontations violentes. C'est ce qu'abordent les contributions de la deuxième partie : l'insertion de l'Islam dans la succession historique des empires, en particulier à travers l'architecture omeyyade dans la première moitié du VIIIe siècle (Ch. Picard) ; le développement de la religion civique au Moyen Âge, c'est-à-dire de l'ensemble des phénomènes religieux dans lesquels le pouvoir civil joue un rôle déterminant (M. Fournié) ; les stratégies politiques de Richelieu puis de Louis XIV face aux protestants sous le régime de l'édit de Nantes (E. Birnstiel) ; enfin le paradoxe de la Révolution française (Ch. Dousset) à travers la question religieuse dont l'étude met en valeur le passage de la tolérance à l'intolérance, la Constitution civile du clergé conduisant à la fois à une déchirure à l'intérieur du clergé puis entre Révolution et catholicisme, avant de retourner à une autre forme de tolérance, celle qui découle du concordat de 1801. C'est à partir de cette question, celle du concordat envisagée à la fois dans sa dimension française et européenne aux XIXe et XXe siècles (P. Cabanel), que la troisième partie, essentiellement tournée vers la situation française, revient sur la notion de laïcité et de pluralisme religieux dans la France contemporaine (R. Pech) : examen de la spécificité de la laïcité à la française (loi de 1905, attitudes, laïcité de combat et de débats) mais aussi retour sur les transformations de la présence multiséculaire de l'islam dans l'Europe (F. Fregosi), depuis le VIIIe siècle jusqu'aux évolutions des années 1960-1980 en passant par l'Empire ottoman et les conséquences de la colonisation, une évolution dont découlent différents modes de présence et d'affirmation de l'islam et qu'il est nécessaire de rappeler dans le contexte des politiques menées dans les dernières années en France et en Europe (associations, organisations, représentations nationales...).

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Patrice Bidou, Jacques Galinier, Bernard Juillerat, dirs., Anthropologie et psychanalyse. Regards croisés Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, coll. « Cahiers de l'homme », 2005, 228 p.

Bénédicte Sère

1 Le présent volume rassemble neuf contributions de psychanalystes, anthropologues et ethnologues, toutes centrées autour d'un problème méthodologique majeur pour l'avenir de ces disciplines : la fécondation mutuelle entre anthropologie et psychanalyse. Cet échange de regards auquel invitent les auteurs ne fait pas l'unanimité des pratiques actuelles : combien d'ethnologues sont encore aujourd'hui hostiles à une intrusion de la « sorcière métapsychologique » sur leur pré carré ? La genèse de la rencontre disciplinaire ne remonte-t-elle pourtant pas à Freud lui-même qui, en 1912-1913, sous-titre son célèbre Totem et tabou : « Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés » ? C'est ainsi qu'aujourd'hui des anthropologues comme Gillian Gillison peuvent appliquer les scénarios de Totem et tabou aux sociétés de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Aussi, loin du cloisonnement, l'ouvrage vise-t-il à promouvoir les expériences dialogiques entre anthropologues et psychanalystes pour une « anthropologie psychanalytique bien comprise », tant est fondé l'éclairage réciproque entre l'interprétation des faits culturels et l'usage des concepts analytiques.

2 Conformément au paradigme interdisciplinaire, il s'agit, très exactement, non pas d'appliquer la méthode psychanalytique au matériel récolté par les ethnologues pour mieux le décrypter, mais de procéder à une « mise en écho » des deux discours, chacun gardant sa spécificité propre, voire son irréductibilité et permettant ainsi des rencontres inattendues et des questionnements réciproques. Cette mise en regard part de deux hypothèses de travail. La première formulée par Jacques Galinier s'énonce en termes d'impact : « On ne voit pas comment ce qui contamine tout l'espace analytique n'aurait aucune répercussion sur nos tentatives d'exploration des systèmes de représentations collectives » (p. 184) ; la seconde est posée par Monique Schneider en

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termes d'analogie de fonctionnement : « Le jeu des représentations culturelles serait-il régi par des processus analogues à ceux qui règlent les formations de l'inconscient ? » (p. 224).

3 Pour mesurer concrètement le rendement heuristique du croisement disciplinaire, il fallait se camper sur le terrain de rencontre entre l'ontogenèse de l'enfance et les métaphysiques indigènes des pensées « primitives » : indéniablement, l'enfant et le « primitif » jouent à remixer les mêmes matériaux, notamment dans et par la construction mythologique. Le mythe, en effet, est la manière primitive pour la conscience d'organiser le monde. Il s'avère ainsi le lieu où se repèrent les mécanismes parallèles qui font passer l'individu et les collectivités du désarroi à la construction d'une énigme, laquelle est l'objet par excellence des mythes. Dans sa contribution intitulée « Mythes indigènes et mythes magico-sexuels », Sophie de Mijolla-Mellor insiste sur les richesses des rapprochements que l'on peut faire entre les mythes indigènes adultes et les mythes magico-sexuels chez l'enfant. Tous deux tournent autour des énigmes de la vie et de la mort, de la naissance, de l'origine et de l'issue de la vie, énigmes suscitées, par exemple, chez l'enfant par la naissance d'un autre : « Où était celui-ci qui n'était pas là avant et que je souhaiterais renvoyer d'où il vient ? » et plus largement « Où étais-je quand je n'étais pas là ? » et « Où serai-je quand je ne serai plus là ? » Le postulat de l'auteur est clair : l'analyse des processus collectifs et celui de la création des mythes peut se fonder sur les mêmes mécanismes psychiques que ceux qui concernent la psychologie individuelle, tant il est vrai que le processus de compréhension des faits psychiques passe par la reviviscence d'un passé ignoré du sujet, lequel se pose au principe de la narration mythologique. Freud et Jung, déjà, partageaient cet intérêt pour l'« archaïque régressif » : précisément parce qu'elle est un mode de pensée archaïque et dépassé, la psyché enfantine a pour analogue celle du primitif, l'archaïque étant le concept commun au psychanalyste et à l'anthropologue. Pour mettre en œuvre son matériel ethnologique avec ce que la psychanalyse lui apprend, Sophie de Mijolla-Mellor met en regard trois natures de discours : des récits mythiques collectifs, les élucubrations fantastiques et privées d'une petite fille de sept ans et demi au siècle dernier (à partir des Cinq Cahiers de Marie Bonaparte) et une position qui se veut théorique de la notion d'organe en psychanalyse. Ses conclusions méthodologiques ressortent alors affinées de cette triple confrontation. Il s'agit de manier avec précaution le passage d'une discipline à l'autre : « Dans la mesure où ces discours tournent autour des mêmes énigmes, en les présentant différemment, toute traduction réciproque ne saurait être que redondante et aporétique alors que leur rapprochement dans leurs multiples versions singulières individuelles ou collectives nous met sur la voie de leur sens » (p. 150).

4 Bernard Juillerat déploie, lui aussi, les bénéfices tirés du parallèle des deux systèmes de pensée, la mythologie infantile et la mythologie des peuples « primitifs ». Les mythes que l'anthropologie psychanalytique étudie lèvent le voile sur de très complexes ontologies et sur des « métaphysiques indigènes des plus sophistiquées » (p. 12). À travers l'étude des mécanismes psychiques socialisés du culte du cargo chez les Yafar de Papouasie-Nouvelle-Guinée, l'auteur montre comment le fantasme d'appropriation du cargo serait une défense contre l'angoisse de castration des Yafars face aux Européens blancs, c'est-à-dire face à la modernité. Par-delà le syndrome entropique qui découle de leur angoisse, ce qui ressort des analyses, c'est la complexité et la profondeur des constructions « sauvages » qui peuvent atteindre « des fulgurances de la pensée digne d'un grand maître occidental » (p. 12), au point que l'auteur se pose la

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question : « Au fond, serait-il possible de penser à l'envers, à savoir qu'au lieu d'“infantiliser” le sauvage, ne faudrait-il pas émanciper l'enfant, en faire une sorte de super-héros de la pensée ? » L'ethnographie du « primitif » est alors réévaluée : « les sociétés non-industrialisées et non éduquées à la culture occidentale sont en effet composées d'individus dont le psychisme s'est développé selon les mêmes étapes ontogénétiques que l'homme dit moderne. À leur attachement d'enfant au principe de plaisir se sont notamment substituées peu à peu, comme pour tous les hommes, la prise en compte du monde extérieur et l'intégration du principe de réalité. Seuls le contexte géographique et l'histoire précoloniale sont à l'origine d'un isolement responsable pour l'essentiel de l'ignorance où ces sociétés demeurent » (p. 90).

5 Le recours à la psychanalyse dans les études culturelles ne concerne pas uniquement l'ethnologie : il profite également à la sociologie, à la neuro-biologie et à l'analyse des rituels de la religion populaire. Corinne Fortier, dans une approche proche de la démarche sociologique, met en lien les rapport du conscient et de l'inconscient avec les contenus des représentations au sein d'une société donnée : elle s'attache à analyser les procréations par don (don de sperme et don d'ovocyte par IAD, Insémination Avec Donneur) pour atteindre les représentations sous-jacentes de la procréation en général. Sa conclusion montre à quel point la survalorisation masculine est forte, dans l'imaginaire collectif, pour la conception et à quel point être détenteur de la substance fécondante qu'est le sperme est un signe de puissance sexuelle, lui-même signe de puissance sociale. André Green pointe les difficultés, voire les apories, d'une coopération entre biologie et anthropologie dans la mesure où la première prétend à l'universalité et à la théorisation et la seconde procède à la description de singularités groupales. Nouvelle Querelle des universaux. Quant à Antoinette Molinié, elle s'attache à lire le rituel populaire de la semaine sainte à Séville à l'aune de son homologie structurale avec le conflit œdipien qu'il met en scène de manière larvée. En traduisant le mythe chrétien en métapsychologie, elle ne fait que prolonger l'intuition freudienne du lien entre actes rituels et comportements névrotiques. Elle montre comment, dans les marges du rite, s'actualise l'acte meurtrier fondamental du père en la personne de « Nuestro Padre Jesùs » sous le regard de la Vierge mère, jeune fille séduisante et objet du désir. Sous le puissant refoulement imposé par l'Église, le travail de l'inconscient se donne à voir de façon interstitielle à l'échelle d'une population entière, tout en demeurant dans son apparence conforme à la doxa institutionnelle.

6 Si les « regards croisés » s'orientent en réalité dans le sens d'une fécondation de l'anthropologie par la psychanalyse plus que l'inverse, ce qu'il faut retenir de l'entreprise des auteurs, c'est l'audace – jointe à la rigueur – de l'application des transferts conceptuels, pour attester la connivence profonde des schèmes propres à l'individu désirant et aux collectivités sociales.

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Jean-Vincent Blanchard, L'optique du discours au xviie siècle. De la rhétorique des jésuites au stylede la raison moderne (Descartes, Pascal) Saint-Nicolas, Presses de l'Université Laval, 2005, 309 p.

Daniel-Odon Hurel

1 On connaît l'importance, au XVIIe siècle, à la fois de la rhétorique et de la science de l'optique. Si ce livre se place délibérément dans la lignée des travaux consacrés à l'éloquence, il se situe aussi et surtout à l'intersection de l'histoire de la rhétorique et de l'histoire des sciences de la vision, un domaine qui connaît au XVIIe siècle de profondes évolutions. Dans ce contexte, la pensée de Descartes et de Pascal, en particulier, peut être comprise à travers certaines catégories de l'art du discours rhétorique et des théories de la vision. Dans une première partie, l'auteur étudie le probabilisme et la rhétorique dans la culture jésuite de l'Europe de la Contre-Réforme, mettant en valeur la place essentielle des jésuites, l'effacement progressif de la conception allégorique et mystique du savoir, le rappel des doctrines tridentines mais aussi le rapport entre connaissance du monde et connaissance de Dieu dans le contexte du néoplatonisme. En analysant le rôle de la théologie morale dans l'avènement d'une science moderne et rationaliste, l'auteur se fait l'écho des débats historiographiques mettant en présence d'une part les tenants du probabilisme comme source de cet esprit scientifique (recours à l'hypothèse et aux mathématiques dans l'explication du monde) et d'autre part ceux qui voient dans la culture protestante l'émergence de cette pensée moderne (une vérité morale et un ensemble de lois physiques). Il s'agit enfin de réfléchir sur la place de l'image dans la méthode rhétorique des jésuites à travers différentes sources (les Exercices de saint Ignace, les Tableaux sacrés de L. Richeome...). Une fois posés les principes de la rhétorique jésuite, l'auteur, dans une deuxième partie, met en perspective le progrès de la science de l'invisible. Là encore, la place de la culture jésuite est importante mais elle laisse aussi toute sa place à un Pierre Gassendi ou à un Blaise Pascal. Chez tous ces auteurs, l'exploration de l'invisible est un aspect

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non négligeable de l'émergence d'une pensée scientifique moderne tout en restant tributaire d'une conception du langage et d'une idée des rapports entre le corps et l'intellect. La perception visuelle, au centre de la troisième partie, permet, à la fois, de revenir sur la science de la perspective et sur sa traduction comme métaphore du discours. L'auteur, pour cette enquête, part d'un ensemble d'images symboliques dispersées dans des sermons, des livres de dévotion, d'emblèmes et de devises. Dans cette analyse, l'auteur s'attarde en particulier sur le thème du miroir qui permet d'enrichir le message moral de la réforme catholique d'une longue tradition biblique, patristique et renaissante. En cela, le succès de la rhétorique tient au fait qu'elle peut représenter une variété de positions morales et diverses valeurs aussi bien philosophiques que sociologiques, politiques ou théologiques. L'auteur en arrive, enfin, à Descartes dans une dernière partie. En étudiant le Discours de la méthode, mais aussi les Méditations métaphysiques, il montre dans quelle mesure Descartes est un original témoin de l'influence éthique et rhétorique des jésuites sur la société du XVIIe siècle français. Cependant, le péché originel étant absent de son œuvre et sa morale ne faisant pas référence à une conception religieuse, l'auteur conclut que « le corps social » cartésien apparaît comme « la sécularisation de la notion de libre arbitre et comme un rejet de l'autorité temporelle de l'Église ». On passerait ainsi, avec Descartes, d'une casuistique religieuse à une casuistique sociale (p. 273).

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olivier bobineau, Dieu change en paroisse : une comparaison franco- allemande Préface de Paul Colonge. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, 408 p.

Nicolas de Bremond d’Ars

1 Le livre que nous offre Olivier Bobineau comble une importante lacune dans l'étude du catholicisme. Dieu change en paroisse (titre choisi en référence et hommage au Dieu change en Bretagne, d'Yves Lambert) est le fruit d'une thèse, soutenue en 2003, qui apporte des analyses de premier ordre sur l'évolution des paroisses catholiques, alors que la « civilisation paroissiale » semble avoir quitté la sociologie pour rejoindre les rangs de l'Histoire.

2 L'auteur a choisi de présenter deux paroisses, l'une en Allemagne (Souabe bavaroise, diocèse d'Augsburg), l'autre en France (Mayenne, diocèse de Laval), travail suffisamment rare pour être salué. En soi, la présentation minutieuse à laquelle il procède aurait fourni un matériau de qualité aux chercheurs. Mais il a voulu mettre en œuvre les outils herméneutiques de Luc Boltanski sur les mondes sociaux et les registres de la justification, et dégager deux modes de fonctionnement du catholicisme, chacun propre à son contexte sociopolitique. Il en résulte un ouvrage innovant et dense, malgré quelques faiblesses propres à ce genre de tentatives. La méthode d'enquête repose pour l'essentiel sur des entretiens avec les paroissiens des deux pays (félicitons ici l'auteur pour les difficultés linguistiques surmontées – cf. annexe II), ainsi que sur des observations participantes.

3 L'ouvrage est organisé en trois parties. Les deux premières portent chacune, en trois chapitres, sur le contexte historique et politique des diocèses (I. Mayenne, II. Souabe), la paroisse décrite par le menu, et l'interprétation des « mondes ». La troisième partie reprend quelques questions majeures de l'agir religieux catholique : la gouvernance paroissiale, la sociabilité et la socialisation produites par la paroisse, et l'agir catholique appréhendé, en son essence, sous l'angle du don et de l'agapè. L'ensemble donne une

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vision plutôt politique de la paroisse, qui ouvre des perspectives stimulantes de recherche sur le devenir de l'institution ecclésiale catholique en Europe.

4 L'objectif affiché est d'appréhender « dans quelle mesure Dieu change en paroisse, à Saint- Yves des Monts et Saint-Martin » (p. 21). Proposition qui révèle son ambiguïté au terme de l'ouvrage, puisque nous en arrivons à mieux cerner comment la différence contextuelle entre l'Allemagne et la France conduit à deux variantes de l'expression paroissiale du catholicisme. Plus qu'un changement sur la durée, le changement porte donc sur les modalités de l'expression du religieux catholique en France et en Allemagne. N'en déplaise à l'auteur qui s'efforce, un peu schématiquement à notre sens, de caractériser la paroisse française par une opposition : « une communauté, un gouverneur, des gouvernés » contre « plusieurs communautés, un coordonnateur, des gouvernants » (p. 372), l'ouvrage apporte bien plus par son comparatisme que par sa profondeur historique.

5 Deux modèles se dégagent des analyses. L'Allemagne, d'une part, pour laquelle « le fidèle passe de l'institution à une pratique éventuelle de sa foi personnelle », et la France d'autre part, qui voit « le fidèle [passer] de sa pratique de foi personnelle à une inscription éventuelle dans l'institution » (p. 319). C'est dire combien l'analyse des registres de justification aide à discerner les itinéraires sociaux et les positions sociales des individus croyants. Les « contenus du croire » trouvent dans ce travail une légitimité et une profondeur qui leur manquaient parfois. O. Bobineau montre qu'ils ne relèvent pas tant d'une identification plus ou moins proche aux contenus dogmatiques – plus ou moins croyants en la Résurrection, en la Trinité, etc. – que d'une mise en œuvre spécifique des registres de justification, d'un agencement particulier des mondes vécus par les croyants.

6 Quelques limites, bien évidemment, qui sont à la fois des champs à explorer et des garde-fous en vue d'une meilleure pérégrination dans le monde catholique.

7 La question de la pratique – qui pratique, quelle signification, etc. – demeure floue. On aimerait savoir, en effet, s'il ne convient pas de revisiter les formes d'adhésion croyante, de façon à ajuster les comportements concrets des individus modernes à la situation contemporaine des paroisses. Par exemple, si l'on pose que le curé de la paroisse Saint-Yves est devenu un coordonnateur, cela transforme la disponibilité pour une messe dominicale en un lieu stable, puisqu'il gère plusieurs communautés. Le choix de l'auteur de se concentrer sur les entretiens ne lui permet pas d'envisager que l'adhésion catholique puisse s'effectuer selon diverses modalités. Ainsi les « occasionnels », chrétiens des trois/quatre temps – parfois dénommés : chrétiens à roulettes, qui ne viennent à l'église qu'en poussette, en calèche ou en corbillard – ne forment-ils pas un groupe à culture spécifique et stable dans ses pratiques religieuses ?

8 En ce qui concerne les finances – puisque c'est un point de différenciation important entre l'Allemagne et la France, souligné par l'auteur –, il faudrait sans doute rassembler les indications égrenées çà et là. On voit, par exemple, que l'excédent brut de la paroisse française est somme toute confortable : > 17 % ! Ce thème pourrait être développé, notamment en référence à une citation du P. Congar reprise en tête de la conclusion par O. Bobineau : « Le Cardinal Gasquet ajoute : on en oubliait une troisième : [le laïc] met la main à son porte-monnaie » (p. 367) ; notre auteur semble avoir laissé (provisoirement ?) de côté ce troisième aspect du laïc... Mais nul n'est tenu de tout faire.

9 Nous sommes en revanche plus réservés sur l'analyse des registres de justification lorsqu'elle se prolonge en direction du don (chap. 9). Signalons d'abord une dérive qui

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n'est pas sans importance ; elle concerne le concept de « grâce ». En page 362, l'auteur déclare que « la grâce est d'abord une notion théologique ». Or, le vocable grec ne laisse en rien entendre ce fait (cf. dictionnaire étymologique Chantraine). Que les auteurs chrétiens, dont Paul, s'en soient emparé, signifie précisément qu'ils ont voulu inscrire l'expérience chrétienne dans un registre non religieux, en usant du vocabulaire courant de la koinè. Il nous semble que l'auteur devrait prendre garde à ne pas mélanger le registre de la théologie, respectable en soi, au registre sociologique. De même, comprendre la foi comme un don (p. 87 par exemple) est sans doute possible – c'est souvent l'expression des interviewés –, mais risque le piège du nominalisme. On n'arrive pas à déterminer le contenu réel du don qui est fait : s'agit-il de paroles données ? De cadeaux pratiques ? Or, si le registre de la foi est de l'ordre de l'adhésion, il faut passer par les outils d'une analyse du langage pour déterminer comment ce dernier constitue un contenu pertinent pour remplir le concept de don (p. 349 notamment). On aurait souhaité à l'auteur un regard plus critique sur ce point. En outre, on a l'impression que le registre du « don comme mode relationnel » (p. 355) ne concerne que les pratiquants réguliers. Une différenciation des entretiens aurait été judicieuse sur ce plan, pour mettre en évidence les différentes modalités de rattachement à l'Église catholique.

10 Signalons encore – mais c'est peu de chose – que les citations de Natalie Zemon Davis dans le dernier chapitre sont données sans tenir compte du contexte. Elle évoque le XVIe siècle, et l'auteur semble donner l'impression que les propositions sont faites universellement.

11 Hormis ces dernières réserves, le travail d'Olivier Bobineau offre, par son originalité, des perspectives stimulantes sur les évolutions du catholicisme en France et en Allemagne.

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Hubert Bost, Pierre Bayle Paris, Fayard, 2006, 696 p.

Daniel Vidal

1 Pierre Bayle (1647-1706) jouit d'une position centrale dans le protestantisme français, et, plus généralement, dans les réseaux des Églises issues de la Réforme. Bien au-delà de ces assignations, il est surtout l'une des figures majeures de l'histoire culturelle de l'Europe au seuil des Lumières, et des bouleversements qui accompagnent l'émergence d'une conception radicalement neuve de la tolérance, de l'athéisme, des relations entre raison et foi, entre sphère du politique et sphère du religieux, entre espace public et domaine privé, de la « citoyenneté », – toutes questions qui demeurent au fondement de notre « modernité » occidentale. La dernière présentation par Élisabeth Labrousse de l'œuvre et de la vie de Bayle date de près d'un demi-siècle (Pierre Bayle, 2 vol., 1963-1964), et il convenait, en cette année du tricentenaire de sa mort, de reprendre l'ensemble du corpus de ses écrits et de son parcours d'homme libre pour en renouveler sur plus d'un point la personnalité et l'influence. Hubert Bost, qui a consacré depuis une quinzaine d'années, des recherches d'un extrême raffinement sur la méthode historico-critique de Bayle, son statut d'« intellectuel » à partir de son travail de journaliste, son inscription dans les polémiques théologiques du Refuge hollandais, livre aujourd'hui un ouvrage dense, d'une érudition exigeante, et de telle ampleur et ouverture qu'il fera désormais référence majeure dans les études bayliennes. Chez Bayle, il n'est pas, d'emblée, de projet d'œuvre vers quoi tendrait sa passion, et moins encore de programme : il procède par bonds et rebonds, au détour de chaque étape de sa vie, et la meilleure façon d'en saisir la singularité et ce qu'il faut bien appeler le génie, est de le suivre pas à pas, assurés de le comprendre phrase à phrase. C'est l'angle de lecture que privilégie H. Bost, et qui révèle un homme pleinement concerné par les traumatismes de son temps, et, livrant batailles multiples, ouvrant du même coup des brèches dans la compacité des doctrines et des dogmes. H. Bost a pu avoir accès à une très riche correspondance inédite de Bayle, avec son frère Jacob, pasteur demeuré en Ariège, d'où est issue la famille – et avec de nombreux amis et confidents. Ces ressources archivistiques lui permettent de pénétrer au plus profond de l'intimité de cet esprit libérateur, et de saisir avec le plus de finesse la raison de ses

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questionnements, de ses positions théologiques et politiques, et les conditions de son intervention sur la scène de l'écriture.

2 Adolescence protestante, conversion éphémère mais significative à la religion romaine, retour à son allégeance première, exil : un relaps ne peut demeurer dans le royaume. Bayle part à Genève où, très vite, se constitue une « petite académie » avec des personnalités aussi fameuses que Jacques Basnage et Vincent Minutoli, en délicatesse avec l'Église wallonne de Middlebourg pour conduite « amorale ». Pour justifier sa brève conversion au catholicisme, Bayle avait argué de ce qui lui servira de principe d'analyse en tous ses ouvrages et débats : l'examen critique et comparé des arguments en balance. Dans ce premier groupe de réflexion, alors que de nombreux conflits agitent jusqu'à la déchirer l'Église réformée sur les thèmes de la grâce, la prédestination, le dogme trinitaire, etc., Bayle confronte, affine, expérimente, toujours privilégiant les questions justes sur les réponses en absolu, se frotte au cartésianisme, établissant une « frontière méthodologique » étanche entre philosophie et théologie. Au demeurant, n'ayant nulle vocation de pasteur, Bayle délaissera peu à peu cette dernière matière. Une étape à Rouen, où il fréquente le monde des pasteurs et l'érudit catholique Bigot, transitant d'un bord à l'autre des frontières confessionnelles, puis, sous un strict anonymat, un séjour à Paris, toujours inquiet d'y être reconnu, le convainquent de rallier Sedan en 1675. Il noue avec Jurieu des relations admiratives, fondées sur une approche similaire de certains problèmes théologiques (baptême, péché originel, etc.). Somme toute, Bayle participe encore d'une pensée traditionaliste, mais commence à s'en émanciper. Il serait même, selon l'expression d'H. Bost, « volontiers cartésien » : en tout cas, il considère la méthode et le doute comme « hypothèse ingénieuse », et, la portant en tant que telle à l'extrême de sa tension, en viendrait à nier l'immortalité de l'âme, les preuves de l'existence de Dieu. Serait-il partisan d'un « matérialisme athée » ? La question se pose : du moins s'élève-t-il contre la théologie rationnelle de Poiret, et ôte-t-il à la foi toute assise de raison, sauf à vouloir se perdre en apories. Il est vrai que, fervent lecteur et de belle vigilance à l'égard des fausses synthèses, il tente de concilier « sérieux philosophique » et ironie comme principe argumentatif.

3 Le loyalisme monarchique dont il se réclame, à l'unisson des Réformés, ne l'empêche pas d'être convaincu que le protestantisme va être interdit. Le collège de l'Académie de Sedan est supprimé en 1681 : Bayle, qui y enseignait, se réfugie avec Jurieu à Rotterdam. Il sera professeur à l'« École illustre », en partie créée pour lui. Hubert Bost précise les multiples courants et communautés qui tissent alors, en même temps qu'ils le fragmentent, le territoire Réformé. Le lieu hautement névralgique : le dogme de la prédestination – conditionnée à la réponse du croyant, pour les arminiens ; absolue, pour les disciples de Gomar. Ceux-ci sont orangistes ; ceux-là, républicains. Bayle, s'il se lie d'amitié avec les premiers, ne s'y réduit pas. Il lui importe surtout de préserver un regard critique : ainsi dans le petit cercle d'érudits qui se forme après 1685, où l'on discute science, politique, morale, religion – et cet autre « salon », le « club de la Lanterne », chez le quaker Benjamin Furly. C'est le temps des grandes rencontres, Locke, Shaftesbury, Jean Le Clerc : Bayle est un personnage que l'on sollicite, fréquente, écoute. Mais un personnage complexe, parfois « insaisissable » : son œuvre et sa façon d'être au monde en témoignent, ne faisant qu'un. Ainsi sa Lettre sur les comètes (1682), publiée anonymement, ne récuse pas seulement la croyance en leur annonciation de malheurs à venir : H. Bost montre comment elle s'organise selon des logiques

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hétérogènes qui déconstruisent la question de départ, et, par la multiplication des points de vue, ouvre un débat décisif concernant le « caractère indécidable du signe », qui peut aller jusqu'à n'être que « pur caprice ». Toute illusion et tout dogme, sous condition d'un « raisonnement probabiliste » que Bayle met en œuvre, perdent alors leur crédit et leur efficacité. Des prises de position peuvent alors se risquer : ainsi la possibilité pour une société d'athées d'être aussi morale qu'une société de chrétiens ; ainsi de la responsabilité de l'homme dans la réalité du mal, etc. On pressent ici l'émergence de la catégorie de sujet, et de sa souveraineté. À tout le moins, Bayle opère selon la pente la plus féconde d'un scepticisme parfaitement maîtrisé. Au fait des controverses travaillant ses coreligionnaires, et prenant de plus en plus de distance avec Jurieu et ses fulminations, il refusera avec constance toute prétention à détenir une « vérité » exclusive.

4 Dans le temps même où, face aux activités du pasteur Brousson, qui tient assemblées clandestines en Languedoc malgré l'interdit royal, Bayle rappelle son refus de toute désobéissance au monarque, fût-elle non-violente, il fonde en 1684 les Nouvelles de la République des Lettres, dont le seul titre vaut déjà posture d'émancipation. Car « République » n'est pas ici vain mot : « État extrêmement libre », précisera Bayle plus tard, où « chacun est tout ensemble souverain et justiciable de chacun ». Réseau de lettrés, certes, qui collaborent à sa rédaction (Huygens, Fontenelle, Papin, Boyle, etc.) – et pluralité des mondes : religion, science, philosophie, au-delà des barrières confessionnelles, au-delà du bien et du mal – tout y étant conduit selon un esprit de libre examen sans complaisance mais sans préjugé. H. Bost magnifie à juste titre cet espace de circulation d'idées et de pensers hardis, institué sur le mode d'une « conversation littéraire » à laquelle sont conviés lecteurs et auteurs, et qui ne se peut que par cette véritable alchimie d'écriture et d'arguments qui fait de Bayle, au seuil de notre modernité, la figure originelle de « l'intellectuel ». Pour de multiples raisons : sa capacité à irriguer l'espace public de questions centrales au carrefour d'enjeux politiques, théologiques, scientifiques ; sa méthode d'exposition et de raisonnement, cette « écriture rebondissant d'un sujet à l'autre », pour reprendre la formule de H. Bost, témoignant du refus des contraintes a priori qu'un objet de réflexion porte dans sa prime énonciation. Bayle assume cette dissémination des thèmes et des questions : celles-ci lui importent plus que les réponses sollicitées. « On me demande, note-t-il dans la préface à l'un de ses écrits, pourquoi j'ai cousu tant de matières les unes à la queue des autres, et à quoi peut servir tout ce fatras de pensées si mêlées ». C'est précisément cet entremêlement et cette osmose entre sujets « discrets », qui fondent le nouvel âge de la critique et la réorganisation du regard sur le monde. Ainsi de la tolérance : Bayle en est l'avocat fervent, on le sait, mais sa méthode de débat et de dialogues l'amène à dépasser la simple reconduction d'arguments déjà éprouvés (on songe bien sûr à Castellion), pour affirmer, ainsi que l'exprime si justement H. Bost, et « pour la première fois », que « la “conscience errante” a les mêmes droits que celle de l'homme qui est dans le vrai ». C'est dire ainsi, dans notre langage actuel, que place doit être réservée à tout autre, comme condition de soi-même. L'affrontement violent avec Jurieu trouvait ici l'une des occasions de se manifester.

5 « Je n'aime point assez les conflits, les cabales, les entre-mangeries professorales qui règnent dans toutes nos académies ». S'éloignant de ce contexte polémique, stérile souvent, Bayle va se consacrer, à partir de 1692, à son œuvre majeure, le Dictionnaire historique et critique, qu'il entend comme « chambre d'assurance de la République des Lettres ». Entreprise considérable, qui lui permet de maintenir vive une pensée libre et

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ouverte à tous les orients. H. Bost souligne la composition de l'ouvrage, chaque entrée pouvant renvoyer à une véritable combinatoire de thèmes qui, sans volonté explicite de système, constituent un faisceau que l'on définirait aujourd'hui comme « hypertexte », ainsi que le suggère l'auteur, s'appuyant sur le propos même de Bayle : « Le mélange de plusieurs formes, un peu de ligature, pas tant d'uniformité, sont assez mon fait [...] ». Le hasard et la surprise ont eu plus de part à cela qu'un choix raisonné. Ou du moins le choix obéit-il à une raison autre que de pur déroulement guidé par un ordre préconçu : il fallait laisser à la logique propre des objets, de leurs objections et de la pluralité de leurs significations, un espace de respiration – en ce « labyrinthe », en ce « dédale », H. Bost peut ainsi identifier des « passerelles » qui permettent un véritable commerce entre « nébuleuses thématiques ». L'écriture de Bayle témoigne de sa profonde singularité, et de son actualité. Il « écrit comme un chasseur qui traque sa proie et la poursuit dans ses derniers retranchements ». H. Bost ne définit pas seulement en ces termes le rapport de Bayle à son objet d'analyse : il désigne aussi bien sa relation avec le lecteur, qu'il « invite à se forger sa propre opinion ». Ne se soumettant ni « à une raison théologique », ni à une « contrainte doctrinale », Bayle le convoque à un même travail de déconstruction des évidences et des bienséances. Ses « liaisons déconcertantes » entre phénomènes discrets, sa constante préoccupation de ne rien tenir pour « vérité » inentamable, ses mises à nu d'apories, font de Bayle un « penseur de la contradiction ».

6 « Calviniste libertin », adepte d'un « athéisme spéculatif » usant de la raison sans la prétendre clé de toutes choses, au xviiie siècle débutant, Bayle livre ses derniers combats : sa morale chasse toute croyance, coupable de viols de conscience, pour « fonder le vivre-ensemble ». Une « pensée de la laïcité » s'affirme, qui cheminera jusqu'à nous, en sa complexité et sa lucidité. De cette personnalité qui connaîtra une mort solitaire, « minoritaire et toujours en quête d'universel », convaincue de « l'opacité de l'homme à lui-même », et qui légitimait ainsi une exploration opiniâtre et rigoureuse de tous les moments de cet homme et de sa condition, Hubert Bost propose, en cet ouvrage puissant et ouvert à nos propres inquiétudes et défis, une étude passionnante qui en renouvelle profondément la connaissance. « Le grand jour m'incommode, j'aime l'obscurité », écrivait Bayle : les lumières apportées par son biographe viennent du cœur de celle-ci, dont elles prennent en compte toute l'exigence éthique, et la capacité d'insoumission.

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Hubert Bost, Ces Messieurs de la RPR. Histoires et écritures de huguenots, xviie-xviiie siècles Paris, Champion, coll. « Vie des Huguenots » (18), 2001, 414 p.

Patrick Cabanel

1 L'ouvrage rassemble dix-sept articles publiés entre 1989 et 2001 dans divers revues et actes de colloques. Mais l'auteur, dont on sait qu'il est le spécialiste de Pierre Bayle et de l'histoire religieuse et intellectuelle des protestants français aux XVIIe et XVIIIe siècles, ne s'en est pas tenu à un simple recueil de textes épars. Il les a revus et actualisés, a fondu à deux reprises deux d'entre eux dans un seul des quinze chapitres dont le livre est constitué, et les a insérés dans une progression chronologique qui mène le lecteur de la fin du XVIe siècle à la Révocation de l'édit de Nantes et au siècle du « Désert » qui l'a suivie. C'est un panorama à la fois varié et très cohérent, là est sa force, qui nous est proposé. Une moitié des textes mettent en lumière des figures de pasteurs et d'intellectuels de premier plan, dont Jean Claude, Élie Merlat, Élie Benoist, Pierre Jurieu, Claude Brousson ou Pierre Bayle. Il ne s'agit du reste pas d'approches biographiques, mais d'histoire de la spiritualité et surtout d'histoire des idées et de la conception que ces hommes se faisaient des événements. Chacune de ces études est ainsi un véritable petit essai, comme le sont les autres textes, qu'ils concernent les catéchismes réformés du XVIIe siècle, l'Exil et le Refuge dans le discours huguenot, une interrogation sur le Refuge comme laboratoire de la tolérance, ou la marche vers l'édit de tolérance de 1787. L'allusion à Claude Brousson permet surtout, à partir du recueil des sermons prêchés clandestinement par l'avocat nîmois devenu prédicant puis martyr (en 1698), et publié sous le titre de La manne mystique du désert, de décrire le Désert comme une « poétique » de l'épreuve. Le long chapitre consacré à Jurieu propose une analyse de son œuvre postérieure à 1685 et nourrie de l'Apocalypse, à savoir L'Accomplissement des prophéties et les Lettres pastorales. L'une d'elles, la septième, datée du 1er décembre 1686, fait allusion au chant mystérieux des psaumes entendu dans les airs, juste après la Révocation, dans le Béarn (Jurieu fait part de tout un dossier

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de témoignages crédibles qui ont été collectés dans la région d'Orthez) et aussi dans les Cévennes. H. Bost analyse l'argumentation des Lettres pastorales, rappelle le silence des archives publiques sur la question, un silence que Jurieu annonçait déjà comme une preuve de la volonté des autorités de taire un phénomène embarrassant..., et ne peut que conclure sur la réceptivité au merveilleux que la catastrophe de 1685 avait ouverte dans les âmes protestantes, que les textes apocalyptiques de Jurieu répandus à profusion ont puissamment nourrie, et qui allait s'embraser avec les deux vagues de ce prophétisme méridional, du Dauphiné aux Cévennes, qui continue à intriguer ou embarrasser les historiens.

2 Disons-le très simplement : les articles et communications dans les colloques qu'il arrive aux universitaires de multiplier, parfois à la va-vite, ne sont pas tous des textes nécessaires. Le choix réalisé ici par Hubert Bost, comme ceux de Myriam Yardeni pour la même collection (Repenser l'histoire. Aspects de l'historiographie huguenote des Guerres de religion à la Révolution française, 2000, et Le Refuge huguenot. Assimilation et culture, 2002) nous donne à l'inverse une série d'études générales souvent remarquables, qu'il s'agisse de l'Édit de Nantes, de sa révocation, du Refuge, du Désert. Pour prendre un dernier exemple, les historiens de la littérature et ceux de la tolérance apprécieront, en dépit d'un titre un peu compliqué, l'étude sur « La piété huguenote “anamorphosée” dans la pitié des Lumières » : ils y trouveront des analyses de la pièce de Fenouillot de Falbaire, L'honnête criminel (1767), qui fit quelque peu événement, et du très curieux « roman » historico-philosophique de Rabaut Saint-Étienne, Triomphe de l'intolérance ou anecdotes de la vie d'Ambroise Borély, mort à Londres à l'âge de 103 ans (1779).

3 Ajoutons que l'introduction inédite rédigée pour ce volume est fort intéressante. H. Bost y invite à reconsidérer l'importance de 1685, non d'un point de vue protestant, bien sûr, mais général : « Quand on cherche à comprendre, sur la longue durée, les raisons de l'exception française dans le rapport aux Églises, quand on tente de cerner la spécificité des Lumières par rapport à l'Aufklärung ou à l'Enligthtenment, on croise cet épisode : ce moment où un compromis politico-religieux quasi séculaire fut unilatéralement dénoncé et où, pour le dire avec Beauval, l'“aiguillon” protestant manqua en France ». L'auteur explicite également son titre, emprunté à la controverse catholique, et rappelle que l'édit de Beaulieu (mai 1576) avait stipulé que dans tous les documents publics on ne pourrait parler que de « religion prétendue réformée ». Certains polémistes du XVIIe siècle devaient finir par parler simplement des « Églises prétendues »... Nom imposé, puis nom interdit après 1685, où la France ne prétend plus connaître que des « nouveaux convertis » : on sait combien la dénomination a partie liée avec le destin de ceux dont elle commence souvent par nier l'identité.

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Islam in the Digital Age: E-Jihad, Online Fatwas and Cyber Environments London, Pluto Press, coll. « Critical Studies on Islam »,2003, 237 p. & Patrick Haenni, L'islam de marché. L'autre révolution conservatrice Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2005, 108 p.

Yves Gonzalez-Quijano

1 Entamées par la publication en 2000 de Virtually Islamic. Computer-mediated Communication and Cyber Islamic Environments (Cardiff, University of Wales Press) et prolongées l'année suivante avec celle de The Good Web Guide to World Religions (Londres, The Good Web Guides), les recherches de Gary Bunt, chercheur à l'Université de Wales, ont connu un prolongement récent avec la parution de son troisième ouvrage Islam in the Digital Age: E-Jihad, Online Fatwas and Cyber Islamic Environments (2003). Il travaille aujourd'hui sur le phénomène des blogs dans le monde musulman (pour plus de détails, cf. le site www.virtuallyislamic.com).

2 Gary Bunt fait donc partie des (trop rares) chercheurs qui ont choisi, depuis plusieurs années, de chercher à comprendre les effets du développement spectaculaire des techniques de l'information et de la communication dans le domaine du religieux, et plus spécifiquement dans celui des pratiques propres à l'islam. Aujourd'hui, une telle orientation ne surprend plus, ou presque. Mais à l'époque où il a commencé ses recherches, quelques années seulement après la banalisation des usages de la Toile (vers le milieu des années 1990), il fallait, pour se consacrer à un tel sujet, non seulement faire partie de ceux qui percevaient déjà le potentiel des nouvelles technologies, mais également ne pas craindre d'aller à contre-courant de nombre d'idées reçues. Ils étaient nombreux en effet à considérer, spontanément, que les nouveaux outils de la communication mondialisée ne concernaient que les pays les plus industrialisés, ou bien encore à estimer que le monde du religieux, et plus encore dans sa composante musulmane, ne pouvait être que marginalement touché par des innovations limitées à un cercle restreint de spécialistes. Les événements internationaux qui ont marqué le début du troisième millénaire, à commencer par les

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attentats contre le World Trade Center du 11 septembre 2001 (qui sont au cœur de l'ouvrage présenté ici), se sont chargés de modifier la donne et il n'est plus guère d'essais sur l'islam et le monde musulman qui ne consacre, de façon plus ou moins détaillée, quelques pages à « l'Islam du web ». Il reste que peu d'analystes peuvent se targuer, comme l'auteur de Islam in the Digital Age, d'avoir mené un travail de fond sur plusieurs années, en associant, ce qui n'est pas la moindre difficulté, l'érudition « classique », y compris dans sa composante islamologique, à de multiples savoir-faire, plus techniques, capables de rebuter plus d'un spécialiste de sciences sociales.

3 Pour l'essentiel, cet ouvrage s'arrête à deux aspects de l'univers cybernétique musulman (Cyber Islamic Environments) : la question du e-jihad, sous toutes ses formes, et celle de l'autorité religieuse, et de son évolution, sous l'effet de la généralisation des pratiques numériques. Gary Bunt développe l'idée selon laquelle la notion de e-jihad constitue, et singulièrement dans le monde de l'après 11 septembre, la traduction, dans la sphère musulmane de l'internet, des concepts de « guerre cybernétique » (net-war, cyber-war) développés aux États-Unis principalement dès le milieu des années 1990. Exposée dans le deuxième chapitre (The « Digital Sword » and Defining the « e-jihad »), cette thèse est défendue (chap. 3 : Hactivism, Hacking and Craking in the name of Islam) par l'analyse du cyber-activisme islamique (également appelée hacktivism : sur cette notion, cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Hacktivisme), en l'occurrence les différentes formes du « combat pour le jihad » sur la Toile et dans les réseaux informatiques.

4 Les manifestations de ce jihad virtuel sont ensuite étudiées dans le nouveau contexte créé par l'apparition soudaine du phénomène Al-Qaïda sur la scène publique internationale. L'auteur présente le matériel recueilli sur différents sites, actifs ou non depuis l'intérieur du monde musulman. Se côtoient ainsi des communautés de fidèles, ou simplement des partisans, du monde musulman d'Asie (chap. 4), des militants palestiniens (chap. 5) ou encore différentes voix désireuses avant tout de se démarquer de l'image de l'islam extrémiste associée au terrorisme mondial (chap. 6).

5 S'il est bien entendu trop tôt pour tirer des conclusions définitives sur des phénomènes en constante évolution, l'auteur note toutefois l'importance croissante d'Internet en tant que vecteur d'information ; un vecteur utilisé, par ailleurs, d'une manière de plus en plus fine et adroite, en fonction des contextes d'utilisation. On voit ainsi se constituer sur la Toile une « nébuleuse jihadiste » – ce que Gary Bunt désigne, pour sa part, sous la formule un peu facile de digital sword (le sabre numérique) – qui est à coup sûr un indicateur important sur les « croyances des musulmans contemporains ». Selon la manière dont ces pratiques virtuelles s'articuleront à la réalité, en fonction notamment des évolutions techniques, des capacités d'accès à internet, et de la dissémination, au-delà des élites, d'une culture informatique, on peut s'attendre, ou non, à ce que, via un jihad devenu « global », l'entrée en force de l'islam sur le Réseau en accélère considérablement les modes de diffusion, comme autrefois l'essor de l'imprimé ou celui des mass-médias radiodiffusés... (« ... a shift in models of Muslim propagation as dramatic as that of the widespread use of print media in the nineteenth century, and as pervasive as broadcasting media in the tweentieth century. Jihad has now truly “gone global” (p. 122) »).

6 La seconde partie de l'ouvrage est consacrée à l'analyse des effets liés à la diffusion des pratiques associées à Internet dans les milieux musulmans sur la « prise de décision » (decision making). Usant de la même méthodologie, principalement basée sur l'observation de la Toile, l'auteur montre les implications de la multiplication de sites

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offrant des consultations juridiques en ligne, des bases de données d'avis d'experts ou d'autorités religieuses, des forums de discussions sur ces questions. Que ce soit dans le monde majoritaire sunnite, au sein du monde musulman ou non (chap. 8 et 9), ou encore dans des milieux plus minoritaires, chiites ou soufis (chap. 10), on observe partout les effets, difficilement prédictibles encore, d'une réorganisation en profondeur, au sein des acteurs propres au champ religieux comme dans le domaine des relations qu'entretiennent les fidèles avec l'autorité, et ceux qui sont supposés l'incarner. Les pratiques du cyber-activisme mais également les multiples formes du rapport à l'autorité qui se développent sur le Réseau montrent que le processus de transmission du savoir, y compris dans la sphère du religieux, est à présent entré dans une phase nouvelle, en partie façonnée par la « matérialité » du support numérique.

7 L'étude de Gary Bunt offre de très nombreuses informations sur des phénomènes d'autant moins connus qu'ils sont récents et relativement difficiles d'accès, pour toutes sortes de raisons, notamment linguistiques et techniques. S'appuyant sur l'observation patiente de sites, fruit à coup sûr de très longues heures passées à explorer les contrées musulmanes du Réseau des réseaux, ses remarques ouvrent nombre de perspectives, affirmées d'ailleurs avec prudence. On peut regretter cependant que l'ouvrage, préparé dans le climat qui a suivi les événements du World Trade Center, fasse la part un peu trop belle aux formes les plus extrémistes (et peut-être aussi les plus susceptibles de disparaître au gré de l'actualité) du discours islamique sur Internet, en regroupant sous un même regard des manifestations politiquement, sociologiquement – et religieusement – aussi diverses que les communiqués de groupes se revendiquant, authentiquement ou non, de la pensée d'Osama Ben Laden et les tenants d'un e-jihad en Palestine... Des exemples, moins radicaux, sont certes produits, qui permettent de lever en partie le voile sur une utilisation différente, plus piétiste, des médias électroniques. Mais le lecteur sent qu'il leur manque d'être suffisamment spectaculaires pour mériter davantage d'analyses, et ce n'est pas le recours aux catégories traditionnelles de l'islamologie (« grand » et « petit » jihad, islam sunnite majoritaire et courants chiites ou soufis minoritaires...) qui permet d'explorer utilement ces autres voies. Islam in the Digital Age met bien en évidence ce qu'il y a de « digital » dans les pratiques contemporaines de l'islam, mais sans guère avancer de réponses à ce qui relèverait d'un « New Age » de l'islam.

8 Pour cet islam « new age », pour discerner les traits de ces pratiques religieuses en gestation sous l'effet, entre autres facteurs assurément, de la nouvelle économie et de la révolution des télécommunications, il faut se tourner vers un autre essai, L'islam de marché. L'autre révolution conservatrice. Son auteur, Patrick Haenni, fait également référence, au tout début de son texte, aux événements du 11 septembre, mais c'est évidemment pour en tirer des conclusions très différentes. Bien loin de s'enrôler sous la bannière du « clash des civilisations », il estime, au contraire, que les formes actuelles de l'islam politique s'élaborent en fonction d'une sorte d'idéal de la « politique de la morale », laquelle remplace désormais des revendications plus classiques autour de la question de l'État-nation et contribue à rapprocher ainsi le monde musulman d'un certain modèle américain.

9 En effet, la multiplication des déçus de l'islam politique, conjointement à la montée d'une islamisation qui a pris la place de l'islamisme (sur la différence entre ces deux notions, cf. p. 8, note 3), ouvre un espace propice au développement d'un « islam de marché ». Ce mouvement est certes limité, dans la pratique, à certaines élites mais ses

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échos dans la société sont bien plus vastes car il touche en cascade, par toutes sortes de moyens, des couches sociales beaucoup plus vastes, en particulier en milieu urbain. Ce « nouvel islam » semble promis à un bel avenir car différents phénomènes s'y conjuguent : la cristallisation d'une religiosité individualiste, de nouveaux jeux d'échange entre le religieux et l'économique (et non plus exclusivement entre le religieux et le politique), l'affirmation, dans le champ religieux encore, d'un nouvel esprit d'entreprise, et enfin une politisation néolibérale de l'islam via la constitution de sociétés civiles vertueuses interagissant avec l'État.

10 Cette thèse, rien moins qu'originale, ne serait-ce qu'au regard de la doxa qui pose un antagonisme fondamental entre le monde musulman et l'Occident, P. Haenni la développe dans les quatre chapitres de ce court essai. Il l'illustre également par de très nombreux exemples révélant aux lecteurs nombre de pratiques contemporaines, voire « post-modernes », qui sont loin de correspondre à la vision traditionnelle, à vrai dire assez compassée, qui règne encore chez de nombreux spécialistes de cette religion. Il s'attarde ainsi sur les productions musicales à destination de la jeunesse, sur les thérapies personnelles « islamisées », les stratégies vestimentaires allant du foulard au street wear islamique, et bien d'autres formes d'une « culture musulmane » globalisée. Bien entendu, les multiples manifestations de l'univers numérique ne sont pas oubliées et l'auteur s'appuie sur la lecture des sites Internet, des forums de discussion, des messages SMS échangés par la jeunesse sur les téléphones portables, autant de supports médiatiques qu'utilise notamment un jeune prédicateur égyptien, Amr Khaled, qui réapparaît régulièrement dans les pages de cet ouvrage.

11 La démonstration de Patrick Haenni a pour point de départ le constat d'une sorte de contournement de la posture islamiste minée, de l'intérieur, par les démarches post- modernes et sécularisantes des militants et déconstruite, de l'extérieur, par « l'expérience au quotidien des thèmes et emblèmes de l'islamisation » (chap. 1). Dès lors, le marché s'offre comme une sorte d'exutoire aux frustrations politiques, imposant ainsi un « gauchissement » – si l'on ose dire ! – du discours, lequel délaisse les catégories du politique pour se tourner davantage vers celles de l'éthique. « Marchandisé » de mille et une manières, l'islam perd de cette austérité volontiers prônée par l'islam politique. Par cette intégration à l'espace public du marché, l'affirmation islamique tend à se consolider, mais c'est toutefois au risque de s'y dissoudre quelque peu, de se réduire au maniement d'une identité suffisamment cryptée pour échapper au rejet et à l'exclusion dans la société globale. On comprend bien, malgré tout, qu'on ne peut se contenter de stigmatiser un tel phénomène en le réduisant à une simple exploitation mercantile de la religion. Cette nouvelle éthique, cette muslim pride des battants du « nouvel islam », ne passe pas par la revendication politique mais par la performance économique (chap. 2).

12 Au seuil du nouveau millénaire, c'est donc à une sorte de révolution culturelle que l'on assiste, selon P. Haenni. Une forme de « théologie de la prospérité bien musulmane » (p. 64) tend à se substituer à un éthos de l'ascétisme et du fatalisme volontiers cultivé par l'islamisme. Comme le montre toute une série de trajectoires marquantes, celle d'un Mohamed Ahmed al-Rashed, une des figures importantes de la mouvance islamiste dans le monde arabe, mais aussi celle d'un Aa Gym en Indonésie ou d'un Fethullah Gülen en Turquie, une « théologie de la prospérité », porteuse d'une « utopie managériale », tend à se substituer aux précédentes formes de mobilisation (chap. 3). Une nouvelle configuration politico-religieuse peut ainsi se constituer, dans laquelle le

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discours identitaire de l'islam politique, qui demeure articulé sur une conception centrale de l'État-nation, cède la place à un « islam de projets », réticulaire et doté d'une identité malléable, sinon molle. Alors que l'islamisme « traditionnel » prône encore la prise de contrôle des appareils étatiques, le nouvel « islam de marché » vante le rôle d'une sorte de faith based initiative où l'initiative publique doit être déléguée aux opérateurs religieux (chap. 4). Bien loin d'incarner cet absolu de l'altérité, cette crispation identitaire lancée comme un défi à la globalisation triomphante, l'« islam de marché » s'inscrit le long d'un « axe de la vertu » fondé sur la religion, la morale, les œuvres et le marché. Il s'oppose, par conséquent, d'autant plus à l'Europe des Lumières, de la raison laïque et étatiste, qu'il est proche, par tous ces aspects, de la « révolution conservatrice » américaine...

13 Petit par son format, cet essai n'en brasse pas moins nombre d'idées nouvelles, dont on n'a pas fini de débattre, à coup sûr. La démonstration est brillante, les exemples apportés suggestifs, mais l'approche est si novatrice qu'elle ne peut manquer de susciter des interrogations. La thèse principale pour commencer, qui pose une certaine proximité idéologique entre deux révolutions conservatrices, l'étasunienne et l'islamique, risque de provoquer autant de surprise que de commentaires !... Mais bien d'autres questions viennent à l'esprit, notamment sur le bien-fondé d'une démarche qui rassemble sous une même « étiquette », celle de l'islam de marché, des pratiques aussi diverses que celles que l'on peut observer en Turquie, en Égypte, en Indonésie, au Pakistan ou ailleurs encore, par exemple dans les populations musulmanes émigrées... En procédant de la sorte, ne risque-t-on pas de négliger l'articulation à des contextes tout de même fort différents, en cédant à une certaine forme d'essentialisme auquel, d'ailleurs, l'islam (l'Islam ?) est trop souvent soumis ? S'il est à coup sûr bienvenu de rappeler que la globalisation des flux économiques, des réseaux d'informations, des répertoires symboliques n'épargnent pas les sociétés d'islam, faut-il pour autant poser une réponse particulière de cette religion, ou des cultures associées à cette religion ? Faut-il penser que « l'islam n'est pas soluble dans la consommation » pour poser ainsi l'essor d'un « islam de marché » ? Ou bien noter, plus simplement, la mutation de pratiques dans un contexte général d'exposition des sociétés (ou de groupes sociaux) naguère « périphériques » à la centralité mondialisatrice ?

AUTEUR

YVES GONZALEZ-QUIJANO Gary R. Bunt

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Emilio Butturini, Istituzioni educative a Verona tra ‘800 e ‘900 Verona, Casa Editrice Mazziana, 2001, 202 p.

Michel Ostenc

1 Une situation à la limite de la plaine et de la montagne a toujours donné à Vérone une importance stratégique et commerciale. Théodoric y remporta une victoire décisive et les Lombards en firent leur seconde capitale, après Pavie. La ville fut annexée par l'État milanais des Visconti, puis par la République de Venise. Elle s'insurgea contre la domination des doges lors des Pâques véronaises de 1797, et fit partie du royaume d'Italie à l'époque napoléonienne. Elle servit de frontière entre la France et l'Autriche de la paix de Lunéville à celle de Presbourg (1801-1805). Vérone fut rattachée en 1815 à un empire d'Autriche dont elle devint le principal point de contact avec l'Italie. Organisée en puissant camp retranché qui faisait partie du « quadrilatère vénitien », la cité contraindra l'offensive franco-piémontaise de 1859 à s'arrêter sous ses murs, et elle sera annexée au royaume d'Italie en 1866.

2 Emilio Buttirini, qui enseigne à la Faculté des Sciences de la formation de l'université de Vérone, connaît parfaitement l'histoire de cette ville-frontière qui conserve les vestiges d'un passé aussi riche que mouvementé, des arènes romaines aux multiples églises et des murailles en ruines aux vieux postes des douanes vénitiennes sur les rives du lac de Garde. Le livre s'attache aux nombreuses initiatives dont Vérone fut le théâtre en matière d'éducation depuis le XIXe siècle. La cité avait des activités artisanales et commerciales. Napoléon commença à en faire une place d'armes, transformant ses nombreux couvents en casernes. Puis la domination française imposa un service militaire étranger à la mentalité de la population, ce qui multiplia les cas d'insoumission. Cette situation troublée, s'ajoutant à la misère sociale, contribua à l'augmentation du nombre d'enfants illégitimes et abandonnés dans une ville au fort taux de mortalité infantile. La suppression de nombreux ordres religieux et de plusieurs paroisses eut de profondes répercussions sur les missions caritatives de l'Église qui furent particulièrement sensibles au niveau de l'enseignement, les efforts d'alphabétisation déployés en Lombardie à l'époque joséphiste n'ayant pas atteint la Vénétie. Le préfet impérial Giovanni Scopoli était pourtant un fervent partisan d'une

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instruction primaire gratuite, et des initiatives publiques et privées d'enseignement se multiplièrent à Vérone grâce à la collaboration des prêtres.

3 Les règles ignaciennes de ces fondations furent souvent l'œuvre du père jésuite Gaspare Bertoni qui incarnait une volonté intégriste de « réparation » des blessures infligées à l'Église par la domination napoléonienne, et qui la communiqua aux séminaristes de Vérone. Il créa lui-même des « écoles de charité » pour enfants pauvres qu'il confia à la congrégation ecclésiastique des « Stimmatini », dont les membres devaient se considérer comme des missionnaires apostoliques venant en aide aux évêques. La « Sacra Fratellanza degli Spedalieri » se dévouait aux victimes des batailles napoléoniennes toutes proches, et notamment celles d'Arcole et de Rivoli ; mais elle fut combattue par le nouveau régime politique qui entendait assumer seul les tâches d'assistance et d'éducation jusque-là dévolues à l'Église. La confrérie de « Santa Maddalena di Canossa » innova en insistant sur la formation de maîtres spécialisés et en se consacrant aux classes populaires dans une congrégation s'inspirant librement de la tradition de Vincent de Paul. Mais cette orientation sociale et le refus de la clôture provoquèrent le départ de Leopoldina Naudet, une ancienne demoiselle d'honneur de la cour des Habsbourg devenue responsable de la formation des institutrices de la « Canossa » et, à l'instigation de Don Gaspare, elle fonda une congrégation féminine pour l'éducation des filles de la bourgeoisie et de l'aristocratie. Ainsi naquirent les Sœurs de la Sainte Famille, qui entendaient conjuguer action et contemplation dans une vie vouée à la prière. Les Sœurs de la Charité de Teodora Campostrini éduquaient, elles aussi, les filles nobles dans une congrégation aux règles augustiniennes et salésiennes. Leur confesseur, le père , avait pu constater la faible protection sociale que des principes révolutionnaires abstraits de liberté et d'égalité offraient aux classes laborieuses. Ses écoles, s'inspirant de l'enseignement mutuel, où les écoliers les plus avancés servaient de moniteurs à leurs condisciples, comptaient un nombre limité d'élèves, choisis dans les milieux populaires pour leur motivation, et encadrés par des maîtres compétents. La congrégation des Filles de Jésus, fondée par le prêtre Pietro Leonardi, très engagé dans les missions sociales de l'Église véronaise, multiplia les « écoles de charité » qui entendaient libérer les pauvres de leur misère matérielle et spirituelle. L'enseignement pour les filles était une nouveauté pour l'époque, l'instruction féminine étant dispensée jusque-là dans les monastères et réservée aux demoiselles de l'aristocratie. Enfin, la compagnie pour l'éducation des sourds-muets d'Antonio Provolo pratiquait la méthode orale, dite du « langage articulé », originaire d'Allemagne et se différenciait de la méthode française de dactylologie, dite « manuelle », inspirée de l'abbé de l'Épée, en usage dans l'institution génoise de Gian Battista Assarotti et dans celle de Severino Fabriani à Modène.

4 Ces institutions enseignantes s'inspiraient d'une tradition ignacienne, très présente dans le diocèse de Vérone, et insistant sur la mission d'éducation de l'Église ; mais elles s'ouvrirent aussi, dès l'époque de la Restauration, à la nouvelle culture catholique française, diffusée en Italie par la revue « Le Memorie di religione, di morale e letture ». Ce périodique contre-révolutionnaire de l'évêque de Modène Giuseppe Beraldi publiait des textes de De Bonald, de Joseph de Maistre et aussi du Lamennais ultramontain. Les fondateurs de ces congrégations enseignantes se référaient fréquemment à l'œuvre philologique du père oratorien Antonio Cesari, qui abordait les sujets débattus à l'époque à la lumière des textes bibliques et patristiques.

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5 Les fondations véronaises de la seconde moitié du XIXe siècle, solidement enracinées dans les paroisses de la ville, répondirent elles aussi aux urgentes sollicitations de la société de l'époque. Elles pouvaient s'exposer au risque d'une spiritualité proche d'un activisme mondain qui perdrait de vue l'engagement personnel de fidélité à l'Évangile ; mais ce service des pauvres naquit d'une attention particulière prêtée au service de Dieu. L'originalité de Zeffirino Agostini résidait, justement, dans le rôle de « curé social » qu'il avait donné à l'exercice de ses fonctions paroissiales. Ses « Scritti alle madri cristiane » recueillaient le fruit de toute une expérience de formation des adultes ; également critiques à l'égard du nouvel État unitaire italien, ils lui reprochaient la suppression de la liberté de l'enseignement et la réduction de la place de la religion dans les programmes d'enseignement. Le père Giuseppe Baldo fonda à Vérone, en 1894, une congrégation enseignante des Filles de où sa pédagogie faisait grand cas de l'affection dans l'éducation, en se référant aux principes salésiens de Don Bosco « prévenir et non réprimer », et à « De l'Éducation » de monseigneur Dupanloup ; Don Baldo s'efforça de remplacer l'alliance traditionnelle du trône et de l'autel par une mobilisation du « peuple des fidèles » promise à de grands développements ultérieurs. Cette action concrète du clergé de Vérone au service des pauvres explique l'insistance du père Giuseppe Nascimbeni à maintenir, au début du XXe siècle, la double finalité charitable et enseignante des congrégations de la ville, en dépit des objections de la curie romaine.

6 Les associations catholiques se multiplièrent alors, avec les ligues, les unions du travail et la Société ouvrière de secours mutuel, souvent créées à l'initiative du père Giuseppe Manzini. Cette orientation populaire et démocrate-chrétienne suscita toutefois la méfiance du catholicisme de Vérone craignant de la voir exclure les catégories sociales plus aisées des activités sociales religieuses. La tradition des fondations se poursuivit pourtant dans la bonne société ; la comtesse Elena da Persico, lutta pour la promotion de la femme dans la revue « L'Azione Muliebre » qu'elle dirigea de 1904 à 1948 et où elle abordait des problèmes aussi épineux que l'enseignement de la religion, l'éducation sexuelle ou les droits de la femme. Mais la personnalité marquante fut celle de Giovanni Calabria, fondateur de la congrégation des « Poveri Servi della Divina Provvidenza » consacrée aux orphelins ; les « bons enfants » recevaient un enseignement jusqu'à 12 ans, puis une formation professionnelle. La pédagogie spiritualiste de Don Calabria reposait sur une passion pour l'éducation qu'aucune didactique ne pouvait remplacer ; elle s'inspirait du système préventif de Jean Bosco, sans considérer la bienveillance comme un renoncement à l'autorité. L'éducateur devait respecter l'individualité de l'enfant et son exemplarité pouvait seule influencer les jeunes consciences. Plus qu'une congrégation, la fondation devait être une famille unie par des règles de fraternité. Sans adopter le ton polémique d'un Léon Bloy, Don Calabria avait choisi d'aider les pauvres en critiquant l'embourgeoisement des prêtres : la vie religieuse devait rester une sanctification personnelle ou communautaire plus qu'un service social. Éprouvant pour Rosmini une admiration qui lui faisait apprécier la lecture des « Cinq plaies de l'Église » du prêtre de Rovereto, un ouvrage ayant largement inspiré le modernisme italien, Giovanni Calabria lança même un appel au clergé pour une meilleure connaissance de l'œuvre de Rosmini, dont quarante propositions avaient été condamnées par le Saint Office en 1887 – le cardinal Angelo Roncalli respectait lui aussi la doctrine rosminienne et, en 2001, le cardinal Joseph Ratzinger jugea dépassés les motifs de sa condamnation.

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7 La prédilection véronaise pour la mission sociale de l'Église accompagna au XIXe siècle une adhésion profonde à l'intégrisme ultramontain qui donna naissance, au siècle suivant, aux premiers courants démocrates-chrétiens proches de Romolo Murri, sévèrement condamnés par Rome au moment de la crise moderniste. La diversité du catholicisme à Vérone se prolongea bien après la dissolution du Parti populaire italien par la dictature fasciste : les Accords du Latran divisent les catholiques, les critiques venant des secteurs les plus engagés socialement ; la Démocratie chrétienne naît à Vérone de la résistance anti-fasciste. Les fondations véronaises s'inspirèrent de multiples courants spirituels : la pensée apostolique ignacienne, les pédagogies oratorienne et salésienne, la tradition ouverte de Vincent de Paul, la doctrine rosminienne et jusqu'au personnalisme d'Emmanuel Mounier. L'intérêt du livre d'Emilio Butturini est de montrer comment les institutions éducatives et caritatives de la ville reflètent son ouverture aux influences les plus diverses, liées à sa position géographique et à son histoire.

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Patrick Cabanel, Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-1900) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, 282 p.

Jean Baubérot

1 Cet ouvrage s'emboîte dans le livre, devenu un classique, de Claude Nicolet, L'idée républicaine en France (Gallimard, 1982). Nicolet tire argument du fait que ce sont les adversaires de la République et de la laïcité qui font du protestantisme l'ancêtre des doctrines républicaines pour n'accorder qu'une « place insignifiante » aux rapports entre le protestantisme français et la République française. De plus, Nicolet s'attache essentiellement au contenu : Ferdinand Buisson ouvre et termine son ouvrage mais il ne s'interroge pas sur son appartenance protestante car, pour lui, le fait que Buisson ait pris ses distances avec les énoncés doctrinaux du protestantisme (évangélique et libéral) semble suffisant pour clore le problème. P. Cabanel ne partage pas ce point de vue : la « laïcité intériorisée », la « République intérieure » de Buisson restent dépendantes d'une « forme » protestante de pensée. Et cette « forme », cet « accent protestant », notre auteur les retrouve chez nombre de protestants, de convictions ou de cultures, descendants de huguenots ou convertis au protestantisme, qui pensèrent la république sous le Second Empire ou jouèrent un rôle dans la période républicaine qui se termine avec l'affaire Dreyfus.

2 P. Cabanel procède par examen de dossiers qui paraissent un peu comme des pièces de réhabilitation de personnes plus ou moins laissées au second plan (voire parfois presque oubliées) par la « mémoire officielle », trop souvent confondue avec la démarche historienne. Ainsi Quinet n'a pas eu la notoriété de Michelet, Buisson est resté dans l'ombre de Ferry et de ses successeurs, l'œuvre de Renouvier a été minimisée par rapport à celle de Comte et de Littré... La démarche est souvent convaincante et dévoile des chaînons manquants, volontairement ou non laissés dans l'impensé. Elle aurait été encore plus réussie si l'auteur ne s'était pas limité aux « sources protestantes » de la laïcité mais avait élargi son propos aux sources spiritualistes. Il aurait, alors, pu mettre en lumière d'intéressants paradoxes, tel l'influence de Quinet

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sur Émile Combes qui fit graver sur son caveau funèbre une phrase du philosophe. Car, en fait, le déficit de l'ouvrage de Nicolet concerne tous les spiritualismes et Combes, par exemple, n'a guère droit à un meilleur traitement que les protestants ou compagnons de route du protestantisme. Mais il aurait fallu élargir la période traitée jusqu'en 1905.

3 Tel quel l'ouvrage permet, néanmoins, de montrer avec brio comment des références diverses, explicites ou non, à des protestantismes ont joué un rôle récurrent dans la France du troisième tiers du XIXe siècle. Il met au jour également, et ce n'est pas son moindre mérite, l'importance des femmes, d'Hermione Asaki-Quinet, veuve influente du grand homme, à Pauline Reclus-Kergomard, l'organisatrice des écoles maternelles en passant par Julie Velten-Fabre, première directrice de l'École normale supérieure de Sèvres et Clarisse Gauthier-Coignet auteure de manuels de morale et d'instruction civique. À une époque où « la » femme était l'enjeu des deux France (il faut qu'elle « appartienne à l'Église » ou qu'elle « appartienne à la science » affirmait Ferry), des protestantes ont joué un rôle actif dans la voie d'une émancipation féminine laïque.

4 Mais ce sont naturellement des hommes qui, époque oblige, occupent le premier rang. Edgar Quinet d'abord, en « figure tutélaire » puisque ce partisan d'une « conversion de la France à une sorte de protestantisme unitarien » est une source d'inspiration aussi bien pour les deux catégories de protestants dont parle notre auteur. Il y a, en effet, ceux qui menèrent campagne pour une « protestantisation de la France » (1876-1878), remède à la « schizophrénie qui guette le foyer du libre-penseur » (dont la famille reste, via son épouse, catholique), et finirent par se convertirent au protestantisme (Renouvier, Réveillaud, ...). Il y a également ceux qui, après la tentative avortée d'une « raison libre dans une Église libre » (« une Église sans sacerdoce, une religion sans catéchisme, un culte sans mystère, une morale sans dogmatique, un Dieu sans système obligatoire »), vont tenter de faire passer quelque chose de ce protestantisme rêvé dans la France entière, grâce à une « laïcité religieuse » diffusée par l'école publique (Buisson mais aussi Pécaut, Steeg, ...).

5 Ce sont ces derniers sur qui P. Cabanel s'attarde le plus longuement, apportant une réflexion renouvelée notamment sur Félix Pécaut qui est, pour l'auteur, « un des grands maîtres spirituels de la France contemporaine ». Pécaut renvoie dos à dos cléricalisme catholique et irreligion. Il exerce, à l'École Normale supérieure de jeunes filles de Fontenay, un magistère moral, sous le titre d'« inspecteur des études ». Ses « conférences du matin » font se rejoindre deux modèles : « celui du professeur de philosophie, ébauchant des réflexions ou des plans à partir d'une phrase » et « celui du pasteur, bâtissant son sermon autour d'un verset de l'Écriture ». Pécaut est également celui qui trouve des « parentés intérieures » entre jansénisme et calvinisme, au-delà de l'opposition de leur contenu. Les pages denses consacrées à cette riche personnalité, trop oubliée aujourd'hui et qui, pourtant, était alors entrée, vivante, « dans la légende républicaine », sont parmi les plus riches d'un ouvrage foisonnant.

6 L'importance prise, un temps, par ces hommes induit de vives critiques du côté catholique, cela était connu. Cabanel insiste sur la progressive prise de distance de la République elle-même. Faut-il pour autant mettre en étroit rapport, selon le titre de son chapitre 8 « le reflux de l'influence protestante et la montée d'une laïcité antireligieuse » ? Nous n'en sommes pas convaincu pour deux raisons. D'abord, parce que si la laïcité du tournant des XIXe et XXe siècles est passée (en schématisant) de la neutralité confessionnelle à la neutralité religieuse, si une de ses tendances a incontestablement confondu laïcité et libre-pensée, il nous semble faux de qualifier la

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laïcité française d'alors dans son ensemble d'« antireligieuse ». Si anticlérical qu'il ait été, Combes était un esprit religieux, à sa façon et, au-delà des invectives de Péguy, le « combisme » regroupe, dans une action politique commune, face à une menace ressentie même par des modérés comme Barthou, des acteurs fort différents. Ensuite, parce qu'il se produit alors une mutation de l'influence protestante et non un déclin. On retrouve toujours des « protestants » (au sens, pertinent selon nous, que Cabanel donne à ce terme) dans le processus qui conduit à la séparation des Églises et de l'État de 1905. La création de la Commission parlementaire a lieu grâce à Réveillaud et à de Pressensé ; cette Commission est présidée par Buisson ; avec la campagne du Siècle animée par Raoul Allier, « les personnalités dirigeantes du protestantisme français jouèrent un rôle considérable » (J.-M. Mayeur) ; Méjan est l'adjoint de Briand ; Pressensé trouve la formule de l'article 4 (combattue par Buisson et Réveillaud) qui permit à la séparation de ne pas provoquer, en dépit du refus du pape, un rebondissement de la guerre des deux France. Bref, à toutes les étapes importantes de la construction de la loi, on trouve un ou des protestant(s). Ils ne sont pas forcément en accord entre eux mais, malgré tout, ils ont tous reçu l'influence d'Alexandre Vinet (1797-1847) qui peut être qualifié de premier théologien francophone de la laïcité et de la séparation. Vinet est sans doute l'autre figure « tutélaire » de cette « laïcité protestante » et il est un peu dommage qu'il soit peu présent dans un ouvrage qui donne une contribution aussi importante et à l'histoire de la laïcité et à celle du protestantisme.

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Jean-Luc Chambard, Être ethnologue dans un village indien. Recueil d'articles et d'inédits CD-ROM, Paris, 2005, coll. « Une ethnologie pour l'Inde d'aujourd'hui », vol. 1

André Padoux

1 On ne rend compte, ordinairement, dans notre bibliographie que de livres. Mais les publications scientifiques sur CD-ROM deviennent maintenant fréquentes, et méritent d'être signalées. D'où cette recension qui, en permettant de faire connaître l'existence d'une nouvelle collection d'ethnologie de l'Inde, rend compte d'un recueil d'études d'un incontestable intérêt. En effet, l'auteur, après avoir passé trois ans (1957-1960) dans un village du centre de l'Inde (auquel il a donné le nom de Piparsod), y est retourné régulièrement pendant plus de trente ans, en acquérant ainsi une connaissance intime. Il a rassemblé seize des études parues (entre 1961 à 2004) dans des revues ou des ouvrages collectifs, avec un texte de présentation, des textes touchant tant à la vie du village qu'aux pratiques et croyances des individus ou des groupes sociaux qui en forment la population.

2 Un premier document, bien illustré, « Piparsod, des origines à 1984 », évoque l'histoire de ce gros bourg (2 600 habitants en 1984) de l'État du Madhya-Pradesh, proche de la ville de Shivpuri, depuis sa fondation au xvie siècle jusqu'à présent, notant les changements qui s'y sont produits au cours des dernières années (avec l'arrivée notamment de l'électricité) et qui l'ont fait passer d'un état encore semi-médiéval à une condition plus moderne, où les traditions se conservent tout en évoluant. Village très conservateur politiquement (on y suit généralement la position, très hindoue traditionnelle, de l'ancienne famille princière locale de Gwalior), avec deux castes dominantes, les brahmanes et les Kirars (qui sont des shudra, agriculteurs), village d'agriculture pauvre, mais où la culture est vivante et qui fournit des instituteurs à toute la région. Son cas, bien rapporté par J.-L. Chambard, est d'autant plus intéressant qu'il illustre à bien des égards celui de l'Inde rurale actuelle, même si on est, ici, loin des zones de développement agricole moderne. Ce document nous donne donc le cadre

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matériel et politique où prennent place les faits socioreligieux dont l'étude forme l'essentiel de ce CD-ROM.

3 On ne peut examiner ici tous les articles de ce recueil, tous intéressants et éclairants quant à ce qui fait la réalité vécue d'un village indien/hindou. Laissant donc de côté bien des choses qui eussent mérité mention, on aimerait souligner l'élément marquant de la plupart de ces contributions : ce que l'on nomme « l'hindouisme populaire » – la façon dont sont compris et interprétés par des villageois parfois illettrés (mais bien loin d'être incultes) les grands mythes indiens et, avec ces mythes, certaines des conceptions fondamentales de l'hindouisme. L'indianiste, un peu surpris, y voit ainsi transposé, transformé – transformé et vécu – ce qu'il avait lu et compris à sa manière, savante, donc abstraite, dans les textes sanskrits : dans la « grande tradition » par opposition ici à la « petite tradition », pourrait-on dire, pour reprendre une opposition un peu passée de mode. Pour être « petite », cette dernière n'en est pas moins vivace et même créatrice ; et il est particulièrement intéressant d'en voir certains aspects, parce qu'elle est souvent méconnue, mais aussi, et surtout, parce que s'y expriment des traits généralement indiens.

4 On signalera en premier le huitième document : la présentation du calendrier hindou de l'ère Vikrama de l'Inde du nord, décalé de cinquante sept ans par rapport au nôtre. Ce calendrier (valable, à peu de chose près, pour toute l'Inde) est luni-solaire et nous est donc assez obscur. Or il est essentiel : il fixe, en effet, les dates de la vie religieuse, celles par exemple des quatre grandes fêtes qui ponctuent l'année et qui sont chacune (et cela est bien ressenti au village) associée à l'une des quatre classes de la société hindoue. Il détermine en même temps les périodes au cours desquelles certains actes, les mariages par exemple, peuvent se faire, ou les moments de la vie agraire, les dates fastes ou néfastes pour mille actions de la vie courante : un hindou consulte continuellement son pañchang, le calendrier luni-solaire qui lui indique toutes les dates à observer. L'auteur en reproduit des pages dans cet article qu'illustrent aussi des schémas, des diagrammes et des tables de concordance, ce qui rend plus accessible un sujet compliqué, mais très important pour la compréhension de la réalité indienne vécue.

5 Trois articles montrent, de différentes façons, la relation existant entre certaines expressions de la tradition locale orale et certains des récits mythiques de la « grande tradition ». Ainsi dans le septième article, « Les trois grands dieux à la porte du roi Bali », où deux mythes locaux, servant de base aux fêtes hindoues de Shravani et de Diwali, reprennent à leur manière des récits puraniques. Ils affirment le lien entre ces fêtes et les classes (varna) de la société hindoue – confirmation locale d'une classification sociale fondée sur la tradition savante. Ils apparaissent aussi, à travers une chanson de femmes, comme appuyant la vision qu'ont celles-ci de leur vie conjugale d'où les maris, comme les trois dieux en leurs séjours souterrains, leurs paraissent souvent absents.

6 Dans l'article 12, « Le Râmâyana des femmes dans un village de l'Inde centrale », c'est à une version féminine – féministe – d'un des récits de l'épopée du Râmâyana que l'on a affaire. (Le Ramayana, dans la version hindi de Tulsidas, est régulièrement récité, en tout ou partie, en Inde centrale et du nord ; extrêmement présent, c'est une référence constante.) L'héroïne de l'épopée, Sita, y est envisagée, au village, comme ayant été conçue par l'épouse du roi démoniaque Ravana qui, en l'enlevant, commet un acte incestueux menant inévitablement à sa destruction. Or J.-L. Chambard a d'abord connu

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cette version d'un moment de l'épopée par une chanson des femmes de Piparsod où elles reprochent à Ram et à Lakshman d'avoir traîtreusement perdu Sita dans la forêt : Sita, pour ces femmes, est doublement victime des hommes car, outre qu'elle a été trompée, elle est fille de la terre puisque née d'un sillon, or celle-ci est faite pour être labourée – rendue féconde, mais aussi maltraitée – par les hommes.

7 On retrouve cette préoccupation féministe dans la onzième étude, « la tradition populaire des cinq vierges (Pañch Kanya) dans un village de l'Inde centrale ». Il s'agit là de cinq personnages de l'épopée (Mahabhârata et Râmâyana), cinq femmes qui sont toutes restées vierges malgré divers avances ou assauts masculins, montrant par là qu'elles avaient le pouvoir de préserver leur virginité dans l'acte sexuel et de mettre fin volontairement à leur grossesse avant ou après le mariage. Dans le village de l'auteur, où leur histoire est bien connue des femmes, elles apparaissent à celles-ci comme un modèle enviable de la maîtrise de leur corps – que, dans la vie courante, elles n'ont précisément guère. Ce récit mythique est aussi une occasion de plus de souligner la situation subordonnée de la femme dans l'univers hindou. Considérée comme toujours shudra, quelle que soit sa caste, elle n'a pas accès à la libération, subordonnée à son mari, elle est vis-à-vis de lui comme une renonçante, une sadhvî (féminin du mot sadhu, désignant l'ascète renonçant), puisqu'elle doit se sacrifier sans cesse à lui dans sa vie quotidienne. Mais elle a aussi le pouvoir de lui donner accès à la jouissance, et elle est la force (shakti) qui le protège. On retrouve là l'ambiguïté de la position de la femme hindoue, puissante à divers égards, mais soumise, opprimée (« déesse-esclave » a-t-on pu écrire – cela curieusement mais aussi typiquement – à propos d'ascètes fakirs, donc de musulmans, du Bengale : voir Arch. 116.38). Les traits de cette position ambiguë sont bien résumés en un tableau qui figure dans ce très instructif article.

8 C'est de questions du même ordre que traite le cinquième article, « La sexualité en dessins de sol et autres images », et que l'on trouve dans « les chansons à plaisanterie (khyâl) » (article 9), ou, d'une façon particulière, dans l'étude 3 « Mariages secondaires et foires aux femmes dans l'Inde centrale ». L'auteur rapporte ce qu'il a appris d'une forme d'union sexuelle évitant toute fécondation et permettant même à celle qui la pratique de rester – si elle n'est pas mariée ou, si elle l'est, en prévision d'un autre mariage, de rester physiquement vierge. Si la technique est d'un usage local courant – et elle explique le taux modique des naissances, leur espacement et leur interruption chez les femmes devenues grand-mères tout en étant en âge de procréer –, elle est sentie comme se rattachant au cas des Cinq Vierges : la pratique villageoise s'ancre toujours de quelque façon dans le fonds socioreligieux hindou traditionnel. Les dessins de sol décrits dans l'article (une planche en reproduit le schéma), en symbolisant l'union divine de Shiva et de Parvatî, symbolisent aussi cette forme d'union sexuelle. Sont aussi décrits les dessins ornant les portes des maisons et dont le symbolisme est sexuel. On ne peut, à cette lecture, que se rappeler l'omniprésence en Inde, dès la plus haute époque, de la métaphore et du symbolisme sexuels, ainsi que le rôle des pratiques sexuelles tantriques. L'auteur rapporte aussi la tendance des femmes de Piparsod à voir leurs maris comme des sortes de renonçants, (trop) peu présents sexuellement. Il y a toujours eu, en Inde, un rapport direct au sexe qui a persisté surtout dans les basses castes (mais sans s'y limiter), malgré les attitudes qui se sont imposées, surtout dans les classes les plus hautes, du fait d'abord de la domination musulmane, puis de la présence moralisante britannique. De ces formes libres de sexualité, la caste de shudra, dominante des Kirars, à Piparsod, donne un exemple de la facilité avec laquelle les mariages se dissolvent, généralement à l'initiative de la femme, et des « foires aux

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femmes », rencontres collectives organisées où hommes et femmes se rencontrent et se mêlent pour trouver un conjoint.

9 D'autres aspects de la recherche ethnologique de J.-L. Chambard, tels qu'il les présente ici, mériteraient d'être signalés. Ils fournissent, en effet, une riche moisson de faits sur la vie quotidienne en Inde rurale. Ils montrent aussi à quel point les mythes fondateurs de l'hindouisme sont présents, réinterprétés et vécus au quotidien dans un village indien ; c'est là, semble-t-il, un des enseignements principaux de ce CD-ROM, qui mérite d'être vu et lu par tous ceux qu'intéresse l'ethnologie de l'Inde.

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Philippe Chenaux, « Humanisme intégral » (1936) de Jacques Maritain Paris, Le Cerf, coll. « Classiques du christianisme », 2006, 106 p.

Frédéric Gugelot

1 Qu'est-ce qu'un classique ? Un livre lu, et relu, génération après génération ? Peut-être. Ce n'est pas le cas de l'ouvrage de Maritain ici élu dans une collection qui veut présenter le contexte et la réception d'ouvrages décisifs pour le christianisme. Le choix peut donc, de prime abord, surprendre. L'ouvrage permet néanmoins une approche du parcours de ce philosophe catholique, figure essentielle du cheminement des catholiques français au cœur du xxe siècle. Il ne s'agit pas d'une biographie de Jacques Maritain. La collection se place résolument dans une optique différente, l'homme s'efface en partie derrière l'œuvre, derrière un de ses livres, pas le plus élaboré, pas le plus achevé, mais celui qui marque une étape du cheminement d'un homme et de son temps. Maritain aurait certainement apprécié que son ouvrage de 1936 se retrouve aux côtés d'auteurs chrétiens qui ont joué un rôle important dans son propre cheminement spirituel ; la collection accueille Thomas d'Aquin, Catherine de Sienne, Thérèse de Jésus et Thérèse de Lisieux.

2 L'ouvrage se déploie en cinq chapitres : « Itinéraires » résume la vie de Jacques Maritain et tente de cerner ce qui, dans le parcours de l'homme, influe sur le livre. « Climat » s'emploie à resituer l'ouvrage dans son contexte intellectuel. « Thèses » dégage les thèmes évoqués par le livre. « Controverses » révèle la réception de celui-ci, « Influences » son impact sur la pensée chrétienne, en particulier démocrate- chrétienne, jusqu'au concile de Vatican II.

3 « Humanisme intégral » est une somme de philosophie pratique qui veut répondre à la question : une politique chrétienne est-elle possible ? Il propose une conception profane et non plus sacrale du temporel, un nouvel humanisme qui découple la religion chrétienne de tout lien avec la civilisation occidentale. La cité chrétienne qu'il promeut est pluraliste, autonome par rapport à l'Église et s'appuie sur une légitimité démocratique. D'où la promotion de l'idée d'une autonomie des laïcs qui peuvent « agir

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en chrétien », ce qui sous-entend sans engager l'Église. Le bagage intellectuel fournit par Maritain devient alors disponible pour les chrétiens confrontés aux totalitarismes. Et même si l'intellectuel fut parfois dépassé par son propre parcours, au point d'irriguer des catholicismes bien différents du sien, l'influence de sa pensée, et donc du livre, fut réelle. Un tel engagement ne pouvait laisser indifférent en ce temps de polarité extrême. La question des rapports avec le communisme, son engagement contre l'idée de croisade dans la guerre d'Espagne et sa lutte contre l'antisémitisme le désignent tout naturellement à la vindicte, et parfois à l'ignominie, d'une partie de la droite plus ou moins extrême. La pensée de Maritain fut abondamment sollicitée, souvent plus comme référence obligée qu'effectivement lue et discutée, par les courants démocrates chrétiens au sortir de la Seconde Guerre mondiale en Italie, en Amérique latine et si peu en France. Le concile Vatican II en est à la fois le point d'orgue et le chant du cygne de l'influence du philosophe.

4 L'auteur minimise néanmoins l'engagement Action française de Jacques Maritain. Il est un peu contradictoire d'accorder tant d'importance à ce livre et de nier dans le même temps une nette évolution de son auteur. Est-il si difficile de laisser sa place à la complexité de la vie et aux méandres du parcours d'un homme qui, pourtant, a su se remettre en cause, d'un philosophe qui ne cesse de s'interroger sur la pratique de sa foi conquise et les conséquences de son adhésion ?

5 Ce livre est marqué par les débats de son temps et semble avoir épuisé sa fonction historique. L'auteur lui-même en a conscience qui ne cesse de nuancer la prégnance de l'ouvrage mais cherche à affirmer la cohérence du parcours et l'unicité de la pensée (p. 13). Dès l'incipit, « le nom de Jacques Maritain [...] renvoie à une période, celle des années 30-40 et à une “culture” que l'on a pu appeler la “culture du projet”, caractéristique du catholicisme de ces années » (p. 7). Ph. Chenaux rappelle que « sur certains thèmes sensibles du credo maurrassien comme le nationalisme, le royalisme ou encore l'antisémitisme, sa convergence avec les positions doctrinales de l'Action française va bien au-delà de ce qu'il appellera plus tard une “sympathie platonique” ». Il ajoute qu'il « s'agit avant tout d'une convergence négative, d'un rejet commun des idéologies de la modernité » (p. 22). Ébranlé par la condamnation papale de l'Action française, Maritain multiplie les ouvrages qui justifient le choix de Rome, livres qui sont autant d'étapes dans son éloignement d'avec le mouvement de Maurras. De même, « vacciné par l'expérience malheureuse de son compagnonnage avec l'Action française, Maritain en était venu à manifester une profonde défiance à l'égard de toute forme d'engagement temporel partisan » (p. 36), il multiplie pourtant les conférences, articles et signatures de pétition, il est vrai hors de tout parti et sans devenir un défenseur de la république démocratique (p. 41). « Humanisme intégral » offre aux chrétiens des années 1930 la réponse à la question « Que faire ? ». Le livre est donc un livre étape plus qu'un classique et Philippe Chenaux nous rend tout le climat de son élaboration, l'auteur associant à ses propres travaux les dernières recherches citées ou non.

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Olivier Compagnon, Jacques Maritain et l'Amérique du Sud. Le modèle malgré lui Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2003, 395 p.

Michael Löwy

1 Cet ouvrage pionnier et richement documenté permet, pour la première fois, d'avoir une vision d'ensemble sur l'impact philosophique, spirituel et politique de la pensée de Jacques Maritain en Amérique du Sud. On peut d'ailleurs s'interroger sur cette limitation géographique : Maritain n'aurait-il eu aucune influence en Amérique centrale et au Mexique ? Le concept d'Amérique latine serait peut-être un cadre plus pertinent.

2 Si avant 1936 l'influence du penseur catholique français est limitée, après son voyage en Argentine, en cette même année, elle prendra un essor considérable. Lors de ce voyage, Maritain entre en conflit avec les tendances intégristes, très puissantes dans l'Église argentine, par son hostilité à l'antisémitisme. Ses prises de position critiques envers l'alignement de l'Église espagnole sur le camp nationaliste du Général Franco vont aussi susciter des polémiques virulentes en Argentine.

3 Dans l'après-guerre, Maritain devient « un modèle malgré lui », servant de référence à la Déclaration de Montevideo (1947), acte fondateur de la démocratie chrétienne en Amérique Latine. L'auteur analyse de façon détaillée le parcours du maritainisme au Chili, au Venezuela et dans le reste de l'Amérique du Sud. Il constate aussi un certain déclin de cette influence après le concile Vatican II, notamment à cause de l'attitude critique de la théologie de la libération envers son rêve de « nouvelle chrétienté ». Même son plus proche disciple brésilien, l'influent intellectuel catholique brésilien Alceu Amoroso Lima, prendra ses distances avec le maître au cours des années 1960.

4 Selon l'auteur, les théologiens de la libération, en voulant donner une dimension historique au Royaume de Dieu, « prennent l'exact contre-pied de la distinction du temporel et du spirituel dont nous avons vu qu'elle était l'un des principaux legs de

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Maritain à la pensée démocrate chrétienne ». En cela, ajoute-t-il, « ils s'inscrivent pleinement dans la tradition d'un catholicisme intransigeant ». L'auteur a bien voulu citer, à ce sujet, mes propres travaux sur le christianisme de la libération, mais je ne peux, hélas, partager ses conclusions. Certes, on peut montrer que le refus de la distinction des sphères a ses origines dans l'intransigeantisme catholique, mais il me semble que l'auteur s'avance un peu trop en affirmant que la théologie de la libération est « un cléricalisme de gauche » : cela ne correspond ni à la lettre, ni à l'esprit des écrits des théologiens de la libération et encore moins à leur pratique...

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François Coppens, dir., Variations sur Dieu. Langages, silences, pratiques Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, coll. « Publications des facultés universitaires Saint-Louis » (102), 2005, 336 p.

Anna Van den Kerchove

1 Ce volume collectif réunit plusieurs contributions qui abordent la question de Dieu de différents points de vue : philosophique, théologique, psychanalytique, etc. Cette question, dont Fr. Coppens rappelle dans la préface qu'il ne s'agit pas de s'interroger sur l'existence de Dieu, est avant tout envisagée d'un point de vue occidental, dans le cadre de la société moderne et sécularisée. Elle est abordée selon quatre thématiques : l'effacement de la question de Dieu, l'articulation entre théologie et philosophie des religions, des nominations de Dieu et les jeux de langage.

2 La première thématique est abordée d'un point de vue philosophique avec deux articles, l'un sur l'idée de Dieu par G. de Stexhe et l'autre sur le statut du judaïsme dans la conscience collective de l'Occident par A.-M. Reijnen. Dans le premier, dont la finalité paraît difficilement perceptible, l'auteur étudie ce que recouvre l'idée de Dieu, en se penchant surtout sur les catégories de l'éminence et de l'altérité. Dans le second, l'auteur s'interroge, de manière intéressante et suggestive, sur la place paradoxale du judaïsme en Occident : bien que cette religion ait joué un rôle important dans la constitution de la modernité, elle est marginalisée, et A.-M. Reijnen s'intéresse surtout à ce second axe du paradoxe. Pour cela, l'auteur examine tour à tour les procédés d'exclusion du judaïsme et le destin d'un titre de Jésus, à savoir « fils de Nazareth ».

3 J. Reding introduit la seconde thématique en revisitant la notion de dogme avec une autre conception de l'idée de tradition. C'est la notion de théologie qui est au cœur des deux articles suivants. P. Gisel se penche sur la relation de la théologie à la croyance, qu'il considère comme étant le champ d'application de la théologie. Fr. Jacques, quant à lui, se place dans le cadre des rapports entre philosophie et théologie interrogative. Après avoir passé en revue la position de différents théologiens sur la question, il définit la théologie comme pensée de la pensée religieuse et comme devant être non seulement interrogative, mais aussi catégoriale et portant sur les textes. Cette étude

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des rapports entre philosophie et théologie se poursuit avec la contribution de H. Jacobs. Ce dernier dresse un bref parcours historique de la question de l'Un dans la pensée grecque : il met l'accent sur Parménide, Platon, Aristote et, surtout, Plotin qui « surpasserait » toutes les philosophies antérieures avec l'Un-Bien distinct de l'Être. Il termine en étudiant les objections suscitées par les positions plotiniennes et les réponses de Plotin. Cet article, clair, qui n'apporte rien de nouveau pour un spécialiste de la philosophie antique, permet de faire une incursion du côté de l'Antiquité, en regard de la réflexion contemporaine des deux articles précédents, lesquels nécessitent quant à eux une lecture très attentive. Dans une certaine mesure, l'article de H. Jacobs fait transition avec la troisième thématique, sur quelques nominations de Dieu, comme Un, Être et Autre.

4 R. Daï aborde cette question de la nomination dans le cadre d'une enquête sur la souveraineté de Dieu. Pour cela, il revient aux textes sources, en particulier Exode 3:14 avec le tétragramme dont l'étude l'amène à s'intéresser au rapport entre Dieu et la création. Le thème de la nomination divine est élargi avec E. Ortigues qui s'intéresse plus spécifiquement à la sémantique des noms divins, c'est-à-dire à la théorie compositionnelle des sens des noms, la manière dont ces derniers entrent en composition dans la religion. Il commence par fournir quelques données anthropologiques sur le nom, comme signe qui révèle le dieu. Puis, dans un second temps, il se tourne vers la Bible et revient sur le lien entre révélation et droit, lien différent dans le cas du judaïsme et dans celui d'une société laïque. La perspective change avec la contribution de R. Burggraeve, puisque celui-ci présente clairement les grandes lignes de la pensée, particulièrement digne d'intérêt, de Levinas au sujet de Dieu ou de « penser-à-Dieu ». Il montre comment Levinas est parti de l'idée cartésienne de l'« Infini en nous » avant d'élaborer l'idée du visage de l'autre et de relier cette idée à Dieu, le visage étant une trace (et non un symbole, selon une distinction intéressante) de Dieu. Une telle conception a des conséquences sur le langage théologique, qui peut être faux, et sur l'idée de Bien. J. Florence s'intéresse au nom du père, d'un point de vue psychanalytique. Selon Lacan, trois registres constituent le sujet : symbolique, imaginaire et réel, et ces trois registres lui permettent de distinguer trois types de pères qui ont chacun un rôle dans la représentation du sujet. Le lien avec la thématique, les nominations divines, n'est pas particulièrement visible dans cet article, ce qui n'est pas le cas avec celui de B. Van Meenen qui étudie la manière dont la Bible nomme Dieu, distinguant un premier temps où Dieu est sujet et non objet et un second temps où il est nommé par différents humains.

5 La quatrième thématique est introduite par une contribution de M. Vidal sur la mise en œuvre littéraire du juif Jésus dans les Évangiles, entre fidélité et amnésie. L'auteur revient en quelque sorte sur la place du judaïsme dans le christianisme et sur les rapports des chrétiens face au judaïsme. Il appelle à une meilleure connaissance du judaïsme et de ses textes, afin de mieux comprendre la figure de Jésus dans le Nouveau Testament, sans tomber dans l'excès inverse. Dans ce but, l'auteur propose trois moyens : s'intéresser à la mise en œuvre littéraire des Évangiles ; étudier la manière dont les premiers chrétiens pensaient le retour du Christ ; prendre conscience de la distinction entre communication et incommunication. Les deux articles suivants s'intéressent à l'expérience religieuse. Fl. Hosteau se penche sur le langage de l'expérience religieuse qui, poïétique, serait une manifestation de Dieu. Après avoir défini l'expérience religieuse et ses critères, l'auteur montre combien le lien entre l'expérience et la parole est fort : celle-ci instaure une relation entre l'homme et Dieu,

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tout en permettant de relater cette expérience. La parole manifeste aussi bien Dieu, à travers la parole de révélation, que l'homme, avec son témoignage qui est une parole de salut, qui éveille et fait la vérité. Quant à A. Pleshoyano, il étudie deux témoignages d'une expérience religieuse, ceux d'Ignace de Loyola et de la juive Etty Hillesum. L'auteur distingue quatre étapes dans la contemplation d'Ignace de Loyola, étapes qu'il retrouve dans le témoignage d'Etty Hillesum. Ceci montre une certaine permanence par delà les siècles et les religions. Ces deux derniers articles fournissent quelques pistes de réflexion pour l'étude d'autres expériences religieuses. Dans le dernier article du volume, J.Fr. Grégoire aborde la question de Dieu dans la littérature, en montrant comment le religieux intervient dans certains romans. Les idées auraient mérité d'être plus développées et mieux mises en valeur.

6 Ce volume collectif présente ainsi une variété d'approche de la question de Dieu, croisant des regards issus de disciplines différentes. Cependant, le lien avec la thématique générale n'est pas toujours facilement perceptible et développé, ce qui pourrait être, en partie, dû à des contraintes éditoriales. À côté d'articles peu faciles d'abord et dont la finalité n'est pas toujours très claire, plusieurs peuvent être le point de départ d'une réflexion ultérieure analogue et fournissent quelques clés pour aborder d'autres textes sur Dieu.

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André Corten, Diabolisation et mal politique. Haïti : misère, religion et politique Montréal-Paris, Éditions du CIDIHCA-Karthala, 2001, 245 p.

Laënnec Hurbon

1 Cet ouvrage est le troisième écrit sur Haïti par André Corten qui a publié d'autres travaux sur le Tiers-monde, le Mexique, l'Algérie, le Brésil, la République dominicaine. Jusqu'ici, il s'intéressait aux problèmes de l'État et des structures de production de la pauvreté. Mais il semble, ici, particulièrement sensible aux conditions de vie misérable de la majorité de la population haïtienne. Haïti semble être, pour lui, le paradigme de la désolation créée par les élites économiques mondiales néolibérales et, en même temps, le lieu où l'on peut faire l'épreuve du « mal politique ». C'est justement autour de ce concept que André Corten construit tout son ouvrage sur Haïti, en recourant spécialement aux travaux de Myriam Revault d'Allonnes et Hannah Arendt.

2 Le mal politique se définit, écrit-il, par « l'acceptabilité de la déshumanisation, c'est-à- dire la possibilité que la déshumanisation corresponde à une syntaxe de raisonnement collectif » (p. 17). Face à une telle situation, le chercheur comme le non chercheur finit par croire qu'il n'y a aucun moyen ni espoir de changement réel, mais il peut rester fasciné par le spectacle de la désolation et s'habituer au mal au point de le banaliser. La misère vécue à ciel ouvert en Haïti, dans la capitale surtout et dans les villes de provinces, semble indiquer que des couches importantes de la société sont mises à l'écart de l'humain : sans eau, ni électricité, sans système sanitaire, sans toit, vivant dans la promiscuité de rues pleines de boue et de détritus et ne disposant pas d'espace privé, comme dans un véritable camp de concentration. Ce modèle va guider l'auteur dans son analyse de la société haïtienne d'aujourd'hui en prenant soin de ne pas se laisser prendre au piège du mal politique, se contentant, par exemple, de livrer des statistiques sur les conditions économiques et la dégradation de l'environnement. Il lui faut plutôt retrouver le vécu émotionnel des victimes de la déshumanisation, être attentif à leur subjectivité et à leur parole. C'est pour cela que devra être privilégié un type d'analyse basé sur le modèle linguistique.

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3 Mettre au jour les trames narratives qui conduisent les victimes de la déshumanisation à rendre compte de leur condition, à donner un sens à leur vie, à rationaliser le « mal » qui les frappe ? Telle est l'ambition de A. Corten. Pour la faire aboutir, il commence par décliner les différentes conceptions du mal qui traversent la société haïtienne. Il découvre qu'elles sont toutes des interprétations persécutives : tantôt on est renvoyé au registre de la sorcellerie à partir même de l'imaginaire vaudou qui veut que des forces spirituelles peuvent décider du sort des individus indépendamment de leur volonté, tantôt le « tonton macoute » (police parallèle créée par le dictateur Duvalier dans les années 1960) représente le mal par excellence dont il faut délivrer le pays, car le « macoute » est identifié au pouvoir arbitraire par excellence, tantôt enfin les grands mangeurs sont les responsables du mal pour avoir accaparé tous les biens de l'État et le travail des autres. Tout se passe, finalement, comme si tous les groupes sociaux procédaient à une satanisation de leurs adversaires et ne pouvaient, en conséquence, ni connaître leur réalité véritable ni avoir prise sur cette réalité. Le mal politique conduit l'individu à produire un classement des comportements dont le résultat le plus certain est la reproduction inéluctable du système de déshumanisation. A. Corten se met alors en quête des moyens de sortir du cercle vicieux de la désolation et propose de reconsidérer le phénomène religieux non plus en termes d'idéologie : la religion ne doit plus être analysée comme illusion ni comme opium pour les masses. Ayant atteint « l'impensable », « l'incompréhensible », les masses parviennent à opposer un autre vécu au mal politique, c'est ce que l'auteur appelle, avec Carl Schmitt, « la pulsion schismatique ». Dans cette affaire, le pentecôtisme, qui se répand dans toute la société et affecte autant les églises baptistes que l'Église catholique (notamment à travers le renouveau charismatique), domine car, sans entrer dans une « logique du faire » (il n'a pas la prétention d'apporter une transformation de la réalité sociale et économique), il a la vertu de se concentrer sur une liturgie de « la louange ». En effet, la communauté nouvelle à laquelle le converti pentecôtiste appartient est fondée « sur la joie » et non plus « sur la peur » : « l'énoncé de la louange échappe à la logique du “faire”. Dans une société où l'immense majorité est sans moyens pour “faire”, cela donne aux convertis une assurance inespérée » (p. 92). Cette perspective contraste singulièrement d'un côté avec les attitudes des intellectuels, de la classe politique et des institutions internationales qui demeurent dans la fascination de la désolation, dans l'impuissance face aux changements sociaux qui s'imposeraient, et d'un autre côté avec l'Église catholique, institution qui se dresse face à l'État et qui tient lieu de société civile en représentant non pas « un pouvoir pour le peuple », mais un pouvoir « devant le peuple » (p. 70).

4 Que l'Église catholique ait pu entrer en rupture avec son passé pendant les années 1980 au point de contribuer à la chute de la dictature de Duvalier (en 1986), cela ne change rien à son mode d'inscription dans la société haïtienne. Sous ce rapport, A. Corten parvient à produire une critique radicale du discours d'Aristide (religieux salésien devenu président de la république en 1991), dans lequel il décèle un véritable détournement de la théologie de libération. Aristide, en effet, n'a eu en vue qu'une « théologisation du politique », « Au lieu de politiser la théologie comme le fait la théologie de la libération dans la ligne de la théologie politique, Aristide théologise ou “surnaturalise” la réalité sociale » (p. 170). Dans ce contexte, il s'écarte de toute rationalité et se cache derrière le vocabulaire de l'amour ou de la paix mis à toutes les sauces, pendant qu'il rallume le ressentiment dans les masses et les reconduit sur la route de la violence par l'éloge du « supplice du collier » pour ses opposants : « que le

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pneu enflammé sent bon ! ». Discours du ressentiment chez Aristide, discours de compassion chez les élites politiques, mais aussi discours de culpabilité chez les protestants évangéliques, dans tous les cas c'est partout la désolation et l'impuissance, parce que la plupart des acteurs sociaux se complaisent dans la diabolisation des adversaires. Impossible donc d'assister à l'institution du politique en Haïti. Le religieux et le politique sont tellement intriqués (au sens où Claude Lefort l'explique) qu'on a l'impression que toutes les solutions y sont vouées à l'échec.

5 On peut se demander, considérant le parcours narratif de l'auteur, s'il n'exprime pas à travers cet ouvrage, à l'instar des masses haïtiennes, son propre désespoir politique. Seul le pentecôtisme, dont il reconnaît l'influence sur « près de la moitié de la population haïtienne » (p. 91), semble trouver grâce à ses yeux car, avec ce mouvement religieux, « il y a bien une transformation de la “langue” de la société qui s'opère » (p. 91). A. Corten prend soin de préciser que le pentecôtisme, en s'éloignant de la logique du faire, ne saurait parvenir à l'institution du politique. Mais sur la base de sa « pulsion schismatique », le pentecôtisme met sur la voie d'une solution politique, car il a su éviter de diaboliser l'adversaire, en prenant la tangente vers le discours de la louange : « Il n'y a plus l'obsession des forces du mal par rapport auxquelles il faut contre-attaquer... » (p. 92). Plus loin, en conclusion, l'auteur revient sur cette interprétation du pentecôtisme : « le discours pentecôtiste était celui qui parvenait le mieux à résister à la diabolisation par la confiance en soi qu'il conférait... » (p. 199). C'est bien à ce niveau de l'analyse proposée dans cet ouvrage qu'un débat devrait s'instaurer.

6 Peut-on vraiment soutenir que le pentecôtisme comme « phénomène transnational instituerait un nouveau type de lien social qui bouleverserait le rapport entre religieux et politique » (p. 199) ? Peut-on également démontrer que le pentecôtisme ne procède pas à la diabolisation des adversaires ? Peut-on enfin avancer que le pentecôtisme pourrait même être « une forme de sortie du religieux » ? S'il est vrai, comme l'auteur le reconnaît, que les médiations sont dévalorisées, que la confusion entre privé et public est maintenue et que le régime de la vérité est celui du vraisemblable, comment peut-on être si indulgent pour le pentecôtisme ? Certes, il y a bien une spécificité de ce mouvement religieux par rapport aux autres, mais peut-elle tenir dans une opposition au monde néolibéral comme il le prétend (p. 200) ? Il semble que sont nombreux, dans la Caraïbe, les nouveaux mouvements religieux qui abritent une critique et du système traditionnel de valeurs et croyances non occidental et du monde néolibéral. Et n'arrive- t-il pas que l'on soit antinéolibéral par conservatisme ? Proposer « la pulsion schismatique » (concept déporté de la théorie politique de Carl Schmitt et qui laisse, par ailleurs, le lecteur sur sa faim) comme une propédeutique à une solution politique requiert de plus amples explications, car pourquoi ne pourrait-on pas en dire autant de tout mouvement religieux ?

7 Si l'on en revient aux données empiriques, force est de relever une certaine contradiction à voir dans le parti politique mochrena un groupe qui diabolise l'adversaire et qui recourt à l'idéologie « vertueuse » de l'indignation tout en niant le processus de déshumanisation (p. 173-174), alors qu'en fait ce parti provient du milieu pentecôtiste. De même, est-il vrai que la diabolisation de l'adversaire n'est pas dominante dans l'Armée céleste, ce mouvement qui semble être une radicalisation du pentecôtisme dans le réemploi obsessionnel qu'il fait de l'imaginaire de la sorcellerie et de Satan ?

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8 Enfin, sur le registre de l'analyse des faits sociaux, on est également autorisé à interroger l'emploi du modèle du camp de concentration pour rendre compte « de la misère absolue » observée en Haïti. Car ce modèle, repris directement de Hannah Arendt, ne risque-t-il pas de raturer quelque peu la spécificité des camps de concentration créés par le nazisme et en même temps, appliqué à l'Haïti d'aujourd'hui, de conduire à un pessimisme radical vis-à-vis de toute solution politique ? La misère absolue, dit l'auteur, « touche à la conception même de l'humain dans une société » (p. 34) et, partant, ouvre facilement le chemin à une sortie essentiellement religieuse. Comme si l'on était dans une circularité allant du politique au religieux et vice-versa. Pour sortir de l'emprise du religieux sur le politique ou, si l'on veut, de la confusion entre le religieux et le politique en Haïti, pourra-t-on faire faire l'économie de la laïcité ? Et donc d'une réflexion sur la nature de l'État haïtien qui sert de support à la reproduction de la misère des masses ? Le pessimisme de l'auteur vis-à-vis de l'État va jusqu'à la disqualification de la société civile. Or celle-ci n'émerge-t-elle pas au fur et à mesure que les luttes pour l'avènement d'un État de droit se développent ?

9 Quoiqu'il en soit, il n'y a aucun doute que ces questions se posent sur fond d'une mise en garde qu'on trouve dans l'ouvrage, à savoir que toute tentative de réduction du religieux est vouée est l'échec. Autre aspect positif de la recherche de A. Corten : sa manière de faire appel aux travaux d'auteurs haïtiens pour appuyer ses analyses, et une invitation pressante à la sociologie et à la philosophie politique d'abandonner tout caractère objectiviste et hautain autant que la propension à la simple compassion pour ne pas escamoter le vécu des masses enfoncées aujourd'hui – en plein triomphe du néolibéralisme – dans des conditions de vie au-dessous du seuil de pauvreté et de mises à l'écart des droits humains.

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Georgia Cosmos, Huguenot Prophecy and Clandestine Worship in the Eighteenth Century:« The Sacred Theatre of the Cévennes » Aldershot, Ashgate, 2005, X + 220 p.

Willem Frijhoff

1 Dans le Théâtre sacré des Cévennes, publié à Londres en 1707, l'émigré huguenot, François-Maximilien Misson, a réuni plus d'une vingtaine de témoignages rendus à Londres pendant l'hiver 1706/07 par des huguenots réfugiés qui avaient participé aux assemblées illicites dans les Cévennes au cours des années précédentes et à la guerre des Camisards débutée en juillet 1702. Ce recueil précieux a déjà fait l'objet de multiples emprunts par les historiens du protestantisme français, tels Charles Bost, Hillel Schwartz, Clarke Garrett, Philippe Joutard, Daniel Vidal, ou Liliane Crété. L'étude que G. Cosmos consacre à cet ouvrage est sortie d'une thèse de doctorat présentée à l'université de Melbourne. Elle montre par moments les faiblesses d'un premier livre : l'appel aux autorités du métier pour justifier l'approche propre, la volonté de tout résumer sans faire les choix nécessaires au narratif, et la tendance à sous-estimer l'apport ou les efforts d'interprétation des auteurs précédents au profit d'une approche qui se veut résolument nouvelle. On regrettera en particulier que, dans son introduction, l'auteure classe, en peu de mots et sans vrai dialogue, les études des historiens antérieurs comme insuffisantes tout en les comparant à son propre travail qui serait tributaire de « la riche historiographie des cultures religieuses du moyen âge tardif et de l'époque moderne », représentée ici dans un renvoi commun aux noms de P. Burke, W.A. Christian Jr., N.Z. Davis, R. Darnton, C. Ginzburg, Chr. Jouhaud et J.-C. Schmitt (p. 8). Il serait peut-être plus exact de dire qu'elle s'inspire de la méthode de la thick description popularisée par Clifford Geertz, non cité dans ce volume. Mais G. Cosmos a, me semble-t-il, mal compris les fresques de Philippe Joutard ou Daniel Vidal – ce dernier un auteur réputé difficile, il est vrai – et lu de façon fort réductrice l'étude très fouillée de Hillel Schwartz. Passons. Le but avoué de ce travail est une

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relecture évocatrice du Théâtre sacré à la lumière des « cadres conceptuels empruntés à l'histoire et l'anthropologie et qui permettent aux contemporains de parler leur propre langage » (p. 8). L'on appréciera à cet égard l'enthousiasme de G. Cosmos pour le film Les Camisards de René Allio (1970) auquel elle consacra antérieurement un article reproduit ici en annexe. Par ailleurs, elle entend replacer le Théâtre sacré dans le contexte de sa production londonienne. C'est effectivement la présence des huguenots à Londres qui a fourni les conditions de sa production. Dans les deux premiers chapitres, l'auteure situe d'abord les lieux de culte londoniens des huguenots, c'est-à- dire l'espace de la production, puis, plus important encore, la tradition orale caractéristique des huguenots inspirés vivant en exil. Dans une deuxième partie, les événements des Cévennes sont relevés d'après les témoignages du Théâtre sacré et analysés selon la méthode préconisée : les assemblées clandestines du désert, les prêches inspirées et les prophéties de délivrance, enfin l'appel aux armes de Pont-de- Montvert en juillet 1702 et l'assassinat de l'abbé du Chaila, raconté dans le détail. La troisième partie examine les réactions aux événements, particulièrement à Londres, en utilisant les pamphlets, pasquinades, dialogues et autres imprimés de circulation populaire, et en débouchant sur l'Examen du Théâtre sacré (1708) de Claude de La Mothe, qui entendait démontrer que les soi-disant inspirés n'étaient que des imposteurs. Bien qu'intéressante en soi, cette troisième partie nuit à la cohésion de l'ouvrage. En effet, comme G. Cosmos le réaffirme dans sa conclusion, elle n'entendait pas démontrer en historienne classique un mécanisme de construction narrative, prouver une vérité, ou fournir des explications, mais bien au contraire, dans une démarche anthropologique, reconstruire l'expérience religieuse vécue en prenant au sérieux les affirmations, descriptions et attributions de sens par les témoins eux-mêmes. Logiquement, la conclusion ne concerne-t-elle que la deuxième partie, l'analyse du Théâtre sacré comme représentation d'une expérience religieuse théâtrale liée à l'espace des Cévennes et aux valeurs symboliques incarnées et ressenties par la communauté huguenote en ce moment et à cet endroit précis. Cette partie est assurément la plus réussie, et la représentation aurait certainement gagné en force si l'auteure en était restée là.

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Didier Course, D'or et de pierres précieuses. Les paradis artificiels de la Contre-Réforme en France (1580-1685) Lausanne, Éditions Payot, 2005, 221 p.

Daniel Vidal

1 Des derniers foyers de la Renaissance néo-platonicienne, à l'épuisement progressif de la passion baroque, Didier Course interroge la signification et la destinée de ces « paradis » d'artifice et de raison politico-théologique, fondés sur la profusion ostentatoire des objets précieux, marqués d'ambivalence et de terribles tourments moraux. Le XVIIe siècle fut certes ce siècle « des saints », dont Henri Bremond a fait le récit lumineux, tant s'élevèrent nombreux, d'un bout à l'autre du royaume, spirituels en quête d'absolu, et chercheurs de Dieu dans le fond le plus secret de leur esprit. Mais il fut aussi le siècle des grands financiers, de l'institution progressive de la monarchie absolue, et de l'Église de la Contre-Réforme. Sans doute celle-ci tenta-t-elle d'utiliser le déferlement mystique contre les tentations de la Réforme ou de la dissidence janséniste. Mais plus encore eut-elle à maîtriser, pour la plus grande gloire de Dieu, l'invasion des ornementations des corps et des lieux, dont témoignent les cathédrales flamboyantes, les parures affolées, et les joyaux plus précieusement ouvrés les uns que les autres. La grande querelle des images avait scindé la chrétienté byzantine en parties d'égale intransigeance, car il était question, ainsi que le rappellent les travaux de Marie-José Mondzain, de l'économie même de la représentation, et de ce que signifiait alors la possibilité pour une « image » de rendre une nouvelle fois présent ce qui relève de l'absolue distance. Si D. Course ne se réfère pas à cette archéologie de la doctrine de l'image, du moins peut-on entendre en sa recherche un lointain écho, mais inversé, de ce qui avait alors occasionné tant de fureurs. Car le luxe dont il est question ici, ces pierres précieuses, ces ors et ces bijoux, ces parures et toute cette esthétique des fêtes et des grands cérémonials religieux, vont connaître, après une spectaculaire expansion en tous domaines de la religion, du politique, de l'écriture, des comportements les plus quotidiens et les plus sacrés, une dépréciation lente mais irréversible, que l'ouvrage étudie avec une précision... d'orfèvre. Il en alla autrement de l'image, qui ne fut tant

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dénoncée comme véritablement sacrilège, que pour connaître une violente réhabilitation l'installant définitivement dans les lieux, doctrines et appareils d'une Église, dont le catholicisme consacrera l'usage et la fonction théologique.

2 D. Course rappelle combien le Moyen Âge chrétien avait accordé « une place prépondérante à l'amor ornementi », pour autant qu'il se rapportât sans autre médiation à Dieu seul. Si Pline ou Ovide avaient en quelque sorte transfiguré le matériau précieux en élément d'une « cosmologie d'harmonies secrètes », les Pères de l'Église héritaient ainsi d'une vision « cosmique » de l'ornement, versé, si l'on peut dire, au compte de Dieu, et acquérant alors fonction réparatrice et salvatrice. Mais déjà, au-delà de la valeur purement symbolique des pierreries et des joyaux, se dévoilait une « ambiguïté dérangeante » : car telles matières précieuses étaient objets de vénération sacrée, en même temps que de plaisir profane, et de jouissance mondaine. De cette conjonction/ disjonction d'un double régime de sens, le XVIIe siècle ne cessera d'être hanté, dans sa thématique religieuse et sa conception monarchique. La perle peut bien être « l'un des noms symboliques du Christ », elle participe aussi d'un univers fondé sur l'appât des valeurs et l'apparat qu'elles autorisent. Tout joyau peut être convoqué pour magnifier Dieu – mais tout joyau est aussi bien « insulte aux pauvres ». Il est une autre dimension, qui peut renforcer l'argumentaire de l'auteur, bien qu'il n'y fasse pas explicitement référence : ce siècle brillant de tous les feux des diamants est aussi le siècle où la mystique abstraite trouve une exemplaire consécration. Héritière de la spiritualité rhéno-flamande en sa pente de plus fort dénuement, récusant toute médiation d'« image » dans la relation au « divin » – a fortiori chasse-t-elle tout artifice précieux. Et il est important, pour bien saisir le propos de D. Course, de rappeler que l'entrée dans le XVIIe est marquée par la traduction en français de l'ouvrage flamand d'une béguine anonyme du milieu du XVIe, La Perle Évangélique (Paris, 1602, nouvelle édition présentée par D. Vidal, Grenoble, J. Millon, 1997) – et « perle » s'entend en effet ici symbole christique, et signe d'un amour parfait. On sait l'influence de cette « Perle » sur les grands courants mystiques, dont l'école abstraite de Benoît de Canfield. Le XVIIe siècle va donc se situer à la croisée de multiples impératifs, que décline Didier Course avec minutie : maintenir le sens métaphorique puis mystique des emblématiques précieuses ; asseoir la légitimité politique sur un système d'équivalences entre rayonnements des joyaux et parures, et absolutisme solaire du monarque ; exalter les preuves de la richesse des hommes pour abonder en la « somptuosité » de Dieu ; avoir mémoire et pratique de la vertu cardinale de la charité ; mais avoir aussi bien science de la vanité des choses de ce monde.

3 De l'or et des pierres précieuses comme argumentaire spirituel, D. Course rappelle l'intense procès de « dématérialisation de la matière la plus recherchée », l'or, dans la vision de la Jérusalem céleste – et cette matière dénuée de toute « valeur » mondaine devait à son tour connaître une abstraction supplémentaire, et décisive, dans la mystique de l'anéantissement et de la désappropriation. Mais dès que ces théories de joyaux et de fêtes eurent pour horizon la personne du monarque, référent suprême et clé de voûte du pouvoir, la symbolique des ors gouverne un tout autre jeu : celui des apparences, qui tente en vain de régler la tension entre l'objectif du paraître et l'injonction d'humilité, au bénéfice exclusif du premier. Il y a là un tournant capital dans la gestion des « paradis artificiels » : la nécessité spirituelle du dépouillement le cède aux obligations liées à l'exaltation de la personne du roi. Cela ne signifie pas un déficit net de toute spiritualité : D. Course montre au contraire la prolifération de

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textes « dévots » qui combinent gloire de Dieu et richesses du monde, tels Le parfaict Joaillier d'Anselme Boetius de Boodt, traduit en français en 1644, ou, du père Richeome, jésuite, tel texte de 1618, qui lie majesté royale et symboles divins (Remerciement [pour le rétablissement par Louis XIII du Collège de Clermont, de la Compagnie] Avec une enseigne de treize pierres précieuses, etc.). Ou Pierre Le Moyne (La Dévotion aisée, 1652), pour qui « la crasse, la saleté, les haillons, ne furent jamais des Vertus », et bien d'autres, qui font sauter le verrou de la « pauvreté évangélique » et de la dépossession de soi. Dès lors, vont s'engouffrer dans cette brèche « fêtes exceptionnelles », plaisirs de cour, foisonnement baroque des ornements précieux, et tout un système de représentation picturale surchargeant les portraités de bijoux et diamants en rivières. D. Course déploie en tous sens cet affolement raisonné de parures et de joailleries, en notant le paradoxe qui le fonde en même temps qu'il le consume. Le siècle vit en effet un étrange conflit d'interprétation : il se pourrait qu'une telle ostentation masque, et révèle, « un sentiment tragique d'inutilité profonde ». Le jansénisme, à coup sûr, attise ce feu sous le scintillement des artifices – et Pascal pourrait occuper la place du Commandeur. Et la Réforme aussi bien. Des figures allégoriques sont alors sollicitées : Méduse et Cléopâtre, créature de Babylone, et beauté du diable, femme joyau/féminité dangereuse, qui nouent en une seule topique pouvoir, luxe et volupté. Face à ce déferlement de pierres et de bijoux, ces « folles et vaines dépenses » organisées selon les lois d'un véritable potlatch, les « lois somptuaires » tentent à plusieurs reprises de limiter l'hémorragie des fortunes privées et des patrimoines – mais l'Église sera exemptée des nouvelles contraintes... Ce qui peut expliquer la dénonciation, par Jean- Pierre Camus, évêque de Belley, de l'hypocrite plaidoyer pour la « pauvreté » d'Église, quand ses couvents sont possesseurs d'immenses richesses (cf. son Traité de la désappropriation claustrale, Besançon, 1634).

4 L'objet précieux opère alors de plus en plus comme emblème de « vanité », jusqu'à devenir élément constitutif d'une réflexion sur la mort. D. Course relève dans l'ouvrage du père Binet (Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices, 1627) cette rhétorique du luxe à des fins spirituelles, que détestait Pascal, métissée d'humour et de trompe-l'œil, d'illusions d'optiques qui sont pièges du regard, et l'usage d'une langue de double jeu, où le visible prétend par l'excès atteindre à l'indicible. Contre cette apologie d'une symbolique de « diamants », l'auteur convoque Madame de La Fayette : La Princesse de Clèves, toute de rigueur, de dénuement tragique, dans son affirmation de la « superficialité de l'être ». De la figure de Judith, qui sollicite une mystique épurée et le mépris des « fausses gloires du monde », à celle de Marie Madeleine, image de la tentatrice première et représentante du don absolu, à qui le siècle accorda une importance capitale, le don de soi apparaît de plus en plus comme expérience de Dieu : « transformation de la matière superflue en source de vie spirituelle ». Certes, le don ne peut être d'emblée pure oblation : il conviendra, dans le sillage de Vincent de Paul et de Bérulle, de l'engager en une morale du partage, où il demeure geste « théologique » par excellence, tout en étant capable de mobiliser chaque fidèle. Alors les pierreries et leurs artifices, les joyaux et leurs couronnes, en tant qu'ils sont marques de « l'élection divine », participent à la fois du sublime baroque par leur prolifération et leur expansion infinie, et, « supports nécessaires à l'expérience mystique », jusqu'à ce que l'intensité même de leur rayonnement les conduise, selon la magnifique formule de Didier Course, à « l'abstraction suprême par explosion de la matière ». La voie est désormais ouverte (réouverte ?) pour que le « paradis baroque » inverse son argument, et, d'une exaltation forcenée de l'apparence, s'effondre en quête singulière et sans

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apprêt de spiritualité. L'univers profane et l'univers sacré entrent en disjonction. Le XVIIIe siècle aura pour défi de maintenir vive cette coupure, en ses conséquences culturelles, religieuses et politiques. L'ouvrage de D. Course, selon un angle de vue original et parfaitement maîtrisé, engage ainsi de magistrale façon une lecture renouvelée des rapports paradoxaux entre profusion baroque et spiritualité abstraite, en un siècle voué à tous les absolus – du monarque et du mystique.

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Guillaume Cuchet, Le crépuscule du purgatoire Préface de Philippe Boutry. Paris, Armand Colin, 2005, 254 p.

Isabelle Saint Martin

1 Si Léon Bloy a pu s'écrier, devant un des effets induits par la loi Séparation et le refus des associations cultuelles, que la « République avait cambriolé les âmes du purgatoire », suivi dans son indignation par des protestants ou même des indifférents, tant l'idée de « voler les morts » suscitait la réprobation générale (p. 198), c'est bien parce que le XIXe siècle fut l'apogée d'un culte des défunts dont l'effacement, dans les premières décennies du XXe siècle, signe un changement profond dans l'histoire des dévotions de la France catholique. La démonstration en est clairement donnée par Guillaume Cuchet, maître de conférences à l'université d'Avignon, qui éclaire toutes les facettes d'une sensibilité structurante dans l'expression de la foi au siècle du curé d'Ars, lequel voyait dans le purgatoire « l'infirmerie du bon dieu ». Après les grandes études de Jacques Le Goff, Jean Delumeau, Philippe Ariès, Michel Vovelle, Pierre Chaunu et bien d'autres, revenir sur le purgatoire était un pari audacieux, il est ici relevé avec une parfaite maîtrise tant de l'historique de cette dévotion que de l'analyse d'une situation à bien des égards nouvelle. En effet, l'étude du purgatoire au XIXe siècle ne se situe pas directement dans la foulée des travaux précédents. Si ce troisième lieu de l'au- delà entre ciel et enfer, défini progressivement au cours du Moyen Âge, fut consacré sur le plan théologique et dogmatique au IIe Concile de Lyon (1274) puis réaffirmé au Concile de Trente dans le cadre des polémiques avec les protestants, il connaît une certaine désaffection à la fin du XVIIIe siècle, après les grands moments de la piété baroque. Son renouveau à partir des années 1850, lié à une rechristianisation du culte des morts et à une forme d'« italianisation » de la piété qui préfère cette consolante doctrine aux menaces de l'enfer, peut alors s'analyser en termes de « recharge », pour reprendre les termes d'Alphonse Dupront à propos de l'étude des sanctuaires. Recharge intense qui conduit à un sommet de cette croyance et des manifestations de piété qui l'accompagnent entre les années 1860 et 1920, pour s'interrompre dans le deuxième tiers du XXe siècle. L'objet de l'ouvrage n'est donc pas tant le crépuscule poétiquement

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indiqué dans le titre que ces trois temps qui rythment l'analyse : les conditions du renouveau, les formes d'une dévotion au faîte de sa gloire, les signes enfin du déclin. Cette publication est accompagnée de vingt-sept reproductions en noir insérées dans le texte, extraites pour la plupart de la presse spécialisée dans la dévotion aux âmes du purgatoire, bulletins et livrets de piété. On regrettera toutefois que nombre d'entre elles, telles les images mettant en scène des poilus (p. 216-218), ne soient pas clairement légendées, la source et la date ne sont pas indiquées. Mais il faut d'abord savoir gré à l'auteur d'avoir su réduire une thèse fort riche à un livre de 250 pages de lecture agréable, exercice toujours délicat. Aussi l'exposé des sources est-il sommaire quoique suffisamment précis pour que, complété par les indications données au fil de la lecture, il permette d'avoir une idée de l'ampleur des dépouillements. L'apport le plus neuf vient d'une enquête approfondie dans la littérature de dévotion spécialisée, les innombrables bulletins des œuvres consacrées aux âmes du purgatoire et surtout le fonds d'archives de l'Œuvre expiatoire de la Chapelle-Montligeon (Orne), dont l'exceptionnel succès doit beaucoup au charisme de son fondateur, l'abbé Paul Buguet 1843-1918 (p. 155 sq.). Ces archives inexplorées contenaient encore abondance de comptes et courriers accompagnant les demandes de messes des plus brefs (le cas général) aux plus détaillés, confiant les angoisses des proches et l'espoir d'influer sur le parcours de l'âme du défunt. C'est en effet l'un des points essentiels dans la dévotion au purgatoire que ce jeu du don et contre-don qui permet, par l'action bénéfique des messes pour les morts, de disposer de monnaies d'échange céleste afin d'accélérer le temps de peine des uns ou des autres. Le jeu n'est pas totalement désintéressé car les âmes du purgatoire, d'abord objets d'une dévotion qui prend soin non seulement des proches mais aussi des malheureuses âmes délaissées, deviennent progressivement elles-mêmes des intercesseurs efficaces auprès du Ciel dont on peut solliciter les prières en faveur de ceux qui sont sur la terre. Ce système d'échange offre ainsi à chacun une forme de « couverture expiatoire généralisée », selon l'heureuse définition de l'auteur, particulièrement précieuse en un temps où l'expression « faire son salut » a tout son sens alors que l'on sait bien que les heures passées sur cette terre ne peuvent suffire à s'assurer une place au paradis. Cette assurance pour l'au-delà offre aussi de bien consolantes pensées pour l'ici-bas, le contact avec les morts n'est pas rompu avec brutalité, le sentiment d'agir pour eux, et de les savoir agir pour nous, entretient un lien d'échange très concret qui dépasse le contact avec les défunts de sa propre famille. Les morts semblent conserver longtemps de leur identité propre et presque de leur rôle social, aussi paraît-il logique de prier tel ou tel en fonction des soucis éprouvés, telle cette répétitrice qui appelle à l'aide les âmes des mathématiciens pour résoudre une difficulté d'algèbre (p. 75). Ce désir de proximité ne s'alimente pas toujours aux seules médiations de la piété catholique aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir la littérature sur le purgatoire suivre de près et s'en inquiéter, le goût contemporain pour le spiritisme et les tables tournantes, enjeux de rivalités qui suscitent de véritables joutes théologiques sur la question des apparitions et la croyance aux revenants. Les sources iconographiques également sollicitées confirment ce que les représentations picturales mettaient en évidence depuis le XVe siècle : de ce purgatoire Marie est la reine ! L'imagerie des bulletins et feuillets pieux multiplie les visions de la Vierge à l'enfant associée au sacrifice eucharistique ou encore de la Vierge du rosaire, de la Reine du Carmel, ou de Notre-Dame du suffrage délivrant les âmes. Elles sont concurrencées par la nouvelle figure de Notre-Dame de Montligeon accompagnée d'une âme en deux états successifs, dans les flammes puis couronnée par Jésus, et qui s'imposera comme la

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« Vierge des morts ». Mais l'auteur ne tombe pas dans l'illusion de tout rapporter au purgatoire, il sait combien l'historien doit relativiser l'usage de ses sources et la fréquentation intense des bulletins de l'œuvre expiatoire ou des Auxiliatrices... ne lui fait pas oublier d'autres plans de la formation des fidèles moins sensibles au culte des morts. Cette capacité à garder une vue d'ensemble rend d'autant plus convaincants les effets de masse que son enquête fait apparaître. Un des aspects remarquables est d'avoir su pondérer les marques d'une dévotion. À travers ses dépouillements, l'auteur parvient à dresser des éléments statistiques et cartographiques de la courbe des demandes de messes et de crédits (douze millions de messes célébrées par l'Œuvre de Montligeon, par exemple, entre 1885 et 1935, p. 17). Ce chiffrage donne un reflet concret de l'évolution des pratiques et permet également d'en mesurer l'aspect financier, complément indispensable pour les clercs modestes des régions peu favorisées. Aussi l'effet de la loi de Séparation a-t-il ici un impact direct sur les finances du clergé et entraîne un détournement de flux qui met en évidence une conséquence matérielle sous-estimée de la loi de 1905. Mais ce n'est pas la politique anticléricale de la IIIe République qui eut raison du purgatoire, il y eut des causes multiples qui trouvent un point culminant avec le choc de la mort de masse induit par la Grande Guerre, et si l'auteur sait pondérer et chiffrer, il sait aussi surtout faire entendre et sentir. L'évocation des effets de la Première Guerre mondiale sur la psychologie et les croyances rejoint certains aspects des travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker. Les citations sélectionnées sont très parlantes (lettre du séminariste p. 210) et l'on perçoit toute l'incongruité qu'il y a désormais à demander à ceux qui ont déjà tant expié sur cette terre de retarder encore leur entrée aux royaume des cieux : « trop d'expiations tue l'expiation ! » (p. 234).

2 Le choc de la guerre, relevé déjà par les études iconographiques de Gaby et Michel Vovelle, est l'un des apports majeurs à l'analyse du déclin du purgatoire, aussi une lecture rapide pourrait en rester à cette forte conclusion. Ce serait toutefois négliger de prendre en compte les changements antérieurs analysés dans un chapitre intitulé « les signes avant-coureurs » auquel il faut accorder toute sa place. Ajoutons que le matériel catéchétique qui, excepté les ouvrages de congrégations aux sensibilités dévotionnelles plus marquées, s'en tenait davantage au cœur de la doctrine et suivait moins l'évolution des dévotions, trahit dès les premières années du siècle une approche nouvelle de la question du salut. Or, dès la fin des années 1890, G. Cuchet remarque dans les débats théologiques et les articles de revues spécialisées une modification de l'appréhension de l'au-delà (terme qui s'est substitué aux vocables plus traditionnels et religieux de « ciel » et « fins dernières »). La question de la réalité du « feu » est au cœur des débats, inspirés de la tradition des « purifications passives » des mystiques, certains auteurs tendent à préférer à la représentation d'un « feu corporel » celle d'un feu, certes toujours réel, mais « feu spirituel ». Cette spiritualisation du purgatoire ouvre à de nouvelles interrogations y compris celles d'une Thérèse de Lisieux qui, dès 1895, n'envisageait pas d'attendre plus avant l'union de l'âme avec l'Amour brûlant de Jésus qu'elle choisit pour purgatoire (p. 206).

3 Le regard de la théologie du XXe siècle s'étonnera des excès d'une pratique dont la sensibilité paraissait déjà à quelques contemporains déplacée voire suspecte, l'historien ici a su retracer dans un juste équilibre entre distance et empathie les formes matérielles de la dévotion et l'imaginaire spirituel lié au culte des défunts. Toutefois, savoir entendre ne signifie pas s'en tenir aux demandes avouées et l'auteur se risque à

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interroger cette relation de proximité avec les disparus ainsi que les véritables désirs des vivants. S'agissait-il tant de leur faire gagner le ciel que de conserver les morts dans un lieu intermédiaire où le contact demeure possible, ou au contraire de fermer les portes des cieux selon le mode de l'ancienne lutte contre les revenants... La diversité des attentes que le dogme consolateur du purgatoire permettait de satisfaire ne fut pas une des moindres raisons de son exceptionnel succès dans les dévotions.

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Jocelyne Dakhlia, Islamicités Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sociologie d'aujourd'hui », 2005, 161 p.

Yves Gonzalez-Quijano

1 À la différence de tant d'ouvrages bavards sur l'Islam et les questions qu'il pose aux sociétés contemporaines, Islamicités, de Jocelyne Dakhlia, offre la démonstration de ce qu'un véritable discours de spécialiste est susceptible d'apporter vis-à-vis d'un « problème » aussi (mal) débattu. Ce plaidoyer pour une approche dépassionnée de l'islam (comme religion) et de l'Islam (en tant que fait de civilisation) est tout sauf un livre tiède. Cet essai stimulant doit aussi être lu comme un appel à une véritable mobilisation intellectuelle pour restituer aux faits de culture et de civilisation, et partant aux faits religieux, leur dimension historique, et pour tenter de raisonner de la sorte tous ceux qui s'effraient du « choc de l'islam » et qui pleurent les « territoires perdus de la République ». Cherchant à comprendre les raisons d'une évidente crispation sur l'islam, notamment au sein de nombre des élites intellectuelles françaises, l'auteur montre combien il importe de mettre à jour la construction historique qui « fait » la prétendue différence de l'Islam. Rompre résolument avec l'approche essentialiste et déshistoricisée, rendre davantage visible la diversité interne, si peu évoquée pourtant, des faits sociaux produits par cette religion, tels sont les principaux axes d'une nécessaire réflexion pour répondre à ceux qui exploitent le registre du culturel et de l'identitaire pour ériger l'Islam en symbole d'une altérité menaçante.

2 Le premier chapitre « Renoncer à l'âge d'or » offre une bonne illustration de l'originalité d'une démarche qui rompt avec les présupposés de tel ou tel « camp » pour redonner tous ses droits à l'analyse. Ainsi, les leçons tirées des lectures de l'Islam en termes d'essor ou de déclin ont en commun, rappelle l'auteure, d'être fondées, positivement ou négativement, sur une différence essentielle entre lui et l'Occident. Non sans audace, tant un consensus semble être établi sur ces questions, Jocelyne Dakhlia s'interroge ainsi sur le rappel de certaines thématiques, celle des Andalousies par exemple, si souvent prônées en modèle de cohabitation interreligieuse. Dès lors qu'elles s'appuient sur les nostalgies d'un âge d'or érigé en modèle qui évacue

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soigneusement la question du politique, de telles apologies ne s'avèrent-elles pas, dans les faits, largement contre-productives ?

3 Plutôt que d'opposer des entités civilisationnelles prétendument distinctes, sur fond de métaphores mécaniques (le choc) ou organiques (la greffe), il conviendrait tout au contraire de s'attaquer – c'est le thème du deuxième chapitre « Des sociétés imbriquées » – à un véritable tabou historiographique, celui qui obère, depuis si longtemps, l'étude des rapports imbriqués, au long des siècles, entre l'Islam et les cultures européennes. Ainsi, au lieu de se focaliser comme on s'obstine à le faire sur les points de divergence, il serait temps de s'intéresser plus aux « angles morts de l'histoire » qui révèlent parfois certaines « hybridités inventives », en tout cas plus d'une familiarité révélatrice d'une certaine communauté de culture.

4 En relais des arguments précédemment évoqués autour de la question de l'âge d'or, le troisième chapitre, sur le thème de « l'unanimisme du déclin », souligne la nécessité de rompre avec les schémas explicatifs traditionnels, et cela quand bien même la question du retard tourne, à partir du XIXe siècle, à l'obsession. En réalité, ce qui se met en place – ou s'affirme plus encore – autour de cette thématique, c'est une logique différentialiste qui oppose la matérialité et la technologie du monde occidental à la spiritualité et aux valeurs morales du monde oriental. Il convient donc de « sortir d'un modèle du déclin » pour se dégager d'une vision selon laquelle la modernité se confondrait avec l'universalisme des Lumières mais où, tout aussi bien, l'Islam offrirait la matrice de toutes les solutions passées et à venir. Sur le terrain du politique notamment, il faut ainsi rompre avec les représentations du « tout ou rien » pour oser renouer avec le conflit et redonner à l'Islam toute sa complexité en montrant qu'il peut, lui aussi, « entrer dans la modernité » (pour peu que l'on sache ce que l'on met sous ce terme).

5 Le chapitre suivant « Des vérités d'essence » approfondit la réflexion précédemment élaborée sur autre thème, celui du rabattement de l'Islam à sa seule dimension religieuse. L'analyse de ce processus, à la lumière de l'actualité récente, met à jour l'essentialisme qui préside aux lectures des faits islamiques et qui repose, de fait, sur des a priori lourdement négatifs vis-à-vis de la « soumission » propre à la croyance musulmane qui rendrait impossible tout exercice du libre-arbitre, ou bien encore vis-à- vis de son « totalitarisme » prétendument caractéristique de son rapport aux autres religions ou civilisations...

6 Cette représentation négative de l'islam n'est pas étrangère à la réhabilitation, de moins en moins honteuse, du fait colonial « Désillusions et nostalgies postcoloniales ». Les courants de sympathie qui, naguère encore, allaient aux mouvements de décolonisation et aux victimes de l'émigration semblent ainsi s'être inversés pour faire, des mêmes acteurs, les boucs émissaires incarnant l'antisémitisme français. Du « droit à la différence », formule sans nul doute généreuse dans ses intentions, on passe facilement à l'impossibilité de l'assimilation, y compris dans le système scolaire où il arrive que règne un certain « racisme de gauche » qui traduit le désarroi indéniable de certains enseignants. À ce déni d'intégration, les intéressés n'ont guère à opposer qu'un « être musulman » communautaire, lequel ne fait que renforcer les multiples formes de ségrégation dont ils sont déjà les victimes. Sortir de cet engrenage dangereux ne sera possible que si l'on récuse, de part et d'autre, les carcans identitaires. À l'image de ce qui se passe pour certaines populations de l'espace européen par rapport à leur région d'origine, il s'agit de réarticuler le rapport, réel ou imaginaire, entre « ici » et « là-bas »,

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tout en martelant le fait qu'il s'agit bien désormais, qu'on le veuille ou non, d'un débat interne à la société française.

7 Un rappel qui vaut plus encore pour la dernière étape de cette étude, consacrée à la question du voile « Prises de voile ». Après en avoir retracé la « dynamique historique » depuis le siècle dernier au moins dans le monde arabe notamment, Jocelyne Dakhlia souligne toute la polysémie d'une démarche autour de laquelle se développent de multiples stratégies individuelles dont ne saurait rendre compte de façon satisfaisante une simple mesure d'interdiction, qui risque de susciter en retour toutes sortes de positions solidaires. Avec tous les échos symboliques qu'elle peut susciter, la « prise de voile » s'avère en définitive assez révélatrice de l'hostilité fondamentale de la société française à l'encontre de l'islam...

8 La conclusion de cet essai s'ouvre sur une nouvelle réfutation de la « théorie du choc », parce que les civilisations sont, par nature, coalescentes, mais aussi parce que l'Islam ne constitue en aucun cas un « bloc civilisationnel ». Pour comprendre la situation actuelle, il est en revanche plus utile de revenir à ce qui s'est joué vers la fin du XIXe siècle, au temps des inquiétudes européennes face au « complot panislamiste ». De fait, les ressemblances ne manquent pas avec ce que véhiculent aujourd'hui tant le discours des partisans de l'islam politique que la rhétorique anti-islamique. Pour rompre avec cette logique d'exclusion mutuelle, il conviendrait de « dé-spécifier » l'islam (et l'Islam) pour lui rendre toute sa diversité. Une opération d'autant plus difficile à réaliser, toutefois, que l'unitarisme, en particulier par le renvoi à la « vraie grandeur de l'islam », a souvent été le prix payé par les sociétés d'Islam pour sortir du colonialisme... Le contexte actuel rend donc plus important que jamais le rôle des « passeurs », des « voix diasporiques », capables d'expliquer les codes et de déjouer les pièges du face à face, pour « renoncer à la perspective du choc pour entrer dans celle du conflit » (p. 26), en d'autres termes pour contrer les tentations poujadistes d'une réduction de l'Islam à un projet religieux posé en termes de culture et d'identité pérennes, et passer, enfin, à « une critique dans l'islam [qui] ne sera plus systématiquement entendue comme une critique de l'islam » (p. 161).

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Alessandro Dell'Orto, Place and Spirit in Taiwan. Tudi Gong in the Stories, Strategies and Memories of Everyday Life London-New York, RoutledgeCurzon, 2002, XIX + 300 p.

David A. Palmer

1 L'ouvrage se veut une étude ethnographique du culte de Tudi Gong, le « dieu du sol » de la religion populaire chinoise qui, depuis Chavannes en 1910 (Le dieu du sol dans la Chine antique, in le T'ai Chan, Essai de monographie d'un culte chinois (Appendice), Paris, Ernest Leroux), n'a jamais fait l'objet d'une recherche systématique par un chercheur occidental malgré son ubiquité dans le paysage culturel chinois et taïwanais. En effet, en plus des temples qui lui sont proprement dédiés dans presque tous les villages et quartiers, on retrouve des autels du dieu dans presque tous les temples chinois, et dans de nombreux magasins et domiciles particuliers. Comme avec un voisin de palier, les Taïwanais ont un rapport familier avec cette divinité de rang inférieur dans le panthéon chinois, représentée comme un honnête et jovial vieil homme qui surveille le quartier. L'auteur réfléchit sur la place de Tudi Gong, esprit de la localité, dans l'évolution de la mémoire locale et des rapports de proximité dans un contexte de transformation sociale à Taiwan, où la vie communautaire d'antan est de plus en plus remplacée par des identités et des relations sociales fragmentées.

2 Les lecteurs férus d'approches post-modernes seront ravis de la présentation d'A. Dell'Orto qui veut, tout en explorant les rapports des Taïwanais avec l'espace et le temps, déconstruire et reconstruire le rapport de l'anthropologue avec l'espace et le temps de son terrain et de sa discipline. D'autres seront moins convaincus. Comme il arrive si souvent dans ce type de travail, qui veut rendre la parole au sujet de l'étude et prétend s'engager dans une réflexion critique sur le rôle de l'anthropologue, on finit par apprendre peu de faits sur Tudi Gong mais beaucoup sur les pérégrinations, les spéculations, et les amitiés personnelles du chercheur, personnalité très attachante que l'on aimerait bien accompagner dans son enquête.

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3 « La stratégie que j'employai fut, donc, de marcher d'un temple à l'autre, m'arrêtant un moment à chaque site » (p. 129). Dans le chap. 1, l'auteur nous guide à travers les rues du quartier Datong de Taipei, où il nous présente brièvement une douzaine de temples de Tudi Gong. Ensuite (chap. 2), il décrit ses visites aux familles Lai et Lin, du village de Yongxing, qui lui montrent les temples locaux de Tudi Gong et lui racontent quelques histoires et coutumes le concernant. Après cette présentation des deux terrains d'enquête, l'auteur consacre un chapitre entier (chap. 3) à son expérience d'écriture : étant donné que « durant ce processus de réflexivité, j'ai appris à voir la théorie, l'enquête de terrain et l'écriture ethnographique non pas comme trois entités spatialement et temporellement séparées, mais plutôt comme trois facettes dialectiques qui constituent l'entreprise anthropologique » (p. 113). Dans le quatrième chapitre, il retourne à son sujet pour analyser les « territoires » de Tudi Gong dans la société contemporaine, qui peuvent être des quartiers urbains et des villages ruraux, mais aussi des magasins, des restaurants, des bureaux, des usines, des champs, des maisons, des temples, des taxis, des voitures ou même des parcs récréatifs. Il réfléchit aussi sur la place de Tudi Gong comme intermédiaire entre les monde yin et yang et sur ses liens avec la cosmologie traditionnelle des cinq éléments et directions. Le cinquième chapitre présente et compare des « fragments de la “tradition populaire” » sous la forme de récits sur Tudi Gong tirés de la littérature ethnographique, ainsi que de journaux, de romans et d'émissions de télévision. Dans la conclusion, A. Dell'Orto propose des pistes pour l'émergence d'une anthropologie de l'espace et se demande si l'on ne peut pas considérer l'anthropologue comme un Tudi Gong. Certes, l'enthousiasme et l'affection de l'auteur pour le dieu du sol sont contagieux et l'on finit la lecture de cet ouvrage curieux de mieux connaître cette divinité qui protège discrètement son petit coin de territoire sans se mettre en avant, et que l'on croise presque tous les jours dans le monde chinois sans lui prêter attention. L'apport de l'auteur est de signaler la « multivocalité » du dieu, que l'on ne peut jamais vraiment cerner, et qui entre dans l'intimité du peuple à travers les nombreux récits, contes, blagues et jeux d'enfants à son sujet. On espère qu'une étude future, qui donnerait véritablement la parole au dieu, présentera un corpus plus important et systématique de ces récits.

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Anne-Marie Dillens, dir., Pouvoir et religion Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis, 2005, 210 p.

Nicolas de Bremond d’Ars

1 Issu d'un séminaire pluridisciplinaire organisé par l'École des sciences philosophiques et religieuses des Facultés Saint-Louis, l'ouvrage reprend les principales interventions autour de deux thématiques : Pouvoir et religion (partie 1) ; les religions face à leurs fondamentalismes et intégrismes (partie 2). Chaque auteur a donné deux interventions (sauf pour l'islam) : il s'agit de David Meyer (judaïsme), Christian Duquoc (catholicisme), Mohamed Charfi et Malek Chebel (islam), Anne Marie Reijnen (protestantismes), Jean Gueit (orthodoxie), Georges C. Liénard (laïcité). La présentation d'Anne-Marie Dillens situe l'ambition du séminaire, et donc du livre : « Sous ce thème, il n'est pas seulement question de prendre acte et d'interroger l'incontestable instrumentalisation politique qui est faite de la religion aujourd'hui [...]. Il s'agit aussi et même prioritairement d'interroger le pouvoir des religions » (p. 8). Le programme n'est que partiellement rempli. Le plan procède d'une juxtaposition d'exposés sur le thème soumis aux intervenants. Dans la première partie, il est question des positions de chaque religion en ce qui concerne la gestion du rapport au politique, d'une part, et l'exercice du pouvoir interne (structure hiérarchique), d'autre part. Dans la seconde, les auteurs tentent d'expliciter la position théologique de leur confession en face de ce qui est considéré comme un usage anti-démocratique ou violent de la religion.

2 Les auteurs ne se livrent pas ici – et c'est heureux – à une justification sans réserve des pratiques de leur confession religieuse. Catholiques comme musulmans ou juifs signalent les variantes possibles du rapport au Pouvoir (entendu au sens de l'autorité civile), et n'hésitent pas à pointer les difficultés théologiques. Mais, et c'est une limite, il ne s'agit ici que de discours théologiques ou exposant les interprétations internes. Les points d'appui que peuvent fournir les sciences humaines ne sont pas mis en œuvre. Le lecteur non averti sur telle ou telle confession religieuse (ou sur la position d'un humanisme laïque) dispose donc d'une information de qualité, souvent de type factuel

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ou didactique. En revanche, les points de vue critiques ne reposent que sur les arguments propres à chaque système de croyance.

3 Une discussion interreligieuse aurait été, à ce stade, nécessaire, si tant est que l'on ne puisse reprocher à une approche théologienne de ne pas exposer les analyses des sciences humaines (ce qui reste à démontrer). L'ouvrage n'en comprend pas. Chaque article peut se lire indépendamment, la confrontation n'est pas faite entre tous les points de vue. Au lecteur de faire son propre cheminement analytique et critique. En cela réside la deuxième limite sérieuse de l'ouvrage, qui ne devrait pas nourrir le débat sur le thème « Pouvoir et Religion » dans les sciences des religions.

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L'esprit d'Assise. Discours et messages de Jean-Paul II à la Communauté de Sant'Egidio Paris, Le Cerf, 2005, 203 p.

Salvatore Abbruzzese

1 La communauté de Sant'Egidio, fondée à Rome en 1968, constitue l'arrière-fond de ce travail réalisé par Jean-Dominique Durand et manifestement destiné à un public motivé par l'importance de l'engagement pour la paix et le dialogue interreligieux. En effet, ce livre présente une des initiatives principales réalisées par la communauté : les rencontres internationales « Hommes et Religions » animées depuis 1987. L'histoire de ces rencontres fait l'objet de la longue introduction et sert aussi à expliquer l'un des aspects essentiels de la communauté de Sant'Egidio : celui d'un mouvement qui veut se définir par son engagement dans le dialogue interreligieux et pour un monde pacifié : ces deux aspects étant fortement imbriqués l'un à l'autre.

2 Dans sa deuxième partie, le livre présente les dix-huit « appels à la paix » prononcés par Andrea Riccardi à l'occasion de chaque rencontre. C'est là, dans cette série de messages courts, que le livre veut remettre au lecteur sa documentation essentielle mais, par là aussi, révélatrice : Sant'Egidio, mouvement de prière et de solidarité aux marginaux est aussi, et surtout, dans sa présence organisée, un mouvement de présence sociale se consacrant au dialogue interreligieux et au combat pour un monde pacifié. La troisième partie, contenant les discours et messages de Jean-Paul II à Sant'Egidio, acquiert dans ce contexte une double fonction. D'une part, elle montre la pleine reconnaissance de cette initiative par l'autorité religieuse, de l'autre, elle permet aussi de relever les spécificités du discours pontifical.

3 Les « rencontres pour la paix » s'inscrivent à la suite de la « prière pour la paix » promue par Jean-Paul II à Assise, le 27 octobre 1986. L'introduction fournit suffisamment d'informations pour nous permettre d'observer, quasi « in vitro », le processus de reproduction culturelle d'un événement – celui de la « prière pour la paix » – et sa croissante stabilisation aux fins d'un engagement périodique et

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permanent autour d'un dialogue interreligieux ayant la paix comme objectif et le respect des différentes religions comme méthode.

4 L'événement initial, voulu par Jean-Paul II, devient, via la communauté de Sant'Egidio, un rendez-vous annuel constamment mis à jour qui semble véhiculer, tout d'abord, la revendication d'une filiation (p. 11) se traduisant par une image « l'icône d'Assise », et s'appuyant sur une validation institutionnelle (p. 21) dont les messages de Jean-Paul donnent la preuve. Il semble aussi vouloir s'inscrire dans une mémoire récente, en consolidant un discours longtemps mûri à l'intérieur de l'Église catholique (p. 23). Par là, la reprise de l'initiative pontificale produit aussi un discours, une « théologie d'Assise » (p. 19) ainsi qu'un « mouvement spirituel » signalé par un « pèlerinage annuel » dans des villes-symboles (p. 49). Par ce biais, le passage de l'événement à sa répétition annuelle est non seulement la production, toujours reprise et réélaborée, du discours de la paix dans la société globalisée, mais l'élaboration progressive d'un rituel fondé aussi bien sur la reconnaissance des différences, que sur la prière pour des objectifs communs (p. 56).

5 Le sociologue ne manquera pas de voir ici un processus de structuration visant à régulariser l'événement initial jusqu'à en faire un lieu spatial et temporel au sein de la vie des communautés ecclésiales. La paix est là non seulement l'occasion d'animer une rencontre et d'alimenter un débat, elle est au cœur de la communauté de Sant'Egidio. Le discours sur la paix devient le pôle d'attraction de la communauté en tant que telle.

6 Mais la communauté de Sant'Egidio, telle qu'elle apparaît dans la présentation de l'auteur et dans les mots du fondateur se veut aussi le rapporteur et le collecteur du discours globale sur la non-violence, le respect de l'autre, la légalité foisonnant aussi (et, parfois, surtout) dans le champ laïque. L'inscription dans une mémoire cible moins l'univers catholique que celui de la laïcité : le choix de villes où les rencontres se tiennent, loin de se limiter aux lieux de la mémoire religieuse de l'Europe (Aix-la- Chapelle) tient à souligner une sorte de nouvelle géographie de la spiritualité européenne où, à côté des villes « symboliques du point de vue religieux » (Rome, Assise, Milan, Jérusalem), sont touchées les villes « symboles de la guerre, du conflit et de la souffrance » (Palerme, Bucarest) passant par les villes de la « paix retrouvée » (Varsovie) et de la réconciliation (Florence, Bruxelles). Finalement, le mouvement se veut le promoteur d'un positionnement du religieux dans la société contemporaine qui en fait l'instrument principal pour une interprétation des souffrances, ainsi que pour un engagement radical pour la réalisation des désirs de paix et de réconciliation.

7 C'est donc un texte à plusieurs entrées que nous propose J.-D. Durand, constitué par des documents et des analyses, par des prises de position et une tentative de les situer dans le plus ample contexte contemporain, et qui est tout à fait révélateur d'un des positionnements possibles des mouvements religieux dans la société contemporaine.

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Douglas R. Edwards, éd., Religion and Society in Roman Palestine. Old Questions, New Approaches New York-Londres, Routletdge, 2004, 194 p.

1 « La conquête du Moyen-Orient, par Pompée en 63 av. J.-C., officialisa la chose. Rome allait contrôler la Palestine durant les 350 prochaines années. » C'est par cette entrée en matière que s'ouvre le livre dont l'objet est ainsi clairement annoncé : rendre compte, autant que faire se peut, à partir des données aujourd'hui disponibles, de la vie de la province romaine que fut la Palestine. L'intérêt de cet ouvrage est d'inviter les spécialistes de la culture matérielle à se confronter, une fois encore, aux problèmes et aux controverses soulevés par l'interprétation des découvertes archéologiques accumulées au cours des XIXe et XXe siècles.

2 C'est à cette confrontation que renvoient les « vieilles » questions et les « nouvelles » approches évoquées dans le sous-titre du livre. Pour en préciser les enjeux, on pourrait les rapporter à un problème : sur quelles bases scientifiques peut-on se fonder pour avancer des propositions un tant soit peu rigoureuses au sujet de l'interprétation des fouilles menées en Palestine tout en se départant des positions guidées par des inspirations nationales ou religieuses ? En effet, si on parle de « nouvelles » approches appliquées aux résultats des fouilles, c'est surtout parce que la réflexion contemporaine s'oriente prioritairement sur les méthodes d'interprétation et cherche à dégager les précautions à prendre pour rendre compte de ces découvertes. Dans la présentation qu'il fait de cette entreprise, Martin Goodman, historien du judaïsme de la période romaine, rappelle que l'un des aspects les plus subtils des débats et questions soulevés depuis une cinquantaine d'années consiste à vouloir faire coïncider les recensions archéologiques avec la masse d'informations textuelles qui existent pour la période et qui, pour la plupart, sont des textes devenus quasiment canoniques pour les juifs et les chrétiens, sans pour autant être identiques. Le livre est dédié à Éric Meyer, dont la démarche a toujours été guidée par un principe : l'apparente contradiction entre les informations contenues dans les écrits et les éléments recueillis dans les fouilles archéologiques n'entamerait en rien la nécessité constante de référer les uns aux autres. De la même manière, le niveau local (épigraphique ou archéologique) devrait

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toujours être éclairé par la comparaison avec le niveau régional. C'est précisément cette approche qui est mise à l'épreuve dans ce livre. Qu'en résulte-t-il ?

3 La période la plus largement documentée par les sources littéraires est celle de l'occupation romaine de la Palestine, couverte par Flavius Josèphe au témoignage duquel on peut ajouter ceux de Philon d'Alexandrie et de Pline l'Ancien. C'est la période qui, autour du premier siècle, court en amont et en aval de la rédaction de la Bible hébraïque à celle du Nouveau Testament. Cette période est, précisément, celle qui a fait l'objet des débats les plus passionnés entre archéologues, dont la presse de vulgarisation a donné les plus larges relations en raison des hypothèses qui se sont affrontées, notamment à propos de celles concernant la paternité de la rédaction des « rouleaux de la mer Morte » et leur éventuel lien avec l'émergence du christianisme. Voilà qui donne toute sa pertinence à la confrontation des vestiges matériels archéologiques aux transmissions textuelles, soulignant ainsi l'intérêt de la démonstration méthodologique des contributions réunies dans l'ouvrage édité par D.R. Edwards.

4 L'historien, déjà coutumier de ce regard réflexif porté sur son travail, trouvera un intérêt à découvrir la façon dont les archéologues antiquisants chevronnés prennent ce souci en considération. Il notera ainsi que, bien que la démarche d'un archéologue à l'égard des fouilles ne soit pas identique à celle qu'il a, lui-même, à l'égard des textes, tous deux sont confrontés à l'obligation, en étudiant des sociétés disparues ou dont les témoignages sont épars ou inexistants, de reconstituer les blancs et les lacunes des sources documentaires. S'il peut paraître simple de reconstituer la base d'une amphore ou de compléter les lettres manquantes d'un mot, ces reconstitutions s'avèreront plus ou moins heureuses selon que l'on aura ou non les moyens de les comparer avec d'autres objets ou lettres du même type pour en vérifier la vraisemblance ou la correspondance avec ce qui a existé.

5 Les treize contributions qui forment le livre vont du plus sobre compte rendu des résultats obtenus à ce jour par les archéologues aux débats plus âpres qui les divisent quant à l'interprétation du site de Qumran et à l'attribution des célèbres rouleaux trouvés sur le site ou dans sa proximité. L'espace manquant pour rendre compte en détail de chacune des treize contributions, on se contentera, pour donner une idée de l'importance de l'ensemble, d'évoquer les thèmes traités. Pour ouvrir le chantier, il convenait, sans doute, de reconstruire le monde de la Palestine romaine : exercice introductif auquel se livre l'éditeur de l'ouvrage, D.R. Edwards. Il fallait, ensuite, faire le point sur l'état actuel des recherches archéologiques sur le premier siècle. Mordechai Aviam dresse le tableau pour la Galilée, et Idan Shaked et Dina Avshalom-Gorni pour les implantations juives de la vallée située au sud-est du lac Hulé en discutant l'identification du site de Tel Talil au Thella mentionné par Flavius Josèphe. Milton Moreland s'interroge sur l'absence de réaction des Galiléens au christianisme primitif lors de sa rapide expansion en milieu urbain ; tandis qu'Esther Eshel et D.R. Edwards tentent une analyse du degré de maîtrise de l'écriture et du langage des autochtones en se fondant sur un abécédaire en poterie découvert en Galilée. Puis c'est à la recherche de l'existence du culte de Dyonisos et d'Heraklès, à partir de la fresque en mosaïque exhumée à Séphoris, que nous invite Sean Freyne. Viennent ensuite une série de contributions destinées à présenter les points litigieux en cours : l'existence des synagogues au premier siècle, ainsi que les diverses hypothèses concernant l'origine de l'institution (sur un modèle égyptien ou gréco-romain), est analysée par Lee I. Levine

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(The Ancient Synagogues. The First Thousand Years, New Haven-Londres, Yale University Press, 2000), qui examine également les relations entre la synagogue du premier siècle et le Temple de Jérusalem, que les chercheurs ont souvent présentées comme conflictuelles. Levine saisit également cette occasion pour comparer les plans des synagogues de Palestine avec celles découvertes sur le site d'Ostie, et suggère qu'on peut en faire remonter les fondations à la fin du Ier siècle. De façon plus fondamentale, il s'interroge sur la nature même de cette institution durant cette période : était-ce un centre communautaire par fonction (et donc profane) ou religieux par essence, comme il le fut plus tard au cours de l'Antiquité tardive, et si oui, dans quelle mesure ?

6 L'analyse des pièces de monnaie, manne de l'archéologie, permet à Mark A. Chancey d'étudier l'exercice effectif du pouvoir romain de Pompée à la Grande Révolte en 135, en en étudiant les effigies qui marquent les avancées de la romanisation dans leur chronologie. Cynthia Baker part de l'imaginaire de la maison pour se livrer à une réflexion sur le sens à accorder aux notions de privé versus public. Renversant les a priori courants sur la réclusion domestique des femmes, elle utilise les données fournies par les discussions rabbiniques pour établir qu'hommes et femmes étaient également à l'intérieur ou à l'extérieur d'espaces ; en effet, l'archéologie révèle que ces lieux étaient ouverts – sans murs ni cours closes. Elle en vient ensuite à discuter les attitudes de modestie prônées pour relever de la femme juive comme une rétro-projection des éléments culturels connus actuellement. Poussant plus avant sa réflexion sur la « maison », elle la compare à l'idée de nation qui regrouperait, en une sorte de grande famille, les fils et filles d'Israël, réhabilitée par le sionisme. La vie quotidienne et les questions de genre sont examinées par Myriam Peskowitz dans une étude sur le tissage et ses instruments. Son texte est, incidemment, une heureuse démonstration de la manière dont une chercheuse peut procéder lorsqu'il ne reste aucune trace tangible des objets dont elle rend compte mais qu'elle dispose de descriptions faites par ailleurs.

7 Viennent enfin les trois derniers articles consacrés au site de Qumran et aux rouleaux et qui constituent peut-être l'arrière-plan du volume. « Pourquoi des (rouleaux dans des) jarres ? » se demande Jodi Magness, tout en répondant à l'aide des fragments QQMMT (miqetsat ma'asseh Torah) et 4Q274 3 II (4Q Tohorot A) : parce que les Esséniens devaient y déposer, afin de les protéger, leur nourriture et les écrits saints. Magen Broshi et Hanan Eshel affirment d'entrée que leur interprétation du site « est largement partagée par les spécialistes du domaine et est la seule qui soit correcte ; Qumran était un monastère essénien et les rouleaux proviennent d'une communauté essénienne » (p. 162). Ils présentent les raisons pour lesquelles les douze autres théories, avancées par d'autres archéologues et historiens quant à l'interprétation du site et de ses rouleaux, ne sont pas pertinentes. Pour finir, Jürgen Zangenberg offre un point de vue et une perspective plus nuancés en rassemblant les similitudes retrouvées entre le site de Khirbet Qumran et les autres villes de la région, élément qui ruine à lui seul la théorie de l'unicité du site et de l'isolement de ses habitants sur laquelle repose, radicalement, la thèse selon laquelle le site était un monastère.

8 Pour se faire une idée plus précise de la méthode utilisée par les archéologues réunis dans ce collectif, on peut prendre pour exemple la contribution de M. Aviam qui présente un état des lieux précis concernant les constructions et bâtiments, les objets et les ustensiles exhumés, rapportés au Ier siècle. La période circonscrite va de la révolution hasmonéenne (fin du IIe siècle av. J.-C.), qu'accompagnent les conquêtes de la région, jusqu'au règne d'Hérode Antipas à la fin du Ier siècle. La conquête se manifeste

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par l'accumulation de céramiques grossières (remplacées au cours de la période juive par des vaisselles de pierre) sur de nombreux sites montagneux galiléens qui témoignent – comme celui de Mitspé ha-yamim – qu'un événement violent mit à bas les statues et conduisit à l'abandon de ce qui semble avoir été un temple ou un lieu de culte païen. Si en ce cas de figure, sources textuelles et vestiges matériels peuvent coïncider, il n'en va pas de même lorsqu'il s'agit de comparer l'allure générale des villes galiléennes aux descriptions effectuées par Flavius Josèphe. En effet, alors que celui-ci affirme que, dès avant l'entreprise de fortification, nombre de villes – comme Tibériade, Séphoris, Jafa (Yafi'a) ou Giscala (actuellement Gush Halav) – étaient ceintes de murs, les archéologues n'ont trouvé aucune trace de telles fondations, tandis qu'ils ont mis au jour celles de Gamla, Yodefat, Beer Sheva (en Galilée), du mont Thabor et d'Arbel. De l'assemblage des divers éléments exhumés, Aviam conclut que la Galilée s'est surtout développée en centre d'autonomie économique, vecteur de multiples et fréquents échanges, avec Jérusalem et les autres villes de la région, au cours de la période, relativement calme, d'Hérode Antipas.

9 Le lecteur non-initié aux comptes rendus archéologiques spécialisés pourrait être quelque peu dérouté par certaines de ces contributions, mais rien n'assure qu'il ne soit pas moins troublé par certaines autres, ne présentant pas le caractère spécialisé d'une étude d'éléments matériels et débattant des hypothèses pointues que leur interprétation suscite. Pourtant, on doit recommander à ce lecteur néophyte de dépasser ces détails techniques et de se laisser guider par les thèmes généraux discutés. Il découvrira, alors, que les questions toujours ouvertes en archéologie ressemblent à celles que les historiens « classiques » posent aux sources historiques à propos des juifs : quel fut leur niveau d'acculturation ? À quel degré d'intégration parvinrent-ils dans les civilisations ? Comment maintinrent-ils leurs différences et établirent-ils leur sens de la singularité dans des sociétés multiculturelles (p. XV) ? Il y a gros à parier que le lecteur trouvera dans cet ouvrage ample matière à réflexion et nombre d'informations utiles.

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Khaled El-Rouayheb, Before Homosexuality in the Arab- IslamicWorld, 1500-1800 Chicago, The University of Chicago Press, 2005, 210 p.

Frédéric Lagrange

1 Cette étude est appelée à faire date dans les gender studies consacrées à la civilisation arabo-musulmane et dépasse, par son importance, ces limites mêmes. Après la publication aux États-Unis, ces dernières années, de différentes collections d'articles consacrées à la question de l'homoérotisme dans la culture arabo-musulmane (Homoeroticism in Classical Arabic Literature, J.W. Wright & Everett K. Rowson eds., New York, Columbia University Press 1997 ; Islamic Homosexualities, Stephen O. Murray & Will Roscoe eds., New York, New York University Press 1997, etc.), outre des articles ponctuels dans des revues scientifiques ou encore des recueils examinant la construction de la masculinité (Imagined Masculinities, Male Identity and Culture in the Modern Middle East, Mai Ghossoub & Emma Sinclair-Webb eds., Londres, Saqi Books, 2000), il s'agit là de la première monographie publiée par un arabisant ayant accès aux sources primaires. L'auteur se base sur la littérature d'adab, les notices des grands dictionnaires biographiques, la poésie amoureuse, la médecine, la physiognomonie, et les écrits de juristes à la période mamelouke tardive et à l'ère ottomane pré-moderne. Il reconstruit la manière dont furent conçus et jugés les comportements « homosexuels » masculins dans le centre du monde arabo-musulman à l'époque désignée dans le titre, en montrant l'inadéquation du concept moderne d'homosexualité, et en soulignant la forte disparité entre la centralité d'une thématique homoérotique en poésie, sous ses deux aspects chastes ou transgressifs, généralement pédérastique, littérairement légitime, et d'autre part la condamnation universelle dans le discours littéraire et juridique du passage à l'acte sexuel. L'ambiguïté des représentations se révèle dans une permanente tension entre la supposée « normalité » d'une appréciation esthétique de l'adolescent, et la condamnation du désir sexuel de l'adulte pour l'adolescent mâle, cependant toujours dénoncé comme risque inhérent au regard porté sur le bel éphèbe.

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2 L'ouvrage est construit en trois parties, après une introduction faisant le point sur l'apport des gender studies et gay and lesbian studies appliquées à l'aire arabo- musulmane : la place centrale des pratiques homosexuelles dans le discours des voyageurs occidentaux à l'ère pré-coloniale et coloniale ; la surprise des voyageurs musulmans devant l'inexistence de cette thématique dans le discours littéraire légitime en Occident ; l'inadaptation du terme « homosexualité », catégorie sexuelle historiquement conditionnée, pour référer à une culture qui ne connaît pas de terme recouvrant l'ensemble des pratiques et désirs homosexuels (l'auteur reconnaît ici le bien-fondé de l'hypothèse constructioniste, après examen de son corpus) pour au moins deux raisons : la culture arabo-musulmane pré-moderne distingue les actes des désirs, qui ne sont pas jugés selon les mêmes critères ; dans les actes sexuels, elle trace une ligne entre le rôle « insertif » et le rôle « réceptif » (dans la pénétration anale ou vaginale), plus importante que celle qui distingue entre partenaire de même sexe ou partenaire de sexe différent. L'introduction insiste sur le fait que l'objet de l'étude n'est pas la réalité des pratiques (homo)sexuelles du passé, mais la manière dont ces attitudes et pratiques furent perçues et représentées. L'auteur s'interroge sur la représentativité de son corpus multiple, mais estime néanmoins que « ce qu'[il] aura à dire sur les perceptions dominantes révèlera aussi quelque chose sur les modes de comportements généraux » (p. 10). On note que cette introduction ne prend pas en considération l'interrogation posée par A. Najmabadi sur l'incomplète construction de l'éphèbe en tant que « mâle » (in Women with Mustaches and Men without Beards, Gender and Sexual Anxieties of Iranian Modernity, Berkeley, University of California Press, 2005).

3 La première partie est consacrée aux deux images opposées dans la représentation arabo-musulmane classique que sont « le pédéraste » et « le malade ». Si dans la nomenclature juridique le terme lūt ̣ī peut parfois désigner le partenaire actif comme passif d'un rapport anal, l'usage courant en littérature est de le réserver au seul partenaire actif d'un rapport anal entre deux hommes, usuellement un éphèbe et un partenaire plus âgé. Si répréhensible qu'il soit au regard de la Loi, le lūt ̣ī demeure un transgresseur qui ne déchoit pas de sa virilité, contrairement au ma'būn (sodomite passif) ou à l'efféminé (mukhannath), vus comme cas pathologiques. L'adolescent à l'âge de sa première barbe (virtuelle ou effectivement poussée) est un objet universel de désir, et l'auteur montre que contrairement aux affirmations des anthologues modernes travaillant sur la poésie amoureuse d'époque mamelouke et ottomane, la thématique homoérotique y est la norme. La grande originalité de sa recherche est d'avancer l'idée que cette thématique n'est aucunement transgressive en soi, tant qu'elle demeure dans l'exaltation d'un amour chaste : la nature illicite de l'objet de l'admiration (voire du désir sexuel, souvent nié) s'il était physiquement possédé n'obère pas la permissibilité de cette admiration ou de ce désir, tant qu'il demeure inassouvi. Le lien avec la forme grecque de pédérastie, peu évident dans la poésie où la dimension pédagogique est inexistante, apparaît dans l'étude du « contexte social de la pédérastie » : éducation, ordres mystiques, esclavage et servitude, cafés et bains.

4 Le second chapitre, consacré aux « esthètes », examine l'exaltation de la passion, fait des âmes raffinées, et la légitimité littéraire de « l'amour de la beauté » – incarnée par le bel adolescent, à partir des notices consacrées aux principaux poètes et littérateurs dans les dictionnaires biographiques, des ouvrages de réflexion sur la passion comme ceux de Dāwūd al-Ant ̣ākī (m. 1599), ou les dīwān de poètes influents comme le jurisconsulte cAbdallāh al-Shabrāwī (m. 1758), chaste amateur d'éphèbes. Une sévère

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distinction est opérée dans ces sources entre une chaste appréciation basée sur le regard, et un désir terrestre, opposition recoupant celle entre caractères raffinés et grossiers. L'auteur prouve ici de façon convaincante qu'en dépit des présupposés modernes, la poésie amoureuse (ghazal) de l'époque considérée est majoritairement homosensuelle : « En terme de fréquence d'occurrence, la mention de la première barbe est un indicateur majeur du genre de l'aimé en poésie amoureuse. Ceci implique que les poèmes clairement pédérastiques sont plus nombreux que ceux qui sont clairement “hétérosexuels”, l'absence de référence à la première barbe laissant indéterminé le destinataire du poème, femme ou jeune imberbe. Que l'aimé soit une femme ou un homme n'était manifestement pas un problème pressant à cette époque » (p. 64). De plus, ce sont les mêmes caractéristiques qui sont appréciées dans les deux sexes, et les mêmes clichés sont répétés ad nauseam. L'auteur s'interroge ensuite sur la possibilité de considérer cette poésie comme une source d'information sur les attitudes prévalant réellement entre le XVIe et le XIXe siècles concernant l'amour des garçons, notant avec humour qu'une totale réfutation de la pertinence de la thématique pédérastique en littérature pour la connaissance de la réalité des comportements serait hasardeuse. K. El-Rouayheb avance que l'une des raisons de douter de la validité de cette source serait la volonté d'éviter le vif contraste entre une apparente « tolérance » de l'homosexualité en littérature et « l'intolérance » caractéristique de la religion de ces mêmes littérateurs et juristes. Pour lui, ce contraste est en large part illusoire, du fait qu'aucun de ces groupes ne maniait ce concept d'homosexualité, et pouvait donc aisément idéaliser un chaste amour pédérastique tout en condamnant fermement les rapports sexuels entre individus de sexe mâle. Cette analyse, tout exacte qu'elle soit, ne nous semble cependant pas approfondir suffisamment la distinction entre licéité, acceptabilité sociale, et légitimité dans le discours.

5 Une discussion passionnante des thèses développées par le mystique cAbd al-Ghanī al- Nābulusī (1640-1731), célèbre commentateur d'Ibn al-Fāriḍ clôt ce chapitre : « la contemplation d'une beauté phénoménale est pour lui non seulement permissible mais nécessaire pour transcender le monde phénoménal, y compris soi-même, et faire l'expérience de l'omniprésence divine » (p. 101). Auteur d'un traité sur la licéité d'aimer les jeunes éphèbes, le mystique avançait même que quiconque condamnait le regard porté sur la beauté était un mécréant, arguant de la beauté des compagnons du Prophète. Les anges se prosternant devant Adam préfigurent alors les mystiques contemplant la beauté de l'éphèbe...

6 Le troisième et dernier chapitre, traitant des « sodomites », examine l'envers de la médaille : le discours normatif des juristes et les diverses controverses engendrées par l'omniprésence de la thématique homoérotique en littérature. Après un examen des débats entre juristes sur la légitimité du nazar, l'auteur examine le statut du liwā' dans la loi musulmane, reprenant les études de Ch. Pellat dans l'Encyclopédie de l'Islam et plus récemment de A. Schmitt (« Liwā' im Fiqh, Männliche Homosexualität ? », Journal of Arabic and Islamic Studies 4 (2001-2002), p. 49-110), puis expose les termes du débat sur le « liwā' au paradis », lié au statut des wildān mukhalladūn du paradis coranique dans la pensée juridique de l'ère ottomane. Revenant sur la définition même du liwā', l'auteur cherche dans quelle mesure des actes sexuels ou para-sexuels autre que la pénétration sexuelle (rapport intercrural, baiser) sont susceptibles de condamnation. Il cite l'intéressante opinion d'un juriste égyptien du XVIe siècle, Shihāb al-Dīn al-Ramlī, qui répondait à la question « est-il autorisé pour un amant d'embrasser une femme ou un

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garçon qui ne soit pas de sa famille s'il craignait pour sa vie si sa passion demeurait frustrée ? » que : « embrasser l'objet de sa passion dans une telle situation n'était pas simplement permis mais un devoir, et qu'il incombait à la femme ou au garçon de le permettre » (p. 139). Il est dommage que l'auteur n'en profite pas ici pour enquêter sur l'intrigante absence de mention des relations génito-bucales en littérature classique comme en droit : c'est là un champ ouvert à la recherche sur la sexualité dans le domaine arabo-musulman.

7 Le statut de l'évocation en vers ou en littérature de pratiques illicites se pose aux théologiens. Ainsi que le souligne l'auteur, « les belles-lettristes et savants ne commettaient pas ouvertement le liwā'. Ils composaient simplement de la poésie que la plupart des juristes jugeaient inappropriée. Mais cette transgression était loin d'être un péché majeur » (p. 147).

8 L'auteur examine rapidement, en conclusion, l'évolution des mentalités depuis le début du XIXe siècle. À l'ère pré-moderne, trois idéaux étaient susceptibles d'entrer en conflit : un idéal de masculinité ; un idéal de sensibilité esthétique ; et un idéal de conformité aux exigences de la religion. Il n'y a pas de rupture entre une « pratique » qui tolérerait l'homosexualité et une « théorie » qui la condamnerait, mais une multiplicité d'idéaux qui coexistent et une réalité qui ne pourrait être adéquatement saisie en termes de « tolérance » contre « intolérance » ou « idéaux » contre « pratique ». Mais l'arrivée de la modernité change la donne : la thématique homoérotique est expurgée des anthologie et condamnée explicitement (l'auteur confond cependant le Butrus b. Sulaymān al-Bustānī (1893-1969) auteur de l'anthologie scolaire Udabā' al-cArab parue en 1930 avec Butrus b. Būlus al-Bustānī (1819-1883), la grande figure de la Nahda auquel il attribue par erreur l'ouvrage, tirant des conclusions erronées). Le terme shudhūdh jinsī (au sens moderne d'homosexualité) fait son apparition au XXe siècle, « cimentant l'opinion émergente que toutes les formes d'attirance passionnée pour les garçons étaient des signes équivalents de “maladie” et de “dépravation” » (p. 159), une conception qui est clairement l'indice d'un impressionnant changement culturel.

9 L'étude est suivie d'un riche dispositif de notes (17 pages) et d'une bibliographie distinguant entre les nombreuses sources primaires arabes consultées, la littérature de voyage européenne et les sources secondaires modernes, où l'on ne peut que constater l'absence de la recherche académique en langue française, non par oubli de l'auteur mais par simple inexistence.

10 Nous pourrons néanmoins formuler deux types de reproches à ce travail impressionnant, qui ne diminuent en rien sa valeur :

11 D'une part, une insuffisante attention portée à la littérature volontairement (et rituellement) transgressive, la littérature aux frontières de l'adab qualifiée de sukhf (obscénité) et de mujūn (libertinage). Car si la thèse de l'auteur, défendant la nature profondément non transgressive du ghazal chaste homoérotique est tout à fait convaincante, elle ne peut s'appliquer à tout un pan de la littérature dans laquelle la mention des pratiques sexuelles est claire, volontairement en opposition aux interdits religieux. Comment, dès lors, gérer et comprendre sa légitimité littéraire, sinon par l'hypothèse d'un espace de transgression lié à des modes particuliers de consommation de la production culturelle. Le rire comme l'insulte semblent des modes propres à brouiller les rigides frontières entre actes et désirs, entre rôles actif et passif, entre genres masculin et féminin.

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12 On souhaiterait aussi que l'auteur nous suggère des pistes pour comprendre la « construction culturelle » du désir. À titre d'exemple, l'actuel interdit du désir adulte pour le jeune adolescent limite de fait sa fréquence. L'interdit social, éthique et esthétique qui le frappe le rend exceptionnel et sa transgression ne jouit d'aucune aura dans la contre-culture, où il est vu, exactement comme au regard de la loi, comme un désir criminel ; au contraire, le désir de l'homme viril pour l'homme viril est parfaitement reconnu dans la culture homosexuelle moderne, et en nourrit les représentations (imagerie érotique, pornographie, etc.), toutes « légitimes » même si condamnées par les religions et refusées par la frange la plus conservatrice de la population. Étant banalisé, il est d'autant plus fréquent. La culture arabo-musulmane pré-moderne décrite dans cet ouvrage, remarquablement archaïque au regard des pratiques homosexuelles dans le monde arabe moderne (mais peut-être pas si archaïque dans des poches traditionalistes du monde musulman oriental non arabe ayant échappé à l'occidentalisation des cultures, comme l'Afghanistan), affirme tout au contraire la normalité blâmable et presque inéluctable du désir masculin adulte pour l'adolescent mâle, et l'ignominie du désir masculin pour la masculinité, vu comme maladif, et par conséquent aussi exceptionnel et déconsidéré que peut l'être la pédérastie dans le monde moderne (pédérastie et non pédophilie, c'est la beauté de l'adolescent de quatorze ou quinze ans et non de l'enfant qui est exaltée). Nous sommes conscient de poser une insoluble question de type poule et œuf, mais le discours reflète-t-il un désir saisi comme norme ou participe-t-il à le construire ? Encore une fois, la distance entre le discursif et la pratique demeure difficile à estimer.

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Sébastien Fath, Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France, 1800-2005 Genève, Labor et Fides, coll. « Histoire et Société » (47), 2005, 426 p.

Yannick Fer

1 Ce livre s'ouvre sur un constat de manque : « les protestants évangéliques – écrit Sébastien Fath – n'ont pas encore bénéficié de suffisamment d'enquêtes précises pour qu'une grande synthèse d'ensemble soit envisageable » (p. 15). Il se veut donc davantage un « aperçu sociohistorique », dont la présentation très pédagogique permettra à nombre de lecteurs intéressés par ce protestantisme, devenu aujourd'hui un objet médiatique encore mal identifié, d'en mieux cerner les contours et les spécificités. Mais, comme dans ses précédents ouvrages, S. Fath apporte ici plus qu'un simple aperçu : la rigueur, la précision avec lesquelles il noue et dénoue les fils de l'histoire des différents mouvements, églises et réseaux évangéliques français ouvrent des perspectives bien plus larges, à ceux qui réfléchissent aux évolutions contemporaines des pratiques et des identités religieuses comme à ceux qui, dans les années à venir, investiront le vaste champ d'investigation ainsi balisé.

2 Son premier atout est de combiner une maîtrise des contenus théologiques avec celle des typologies et des grilles d'analyse sociologiques les mieux affûtées, ce qui se voit particulièrement bien dans le chapitre préliminaire, consacré à la catégorisation du protestantisme évangélique. À partir des quatre critères désormais classiques établis par D. Bebbington (biblicisme, crucicentrisme, conversion et militantisme), l'auteur peut donc esquisser plusieurs pistes de réflexion, généralement reprises dans le cours de la synthèse historique qui suit, organisée en cinq chapitres chronologiques. Par exemple, le thème de la conversion évangélique est d'abord défini à travers la tradition théologique qui l'a forgé (Évangile de Jean, piétisme et méthodisme, notamment). Il est ensuite repris sur un plan sociologique, pour souligner son ambiguïté (une étude de D. Bjork montrant que la durée de ce processus peut varier, dans les estimations des fidèles, de quelques minutes à plusieurs années), son affinité avec l'affirmation contemporaine du choix individuel comme critère d'authenticité, et pour rappeler,

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enfin, qu'il n'y a pas de conversion – même individualisante – sans dispositifs de socialisation, d'encodage et de validation (p. 40 sq.). De même, la notion d'engagement militant, qui rend compte de spécificités théologiques et ecclésiologiques, est aussi éclairée par la sociologie du militantisme associatif (J. Ion) et un examen attentif des correspondances (ou affinités) entre ce paradigme religieux et les valeurs démocratiques et républicaines – un thème qui parcourt l'ensemble des chapitres suivants.

3 En effet, la présentation des quatre grandes périodes historiques structurant l'émergence du protestantisme évangélique français (chapitres 3 à 6) recoupe en de nombreux points l'histoire de l'État et des idéologies politiques, non seulement parce que les modes de régulation étatique du religieux influent nécessairement sur l'évolution des différents mouvements, mais aussi parce que valeurs religieuses et valeurs politiques se répondent et puisent parfois aux mêmes sources. Le chapitre 2, consacré aux « racines culturelles du mouvement avant 1800 », explore ainsi les convergences entre le courant pré-romantique des Lumières et le protestantisme évangélique, des hypothèses qui susciteront sans doute quelques réserves, même si elles s'appuient sur plusieurs arguments assez convaincants. Les réflexions de G. Simmel (Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, PUF, Paris, 1999, p. 690 sq.), notamment à partir du cas des Quakers, permettraient, peut-être, de préciser dans quelle mesure les différentes déclinaisons des valeurs évangéliques – telles que l'individualisme et la démocratisation de la parole – rejoignent plus ou moins complètement la philosophie républicaine française. G. Simmel soulignait que si, « lors des assemblées de prières, chacun peut se faire prédicateur et dire ce qui lui plaît quand il veut ; en revanche la communauté surveille les affaires personnelles », si bien que « les Quakers ne sont donc individuels que dans le commun mais socialement asservis dans l'individuel », un paradigme religieux qu'il rapprochait de l'organisation politique des États du Nord des États-Unis (fondée sur des structures locales autonomes, fortement individualisées et rassemblant des « personnalités plus strictement réglées » que celles du Sud).

4 La synthèse de l'histoire des protestants évangéliques sous le Concordat est particulièrement intéressante. Durant la première période (1800-1849), S. Fath montre bien comment, de la qualification neutre d'Églises « non reconnues », l'État – entraînant avec lui une bonne part de la société – glisse vers une disqualification assimilant ces « outsiders » évangéliques à des « déviants », justifiant de fréquentes répressions. Pourtant, progressivement, le paysage protestant se transforme (p. 101 sq.) et des courants déjà diversifiés (en six ensembles dont S. Fath livre une présentation aussi claire que précise) s'affirment, à l'articulation des missions et des réveils étrangers et du terreau local. Ce point est d'ailleurs essentiel, et l'auteur y revient à plusieurs reprises : le protestantisme évangélique a longtemps été perçu en France comme « étranger » (« anglo-saxon » ou encore « américain »), mais s'il est par nature organisé en réseaux transnationaux largement émancipés du modèle paroissial d'ancrage territorial, il n'en est pas moins enraciné dans la culture et l'histoire françaises.

5 Avec les débuts de la IIIe République, les protestants évangéliques connaissent, écrit S. Fath, « un tournant plus important encore que 1905 » (p. 120), qui débouche même sur une véritable « lune de miel » entre République et évangéliques, concrétisée notamment par l'engagement en politique de plusieurs figures évangéliques (p. 128

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sq.). « Anticléricaux » aux yeux des républicains, partisans de la liberté individuelle, de la démocratie et de la laïcité, les évangéliques – renforcés par les Églises libristes issues d'un schisme intra-réformé en 1872 – rêvent, après 1905, d'un grand Réveil qui convertirait cette affinité avec la modernité politique et sociale en mouvement religieux de grande ampleur. Ce Réveil ne vient pas, mais leur progression se poursuit en dépit d'un éparpillement qui témoigne d'une « précarité protestante » accentuée par un attachement inconditionnel au congrégationalisme professant.

6 L'après-guerre est marqué par une « croissance en nénuphars », qui associe dispersion dénominationnelle et structuration en réseaux (chap. 5). Ce chapitre ne prend pas comme point de départ l'année 1918 mais 1921, date de la création de l'Institut biblique de Nogent-sur-Marne, soulignant par là le rôle déterminant qu'ont joué ces lieux de formation inter-dénominationnels dans la mise en réseaux du protestantisme évangélique français. Car d'autres ont suivi : la faculté réformée évangélique d'Aix-en- Provence en 1939, l'Institut biblique européen en 1952 et enfin la faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine en 1965. Cette dernière ne vise plus seulement à resserrer les liens entre les différentes tendances du monde évangélique et à garantir une formation conforme au credo évangélique, mais marque une évolution décisive. En effet, elle traduit aussi une volonté évangélique de combler « un lourd déficit de crédibilité sur le terrain de la réflexion » (p. 189). Mais de quel « retard » s'agit-il au juste ? Il faudrait sans doute revenir sur cette acculturation de la notion de « niveau académique » en milieu évangélique : fait-elle simplement écho à la progression générale du niveau de connaissance des fidèles de ces églises, dans les domaines religieux et scolaires, qui place bon nombre de responsables ecclésiaux en situation d'« infériorité » culturelle ? Ou traduit-elle aussi une défaite paradoxale dans la « lutte des classements » qui se joue entre un protestantisme évangélique « de cœur » et un protestantisme luthéro-réformé dont la légitimité s'appuie davantage sur un capital culturel officiel (les diplômes universitaires du pasteur-docteur), au moment même où le protestantisme évangélique peut quant à lui revendiquer une force militante supérieure ?

7 La description des différents réseaux et organisations fédératives qui ont émergé depuis les années 1960 au sein d'un protestantisme évangélique toujours plus divers ne vise pas seulement à éclaircir ce qui, au premier abord, apparaît comme un écheveau inextricable de sigles et de structures. S. Fath y réussit parfaitement et il le fait d'ailleurs en s'appuyant sur les travaux anthropologiques, sociologiques et historiques les plus récents, souvent produits par de jeunes chercheurs dont les recherches se voient ainsi encouragées. Mais son objectif est plus large, comme l'indique la réflexion conduite dans le dernier chapitre (« Des prétentions au réel : un archipel fragile et éclaté ») et en conclusion. Il s'agit, à partir du terrain protestant évangélique, de questionner les modèles d'interprétation actuels des reconfigurations religieuses contemporaines, et en particulier « l'alternative binaire entre de grandes Églises institutionnelles invitées à faire leur aggiornamento et une “religion en miettes”, qu'elle soit émiettée par la logique sectaire ou la pente du “bricolage individuel” (Hervieu- Léger, 2001) » (p. 325). Ceux qui s'intéressent à ce débat trouveront dans le numéro 66-4 (hiver 2005) de la revue Sociology of Religion (p. 399-418) un article intitulé « Evangelical Protestantism in France: An Example of Denominational Recomposition? », dans lequel S. Fath reprend et développe ses arguments. S'il pointe, dans l'évolution du protestantisme évangélique, des formes de « décomposition » religieuse – replis sectaires ou niches communautaires ethniques, notamment – il souligne surtout que

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celle-ci témoigne d'une recomposition qui mériterait sans doute davantage d'attention. Car ce qui s'invente dans ces processus concomitants de désinstitutionalisation, de dispersion et de mise en réseaux, c'est bien, écrit S. Fath « une des figures possibles, encore trop peu étudiées, de la recomposition contemporaine du religieux » (p. 326), en tension entre l'association locale et des solidarités, des identités globalisées.

8 On peut regretter que le pentecôtisme n'occupe, dans cette réflexion très stimulante, qu'une place finalement assez marginale, en dépit de son poids sur la scène évangélique française – au moins 200 000 personnes, soit plus de la moitié des effectifs totaux – et des reconfigurations de l'institution et de l'appartenance religieuses dont il est porteur. Cela tient sans doute au manque de données et d'études disponibles sur cette tendance en France, mais aussi, semble-t-il, à une certaine ambiguïté dans l'usage du terme « charismatique ». En effet, il est à craindre que le lecteur non averti ne distingue pas toujours clairement le sens commun de ce mot de son acception théologique et de la typologisation wébérienne d'un mode d'autorité. Notant que l'adjectif « charismatique » voisine assez fréquemment avec la notion de « dérive », il en conclura vraisemblablement que les croyances et les pratiques charismatiques (au sens théologique) constituent, par essence, un danger multiforme (autoritarisme, manipulation émotionnelle, déchristianisation du message, etc.) contre lequel le protestantisme doit se prémunir, ne serait-ce qu'en réaffirmant l'autorité première de la Bible. Posée en ces termes, la question « tous les pentecôtistes sont-ils protestants ? » (p. 300) pourrait conduire à des conclusions anticipées. Mais la réalité est beaucoup moins univoque : les pratiques charismatiques ne se confondent pas toujours avec une autorité charismatique, elles ne sont peut-être pas non plus si inconciliables avec une légitimité de type idéologique-théologique. Et comment faire la part de ce qui est biblique et de ce qui ne l'est pas sans entrer, nolens volens, dans un débat théologique ?

9 La catégorisation des différentes expressions pentecôtistes-charismatiques est aussi nécessaire que complexe et S. Fath souligne d'ailleurs l'hétérogénéité de ce mouvement, qui, associée à l'ampleur qu'il a prise, suffirait à justifier qu'on le distingue, au moins par pragmatisme, du reste du protestantisme évangélique. C'est ce que suggère une citation de J.-P. Willaime (p. 185) : « Si les Églises pentecôtistes relèvent du protestantisme évangélique, il y a donc une partie importante du protestantisme évangélique qui se différencie nettement du pentecôtisme ». Distinguer, donc, mais pas exclure, et ce serait alors les frontières du pentecôtisme lui-même qu'il faudrait préciser.

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Fritz Fontus, Les Églises protestantes en Haïti. Communication et inculturation Préface de Jean-Claude Margot. Paris, L'Harmattan, coll. « Religion et sciences humaines », 2001, 172 p. & Philippe Delisle, Le catholicisme en Haïti au xixe siècle. Le rêve d'une « Bretagne noire » (1860-1915), Paris, Karthala, 2003, 188 p.

Laënnec Hurbon

1 Les deux ouvrages rassemblés ici tournent autour du rôle du protestantisme et du catholicisme dans la formation de l'identité nationale en Haïti. Fritz Fontus essaie d'évaluer le degré d'inculturation du chistianisme en Haïti, tandis que Philippe Delisle aborde, en historien, le XIXe siècle haïtien et nous livre une étude minutieuse du mode d'implantation et du développement du catholicisme à travers le pays au lendemain de l'indépendance (1804).

2 En donnant comme sous-titre à son ouvrage « le rêve d'une Bretagne noire », Ph. Delisle indique, d'entrée de jeu, que le catholicisme s'installe en Haïti sur fond du conflit culturel qui affleure à chaque étape de son histoire et qu'il convient de déchiffrer avec prudence dans les différentes formes de pratiques déployées par le clergé. Avec prudence, car si le catholicisme est un « emblème de la civilisation occidentale » (p. 18 sq.), il est à la fois recherché et refusé. Cette ambivalence se découvre dans les attitudes du pouvoir politique comme de la société, toutes catégories sociales confondues, et elle est d'autant plus profonde que le catholicisme est mêlé, tout au long du XIXe siècle, à toutes les crises sociales et politiques du pays.

3 Tout d'abord, le contexte d'implantation du catholicisme en Haïti change brusquement au XIXe siècle. De colonie esclavagiste, le pays passe, après une guerre extrêmement meurtrière contre les armées de Napoléon, à la condition d'un État indépendant. Jusqu'en 1860, le clergé demeure très lié aux différents gouvernements établis dans le pays. En même temps, le vaudou, culte africain réélaboré pendant la période esclavagiste, est pratiqué ouvertement, même dans les villes. En Europe, il passe pour

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un culte maléfique où sorcellerie et cannibalisme seraient monnaie courante : c'est qu'il s'agissait, avant tout, de faire du pays l'exemple à ne pas suivre, l'esclavage et la colonisation fonctionnant encore dans les trois Amériques. La signature d'un Concordat entre l'État haïtien et le Vatican représentait, alors, un moyen, indirect, d'entrer dans le concert des nations dites civilisées. Philipe Delisle réussit fort bien à montrer, en s'appuyant sur les archives des diverses congrégations établies dans le pays, comment le clergé va se dévouer, avec le plus grand désintéressement, à créer des églises et des chapelles à travers tout le pays et à prendre en charge, à la place de l'État, la production d'une élite à travers des écoles congréganistes, celles-ci recevant en délégation des écoles publiques de la part des gouvernements. Mais la mariée était trop belle : les conflits avec l'État deviennent assez vite insurmontables. En prétendant détenir le monopole religieux dans le pays, l'Église est soupçonnée de se comporter comme un État dans l'État. En effet, elle s'engage dans « une logique de guerre avec le protestantisme » (p. 71 sq.) stigmatisé comme hérésie, puis, de manière intermittente, développe des croisades contre le vaudou assimilé à des pratiques d'orgies et de sorcellerie et, enfin, elle poursuit, tout au long du XIXe siècle, sa persécution de la franc- maçonnerie, malgré les déclarations de nombreux membres des élites intellectuelles et politiques d'être, à la fois, catholiques et francs-maçons. Les actes d'état-civil, en particulier le mariage, sont des occasions de querelles continuelles avec les gouvernements : l'Église déclare que le mariage célébré dans une église est le seul vrai mariage. Le projet de créer un clergé national – un des objectifs du Concordat – est loin des préoccupations du clergé breton dont la formation est cependant prise en charge par l'État haïtien. Les reproches adressés à l'Église semblent donc être fondés, mais, en même temps, tout laisse croire que l'État peut difficilement se passer de l'Église pour les services essentiels rendus dans les domaines de l'éducation, de la culture et du social.

4 Philippe Delisle essaie, parfois, de comparer les critiques portées contre l'Église en Haïti avec celles qu'on a faites en Guadeloupe et en Martinique : cela permet, en effet, de mieux identifier le sens des conflits survenus entre le clergé et les élites au cours du XIXe siècle haïtien. La laïcité est, par exemple, une question impliquant, dans les Antilles françaises, la perspective de l'instruction publique pour tous, ce qui n'est pas le cas en Haïti où les élites sont plus obsédées par l'accès au pouvoir politique. Par quoi on découvre, finalement, que le rôle « civilisateur » de l'Église est bien recherché : plus le pays demeure dans un état d'arriération, plus l'Église en est rendue responsable. Mais c'est à propos des objectifs de l'Église que Ph. Delisle entend, avec prudence, attirer l'attention sur la distance qu'il y a entre le rêve de l'Église et la réalité culturelle de la société haïtienne dans laquelle le vaudou parvient aisément à survivre, le protestantisme à progresser et la franc-maçonnerie à fonctionner. Pourra-t-on dire que le catholicisme au XIXe siècle en Haïti a été un échec ? Loin de là, pense l'historien, l'intégration de maints éléments du catholicisme dans le vaudou et dans la vie quotidienne semble montrer qu'« un ferment catholique est bel et bien présent » (p. 154) et qu'ainsi apparaissent des « signes de recomposition » du religieux.

5 Le travail de Fritz Fontus, fondé sur le recours à plusieurs disciplines dont la théologie, l'histoire et l'ethnologie, se veut une contribution à la problématique actuelle de l'inculturation du christianisme protestant en Haïti. L'auteur part du principe que le christianisme ne peut être transmis qu'en s'adaptant aux présupposés culturels de l'individu qui reçoit l'annonce de l'Évangile : une grande partie de l'ouvrage est, donc,

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consacrée à l'évaluation de ce principe, et à l'examen critique des méthodes d'évangélisation appliquées par le protestantisme depuis les premières années de son implantation au début du XIXe siècle en Haïti. Le premier chapitre brosse un tableau sommaire, mais précis et utile, de l'histoire, de la géographie et de la culture du pays. L'auteur soutient qu'il existe « un niveau mythique » (p. 52) de la culture d'un individu, dont l'importance est ressentie lors des crises qu'il connaît au cours de sa vie. Alors qu'on peut observer en Haïti l'existence de diverses composantes (occidentale, amérindienne, africaine) dans la culture haïtienne, l'une d'entre elles reste dominante, c'est celle de la composante africaine, donc du vaudou. L'analyse des différents traits culturels haïtiens prend appui sur la longue expérience africaine de l'auteur (quatorze ans) et offre une vue neuve sur l'héritage africain en Haïti. Le pouvoir de la parole, l'importance du nom, la conception du temps, le poids du communautaire, le culte de l'autorité sont autant d'exemples qui attestent le niveau mythique de la culture haïtienne qu'on pourrait retrouver chez n'importe quel Haïtien toutes classes sociales confondues. De même, certains aspects positifs du vaudou comme le sens de la famille, les valeurs artistiques, le respect de l'écologie et les connaissances médicinales sont bien mis en valeur. En ce qui concerne les aspects négatifs, l'auteur se contente d'évoquer principalement le phénomène des croyances et des pratiques de zombification qu'il reconnaît lui-même comme très controversés, la zombification consistant à subtiliser une des âmes de l'individu puis à mettre ce dernier en état de mort apparente pour le réveiller et le faire travailler dans les champs.

6 Fort de ses analyses et du repérage des éléments cardinaux de la culture haïtienne, Fritz Fontus étudie les étapes du développement du protestantisme en Haïti et s'interroge sur le phénomène spectaculaire de sa croissance entre 1970 et 1985. La perspective défendue dans l'ouvrage est celle d'un succès seulement numérique et donc partiel, ce qui laisse supposer que demeure le problème central du type d'accueil fait par la population au protestantisme en Haïti. Alors qu'en 1982, le protestantisme touchait 16,2 % de la population, en 1996 39 % des habitants de la zone métropolitaine se déclaraient protestants contre 49,6 % de catholiques.

7 Cette croissance s'explique, selon F. Fontus, par les services nombreux apportés par les Églises protestantes : écoles, aides au développement, programmes agricoles, hôpitaux. Mais l'usage de la langue créole dans la prédication, et la traduction de la Bible en créole, représentent des moments importants dans la stratégie d'expansion du protestantisme dans les couches populaires dont le créole est la seule langue. Les programmes dits de réveil, très nombreux, se sont multipliés à travers le pays et se sont étendus jusque dans la république dominicaine (le pays voisin) ainsi que dans toutes les villes d'accueil de migrants haïtiens à l'étranger. Fritz Fontus pense que l'implantation du protestantisme n'est pas définitive : des enquêtes révèlent, par exemple, que 13,5 % des protestants retombent dans les pratiques du vaudou, ce qui serait le signe d'une inculturation superficielle. Au plan politique, les changements d'attitude seraient encore timides. L'auteur propose de prendre l'exemple de l'Europe et du rôle que le christianisme y a joué comme force unificatrice de la civilisation occidentale et, depuis Constantin, dans la formation même de l'Occident. Et il y aurait des raisons de penser qu'un même processus est possible pour Haïti, d'autant plus que le vaudou, selon l'auteur, a révélé son inadéquation pour sortir Haïti de l'arriération : il ne prend pas position contre les dictatures, n'a aucune perspective éducative et, donc, ne saurait vraiment aider l'Haïtien à se développer.

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8 Les analyses de Fritz Fontus, très éclairantes sur l'état actuel des débats qui se développent au sein du protestantisme haïtien, appellent un certain nombre de remarques critiques et, en tout cas, une chaîne d'interrogations. L'ouvrage propose aux prédicateurs protestants de suivre l'exemple de l'inculturation du christianisme en Europe, sans rappeler que le protestantisme représente une rupture cardinale inauguratrice pour la modernité. La Réforme conduit, en effet, à l'avènement de l'individu que les Lumières s'acharneront à scruter autour des concepts de liberté et de raison. À cet égard, la laïcité devient un processus incontournable déjà inscrit, avec ses bonds et reculs, dans la Déclaration de 1789. Pour Fritz Fontus, le protestantisme est responsable, en Haïti, d'une entreprise de déculturation puisque, parmi les convertis, 13,5 % retournent au vaudou occasionnellement, ce qui conduit à penser qu'au fond les protestants vivent une crise profonde lors de leur conversion et se sentent « dans un monde étranger » (p. 121) quand ils sont mis en contact avec l'Évangile. Mais comment soutenir la nécessité pour le christianisme de s'adapter aux présupposés culturels de la société pour devenir, comme dans l'Europe du Moyen Âge, une force unificatrice de civilisation et, en même temps, jeter le soupçon sur les tentatives du pentecôtisme d'intégrer dans ces assemblées des éléments du dispositif de croyances du vaudou comme les rêves, les transes, le parler en langues (p. 94) ? Il se pourrait que ce soit là quelques signes d'inculturation. D'un autre côté, en reconnaissant comme positive la protection qu'offrirait le protestantisme contre « les persécutions et les châtiments des loas » (les « loas » étant les divinités du panthéon vaudou), l'auteur ne ruine-t-il pas ses propres principes d'inculturation du christianisme ? On pressent que la thèse de l'ouvrage rencontre des difficultés qu'il conviendrait d'approfondir face à l'altérité que constitue la culture vaudou confrontée au christianisme. Mais ces difficultés peuvent aboutir à des impasses, là où l'auteur déclare souhaiter une conversion qui s'opérerait sans susciter en même temps une crise d'identité : « les gens, quand ils se convertiront [...] se sentiront à l'aise dans leur culture ; ils n'auront aucune crise d'identité [...] » (p. 156). Juste parce que l'évangélisation se ferait par inculturation ? Peut-on vraiment imaginer qu'une conversion n'implique aucune crise d'identité ?

9 Il est curieux de constater que dans les deux cas du catholicisme et du protestantisme, la question culturelle, c'est-à-dire de l'identité collective haïtienne, soit une obsession. En effet, pour le catholicisme, bien décrit par Philippe Delisle tel qu'il fonctionnait au XIXe siècle, le problème est celui de l'éradication du vaudou conçu comme « une tare africaine », un reste de primitivisme (comme le voyait à cette époque l'anthropologie) pour faire accéder le pays à « “la” civilisation ». Tandis que, pour le protestantisme, il s'agissait de passer à une phase de développement exigé par la modernité qui implique un système scolaire, un mode de vie décent et, donc, une sortie de la pauvreté, un sens de l'État de droit que le vaudou est impuissant à fournir à la société haïtienne ; tel est du moins le point de vue qui se dégage de la lecture de l'ouvrage de Fritz Fontus sur le protestantisme. Il est dommage que l'étude n'ait pas davantage distingué les pratiques des Églises méthodistes et baptistes des Eglises pentecôtistes dont le succès est croissant aujourd'hui, notamment dans les quartiers populaires de la capitale et des villes de province. Il y a lieu de croire que les avantages (écoles, soins médicaux, promotion sociale...) offerts par le protestantisme aux convertis sont pour l'État une tâche de suppléance tout à fait semblable à celle que remplit l'Église catholique.

10 Dans tous les cas, tout se passe comme si la perspective utilitariste occupait l'espace de pensée du catholicisme au XIXe siècle comme celui du protestantisme contemporain. Le

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christianisme, sous sa double version, serait le seul lieu possible de réalisation de l'identité collective haïtienne qu'il faudrait débarrasser du vaudou : cette mémoire de la Traite et de l'esclavage, revenant sans cesse hanter la société haïtienne et qui interroge toutes les religions et tous les systèmes politiques qui s'installent dans le pays.

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Étienne Fouilloux, Bernard Hours & dirs, Les Jésuites à Lyon XVIe-XXe siècles Lyon, Éditions de l’École normale supérieure, 2005, 274 p.

Frédéric Gugelot

RÉFÉRENCE

Étienne Fouilloux, Bernard Hours & dirs, Les Jésuites à Lyon XVIe-XXe siècles, Lyon, Éditions de l’École normale supérieure, 2005, 274 p.

1 L’ouvrage regroupe différentes interventions qui permettent de croiser l’histoire d’un ordre supranational (les jésuites) et d’un lieu géographique donné, la ville de Lyon. Cette alliance du local et de l’universaliste ne se réalise pas sans difficulté. Cette rencontre est d’abord marquée par une emprise au sol, la construction d’un collège, qu’accompagnent l’implantation d’une bibliothèque et la venue de professeurs. Chargés d’y combattre les progrès de la Réforme, les jésuites fondent leur réussite tant sur le collège, que sur les retraites et prédications qu’ils réalisent et participent déjà activement des débats et polémiques de l’époque.

2 Cette géographie joue un rôle essentiel, car au-delà des aléas religieux et politiques, elle dépose sa marque tant au sein de l’ordre qu’en celui de la cité. Elle assure d’abord son assise sociale, offrant progressivement un réseau d’anciens élèves très bien implanté au sein de la société locale. Les jésuites participent à la naissance d’une bourgeoisie catholique lyonnaise au XIXe siècle au caractère à la fois mystique et social. Ils sont devenus aussi un enjeu des affrontements locaux. L’opposition exprime une hostilité virulente à l’alliance entre l’ordre et la bourgeoisie urbaine, marquée particulièrement par des épisodes anticléricaux vifs (Commune...).

3 La ville devient la capitale provinciale de l’ordre et profite de son ouverture commerciale, en particulier vers la Syrie, le Liban et l’Algérie : la province de Lyon est au cœur de l’apostolat envers les musulmans. L’installation en 1858 du scolasticat à Fourvière permet la naissance d’un foyer théologique et spirituel actif qui joue le

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premier rôle dans la naissance de la résistance spirituelle au nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale. Les derniers feux des jésuites lyonnais brillent alors avec « l’école de Fourvière », qui est plus une « orientation commune de volonté et d’intelligence » qu’une pensée élaborée en commun. Les mesures d’autorité prises par Rome, au début des années 1950, et la fermeture, en 1974, mettent fin à ce rayonnement lyonnais. L’ordre et la ville se sont donc fécondés l’un l’autre. Les différents articles de l’ouvrage parviennent ainsi à dresser les différentes facettes du portrait d’une rencontre réussie entre un ordre religieux et une ville.

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Sébastien Galceran, Les franc- maçonneries Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004, 117 p.

Jean-Pierre Laurant

1 La synthèse proposée, brève pour un aussi vaste sujet mais fort bien documentée, a été conçue sous l'angle d'une « nouvelle sociabilité », dans la ligne des travaux initiés par Pierre-Yves Beaurepaire (L'Autre et le Frère. L'étranger et la franc-maçonnerie en France au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1998) et Éric Saunier (Révolutions et sociabilité en Normandie au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. 6 000 francs-maçons de 1740 à 1830 , Publications de l'université de Rouen, no 250, 1999). L'étude historique sur les origines de métier et les mutations croisées entre l'Écosse et Londres à propos des maçons « acceptés », extérieurs au métier, a été justement analysée en insistant sur le caractère informel de ces pratiques instaurant un nouveau type de relations entre des hommes qui aspiraient à échapper aux querelles théologiques de leur temps ; peut-être le rôle de la Royal Society a-t-il été sous évalué (voir P. Mollier, R. Dachez in Renaissance traditionnelle, XVIII, 1997). Les développements sur les mutations opérées dans le contexte français avec le développement des hauts grades justifient le pluriel, il s'agit bien de franc-maçonneries dont l'évolution, liée au développement des États-nations, a accompagné celles des sociétés qui les portaient. Avec les limites de l'anticléricalisme, à l'occasion du refus par le Grand Orient de France de considérer toute forme religieuse comme nocive (André Combes, 1999), l'auteur aborde la question centrale du « socle identitaire » maçonnique, comment définir le « croire » des maçons ? Son analyse le conduit alors, à esquisser une « sociologie du rite maçonnique », fondée sur une description des pratiques et de leur charge émotionnelle ainsi que du contenu du « secret ». La bibliographie est précieuse, couvrant les divers aspects évoqués, y compris l'anti-maçonnisme. Un détail malheureux : « ésotérisme » n'apparaît pas à la fin du XIXe siècle mais au début.

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Vincent Geisser, La nouvelle islamophobie Paris, La Découverte, coll. « Sur le vif », 2003, 122 p.

Mouloud Haddad

1 « Islamophobie, n.f. (1994) : “De islam et -phobie”. Forme particulière de racisme dirigée contre l'islam et les musulmans. »

2 C'est la définition que donne le Petit Robert 2005 d'un de ces nouveaux « entrants » de l'année, en compagnie entre autre, de « Hidjab », « Burqa » ou « Communautarisme ». Vincent Geisser, chargé de recherches au CNRS (Institut de Recherches et d'Études sur le Monde Arabe et Musulman, Aix-en-Provence), en publiant à l'automne 2003 La nouvelle islamophobie, n'est certainement pas étranger à la promotion de ce néologisme. La thèse centrale de cet essai repose sur un postulat : il y a en France, et notamment depuis les attentats du 11 septembre 2001, une phobie de l'islam en tant que religion et civilisation et, par delà, un rejet de ceux qui sont supposés en faire partie. Cette peur de l'islam et des musulmans qui « se déploie de façon autonome », V. Geisser la distingue du racisme anti-arabe ou anti-immigré « plus traditionnel » puisqu'elle s'exerce non plus sur un référent ethnique mais religieux et en l'occurrence « sur tout signe visible de l'islamité. »

3 Dès la première page de son introduction, V. Geisser nous donne à lire les deux rapports qui justifient sa prise de position et qui sont à la base de son constat :

4 a) Le rapport 2001 de la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme (CNCDH) (organisation officielle rattachée au Premier ministre) qui relève que « si les Maghrébins et les “beurs” issus de l'immigration étaient jusqu'à présent plus particulièrement visés, ces violences se sont souvent élargies aux communautés arabo- musulmanes. »

5 b) L'étude du réseau RAXEN (Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes) réalisée dans quinze pays de l'Union Européenne après les attentats du 11 septembre 2001 et qui montre « dans tous les pays, une islamophobie latente [qui] a mis à profit les circonstances présentes pour émerger, se concrétisant sous la forme d'actes d'agression physique et d'insultes verbales. »

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6 Or, si le phénomène est constaté aussi bien en Europe qu'en Amérique du Nord, pour V. Geisser il existe bien une islamophobie « à la française » qui serait avant tout « une religiophobie » venue se greffer à un « contentieux historique » mêlant histoire coloniale, guerre d'Algérie mal « digérée », et anti-cléricalisme républicain. Tout au long de son ouvrage, l'auteur propose de nous éclairer sur les causes de cette nouvelle peur et les dangers quelle peut représenter pour notre société. Aussi décline-t-il sa démonstration en quatre parties correspondant aux quatre catégories d'islamophobes ou de « faciliteurs d'islamophobie » que son analyse a pu dégager.

7 Dans son premier chapitre « Islamophobie médiatique ; les journalistes et les intellectuels en question », l'auteur s'en prend ouvertement à ce qu'il appelle les « intellectuels médiatiques » largement responsables de la « diffusion et la banalisation de l'islamophobie au sein de la société française ». Pour V. Geisser, si les journalistes, notamment depuis la révolution khomeiniste de 1979, ne créent pas de l'islamophobie, ils « contribuent à la banaliser sous couvert d'investigation approfondies » en véhiculant clichés et stéréotypes du fait musulman présenté le plus souvent comme « une altérité radicale et conflictuelle ». Ainsi, l'auteur cite pêle-mêle les unes alarmistes des grands hebdomadaires hexagonaux (Marianne voilée du Figaro Magazine en 1985 ou jeune fille en tchador du Nouvel Observateur en 1989) ou « la traque » des télévisions d'une « prétendue réaction musulmane » aux attentats du 11 septembre 2001 « comme si les musulmans de France se devaient d'avoir nécessairement un avis sur Ben Laden ou les évènements en cours ». Mais le sociologue est plus irrité encore par le fait que les « intellectuels médiatiques » comme Alain Finkielkraut, Jean-François Revel ou Alexandre Adler, ont réussi à décrédibiliser et à marginaliser la parole des chercheurs spécialistes de l'islam, qu'ils soient islamologues, sociologues ou politologues, accusés d'angélisme et de ne pas avoir su prévoir le 11 septembre 2001.

8 Cette mise à l'écart des universitaires a permis la promotion médiatique d'experts sécuritaires – Antoine Basbous, Antoine Sfeir, Alexandre Del Valle ou Frédéric Encel – dont la notoriété s'appuie, sur un « prétendu réalisme » face au danger d'islamisation des banlieues hexagonales. Ces « nouveaux experts de la peur », dont il est question tout au long du deuxième chapitre, sont devenus, au grand regret de l'auteur, « les figures de références en matière d'islam et d'islamisme ». Pour V. Geisser, la figure la plus emblématique de ces « experts de le peur » est sans conteste A. Del Vale : ancien de l'extrême-droite « païenne » et militant de l'UMP de tendance souverainiste, il partage avec les experts militaires une même « haine de l'Amérique, le mépris de l'islam et des penchants pro-serbes ». Le 11 septembre 2001 est un véritable « événement providentiel » pour le jeune auteur puisqu'il passe en quelques jours des « milieux obscurs de la Nouvelle droite » aux projecteurs des plateaux de télévisions. Le plus dérangeant, pour l'auteur, est l'appui dont bénéficient ces experts de la part d'universitaires, ou de certains géopoliticiens qui prennent là une « revanche médiatique » sur le milieu académique qui les accepte mal ou certains chercheurs non spécialistes de l'islam. C'est le cas de la démographe de l'INED Michèle Tribalat ou du politologue du CNRS, Pierre-André Taguieff, qui « au nom d'un combat commun contre l'islamisme et la nouvelle judéophobie », en viennent à accorder des tickets d'entrée à des auteurs « peu scrupuleux sur l'origine de leurs informations et de leurs sources ».

9 Le troisième chapitre, consacré à cette « nouvelle judéophobie », est en fait le cœur de la démonstration de cet essai. En effet, nous ne pouvons comprendre le ton de La nouvelle islamophobie si nous oublions qu'il est une réponse, le titre est cependant là

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pour nous le rappeler, à celui de P-A. Taguieff, La nouvelle judéophobie, paru quelques mois auparavant (Paris, Mille et Une Nuits, 2002). La thèse centrale de ce livre est l'apparition en France, et singulièrement depuis les attentats du 11 septembre 2001, d'une nouvelle « judéophobie » (terme qu'il préfère à antisémitisme, trop lié à l'histoire européenne des xixe et xxe siècles), fruit d'une « alliance » objective entre islamistes et certains militants de gauche et d'extrême-gauche pro-palestiniens, anti-américains et anti-mondialistes et qui aurait pour prétexte l'anti-sionisme et la critique d'Israël. Pour l'auteur, cette thèse, qui n'a jamais fait l'objet d'une véritable enquête de terrain, ne tient pas. Il reproche à ses promoteurs une vision « conservatrice de l'ordre social [...] » censée prévenir de l'« imminence de conflits communautaires sur notre territoire. » C'est finalement toutes ces thèses, qu'il appelle « huntingtonienne in societa », que V. Geisser combat. Selon lui, elles créent un climat malsain en désignant les jeunes « Arabo-musulmans », aidés en sous-main par des « intello-gauchistes », comme les auteurs d'une nouvelle forme d'antisémitisme supplantant celui plus « traditionnel » des milieux d'extrême-droite et ourdissant de concert un prétendu « complot contre la République. »

10 Le quatrième et dernier chapitre est consacré à ce que V. Geisser appelle les « cautions ethniques » de la dialectique islamophobe : les acteurs politiques, intellectuels, religieux ou médiatiques « de culture musulmane » tirant leur légitimité d'une expertise « du vécu », se posant comme « décrypteurs autorisés des questions musulmanes » et tenant un discours catastrophiste, sur une « benladisation » supposée des banlieues françaises. Souvent proches du pouvoir algérien, ces personnalités diverses, du recteur de la mosquée de Paris Dalil Boubakeur au journaliste de Marianne Mohammed Sifaoui, ne perçoivent les enjeux de l'islam en France « qu'à travers le prisme du syndrome algérien, c'est-à-dire réduits à une lutte entre les “musulmans éclairés” et les “musulmans obscurantistes” ».

11 Œuvre d'un chercheur au CNRS, La nouvelle islamophobie, aurait pu être une étude sociologique sur les comportements islamophobes dans notre société, de la part d'individus ou d'organisations diverses, mais les outils de la démonstration scientifique, entretiens et références théoriques par exemple, ne sont pas réunis. En effet, le chercheur a choisi, le temps de cet essai, de troquer le costume du sociologue pour celui de l'intellectuel engagé, en allant au-delà du simple diagnostic, en ne se contentant pas de comprendre et d'analyser le phénomène mais en le dénonçant. La nouvelle islamophobie tient donc à la fois de l'engagement intellectuel et du « coup de gueule » pamphlétaire. L'ouvrage se lit d'une traite : l'auteur dénonce, raille, condamne. C'est un essai visiblement écrit rapidement et « sur le vif » qui est d'ailleurs le titre de la collection où le publie son éditeur. C'est un « J'accuse » dénonçant les différents « faciliteurs d'islamophobie » mais surtout la place qui leur est faite dans les médias. En effet, il s'agit avant tout d'une critique des médias et de l'image de l'islam et des musulmans qu'ils véhiculent. Les postures jugées islamophobes de certains intellectuels, experts ou « cautions ethniques » sont dénoncées parce qu'elles sont médiatiques et diffusent, loin de la réalité, une image « fantasmagorique du fait musulman. » Reste qu'au-delà des idées exprimées, et à l'instar de son alter ego P.-A. Taguieff, l'auteur de La nouvelle islamophobie pose par ses prises de positions sans concession, peu nuancées et en désignant nommément ses amis comme ses contradicteurs, la question de l'engagement public – engagement intellectuel bien sûr, mais également idéologique et partisan – de l'universitaire dans les débats qui agitent

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la société, notamment lorsque les dits débats rejoignent son champ de recherche habituel.

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Andrew Godley, Jewish Immigrant Entrepreneurship in New York and London 1880-1914:Enterprise and Culture Chippenham (GB), Palgrave, coll. « Studies in Modern History », 2001, 187 p.

Joëlle Allouche-Benayoun

1 Andrew Goldey, économiste et historien du travail, a publié de nombreux travaux sur l'« entrepreneuriat » ethnique, l'histoire de l'industrie vestimentaire et l'économie de la culture. La question qui fonde cet ouvrage est la controverse sur les raisons des médiocres performances économiques britanniques au début du XXe siècle. L'hypothèse de l'auteur est que la culture britannique valoriserait moins l'esprit d'entreprise que la culture américaine.

2 Pour la vérifier, A. Godley a l'idée de comparer les trajectoires sociales et professionnelles d'immigrants juifs originaires de la Russie tsariste qui s'installent, dans la période considérée, soit à Londres, soit à New York. Ces immigrants, considérés comme un groupe contrôle « naturel » parce qu'originaires d'un même lieu, sont arrivés au même moment dans les deux villes, avec pratiquement les mêmes compétences et le même désir d'entreprendre. Toutes choses égales par ailleurs, les différences éventuelles relevées entre les deux groupes quant à leur réussite sociale pourront être attribuées à leur lieu d'implantation. Le terrain d'études et de comparaison porte sur le secteur de l'industrie vestimentaire, dont les caractéristiques, dans les deux villes, sont particulièrement bien décrites. Pour étayer son hypothèse, l'auteur produit des données extrêmement fines sur la composition sociale, les occupations professionnelles, les caractéristiques familiales de ces immigrants juifs, à New York où des statistiques étaient disponibles, et à Londres où il a dû construire à l'aide de documents conservés dans les synagogues en particulier, des ensembles de données dont on ne disposait pas, jusque-là, de façon systématique.

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3 A. Godley estime à 14 % le nombre d'entrepreneurs juifs issus de cette immigration, en 1880 à Londres, taux qui avoisinera 18 % entre 1907 et 1914. Par comparaison, si le taux d'entrepreneurs juifs issus de cette même immigration s'élevait à 18 % en 1880 à New York, il s'élèvera très rapidement jusqu'à 35 % en 1914 dans les deux villes. L'auteur établit que ceux qui réussirent en tant qu'entrepreneurs étaient issus de couches sociales plus favorisées, parlaient mieux la langue, avaient constitué plus de réseaux sociaux que les autres immigrants. Mais, alors que l'esprit d'entreprise, la culture du « self made man » était valorisée à New York, c'est l'effort et la persévérance dans le travail salarié comme gage de réussite sociale qui étaient mis en valeur à Londres.

4 Le passage du travail salarié à la création d'entreprise s'avérait donc plus difficile à Londres du fait tout autant de la grande disparité des salaires que d'un certain mépris très britannique pour l'esprit d'entreprise : les deux combinés minent la volonté des travailleurs juifs les plus compétents de quitter le travail salarié pour créer leur entreprise. D'autant que les hauts salaires des travailleurs les plus compétents leur permettent, très rapidement, d'intégrer la classe moyenne et de se fondre dans la communauté juive. À New York par contre, pour atteindre les mêmes objectifs sociaux, les travailleurs juifs les plus compétents de l'industrie vestimentaire devaient créer leur entreprise : ce qu'ils firent en grand nombre. Bien que plus petites que leurs homologues anglaises, ces entreprises étaient plus compétitives parce qu'elles ne craignaient pas le défi et l'innovation (vêtements bon marché et « à la mode » pour la classe moyenne), valeurs économiques américaines par excellence. L'environnement socioculturel américain agissait comme un stimulus puissant pour la création d'entreprises, l'environnement britannique comme un frein : et la très grande proximité des deux populations dans les deux villes étudiées confirme, pour l'auteur, son hypothèse de départ sur l'influence des valeurs propres à une culture donnée sur le développement économique.

5 A. Godley livre ici un travail de réinterprétation de l'histoire économique de la Grande- Bretagne au début du XXe siècle, montrant comment des valeurs culturelles conservatrices, frileuses face à une certaine modernité économique, ont joué comme un frein à l'innovation et à la croissance.

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John C. Green, Mark J. Rozell, Clyde Wilcox, éds., The Christian Right in American Politics:Marching to the Millennium Washington (DC), Georgetown University Press, coll. « Religion and Politics Series », 2003, 296 p.

Ronan Teyssier

1 Plus de trente ans après son émergence sur la scène politique nationale, la droite chrétienne n'en finit pas d'attiser les passions les plus vives aux États-Unis. Faisant ce constat, J.C. Green, M.J. Rozell et C. Wilcox entreprennent, en réaction aux interprétations alarmistes et sensationnalistes, une analyse distanciée de l'implication des chrétiens conservateurs dans la politique américaine. En complément à leurs travaux antérieurs, traitant principalement de la droite chrétienne dans diverses compétitions électorales, les éditeurs proposent dans cet ouvrage un bilan de l'activisme politique chrétien conservateur depuis les années 1980 en privilégiant la dimension comparative d'une analyse État par État (state-by-state analysis). Pour ce faire, douze États ont été sélectionnés dans lesquels la droite chrétienne est présente, visible et structurée depuis plus de deux décennies. Les trois éditeurs ont sollicité la contribution de vingt-deux politologues spécialistes de la droite chrétienne dans leur État respectif, leur donnant pour mandat de dresser un inventaire des activités politiques du mouvement depuis les années 1980. Les douze études de cas composant cet ouvrage se suffisent à elles-mêmes et peuvent par conséquent être lues indépendamment les unes des autres. Toutes, cependant, respectent le canevas commun exposé par J.C. Green, M.J. Rozell et C. Wilcox dans le chapitre introductif qui ont ainsi demandé aux contributeurs d'inclure une présentation du paysage politique et religieux de l'État examiné, une description des organisations composant la droite chrétienne dans cet État ainsi qu'une évaluation des stratégies politiques mises en œuvre par les mouvements chrétiens conservateurs depuis le début des années 1980.

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2 En dépit de la diversité des chemins suivis par la droite chrétienne dans les douze États considérés dans l'ouvrage, chacune des contributions envisage les relations des mouvements chrétiens conservateurs à leur environnement politique en termes de soutiens, d'opportunités politiques et d'étendue de l'opposition (p. 8). Partout l'implication politique de la droite chrétienne a nécessité des soutiens. Toutes les études de cas présentées dans l'ouvrage confirment la prépondérance des protestants évangéliques dans le mouvement. À cet égard, l'analyse de C.D. Vinson et J.L. Guth portant sur la Caroline du Sud est exemplaire. Cependant, le Michigan ou l'Iowa offrent des contre-exemples intéressants dans la mesure où le mouvement s'y est trouvé bien organisé sans pour autant que la population évangélique y ait jamais été nombreuse. La droite chrétienne a, ainsi, su ponctuellement recevoir dans ces États du Midwest les appuis de conservateurs catholiques et protestants non évangéliques. Il reste que l'un des constats du livre est que la droite chrétienne américaine demeure réticente à franchir la ligne des clivages ethniques, ce qui la prive d'appuis potentiels parmi les populations conservatrices noire protestante et hispanique catholique comme le démontrent par exemple, analyse statistique à l'appui, J.C. Soper et J.S. Fetzer au sujet de la Californie (p. 227).

3 Au-delà des soutiens religieux nécessaires à la politisation du mouvement, toutes les contributions de l'ouvrage soulignent l'importance, pour la droite chrétienne, de la diversité des opportunités politiques rencontrées au fil du temps. Le mouvement a très clairement tiré parti des possibilités institutionnelles qui se sont offertes à lui, notamment en pénétrant le Parti Républicain dans la plupart des États. Cette stratégie a été mise en place au sein des groupes chrétiens conservateurs dans le courant des années 1980 après l'abandon successif des deux options alternatives que constituaient l'implantation bipartisane et la fondation de tiers partis. Malgré cette unité stratégique des factions de la droite chrétienne, chacune des analyses proposées dans l'ouvrage retrace un parcours spécifique des conservateurs chrétiens à l'intérieur du Parti Républicain des différents États pris en compte. Ainsi, l'accès de certains militants de la droite chrétienne à des postes importants au sein du Parti Républicain a été facilité, dans des États tels l'Iowa, le Colorado et le Minnesota, par la relative perméabilité des partis politiques à l'influence de groupes issus de la société civile. Dans les États du Sud, le succès des stratégies d'infiltration des chrétiens conservateurs est venu en partie de la faiblesse historique du Parti Républicain jusqu'à la fin des années 1970. Dans les États de l'Ouest, les gains effectués en terme d'influence à l'intérieur du Parti Républicain ont été rendus possibles par le fait que les partis politiques y constituent une ressource politique électorale limitée.

4 Si l'ancrage de la droite chrétienne à l'intérieur du Parti Républicain est un phénomène connu, l'un des points originaux de l'ouvrage est de documenter un autre type d'opportunité politique, les consultations référendaires d'initiative populaire, que la droite chrétienne américaine a parfois su exploiter. De nombreux États américains, particulièrement dans l'Ouest du pays, prévoient la possibilité de recourir à ces modes de démocratie directe. À cet égard, la contribution de R. Zwier portant sur le Colorado, offre une illustration remarquable de l'utilisation par la droite chrétienne des consultations populaires. Un autre exemple de l'utilisation de ce type d'opportunité politique est donné par M.C. Moen et K.T. Palmer au sujet du Maine. Les deux auteurs retracent avec minutie la mobilisation de la droite chrétienne, tout au long des années 1990, contre l'adoption de diverses orientations législatives prohibant la discrimination

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fondée sur le sexe. Après de multiples revirements de l'opinion publique et trois consultations référendaires à son initiative, la droite chrétienne a finalement réussi à faire prévaloir sa position.

5 En dépit de quelques victoires ponctuelles sur des enjeux précis, l'ensemble des contributeurs de l'ouvrage souligne, toutefois, que l'impact politique de la droite chrétienne demeure en fin de compte limité. Le mouvement chrétien conservateur aurait pu influer plus nettement sur la vie politique et sur les politiques publiques s'il n'avait pas suscité tout au long de son histoire un niveau considérable d'opposition. Les groupes chrétiens conservateurs ont, en effet, depuis les années 1980 régulièrement provoqué l'ire de leurs opposants « naturels », les groupes féministes ou les groupes de défense des droits des homosexuels. Ce type d'opposition s'est principalement cristallisé autour de consultations référendaires controversées à l'initiative de la droite chrétienne qu'évoque par exemple W.M. Lunch pour le cas de l'Oregon. La droite chrétienne ne cesse pas, par ailleurs, de susciter l'opposition de groupes de la gauche religieuse. J.W. Lamarre, J.L. Polinard et R.D. Wrinkle fournissent une excellente illustration de ce type d'opposition dans leur analyse du cas texan. De plus, chaque contribution rapporte des illustrations des divisions que la droite chrétienne a fréquemment suscitées au sein du Parti Républicain en coalisant contre elle des modérés du parti, le courant libertarien et certains républicains proches du monde des affaires. La plupart des contributions de l'ouvrage reviennent enfin sur les querelles internes au mouvement chrétien conservateur qui continuent de le fragiliser et hypothèquent, dans certains cas, la pérennité de son existence politique. Analysant le cas de l'Iowa, D.P. Racheter, L.A. Kellstedt et J.C. Green offrent à cet égard une illustration intéressante appuyée par des données empiriques qualitatives et quantitatives de l'effet des divisions internes sur l'impact politique du mouvement.

6 Dans un court épilogue, les éditeurs ne tirent pas de conclusion sur la base des études de cas mais évoquent brièvement la problématique de l'impact politique de la droite chrétienne d'un point de vue normatif (p. 277). Il est cependant regrettable que cette question pourtant fondamentale n'ait été qu'esquissée. Il est également décevant de constater l'absence d'un chapitre supplémentaire qui, synthétisant les éléments saillants de chacune des contributions, aurait sans aucun doute permis de dépasser l'analyse essentiellement descriptive. Pour autant, le projet annoncé dans les pages introductives est remarquablement mené à son terme et la qualité constante des contributions mérite incontestablement d'être soulignée. Le caractère limité des considérations conclusives, précédemment relevé, ne saurait par ailleurs hypothéquer la valeur de cet ouvrage que J.C. Green, M.J. Rozell et C. Wilcox ont conçu à la fois comme le bilan de leurs travaux passés et le prologue à un futur agenda de recherche.

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Francis Guibal, La gloire en exil. Le témoignage philosophique d'Emmanuel Levinas Paris, Le Cerf, 2004, 215 p.

Bénédicte Sère

1 L'ouvrage de Francis Guibal est un essai en forme de méditation sur la pensée et l'œuvre d'Emmanuel Levinas. Comme l'indique le sous-titre, Le témoignage philosophique d'Emmanuel Levinas, il s'agit pour l'auteur de pointer l'originalité du philosophe français imprégné de culture sémite et de comprendre en quoi l'ensemble de son œuvre est un « témoignage philosophique », expression volontairement oxymorique. En effet, la gageure d'Emmanuel Levinas fut de penser philosophiquement Dieu, ou, plus exactement, de penser philosophiquement l'absentement de Dieu, du Dieu silencieux d'Auschwitz, du Dieu d'après Auschwitz. Levinas a toujours énoncé explicitement son ancrage religieux et ses origines juives, affirmant que, pour lui, la philosophie dérivait de la religion. Comment, alors, accorder une véritable autonomie à une raison qui s'avoue et se reconnaît religieusement déterminée ? Tel est le nœud sur lequel se concentre Francis Guibal au fil des pages de ce livre.

2 Pour ce faire, il part du concept levinassien d'absentement de Dieu. La transcendance de Dieu, fondatrice de l'acception juive du monothéisme, est paradoxalement appréhendée dans son effacement même, dans son retrait, son absence, son exil. L'Infini est en exode. La gloire en exil. Phénoménologiquement, il n'en reste que la trace, le passage : la transcendance ne se montre que passée. Elle se dérobe à toute prise, à toute mainmise, surtout spéculative : « La gloire se refuse à l'audace de qui la cherche » (p. 30). Telle est la description du phénoménologue sur le Dieu d'Israël, ce Très-Haut insaisissable sinon dans son humilité radicale, proche de la kénose toute chrétienne. Or, cette kénose ne se réalise ni dans l'incarnation, ni dans la rédemption mais dans la création et la Loi. Cette transcendance en retrait ne se dit, en effet, que dans l'injonction éthique. Pour le dire autrement, le Très-Haut ne passe que dans et par l'« intrigue éthique de l'altérité », « la transcendance du Saint ne (se) passe que par cet envoi de l'un à l'autre » (p. 70). L'Infini me commande à partir d'Autrui, mon prochain,

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dont la responsabilité m'incombe impérieusement et malgré moi. En un sens, l'absence de Dieu est responsabilité infinie du sujet pour-l'autre, assignation absolue. Ainsi, dans un mouvement kénotique irréductiblement distinct de l'incarnation chrétienne, la Loi de Dieu se concentre toute entière dans la « Loi sinaïtique du Visage » – tu ne tueras pas –, lequel me dévoile l'idée d'infini : « Je m'approche de Dieu dans la mesure où je m'oublie pour mon prochain qui me regarde » (p. 46 citant En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, p. 215). Le Visage d'Autrui est donc la traduction phénoménologique de cette idée d'infini. Comme l'infini, il me déborde et m'advient sans que je puisse jamais en contenir l'immensité trop grande pour moi. Surtout, par sa nudité et l'exhibition de sa faiblesse, il m'assigne et me convoque, m'enjoignant à répondre de lui, dans une responsabilité infinie qui est élection en même temps qu'obligation. Une élection malgré moi. Éthiquement appelé et obligé, je passe du moi au me voici pour les autres : je est énucléé, expulsé de moi, appelé à sortir de moi-même, à mon tour en exode et en exil. Surgit alors le tiers grâce auquel ma pure responsabilité illimitée et infinie pour le prochain qui me réclame est quelque peu soulagée, soulagée du face-à-face asymétrique de l'injonction éthique. La « tertialité » régule et mesure ainsi mon risque d'épuisement. Entre la proximité du prochain et l'illéité du transcendant, la tertialité inaugure la justice, l'entre-nous de la communauté politique. Le troisième homme permet le passage de l'exigence éthique de la responsabilité à l'ordre politique de la justice et de la liberté.

3 Pour rendre compte d'une raison philosophiquement autonome et pourtant religieusement déterminée, Francis Guibal est remonté au dialogue, ininterrompu chez Levinas, entre son ancrage sémite et la rationalité grecque dans laquelle il se meut culturellement. Inter-locution féconde de deux traditions aussi riches qu'elles sont différentes. En s'ouvrant à la rencontre, le philosophe veut se laisser surprendre par la pluralité des rationalités dont l'une s'insinue dans l'autre : l'Infini qui surgit dans l'horizon intelligible de la raison grecque dont la reconnaissance interhumaine est un des éléments incontournables, les Écritures et le Talmud qui dérangent le Logos pour mieux l'accomplir, le Nom imprononçable qui traverse et descend dans le Visage de l'Autre en me convoquant. En unissant les deux traditions – biblique et grecque – Levinas aura déployé une phénoménologie de la transcendance en passage à travers l'intrigue éthique de l'altérité interhumaine : désormais – et c'est l'originale nouveauté que pointe l'auteur – la bonté est antérieure à l'être. Parce qu'il a fécondé la sagesse des Grecs par l'inépuisable richesse des Écritures, Levinas peut renverser la tradition philosophique occidentale en substituant l'éthique à la métaphysique comme philosophie première : l'absence de Dieu en abandonnant l'Être suscite les ressources de la responsabilité et interpelle à la bonté. Ainsi, l'idée de Dieu est autre que l'être, autrement qu'être « comme s'il y a avait une “universalité raisonnable” plus radicale et plus humaine que celle qui nous est venue des Grecs » (p. 135). L'Infini, en débordant la mesure de la raison, la provoque à un dépassement d'elle-même pour une plus grande radicalité philosophique.

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Bénédicte Harvard Duclos, Sandrine Nicourd, Pourquoi s'engager ? Bénévoles et militants dans les associations de solidarité Paris, Payot, 2005, 212 p.

Brigitte Bleuzen

1 Les recherches sur les nouvelles formes militantes ne manquent pas. L'ouvrage de Jacques Ion, La fin des militants (Paris, Éditions de l'Atelier, 1997), a ouvert la voie. Puis, des chercheurs de différentes disciplines ont investi cet objet de recherche en lui donnant un nouvel éclairage, tant au niveau des structures traditionnellement investies par les militants – syndicats, partis, etc. – que des formes nouvelles d'engagement – mouvement des « sans-papiers » avec Johanna Siméant, mouvement des chômeurs avec Didier Demazière et Maria-Teresa Pignoni, l'humanitaire avec la magistrale étude dirigée par Annie Collovald, L'humanitaire ou le management des dévouements (Rennes, PUR, 2002), ou mouvements alter-mondialistes. Les analyses présentent une dichotomie entre des formes passées et révolues d'engagement collectif et des formes nouvelles ou renouvelées qui génèrent de nouveaux espaces de concurrence pour le contrôle de la protestation. Bénédicte Harvard Duclos et Sandrine Nicourd proposent de déplacer les termes du débat en allant observer les pratiques militantes urbaines, tant au niveau des militants que de l'espace public. Comment l'action militante se manifeste-t-elle ?

2 Si les études font état d'une certaine versatilité des engagements, les auteurs y voient davantage la difficulté des associations à répondre aux attentes individuelles qu'une montée de l'individualisme. Si, dans les parcours militants, priment davantage la recherche de sens, la réalisation de soi et l'autonomie des sujets citoyens, l'hypothèse forte défendue dans l'ouvrage est que « le rapport au collectif est structurel dans l'engagement, [et que] l'idée même d'un engagement public individuel représente un non-sens » (p. 198).

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3 Il s'agira dès lors pour les auteurs de démontrer à la fois l'importance et le fonctionnement de la dialectique entre les parcours individualisés des militants et l'investissement sur la durée dans des « collectifs d'engagement ». Le choix de cette dénomination, synonyme d'association, insiste moins sur le caractère formel et légal de l'association de la loi de 1901, que sur les objectifs des associations et permet des rapprochements avec des partis politiques et syndicats ou autres groupements (p. 16).

4 Sur la base de cinq années d'enquêtes approfondies de terrain, les auteurs ont investi deux associations que tout sépare : Alphasol, nom d'emprunt, est une association de proximité qui propose des cours d'alphabétisation et de soutien scolaire ainsi que des permanences juridiques et d'écrivain public ; Le DAL (Droit au Logement), association beaucoup plus médiatisée, revendique l'accession au logement des plus démunis tout en leur offrant un soutien individualisé. Les deux associations attestent le glissement – proposé par Jacques Ion – du modèle institutionnel, national et vertical vers des fonctionnements horizontaux et localisés. L'action militante viserait davantage la résolution de problèmes sociaux à court terme que la lutte des classes, inscrite sur un plus long terme. Comment ces deux associations qui, a priori, n'ont pas beaucoup de points communs fidélisent-elles leur frange militante ? Quelles sont les modalités de construction de la solidarité avec les exclus ? Les auteurs ont relevé quatre types de motivations qui engendrent des parcours militants : 1. Être utile ; 2. Faire sens par rapport à sa propre histoire ; 3. Durer dans l'engagement à travers des rétributions et des gratifications matérielles et sociales ; 4. Se situer en accord avec les engagements valorisés du temps.

5 L'engagement serait donc un ajustement entre une histoire sociale personnelle et une organisation. Le collectif d'engagement joue alors sur deux registres. Doté de supports collectifs et de ressources objectives, le collectif d'engagement mobilise et reconnaît, dans des contextes sociohistoriques particuliers, les itinéraires individuels. Dans le profil des militants, on retrouve des personnes qui désirent « faire de la politique », sans pour autant adhérer à un parti, un syndicat. On peut ici opérer un parallélisme avec des études récentes portant sur des pratiques religieuses et la formule désormais célèbre de la sociologue britannique Grace Davie : « believing without belonging ».

6 Bénédicte Harvard Duclos et Sandrine Nicourd soulignent, par cette défection institutionnelle, la fragilité de l'action politique entreprise. Cependant, au-delà de l'urgence, de la course aux subventions et de l'injonction de résultats à court terme, ne faut-il pas, au contraire, y déceler des formes émergentes et inédites du politique notamment par de nouvelles modalités de socialisation et de solidarité qui croisent l'action de proximité avec l'inscription dans des réseaux transnationaux ?

7 Les chercheurs s'intéressant aux nouvelles configurations des formes militantes y trouveront un précieux outil de travail proposant des recherches empiriques, un point sur la recherche et de nouvelles pistes de réflexion.

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Frances Henry, Reclaiming African Religions in Trinidad. The Socio- Political Legitimation of the Orisha and Spiritual Baptist Faiths Kingston (Jamaica), University of West Indies Press, 2003, 224 p.

Erwan Dianteill

1 Dans l'ensemble des religions américaines dérivées du modèle yoruba, celles que l'on trouve à Trinidad et Tobaggo sont peut-être les moins connues. George E. Simpson fut l'un des premiers à les étudier dans les années 1960. On parlait alors de « Shango Cult », terme aujourd'hui désuet. Le travail de James T. Houk (Spirits, Blood and Drums: The Orisha Religion in Trinidad, Philadelphia, Temple University Press, 1995) restait la référence la plus récente. Frances Henry livre dans le présent ouvrage le résultat d'une enquête commencée à Trinidad en 1956 : c'est l'un des grands intérêts de ce livre que de restituer une expérience ethnographique sur le long terme. Les transformations sont ainsi évaluées par un même observateur, ce qui annule le biais produit par l'usage de sources historiques secondaires. L'une de ces transformations est le travail de légitimation à l'œuvre dans la religion des orishas. Alors qu'il s'agissait d'un « culte » méprisé par les classes moyennes et même persécuté par le pouvoir politique, cette religion a réussi à se faire accepter dans le paysage religieux de Trinidad et Tobaggo, au point de, presque, incarner l'identité nationale. Le nombre d'adhérents a augmenté, et des liens se sont établis entre pouvoir politique et pouvoir religieux. Plus récemment, Frances Henry a pu observer l'« africanisation » de ces religions, dont elle rend bien raison. Les processus décrits pour Trinidad sont aussi à l'œuvre au Brésil et, dans une moindre mesure, à Cuba. Ce livre ouvre ainsi la voie à des comparaisons qui pourraient être particulièrement stimulantes.

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Dean R. Hoge, Jacqueline E. Wenger, Evolving Visions of the Priesthood. Changes from Vatican II to the Turnof the New Century Collegeville (MIN), Liturgical Press, 2003, 226 p.

Céline Béraud

1 Le lecteur français pourra être étonné par la démarche conduite dans cet ouvrage américain qui appartient à un genre très largement tombé en désuétude aujourd'hui dans notre pays, celui de la sociologie pastorale. Il faut d'emblée souligner la grande rigueur méthodologique des deux auteurs, tout comme leur liberté de ton. Précisons aussi que le titre de l'ouvrage a quelque chose de trompeur. S'y trouve annoncée une étude des changements de conceptions de la prêtrise depuis Vatican II. Or, n'y sont véritablement abordées que les auto-perceptions développées par les clercs eux- mêmes. L'objet n'en est pas moins fort intéressant : c'est la thématique du rapport des prêtres à la tradition, au changement social dans la société ecclésiale qui se trouve posée.

2 Le corpus est constitué de données quantitatives et qualitatives. Au cours de l'année 2001, une enquête par questionnaires a été adressée à 1 200 prêtres diocésains et 600 religieux (avec des taux de retour d'environ 70 %). Celle-ci s'inscrit dans une série de sondages réalisés en 1970, 1985 et 1993. Le premier avait été décidé par l'épiscopat dans le contexte très incertain de la fin des années 1960 marquées par la contestation cléricale et de nombreuses défections. L'analyse s'appuie également sur vingt-sept entretiens semi-directifs ainsi que sur les points de vue recueillis au sein de sept focus groupes.

3 L'ouvrage s'ouvre sur une mise en perspective historique. À l'enthousiasme conciliaire a rapidement succédé, au cours de la seconde moitié des années 1960, l'impatience et la déception. Le décret Presbyterorum Ordinis ne tranche pas clairement entre deux conceptions de la prêtrise. Le désintérêt par rapport au ministère paroissial, décrit

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comme pauvre et routinier, constitue l'un des autres aspects de cette « crise catholique » à l'américaine. Le modèle cultuel (« cultic model »), déjà fragilisé, est alors sévèrement bousculé. Les prêtres n'entendent plus être définis comme des médiateurs, des distributeurs de sacrements, ni mener un mode de vie exceptionnel et distinctif qui les sépare de leurs contemporains. Les séminaires, institutions totales qui préparent l'esprit et le corps des candidats à la prêtrise, sont la cible de nombreuses critiques. Le nouveau modèle qui se trouve promu, davantage en phase avec l'ethos démocratique, est celui du prêtre serviteur et leader de sa communauté (« servant-leader model »). Le prêtre se distingue, alors, davantage par sa capacité spirituelle et institutionnelle à mobiliser les fidèles, que par un caractère ontologique conféré par l'ordination. Il est membre du « Peuple de Dieu » comme l'ensemble des baptisés. La frontière entre clergé et laïcat s'en trouve brouillée. Outre la réception du concile de Vatican II, les quarante dernières années sont aussi marquées par une sévère crise des vocations. Le nombre de prêtres a diminué de 12 à 14 % par décennie, alors même que celui des catholiques n'a cessé d'augmenter au sein de la population américaine (8 à 12 % par décennie, du fait des nouvelles vagues migratoires et de leur plus importante fécondité). De nouvelles formes de division du travail sont apparues. En 2001, on compte, pour 27 000 prêtres encore en activité, 12 851 diacres et 24 146 permanents laïcs (entre 1992 et 1997, leur nombre a augmenté de 35 %). Par ailleurs, les débats sur l'homosexualité et le scandale de la pédophilie ont sévèrement secoué l'Église catholique américaine.

4 Parmi les données quantitatives recueillies en 2001, citons l'âge moyen des prêtres, 60 ans, ainsi que celui à l'ordination qui s'est considérablement accru pour atteindre 36 ans. En ce qui concerne la comparaison entre les résultats obtenus en 1970 et en 2001, c'est la rupture entre générations qui est remarquable. Les prêtres sont aujourd'hui moins critiques que ne l'étaient leurs aînés par rapport à la formation reçue au séminaire : certes, ces institutions se sont depuis très largement réformées mais c'est aussi l'esprit de contestation qui a décliné. La part des prêtres se déclarant très heureux n'a cessé d'augmenter entre 1970 et 2001, tout particulièrement chez les plus jeunes. Les sources de satisfactions proviennent très largement des activités cultuelles. Ainsi 90 % des clercs interrogés en 2001 affirment qu'administrer les sacrements et présider la liturgie contribuent très largement à leur bonheur ; 80 % disent la même chose de la prédication. Les entretiens semi-directifs confirment cette tendance : la célébration de la messe et, plus encore, du sacrement de réconciliation sont fréquemment cités comme des moments de joie intense par les plus jeunes. Les prêtres d'aujourd'hui déclarent moins souvent que ne l'avaient fait leurs aînés être susceptibles de quitter leur ministère. La part de ceux qui souhaiteraient se marier, si le célibat devenait optionnel, s'est réduite. Par contre, ils disent être moyennement satisfaits de leurs conditions de vie, de leur situation financière ainsi que de leur vie spirituelle.

5 Parallèlement, dans un contexte de gestion de la pénurie sacerdotale, les problèmes auxquels sont désormais confrontés les prêtres ont changé : surmenage, demandes irréalistes émanant des fidèles et des moins fidèles, concentration de leurs activités sur les actes sacramentels dont ils détiennent canoniquement le monopole. La façon dont se trouve exercée l'autorité au sein de l'Église, la solitude, ainsi que le célibat, font aussi partie des principales difficultés quotidiennes dont les prêtres semblent le plus souffrir.

6 Le milieu des années 1980 marque un retournement dans les conceptions qu'ont les prêtres de leur ministère. Les prêtres les plus jeunes semblent alors renouer avec le modèle cultuel, c'est-à-dire avec une conception de leur rôle comme unique et sacré.

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Jaloux de leurs prérogatives, ils se disent moins disposés à partager leurs responsabilités avec des laïcs, tout spécialement des femmes. Ils paraissent fascinés par des attributs, objets et pratiques qui paraissaient tombés en désuétude : soutane, usage de clochettes pendant la prière eucharistique, utilisation du latin... Ils entendent ainsi apporter un soin particulier à la liturgie. Le rapport à la tradition se trouve recomposé : ce n'est plus le changement qui est valorisé, mais au contraire la stabilité. L'allégeance à Rome apparaît aussi comme une différence fondamentale. Ainsi le genre (l'ordination des femmes à la prêtrise), l'orientation sexuelle (l'admission des homosexuels) et le célibat constituent des thématiques dont une part des jeunes prêtres préfèrent qu'elles ne fassent pas l'objet de discussions publiques. Les propos recueillis dans les focus groupes permettent également de saisir le besoin de réassurance identitaire de ces clercs alors même que leur image et leur rôle sont devenus flous. La pratique de dévotions renouant avec des formes traditionnelles de piété (liturgie des heures, rosaire, adoration eucharistique), le recours à un directeur spirituel, la fraternité vécue avec d'autres prêtres ou au sein de groupes de prières plus larges, sont cités comme d'utiles soutiens.

7 Cet écart générationnel ne va pas sans risque de conflits, les jeunes reprochant aux aînés leur laxisme, les plus âgés critiquant la rigidité de ceux qui vont leur succéder. Des points communs apparaissent cependant, tout particulièrement la volonté d'accomplissement personnel. Les tensions sont susceptibles de se manifester également entre jeunes prêtres et permanents laïcs, tout spécialement les plus âgés et les plus diplômés d'entre eux (dont les conceptions se rapprochent de celles des clercs de la même génération).

8 Dans le chapitre 7, les auteurs examinent différentes hypothèses concernant les causes de ce retournement. La première, selon laquelle les séminaristes seraient désormais issus d'un nombre restreint de familles et de paroisses parmi les plus conservatrices, apparaît comme plausible mais doit être vérifiée empiriquement. D'autres constituent autant d'explications partielles : la part des convertis parmi les ordinands, le déclin social de l'autorité cléricale nécessitant des compensations en interne, les orientations prises par Jean-Paul II tout au long de son pontificat.

9 L'abondance de la littérature sociologique produite sur la prêtrise aux États-Unis tranche avec le relatif désintérêt français pour la question. Les ressemblances entre les deux situations nationales n'en sont pas moins nombreuses. De fait, la plupart des conclusions de l'enquête ne surprendront pas le lecteur bon connaisseur des évolutions en cours au sein du clergé français. Les spécificités américaines concernent principalement les questions d'ordre sexuel : discussion autour de l'ampleur exacte d'une éventuelle sous-culture gay dans les séminaires et les diocèses (objet du chapitre 6) ; impact désastreux du scandale de la pédophilie (dont la troisième vague qui a déferlé en 2002, c'est-à-dire dans l'année qui a suivi l'enquête, est évoquée en épilogue).

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Geneviève James, dir., De l'écriture mystique au féminin Sainte-Foy-Paris, Presses universitaires de Laval-L'Harmattan, coll. « Religions, cultures et sociétés », 2005, 167 p.

Bénédicte Sère

1 Recueil de huit contributions issues de deux colloques, le présent essai, dans sa dimension pluridisciplinaire et son approche transhistorique, articule trois polarités entre elles : la mystique, la féminité et l'écriture. Comme son titre le signifie, il ne s'agit pas tant de cerner le lien de la mystique dans son rapport à la féminité que de décrire les modalités d'une créativité littéraire suscitée par l'expérience mystique. D'emblée, l'ouvrage s'inscrit dans le courant historiographique du gender en insistant sur le rapport différentiel du féminin et du masculin à la création littéraire mystique dite mysticité. S'il est acquis que les femmes ont un attrait plus marqué pour le mysticisme, la production discursive relatant leur expérience s'avère le lieu particulier et insolite d'une énonciation du sujet féminin, autant dans le cadre d'un ordre hiérarchique essentiellement ecclésial et masculin que hors de ce cadre. Le choix de huit figures de la mystique universelle dépasse la taxinomie d'une Église officielle : trois saintes catholiques (Thérèse d'Avila, Marie de l'Incarnation, Lydwine de Schiedam), deux femmes de lettres au XVIe siècle (Catherine d'Amboise, Marguerite de Navarre), une orientaliste bouddhiste (Alexandra David-Néel), une femme accusée de sorcellerie (Tituba aux Antilles), une autre classée dans l'ésotérisme hallucinatoire (Madeleine). Face à de tels témoignages, deux questions centrales se laissent formulées : 1. Que révèlent leurs discours quant aux mécanismes des sociétés qui cherchent à les contrôler ? 2. Quels sont les invariants, par-delà les paradigmes littéraire, culturel, social et théologique, qui autorisent une approche cognitive de la mystique universelle ?

2 Quand elle demeure soumise au contrôle de la société ecclésiale et masculine, la femme mystique articule étroitement pensée mystique et culture lettrée : l'écriture lui est le lieu d'une énonciation de soi en tant que sujet féminin. Loin de la Fable mystique (M. de Certeau) et des spiritualités apophatiques qui consignent l'expérience extatique dans l'ineffable de sa transcription, les femmes des XVIe et XVIIe siècles attestent la

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performativité de leur écriture mystique, quels que soient les genres littéraires qu'elles adoptent (poésie, littérature symbolique proche de l'amour courtois, écritures métaphoriques, relations épistolaires, journal...), tant il est vrai que les grands mystiques sont toujours de grands écrivains. Chez Catherine d'Amboise, l'union mystique se réalise dans et par l'écriture. Le langage est avènement mystique. La poésie non seulement simule la présence de l'Aimé, ce grand Absent, mais surtout actualise l'expérience mystique tout en célébrant sa traduction langagière : « L'expérience mystique n'est pas chez Catherine d'Amboise au-delà des mots, mais naît à même le discours, au sein de l'écrit dans sa matérialité la plus concrète. Aussi le désir d'union avec l'Époux divin est-il d'abord un désir d'écrire et un désir d'être lue » (p. 25). Par ailleurs, le discours mystique trouve sa légitimation dans l'appropriation paradoxale d'un système exclusivement masculin, celui de la théologie officielle. En effet, Marguerite de Navarre, dans le cadre de la relation épistolaire et spirituelle avec son confesseur, Guillaume Briçonnet, déploie la métaphore de la victimisation, constitutive pour elle du christianisme : l'impuissance et la pauvreté sont les voies uniques de la transcendance et les conditions de la perfection. Par un paradoxe mystique, le désir de négation de soi en vient à être le lieu d'une affirmation du sujet en tant que fondement de cette négation. Ainsi, en réalisant pleinement le discours théologique masculin, la femme se fait à son tour théologienne, en une énonciation paradoxale de soi où négation et pauvreté principielle valident et légitiment un véritable discours ontologique qui lui serait autrement interdit. Chez Marie de l'Incarnation, c'est la modalité narrative de l'expérience mystique qui prédomine, hors de tout discours rationnel. La sainte ne cherche pas à convaincre. Comme Thérèse d'Avila, en faisant prévaloir la description sur l'argumentation, elle préfère l'épreuve à la preuve, l'intelligence du cœur à l'esprit de la rationalité moderne : « l'importance, c'est que les paroles sonnent » (p. 69).

3 Si elle trouve une relative reconnaissance lorsqu'elle demeure sous contrôle hiérarchique, l'écriture mystique tombe vite dans la marginalité dès qu'elle s'en affranchit. Par delà le textuel, la manière dont Huysmans lit l'expérience corporelle de Lydwine de Schiedam montre les limites de la parole face au mystère de l'extase. Chez Lydwine, le corps supplée à l'impuissance de la parole et le cri s'écrit dans ce corps- texte ou corps parlant. Les maux et les douleurs physiques, l'anorexie et la maladie creusent le corps souffrant autant que le désir et laissent la trace d'une expérience au- delà du dicible. Dans des régions plus orientales, la célèbre exploratrice du Tibet, convertie au bouddhisme, l'européenne Alexandra David-Néel, transcende son appartenance religieuse et culturelle pour attester d'un paradigme transculturel de l'expérience mystique et du désir d'infini. De même, l'écriture et l'expérience mystique, quand elles ne se plient pas aux critères établis par la hiérarchie mâle tombent inéluctablement dans la marginalité sociale et dans la stigmatisation hérétique. Ainsi l'exemple de Tituba, dite sorcière et hérétique, quimboiseuse noire qui se dérobe à la domestication des maîtres blancs aux Antilles. Si l'on suit Grace Jantzen, pour qui l'idée de mysticisme est une construction sociale, les hérétiques sont alors des failed mystics, « mystiques ratées ». Enfin, l'itinéraire de Madeleine (1889-1981) révèle à lui seul les avatars d'une expérience mystique dans son rapport aux pouvoirs institutionnels. D'abord visionnaire d'un traditionalisme catholique, approuvée et reconnue par les plus hautes autorités ecclésiastiques, Madeleine bifurque en cours de route, hors des chemins cautionnés par le clergé, pour s'orienter vers l'ésotérisme, se privant par là de tout encadrement normalisateur et de toute assistance institutionnelle. Peu à peu, elle

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dévie vers des hallucinations de type psychopathologique et mêle l'hétérodoxie au délire psychanalytique, dans le désintérêt de l'Église qui abandonne son cas à la science et à la psychiatrie.

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Journal des anthropologues.Éducation, religion, État Paris, Association françaises des anthropologues (100-101), 2005, 411 p.

Gwendoline Malogne-Fer

1 Ce numéro 100-101 du Journal des anthropologues réunit dix articles autour du thème « Éducation, religion et État ». Ces articles, qui traitent prioritairement de l'islam, s'articulent autour de trois grands axes. Le premier montre comment l'école concentre toutes les aspirations d'intégration et de mobilité sociales et cristallise des objectifs contradictoires – entre émancipation des individus et soumission à l'institution scolaire – illustrés en France par « l'affaire » du voile islamique à l'école. Le deuxième axe revient sur la notion de laïcité et ses ambiguïtés. Le troisième analyse comment le système éducatif devient un élément central des politiques de colonisation (française et britannique), d'indépendance (Pakistan, Algérie) et d'islamisation (Iran) et comment coexistent écoles confessionnelles et écoles d'État.

2 Christine Delphy décrit, de manière particulièrement convaincante, comment l'interdiction du voile islamique à l'école, au nom des principes de laïcité et de droits des femmes, est d'abord l'expression d'un racisme quotidien qui transforme les préjugés à l'égard de l'islam en preuve du bien-fondé des actions « civilisatrices » de la France. L'utilisation des inégalités entre les sexes, comme catégorisation des sociétés selon le degré de civilité, remonte à l'époque coloniale où les femmes étaient vues « tels des relais de la civilisation dans leurs propres familles » (p. 272) et où le statut des femmes devint « une sorte de test à l'acide séparant les cultures valables de celles fondamentalement invalides » (p. 270). Les jeunes d'origine maghrébine, dans un contexte marqué par l'échec de l'intégration, transforment les stéréotypes négatifs en valeurs positives, se réapproprient et revendiquent une identité différente qui s'exprime sur plusieurs registres et notamment religieux. La médiatisation du foulard à l'école montre, enfin, une instrumentalisation et une récupération politiques des revendications féministes occultant le droit à l'éducation de ces jeunes filles voilées qui

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n'ont eu que très rarement l'occasion de pouvoir donner leurs interprétations personnelles des pratiques religieuses (obéissance à Dieu, choix individuel).

3 L'article de Marie Lejeune et Simona Tersigni rejoint celui de Christine Delphy sur au moins un point : l'inégal accès des hommes et des femmes à la prise de parole publique. Alors que les hommes à la tête d'associations musulmanes se revendiquent comme porte-parole des musulmans, les femmes, lorsqu'elles parlent de la religion dans un espace public, ne l'évoquent qu'en termes personnels. Les deux auteures analysent l'enseignement public comme espace de revendication individuelle et collective en France à partir de l'exemple des jeunes musulmans scolarisés et montrent par quels biais les jeunes s'adaptent à l'institution scolaire (présentée comme le lieu unique d'intégration et de mobilité sociales), contournent les règlements (déserter la cantine par respect des normes alimentaires islamiques) et élaborent des compromis (port d'un foulard discret) avec les représentants de l'institution scolaire. Si l'article de Christine Delphy mettait en évidence la mécanique implacable des pouvoirs politiques et l'utilisation abusive qui est faite des revendications d'égalité entre les sexes pour légitimer un racisme ordinaire, l'article de Marie Lejeune et Simona Tersigni offre un autre point de vue, celui des élèves musulmans et des acteurs associatifs locaux qui focalisent toute leur attention sur la réussite scolaire, ce qui les amènent à dénoncer, au nom des valeurs républicaines, les inégalités scolaires dont sont victimes les élèves, et à développer des activités de soutien scolaire pour pallier les insuffisances de l'école.

4 Mondher Kilani et Christopher Sinclair mettent en perspective la laïcité française – et relativisent sa spécificité – en la resituant dans le contexte européen à travers l'exemple de la Suisse et de l'Angleterre. M. Kilani note que les religions sont souvent utilisées comme catégorie de perception et d'exacerbation des différences culturelles et souligne les effets contre-productifs du modèle républicain universaliste français qui provoque, par réaction, une revendication des différences culturelles et religieuses de la part des immigrés et enfants d'immigrés, rejoignant par là le point de vue de Christine Delphy. L'auteur rappelle le pragmatisme du modèle helvétique plus respectueux des diversités religieuses que le modèle rigide de la laïcité à la française tout en soulignant néanmoins les dangers du « communautarisme » en France comme en Suisse. M. Kilani conclut par un plaidoyer pour une laïcité déconfessionnalisée, une laïcité qui cesse de fonctionner avec, comme modèle implicite, une hiérarchisation entre les différentes religions.

5 Christopher Sinclair, à partir de l'exemple anglais, montre de façon claire et détaillée les limites du compromis entre État, religion et éducation outre-manche. Le système éducatif anglais, marqué historiquement par un pluralisme culturel, religieux et politique, est le résultat d'un compromis entre le camp laïque et le camp religieux qui se traduit par le maintien d'écoles privées confessionnelles et le maintien au sein des écoles publiques non confessionnelles d'un enseignement religieux protestant. Néanmoins, ce compromis, élaboré en 1944, est mis à mal par la déchristianisation de la société et par la présence accrue de l'islam, consécutive à une forte immigration en provenant des anciennes colonies, Inde et Pakistan. Un nouveau modèle apparaît, celui du multiculturalisme que l'auteur définit « comme une tentative d'adaptation du pluralisme britannique traditionnel à la diversification ethnique et religieuse de la société anglaise entre 1950 et 1980 » et qui « n'a pas pour objectif d'accentuer les divisions intercommunautaires, mais au contraire de créer des conditions sociales équitables et harmonieuses propres à favoriser l'intégration des individus » (p. 82-83).

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Le système scolaire qui doit jouer un rôle central dans cette politique multiculturaliste est, depuis 2001-2002, l'objet de critiques : les écoles confessionnelles, loin de favoriser l'intégration sociale et l'apprentissage d'une identité commune, seraient le lieu de formation de futurs fanatiques et d'exacerbation des violences interreligieuses.

6 Les articles suivants analysent le système éducatif comme enjeu idéologique et instrument politique. Lors de la période de colonisation, les écoles – mises en place par les puissances colonisatrices française et britannique – sont réservées à une minorité et servent essentiellement à former une élite (Algérie et sous-continent indien). Cet enseignement coexiste avec celui dispensé par les institutions religieuses qui développent des méthodes propres ou, au contraire, s'inspirent des méthodes d'enseignement britannique (Pakistan). L'Iran au XIXe siècle offre, également, une configuration de juxtaposition de deux modèles éducatifs, génératrice de tensions. Avec l'indépendance, le système éducatif a désormais pour objectif de former des citoyens éduqués et une conscience nationale. Si la période d'indépendance a privilégié le remplacement d'une identité religieuse par une identité nationale, l'islamisation du pouvoir maintient les deux versants – religieux et national – de l'identité fortement imbriqués.

7 Yves Guillermou analyse les rapports entre l'école, l'État et le religieux en Algérie, en adoptant une perspective historique instructive allant de la période précoloniale à nos jours. Cet article prend également en compte les rapports de genre pour expliquer la meilleure réussite scolaire des filles dans le secondaire et le supérieur. Avec la colonisation française (1830-1962), l'éducation, qui relevait précédemment, des instances religieuses, a désormais pour objectif d'inculquer les bienfaits de la colonisation, la supériorité de la culture française et se structure en deux branches rappelant les deux catégories de citoyens évoquées par Christine Delphy (p. 266). Jusqu'à la veille de la Première Guerre mondiale, la scolarisation (essentiellement l'enseignement primaire), reste limitée à une infime partie de la population pour manque de moyens administratifs, réticences des populations musulmanes et hostilité des colons qui voient, dans l'octroi de droits à l'éducation pour tous, les premiers pas vers l'égal accès à une pleine citoyenneté. C'est un des paradoxes des politiques scolaires en situation coloniale que de prôner tout à la fois l'émancipation des individus éduqués et la nécessaire soumission à l'État colonisateur. Avec l'indépendance de l'Algérie, priorité est donnée à une politique de scolarisation massive qui répond à des impératifs politiques, économiques et de justice sociale et qui s'accompagne de l'arabisation de l'enseignement et de l'institution d'une discipline spécifique d'éducation islamique. Malgré la démocratisation de l'éducation, des inégalités subsistent entre les sexes, les villes et les campagnes et les classes sociales. Ce sont ces échecs que les groupes islamistes radicaux, fortement intégrés dans le système scolaire et dans les mosquées, vont exploiter à partir des années 1980.

8 Saeed Paivandi analyse, en Iran, l'échec de l'islamisation de l'école consécutive à l'avènement de la République islamique. Après la révolution de 1979, l'islamisation de l'école se traduit par le contrôle accru des enseignants et des élèves, l'augmentation des heures d'enseignement religieux et l'introduction de pratiques religieuses comme la prière. La « purification de l'esprit » est plus importante que l'enseignement, les fondements idéologiques de l'école sont centrés sur les valeurs religieuses. Mais un quart de siècle plus tard, le constat est celui d'un échec de l'islamisation de l'école et une critique des dysfonctionnements du système éducatif que l'auteur analyse

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essentiellement à travers les pratiques déviantes des jeunes : hypocrisie, double langage, engagement minimal aux manifestations religieuses obligatoires. Parce que l'école n'est pas seulement un lieu d'inculcation de normes et valeurs mais aussi un lieu de sociabilité particulièrement apprécié par les jeunes, l'école enseigne, à ces derniers, à transgresser les normes institutionnelles, à dissocier pratiques obligatoires et adhésion totale et constitue un lieu d'émergence d'un regard critique et distancié : « les mécanismes de contrôle imposés par l'institution (scolaire) produisent des effets opposés à ceux qu'ils sont censés produire » (p. 199). L'auteur ne précise cependant pas les conditions dans lesquelles les entretiens avec les élèves ont été réalisés – précisions qui auraient pu renseigner sur le degré de coercition de l'institution scolaire – et note qu'enseignants et familles partagent, également, un regard critique vis-à-vis de l'école, sans mentionner s'il s'agit des mêmes critiques que celles formulées par les adolescents.

9 Michel Boivin étudie comment la création de l'État du Pakistan, en 1947, a entraîné une politique de nationalisation et d'islamisation du système éducatif, à partir de la fin des années 1950, qui s'est heurtée à la diversité de l'islam au Pakistan et à l'organisation des oulémas en réseaux associatifs et qui a plus durement touché les minorités musulmanes minoritaires (ismaéliens) que les minorités non musulmanes (hindous) dont les droits sont garantis constitutionnellement.

10 Nicolas de Lavergne analyse la place qu'a prise le kuttâb, ou « école coranique », au sein du système scolaire égyptien contemporain et souligne que, si ces écoles ont disparu depuis les années 1970-1980 des grandes villes, elles se maintiennent en milieu rural, remplissant des fonctions éducatives, religieuses et surtout linguistiques. Après une description de l'emploi du temps des élèves au sein d'un kuttâb proche de Louxor et des techniques de mémorisation et d'apprentissage de la lecture et de l'écriture du Coran, l'auteur retrace, brièvement, l'histoire de ces écoles depuis le XIXe siècle, l'étatisation d'une partie d'entre elles devenues, par la suite, les structures de base de l'enseignement primaire. Aujourd'hui, le kuttâb a essentiellement une fonction de pré- scolarisation, il joue le rôle d'une école maternelle qui enseigne aux jeunes enfants les bases de la maîtrise de l'arabe littéraire : c'est donc grâce à un enseignement linguistique recherché que l'instruction religieuse dispensée au sein du kuttâb se trouve revalorisée.

11 Alexandra Thircuir montre comment l'indépendance du Kirghizstan en 2003 a entraîné un désengagement de l'État en matière éducative et la libération du marché de l'éducation. L'article ne traite pas du thème de la religion mais développe une réflexion intéressante sur les mécanismes de la corruption – et de ses modes de justification – qui touchent l'ensemble de la société et le système universitaire en particulier. L'auteur reprend une définition de la corruption par la Banque asiatique du Développement qui inclut non seulement les pratiques d'enrichissement par abus de position sociale ou professionnelle mais, également, ce qu'on appellerait en français les « passe-droits ». La libéralisation du marché de l'éducation s'est traduite par la création d'universités privées et publiques qui fixent elles-mêmes les droits d'inscription et créent des filières qui répondent davantage à des logiques lucratives qu'à des besoins en formation.

12 L'intérêt majeur de ces articles est d'adopter, le plus souvent, une perspective historique pédagogique. Néanmoins, l'intérêt quasi exclusif porté à l'islam et aux politiques d'islamisation des institutions scolaires ne permet pas d'atteindre pleinement l'objectif affiché, en introduction, par Monique Selim et Annie Benveniste

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qui voulaient mettre en évidence « les rapports entre éducation, État et religion dans différents contextes sociaux, politiques, économiques et ethnoculturels » (p. 33). Plusieurs de ces auteurs soulignent que les religions sont utilisées comme élément d'exacerbation des différences culturelles. Il serait néanmoins intéressant de poursuivre cette réflexion en explorant d'autres pistes que celle d'une appartenance et d'une pratique religieuses se définissant, exclusivement ou prioritairement, par réaction – aux politiques publiques, aux médias ou au regard de l'autre – en étudiant, par exemple, les recompositions des identités culturelles et religieuses en situation de migration ou en reprenant les travaux de Danièle Hervieu-Léger sur la religion pour mémoire. Enfin, la laïcité française est présentée comme homogène alors que la non application dans les colonies de la loi de séparation des Églises et de l'État de 1905 offrait la possibilité d'étudier – en prenant en compte les départements, territoires et pays d'outre-mer – la diversité des pratiques et des conceptions de la laïcité à l'intérieur de la République et du système éducatif français.

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Bernard Kaempf, dir., Rites et ritualités Paris, Le Cerf – Lumen Vitae – Novalis, 2000, 435 p.

Nicolas de Bremond d’Ars

1 Voici un ouvrage qui reprend les actes du Congrès de la Société internationale de théologie pratique francophone de Strasbourg, 1998. Il s'agit d'un état des lieux pluridisciplinaire et pluriconfessionnel qui pourra intéresser les chercheurs sur le protestantisme et le catholicisme, mais aussi, par telle ou telle contribution, ceux pour qui le bricolage des rites dans la modernité constitue une piste de recherche. Cependant, son orientation propre limite sérieusement l'importance heuristique pour la recherche en sciences sociales.

2 Les vingt-quatre contributions sont organisées en sept parties : rites et pastorale ; rites, Église et sacrements ; rites et mythes ; rites séculiers ; rites et mort ; rites et pouvoir ; rites et identité. Les apports théoriques ou critiques côtoient les monographies, parfois trop descriptives. L'unité du regard n'est pas acquise – mais c'est la règle du jeu d'un congrès. Il est intéressant, à cet égard, de noter l'existence d'une « théologie pratique » qui se distingue à la fois d'une théologie de type classique (dogmatique, biblique, sacramentaire, etc.) et du simple inventaire des pratiques : il semble que les sciences sociales y trouvent potentiellement leur compte. Elles sont à plusieurs reprises convoquées dans ce Congrès, comme instances de décryptage critique. Citons pour l'exemple : Abel Pasquier, « Identification des rites initiatiques contemporains » (chap. 11), Sophie Tremblay, « Les dimensions collectives d'une demande individualisée : l'exemple du baptême des enfants » (chap. 4), Raymond Brodeur, « De l'eucharistie à la première communion : du rite cultuel à l'acte culturel » (chap. 6), et Gilbert Vincent, « Dialectique du rite et du récit » (chap. 12). Malheureusement, la confusion s'installe souvent en raison des nécessités de « théologisation » qui conduisent les auteurs, contraints par la durée limitée de leur intervention, à passer sans prévenir du registre analytique au registre théologique, ou bien au registre prescriptif (en vue d'une transformation des pratiques ecclésiales). On touche sans doute là les limites de cette « théologie pratique ».

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3 Le contenu des expériences pratiques qui servent de point d'appui et d'horizon aux contributions concernent majoritairement les rites de naissance et les rites de mort. Si l'on y apprend comment les Églises gèrent les situations limites, c'est-à-dire les demandes et situations qui échappent aux ordres pastoraux habituels, à aucun moment on ne prend au sérieux la question de la transformation du religieux dans les sociétés de la modernité. Le paradigme de la sécularisation n'est pas évoqué, alors que la perte du religieux apparaît manifestement. Le bricolage est évoqué çà et là, sans que les recompositions symboliques et rituelles constituent autre chose qu'une illustration contextuelle. Le texte de Gilles Routhier, « Le devenir des rites d'initiation chrétienne dans une société marquée par le pluralisme » (chap. 9), reprend les problématiques historiques sur le nécessaire compromis entre ritualités chrétiennes et non chrétiennes, mais n'explore pas plus avant (faute de temps ?) le pluralisme contemporain.

4 Au total, un bon exemple d'une certaine forme de travail d'analyse sociale marquée par les préoccupations stratégiques confessionnelles.

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Donald B. Kraybill, Carl Desportes Bowman, On the Backroad to Heaven. Old OrderHutterites, Mennonites, Amish, and Brethren Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, coll. « Center Books in Anabaptist Studies », 2001, XVIII + 330 p.

Willem Frijhoff

1 Les auteurs de ce volume, attractif, bien documenté et agréable à lire, sur les différents mouvements anabaptistes aux États-Unis et au Canada anglais sont tous deux sociologues et spécialistes réputés de l'anabaptisme américain, en particulier les Amish, bien connus du grand public (Kraybill), et les Brethren, anabaptistes d'obédience germanique pratiquant le baptême public par immersion (Bowman). Ils présentent ici une synthèse de leurs travaux échelonnés sur plus de dix ans, étendue à l'ensemble du champ anabaptiste américain, en y incluant les Hutterites, frères moraves introduits vers 1870 et particulièrement nombreux au Canada anglais, et les Mennonites d'origine suisse, allemande ou néerlandaise. Plus qu'une étude savante, l'ouvrage se veut un survol panoramique, doublé d'un guide fiable dans la forêt à première vue impénétrable des sectes anabaptistes totalisant plus d'un demi-million de fidèles et pratiquant le retrait du monde moderne ou refusant, au nom de la foi ancestrale, certains aspects, valeurs ou produits des sociétés contemporaines. En tant que tel, il constitue certainement une réussite. Grâce à une série de cartes, schémas, tableaux et illustrations bien conçus et bien choisis, le lecteur s'y familiarise rapidement avec les mouvements qui se réclament de l'Old Order (le régime ancien), avec leur genèse et leur histoire, leur filiations et divisions, leur diffusion et succès. La description des quatre courants met l'accent sur leur style de vie, leurs convictions et valeurs, leurs pratiques religieuses et éducatives, leurs formes d'exclusion ou de contrôle social, leurs velléités d'opposition au monde moderne ou leurs conflits avec les autorités, le tout dans un style clair et parsemé d'exemples parlants. La présentation des quatre grands

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mouvements est suivie par quatre autres chapitres dans lesquels les auteurs posent, avec bonheur, quelques questions essentielles sur l'identité propre de ce courant, la raison d'être des groupes, leur conscience de soi, et leur façon de venir à bout d'un environnement considéré comme périlleux ou hostile. Dans un beau chapitre sur les convictions communes des quatre mouvements, les auteurs examinent les concepts clés de l'ensemble de ce champ religieux, tels que l'ordre, la Gelassenheit (l'attitude de renoncement individuel en s'en remettant à la volonté de Dieu ou à la direction du groupe), le refus de résistance et de violence, le non-conformisme, le repli sur soi des communautés, le riche langage de leurs signes et représentations, et des pratiques, produits et agencements symboliques.

2 D'autres chapitres examinent différents aspects des défis posés par la société contemporaine aux mouvements anabaptistes, en particulier pour ce qui est de l'usage de la technologie et de l'électronique devenu incontournable pour une gestion adéquate des processus de production et d'écoulement des biens commerciaux, qui continuent d'être au cœur de la raison de vivre des communautés. Les auteurs montrent bien comment les anabaptistes, et en particulier leurs leaders intellectuels, luttent constamment pour arriver à une meilleure équation entre les préceptes anciens et les désirs des jeunes générations, entre un modèle suranné et fixiste de relations sociales et la gestion des changements intervenant sans cesse dans les rapports sociaux nouveaux, entre les inévitables adaptations à la vie nationale et les convictions et exigences identitaires du groupe. Ce qui, vu de l'extérieur, ressemble souvent à une casuistique un peu cocasse (le téléphone exclu de la maison mais accepté dans une cabine, l'électricité refusée lorsqu'elle vient du réseau public mais permise sous forme de piles, le fast-food autorisé seulement en voyage), s'avère en fait une lutte incessante pour maintenir la richesse symbolique intérieure du groupe, ainsi que sa cohésion et son identité, dans un monde en mouvement qui, somme toute, n'est vraiment refusé que pour autant qu'il enfreint ses valeurs de base. Le refus obstiné de missionner, et de vouloir répandre leur mode de vie et leurs croyances au-delà des limites des communautés historiques, est sans doute la caractéristique la plus étonnante de ces mouvements, et la plus difficile à accepter dans une société américaine globale qui s'acharne à vouloir imposer son style de vie aux autres et qui attend, de tous, une agressivité sociale similaire. Comme le concluent les auteurs, l'investissement individuel des membres de ces groupes est d'un coût élevé, mais les valeurs d'identité, sens et belonging qu'ils en retirent, sont de bien appréciables bénéfices dans une société moderne en fragmentation.

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André Laliberté, The Politics of Buddhist Organizations in Taiwan: 1989-2003. Safeguarding the Faith, Building a Pure Land, Helping the Poor Londres-New York, RoutledgeCurzon, 2004, 178 p.

David A. Palmer

1 Ce livre est une analyse comparative du comportement politique de trois grandes associations bouddhiques dans le Taïwan contemporain. Le premier cas étudié, la Buddhist Association of the Republic of China (BAROC), fut l'association bouddhique officielle dans le système corporatiste du régime Guomindang jusqu'à la levée de la loi martiale en 1987. Depuis l'ouverture politique de l'île, cette association peine à asseoir son autorité sur le monde bouddhiste ; dominée par la vieille génération d'immigrés de Chine continentale, elle représente les intérêts de la communauté monacale traditionnelle, qu'elle défend auprès de l'État par un lobbying discret. Le deuxième cas, celui de la Montagne de la Lumière du Bouddha (Foguangshan), mouvement laïc fondé par le moine Xingyun, se réclame de la tendance réformiste et modernisatrice de Taixu, favorable à l'engagement politique des bouddhistes. Proche du Guomindang, Xingyun a pourtant mollement appuyé la candidature rivale d'un bouddhiste laïque aux élections présidentielles de 1996, et a mobilisé ses 450 000 adeptes lors de manifestations en 1997, exprimant ce que l'auteur appelle une stratégie de « remontrance » envers le gouvernement. Le troisième cas étudié est la fondation bouddhique caritative de Tzu Chi (Ciji gongdehui), dirigée par la moniale Zhengyan, qui s'inscrit également dans la lignée réformiste de Taixu, mais prône une abstention rigoureuse de toute activité politique. Mouvement caritatif qui prétend compter quatre millions de bénévoles et d'adhérents, Ciji est l'une des plus grandes associations de la société civile taïwanaise. Malgré ses ressources immenses, elle n'a jamais mobilisé ses adeptes contre le gouvernement, ni critiqué sa politique sociale, et s'est toujours contentée de faire de bonnes œuvres, faisant office d'appoint aux carences du système de protection sociale taïwanais, sans tenir compte du parti au pouvoir.

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2 L'ouvrage commence par une critique des hypothèses que la théologie bouddhique, la culture confucéenne, ou la structure politique pourraient expliquer le comportement politique des bouddhistes asiatiques. À l'aide d'exemples historiques et contemporains dans plusieurs pays, allant de la rébellion armée au passéisme, l'auteur montre qu'il est impossible de traiter tous les bouddhistes asiatiques comme un bloc homogène. Pour chacun des groupes étudiés, il présente, de manière claire et concise, l'histoire de l'association, ses objectifs, et sa structure organisationnelle ; il analyse son comportement politique, qu'il tente d'expliquer en référence à plusieurs variables possibles, notamment l'attitude des dirigeants ; les capacités organisationnelles du mouvement ; et la correspondance entre les dirigeants et la base au niveau de l'ethnie et du sexe. Une hypothèse, issue d'études sur les orientations politiques de groupes religieux américains, pose qu'un fort appui de la base des fidèles, couplé aux capacités organisationnelles, serait le facteur déterminant, alors qu'une seconde hypothèse donnerait la primauté à l'attitude du dirigeant. Après avoir appliqué ces variables aux trois cas étudiés, A. Laliberté constate de manière convaincante qu'aucune des variables concernant l'organisation ou la base des fidèles n'a de valeur explicative, et en conclut que « les vues des dirigeants émergent comme une explication plus puissante du comportement politique d'une association religieuse » (p. 105).

3 Malgré la richesse des faits présentés et la rigueur de la démonstration, on peut critiquer la grille d'analyse choisie par l'auteur. Les facteurs culturels, théologiques et politiques sont vite écartés – même si l'auteur a raison de refuser des généralisations abusives qui traiteraient « la doctrine bouddhique », « la culture confucéenne » ou « la démocratie » comme des entités réifiées qui agiraient comme variables indépendantes sur le comportement d'associations particulières. Mais « l'attitude des dirigeants » n'exprime-t-elle pas leur sélection et leur interprétation différenciée d'éléments de la doctrine bouddhique et de la culture religieuse et politique dans lesquels ils baignent, autant que leurs particularités psychologiques et biographiques ? L'ouvrage a le mérite de souligner la diversité des stratégies possibles basées sur une même affiliation religieuse dans un même contexte politique.

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La crise de l'origine, la science catholique des Évangiles et l'histoire au XXe siècle Paris, Albin Michel, coll. « L'évolution de l'humanité », 2006, 707 p.

Pierre Lassave

1 Cet épais volume fait suite à un précédent de l'auteur sur la naissance et les tribulations de la critique historique des écritures saintes, La Bible en France entre mythe et critique, XVIe-XIXe siècles (Paris, Albin Michel, 1994), livre paru dans la même prestigieuse collection d'histoire fondée au début du siècle par Henri Berr. Mis bout à bout, ces deux ouvrages brossent un tableau détaillé et de longue durée des thèmes, des acteurs et des conflits liés à la lente conversion du fondement scripturaire de la principale religion du pays en objet de connaissance scientifique. La « crise moderniste », point d'aboutissement du premier volume, est le point de départ du second (dans la même collection, le titre désormais classique d'Émile Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste – Paris, Albin Michel, 1962 –, pourrait faire charnière entre les deux).

2 François Laplanche s'explique d'abord sur son titre : la « science catholique », désigne depuis Lamennais le corps de connaissances que développe l'Église romaine à partir de la Bible sur l'origine et les fins de la vie humaine (création du monde, péché originel, promesse de salut, nécessité du sacrifice, etc.). Savoir traditionnel et dogmatique que la Réforme puis la raison des Lumières ont remis en question. Après Galilée, Newton et Darwin, la science catholique a dû en effet faire front aux progrès de l'histoire laïque des religions qui relit les écritures saintes à l'aune de leur complexe élaboration dans les flux mêlés des civilisations antiques. La « crise de l'origine », titre principal de l'ouvrage, souligne la transformation par la raison critique du dépôt originel en une bibliothèque de récits mythiques, mystiques ou moraux aux significations fluctuantes au gré des conjectures textuelles et des découvertes archéologiques. Mais la disparition de la science catholique qui se joue après la crise moderniste ne signifie pas pour autant que l'Église romaine a perdu définitivement la partie de l'exégèse biblique face à la « science indépendante » et ses alliés libéraux, protestants et juifs. Malgré le poids des siècles de croyance en son infaillibilité, l'institution s'est en effet adaptée au nouveau

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cours des sciences historiques en reconnaissant progressivement les travaux de ses propres érudits progressistes qu'elle avait d'abord commencé par mettre à l'index.

3 De la loi de séparation des Églises et de l'État jusqu'aux années 1980 en France, l'historien retrace par le menu les résistances romaines face aux conquêtes de la « science des religions » ; il développe la lente percée des clercs les plus savants qui réussissent non sans revers douloureux à infléchir le magistère en faveur d'une lecture historique répondant aux exigences modernes de l'intelligence de la foi ; il aborde, enfin, un ensemble de nouvelles questions posées par le devenir incertain d'une science des écritures saintes qui a pourtant gagné en autonomie. Au fil de l'enquête, la question des origines du christianisme devient centrale et fournit matière aux rapprochements entre interprétations catholiques, protestantes, juives et agnostiques. Reprenons succinctement ce fil.

4 Au tournant du siècle dernier, la guerre des deux France traverse l'exégèse. Depuis Burnouf et Renan, les progrès de l'histoire comparée des religions soutenue par l'élite républicaine (création de la section des sciences religieuses à l'École pratique des hautes études, chaires d'histoire des religions en Sorbonne et au Collège de France) révoquent en doute la science catholique. Le Vatican se cabre malgré les ouvertures de sa dernière encyclique (Providentissimus, 1893). Sous l'effet de pressions réactionnaires, sa Commission biblique prend une allure inquisitoriale. Pour avoir rigoureusement déconstruit les écritures néotestamentaires en révélant la constitution ecclésiologique de leur message, l'abbé Alfred Loisy (1857-1940) est excommunié en 1908. Pourtant farouchement opposé au radicalisme critique de Loisy, le dominicain Marie-Joseph Lagrange (1855-1938), fondateur de l'École de Jérusalem, voit ses travaux pionniers mis à l'index. Autour de ce dernier, les réseaux de résistance de l'exégèse catholique s'organisent entre Jérusalem, Toulouse, Paris et Lyon pour faire patiemment avancer leur programme de recherche des liens entre l'inspiration du texte et sa forme plurielle et littéraire, programme mobilisant des méthodes analytiques qui préparent à accueillir plus sereinement les avancées de l'école allemande (Formgeschichte, histoire des formes) et bientôt de l'anthropologie des religions sur la scène universitaire.

5 Après le drame de la Grande Guerre, les positions s'affirment en face à face entre exégètes catholiques et historiens universitaires au fil d'œuvres marquantes que l'auteur revisite de près. Entré au Collège de France après son excommunication, Loisy s'attaque ainsi à la question débattue des liens entre mythe et rite en démontrant que la reconstruction christologique forgée par le Nouveau Testament dans la diversité de ses voix et de ses emprunts aux religions à mystères transcende une communauté de foi primitive que l'analyse textuelle décèle à travers les paroles déconcertantes de Jésus. Le partage fraternel du pain par Jésus selon un rite de table antique devient culte et dogme (l'eucharistie) après la résurrection du Christ. Dans le même cercle de la Société Ernest Renan, Charles Guignebert (1867-1939), libre penseur et professeur en Sorbonne, ajuste la focale au contexte socioculturel de ces transferts symboliques. Maurice Goguel (1870-1955), professeur à la faculté protestante de Paris montre de son côté comment l'édifice doctrinal et imaginaire du christianisme s'ancre dans un donné historique que les contradictions intertextuelles authentifient paradoxalement. Aiguillonnés par cette « exégèse indépendante » en plein essor, les érudits catholiques livrent un combat apologétique vigoureux qui va faire sortir l'Église de l'impasse intellectuelle où l'intransigeance pontificale l'avait conduite. À rebours de la mise en doute générale de l'historicité des évangiles, Lagrange établit l'ancienneté de leur tradition christologique

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et refuse d'y voir le produit tardif de la seconde génération chrétienne et, encore moins, un sous-produit des religions à mystères. Les jésuites les plus libéraux emboîtent le pas du savant dominicain : dans des publications de synthèse « alertes et claires », Léonce de Grandmaison (1868-1927), avance ainsi l'équation de la proportion entre la cause (la réalité de Jésus-Christ) et l'effet (l'expansion du christianisme).

6 L'entre-deux-guerres est, dès lors, sous-tendu par le combat entre universitaires qui excipent de l'analyse intertextuelle la dimension mythologique des origines du christianisme et clercs qui, en utilisant des méthodes voisines, concluent à l'inverse à l'historicité extraordinaire de Jésus, de son message et de la foi qu'il engendre. Les années 1930, de crise économique et morale, sont aussi marquées par la révolution théologique du luthérien Rudolf Bultmann (1884-1976). Ce dernier admet d'autant plus les évangiles comme système de reconstructions mythologiques que leur message central, le kérygme, leur échappe paradoxalement en s'adressant à l'homme intemporel. Reconnaître l'interpellation « existentiale » de Jésus neutralise et même rend stérile le vieil antagonisme entre mythe et histoire. La légende, aussi irréelle soit- elle, peut être plus vraie que l'histoire. C'est ce que font par ailleurs valoir sur d'autres aires culturelles les travaux de la nouvelle histoire des représentations collectives, l'école des Annales influencée par la sociologie durkheimienne et l'anthropologie anglo-saxonne.

7 À la veille de la Seconde Guerre et de la tragédie de la Shoah, la quête des origines du christianisme investit les liens complexes qui le rattachent au judaïsme. L'exégèse érudite et réflexive initiée par Lagrange trouve ses relais jusque dans l'enseignement de l'Institut biblique pontifical. En 1943, l'encyclique Divino Afflante Spiritu lui fait enfin droit en reconnaissant l'infirmité humaine des écritures saintes justifiée pour la foi par la condescendance divine et pour la raison par leur fonction apologétique. S'ouvre après guerre une nouvelle ère d'études, de fouilles, de traductions et de rapprochements entre perspectives confessionnelles et scientifiques. Les générations d'exégètes nés dans le premier quart du siècle et formés à la « méthode historico- critique » vont donner toute leur mesure avec la libéralisation confirmée par le concile Vatican II. La découverte des manuscrits de la Mer Morte à Qumran, en 1947, relance l'étude interdisciplinaire et internationale sur la pluralité des communautés du judaïsme pré-chrétien et du judéo-christianisme. Confrontée aux aspirations nationales des peuples colonisés et aux espérances temporelles nourries de visions marxistes, l'Église catholique ne peut rester arc-boutée sur sa condamnation du monde moderne. Comme l'écrit l'auteur : « Désireux de s'éclairer davantage sur la plus ancienne théologie missionnaire, celle du Nouveau Testament, les catholiques deviennent plus aptes à recevoir la conclusion fondamentale de l'École des formes, conclusion selon laquelle les Évangiles ne retracent pas la biographie de Jésus, mais développent chacun à sa manière le message pascal, dans une perspective catéchétique adaptée à chaque auditoire : le Jésus de l'histoire est inséparable du Christ atteint par la “foi de Pâques”. De plus, la convergence des recherches d'ecclésiologie autour d'une conception moins juridique de l'Église, plus communautaire et plus mystique, rend acceptable le rôle de la communauté dans la formulation de la foi primitive. » (p. 418).

8 Le combat exégétique n'a pas qu'une portée étroitement théologique mais concerne pratiquement l'Église dans son organisation même, sa liturgie, sa mission pastorale et plus généralement sa présence au monde. Les difficultés rédactionnelles de la constitution conciliaire Dei Verbum (1965) rappellent cependant que la voie moyenne

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entre l'anti-historicisme de Bultmann et l'histoire sainte des intégristes n'a rien d'un « long fleuve tranquille » comme l'écrit l'auteur. La question de la « seconde quête du Jésus de l'histoire », ce corps de significations que l'on déduit de l'histoire des traditions inscrites dans les strates rédactionnelles, fait débat entre pairs. Contre le dualisme bultmanien du mythe et du sens, Oscar Cullmann (1902-1999), observateur protestant du concile, fait valoir l'épaisseur temporelle de l'histoire du salut. La recherche sur la rédaction du Nouveau Testament, ses soubassements communautaires multiples et concurrents ne s'épuise pas comme en témoignent les travaux remarqués du jésuite Xavier Léon-Dufour (né en 1912). L'exégèse fait œuvre œcuménique et s'affirme comme groupe scientifique au-delà des frontières confessionnelles. Le père Pierre Grelot (né en 1917), « combattant de la Bible en Église », contribue ainsi à la création en 1966 de l'Association catholique française pour l'étude de la Bible (ACFEB), suivie en 1967 de la Bibliothèque œcuménique et scientifique d'études bibliques (BOSEB). Nous n'irons pas jusqu'à dire comme l'auteur qu'une nouvelle profession est née, mais l'ACFEB réunit un milieu hybride – entre science, théologie et pastorale – qui affirme son autonomie. Caisse de résonance de multiples événements comme l'introduction des méthodes sémiotiques, la traduction œcuménique (TOB) ou l'expertise ecclésiologique (par exemple, la question du célibat et de la masculinité des prêtres), l'association voit s'estomper les conflits doctrinaux entre exégètes et hiérarchie romaine. Ses liens avec la recherche universitaire s'intensifient ; elle coopte dans ses rangs des spécialistes reconnus hors de toute obédience confessionnelle, contribuant de la sorte à un début de féminisation du milieu.

9 Une vingtaine d'années après Vatican II, « une page se tourne » comme l'écrit l'auteur. Un socle cognitif commun transcende les divisions anciennes ; par exemple, il est désormais exclu que les évangiles soient l'œuvre de témoins directs et une batterie de critères de reconnaissance de la fiabilité des sources fait l'unanimité (multiples attestations, cohérence, dissemblance, explication suffisante). Le rapprochement entre exégèse et sciences humaines apporte à ses dernières de nouveaux terrains d'étude, comme c'est le cas pour la sémiotique ou la psychanalyse, et en retour interpelle le bibliste sur le lieu épistémologique de sa lecture comme l'a montré Michel de Certeau (1926-1986) mettant en cause la « bulle » positiviste, élitiste et passéiste d'une certaine érudition. La sécularisation contemporaine relance ainsi pour l'exégèse la question de la réception et partant fait reconnaître les écritures saintes comme actes de langage qui engagent une chaîne d'agents aux intentions et horizons distincts que toute lecture met en présence dans une situation culturelle donnée. L'œuvre du jésuite Paul Beauchamp (1924-2001) ressaisit ainsi la diversité du corpus biblique à travers un prisme téléologique commun (de la loi au don et au pardon, de l'élection d'un seul, le peuple juif, à l'accueil de tous depuis le Christ, de la mort à la vie) qui renvoie à sa fonction d'interpellation pour chacun. Plus généralement, l'histoire des effets du texte (Wirkungsgeschichte) cultivée en Allemagne fait ainsi système avec l'analyse de ses composants littéraires développée outre atlantique dans les Cultural studies.

10 Au terme de cette histoire intellectuelle mouvementée, l'auteur tente un premier bilan. En un siècle, la science catholique des écritures saintes a disparu en tant que telle. La raison a séparé les régimes de vérité entre ce qui relève du sens de l'existence humaine, des traditions ecclésiales ou des représentations imaginaires de l'origine du monde. À la double encontre du littéralisme conservateur et de l'historicisme moderniste, une première génération de savants a su faire valoir dans l'entre-deux-guerres la complexité des sources et ouvrir un espace interprétatif pluriel qui ne pouvait réduire

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les livres canoniques à leur seule antiquité. Prise dans la crise de conscience occidentale sur fond de révolution scientifico-technique et de périls totalitaires, l'Église romaine ne pouvait sauver une part de son magistère qu'en faisant droit à cette exégèse progressiste talonnée sur sa gauche par une histoire profane des religions en plein essor. Une véritable révolution théologique en découle que la génération suivante d'exégètes va s'efforcer d'instruire après la Seconde Guerre : l'axiome déductif selon lequel la Bible est parfaite parce que Dieu est son auteur se renverse en effet en question inductive : comment cette collection de livres, évidemment écrits par des hommes, peut-elle être le lieu possible d'une révélation transcendante ? « La question de l'origine se voit ainsi formulée autrement : il ne s'agit plus de reconstituer une chaîne de témoins historiques à la manière de l'apologétique ancienne, mais de décrire, en ses divers chemins, la capacité créatrice du témoignage apostolique » (p. 594). Chemins multiples de l'analyse qui conduisent les savants catholiques à nouer des liens horizontaux avec les spécialistes d'autres traditions exégétiques (protestante et juive), à coopérer avec des historiens universitaires saisis par le linguistic turn (tout événement s'éprouve dans les jeux de langage), et à se laisser interpeller en retour par la philosophie herméneutique (Gadamer, Lévinas, Ricœur).

11 La pluralité conviviale de l'exégèse qui apparaît en fin de parcours débouche sur un paysage plus professionnel que confessionnel, mais aux réseaux disciplinaires et affinitaires éclatés sur une scène toujours plus internationale. Les relations ou les tensions entre les institutions universitaires, confessionnelles, professionnelles et éditoriales mériteraient d'ailleurs à elles seules une étude sociologique qui dépasse l'horizon historiographique de l'ouvrage, largement surdéterminé comme on l'a vu par l'autonomisation de l'exégèse au sein de l'Église romaine. Se faisant l'écho d'un sentiment général de délocalisation – « Nous sommes ailleurs » – qui s'est emparé des praticiens postconciliaires, l'auteur ne pointe pas moins un intéressant double mouvement contradictoire dans lequel ceux-ci et leurs successeurs se trouvent aujourd'hui pris : d'un côté, un recentrage ecclésial (édifier les divers lecteurs dans la foi comme le demande l'institution), et de l'autre, un décentrement public obligé par les multiples investissements scientifiques, communautaires, esthétiques, médiatiques, dont la Bible fait aujourd'hui l'objet dans un monde globalement sécularisé mais troublé par les retours identitaires aux traditions religieuses. Les dilemmes de conscience et les bifurcations d'itinéraires que cette hétérotopie suscite (nombre d'exégètes se sont rendus à l'état laïque pour sauvegarder leur liberté de recherche) ouvrent ici également sur une plus vaste enquête.

12 Revenant sur son volume précédent, l'auteur considère que l'exégèse et l'histoire des dogmes ont détrôné le thomisme du XIXe siècle, doctrine centrale de synthèse entre le traditionalisme et le cartésianisme, qui plaçait l'Église en porte-à-faux avec son temps. L'étude critique des sources n'a pas seulement ravalé l'Église à son rang d'institution historique, facilitant par là même son ouverture au monde moderne, mais elle a aussi intériorisé le sens de sa vocation à travers une interprétation des écritures saintes qui assume sa propre finitude et respecte les autres interprétations présentes et passées. Il cite à cet égard, et pour finir, Paul Ricœur (1913-2005), en hommage à sa mémoire : « Si vraiment les religions doivent survivre, elles devront satisfaire à de nombreuses exigences. Il leur faudra en premier lieu renoncer à toute espèce de pouvoir autre que celui d'une parole désarmée. Elles devront en outre faire prévaloir la compassion sur la raideur doctrinale ; il faudra surtout – et c'est le plus difficile – chercher au fond même de leurs enseignements ce surplus non-dit grâce à quoi chacune peut espérer rejoindre

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les autres, car ce n'est pas à l'occasion de superficielles manifestations, qui restent des compétitions, que les vrais rapprochements se font : c'est en profondeur seulement que les distances se raccourcissent. » (p. 604). Par cette ultime citation à tonalité normative F. Laplanche indique que l'histoire intellectuelle qu'il vient de nous retracer peut avoir un sens souhaitable, par exemple ce « possible retour aux Écritures sans fondamentalisme » qui semble avoir ses faveurs.

13 Le récit découpé en douze chapitres est accompagné en fin de volume d'utiles notices biographiques sur les principaux acteurs de cette histoire côté catholique et francophone. Nous n'en avons évoqué ici que quelques-uns, mais cette histoire très documentée décrit une scène fort dense où les acteurs d'arrière-plan, émissaires de palais pontificaux comme le philosophe Jean Guitton, jouent un rôle non négligeable dans les changements ou les blocages survenus. Ces notices finales auraient pu intégrer les influents exégètes ou théologiens protestants et de langue allemande ou anglaise rencontrés au fil du livre sans parler des historiens et spécialistes de la Bible inscrits dans la laïcité scientifique ou universitaire. Il y faudrait sans doute un dictionnaire. La focale mise sur l'exégèse catholique de langue française, qui justifie amplement le choix éditorial, n'en débouche pas moins sur un espace intellectuel et institutionnel qui s'est diversifié au cours des deux dernières décennies et qui pose aujourd'hui une série de questions. Il en est ainsi de la pluralisation des paradigmes d'interprétation qui sape l'autonomie relative de l'exégèse. Il en est aussi du renouvellement des générations qui s'avère problématique dans une Église en proie à la perte des vocations ; renouvellement ou déclin de l'exégèse qui ne peut s'appréhender indépendamment des formations universitaires et des autres traditions de lecture moins atteintes par le temps.

14 Riche d'informations de première main, ce second volume, écrit dans une langue limpide, s'avère précieux. Par la connaissance à la fois globale et fine qu'il délivre de tout un pan de l'histoire intellectuelle du catholicisme français. Par les questions vives qu'il soulève sur les liens entre sciences humaines et écritures saintes à la frontière des institutions religieuses et universitaires dans un contexte de modernité avancée.

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Pierre Lassave, Bible : La traduction des alliances. Enquête sur un événement littéraire Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2005, 267 p.

Frédéric Gugelot

1 L'auteur s'empare d'un événement culturel (une nouvelle traduction) dit « Bible des écrivains », qui connut un succès médiatique (presse et télévision) et commercial (librairie et supermarché) indéniable en 2001, pour étudier les ressorts et enjeux de ce type de phénomène social.

2 Bien que le projet naisse chez un éditeur catholique (Bayard en France et Médiaspaul au Canada), il s'agit bien de faire œuvre littéraire, les aspects théologiques et apostoliques ne sont pas premiers. La recherche d'un renouvellement de la langue a pour but de faire lire la Bible et participe d'un phénomène plus large de patrimonialisation du christianisme. Même si l'ouvrage est lancé comme un objet commercial, cette traduction est le fruit d'un travail de sept ans et de la collaboration d'une trentaine de biblistes qualifiés, d'obédiences diverses (catholiques, protestants, laïques, et un rabbin) et d'une vingtaine d'écrivains, poètes comme Pierre Alferi, Olivier Cadiot, Jacques Roubaud, romanciers comme François Bon, Emmanuel Carrère, Florence Delay, Jean Echenoz, Marie Ndiaye, ou dramaturges comme Valère Novarina ; plumes « exigeantes » choisies hors de toute considération religieuse. Frédéric Boyer, éditeur chez Bayard mais aussi écrivain des éditions POL, vivier d'une partie des écrivains mobilisés, en est le principal maître d'œuvre.

3 L'étude se déploie en trois étapes. La première, intitulée « Microlectures » s'intéresse à la traduction à travers une comparaison systématique des principales versions disponibles sur le marché afin de déterminer la spécificité poétique de la nouvelle traduction. L'auteur prouve la réussite de la tentative littéraire. Il y a bien un style particulier de la nouvelle traduction qui ne se réduit pas à un concours de forme ou à une recherche de la fidélité au texte (par exemple, présent narratif, style direct,

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suppression de toute ponctuation...). Le lecteur implicite est « un public instruit, plutôt jeune et rétif au langage conventionnel des traditions religieuses ». Il s'agit de promouvoir l'expérience individuelle de la découverte de la transcendance par la lecture d'un texte renouvelé qui retrouve dans l'imaginaire contemporain la place que les promoteurs du projet considèrent qu'elle doit occuper.

4 La deuxième partie, « Épreuve publique », révèle les institutions en jeu, du projet à sa réalisation et à sa réception. Là aussi, l'équipe réunie par Bayard réussit à obtenir l'effet médiatique recherché. Les médias, pourtant pris dans une actualité vive (11 septembre 2001), réagissent rapidement et souvent de façon positive au projet présenté largement comme une réelle œuvre littéraire qui renouvelle la lecture de la parole divine. La « Bible des écrivains » a rencontré un public, néanmoins le succès n'est pas total. Elle s'inscrit dans un « catholicisme d'ouverture » (Philippe Portier). Les médias de la droite conservatrice, de droite et d'extrême-droite, se révèlent les opposants les plus virulents.

5 La troisième partie s'attache aux traducteurs, écrivains d'un côté, biblistes de l'autre, deux milieux aux références, trajectoires et enjeux distincts, qui ont néanmoins appris à se connaître. Elle veut déceler les « liens possibles entre les parcours individuels et l'entreprise spécifique de traduction ». La rencontre entre les deux groupes de participants n'en est pas totalement une. Les exégètes sont largement issus de l'École biblique française de Jérusalem. Ils appartiennent à une communauté étroite, plus âgée, aux débats vifs mais qui partage un même attachement au Texte même si l'approche narrative prend le pas sur la critique sociohistorique. Les écrivains sont plus liés par une affinité et la recherche d'une position avant-gardiste et/ou une reconnaissance plus importante. Leur diversité est plus large tant au niveau des croyances que du genre. Peu s'inscrivent dans la figure de l'écrivain croyant perçue comme réductrice. Le destin de la langue française n'a, en effet, jamais été lié à la traduction biblique au contraire de l'allemand et de l'anglais.

6 L'ouvrage montre très bien la réussite du premier objectif des concepteurs du projet, celui d'un style nouveau de traduction, et la réussite du second, la parution de l'ouvrage s'est accompagnée d'effets médiatiques réels. Mais le troisième objectif est un relatif échec. Cette traduction a montré les limites de la déconfessionnalisation de ce livre pas comme les autres même s'il est parvenu à étendre le nombre des acheteurs et peut-être des lecteurs. L'avancée des sciences humaines et la levée du monopole confessionnel sur les textes canoniques permettent à la traduction biblique de ne plus être cantonnée aux questions religieuses sans se dégager pleinement du poids des origines. Les stratégies éditoriales développées afin de communier avec le public semblent efficaces, mais l'auteur note que le flux des ventes (percée immédiate puis cumul des retirages invendus) montre que la Bible des écrivains connaît un succès plus élitaire que populaire. L'ouvrage nous livre, avec une grande réussite, une analyse des performances et des ambivalences d'une innovation culturelle dans une société plurielle.

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Annick Lempérière, Entre Dieu et le Roi, la République.Mexico, xvie-xixe siècles Paris, Les Belles-Lettres, 2005, 379 p.

Marie-Danielle Demélas

1 Avec cet ouvrage, Annick Lempérière s'attaque au problème de la cohérence de l'ordre ancien hispano-américain en prenant pour point de départ de son enquête ce terme République par lequel les acteurs des sociétés hispano-américaines désignaient jadis leur association politique.

2 Après la conquête du Mexique, et une fois disparue la tentation d'un ordre féodal commandé par les encomenderos, s'installe en Nouvelle-Espagne une société d'ordres, d'états, de quelque nom que l'on désigne ces corporations qui justifient leur existence et leur force par un idéal thomiste du « bien commun ». En ce respect du bien commun réside l'esprit républicain, inscrit dans un ordre naturel, soucieux d'utilité publique, mais qui ne s'exprime qu'à travers des corps de toutes sortes et qui aboutit à un étrange compromis entre un absolutisme royal, qui ne cesse de croître, et des forces locales jalouses de leur autonomie.

3 « L'autonomie, c'est-à-dire le fait que les sociétés américaines se gouvernèrent elles- mêmes et financèrent l'immense majorité de leurs nécessités matérielles et spirituelles, mais aussi militaires, coexista sans difficulté avec l'absolutisme, qui signifiait pour les vassaux que le roi, dans sa fonction de juge plus que dans ses droits de législateur, garantissait le respect des libertés et privilèges dont étaient dotés les différents corps » (p. 70).

4 Au cours des trois siècles pendant lesquels la Nouvelle-Espagne fit partie de la Couronne espagnole, la structure corporative s'établit, se perfectionna, se divisa en de multiples ramifications, chacune prête à se battre pour défendre ses particularismes. « À ce stade, la question est de savoir si ce que les historiens ont appelé le patriotisme mexicain ou “créole” n'est pas fait de l'addition de multiples sentiments d'appartenance, médiatisés par des sociabilités tantôt réservées aux patriciens, tantôt

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très populaires comme celles des vecindades et de leurs confréries et fraternités, toutes entraînées dans la recherche permanente de “l'accroissement” de leur dévotion, de leurs biens, de leurs droits et privilèges, même minuscules » (p. 128-129). On peut, en effet, se préoccuper de l'unité d'un monde apparemment émietté et qui s'exprime cependant comme s'il était unanime.

5 Se réclamant d'un ordre idéal, ces corporations n'en sont pas moins soumises aux contingences, à l'effritement du temps, aux attaques de la Couronne et de ses représentants zélés qui, à la suite du visitador José de Gálvez, entreprennent de réformer l'édifice mexicain, dans la seconde moitié du xviiie siècle. Annick Lempérière définit, fort justement, les différences de perspective entre le règne de Charles III, qui vise à rationaliser et tirer meilleur parti des ressources immenses du Mexique, et celui de Charles IV qui ne s'intéresse plus qu'aux expédients qui permettront à la monarchie espagnole d'échapper à la banqueroute.

6 À ces attaques, la société corporative saura répondre. Ne citons qu'un exemple, le plus spectaculaire, il est vrai, celui de la consolidation de la dette royale aux dépens des biens du clergé que décrète la cedula real du 26 décembre 1804. Cette mesure, qui ne concernait apparemment que l'un des corps de la vice-royauté, le clergé, touche en réalité la plupart des terres grevées de cens pour des crédits accordées par l'Église qui fait office de banque dans un univers d'où l'usure est proscrite. Imaginons que l'écrasante majorité des propriétaires, gros et petits, se voient sommés de rembourser sans délais le principal de sommes perçues parfois plusieurs générations auparavant, la plupart des cens étant perpétuels. L'émotion fut considérable. La mobilisation devenant générale, la Couronne fut contrainte de suspendre la mesure quatre ans plus tard.

7 Cette attaque, d'une brutalité inédite, aurait mérité qu'une analyse plus précise en montre les conséquences jusque dans les provinces les plus éloignées de la capitale et, surtout, en suive la mobilisation (par quels réseaux, à quel rythme, menée par quels hommes ?), qui parvint à faire reculer la Couronne. L'occasion de montrer à l'œuvre tous ces corps mobilisés pour leur défense aurait été belle. Cette absence (et celle d'un index) est la seule insatisfaction causée par ce bel ouvrage.

8 À l'échelle de la capitale, la plus grande métropole du continent américain que représentait alors Mexico, Annick Lempérière sait établir les différences qui marquent les grands corps. Trois sont à la tête de la société de la Nouvelle-Espagne à des titres divers : le cabildo (ou échevinage), le Consulat des marchands et le Corps des Mines, ce dernier de création récente (1776). À la fin du xviiie siècle, les dirigeants métropolitains parviennent à séparer les intérêts des trois corporations, favorisant marchands et mineurs aux dépens des échevins en fonction des bénéfices qu'en tirait la Couronne. « À la racine de ces différences, les ressources que peuvent respectivement offrir ces trois institutions : inexistantes dans le cas de l'échevinage, elles sont considérables dans le cas du Consulat et substantielles dans celui du Corps des Mines. Dans le cadre du projet économique comme de la politique impériale, ce sont les ressources financières qui déterminent désormais, principalement, la hiérarchie des rangs, des honneurs et des pouvoirs » (p. 241-242).

9 Au bout du compte, c'est l'échevinage qui incarnait le plus fidèlement, et de plus longue date, cette société d'ordres. Mais c'est aussi, en ces temps de réforme, la corporation la plus menacée, la plus critiquée, la plus fragile.

10 La crise de 1808 le montrera bien : au début du mois de juillet, l'annonce de l'abdication forcée des Bourbon en faveur des Bonaparte suscite immédiatement une solidarité

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exceptionnelle au Mexique. Les subsides affluent pour aider la mère-patrie à combattre l'occupant français, et les vassaux s'assemblent pour affirmer leur loyauté. Le cabildo prend la tête du mouvement, s'associant au vice-roi Iturrigaray pour organiser la réunion d'une junte générale du vice-royaume, qui affirmerait ainsi sa place dans l'ensemble des reinos qui forment la monarchie hispanique, et qui ont déjà, en métropole, créé chacun leur propre junte de gouvernement. Mais dans la nuit du 15 septembre 1808, un coup d'État dirigé par des membres du Consulat des marchands, appuyé par la milice du commerce, s'empare des organes de gouvernement, destitue le vice-roi, et arrête les principaux dirigeants du cabildo. Les conjurés justifient leur intervention par la crainte d'un soulèvement général de ce qu'ils considèrent comme une colonie de l'Espagne.

11 Dès lors, les marchands métropolitains ont gagné et n'ont plus à craindre cet échevinage encombrant, ce vice-roi vénal. Mais c'est aussi la fin de toute une tradition de compromis politiques qu'ils ont remis en cause afin de préserver les intérêts de leur guilde, dans l'oubli de l'idéal du bien commun. L'insurrection indienne menée par le curé Hidalgo, deux ans plus tard, puis les premières guérillas s'installant dans l'espace laissé par les insurgés vaincus à partir de 1815, démontreront l'imprudence de leur intervention. En 1821, au bout d'une période de troubles sanglants et de pertes économiques dont le Mexique se remettra très lentement, l'indépendance est proclamée. Là encore, ses auteurs afffirmeront avoir agi d'abord pour garantir l'ordre et la sécurité du vice-royaume.

12 La séparation définitive d'avec l'Espagne n'avait pas pour objectif d'en finir avec la société corporative, et celle-ci ne disparaîtra qu'avec la Réforme, plusieurs décennies plus tard, et l'affirmation d'un projet libéral porté par Benito Juárez et ses ministres. Il reste donc à espérer un second volume de ce travail qui permettrait d'entendre comment, d'Iturbide et de Santa Anna à Juárez et Lerdo de Tejada, les corporations ont achevé leur agonie.

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Pascal Le Pautremat, La politique musulmane de la France au xxe siècle. De l'Hexagone aux terres d'Islam. Espoirs, réussites, échecs Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, 565 p.

Valérie Amiraux

1 Issu d'une thèse de doctorat en histoire contemporaine et préfacé par Charles-Robert Ageron, le livre de Pascal Le Pautremat, comble un vide. Peu nombreuses sont, en effet, les approches historiques de la gestion politique de l'islam en France, auxquelles sont souvent préférées les lectures de la science politique ou de la sociologie. Ce constat est, en 2006, à relativiser. Plusieurs publications ont en effet renouvelé la lecture de l'histoire coloniale, notamment dans le champ des post colonial studies. Publié en 2003, au moment même où la mise en place du Conseil français du culte musulman (CFCM) s'achève, l'ouvrage de P. Le Pautremat propose une analyse de la politique musulmane de la France au XXe siècle. L'auteur plonge au cœur de la complexité des enjeux coloniaux, croise les questions de politique migratoire, aborde les problématiques juridiques et distingue trois séquences chronologiques. La première, de 1900 à 1940, s'appuie principalement sur les travaux de la Commission interministérielle des affaires musulmanes (CIAM) et sur un dépouillement minutieux de nombreux fonds d'archives ministérielles. La deuxième court de 1940 à 1962 et couvre la période dite de la décolonisation. Enfin, troisième et dernière séquence, de 1962 à 2003, P. Le Pautremat esquisse rapidement, à grands traits et donc parfois de manière trop caricaturale, les éléments constitutifs de la politique des différents gouvernements vis- à-vis des musulmans, que ceux-ci soient résidents du territoire français ou citoyens des sociétés musulmanes. De l'aveu même de l'auteur (p. 23 de l'introduction), cette ultime séquence n'est pas aussi fouillée que les deux précédentes, « tant en raison du problème des archives librement communicables que pour éviter de trop alourdir l'ouvrage. »

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2 Le projet colonial français est ambitieux et contradictoire dans ses tentatives d'appliquer aux colonies ses principes fondateurs (promouvoir l'égalité par l'accès à l'éducation, l'apprentissage du français, soutenir l'émancipation de populations encadrées par des traditions féodales, améliorer le statut des femmes). Les réalités de terrain s'avèrent complexes et hétérogènes, les particularismes locaux rendant délicat de conduire une seule et unique politique musulmane applicable à tous les espaces, transposables de l'une à l'autre des sociétés. La politique des différents gouvernements hésite ainsi entre conciliation, égards et mise sous contrôle des autorités religieuses, tâtonnant quant à la solution à proposer pour administrer les populations musulmanes : un organe consultatif ? Une commission d'arbitrage ? Une instance de coordination des différentes administrations ? Quelle représentation indigène y associer ? La CIAM est ainsi mise en place en 1911 pour « offrir aux autorités une meilleure perception des données islamiques » (p. 42) et réfléchir aux moyens d'administrer les « sujets musulmans » de l'Empire. Particulièrement présente sur le front du contrôle des dérives de la presse pouvant engendrer le mécontentement des musulmans (sujet pour le moins contemporain), la CIAM est aussi destinée à raviver le moral des troupes musulmanes (spahis, tirailleurs algériens, marocains et tunisiens) et à assurer leur loyalisme, à garantir le respect de leurs requêtes en matière de rites d'inhumation ou d'habitudes alimentaires, l'inégalité de traitement étant particulièrement saillante dans l'armée entre les troupes indigènes et les soldats français, notamment sur le plan de l'avancement des carrières ou de la durée du service militaire. La gestion du pèlerinage et donc la politique de gestion sanitaire et de gestion des risques épidémiques lui incombent également (cf. le projet de Tekkié à Djeddah abandonné au profit de la construction de deux hôtels à la Mecque et Médine) pour les pèlerins français. Les pages consacrées au pèlerinage sont particulièrement riches d'informations.

3 Une partie importante de l'ouvrage est consacrée à la délicate question des droits politiques des musulmans sous administration coloniale, en particulier la naturalisation. L'accession à la citoyenneté et l'ouverture politique accordée aux indigènes, conditionnées par le renoncement au statut personnel (le Senatus consulte de 1865 créant deux statuts, celui de sujet français avec conservation du statut personnel musulman ou celui de naturalisé), si elles sont facilitées par la loi de février 1919 qui étend l'électorat musulman sans renoncer à l'obligation d'abandon du statut personnel, n'en restent pas moins une question prioritaire sur l'ensemble de la période coloniale. Plusieurs réformes, auxquelles la CIAM est spécifiquement associée, jalonnent l'entre- deux-guerres et permettent de tracer les jalons d'une politique qui vise à établir plus d'égalité entre indigènes et Européens sans parvenir à trouver de cohérence. Les projets sont particulièrement ambitieux sur le plan juridique : réforme du droit musulman en Algérie, révision du statut de la femme kabyle, modification de certains points de la justice berbère au Maroc.

4 Replacée dans la perspective de la mise en place laborieuse du Conseil français du culte musulman, l'analyse, par P. Le Pautremat, des modalités de fonctionnement et de la composition de la CIAM est tout à fait éclairante : à près d'un siècle d'intervalle, les questions centrales ne se sont guère modifiées. Qui choisir parmi les musulmans pour les représenter ? Quelle place attribuer, dans ces arènes de consultation, aux autorités religieuses ? Comment traduire, institutionnellement, la pluralité des courants religieux au sein de l'islam ? Doit-on les élire ou les nommer ? L'auteur invite lui-même

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au lien entre son travail en archives et l'actualité (cf. le dernier chapitre sur la France et les pays musulmans depuis 1962), sans pour autant que les sections qui composent cet ultime chapitre ne parviennent à pleinement convaincre. On mentionnera simplement les références, citées dans la partie « Terrorisme et Islam en Occident » de la bibliographie thématique proposée en fin d'ouvrage, qui renvoient à des auteurs dont les compétences sur ces questions sont pour le moins contestables. Le doctorat d'où est tiré l'ouvrage était consacré, d'ailleurs, à la politique musulmane de la France entre 1911 et 1937. Les tentatives de l'auteur de penser des enjeux d'actualité dans la continuité de l'exploration des fonds d'archives de la période coloniale française se soldent par une soudaine rapidité des enchaînements chronologiques, des raccourcis et des brutalités qui contrastent avec la minutie des développements sur les périodes précédentes. Pression éditoriale ou souci de lier, à toute force, un travail d'historien aux questions d'actualité ? L'ouvrage n'aurait certainement perdu aucune de ses qualités en s'arrêtant aux seuils des indépendances.

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Anne Lifshitz-Krams, La naturalisation des Juifs en France au xixe siècle. Le choix de l'intégration Paris, CNRS Éditions, 2002, 304 p.

Chantal Bordes-Benayoun

1 Si l'histoire des juifs est souvent faite de déplacements, elle ne s'y réduit pas. Selon les contextes, elle oscille plutôt entre mobilité et ancrage, projets migratoires et désir d'installation dans les pays d'accueil. La force de l'intégration sociale, culturelle et affective des israélites ne saurait être sous-estimée. Le livre qu'Anne Lifshitz-Krams a consacré à l'étude des naturalisations de juifs en France au XIXe siècle en apporte un témoignage édifiant. En ce siècle du modèle israélite, la volonté de vivre pleinement sa citoyenneté au sein des nations qui en offrent désormais la possibilité, s'est en effet traduite par l'afflux de nouveaux immigrants juifs venus d'Europe de l'Est qui souhaitèrent adopter le statut de leurs coreligionnaires au pays de l'émancipation.

2 S'appuyant sur une très riche documentation – les dossiers de demande d'admission à domicile et de naturalisation, les archives de l'état civil –, l'auteur analyse avec toute la minutie du sociodémographe le destin des familles sur deux ou trois générations et suit leur parcours géographique et social. Si toute recherche en la matière est réduite à un repérage approximatif de la population juive par l'onomastique, les recoupements opérés (archives communautaires, correspondance etc.) permettent de mieux en approcher la réalité identitaire et sociologique. Le portrait qui en ressort contredit nombre de clichés. Mue par l'attrait d'une société qui confère une liberté nouvelle et la perspective de conditions économiques meilleures, cette migration apparaît tout d'abord comme une démarche individuelle et familiale animée d'idéal et de volonté, plus que comme un exode massif. Malgré les obstacles auxquels ils se heurtent parfois, en cette époque où les idéologies xénophobes et racistes entendent rejeter aux marges de la nation ceux qu'elles considèrent comme indésirables et inassimilables, ces immigrants vont intégrer progressivement les diverses couches sociales et adopter rapidement les habitudes du pays d'accueil. La répartition socioprofessionnelle des israélites est très éloignée des caricatures qui fleurissent à l'époque sur le juif détenteur

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de richesses. Et s'il reste des métiers traditionnels hérités du passé dans certaines régions (colporteurs, marchands de bestiaux), la pyramide sociale tend à rejoindre celle de l'ensemble de la société. La mobilité sociale intergénérationnelle confirme cette tendance.

3 Dans ce contexte d'intégration progressive, la naturalisation revêt, comme le remarque l'auteur, le double sens d'acclimatation culturelle et d'acquisition juridique de la nationalité. Malgré la parcimonie des sources administratives qui rendent difficile l'établissement des motivations des demandeurs de naturalisation, l'historienne rend compte de données qualitatives de toute première main, qui nous laissent percevoir le sens profond de leur démarche. Dans les dossiers qu'elle a étudiés, certaines assertions sont particulièrement éloquentes sur la charge émotionnelle et affective de cet acte administratif : comme celle de cette personne qui déclare vouloir « mettre sa nationalité en harmonie avec ses intérêts et ses sentiments ». L'amour de la France constitue un dénominateur commun, qui signifie à la fois la quête d'une sécurité matérielle, de la liberté d'action et de conscience et l'adhésion aux idéaux républicains. Une analyse détaillée du parcours de naturalisation, des rejets ou acceptations de l'administration, des durées, et des variations selon les décennies, appuyée sur de nombreux tableaux et figures statistiques, fait apparaître la complexité de ce processus incertain et souvent la persévérance des candidats.

4 Le désir d'enracinement est corroboré par la faible mobilité géographique des immigrants une fois sur le sol français. Dans le chapitre qu'elle consacre à ce thème, l'auteure montre avec force que la plupart des personnes concernées se sont durablement fixées dans la même localité, laissant le soin aux générations suivantes de s'installer ailleurs, si et seulement si la logique de la mobilité sociale le voulait. Elle examine également des variables relatives à l'ascension sociale globale de la population à la seconde génération et à la vie familiale, notamment le choix du conjoint, pour renchérir l'hypothèse d'une intégration sociale accomplie. Mais cette intégration ne semble pas connaître l'aboutissement extrême de l'assimilation totale, car la fidélité religieuse et/ou communautaire semble se maintenir et se conjuguer avec cette forte participation à la société d'accueil. Cette participation passe parfois par le groupe de coreligionnaires qui contribuent à l'acculturation des nouveaux venus.

5 À la lumière de ces analyses riches de nuances et de discussion, demander sa nationalité prend donc, pleinement son sens de naturalisation. C'est un acte qui découle naturellement d'une trajectoire en train de se faire, qui l'accompagne, la confirme et la légitime à la fois. Mais au-delà de l'époque où se situe l'action, le livre d'Anne Lifshitz- Krams comporte bien des éléments d'analyse pour les interrogations de notre temps. L'intégration des israélites au XIXe siècle est un exemple de conciliation des identités, qui n'impliquait pas une rupture radicale avec la référence au monde juif. Au contraire, les israélites les mieux insérés dans la société globale conservaient souvent une sociabilité communautaire. Elle ne fut pas non plus une simple intégration fonctionnelle. Elle eut de puissants ressorts affectifs, liés à une représentation idéalisée du pays des Droits de l'Homme.

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Guy de Longeaux, Christianisme et laïcité. Défi pour l'école catholique Paris, L'Harmattan, coll. « Religion et sciences humaines », 2005, 202 p.

Pierre Ognier

1 Ce livre, tiré d'une thèse de doctorat sous la direction de Jean-Paul Willaime qui en a rédigé la préface, aborde, à partir d'une enquête dans six établissements secondaires catholiques de la région parisienne, la question cruciale des rapports entre christianisme et laïcité. À notre connaissance, ce thème a été peu étudié dans ce contexte et le présent ouvrage, basé sur une analyse très fouillée et très fine des réponses obtenues et des entretiens complémentaires réalisés, tout en se gardant de généralisations hâtives, n'est pas sans pointer quelques « tendances lourdes » (J.-P. Willaime) auxquelles se trouvent déjà confrontées les écoles catholiques.

2 Enquête et entretiens ont concerné les principaux acteurs de ces établissements : chefs d'établissements, enseignants, parents et élèves. Institution d'Église par son histoire et son statut, comme le rappelle Guy de Longeaux en citant les textes du magistère romain, l'école catholique est aussi, depuis la loi Debré du 31 décembre 1959, un « lieu public » par le contrat d'association qui lie la plupart des établissements à l'État. On comprend aisément que la cohabitation de ces deux dimensions, a priori contradictoires, ait fait bouger beaucoup de choses dans le fonctionnement et la vie de ces établissements : à commencer par la question de leur identité religieuse, posée par les chefs d'établissements. Ils ne pensent pas, en effet, que l'identité catholique de leur institution se justifie par un « rattachement à la hiérarchie de l'Église » dans laquelle ils tiendraient un rang, mais simplement par « le constat que l'esprit qui s'y développe est effectivement un esprit chrétien », manifesté dans un « projet éducatif fondé sur l'Évangile ». Pour l'Éducation nationale, leur capacité professionnelle est première et c'est bien celle-ci qui les rend capables de développer un projet d'inspiration évangélique. La « responsabilité pastorale » dont ils sont chargés n'est pas toujours une notion claire et les prêtres intervenant dans ces établissements ont quelques difficultés à situer leur rôle.

3 L'identité religieuse de ces établissements pose-t-elle une limite à l'obligation d'accueil généralisé prescrite par l'article 1 de la loi Debré ? Il ne semble pas que ce point fasse

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beaucoup de difficultés. Dans nombre de familles, il y a, en effet, actuellement un grand vide religieux et une absence de transmission de ce religieux. Ces parents-là « se tournent vers l'école catholique pour compenser leur carence ». C'est pourquoi ils sont dans l'ensemble très favorables à des enseignements de culture religieuse, que par ailleurs les établissements peinent à organiser. D'après les réponses, les parents qui souhaitent inscrire leurs enfants dans les établissements catholiques font clairement la distinction entre leurs motivations scolaires, prioritaires, et le « plus », attribué au caractère religieux. Cette attitude s'inscrit dans une tradition laïque et une garantie de liberté qui, avec le temps, « s'est établie dans les esprits ». Cette laïcité n'exige plus une séparation étanche entre les fonctions éducatives et les fonctions religieuses et leur conjonction en un même lieu rend possible leur dialogue et leur coopération, ce qui, en retour, enrichit la laïcité. Enfin, si les motivations proprement religieuses sont minoritaires chez les parents – ils sont en effet peu nombreux à choisir une scolarité complète dans l'école catholique –, ils avancent d'autres motivations, notamment éducatives, qui, elles, ne sont pas sans relation avec la religion.

4 On peut donc dire que la façon dont les parents envisagent un apport de la religion « est largement marquée par un point de vue que l'on peut qualifier de laïque ». Les moins satisfaits par « l'offre religieuse » des établissements de l'enquête sont les parents « croyants péremptoires » qui forment une minorité. Sur ce point, ce sont les parents « circonspects », peu ou pas pratiquants (les 2/3 de ceux qui se déclarent catholiques) et les parents incroyants qui se montrent, en majorité, satisfaits. Pour ces derniers, « incroyants sans préjugés », « l'identité catholique est admise comme source de valeurs bonnes pour tout le monde ». D'autres parents cependant, « incroyants assez péremptoires », n'admettent le caractère religieux de l'établissement que dans la mesure où il respecte une laïcité rigoureuse. L'auteur en conclut que l'attente d'une majorité de parents est, au fond, « une clarification du rapport » entre le caractère catholique de ces écoles et leur ouverture désormais universelle ou pluraliste. Et il observe que, progressivement, la foi se laisse travailler par une exigence laïque afin de « se rendre compréhensible aux autres ».

5 La motivation religieuse intervient-elle dans le choix des professeurs ? Non, car c'est la compétence professionnelle qui prime pour le chef d'établissement. Le « pré-accord » donné au candidat à l'issue de l'entretien d'embauche suppose seulement une acceptation du caractère propre, ce qui se traduit, au minimum, par un « devoir de réserve ». En réalité, ce n'est pas le religieux (ou le confessionnel) qui est important en lui-même, mais une attitude face aux élèves, un certain regard porté sur eux. Ce « comportement universalisable », où la tradition spirituelle congréganiste peut jouer un rôle, rend possible l'implication des enseignants de toutes tendances.

6 L'identité religieuse des établissements catholiques constitue le cœur de leur caractère propre, et pourtant le religieux peine à y être transmis, tant à travers la catéchèse que par les cours de culture religieuse. Quand des témoignages sont demandés aux élèves, ce sont les musulmans et les juifs qui se portent volontaires, les chrétiens restant sur la réserve. Selon l'auteur, les premiers sont manifestement valorisés par leur particularisme religieux, alors que les seconds se sentent plutôt dévalorisés par leur particularisme chrétien qui n'est plus ressenti comme l'expression d'une communauté globale, mais comme celle d'un cercle restreint et fermé. Certes, la religion n'a pas cessé d'être un sujet intéressant les élèves, mais à des conditions très exigeantes de liberté et de distance critique. Ce problème de transmission, selon l'auteur, est à situer

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dans une problématique plus large, celle de la communication du christianisme dans le monde actuel.

7 Guy de Longeaux consacre deux longs chapitres à analyser finement les réponses des élèves de terminale, et notamment les commentaires libres que permettaient les questionnaires. On apprend ainsi que deux élèves sur trois ont choisi eux-mêmes leur lycée. Dans ce choix, les raisons religieuses interviennent peu. Par ailleurs, 64 % des lycéens interrogés se déclarent contents de leur lycée pour différentes raisons : ambiance, qualité de l'enseignement... La plupart ayant fréquenté un établissement public, le contraste avec leur établissement actuel est vivement ressenti. À leurs yeux, celui-ci privilégie l'encadrement et permet une moindre liberté. En revanche, il entretient une communauté de vie et de travail fondée sur le primat de l'ouverture aux autres, alors que dans le lycée public, qualifié d'« usine à élèves », règnent l'individualisme et une grande liberté. Il existe cependant un sujet à propos duquel les élèves se sentent « renvoyés à leur individualisme », celui de la sexualité et de l'amour. Ils perçoivent ces thèmes comme des questions taboues dans l'établissement, d'où leur sentiment de frustration quand le lycée renonce à leur proposer, sur ce sujet, « un encadrement de réflexion ». L'auteur pense que cette réserve des adultes peut s'expliquer par le décalage des générations entre enseignants et élèves, les premiers percevant comme de la pudeur ce que les seconds ressentent comme un tabou.

8 Dans leurs libres propos, les élèves de terminale pratiquent une véritable mise à l'épreuve du christianisme. En majorité, ils en ont une image troublée puisque 42 % le voient disparaître et que 36 % de ceux qui gardent confiance en lui ne se satisfont pas de son état actuel. Dans l'ensemble des réponses, la question de la religion est donc abordée à travers une optique d'« épreuve de vérité ». Quatre types d'attitudes peuvent être dégagés. La première affiche une confiance en la vérité de la religion et énonce au moins un aspect qui la conforte dans ce sens : les grands rassemblements religieux, type JMJ, la foule des croyants depuis les origines... Ceux et celles qui adoptent cette attitude insistent sur l'importance de l'appropriation personnelle et libre de la foi et de l'ouverture aux autres. Un petit nombre d'élèves expriment aussi l'espoir d'un renouveau du christianisme. Relèvent d'un deuxième type d'attitude, apparaissant dans les propos de 60 % des élèves, ceux qui déplorent l'insignifiance de la culture religieuse reçue, le caractère obsolète des rites et célébrations, le refus de prendre en compte la sexualité. Troisième attitude, celle du questionnement portant sur l'évidence de la foi chrétienne, l'authenticité des croyants et le dogmatisme de certains d'entre eux. Une dernière attitude condamne la religion et le christianisme en particulier, les considérant comme une mystification ou un particularisme sectaire en voie de disparition. Des propos tenus par seulement 10 % des élèves.

9 Selon l'auteur, la laïcité est bien « la clé de déchiffrement » pour dégager une problématique d'ensemble des discours recueillis par l'enquête. Ces établissements catholiques sont « pénétrés de toutes parts » par la laïcité, mais ils n'en ont peut-être pas tiré toutes les conséquences en ce qui concerne l'expression de leur identité chrétienne. Cette laïcité ne prescrit plus l'exclusion mais, comme Guy de Longeaux l'a mis en évidence pour les chefs d'établissements et les enseignants, seulement la distinction des fonctions et la séparation des pouvoirs. Quant aux élèves, ils balancent entre une allergie globale à l'égard des rites et des données dogmatiques et l'attente réelle d'une spiritualité à vivre dans les rapports humains. Les critères de vérité qu'ils proposent sont ceux d'un « humanisme laïque » qui maintient la religion hors de toute

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perspective de pouvoir, en ne lui laissant qu'une fonction de service en vue de promouvoir l'« universalité de l'humain ». La laïcité pourrait donc être, pour une institution chrétienne comme l'école catholique, « une source d'enrichissement dans son auto-compréhension même » et un moyen d'y rénover l'expression de la foi religieuse.

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Nathalie Luca, Les sectes. Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que Sais-Je ? » (2519), 2004, 126 p.

Jean-Paul Willaime

1 Ce petit ouvrage, au point de vue équilibré et au ton mesuré, sera très utile à toutes les personnes intéressées par la façon dont les sciences sociales analysent le phénomène des sectes.

2 Après une introduction de sémantique historique sur le terme même de « secte », l'auteur nous convie à une approche sociologique et anthropologique qu'elle déploie en trois chapitres intitulés : 1. « Les mouvements sectaires dans l'histoire » ; 2. « Les sectes issues de la modernité » ; 3. « La gestion publique des groupes religieux controversés ». Remarquons au passage que l'auteur n'explicite pas, et c'est dommage, pourquoi on passe, dans ces titres, des « mouvements sectaires » aux « sectes » puis aux « groupes religieux controversés ». Mais N. Luca prend bien soin de préciser qu'il n'y a pas de définition incontestable de la secte.

3 Le premier chapitre en rappelant l'ancienneté du phénomène et sa variabilité selon les mondes religieux (chrétien, juif, musulman, bouddhiste, hindouiste) et les aires culturelles souligne à juste titre les difficultés qu'il y a à utiliser ce terme générique de « secte » pour des réalités aussi diversifiées. C'est dans ce chapitre que l'auteur, tout en rappelant la typologie wébéro-troeltschienne de la « Secte » et de l'« Église », soutient que cette typologie, caractéristique d'une tension originelle du christianisme, ne serait pas applicable à d'autres mondes religieux, en particulier aux mondes juifs, musulmans et bouddhistes. Cette thèse est à notre sens contestable, d'autant plus que l'auteur ne prend pas en compte le fait que cette typologie est une construction idéal-typique et que l'on peut pleinement l'opérationnaliser sociologiquement selon les trois dimensions que sont : les modes de relation individu-groupe, les modes d'autorité et les modes de relation entre groupe religieux et société globale. Il aurait été judicieux également de rappeler que cette typologie a été enrichie, à commencer par Troeltsch lui-même (son type « Mystique » n'est pas évoqué).

4 Le deuxième chapitre, comme le troisième, inscrit l'approche des phénomènes sectaires dans une analyse des mutations plus générales de la société globale. C'est un choix

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important et pertinent car il permet de montrer que les changements que l'on observe dans la façon d'être religieux individuellement et collectivement, loin d'être isolés, s'inscrivent en fait dans des changements sociaux globaux qui affectent également d'autres sphères d'activités, en particulier le monde de l'économie. En ce sens, la reprise effectuée par N. Luca des analyses de Luc Bolstanski et Eve Chiapello sur les transformations récentes du capitalisme (Le nouvel esprit du capitalisme, 1999) est extrêmement féconde. Ainsi l'analyse de l'Église de l'Unification (Moon) comme multinationale caractéristique du second esprit du capitalisme et de l'Église de Scientologie comme « entreprise capitaliste ultramoderne » sont fort judicieuses. En évoquant différents cas de figures, l'auteure distingue des « dérives individuelles », particulièrement dans le domaine des offres de guérison et des « dérives communautaires » (drames du Temple du Peuple, de l'Ordre du temple solaire et de Aum Shinrikyo) qui peuvent être pré- ou post-apocalyptiques. Elle localise les facteurs de la dérive sectaire dans le pouvoir du « guru » (le choix de ce terme indien n'est-il pas contestable ?) et, surtout, dans la fermeture du système de communication en distinguant trois niveaux : les alliances matrimoniales, les échanges économiques et le langage. Ces indicateurs sont très opératoires pour mesurer le degré de fermeture d'un groupe. L'auteur montre également fort bien l'utilité de la notion de « rationalité circonscrite » de Wictor Stoczkowski où la conviction, loin d'être sensible à la réfutation par le réel (comme la « rationalité performante »), s'invente les preuves qui lui sont nécessaires.

5 L'étude de la question des sectes, du point de vue des sciences sociales, inclut nécessairement l'analyse de la gestion publique de ces « groupes religieux controversés ». Ce chapitre, disons-le d'emblée, est particulièrement réussi. Sur un aspect difficile et délicat, N. Luca parvient à une présentation bien informée et équilibrée. On la suit fort bien lorsqu'elle explique « l'impossible neutralité de l'État » et traite, à partir d'exemples fort instructifs, « de la difficulté à traiter les dérives ». Les pages consacrées à « l'Europe face aux sectes » sont remarquables tant au plan des données rassemblées qu'à celui de la mise en perspective de ces informations. Confrontés aux mêmes défis et également soucieux d'exercer une vigilance et une prévention publiques dans ce domaine, les États européens réagissent aux dangers sectaires de façons assez similaires, mais des différences sensibles existent, notamment par rapport à la politique menée par la France dans ce domaine. À juste titre, l'auteure se demande ainsi pourquoi notre pays « est manifestement plus inquiet de la présence des “sectes” sur son territoire que ne le sont la majorité des pays d'Europe occidentale » (p. 109). Constat pertinent que l'auteur explique par la fragilisation d'une certaine identité laïque de la France particulièrement marquée par une peur de « l'infiltration » du religieux dans la sphère publique et par le devoir de promotion de l'esprit critique que s'assigne l'État français. C'est bien en effet dans des cultures politiques et des figures différentes de l'État que se produisent des façons diverses de réagir aux défis sectaires. Dans ce chapitre, on regrettera l'absence de présentation de Inform, l'instance britannique associant universitaires et autorités publiques dans la gestion de la question des sectes. La sélection bibliographique en fin de volume est marquée par quelques absences notoires, notamment l'ouvrage de Eileen Barker, New Religious Movements. A Practical Introduction (Lanham, Bernan Press) plusieurs fois réédités depuis 1998 et le classique qu'est le livre de Bryan Wilson paru en 1970 : Religious Sects: A Sociological Study (toujours utile).

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6 Tout au long de cet ouvrage, N. Luca souligne bien que si les phénomènes sectaires interrogent les sociétés et leurs autorités qui les perçoivent, à des degrés variables, comme une menace, c'est parce que ces groupes et réseaux rompent, plus ou moins radicalement, avec les valeurs et normes dominantes d'une société. Ils mettent les sociétés au défi d'articuler le respect des libertés et des non-conformismes d'une part, celui des droits humains fondamentaux et de la démocratie d'autre part.

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Clément Makiobo, Église catholique et mutations socio-politiques au Congo- Zaïre.La contestation du régime de Mobutu Paris, L'Harmattan, coll. « Congo/Zaïre Histoire & Société », 2004, 264 p.

Joseph Tonda

1 L'objet principal du livre de Clément Makiobo est l'analyse des textes produits par l'épiscopat catholique du Congo/Zaïre entre 1972 et 1997 : textes dont les thèmes renseignent sur les orientations fondamentales de l'Église catholique confrontée à la dictature de Mobutu. En effet, c'est entre 1972 et 1997 que s'instaure, s'intensifie et meurt l'idéologie « laïque » qui va diviniser Mobutu, en l'affublant des noms de « Père de la nation », « Grand Timonier », « Héros national », « Président-fondateur du MPR, Mouvement populaire de la révolution », « Guide suprême de la révolution zaïroise ». C'est dans un document publié en 1967, intitulé le « Manifeste de la N'Selé » que se formule pour la première fois le « nationalisme congolais authentique » qui devait conduire à l'« authenticité zaïroise ». Cette « authenticité », entendue comme quête de l'« identité africaine » et proclamée comme philosophie politique, est théorisée, comme dans le cas de l'ivoirité, par des intellectuels. D'après Mobutu lui-même, cette philosophie procède d'une « prise de conscience du peuple zaïrois de recourir à ses sources propres, de rechercher des valeurs de ses ancêtres afin d'en apprécier celles qui contribuent à son développement harmonique et naturel [...]. C'est l'affirmation de l'homme tout court, là où il est tel qu'il est, avec ses structures mentales et sociales propres » (p. 90). Les textes analysés par Clément Makiobo sont donc des prises de position de l'Église du Congo contre cette idéologie. Mais l'auteur s'est aussi intéressé aux mouvements d'action catholique nés au Zaïre après 1972 et qui ont en commun d'opérer un « changement individuel et collectif afin de rendre plus authentique et plus évangélique le christianisme local » (p. 4).

2 Le livre de Cl. Makiobo ne raconte pas une histoire du combat de l'Église catholique contre la politique de Mobutu sur un terrain historique « vierge ». Les rapports entre

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l'Église et l'État postcolonial, dans la période 1972 à 1997 au Congo, s'inscrivent dans une histoire qui commence avec la colonisation au xixe siècle. Cette histoire coloniale est celle de la collaboration des missions catholiques au Congo avec l'administration coloniale. Elle est aussi celle des œuvres et des mouvements de jeunesse catholiques qui ont fécondé des mouvements religieux congolais. Qu'apportent les missions catholiques au Congo ? Clément Makiobo nous rappelle que c'est dans le cadre de l'État indépendant du Congo, propriété du roi des Belges Léopold II, et ensuite dans la colonie belge, que travaillent les missions. Entre 1880 et 1940, vingt-deux institutions de prêtres missionnaires, six congrégations de frères et cinquante-deux congrégations féminines sont dénombrées. Elles évangélisent et assurent l'instruction des congolais sur toute l'étendue du territoire. Les missionnaires sont, à cet effet, une composante du dispositif colonial du roi des Belges qui comprend l'Église catholique, les sociétés coloniales, l'administration et l'armée. C'est donc sous la protection du pouvoir colonial que les missionnaires livrent la guerre contre la « sauvagerie », le « paganisme » et l'« animisme » des Noirs. Cette guerre, ils vont la livrer à travers la scolarisation, les œuvres sanitaires et les « villages chrétiens ».

3 L'auteur nous apprend que, jusqu'en 1946 au moins, c'est avec les subsides de l'État, que l'Église catholique s'est trouvée en situation dominante au Congo en matière d'enseignement. Cette école, rappelle-t-il, est moins destinée à une formation intellectuelle des autochtones qu'à l'apprentissage d'un métier manuel, car il n'est pas question d'encourager la « vanité » du Noir qui, par l'instruction, « devient facilement un facteur d'influence dissolvante », « critique les Européens, excite les Noirs contre eux en exagérant les défauts de ceux-ci et les griefs de ceux-là, bref, [...] devient une nuisance et un danger. Il faut donc qu'il travaille, et c'est à la moralisation du Nègre par le travail, à savoir par le travail manuel, que doit tendre l'enseignement que nous lui donnons » (p. 24).

4 Le système des soins mis en place par les missionnaires est l'autre moyen de « civiliser ». Cl. Makiobo souligne que la « plupart des grands hôpitaux et dispensaires de brousse étaient gérés par les missions catholiques grâce aux subsides de l'État et à la compétence de nombreuses congrégations religieuses [...]. La veille de l'indépendance, l'infrastructure sanitaire du Congo était certes insuffisante mais elle était efficace. En 1966, le Congo comptait 31 hôpitaux avec une capacité de 8 000 lits, 59 cliniques, 391 maternités, 3 881 centres paramédicaux ou dispensaires, 86 léproseries, 8 sanatoriums et 4 hôpitaux psychiatriques. L'Église catholique contrôlait à elle seule 60 % de cette infrastructure » (p. 24).

5 Conçus comme un véritable lieu expérimental de « civilisation » et donc de conversion, les villages chrétiens répondaient à la nécessité d'arracher les Congolais au milieu ambiant du « paganisme » pour leur enseigner le catéchisme, la lecture et l'écriture, la prière et le chant. Fonctionnant non seulement comme dispositif de surveillance de la conduite des catéchumènes et chrétiens, en empêchant le « fétichisme », les « danses obscènes », mais également comme moyen pour engager les habitants à se convertir, ces villages devaient également « contribuer à améliorer le sort temporel, la richesse et la variété des cultures et des plantations ; en général, aider le Père à gagner des âmes et des villages à Jésus-Christ et à procurer à leurs frères les bienfaits de la civilisation chrétienne ».

6 Les mouvements de jeunesse voient le jour, à l'initiative des missionnaires, pour résoudre les problèmes inhérents à l'urbanisation, l'alcoolisme, le banditisme, la

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prostitution. Par ailleurs, du fait de la fermeture de l'espace politique aux Congolais, l'expression politique des dominés congolais va prendre la forme des mouvements messianiques, dont le Kimbanguisme et le Kitawala.

7 C'est dans le cadre et le terreau de cette histoire des rapports entre l'Église et le pouvoir colonial que l'auteur montre la complexité des thèmes sur lesquels l'Église du Congo et le régime de Mobutu vont se confronter dans l'ère postcoloniale. Sur le plan idéologique, le thème central de cette confrontation est l'« authenticité ». Si l'Église catholique définit sa mission comme celle « d'aider l'Africain à ne pas se renier lui- même, mais à se renouveler dans le Christ sous qui tout doit être ramené (Eph. 1,10) » et qu'elle « encourage les catholiques zaïrois et tous les Zaïrois de bonne volonté à conserver en eux le sens et le respect du sacré » (p. 104), ce texte ne s'en intitule pas moins « le christianisme source de l'authenticité ». C'est donc le sens de l'« authenticité » qui est ici l'enjeu de la confrontation. Par ailleurs, cette confrontation se fait sur une sorte de chassé-croisé entre deux hommes qui ont fortement marqué la période historique étudiée dans le livre de Cl. Makiobo, parce qu'ils incarnent les deux pouvoirs qui dominent le champ du pouvoir au Zaïre : Malula et Mobutu.

8 Éduqués tous deux par les pères belges de Scheut, ces deux hommes seront travaillés par le souci de réaliser l'hégémonie de leur pouvoir, mais en s'appuyant sur un usage stratégique de la « tradition » ou de l'« authenticité africaine ». Arrivé au pouvoir avec l'aide des États-Unis d'Amérique, de la Belgique et de la France soucieux de ne pas voir le Congo basculer dans le camp communiste, Mobutu, né le 14 octobre 1930 dans la province de l'Équateur, a été éduqué par les prêtres de Scheut qui l'ont fait s'enrôler dans l'armée coloniale, la Force publique d'où il sort avec le grade de sergent en 1956 : il s'agit du grade le plus élevé qu'un Congolais pouvait obtenir dans l'armée belge. Puis Mobutu devient journaliste. Ami de Patrice Lumumba, c'est ce dernier qui l'amène au pouvoir en le nommant colonel afin de rétablir l'ordre dans l'armée qui connaît des troubles dans ces premiers temps de l'indépendance. On connaît la suite : Mobutu prend le pouvoir en 1965 et va incarner, successivement, l'espoir du peuple congolais de 1965 à 1973, et la mégalomanie de 1973 à 1990. Malula, né le 17 décembre 1917 à Léopoldville (Kinshasa) dans une famille chrétienne fait ses études primaires dans une école dirigée par les pères de Scheut, avant d'aller faire ses humanités, de 1931 à 1934, au petit séminaire de Mbata Kiela, sur un territoire ecclésiastique confié aux mêmes pères. Il suit une formation de trois ans en philosophie et de cinq ans en théologie et, le 9 juin 1946, est ordonné prêtre à Léopoldville. Après un parcours particulièrement brillant, Malula est élevé au rang de cardinal le 28 mars 1969. Si Mobutu est divinisé à travers les nombreux pseudonymes attribués par ses chantres, Malula est, aussi, qualifié de « Père de l'inculturation » (p. 85), parce qu'« il prôna sans cesse l'intégration des valeurs culturelles africaines dans le christianisme et la christianisation de toute la vie politique, sociale et économique » (p. 85) et de « Père de l'Église de Kinshasa ». Cette guerre des « pères », que se livrent Mobutu et Malula, se situe sur le terrain religieux, comme le montre le « Manifeste de la N'selé », qualifié de « Catéchisme », et le MPR proclamé « Église ». C'est pour imposer l'hégémonie religieuse de son pouvoir que Mobutu supprime les noms et prénoms chrétiens d'origine étrangère, estimant que les clercs devaient être d'office membres du Parti, raye les fêtes chrétiennes du calendrier des fêtes officielles, interdit des mouvements de jeunesse confessionnels, supprime des cours de religion dans les écoles, ferme des facultés de théologie catholique et protestante au sein de l'université nationale de Kinshasa, et se produit comme « prophète », à l'image de Jésus : « Jésus est le prophète, Mobutu est notre prophète et

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notre libérateur, notre Messie. Le Christ est mort, il ne vit plus Lui. Il s'est dit Dieu. Mobutu n'est pas Dieu, il mourra (sic) aussi, mai il conduit son peuple vers une vie meilleure. Comment ne pas honorer, vénérer celui qui a fondé la nouvelle Église du Zaïre ? Notre Église est le Mouvement populaire de la Révolution. Son chef est Mobutu, nous le respectons comme on respecte le Pape. Notre Évangile est le mobutisme, le “Manifeste de la N'Sele”... Que vient faire le crucifix dans tous nos édifices publics ? Il doit être remplacé par l'image de notre Messie. Et les militants auront à cœur de placer à ses cotés sa mère glorieuse, Mama Yemo, celle qui donna le jour à un tel fils. La sainte Vierge était aussi honorée comme mère du prophète Jésus » (p. 96-97).

9 Face à cette mégalomanie, l'Église répond : « Stanley et Léopold II ont disparu du paysage de notre capitale. Seuls les touristes le regrettent, provisoirement d'ailleurs, en attendant que nos architectes et artistes réaménagent ces sites. Nous voulons être chez nous, entre nous et résoudre ensemble nos problèmes selon ce que nous en penserons et déciderons. Nous voulons être authentiquement nous-mêmes et non plus nous laisser emporter dans une remorque conduite par d'autres [...]. De ce fait nous avons mis le doigt sur la question fondamentale, où se jouent en vérité notre grandeur et notre dignité de peuple libre. Mais cette entreprise est bien plus complexe qu'il n'y paraît à première vue. Allons-nous exhumer de la nuit du passé une “philosophie africaine originelle” qui n'a pu être, si du moins elle a un jour existé, que l'expression d'une situation et d'une vie sociale définitivement périmées ? C'est dire que la découverte d'une telle conception de la vie ne saurait non plus être notre problème actuel ni nous aider à vivre dans le monde moderne. Notre monde n'étant plus celui de nos ancêtres, leur conception de la vie ne saurait non plus être la nôtre. Il est important que nous sachions cela clairement pour que nous ne perdions pas notre temps à bavarder d'une “négritude” un peu dépassée (sic) ... » (p. 92).

10 Le problème est que sur ce terrain de « philosophie africaine originelle », Cl. Makiobo nous apprend que c'est l'Église qui, la première, a innové. En effet, il montre comment cette expression politique dans le champ religieux s'est formulée pour la première fois, de manière officielle, à travers une association d'anciens élèves catholiques dirigée par Malula, à l'époque encore abbé. En effet, l'association « Conscience africaine » que crée Malula en 1951, et qui publie un journal également dénommé Conscience africaine, sort, à l'occasion des commémorations de l'État indépendant du Congo, le 30 juin 1956, un numéro spécial sous le nom de « Manifeste de la conscience africaine » tiré à 10 000 exemplaires et diffusé dans toutes les villes du Congo : ce fut le premier discours politique congolais. Ce manifeste jouera un rôle décisif dans la « prise de conscience du peuple congolais pour sa libération ». Mais cette « prise de conscience du peuple congolais » se fait à la suite de celle que produisent des travaux des missionnaires coloniaux, parmi lesquels se détache la figure du célèbre père Placide Tempels qui explique à ses « frères européens » que les Bantous avaient une seule valeur : « la force vitale », qui organise toute leur pensée, tous les faits et gestes de la personne humaine. Ce système de pensée original pouvait donc, selon lui, servir de base à la fois à l'épanouissement africain et à l'essor du christianisme. Les travaux de Tempels s'inscrivent dans une lignée d'études linguistiques et ethnographiques qui conduisent « à la prise de conscience et à l'identité ethnique des peuples du Congo à une époque où un lourd préjugé défavorable pesait sur leur culture » (p. 39). Afin de poursuivre cette œuvre missionnaire, un département de philologie africaine est crée à l'université du Congo au lendemain de l'indépendance. Les missionnaires ont donc travaillé à la production de la conscience ethnique dans le contexte national crée par la colonisation,

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et cette conscience ethnique sera désormais inséparable de la conscience du peuple congolais produite par le manifeste de la conscience africaine de Malula et, plus tard, l'authenticité africaine de Mobutu. C'est encore en 1956, année de publication du « Manifeste de la conscience africaine », que les missionnaires vont pour la première fois se prononcer sur la propriété privée, le travail et sa rémunération, les associations professionnelles, les relations humaines et l'émancipation politique des Congolais. Les lettres pastorales, qui vont marquer la période postcoloniale, paraissent à cette date.

11 C'est encore sur le « terrain » de l'« authenticité africaine » que les Kimbanguistes soutiennent le projet « policico-idéologique » de Mobutu. Cl. Makiobo cite à ce sujet une circulaire adressée aux pasteurs et aux chrétiens kimbanguiste du Zaïre par son Éminence Diangenda, chef spirituel de l'Église kimbanguiste, par laquelle il leur demande « de se pénétrer de la philosophie de l'authenticité, de se soumettre à l'éducation permanente du parti et de rester toujours derrière le Guide (Mobutu) pour le triomphe de la révolution nationale » (p. 98). Pour l'auteur, « à cause, sans doute, de ses origines (le kimbanguisme est un mouvement messianique “authentiquement” africain. Son fondateur, Simon Kimbangou, prêchait l'avènement d'un Messie noir et d'un christianisme africain), l'Église kimbanguiste s'est laissée facilement intégrer dans le projet politique de Mobutu et ce dernier le reconnaît » (p. 97).

12 Cl. Makiobo analyse, également, la position de l'Église protestante : « Dès 1972, la hiérarchie nationale des Églises protestantes réunies au sein de l'Église du Christ au Zaïre (ECZ) a pris position en faveur du projet politico-idéologique de Mobutu » (p. 95). Mais l'auteur n'oublie pas, non plus, de signaler des dissensions au sein de l'épiscopat catholique et va jusqu'à faire valoir la force de l'argument matériel dans certaines positions de la hiérarchie catholique et rappelle les travaux de Jean-François Bayart (« Les Églises chrétiennes et la politique du ventre », in J.-F. Bayart, éd., Religion et modernité politique en Afrique noire. Dieu pour tous et chacun pour soi, Paris, Karthala, 1993) à propos de la « politique du ventre » des évêques qui reçoivent de Mobutu de « somptueux cadeaux » le jour de leur sacre ou à l'occasion de leur jubilé d'épiscopat.

13 Cl. Makiobo étudie également les « mouvements et associations à caractère spirituel qui ont en commun de partager la volonté d'innover le christianisme local et de transformer la société zaïroise » : il en cite une douzaine et limite son étude aux trois qui lui paraissent représentatifs, le mouvement des « Mamans catholiques », les « Bilenge ya Mwinda » et les « Kisito et Anuarite ».

14 Ce livre est d'une lecture aisée : souci de clarté et de concision qui permet au lecteur intéressé par les rapports complexes entre religion et politique en Afrique de nourrir sa réflexion d'exemples particulièrement parlants. Car toute l'histoire de la contestation du pouvoir de Mobutu que raconte l'ouvrage est une histoire où religion et politique s'affrontent en brouillant en permanence les lignes de partage censées les séparer.

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Charles Malamoud, Féminité de la parole : Études sur l'Inde ancienne Paris, Albin Michel, coll. « Sciences des religions », 2005, 293 p.

Gérard Colas

1 Ce livre sur « l'Inde ancienne » rassemble treize contributions de Charles Malamoud, parues dans diverses revues et volumes d'hommage, et dont chacune, révisée, forme un chapitre. Il se fonde sur des sources sanskrites, notamment des textes védiques, les plus anciens de l'Inde. Les six premiers chapitres portent sur la conception de la parole, les autres sur des sujets variés. L'ouvrage est précédé d'une note sur le corpus védique et d'un avant-propos.

2 La parole, dans les textes védiques, est femme, voire femelle, puisqu'on l'imagine aussi bufflesse, lionne et mangouste. Elle imprègne la totalité de l'univers au moyen du langage, ce que Ch. Malamoud analyse en rapprochant subtilement les spéculations des textes et les règles grammaticales du sanskrit. Puis, s'attardant sur l'attitude de « l'Inde ancienne » à l'égard de l'écriture, il rappelle ce paradoxe connu sans, pourtant, nous donner de nouvelles clés : l'écriture, bien qu'elle fût, en Inde, parfaitement apte à une analyse phonétique précise dès le iiie siècle avant notre ère, fut généralement rejetée par les transmetteurs du Veda. Le chapitre 3 aborde la conception de la vérité (satya) : elle est ce qui est, mais englobe aussi le mensonge, qu'elle prend en charge. Soulignons que cette perspective, qui se borne au védisme, est partielle. Si le faux, l'erreur et le mensonge peuvent y être confondus et intégrés dans la vérité, tel ne fut pas le cas dans d'autres domaines textuels. Les œuvres philosophiques anciennes, postérieures aux livres fondamentaux du védisme, attestent que la pensée indienne pratiqua aussi une investigation rationnelle qui distinguait nettement le vrai du faux. Certes, pour l'école de la mīmāṃsā prābhākara, l'erreur n'est qu'une forme de la vérité, mais il s'agit là d'une position extrême. La logique (nyāya) de l'Inde ancienne, ses « sciences » expérimentales et ses mathématiques, par exemple, proposent des types de vérités autres que celle du védisme. S'appuyant sur la langue naturelle ou créant un langage quasi formel (comme dans la « Nouvelle logique », navyanyāya), elles mettent en œuvre une dialectique exigeante et complexe qui traque les contradictions discursives.

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3 Le chapitre 4 analyse la valeur du silence sur la scène sacrificielle védique. Ch. Malamoud décrit, admirablement, la délicate gestion du silence par l'officiant appelé brahman : le silence n'y est pas l'ineffable de la mystique chrétienne et musulmane, mais l'inexplicite, « signe de cet au-delà de la parole que la parole entend néanmoins capter ». Le chapitre suivant nous livre le point de vue du sanskritiste sur le poète bengali Lokenath Bhattacharya, plus précisément sur un de ses romans, La Descente du Gange. Puis l'ouvrage porte sur la conception de la mère, rattachée à la parole. Dans des textes épiques, légendaires et littéraires, l'attachement du fils pour sa mère prime sur tout autre sentiment social : même celle-ci condamnée, il continue de lui obéir. Toutes les épouses d'un homme (il peut en avoir plusieurs) sont comme des mères pour lui. Les textes védiques, plus anciens, vont plus loin que cette conception hyperbolique : les dieux Indra et Agni possèdent, de fait, plusieurs mères.

4 Les autres chapitres du livre nous emmènent hors du domaine de la parole. Le chapitre 7 dégage, avec beaucoup de précaution, trois conceptions que l'auteur compare à certaines notions psychanalytiques. Ainsi les saṃskāra, traces mnésiques, sont analogues aux « précipités psychiques » de Freud, quoiqu'ils relèvent d'un savoir religieux, particulièrement de la métempsycose, et non d'un « savoir psychologique profane ». De même, la notion de tānūnapāt, qui implique que l'on est « fils de soi- même », rejoindrait la conception psychanalytique du meurtre du père. Enfin, la « dette impayée » envers les parents peut faire figure de culpabilité. Cependant, semble-t-il, la culpabilité n'occupe pas dans la personnalité de l'individu indien la place centrale qu'elle tient chez l'occidental, et il n'est pas certain que cet aspect de la psychanalyse soit facilement transposable à la culture indienne du passé.

5 Le livre pose ensuite l'importante question de la relation entre nature et artifice, notamment à travers l'exemple du rite : le sacrifice, en tant qu'acte même, instaure une situation nouvelle, mais il ne fait aussi, paradoxalement, que déployer un sacrifice initial, primordial en quelque sorte. Le chapitre 9 décrit l'homme védique comme animal sacrifiant, et non politique, le sacrifice établissant un certain sens de la communauté humaine. Le chapitre 10 traite du soma, le célèbre breuvage védique. L'auteur ne reprend pas les pléthoriques débats sur l'identité de la plante dont est faite la boisson, mais il compare l'emploi rituel et la fabrication du soma avec ceux de la liqueur alcoolique, surā. Cette dernière, antidote à l'indigestion de soma, est elle-même transmuée en soma à l'occasion. La transmutation s'opère grâce à la déesse Croyance (śraddhā), condition d'efficacité du rite en général (chap. 11). Le chapitre suivant, s'inscrivant dans une réflexion sur la tauromachie, reprend le dossier bien connu de la dénégation de la violence dans l'oblation animale védique. Viennent ensuite une réflexion sur deux ouvrages de G. Dumézil (avec la notion de mariage comme point de départ), une bibliographie, un index des passages cités et un index thématique.

6 L'unité de l'ouvrage tient à son style. Une écriture littéraire et limpide, une approche que l'on peut qualifier d'anthropologique, tout en finesse, en érudition, sans pédanterie. Charles Malamoud aborde les œuvres indiennes dans la profondeur de leur littéralité et illumine avec bonheur les configurations singulières de la pensée qui les anime. La texture même de ce livre est, certes, un peu irrégulière. Il s'agit d'un recueil de morceaux variés, souvent destinés à des publics non spécialistes, en tout cas non indianistes, dont les intérêts sont différents (psychanalyse, littérature, sciences humaines). Surtout, le degré de généralisation varie de chapitre en chapitre, occasionnant quelques affirmations discutables. Selon l'avant-propos (p. 28) les

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traductions bouddhiques seraient dues à des Chinois, Tibétains, etc., non à des Indiens : or, on sait que les textes bouddhiques circulèrent d'une langue indienne à l'autre dans le nord de l'Inde jusqu'au ive siècle au moins ; mais, peut-être, la forme de l'entretien choisie pour cet avant-propos favorise-t-elle ce genre de raccourci réducteur. Plus loin (p. 93) il est dit que le Vaikhānasasmārtasūtra serait « antérieur de quelques siècles au début de l'ère chrétienne » : or, les spécialistes s'accordent sur le fait que ce texte est nettement postérieur au début de notre ère. Enfin, l'éclat même des spéculations de l'auteur risque de faire oublier que la pensée indienne ne fut pas que mystique et religieuse et que, dans de nombreuses situations philosophiques, religieuses et historiques, le védisme forme une couverture plutôt qu'une base, qu'il est loin de résumer « l'Inde ancienne ».

7 Le spécialiste retrouvera dans ce volume plusieurs articles importants dont l'intérêt dépasse un propos général et des idées déjà publiées, et qui ouvrent des perspectives prometteuses d'investigation (par exemple, les chapitres sur le soma, sur nature et artifice). Quoique le propos soit anthropologique plutôt qu'historien, il définit le plus souvent ses limites chronologiques, suffisamment pour que l'on n'y cherche pas une Inde éternelle qui n'exista jamais. Il reste que la notion même d'« Inde ancienne » est un pis-aller. Quand, enfin, verra-t-on restituer la diversité de la culture indienne classique au fil de la chronologie et selon les milieux intellectuels qui en façonnèrent les formes contrastées ? Ce volume de grande qualité illustre, à sa manière, notre difficulté à faire l'histoire de la culture indienne du passé.

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Jan de Maeyer, Sofie Leplae, Joachim Schmiedl, Religious Institutes in Western Europe in the 19th and 20th Centuries. Historiography, Research and Legal Position Leuven, Leuven University Press, 2004, 377 p.

Patrick Cabanel

1 Cet ouvrage collectif et bilingue anglais-français est le second de la série des KADOC Studies on Religion, Culture and Society. Les historiens connaissent la qualité et l'ampleur du travail réalisé dans le champ des études religieuses par le KADOC (Katholiek Documentatiecentrum), qui a récemment contribué à la mise en place d'un réseau européen de chercheurs sur les instituts religieux (ou congrégations religieuses, pour utiliser un mot français plus courant), Relins-Europe (The European Forum on the History of Religious Institutes in the 19th and 20th centuries). Le réseau a organisé en 2001 et 2002, à Rome puis en Allemagne, deux workshops dont les textes sont ici réunis. Le premier, coordonné par Sofie Leplae, a proposé un tour d'Europe des historiographies relatives aux instituts religieux : sont abordées la Belgique (Jan Art et Paul Wynants), la France (Daniel Moulinet), l'Allemagne (Joachim Schmiedl et Peter Häger), la Grande-Bretagne et l'Irlande (Susan O'Brien), l'Italie (Nicola Raponi), la Hollande (Jan Roes et Hans de Valk) et la Suisse (Franziska Metzger). Ces mises au point historiographiques, qui sont autant de percées utiles dans des histoires nationales souvent peu familières ou peu accessibles aux historiens français, ne serait-ce que pour des problèmes de langue, sont accompagnées, en fin de volume, d'une impressionnante bibliographie internationale (p. 331-368 sur double colonne). Les articles comportent également bon nombre de tableaux statistiques, ce qui permet d'en savoir, enfin, un peu plus sur ce monde englouti que constituent trop souvent à nos yeux les congrégations du XIXe siècle, au moins à l'extérieur d'une France et d'un « catholicisme au féminin » dont Claude Langlois, auquel les auteurs rendent hommage, nous a si puissamment entretenu. Le

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tout fait de cet ouvrage un instrument de travail au meilleur sens du mot, et dans une perspective comparatiste européenne qui fait encore trop souvent défaut aux historiographies nationales, alors que les parallèles et les contrastes sautent aux yeux. En voici un exemple : qu'il s'agisse de la Belgique, de la Hollande ou de la France, l'historiographie des instituts religieux est passée partout, à peu près au même moment, par trois étapes. La première, jusqu'aux années 1960, a été une histoire faite de l'intérieur, assez souvent liée aux procès de canonisation des fondateurs, et plus ou moins proprement hagiographique. Dans les années 1960 et 1970, l'histoire universitaire s'invite, une histoire parfois frottée de démographie et de sociologie, attentive notamment aux recrutements et aux champs d'activité. Une troisième phase, dont ce livre est un bon exemple, on va le voir à l'instant, produit volontiers une histoire politique des congrégations confrontées aux États et à la modernité européenne.

2 La satisfaction du lecteur est, en effet, renforcée par la richesse de l'apport proposé dans les six chapitres de la seconde partie, issus de la rencontre de 2002 et qui proposent des mises au point sur la législation des XIXe et XXe siècles relative aux congrégations religieuses dans six pays (Belgique, France, Allemagne, Italie, Hollande et Suisse). Ces études ont été confiées à d'autres auteurs, sauf pour la France et la Suisse pour lesquelles nous retrouvons Daniel Moulinet et Franziska Metzger. La rencontre de 2002 entendait traiter de la position des congrégations devant le droit canon aussi bien que devant la loi des divers États. À l'arrivée, c'est cette dernière question qui se taille la part du lion ; il faut se reporter à l'introduction générale, cosignée par les trois directeurs de l'ouvrage, pour lire en quelques pages pratiques l'évolution du droit canon, de Grégoire XVI au second concile du Vatican. Pour le reste, les auteurs s'intéressent presque exclusivement aux rapports jamais simples, parfois très conflictuels, entre les congrégations et les États, que ces derniers fussent catholiques, protestants ou laïques. Ce n'est pas surprenant : l'affirmation des États modernes et la montée en puissance d'un anticléricalisme européen fortement hostile aux congrégations (bien au-delà des jésuites), ont fait de ces relations houleuses une page importante de l'histoire des Églises et des États. Alessandro Colombo n'hésite pas même à bâtir son étude autour des seules lois de suppression des couvents et ordres religieux, dans l'Italie au XIXe siècle ; cette approche renvoie à l'épaisseur de la notice « Soppressionni » dans le Dizionario degli Istituti di Perfezione. L'approche d'histoire comparée n'est jamais aussi prometteuse dans ce cas : l'Italie des suppressions, l'Allemagne du Kulturkampf, la France des « lois de persécution » (une formule peut- être un peu sévère de D. Moulinet, p. 218, mais une bonne analyse du phénomène), mais aussi la Suisse du milieu du XIXe siècle ont toutes mis en place des législations restrictives ou répressives face à l'essor congréganiste qui semblait alors irrésistible. À l'inverse, la Belgique et la Hollande ont accueilli les religieux et religieuses allemands, puis français : le tableau des fondations d'origine étrangère en Hollande (p. 139), montre bien que la France succède à l'Allemagne à partir de 1901, parce que Combes, si l'on ose dire, a succédé à Bismarck. Joos van Vugt fait remarquer que le fleuve de l'histoire s'est révélé beaucoup plus tranquille pour les congréganistes hollandais, qui n'ont jamais été liés à l'État et n'ont donc ni recueilli ses subsides, ni subi ses oukases. Leur sphère d'activité était strictement limitée au « pilier » catholique. Il est vrai encore, selon le même auteur, que la Hollande n'a pas développé, quelle qu'ait été la raison de ce trait, ce radicalisme national ou politique qui a conduit l'Allemagne au Kulturkampf et la France au combisme.

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3 Sauf pour le monde britannique, qui n'est représenté que dans la première partie, ce livre doit être lu dans chacun de ses volets, historiographique et législatif. À l'arrivée, la qualité des informations réunies dans ces doubles synthèses offre un apport substantiel sur chacun de six pays européens, outre la France. On regrettera simplement que l'Espagne, voire le Portugal, qui ont connu des vagues de « désamortissement » des biens conventuels et d'expulsion de religieux, notamment les jésuites, ne fassent pas partie de ce large panorama. On ajoutera enfin, non pour flatter l'ego du signataire de ces lignes, mais pour compléter la bibliographie européenne de Religious Institutes, que le livre issu du colloque de Lyon, Le grand exil des congrégations religieuses françaises 1901-1914 est paru en 2005 aux éditions du Cerf (sous la dir. de P. Cabanel et J.-D. Durand).

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Alain-René Michel, Catholiques en démocratie Préface de René Rémond. Paris, Le Cerf, 2006, 726 p. & Laurent Ducerf, François de Menthon. Un catholique au service de la République (1900-1984), Paris, Le Cerf, 2006, 508 p. & Étienne Davodeau, Les mauvaises gens. Une histoire de militants, Paris, Delcourt, 2005, 184 p.

Frédéric Gugelot

1 Trois parutions évoquent l'engagement des catholiques français au sein de la société au XXe siècle. Le premier nous livre une histoire de l'Association catholique de la jeunesse française (ACJF), le deuxième celle d'un de ses présidents, François de Menthon, et le dernier un témoignage passionnant sur deux militants de base de ces mouvements.

2 Dans une société en voie de sécularisation, les catholiques ont, très tôt, développé un vaste réseau d'organisations associatives pour défendre une Église qui se percevait comme assiégée. Cet encadrement de la jeunesse française permit aussi un engagement actif de nombre de croyants pour une société plus juste. Ces militants jouèrent un rôle essentiel dans la modernisation de la société française, dans la reconnaissance de la place des catholiques au sein de la nation et dans l'enracinement de la démocratie. Ils participèrent aux profondes mutations du catholicisme, en particulier dans la promotion du laïcat catholique.

3 Le livre d'Alain-René Michel est une somme sur l'histoire de l'ACJF, mouvement laïque issu très largement du courant du catholicisme social, de la fin de la Première Guerre mondiale à sa disparition en 1956. À partir de 1927, l'Association fait le choix de la spécialisation, elle se recompose en une fédération de mouvements dont l'appartenance est fondée sur un même milieu social et professionnel (JAC, JEC, JIC, JOC) qui finissent par occulter la matrice. Ce changement traduit une adaptation aux conditions sociales nouvelles et la profonde modification de la perception catholique de la société après des années de crispation, sans perdre de vue la logique intransigeante des origines. L'idée d'un apostolat du semblable par le semblable s'impose alors. Il ne s'agit plus de prescrire une norme venue d'en haut et de très loin mais d'observer, à

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travers des enquêtes sociologiques en particulier, la réalité sociale pour en déduire les actions à entreprendre. La naissance de l'Action catholique, sous l'impulsion papale en 1931, complique la visibilité de l'ACJF. Les crises sont incessantes et semblent constitutives de l'organisation sans entraver un réel dynamisme. L'association sert néanmoins d'écran entre les autorités religieuses et les mouvements spécialisés. La large autonomie de ceux-ci crée de vives tensions mais permet de s'engager dans de réelles actions sociales ou mêmes politiques. Un laïcat catholique actif est possible, compagnon de route d'une société démocratique après que la tentation de Vichy fut écartée. Mais deux conceptions s'affrontent entre une vocation légitimée par le seul baptême et une hiérarchie qui n'accepte l'intervention des laïcs qu'au nom d'un mandat délégué par elle. La tentative de refondation, après guerre, ne parvient pas à résoudre ses contradictions qui sont à l'origine de la disparition du mouvement. L'ouvrage participe à la réévaluation du rôle des catholiques dans la modernisation de la France du XXe siècle (voir aussi Bruno Duriez et al., Les catholiques dans la République 1905-2005, Paris, Éditions de l'Atelier, 2005).

4 Laurent Ducerf use, lui, du biais biographique pour « comprendre les rapports entre foi et action » (p. 9) à travers l'exemple d'un des membres de la « génération civique » de l'ACJF et d'une figure fondatrice de la démocratie chrétienne française, François de Menthon. Le traitement est chronologique et dégage les grandes étapes d'une vie. La première partie s'intitule « un catholique engagé (1900-1940) » : sa formation, son action au sein de l'ACJF, jusqu'à la présidence du mouvement au moment-clé de la spécialisation, apparaissent formatrices pour ce jeune homme issu d'une famille noble catholique mais qui accepte la République. La deuxième partie se consacre à l'action de ce chrétien résistant dès 1940 : la fondation du mouvement Liberté, la fusion avec Combat. Rallié à De Gaulle, commissaire à la justice puis garde des Sceaux, il intervient dans les questions de l'épuration, en particulier des évêques où il est favorable à une solution négociée entre la République et l'Église, sans que le processus soit achevé lors de son départ, puis il devient procurateur à Nuremberg. La troisième partie s'intéresse à son activité politique au début de la Quatrième République et au rôle qu'il joue dans la naissance du MRP. Son action politique, entravée par son absence de sens manœuvrier, son opposition à Pierre Mendès-France et au retour de De Gaulle en 1958 le marginalise encore plus. La dernière partie le confirme : dorénavant François de Menthon est « En marge de la scène politique nationale (1952-1984) ». Laurent Ducerf s'attache à dégager, avec succès, la recherche d'une concordance entre engagements et valeurs proclamées, sans nier l'ambition, les préjugés (détestation de la bourgeoisie, rejet du téléphone et de la télévision), l'intérêt et l'importance des réseaux, en particulier familiaux. Mais sa foi reste largement inconnue tant elle est vécue de façon intime voire secrète. L'ouvrage nous livre le beau parcours d'un de ces catholiques qui firent la République même s'il succombe parfois à une évaluation trop valorisante du personnage évoqué.

5 Cette foi agissante que l'on voit à l'œuvre dans la vie de François de Menthon, une bande dessinée d'Étienne Davodeau nous en livre un autre exemple en nous faisant pénétrer au cœur de cette histoire de militants, si savamment étudiée par les deux ouvrages ci-dessus. En noir et blanc, à travers le récit pudique fait par ses parents de leurs propres vies, les témoignages de syndicalistes et d'aumôniers et l'étude d'archives (presse du mouvement...), le dessinateur nous livre un magnifique document mémoriel des espérances d'émancipation collective entre 1950 et 1981, qu'accompagne une certaine nostalgie. Dans les Mauges, région catholique rurale et ouvrière de l'Ouest, ces jeunes gens découvrent qu'« on ne (leur) a pas demandé (leur) avis » (p. 39). Ce couple

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s'engage progressivement dans la militance : la JOC avec l'arrivée d'un aumônier qui « nous a fait comprendre que nous devions nous prendre en charge sans attendre que d'autres le fassent » (p. 52), la CFDT puis le PS. L'ouvrage parvient, par petites touches et brefs récits, à travers surtout le regard de l'enfant, à dévoiler le parcours de militants qui voulaient « changer la vie ». La page 122 est tout particulièrement réussi, un dévoilement graphique progressif de l'enfant en train de lire une BD (Astérix chez les Bretons !) résume ce qu'il perçoit de l'engagement militant de ses parents : « Je sais que les adultes adorent boire des hectolitres de café en discutant pendant des heures. J'aime bien l'odeur de la fumée des gauloises. Ça tombe plutôt bien. L'atmosphère de la cuisine en est souvent saturée. Je sais aussi que la journée d'un adulte se termine par une réunion. Réunion CFDT. Réunion PS. Réunion ACO. Réunion Basket » (p. 122). Au- delà des désillusions, l'ouvrage nous fait pénétrer au cœur de l'histoire de femmes et d'hommes qui luttèrent pour leur fierté et qui crurent en des lendemains meilleurs.

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Rachel Milstein, La Bible dans l'art islamique Paris, Presses universitaires de France, coll. « Islamiques », 2005, 155 p.

Constant Hamès

1 L'auteur, spécialisée dans les recherches sur les représentations figurées en islam : peintures, enluminures, miniatures, décors, mobilise ici toutes ses connaissances pour présenter et questionner une imagerie biblique présente dans des productions littéraires au sein d'un certain nombre de sociétés musulmanes (domaine irano-persan, turc-ottoman, indien-moghol), plus favorables que d'autres à l'expression figurative. Elle répertorie les œuvres où des imageries ont été développées, tels les nombreux recueils « d'histoire des prophètes » (qiṣaṣ al-anbiyā', à partir du VIIIe siècle), différentes chroniques historiques « universelles » qui intègrent, par exemple, l'histoire des Banū Isrā'īl ou, encore, des ouvrages sur « les merveilles de la création », voire des poèmes narratifs symboliques.

2 C'est justement dans une première partie qu'elle établit cet inventaire, en le situant dans son contexte politique, ethnique, culturel. L'Iran mongol, à partir du XIIIe siècle, est le premier à développer, à travers une « école de peinture », un appétit pour l'illustration d'œuvres anciennes ou nouvelles, où les personnages bibliques (d'Adam à Jésus) sont traités au confluent d'influences artistiques extérieures, chinoises autant que byzantines. La suite est assurée dans le cadre du pouvoir de Tamerlan et de ses successeurs, où une évolution se dessine : « les prophètes, dans les œuvres timourides, perdent graduellement leur ressemblance avec les modèles préislamiques et ressemblent de plus en plus à des oulémas musulmans : tel est, par exemple, le cas de Moïse [...] : alors qu'au cours du XIVe siècle son image a pour base un modèle hellénistique, elle est, au XVe siècle, celle d'un mollah persan » (p. 31).

3 Toujours en Iran, de nouveaux changements artistiques interviennent après l'instauration du pouvoir safavide, à partir du XVIe siècle, pouvoir qui se veut « iranien » et adopte le chiisme comme religion d'État. Un des ouvrages illustrés marquants est un livre de divination (fa'l) qui prend en compte des personnages bibliques mais aussi des

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saints musulmans, utilisés (aléatoirement) pour donner des réponses aux questions posées par des consultants.

4 Le relais est pris ensuite par les peintures et miniatures de la dynastie ottomane (à partir du XVIe siècle surtout). Une des premières illustrations est éclairante, symboliquement, en ce qui concerne le nouveau pouvoir. Il s'agit d'un ouvrage intitulé « Le livre de Sulaymān », destiné à illustrer l'histoire du roi Salomon, de sa relation avec la reine de Saba, etc., mais, en même temps, ce livre servira de modèle à un ouvrage richement illustré « des rois de la famille ottomane », principalement consacré à... Sulaymān le Magnifique. L'auteur souligne que si la relève picturale fut prise, ensuite, par les Moghols de l'Inde, ces derniers ont délaissé les sujets bibliques anciens pour se consacrer à l'histoire et aux sciences « modernes ».

5 Dans une seconde partie, l'ouvrage analyse, un à un, les principaux personnages bibliques tels qu'ils apparaissent dans la production figurative musulmane : Adam, Abraham, Loth, Joseph, Moïse, Jonas, Job, David, Salomon, Jésus, sans oublier un personnage omniprésent, Satan. Les peintures ne sont pas de simples « illustrations » ou figurations de personnages mais, en général, elles sont porteuses d'interprétations de l'histoire du message divin et de l'histoire de la relation entre la divinité et les hommes.

6 Cet ouvrage a le mérite de fournir un inventaire des œuvres (manuscrites) qui contiennent des représentations figuratives tirées de la Bible. L'espace géoculturel concerné est bien balisé et, à lui seul, ce point attire l'attention : la figuration se développe entre Iraq-Iran-Afghanistan-Turquie-Inde (pour parler en termes d'États contemporains). En creux, on devra s'interroger sur l'absence de ce type de représentation ou d'illustration dans les autres contrées du monde musulman (le Maghreb par exemple). À partir de cet inventaire, de nombreuses pistes de recherche sont ouvertes et la bibliographie annexée pourra aider à les emprunter.

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Françoise Mies, éd., Bible et sciences des religions. Judaïsme, christianisme, islam Bruxelles-Namur, Lessius-Presses universitaires de Namur, coll. « Le livre et le rouleau » (23), 2005, 177 p.

Pierre Lassave

1 Cet ouvrage collectif s'inscrit dans un vaste programme éditorial de mise en rapport de l'héritage biblique avec divers modes de connaissance comme la littérature, l'histoire, les sciences physiques, l'économie ou la médecine. Le volume 23 aborde la question des sciences des religions sous l'angle des lectures que les trois grandes religions dites « du Livre » ont pu précisément faire de leurs « Écritures ». La visée est au dépassement œcuménique des clivages religieux par la connaissance scientifique des textes, de leur formation, de leur traduction et de leur interprétation au fil de deux millénaires de conflits fratricides. Cinq exégètes catholiques de haut niveau et un rabbin s'y attachent ; les premiers, formés à Rome et à Jérusalem, se répartissent entre dominicains et jésuites. Des chercheurs, polyglottes et érudits, qui ont résolument assimilé l'option « historico-critique » du siècle dernier sans perdre de vue le caractère spirituel de leur objet. Orientation dialogique, étrangère à l'idée qui, comme l'écrivait Ricœur, « oppose un concept autoritaire et opaque de la révélation au concept d'une raison prétendument maîtresse d'elle-même et transparente pour soi-même » (Avant- propos de Françoise Mies, éditrice universitaire de l'ouvrage). Une voie épistémologique médiane, aux antipodes des fondamentalismes de tous bords, par laquelle l'université de Namur prend place dans le renouvellement du dialogue interreligieux.

2 Le collectif se compose de deux parties : d'abord la notion plurielle de religion issue des livres de la Bible (Schenker, Faure) ; ensuite, les divergences et convergences de lectures entre les trois monothéismes (Krygier, Gilbert, Aletti, Platti).

3 Adrian Schenker, dominicain, professeur à l'Université de Fribourg, spécialiste de l'Ancien Testament, explore, morceaux choisis à l'appui, les représentations de la

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divinité dans le corpus hébraïque. De son approche intertextuelle se dégagent deux figures : celle des dieux propres à chaque peuple, dieux d'identité et d'existence qui deviennent au fil du temps et de l'influence grecque, dieux de sagesse ; celle du « Dieu des dieux », l'invisible et imprononçable Yhwh, entité transcendante et étrangère à toute idée de religion universelle qui s'imposerait à tous comme le veulent les dérives intégralistes. Deux niveaux de divinité qui, loin de s'opposer, se complètent et ouvrent au dialogue entre nations.

4 Patrick Faure, professeur à la Faculté Notre-Dame à Paris, revient sur la pluralité des expressions du christianisme dans le Nouveau Testament, thème très vivant de la recherche archéologique et littéraire actuelle. À partir d'analyses textuelles croisées avec les premiers Pères de l'Église, l'exégète montre, ainsi, comment la rédaction des Actes des Apôtres résulte de tensions vives entre groupes rivaux qui n'ont pas la même conception du message de Jésus-Christ. Par exemple, les nazaréens, juifs observants qui voient dans Jésus un maître puis le messie annoncé par les Écritures, auxquels s'opposent les chrétiens, groupe ethniquement mêlé, en rupture avec les rabbins du Temple, pour qui Jésus est le Christ qui transforme radicalement la tradition judaïque en obligation éthique personnalisée, la « Tora du cœur ». Insistant sur la fonction de synthèse des Écritures, l'auteur conclut à l'interdépendance des traditions juives et chrétiennes.

5 Rivon Krygier, rabbin de la communauté Adath Shalom de Paris et professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem, introduit le lecteur aux multiples modes de lecture, de transmission et d'interprétation de l'ensemble « Tora-Prophètes-Écrits » (TaNaKh) dans la tradition juive où ces écritures saintes vivent de leur interminable commentaire oral que les siècles d'études et de recherches (midrash) ont à peine consigné dans les volumineux talmuds de Babylone et de Jérusalem. Midrash qui, lui- même, est au principe de la rédaction des rouleaux sacrés. Relation circulaire entre écriture, lecture et commentaire que l'auteur illustre jusque dans l'interprétation de la moindre lettre comme ce hé qui transforme Abram, père stérile, en patriarche élu par Yhwh et renommé par lui (Abraham) pour la longue descendance et la postérité que l'on sait.

6 Maurice Gilbert, jésuite, professeur à l'Institut biblique de Rome et à l'École biblique de Jérusalem, rappelle que les écrits hébraïques formaient un guide de pensée et d'action chez les premiers chrétiens. Il retrace l'histoire du canon chrétien qui a conduit aux Bibles d'aujourd'hui en indiquant le rôle actif des diverses communautés dans le choix fait par les Églises de retenir ou d'exclure tel ou tel livre. Il insiste sur la multiplicité des formes d'usage de la Bible : proclamation, catéchèse, liturgie, exercice spirituel, exégèse savante, etc. Dans ce cadre pluriel, la science du texte s'est développée dès les premières lectures allégoriques de l'Antiquité puis s'est formalisée au Moyen Âge (sens littéral, allégorique, moral, anagogique). La Renaissance européenne et le Grand Siècle de la science jettent dans le conflit les bases de l'enquête historique et philologique que les découvertes archéologiques et l'esprit positiviste du xixe siècle démultiplient jusqu'aux connaissances pacifiées d'aujourd'hui.

7 Jean-Noël Aletti, également jésuite et professeur à Rome, fait état de ce dernier moment de l'exégèse en montrant comment le consensus académique international ouvre de nouveaux horizons à l'œcuménisme. Ce sont les préjugés dogmatiques qui ont faussé la lecture et la traduction des livres. À preuve, le différend entre catholiques et réformés qui repose souvent sur des écarts de langage que le philologue et l'historien

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d'aujourd'hui relativisent : par exemple, le fameux antagonisme entre la justification par les œuvres et la justification par la foi que l'étude serrée des lettres pauliniennes ne justifie plus dans sa radicalité. « L'œcuménisme biblique progresse plus sûrement lorsqu'il respecte la lettre ! » s'exclame le brillant démonstrateur.

8 Emilio Platti, dominicain, professeur à Namur et à l'Institut catholique de Paris, spécialiste de l'islam, poursuit l'enquête historique sur le corpus coranique. L'étude rigoureuse des sourates associée à la connaissance du contexte conduit ainsi à déterminer deux moments d'élaboration du Coran qui vont marquer le destin de l'islam : la période mekkoise, imprégnée de théologie biblique (remplacement de la rétribution terrestre par la rédemption céleste), qui insuffle un islam éthique, de soumission au Créateur inaccessible à l'homme ; la période médinoise, marquée par la régulation des conflits entre communautés, qui crée la Loi, sharia, à l'origine d'un islam juridique aux décrets disputés. Ici encore, les textes fondateurs s'éclairent par la connaissance des raisons multiples et des compromis qu'ils ont opérés dans des circonstances qu'il s'agit toujours de préciser dans le cadre d'une archéologie non dogmatique ou non présentiste. C'est le rôle premier des « sciences des religions », rôle d'interconnaissance entre traditions de pensée et d'action voisines mais séparées au fil d'une sanglante histoire dont nous vivons encore aujourd'hui les soubresauts.

9 Certes les spécialistes de chaque domaine ne découvriront rien de très nouveau dans ce dossier, mais ils devraient reconnaître ses éminentes vertus pédagogiques. Imprégné d'esprit humaniste et dominé par les savants d'obédience catholique, le collectif s'en tient à sa démonstration œcuménique en évitant les tensions épistémologiques dont l'exégèse actuelle n'est pourtant pas exempte. Si le concordisme scolastique et le positivisme historique sont tous deux largement révoqués en doute, le dialogue entre la déconstruction analytique et la reconstruction spirituelle ou existentielle qui traverse l'herméneutique biblique ne peut se satisfaire d'un volontarisme implicite. Expliciter ses conditions et reconnaître ses multiples formes mériterait un nouveau volume dans cette collection de qualité.

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Nakamura Mitsuo, Sharon Siddique, Omar Farouk Bajunid, Islam and Civil Society in South East Asia Singapour, Institute of South East Asian Studies, 2001, 211 p.

Bernard Hours

1 Cet ouvrage, publié en 2001, résulte d'un colloque financé par la Sasakawa Foundation de Tokyo en 1999. C'est une vision antérieure au 11 septembre qui rend les regards singulièrement datés, l'intemporalité d'une approche idéaliste et humaniste ne pouvant désormais faire l'économie des tensions dures postérieures au 11 septembre.

2 L'introduction de Nakamura Mitsuo situe l'intérêt et le regard japonais : comment être occidentalistes et démocrates, comme le sont les Japonais, dans une Asie du Sud-Est où le poids des musulmans commence seulement à apparaître.

3 D'où la tentative, peu convaincante, de plusieurs auteurs de présenter les organisations islamiques comme des ONG, et d'islamiser le concept de société civile. Évoquant E. Gellner et S.P. Hutington, Nakamura Mitsuo essaye d'échapper au sombre pessimisme de ces deux auteurs... à la veille du 11 septembre. Communalisme et société civile font-ils bon ménage ?

4 Les articles sur la Malaisie (Abu Bakar, Syed Hassan) traitent des relations entre islamisation et question ethnique et posent des complémentarités là où l'après 11 septembre installe un affrontement durable. La troisième partie qui traite de l'expérience des minorités en Thaïlande, aux Philippines et à Singapour tente de montrer la contribution des musulmans à une société civile de civilité. La confusion entre l'institution du waqf à Mindanao et la notion occidentale de société civile (M.O. Maftura) révèle des efforts louables et inopérants visant à éviter le constat, désormais établi, que la société civile est un concept démocratique occidental qui fait problème dans les sociétés musulmanes devenues « islamiques » depuis.

5 Le dernier chapitre est une incantation idéaliste et académique pour une société civile mondiale. Ces humanistes musulmans, académiques, et des plus respectables, paraissent, néanmoins, évoquer un autre monde que celui d'aujourd'hui. C'est pourquoi

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cet ouvrage présente un intérêt modéré, un peu archéologique, dans le sens où les intellectuels œcuméniques musulmans du xxe siècle sont aujourd'hui démentis autant par les vociférations intégristes que par celles qui viennent d'Occident. Que peut y gagner la démocratie... et quelle démocratie ?

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André Motte, P. Marchetti, éds., La figure du prêtre dans les grandes traditions religieuses. Actes du colloqueen hommage à M. l'abbé Julien Ries Namur, Peeters-Société des études classiques, 2005, 229 p.

Nicolas de Bremond d’Ars

1 L'ouvrage reprend les contributions d'un colloque qui se tint à Namur en octobre 2000 en hommage à Julien Ries et présente treize contributions et deux hommages (l'un, bibliographique) sur le thème de la figure du prêtre dans les origines des grandes religions. Sont passés en revue aussi bien le christianisme antique (Laura Rizzerio, Jean- Pierre Mondet, Luigi Cirillo, Édouard Cothenet) que le zoroastrisme (Werner Sundermann), le bouddhisme et le brahmanisme (Jacques Scheuer, Michel Delahoutre), l'Égypte (Christian Cannuyer), les Grecs de l'âge classique (André Motte), les cultes mithriaque (Robert Turcan) et hittite (René Lebrun), le mandéen (Kurt Rudolph) et le scandinave ancien (Régis Boyer). Nous nous situons donc pour l'essentiel dans l'Antiquité.

2 Il ressort de ce parcours une grande diversité de figures. Prétendre à leur convergence, de sorte qu'il serait loisible au sociologue des religions d'évoquer naturellement « le » prêtre serait pour le moins hasardeux. Pour la plupart des auteurs, la mise en évidence d'une figure spécifique doit s'effectuer classiquement à partir du contexte, et notamment dans la relation avec les autres titulatures disponibles : prophètes, juristes, administrateurs, etc.

3 Du premier point, dépendant de sources parfois lacunaires, on retire l'impression d'une variabilité des modèles. Si la figure du Pater mithriaque, par exemple, paraît attestée comme figure majeure des différents lieux de culte, on connaît des communautés qui fonctionnent malgré son absence, ou sous la présidence d'autres initiés (Lions) – peut-

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être en raison de l'absence provisoire d'un pater. Cette variabilité est d'autant plus vraisemblable que la civilisation perdure, comme en Égypte. En ce cas, différentes classes de prêtres évoluent suivant les conditions sociohistoriques relevant de plusieurs siècles. Une religion nouvellement apparue sur la scène, comme les chrétiens, compose alors des figures peu stabilisées, même si leur postérité est mieux connue de nos contemporains (L. Rizzerio « le “prêtre véritable” chez Clément d'Alexandrie »).

4 La mise en perspective des différentes fonctions disponibles autour du divin constitue un des points saillants des différentes études. Malgré des sources sujettes à caution, Régis Boyer arrive à une probabilité de figure juridique du Goði : le prêtre « est l'homme qui dit le droit, qui veille à l'exécution du droit, qui garde le droit » (p. 141). En Grèce ancienne, la spécificité des iereîs est conditionnée par l'attachement à un sanctuaire, et donc à l'exercice d'un culte de type sacrificiel – mais pas une quelconque « vocation » ni un état de vie particulier.

5 L'ensemble de l'ouvrage intéressera ceux qui veulent comprendre l'évolution des figures de prêtres – pour autant que ce terme convienne encore ! – à partir de la grande variété possible des modèles originels. Un petit regret seulement : l'absence de considérations sur les sacerdotes romains (mais les travaux récents de John Scheid comblent largement cette lacune).

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Fernand Ouellet, dir., Quelle formation pour l'éducation à la religion ? Sainte-Foy (Québec), Les Presses de l'Université Laval, 2005, 293 p.

Anna Van den Kerchove

1 La parution de ce volume collectif intervient dans un contexte général où la religion apparaît régulièrement sur le devant de la scène publique, cristallisant des passions et intervenant dans certaines prises de décisions politiques ; la religion est loin d'être une affaire seulement privée et loin d'être en déclin, comme cela avait pu être pensé il y a quelques années. L'éducation préparant à la vie en société, se pose la question de la place de la religion dans cette éducation et celle de la laïcité. Cet ouvrage a pour but de fournir des arguments pour convaincre de l'intérêt d'une éducation à la religion dans les sociétés occidentales multiculturelles et quelques clefs pour mettre en œuvre un tel programme. L'argument principal, leitmotiv dans la majorité des contributions, est que l'éducation à la religion est un élément indispensable de l'éducation à la citoyenneté, et ce travail s'inscrit dans une série sur l'éducation à la citoyenneté. Les interrogations des auteurs tournent autour de quatre axes concernant, d'une part, les aspects théoriques et, d'autre part, la mise en œuvre à l'aide de projets et d'une formation spécifique des enseignants. Trois pays sont au cœur de ces interrogations : le Canada et, plus spécifiquement, le Québec, la Grande-Bretagne et la France.

2 Dans la première partie, il s'agit de promouvoir la place et l'intérêt d'une éducation à la religion dans les écoles publiques et non confessionnelles. M. Milot souligne la nécessité d'une telle éducation dans une société pluraliste où, rappelle-t-elle, les convictions morales et religieuses sous-tendent l'action sociale. Après avoir différencié, concernant la religion, le rôle des familles et celui de l'école, elle définit les trois finalités principales de l'éducation à la religion : tolérance, au sens fort du terme ; réciprocité ; civisme, avec les idées de réflexivité et prise de distance réflexive par rapport à ses propres convictions. M. Milot termine en examinant les différents types d'enseignement existant et leur adéquation aux finalités qu'elle a définies, sans pour autant proposer une mise en œuvre concrète. Reconnaissant ces finalités et l'intérêt

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d'une éducation à la religion, F. Ouellet se pose la question de la pertinence d'une aide étatique pour une telle éducation dans les écoles publiques. Il examine brièvement trois situations, Québec, Grande-Bretagne et France et présente les arguments avancés dans chaque pays pour maintenir ou introduire une certaine éducation à la religion, l'argument principal étant la citoyenneté. S. Lefèbvre poursuit dans cette volonté de fournir des arguments pour cette éducation, qu'elle conçoit dans le cadre d'un cours commun. L'auteur propose quelques modèles théoriques d'enseignement en reprenant les modèles du théologien Ziebert, notamment les modèles interreligieux et multireligieux. Ces trois auteurs se placent d'un point de vue québécois ; néanmoins, les pistes de réflexion, les arguments et les positions théoriques avancés sont également valables pour d'autres sociétés européennes occidentales et sont très suggestifs pour faire avancer la réflexion dans ce domaine, notamment en France.

3 Les derniers articles de cette première partie exposent les points de vue français et britannique. Du côté français, J.-P. Willaime s'intéresse à la position de l'État français en revenant sur le rapport Debray, ses principes et ses conséquences, en replaçant le tout dans le contexte spécifique français de la laïcité et des années 1990 où plusieurs voix se sont prononcées sur la question de la religion à l'école. L'auteur rappelle, aussi, que l'éducation à la religion doit faire face à plusieurs défis : lexical avec la mise en place d'un langage approprié, thématique avec l'approche du vécu religieux, citoyen. Cet article fait pendant aux deux contributions de R. Jackson qui présentent l'originalité de la démarche britannique. Dans son premier article, après avoir rappelé la situation éducative britannique, en relation avec la situation sociale britannique et la situation internationale, l'auteur présente de nouvelles approches pédagogiques dont l'originalité est d'avoir tenu compte des études ethnographiques : éducation multiculturelle avec une approche critique et réflexive ; approche interprétative comme à Warwick ; approche dialogique. Il termine en donnant des conseils méthodologiques, tout en rappelant un point fondamental, à savoir qu'il ne faut pas trop attendre de l'école, celle-ci n'étant pas le seul acteur formateur dans la société. Dans son second article, complémentaire du premier, l'auteur s'intéresse à l'approche interprétative. Il rappelle les origines – dont il est intéressant de constater qu'elles sont liées à des études ethnographiques sur la religion en Grande-Bretagne –, et en détaille les trois principes clefs : représentation, interprétation et réflexivité, auxquelles s'ajoute l'édification. Comme exemple d'application, il expose brièvement le Warwick RE Project, sans donner de détails sur la réalisation concrète de ce projet : cet article n'en est pas moins suggestif et une invitation à se renseigner davantage. Dans ce qui pourrait être une conclusion de cette partie, F. Ouellet revient sur l'interaction entre l'éducation à la citoyenneté et celle à la religion. S'il ajoute quelques nouvelles données par rapport à son premier article, il reprend des idées que M. Milot et lui-même ont déjà exprimées au début du volume et, dans son propre cas, des paragraphes, répétitions qui auraient pu être évitées par des renvois, soulignant ainsi d'avantage la cohérence de l'ensemble.

4 La deuxième partie aborde la question des attentes des citoyens à travers deux articles d'acteurs sociaux venant d'horizons divers. J.P. Proulx présente le point de vue politique québécois, en revenant sur la position du Conseil supérieur de l'éducation dont il est le président. A. Daher, sociologue, dresse un tableau contrasté de la communauté musulmane du Québec avec ses attentes face à l'école, spécifiques et liées à certains principes musulmans et à la manière dont ils conçoivent la place de la religion dans la société. La démarche positive et compréhensive de l'auteur invite à

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poser des questions analogues sur les attentes de communautés minoritaires dans d'autres pays occidentaux.

5 Dans la troisième partie, le questionnement sur l'éducation à la religion devient plus concret avec des propositions de quelques pistes mettant en œuvre une telle éducation. J. Ipgrave présente le projet Building e-Bridges qui développe une approche de dialogue interreligieux au niveau du primaire : il s'agit d'établir un dialogue entre des enfants issus de milieux différents surtout au moyen d'Internet mais aussi de rencontres. Ces dialogues, dont des exemples concrets sont donnés en annexe, portent sur des thèmes divers, religieux ou autres, et permettent de porter un regard positif sur l'autre. L'auteur insiste sur les retombées positives de ce projet. Sans présenter un projet spécifique, F. Ouellet définit les sept principes directeurs d'un programme d'éducation à la religion et invite à privilégier l'approche interprétative de R. Jackson en rappelant la nécessité d'avoir des enseignants compétents. Ces deux articles, malgré leur brièveté, présentent les premières pistes de réflexion pour tout groupe de travail voulant élaborer, localement ou à l'échelle nationale, un programme d'étude.

6 La question primordiale de la formation des enseignants, déjà évoquée ici et là dans quelques articles, fait l'objet de la dernière partie avec la contribution de S. Boudreau, qui s'inspire d'un mémoire écrit avec M. Aubert (donné en annexe). Il ne présente pas, en tant que tels, les principes de la formation, s'intéressant plutôt à ses défis : perception négative de la religion par les médias et les universitaires, analphabétisme religieux important parmi les candidats et précarité du statut de cet enseignement (dans le contexte québécois). La postface de J. Berthelot conclut le volume en rappelant la nécessité des changements.

7 L'ensemble de ces contributions apporte un éclairage intéressant sur la question de l'éducation à la religion. Avec la présentation simultanée de la situation dans trois pays, il propose plusieurs éléments suggestifs pour engager une réflexion à renforcer par des lectures données dans la bibliographie de chaque article.

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Jean-Yves Paraïso, éd., « Brief über die Kirche ». Die Kontroverse um Ida Frederick Görres Aufsatz – Ein Dokumentationsband Cologne, Böhlau Verlag, 2005, 612 p.

Michael Löwy

1 Cet important recueil, organisé par J.-Y. Paraïso, enseignant à l'Université de Perpignan, a pour centre un document de 1946, publié par une intellectuelle catholique allemande, Ida Fredericke Görres (née Coudenhove-Kalergi), « Lettre sur l'Église », un texte qui tente d'esquisser une critique du fonctionnement de l'Église du point de vue d'une militante laïque. Görres met en question l'autoritarisme et le carriérisme du clergé, les tendances à la médiocrité, l'insensibilité et le triomphalisme. La lettre avait suscité un énorme débat et toutes les pièces du dossier sont rassemblées dans ce recueil. Les Jésuites allemands lui avaient manifesté de la sympathie, ainsi que de nombreux simples croyants qui lui avaient écrit des lettres. Mais les évêques avaient rejeté, comme on pouvait s'y attendre, ses critiques. Le dernier chapitre du livre offre une analyse des rapports – ou plutôt de l'absence de rapports – entre Ida Görres et la gauche catholique allemande.

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Albert Piette, Le temps du deuil. Essai d'anthropologie existentielle Paris, Éditions de l'Atelier, 2005, 125 p.

Mickaël Wilmart

1 Après avoir étudié de près la religion ordinaire, A. Piette s'intéresse à une phase précise et douloureuse de l'existence humaine dans laquelle le religieux peut prendre une place importante, le deuil suivant la perte d'un être cher. Sujet difficile à aborder car l'enquête se révèle immédiatement délicate : l'auteur a choisi, pour le traiter, une méthode peu employée encore, celle qu'il appelle une « auto-ethnographie » devant déboucher sur une anthropologie existentielle. L'auteur est, en effet, l'objet de sa propre enquête et c'est sur lui-même, et sur son journal personnel tenu au cours des années, qu'il se pose les questions d'un anthropologue. La méthode empêche évidemment toute conclusion générale, puisque le sujet étudié est unique, mais a l'avantage de permettre une enquête précise des cheminements d'une personne à travers les étapes du deuil et d'en pénétrer l'intimité. Pour lui, les enquêtes de terrain sur le deuil ne pourraient donner qu'un « récit tronqué d'une expérience réduite à l'inventaire, certes compréhensif, des ressources socioculturelles pour gérer la mort », alors que « les détails personnels constituent [...] une voie possible, voire nécessaire, à la compréhension de domaines aussi privés que le deuil et la croyance ». Pour permettre une distanciation avec son objet, A. Piette a toutefois attendu quinze ans pour étudier ses réactions à la mort de son père.

2 Immédiatement après la mort de son père, il s'interroge sur l'endroit où se trouve ce proche disparu et sur les moyens d'entrer en communication avec lui. Son éducation religieuse, dans une famille très croyante et ritualiste, lui offre un terreau de réponses. Il accroche ses espoirs aux mots des prêtres, aux textes des prières et à ses souvenirs de catéchisme qui, tous, parlent d'une autre vie après la mort. Les prières, autrefois irrégulières, se font quotidiennes et semblent lui apporter une certaine sérénité. L'espoir de la résurrection (renforcé par des lectures de récits « d'expérience aux frontières de la mort ») apparaît comme un leitmotiv dans cette étape durant laquelle il se tourne vers ses croyances mais l'acte de croire est apparemment lié à une volonté de croire. Dans une analyse très fine, l'auteur distingue alors les représentations

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religieuses, comme phénomènes essentiellement culturels, et les différents états possibles de croyances qui ont, chacun, un lien différent avec ces représentations.

3 Si ces croyances rendent plus acceptable l'idée de l'absence de l'être disparu grâce à l'idée « d'une autre forme de présence dans un autre lieu », elles ne règlent en rien la peur de l'oubli de la vie passée. Suivant les conseils d'un prêtre, A. Piette décide donc d'écrire des souvenirs sur son père. Le lecteur assiste alors à la genèse du journal qui lui sert, aujourd'hui, pour étudier les étapes du deuil. Mais on s'interroge devant ce chapitre consacré à « L'écriture » sur la représentativité du cas : si le chapitre sur « La croyance » possédait une véritable pertinence d'ordre presque universel, l'acte d'écrire ne paraît pas justifier une approche identique.

4 Le quatrième chapitre, « La preuve », revient sur les croyances qui accompagnent le travail de deuil. Pour renforcer les réponses données par la religion catholique, l'auteur se lance dans la quête « de certitudes et de preuves » d'une existence de l'au-delà. Il lit alors nombre d'ouvrages sur une conception scientifique d'un autre monde, ou supposée telle, comme la littérature sur les phénomènes paranormaux, et prend même contact avec certaines associations. Ce parcours qui semble, de l'aveu même de l'auteur, assez marginal et relié à son métier d'anthropologue, a toutefois le mérite d'interroger, encore une fois, l'acte de croire et cette volonté non seulement de croire mais aussi d'avoir la preuve de ce à quoi l'on croit. Le croyant ne se contente alors plus d'accepter les représentations religieuses mais entend acquérir la certitude de leur vérité pour lever tout doute sur le sort du proche décédé.

5 Toutefois, le recours aux croyances n'apporte pas toutes les réponses et A. Piette se livre alors à l'analyse de son parcours scientifique dans l'étude des faits religieux, pour s'apercevoir que, lors de ses enquêtes sur la vie paroissiale en France, il cherche et trouve des réponses et que petit à petit, ses « croyances sont en train de céder le pas » à « son anthropologie ». Le travail de deuil se termine finalement par l'action du temps qui permet la poursuite de la vie quotidienne sans le père disparu.

6 On est séduit, d'emblée, par cette idée d'une anthropologie existentielle. Pour l'étude des pratiques religieuses, il est, en effet, indispensable de prendre en compte leur dimension intime. La religion n'est pas qu'une manifestation extérieure : au contraire, la vie intérieure est souvent plus riche et beaucoup plus difficile à saisir. Quand le chercheur est lui-même croyant, il a alors la possibilité de se retourner vers sa propre expérience pour expliciter les phénomènes qu'il étudie. L'analyse, par A. Piette, de l'importance des croyances dans son deuil montre qu'effectivement, la méthode qu'il nous propose apporte quelque chose de neuf. Mais quelques objections ou interrogations se posent. Quelle place peuvent tenir les chercheurs non-croyants dans une telle anthropologie ? Présenter l'« auto-ethnographie » comme une méthode permettant d'aller plus loin dans l'étude du religieux, n'est-ce pas envisager que seul le chercheur croyant est à même de comprendre la part intime de ces pratiques ? Enfin, on ne peut s'empêcher de penser qu'irrémédiablement l'auto-analyse prend le pas sur l'auto-ethnographie. La part du travail d'écriture ou même d'autobiographie intellectuelle est ici trop grande pour ouvrir sur une compréhension générale. Finalement, l'anthropologie existentielle que propose l'auteur gagnerait, peut-être, en sens si elle synthétisait un ensemble d'études « auto-ethnographiques » et ne se contentait pas d'une seule expérience.

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Jacques Potin, Valentine Zuber, éds., Dictionnaire des monothéismes Paris, Bayard, 2003, 560 p.

Jean Lambert

1 Ce lexique de six cents mots « clés, courants et essentiels » entend présenter successivement et expliquer les trois monothéismes à un large public, probablement scolaire au premier chef. Dénommées au singulier le judaïsme, le christianisme, l'islam, trois religions sont « représentées dans leur patrimoine spirituel, historique et politique » : kacher, séfarade, Israël, carême, hérésie, Terre Sainte, charī‘a, imām, Seldjoukides ou Palestine... Pour les auteurs, chacun de ces univers comprend « une identité, une histoire, une culture et une espérance » encore vivantes aujourd'hui. Afin d'en réduire les oppositions et la violence, il s'agit de « ne pas occulter l'héritage commun du monothéisme dans notre civilisation », et donc d'exhiber ce « vaste ensemble spirituel, théologique et culturel distinct des autres religions » qu'induisent « leur histoire partagée et leur croyance en un Dieu unique ». Un système de renvois, que complète un index alphabétique, permet au lecteur de naviguer par mots ou notices voisines d'une religion à l'autre, mais sans aucune intention comparative (les citations bibliques sont tirées pour le judaïsme de la bible du rabbinat, et pour le christianisme de la bible Bayard).

2 Une participation de J. Costa pour le midrach et de K. Azmoudeh pour le chiisme est signalée, mais aucune liste de rédacteurs, si elle existe, n'est mentionnée, et le lecteur ignore noms et qualités des signataires dirigés par J. Potin et V. Zuber, qui ne sauraient assumer seuls la variété de ton d'une notice à l'autre. Or la multiplication actuelle de ces « inventaires religieux », que précipite une forte attente éditoriale, promet toujours plus qu'elle ne tient, et il devient critique pour l'amateur de discerner les intentions et la qualité d'un ouvrage. Ici, la qualité est globalement correcte, au sens propre « kacher », conforme aux rites culturels attendus, fortement désuète pour l'information historique, atone pour la spiritualité, et, si l'on peut toujours disputer du choix des entrées à la Prévert (enfer esclavage éthique...) que consacre l'aléa des voisinages alphabétiques (Palestine Paradis...), on doit reconnaître une fade orthodoxie théologique aux limites mêmes du projet, qui fait écho aux deux volumes d'une

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Encyclopédie des religions des mêmes éditions assomptionnistes Bayard en 1997. Quand il existera un imprimatur commun aux autorités religieuses des trois monothéismes, cet ouvrage-ci l'obtiendra à coup sûr, puisqu'il présente, à un large public, la Synagogue et la Mosquée avec les traits civilement acceptables de l'Église catholique romaine (cf. le dessin de couverture).

3 En conséquence, sur l'intention, la visée et la réalisation, il n'est pas possible de rendre compte de ce Dictionnaire Apologétique et Confessionnel de quelques monothéismes sans se déterminer. Car, s'il peut prétendre au rôle d'ouvrage type à l'intention d'aumôneries patentées (qui ne seraient ni à visée œcuménique où il apparaîtrait rétrograde, ni à vocation spirituelle où il en décevrait plus d'un), il ne saurait, en aucune façon, satisfaire aux exigences scientifiques d'un enseignement comparé du fait religieux, auxquelles il est tout à fait contraire. Si la rhapsodie était une méthode, elle ferait ici couture. S'agit-il d'exégèse philologique, de sémiotique narrative, d'histoire critique, de glossaire théologique, d'anthropologie comparée, de sociologie des rituels, de folklores populaires ? Ces distinctions claires tombent d'elles-mêmes devant l'intention proprement politique de l'ouvrage qui construit trois centralités orthodoxes virtuelles (le judaïsme, le christianisme, l'islam) pour les besoins géopolitiques de clergés racinés : rabbins, évêques, imams, etc., dont les normes, référées à un ombilic géographique (Jérusalem, Rome, La Mecque) ne sont pas du tout imaginaires, et qui assurent porter la continuité des trois édifices monothéistes (mais l'ensemble ne se comprend pas lui- même car « monothéiste » est absent du dictionnaire !). Faut-il rappeler que l'avertissement « personne n'a originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu'à un autre » d'un certain Emmanuel Kant, vaut pour nombre d'appropriations symboliques ? Ainsi, l'élément commun de beaucoup d'articles, qui ont peut-être fait l'objet d'une relecture en ce sens, est une démarche qui part d'une définition canonique, décrit des variantes historiques comme autant de dissidences, et conclut au rejet des rejetons actuels. La documentation d'appui parfois valide ne rend jamais justice à ce qu'il faut continuer d'appeler déviances, apocryphes, sectes et autres Réformations... Soit Jansénisme : « À l'origine doctrine de Jansen, le jansénisme fut condamné à maintes reprises par l'Église catholique romaine et déclaré hérétique... », suit un bref rappel de ses formes et de ses vains combats jusqu'au XIXe siècle. Ainsi Protestantisme, réduit à « l'individu exégète », aussitôt éclaté en une inconcevable multiplicité multiforme.

4 Au service de cette politique de centration, de noyautage par l'Un fabuleux, l'ouvrage élabore une propagande qui consiste à présenter comme historiquement attestée et universellement reconnue la validité d'une partie sur le tout : celle du mythe israélite, du mythe catholique et du mythe islamique, à l'encontre de variations historiques en chevelures elles-mêmes issues de commencements en rhizomes. Mythe illégitime d'un unique judaïsme qui se développerait sur 3 500 ans, d'un unique christianisme pris pour catholicisme romain depuis Jésus (même si on signale ici ou là des confessions dans ce même christianisme), d'un unique islam prolongeant l'axe La Mecque-Médine, toutes visions fausses des partis vainqueurs. Par exemple Erets Israel déroule le mythe fondateur deutéronomiste (mais Deutéronome est aussi un article manquant qui montre une ignorance grave des récentes et totales refontes des études du Pentateuque) puisé dans ces collections de textes édités vers le Ve siècle avant notre ère par le parti d'Esdras-Néhémie. Ce judaïsme du Pentateuque, ce mythe national-religieux, une nation-un temple-un dieu, qui unifie abstraitement des périodes claniques anciennes sur

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lesquelles il instruit très peu, n'a pas la consistance historique que lui prête partout ce Dictionnaire : « à l'époque d'Abraham, à l'époque de Moïse, à l'époque de Josué, à l'époque de David ! » ignorant que cette époque est... l'Exil ! Nous sommes avec un tel « monothéisme » durablement en présence d'une mythidéologie telle que Marcel Détienne vient de la réfuter à propos de l'autochtonie chez les Grecs ou les Français de souche. Dans la mesure où les judaïsmes rabbiniques produits par le Moyen Âge prennent racine dans les judaïsmes bibliques produits par les prêtres qui dominent l'État-Cité-Temple de Jérusalem du Ve IVe siècle jusqu'en 70, le dictionnaire perd toute consistance anthropologique et historique par l'unité fabuleuse et normative qu'il veut affirmer.

5 Le lecteur pourra s'essayer à un exercice comparable à propos du traitement réservé aux christianismes, illégitimement dominés par l'orthodoxie catholique victorieuse, et spécifiquement à la vulgate islamique présentée ici selon l'orthodoxie la plus usuelle et la moins réformée, très ignorante de nombreux travaux contemporains. Bien sûr, ici et là, des articles diversement informés stimuleront sa curiosité. En particulier, au centre de l'ouvrage, l'article Jésus, remarquable de clarté et de pertinence, fait regretter que l'esprit de cette notice ne se soit emparé du Dictionnaire. Mais hélas, Béatitudes fait rimer l'effraction chrétienne avec Platitudes de codes et règles, et ainsi de suite. Dans l'ensemble, le lecteur conclura que, décidément, les sciences sociales des religions sont choses trop affinées pour être laissées aux mains profanes des sciences sacrées des religions. Cet ouvrage qui se prétend une étude de l'objet exhibe précisément un objet de l'étude.

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Claude Prudhomme, Missions chrétiennes et colonisation xvie-xviiie siècles Paris, Le Cerf, coll. « Histoire du Christianisme », 2004, 172 p.

René Luneau

1 Reconnu de nos jours, et à juste titre, comme l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire des missions chrétiennes, C. Prudhomme, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Lyon II, nous offre dans ce petit livre une synthèse, à tous égards remarquable, de cinq siècles d'une histoire particulièrement mouvementée. Dans l'impossibilité, dans le cadre de ce compte rendu, d'en évoquer toute la richesse et la complexité, rappelons qu'en plein XVIe siècle et face aux excès de la colonisation espagnole des Amériques, des théologiens comme Las Casas ou Vitoria posèrent des questions essentielles sur le « droit à la colonisation ». Un siècle plus tard (1622), et avec des fortunes diverses, Rome, en instituant une Congrégation dite de la « Propagation de la foi », s'efforça de contrôler les visées politiques d'un régime de « patronat » qu'il avait pourtant accordé au Portugal et à l'Espagne, et de lutter contre un gallicanisme soucieux de ses droits.

2 C'est au XIXe siècle, bien sûr, que les rapports entre missions et colonisation furent les plus étroits, non, parfois, sans conflits ouverts entre Églises et États, la visée de l'évangélisation mise en œuvre par les premières, qu'elles soient catholiques ou protestantes, divergeant notablement des ambitions coloniales. Même s'ils se concertèrent souvent et se rendirent maints services, missionnaires, marchands et militaires ne marchèrent pas toujours la main dans la main. Et quand vint le temps de la « décolonisation », les Églises devancèrent souvent les instances politiques et, dit l'auteur, « d'une manière générale, les Églises ont accompagné la décolonisation avec le souci d'assurer des transitions en douceur », les communautés protestantes, non soumises à un pouvoir central, étant en général les plus ouvertes aux processus en cours, à l'exception notable de quelques Églises d'Afrique du Sud qui soutiendront l'apartheid.

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3 Trop brève évocation de la richesse d'un petit livre couvrant cinq siècles d'histoire et appelé à rester, pendant très longtemps, une référence fort utile pour ceux et celles qui s'intéressent non seulement aux missions, qu'elles soient catholiques ou protestantes, mais plus encore aux continents qu'elles ont durablement marqués.

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Thomas H. Reilly, The Taiping Heavenly Kingdom. Rebellion and the Blasphemy of Empire Seattle, The University of Washington Press, 2004, XI + 235 p.

Vincent Goossaert

1 Le royaume céleste des Taiping, fondé par Hong Xiuquan (1814-1864), déclara la guerre à l'empire des Qing et mit la Chine à feu et à sang de 1851 à 1864, causant plusieurs dizaines de millions de morts. Cette extraordinaire entreprise utopique a intéressé, il y a quelques décennies, l'histoire des révoltes paysannes dans une perspective marxisante (les communistes l'ayant parfois louée comme annonciatrice, parfois rejetée comme superstitieuse) et les conséquences de la guerre, qui a accéléré l'affaiblissement du régime impérial, sont assez bien connues. Il existe un petit nombre d'histoires générales des Taiping (voir surtout l'excellent Jonathan Spence, God's Chinese Son, New York, Norton, 1996), mais ils restent cependant peu étudiés, en particulier d'un point de vue d'histoire religieuse, tant de la Chine que du christianisme. La théologie de Hong Xiuquan, fondée sur la confirmation dans la Bible de ses propres visions, ne saurait pourtant laisser indifférent. Hong proclamait être le deuxième fils de Dieu, frère cadet de Jésus, et avoir été envoyé par son Père pour réaliser le royaume céleste sur terre. L'ouvrage de T.H. Reilly (issu d'une thèse soutenue en 1997) est l'un des premiers (après celui de Rudolf Wagner) à écrire une histoire religieuse des Taiping.

2 Le présent ouvrage est important par son sujet. Il n'est cependant pas sans défaut ; son intérêt principal est, plutôt, de relancer le débat que d'apporter des faits nouveaux. Le moteur du livre est l'engagement de l'auteur dans une interprétation « sympathique » de la religion Taiping. Ayant lui-même été missionnaire protestant en milieu chinois (à Taiwan), il dresse une vive critique de l'ignorance et du mépris de l'expérience Taiping de la part des missionnaires chargés d'inventer un christianisme chinois, et il recourt volontiers aux jugements personnels. Car, si elle s'éloignait du modèle culturel du protestantisme anglo-saxon, la religion Taiping était, pourtant, une authentique forme de christianisme, conforme à l'esprit des Évangiles, et totalement acculturée à la Chine.

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Ignorer la théologie Taiping condamne donc les missionnaires, protestants et catholiques, à la marginalité. Recommander aux missionnaires de s'inspirer de l'expérience et de la théologie Taiping est assez audacieux, mais scientifiquement, la démonstration présente des faiblesses.

3 D'abord, le livre, court, ne présente pas beaucoup de sources nouvelles. De plus, en dépit de son ambition de couvrir l'ensemble de la religion Taiping, il ne traite qu'un petit nombre de concepts théologiques, certes riches et importants, d'un point de vue de l'histoire des textes. Le chapitre 4, sur la pratique religieuse des Taiping, est maigre et décevant. Critiquant les interprétations récentes d'historiens, comme Barend ter Haar et Robert Weller, qui ont mis en évidence les rapports intimes entre la religion Taiping et la tradition religieuse chinoise, T.H. Reilly (qui ne mentionne qu'en passant les pratiques de médiumnisme à la base de la production théologique Taiping !) affirme le caractère purement chrétien du mouvement et l'importance première de sa conception de Dieu comme shangdi. Dans ce qui constitue la partie la plus originale et la plus fouillée du livre (chap. 2 et 3), l'auteur démontre que, héritant de la traduction de Dieu comme shangdi (l'une des traductions possibles faisant l'objet de vifs débats dans les milieux missionnaires à l'époque) Hong Xiuquan intègre la théologie chrétienne à l'histoire antique chinoise, comme l'avaient fait deux siècles auparavant les premiers missionnaires jésuites : les textes anciens parlant de shangdi montrent que les Chinois de l'Antiquité pratiquaient la vraie religion mais ont été ensuite détournés vers l'idolâtrie : Hong construit, sur cette base, une théologie politique : les vrais coupables de cette idolâtrie sont les empereurs de Chine qui, depuis 221 avant notre ère, se sont attribué le titre de di, réservé à Dieu, commettant ainsi le blasphème le plus abominable.

4 T.H. Reilly explicite clairement la base théologique de la guerre déclarée par les Taiping contre le système impérial. En revanche, quand il affirme, sans preuve, que cette justification théologique est le cœur du message Taiping et explique à lui seul que des centaines de milliers de paysans chinois aient rejoint son armée pour combattre l'empire, on ne peut qu'être sceptique. Pour expliquer le succès phénoménal d'un mouvement de masse violent, la théologie peut jouer un rôle, mais d'autres facteurs doivent aussi entrer en compte.

5 Dans son cinquième et dernier chapitre, l'auteur pose la question fascinante de ce qu'il est resté de la prédication Taiping après l'écrasement du mouvement en 1864 : plus d'une centaine de millions de personnes ont été exposées, plus ou moins longtemps ou intensément, au discours Taiping et à l'imposition des Dix commandements comme règle fondamentale de la société dans le « royaume céleste » qui ont probablement laissé des traces insoupçonnées au sein des populations. L'auteur ne fait, malheureusement, que poser la question.

6 Rebellion and the Blasphemy of Empire est donc une pièce nouvelle et intéressante à verser à un dossier qui, espérons-le, s'enrichira bientôt de travaux plus complets et approfondis, notamment sur la place des Taiping dans une histoire sociale des religions chinoises.

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Revue de synthèse, De l'édit de Nantes à la Révocation. Croyant, sujet et citoyen Paris, Éditions de l'École Normale Supérieure (126), 2005, 264 p.

Daniel Vidal

1 Dans le cadre du quatrième centenaire de l'édit de Nantes, en 1998, de nombreuses manifestations et publications scientifiques ont rouvert, à nouveaux frais, des questionnements essentiels sur la signification et l'efficacité politique, théologique et juridique de cette période de relative « paix de religion » que l'édit avait, en principe, pouvoir et volonté d'établir en France. Pour de multiples raisons, la « Revue de Synthèse » n'a pu faire état qu'en cette livraison de quelques-unes des pistes d'analyse de ce temps d'entre-deux tourmentes – en amont, les grandes guerres de religion du XVIe, en aval, les entreprises brutales ou insidieuses de confinement de la religion réformée après la Révocation de 1685. L'ensemble de ces réflexions, livré aujourd'hui au lecteur, prend paradoxalement une « actualité » que les présentateurs de ce numéro, Nicolas Piqué et Ghislain Watrelot soulignent en ouverture : comment penser la relation du politique et du religieux, comment habiliter une argumentation des rapports entre sujets civils et institutions d'État, comment, enfin, nouer enjeux philosophiques et contextes politiques, sans considérer les premiers comme de simples ajustements stratégiques ou rhétoriques aux impératifs du temps ? Et dans ce vaste remuement des référents identitaires, théologiques et juridiques, quelle nouvelle économie du droit à la différence, de la tolérance, est-elle proposée, en fonction d'une appréciation lucide des rapports de force en même temps qu'une fidélité réassurée aux principes de la foi – et quelle nouvelle figure du sujet comme « citoyen » apparaît-elle dans l'ébranlement des places et des coutumes ?

2 L'édit portait d'emblée plus d'une occasion de polémiques : les catholiques y lisaient la récupération des places de religion d'où le culte romain avait été chassé ; les Réformés demeuraient assurés de protections concernant leur liberté de conscience, et leur capacité à restaurer leurs églises interdites (Ces ambiguïtés et ces incertitudes ont fait l'objet de multiples études : le colloque international de Montauban (14-17 octobre

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1998), à propos des places de sûreté et de l'éducation, fait le point précis de la question, notamment à travers les interventions de H. Bost, J. Garrisson, E. Birnstiel, M. Yardeni : L'Édit de Nantes, actes réunis et présentés par M.J. Lacava et R. Guicharnaud, Société montalbanaise d'Étude et de Recherche sur le Protestantisme, Montauban, 1999). De cet état de fait, et de son évolution progressive au cours des décennies suivantes, deux grandes figures réformées témoignent, que nous permettent d'évoquer, ici, les contributions de G. Watrelot, « La tolérance et la crainte. La relation au pouvoir sous le régime de l'édit de Nantes – Agrippa d'Aubigné et Moyse Amyraut » et F. Laplanche, « Ordre des décrets divins, hiérarchie des droits humains ». Drôle de paix, aux premiers temps de l'édit : paix jamais entièrement acquise, dont la fragilité est propice à toutes les mises en garde et les véhémences des prédications et des implorations. Agrippa d'Aubigné (1552-1630), au premier tiers du siècle, ne cesse d'alerter contre les dérives anti-calvinistes dont l'édit est porteur ; et, chantre de la « geste héroïque » des Réformés, en appelle à une vigilance accrue : la « paix armée » est le seul véritable garant de la « paix civile ». Deux décennies plus tard, Moyse Amyraut ((1596-1664) préconise la reconnaissance d'une dualité de fait des religions dans le royaume, et prône une tolérance qui ne relève plus d'un équilibre conjoncturel des affiliations, mais d'un impératif infiniment plus exigeant, et permanent, qui institue l'éthique comme vecteur éminent de socialité. Plus encore – et là se situe, semble-t-il, l'extrême intérêt de la position du théologien lorsqu'il affirme que « nous sommes hommes avant que d'être chrétiens » (Apologie pour ceux de la religion, Saumur, Lesnier, 1647, cité in F. Laplanche, p. 63) : le « droit naturel » prime, dès lors, le droit du prince et les institutions de justice qui en dérivent et, bien entendu, les « droits » dont prétendent se prévaloir toutes les Églises. Un pas essentiel est franchi, à même l'intimité de la théologie réformée, dans la « gestion » des défis que l'édit de Nantes pose à la société protestante.

3 Cette véritable mutation dans l'analyse des rapports conflictuels, et cependant maîtrisables, entre mouvances religieuses va permettre ainsi la mise en place progressive d'une nouvelle définition de la tolérance, qui renoue avec la théorie radicale que Sébastien Castellion (1515-1563) avait développée un siècle plus tôt, dans la confrontation avec Calvin et Théodore de Bèze après la mise à mort de Michel Servet accusé d'« hérésie » (cf. notamment Traité des Hérétiques – À savoir, si on les doit persécuter et comment se conduire avec eux, Rouen, Pierre Freneau, 1554 – nouvelle édition, Genève, 1913 : « Si quelqu'un par ses lois et Décrets, veut contraindre un autre de croire ceci ou cela, selon sa fantaisie, il est certain qu'il n'a point la parole de Dieu, et puisqu'il ne l'a point, il déplaît plutôt à Dieu, qu'il ne lui plaît. Lequel veut que notre foi soit pure, nue, et édifiée sur sa parole » (p. 34-35) « L'hérésie est chose spirituelle, laquelle ne peut être tranchée par aucune parole, ni consumée par aucun feu, ni être noyée, ou lavée, par aucune eau mondaine (p. 46) », etc.), – et dans le même régime de sens : tolérance n'est pas charité envers autrui, moins encore clémence, mais fondement d'une éthique qui, aujourd'hui, en viendra à prôner cet « autrui » condition de soi-même. L'actualité de l'édit de Nantes est sans doute aussi en cet accomplissement. Dans sa contribution, Catherine Secretan, « L'édit de Nantes et l'indifférence hollandaise – l'idée d'une autre tolérance », précise les raisons de l'indifférence avec laquelle les Pays-Bas ont réagi à l'événement : les problèmes majeurs que l'édit se proposait de régler l'avaient été, sous des formes plus pragmatiques, et la tolérance relevait alors d'un basculement dans les relations entre religions : conflits d'opinions plus que conflits de croyances identitaires, qui, de fait, fondaient cette tolérance comme « absolument nécessaire ». Mais si l'on

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peut, par filiations et apparentements, saisir, en cette réflexion sur la tolérance issue des débats théologiques des hommes de Réforme au XVIIe siècle, la « matrice » qui en autorisera sa formulation moderne, c'est à condition que soit levé un obstacle majeur dans la pensée du politique : il faut, en effet, que soit poussé à son terme le processus de déliaison de l'espace politique et de l'espace religieux (C'est à cette distinction décisive qu'est consacrée l'intervention de Nicolas Piqué : « Diversité des réactions réformées à la Révocation – l'esprit du monde en question »), – et que le prince, assurément respecté en tant que souverain temporel, soit désinvesti de toute influence et sacralité religieuses. Pierre Du Bosc parlera de la nécessaire distinction entre « deux sortes de sociétés [...] la politique et l'ecclésiastique », qui sont « extrêmement différentes » – et Jurieu, en son exil de Rotterdam, ira jusqu'à proposer une définition « contractualiste » de la souveraineté du prince, qui ne dériverait plus de Dieu, mais « d'un pacte mutuel entre le peuple et le souverain ».

4 De même que le principe de tolérance fut longuement mûri et remanié, de la promulgation de l'édit jusqu'à sa révocation, chaque phase de son élaboration entrant en consonance avec le déroulement des événements politiques, ainsi en fut-il de la question cruciale des relations entre « sociétés » politique et religieuse – pour que le nœud gordien pût être enfin en théorie tranché, au moins dans l'esprit des théologiens de la Réforme, au crépuscule de l'édit de Nantes. Ce temps d'extinction fut certes une épreuve redoutable pour les communautés protestantes, qui éviteront de justesse une marginalisation massive. Sans doute, l'intense effort de conceptualisation, philosophique plus encore que théologique, accompagnant une volonté impérieuse de demeurer présentes au cœur d'un monde hostile, leur ont-t-ils évité une pure débâcle. Hubert Bost tire une leçon majeure de l'échec de l'édit de Nantes à avoir stabilisé « irrévocablement » les forces de religion, chacune ayant sa part de souveraineté, et toutes l'ayant en entier. Les Réformés vivent cet échec comme un deuil (« Des porte- parole protestants au chevet de l'édit de Nantes moribond »), et le travail qui se trouve alors engagé au vif de l'épreuve, comme toute œuvre de conjuration, « sublime progressivement la perte dans une méditation philosophique, politique, éthique ou théologique ». Des configurations renouvelées de sens vont se faire jour, voire des concepts entièrement recomposés qui fondent pour notre « modernité » un temps essentiel que l'on ne peut ignorer. Aussi divers soient-ils, des hommes comme Jurieu, Claude Brousson, Jean Claude, et bien entendu Pierre Bayle, promeuvent de nouvelles figures de la loi et de la raison civiles. La dissociation franche des registres du politique et du religieux, l'accomplissement du principe de tolérance, la thèse de la sécularisation du champ politique et de la « privatisation » de l'espace religieux, etc., – ce faisceau d'arguments mis en place au temps de l'édit, va trouver dans le sillage de sa dissolution, l'occasion d'une nouvelle donne épistémologique. La croyance s'affirme de plus en plus comme indissociable de l'impératif d'intériorité, et le « croyant » se présente alors comme porteur d'exigences et de responsabilités singulières, qui sont au fondement de son « for intérieur », inaliénable. Du même coup, il devient possible de penser le rapport du fidèle au champ politique comme relation d'un « sujet » à son site d'action, et sujet s'entend ici dans la plénitude de sa signification, capable de soi et capable d'intervenir dans les débats et les décisions ressortant de la sphère du politique. Ainsi l'édit de Nantes, tel qu'il opéra pendant près d'un siècle dans les rapports entre Églises adverses, a-t-il conduit les penseurs Réformés, juristes ou théologiens, à élaborer une « science » des rapports sociaux dont nous sommes, sur des points fondamentaux, aujourd'hui encore largement redevables.

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Adeline Rucquoi, dir., Saint Jacques et la France Paris, Le Cerf, 2003, 528 p.

Isabelle Saint Martin

1 Ce volume d'actes réunit, sous la direction d'Adeline Rucquoi, directeur de recherche au CNRS et présidente du Centre d'études compostellanes, les communications présentées lors du cinquantenaire de la Société des amis de Saint-Jacques-de- Compostelle, présidée par Jacques Fontaine. Le sujet, les auteurs en conviennent, pouvait paraître de circonstance et réducteur pour un apôtre sans lien direct avec la France. Or, si le choix retenu démontre sa totale pertinence, c'est en grande partie parce que l'étude d'un pèlerinage doit garder à l'esprit ce que vivait les pèlerins eux- mêmes : le chemin compte tout autant, sinon plus, que le terme. Après des mois de parcours, les dévots ne passaient que quelques journées à Compostelle, mais c'est tout au long d'une pérégrination qui a largement marqué l'espace français, sa topographie et son onomastique, que se construisait la mémoire de l'itinéraire. Aussi les intervenants se sont-ils penchés sur les modes d'appropriation de la quête. Ouvert par une communication introductive de Jean Mesnard consacrée à Alphonse Dupront, le colloque a exploré non seulement l'imaginaire de l'homo viator mais encore les traces matérielles qui font la spécificité du camino francès. La vingtaine de contributions est rassemblée autour de quatre thèmes : « vénérer », « représenter », « écrire », « agir ». Ce sont les marques de cette vénération dans la multiplication de chapelles, fondations, églises, particulièrement nombreuses en Alsace (alors non française) qu'étudie Vicente Almazan, tandis qu'Annie Saunier montre, à partir d'une analyse minutieuse des comptes de la confrérie parisienne de Saint-Jacques, la progression constante de la dévotion à l'apôtre depuis le XIVe siècle jusqu'au début du XVIe. Tout à la fois « objets – souvenirs » et signes d'identité, les enseignes de pèlerinages, parfois posées au préalable sur les reliquaires afin d'en conserver quelques vertus, viennent orner le vêtement de ceux qui ont fait le chemin et sont un témoignage sensible de la dévotion à Compostelle, mais aussi, rappelle Denis Bruna, aux nombreux autres sanctuaires qui rythment le parcours.

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2 La seconde partie, consacrée aux représentations, est de loin la plus longue. En fait, le lecteur a la surprise de découvrir comme un second livre (180 p.) avec la publication dans ces actes de l'étude fort érudite d'Humbert Jacomet sur l'iconographie suscitée par la création de l'hôpital Saint-Jacques-aux-pèlerins. L'image du saint, comme l'avait noté, déjà, Émile Mâle, s'est progressivement rapprochée de celle des fidèles pour figurer un saint pèlerin avec son bâton et sa coquille. H. Jacomet nuance l'idée d'une simple assimilation au costume des dévots, dans un culte supposé populaire, pour montrer au contraire saint Jacques recevant du Christ lui-même son habit de « marcheur de Dieu », appelé à devancer les pèlerins dans la voie du salut (p. 126), tandis que se développe également le thème du Christ-pèlerin. L'auteur analyse, dans le creuset parisien, l'éclosion d'une sensibilité nouvelle et met en évidence une iconographie française caractéristique du saint avec sa cotte, son surcot, son chapeau et sa besace.

3 Les autres communications liées aux représentations s'attachent plutôt à la diffusion des modèles français. Anne Prache, pour l'architecture, étudie l'influence des sanctuaires tels Saint-Martin de Tours, Sainte-Foy, etc. et montre que la cathédrale de Compostelle n'est pas tant le modèle des grandes églises de pèlerinages que l'aboutissement d'une sorte de « groupe de Saint-Jacques » plus homogène et plus restreint. À travers une riche iconographie, Francesca Espanol avec le culte de Saint Léonard et Marisa Melero-Moneo avec celui de Saint Saturnin s'attachent, elles, à la réception espagnole de dévotions françaises.

4 Si l'approche de saint Jacques par les textes s'ouvre avec la référence fondatrice qu'est le Liber sancti Iacobi, et Manuel Diaz y Diaz soulève différents problèmes posés par l'épître préliminaire, elle ne se limite pas aux écrits directement constitutifs de la légende du saint mais aborde également sa postérité littéraire et sa présence dans la prédication. Pierre-Gilles Girault montre l'apparition relativement tardive de la figure de l'apôtre dans les chansons de geste, vers le dernier quart du XIIe siècle et, de façon alors tout à fait indépendante de la référence à Charlemagne, qui n'apparaîtra que plus tard dans l'épopée, comme un pèlerin de Saint-Jacques.

5 L'analyse de Nicole Bériou est particulièrement intéressante en ce qu'elle fait apparaître l'ambiguïté du rapport des prédicateurs au thème du pèlerinage. Certes, celui-ci ne peut être qu'encouragé mais à condition qu'il soit pratiqué par un « bon pèlerin », selon des critères de piété exigeants qui ne se limitent pas au seul effort du cheminement, d'autant que le voyage peut être source de bien des distractions par rapport au but ultime. Le développement de la métaphore du « pèlerinage de vie humaine », dont le modèle primordial est Abraham, va aussi tendre à valoriser le pèlerinage spirituel et l'application à la réforme intérieure de préférence à une démarche qui pourrait ne rester qu'extérieure. Toutefois, la figure du « mauvais pèlerin » reste mineure dans les exempla étudiés par Marie-Anne Polo de Beaulieu, alors que les représentations du pèlerinage sont abondantes dans La Légende dorée de Jacques de Voragine ou le Speculum historiale de Vincent de Beauvais, les dominicains ayant largement contribué à diffuser le culte de saint Jacques. L'image du pèlerin qui cède aux tentations rencontrées au cours de la route, ou du faux pèlerin, dont la coquille est associée à la ruse et à la tromperie, apparaît en revanche bien davantage chez les poètes médiévaux cités par Michel Zink.

6 Mais la dévotion à saint Jacques, loin de n'être qu'affaire personnelle et signe de piété intérieure et/ou extérieure, suscite aussi toute une charité en actes, motivée par le

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secours et la solidarité envers les pèlerins, sans oublier la part des ordres militaires, tel l'ordre de Santiago bien présent également en France, comme le rappelle Philippe Josserand. Outre les chapelles, il faut des relais pour les aspects matériels de l'étape, des hôpitaux dont Jean Glénisson retrouve l'histoire de Pons à Blaye, tandis que Pascal Even étudie en détail l'Hôpital neuf de Pons, classé au patrimoine mondial de l'UNESCO. Sur le chemin de Saint-Jacques on croise la place majeure de Cluny, mais Patrick Henriet souligne combien l'historiographie contemporaine a nuancé le rôle dominant autrefois attribué au monastère clunisien dans l'organisation du pèlerinage et met en évidence des relations plus réciproques entre Cluny et Compostelle tant dans les échanges et alliances que dans les représentations symboliques, ainsi retrouve-t-il, pour l'architecture, les nuances posées par Anne Prache.

7 Enfin, l'attachement au lieu, la dévotion aux chapelles tout au long du chemin, la crainte d'une piété qui ne soit qu'extérieure... sont autant de motifs qui expliquent qu'humanistes et réformateurs, étudiés par Francis Rapp, se soient montrés fort critiques à l'égard du pèlerinage. Les jésuites, au contraire, en vantent les vertus alors que la question du pèlerinage fut l'un des points de dissension au cœur des Réformes et il n'est pas sans intérêt de voir ressurgir dans les attaques les mises en garde suggérées déjà par l'étude des prédications médiévales.

8 À travers ce parcours, se dessine une appropriation française bien spécifique dont témoigne la très grande fortune du prénom Jacques en France alors qu'elle n'eut rien d'égal en Espagne ou au Portugal. Le mouvement de dévotion n'a pas pris directement son ampleur au XIIe mais s'est développé surtout à partir du XIIIe siècle dans une construction progressive qui connaît des résurgences jusqu'à l'époque de la Contre- Réforme. Il en reste, aujourd'hui encore, de multiples traces matérielles et symboliques que croisent les modernes « pèlerins » qui depuis quelques années retrouvent le chemin de Saint-Jacques. Leurs motivations sont bien autres, sans doute, mais il n'aurait pas été inintéressant qu'une enquête sociologique sur ces nouvelles formes vienne dialoguer avec ce grand parcours historique ; la lecture de ces communications pourra peut-être susciter de telles rencontres.

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John Scheid, Quand faire, c'est croire. Les rites sacrificiels des Romains Paris, Aubier, « Collection historique », 2005, 348 p.

Anna Van den Kerchove

1 En consacrant toute une étude au sacrifice romain, l'auteur souhaite revenir sur le jugement de valeur négatif porté sur la religion ritualiste romaine et combler une lacune dans la recherche, étudiant un rite délaissé par les historiens de Rome. Pour cela, il se place dans la lignée des études menées depuis plus de vingt ans sur le sacrifice grec et ouvre quatre dossiers qui permettent d'étudier les principales catégories de sacrifices romains et leur place dans la société. Son but est moins d'aborder les interprétations antiques des sacrifices (sans les négliger pour autant) que les gestes eux-mêmes, dans le but de réhabiliter ces gestes et leur fonction. Les sources principales que J. Scheid utilise, et auxquelles il ajoutera d'autres documents littéraires et épigraphiques au cours de l'étude, sont peu nombreuses : les Commentaires des frères Arvales, les Commentaires des Jeux séculaires, le De Agricultura de Caton l'Ancien. Elles n'en sont pas moins importantes, puisqu'elles présentent les principaux éléments des sacrifices et permettent d'établir une distinction entre sacrifices privés et publics et, parmi ces derniers, entre ceux accomplis selon le rite romain et ceux accomplis selon le rite grec.

2 L'auteur consacre la première partie aux sacrifices publics, en se fondant sur la documentation provenant des protocoles des frères Arvales. Il s'intéresse plus particulièrement au sacrifice annuel à Dea Dia qui dure trois jours et donne une analyse détaillée des différents actes rituels ponctuant chacune des trois journées. Cette étude le conduit à proposer, pour ce rite, une interprétation qu'il ne cherche pas à placer dans le cadre des théories générales et modernes sur les sacrifices. En effet, il préfère se pencher sur les clefs d'interprétation données par les Anciens eux-mêmes dans les Commentaires et trouver le sens implicite des gestes qui constituent, selon lui, des énoncés. À partir de là, l'auteur propose un modèle du sacrifice public qui se déroulerait en trois temps : la praefatio puis l'immolation et enfin l'abattage et la cuisson. L'existence d'un énoncé gestuel est particulièrement mise en valeur dans le cas de l'immolation dont les trois gestes expriment le fait que l'animal entre dans le

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domaine sacré par décision humaine, ce que la prière exprime également, de manière redondante. Au-delà de cette signification, certains rites permettent également de déceler une théologie implicite, notamment avec les listes de dieux, comme celles présentes dans les descriptions de rites expiatoires et provenant des Commentaires des frères Arvales. L'auteur montre que, contrairement à ce que laissaient entendre les recherches antérieures, de telles listes ne sont pas une survivance d'époques antérieures mais que leur production s'est poursuivie sous l'Empire ; de plus, de telles listes ne sont pas constituées de manière aléatoire mais sont le résultat d'une réflexion théologique et mettent en scène une hiérarchie divine qui dépend du contexte rituel et de la nature des dieux et qui permet, dans le même temps, de mieux comprendre comment l'action d'une divinité était conçue.

3 Dans la seconde partie, J. Scheid étudie les Commentaires des Jeux séculaires, grâce auxquels il est possible d'aborder la question des holocaustes et des sacrifices accomplis selon le rite grec. Il souhaite éclairer de tels sacrifices, ces derniers ayant été mal étudiés jusque-là. L'analyse de plusieurs sacrifices accomplis, d'après les témoignages antiques, selon le rite grec révèle que cette catégorie de sacrifices est ambiguë, le classement dans celle-ci étant sélectif et arbitraire. Concernant les Jeux séculaires, il montre qu'ils associent des rituels romains avec des gestes (comme la tête non voilée pour les prêtres) et un vocabulaire renvoyant au monde grec. Dans ces conditions, il est difficile de conclure que l'ensemble est d'origine grecque. L'auteur confronte ces résultats à l'interprétation que Denys d'Halicarnasse donne du sacrifice qui clôt les Jeux séculaires. Il rappelle combien il est nécessaire d'être prudent vis-à-vis de ce témoignage qui ne donne qu'une interprétation parmi d'autres et dont les données doivent être lues en rapport avec l'intention générale de Denys dont le but est de prouver que les premiers Romains étaient des Grecs.

4 Après le culte public, l'auteur s'intéresse au sacrifice privé, souvent oublié dans l'histoire des religions grecque et romaine, situation due, en partie, à la faible quantité de documents. Il souhaite revenir sur le caractère prétendument décadent d'une religion où le modèle civique est dominant et poser la question de la distinction entre sacrifices publics et privés, au vu de la parenté entre les deux. De ce point de vue, le De Agricultura de Caton l'Ancien offre un témoignage intéressant avec les prescriptions sur les sacrifices sur les terres. J. Scheid livre une analyse, essentiellement philologique, afin de résoudre certains problèmes éditoriaux et d'éclairer le sens de quelques termes, comme lustratio qui serait non pas une purification mais un acte de défense. L'étude des prescriptions de Caton l'Ancien révèle que les séquences rituelles des sacrifices sur les terres sont identiques à celles des sacrifices d'époque impériale et des Jeux séculaires. Les sacrifices funéraires sont un autre exemple de sacrifices privés. L'auteur rappelle que, s'il s'agit d'une coutume universelle, son sens n'est, quant à lui, pas universel. La documentation est lacunaire, ce qui explique le peu d'intérêt suscité par ces sacrifices. Il distingue les rites funéraires eux-mêmes des commémorations périodiques, avec une insistance particulière sur les banquets, élément indispensable mettant en place une séparation entre le défunt et sa famille et s'intéresse ensuite aux Parentalia, fête des morts régulière, en reconsidérant le point de vue négatif de J. Bayet sur Virgile dont le témoignage ferait preuve d'ignorance et d'incertitude religieuse. Après avoir rappelé qu'il n'est pas pertinent d'étudier ces rites selon un paradigme chrétien, J. Scheid compare le récit de Virgile avec le rite du sacrifice funéraire aux Césars défunts, en portant une attention toute particulière au champ lexical et à l'ambiguïté du statut des défunts dans les deux cas. Cette étude comparative montre que la description de Virgile

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correspond aux parentationes des princes, non seulement dans les formes extérieures du rite, mais également dans son sens.

5 L'auteur consacre la quatrième et dernière partie de son ouvrage aux aspects sociaux du sacrifice à Rome. Reprenant, en partie, son étude de 1985 sur « Sacrifice et banquet à Rome. Quelques problèmes », qu'il complète, J. Scheid répond à une étude de M. Kajava (de 1998) sur la visceratio, afin d'insister sur l'absence d'une autonomie totale entre le banquet et le sacrifice. Ce débat tourne finalement autour de l'existence éventuelle de repas laïques, de repas sans dieux et non religieux et de viande non sacrifiée. Après avoir rappelé les principales positions de M. Kajava, tout en critiquant en particulier sa conception trop « laïcisante », il réexamine les documents mis en avant ou en cause, en se focalisant sur les sacrifices extra-domestiques. L'examen des documents relatifs aux banquets collégiaux montre que le lien entre les banquets et les sacrifices, pas toujours sanglants, existe bien, et que son omission dans les sources serait due à sa banalité. J. Scheid s'intéresse ensuite à la question de l'existence, ou non, de viande non sacrifiée et revient sur l'interprétation, par M. Kajava, d'un texte de Plaute et rappelle quelques principes méthodologiques importants. Ceci l'amène à évaluer la quantité de viande produite par les sacrifices, et, après avoir réaffirmé la validité de certains documents contestés, il conclut en insistant sur le fait que tout animal est sacrifié, plus ou moins solennellement, et que tout repas romain est une activité éminemment religieuse. Cette dernière partie se termine par un chapitre concernant l'aspect social du partage dans les banquets : il étudie les principes de ce partage, accompli en fonction des hiérarchies entre les participants et analyse, de manière précise, le lexique utilisé.

6 À la suite de cette étude sur les sacrifices publics, accomplis selon le rite romain ou selon le rite grec, les sacrifices privés et les aspects sociaux de ces rites, J. Scheid propose une interprétation établissant une équation entre la croyance et l'action. Malgré des modalités différentes, tous les sacrifices ont un sens premier identique, qui est implicite et que l'étude des gestes dévoile. L'absence de « mystère » religieux ne signifie pas l'absence de toute spiritualité : l'auteur affirme l'existence de plusieurs formes de spiritualité et définit la forme romaine de la spiritualité qui consisterait en l'intériorisation des règles et en un travail de réflexion mené sur ces règles. Les derniers mots de cette étude sont, toutefois, pour rappeler les limites de la recherche, dues à une documentation assez pauvre, et quelques apories persistantes.

7 J. Scheid livre, ici, une contribution capitale qui renouvelle la question des sacrifices à Rome et qui est, également, importante pour les rites en général. En effet, au-delà des données concernant spécifiquement les sacrifices romains, l'auteur parsème son étude de réflexions méthodologiques – dont certaines pourraient sembler banales mais qu'il faut souvent rappeler – valables pour l'analyse de tout autre rite antique. Ainsi, amène- t-il chaque historien des religions à s'interroger sur la manière dont chacun doit aborder son objet d'étude et, en particulier, sur les idées préconçues, lesquelles sont en grande partie liées au paradigme chrétien considéré comme norme.

8 En dernier lieu, nous voudrions signaler une erreur de pagination dans un renvoi interne : page 155, le tableau 4 page 306 lire le tableau 4 page 319.

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Marc Scheidecker, Gérard Gayot, Les protestants de Sedan au xviiie siècle. Le peuple et les manufacturiers Paris, Champion, coll. « Vie des Huguenots » (31), 2003, 291 p.

Patrick Cabanel

1 Cet ouvrage « composite » (pas au mauvais sens du terme) propose en fait deux livres en un. La première partie, rédigée par le pasteur Marc Scheidecker, est l'édition mise à jour, complétée et corrigée, – en un mot, très honnêtement menée – d'une thèse de baccalauréat en théologie protestante, Le protestantisme à Sedan, soutenue en 1949 et restée inédite. C'est l'histoire du protestantisme dans la ville, de la Révocation de l'édit de Nantes en 1685 au rétablissement du culte en 1802. Le récit, strictement chronologique, prend le plus souvent l'allure d'annales. Si ce n'est pas le type d'histoire auquel les gens du métier sont habituellement confrontés, la masse de données tirées des archives n'en représente pas moins un apport précieux dans lequel peuvent puiser les historiens du protestantisme français comme du Refuge huguenot. L'auteur remarque qu'à partir de 1695 et jusqu'en 1776 il n'a pu trouver trace même du simple passage d'un pasteur à Sedan, et que, pourtant, le protestantisme a survécu dans la ville et dans ses environs, en dépit d'une forte émigration initiale qui choisit comme point de chute, entre autres, Maëstricht. Il estime, en conclusion, que c'est par la vie de ses membres que vit une paroisse ; l'historien peut ajouter à la remarque du pasteur que dans le cas du protestantisme, vérifié ailleurs en France, la forte organisation « presbytérale » (ou oligarchique, si l'on veut) qui s'était imposée au XVIIe siècle, avec la gestion des affaires par les anciens, autant de notables sur les plans social et ecclésiastique, avait laissé des structures et des cadres qu'il a suffi de réactiver une fois passés le traumatisme de 1685 et les persécutions les plus violentes. Antoine Court, le restaurateur méridional du protestantisme à partir de 1715, n'a souvent rien fait d'autre que réanimer les conseils d'anciens.

2 Au sein de bien des remarques que l'on peut faire au fil de la lecture, voici la question des temples. Avec quelques années de retard sur le Poitou, le Pays de Foix ou les Cévennes, on voit les protestants sedanais se doter, fin 1781, d'une « maison de

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prières » (ailleurs dite « maison d'oraison »), pour en faire leur temple. L'un d'eux achète la maison, elle est aménagée, agrandie jusqu'à pouvoir recevoir deux cent cinquante personnes environ et dotée d'« orgues » pour accompagner le chant des psaumes. Le tout se trouve au fond d'un jardin, et fonctionne avant le rétablissement de la liberté de culte public, comme dans le Poitou. Le premier temple de Sedan, qu'Henri de La Tour d'Auvergne avait fait bâtir en 1593, et qui semble avoir été de plan polygonal ou semi-circulaire, comme bien d'autres alors, subsistait, mais était devenu l'église catholique Saint-Charles.

3 La seconde partie, « Le long règne des dynasties protestantes sur la manufacture des draps de Sedan (1685-1800) » est due à Gérard Gayot, l'auteur de la thèse déjà classique sur Les draps de Sedan 1646-1870 (Éditions de l'EHESS, 1998), qui rappelle, dans un avant- propos, n'avoir cessé de buter sur les protestants, y compris lors de son mémoire de maîtrise qui portait sur la franc-maçonnerie dans les Ardennes et le conduisit à découvrir une loge exclusivement composée de protestants. Protestantisme et franc- maçonnerie, éthique protestante et esprit du capitalisme : G. Gayot n'a pas craint, dans cette centaine de pages conduite avec vivacité, de se mesurer, après tant d'autres, à deux grands classiques, plus ou moins légendaires, de l'histoire et de la sociologie du protestantisme. La franc-maçonnerie ? Les protestants de Sedan « furent nombreux à adopter cette forme nationale de sociabilité, et à adhérer à ce nouveau groupe de référence, effaçant ainsi les dernières traces d'exclusion dans laquelle les avait maintenus la clôture sur leur ancien groupe d'appartenance. Processus somme toute classique de socialisation anticipatrice » (p. 261). La thèse de Max Weber ? Elle court à travers toutes ces pages, et les spécialistes de la question, historiens des idées et historiens de l'économie, souvent en désaccord, seront les uns et les autres bien inspirés d'y aller voir de plus près. De cette thèse, rappelle G. Gayot, rien n'a résisté à la critique. Et pourtant, elle est encore debout, et comment ne pas être tenté de revenir à elle, « chaque fois qu'on découvre, comme à Sedan, une nichée d'entrepreneurs capitalistes dans le nid d'une minorité protestante » (p. 188) ? Et quelle nichée : rien moins que les Poupart de Neuflize, parmi quelques autres, dont la saga est racontée dans un chapitre avec, à l'appui, une généalogie et un cliché de l'impressionnante maison de commerce et de fabrique construite avant 1789 par le grand homme, Abraham (1714-1793), et son fils André. Une saga, on le sait, qui a trouvé son couronnement au XXe siècle dans l'une des principales maisons de la « Banque protestante », Neuflize, Schlumberger et Mallet.

4 À son tour, et à sa manière, G. Gayot propose de parcourir un siècle dans la vie d'un protestantisme interdit, persécuté, diasporique (d'autant que des terres protestantes sont situées presque aux portes de Sedan), mais aussi entreprenant, industriel, avide de commerce et de revanche, et qui réussit au-delà de toute attente. On vérifie une fois de plus que le mythe wébérien est dans toutes les têtes dès la fin du XVIIe siècle, et que la Révocation de l'édit de Nantes est censée avoir appauvri le Royaume. Une supplique anonyme de 1716 prétend que l'adoucissement de la conduite des missionnaires catholiques « contribuerait plus que tout autre moyen à faire refleurir le commerce à Sedan », en retenant les protestants tentés de partir et en faisant revenir les émigrés. Quarante ans plus tard, Abraham Poupart accomplit pour le roi une mission d'information industrielle dans le duché de Limbourg et dans les principales villes des Pays-Bas, et ne manque pas d'y voir que les pays de fabrique où règne la liberté de culte

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sont en même temps les plus dynamiques, les plus attractifs, et les moins réglementés. Libéralisme religieux, libéralisme économique...

5 Un dernier mot pour signaler que, selon G. Gayot (p. 204), la lutte des autorités, à partir de 1713 et de la bulle Unigenitus, contre le jansénisme bien implanté autour de Sedan, aurait en quelque sorte permis aux protestants de souffler : l'Église les aurait presque délaissés pour s'en prendre à une partie des siens. C'est exactement la thèse qu'ont défendue les premiers historiens juifs du judaïsme, au XIXe siècle, en affirmant que l'apparition de la Réforme aurait soulagé un temps les juifs, les protestants subissant désormais le principal de la haine catholique. Curieuses « solidarités » de minorités, qui donnent à méditer.

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Sabine Schiffer, Die Darstellung des Islams in der Presse. Sprache, Bilder, Suggestionen. Eine Auswahl von Techniken und Beispielen Würzburg, Egon Verlag, coll. « Bibliotheca Academica, Reihe Orientalistik » (10), 2005, 337 p.

Hartmut Fähndrich

1 Depuis la fin de la guerre du Golfe (1990-91), a commencé l'étude sérieuse du rôle de la presse dans le traitement du monde musulman en général, et du Moyen-Orient en particulier, et l'analyse de sa responsabilité dans l'image assez négative donnée de l'islam en Europe et aux États-Unis. Des études, dont le degré de sérieux varie, ont vu le jour, critiquant parfois sévèrement la présentation de choses musulmanes. On observe, parfois, des phénomènes d'autoculpabilisation dans ces mêmes média persistant, toutefois, à présenter une image de l'islam et des musulmans qui reste, pour le moins, problématique. C'est dans ce cadre que se situe le livre de Sabine Schiffer.

2 L'idée de base de l'ouvrage, déjà connue d'Aristote, fut reprise par de nombreux historiens et écrivains arabes aux premiers siècles de l'islam, à savoir que la chose essentielle, en décrivant un événement, est le choix des données que l'on décide de mentionner. Autrement dit, c'est le choix qui fait l'histoire racontée et c'est la présentation qui crée l'effet sur le lecteur. On retrouve ce motif dans de nombreuses introductions aux œuvres historiques ou d'adab dans la littérature arabe « classique ». Cette prémisse revient souvent dans le livre de S. Schiffer qui, à l'aide de plusieurs théories – linguistiques, psychologiques, cinématographiques –, démontre l'insuffisance ou la distorsion de la présentation de l'islam dans la presse allemande.

3 Le livre (originalement une thèse de doctorat) se partage en deux grands chapitres : I. Introduction (Einleitung) ; II. Analyses d'images et de textes (Bild- und Textanalysen). Ces titres sont trop modeste pour des chapitres beaucoup plus riches qu'ils ne l'indiquent.

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4 Dans le premier chapitre, l'auteure examine la question de l'attitude allemande/ occidentale largement hostile au monde musulman, hommes et culture. Elle constate certains faits et s'interroge sur la fonction de la presse dans ce contexte. Les medias « colportent », en ce qui concerne l'islam, l'idée d'une culture tout à fait étrange, le concept d'une religion marquée par des déficits, la vision d'un monde caractérisé par la violence, et l'aspect du tiers-monde comme la conséquence immédiate de l'appartenance à l'islam. Ce n'est pas l'intention des journalistes qui intéresse particulièrement S. Schiffer, mais la sélection des informations jugées dignes d'être rapportées et le processus de réception des faits présentés. Elle met le doigt sur un grave problème au plan national – la coexistence avec les musulmans – et international – la coexistence entre le « monde musulman » et les pays occidentaux –. Il est clair que l'intention de ce livre est pédagogique. Car, « le monde pourrait donner une autre impression si l'on faisait un autre choix » (p. 47), dans le choix des informations. L'auteure donne beaucoup d'exemples de stéréotypes et de clichés sur l'islam répandus dans la société allemande, stéréotypes orientant forcément et fortement notre perception et qui sont répétés dans la presse, cette répétition remplaçant, d'après l'auteure, les arguments ou les preuves et confirmant les stéréotypes.

5 Dans le second chapitre, S. Schiffer examine d'abord ce qu'elle appelle effet d'induction (Induktionseffekt), l'art de la combinaison (Kunst der Koppelung) ou, plus généralement, l'induction du sens (Sinn-Induktion) : expressions empruntées à la théorie et à la terminologie cinématographiques, domaine dont se sert l'auteure pour analyser le rapport entre image et texte, ou entre différents textes, pour étudier les procédures de perception par le lecteur. L'effet sur le lecteur étant déterminé par le choix, le contexte et la répétition, c'est ici le contexte qui est examiné : le sous-titre d'une photo, ou la juxtaposition de différentes affirmations dont l'une influence la compréhension de l'autre. Si l'on présente, par exemple, une photo de fidèles en prière dans une mosquée avec un texte expliquant que l'intégrisme se répand partout dans le monde musulman, on identifie implicitement tous les fidèles qui prient avec les intégristes. On connaît le même phénomène avec les séquences d'image à la télévision où on parle d'une « contagion des images » (Bernard Wember). Selon S. Schiffer, « parce que quelques faits sont présentés conjointement ils sont considérés importants les uns pour les autres » (p. 66) Ainsi, l'islam est toujours suggéré comme menace, guerre, régression, oppression de la femme, violence, extrémisme, etc. L'étonnant est que la responsabilité d'un tel traitement n'est, souvent, pas du ressort des auteurs mais plutôt des bureaux de rédaction des journaux responsables de l'illustration, des titres et des sous-titres – c'est-à-dire de cette présentation influençant le lecteur avant même qu'il n'ait lu l'article.

6 Suit, dans la deuxième partie de ce chapitre, une analyse de l'usage, dans la presse allemande d'aujourd'hui, d'un certain vocabulaire d'origine musulmane ou du monde musulman : Allâh, jihâd, Koran, minaret, ayatollah, mollah, etc. : c'est un vocabulaire souvent utilisé comme métaphore de l'islam et intégré fréquemment dans la langue quotidienne d'une façon dépréciative ou irrévérencieuse, tout comme de nombreux mots d'origine cléricale chrétienne.

7 La troisième partie traite d'un « cas » particulier, celui de Taslima Nasreen, une jeune femme du Bangladesh qui, au milieu des années 90, incarnait pour la presse et la conscience occidentales la femme musulmane opprimée par la religion patriarcale, fuyant les menaces d'un pouvoir gouvernemental clérical. Analysant minutieusement

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un corpus d'articles tous écrits par une journaliste bien connue en Allemagne, S. Schiffer démontre clairement le processus de sélection des informations et la façon de les présenter au lecteur : le résultat est une critique impitoyable. Pour présenter Taslima Nasreen comme victime, la journaliste ne néglige pas seulement les lignes de séparation entre action légitime de l'État (par exemple contre le blasphème, fait délictueux également dans les pays européens) et action illégitime d'une populace excitée par quelques prêcheurs démagogiques, elle passe sous silence le fait que certaines organisations progressistes au Bangladesh ont aussi refusé et réfuté les propos de Taslima Nasreen. La partie essentielle de cette étude est l'analyse linguistique scrupuleuse des textes journalistiques qui permet d'arriver aux résultats susmentionnés : analyse prouvant que le mariage entre études islamiques et linguistiques peut donner des résultats intéressants.

8 Un peu surprenante, parce qu'inattendue, est la quatrième partie qui traite de l'antisémitisme au XXe siècle. Surprenante, parce que l'auteure ne révèle qu'en fin d'analyse que son but est de comparer, de chercher et de trouver des parallélismes dans les mécanismes (argumentation, usage de langue, etc.) de l'antisémitisme et le traitement de l'islam et des musulmans dans la presse allemande.

9 Œuvre riche et largement convaincante, pas toujours facile à lire, le livre de Sabine Schiffer appelle toutefois une objection de principe concernant l'usage de la langue. Tout en acceptant les résultats des analyses linguistiques, il faut regretter que cette présentation soit fondée sur une political correctness qui interdit, par crainte des réactions, l'humour sur l'islam ou les musulmans tel celui pratiqué dans le monde musulman lui-même (caricatures sur des sujets religieux, par exemple la lutte entre modernistes et fondamentalistes) ou employé facilement à propos des chrétiens. Autre regret, quand l'auteure demande à la presse un emploi correct de la terminologie c'est l'interprétation proposée par des théologiens plus ou moins libéraux qu'elle souhaite : il y en a pourtant d'autres.

10 Ceci dit, l'ouvrage de Sabine Schiffer est une contribution sérieuse et importante à cette littérature qui veut faire avancer la compréhension entre ceux qui se réclament de différentes structures religieuses – pour ne pas dire de différentes cultures ou civilisations.

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Jean-Claude Schmitt, dir., Femmes, art et religion au Moyen Âge Strasbourg-Colmar, Presses universitaires de Strasbourg-Musée d'Unterlinden, 2004, 233 p.

Isabelle Saint Martin

1 Le colloque international dont sont issues ces communications s'est tenu en 2001, parallèlement à une exposition consacrée à l'histoire du couvent des dominicaines d'Unterlinden fondé au XIIIe siècle. Le titre place d'emblée ces actes, publiés sous la direction de Jean-Claude Schmitt, directeur d'études à l'EHESS, sous un double patronage, celui de l'histoire des femmes bien sûr et celui d'une certaine lecture des rapports entre expressions artistiques et expressions religieuses au Moyen Âge. Dans la lignée d'une sensibilité accrue aux Gender studies, qui, certes, n'est pas nouvelle mais a encore de vastes champs à explorer, les participants étaient invités à étudier non seulement le rôle des femmes comme artistes, commanditaires ou destinataires des œuvres, mais encore la pertinence de la catégorie du féminin pour apprécier l'étude de la production et de la réception des représentations religieuses. Que mettre derrière ces représentations ? Il ne s'agit évidemment pas pour les auteurs d'essentialiser les notions d'art ou de religion, sous peine d'anachronisme comme l'ont notamment montré les travaux d'Hans Belting. Les études ont retenu non seulement les œuvres qui ont pris le sens d'« art » au risque bien souvent d'une perte de leurs usages, tels les retables placés dans les musées, mais aussi des supports plus variés, feuilles volantes, images pieuses, broderies, etc. Ceci suppose que l'analyse, sans négliger les formes stylistiques ou l'étude iconologique au sens propre, s'attache à les croiser avec les conditions de production, les fonctions et les usages divers, manipulations symboliques et matérielles de ces images, afin de reconstituer non seulement l'histoire de ces objets mais encore celle du regard qui fut porté sur eux, sans oublier les relations qu'ils ont pu entretenir avec les images mentales, rêves et visions, chers de longue date à J.-Cl. Schmitt. Il restait à valider ou infirmer l'hypothèse d'une « spiritualité féminine » ou d'une spécificité féminine dans l'histoire des représentations. Les douze communications rassemblées ici ne prétendent pas résoudre de façon exhaustive cette question mais leur confrontation fait émerger quelques pistes. Outre l'ordre proposé, il

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est possible de les faire se répondre autour de la question du rapport à l'image, des différences entre religieuses et laïques, de la place du féminin et du masculin, des façons de réagir à la Réforme ou encore de la culture et de la formation des moniales.

2 Jeffrey F. Hamburger rappelle à juste titre que parler d'une « spécificité féminine » a pu être taxé de sexisme inversé, mais il note aussi qu'une telle attitude a servi d'excuse pour négliger, longtemps, la vaste production artistique des couvents féminins. Il montre surtout à quel point on ne saurait réduire cette notion de piété féminine à des formes de sensibilité privilégiant l'émotion ou l'empathie et renvoyant à une sorte d'éternel féminin sans fondement historique. Les correspondances qu'il met en évidence entre certaines enluminures et des visions de mystiques prouvent que celles- ci s'inscrivent dans une « culture de l'imago », pour reprendre les termes de J.-Cl. Schmitt, autrement plus subtile. En particulier les méditations de Mechthild de Magdeburg sur l'âme impressionnée par l'imago dei, à l'instar de la face d'une pièce d'or, témoignent d'une lecture inspirée des commentaires patristiques sur la parabole de la drachme perdue, et d'une conscience des effets de l'image. Les mettre en relation avec deux dessins composés par ou pour des nonnes permet de comprendre qu'il s'agit de penser la transformation du spectateur amené à restaurer sa ressemblance originelle d'être créé à l'image du Seigneur. D'autres communications reviennent sur des thèmes plus classiques de la dévotion féminine envers les images, non sans en nuancer certains aspects. Ainsi Carola Jäggi, en analysant dans les livres de sœurs dominicaines les expériences de grâce, souligne la capacité des images, ici surtout des statues, à « mettre en présence » d'un personnage et non pas simplement à instruire ou inciter à la piété. Marie y est certes médiatrice mais plus encore une interlocutrice presque réelle. Toutefois, c'est au Christ, qui a tant souffert, que les nonnes adressent plus particulièrement l'expression de leurs souffrances. Robert Suckale rappelle aussi cette sensibilité particulière au Christ de douleur dans la piété des couvents féminins, en étudiant le crucifix de la basilique Sainte-Marie du Capitole. L'œuvre, très particulière, offre un condensé des moments de la Passion dans une exaltation des souffrances du Christ ici orné d'une couronne d'épines véritables. La question d'une « présence » de l'image est aussi au cœur de la communication de Christiane Klapisch-Zuber mais dans un tout autre univers puisqu'il s'agit là des premiers nus du Quattrocento, peints à l'intérieur des coffres de mariage. Ce type de décor apparaît au début du XVe siècle, alors que la coutume évolue et que les coffres ne sont plus exposés avec le trousseau aux yeux de tous mais ouverts dans l'intimité du couple. Faut-il y voir une fonction érotisante supposée augmenter la fécondité de la mariée, plusieurs analyses sont allées dans ce sens ou dans celui d'un « effet de magie sympathique » de l'image, mais l'auteur souligne le peu de visibilité de ces peintures qu'on ne découvre qu'en soulevant le couvercle des coffres, aussi s'intéresse-t-elle davantage à l'effet de l'image cachée ou secrète, à l'instar des comportements dévots à l'égard d'icônes d'autant plus agissantes qu'elles sont souvent invisibles.

3 Aborder le monde des laïques incite à voir ce qui les distingue, ou non, de la piété des nonnes. Daniel Russo note à travers l'iconographie des retables peints pour les femmes en Italie centrale aux XIVe et XVe siècles, que certains modèles de dévotion leur sont également proposés, telle la piété exemplaire de la Madeleine. Après les franciscains au XIIIe siècle, les dominicains au XIVe la présentent, tant aux religieuses qu'aux femmes du patriciat urbain, comme modèle de vertus chrétiennes. Témoin de la Résurrection, première apôtre, elle récupère le thème et l'iconographique de Marie l'Égyptienne et

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devient pour saint le type du repentir humain. En adoration au pied de la croix, elle en vient à symboliser toutes les formes de l'amour divin, puis associée à saint François, elle est parfois confondue avec Dame pauvreté dans une dimension plus eschatologique. Figure de la confession féminine et du « renoncement à soi », elle touche particulièrement les tiers ordres féminins, dans une dévotion favorisée par les progrès d'un humanisme plus mystique caractéristique du XVIe siècle. Judith Oliver s'attache en revanche à un manuscrit typiquement monastique et le décor de ce graduel souligne, par sa richesse associant couleur et musique, l'importance capitale de la vie liturgique pour les religieuses. Gude Suckale-Redlefsen retrace l'odyssée d'un livre de prière féminin souvent présenté comme destiné à une sainte ou une abbesse et dont elle montre qu'il fut plus probablement composé pour une dame de la noblesse bavaroise. L'analyse d'un cycle d'images de l'Ancien et du Nouveau testament au caractère original précise l'usage didactique de l'ouvrage qui présente, à travers les figures bibliques, des modèles de conduite à suivre ou éviter selon des normes conçues dans un univers masculin.

4 Les rapports complexes entre féminin et masculin sont, bien sûr, au centre de plusieurs communications, qu'il s'agisse de l'étude du gestuel, des représentations ou des échanges entre frères et sœurs. Jean Wirth analyse un geste emblématique du pouvoir masculin, celui de la bénédiction. Geste par excellence de la parole efficace, il ne saurait être revendiqué par les femmes et les Constitutions apostoliques l'interdisent aux laïcs et aux diacres car c'est une fonction sacerdotale. Après avoir distingué le geste de bénédiction, les trois doigts levés, d'autres gestes proches, signes de croix, serments, etc., l'auteur réunit un corpus d'images relativement rares où une femme bénit. Il s'agit le plus souvent de la Vierge, notamment dans le type Vierge-Église, puis ce geste gagne quelques figures de saintes à partir de l'époque romane. On le retrouve pour certaines héroïnes bibliques, mais aussi de façon plus surprenante pour des abbesses et même des dames du monde. L'auteur note que le geste se raréfie après 1350 mais, auparavant, il s'interroge sur les liens possibles du thème de la femme qui bénit avec les règles de l'amour courtois dans une commune conception de la femme comme médiatrice entre l'homme et Dieu. Dominique Donadieu-Rigaut fait apparaître un aspect spécifique des relations de genre dans l'univers monastique à travers la représentation du don de la règle, cérémonie qui appartient purement au domaine de la « pensée figurative ». En effet, celle-ci ne renvoie pas à un véritable rituel et moins encore à une trace historique, c'est bien pourquoi ces représentations ont pour but d'affirmer la continuité de la règle avec la volonté du fondateur et manifestent, par là, une forme de rite de passage entre le saint et la communauté qui lui survit. Pour imaginaires qu'elles soient, ces visions sont très révélatrices des liens au sein des familles religieuses. Lorsqu'il y a don du fondateur à un successeur masculin, tout se joue sur le principe de la ressemblance, mais tant les ordres féminins que les tiers ordres ont souhaité être représentés en relation directe avec le fondateur. Les mises en scènes autour du don du livre articulent alors, subtilement, les catégories du féminin et du masculin, rappelant parfois le geste « paternel » de la remise de la loi dans une composition qui vise à garantir l'unité d'une famille religieuse sans masquer les relations de dépendance entre les membres. D'une façon générale, les relations extérieures des couvents féminins ont souvent été minorées. Peter Schmidt remarque que l'on sous-estime le rôle de l'image dans la communication et les échanges et qu'il faut se garder d'attribuer trop vite à la production féminine tout ce qui se trouve dans un couvent. Il restitue, ainsi, aux frères dominicains de Nuremberg un manuscrit composé et offert aux sœurs de Sainte-

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Catherine dans le cadre de la cura monialium. Analysant le réseau de dons et de relations généré par les images cadeaux produites par les dominicaines de Saint-Nicolas aux Ondes de Strasbourg (1576-1592), Thomas Lentes y voit également une façon de lutter contre la Réforme. Le statut des sœurs peintres s'en ressent et, en un temps de privation de sacrements, elles jouent presque, par le partage des images, un rôle d'intermédiaire de salut.

5 Après avoir évoqué maintes figures féminines saintes, laïques, mystiques... l'ouvrage s'achève par une belle étude de cas consacrée à la dernière abbesse des Clarisses de Nuremberg, Caritas Pirkheimer (1467-1532). Sans doute s'agit-il là d'une femme d'exception, mais Francis Rapp prend soin de préciser tout ce qui relève de la formation générale qu'elle a pu recevoir par le milieu urbain érudit auquel elle appartenait, la tradition conventuelle savante qui l'a éduquée, et les lectures de ses contemporains, avant de s'attacher aux traits originaux de sa piété. Centrée sur la Caritas, la vertu d'amour, elle se nourrit d'une grande culture biblique, de ses références humanistes et de la découverte de l'Imitation de Jésus-Christ et de la devotio moderna. Toutefois, la très grande piété ne confine pas à la faiblesse, au contraire, c'est dans la certitude d'être sponsa christi, que Caritas trouve sa fermeté : rappelons qu'elle a tenu tête à Melanchton au cours d'un long entretien après lequel ils se quittèrent « bons amis ». La capacité d'argumentation théologique et le caractère dont elle fit preuve pour assurer le maintien, jusqu'à la disparition des sœurs, de son couvent de Clarisses en pleine terre de la Réforme, dressent un portrait qui, pour ne pas être totalement représentatif de la dévotion féminine ordinaire, n'en est pas moins emblématique. Elle vient ainsi clore un ensemble de communications qui nuancent par des études historiques précises nombres d'a priori réducteurs sur la piété féminine médiévale.

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Katerina Seraïdari, Le culte des icônes en Grèce Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, coll. « Les Anthropologiques », 2005, 256 p.

Mickaël Wilmart

1 Ce livre, fruit d'une enquête de terrain (principalement dans les îles des Cyclades) qui s'est poursuivie de janvier 1997 à juillet 2002, est une contribution essentielle à notre connaissance des pratiques religieuses autour des icônes. Jusqu'ici les recherches sur les icônes avaient surtout intéressé les historiens d'art, dont les travaux d'Hans Belting sont la meilleure illustration, ou s'étaient concentrées sur les querelles théologiques autour de l'iconoclasme (Marie-José Mondzain). Profitant de la voie ouverte par Michael Herzfeld pour une approche anthropologique de la construction identitaire en Grèce et par Jill Dubisch pour l'application d'une gender anthropology sur les pèlerinages des Cyclades, K. Seraïdari nous offre un ouvrage riche par ses descriptions ethnographiques et ses interprétations.

2 Dès l'introduction, l'auteur explique clairement le rôle joué par les icônes non seulement dans la religion orthodoxe, mais aussi dans l'affirmation de l'identité de la communauté, nationale ou locale. Elle développe ce dernier point dans la première partie intitulée « De l'Histoire sainte à l'histoire des icônes et des communautés ». En retraçant l'histoire légendaire des icônes locales, en confrontant les versions érudites et les versions populaires et en faisant apparaître les liens étroits entre les constructions identitaires au niveau national et au niveau local, l'auteure met à jour un schéma identitaire complexe dont l'icône constitue le pivot. Par ses manifestations spatiales et mémorielles, le culte des icônes redéfinit sans cesse la communauté qui prend comme référent la Sainte Famille et la transpose à la famille insulaire ou nationale. Les vicissitudes, légendaires ou non, des icônes permettent l'identification immédiate de l'Autre (musulmans de l'Empire ottoman, Italie fasciste) et leur caractère miraculeux est le plus souvent lié à la sauvegarde de la nation comme dans le cas de la Vierge de Tinos réapparue au début de la guerre d'indépendance.

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3 La deuxième partie du livre « Icônes itinérantes entre l'Église et la maison » s'attache à un phénomène peu étudié jusqu'ici, celui de la circulation, dans certains îles cycladiques, d'icônes logées pour un temps déterminé chez les habitants qui deviennent alors paniyiras. Cette circulation conduit à déplacer et à atténuer l'opposition entre le domaine sacré (sanctuaire dont dépend l'icône) et le domaine du profane (l'espace domestique qui l'accueille). Chaque icône a, ainsi, sa liste d'attente (de l'ordre de plusieurs décennies pour certaines) et change, chaque année, de mains. Chaque île a son propre système de rotation. Ainsi à Sifnos, l'icône de Chryssopiyi reste dans son ermitage le jour de sa fête, demeure quinze jours entiers chez le paniyiras après sa réception, quinze autres jours avant sa fête et toutes les nuits de l'année alors que pendant le jour, elle est déposée dans l'église paroissiale de son hôte. À Sikinos, l'original ne quitte jamais l'église paroissiale (sauf le jour de la fête) et c'est une copie qui passe l'année chez son paniyiras. Copie et originale sont alors réunies le jour de la fête mais la pratique montre que la copie n'est pas toujours identique à l'originale et que celle-ci n'est pas toujours la plus vénérée. En effet, dans cette même île, la maison du paniyiras se transforme en véritable lieu de dévotion. Pour K. Seraïdari, la rotation de ces icônes assure l'unité de la communauté et permet d'assimiler celle-ci à une « grande famille ».

4 La dernière partie de l'ouvrage porte sur les rôles joués, respectivement, par les femmes et les hommes lors des fêtes religieuses et montre que l'apparente unité de la communauté est, en fait, constituée de groupes distincts qui ont chacun leur place définie. Au-delà d'une anthropologie du genre, l'exemple de l'île de Nissyros met en avant ces groupes, séparés non seulement entre hommes et femmes mais aussi entre autochtones et étrangers, auxquels viennent s'ajouter, comme un dernier ensemble à la position plus floue, les émigrés revenus pour la fête de l'icône. Dans cette île, la fête se déroule en deux temps : du 6 au 13 août, les femmes font pénitence dans le sanctuaire auquel les hommes n'ont accès que le dernier jour ; ces derniers se chargent du repas entre le 14 et le 15 août. À Limni, lors du déplacement de l'icône, hommes et femmes ont également un rôle différent : les hommes la portent lors de la traversée du village et les femmes s'en chargent entre le village et l'ermitage. Dans ces deux cas, on voit comment les hommes entrent en scène sur la place publique du village, se portant garant à la fois de la tradition et de la bonne marche de la partie la plus visible de la fête, tandis que les femmes occuperaient une sphère extérieure à l'espace de la communauté (sanctuaire à Nissyros et campagne à Limni).

5 Cependant, cette dernière partie est surtout marquante par les descriptions des pratiques exécutées autour de l'icône. Les descriptions ethnographiques, effectuées par l'auteure tout au long de l'ouvrage, constituent un des points forts de ce livre. Le travail d'enquête est, en effet, exceptionnel et offre une vue presque interne du sujet. On s'aperçoit, ainsi, que les pratiques sont loin d'être codifiées, que les gestes sont très souvent personnalisés et que la fabrication de l'icône elle-même peut s'avérer surprenante (à l'exemple de cette icône créée à partir d'un sac plastique). Ce qui marque le plus le lecteur est, sans doute, cette recherche de l'intimité avec l'objet de dévotion. Certes, l'icône est un élément identitaire pour la communauté mais elle est avant tout une représentation divine qui attire, directement à elle, de forts sentiments dévotionnels. On désire plus que tout accueillir l'icône chez soi ou la porter lors des processions, on communique avec elle en rêve, on dort parfois dans la même pièce et, surtout, on cherche à entrer en contact avec elle par les gestes les plus divers. La

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description de ces gestes rend beaucoup plus intelligible l'intensité de ces dévotions et permet d'aller plus loin que l'étude d'un culte collectif. Si ce livre peut paraître court pour un sujet aussi dense, il se caractérise par la richesse réelle des pistes ouvertes sur les cultes contemporains et le regret de son format n'est dû qu'à l'envie qu'il donne d'en savoir un peu plus.

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Gilles Séraphin, dir., L'effervescence religieuse en Afrique. La diversité locale des implantationsreligieuses chrétiennes au Camerounet au Kenya Paris, Karthala, 2004, 274 p.

Cédric Mayrargue

1 Comprendre la diversité des formes d'expression de la vie religieuse dans deux pays africains, le Cameroun et le Kenya, est l'objectif affiché de cet ouvrage auquel ont participé cinq auteurs, à l'initiative du sociologue Gilles Séraphin. Celui-ci a souhaité regrouper des textes qu'il utilise (textes parfois déjà rédigés mais non encore publiés), dans le but de proposer une analyse plurielle et comparative des dynamiques chrétiennes dans ces deux pays, et en particulier dans leur principale ville : Douala et Nairobi. Pris séparément, chaque texte peut s'avérer intéressant, mais l'ensemble donne l'impression d'un assemblage bancal de textes disparates, tant dans la forme que dans le fond, ne traitant pas des mêmes processus et qui ne parvient pas tout à fait à satisfaire l'objectif comparatif énoncé en introduction.

2 Ivan Droz, anthropologue, propose une analyse des formes contemporaines du pentecôtisme au Kenya. Il s'appuie à la fois sur des éléments historiques, sur la description d'un culte et sur une étude des causes du succès de ces mouvements. Il souligne, notamment, l'importance de l'attente millénariste en montrant comment, dans un contexte d'inquiétude, ces sentiments anciens informent les pratiques pentecôtistes actuelles. Dans cette présentation, l'auteur reprend un certain nombre d'éléments qu'il a déjà eu l'occasion de présenter, de manière souvent plus approfondie, dans des textes publiés précédemment.

3 L'analyse du politologue Hervé Maupeu porte sur les relations entre l'Église catholique et le politique depuis le début des années 1990. L'Église catholique apparaît comme la plus influente des structures chrétiennes dans l'espace public et ses dirigeants ont été actifs dans les tentatives de réformes constitutionnelles ou les mobilisations autour des

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consultations électorales. Ces prises de position de l'Église catholique prennent appui sur son rôle éducatif : elle sponsorise près de la moitié des écoles kenyanes. Lors des élections générales de 2002, les catholiques ont activement soutenu l'opposition et contribué à la défaite du candidat du parti au pouvoir et la victoire de Mwai Kibaki a fait naître le spectre d'un « État catholique ». De fait, explique l'auteur, l'Église retrouve un rôle légitimiste et approuve la nouvelle idéologie diffusée par le chef de l'État mais son clergé n'en reste pas moins traversé par de profonds clivages.

4 Le jésuite et anthropologue Éric de Rosny dresse un panorama des nouveaux mouvements religieux et philosophiques à Douala. L'étude ne prétend pas à l'exhaustivité mais veut dresser un tableau assez complet de la situation. Dans cette présentation, l'auteur distingue quatre types de mouvements qui se sont développés depuis une dizaine d'année : les mouvements pentecôtistes, les nouvelles Églises indépendantes africaines, les mouvements millénaristes, le courant gnostique. La méthodologie utilisée pose quelques problèmes : outre les recherches de l'auteur, elle repose sur un travail effectué par des lycéens et sur des informateurs, « des personnes de bonne volonté », dont on ne sait pas grand-chose. E. de Rosny s'appesantit sur certains mouvements, comme les Témoins de Jéhovah ou les groupes Rose-croix, dont il présente l'origine et le fonctionnement, alors que d'autres structures sont présentées de manière plus superficielle.

5 Jean-François Médard, un des plus importants politologues africanistes français, récemment décédé, met en relation le territoire, l'identité et le politique dans son étude sur les Églises protestantes au Cameroun. Il étudie d'abord le processus de formation spatio-territoriale des Églises, en montrant comment se sont constitués historiquement des territoires religieux. Les colonisateurs successifs, allemands puis anglais et français, ont attribué à chaque mission une région. Après l'indépendance, se produit un processus de nationalisation des Églises, à partir de leurs bases régionales d'origine. Dans un second temps, insistant sur le primat de l'ethno-régionalisme dans la vie politique du pays, il montre comment les prises de position politique des autorités protestantes au cours des années 1990 sont étroitement liées à la base ethno-régionale de chacune des Églises.

6 Enfin, Gilles Séraphin propose une analyse comparative du christianisme à Douala et Nairobi. Il présente les points communs entre les implantations chrétiennes dans ces deux villes (motivations des fidèles, parcours de conversion, discours politiques des leaders religieux...), avant de pointer les disparités (poids du religieux dans la cité, relation à la tradition, dimension structurante ou non de l'opposition bien/mal...). L'auteur souligne ainsi qu'à Douala le christianisme est interprété dans un cadre traditionnel, alors qu'à Nairobi, c'est la tradition, diabolisée, qui se trouve intégrée dans le cadre religieux. Il cherche à expliquer ces différences en insistant sur le poids du local et la façon dont chaque société interprète et reconstruit les messages religieux. Il recourt à l'histoire précoloniale et coloniale, à la nature du combat pour l'indépendance ou à la situation politique actuelle. Ces éléments d'analyse essentiels et stimulants font regretter que l'auteur n'y consacre pas de plus amples développements. C'est ici qu'est vraiment analysée de manière comparative la diversité locale des implantations chrétiennes.

7 Ces cinq textes, d'intérêt inégal, et de nature très différente proposent une réflexion à l'échelle nationale des relations entre des Églises et l'État tandis que d'autres s'appuient sur des études localisées et circonscrites des dynamiques chrétiennes dans

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des villes. Le regroupement de ces études disparates, au-delà de la proximité entre certains des auteurs – parfois très sensible au niveau des multiples références réciproques – apparaît finalement plus bricolé que réellement construit autour d'une problématique commune. C'est là où se situe la limite de l'entreprise collective, sans remettre en cause la qualité de plusieurs des textes.

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Jacques Sévenet, Les paroisses parisiennes devant la séparation des Égliseset de l'État 1901-1908 Paris, Éditions Letouzey et Ané, coll. « Mémoire chrétienne au présent », 2005, 316 p.

Pierre Ognier

1 Tiré de la thèse de l'auteur soutenue en 2004, ce livre comble une notable lacune dans l'ensemble des ouvrages consacrés à l'application et à la réception de la loi de 1905 dans les paroisses du monde catholique. Au même titre que d'autres ouvrages (par exemple Pierre Pommarède, La Séparation de l'Église et de l'État en Périgord [1976], ou G. Laperrière, La « Séparation » à Lyon (1904-1908) [1973]), il s'agit d'une monographie, mais le lieu géographique concerné a une telle importance nationale, un tel poids religieux, intellectuel et politique qu'elle en reçoit une valeur particulière. Autre nouveauté, l'exploitation des bulletins paroissiaux, véritables mines de renseignements, une source généralement négligée. Enfin, pour terminer cette présentation, l'auteur, prêtre et parisien de naissance, était à même, de par sa fonction, de comprendre « de l'intérieur » les réactions, les inquiétudes et les initiatives du clergé parisien face à la Séparation.

2 Dans un premier chapitre, J. Sévenet dresse un tableau précis de l'Église catholique parisienne à la veille de la Séparation : l'organisation diocésaine, l'archevêque et ses proches collaborateurs, les vicaires généraux parmi lesquels le Directeur des Œuvres. L'auteur note que l'archidiocèse de Paris est plus riche en prêtres qu'en lieux de culte. Ses soixante-dix paroisses sont dotées chacune d'un établissement public destiné à pourvoir aux besoins du culte, la fabrique, dont les membres laïques se recrutent surtout parmi les notables de l'aristocratie ou de la haute bourgeoisie. Ces fabriques sont riches puisque l'État ne contribue que pour un peu plus de 8 % à leur budget. Quelques pages sont consacrées au séminaire de Saint-Sulpice dont le strict régime intérieur et les études tracent un idéal de vie sacerdotale que le jeune clerc est invité à reproduire. L'auteur signale que le clergé parisien est majoritairement contre la

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Séparation qui se prépare, bien qu'un tout petit nombre y soit favorable, à côté d'autres pour lesquels elle semble inéluctable.

3 Après l'organisation, ce sont les personnalités les plus notables de l'Église parisienne et leur « agenda » au cours de l'année 1905 que nous présente l'auteur. En premier la « fiche » de l'archevêque, le cardinal Richard, un « prince de l'Église d'abord soucieux de son troupeau » pour lequel il encourage l'œuvre des chapelles de secours. Sa « loyauté républicaine » est certaine, mais dans les discours officiels requis par sa charge, notamment à l'occasion des funérailles du président assassiné Sadi Carnot, il n'hésite pas à affirmer l'identité catholique de la France. Le cardinal Richard appréhende la Séparation, comme il l'écrit aux sénateurs à l'automne 1905 pour les conjurer de ne pas voter le texte. Son « catholicisme patriote » le porte à soutenir que les évêques ne sont pas seulement les gardiens des intérêts de l'Église mais aussi de ceux de la France. Après celle de l'archevêque, l'auteur présente quelques figures marquantes de prêtres parisiens : Hippolyte Hemmer, vicaire à Saint-Pierre du Gros Caillou, un intellectuel convaincu des bénéfices d'une « séparation libérale », l'abbé Soulange-Bodin, curé de Plaisance dans le XIVe arrondissement. Dans ce quartier d'artisans et d'ouvriers pauvres, ce prêtre témoigne d'une activité débordante : œuvres de charité, presse, catéchisme, construction d'une église...

4 La Semaine religieuse de Paris (SRP), l'organe de l'archevêché, et les bulletins paroissiaux reflètent bien l'activité de l'Église parisienne et de ses acteurs principaux en 1905. Le débat autour de la Séparation, notamment au Parlement, y est évoqué, mais l'auteur note que le projet de loi y est rarement analysé en profondeur. En mars, la SRP donne connaissance d'une lettre du Grand Rabbin de Paris où celui-ci fait part de ses craintes au sujet des associations cultuelles et s'étonne que l'État revendique la propriété des édifices du culte, des craintes qui rejoignent celles de beaucoup de catholiques. Le même bulletin publie la lettre des cardinaux français au Président de la République (28 mars 1905), qui porte aussi la signature de l'archevêque de Paris et qui formule une nette condamnation du projet de loi. Certes le curé de Plaisance, Soulange-Bodin, refuse la Séparation, mais il pense qu'elle va resserrer les rangs de l'Église et dynamiser l'évangélisation. La SRP de juillet annonce le vote du projet par la Chambre mais donne aussi le dernier chiffre des signatures hostiles à la Séparation recueillies par la pétition nationale : plus de 3 850 000. Et, en décembre, elle publie le texte intégral de la loi. Mais la SRP et les bulletins paroissiaux traitent de bien d'autres sujets : les Œuvres, par exemple, avec le second Congrès diocésain des Œuvres d'hommes de Paris (3 mai 1905) qui fait le bilan de l'évangélisation des hommes et encourage la formation d'un « laïcat » appelé à travailler aux côtés des prêtres. Le Congrès émet aussi un vœu en faveur de la création d'associations paroissiales que d'autres bulletins cherchent à stimuler.

5 Dans un troisième chapitre, l'auteur évoque le « conflit des deux France » à Paris à travers les activités (réunions, conférences...) organisées en 1905 par les innombrables groupes et mouvements existant dans la capitale. Dans ce tableau, il oppose une France catholique, nationaliste et monarchiste à une « France émancipée ». Si la première, farouchement opposée à la Séparation, se présente en défenseur de l'esprit chrétien et de l'identité catholique de la France (la Ligue des Patriotes de Déroulède, la Fédération nationale antijuive, la Ligue patriotique des Françaises...), la seconde, selon la typologie originale adoptée par J. Sévenet, n'est qu'en partie séparatiste. Cette France émancipée se partage en effet entre une « France qui s'émancipe » (de l'Église évidemment) et une

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« France radicalement émancipée ». La première comprend Le Sillon de Marc Sangnier qui souhaite une République démocratique, mais aussi chrétienne, donc opposée à la Séparation, au même titre que l'Action libérale populaire de Jacques Piou, véritable parti politique dont les représentants au Parlement vont combattre pied à pied le projet de loi. En revanche, la France qui a coupé tout lien avec les Églises soutient le projet Briand, même si, comme la Fédération des libres penseurs de France, elle le trouve trop libéral. En juillet 1905, elle tient son Congrès au cours duquel elle préconise une morale sans Dieu à l'école primaire. Les loges maçonniques, les groupes de jeunes socialistes de la capitale considèrent que la loi de Séparation est un pas important vers l'affranchissement de l'esprit humain. Tous ces débats sont pour l'Église une occasion de se confronter à un monde en pleine effervescence qu'elle se contentait jusque-là d'ignorer ou de rejeter.

6 Les deux chapitres suivants (IV et V) retracent les inventaires des paroisses parisiennes et les inquiétudes au sujet de la situation matérielle de cette Église. J. Sévenet rappelle que l'inventaire est une pratique administrative habituelle en régime concordataire régi par le décret (et non la loi) du 30 décembre 1809. Mais les bulletins paroissiaux laissent clairement entendre que celui qui est prescrit par la loi du 9 décembre 1905 est « le premier acte d'une nouvelle confiscation », après celle opérée par la Révolution. Information en partie exacte car cette opération permettra de connaître les biens, mobiliers et immobiliers, dont l'affectation est étrangère au culte, et donc de préparer leur attribution aux établissements publics d'assistance et de bienfaisance. Les consignes de l'archevêque sont claires : pas d'abstention systématique, mais on suivra les opérations sans y collaborer. Le cardinal joint à sa circulaire un modèle de protestation. Quant aux tabernacles, la circulaire du Directeur de l'Enregistrement n'a pas fait « injonction aux employés publics » de les ouvrir, comme l'écrit l'auteur. Il leur prescrit seulement de demander leur ouverture au prêtre présent, ce qu'interdira le cardinal Richard. Quant aux opérations d'inventaire, l'auteur note que, dans la majorité des paroisses, elles se sont déroulées certes avec résignation, mais sous la pleine maîtrise du curé. L'inventaire de la basilique Sainte-Clotilde constitue une exception par les troubles spectaculaires et le climat d'émeute qu'elle a générés, provoqués en grande partie par l'intervention de personnes étrangères à la paroisse. Dépassé par les événements, le curé avait même présenté sa démission à l'archevêque, qui l'a refusée.

7 Les inventaires ont indéniablement provoqué amertumes et inquiétudes dans les paroisses parisiennes. Inquiétudes au sujet du financement du culte et du salaire des prêtres qui ne sont désormais plus assurés par l'État et les collectivités publiques. De nouvelles ressources doivent donc être trouvées. La rumeur a couru d'une tarification systématique des actes pastoraux, vite démentie par les bulletins paroissiaux. Certains curés estiment que la pauvreté de l'Église sera le prix payé pour son indépendance. Dans un article de son journal paroissial le curé de Plaisance se livre à un inventaire des ressources restantes après la suppression du budget des cultes. Au produit des quêtes et autres recettes traditionnelles il en ajoute de nouvelles : les cotisations à l'association paroissiale, les salaires des prêtres résultant d'un travail rémunéré... Pour les premières, Soulange-Bodin pensait à sa société paroissiale de Plaisance, fondée en 1904 et forte de 3 000 membres, dont le fonctionnement était bien rodé, mais n'avait pas d'analogue dans les autres paroisses. La formule du denier du culte sera décidée lors de la première assemblée de l'épiscopat, qui siège les 31 mai et 1er juin 1906. Le cardinal Richard l'organise dans son archidiocèse par une lettre pastorale de janvier 1907. L'absence d'associations cultuelles, interdites par le pape, entraîne aussi des

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expulsions, celle de l'archevêque et de ses services, le 17 décembre 1906 ; ils doivent quitter le palais épiscopal, rue de Grenelle, et seront hébergés dans l'hôtel particulier du député Denys Cochin. Le 20 décembre, c'est le tour des étudiants et du personnel du séminaire de Saint-Sulpice qui se replient à Issy-les-Moulineaux.

8 Les chapitres VI et VII traitent, le premier des réactions de l'Église et des catholiques à la loi de Séparation, à son exécution et pour le second trace des perspectives pour l'après-Séparation. La première encyclique papale, Vehementer nos, condamnait la Séparation « comme contraire à la constitution divine de l'Église » mais restait vague concernant les cultuelles. La question est posée par la fameuse « Lettre des cardinaux verts », publiée dans Le Figaro du 28 mars 1906, qui « supplie » les évêques de les accepter, devant la gravité des conséquences matérielles d'un refus. J. Sévenet n'a trouvé aucune réaction à cette lettre ni dans les bulletins paroissiaux, ni dans les archives. Au début de l'année, le cardinal Richard avait réuni une commission de juristes et de canonistes qui avait conclu au caractère schismatique des cultuelles et tenté d'en atténuer les effets. L'archevêque n'avait pas donné suite. La question est à l'ordre du jour de la première assemblée plénière de l'épiscopat où l'archevêque de Besançon, Mgr Fulbert Petit, propose un projet d'association à la fois canonique et légale qui recueille l'assentiment de la majorité des présents. Mais Rome tranche avec l'encyclique Gravissimo officii : il n'est permis de faire l'essai ni des cultuelles de la loi de 1905, ni des associations canonico-légales. Le Vatican craint la contagion de l'exemple français. Le clergé parisien se soumet, mais « le bon peuple catholique » n'est pas du même avis : dans une « Supplique d'un certain nombre de catholiques français » publiée par Le Temps, le 2 septembre 1906, et adressée à Pie X, les auteurs (qui ne signent pas) soulignent les avantages offerts par la loi. La perception de ce texte n'est donc pas la même chez les laïcs et dans le clergé, résolu à subir spoliations et pauvreté plutôt que de trahir son devoir.

9 Le dernier chapitre dresse un état des efforts d'organisation dans les paroisses parisiennes et esquisse quelques perspectives. La loi de 1905 stimule indéniablement la vie associative dans l'Église. L'engouement pour les associations paroissiales, dont le pionnier est le curé de Plaisance, se confirme : celles-ci ne constituent-elles pas un « contre-feu » à la loi de Séparation ? Aux yeux du clergé, cette nouvelle formule associative présente surtout l'avantage de « grouper les catholiques autour de leur pasteur ». Elle a aussi un objectif organisationnel, celui de centraliser ce qu'on appelle « les Œuvres » (patronages et cercles divers). Mais des juristes rappellent que ces associations ne peuvent remplacer les cultuelles : certes, elles sont légales au regard de la loi du 1er juillet 1901, mais ne peuvent en aucun cas recueillir légalement l'héritage des fabriques. Certains curés ont créé des cultuelles, mais comme ils sont en conflit avec leur évêque, celles-ci sont à la fois schismatiques et illégales au regard de l'article 4 de la loi. Considérées comme inexistantes, elles ne peuvent hériter des biens des anciennes fabriques.

10 Dans leur ancien rôle d'aide au curé dans l'administration du temporel, les fabriques tendent à être remplacées par les « conseils curiaux » dus à l'initiative de l'évêque de Nîmes. Le responsable de ce conseil est un laïc investi par l'évêque. L'archevêque de Paris s'empare de la formule et publie un règlement diocésain dans ce sens le 1er mars 1907. Le nombre des conseillers est fixé au prorata de la population des paroisses. Dans celles du centre, ce sont évidemment des membres de la noblesse et de la haute

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bourgeoisie qui trustent ces postes. Mais, à la différence de la fabrique, le curé garde les rênes du pouvoir et des finances et la structure n'a aucune personnalité juridique.

11 Se posait enfin le problème de l'exercice public du culte qui se trouvait dans une situation de vide juridique à la suite du refus des cultuelles. Dans l'urgence et sur l'initiative de Briand, la loi du 2 janvier 1907 dispose que l'exercice du culte reste libre et propose de nouvelles modalités juridiques dans ce but. J. Sévenet omet cependant de préciser que, selon cette loi, les manifestations cultuelles restent toujours soumises à déclaration, conformément à la loi du 29 juillet 1881. Le refus de s'y soumettre a entraîné ce que le clergé a appelé les « délits de messe », et donc des procès, dont l'auteur ne dit mot. Il est vrai que cette obligation de déclaration est supprimée par une loi qui suivra de peu, celle du 28 mars 1907. Pour l'usage des édifices du culte, les évêques, à l'occasion de leur troisième assemblée, le 15 janvier 1907, proposent un contrat passé entre les curés et les maires d'une part, entre les évêques et les préfets d'autre part. Briand accepte la formule de ce « contrat administratif de jouissance ».

12 J. Sévenet achève son dernier chapitre par une esquisse du prêtre de l'après-Séparation et de ses nouvelles missions. Certes le « profil » des prêtres parisiens, formés dans un même moule, Soulange-Bodin comme les autres, reste stable au moins le temps d'une génération. Mais le curé de Plaisance, devant le constat d'une déchristianisation que la Séparation met en évidence, lance quelques idées novatrices. Trop de « prêtres fonctionnaires » sans vocation, dénonce-t-il. Il faut pour eux une autre formation, par exemple des cours d'économie politique et sociale au grand séminaire. Ils doivent aussi participer aux « œuvres », « aller au peuple », et se préparer à la vie communautaire, formule d'avenir. Et pour donner suite à cette dernière idée, le curé de Plaisance fonde un « syndicat des curés parisiens » dont l'auteur analyse les comptes rendus de réunions. Des réunions où tous les sujets, tant matériels que spirituels, sont abordés.

13 Dans sa conclusion, l'auteur resitue l'épisode parisien de la Séparation dans l'histoire plus large du conflit des deux France. Avant la mise en œuvre de la loi, les forces anticléricales voyaient dans l'imposante organisation de l'Église parisienne le principal obstacle à l'émancipation scientifique et au progrès. Avec une Église aussi intransigeante et crispée sur sa vérité, la Séparation pouvait contribuer, selon l'auteur, à résoudre ce conflit sans issue. Certes l'Église y « laissait des plumes », mais se trouvait maintenant libérée de certains soucis, comme celui de l'entretien des églises (loi du 8 avril 1908). Le schisme que craignait tant le cardinal Richard n'a pas eu lieu et cela grâce à la loi. La Séparation va aussi faire émerger une nouvelle figure de l'Église : les formules associatives, plus souples que l'ancien cadre rigide, y deviennent florissantes et dans ce nouveau contexte va se développer un militantisme nouveau d'où naîtra un jour l'Action catholique. On a vu, plus haut, l'émergence d'une nouvelle image du prêtre : par leurs initiatives, le curé de Plaisance et ses confrères peuvent être considérés comme des annonciateurs lointains des prêtres-ouvriers. Enfin, avec la loi de 1905, l'État républicain est devenu « intégralement laïque ». Avec les inventaires, il a pu prendre conscience de la richesse de son patrimoine religieux. Désormais neutre face aux religions, il fait cependant encore appel à elles en certaines circonstances : funérailles de personnages officiels, catastrophes nationales et autres. La République manque cruellement de rituels et Notre-Dame de Paris reste un édifice national. Il s'en suit de nouveaux rapports avec les Églises et « la germination d'une laïcité plus sereine et plus claire ». J. Sévenet termine par une citation qui évoque le passage d'un

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« catholicisme quasi-imposé avant le premier seuil de laïcisation à la foi proposée par les évêques » (Rapport Dagens, 1994).

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Ethan H. Shagan, Catholics and the « Protestant Nation ». Religious Politics and Identity in EarlyModern England Manchester-New York, Manchester University Press, 2005, VIII + 213 p.

Willem Frijhoff

1 Ce recueil de sept essais, précédés d'une excellente introduction historiographique d'Ethan H. Shagan, fait suite à une conférence tenue à Londres en 1997 sur le catholicisme anglais dont, assez paradoxalement, il entend corriger les résultats. Traditionnellement, l'historiographie du catholicisme anglais à l'époque moderne se complaît, selon E. Shagan, à adopter une attitude conservatrice et un ton hagiographique dans un narratif qui reste foncièrement tourné vers l'intérieur de la communauté catholique (les recusants). Comme, en fin de compte, la conférence en question n'y faisait pas exception, le défi était d'organiser un recueil présentant une vision résolument différente, post-confessionnelle et post-révisionniste, ouverte sur l'extérieur et prête à considérer les catholiques comme des participants à part entière à la vie politique et culturelle anglaise de l'époque, qui, elle, ne saurait se passer de l'examen des apports et interactions catholiques. Dans son introduction, l'auteur situe bien les débats révisionnistes sur l'histoire religieuse anglaise. Ils ont abouti à deux livres influents sur les problèmes de continuité et de rupture, respectivement par Christopher Haigh (qui, en partie, réagissait contre les thèses de John Bossy sur l'évolution propre de la minorité catholique dans une société protestante, où elle aurait la forme d'une secte parmi d'autres) et par Eamon Duffy. Une nouvelle génération d'historiens, comme Michael Questier, John Lake et d'autres, a, depuis lors, commencé à défricher un terrain déjà ancien à l'aide d'instruments nouveaux en resituant le catholicisme anglais dans le contexte de la société anglaise globale et dans le monde catholique de son temps. Ils ont analysé les stratégies de survie et de reprise identitaire des catholiques et leur interaction avec la société environnante, tout en s'interrogeant sur la cohérence présumée de la communauté, de la culture et des pratiques

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catholiques, et sur les parallèles de ces évolutions avec celles dans les protestantismes anglais et dans le catholicisme continental, tel que le débat sur la religion populaire.

2 Les sept articles de ce recueil abordent, sans l'épuiser, différents aspects de ce nouvel agenda, en se limitant à la période allant de Henri VIII au Gunpowder Plot (1605). Peter Marshall, par exemple, montre qu'à l'époque de Henri VIII le terme « catholique » était un concept encore assez flou, qui ne saurait être pris pour la notion confessionnelle que l'historiographie ultérieure a construite pour opposer, rétrospectivement, des communautés confessionnelles bien définies. La même incertitude sur l'objet propre d'une histoire des catholiques sous les Tudor perce dans les articles d'E. Shagan et de Michael Questier qui mettent l'accent sur la variété des options plutôt que sur l'évidence des choix et de leurs légitimations. S'il faut, bien sûr, prendre au sérieux les affirmations des acteurs de l'histoire qui ont clamé hautement leur foi ou leur loyauté, il n'en demeure pas moins que la loyauté politique et religieuse pouvait prendre de multiples visages, à une pluralité de niveaux, et que les identités de groupe demeuraient toujours à construire ou à reconstruire, ne serait-ce que par les narratifs de martyre ou par les pièces de théâtre, comme le montrent respectivement Thomas McCoog et Peter Lake. Pour sa part, Johann Sommerville souligne que l'intransigeance du pape et de ses partisans était pour beaucoup dans le raidissement des attitudes autour de la question du serment d'allégeance de 1606. Ces contributions, qui toutes soulignent les implications, somme toute assez évidentes, de la nouvelle approche, sont suivies d'un article rafraîchissant d'Alison Shell qui montre, à l'aide de quelques exemples concrets, que le catholicisme anglais sous les Tudor et les Stuart n'était nullement une affaire mourante de vieux nostalgiques mais qu'il était, au contraire, capable de susciter une « fureur juvénile » auprès des jeunes, par ailleurs objet privilégié de la stratégie missionnaire.

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Ethan H. Shagan, Catholics and the « Protestant Nation ». Religious Politics and Identity in EarlyModern England Manchester-New York, Manchester University Press, 2005, VIII + 213 p.

Willem Frijhoff

1 Ce recueil de sept essais, précédés d'une excellente introduction historiographique d'Ethan H. Shagan, fait suite à une conférence tenue à Londres en 1997 sur le catholicisme anglais dont, assez paradoxalement, il entend corriger les résultats. Traditionnellement, l'historiographie du catholicisme anglais à l'époque moderne se complaît, selon E. Shagan, à adopter une attitude conservatrice et un ton hagiographique dans un narratif qui reste foncièrement tourné vers l'intérieur de la communauté catholique (les recusants). Comme, en fin de compte, la conférence en question n'y faisait pas exception, le défi était d'organiser un recueil présentant une vision résolument différente, post-confessionnelle et post-révisionniste, ouverte sur l'extérieur et prête à considérer les catholiques comme des participants à part entière à la vie politique et culturelle anglaise de l'époque, qui, elle, ne saurait se passer de l'examen des apports et interactions catholiques. Dans son introduction, l'auteur situe bien les débats révisionnistes sur l'histoire religieuse anglaise. Ils ont abouti à deux livres influents sur les problèmes de continuité et de rupture, respectivement par Christopher Haigh (qui, en partie, réagissait contre les thèses de John Bossy sur l'évolution propre de la minorité catholique dans une société protestante, où elle aurait la forme d'une secte parmi d'autres) et par Eamon Duffy. Une nouvelle génération d'historiens, comme Michael Questier, John Lake et d'autres, a, depuis lors, commencé à défricher un terrain déjà ancien à l'aide d'instruments nouveaux en resituant le catholicisme anglais dans le contexte de la société anglaise globale et dans le monde catholique de son temps. Ils ont analysé les stratégies de survie et de reprise identitaire des catholiques et leur interaction avec la société environnante, tout en s'interrogeant sur la cohérence présumée de la communauté, de la culture et des pratiques catholiques, et sur les parallèles de ces évolutions avec celles dans les protestantismes anglais et dans le catholicisme continental, tel que le débat sur la religion populaire.

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2 Les sept articles de ce recueil abordent, sans l'épuiser, différents aspects de ce nouvel agenda, en se limitant à la période allant de Henri VIII au Gunpowder Plot (1605). Peter Marshall, par exemple, montre qu'à l'époque de Henri VIII le terme « catholique » était un concept encore assez flou, qui ne saurait être pris pour la notion confessionnelle que l'historiographie ultérieure a construite pour opposer, rétrospectivement, des communautés confessionnelles bien définies. La même incertitude sur l'objet propre d'une histoire des catholiques sous les Tudor perce dans les articles d'E. Shagan et de Michael Questier qui mettent l'accent sur la variété des options plutôt que sur l'évidence des choix et de leurs légitimations. S'il faut, bien sûr, prendre au sérieux les affirmations des acteurs de l'histoire qui ont clamé hautement leur foi ou leur loyauté, il n'en demeure pas moins que la loyauté politique et religieuse pouvait prendre de multiples visages, à une pluralité de niveaux, et que les identités de groupe demeuraient toujours à construire ou à reconstruire, ne serait-ce que par les narratifs de martyre ou par les pièces de théâtre, comme le montrent respectivement Thomas McCoog et Peter Lake. Pour sa part, Johann Sommerville souligne que l'intransigeance du pape et de ses partisans était pour beaucoup dans le raidissement des attitudes autour de la question du serment d'allégeance de 1606. Ces contributions, qui toutes soulignent les implications, somme toute assez évidentes, de la nouvelle approche, sont suivies d'un article rafraîchissant d'Alison Shell qui montre, à l'aide de quelques exemples concrets, que le catholicisme anglais sous les Tudor et les Stuart n'était nullement une affaire mourante de vieux nostalgiques mais qu'il était, au contraire, capable de susciter une « fureur juvénile » auprès des jeunes, par ailleurs objet privilégié de la stratégie missionnaire.

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Jeffrey Shandler, Adventures in Yiddishland. Postvernacular Language & Culture Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 2005, XV + 263 p.

Jacques Gutwirth

1 Voici un livre de grande qualité qui présente et analyse, à de multiples niveaux, l'état actuel du yiddish qui, selon la thèse de l'auteur, est devenu « postvernaculaire » ; cette langue, après avoir été longtemps d'usage vernaculaire – pratiquée dans la vie quotidienne – a désormais, et avant tout, de fortes dimensions et connotations symboliques, affectives et culturelles : « ... dans le yiddish postvernaculaire, le fait même que quelque chose est dit (ou écrit ou chanté) en yiddish, est, au moins aussi significatif que le sens des mots – sinon plus » (p. 22). Bien sûr, et J. Shandler le reconnaît, le yiddish continue d'être une langue vernaculaire, notamment dans les milieux ultra-religieux, surtout parmi les hassidim dont, il faut le souligner, le dynamisme démographique est certainement un élément de perpétuation et de développement, certes parmi une fraction limitée des juifs, du yiddish dans la vie quotidienne et l'éducation religieuse.

2 En vérité, le yiddish postvernaculaire se fonde sur la culture juive d'avant la Shoah, celle des quartiers juifs des petites et des grandes villes de Pologne, de Lituanie et d'autres régions proches, mais la Shoah a porté un coup presque mortel à cette culture et à cette langue qui a perdu presque tous ses locuteurs ; néanmoins il persiste, principalement parmi les juifs américains, des traces de vocabulaire associés à de nombreuses références affectives. Par ailleurs, pour certains milieux attachés à cette langue « ... le yiddish postvernaculaire se distingue de son usage vernaculaire, comme de celui d'autres langues utilisées par les juifs aujourd'hui dans la vie quotidienne, car il est surtout motivé par la volonté. De plus en plus, parler, lire, écrire – même écouter – le yiddish, est devenu un acte électif » (p. 24). Les personnes intéressées fréquentent des festivals culturels yiddish, organisent des groupes de conversation, sauvent des livres yiddish abandonnés, etc.

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3 L'objectif du livre est d'évaluer les changements que le yiddish a subi depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (p. 30). Pari réussi : le livre est d'une singulière richesse quant aux divers aspects de ce yiddish postvernaculaire. L'auteur rappelle, opportunément, que le yiddishisme d'antan, c'est-à-dire l'aspiration à maintenir le yiddish comme langue juive, fut idéologiquement liée à la volonté de valider la vie juive en diaspora, alors que le renouveau de l'hébreu était intégré aux objectifs sionistes du retour en Terre sainte. Le yiddish post-vernaculaire d'aujourd'hui ne se veut pas nécessairement contestataire du sionisme et de l'hébreu, désormais pratiqué par des millions de personnes en Israël et ailleurs, mais il offre un modèle alternatif pour un foyer juif, un yiddishland qui peut s'épanouir partout, y compris en Israël. La persistance d'un yiddish postvernaculaire à travers le monde démontre, selon J. Shandler le pouvoir durable de cette langue, à la fois constante et changeante, symbole de la vigueur de la culture juive après la Shoah ; on devine qu'il est très séduit par cette ténacité et son livre d'une certaine manière y contribue.

4 Le livre analyse, sur divers plans, l'activité « postvernaculaire ». Par exemple, en littérature : Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature en 1978, est essentiellement connu grâce aux traductions de ses livres, en premier lieu en anglais américain ; celles- ci sont, d'ailleurs, de seconds originaux auxquels Singer apportait son concours (les versions en d'autres langues découlent généralement du texte américain). Le monde yiddish de Singer, avec ses connotations diverses, se présente ainsi amplement à ses lecteurs. Une autre manifestation post-vernaculaire est la vogue, depuis les années 1970, de la musique « klezmer ». Les musiciens populaires d'autrefois jouaient, surtout, lors des mariages et restaient des figures marginales au sein de la judaïcité est- européenne. Aujourd'hui les klezmorim sont considérés comme des artistes créateurs et d'éminents porte-parole culturels rappelant, dans leurs représentations musicales et chantées, le monde yiddish d'avant la Shoah. L'auteur observe que, même si cela semble d'abord paradoxal (voir plus loin), les paroles yiddish des chants sont assez bien comprises sans paraphrases par un auditoire allemand non juif, alors que des traductions sont nécessaires pour les auditeurs américains, juifs et non juifs !

5 En revanche, si J. Shandler nous renseigne sur l'histoire du yiddish, il ne paraît pas avoir suffisamment pris en compte son caractère ambivalent. Langue formée à partir de l'allemand – sur lequel sa syntaxe s'est constituée – et de l'hébreu de la tradition religieuse, elle prend son plein essor au xixe et xxe siècles (jusqu'au génocide) dans des pays et régions non germaniques – Pologne, Biélorussie, Ukraine, Lituanie – tout en absorbant des éléments des langues locales. Le yiddish pratiqué dans les écoles juives ultra-religieuses de ces pays fonctionne déjà dans l'ambivalence car il se situe, essentiellement, au niveau oral, comme mode d'instruction et de commentaire du texte hébraïque. Aujourd'hui, les hassidim et certains ultra-orthodoxes, et d'autres milieux très circonscrits, tel le monde diamantaire à Anvers et à New York (qui d'ailleurs recouvre partiellement le secteur ultra-religieux) continuent à pratique le yiddish comme langue vernaculaire. Néanmoins, même dans ces milieux, le yiddish cède du terrain. Comme le montre l'auteur, aux États-Unis, dans les académies talmudiques ultra-orthodoxes, yeshives, s'est développé un nouveau langage, le yeshivish, qui fusionne l'anglais, le yiddish, l'hébreu moderne (israélien) et le loshen koydesh, littéralement la langue sainte, c'est-à-dire l'hébreu et l'araméen des Écritures et des rabbins commentateurs du Moyen Âge. En Israël, l'influence de l'hébreu moderne parlé

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pénètre aussi, inévitablement, dans les écoles et académies ultra-religieuses yiddishophones.

6 Isaac Bashevis Singer, admirable écrivain, déclarait lors de la cérémonie de réception du prix Nobel : « j'aime écrire des histoires de fantômes et rien ne va mieux à un fantôme qu'une langue mourante » (p. 180). Le yiddish meurt-il ? Ce n'est pas sûr mais, langue ambivalente dès l'origine, il est certainement fragile, malgré sa vitalité post- vernaculaire et le fait qu'il reste, essentiellement, l'apanage des hassidim et de quelques autres groupes ultra-orthodoxes (représentant tout de même plusieurs centaines de milliers de personnes). Cependant, on l'a dit, l'hébreu moderne est désormais la langue de millions de juifs en Israël et il est largement enseigné dans les écoles judaïques à travers le monde.

7 Mes quelques observations critiques ne mettent nullement en cause l'excellence de ce livre.

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Philippe Simonnot, Les papes, l'Église et l'argent. Histoire économique du christianisme des origines à nos jours Paris, Bayard, 2005, 810 p.

Nicolas de Bremond d’Ars

1 Le sous-titre de cet ouvrage, quelque peu hypostasié par la quatrième de couverture, ne doit pas faire illusion. Nous n'avons pas à faire à une synthèse comme celles auxquelles les travaux de Jean Favier nous ont habitués. En outre, la réflexion économique n'atteint pas le niveau auquel Philippe Simonnot pourrait prétendre.

2 Ce monumental ouvrage de 810 pages est divisé en vingt chapitres, une introduction et un épilogue. Ces chapitres suivent une présentation chronologique linéaire, ce qui est, en soi, un problème pour la crédibilité du travail, les siècles succédant aux siècles. Conformément au titre, il s'agit d'une histoire économique de la papauté, non d'une histoire économique du christianisme. L'auteur parcourt donc les siècles en suivant le fil rouge de l'histoire du siège romain, sans dévier ni en direction des Églises latines d'Europe ni, a fortiori, en direction de Byzance. L'ouvrage directeur de la bibliographie est d'ailleurs le Dictionnaire historique de la Papauté (Ph. Levillain dir., Paris, Fayard, 1994), auquel de nombreux emprunts sont faits.

3 La thèse de l'auteur porte sur le lien entre l'accumulation des richesses et les interdits sexuels. Ainsi : « L'économiste serait tenté ici, à partir de sa seule discipline et conscient des limites de son point de vue, d'émettre l'hypothèse que l'orthodoxie a triomphé ou va triompher, au moins du point de vue du nombre de fidèles, du judaïsme, du paganisme et des autres formes “hérétiques” ou “extrémistes” du christianisme, parce que, grâce à son dispositif sexuel, elle permettait l'accumulation de richesse pour la plus grande gloire de Dieu comme on dira (Ad majorem Gloriam Dei [sic]) à un niveau jamais vu jusqu'alors dans l'histoire des religions occidentales » (p. 111). Il va de soi qu'une telle hypothèse n'est évoquée que lorsque les faits se prêtent à la valider... ce qui, reconnaissons-le, est, pour certaines pratiques, parfaitement justifié (célibat des clercs, héritages des religieux, etc.). On conçoit sans peine que la

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complexité de l'objet « religion catholique romaine » et l'immensité du champ historique embrassé avec témérité auraient supposé à tout le moins une seconde hypothèse, par exemple dans l'ordre politique. Du reste, l'auteur le reconnaît en certains passages (fin du chap. 8, p. 294, par ex.).

4 Ce travail suscite des réserves majeures, sur lesquelles nous voudrions mettre en garde le lecteur. En premier lieu, il faut signaler d'importantes lacunes dans la bibliographie. On peut s'étonner, par exemple, que l'ouvrage, central pour la thèse de l'auteur : J.-P. Poly, Le chemin des amours barbares ; genèse médiévale de la sexualité européenne (Paris, Perrin, 2003) ne soit pas mentionné. On peut également se demander pourquoi, concernant l'histoire de l'Église, Fliche est plus largement cité que, par exemple, l'Histoire du Christianisme en quinze volumes de Desclée (J.-M. Mayeur et al.) ou pourquoi il s'arrête autant sur Daniel-Rops alors qu'il ignore des travaux plus récents. Le Dictionnaire historique de la Papauté constitue une source que l'auteur ne se prive pas d'exploiter (le DHP est plusieurs fois repris textuellement (copié-collé de phrases) sans citation explicite : les p. 272-273 intégralement ; la moitié de la p. 280 ; les p. 305 et 401 ; etc.). Albert Rigaudière n'est cité que par une publication « cours de droit » (p. 298), alors que ses travaux font l'objet de solides publications. Sur la crise iconoclaste et ses répercussions sur l'économie et la politique, l'auteur ignore M.-J. Mondzain (Image, icône, économie, Paris, Seuil, 1996) qui est essentielle. Il semble, par ailleurs, que la lecture de A.-L. de Prémare, Les fondations de l'Islam (Paris, Seuil, 2002) aurait permis d'éviter les schématismes du début du chapitre 7 (La traduction du Coran à laquelle on est renvoyé est celle des éditions de la Contre-Réforme catholique !). Passons sur les références incomplètes (p. 302 et 329 : citations de P. Toubert)... et l'ouvrage fantôme de Latreille (p. 659, note 53 : première mention : « op. cit. »).

5 En second lieu, signalons quelques erreurs préjudiciables de traduction : p. 111, l'auteur rapproche le mot grec parrêsia, qui signifie liberté de parole (donc : franchise), avec le franchising commercial contemporain ; p. 120, il donne comme étymologie au mot grec ekklêsia (Église) le verbe ekklêiô, fermer (qui donnera le mot « clé ») ; la lecture du Chantraine (Dictionnaire étymologique de la langue grecque) lui aurait évité cette erreur grossière. De même pour le mot klêros (mal orthographié, p. 133) : « ceux qui ont une fonction de direction dans la communauté » est une définition sans rapport ni avec les ministres de l'Église primitive (les presbytres), ni avec le grec (Chantraine). On pourrait multiplier les exemples...

6 Dans un autre registre, et pour accréditer sa thèse (interdits sexuels), l'auteur oublie tout simplement la fameuse lettre de saint Paul aux Éphésiens (5, 21-33) qui glorifie le mariage, au point de l'ériger en norme de représentation du lien entre l'Église et Jésus- Christ. Enfin, on pourrait se demander si la lecture littéraliste qu'il fait des textes, proche de celle de groupuscules protestants fondamentalistes, ne déstabilise pas la thèse, par ailleurs intéressante, qu'il entend démontrer. Il oublie de mentionner que le clergé oriental est demeuré, pour une part, marié. Le fait du célibat ecclésiastique est sans doute à rapprocher du problème de la trifonctionnalité indo-européenne. Enfin, la longue citation de Dauzat (p. 316, note 18) tourne la doctrine chrétienne en caricature, même pour un esprit non religieux ; sur le sujet, la législation sur les interdits de conjugalité, le travail de J.-P. Poly (cf. supra) est indispensable.

7 Qu'en est-il en matière économique, sujet principal de l'ouvrage ? D'abord de bonnes choses : quelques sections bien venues (Une révolution : l'Édit de Caracalla, et la suite ; l'invention des pauvres ; le système de rémunération ecclésiastique), et l'on

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manifestera de la gratitude à l'auteur pour la clarté du chapitre 6 consacré à Grégoire le Grand. Les chapitres 13 et 14 donnent un bon aperçu de la complexité et de l'ampleur des finances papales. La difficulté est que les notations économiques cèdent trop souvent le pas à une approche historicisante, condamnant le lecteur à une vision éclatée. On aurait souhaité des synthèses redonnant une perspective globale, mais le point de vue de l'auteur, qui englobe sous le mot « Église » des réalités parfois fort hétérogènes, ne lui permet pas de le faire. Par exemple, le problème de l'économie monastique, si cruciale pour le Haut Moyen Âge et le Moyen Âge, est réparti en différentes sections. Le plan n'intègre pas de réflexion synthétique sur la question monétaire, sur la fiscalité (et leurs évolutions), et d'autres sujets propres à la dimension économique. De ce fait, le lecteur ne peut prendre vraiment en compte les rapports de force fondés sur l'économique, qui auraient musclé le propos de l'auteur.

8 Le silence sur la question des indulgences qui ne fait l'objet que d'un paragraphe (p. 572), bien que l'auteur reconnaisse que leur trafic a engendré la Réforme (p. 574) est très inattendu. Du reste, la Grande Peste ou les raids des Normands sont également ignorés, contrairement aux mariages des membres des familles papales qui sont, semble-t-il, plus décisifs pour l'histoire économique. Les ordres mendiants, dont on sait l'importance dans le monde urbain, ne sont représentés que par une biographie (non critique) de François d'Assise. D'une manière générale, les ordres religieux ne font pas l'objet d'une investigation en proportion de leur importance économique.

9 Au total, on sort de la lecture de cet ouvrage, guère plus éclairé sur le rapport entretenu par le « christianisme » avec l'économie.

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Valérie Sottocasa, Mémoires affrontées. Protestants et catholiques face à la Révolution dans les montagnes du Languedoc Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, 410 p.

Daniel Vidal

1 Voici un ouvrage exemplaire d'expérimentation historienne : afin de prendre la mesure, sur une longue durée, du travail de la « mémoire » à travers les conflits politiques, et donner sens aux événements sociaux qui œuvrent au cœur des identités culturelles instituées depuis plusieurs siècles, Valérie Sottocasa opère une coupe géopolitique franche, qui épouse exactement la frontière de religion délimitant depuis la fin des guerres du XVIIe siècle les terres calvinistes et catholiques dans l'arc languedocien, du Castrais aux plateaux ardéchois. Cette unité de lieu et cette dualité pérenne de mouvances religieuses sont soumises à l'épreuve de la Révolution de 89, et l'auteur explore avec une minutie et une passion des faits, fussent-ils en apparence les plus anodins, le cheminement du « traumatisme » politique dans un tissu social qui n'est tant stabilisé pour chacune des parties en présence, qu'il est d'une extrême fragilité dès lors qu'un événement majeur vient en corrompre la trame. Recherche sur le travail de la mémoire collective, la persistance des « mentalités », l'intrication d'un contexte politique en mutation profonde et des pratiques d'acteurs sociaux requis, au nom de cette mémoire, et en fonction de cette donne identitaire, d'intervenir dans le champ religieux selon des modalités d'action et des choix politiques opposés, libérant de grandes violences, et réactivant des haines et des images d'autrui sédimentées par plusieurs tragédies d'histoire, mémorisées comme faits héroïques passés en légende.

2 L'irruption révolutionnaire ne provoque pas, à son début, des réactions très différentes selon la mouvance religieuse : mêmes troubles frumentaires témoignant des grandes peurs de famine, mêmes contestations violentes des symboles de la féodalité. Très vite, cependant, un événement va porter à son paroxysme la confrontation séculaire des

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populations attachées au culte romain et les communautés acquises à la Réforme. La Constitution civile du clergé s'inscrit au vif des tensions latentes, réactive des antagonismes inexpiables, et ranime des souffrances inapaisées. Aux « patriotes » qui formeront, pendant tout l'épisode révolutionnaire, et sous des formes d'organisation diversifiées, des plus modérées aux plus radicales, les réseaux fidèles aux décisions et actes de la Révolution, s'oppose un large camp d'insoumis, s'insurgeant contre le serment imposé aux prêtres, et toutes autres formes de soutien aux nouveaux maîtres des lois et du droit. Les patriotes viennent pour l'essentiel des vastes zones réformées, Cévennes méridionales, plaines gardoises et partie des paroisses ardéchoises. Les insoumis drainent en quasi-totalité les peuples catholiques campés en leurs territoires emblématiques : hautes terres lozériennes, foyers aveyronnais, aires ou isolats de Tarn ou d'Hérault. Géographie sans surprise, telle quelle héritée des fractures de religions fichées en la mémoire collective comme autant de repères indissolubles. Les soutiens de la Révolution se recrutent en toutes couches sociales : mais on remarque que les groupes les plus extrêmes, telle la « Bande noire » de Saint-Affrique, rassemblent les fils de familles réformées éminentes – et il est capital de comprendre cette conjonction d'une appartenance religieuse minoritaire et toujours soumise à oppression, et d'une adhésion aux pratiques, sinon aux légitimations, d'une Terreur que Paris théorise. De la même façon, à fronts renversés, le catholicisme languedocien, autour de ses acteurs les plus centraux, va constituer des foyers de résistances, allant jusqu'à l'insoumission armée, se réclamant très clairement d'un projet de restauration royaliste. La Vendée offre, à l'évidence, à ce projet un modèle d'accomplissement politique, mais sans l'intensité de la violence et de la répression, et sans son aboutissement de désolation. Cette « chouannerie », aussitôt qualifiée de brigandage, témoigne ainsi de l'irruption des impératifs politiques nationaux, selon le clivage religieux qui sépare depuis de longues décennies les deux sociétés. Chaque événement politique trouve immédiatement disponibles ses acteurs privilégiés. On l'a noté de la constitution civile du clergé – véritable « révélateur » de la permanence des grandes émotions religieuses du XVIe. La conscription rencontre dans l'aire réformée une faveur massive, quand les zones de puissante catholicité s'y opposent ou s'y dérobent. La chute de Robespierre libère plus encore les hostilités entre les deux « camps » : à la radicalité des mouvements patriotes succède la première « terreur blanche », contre la « déchristianisation » et le recrutement des volontaires. Une précision, cependant, qui atténue quelque peu la symétrie parfaite des allégeances religieuses et des engagements politiques. Si l'auteur montre avec une précision extrême, pour chaque phase du processus révolutionnaire, la corrélation massive entre appartenance à l'Église romaine et actions « contre-révolutionnaires » d'égale intensité en ces montagnes languedociennes, le propos doit être nuancé concernant la population protestante. Sans doute fut-elle dans sa profondeur acquise dès le début à la Révolution, mais selon des modalités différenciées – une bourgeoisie calviniste plutôt fédéraliste et girondine se distingue d'un peuple huguenot « patriote », très engagé dans la mouvance jacobine. Pour l'essentiel, ces modulations ne contreviennent pas à la thèse générale de positionnement politique étroitement articulé à des « sensibilités » religieuses, et à la mémoire qui les soutient.

3 La méthode « régressive », appliquée par V. Sottocasa à cette véritable recherche des temps critiques parce qu'originels, obéit aux réquisits méthodologiques mis en œuvre dans les travaux de Jean Nicolas (La Rébellion française, mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Seuil, 2002) : comprendre le présent dans le contexte

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d'une mémoire vive des temps passés, et réactualiser ceux-ci à la lumière de ce qui advient aujourd'hui. L'objectif est ici magistralement atteint, et l'on peut suivre ce chemin à rebrousse-pente marqué de toute la rigueur d'une écriture historienne, la mobilisation exceptionnelle d'une documentation de premier plan, et la finesse des microanalyses renvoyant sans équivoque aux enjeux nationaux. L'ouvrage pose alors au sociologue des questions fondamentales, que toute une école d'historiens, avec Michel Vovelle et Philippe Joutard, formule et qui orientent leurs travaux pionniers. Ainsi des notions d'identité, de sensibilité, de mémoire, pièces capitales dans le dispositif de recherche mis en place. Il ne fait aucun doute que nul événement ne se produit en l'histoire qui ne s'inscrive dans un réseau de significations déjà là, qui constitue un « contexte de réception » que l'analyse doit mettre au net pour comprendre la raison des actes et de pratiques sociales induites par cet événement. Il y a cependant un risque : que le « contexte » n'en vienne, ainsi sollicité, à prendre la place du « texte », et que ce qui fut soit tenu pour raison nécessaire et suffisante de ce qui est. Autrement dit, si l'engagement des Réformés languedociens aux côtés de la Révolution, y compris en ses initiatives les plus extrêmes, implique le rappel des heures de gloire de la guerre des Camisards, et de leur moment « prophétique », le modèle refaisant surface est sans doute un « écran » qui permet à toute une société de se projeter vers l'incertitude d'un avenir à inventer, avec la certitude d'un passé dûment accompli, qui garantit la « légitimité » de cet engagement. Mais cet écran fait en même temps obstacle, sinon leurre, pour cette société qui dès lors, éclairée par son passé, marcherait à l'aveugle vers son avenir. C'est, sans doute, dans ce double jeu de la « mémoire », qu'il faut comprendre le basculement d'un signifiant central tel que celui de « fanatisme », dont V. Sottocasa analyse avec pertinence l'inversion de sens du début à la fin du XVIIIe siècle. Dans la phase « camisarde » de l'insoumission huguenote, fanatiques étaient dits les réformés en armes ou « opiniâtres », refusant les dogmes romains, les rites et les pratiques qui s'y rattachaient. Fanatiques seront dits, au temps de la Révolution, les catholiques insurgés contre les décisions « sacrilèges » de l'État, et versant en violence au nom d'une culture menacée. C'est dire aussi bien que les « sensibilités » ou les mémoires, tout comme ces signifiants assez flottants pour transiter de l'une à l'autre des communautés en conflit, ne constituent pas des entités coagulées en un temps une fois pour toutes décliné au passé. Il conviendrait alors, pour bien comprendre cette « réactivation » d'éléments constitutifs d'une identité collective, lors de ruptures historiques majeures, de différencier nettement deux ordres de temporalité. Le temps du présent, qui réclame des pratiques, des stratégies, des choix politiques, au coup par coup, et l'invention quotidienne d'un avenir pensable. Et le temps de la « mémoire », temps paradoxalement immémorial, puisqu'organisant au plus intime de chaque « société » la cartographie de son identité collective. Ce temps ne relève pas des catégories du temps historique : il est à la fois immobile, doté d'un fort coefficient de permanence, et, en ce sens, plus présent que le présent même du temps de l'histoire – et dès lors plus immédiatement mobilisable à chaque moment de la vie d'une collectivité, et plus soudainement encore lorsque cette collectivité s'estime en danger ou en situation de possible « revanche ». Si l'on a pu dire que les « sensibilités » réformée et catholique étaient fondées en « légende » – légendaire camisard, mémoire sédimentée des heures de gloire de l'Église triomphante, mais en amont, pour l'une et l'autre communautés, héroïsation des massacres subis au temps des guerres de religions –, sans doute est-ce là l'indice d'une disjonction radicale entre la temporalité proprement historique, et la temporalité où se déploient et se stabilisent les processus

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identitaires. Ceux-ci forment des ressources inaliénables et toujours opératoires, qui ne cessent de jouer, en sourdine ou en grande véhémence, dans la pratique des acteurs sociaux. À rigoureusement parler, les événements révolutionnaires de 89 ne « réactivent » pas, dans ce Languedoc lesté de confrontations religieuses, quelque « mémoire » en attente de reconnaissance, non plus que cette « sensibilité ». Il se produit une brusque conjonction des deux temps, l'histoire et ses incertitudes entrant en exacte consonance avec une mémoire relevant d'un présent porté à l'absolu de sa formule. Temps de l'événement se déployant dans l'effervescence de l'actualité – temps de la mémoire saturant le présent jusqu'à pouvoir se dire présent absolu : ainsi se mettent en place des transferts permanents de l'une à l'autre de ces temporalités, « mentalités » et « sensibilités » participant de cette présence active d'une mémoire sans défaut, dont les événements révolutionnaires vont avérer sans cesse la pertinence. Jusqu'à ce qu'à leur tour, ainsi que l'analyse V. Sottocasa, ils entrent dans l'économie d'une mémoire à l'infini recommencée. Et servent de nouveaux repères dans une histoire ouverte à toutes les blessures collectives. Par les questionnements qu'il provoque, les pistes de réflexion qu'il sollicite, et l'efficacité remarquable de la thèse portant entremêlement et contemporanéité des temps de l'histoire et de l'atemporalité des sensibilités et des « mémoires affrontées » en un Languedoc déchiré entre allégeances religieuses irréconciliables, l'ouvrage de Valérie Sottocasa apporte une contribution essentielle et largement novatrice au grand courant d'« histoire des mentalités » qui trouve ici une exemplaire puissance de conviction.

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Donald S. Sutton, Steps of Perfection. Exorcistic Performers and Chinese Religion in Twentieth-Century Taiwan Cambridge (Mass.), Harvard University Press-Asia Center, 2003, XIII + 418 p.

Vincent Goossaert

1 Don Sutton, historien et anthropologue de la religion chinoise, travaille sur des terrains très divers allant des minorités de la Chine du Sud jusqu'à la religion locale à Taiwan. Le présent ouvrage représente le versant anthropologique de son œuvre, et couronne presque vingt ans de travail de terrain dans le sud de Taiwan. L'auteur s'intéresse aux grandes fêtes des temples – rituels d'alliance (jiao), processions des communautés territoriales et pèlerinages –, et s'interroge sur la persistance et la vitalité de ces célébrations dans la société très modernisée qu'est le Taiwan contemporain. Pour ce faire, plutôt que de rester à un niveau très général d'analyse, il a choisi de se concentrer sur un élément, quantitativement mineur, mais spectaculaire, des célébrations : les troupes de généraux infernaux, jiajiang. Le choix est extraordinairement judicieux, car l'objet jiajiang permet de déconstruire et de repenser entièrement ce que sont la « tradition » et la « modernité » dans la religion locale chinoise.

2 Les jiajiang sont de jeunes hommes organisés en troupe sous la direction d'un leader qui les forme et les initie. Lors d'une célébration, leur visage est peint, puis ils revêtent des costumes et prennent des armes, et défilent, servant d'escorte au palanquin de la divinité principale de la fête à laquelle ils sont invités. Ainsi transfigurés, ils représentent un ensemble de huit ou dix figures martiales (représentant chacune des mythes divers mettant en valeur leur origine démoniaque) servant de sbires et d'hommes de main aux grandes divinités qui font régner l'ordre dans ce monde et dans l'autre. Ils sont effrayants, mais représentent aussi le bien et l'ordre dans la mesure où leur force et leurs armes servent à arrêter et châtier les méchants. Il arrive, assez fréquemment, qu'ils entrent en transe, manifestant ainsi de façon visible que les généraux infernaux ont pris possession de leur corps. À certains moments de la

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procession, notamment pour saluer les temples visités et les divinités rencontrées, ils exécutent une danse qui, dans certaines troupes, est très élaborée. Ils sont aussi invités par les particuliers à venir pratiquer des exorcismes dans les maisons sur le chemin de la procession.

3 D. Sutton a, pendant de longues années, suivi plusieurs troupes et en décrit, en détail, neuf qui montrent, derrière une uniformité de façade (« tous les jiajiang sont les mêmes ») une très grande variété. Certaines troupes sont amateurs (les jeunes hommes sont des membres de la communauté locale et participent à la troupe pour l'honneur de cette communauté lors des fêtes auxquelles elle participe) et d'autres sont professionnelles, invitées, contre paiement, par divers temples plus ou moins éloignés. Certaines développent une chorégraphie élaborée, tandis que d'autres gardent une tradition artistique et rituelle limitée, mais pratiquent systématiquement une auto- mortification (flagellation, mutilation avec des masses d'armes, des scies, provoquant de forts saignements) spectaculaire et très appréciée du public. De même, chez les chefs de troupes, on observe une grande variété de compétences (certains sont taoïstes, d'autres médiums, d'autres encore n'ont presque pas de formation religieuse) et de types de leadership.

4 Steps of Perfection est d'une lecture aisée : il se révèle passionnant par la nature spectaculaire de l'objet d'étude, mais est aussi riche d'enseignements à plusieurs niveaux. Si les analyses des figures de danse pratiquées par les différentes troupes dans le cadre de la cosmologie chinoise resteront sans doute un peu absconses pour les non sinologues ou les chercheurs peu au courant de la cosmologie et de la symbolique combinatoire, les autres parties du livre sont très accessibles à tous les chercheurs. Notons qu'il s'agit d'un cas rare d'étude consacrée au rôle de la danse dans le rituel. De plus, la démonstration principale qui le traverse dépasse largement le cadre des études chinoises : les acteurs locaux de la religion, tels les chefs des troupes de jiajiang, mêmes s'ils ne sont pas experts religieux, jouissent d'une grande marge de manœuvre pour modifier, réinventer et diversifier la « tradition », dans les limites d'un certain cadre logique fixé par la mythologie des généraux infernaux, mais avec une liberté d'innovation beaucoup plus grande qu'il ne le semble au premier abord. Loin d'être un élément inamovible du paysage religieux chinois « traditionnel », comme le voudrait le discours des acteurs, les troupes de jiajiang sont en réalité d'apparition récente, et l'organisation des troupes aussi bien que leur performance ont beaucoup changé depuis trente ans. D. Sutton montre dans le détail quels facteurs (changements socioéconomiques, évolution des rapports entre temples, spécialistes religieux et communautés locales, migrations, modes de transport, médias, politique, logique de l'entrepreneuriat religieux) permettent à la fois de profondes modifications dans la pratique rituelle et la négation apparente de ces modifications. C'est l'adaptation permanente du rituel aux changements sociaux, sous couvert d'un respect de « la tradition » qui fait que les Taiwanais, tout en vivant dans une société mondialisée et façonnée par les technologies les plus avancées, continuent à participer massivement aux processions des dieux du terroir et à leurs rituels sanglants.

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Helmut Thielen, Eingedenken und Erlösung. Walter Benjamin Würzburg, Königshausen & Neumann, 2005, 377 p.

Michael Löwy

1 Il s'agit, ici, d'un ouvrage interdisciplinaire, associant philosophie, théologie et science sociale, d'une érudition impressionnante. L'auteur, universitaire allemand (ancien élève de l'École de Francfort) établi au Brésil depuis 1994, ne cache pas son engagement religieux (chrétien) et social, et sa lecture de l'œuvre de Walter Benjamin est originale, polémique et stimulante. Rejetant les lectures modernes (Habermas) ou post-modernes du penseur juif/allemand, il le situe dans le contexte de la Théorie critique (Adorno, Horkheimer) et de son programme d'émancipation humaine. Malgré de nombreuses digressions – sur la dimension théologique chez Adorno, sur les rapports entre théocratie et anarchie dans la pensée juive, sur les différentes formes de sécularisation du messianisme – le fil rouge de l'œuvre est aisément perceptible : la dialectique entre théologie et praxis émancipatrice dans la pensée de Benjamin. Une dialectique qui trouve, comme le montre très bien H. Thielen, un équivalent, non identique, dans la théologie de la libération en Amérique Latine.

2 Deux textes de jeunesse de Benjamin, de 1921-22, occupent une place importante dans le livre : le Fragment théologico-politique, où il tente, sans y réussir tout à fait, de mettre en rapport la dimension « horizontale », profane, de la recherche humaine du bonheur, avec la « verticale », messianique, de la rédemption ; et le fragment Le capitalisme comme religion, qui, en radicalisant la thèse de Max Weber, décrit le capitalisme non seulement comme le produit de causes religieuses (l'éthique protestante), mais comme, substantiellement, une religion, un culte impitoyable, qui requiert des sacrifices et engendre le désespoir.

3 Cependant, l'argument du livre tourne essentiellement autour de deux affirmations de Walter Benjamin sur les liens entre le théologique et le politique : d'une part, un fragment du Livre des Passages Parisiens : « Ma pensée se comporte envers la théologie comme le buvard envers l'encre. Elle en est complètement imbibée. Mais s'il en allait selon le buvard, rien de ce qui est écrit ne subsisterait » ; d'autre part, la célèbre Thèse I Sur le concept d'histoire (1940), où un nain théologique, « petit et laid » (mais maître en

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échecs) se cache à l'intérieur d'un automate joueur d'échecs, dénommé « matérialisme historique », et lui permet de gagner toutes les parties.

4 Selon l'auteur, la démarche de Benjamin est celle d'une intégrale profanation de la théologie dans la praxis/théorie émancipatrice. H. Thielen utilise le terme Profanierung, emprunté à Adorno, non dans le sens qu'il a en français, « violation du sacré », mais comme une sorte d'équivalent de sécularisation, sans qu'on sache exactement les motifs de cette substitution terminologique. L'allégorie du buvard signifierait donc que la théologie – c'est-à-dire certaines traditions juives, autour du prophétisme et du messianisme – disparaît entièrement, sans reste, absorbée par le matérialisme historique. L'« illumination profane » dont se réclame Benjamin consisterait ainsi dans la transformation matérialiste d'une expérience religieuse en profane. Dans l'allégorie de l'automate joueur d'échecs, la théologie doit rendre sa vitalité messianique au matérialisme historique – transformé en marionnette morte par les idéologues du marxisme officiel – mais elle finit par disparaître tout à fait dans les luttes émancipatrices. La dialectique entre théologie et marxisme chez Benjamin est asymétrique, parce que, pour sauver le second, la première doit se sacrifier et s'autosupprimer. Cette « profanation » intégrale de la théologie dans des pratiques purement séculaires empêche Benjamin, selon H. Thielen, de se dissocier des aspects les plus problématiques de ces dernières (la violence notamment).

5 L'auteur aboutit donc à une critique de Benjamin, au nom d'un autre paradigme de « profanation » de la théologie, où celle-ci se maintiendrait, dans une tension permanente avec les luttes émancipatrices. Dans cette variante, la distance entre la transcendance – l'amour divin – et le monde profane est maintenue : les deux pôles entrent dans un rapport de médiation dialectique, mais restent distincts et autonomes. Cette dialectique trouve son expression dans l'œuvre de socialistes religieux comme Martin Buber ou le pasteur suisse Leonhard Ragaz, et dans les pratiques émancipatrices non-violentes (Gandhi, Martin Luther King).

6 Qu'on partage ou non les conclusions de l'auteur, l'ouvrage est fort intéressant : il contient non seulement une passionnante exégèse de Walter Benjamin, mais aussi un bel hommage à l'actualité des énigmatiques questions politico-théologiques qu'il pose.

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Denise Turrel, Le Blanc de France. La construction des signes identitaires pendant les guerres de religion (1562-1629) Genève, Librairie Droz, coll. « Travaux d'humanisme et renaissance » (CCCXCVI), 2005, 256 p.

Willem Frijhoff

1 La reliure agressivement rouge de ce livre contraste violemment avec le sujet de cette étude : le blanc comme signe identitaire de la France. En tant que tel, le pari est réussi. Le lecteur est d'emblée gagné à la conviction de l'auteure que les couleurs sont par excellence, selon le terme de Krzysztof Pomian, des sémiophores, des signifiants objectivés. Plus précisément, la couleur blanche (car assez paradoxalement le blanc, absence de couleur, agit bien comme couleur héraldique positive dans ce contexte, par opposition aux coloris d'autres puissances, tel le rouge espagnol) apparaît comme un produit symbolique de l'État, au même titre que les armoiries, les cérémonies ou les drapeaux. À partir de la fin du XVIe siècle, la couleur blanche, concrétisée dans l'écharpe blanche, affirme sans conteste l'identité et la présence de l'État de France sur le champ militaire et dans les cérémonies publiques. Mais est-ce bien l'État qui porte cette couleur ? Ne serait-ce pas plutôt la communauté nationale ? En fait, l'étude de D. Turrel réunit deux lignes de recherche qui se croisent et s'éclaircissent sans arrêt : d'une part, sur un plan général, la production symbolique de signes identitaires pendant les guerres de religion par les différents partis en lice, en particulier les communautés catholique et protestante ; d'autre part, et plus précisément, l'appropriation de la couleur blanche par le parti qui s'avère gagnant, et partant le transfert de ce sémiophore sur l'État qui sera investi par ce parti. Quant au premier point, on notera que le blanc est d'emblée perçu comme équivoque et chargé de valeurs symboliques fort diverses. Face à la croix blanche traditionnelle de l'armée royale « nationale », les leaders huguenots exaltent le blanc comme signifiant de pureté et d'austérité. Au blanc héraldiquement « plein » et politiquement « riche » s'oppose donc un blanc

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volontairement dépouillé et « pauvre », sinon « vide », tout en étant lourdement chargé de sens symbolique. Autant dire que tout est dans le contexte et dans les formes d'appropriation du blanc. C'est Henri IV qui, en 1589, en adoptant l'écharpe blanche des huguenots, donne le signal pour le transfert de l'insigne du parti au niveau de l'État. Le blanc concrétisé dans l'écharpe devient finalement, grâce aux gestes symboliques à répétition du nouveau roi, mais non sans résistances et recours à des alternatives dans le camp catholique (la sainte Croix, en particulier), un sémiophore national en quelque sorte intrinsèquement « neutre » sachant réunir catholiques et huguenots sous l'autorité du roi. Le blanc devient ainsi le symbole d'une monarchie qui a réussi à imposer la paix entre les sujets de deux confessions rivales. Mais assez rapidement la valeur consensuelle du blanc est assujettie à une nouvelle appropriation : Louis XIII et ses successeurs occultent l'origine huguenote du blanc et l'accaparent comme la couleur propre de la monarchie catholique. Il restera, jusqu'à la Révolution, la couleur politique et symbolique de France, autant à l'intérieur que pendant les guerres à l'étranger. Dans la longue durée de la couleur comme sémiophore, l'épisode huguenot du blanc, lourdement chargé de sens, certes, et politiquement décisif, n'apparaît, tout bien pesé, que comme un intermède du point de vue emblématique.

2 Analysant finement les sources visuelles et textuelles, mémoires et histoires autant que pamphlets et occasionnels, D. Turrel mène le lecteur avec aisance à travers le dédale des événements et des partis, de leurs valeurs emblématiques, interprétations symboliques et niveaux de lecture. Ce beau livre, bien écrit, sur la couleur blanche comme sémiophore sociopolitique s'insère dans la meilleure tradition de l'histoire culturelle française. Il est réussi tant sur le plan conceptuel que par ce qu'il entend démontrer, à savoir qu'il est essentiel de s'ouvrir à la dimension symbolique des objets, paroles et gestes, à tous les niveaux, et aux jeux entre le sacré et le profane, si l'on veut comprendre les processus de formation identitaire. Comme tout bon livre, cette riche enquête appelle des approfondissements. On ne peut que souhaiter son prolongement dans deux directions complémentaires. La victoire du blanc se réalise, en effet, au moment même où le noir triomphe dans les codes vestimentaires des élites un peu partout en Europe, et où ces deux anti-couleurs ou non-couleurs prennent une place grandissante dans un monde jadis bien plus bariolé. D'autre part, le blanc ne triomphe pas seulement dans la symbolique de l'État. Comme le signale, ici et là, D. Turrel elle-même, il s'investit dans de nombreux autres champs de la réalité quotidienne. L'enquête pourrait donc s'approfondir par une recherche plus ample sur tous les domaines de la société qui se sont trouvés progressivement blanchis : pierres, façades, statues, étoffes, linge, meubles peints, murs d'églises, perruques, papier, viandes, et jusqu'à la peau humaine elle-même. Il se pourrait bien qu'une dimension anthropologique encore plus profonde se cache derrière la politique du blanc de France.

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Stéphane Van Damme, Le temple de la sagesse. Savoirs, écriture et sociabilité urbaine (Lyon, xviie-xviiie siècles) Paris, Éditions de l'École des hautes études en sciences sociales, coll. « Civilisations et Société » (119), 2005, 514 p.

Willem Frijhoff

1 Le titre de ce livre, issu d'une thèse de doctorat sous la direction de Daniel Roche, suggère plus, ou autre chose, que ce que le lecteur y trouvera. Il s'agit, en fait, d'une étude triple sur l'action culturelle des jésuites dans la ville moderne, illustrée par le cas de Lyon. Et si les savoirs, l'écriture et la sociabilité mentionnés dans le sous-titre constituent bien les trois pôles de la démonstration, ils concernent, avant tout, les pratiques de la Compagnie de Jésus elle-même. En fait, la thèse principale de l'auteur réside ailleurs, à savoir dans une nouvelle représentation de la ville à l'époque moderne comme lieu de pratiques culturelles, investi en l'occurrence par les membres de la Compagnie. Arrivés assez tardivement dans le paysage urbain moderne, ils s'empressent de s'affirmer comme les experts par excellence de la culture et de la communication dans l'espace urbain, capables de former les bourgeois à la nouvelle culture urbaine et d'entretenir ces réseaux de savants sur lesquels la ville moderne construit sa réputation à l'extérieur tout en y puisant pour enrichir sa vie collective interne.

2 Dans sa première partie, l'auteur se concentre sur la Compagnie elle-même en tant que « communauté de gens de lettres et de piété ». Il analyse, d'abord, les pratiques d'écriture au sein même de la Compagnie : la fonction de scriptor, les auteurs jésuites, les différentes formes de dévouement de la Compagnie à la parole écrite ou littéraire. L'analyse, toujours documentée avec précision, va d'ailleurs bien au-delà de la simple collecte des données. Elle fait intervenir les rapports entre l'institutionnel et le personnel, le public et le privé, la communauté et le moi, pour arriver à des questions fondamentales sur l'identité de l'auteur moderne et l'ethos communautaire. Ensuite,

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l'auteur élargit le cercle de ses préoccupations en s'interrogeant sur le rôle des jésuites dans la production de culture externe à l'ordre, par le mécénat (les dédicaces) et la censure, pour aboutir dans un troisième chapitre aux relations entre l'imprimerie, le travail littéraire et l'influence propre des jésuites dans différents secteurs de la vie urbaine (la généalogie, la médecine, la morale, la philosophie, par exemple). Les limites de leur action sont scrutées à la lumière des dénonciations dont les jésuites ont été victimes. La deuxième partie du livre examine le rôle plus formel des jésuites dans la société lyonnaise en tant que gérants du collège de la Trinité. Partant de la notion de « théatrocratie jésuite », S. Van Damme met l'accent sur l'interpénétration des trois registres culturels sur lesquels s'appuie la Compagnie – l'oral, le voir et le lire – et sur la puissance de la représentation dans la culture politique. L'analyse d'un rituel urbain, du théâtre jésuite, du rôle des images et des discours lui permet de représenter la communication entre la Compagnie et la ville dans la notion de « ville-texte », objet d'écriture (épigraphie), d'emblématisation et d'autres pratiques culturelles. Logiquement, le chapitre suivant propose une analyse globale, mais toujours très fine, des « politiques jésuites de la lecture », faisant intervenir les différents usages de la lecture, le rôle du livre jésuite à Lyon, la sociologie des lecteurs et des bibliothèques, les formes d'appropriation textuelle enfin.

3 La dernière partie ouvre la fenêtre, un peu plus encore, sur le monde savant en examinant successivement le rôle des jésuites lyonnais dans la communication savante de la République des Lettres et l'institutionnalisation progressive de la vie culturelle lyonnaise par le rôle accru du collège et de ses enseignants dans les pratiques savantes, aboutissant à la sociabilité des collèges, des congrégations et des académies. Cette troisième partie est moins convaincante que les deux premières, peut-être parce qu'elle est, finalement, moins neuve et quitte l'analyse serrée du tissu social et culturel urbain pour dériver vers des analyses plus globales. L'auteur a dû être conscient de ce déficit : dans sa conclusion, par ailleurs fort brève, il souligne que « l'action de l'ordre apparaît fragmentée et peu unifiée dans l'espace et le temps », tout en affirmant « la réussite à long terme de la stratégie de formation des élites locales ». La conclusion reste donc ouverte sur d'autres questions, comme l'était d'ailleurs cette enquête elle-même. Cet esprit d'ouverture, qui apparaît plutôt comme une stratégie de recherche consciente de l'auteur, ne saurait bien évidemment lui être reproché. Il n'a pas voulu créer une image unitaire, finale et, en quelque sorte, close que ses analyses ne justifiaient pas. Il n'en demeure pas moins qu'arrivé à la fin de la conclusion le lecteur reste un peu sur sa faim : le paysage urbain est déployé devant lui, les pratiques culturelles sont démontées, les jésuites sont passés par le moule des analyses sociopolitiques et socioculturelles mais il manque le souffle final, le coup de brosse qui achève le tableau, ne serait-ce qu'en tentative. Enfin, malgré sa richesse stimulante, ce livre pèche, parfois, par une sophistication un peu complaisante dans l'écriture et aurait gagné à être revu par un rédacteur sévère. Fortement inspiré par les approches de Michel de Certeau, il en a repris une certaine opacité de langage. Tel quel il risque, à tort, de passer à côté de l'audience internationale plus large qu'il mérite.

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Gilles Veinstein, dir., Syncrétismes et hérésies dans l'Orient seldjoukide et ottoman (xive-xviiie siècles) Louvain, Peeters, coll. « Turcica » (XIV), 2005, 428 p.

Christian Décobert

1 Il y a une valeur heuristique à parler du syncrétisme religieux. Voilà un concept inopérant pour cerner ce qui relève de l'appartenance du sujet croyant dans un groupement à caractère religieux, mais tout à fait démonstratif de la manière dont cette question a pu et est encore parfois abordée.

2 Il est né, comme opérateur savant, chez les spécialistes d'histoire religieuse, en particulier ceux qui traitent de l'Antiquité tardive (Michel Tardieu, « Les facettes du syncrétisme : méthodologie de la recherche et histoire des concepts ») pour décrire, notamment, les cultes orientaux à Rome, les dites religions à mystères, les phénomènes d'hénothéisme, c'est-à-dire les mouvements de transfert de culte en situation d'hétérogénéité culturelle, les phénomènes d'amalgame des dieux, de dénominations nouvelles. L'un des phénomènes considérés comme exemplaires du syncrétisme religieux étant celui des cultes isiaques, dont l'extraordinaire expansion était expliquée par le caractère composite et donc adapté à toutes les cultures concernées, puisque chacune pouvait, en quelque sorte, y reconnaître quelque chose d'elle-même (cf. Françoise Dunand et Pierre Lévêque éds., Le syncrétisme dans les religions de l'Antiquité. Colloque de Besançon, 22-23 octobre 1973, EPRO 46, Leyde, 1975). Historiquement donc, le syncrétisme désignait, de façon privilégiée, les faits de circulation des dieux et d'inflation cultuelle qui précédèrent l'émergence et le triomphe du christianisme. Et il était instrumentalisé pour imposer l'idée que le christianisme précipitait l'abandon des syncrétismes, que l'appartenance chrétienne était une aversion de ces cultes composites et bigarrés, que le christianisme se bâtissait sur le principe de conversion et non d'adhésion, laquelle suppose une possible multiplicité d'adhésions (cf. Arthur Darby Nock, Conversion. The Old and the New in Religion from Alexander the Great to , réimp. Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 1998 ; cf. Christian Décobert, « La conversion comme aversion », ASSR 104, 1998,

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p. 33-60). Au total, le concept de syncrétisme servait à décrire à la fois une préhistoire (la préhistoire chrétienne) et un modus operandi – la contamination qui emporte les systèmes religieux antiques, impose une multiplicité d'appartenances et préfigure sa propre fin dans le christianisme.

3 Mais le concept est flou, il s'étend aisément en performance, il perd rapidement en compétence – qui trop embrasse mal étreint. Dès ses premiers usages, il a été considéré comme inopérant, parce que décrivant tout et rien de spécifique : soit que toute préhistoire religieuse était syncrétisme (Joachim Wach, cité par M. Tardieu) ; soit qu'il était propre à toute expérience religieuse (G. van der Leeuw, cité par M. Tardieu) soit, plus largement, qu'il constituait le fait critique par essence, au cœur de tout questionnement de l'unité de l'être (Hans Jonas, cité par M. Tardieu). Pourtant, le concept de syncrétisme a été un succès renouvelé, grâce à l'anthropologie. Pour décrire, désormais, ce qui contrevient à la pureté que l'on veut décrire ou prescrire (André Mary, Le bricolage africain des héros chrétiens, Paris, Le Cerf, 2000). Pour signifier ce que l'on enregistre comme fait de contamination.

4 Parmi les « expériences » de syncrétismes en islam, le présent ouvrage traite prioritairement de ce qui fait syncrétisme entre l'islam et le chamanisme. À propos des Bektachis, notamment. Le réseau confrérique des Bektachis (né au XIIIe siècle, qui se développa considérablement dès le XVIe siècle et qui fut de grande puissance politique, puisque répandu chez les janissaires, et soutenu par le centre ottoman) était sunnite officiellement, mais attaché à la famille ‘alide (‘Alī, surtout) et donc soupçonné de contamination crypto-shī‘ite. Mais il est également soupçonné de contamination par le chamanisme, dans la performance de certains rites mystiques (semah).

5 Or c'est bien dans ce dernier soupçon que se révèle, en quelque sorte, la « situation » du syncrétisme, qui articule la question de la contamination à la question du substrat symbolique ou religieux : les populations considérées, islamisées, pratiquaient le chamanisme avant l'islam, ou rencontraient le chamanisme dans une région où il était comme endémique. L'islam s'est installé en Asie centrale, une région où dominait la pratique chamanique. Mais l'on ne peut guère définir le chamanisme comme une religion, ainsi que les travaux de Roberte Hamayon l'ont clairement montré (Roberte Hamayon, La chasse à l'âme. Esquisse d'une théorie du chamanisme sibérien, Nanterre, Société d'ethnologie, 1990). Les chamanismes, au pluriel, sont un ensemble de pratiques de contact direct avec le suprasensible, caractérisées par une certaine gestuelle et par une pure oralité ; pratiques à vocation thérapeutique, les chamanismes n'en développent pas moins une véritable pensée symbolique.

6 Ce qui, en islam, apparaît comme contaminé par le chamanisme est la pratique mystique, le système des techniques de caractère « orgiastique », pour user d'une qualifiant wébérien. C'est pourquoi l'on parle volontiers de « soufisme chamanisé » ou de « chamanisme soufisé » (cf. Patrick Garrone, « Aperçu du chamanisme islamisé d'Asie centrale post-soviétique », in Denise Aigle, Bénédicte Brac de la Perrière et Jean- Pierre Chaumeil éds., La politique des esprits, Nanterre, Société d'ethnologie, 2000 ; Thierry Zarcone, « Interpénétration du soufisme et du chamanisme dans l'aire turque. “Chamanisme soufisé” et “soufisme chamanisé” », idem). Un excellent exemple est celui du semah : un terme soufi (samā') désignerait, en fait, une pratique de oyun, qui est une danse d'origine chamanique (Françoise Arnaud-Demir, « Le syncrétisme alévi-bektachi dans les chants accompagnant la danse rituelle semah »). Un processus de discrédit du oyun s'est produit, mais concomitant à une intégration de son contenu dans le

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bektachisme, ce qui a provoqué un recouvrement de sens par la terminologie soufie, d'où l'imposition du terme semah. Mais l'on peut comprendre ce qui se passe comme un processus formel d'hybridation, jouant sur deux niveaux de sens à la fois : le mi‘rāj comme voyage vers Dieu mais aussi comme rencontre des esprits ; le culte de ‘Alī quasi divinisé, mais aussi le couple ‘Alī et Fātima et la non discrimination sexuelle ; le culte des saints ‘alides mais aussi l'invocation d'intercession animale (la grue, notamment), etc. Il n'y a pas, à proprement parler, de réinterprétation de la dite tradition chamanique dans un système de sens islamique, il y a plutôt une combinatoire de sens et de symboliques restés distincts : immédiateté aux esprits – présence du couple homme-femme comme gage de fertilité – intercession animale ; Dieu – présence de ‘Alī comme gage de chaîne de salut – intercession des saints. L'on peut ainsi décrire ce qui se passe comme une superposition terme à terme de chacun des éléments posés en paradigme l'un de l'autre et comme une syntagmatique préservée par la mise en relation des éléments dans chacun des systèmes.

7 Certes, l'on évoquera, de façon extensive, le syncrétisme, mais ce terme n'étant que bien peu descriptif, il conviendra peut-être de parler d'hybridation et d'hybridité (cf. André Mary) : ni fusion de sens, ni soumission systémique de l'une des pratiques (chamanique, islamique) à l'autre, mais combinatoire. Les contributions de Jean During (« Notes sur l'angélologie Ahl-e haqq »), d'Irène Mélikoff (« Le gnosticisme chez les Bektachis/Alévis et les interférences avec d'autres mouvements gnostiques »), ou de Yuri Stoyanov (« On Some Parallels between Anatolian and Balkan Heterodox Islamic and Christian Traditions and the Problem of their Coexistence and Interaction in the Ottoman Period »), permettent effectivement une telle lecture.

8 Mais l'essentiel est certainement ailleurs. André Mary distingue, fondamentalement, ce qui relève du syncrétisme comme processus et ce qui en relève comme politique, que cette politique soit « pro- » ou « anti-syncrétisme ». Or la question de la frontière entre islam et chamanisme ou entre islam et christianisme se rapporte au syncrétisme comme politique et non comme processus – lequel, encore une fois, est d'une banale universalité. Par exemple, quand on évoque les accusations de syncrétisme faites au bektachisme, de quelles accusations s'agit-il ? Et par qui ont-elles été exprimées ? En d'autres termes, existe-t-il d'anciennes accusations de syncrétisme ? Si oui, de quoi le bektachisme était-il réellement accusé, de quoi les Ahl-e haqq étaient-ils réellement soupçonnés ? D'hétérodoxie. Mais alors, de quoi parle-t-on réellement ? Le syncrétisme n'est certes pas une catégorie doctrinale. L'hétérodoxie (Yuri Stoyanov, op. cit.), le gnosticisme (Irène Mélikoff, op. cit.), le dualisme (Toufic Fahd, « Les sectes dualistes en terre d'Islam »), angélologie (Jean During, op. cit.) sont des notions savantes empruntées à une histoire générale des religions, à connotation chrétienne ou para-chrétienne (Jean Kellens, « Interprétations du dualisme mazdéen » qui décrit bien la trajectoire savante du terme « dualisme »), largement étrangères au cadre islamique de pensée. En revanche, ce qui touche aux questions de connaissance (connaissance de ce qui fait la vraie croyance), d'intermédiation (entre l'homme croyant et Dieu), d'unicité (de Dieu) relève bel et bien de la posture doctrinale en islam.

9 S'il est un anti-syncrétisme virulent, s'il est une hérésiographie, c'est sur l'irréfragable question de l'unicité divine, de la croyance en un Dieu unique et créateur de ce qui est. Les doctrines dualistes, les mouvements cabalistes furent répertoriés, dénoncés, si possible éradiqués. Le dualisme pensait un principe divin lié au Mal, comme un principe divin lié au Bien ; même édulcoré, dans la doctrine d'un principe mauvais qui

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aurait été vaincu, il niait l'absolu tawḥīd. Le cabalisme, connu comme accordant un sens secret à ce qui est écrit (texte sacré, lettres) – ce qui n'est que l'une de ses manifestations –, pensait Dieu comme se développant, se disséminant infiniment, se manifestant par des émanations successives et donc engendrant toute chose de sa substance ; il niait l'absolu distance de Dieu à l'objet de sa création. Il y a donc une hérésiographie, une littérature de la réfutation, une affaire de savants, qui ne doit certes pas tromper sur la réalité de tels mouvements hérésiarques en islam. Une telle littérature (Fahd) élaborait de véritables listes de mouvements religieux et de mouvements sectaires, elle balayait très large et traitait autant du passé que du présent, du manichéisme ancien que de tel microgroupe installé sensément dans telle région à telle époque. Mais l'on peut parfois douter de l'existence effective, comme groupes identifiés, organisés et durables, des mouvements sectaires qui sont mentionnés. L'objet d'une telle littérature est plus de couvrir le champ des possibles, quitte à forcer les identifications et à mettre une appellation sous une idée (une affirmation irrecevable en matière de dogme de l'unicité), qu'à consigner l'existant.

10 Au total, force est de constater que les frontières religieuses, quant à l'islam, ne sont pas les mêmes si l'on s'attache à la dogmatique ou si l'on s'attache à la pratique rituelle. La première ne souffrait aucune déviance ; ou plutôt, elle se construisait en identifiant des déviances par rapport auxquelles le croyant avait à se situer. Pour paraphraser Howard Becker, disons qu'en matière de dogme, les hommes d'autorité créaient l'hérésie en instituant des normes dont la transgression constituait l'hérésie (cf. Howard S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985). En l'occurrence, c'est la dogmatique de l'unicité divine qui produisait la vision du champ religieux comme clos. Rappelons-nous que l'islam s'était édifié, face essentiellement au christianisme, comme la religion de l'absolu de l'unicité divine. Que tout ce qui engageait aux violences contre les symboles chrétiens (la croix) se rapportait à cette affirmation quasi obsessive, que le premier monument islamique, le Dôme du Rocher de Jérusalem, revendiquait avec force – par ses inscriptions para-coraniques (cf. Oleg Grabar, « The Umayyad Dome of the Rock in Jerusalem », Ars Orientalis 3, 1959, p. 33-62) – la prééminence d'un abrahamisme nouveau qui, face aux autres monothéismes, affirmait le Dieu un et universel. Une religion construit notamment sa dogmatique en fonction de la manière dont, dans son âge premier, elle était apparue.

11 Quant à la pratique rituelle, en milieu soufi particulièrement, la posture partagée était tout autre. Rapidement dit, le soufisme confrérique a diffusé en islam une représentation de l'identité religieuse comme intime. Dans ce cadre, la pratique rituelle, qui en soi était intime (puisqu'elle engageait à une expérience de lien fusionnel de l'être croyant avec Dieu), pouvait tout à fait bien s'accommoder d'une hybridation, sans que la sincérité du croyant intime fût en quelque manière suspectée. Il convient, en effet, de ne pas confondre la motivation de l'acteur croyant et le contenu composite des gestes qu'il accomplit. L'humble bektachi qui pratiquait le semah – sachant qu'il s'agissait d'une technique extatique, en usant dans le but de se rapprocher de son Dieu et, ce faisant, invoquait les êtres qui Lui étaient proches (‘Alī, notamment) – était bel et bien, pour lui-même et pour les autres, un musulman, vivant dans un cadre musulman. Que cette procédure fût également propitiatoire ou prophylactique ne contrevenait pas à la motivation de l'acte, au contraire, elle lui donnait force et légitimité. Les « éléments chamaniques » du semah produisaient un surplus de sens plutôt qu'un contresens ou une équivocité de sens.

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12 Il y a, en conséquence, à prendre garde de ne pas combiner, même de façon contingente, les faits d'hybridation ou de syncrétisme et les faits de dissidence ou d'hérésie. Ces derniers sont les effets d'une politique de fermeture dogmatique. Les hybridations, comme nous l'avons vu pour le semah, jouent sur un tout autre registre : elles produisent une double syntagmatique de sens, de même qu'elles provoquent une ouverture de paradigme, puisqu'elles posent chacun des éléments face à un autre qui lui est équivalent et qui le recouvre. La question que formule explicitement le fait hérétique est celle de l'appartenance religieuse – l'hérésie n'existe que pour désigner les « non appartenants », elle fabrique symétriquement de l'appartenance et de la non appartenance. C'est précisément une question qui échappe à la pratique hybride, laquelle, dans un cadre religieux donné mais non discuté, fabrique ou renouvelle du sens.

13 En somme, si l'on veut comprendre comment s'exemplifiait l'idée d'appartenance, il suffit de se plonger dans la littérature hérésiographique, dont l'objet était de répertorier les déviances en matière d'unicité de Dieu, de connaissance de Dieu ou du message de Dieu, d'intermédiation entre l'homme et Dieu. À cet égard, l'œuvre de ‘Abd al-Raḥmān al-Bistāmī est particulièrement éloquente (Denis Gril, « Ésotérisme contre hérésie : ‘Abd al-Raḥmān al-Bistāmī, un représentant de la science des Lettres à Bursa dans la première moitié du XVe siècle »). Al-Bistāmī (1380-1454), qui vécut à Bursa (Anatolie) près de la cour ottomane, était un lettré et un mystique, appartenant à l'école d'Ibn ‘Arabī, mais surtout connu pour son savoir ésotérique et sa science des Lettres. Dans son traité Al-Fawā'ih al-miskiyya fī l-fawātih al-makkiyya, il s'attacha notamment à circonscrire, parmi les voies de la connaissance, celles qui relevaient de l'orthodoxie et celles qui méritaient le discrédit de l'hérésie ou de l'imposture. Décrivant sa propre pratique de mystique et de savant des Lettres, Al-Bistāmī se faisait également hérésiographe.

14 Pour Al-Bistāmī, il y a bien une bonne et une mauvaise science des lettres. La bonne est celle qui affirme que les Lettres, puisqu'elles ont une valeur et qu'elles sont en relation avec les éléments naturels et les astres, sont une réalité intermédiaire dans l'au-delà et l'ici-bas. Par elles, la rencontre est possible avec le niveau supérieur de la réalité, celui des principes. Il est ainsi possible, par la science des Lettres et par leur mise en jeu (le carré magique, notamment) de faire agir ces principes supérieurs sur la réalité d'ici- bas, la réalité mondaine. La science des Lettres est à la fois une pratique de connaissant et une pratique propitiatoire ou prophylactique. Elle participe de l'héritage d'Ibn ‘Arabī, qui est d'intégrer la connaissance dans la procédure d'intermédiation vers le monde des principes et de Dieu. La fausse science des Lettres mène à une fausse connaissance de Dieu : c'est celle qui engage les connaissants dans l'affirmation que des hommes, dont eux-mêmes, puissent être des manifestations divines et donc, à ce titre, agir sur les êtres et les choses. Et Al-Bistāmī de déclarer hérétiques les mouvements shī‘ites, aussi bien que ceux qui se disent au-dessus des lois communes (les ibāhiyya, antinomistes), que nombre de réseaux confrériques et que les adeptes de la science « traditionnelle » des Lettres, les ḥurufiyya. C'est-à-dire les pensées de type émanationniste, qui suppose la dissémination divine de Dieu jusqu'à l'homme.

15 Encore une fois, la dichotomie s'établit clairement, entre le principe orthodoxe de l'intermédiation et la dérive hétérodoxe de l'émanation. Il s'agit là d'un construit doctrinal qui établit bel et bien une frontière d'appartenance. Il y a bien là un dedans et un dehors de l'islam, il y a bien un « entre nous » et un « autre que nous ».

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Brigitte Waché, dir., Militants catholiques de l'Ouest. De l'action religieuse aux nouveaux militantismes, xixe-xxe siècles Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, 250 p.

Brigitte Bleuzen

1 Ce livre, issu d'un colloque pluridisciplinaire qui s'est tenu au Mans les 24 et 25 janvier 2003 sur « les militants catholiques de l'Ouest français », réunit des chercheurs historiens, géographes, sociologues et politologues et, d'autre part, des militants catholiques notamment issus de la JAC et de la JOC. Ces études contemporaines couvrent neuf départements du grand Ouest – Finistère, Ille-et-Vilaine, Manche, Orne, Calvados, Sarthe, Maine-et-Loire, Loire-Atlantique et Vendée – et trois régions – Bretagne, Basse Normandie et Pays de Loire. Les actes du colloque sont répartis en trois séquences : 1. Héritages ; 2. Action catholique spécialisée ; 3. Autres formes de militantisme. Les douze contributions, encadrées par l'introduction de Brigitte Waché et les conclusions prospectives de René Rémond, sont des études de cas passionnantes, tant par leur précision que par l'originalité de leur approche et surtout, très précieuses sur les évolutions des formes militantes catholiques.

2 La notion de militantisme est héritée du XIXe siècle avec la société Saint-Vincent-de- Paul, qui reste la référence sur le plan ecclésiastique pour définir l'apostolat des laïcs. Au XXe siècle, le militantisme catholique se manifeste principalement, mais pas exclusivement, au travers des mouvements d'action catholique. Le militant peut être défini, selon Brigitte Waché, à travers « l'action organisée ou non, menée avec conviction, pour changer une situation ou promouvoir une évolution ». Dans le cas des militants d'action catholique, il s'agirait de laïcs qui « veulent être une élite catholique, agissant en groupe sous diverses formes, en liaison avec le clergé ». De nouvelles pistes de réflexion sur le militantisme catholique en Bretagne attirent particulièrement l'attention à travers trois contributions : Yohann Abiven et Eugène Calvez dans leur article « les avatars de l'identité catholique : les militants de la ruralité (1929-2000) »

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proposent la thèse suivante : l'acculturation des catholiques au libéralisme philosophique aurait provoqué une rupture avec l'intransigeance. Faut-il y voir la fin de l'intransigeance comme le proposait Étienne Fouilloux ? Y. Abiven et E. Calvez proposent de voir l'Église comme une institution où l'intransigeance est sans cesse renouvelée, tout en s'inscrivant dans la modernité. L'intransigeance qui mobilisait, avant la Seconde Guerre mondiale, la plupart des militants va se décliner en trois types d'héritage : 1. L'héritage productiviste avec, pour figure emblématique, Alexis Gourvennec, président, de la SICA de Saint-Paul de Léon ; 2. L'héritage humaniste incarné, selon les auteurs, par les militants de la MRJC qui succède à la JAC en 1961 et, enfin 3. L'héritage intégraliste par, entre autres, le mouvement Bleun-Brug (Fleur de bruyère) fondé par Yan Vari Perrot, « recteur » de Scrignac, assassiné en 1943 ; ou encore la création, en 1984, du centre spirituel Minihi Levenez autour de l'abbé Job an Irien. L'intransigeance s'appuie sur la mise en valeur de la langue et de la culture bretonnes et la remémoration des racines chrétiennes de la Bretagne.

3 Cependant, l'héritage humaniste peut-il être uniquement attribué aux seuls militants du MRJC ? Un certain nombre de militants jacistes sont en responsabilité au sein des coopératives, mutuelles et organismes de crédits. Souvent administrateurs, les jacistes sont amenés à prendre en compte, dans leur réflexion de militants, les paramètres financiers et économiques mais aussi sociaux. La mise en place de structures est pensée sur le plan économique (transformation de la production agricole) mais aussi social par la création d'emplois et la précarisation progressive des statuts. Les valeurs humanistes sont instamment et invariablement convoquées quelles que soient les responsabilités exercées traditionnellement dans les OPA et aussi, plus récemment, dans les structures médico-sociales (foyer de jeunes, Mapa, etc.), les associations ou encore les organisations humanitaires (ONG).

4 Yvon Tranvouez (auteur de l'ouvrage de référence : Catholiques et communistes : la crise de progressisme chrétien 1950-1955, Paris, Le Cerf, 2000) s'inspire d'une enquête – toujours en cours – auprès des jacistes pour livrer quelques observations dans son article « L'action catholique, un échec religieux ? À propos des jacistes du Finistère ». Il part du paradoxe suivant : si la réussite humaine et sociale des jacistes est incontestable, elle se double dans le discours des acteurs « du sentiment amer d'un échec religieux » (p. 185). Selon Y. Tranvouez, les jacistes « sont portés à s'accuser de trois défaillances » : 1. La transmission de la foi qui ne s'est pas faite chez leurs enfants et petits-enfants ; 2. Le tarissement des vocations sacerdotales ; 3. Leur contribution à l'évolution de l'agriculture bretonne vers un modèle libéral et productiviste. Y. Tranvouez lance quelques pistes explicatives à travers les méthodes initiées par la JAC. Ainsi, on observe une diminution des retraites au profit des stages et sessions qui s'achèvent le plus souvent par des jeux scéniques ou des feux d'artifice, en lieu et place du salut au Saint- Sacrement. D'autre part, l'aspiration des militants à relier la foi à la vie à travers les commentaires d'évangile ou les para-liturgies les éloigne d'autant de la paroisse. Enfin, les jacistes se sont heurtés à la morale sexuelle catholique. Les passages du territoire au mouvement, de la coutume à l'engagement, de l'appartenance d'une catégorie sociale à une génération constituent les trois déplacements majeurs du vécu des jacistes. Au final, ils ont été « les vecteurs d'un changement religieux qu'il n'avait pas prévu et qui s'est révélé au moins aussi important que le changement social dont on les crédite » (p. 196). L'interaction JAC-institution ecclésiale, si elle est centrale, ne doit-elle pas être

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mise en perspective sociétale avec la sécularisation, la diminution du rôle de l'Église et de ses représentants comme « entrepreneurs de morale » ?

5 Enfin, Jean-René Bertrand et Colette Muller, géographes (auteurs de l'ouvrage remarqué Où sont passés les catholiques ? Paris, Desclée de Brouwer, 2002), analysent la progression des mouvements charismatiques à l'œuvre dans l'Ouest de la France et la promotion de modèles de militantisme en rupture avec ceux de l'action catholique. Ici, l'approche se fait moins par le milieu et les catégories sociales que sur la base de la construction de communautés plurielles comportant différentes classes d'âges et catégories socioprofessionnelles. La militance est « fortement liée à la prière, au rassemblement, au partage, a fortiori à la pauvreté et à l'obéissance, quelquefois relevant de la vie monastique avec vœux » (p. 226). Le soubassement de cette posture est le suivant : « en se changeant soi-même, c'est le monde qui est transformé ». La reconnaissance de ces mouvements par l'institution catholique est variable suivant les diocèses. Le renouveau charismatique revêt des formes diverses. Tout d'abord, les groupes de prière où la dimension active semble faible ; puis, les communautés d'alliance marquées par « une double militance », à la fois un engagement dans la vie de prière, les formations et sans le service à l'autre dans l'Église et la société de proximité (comme la Fondation pour un Monde Nouveau) ; enfin, les communautés de vie rassemblant des personnes qui adoptent un mode de vie proche de celui des monastères (la communauté des Béatitudes proposant des activités de prière, des pèlerinages et le service aux pauvres). Certaines ont des formes mixtes (l'Emmanuel et le Chemin Neuf).

6 Devant la fluctuation des mouvements entre groupes de prière et communautés, les catégories proposées par Martine Cohen – contestataires, d'implantation rurale et de mode de vie monastique (Le Pain de Vie), attestataires d'implantation urbaine avec une variété de vie communautaire pratique – mériteraient selon les auteurs d'être revues « à la lumière des formes d'action, à l'aune du militantisme ». Ainsi, les formes de militance se diversifient allant de : 1. L'encouragement de la vie spirituelle ; 2. Le prosélytisme qui atteste la foi ; 3. L'engagement dans de grandes causes caritatives plus que dans les structures précédemment investies par l'action catholique (syndicats, partis, associations) ; 4. La prise de responsabilités au sein de l'Église.

7 L'article pourrait avoir des prolongements intéressants dans l'étude des rapports entre ces nouvelles formes de militance qui revitalisent les effectifs laïques et cléricaux et les anciennes forces militantes incarnées principalement dans l'Ouest par les mouvements d'action catholique. Les deux mouvances évoluent-elles dans une conception de séparation, de neutralité bienveillante ou d'opposition ? Y a-t-il des transferts de militants de l'action catholique vers les mouvements charismatiques ou inversement ? Comment s'opèrent-ils ? Quelle est la répartition des pouvoirs entre les laïcs de différentes mouvances au sein des paroisses et des évêchés ?

8 René Rémond, qui se situe en tant que témoin et historien, notamment par son cheminement avec les dirigeants de la JAC, précise que l'emploi courant du terme de militant est du XXe siècle et repose sur la métaphore du combat (miles, milice), plus ou moins explicite suivant les périodes. Cependant, tout fidèle n'est pas militant (seulement environ 10 % des effectifs). S'il y a toujours, suivant les époques, un pourcentage de militants, le contenu et le sens de l'engagement varient. C'est pourquoi le militantisme peut faire « l'objet d'une étude historique qui distingue les âges et les générations » (p. 244). R. Rémond souhaite prolonger l'étude historique du

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militantisme, notamment par l'étude des aumôniers de l'ACJF ou encore le rôle des ordres religieux et des comparaisons avec d'autres Églises. Il souligne la persistance des valeurs chrétiennes parmi le personnel politique même si la distance est effective par rapport aux pratiques religieuses. Sur ce dernier point, R. Rémond rejoint la thèse de Danièle Hervieu-Léger sur le processus « d'exculturation ».

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Chaim I. Waxman, Jewish Baby Boomers: A Communal Perspective Albany (NY), State University of New York Press, 2001, 221 p.

Joëlle Allouche-Benayoun

1 Chaïm Waxman est professeur de sociologie et d'études juives, spécialiste de sociologie des religions. Auteur de nombreux ouvrages sur les Juifs américains, cette étude sur les « baby boomers » se fonde sur les données de la grande enquête sur la population juive américaine (National Jewish Population Survey, NJPS) publiée en 1990. Ce qui intéresse l'auteur, c'est le rapport de cette génération aux institutions juives et le contenu de leur identité juive. Trois annexes à la fin de l'ouvrage donnent de nombreuses données statistiques.

2 Quelles sont les caractéristiques de cette première génération de juifs nés après la Shoah et après la création de l'État d'Israël, soit un tiers des juifs américains en 1990 ? Elles confortent, dans un premier temps, les éléments qui inquiètent profondément les responsables juifs américains depuis la publication de la NJPS : le taux de mariages mixtes qui dépasse 52 %, le nombre de plus en plus important d'individus qui s'éloignent de la religion, et des revendications d'identité juive plurielle : ethnique, sociale, politique, tout autant que religieuse. Les liens de cette génération avec les institutions juives traditionnelles, y compris avec la synagogue, semblent plus faibles que ceux de la génération précédente, et font craindre la disparition des juifs comme groupe distinct dans la société américaine.

3 En fait, C. Waxman montre que, malgré la sécularisation croissante qu'a vécue cette génération dans les années 60, l'analyse approfondie des données de la NJPS ne prouve pas, comme le craignaient les responsables de la communauté juive américaine, des différences radicales entre la génération des baby boomers et celle qui l'a précédée. Ce qui apparaît, c'est que le processus d'américanisation, déjà à l'œuvre avant leur naissance, accentue la moindre identification au groupe juif, phénomène déjà perceptible dans la génération précédente. Pourtant, certains sous-groupes de la génération des « sixties », ceux qui ont reçu une éducation juive conséquente, et ceux qui sont membres d'une synagogue, continuent d'avoir des liens très profonds avec la communauté juive. Et que dire de tous ceux qui n'ont pas de comportements juifs

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observables (fréquentation de la synagogue, affiliation communautaire), et que l'enquête, malgré ses très nombreuses questions sur tous les domaines de la vie juive, laisse échapper à partir du moment où peu ou pas de questions explorent leurs motivations et le sens qu'ils donnent à leur vie ? Que signifie, par exemple, aujourd'hui de se définir comme juif sécularisé (ce que font plus de juifs de cette génération que de ceux de la précédente) ou comme juif pratiquant ? Que signifie se définir comme juif tout en étant d'une autre religion, sinon mettre l'accent sur l'aspect ethnique de l'identité ?

4 Ce qui apparaît de plus en plus nettement, c'est l'identité juive comme composante parmi d'autres de l'identité, mais composante que l'on choisit parce qu'elle donne un sens à ce que l'on est. Que l'on soit on non (c'est une caractéristique de cette population) affilié à telle ou telle organisation. Et l'auteur de suggérer aux organisations juives de réaliser que les baby boomers juifs sont, selon la terminologie de Peter Berger, des consommateurs qu'on ne peut plus contraindre, parce qu'ils n'ont plus (ou ont moins) le sens de La communauté. Il faut savoir les attirer, et pour cela, il ne s'agit plus de s'adresser « aux Juifs » dans leur ensemble, mais à telle ou telle catégorie de juifs.

5 Apparent paradoxe : les baby boomers, bien plus que leurs parents pour qui ces écoles manifestaient un esprit de « paroisse », inscrivent leurs enfants dans des écoles juives. Le développement de ces écoles, primaires et secondaires, pilotées par les mouvements « conservative » et libéraux, sur tout le territoire américain, est tel, actuellement, qu'on peut le considérer comme le phénomène le plus caractéristique de la société juive américaine de ces dernières années. Moins affiliés eux-mêmes à une organisation traditionnelle ou à une synagogue, mais plus que leurs parents, désireux d'inscrire leurs enfants dans la transmission juive institutionnalisée. Celle qu'ils ont choisie.

6 Comme le montre cette très intéressante étude de la société juive américaine, le judaïsme, comme les autres religions, devient affaire de consommation : on choisit ce qui plaît, on rejette le reste. Et les baby boomers, de plus en plus sécularisés, continuent de se revendiquer juifs, mais autrement que ne le faisaient leurs parents. Le succès grandissant dont ils sont partie prenante, de l'éducation juive pour les plus jeunes, manifeste qu'ils tiennent à leur identité juive, à condition qu'ils la modèlent loin de l'orthodoxie, dans la combinaison multiple et quasi individualisée de la tradition et de la modernité.

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Johan Wedel, Santeria Healing. A Journey into the Afro-Cuban World of Divinities, Spirits and Sorcery Gainesville, University Press of Florida, 2004, 209 p.

Maïra Muchnik

1 Le sous-titre de cet ouvrage, « Un voyage dans le monde afro-cubain des divinités, des esprits et de la sorcellerie » est révélateur du ton général de cet ouvrage sur la santería, le spiritisme et le palo monte à Cuba, plus précisément à Matanzas (province située dans la partie ouest de l'île). En effet, comme il l'annonce dans l'introduction et le répète en conclusion, l'auteur privilégie la restitution de récits d'expériences vécues par les individus et racontées par eux-mêmes, la voix de l'auteur se faisant la plus discrète possible et s'autorisant peu de prises de position. Le lecteur se laisse ainsi volontiers porté par cette agréable succession de tranches de vie, dont le chapitre 6 du livre est un excellent exemple. Le motif central de ces discours est la guérison, puisque c'est l'entrée que J. Wedel a choisie pour nous parler des religions afro-cubaines.

2 Le propos de l'auteur vise à mettre face à face les catégories servant à penser la maladie et la personne dans la médecine occidentale d'un côté, et dans la santería de l'autre. Il oppose une « biomédecine », selon ses propres termes, séparant corps et esprit, qui cherche à localiser la cause du mal ici ou là, et propose un traitement ponctuel, aux pratiques de guérison afro-cubaines plus « holistes » qui replacent l'individu dans son contexte social et culturel, et l'engage dans un processus actif de guérison (opposé à la passivité du traitement biomédical), où son individualité se trouve peu à peu transformée par son rapport aux dieux, aux autres et au monde. « Par la guérison dans la santería, la maladie devient une expérience positive et constructive ; non seulement la possibilité y est donnée à l'individu de commencer une nouvelle vie, mais il ou elle aura également accès à de nouvelles formes de savoir et au pouvoir divin qu'il/elle pourra utiliser pour soigner à son tour. La maladie est alors également une source potentielle de savoir curatif, savoir seulement accessible aux initiés » (p. 177).

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3 Au sein de la santería, la maladie et sa guérison, sont pensées en fonction de leur inscription dans un système sorcellaire : la maladie peut être provoquée, évitée et expulsée par des agents surnaturels. J. Wedel propose, ici, une ligne de réflexion intéressante sur la notion du « moi » en jeu dans un tel système, affirmant que non seulement le corps et l'esprit y sont pris ensemble, et non séparément, mais que les frontières entre « moi » et « les autres » n'y sont pas clairement établies. La conception du moi, au lieu de se limiter à l'individu, s'étend à son environnement social et familial (chap. 5 et 6). L'auteur se fait ostensiblement le défenseur de cette médecine afro- cubaine qu'il voit comme une médecine alternative plus complète et efficace que la médecine occidentale, au point de conclure son livre sur cette idée : « le savoir de ces traditions représente un défi pour la théorie médicale occidentale » (p. 178).

4 Le livre, qui présente une ethnographie fouillée et expressive, constitue, par ailleurs, une très bonne introduction générale aux cultes afro-cubains. Les principaux aspects du complexe mythico-rituel y sont bien résumés dans les chapitre 3 et 4 : les interférences entre santería, spiritisme et palo monte ; les pratiques de sorcellerie, la transe et la possession, l'usage des herbes et des plantes dans le traitement des afflictions, le panthéon des divinités, les rituels de divination et d'initiation. Y sont également introduits les concepts fondamentaux du système de pensée afro-cubain : la notion d'ashé, la place centrale de la nature, les relations entre divinité, plante et parties du corps humain, ainsi que l'idée de restauration d'un équilibre (chaud/froid) dans les pratiques de guérison.

5 De nombreuses dimensions sont évoquées, donnant ainsi cohérence à l'ensemble, sans être cependant approfondies. On peut regretter que certaines problématiques ne soient qu'effleurées, comme, par exemple, celle des rapports d'autorité et de pouvoir dont l'auteur nous dit seulement que : « mis à part ces relations au sein de la famille, la santería n'est pas hiérarchique et n'a aucune autorité centrale » (p. 105). Cette absence reflète l'approche globale de l'ouvrage, centrée sur les individus et leurs récits biographiques, laissant de côté la communauté religieuse en tant que telle, et les interactions de l'individu avec celle-ci. Ainsi, tout en affirmant à plusieurs reprises que l'individu acquiert un nouveau rapport à la nature, à son entourage et au monde en général par l'initiation, l'auteur n'explicite pas davantage comment opère ce processus, estimant sans doute que la construction et le contenu des nombreux récits de vie donnent suffisamment d'éléments pour l'appréhender. La contextualisation des données ethnographiques n'est donc pas toujours précise, notamment dans l'utilisation des formules « un santero m'a dit que... », « un homme qui... », etc. et manque en particulier dans la description du rituel d'initiation où il est d'abord dit que « la santería ne constitue pas un ensemble de rituels et de croyances absolument cohérent, et les pratiques peuvent varier considérablement » (p. 82), pour aboutir, dans les pages suivantes, à l'exposé d'un modèle rituel initiatique unique sans en préciser le lieu et le moment des observations.

6 Le contexte plus général, à la fois social et historique, auquel est consacré le chapitre 2 est en revanche bien défini. Il est fait également référence, de façon récurrente, au contexte de crise économique qui expliquerait à la fois : le succès de la santería là où sévit une pénurie de médicaments ; la polarisation de la société cubaine entre une classe sociale plus riche qui gagne en dollars, et une autre qui n'a accès qu'à la monnaie locale, créant jalousies et envies propices aux jeteurs de sort ; le fait que la santería soit une religion de plus en plus chère et que les santeros soient par là même accusés

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d'exploiter la religion pour s'enrichir. Ces arguments sont certes valables, parce qu'ils reprennent à leur compte l'opinion de la « rue », mais on aurait aimé les voir explicités par une analyse plus approfondie des contenus de l'univers culturel des personnes entendues ici et là, et des représentations qui structurent leur perception de la réalité. Mais, là encore, le point de vue de l'auteur s'efface devant l'évidence de témoignages censés parler d'eux-mêmes.

7 Il reste que le « voyage » dans lequel nous emmène Johan Wedel est d'une lecture facile et agréable et, bien que cédant parfois à une vision quelque peu idéalisée du monde de la santería, il a le mérite d'embrasser les questions essentielles qu'elle contient dans un portrait fidèle et vivant.

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Bradley C. Whitsel, The Church Universal and Triumphant. Elizabeth Clare Prophet's ApocalypticMovement Syracuse-New York, Syracuse University Press, 2003, 221 p.

Nadia Garnoussi

1 L'ouvrage retrace l'histoire de l'un des NMR ayant bénéficié d'une spectaculaire visibilité aux États-Unis dans les années 60 et 70, mais qui, selon l'auteur, est resté insuffisamment étudié. B.C. Whitsel, spécialiste de sciences politiques, analyse la genèse de l'Église millénariste The Church Universal and Triumphant (CUT), ses fondements théologiques et politiques, les stratégies de ses leaders, et plus particulièrement la période durant laquelle E. Clare Prophet dirigea l'Église et mena plusieurs centaines d'adeptes sur le chemin d'un exode dans le Montana à la fin des années 80, en vue de se protéger d'une catastrophe mondiale imminente. Les sources empiriques proviennent essentiellement de la littérature interne de l'Église, des conférences données dans les villes où elle s'est établie, d'articles de presse, et des entretiens que l'auteur a réalisés auprès d'adeptes et d'E. Clare Prophet en personne, dans le courant des années 90. Outre l'exhaustivité de l'enquête sur le plan sociohistorique, cet ouvrage a le mérite de mettre en perspective les stratégies de l'Église avec celles d'autres nouveaux mouvements religieux apocalyptiques (notamment la communauté de Jonestown et la secte japonaise Aum Shinrikyo), et de questionner ses connexions avec le cultic milieu désigné par Campbell, ainsi qu'avec le New Age.

2 L'auteur consacre une partie importante de son étude à la genèse du mouvement fondé en 1958 sous le nom de Summit Ligthouse par Mark Prophet, auquel succèdera son épouse. Il s'inspire de deux sources majeures à partir desquelles se constitue une cosmologie originale et complexe : la doctrine théosophique de la fin du XIXe siècle, et le mouvement politico-religieux I AM, dirigé par Guy et Edna Ballard, qui prospéra dans les années 30. The Summit Ligthouse se construit sur le syncrétisme de croyances ésotériques – notamment l'existence d'êtres divins, les « Ascended Masters » avec lesquels le leader communique –, et d'une idéologie politique radicale inspiré par

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l'extrême-droite et empruntée à la « mystique fasciste » de G. Ballard, patriotique et farouchement anti-communiste qui croit en une destinée cosmique des États-Unis et de la « race » américaine. Cette synthèse religion-politique structure l'orientation millénariste de l'Église, conduisant les adeptes à la préparation active d'un nouvel âge d'or qui sauvera l'humanité de la corruption et de la déperdition morale. L'éclectisme de Summit Ligthouse adopte également des traits du New Age, qui se diffuse alors via la contre-culture américaine : son système de croyances intègre aussi bien des éléments de la doctrine chrétienne que des notions empruntées aux religions orientales. C'est ainsi que Summit Ligthouse se définit comme la véritable église de JC, de Bouddha, et des « Ascended Masters » qui protègent et guident le mouvement. L'auteur s'attache ensuite à l'un des grands tournants de l'histoire de l'Église, l'établissement du leadership d'E. Clare Prophet, après le décès de son mari en 1973, et qui devient « Mère divine » du mouvement.

3 E. Clare Prophet, tout en établissant une stricte hiérarchie visant à élargir l'enseignement de l'Église élabore ses propres stratégies, dont, en premier lieu, la délocalisation du mouvement du Colorado en Californie au milieu des années 70. Symboliquement, son leadership charismatique est attesté par le changement d'appellation de l'Église, rebaptisée en 1974 The Church Universal and Triumphant. Durant son séjour en Californie, l'Église met l'accent sur la nécessité de préparer un nouvel âge de l'humanité, et commence à organiser une stratégie de survivance qui cristallise les menaces extérieures sous les traits de l'Union Soviétique en agitant le spectre d'une guerre nucléaire. Et, à l'idéologie politique, s'ajoute la menace représentée par les ennemis invisibles participant du même « pouvoir obscur » dont les adeptes pensent qu'il contamine leur pays. Ainsi E. Clare Prophet reprend-elle, en l'intensifiant, la thématique ésotérique, déjà développée par son époux, d'une menace de nature extra- terrestre. La focalisation sur ces diverses menaces conduit l'Église à accentuer la croyance en un complot de très grande ampleur relayé par les élites économiques et politiques, conviction s'inscrivant dans la dimension populiste de son idéologie politique première. De telle sorte que, sous la direction d'E. Clare Prophet, les croyances structurantes du mouvement sont poussées jusqu'à leur terme, se concrétisant par son exode au Montana à la fin des années 80 et le projet d'y bâtir une cité idéale, une « nouvelle Jérusalem », et un refuge lui permettant de survivre à la catastrophe mondiale que l'usage incessant d'une terminologie du chaos et de la destruction rendait plus imminente encore aux yeux des adeptes. Cette période de son histoire au Montana se caractérisera par un renouvellement du dynamisme interne de l'Église au travers d'une véritable ferveur millénariste qui creuse l'écart avec le monde environnant, et suscitera l'intérêt des médias, mais aussi la confrontation de l'Église avec la justice pour divers incidents : toutefois, l'auteur insiste sur la prédominance de la non-violence au sein du mouvement, dans une réflexion générale consacrée aux rapports entre violence et doctrine apocalyptique. Quoi qu'il en soit, l'établissement de la CUT au Montana constitue la phase de rupture la plus forte avec la société extérieure, incitant les adeptes à un travail d'auto-perfectionnement qui confirmait la responsabilité, dont ils se voyaient investis, de sauver l'humanité de sa destruction annoncée ; l'édification d'un abri souterrain entièrement équipé pour accueillir plusieurs centaines d'adeptes matérialise, au prix d'efforts considérables, la croyance en l'acheminement du monde vers « Armageddon », vers une lutte décisive qui opposera les forces divines aux forces maléfiques d'origine surnaturelle. Durant cette période, l'Église identifie d'ailleurs d'autres expression de la conspiration contre

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l'humanité, relayant de fait les nouvelles peurs qui gagnent la société ; ainsi, dans le contexte d'apaisement politique entre l'Est et l'Ouest – même si la menace soviétique demeure une idée persistante –, l'apparition au grand jour de l'épidémie du Sida devient un thème privilégié par E. Clare Prophet qui, au cours d'une série de conférences, déclare que le virus a été sciemment répandu parmi les minorités sociales les plus faibles pour atteindre progressivement tous les hommes ; là encore, les élites politiques, avec la complicité de l'establishment scientifique, sont accusées d'être les complices d'entités « aliens » souhaitant l'extermination des « enfants de Dieu ».

4 Après avoir longuement décrit les modalités d'organisation des adeptes dans leur phase de retrait du monde, l'auteur aborde la phase de déclin de l'Église et ses facteurs principaux à partir du début des années 90. Même si beaucoup d'adeptes restent dans le Montana – après que l'apocalypse n'a finalement pas eu lieu –, l'Église est confrontée à une série de difficultés concernant la crédibilité de sa doctrine, difficultés financières aussi, succédant à l'énorme investissement collectif engendré par la construction de l'édifice souterrain. Échappant à la dissolution, l'Église tente de se réadapter par des stratégies que l'auteur explore, et notamment celle qui consiste à s'intégrer au « marché » porteur du New Age. En dépit des divergences entre le New Age et la théologie de la CUT, et des réticences exprimées par E. Clare Prophet à l'égard de cette spiritualité individualisée et très diffuse, nul doute que l'Église aurait tout intérêt, à l'avenir, à adapter ses croyances à une demande spirituelle plus large et plus consensuelle. Une autre incertitude plane sur son avenir, qui concerne son leadership, depuis qu'E. Clare Prophet a été atteinte par la maladie. Et ce d'autant plus que le noyau politique dur de son idéologie, très longtemps nourri par la sensibilité anti- communiste, est aujourd'hui largement déstabilisé par le renouveau de la donne politique mondiale de ces dernières décennies ; selon l'auteur, c'est à un autre tournant crucial de son histoire que la CUT est aujourd'hui confrontée.

5 L'ouvrage de B.C. Whitsel permet d'appréhender un mouvement religieux original, par la personnalité de son leader C. Prophet qui tenta de mener jusqu'à son terme la doctrine apocalyptique, mais aussi par son idéologie politique tenue au fil des ans par une traduction ésotérique de la société et du monde extérieur. Il sera d'un intérêt précieux pour l'étude sociologique et historique des nouveaux mouvements religieux qui s'attache à dégager tant leurs caractéristiques communes que leurs spécificités nationales.

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Liz Wilson, éd., The Living and the Dead. Social Dimensions of Death in South Asian Religions Albany, State University of New York Press, coll. « SUNY Series in Hindu Studies », 2003, X + 212 p.

André Padoux

1 Liz Wilson, dont on avait recensé ici naguère un ouvrage (Charming Cadavers) sur des images féminines de la mort dans le bouddhisme indien (cf. Arch. 102.129, 1998, p. 138-139), rassemble ici huit études, dont trois avaient déjà paru, et qui n'ont en commun que de concerner la mort et l'Asie du Sud. Elles sont donc disparates, mais n'en sont pas pour autant, tant s'en faut, dépourvues d'intérêt.

2 Dans son introduction, L. Wilson souligne qu'en présentant différents rites accompagnant ou évoquant la mort chez des hindous, des bouddhistes, des musulmans et des populations tribales, ce volume veut mettre l'accent sur les pratiques, notamment populaires, plutôt que sur les spéculations des traditions lettrées, savantes, déjà souvent étudiées. Réelle – physiologique –, ou symbolique, la mort, surtout si elle est ritualisée, est un passage vers un autre état, un dépassement de la condition mortelle, l'ouverture vers le transcendant. Cela explique, note l'auteure, l'importance donnée à la mise en forme ritualisée de la fin de la vie advenue ou évoquée, ainsi qu'à l'abandon volontaire de celle-ci.

3 C'est un cas de ce genre, trouvé toutefois dans des textes sanskrits anciens, que décrit D.G. White (« Ashes to nectar: Death and regeneration among the Rasa Siddhas ») : celui d'une pratique alchimique des Nāth Siddhas, secte śivaïte de caractère tantrique, où la voie vers l'immortalité et la libération – mais en principe une libération en vie – se réalise par la dissolution du corps du yogin dans un chaudron empli de substances oléagineuses et de mercure bouillants. Il s'agit donc d'un suicide rituel, sans doute rarement réalisé, mais intéressant en ce qu'il se modèle sur le processus de la dissolution, puis de la régénération du cosmos. Il souligne, aussi, le fait que la libération est mort au monde : le corps des ascètes hindous, enduit de cendres (parfois celles d'un

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bûcher crématoire), montre bien (de nos jours encore) ce lien du renoncement à la mort et au feu. D.G. White reprend dans cet article des éléments parus en 1996 dans son très intéressant volume, The Alchemical Body (cf. Arch. 100.81, 1997, 137-139).

4 Le thème de la mort volontaire par le feu est repris par Liz Wilson (« Human torches of enlightenment: autocremation and spontaneous combustion as marks of sanctity in South Asian Buddhism »). Elle note que les Bouddhas et les saints bouddhiques sont traditionnellement décrits comme quittant volontairement leur corps, parfois par une dissolution ou ascension lumineuse, ignée. D'où la conception, en milieu bouddhiste, de cette forme de fin de vie comme particulièrement haute et édifiante. Elle pense que cette conception peut se rattacher à d'anciennes notions sacrificielles védiques. L'autocombustion spontanée des Bouddhas peut aussi servir de modèle aux suicides par le feu de moines boudhistes contemporains, phénomène qui, lui, n'est pas limité à l'Asie du Sud, puisqu'il s'étend au Sud-Est asiatique et au-delà.

5 C'est la mort comme processus plutôt que comme événement ponctuel, biologique ou existentiel, qu'envisage D.M. Knipe (« When a wife dies first: the Mūsivāyanam and a female brahman ritualist in coastal Andhra ») en décrivant le rite nommé mūsivāyanam, pratiqué en Andhra, à l'occasion de la mort d'une femme hindoue brahmane décédée avant son mari. Ce rite, exécuté après la crémation, a pour effet de la transformer en la déesse Gaurī, déité rendue brillante comme de l'or (gaurī) par le dieu Brahmā pour la récompenser de son dévouement absolu à son mari. Une bonne épouse hindoue doit en effet mourir avant son époux : s'il meurt le premier, c'est qu'elle ne s'est pas assez dévouée pour qu'il lui survive. Ce rite la divinise, lui évitant le fâcheux destin posthume de preta, mais il a aussi pour effet, en la ramenant symboliquement à son état antérieur au mariage, de la congédier, ce qui libère son mari de tout lien envers elle et lui permet un remariage. La description détaillée de ce rite, illustrée de photographies, est intéressante.

6 Dans « Return to tears: musical mourning, emotions and religious reform in two South Asian minority communities », R.K. Wolf examine la signification et le sens de l'accompagnement musical de la mort dans une tribu aborigène hindouisée des Nilgiri (Inde du sud) et lors des processions de Moharram (rappelant la mort de Hussein, le petit-fils de Mahomet) des shiites de villes de l'Inde du Nord et du Pakistan. Dans les deux cas, les pratiques musicales accompagnant ou évoquant la mort tendent à se réduire et à subir l'influence occidentale. Mais, en Inde, ces sortes de comportements sont trop variés pour qu'une généralisation soit possible, cependant que le rapprochement entre deux communautés très différentes à tous égards reste assez arbitraire.

7 Plus près d'une curieuse (et triste) réalité contemporaine est l'article de J.S. Walters, « Deanimating and reanimating the dead in rural Sri Lanka », dans lequel il étudie divers rites srilankais tendant à maintenir un lien entre les vivants et les morts. Il y rappelle l'opposition entre deux visions de la mort : celle du bouddhisme du Theravada, majoritaire à Sri Lanka, qui prêche l'impermanence de toute chose créée et pour qui les morts (qui, incinérés, n'ont en principe pas de tombe) ont totalement disparu – ils sont « désanimés ». C'est ce qu'affirment les bonzes qui, étant eux-mêmes, en principe, morts au monde, préfigurent la mort tout en montrant, par leur vie de renonçants, que celle-ci peut être préfigurée et vécue sans peur ni larmes. Il y a, à l'inverse, à Sri Lanka, une vision d'origine indienne/ hindoue, où les morts, restés présents, peuvent être rituellement « réanimés » par des nécromanciens présents dans chaque village, et se

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manifester, dangereusement, parmi les vivants. Les cimetières ou, plus exactement, les lieux de crémation (où traînent d'ailleurs souvent des cadavres oubliés ou des restes humains mal incinérés) tendent ainsi à devenir des lieux d'horreur où se déroulent des cultes particuliers. Désanimation et réanimation ne sont d'ailleurs pas des processus nécessairement étrangers l'un à l'autre : un nécromancien peut être amené à désanimer un réanimé pour mettre fin à son activité... Plus curieux, quant à l'évolution actuelle des mœurs funéraires à Sri Lanka – et il faut y voir une influence occidentale –, le gouvernement de Mme Bandanaraike (qui a fait inhumer son époux assassiné dans un somptueux mausolée, incitant ainsi les srilankais aisés à faire usage de tombeaux), a voulu organiser administrativement la mort dans tout le pays en exigeant, non seulement, que l'on tienne partout un relevé administratif des décès, mais en prescrivant également la création de « comités d'aide funéraire » chargés de collecter des fonds chez tous les villageois pour organiser les funérailles. Il y a là une extraordinaire bureaucratisation de la mort et, avec des règles d'hygiène mortuaire récemment introduites, une transformation totale de l'approche de la mort. L'auteure rappelle, à cette occasion, les dizaines de milliers de jeunes srilankais du mouvement révolutionnaire JVC assassinés par des commandos de la mort gouvernementaux dans les années 1970, puis entre 1988 et 1990. D'autres aspects extrêmement intéressants de cette étude mériteraient d'être mentionnés.

8 C'est aussi de destruction post-mortem – mais vue dans les textes – que traite G. Schopen (« The suppression of nuns and the ritual murder of their special dead in two Buddhist monastic texts », article paru précédemment dans le Journal of Indian Philosophy). Étudiant le cas, rapporté dans le Canon des Écritures bouddhiques, de la destruction de deux stūpas édifiés par des nonnes pour un mort qu'elles honoraient particulièrement, il établit clairement que les stūpas ne sont pas que des monuments commémoratifs, mais qu'ils sont imprégnés de la présence sentie comme vivante des Bouddhas et des saints dont ils contiennent les reliques. Ils sont dès lors « vivants » et, par conséquent, peuvent mourir et, plus précisément, être tués. Tuer un stūpa est, de fait, considéré par les textes comme un meurtre rituel et, à ce titre, condamné par les Écritures. Ce meurtre apparaît, toutefois, comme excusable dans ces mêmes textes, s'il est accompli pour des raisons politiques. Il en est de même – et c'est le cas ici – lorsque le stūpa est celui d'une secte hérétique, ou encore celui de nonnes, toujours perçues comme étant à la marge de la Communauté, le Sangha, qui est essentiellement masculin.

9 I. Nabokov (« A funeral to part with the living: a Tamil countersorcery ritual »), reprenant deux chapitres d'un ouvrage antérieur (cf. Arch. 124.40, 2003, p. 124-125), décrit un exorcisme prononcé contre un ensorcellement. L'exorciste crée et anime une image représentant la victime de l'ensorcellement et celui qui l'a lancé : l'image est ensuite détruite, ce qui neutralise l'ensorcellement et ramène la victime à une vie sociale normale, avec un nouveau moi. Ce rite, s'il a un caractère destructeur et homicide, a des effets bénéfiques en détruisant le lien maléfique créé entre la victime et son tourmenteur. Ce rite est accompli par un exorciste habituellement de basse caste, ayant acquis ses pouvoirs après un état de transe où il est possédé par une divinité. I. Nabokov se demande si cette sorte de rite de passage peut être assimilé aux samskāra, rites de « perfectionnement » ponctuant la vie de l'hindou de bonne caste : cela ne paraît guère probable.

10 « Dead healers and living identities: narratives of a Hindu ghost and a Muslim Sufi in a shared village », de P. Gottschalk, loin des heurts et conflits, décrit les relations

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paisibles existant entre les communautés hindoue et musulmane dans un village du nord de l'Inde où vécurent, au XVIe siècle un saint musulman et un prince hindou dont les tombes sont, de nos jours encore, des lieux où les croyants des deux religions viennent en commun chercher bénédiction et guérison.

11 C'est un ensemble varié et riche de faits que décrit ce petit volume où tous les articles sont abondamment annotés et accompagnés de références bibliographiques. Il y a un bon index.

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Michael P. Winship, Making Heretics: Militant Protestantism and Free Grace in Massachusetts,1636-1641 Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2002, 322 p.

Willem Frijhoff

1 L'histoire de la Nouvelle-Angleterre protestante dans sa phase constitutive forme un des épisodes les mieux étudiés de l'histoire religieuse, et certainement un des plus sensibles aux yeux des historiens américains, sinon du grand public lui-même. En effet, il s'agit non seulement du début largement mythifié des États-Unis actuels autour de la ville naissante de Boston, dans le Massachusetts, mais aussi, en quelque sorte, du berceau du sentiment religieux américain dans la forme puritaine qui se proclame toujours comme le sol nourricier par excellence du sentiment national. Le premier combat spirituel de la colonie tournait autour de la « querelle de la grâce libre », comme M. Winship propose d'appeler la controverse qui constitue l'objet de son livre. Elle est mieux connue sous le nom de controverse antinomienne (les antinomiens affirmaient que les élus de Dieu étaient affranchis du poids de la loi morale) ou encore comme le conflit autour du familisme (c'est-à-dire la secte de la « Family of Love » issue de la Maison de l'Amour de Hendrick Niclaes), qui inspira certains des protagonistes, en particulier le ministre Cotton et la femme Hutchinson. L'enjeu du combat était la sanctification individuelle des fidèles par la libre grâce de Dieu, seul moyen de salut. Si tous s'accordaient en principe sur cette doctrine, les esprits divergeaient sur le degré de certitude que les fidèles devaient préalablement atteindre : fallait-il être sûr de l'amour de Dieu avant de pouvoir valablement interpréter les signes de l'amour qu'on lui vouait ? M. Winship montre bien que cette doctrine, originellement destinée à réconforter les élus forts de leur foi et de la certitude du salut, revenait dans la pratique pastorale puritaine au contraire à soutenir les faibles, ceux qui précisément doutaient de leur élection, pouvant même aller à taxer d'hypocrisie les fidèles qui se montraient trop sûrs de leur salut. Dans l'ambiance religieuse survoltée de la Nouvelle-Angleterre, où le puritanisme n'était pas seulement une doctrine qui fondait la foi mais aussi un ensemble de pratiques qui structuraient la société elle-même, la querelle de l'élection

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s'intériorisait auprès des fidèles dans une recherche anxieuse des signes tangibles de la sanctification, de la réalité de la foi, et de l'élection. Le parti dominant soutenait la thèse que le respect individuel concret de la loi de Dieu, indépendamment de la certitude personnelle que l'on en avait, prouvait que Dieu avait accordé librement sa grâce. Pour l'autre parti, les antinomiens, il fallait que l'expérience personnelle de la grâce précède les signes du salut (les œuvres), toute autre attitude ne faisant qu'encourager l'hypocrisie. Débattue au centimètre carré et propre à rejeter le parti adverse dans l'hérésie (d'où le titre de ce livre), la querelle divisa profondément la colonie pendant plusieurs années, impliquant les autorités tant politiques que religieuses, sans même parler des laïcs. Ses protagonistes étaient des personnages souvent hauts en couleurs, tels les ministres John Cotton, Thomas Shepard et John Wheelwright, les gouverneurs John Winthrop et Henry Vane, et surtout la militante radicale, qui dans l'historiographie a souvent polarisé l'attention, Anne Hutchinson. Après un procès retentissant, elle finit par être excommuniée et bannie de la colonie.

2 Pour une colonie naissante, les sources sont nombreuses et assez bien conservées. Elles sont aussi suffisamment personnalisées pour fournir les ingrédients d'un narratif riche et varié. C'est précisément par le caractère tranché des opinions exprimées et par la dimension fondatrice des événements et des oppositions que l'épisode se prête à de multiples points de vue, au point qu'un observateur étranger ne peut s'empêcher d'y voir un danger permanent d'anachronisme : bien des auteurs américains ont tendance à projeter leurs fantasmes religieux ou leurs désirs sociopolitiques dans cette lutte originelle qui préfigurerait jusqu'aux impératifs et clivages moraux d'aujourd'hui. Aussi, l'historiographie des origines du Massachusetts a-t-elle eu tendance à se liquéfier dans une pluralité d'interprétations partielles, sinon partisanes, presque toutes de caractère structurel et marquées par une perspective d'opposition entre deux extrêmes (orthodoxe/radical, conservateur/innovateur, ou patriarcal/féministe). En fait, depuis les années 1960, lorsque la révision de l'épisode par les historiens américains coïncida avec le révisionnisme de la guerre civile anglaise, quasiment contemporaine, aucune vision d'ensemble fondée sur une nouvelle lecture des sources n'avait été formulée. La relecture que propose M. Winship rejoint, par ailleurs, un autre tournant de l'histoire, celui, plus récent, du narratif. Il se double d'un retour de l'historien vers les pratiques culturelles comme co-constitutives du mouvement des idées, et vers l'imagerie mise en jeu par les opposants pour donner un visage à leurs adversaires. Loin de traiter l'épisode comme une dimension structurelle de la colonie naissante ou comme une lutte idéologique simplifiée, l'auteur le reconstruit comme un narratif historique et politique marqué non par l'orthodoxie mais par l'orthopraxie. À ses yeux, la querelle de la grâce libre servait avant tout à tester et définir, par la recherche spirituelle et la pratique sociale, les contours et les marges du puritanisme à la recherche de son insertion dans une société nouvelle qui, par ailleurs, conservait un contact nourricier étroit avec la vieille Angleterre, elle aussi en ébullition religieuse. Les événements, idées, pratiques et réseaux de relations lui servent à reconstruire la multiplicité des approches mises en œuvre dans leur quête spirituelle et sociale par des personnages qui retrouvent ici leur visage humain. S'il faut bien reconnaître que le sujet de ce livre reste assez rébarbatif pour quelqu'un qui n'a pas été éduqué dans la pure crainte du salut, il faut également saluer cette synthèse comme une analyse fascinante, lucidement pensée, clairement écrite, et finalement convaincante.

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Bernd Witte, Mario Ponzi, éds., Theologie und Politik. Walter Benjamin und ein Paradigma der Moderne Berlin, Erich Schmidt Verlag, 2005, 280 p.

Michael Löwy

1 Cet ouvrage rassemble les communications présentées lors d'un colloque organisé, en 2003, à l'Institut Goethe de Rome, par l'Association internationale Walter Benjamin. Les auteurs sont donc des universitaires allemands – ou de culture allemande – et italiens, pour la plupart spécialistes de ou intéressés par l'œuvre de Benjamin.

2 Deux textes introduisent l'ensemble. Le premier est une très intéressante réflexion de Bernd Witte – auteur d'une biographie bien connue de W. Benjamin – sur les rapports entre politique, économie et religion. Partant de certains écrits prémonitoires de Heinrich Heine sur la transformation de l'Argent en divinité moderne, et, surtout, du fragment de Benjamin Le capitalisme comme religion (1921) – qui sert d'inspiration à plusieurs des contributions de ce volume – il arrive à la conclusion que l'accumulation infinie du capital occupe aujourd'hui la place de Dieu, le capitalisme devenant un religion universelle et le fondement de la vie des individus, comme le christianisme au Moyen Âge.

3 Le second texte est une exégèse théologique subtile de Giorgio Agamben sur les origines théologiques de l'économie. Reformulant la thèse bien connue de Carl Schmitt – tous les concepts politiques modernes sont des concepts théologiques sécularisés – il suggère que l'économie n'est, en dernière analyse, qu'un paradigme théologique sécularisé. L'origine de la théologie oikonomique remonterait ainsi à saint Paul, dont la terminologie – doulos (esclave domestique), ipiretis (serviteur) et oikonomos – se réfère souvent à cette sphère domestique, en opposition à la polis, la cité. La théologie politique, par contre, aurait sa source dans l'apologétique chrétienne d'Eusèbe qui voyait dans l'empereur Constantin le représentant de Dieu sur terre et le pacificateur des conflits entre États. Non sans ironie, G. Agamben compare cette approche à celle de Toni Negri et Michael Hardt, dans leur ouvrage récent Empire (Cambridge (Mass),

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Harvard University Press, 2000), qui semble considérer l'Empire du Capital comme la puissance capable de mettre fin aux guerres nationales.

4 Les autres contributions sont distribuées en trois sections. La première, la plus importante, est dédiée à « Walter Benjamin et la théologie politique de la modernité ». Plusieurs essais sont consacrés à une comparaison des idées du philosophe juif/ allemand avec celles de Carl Schmitt (Peter Weibel, Vittoria Borso, Sigrid Weigel), en prenant en considération les interprétations de Benjamin par Jacques Derrida et de Giorgio Agamben. L'essai de Detlev Schöttker, par contre, a pour objet le fragment de 1921 sur Le capitalisme comme religion, dans ses rapports avec Max Weber, Nietzsche et Auguste Blanqui, tandis que celui d'Irving Wohlfarth – un des plus importants du recueil – aborde la question controversée du « nihilisme » dont se réclame Benjamin. Commentant l'actualité politique – l'attaque du 11 septembre 2001 sur les tours jumelles de New York – I. Wohlfarth décrit cet affrontement comme le combat entre deux fondamentalismes religieux : celui des terroristes islamistes, et celui de la religion « monopoliste/monothéiste » du Capital, si bien analysée par Benjamin dans le fragment de 1921. Pour l'auteur, la politique « nihiliste » de ce dernier, d'inspiration à la fois dionysiaque et messianique, est aux antipodes des formes perverties de théologie politique qui prédominent sur la scène mondiale actuelle. Complètent cette partie un texte de Thomas Rentsch sur la dialectique de la transcendance chez Benjamin et un remarquable essai d'Arno Münster sur les rapports entre théologie et politique chez Ernst Bloch, qui met en lumière les affinités entre la démarche de l'auteur du Thomas Münzer, théologien de la révolution (1921) – une célébration marxiste du chiliasme des anabaptistes – et la théologie de la libération en Amérique Latine.

5 La deuxième partie du recueil, « Théologie et politique aujourd'hui » nous éloigne de Walter Benjamin. Moshé Zimmermann, de l'Université hébraïque de Jérusalem, examine avec beaucoup de lucidité critique la théologie politisée du « Bloc de la Foi » israélien – les partisans de l'annexion des territoires occupés en 1967, au nom de la loi divine – tandis que Karl Solibakke s'intéresse aux rapports entre politique et religion aux États-Unis, tels qu'ils se manifestent dans des formules comme « l'Axe du Mal ». Joseph Joblin discute des rapports entre religion et politique dans le christianisme moderne, et Mohamed Mzoughi tente d'établir un bilan historique des tensions entre raison et foi dans l'islam.

6 La troisième section intitulée « Après la fin de l'histoire » : est un mélange d'essais divers, sans thématique commune, mais concernant, dans la plupart des cas, l'œuvre de Walter Benjamin. Le plus intéressant nous semble être celui de Giacomo Marramao, de l'Université de Rome, sur « le messianisme sans attente » de Benjamin : examinant les thèses Sur le concept d'histoire (1940) de ce dernier, il montre qu'il s'agit d'un messianisme refusant l'attitude passive de l'attente, au profit d'une démarche active : d'accélérer l'arrivée des temps messianiques par l'action révolutionnaire. L'attente serait, selon Benjamin, du côté des philosophes néo-kantiens de la social-démocratie allemande, qui ont sécularisé le messianisme dans l'idéologie de l'inévitable progrès de l'humanité. Les autres essais de cette section concernent (Mauro Ponzi) le rapport entre le profane et le religieux chez Benjamin, notamment dans le Fragment théologico- politique mais aussi dans le fragment Le capitalisme comme religion – décidemment en train de devenir un des principaux textes de référence dans la recherche actuelle sur le penseur juif/allemand ; la traduction comme rédemption (Donatella di Cesare) ; la philosophie de la musique (Elio Matassi) ; la culture de la reproduction totale (Boris

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Groys) ; et les liens entre Benjamin et certains theologici electrici comme le philosophe de la nature romantique et adepte de l'électromagnétisme Johann Wilhelm Ritter, souvent cité dans Le drame baroque allemand (Sigfried Zielinski).

7 Comme tout recueil de ce genre, cet ouvrage est inégal, mais la plupart des travaux sont des contributions intéressantes non seulement pour l'exégèse de Walter Benjamin mais aussi pour la mise en évidence de son actualité.

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Helmut Zander, Geschichte der Seelenwanderung in Europa Darmstadt, Primusverlag, 1999, 869 p.

Bruno Michon

1 L'ouvrage d'Helmut Zander nous propose d'entrer dans la longue histoire de la transmigration en Europe. Loin des platitudes sur le succès de l'idée de réincarnation dans l'univers religieux européen, l'auteur de la monumentale « Geschichte der Seelenwanderung in Europa » traverse les siècles à la recherche des traces historiques de métempsycose, révolution et autre palingenèse.

2 Car il s'agit de s'entendre sur le sujet du débat, ce que met particulièrement bien en perspective l'ouvrage de H. Zander. Le concept de « réincarnation » englobe, aujourd'hui, ce que l'on a nommé, dans l'antiquité, « paîingenesi » ou « métempsycos », « Revolutio » chez saint Augustin ou gilgul dans la kabbale juive. L'auteur replace chacun de ces termes dans leurs univers de signification eschatologique propre.

3 Signalons, par ailleurs, que le concept allemand de « Seelenwanderung » ne connaît pas d'équivalent français sinon l'expression de « migration des âmes ». On pourrait proposer, toutefois, une traduction qui paraît proche du « Seelenwanderung » de H. Zander soit celle de « transmigration ». La notion de réincarnation ne traduit en effet ni l'idée de l'âme, ni celle du mouvement, pourtant centrale dans l'appréhension de la trajectoire post-mortem de celle-ci.

4 Helmut Zander a construit son livre comme une gigantesque trame chronologique qui s'étend des philosophes pré-socratiques aux différents avatars du concept de réincarnation aujourd'hui en Occident. Dans un (trop) court chapitre initial, l'auteur traite de la place de la réincarnation dans les cultures non européennes et, entre autres, asiatiques, il se tourne toutefois promptement vers l'Europe en débutant une longue recherche sur l'Antiquité.

5 L'épineuse question de l'origine véritable du concept de transmigration en Europe est alors évaluée à partir de trois hypothèses : soit celle d'une origine asiatique, ou d'une ancienne tradition locale grecque, ou enfin, d'une tradition non hellénique mais géographiquement proche (entre autre Thrace). L'auteur montre, brillamment, que les

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sources permettent de ne tirer aucune conclusion. Ces hypothèses resteront donc, malheureusement, ce qu'elles sont et la question de l'origine demeure, à l'heure actuelle, irrésolue.

6 Quoi qu'il en soit, les philosophes et théologiens glosèrent, des siècles durant, sur les différentes possibilités d'une incarnation renouvelée de l'âme. Les pythagoriciens et les néo-platoniciens apportèrent, à cette conception des événements post-mortem, ses lettres de noblesse : ils deviendront une source d'inspiration classique chez les humanistes de la Renaissance.

7 Cependant l'apparition d'une voie de Salut concurrente, proposée par le christianisme, occultera l'idée de transmigration durant plusieurs siècles. L'auteur conclut ainsi cette seconde partie : « Des problèmes centraux tels celui de la préservation de l'identité dans la migration ; celui des possibilités, difficilement calculables, d'une sortie du processus de la réincarnation ; ou encore, celui de la menace de la possible incarnation en animal, sont devenus sans objet suite à la théorie chrétienne de la résurrection [...]. À la fin de l'antiquité la notion de transmigration n'était certainement devenue plus que l'ombre d'elle-même : une spéculation issue d'un débat obsolète » (p. 119, ma traduction). Cette concurrence n'implique pas nécessairement la disparition de l'idée de transmigration et l'auteur montre dans son troisième chapitre intitulé très justement « L'Occident, la réincarnation en arrière-plan », qu'un grand nombre de mouvements poursuivent la réflexion en ce sens.

8 Il passe, ainsi, en revue le concept de tanassukh de l'islam chiite, ce dernier influencé par les sectes gnostiques d'Asie centrale et par le néo-platonisme ; le concept hébreu de gilgul qui connaîtra un destin florissant, remplissant les pages du Bahir, compilation cabalistique dont la date de composition est incertaine (probablement le XIIe siècle) ou les spéculations du célèbre cabaliste Isaak Luria ; les cathares, par une forme de docétisme gnostique, développent une croyance proche de la transmigration, dans laquelle les âmes « chutent » véritablement du ciel dans un corps physique.

9 L'auteur montre, parfaitement, l'extraordinaire influence des spéculations antiques sur ces différents mouvements. La redécouverte des « Anciens », durant la Renaissance, déclenchera l'intérêt pour la métempsycose, intérêt qui ne cessera de s'accroître jusqu'à nos jours.

10 Ainsi, les noms de Giordano Bruno, Francisais Mercurius van Helmont ou Gottfried Wilhelm Leibniz constituent autant de jalons dans l'histoire de l'expansion de l'idée de réincarnation à l'époque moderne. En concluant, H. Zander montre néanmoins que la réincarnation reste un thème marginal jusqu'à la période contemporaine. L'essor immense de la transmigration au XIXe siècle y trouve, toutefois, ces racines. L'auteur montre dans cette optique que, déjà, les théories modernes de la réincarnation sont forgées à partir du paradigme scientifique/rationaliste – ou du moins, dans un premier temps du paradigme de la « philosophie naturelle » – comme cela sera la norme au XIXe siècle. Helmut Zander consacre près de la moitié de son ouvrage au XIXe siècle. Face à la multiplication des sources, il fait le choix judicieux de se concentrer sur la zone germanique. Les remarques sociohistoriques qu'il formule permettent d'appréhender la lente et progressive diffusion du concept de transmigration d'une couche sociale d'intellectuels nobles à l'ensemble de la population. Il faut, toutefois, attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour assister à sa véritable popularisation.

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11 L'écrivain et philosophe Gotthold Ephraïm Lessing, qui dans son Erziehung des Menschengeschlechts, propose une conception véritablement évolutionniste de la transmigration, est paradigmatique de la tournure empruntée par l'idée de réincarnation au début du XIXe siècle. Chez lui, elle devient un véritable système post- mortem qui tend vers la réalisation spirituelle de l'individu. Parallèlement, et en partie contre la dichotomie corps/esprit, Johann Gottfried Herder propose l'idée de migration planétaire de l'âme qui connaîtra un succès considérable qui ne se démentira pas jusqu'à nos jours. En outre, une page, peu connue, de la réincarnation en Europe, est son emploi chez les Utopistes du XIXe siècle. L'idéal égalitaire d'un Fourrier, par exemple, s'appuie sur celle-ci pour répondre aux apories de la théodicée (les individus mauvais, souvent des industriels capitalistes, seront punis dans leurs prochaines incarnations). On se doute, néanmoins, que l'arrivée triomphale des philosophies et religions orientales en Europe constitua le véritable catalyseur de l'engouement populaire pour la réincarnation.

12 L'auteur revient, bien sûr, sur le rôle précurseur de Arthur Schopenhauer dans cette histoire de la réception du bouddhisme. Le philosophe allemand est, certainement, le premier à intégrer, à ce point, une philosophie orientale dans son système philosophique. Ce sont, toutefois, les milieux ésotériques qui constitueront la véritable base de propagation de la pensée orientale. Ainsi, dès 1875, la société théosophique de la médium polonaise Helena Petrovna Blavatsky, met en place un système de pensée syncrétique, très influencé par le bouddhisme et l'hindouisme et dont les ramifications s'étendent à de nombreux mouvements contemporains. De la société anthroposophique de Rudolf Steiner (dont Helmut Zander est, par ailleurs, un éminent spécialiste) au mouvement du New Age, son influence est capitale pour l'histoire de la transmigration.

13 Pour finir l'auteur aborde quelques mutations contemporaines de l'idée de réincarnation. Sans se départir d'une certaine ironie, il décrit au lecteur les effets les plus surprenants qu'a pu engendrer l'expansion de celle-ci : de la publicité, à la thérapie en passant par les monuments aux morts, H. Zander dresse un panorama édifiant de la place désormais centrale qu'occupe la réincarnation dans le paysage religieux actuel. L'ouvrage se clôt sur un chapitre d'anthropologie historique où l'auteur aborde astucieusement, thème après thème, les résultats de sa recherche historique.

14 La « Geschichte der Seelenwanderung in Europa » est donc une somme d'érudition historique qui mérite l'attention des sociologues – germanophones dans un premier temps, en attendant une heureuse traduction – qui pourraient avoir tendance à parler trop précipitamment de l'engouement contemporain sur la transmigration. Si engouement il y a aujourd'hui, il s'agit, en effet, de ne pas conclure trop hâtivement quant à l'origine asiatique de l'idée de réincarnation en Europe, ni sur la soumission de celle-ci à l'évolutionnisme européen.

15 La riche histoire de cette idée, dans le cadre géographique européen, montre au contraire qu'il existe un véritable pluralisme philosophique et théologique de la réflexion sur la réincarnation. Toutes les solutions semblent avoir été envisagées au cours des siècles. À côté des nécessaires préalables anthropologiques, que sont le dualisme corps/esprit et l'immortalité de l'âme, se trouvent des idées plus originales comme celle de migration planétaire, de possibilité d'une incarnation en plante ou en animal, de métamorphose plutôt que d'incarnation... La réincarnation fit ainsi l'objet de réflexions des plus rationnelles au plus insolites. S'il fallait, toutefois, relever une

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limite aux acquis de cet ouvrage, ce serait dans le « germanocentrisme » auquel l'auteur s'est, consciemment, limité pour une grande partie de sa recherche. Il serait, en effet, passionnant de prolonger les réflexions de Helmut Zander à d'autres aires géographiques.

16 En outre, et il s'agit là d'un sujet qui me tient particulièrement à cœur, ses développements sur Rudolf Steiner m'ont paru un peu faible quant à sa connaissance du sujet (qui fut l'objet de sa thèse). Rudolf Steiner est, certainement, l'un des penseurs les plus prolixes et les plus respectés de la scène ésotérique européenne en ce qui concerne la transmigration (voire au-delà quant à ses spéculations pédagogiques et médicales). Toute la tension qui existe chez cet auteur, entre une réflexion résolument chrétienne et un concept de réincarnation oscillant entre origines européenne et asiatique, me paraît paradigmatique de ce qui peut exister, aujourd'hui, dans de nombreux nouveaux mouvements religieux, dans le New Age ou dans le channeling.

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Livres reçus 134

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Livres reçus 134

1 ALUFFI Roberta & ZINCONE Giavanna, The Legal Treatment of Islamic Minorities in Europe. Leiden, Brill, 2004, 322 p.

2 AVIS Paul, A Church Drawing Near. Spirituality and Mission in a Post-Christian Culture. London & New York, T & T Clark International, 2003, 227 p.

3 BACKSTRÖM Anders, När tros- och värderingsbilder forändras. Stockholm, Verbum, 1999, 140 p.

4 BACKSTRÖM Anders, Svenka Kyrkan som välfärdsaktör i en global kultur. Stockholm, Verbum, 2001, 213 p.

5 Bastian Jean-Pierre, éd., La recomposition des protestantismes en Europe latine. Entre émotion et tradition. Genève, Labor et Fides, 2004, 350 p.

6 Beck Ervin, MennoFolk. Mennonite & Amish Folk Traditions. Scottdale (PA) & Waterloo (ONT), Herald Press, 2004, 231 p.

7 Body-Gendrot Sophie, La société américaine après le 11 septembre. Paris, Presses de Sciences-Po, 2002, 138 p.

8 BROMANDER Jonas, Rum för röster. Stockholm, Verbum, 2002, 323 p.

9 BUSER Thomas, Religious Art in the 19th Century in Europe and America. Lewiston, Edwin Mellen Press, 2002, 563 p.

10 CARDINI Franco, Europe and Islam. Oxford, Blackwell, 2003, 238 p.

11 Centlivres Pierre, Les Bouddhas d'Afghanistan. L'épopée des archéologues, la croisière jaune à Bâmiyân, la découverte d'un site fabuleux, théâtre des siècles d'aventures et d'histoire. Lausanne, Éditions Favre, 2001, 172 p.

12 Chaix Gérald, Le diocèse. Espaces, représentations, pouvoirs (France, XVe-XXe siècles). Paris, Le Cerf, 2002, 445 p.

13 Chanfi Ahmed, Ngoma et mission islamique aux Comores et en Afrique orientale. Une approche anthropologique. Paris, L'Harmattan, 2002, 260 p.

14 Christophe Paul, éd., Les carnets du Cardinal Alfred Baudrillart (1/01/1922 - 12/04/1925). Paris, Le Cerf, 2000, 1077 p.

15 Christophe Paul, éd., Les carnets du Cardinal Alfred Baudrillart (13/04/1925 - 25/12/1928). Paris, Le Cerf, 2000, 1164 p.

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16 CHUMACHENKO Tatiana, Church and State in Soviet Russia: Russian Orthodoxy from World War II to the Kruschev Years. Londres - New York, M.E. Sharpe, 2002, 235 p.

17 COOKSON Catharine, Regulating Religion: The Courts and the Free Exercice Clause. New York - Oxford, Oxford University Press, 2002, 269 p.

18 Coté Pauline, Chercheurs de dieux dans l'espace public. Frontier Religion in Public Space. Ottawa, Presses de l'University d'Ottawa, 2001, 252 p.

19 Cozzens Donald, Le nouveau visage des prêtres. Réflexions sur la crise intérieure du prêtre aux États-Unis d'Amérique. Paris, Bayard, 2002, 250 p.

20 CRISTI Marcela, From Civil to political Religion: The Intersection of Culture, Religion and Politics. Waterloo (ONT), Wilfrid Laurier University Press, 2001, 293 p.

21 Del Noce Augusto, L'époque de la sécularisation. Paris, Éditions des Syrtes, 2002, 254 p.

22 DOBBELAERE Karel, Secularization: An Analysis at Three Levels. Bruxelles, Peter Lang, 2002, 214 p.

23 DOLAN Jay P., In Search of an American Catholicism. Oxford, Oxford University Press, 2001, 312 p.

24 Donegani Jean-Marie, Duchesne Sophie & Haegal Florence, Aux frontières des attitudes entre le politique et le religieux. Paris, L'Harmattan, 2002, 398 p.

25 DREISBACH Daniel L., Thomas Jefferson and the Wall of Separation between Church and State. New York, New York University Press, 2002, 282 p.

26 EKSTRAND Thomas, Folkkyrkans gränser. Stockholm, Verbum, 2002, 166 p.

27 Essertel Yannick, L'aventure missionnaire lyonnaise, 1815-1962. Paris, Le Cerf, 2001, 427 p.

28 EVANS John H. & WUTHNOW Robert, The Quiet Hand of God. Faith-based Activism and the Public Role of the Mainline Protestantism. Berkeley, University of California Press, 2002, 429 p.

29 FERRO Marc, Le choc de l'islam. Paris, Odile Jacob, 2002, 266 p.

30 GANNAGE Emma, CRONE Patricia & AOUAD Maroun, eds., The Greek Strand in Islamic Political Thought. Mélanges de l'USJ, LVII. Beyrouth, Université Saint-Joseph, 2004, 608 p.

31 GOLDBERG Beatrice, Seduced by Science: how American Religion has lost its Way. New York, New York University Press, 1999, 220 p.

32 GUSTAFSSON Goran, Folkkrykor orch religiös pluralism - den nordiska religiösa modellen. Stockholm, Verbum, 2000, 382 p.

33 HALLIDAY Fred, Nation and Religion in the Middle East. London, Saqi Books, 2000, 251 p.

34 HERMONT-BELOT Rita, L'Abbé Grégoire. La politique et la vérité. Paris, Le Seuil, 2000, 506 p.

35 Hublot Guillaume & Lafond Éric, Le 11 septembre 2001. Un tournant pour la politique étrangère orientale ? Paris, L'Harmattan, 2002, 130 p.

36 HUNT Stephen J., Religion in Western Society. Basingstoke, Palgrave, 2002, 235 p.

37 IDINOPULOS Thomas A. & WILSON Brian C., Reappraising Durkheim for the Study and Teaching of Religion Today. Leiden, Brill, 2002, 192 p.

38 JEPPSSON G RASSMAN Eva, Socialt arbete i församlingens hägn. Stockholm, Verbum, 2001, 226 p.

39 JEROLIMOV D.M., Z RINSCAK S. & B OROWIK I., eds., Religion and Patterns of Social Transformation. Zagreb, Institute for Social Research, 2004, 260 p.

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40 JIRONET Karin, The Image of Spiritual Liberty in the Western Sufi Movement following Hazrat Inayat Khan. Louvain, Peeters, 2002, 293 p.

41 Journeau Brigitte, Église et État en Espagne au XIXe siècle. Les enjeux du Concordat de 1851. Villeneuve-d'Ascq, Presses du Septentrion, 2002, 486 p.

42 KILROY Phil, Madeleine-Sophie Barat. Une vie (1779-1865). Paris, Le Cerf, 2004, 776 p.

43 KROEKER P. Travis & W ARD Bruce K., Remembering the End. Dostoevsky as Prophet to Modernity. London, SCM Press, 2002, 280 p.

44 Lamchichi Abderrahim, L'islamisme politique. Paris, L'Harmattan, 2001, 176 p.

45 Liechtenhan Francine-Dominique, Les trois christianismes et la Russie (XVe-XVIIIe siècles). Paris, CNRS Éditions, 2002, 280 p.

46 Meddeb Abdelwahhab, La maladie de l'islam. Paris, Le Seuil, 2002, 221 p.

47 Mélanges de l'École Française de Rome, Italie et Méditerranée, « La culture scientifique à Rome à l'époque moderne. Pouvoir local et factions (xve-xixe siècles) ». Rome, École Française, 2004, p. 397-907.

48 Milot Micheline, La laïcité dans le nouveau monde. Le cas du Québec. Bruxelles, Brepols, 2002, 181 p.

49 MIYAKE Hitoshi, Shugendo. Essays on the Structure of the Japanese Folk Religion. Ann Arbor, University of Michigan Press, 2001, 306 p.

50 MULLINS Mark R., ed., Handbook of Christianity in Japan. Leiden, Brill, 2003, 423 p.

51 NESBITT Paula D., Religion and Social Policy. Walnut Creek, Altamira Press, 2001, 275 p.

52 PARSONS Jotham, The Church in the Republic. Gallicanism & Political Ideology in Renaissance France. Washington, Catholic University of America Press, 2004, 322 p.

53 Piga Adriana, Dakar et les ordres soufis. Processus socioculturels et développement urbain au Sénégal contemporain. Paris, L'Harmattan, 2002, 530 p.

54 Porter Andrew, Religion Versus Empire? British Protestant Missionaries and Overseas Expansion, 1700-1914. Manchester, Manchester University Press, 2004, 373 p.

55 Pouillon François, La sociologie musulmane de Robert Montagne. Actes du colloque 1997. Paris, Maisonneuve & Larose, 2000, 288 p.

56 PUTNEY Clifford, Muscular Christianity. Manhood and Sports in Protestant America, 1880-1920. Cambridge (Mass), Harvard University Press, 2002, 300 p.

57 Roy Olivier, Les illusions du 11 septembre. Le débat stratégique face au terrorisme. Paris, Le Seuil, 2002, 86 p.

58 SAWCHUK Dana, The Costa Rican , Social Justice, and the Rights of Workers, 1979-1996. Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 2004, 270 p.

59 SCHOENHERR Richard A., Goodbye Father: The Celibate Male Priesthood and the Future of the Catholic Church. New York - Oxford, Oxford University Press, 2002, 275 p.

60 SMITH Christian, The Secular Revolution. Power, Interest, and Conflict in the Secularisation of American Public Life. Berkeley, University of California Press, 2003, 484 p.

61 SPICKARD James, SHAWN LANDRES J. & MCGUIRE Meredith B., Personal Knowledge and Beyond: Reshaping the Ethnography of Religion. New York, New York University Press, 2002, 284 p.

62 STEINBERG Guido, Religion und Staat in Saudi-Arabien. Die wahhabitischen Gelehrten 1902-1953. Würzburg, Ergon Verlag, 2002, 689 p.

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63 TAMNEY Joseph B., The Resilience of Conservative Religion: The Case of Popular Conservative Protestant Congregations. New York - Cambridge, Cambridge University Press, 2002, 275 p.

64 TAYLOR Clarence, Black Religious Intellectuals. The Fight for Equality from Jim Crow to the 21st Century. New York - Londres, Routledge, 229 p.

65 THIDEVALL Sven, Kampen om folkyrkan. Stockholm, Verbum, 2000, 370 p.

66 Toupin-Guyot Claire, Les intellectuels catholiques dans la société française. Le Centre catholique des intellectuels français (1941-1976). Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, 369 p.

67 Triaud Jean-Louis, La tijâniyya. Une confrérie musulmane à la conquête de l'Afrique. Paris, Karthala, 2000, 512 p.

68 VAN D IE Marguerite, Religion and Public Life in Canada: Historical and Comparative Perspectives. Toronto, University of Toronto Press, 2001, 385 p.

69 VAN HECKE Steven & GÉRARD Emmanuel, eds., Christian Democratic Parties in Europe since the End of the Cold War. Leuven, Leuven University Press, 2004, 344 p.

70 Vauchez André, L'attente des temps nouveaux. Eschatologie, millénarismes et visions du futur. Bruxelles, Brepols, 2002, 170 p.

71 Vodoff Vladimir, Autour du mythe de la Sainte Russie. Christianisme, pouvoir et société chez les Slaves orientaux (Xe-XVIIe siècles). Paris, Institut d'Études slaves, 2003, 287 p.

72 WACKER Grant, Heaven Below, Early Pentecostals and American Culture. Cambridge (Mass), Harvard University Press, 2001, 364 p.

73 WALKER Paul E., Exploring an Islamic Empire. Fatimid History and its Sources. Londres, Tauris, 2002, 286 p.

74 Ware Kallistos, L'Orthodoxie. L'Église des sept conciles. Paris, Le Cerf, 2002, 469 p.

75 WARREN Mark R., Dry Bones Ratling: Community Building to Revitalize American Democracy. Princeton, Princeton University Press, 2001, 322 p.

76 WIKTOROWICZ Quintan, The Management of Islamic Activism: Salafis, the Muslim Brotherhood, and State Power in Jordan. Albany, State University of New York Press, 2001, 205 p.

77 WYDMUSCH Solange & MESSNER Francis, Le droit ecclésial protestant. Strasbourg, Oberlin, 2001, 142 p.

78 ZUGGER Christopher L., The Forgotten: Catholics of the Soviet Empire from Lenin through Stalin. Syracuse, Syracuse University Press, 2001, 556 p.

79 Zylberberg Jacques, La régulation politique du religieux. Saint-Martin, Presses de l'Université Laval, 2001, 490 p.

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Réponses

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Réponse de Robert Deliège à Roland Lardinois à propos de : Les castes en Inde aujourd'hui, Paris, Presses universitaires de France, 2004. in ASSR 130-7 (2005)

1 Il n'est pas dans mon habitude de répondre aux comptes rendus de livre dont chacun sait qu'ils n'engagent finalement que leur auteur. On chercherait en vain dans ce compte rendu une critique de fond à mon ouvrage, Les castes en Inde aujourd'hui, dont M. Lardinois se contente de souligner l'inanité.

2 Un des points fondamentaux qui semble irriter particulièrement M. Lardinois est l'inadéquation du titre par rapport au contenu. S'il avait une connaissance minimale du monde de l'édition, il saurait évidemment que le choix du titre n'appartient, souvent, pas à l'auteur et obéit à des contraintes qui dépassent les seules considérations scientifiques. Plus profondément, s'il est vrai qu'il n'y a effectivement que deux chapitres pour traiter exclusivement des rapports entre castes et politique, le re- censeur devrait savoir que l'actualité ne se résume pas à la politique. Montrer la dissolution relative des catégories du pur et de l'impur, c'est autant parler du monde contemporain que disserter sur la discrimination positive ; parler des transformations de l'endogamie, de l'évanescence des relations d'interdépendance, de la perte d'adéquation entre caste et métier, c'est encore parler du monde contemporain. Réduire le contemporain au politique, cela me paraît assez léger quand on est ethnologue. Je ne prétends pas que mes thèses à ce sujet soient totalement originales, ni non plus qu'elles soient à l'abri de toute critique, mais il y a là une série de choses qui ne se retrouvent pas nécessairement dans la littérature et, en tout cas, pas particulièrement dans les ouvrages que cite M. Lardinois, ouvrages qui ne sont d'ailleurs pas tous essentiels.

3 Si M. Lardinois me reproche de ne pas être suffisamment contemporain, il me tient aussi rigueur de ne pas utiliser, autant que faire se peut, les travaux de Max Weber qui furent pourtant écrits il y a bien longtemps. J'ai consacré à Weber pas mal d'attention

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dans des publications antérieures et les raisons de citer ici ses travaux ne paraissaient pas essentielles. Malgré l'immense respect que l'on doit avoir pour Weber en tant que sociologue, il faut dire qu'il a énoncé des vérités générales sur la société indienne en n'utilisant quasiment que des textes antiques et sans s'appuyer sur des données sociologiques contemporaines.

4 Je m'en voudrais enfin de tomber dans la suffisance mais je regrette évidemment l'accusation qui m'est faite de n'avoir rien compris à Dumont et pire encore de ne pas avoir le droit d'en parler. Je me contenterai d'évoquer ici des articles publiés dans le Journal of the Royal Anthropological Institute ( Man) et L'Homme, des revues particulièrement exigeantes, qui traitaient largement des travaux de Dumont. Mes ouvrages, publiés par des maisons d'édition sérieuses, ont tous été soumis à des évaluations anonymes. J'ai également eu l'occasion de débattre des idées de Dumont dans des universités du monde entier : jamais cependant je n'ai dû affronter un tel mépris et cela d'autant plus que ma discussion de Dumont n'exclut nullement, bien au contraire, le respect voire l'admiration.

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Réponse de Paul Mattei à Rémi Gounelle à propos de :Le christianisme antique (Ier-Ve siècle), Paris, Ellipses,coll. « L'Antiquité : une histoire », 2003.in ASSR 130-45 (2005)

1 Cette notice appelle, au titre du droit de réponse, les réflexions que voici :

2 Ni l'auteur ni l'éditeur ne pensaient qu'un petit livre comme celui qui est en cause méritât d'intéresser une revue comme les Archives de Sciences Sociales des Religions. Ils n'avaient pas inclus cette revue parmi les périodiques à solliciter pour service de presse. Ils avaient donc lieu de se réjouir de ce que la présence d'un compte rendu dans la revue fût le fruit d'une démarche de celle-ci.

3 Deux accusations sont diffamatoires envers la compétence du professeur comme envers le sérieux du chercheur : absence de pédagogie et information datée. Mais il n'est pas nécessaire de les réfuter en détail : une lecture loyale du livre suffit à faire éclater la mesquinerie de la première, qui repose sur des têtes d'épingle, et l'inanité de la seconde, qui sollicite les phrases. Deux mises au point, pourtant. Il m'est reproché d'enseigner, de façon vieillotte, que le rapport entre christianisme et religion traditionnelle était pensé par les protagonistes en termes purement doctrinaux. Or, notamment, mon prévenu censeur ne s'avise pas que, p. 63, « métaphysique » a le sens, non technique, de « logomachie », à quoi, pour Pline le Jeune, Ep. 10,96, se ramène le discours tenu par deux ministrae. Il m'est reproché d'avoir situé le christianisme parmi les « cultes orientaux » selon les cadres conceptuels de la classique Religionsgeschichte. Or si, non sans hésitations, j'ai opté pour ce qui peut sembler une manière (très pâle) de rappel de celle-ci, c'est parce que je sais que les auditeurs, nombreux, auxquels j'ai l'occasion de m'adresser (mes pages sont souvent issues de conférences), s'interrogent

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sur cette situation : attitude délibérée de ma part, qui n'est pas exclusive d'autres approches.

4 Quant à mes erreurs, les imputations de M. Gounelle attestent plutôt ses propres choix et ignorances, de soi véniels, mais pernicieux en tant qu'occasions d'anathèmes sommaires.

5 J'aurais eu tort d'affirmer que les cultes civiques n'étanchaient plus, aux débuts de notre ère, aucune soif spirituelle et que la « nouvelle religiosité » promettait autre chose qu'un salut temporel. Or on lit la première assertion sous d'excellentes signatures, et récentes (R. Turcan, Cultes orientaux, 1992, p. 25 ; voir aussi Y. Lehmann, La religion romaine, « Que Sais-Je ? », 1980, 2e éd. 1989, p. 94), et rien ne permet de soutenir que la « nouvelle religiosité » s'en tînt à l'ici-bas (Turcan, p. 32). Mes expressions sont prudentes, au demeurant.

6 J'aurais péché par incongruité en parlant d'homéens « de gauche » et « de droite ». Or, M. Gounelle a l'air de ne pas savoir que cette métaphore politique, curieuse mais suggestive, est de H.-I. Marrou (Nouvelle histoire de l'Église, t. 1, 1963, p. 303 sq.), et fut reprise après lui (M. Meslin, colloque Hilaire et son temps, Paris 1969, p. 33) : elle dit bien que, sur la fin de Constance, dans l'élastique postulation d'une « ressemblance » entre le Père et le Fils, se rencontraient des « orthodoxes » hostiles à l'homoousios nicéen et des arianisants plus ou moins avérés. Même grief pour l'expression « cote mal taillée » concernant le monothélisme : est-elle très éloignée de « compromis », qu'emploient pour qualifier cette doctrine G. Dagron (Histoire du Christianisme, t. 4, 1993, p. 41) non moins que M. Simonetti (Dizionario Patristico, 1984, col. 2289) ? Et appeler « pirouette » la remarque selon laquelle les Apologistes ne s'estimaient pas tenus d'exposer la totalité des croyances et pratiques chrétiennes, voilà qui fait bon marché de la présence du même jugement chez un connaisseur tel que Pellegrino, Diz. Pat., col. 289 (aussi bien ce jugement serait à nuancer : Justin n'est, en l'espèce, ni Minucius Félix ni Lactance).

7 J'aurais, en écrivant que l'« édit de Milan » mit un terme à la persécution ouverte en 303, oublié Maximin Daia et Licinius. Passe pour Licinius, encore que les poursuites qu'il suscita se placent plus tard, dans un autre contexte : raison pour laquelle, peut-être à tort, je l'ai omis. Sur Daia, ma formule (rapide, comme il sied dans un compendium) n'a rien de choquant. Que l'on reprenne la chronologie des années 312-313 : en février 313, Constantin et Licinius se rencontrent à Milan et y arrêtent leur politique chrétienne ; avril : Maximin est battu en Thrace ; il se suicide à Tarse dans l'été ; mais, dès l'automne 312, pressé par Constantin, à l'alliance duquel il aspirait encore, il avait renoncé à la persécution.

8 M. Gounelle procède sur exemples supposés typiques, en fait ruineux, car faciles à retourner. Et son blitz se déchaîne contre des objectifs limités ou marginaux, épargnant des blocs entiers, plus nombreux et plus porteurs : le cœur de l'ouvrage serait-il moins vicieux ?

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