Civilisations Revue internationale d'anthropologie et de sciences humaines

60-2 | 2012 Être ou ne pas être balkanique

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/civilisations/2924 DOI : 10.4000/civilisations.2924 ISSN : 2032-0442

Éditeur Institut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles

Édition imprimée Date de publication : 27 juillet 2012 ISSN : 0009-8140

Référence électronique Civilisations, 60-2 | 2012, « Être ou ne pas être balkanique » [En ligne], mis en ligne le 27 juillet 2015, consulté le 02 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/civilisations/2924 ; DOI:10.4000/ civilisations.2924

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En reposant la question de l'existence et de la persistance d'une unité «balkanique», ce dossier entend réinterroger la notion d'aire culturelle, et ce notamment en revenant sur la notion controversée d'Homo Balkanicus, laquelle continue à poser problème tant dans les usages théoriques qui en sont faits que «sur le terrain social» ou polique. A l'heure où la mondialisation elle-même est mise en question et que les géographies symboliques du monde éclatent, les nous apparaissent comme bons à penser et devraient nous faire réfléchir à une possible vision plus générale des relations de l'Homme à son Temps et à son Espace.

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SOMMAIRE

HOMMAGE

Theo Angelopoulos un cinéaste grec, balkanique et universel Marianne Mesnil et Yannis Thanassekos

DOSSIER coordonné par Marianne Mesnil et Vintila Mihailescu

Présentation

Ulysse ou le balkanisme heureux Vintilă Mihăilescu

En-visager les Balkans

Le rêve oriental ou la place d’un manque Marianne Mesnil

The Balkans as an Idée-Force Scholarly Projections of the Balkan Cultural Area Diana Mishkova

Dedans, dehors et à travers les Balkans. Etudes de cas

Des jeux d’usages d’une catégorie balkanique La Transylvanie, un territoire aux marges des Balkans Bianca Botea-Coulaud

Transylvanian Saxon Symbolic Geographies Cristian Cercel

L’ Homo Balkanicus en contexte migratoire Un modèle d’identification à défendre ou à rejeter ? Katerina Seraidari

Sevdah Malina Stefanovska

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VARIA

Ici ça se fait, ici ça se paie ! Autorité, religion et transformation sociale dans le Nord Ceará (Brésil) Agnès CLERC-RENAUD

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HOMMAGE

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Theo Angelopoulos un cinéaste grec, balkanique et universel

Marianne Mesnil et Yannis Thanassekos

1 Ce 24 janvier 2012, disparaissait le grand cinéaste grec Theo Angelopoulos. Une très brève séquence du Journal télévisé de 2 a relaté l’événement le soir même. Rappelant la Palme d’Or qui lui avait été décernée à Cannes en 1995, le journaliste qui a commenté la triste nouvelle a souligné, à juste titre, combien les circonstances de sa mort tragique étaient une image inversée de son œuvre et, en particulier, de son rapport au temps.

2 En effet, le cinéaste qui, au mépris de toute règle commerciale, sut créer dans ses films un temps de l’éternité (L’Eternité et un jour, 1998) rejoignit la sienne ce soir-là, fauché dans Athènes par un motard trop pressé. 3 À l’opposé de la contraction suffocante des lieux et des distances, et contre l’accélération assourdissante des vitesses, l’œuvre cinématographique d’Angelopoulos, depuis son premier grand film (La reconstitution, 1970) jusqu’à ses dernières réalisations (La Poussière du Temps, 2008), travaille inlassablement à réparer, à restaurer l’espace et le temps en tant qu’ils sont pour nous, au propre et au figuré, notre seule et exclusive demeure au monde. Toutes ses réalisations peuvent être vues comme une pédagogie qui s’obstine à nous apprendre à habiter à nouveau cette vieille demeure que nous avons quittée, désertée, il y a des lustres, pour les jouissances faciles de l’immédiateté et de l’éphémère. 4 Aussi, à travers ses films, le cinéaste grec nous donne à profusion du temps et de l’espace – car il faut du temps pour traverser du temps et des lieux pour arpenter l’espace ; temps lent, espace dilaté, tous deux emplis, saturés, d’expériences vécues, individuelles et collectives, de génération en génération et transmises par elles comme autant de fresques murales stockées dans les mémoires. Car c’est bien là la focale de l’œuvre : mémoire des lieux, mémoire des instants. 5 Certes, ces mémoires et ces expériences se rapportent à un univers circonscrit géographiquement, culturellement, politiquement et historiquement. 6 Grec, tout d’abord, Angelopoulos l’est tout au long de son œuvre enchâssée dans les souffrances et les illusions de son peuple. Le cinéaste en évoque sans cesse la mémoire

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qui, en Grèce, plus que partout ailleurs, pèse de ses longs siècles d’Histoire, tantôt grandiose et revendiquée, tantôt dérangeante et déniée. N’est-ce pas là le sens qu’on peut donner au lent mouvement giratoire qu’impose la caméra, autour de la baie de Salonique, à un énorme doigt de pierre, accusateur de l’Histoire (Paysage dans le brouillard, 1988)? Ce fragment d’une statue antique, un hélicoptère vient, sous nos yeux, de le faire surgir du fond de la mer où il croupissait depuis des millénaires1.

Photo de tournage du flm de Teo Angelopoulos Paysage dans le brouillard (dans la Baie de Salonique). © Marianna Karapiperi 1991.

7 La mémoire des souffrances, mais aussi et peut-être surtout, les mémoires en souffrance du peuple grec sont au cœur de la majeure partie des réalisations d’Angelopoulos. Journées de 1936 (1972) et Le voyage des comédiens (1975) – pour ne citer que ces deux films – nous donnent à voir, nous donnent à sentir, comme autant de gigantesques fresques historiques, comme autant d’insistants rappels mémoriels, les cicatrices toujours à nu laissées par ces journées, par ces années de plomb qui ont marqué l’histoire contemporaine grecque : guerre, occupations, guerre civile, répression, persécutions, arrestations, prisons, déportations, exil politique.

8 Dans Les Chasseurs (1977) également fait retour la mémoire encore fraîche des maquisards de la guerre civile (1946-1949)2. Et c’est encore le propos de l’Apiculteur (2004), assailli par le désarroi, la solitude, le désespoir, l’étrangeté de l’existence de tous ceux qui, rescapés des années noires, peinent à survivre dans les ruines du présent. 9 Le cinéma d’Angelopoulos, c’est aussi la Grèce de la pauvreté qui pousse à l’émigration et vide les villages de leurs hommes, abandonnant femmes et enfants à l’attente d’un hypothétique retour. Ainsi, dès son premier long métrage (La Reconstitution 1970), le cinéaste choisit comme décor cette Grèce du nord (de l’Épire) grise, pluvieuse, hivernale; celle que ne fréquentent pas les touristes. Le drame quotidien de l’émigration pour ceux qui restent, c’est aussi le thème qui sous-tend Paysages dans le

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brouillard (1988), histoire de deux enfants qui veulent rejoindre leur père et s’embarquent dans un train qui les mène « vers le nord », jusqu’à ce « paysage dans le brouillard » dominé par un mirador, à l’une de ces frontières de nulle part où les petits héros du film pensent que« de l’autre côté, c’est l’Allemagne ! » 10 Le thème des frontières, parfois meurtrières, toujours absurdes, est également un motif récurrent qu’affectionne le cinéaste. Et c’est ici que nous voyons à l’œuvre le cinéaste balkanique. 11 Le Pas suspendu de la cigogne (1991) et surtout le Regard d’Ulysse (1995) s’inscrivent dans un vieil espace balkanique fractionné par de « nouvelles frontières », celles des États- nations mis en place dans les grands Traités imposés par les puissances occidentales. Le pas suspendu, c’est celui d’un homme qui fait mine d’enjamber une ligne dessinée sur le sol, en narguant de piètres soldats chargés de garder les lieux. Ici encore, les miradors dominent le paysage… Cette absurdité des frontières qui séparent arbitrairement les familles, nous la retrouvons dans cette autre scène du même film où l’auteur, avec toute la force de sa poésie, fait se rejoindre un couple de jeunes mariés au milieu d’une rivière qui sépare deux terres anciennement unies. 12 Quant au Regard d’Ulysse, son périple s’inscrit dans une cartographie qui relève de l’ancienne Turquie d’Europe, d’Athènes à Constanta (Roumanie), en passant par Sarajevo. 13 Ce rapide et très incomplet parcours de la filmographie d’Angelopoulos nous montre qu’au-delà de son encrage territorial et culturel, l’œuvre a bien une portée universelle. Les thèmes et motifs de ses évocations mémorielles n’ont rien de singulier. Au contraire, ils touchent à cette universalité qui, depuis les temps immémoriaux, taraude l’histoire des hommes : guerres, conflits fratricides, défaites, dénuement, relégations, déplacements de populations, immigration, frontières… Toutes ces problématiques convergent finalement dans le premier volet de ce qui devait être une trilogie, le grandiose Elini (2004). 14 Films historiques de fiction ? Films d’histoire ? En aucune façon. Films nourris d’histoire ? Certainement. Et plus encore, œuvre nourrie de mémoires, films de mémoire, films faisant mémoire. Celle des éprouvés, celle des vaincus de l’Histoire. Angelopoulos ne connaît que trop bien Clio pour se laisser prendre à son jeu. Cette fille de bonne famille, comme dirait Péguy, se contente de tourner, une par une, une fois écrites, les pages de l’Histoire, du livre de l’Histoire. Page tournée, affaire classée ! Le passé, c’est le passé ; on ne peut ni le changer, ni le modifier ; choses mortes, à jamais disparues. 15 Mais le talentueux cinéaste grec ne l’entend pas ainsi. Son œuvre cherche à établir, pour nous et à notre usage, un tout autre rapport avec l’Histoire, avec le passé. Pour y parvenir, il met à contribution l’impétueuse Mnèmè, Mnèmosynè, l’éternelle rivale de Clio. Mère desMuses, la Mémoire (Mnèmè) s’applique en effet à défaire, à déjouer en permanence le travail accompli par Clio. Elle retourne, elle parcourt les pages de l’histoire en sens inverse. 16 Autrement dit, s’appuyant sur Mémoire, le cinéaste n’a de cesse que de ramener le passé au présent, de le faire revivre au présent, de nous rendre contemporain ce qui, sans cela, serait irrémédiablement révolu. Tel est l’enjeu majeur de l’œuvre : rendre présent l’absent, visible l’invisible, par la résurrection des paysages, des visages, des acteurs du passé, par la résurrection rédemptrice de l’histoire. Il y a du Benjamin chez Angelopoulos3.

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17 Impossible de passer sous silence l’importance de la musique dans l’œuvre d’Angelopoulos. Elle est en parfaite « harmonie » avec l’ensemble de son projet. La compositrice Elini Karaïndrou y a fait un travail en parfaite symbiose avec le réalisateur. On y retrouve, au niveau sonore, toutes les intentions exprimées dans ses films. Ainsi un héritage de musique grecque et balkanique (« populaire ») vient à la rencontre d’une tradition occidentale de musique symphonique pour exprimer, dans un langage sonore universel toute la gamme des sentiments de lyrisme, de drame, de nostalgie, de tragédie. 18 Enfin comment ne pas mentionner également la perspicacité dont ont fait preuve le cinéaste et ses collaborateurs dans le choix des lieux, des bâtiments, des paysages qui révèlent, in fine, une véritable topographie chargée d’épaisseur historique. 19 Le cinéma d’Angelopoulos, c’est un regard tour à tour amère, mélancolique, nostalgique, mais toujours douloureux, jeté sur les déchirures et les ruines qu’ont laissé les fureurs du passé, présence que la modernité travaille à effacer. Vu sous cet angle, son cinéma n’a jamais été aussi actuel ! Et il restera sans doute l’une des plus grandes figures du cinéma grec, balkanique et universel.

NOTES

1. Le plan est un clin d’œil d’hommage du cinéaste grec à ses collègues italiens et, en particulier, au Fellini Roma dont on se souvient du long plan de l’hélicoptère balançant au-dessus de Rome la statue de saint Pierre ! 2. Le cinéaste s’est inspiré d’un fait réel : dans les années 1950, les corps de maquisards ensevelis et conservés dans la neige des hautes montagnes furent retrouvés par un groupe de chasseurs tout aussi craintifs que haineux. 3. Nous nous référons ici au texte quasi-testamentaire de Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », et singulièrement à sa troisième thèse : « Le chroniqueur, qui rapporte les événements sans distinguer entre les grands et les petits, fait droit à cette vérité : que rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour l’histoire. Certes, ce n’est qu’à l’humanité rédimée qu’échoit pleinement son passé. C’est-à-dire que pour elle seule son passé est devenu intégralement citable. Chacun des instants qu’elle a vécus devient une citation à l’ordre du jour – et ce jour est justement celui du Jugement dernier » (Œuvres, t. III, Gallimard, coll. Folio, 2000, p. 429).

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DOSSIER coordonné par Marianne Mesnil et Vintila Mihailescu

NOTE DE L’ÉDITEUR

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DOSSIER

Présentation

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Ulysse ou le balkanisme heureux

Vintilă Mihăilescu

Heureux qui, comme Ulysse… Joachim du Bellay (1558) 1 À quoi bon les Balkans par ces temps de mondialisation ? Parce qu’on n’arrête pas d’en parler et d’en faire un jargon politique – pourrait-on dire. La région, indépendamment des frontières qu’on lui confère, continue donc de poser des problèmes, d’être un problème : les peuples de Yougoslavie se sont faits la guerre, mobilisant l’Europe entière (sinon l’ensemble du monde), le Kosovo a ouvert la boite de Pandore des irrédentismes régionaux, la Grèce est un casse-tête financier et politique, la Turquie frappe à la porte de l’Union européenne et on ne sait qu’en faire, la Roumanie et la Bulgarie sont mises en quarantaine, et ainsi de suite. Mais n’est-ce pas là une vieille chanson ? Y a-t-il quelque chose de nouveau à ajouter à cette vieille histoire balkanique, sinon lui inventer de nouvelles solutions politiques concrètes et ponctuelles ?

2 On peut être tenté de dire non et de se remettre, encore une fois, aux stéréotypes étiologiques aussi vieux que le balkanisme lui-même : les « Balkaniques », c’est comme ça ! Mais c’est justement ici que l’approche des sciences sociales, mise à jour, pourrait apporter un éclairage compréhensif sur cette incompréhension chronique de l’Occident. Par ailleurs, justement à cause de ces incriminations et récriminations durables de part et d’autre, de leurs problèmes récurrents, les Balkans ne sont pas seulement bons à accuser ou à soigner, mais aussi « bons à penser ». Et cela aujourd’hui surtout, quand la mondialisation elle-même est mise en question, quand l’Europe souffre de plus en plus du complexe Hannibal ante portas, se déclarant assiégée, hier par les Arabes, aujourd’hui par les Tsiganes, et envisage un remaniement de ses politiques de mobilité, quand les chefs d’États semblent être d’accord sur le fait que « le multiculturalisme est mort » et qu’un livre à succès fait « l’éloge des frontières » (Debray 2010), quand de plus en plus d’intellectuels nous invitent à repenser notre vision du monde (e.g. Hessel et Morin 2011), bref, c’est surtout aujourd’hui, quand les géographies symboliques du monde éclatent, que les Balkans sont bons à penser et devraient nous faire penser. Non pas seulement pour leur propre bien et pour celui,

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indissociable, de l’Europe toute entière, mais aussi pour y puiser, éventuellement, une possible vision bien plus générale sur les liens de l’Homme à son Temps et à son Espace. 3 Toute cette plaidoirie semble se fonder sur la supposition que les Balkans sont un objet d’étude étalé en tant que tel devant nous. Ou bien, pour traduire cela dans un langage plus prudent, qu’ils sont une « construction sociale », certes, mais qui existe en tant que construction dans un espace identifiable. Mais l’Homo Balkanicus existe-t-il vraiment ? Mauvaise question ! Tout ce qu’on peut dire, en bonne conscience, c’est qu’il n’existe pas, mais peut devenir à tout moment ce qu’il est. Les choses ne sont donc pas si simples...

Héritage, altérité et patrimoine

4 Parler d’Homo Balkanicus c’est assigner une identité collective à un ensemble d’individus placés dans l’espace. Et nous voilà embarqués dans le fourre-tout de l’identité ! Pourtant, aussi compliquée qu’elle s’est avérée aux yeux de nombreux savants, il nous faut l’affronter et trouver un fil d’Ariane pour s’en sortir. Dès lors, sans s’attarder sur les difficultés, nous allons avancer sur la voie selon laquelle l’identité est un discours légitimant des appartenances sensées. Cela veut dire que l’identité est une « histoire » (Ricoeur 1990), un fait de conscience aussi et non pas une appartenance « de fait et de droit ». Celle-ci reste l’enjeu de ce jeu constitutif de toute société qui consiste à garantir l’appartenance et à éviter l’exclusion ; mais il s’agit en outre de trouver la plus sensée des appartenances disponibles. Cela veut dire également que l’identité est un choix d’appartenances virtuelles et donc, une stratégie identitaire, mais aussi une stratégie qui requiert la reconnaissance (Honneth 1995) de l’Autre pour obtenir sa légitimité : un individu seul sur une île n’a pas d’identité et un individu qui se croit Napoléon n’obtiendra pas la reconnaissance légitimante des autres. Mais surtout, l’identité organise le sens (Castells 2004), elle donne du sens aux appartenances et les choisit pour en tirer du sens.

5 Quel sens y a-t-il alors à se croire balkanique ? Pour trouver une réponse tant soit peu satisfaisante, il nous faut d’abord examiner en amont les conditions de possibilité d’une pareille identification, c’est-à-dire la « légitimité » de principe de l’Homo Balkanicus. Quels sont donc les éléments sur lesquels appuyer, le cas échéant, pareille revendication qui pourrait prétendre à sa légitimité ? 6 Avant de s’engager sur ce long chemin, il faut se munir d’une « feuille de route ». En voici une. Toute identité collective puise ses identifications dans un héritage du passé et produit son discours identitaire présent en négociant sa légitimité avec une altérité significative et en travaillant sur le sens du patrimoine qu’elle se donne. Dans cette équation, l’héritage est ce qu’on reçoit du passé et qui dépasse toujours le présent, tandis que le patrimoine est ce qu’on en prend pour l’usage identitaire du présent1, le passage entre les deux étant assuré par les ruses de la mémoire sociale toujours ancrée dans les contraintes et opportunités de l’actualité. Pour cette mémoire-là, par le biais des idéologies autochtonistes, l’espace est l’héritier du temps.

Héritage

7 Commençons donc par l’héritage. Qu’y a-t-il de partagé dans le passé des Balkans permettant de légitimer un héritage commun de l’Homo Balkanicus ? Tout d’abord, les

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populations de la région ont en partage un fond thraco-illyrien commun, mais surtout une « longue durée » (Braudel 1958) partagée à travers des empires successifs, d’Alexandre le Grand en passant par l’Empire Romain et Byzance jusqu’à l’Empire Ottoman. Contrairement aux images courantes des manuels d’Histoire nationale, cette succession d’empires a représenté aussi une ligne définitoire de continuité au-delà des fractures et particularités inévitables. Séparées de maintes façons, isolées dans leurs terroirs aux creux des montagnes, les différentes populations de la région se sont pourtant retrouvées dans un vivre ensemble millénaire. Diana Mishkova nous présente cette « idée-force » diversement orchestrée par les grands savants des Balkans qui se sont consacrés à reconstituer cette filiation balkanique commune, contrairement aux visions nationalistes dominantes de leur temps.

8 Plus importante peut-être que cette unité récursive, la succession d’empires a perpétué aussi une approche politico-administrative similaire qui combinait le centralisme avec la liberté locale des groupes ethniques et/ou confessionnels de la région, en leur accordant une relative autonomie et liberté d’expression identitaire. Cette politique vint ainsi renforcer (ou peut-être a été réclamée par) « l’insularité fonctionnelle » (Prevelakis 1994) du relief balkanique, qui a fait s’exclamer un géographe roumain, selon lequel « le pays est plein de pays ! » L’isolement naturel (relatif) des communautés au sein des dépressions montagneuses se voit (relativement) légitimé politiquement, en consacrant ainsi une fragmentation durable des Balkans sur fond de leur unité, elle-même relative. Par ailleurs, cette « insularité » naturelle n’a pas empêché la communication trans-balkanique, grâce au réseau de routes tissé par les Romains, en premier, au commerce, aux transhumances des Aroumains, mais aussi par ces « foires de deux pays » (ou foires de filles), où des communautés venant de dépressions avoisinantes se rencontraient sur les hauteurs des montagnes pour des échanges marchands et démographiques réguliers. L’héritage commun est ainsi celui d’une complémentarité de divergence et convergence 2, d’un local fier de lui, mais perméable aux influences des autres. On retrouve ce visage de Janus dans la diversité des langues qui ont tout de même permis aux linguistes de parler d’une aire linguistique pan-balkanique et qui assurent une réelle intercompréhension dans la région (Mesnil 2007) ; on retrouve facilement un tel air de famille dans la cuisine, jalousement locale, fièrement nationale et essentiellement commune et qu’on peut reconnaître chaque fois que les Balkans se mettent à table ; dans le folklore aussi, que les élites nationales ont cloisonné dans des frontières politiques, mais dont on peut toujours retracer les passages trans-frontaliers. 9 Mais il y a aussi une autre « ambivalence », d’une toute autre nature, que partagent les chrétiens des Balkans. Il s’agit, selon Milica Bakić-Hayden, du noyau dur de l’Église orthodoxe, « au centre de laquelle se trouve la personne antinomique du Christ Incarné, un être en même temps entièrement humain et complètement divin qui sert de trait d’union entre Dieu et l’humanité. On retrouve cette antinomie dans l’anthropologie orthodoxe, dans laquelle les êtres humains agissent comme des traits d’union entre les choses intangibles de l’esprit, ou noetos, et les objets matériels du monde sensible, ou aisthetos ». On la retrouve aussi dans l’organisation du monde social, car « dans la tradition byzantine, la dyarchie de l’imperium et du sacerdotium, incarnée respectivement par l’empereur et par le patriarche, était vue comme une symphonie » (Bakić-Hayden 2005 : 66). Au lieu de rester figée sur les histoires d’amour et de haine de l’Église et du Pouvoir laïc qui ont fait que cette « symphonie » sonne faux plus d’une

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fois, Bakić-Hayden suit d’un œil plutôt « emic » ce modèle de l’ambivalence à l’œuvre dans les croyances et pratiques de longue durée des gens des Balkans. Elle arrive ainsi à affirmer que c’est justement cette ambivalence ontologique et morale – « c’est-à-dire la reconnaissance de l’ambivalence inhérente à la réalité même » (idem : 76) – qui constitue le vrai héritage byzantin. 10 Enfin, on peut invoquer une autre « ambivalence » (ou complémentarité), mais qui, cette fois, se dessine comme telle plutôt dans le miroir de l’Occident. C’est, par exemple, le sentiment trouble du Français Ulysse de Marsillac qui constatait, lors de son séjour à Bucarest au milieu du XIXe siècle : « Entrez dans un salon, vous vous trouvez à (…) Rien ne manque de ce qui constitue la civilisation dans ce qu’elle a de meilleur. Quittez le salon et sortez dans la rue. Vous vous réveillez complètement dans l’Orient de vos rêves. » En réfléchissant à cette « ambivalence », il se confessait en 1869 : « Dans les pays très civilisés, à Paris, par exemple, il existe certainement des satisfactions de l’esprit et des sens, mais il manque à nos âmes quelque chose que je ne peux définir, mais que je sens profondément » (extraits cités dans l’article de Marianne Mesnil, dans ce numéro). Sur les traces de ce « manque » mystérieux, Marianne Mesnil arrive, en Sherlock Holmes de l’histoire, à découvrir que ce qui « manque » à « l’âme » occidentale, ce n’est, ni plus, ni moins, que…le corps3. Et cela à cause du « processus de civilisation » qui, du petit manuel de civilité d’Erasme, en passant par l’alliance du christianisme et de Descartes pour arriver au « malaise dans la civilisation» dont parlait Freud, « va accentuer la coupure entre le corps et l’âme. L’être civilisé devient un être désincarné » (Marianne Mesnil, dans ce volume). Elias lui-même en discute les conséquences : dans le chapitre intitulé « De la contrainte à l’auto-contrainte », Elias évoque les plaies « que les conflits de la civilisation ont infligées au psychisme », et qui ne cicatrisent pas toujours bien. Et, dans une interview donnée à propos de son livre, il parle de « stopper cette hémorragie du plaisir humain, qui parfois me serre le cœur » – nous rappelle encore Marianne Mesnil. Or, les Balkans n’ont pas bénéficié d’un tel processus de civilisation – ou peut-être s’en sont bien gardés4… – jusque tardivement, au temps de la formation des nations. Ce qui leur a valu cette image (occidentale) de débauche hédoniste5 et… d’incivilité. 11 Ce « manque » civilisationnel va de pair avec un autre, tout aussi occidental dans sa représentation : l’inexistence de l’individu dans les Balkans – ou, de manière plus nuancée, de l’individualisme. C’est le stigmate que Henri Mendras, par exemple, inflige à « l’autre Europe » (Mendras 1997), mais aussi le constat de bien des autochtones. Quand la psychologie des peuples était encore en vogue, par exemple, beaucoup de spécialistes du domaine, formés à l’esprit de l’Occident, ont formulé des thèses sur la subordination de l’individu au social6 et ont dénoncé le « grégarisme » de leurs concitoyens. Dans une perspective sociologique, P. H. Stahl affirmait en 1973 que « si [en Roumanie] les départements se composent de villages, les villages se composent à leur tour de maisnies et non pas d’individus (…) » (Stahl 1973 : 150). Jusqu’à présent, en Roumanie, par exemple, la famille reste la valeur et l’ancrage social suprêmes dans tous les sondages d’opinion et le bonheur individuel même en dépend (Bodea 2011). On peut conclure ainsi, d’un point de vue occidental, que l’homme des Balkans est un individu « inachevé », voire insuffisamment libéré de sa socialité de nature typiquement rurale7, et qui manque de maîtriser d’une manière civilisée son corps et les « débauches » de celui-ci. C’est dans ce sens qu’on peut – et doit – lire la thèse de Maria Todorova selon laquelle le balkanisme doit être disjoint de l’orientalisme, car si celui-ci oppose deux types, le premier ne fait qu’opérer une distinction à l’intérieur du même type. Plus

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précisément, si l’Orient est l’Autre de l’Occident, les Balkans n’en sont que le Soi incomplet : comme on vient de le voir, il leur « manque » quelque chose (Todorova 1997 : 18). Ou bien, vu des Balkans, c’est à l’Occident que ce manque peut être attribué…

Altérité

12 Cela nous ramène au deuxième repère de notre « feuille de route » : l’altérité. À qui se sont donc rapportés les gens des Balkans, qui fut leur « Autre significatif » ? La plupart du temps, l’autre fut l’étranger proche, le voisin différent. Les relations avec celui-ci étaient habituellement réglées par les lois assez strictes (et « ambivalentes »…) de l’hospitalité et de l’hostilité (Mesnil et Mihăilescu 1998). C’est plutôt la modernité et l’idéologie militante de la nation qui ont fait basculer ces rapports. Car c’est à ce moment-là que l’Occident est devenu l’idéal et le modèle de Soi des « jeunes nations » et que la course à « l’intégration européenne » a commencé – course qui n’est pas encore tout a fait achevée même aujourd’hui, mais qui a marqué tous les projets de sociétés des pays balkaniques au long des deux derniers siècles. L’ensemble de l’héritage balkanique fut réduit au « joug Ottoman » et jeté par dessus bord afin de voguer vers un Occident de tous les désirs et qui donnait un autre sens aux discours identitaires. L’insularité fonctionnelle vira à la fragmentation récurrente et exclusiviste, alimentant des entités hostiles se donnant la guerre au nom d’une autre insularité, nationale cette fois, légitimée par la trinité ethnique d’une langue, d’une culture et d’un territoire. La longue durée commune tourna elle aussi aux généalogies des entités individuelles. Dans la foulée, l’appartenance même à une « aire culturelle » balkanique devint plutôt l’objet d’un rejet national, surtout de la part des pays limitrophes. Pour la Roumanie, par exemple, les Balkans commençaient « de toute évidence » au-delà du Danube. La Yougoslavie, dont les jeunes chantaient encore du temps de Tito Balkane, Balkane, Balkane moj/ Budi mi silan i dobro mi stoj (Balkan, Balkan, Balkan à moi/sois fort et tiens bon pour moi) s’est vue prise dans un entre-deux conflictuel, « ni à l’Est, ni à l’Ouest » (Volcic 2009) et a fini par se déchirer. La Grèce essaya d’échapper aux Balkans en s’enfonçant dans son Antiquité proto-européenne et donc pré-balkanique. Quant à la Turquie, la question se posa d’une manière encore plus « dilemmatique » : revendiquer son « européanité » à travers l’héritage ottoman des Balkans, ou plutôt sa « musulmanité », qui la rapprochait du monde arabe ? Dans son article, Katerina Seraïdari en résume bien l’enjeu symbolique par une citation qui a l’air inoffensive : « Tout dépend de ce que veut le Turc. S’il veut être considéré comme un musulman, alors il se pense proche des Arabes. Mais s’il veut être vu comme un européen, alors il reconnaît des similitudes culturelles avec les Grecs » – expliquait récemment un migrant turc à Bruxelles. « En fait – conclut-elle – l’adhésion ou non au modèle de l’Homo Balkanicus ne se pose pas en termes d’appartenance (à un territoire déterminé par la géographie et l’histoire) pour les Grecs et les Turcs, mais en termes de rapportsde force ».

13 Quoique la plupart des élites nationales se soient embarquées dans cette aventure de la nation moderne, il y a aussi eu des voix qui se sont élevées, comme le montre bien l’article de Diana Mishkova, pour opposer un autochtonisme balkanique à un autre, restrictivement national, et qui ont déploré l’imposition par les grandes puissances du schéma national à une réalité politique qu’ils envisageaient plutôt comme fédérative. Mais ils sont restés plutôt marginaux. Entretemps, les historiens et autres experts de la nation se sont divisés en deux courants d’un conflit idéologique interne et chronique,

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opposant les tenants d’une européanité à tout prix, à ceux d’un autochtonisme militant, entretenant ainsi une ambivalence constitutive de leurs identités nationales. Même les Grecs, dont l’Antiquité est encore perçue comme fondatrice de l’Europe, « sont eux- mêmes ambivalents concernant leur grade d’européanité » (Herzfeld 1987 : 2). L’ambivalence tourna ainsi à la dissonance. 14 Devenue mesure de soi, l’altérité occidentale imposa aussi la mesure de l’incomplétude des identités balkaniques (par rapport à elle-même, bien sûr), en les repoussant dans une « autre Europe », stigmatisée par le sobriquet du « balkanisme ». Mais cette histoire est trop connue pour la répéter ici. Il n’en reste pas moins que par cette altérité qui apporta la modernité aux Balkans et les nations aux peuples, la longue durée autochtone du métissage de tous fut découpée en filiation de chacun, et que le souvenir de victoires ou de défaites diffuses fonda des mémoires sociales revendicatives et exclusivistes : l’espace fut découpé en territoires.

Patrimoine

15 Le patrimoine, dernier repère de notre parcours, s’est organisé depuis lors, selon ce format prestigieux de la nation : de l’héritage commun, chaque « nation » a essayé de prendre sa part à elle et de se légitimer par ce découpage exclusiviste de son propre « patrimoine ». Et plus ces jeunes nations devenaient conscientes de leur relative invisibilité de « cultures mineures », plus elles se sont efforcées de la compenser par l’affirmation idéologique d’une profonde authenticité unique et incomparable (Kiossev 2005 : 181). Le modèle de good practice est devenu l’ethnologie nationale, avec ses principales institutions (musées, archives et écoles), qui s’est donnée la tâche patriotique d’une défense et illustration de l’unité, de la continuité et de la spécificité nationales dans leur territoire « naturel ». Toutes les sciences de l’Homme devinrent « nationales » et, du folklore à la gastronomie, tout fut assigné à cette spécificité nationale. L’enjeu était vital au sens propre du terme : il y allait de l’existence même de la nation !

16 C’est aussi à cette époque que les concepts d’espace ou d’aire culturels, fournis par les évolutionnistes ou diffusionnistes occidentaux, ont pris tout leur essor et leur signification. Mais ce fut plutôt pour y inscrire les nations (et des « zones ethnographiques » à l’intérieur de celles-ci), que pour dessiner des ensembles englobants et trans-frontaliers. Patrimoine et frontières y allaient de pair, se conditionnant réciproquement. L’identité même devint « possessive » : « ce que je possède, vous ne le possédez pas puisque ce qui est ‘à moi’ n’est pas ‘à vous'« (Latour 2011). Pareille logique de possession exclusiviste et cloisonnée ne s’impose que par la force et au risque de procès de partage. Ce fut le temps des guerres balkaniques ainsi que des deux guerres mondiales. Un temps qui resurgit avec le découpage de la Yougoslavie. Et qu’on retrouve encore d’une certaine manière, plus récemment, avec la stratégie « post-nationale » des régions européennes, qui se veulent simplement fonctionnelles économiquement et utiles politiquement en vue de l’unité européenne, mais qui font ressurgir tous les démons d’un passé local. 17 Des luttes symboliques se donnent aussi tout autour du contour flou des Balkans. C’est le cas exemplaire de la Transylvanie : à qui est cet espace à la fois régional, national et européen ? Quel type d’appartenance fait sens et pour qui ? Comment définir ce territoire à la foisgéographiquement frontalier, territoire-frontière et territoire à frontières

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? – se demande Bianca Botea. Et Cristian Cercel ajoute : que faire d’une frontière qui, pour les Saxons de Transylvanie, était celle du « monde civilisé » quand elle se dissout à l’intérieur d’un même territoire devenu national ? Surtout quand cette frontière-là garde sous les cendres le feu vivant des grands schismes continentaux ranimés par les découpages civilisationnels d’un Huntington. 18 Enfin, ces tensions et dilemmes balkaniques sont également emportés loin des Balkans par les nouvelles diasporas de la mondialisation. De loin et de près, les luttes symboliques de suprématie et de pouvoir se prolongent souvent dans des registres qui peuvent sembler bénins. C’est le cas, par exemple, de « la guerre de la sarma8 » (Mihăilescu 2003). C’est aussi le cas, plus connu, de la guerre de la feta, suivie avec attention dans son article par Katerina Seraïdari pour mettre en scène l’enjeu réel de la lutte que se donnent, à travers la labellisation d’un fromage, l’héritage « antique » (donc grec) et « ottoman » (donc turc) des Balkans : « Le recours à la Grèce antique – explique l’auteur – sert à assurer des droits de propriété sur le territoire, ses populations, ses produits, sa continuité historique, son patrimoine culturel, ses noms ; autrement dit, « ce qui est à nous ne peut pas être balkanique car, dans ce cas, la question d’une appropriation possible serait posée, et cela serait contre les intérêts nationaux grecs. En mettant l’accent sur le temps et sa profondeur, la référence antique finit par extraire la Grèce de l’espace balkanique, considéré comme une construction postérieure (…). Pour le dire autrement, à la référence antique au caractère exclusif se juxtapose la référence inclusive à l’Empire ottoman » (Seraïdari, dans ce volume). 19 Et tout finit dans le sevdah, cette nostalgie récupératrice dont nous parle ici Malina Stefanovska : « j’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans… ». Devenus mémoire, les Balkans renaissent à Los Angeles… 20 Discours sensé comme toute identité, Homo Balkanicus fait sens pour les uns plutôt que pour les autres, dans certaines situations plutôt que d’autres, par rapport à soi ou contre un Autre. Il n’en reste pas moins que, de la grande politique à la vie quotidienne et d’une manière ou d’une autre, il continue à « faire sens ».

Ulysse ou la transhumance

21 Parler de nouveau de Balkans ne veut pas dire récuser ou subir encore une fois le stigmate. N’y a-t-il pas aussi quelque chose de bon dans cette « balkanitude » ? Une certaine récupération à la manière de la « négritude » est-elle envisageable ? On la pratique quelquefois à travers une auto-exotisation (Kiossev 1998) ironique, en renversant le stigmate par une esthétisation de « l’incivilité » balkanique, comme dans les films de Kusturica et/ou la musique de Bregovici, par exemple. Mais n’y a-t-il pas quelque chose de plus dans cette « balkanitude » ?

22 Revenons donc aux sources pour revoir d’un autre œil l’héritage balkanique. Remontons jusqu’à la figure emblématique d’Ulysse, par exemple. Et revoyons aussi une autre histoire toute aussi emblématique des Balkans : la transhumance – du latin trans (de l’autre côté) et humus (la terre, le pays). En tant que Pénélope du berger errant, si j’ose dire, les Balkans peuvent être envisagés selon ces deux métaphores référentielles comme un parcours d’éternels retours plutôt qu’une simple « résidence ». Les Balkans sont ainsi une aire culturelle surtout par leur côté Pénélope9, ouverte par ailleurs à toutes les (més)aventures et brassages à travers et en dehors de cet espace.

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23 Dans cette perspective, la morale identitaire de l’Homo Balkanicus peut être résumée par la confession suivante d’un vieil Aroumain de Dobroudja : « Les Grecs nous appellent Kutovlahi, les Aroumains de Grèce Vîryareni, les Bulgares Vlasi, les Aroumains Farsirotes Cipani, les Roumains de Roumanie Machedoni. Personne ne sait que nous sommes Gramusteani [de Gramustea, dans les montagnes du Pinde] ! » (Nicolau 1993 : 177). On retrouve ici un autre aspect de « l’ambivalence » de ces « groupes virtuels » dont parlait Evans-Pritchard à propos des Nuer, avec leurs incessantes « fusions et fissions » d’une « anarchie » pourtant bien « ordonnée » (Evans-Prichard 1940). En tout cas, on doit y reconnaître une dynamique identitaire qui, tout en restant fière, est ouverte à toutes les rencontres de son parcours. Par ailleurs, on peut identifier une articulation qui peut sembler « ambivalente » elle aussi, entre ancrage au terroir et errance – ou, si l’on préfère, entre local et global. 24 N’y a-t-il pas une certaine leçon à tirer de cette souplesse ? On revient ainsi, enrichis, à l’« ambivalence » dont parlait Bakić-Hayden et dont il a été question de maintes façons tout au long de ces pages. Et on peut aussi faire nôtre son propos final : « l’héritage Byzantin de l’ambivalence, c’est-à-dire la reconnaissance de la réalité comme étant intrinsèquement ambivalente, pourrait être précisément ce que l’Europe actuelle a besoin de reconnaître et reconsidérer afin de se mettre d’accord avec ses différents moi, y compris balkanique » (Bakić-Hayden 2005 : 74). 25 Ne pourrait-on donc parler (aussi) d’une balkanisation positive, mettant à profit un savoir-faire identitaire et une pratique de l’espace qui furent pour une bonne part œcuméniques avant d’être possessivement ethniques ?

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NOTES

1. Cette dynamique de l’héritage et du patrimoine est similaire à celle suggérée par Selim Abou à travers la distinction entre identité culturelle et identité ethnique. Celle-ci est définie comme étant « la référence à une histoire ou une origine commune symbolisée par un héritage culturel commun, qui ne couvre cependant qu’un fragment de la culture du groupe ». L’identité culturelle est justement cette « culture du groupe », le répertoire de pratiques et connaissances disponibles à une communauté, tandis que l’identité ethnique est seulement ce « fragment », une sélection que le groupe (re)présente comme définitoire. Par ailleurs, « si l’identité ethnique dépend en partie de la manière dont le groupe interprète son histoire, l’identité culturelle échappe en grande partie à sa conscience et à ses prises de positions idéologiques » (Abou 1981 : 33-42). 2. Pour dénommer cette dynamique on peut recourir au terme de « segmentarisation » et à ses mécanismes opposés de « fusion » et de « fission », qu’Evans-Pritchard (1940) a utilisé pour décrire la société segmentaire des Nuer, mais aussi pour suggérer un processus social plus général, dépassant largement l’organisation segmentaire proprement dite. 3. Alexander Kiossev reproduit à son tour la surprise emblématique d’un savant étranger : « Les gens d’ici [dans les Balkans] parlent avec tout leur corps. Ils se penchent sur les autres et touchent leurs collègues » (Kiossev 2005 : 190). À l’autre extrême de ce continuum, il n’y a pas, à ma connaissance, d’anthropologue occidental(e) à ne pas avoir été profondément impressionné(e) par les cortèges funéraires orthodoxes avec leurs cercueils ouverts et leur foule de parents penchés sur le cadavre. 4. On peut observer une pareille réticence dans Le divan ou la querelle de l’âme et du corps (Cantemir 1969), considéré comme l’un des textes fondateurs de la littérature roumaine. Ajoutant une dimension rationaliste au fond chrétien de ce type de dialogues, Cantemir donne par ailleurs plus de poids au « corps/monde », inclinant vers une certaine harmonie entre celui-ci et « l’esprit » : « selon Cantemir, l’homme doit se réconcilier avec le monde pour éviter la discorde » (Noica 1991 : 81). 5. Une autre occidentale, Ruth Benedict, affirmait dans sa petite enquête « à distance » sur les Roumains que l’idéal de vie de ceux-ci est l’hédonisme et que même leur opportunisme n’est qu’une expression de celui-ci (Benedict 1953). 6. « Le peuple n’est pas seulement avant l’individu, il est aussi plus complet que l’individu » (Rădulescu-Motru 1984 : 581) / « L’individu n’est pas social parce qu’il vit en société, mais parce que la société vit en lui » (Gusti 1941 : 54). Constantin Noica se demande aussi, questionnant le destin de la nation roumaine : Comment peut s’épanouir une ‘personne’ là où la catégorie de la ‘personnalité’, pour parler comme Kant ou les néo-kantiens, manque ?” (Noica 1989 : 21). 7. On peut ajouter à ce manque d’individualisme le fait que la construction nationale a été alimentée dans la région par un désir ardent d’indépendance (collective) plutôt que de liberté (de l’individu). On peut même aller jusqu’à dire que « ce fut l’indépendance qui a engendré le peuple plutôt que le peuple qui a gagné l’indépendance » (Mihăilescu 1993 : 112). « La question de la nationalité doit être mise au-dessus de la liberté. Tant qu’un peuple n’existe pas comme nation, il n’a que faire de la liberté ! » – declarait Nicolae Bălcescu, homme politique et historien roumain,

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dans un discours public. Il y a là, peut-être, une des raisons pour laquelle tous les peuples de la région ont fini par préférer « le modèle allemand » ou « ethnique » de nation, légitimé par une âme collective, un Volksgeist, et ont été bien moins concernés par les enjeux de la liberté de l’individu-citoyen. 8. Chou farci, plat que tous les pays des Balkans déclarent être « spécifiquement national ». 9. Par ailleurs, une histoire au féminin des Balkans et de son « matrimoine » (Hertz 2002) est encore à écrire.

AUTEUR

VINTILĂ MIHĂILESCU est anthropologue, professeur a l’Ecole Nationale d’Etudes politiques et Administratives de Bucarest. Il est l’auteur de nombreux livres et articles portant sur la société roumaine et l’espace balkanique. Il a également participé à de nombreux colloques internationaux et publié dans diverses revues, dont Ethnologie Française, Terrain, Revue du MAUSS, Balkanologie, Ethnologies, Anthropologie et Sociétés. [Str. Teleajen, n° 30, Bucarest, Roumanie – [email protected]].

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DOSSIER

En-visager les Balkans

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Le rêve oriental ou la place d’un manque

Marianne Mesnil

L’Orient, les Balkans et l’Occident

1 Dans cet article, nous nous proposons de revisiter la notion d’orientalisme, dans une perspective qui nous a été suggérée par notre propre expérience de terrain en Roumanie. En effet, la place de ce pays au sein des Balkans, définis comme région géographique, unité historique, voire « aire culturelle », a toujours fait l’objet de controverses pour les Roumains eux-mêmes. Et cette controverse a repris de la vigueur lors de la chute du régime Ceauşescu, au moment où a surgi un enjeu politico- économique de taille pour le pays, celui de son inclusion dans l’Union européenne. C’est que la Roumanie, comme les Balkans, a toujours été perçue par l’Europe occidentale comme « Porte de l’Orient », véhicule de tous les stéréotypes qui accompagnent la notion d’orientalisme1. Notre terrain, par sa marginalité géographique et historique par rapport aux Balkans2, nous a donc confrontée de facto à cette problématique de l’orientalisme.

2 C’est à partir de deux textes que nous reprendrons ici la question, qui a rebondi dans les milieux scientifiques avec l’apparition du livre de Said sur l’orientalisme, paru en 1978. Chacun de ces textes évoque à sa manière, une ville de l’Orient « proche » de l’Europe, Constantinople-Istanbul et Bucarest, cette dernière faisant partie de notre « terrain ». 3 En examinant les discours de deux voyageurs occidentaux, celui de Pierre Loti (revisité par Barthes) pour Constantinople, et celui d’Ulysse de Marsillac pour Bucarest, nous tâcherons de montrer comment la question de l’orientalisme ne se limite pas à cette entreprise coloniale dont parle Said, mais indique aussi la place d’un manque, dont le XIXe siècle occidental va faire surgir l’ampleur. 4 Pour soutenir ce point de vue, nous aurons également recours à une lecture de la Civilisation des moeurs de N. Elias, effectuée à travers le prisme de cet Autre qu’est

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l’Européen oriental. Nous y préciserons ce « manque » que fait apparaître l’engouement pour le Voyage en Orient de l’époque coloniale, mais qui ne peut être complètement réduit à ce seul intérêt colonial3. 5 Nous indiquerons également de manière succincte, en quoi la distinction entre orientalisme et balkanisme, telle que la propose M. Todorova, ne nous a pas convaincue.

Qu’entend-on par “orientalisme” ?

6 L’orientalisme tel qu’il apparaît au XIXe siècle, indique une double acception dont le point commun est de renvoyer à une connaissance “objective”. En effet, selon la définition du Littré (1863-1872), il s’agit de l’« Ensemble des connaissances, des idées philosophiques et des mœurs des peuples orientaux »ou encore de « la science des orientalistes, connaissance des langues orientales ». Pour cette même source, le terme « orientaliste »désigne « celui qui est versé dans la connaissance des langues orientales » ou encore le « peintre qui emprunte surtout ses sujets et ses couleurs à l’Orient ». Seule cette dernière acception nous introduit à une dimension de l’imaginaire occidental, que nous allons retrouver dans les approches plus récentes de la notion d’orientalisme.

7 Cette évolution du sens donné au terme est apparue avec la remise en cause des idéologies coloniales et de l’ethnocentrisme qui caractérisaient les discours tenus sur les « voisins d’Orient ». Une date marque plus particulièrement un tel décentrement du regard : en 1978 paraît l’ouvrage de Said, Orientalism. Avec cet ouvrage, l’orientalisme peut se définir, non plus comme “ science ”, basée sur la connaissance “ objective ”, mais comme un discours aux multiples facettes, de l’Occident sur l’Orient qui se déploie dans un temps et un espace assez bien définis, à travers un corpus de travaux et d’œuvres sur la culture, plus particulièrement en peinture et en littérature. 8 Dans cette nouvelle approche critique, l’orientalisme est considéré comme un ensemble de représentations qui accompagnent des faits politiques et idéologiques dont le cadre est fourni, pour l’essentiel, par les “ voyages-découvertes ” menés vers l’Est, et par les entreprises coloniales en direction de l’Égypte et du Maghreb. Son temps, c’est, pour l’essentiel, le XIXe siècle où il s’inscrit dans un courant d’expression individualiste romantique. Son espace est plus fluctuant. On y distinguera un « orientalisme du Levant », par opposition à l’orientalisme d’Afrique du nord, lié aux conquêtes coloniales.

Les deux orientalismes

L’orientalisme levantin ( Byzance-Constantinople-Istanbul)

9 Si l’on se réfère au sens premier d’Orient, cela va de soi : il faut nécessairement nous tourner vers le point cardinal où le soleil se lève.Et c’est bien là que se situent les débuts de l’orientalisme. Après la mode des “ turqueries ” qui, au XVIIe siècle, envahit, en particulier, la cour de Louis XIV, un intérêt croissant pour l’Orient , va se manifester au cours des XVIIIe et surtout, XIXe siècles. Des voyageurs illustres ramèneront de leurs périples, des écrits concernant leurs expériences orientales4.

10 Mais, entre les “ turqueries ” du Bourgeois gentilhomme et l’orientalisme moderne, la carte de l’Europe va changer. L’ancienne puissance ottomane, tantôt courtisée, tantôt

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combattue par les Grands de l’Europe, est maintenant en déclin. Et ce sont les ruines d’un long passé, évoquant les fastes de Byzance et de la Sublime Porte, qui vont venir nourrir les “ rêves d’Orient ” de cette modernité. C’est sur cette carte crépusculaire que vient s’inscrire le Voyage en Orient qu’écrivains et artistes d’Occident vont accomplir tel un voyage initiatique, source de leur inspiration, ouvrant ainsi la voie aux premières formes d’exploitation touristique qui suivront le tracé de l’Orient-Express. 11 Le premier temps de l’orientalisme, c’est donc celui qui élit Istanbul comme lieu de tous les fantasmes de l’Occident, emportant dans le sillage de son histoire millénaire les ors de Byzance et ceux du palais de Topkapi. Jusqu’à la chute de l’Empire ottoman, et malgré l’affaiblissement du régime, Istanbul va rester la ville-phare de l’Orient5. 12 Et comme l’exprime si clairement l’Académicien Edmond About à sa descente de l’Orient-Express, à Stamboul, en 1883: « Eveillons-nous d’un beau rêve ; allons perdre nos illusions ! »(About, De Pontoise à Stamboul, cité dans Ben Mahmoud & Daniel 2008 : 154). Pour tous ceux, peintres et romanciers ou « simples touristes » qui l’ont évoquée, la ville est devenue « ville rêvée ».

L’orientalisme colonial (Napoléon en Égypte et la Bataille d’Alger)

13 Cependant, très vite, va se produire un déplacement de l’orientalisme vers le sud de l’Europe. Deux dates expliquent ce changement de cap : elles renvoient à des événements militaires – ce qui donne ici raison à l’analyse de Said et à sa lecture de l’orientalisme « en clé de colonialisme ». Ces deux dates sont 1798, qui marque l’aventure de la conquête de Bonaparte en Égypte. Et 1830, date de la Bataille d’Alger, qui ouvre la période de domination coloniale dans cette région. Avec ces deux événements militaires, s’opère un déplacement de l’intérêt occidental pour cet exotisme du proche. À l’orientalisme du Levant, succède cet « orientalismecolonial » dont les centres d’intérêt seront désormais les antiquités égyptiennes et la culture arabe, plutôt qu’ottomane.

Edward Said et les deux orientalismes

14 Nous l’avons rappelé, l’analyse d’Edward Said a fait date dans le domaine de l’analyse idéologique des propos sur l’islam. C’est une critique radicale de l’ethnocentrisme occidental. L’auteur y stigmatise les productions de l’orientalisme en tant que discours traduisant, non pas la réalité de l’islam et du monde arabe, mais celle des Occidentaux partis à la rencontre d’un Orient rêvé ou fantasmé, sur fond d’un rapport de domination.Autrement dit, Said montre que de tels discours ne peuvent mener qu’à connaître, non pas les Orientaux, mais les Occidentaux eux-mêmes. C’est là tout le chemin parcouru depuis la définition positiviste du Littré.

15 Pour l’auteur, l’Occident n’a jamais eu qu’un seul but : celui de la colonisation de l’Orient. Mais, s’il est vrai que les explorations, missions diplomatiques et autres, ont toujours été sous-tendues par des intérêts de profit économique et de domination politique, le phénomène du Voyage en Orient ne peut cependant pas être complètement réduit à cette seule dimension. Une position aussi monolithique a suscité à son tour de nombreuses critiques6. 16 On notera également que l’ouvrage de Said a pour objet, essentiellement, ce “ deuxième temps ” de l’orientalisme dont les discours et représentations se portent sur les

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contrées d’Afrique du nord devenues entretemps les cibles d’opérations militaires qui aboutissent aux dominations coloniales. Mais l’ouvrage ne fait guère de place à l’orientalisme levantin, davantage marqué par les traditions ottomanes qu’arabes, qu’il faut pourtant interroger pour comprendre la notion elle-même dans toute sa complexité. C’est cet aspect d’un premier orientalisme que nous nous proposons d’aborder dans ce qui suit.

Deux villes aux portes de l’Orient

Istanbul et Bucarest

(…) dans le vieil Orient tout est possible ! (Pierre Loti, Aziyadé – à propos d’Istanbul) Que voulez-vous, nous sommes aux portes de l’Orient, où tout est pris à la légère… (Raymond Poincaré – à propos de Bucarest)7 17 La démarche que nous nous proposons de suivre est d’effectuer, sous la conduite de deux auteurs, la visite de deux villes, qui, bien que fort différentes, se situent aux “ Portes de l’Orient ”.

18 Nous commencerons donc par Istanbul, aux marges de l’Europe, en compagnie de Roland Barthes et de sa lecture du roman de Pierre Loti, Aziyadé. Puis nous reviendrons en Europe, aux marges des Balkans, pour visiter Bucarest telle que l’évoque un certain Ulysse de Marsillac8, voyageur français déçu de la Révolution de 1848, qui vient s’exiler dans cette ville, en ce milieu du XIXe où Loti, de son côté, visite l’Istanbul de tous ses fantasmes. Les deux villes choisies pour ce propos, s’opposent cependant en bien des points. 19 La première, au passé prestigieux qui rayonne encore des derniers feux de sa gloire en déclin9, apparaît comme « Terminus de l’Europe », image que vient concrétiser la liaison de l’Orient-Express en 1883 (Voir notamment Ben Mahmoud et Daniel 2008). 20 À la même époque, Bucarest ressemble encore à un petit bourg de province. Mais, avec sa bourgeoisie émergente qui porte les idées nationalistes révolutionnaires et va bientôt fêter son indépendance, la ville est en pleine ascension et à la veille de devenir capitale du nouvel État roumain10. 21 Ces turbulences politiques, qui se produisent un peu partout dans les Balkans, créent un engouement auprès d’une élite occidentale qui veut encourager ces mouvements de libération. L’exemple le plus célèbre en est sans doute l’engagement de Byron dans la lutte pour l’indépendance grecque11. Dans cette Turquie d’Europe12, les conflits ne sont donc pas coloniaux mais d’indépendance nationale13. Et les relations de domination entre pays d’Europe et Empire ottoman y sont inversées, par rapport à l’ « orientalisme colonial » d’Afrique du Nord. L’évocation des deux villes à travers Loti et de Marsillac14, va nous permettre de préciser comment s’y exprime la rencontre entre Occident et Orient de l’Europe, en ce milieu du XIXe siècle.

Istanbul, une ville rêvée

Aziyadé lu par Barthes

22 C’est donc à Roland Barthes et à sa lecture tout en finesse du roman de Loti, Aziyadé (1879), que nous allons nous adresser pour effectuer la visite de cette première ville

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rêvée. Dans ce texte en effet, Barthes tente de pointer les figures dominantes du roman qu’il qualifie de roman de la dérive (cette contestation paresseuse), un roman « dans lequel rien ne se passe ». Les héros de Loti évoluent au fil de l’eau, sur fond de villes en déshérence : d’abord Salonique15, où débute l’histoire, puis Stamboul où vient mourir le rêve oriental, comme l’écrit Loti : Tout ce rêve oriental est achevé ; cette étape de mon existence, la dernière sans doute qui aura du charme,est passée sans retour, et le temps peut-être en balayera jusqu’au souvenir. (Loti 1928 : 174) 23 Et plus loin : C’est fini de l’Orient, le rêve est achevé. (Ibid. : 299) 24 La figure-symbole de cette dérive, c’est, selon Barthes, le lit flottant, la barque qui, après une promenade amoureuse, ramène au sérail, dans l’anonymat de la nuit, la pure Aziyadé bercée dans les bras de son amant, par le mouvement des vagues de la baie de Salonique. Mais ce lit flottant n’évoque pas seulement les amours interdites entre un Occidental et une jeune épouse échappée du sérail. Le lit flottant, c’est la figure de la transgression absolue, qui fait dire à Loti, à propos du trouble ressenti face au jeune Samuel, complice de ses amours et amoureux, lui-même du lieutenant Loti : Quelque chose d’inouï et de ténébreux avait un moment passé dans la tête du pauvre Samuel – dans le vieil Orient tout est possible ! (Ibid. : 169) 25 Tout est possible : autrement dit, loin des contraintes de l’Occident, toutes les transgressions, toutes les débauches sont possibles. Selon Barthes, « la douce et pure Aziyadé est aussi l’histoire d’une débauche » (Ibid : 171), celle de deux villes, Salonique puis Istanbul. « La ‘débauche’ », écrit encore Barthes,« voilà le terme fort de notre histoire »( Ibid. :172).

26 Dérive et déshérence, sensualité et volupté sont les mots-clés que Barthes décline à l’appui de ce qu’il appelle « le grand paradigme de la débauche ». Toutes ces notionssuggèrent les contours d’un certain orientalisme rêvé par l’Occident. C’est la figure de la transgression qu’incarnent ces villes qui donne véritablement corps au roman. Pour Barthes, Salonique et Istanbul (tout comme Tanger) sont de parfaites illustrations de telles villes de Dérive qu’il conçoit comme : (…) ni trop grandes, ni trop neuves, il faut qu’elles aient un passé (ainsi Tanger, ancienne ville internationale) et soient cependant encore vivantes… villes paresseuses, oisives et cependant nullement luxueuses, où la débauche règne sans s’y prendre au sérieux ; tel sans doute le Stamboul de Loti. (Ibid. : 177) 27 Et enfin, Barthes complète cette vision d’Istanbul ou Salonique en dérive, par cette autre image de villes en déshérence : « où tout subsiste, mais rien n’appartient plus à personne, où il y a perte, non de biens, mais des héritages et des héritiers ». Telle, encore : « la Turquie à l’agonie (comme grande puissance), le modernisme aux portes, peu de défenses et çà et là le culte du démodé, du raffinement passé… » (Ibid. : 178).

La place d’un manque

28 Mais le propos le plus pertinent de Barthes, dans cette lecture de Loti, nous semble tenir en quelques phrases qui rejoignent ce que nous avons cru apercevoir dans les textes concernant Bucarest, auxquels nous allons bientôt revenir. Barthes écrit en effet, à propos de Aziyadé : En s’enfonçant délicieusement dans la débauche asiatique, le lieutenant Loti fuit les institutions morales de son pays, de sa culture, de sa civilisation… (Ibid. : 172)

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29 La contre-débauche n’est pas la pureté [qu’incarne l’héroïne], c’est la contrainte,c’est-à- dire l’Occident[Nous soulignons].

30 Ainsi, de l’analyse de Barthes, se dégage une ligne de force : c’est l’opposition qu’il explicite lui-même, entrecontrainte et désir, qui vient s’inscrire dans la débauche sur fond de rien, de dérive et de déshérence. La ville orientale, omniprésente dans les romans de Loti, y est plus que la toile de fond servant au déroulement de ce que Barthes qualifie comme un récit du rien ((Ibid. : 168). À travers ce rien, il nous semble que se dessine la place d’un manque que le héros Occidental tâche de venir combler en entreprenant son Voyage en Orient. Le Stamboul de Loti que redécouvre Barthes, c’est bien la ville d’un Orient rêvé par l’Occident aux prises avec un « mal être » dont il ne perçoit pas vraiment la cause mais dont il va chercher le remède aux confins de l’Europe, « là où tout est possible ». 31 Nous voilà ainsi introduits à ce qui nous semble être une clé de lecture pour toutes les productions artistiques issues de l’orientalisme. Et, dans cette réflexion, nous trouvons également une première amorce de réponse apportée à un certain monolithisme de la position de Said, qui lui a été reproché : l’orientalisme n’est sans doute pas mû seulement par les intérêts de l’entreprise coloniale. C’est aussi une quête dont l’objet est de combler un manque qui n’est pas d’ordre matériel.

Bucarest ou « le corps retrouvé »16, Ulysse de Marsillac17

32 Donnons d’emblée la parole à cet exilé de France : L’un de mes amis, véritable parisien de corps et d’âme, après avoir habité six ans à Bucarest, m’écrivait de Paris où il s’en était retourné : « J’ai la nostalgie de votre Valachie et, sur les quais de la Seine, je rêve des quais boueux de la Dâmboviţa18. (Notes de voyages, 1869) 33 Et il poursuit : Dans les pays très civilisés, à Paris, par exemple, il existe certainement des satisfactions de l’esprit et des sens, mais il manque à nos âmes quelque chose que je ne peux définir, mais que je sens profondément. (Ibid. : 97) 34 En quoi dès lors, le Bucarest de 1850 a-t-il pu « combler ce manque dont l’auteur fait état ? Qu’est-ce donc que ce quelque chose qu’il ne peut définir, et que Bucarest a pu lui offrir, au point de lui ôter le désir de retour ? Le simple attrait de l’exotisme ne suffit pas à tout expliquer.

35 Les écrits d’Ulysse de Marsillac ne sont pas à considérer comme une œuvre orientaliste, au sens où nous l’avons défini plus haut. Au contraire, pourrait-on dire, il s’agit plutôt d’un genre qui relève du « guide du voyageur », et qui renseigne pour une bonne part, sur les modalités pratiques du voyage. En cela, Bucarest n’y apparaît pas, à proprement parler, comme l’une de ces « villes rêvées » telles qu’elles peuvent être évoquées par les orientalistes. Pas plus qu’elle ne présente d’attrait proprement touristique. Les expressions de nostalgie échangées ou commentées dans ces écrits en sont d’autant plus pertinentes pour notre propos. À plusieurs reprises, l’auteur y exprime quasi naïvement, et sans véritablement se les expliquer, des « états d’âme » qui révèlent, à leur manière les contours d’un manque déjà rencontré chez Loti. 36 Revenons encore à la lettre déjà citée à laquelle l’écrivain ajoute ce commentaire :

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Je pense que je comprends le motif de cette mélancolie qui apparaît chez ceux qui ont quitté ce pays et leur désir à tous de revenir ici. Bucarest, par un rare privilège, satisfait notre double désir de civilisation et de liberté. (Ibid. : 97) 37 C’est, dit en termes à peine différents, l’opposition que nous avons pointée dans l’analyse de Barthes, entre contrainte et désir. Que l’on pense encore à sa réflexion à propos de Loti : contrairement au personnage du roman qui ne survit pas à la mort de l’héroïne, Loti l’auteur des romans qui vont suivre, ne cessera de nous décrire des villes, « c’est-à-dire à signaler, à baliser (...) l’espace de son désir ». (Barthes 1972 : 172)

La débauche orientale comme réponse à la contrainte de l’Occident

Une lecture « eliasienne » de l’Orientalisme

38 C’est donc le contenu d’une telle opposition entre contrainte et désir que nous allons maintenant tâcher de préciser, en faisant appel à une autre approche qui rejoint nos préoccupations anthropologiques. Il s’agit de la démarche de Norbert Elias, et plus particulièrement des hypothèses qu’il émet dans ses deux ouvrages de base qui traitent de la civilisation de l’Occident, La civilisation des mœurs et La dynamique de l’Occident 19. Elias y montre comment la civilisation française met dix siècles à s’élaborer et formuler un code de savoir-vivre dont la première ébauche remonte au Moyen Âge et se nomme courtoisie. Érasme va en tirer, à sa manière, un petit manuel de civilité20. Sur ce parcours, la Civilité puérile donne le signal du changement. Par l’objet même dont il traite, il témoigne tout à la fois qu’à son époque, le corps est encore présent sur la scène sociale, mais aussi, qu’il y a lieu d’en maîtriser les fonctions naturelles. Mais, après Érasme, l’alliance du christianisme et de Descartes va accentuer la coupure entre le corps et l’âme. L’être civilisé devient un être désincarné. La place que réserve la société occidentale aux sens, et en particulier à l’odorat, est significative à cet égard, dès le XVIIe siècle21.

39 Cette lente émergence d’un implacable système de règles ne se fait pas sans dégâts22. Bientôt, en surgira ce mal être indéfinissable, ce malaise dans la civilisation (Freud), petit à petit, sans qu’on s’en soit véritablement aperçu. 40 L’histoire de l’émergence de ce mal être, c’est finalement celle de la lente intériorisation des règles et interdits qui a rendu possible la naissance de l’honnête homme, du civilisé. C’est la longue histoire de l’organisation d’un refoulement. Ainsi, la perte que l’honnête homme a subie pour que triomphe la civilisation, n’est rien moins que son corps. Lorsque de Marsillac écrit qu’ « il manque à nos âmes quelque chose que je ne peux définir, mais que je sens profondément », n’est-ce pas justement de ce corps refoulé dont il est question ? 41 Et tous les Voyages en Orient du XIX e siècle occidental ne sont-t-il pas la quête informulée de ce corps perdu au long d’un processus de contraintes si parfaitement intériorisées que le manque en devient indéfinissable ? C’est ce corps dissimulé honteusement dans les sphères de l’intimité que la découverte de l’Orient fait brutalement resurgir sur le devant de la scène sociale. 42 Ulysse de Marsillac écrit :

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Entrez dans un salon, vous vous trouvez à Paris (…) Rien ne manque de ce qui constitue la civilisation dans ce qu’elle a de meilleur. Quitter le salon et sortez dans la rue. Vous vous réveillez complètement dans l’Orient de vos rêves (…). (1871 : 98-99) 43 Ainsi s’exprime la cohabitation de deux fantasmes dont Bucarest fournit le décor : à l’intérieur, c’est la bourgeoisie parisienne qui donne le bon ton ; tandis qu’à l’extérieur, c’est le rêve d’Orient qui vous attend.

Eros et Thanatos

44 Un autre exemple de ce Bucarest qui a étonné et fasciné de Marsillac, c’est celui des cimetières. Il y consacre la dernière page de ses Notes de voyages. Il nous confie qu’il ne connaît pas« un autre pays où la mort serait traitée avec autant d’attention qu’à Bucarest ». Puis il en vient à cette observation : Il existe des centaines de vieux cimetières, autant que d’églises. Ce sont comme de petites cours ouvertes à tous les passants et parfois entourées de petites maisons, logements habituels des prostituées. La mort et la volupté sont deux sœurs proches chez les Roumains. (Ibid. : 99) 45 On ne pourrait exprimer plus littéralement cette figure universelle de la lutte entre pulsion de vie et pulsion de mort. Et nous retrouvons une telle atmosphère dans les cimetières de Stamboul évoqués par Loti, des endroits « qui sont moins lieux de mort qu’espace de débauche, de dérive », comme l’écrit encore Barthes à ce propos (1972 : 178). Nous retrouvons ici un « grand classique » de la fascination occidentale pour cette vision mêlée de l’érotisme et de la mort. Que l’on pense aussi à, ce propos, à « l’invention » occidentale de la figure de Dracula, à la fin de ce même XIXe siècle.

De Bram Stocker au vampirisme des Balkans

46 Création littéraire du romantisme occidental, le personnage de Dracula n’a pas fini de trouver des adeptes, tant dans la littérature fantastique que dans ses avatars cinématographiques ou de la bande dessinée23. Sans nous appesantir sur ce thème, ce « Prince des Ténèbres » mérite cependant qu’on s’y arrête un instant, puisqu’il incarne, à sa manière, une rencontre entre imaginaires d’orient et d’occident de l’Europe. Une telle re-création de l’Occident d’inspiration orientale fait appel à une double source, savante et populaire.

47 À la première, Bram Stocker a emprunté un cadre que l’on peut rattacher au contexte d’inspiration gothique qui a précédé l’époque victorienne dans la littérature anglaise 24. Son anti-héros fait figure d’aristocrate, habitant un château médiéval, dans les sombres forêts de la terra incognita de Transylvanie. En cela, le personnage participe du courant littéraire de cette époque victorienne où triomphent la nouvelle industrie, les idées rationalistes qui l’accompagnent, mais aussi les conflits qui s’y développent sur fond de rigidité morale et de pression sociale extrême – la société anglaise de cette époque apparaît comme une civilisation des mœurs où l’autocontrainte, au sens d’Elias – est à son sommet ! En ce sens, le roman Dracula pourrait être qualifié de « retour du refoulé », comme le sont les autres productions artistiques qui participent du même courant (É cole préraphaélite en peinture, par exemple). Les forces des ténèbres s’y expriment sur le mode de la fascination et de l’horreur, en un lieu d’interdit absolu où se rencontrent eros et thanatos. Cette mise en perspective peut être également complétée par la réflexion de Todorov (op. cit. : 1970) à propos du genre fantastique, caractéristique du

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XIXe siècle. L’auteur le définit par l’hésitation qu’inspire le récit : c’est l’incertitude du lecteur (et du héros), balancé entre réalité et imaginaire, qui crée la tension du roman fantastique. Et Todorov ne manque pas de trouver dans ce trait caractéristique de ce genre littéraire, la raison de son émergence dans l’Occident rationaliste du XIXe siècle. 48 Mais revenons à notre Prince des ténèbres. Si c’est bien un voïvode de l’ histoire réelle de la Roumanie qui a inspiré le roman de l’écrivain irlandais25, cette source n’en croise pas moins une autre réalité qui, cette fois, concerne les pratiques paysannes rattachées au vampirisme dans les Balkans et jusqu’en Transylvanie26. Mais à cette deuxième source, Bram Stocker n’a guère puisé que quelques accessoires pour nourrir son roman épistolaire : pieux enfoncé dans le cœur, couleur rosée des cadavres incorruptibles etc27. 49 C’est que, en effet, les croyances et pratiques vampiriques des Balkans s’inscrivent dans un tout autre contexte que celui de l’écrivain. Dans ce « vampirisme paysan », la relation entre eros et thanatos laisse place à des préoccupations d’un tout autre ordre : il s’agit d’apaiser des morts-vivants qui, à travers leur refus de rejoindre leur place parmi les autres morts, demandent réparation à ceux qui auraient failli (volontairement ou non) aux devoirs qu’ils ont envers leurs morts. Les croyances et pratiques se renforcent ici pour réaffirmer la nécessité d’un respect rigoureux des règles sociales, ce qui nous mène à l’opposé des préoccupations sous-jacentes aux romans victoriens qui, pour leur part, laissent libre cours aux fantasmes interdits par la rigidité morale de l’époque. La comparaison rapide que nous venons de faire entre ces deux expressions vampiriques fait ressortir le fossé qui sépare les deux cultures, « paysanne orientale » et « romantico-littéraire de l’Occident ». 50 Mais une dernière comparaison s’impose encore pour rejoindre notre propos. En effet, l’évocation de la figure de Dracula nous a été suggérée par les quelques réflexions sur le rapprochement entre les cimetières et la sexualité qui s’y pratique à ses abords, sous forme de prostitution28. 51 Dans ce cas de figure, à nouveau, le contexte a changé : la comparaison se fait, cette fois, entre une réalité orientale et urbaine (Istanbul et Bucarest) et un imaginaire occidental qui s’y trouve sollicité. Mais, dans ces lieux macabres, la débauche qui s’y pratique, elle, n’est pas macabre, contrairement à ce qui se passe dans le vampirisme du fantastique occidental. Les pratiques qui ont lieu aux abords de ces cimetières orientaux rejoignent ici un topos : pour autant que les sociétés échappent à la dérive de l’autocontrainte éliasienne, les putains des cimetières illustrent le triomphe de la vie sur la mort, que ce soit à Bucarest ou à Stamboul, à Rome (Fellini), à Cuba, voire même aux abords du Cimetière des Innocents dans le Paris médiéval. 52 Entre ces figures qui réaffirment le pouvoir de la vie sur la mort, et celles des héros sombres du Romantisme occidental, le rapport entre eros et thanatos ne s’est-il pas inversé ? Ce ne sont là que réflexions rapides qui méritent sans doute qu’on y revienne plus longuement.

L’Orient comme hétérotopie?

53 La double nature des espaces orientaux, à la fois réels et imaginaires, que nous avons relevée tout particulièrement dans les écrits de de Marsillac, nous amène à nous arrêter un instant à la notion d’ hétérotopie proposée par Michel Foucault. L’auteur s’en

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explique dans une conférence donnée en 1967 dont le texte a paru tardivement, en 198429. Il y définit tout d’abord de telles hétérotopies en les opposant aux utopies. Il y a d’abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec 1’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. C’est la société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de la société, mais, de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels. Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, (…) qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies. (Foucault 1984) 54 On ne reprendra pas ici les différents principes qu’énumère Foucault pour caractériser de tels lieux hétérotopiques. Contentons-nous d’en relever quelques exemples qui nous renvoient directement au rêve Oriental dont il a été question plus haut.

55 Il s’agit tout d’abord du Cimetière. Foucault y voit un espace hétérotopique lié à ce qu’on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies : l’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel ; on voit par là que le cimetière est bien un lieu hautement hétérotopique, puisque le cimetière commence avec cette étrange hétérochronie qu’est, pour un individu, la perte de la vie, et cette quasi éternité où il ne cesse pas de se dissoudre et de s’effacer. (Foucault 1984) 56 C’est ensuite le Jardin (Oriental), qui, dans notre cas, jouxte, voire se confond, avec le cimetière. Foucault le considère comme l’exemple le plus ancien de ces hétérotopies, en forme d’emplacements contradictoires. Il ne faut pas oublier que le jardin, étonnante création maintenant millénaire, avait en Orient des significations très profondes et comme superposées. Le jardin traditionnel des persans était un espace sacré (…). (Foucault 1984) 57 Puis, jouxtant également (dans notre exemple Oriental), le cimetière, (lieu de débauche chez Loti comme chez de Marcillac), Foucault cite encore comme exemple, les Maisons closes dont le rôle, serait « de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée ». (Foucault 1984)

58 Mais, là ou l’auteur rejoint l’analyse de Barthes, c’est en donnant l’exemple du bateau comme l’image par excellence de l’hétérotopie. Foucault clôt sa conférence en ces termes : (…) et si l’on songe, après tout, que le bateau, c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui- est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer et qui, de port en port, de bordée en bordée, de maison close en maison close, va jusqu’aux colonies chercher ce qu’elles recèlent de plus précieux en leurs jardins, vous comprenez pourquoi le bateau a été pour notre civilisation, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, (…) la plus grande réserve d’imagination. Le navire, c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires. (Foucault 1984)

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Rêve Oriental et réalité balkanique

59 Ainsi, selon ces propos, les lieux investis par le « rêve oriental » de l’Occident, seraient des hétérotopies, situées quelque part entre espace réel et imaginaire, « sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés ».(Foucault 1984)

60 Revenons encore à notre voyageur français. En dernière analyse, ce que nous révèlent les écrits d’Ulysse de Marsillac, c’est la rencontre du voyageur avec une part perdue de lui-même. Or, cette perte indéfinissable, Elias en a indiqué la place qu’il voit se dessiner au terme du « processus de civilisation propre à l’Occident, dont il a tenté de saisir la dynamique. Dans le chapitre intitulé De la contrainte sociale à l’auto-contrainte, Elias évoque les plaies que les conflits de la civilisation ont infligées au psychisme, et qui ne cicatrisent pas toujours bien (Elias 1975 : 181-202). Et, dans une interview donnée à propos de son livre, l’auteur parle de « stopper cette hémorragie du plaisir humain, qui parfois me serre le cœur » (Interview à St. Fontaine, Nouvel observateur, (29 av. 1974), in « Critiques et commentaires, Elias 1969 : 447). 61 Enfin, les écrits de de Marsillac nous semblent apporter quelque argument à une autre réserve quant à l’interprétation d’un Orient exclusivement imaginé, comme tente à l’affirmer Said. L’Orient des Orientalistes ne doit pas être pris comme une pure création de l’Occident. Istanbul, Salonique, voire Bucarest, sont certes des villes largement rêvées par l’Occident, des villes de dérive, pour reprendre l’expression de Barthes. Mais ce qui est dit à leur propos nous montre que la rencontre avec de tels lieuxconstitue également une véritable expérience, une confrontation avec le réel : celle de la redécouverte d’une sensualité que les contraintes intériorisées de l’Occident ont largement refoulée du quotidien de l’honnête homme, en cette seconde moitié du XIX e siècle. 62 On comprend aussi que, sous cet aspect, nous ne pouvons suivre la distinction que propose M. Todorova (1997) entre orientalisme et balkanisme. Ses arguments ne nous semblent pas convaincants, lorsqu’elle oppose un « Orient imaginaire et une réalité des Balkans ». Selon elle, le premier ne servait pas seulement d’échappatoire à l’aliénation d’un Occident qui s’industrialisait rapidement, mais aussi de métaphore de ce qui était interdit. Quant à la seconde, l’auteur lui dénie, curieusement, tout pouvoir fantasmatique, affirmant que les Balkans, avec leur aspect concret et sans imagination et leur absence presque totale de richesse, ont induit une attitude directe, généralement négative, mais rarement nuancée »30. 63 Toute notre analyse se trouve en porte-à-faux par rapport à cette position qui semble s’apparenter à un autodénigrement de l’auteur d’origine bulgare! De fait, nous venons de le voir, la fascination qu’exerce l’Orient pour l’Occident ne réside pas essentiellement dans les richesses de ce dernier, mais dans l’espace de redécouverte de cette part de soi à laquelle l’autocensure occidentale a interdit l’accès. De manière générale, ce que nous laissent entendre les voyageurs occidentaux d’hier31, c’est que, là- bas, en Orient, la mise en place d’un nouveau code des sensibilités n’a pas eu lieu (Muchembled 1988). Le Voyage en Orient qui commence aux frontières de l’Europe, n’est donc pas seulement lié à un contexte d’intérêt économique ou politique. Il est aussi révélateur d’un intérêt d’un autre ordre : reconquérir ce que les contraintes de la civilité ont fait oublier. Cette préoccupation débouchera bientôt sur un nouveau

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domaine de connaissance, la psychanalyse, s’inscrivant dans un projet individualiste, comme thérapie face au mal être de l’Occident moderne. Dans cette perspective, l’opposition pointée par Barthes entre contrainte et désir, dans l’Aziyadé de Loti, prend alors tout son sens. Nous lui laisserons le dernier mot, avec cette phrase on ne peut plus claire : « Turc ou Maghrébin, l’Orient n’est que la case d’un jeu, le terme marqué d’une alternative : l’Occident ou autre chose » (Barthes 1972 : 174).

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TODOROVA, Maria, 1997. Imagining the Balkans. Oxford : Oxford University Press.

NOTES

1. J’ai repris quelques-uns de ces stéréotypes dans un article intitulé Balkanique toi-même ! paru dans un numéro de la revue roumaine « Martor » consacrée précisément au thème Les Roumains et les Balkans (Mesnil 2001). 2. Rappelons que, contrairement aux autres pays de la Péninsule balkanique, les « Pays roumains » Valachie et Moldavie (Ţara Romaneascà si Ţara Moldoveneascà), n’ont jamais connu le régime des « Millet » sous la domination ottomane. 3. Il faut cependant rendre justice à Said d’avoir tenté d’expliciter son propos en y apportant quelques nuances. Il s’y est attaché, en particulier, dans sa préface à la dernière édition de son livre qui, entretemps, avait suscité de nombreuses critiques souvent grossières et non fondées. 4. Les témoignages abondent concernant de tels voyages. Et les femmes n’en sont pas exclues ! Voir par exemple, l’ouvrage de Barbara Hodgson (2005). 5. L’histoire des Balkans relève pour une part de cet Empire ottoman, mais aussi de sa capitale restée, dans les Balkans orthodoxes, le symbole de la vieille chrétienté byzantine. Dans les traditions orales des populations balkaniques et slavo-roumaines, Istanbul/Constantinople est appelée Tsarigrad, littéralement, la ville de l’Empereur, par référence à l’empire byzantin. 6. Parmi celles-ci, figure l’analyse de l’orientalisme des saint-simoniens qui concerne surtout ce deuxième temps de l’orientalisme directement lié à la conquête de l’Égypte et de l’Algérie. Voir à ce propos Levallois et Maussa (2006). 7. Cette phrase qu’on attribue à R. Poincaré (1860-1934) avocat et homme politique français, lors de son séjour à Bucarest, est devenue célèbre. L’écrivain roumain M. Caragiale place la phrase en

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exergue de son livre Crai de Curtea Vechia ( Les seigneurs du Vieux-Castel, dans la traduction française de Cl. B. Levenson, publiée à L’Age d’Homme, 1969). 8. Ulysse de Marsillac, militaire de formation, fut d’abord enseignant à l’École Militaire de Bucarest puis y a exercé le métier de journaliste. 9. Le déclin de la puissance ottomane s’amorce dès la fin du XVIe siècle (défaite de la bataille de Lépante en 1571), mais surtout un siècle plus tard avec la défaite des Turcs devant Vienne, en 1683. Suivront les guerres russo-turques (conflits à répétition au cours des XVIIIe et XIXe siècles) et le démantèlement définitif de l’Empire consacré par le Traité de Versailles, en 1918. 10. Quelques dates pour mémoire : en 1859, c’est la réunion de la Moldavie et de la Valachie sous Ion Cuza ; en 1862, Bucarest devient capitale de la Roumanie ; au Congrès de Berlin de 1878, son indépendance est reconnue par les grandes puissances. 11. Missolonghi 1825. L’événement est célébré par un tableau de Delacroix, « La Grèce sur les ruines de Missolonghi » (1826). 12. On a désigné ainsi les pays de la Péninsule balkanique sous autorité ottomane, jusqu’à l’effondrement de l’Empire et les traités de 1918. 13. M. Todorova (1997) fait de cette distinction l’un des points de son argumentation qui appelle à ne pas confondre « orientalisme » et « balkanisme ». 14. Leurs écrits sont plus ou moins contemporains : Loti (1850-1923), Aziyadé (1879), et de Marsillac (1826-1877), Voyage (1869), et Guide de Bucarest (1877). 15. Rappelons que Salonique est alors un centre urbain important de cette région de l’Empire ottoman. C’est la ville natale de Mustafa Kemal, futur Atatürk, fondateur de la Turquie moderne. 16. Une première ébauche de notre analyse est parue sous ce titre dans la revue Martor, 2000. 17. Montpellier 1821-Bucarest 1877. 18. La Dâmboviţa est le nom du cours d’eau qui traverse Bucarest. Ses rives ne furent que récemment aménagées, lors de la construction, en 1984, de la monstrueuse « Maison du Peuple » de Ceauşescu devenue Palais du Parlement après la révolution de 1989. 19. Nous n’aborderons pas ici les riches débats qu’ont suscités les écrits d’Elias concernant le « processus de civilisation » de l’Occident. Nous avons mobilisé ces écrits car ils nous ont convaincus de leur pertinence pour aborder notre propre questionnement : comment expliquer la fascination des Occidentaux pour un « Orient » – réel ou mythique – qui va susciter tant de « voyages » dont la portée apparaît souvent comme véritablement initiatique. Contentons-nous de préciser, s’il en était nécessaire, que nous n’adhérons pas aux critiques d’eurocentrisme adressées à Elias (en particulier, dans la controverse dite « Elias-Dürr », suite à la critique acerbe que lui consacre ce chercheur dans un premier volume paru à Frankfort en 1988, Le mythe du processus de civilisation). Un seul exemple nous suffira à préciser notre position face à une telle critique : celui de la pudeur qui serait le propre de la civilisation des mœurs, c’est-à-dire, de l’Occident. Ce n’est pas ce qu’affirme Elias : lorsqu’il parle d’intériorisation des normes qui transforment les contraintes externes en autocontraintes des individus, l’auteur n’indique pas pour autant qu’il s’agit d’une exclusivité de la société occidentale, mais y voit un long processus qui, dans une conjoncture historique bien précise et, dès lors, unique, a débouché sur une nouvelle perception du corps, un nouveau code des sensibilités, spécifique, lui aussi, aux Occidentaux, selon la formulation de l’historien R. Muchembled qui reprend largement les positions d’Elias pour analyser l’émergence de l’Homme Moderne (1988). D’une manière générale, l’analyse d’Elias ne nous semble pas incompatible avec la reconnaissance de l’existence d’autres civilisations des mœurs, apparues dans d’autres sociétés avec leurs propres codes des convenances etc. Mais, comme le dit encore D. Linhardt, citant Greiner (2001 : note 34) à propos de la pudeur, « Mettre sur le même plan la pudeur d’une balinaise avec celle d’une lady victorienne serait préjudiciable car cela conduit à ne pas prendre en compte que « les conditions historiques et sociales de la pudeur sont totalement différentes » (Linhardt 2001 : 163). Le débat entre tenants d’une perspective dynamique des sociétés humaines, et ceux qui préfèrent privilégier « l’essence

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universelle de l’Homme » n’est certes pas clos. Sur la postérité scientifique d’Elias, on consultera également l’ouvrage paru en 2004 sous la direction de S. Chevalier et J.M. Privat, Norbert Elias et l’anthropologie. 20. Publié en latin en 1530, l’opuscule a fait l’objet d’une réédition bilingue et commentée à Bruxelles (traduction, édition et introduction par Franz Bierlaire). 21. Entre « corps parfumé » du « Cantique des cantiques » et « corps mortifié » des ascètes du christianisme, l’odorat occupe une place toute particulière dans la hiérarchie des sens en Occident. Cette question a fait l’objet de plusieurs publications parmi lesquelles on citera l’ouvrage d’Alain Corbin (1986) et celui de Annick Le Guérer (1988). 22. Rappelons qu’Elias attribue ce processus évolutif propre à l’Occident, principalement à la double centralisation de l’Église et de l’État, nous indiquant par là, une piste de recherche qui mérite sans doute d’être poursuivie. 23. Sur l’invention de Dracula et ses avatars cinématographiques, voir notamment McNally et Florescu (1973). 24. Le roman gothique, apparu en Angleterre vers 1750, affectionne déjà les thèmes macabres et les décors exotiques qui seront développés un siècle plus tard dans la littérature fantastique. 25. Le voïvode Vlad Ţepes Draculea (Vlad l’empaleur, fils du voïvode Vlad Dracul) est bien à l’origine du livre de Bram Stocker, lequel ne s’est pas privé, cependant, d’en donner son interprétation personnelle. Voir à ce propos Cazacu 1988. 26. Indiquons au passage que se pose ici la question du chevauchement entre deux « aires culturelles », Mittel Europa, à laquelle appartiendrait la Transylvanie, et Balkans, dont on exclut généralement cette dernière. 27. L’un des premiers écrits occidentaux à ce sujet est dû à un religieux de l’époque des Lumières, Dom Calmet, auteur d’une Dissertation sur les apparitions des anges, des démons et des esprits…(1746) et dont le terrain d’observation se situe en Europe centrale et balkanique, et notamment en Serbie, patrie du mot vampir que lui ont emprunté d’autres langues, comme c’est le cas du français. Parmi les publications contemporaines sur les pratiques vampiriques récentes en Roumanie, on signalera le beau livre d’Andreescu et Bacou paru en 1986 et dont une réédition de poche vient de paraître (2011). 28. Rappelons le rapprochement étymologique entre le roumain bordei, le français borde et bordel ainsi que l’anglais border. Le sens commun à ces termes est celui de (demeure) « à la marge ». 29. Michel Foucault, Dits et écrits 1984 ; Commentaire audio de Michel Foucault - mp3. Nous n’avons pas indiqué la référence des pages des passages cités, étant donné que nous avons utilisé la transcription audio. 30. Les citations sont traduites à partir de l’édition roumaine : Balcanii şi Balcanusmul, 2000. Bucuresti, Humanitas : 31. 31. Et c’est sans doute le cas aujourd’hui encore du tourisme à destination exotique. Le cas du tourisme sexuel où est donné libre cours, loin des contraintes, aux désirs interdits, en est l’expression la plus « débauchée », pour reprendre le « grand paradigme » de Barthes.

RÉSUMÉS

Avec l’apparition du livre de Said, Orientalism, la notion d’orientalisme a suscité un large débat. Pour Said, l’Occident n’a jamais eu qu’un seul but : celui de la colonisation de l’Orient. Et «

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l’orientalisme » en est une expression. Pourtant, s’il est vrai que les explorations, missions diplomatiques et autres, ont toujours été sous-tendues par des intérêts économiques et politiques, le phénomène du Voyage en Orient ne peut pas pour autant être complètement réduit à cette seule dimension. Dans cet article, nous nous proposons de revisiter cette notion d’orientalisme à partir de deux textes qui évoquent, chacun à leur manière, une ville de l’Orient « proche » de l’Europe, Constantinople-Istanbul et Bucarest. En examinant les discours de deux « voyageurs » occidentaux, Pierre Loti (revisité par Barthes) pour Constantinople et Ulysse de Marsillac pour Bucarest, nous tâcherons de montrer comment le phénomène orientaliste ne se limite pas à cette « entreprise coloniale » dont parle Said, mais indique aussi la place d’un « manque », dont le XIXe siècle occidental fait surgir l’ampleur. En suivant une piste de réflexion ouverte par le grand sociologue N. Elias, on peut apercevoir que ce manque, creusé, en quelque sorte, par la civilisation des moeurs et que tente de combler le rêve d’Orient, occupe une place dessinée par un long processus d’autocontrainte qui a marqué la société occidentale au cours de plusieurs siècles d’histoire.

After Said’s Orientalism, the idea of orientalism has been widely debated. In Said’s perspective, colonialism was indeed the main rationale behind orientalism. The oriental travels of western elites cannot however be reduced to political and economic interests. In this article, I therefore attempt at revisiting the notion of orientalism in analysing two texts that evoke cities of a “near” Orient, namely those of Pierre Loti (revisited by Roland Barthes) on Constantinople-Istanbul and of Ulysse de Marsillac on Bucharest. On that basis, I argue that the orientalist phenomenon cannot be reduced to a colonial project but also points to a feeling of loss. Following then Elias, I argue that this feeling, and the “orientalist dream”, can be interpreted in light of the development of the “civilizing process” and the historic emergence of “self-restraint” in the modern West.

INDEX

Mots-clés : Balkans, Elias, eros et thanathos, orientalisme, processus de civilisation, Said Keywords : Balkans, civilizing process, Elias, eros and thanatos, orientalism, Said

AUTEUR

MARIANNE MESNIL est anthropologue, professeur honoraire de l’Université Libre de Bruxelles. Spécialisée dans le domaine de l’ethnologie roumaine et des Balkans, elle poursuit une recherche sur les « Mythologies balkaniques », en collaboration avec Assia Popova (Lacito, CNRS Paris). Elle s’intéresse également aux dynamiques culturelles et aux relations entre Est et Ouest de l’Europe de « l’après ‘89 ». Elle est l’auteur de plusieurs livres et articles portant sur des questions d’anthropologie des Balkans (dont plusieurs traduits en roumain et en bulgare). Actuellement sous presse Les Eaux-delà du Danube, éditions Petra, Paris (en collaboration avec Assia Popova). [Rue Longue Vie, 53, 1050 Bruxelles, Belgique, Institut de Sociologie de l’ULB, avenue Jeanne, 44, 1050 Bruxelles, Belgique – [email protected]].

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The Balkans as an Idée-Force Scholarly Projections of the Balkan Cultural Area

Diana Mishkova

1 Capitalizing on the “critical turn” in the human and social sciences, the mass of literature on the Balkans which has appeared since 1989 has made a lot of the stereotyped Western discourse about the region during the last two centuries. Local production of regional discourses, on the other hand, has been usually interpreted in terms of internalization of or mirror reactions to the Balkan stigmata, occasionally succumbing to clichés of self-defense, which this Western posture has engendered and sustained.1 Typically, these studies concentrate on journalistic and ideological discourses, closely entwined with politics, and on the problem of the definition of the region. In this perspective regionalization appears essentially as a political act for political purposes. There have been few attempts at reconstructing the history of the concept of the Balkans which take into account scholarly and disciplinary discourses, if only with the intention to gauge the interferences or divergences between the different modes of conceptualization. This is perhaps not surprising. The scholarly notion of the Balkans is likely to render a more differentiated, nuanced, mutable and disjointed – and as such less “usable” – picture than the one imputed by politico-ideological constructions. Methodologically, however, the omission is strange, not least from the point of view of the “Orientalist” critique, focused as it is precisely on unraveling the knowledge-power juncture in the politics of “mental mapping.”

2 The intention of this article is to confront this void by probing into some of the paradigmatic conceptualizations of the region of Balkans/Southeastern Europe, which had originated in the region itself but in relation to intellectual (and political) currents beyond its borders. Regional scholars, whose work will be discussed here, have more or less explicitly reflected on and attempted to give an answer to the question of what was “common” to and specifically “Balkan” about the Balkans. How widely and how deeply shared should the hypothetical common elements be in order to presume their capacity to mold a patently diverse area into a “unitary” cultural-historical region? Which are the distinct “Balkan” traits – geographical/geopolitical, cultural, historical – singling out this region from other regions and lending it a cohesive unity? Many Balkan social and humanist scholars had pondered or touched upon these questions –

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and over a much longer time than present-day transnationalists might make us believe. Their answers were conditioned by a great many factors regarding the disciplinary viewpoint and scholarly paradigms. Bringing this diversity and its implications to light would hopefully move us closer to solving the really serious issues about the Balkans as a legitimate “mental map” and unit of analysis.

Linguistic and ethnographic “Balkanisms”

3 For a number of historical-political as well as historiographical reasons, it may be argued that the transnational challenge in Southeast Europe has been stronger and with a more tangible tradition than in other parts of Europe. The imperial frameworks which survived long into the modern era, and the subsequent political problems that this inherited cultural diversity bequeathed to the successor states, provided a distinctive context, where local social sciences took shape. It also brought the incentives to go beyond national borders – in the pursuit of either irredentist or conciliatory policies and scholarly schemes.

4 The challenge was at first taken up by linguists, literary scholars, and ethnographers, while historians – to the extent that they ever, prior to World War II, ventured beyond the national framework of history – largely followed and emulated their methods. The period between the mid-19th and early 20 th century was a time of systematic accumulation of “positive” “fragmented” knowledge, where the institution of the Landesmuseum set a “best-practice” pattern, and of a boom in the publication of “sources” in history, linguistics, ethnography, and archaeology. Altogether, there was a certain fear of and reluctance for generalizations – a prudence that was characteristic of the age and cultivated by positivism. Historians, in particular, basically remained confined to a vision of contributing with some bricks to the edifice of a national history to be erected in the distant future. Remarkably, external historical interest in the region was compartmentalized in a similar way. The Czech Konstantin Jireček’s Geschichte der Bulgaren (1876), which is celebrated as laying the foundation of modern Bulgarian historiography, was followed by the no less fundamental Geschichte der Serben (1911). The English historian William Miller wrote his Southeast-European collection in 1896, tellingly entitled The Balkans: Roumania, Bulgaria, Servia and Montenegro (reedited in 1899 and 1908), while publishing a separate volume on the History of the Ottoman Empire in the Cambridge World History series. 5 Interestingly, the period around the turn of the century, generally characterized by the radicalization of national discourses and the emergence of anti-liberal nationalism, came to be also influenced by the emergence of schools of non-national methodology. This trend capitalized on the rise of comparativist methodologies, constructing a sort of Southeast-European (Balkan) unit of analysis. Although the terms “Balkans” and, more rarely, “Southeastern Europe” appeared at the beginning of the century, it seems to have been initially used, next to geographers, mainly by scholars interested in comparative linguistics and ethnography, especially in common elements discovered in the languages and folklore of the region (Drace-Francis 2003: 277).2 6 In this respect, the central role of German educational and research institutions – with Leipzig (comparative linguistics, folklore and ethnography – Weigand and Leskien, Lamprecht, Wundt), Berlin (Archiv für slavische Philologie), and Munich (Byzantine studies, Byzantinische Zeitschrift) at the forefront – deserves mention. In Leipzig

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August Leskien (1840-1916)3 held a chair of the department of Slavic philology during forty years and was considered, by Bulgarian commentators at least, “a teacher of all our outstanding Slavists” (Iordanov 1938: 62). Gustav Weigand (1860-1931) acted as a similarly powerful authority – a linguist and a fervent champion of the comparative study of Balkan linguistics and ethnography, which he saw as forming one intermingled space through long-term interaction. He founded the Institute for Romanian Language (1893), later transformed into the Institute for Balkan Languages, which focused mainly on comparative Balkan linguistics and folklore. His Ethnographie von Makedonien (Leipzig, 1924), where he searched for the sources of the ethnic and linguistic diversity in Macedonia, has become a blueprint for Balkan ethnography and, at the same time, a key reference in the Bulgarian national narrative of Macedonia.4 7 The upsurge in comparative linguistics was closely linked to some of the earliest attempts at identifying what is now known as the Balkan linguistic union (or “linguistic area,” Sprachbund) – “the first area of contact-induced language change to be identified as such” and the model prototype for language contact, interaction and convergence (Friedman 2007: 201).5Indeed, linguists first used the term “Balkanism” to indicate a lexical and, more indicatively, grammatical “feature shared among the unrelated or only distantly related languages of the Balkans” – Balkan Slavic, Balkan Romance, Albanian Greek and Balkan Turkish dialects, which they attributed to either a common substratum or communal multilingualism and contact-induced change. Linguistic Balkanization’, i.e. the creation of a relatively unified linguistic area owing to centuries of multilingual contact, is thus the very opposite of political ‘Balkanization’ as fragmentation (Friedman 2007: 202) conveying exclusively negative connotations (M. Todorova). Such similarities among the Balkan languages were first observed by Jernej Kopitar (Kopitar 1829) and Franc Miklošič (Miklosich 1861), 6 and in time came to be increasingly interpreted as testimonies of “centuries of multilingualism and interethnic contact at the most intimate levels” (Friedman 1994-95: 89).7 8 The establishment of Balkan linguistics as a subdiscipline within linguistics in the 1920s went hand in hand with basic syntheses and theoretical formulations that still inform the field (Friedman 2006: 659). As late as 1929, the then leading Romanian historian Nicolae Iorga would still find it instructive to draw historians’ attention to the positive tradition set by philologists, who, “in this respect [of highlighting the common characteristics of Balkan languages], had surpassed the historians,” and to recommend to the latter “to operate in the way philologists had long been doing by dealing with all Balkan languages.” (Iorga referred specifically to Gustav Weigand and the Danish linguist Kristian Sandfeld [1873-1942]) (Iorga 2008 [1929]: 14-15).8 9 Comparative folkloristics and ethnography developed simultaneously with comparative linguistics. A leading practitioner and a champion of what we would call today the “history of cultural transfer” at the turn of the 20th century was August Leskien’s disciple, the Bulgarian ethnographer and literary scholar Ivan D. Shishmanov (1862-1928). Shishmanov considerably expanded on the assumption of crisscrossing Balkan (poetic) cultures that was originally developed in Leskien’s Fairytales from the Balkan lands (Leskien 1925), and was among the first to talk about les savants balkaniques and of the need for communication among them. In the spirit of the critical post- Romantic method he dispelled the notion of the autochthonous roots and the uniqueness of “national folklore” (as propagated by what he dubbed “patriotic ”), and instead charted a vast global network of exchange –

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‘internationality’ – of beliefs, tales, epic traditions and popular lore. He came to what were then the unconventional conclusions that, The existent researches suffice to persuade us that we should stop regarding the popular lore of any single people as its totally original creation. There had been borrowings since time immemorial. … The originality of a culture often lies in nothing other but its more or less self-reliant remaking of the borrowed foreign elements. Peoples – small and big – are great plagiarists. (Shishmanov 1965: 373) 10 Shishmanov thus undercut the romantic notion of national uniqueness and exceptionality that precluded the quest for resemblances in the development of nations. For him, all these interactions and mutual borrowings were possibly due to the similarities in the development of individual nations. These ‘transfers’ and ‘entanglements,’ to put it in the present-day transnationalist vocabulary, riveted the very fabric of a people’s wisdom and were paralleled by those characterizing what Shishmanov defined as the “patriotic period” in the study of the folk. At that time, forged claims to national authenticity appeared as “some kind of vital law that implacably displays itself at the beginning of each scientific revival” (Shishmanov 1966: 7-22).

11 In some of his most authoritative comparative studies, such as The Song about the Dead Brother in the Epic of the Balkan Peoples (Shishmanov 1966: 62-215), Shishmanov took on to trace meticulously the itinerary of popular folk themes and their local variants, whose diffusion outlined a cultural-historical area. He thus set himself “the task of making not only a contribution to comparative folklore, comparative literary history in particular, but also a small contribution to the demopsychology of the Balkan nationalities” (Shishmanov 1966: 147). Of interest to us here are two particular outcomes of Shishmanov’s painstaking investigations. 12 First, the ‘cultural space’, which his comparative studies charted, was a zone defined by interaction and internal migrations of popular themes with considerable local variations rooted in specific historical contexts. The cultural-historical geography thus drawn cut across the geographical boundaries of the region, the administrative borders of empires and the cultural ones of religion. The genesis of the plot about the dead brother was found to be in ancient Asia Minor, from where it had spread to the Balkan populations south of the Danube; that folk theme was missing in the lands of the Romanian kingdom (Regat) but its Romanian variants could be encountered in Bukovina (where, Shishmanov surmised, they had been transferred by Bulgarian migrants). At the same time, the reciprocal North-Central European plot about the dead fiancé (Lenorenstoff, which became extremely popular in the 19th century through Gottfried August Bürger‘s poem ‘Lenore’), was found to be nonexistent among the Bulgarians, the Greeks, the Arumanians and the Albanians, but could be encountered among the Serbo-Croats and in the Romanian kingdom. So, rather than being defined by cultural faultlines, the Balkan ethnographic region stood wide open to both the East and the West, while its internal geography was carved into variously shaped, movable ‘ethnographic sub-areas’ – some overlapping with, others excluding, parts of the ‘geographic’, ‘linguistic’ or ‘historical’ Balkans. 13 Secondly, notwithstanding the intensity of exchange and the similarities within this historical zone, Shishmanov stopped short of devising a notion of a ‘Balkan culture’ or ‘Balkan demopsychology’ defined by particular features, if not stable boundaries. Setting off from the assumption about the immanent and global interconnections between cultures, Shishmanov does not appear to have been keen in distinguishing

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between intra-Balkan and inter-Balkan “borrowings.” To his ethnographic perspective, however, it was obvious that interconnection and exchanges were especially intense and traceable between neighbouring countries of similar development levels. Shishmanov’s implicit understanding of the region thus appears to have been one about a fluctuating space of cultural osmosis based on long-standing co-existence, interaction and percolation. Significantly, the agencies and the driving forces behind this (regional or global) process were the national cultures. 14 Folklore, Shishmanov tells us, is the “people’s science,” the “science of the poor in spirit” which allows us to “probe deeply into the soul of the folk, to get to know its outlooks and the ideas driving it, the notions it had generated or inherited or borrowed, and the ways in which all these had been transformed in its consciousness: how they had changed, which particular form they had taken in contrast to the notions of other peoples, etc.” (Shishmanov, 1966: 23). Ultimately, the important question appeared to be “what influence all those numerous races, which had been in contact with us in the course of history, had exerted on our national type, on our culture, our customs, our language. That means to examine all foreign components of our nationality, culture, language, etc.” (Shishmanov, 1966: 268). Indeed it befell ethnography9 to perform what he saw as “a cardinal political task,” for “folklore studies are the sole instrument for defining the ethnographic boundaries of the various Balkan peoples” (Shishmanov 1966: 30-31).10 15 Thus, while conceding that national isolation did not exist and that each culture evolved in a process of continuous exchange with other cultures, Shishmanov’s ‘comparativism’ pursued above all the identification of the “foreign elements” and “borrowings” in the national makeup. The organizing agency and the key reference remained the nation. Shishmanov never identified that which ultimately defined a nation’s individuality (and its “ethnographic boundaries”) so that it could participate in an exchange with other nations, the ‘core’ that lay beneath all the “foreign” impacts and proved able to assimilate them while remaining the ‘same’ national individuality. But it was clear that such an ethnocultural hub did exist, it represented the actual agency of history, and its thorough exploration was the scholar’s chief duty – “in order to understand the direction in which the nation had evolved and to chart the direction of its future development in the best possible sense” (Shishmanov 1966: 23). 16 This ‘double-scaled’ ethnographic vision was not without match elsewhere in the region. Drawing on his investigations of medieval history and literature, the Romanian philologist and historian Ioan Bogdan (1864-1919) made a name for himself by insisting on and seeking to demonstrate the significance of the for the Romanians. He agreed with Shishmanov in arguing that the Romanians, much like the Bulgarians, could not gain a proper understanding of their national history unless they perceived of their culture in its connectedness with other national cultures in the region. At the same time, again in full accord with Shishmanov, he saw the duty of cultural history to undertake a solid examination of the nation from an ethnographic and statistical point of view in order “to account for the constitutive elements of our nationality and to understand its nature and inclinations” (Bogdan 1905: 20). In both these cases one can clearly detect the close connection between comparativism and the national framework of analysis. 17 Yet awareness of, and research into, the Balkan linguistic community and folklore/ ethnography were the first, and for quite some time the only, areas in which the idea of

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a Balkan historical commonality thrived. The notion of a Southeastern Europe, as far as it surfaced in academic discourse, stood for a cultural koiné rather than a historical region. It was in the heat of and mainly after the large-scale transformations wrought by the two Balkan wars and World War I that other disciplines and other visions of the nature of the regional commonality will play in the debate and reformulate the concept of Southeastern Europe.

Anthropogeographic and ethnopsychological structure of the Balkan Peninsular

18 The pre-eminence of linguistic and folklore comparatism at the establishment of Balkan studies had some immediate and some long-term consequences. Among the most durable was the association of “Balkanology” primarily, sometimes solely, with ethnology and linguistics – a narrow reading that has survived until today.11 In its own time, this disciplinary approach impacted regionalist research in two opposite directions. On the one hand, the commonalities in grammar, syntax, belief, and popular lore seemed to imply an underlying primeval unity in the way of thinking, mentality and the unconscious. This trend evolved simultaneously with the upsurge of psychological discourses first in Germany and then in France. But since the latter were dominated by the disciplines of Völkerpsychologie (or comparative folk psychology) and national characteristics, the result usually was to underwrite rather than subvert and relativize national fragmentation.12

19 For Shishmanov, as we could see, comparative folklore was a key to grasping the “demopsychology of the Balkan nationalities,” not some common “Balkan mentality.” But the prominent place in conceptualizing the Balkans as an area of infinite diversity and continuous interaction undoubtedly belongs to Jovan Cvijić (1865-1927) – “the founder of Balkan geology, geography and anthropogeography” – indeed of, as the next generation of regional scholars would argue, “Balkanistics” proper.13 20 Significantly, Cvijić spoke of the Balkan Peninsula – a term he definitely preferred to “the Balkans” and never used interchangeably with Southeastern Europe. Moreover, while his geomorphological observations encompassed the whole Peninsula, his psychological investigations concerned only the South Slavs. The Romanians, Turks, Greeks, Albanians and Vlachs were not part of Cvijić’s ethnopsychological map of the Balkans. 21 One of the most striking features of Cvijić’s anthropogeographic map of the Balkan Peninsula is its rigorously taxonomic character. It revolved around numerous classifications concerning geographic regions, geomorphological and physical features, civilizational (or cultural) zones, types of settlement, and psychic types. This intimated a vision of great structural and cultural diversity over time and space effected by causes of various order – geographical, historical (political), social, ethnic.14 22 Cvijić divided the Balkans into four cultural zones: modified Byzantine (Old Balkan) civilization “Balkanism in the true sense of the word;” zone of the Turkish and Eastern (“Turco-Oriental”) influences; zone of the Western and Central European culture; and patriarchal cultural zone. Noteworthy is Cvijić’s assertion, that “The most pronounced boundary in this region is not the boundary between Byzantine and Western civilization [as it was usually thought] but that between the patriarchal regime and the

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Byzantine civilization” (Cvijić1918: 481; Cvijić 1922: 87-88). Moreover, Cvijić saw the historical development of the Balkan peoples as being marked by discontinuities and assimilations between different clusters of cultures. “The lack of continuity of the civilizational influences is a characteristic of the Balkan Peninsula, a condition the reverse of that which obtained in Western and Central Europe” (Cvijić 1922: 471). In the end, what one is confronted with is a palimpsest of considerably modified, partly overlapping and largely circumscribed civilizational zones. 23 Virtually coinciding with these zones of civilization were Cvijić’s psychological types: Dinaric, Central, Eastern Balkan (Bulgarian) and Pannonian. While I cannot elaborate here on the characteristics attributed to these four psychic types or on the foregrounded primacy with which Cvijić endowed the Dinaric type, one aspect deserves mention.15 The notion of a “Balkan mentality,” both as a generalized regional and as an ethnic category, has long been duly criticized. Its local diffusion has been attributed to dubious academic popularity external to the region penchant for portraying the Balkan cultures as a sanctuary of patriarchal practices and life-styles long-extinct elsewhere in Europe. As a matter of fact, however, Cvijić was the first to implement this “scientific” approach to the Balkans. Scholars of note like Gerhard Gesemann, perhaps the most powerful voice among the interwar German “folk psychologists” of the Balkan Slavs, might have gone a step further in supplying Cvijić’s psychological and folkloric interpretations with racial underpinnings. But neither the discipline of Balkan folk psychology nor the genre of “heroic lifestyle” as an epitome of the true Balkanness and of homo balkanicus were his inventions. Indeed, Cvijić’s scholarly reputation itself appears to have lent respectability both to the “regional relevance” of the discipline and to the conclusions of as different and (in their own way and scholarly tradition) salient regionalists as Gesemann and Fernand Braudel, both of whom drew heavily on Cvijić’s ethnopsychological typology (Gesemann 1943; Braudel 1995: 776-780). 24 Finally, against the doctrine of racial purity, Cvijić maintained that racial intermixture had occurred everywhere in the peninsula, and in certain areas at least nationality was variable and uncertain. But this somehow did not subvert what he typically saw as the divergent, irreconcilable and often antagonistic ethnic identities (the Yugoslavs being a partial exception to this rule). On the contrary, the ontological fragmentation ultimately sealed the impossibility of a Balkan cultural convergence and unity and, by extension, of a unitary concept of the Balkans – not only in Cvijić’s present, but also in the Balkan past. 25 All in all, Cvijić’s conceptualization of the Balkans may be seen as foundational for the later-day visions in at least two directions. Firstly, he brought to the fore and scientifically underpinned the inherent multidimensional diversity of the region, which thus became constitutive of the region’s specifics. Cvijić reformulated what had been typically seen as an “ethnographic museum,” into a complex structure of geographic, historical, cultural, social and economic intraregional variations whose combination, somewhat paradoxically, turned into “unifying structural characteristics” of the region. It should be noted that this vision of the region will thenceforth evolve in parallel to the unitary one. “Up to our day,” Joseph S. Roucek maintained in 1939, “the Balkans have remained a striking example of disunity – geographic, ethnical, linguistic, religious, cultural and political” (Roucek 1939: 1). In his History of Southeastern Europe (1950) Georg Stadtmüller warned: “We should nonetheless be wary of the dangerous and misleading notion, that it [the term Southeastern Europe-DM] implies a peculiar

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unity of the space thus denoted. The space of Southeastern Europe is rather marked by internal diversity and differentiation as no other part of Europe is” (Stadtmüller1950: 14). The problem had been already raised by Fritz Valjavec in the 1930s when registering the lack of “at least to some extent unitary research area and unitary concept of Southeastern Europe” (Valjavec1941: 11). Valjavec himself, however, left the question open: for him Southeast-European studies were a methodical “complexio oppositorum” (bringing together a wide range of simultaneously applied disciplinary methods), where Southeastern Europe serves above all as a “working concept” (Arbeitsbegriff), but where the “unity of Southeastern Europe” is not a working pre- requisite for the studies of the South-East (Valjavec 1942: 5). 26 Cvijić’s notion of the Balkans is foundational also on account of elaborating the connection between nature and culture – a connection that, again, will be played out in different registers, especially during the interwar period. His major contribution to the inquiry of the region, from an anthropological point of view, is that he was the first to define a historical geography of the Balkan man. From the point of view of history, it was the realization and the demonstration that written sources were not the sole, and in his case not even the primary, building material of the historical narrative about the region. But he did not construct, on this basis, a regional cultural or historical specificity, a discrete civilizational ‘Balkan type.’ On the contrary: his empirical studies framed an area which, albeit characterized by considerable demographic interconnections and cultural overlapping, did not evolve and stabilize into a more or less unitary cultural-historical space. Nowhere did Cvijić try to define any uniform characteristic features or attributes of the region as a whole. His interest seems above all to have been, not identifying an overarching commonality, but highlighting the internal diversity, complexity and heterogeneity of the region.16 27 Was anything holding the region together, that could define it as an analytical whole? Cvijić did not directly confront this question yet his writings intimated a few answers. 28 At a certain level, Cvijić’s “regional scale” of observation itself seems to have sketched the region as a unit defined by the scope of interaction. Cvijić himself designated it as the “Balkan peninsula” even if, for reasons of his own, he included in it large parts of the Pannonian plane and excluded the Romanians. 29 More substantially, one can detect in his research certain directions – and an underlying argument – that prioritized some tendencies over others. He distinguished what is recurrent, typical or showing the potential to become a dominant regional “type” amidst the huge variety of trends, local conditions and idiosyncrasies. 30 Mobility or migrations – or what Cvijić called metanastasic movements – in particular stand out as a powerful vehicle of intra-regional “penetration and connection,” continuously and effectively subverting the centrifugal tendencies. They allowed the expansion of certain civilizational zones, respectively (ethno-)psychological types, over bigger parts of the peninsula thus overpowering the weight and the effects of cultural fragmentation. Metanastasic movements, and the zones they came to form, are what ultimately defined the prevailing civilizational and ethno-demographic profile of the region. Over the long run they tended to create, not a relatively homogeneous regional historical and cultural space (as Iorga would have it), but smaller or bigger homogeneous ethnic, psychic and civilizational enclaves which, with regards to their relative strength and scale, were hierarchically ordered. Hardly surprisingly, the Serbs stood out as the most populous and dynamic force behind these movements – the

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vibrant Balkan metanastasic population par excellence.17 Around this Serbian (later Serbo-Croatian-Slovenian) core the region’s internal “centre” was supposed to emerge with the potential to neutralize, even reverse, the centrifugal tendencies resulting from its diversity. Cvijić, as a matter of fact, came up with a geopolitical theory, drawing on the conjunction of geomorphologic and geophysical analysis with human geography and migrations. This theory gave a central political and strategic role to “Greater Serbia” as ordained by geography and being in the interest of the West. History thus became subordinated to a geopolitical and ethno-cultural framework. Eventually the regional narrative is not anti-national, on the contrary, it was meant to buttress Yugoslav nation-building, where the common racial characteristics overwrite the diverging historical, religious and social experiences. 31 As an area of continuous interaction between distinct and tangible ‘ethnicities’ and ‘types’, Cvijić’s notion of the Balkans resonates in a sense with Shishmanov’s. At the same time, his understanding of the features that came to characterize the Balkan Peninsula is in many ways at variance with Iorga’s. This is noteworthy on two counts. First, both of them were usually revered as the quintessential founders of “Balkanology” in the same breath; second, the historical framework and the cultural phenomena they referred to in their interpretations were almost identical, but their conclusions were rather different.

Byzance après Byzance: the cultural-historical entity of Southeastern Europe

32 The incorporation of a national history in a universal history, thence the search for a larger, integrative cultural or civilizational space, had figured high on the historiographic agenda ever since the institutionalization of history in the Balkan states. For most of the 19th century, that space was the Western world. From around the beginning of the 20th century, alternative spaces, such as those defined by genealogical affinity (e.g. the Slavic world) or with which the nation happened to be in direct and permanent interrelations, began to be more systematically promoted as possible mediators for broader integration.

33 This trend and the call for non-national historical methodology radiating from Leipzig – especially from Karl Lamprecht – converged in the work of Nicolae Iorga (1871-1940), the most prominent Romanian historian of the first four decades of the 20th century. Iorga went much further than Shishmanov and Cvijić ever did in envisioning a sort of Balkan commonality, historicity, phenomenology and culture. This harmonized with his predilection for the new cultural history which, as he wrote, “concerns above all what is deep, fundamental and general in human life.” Iorga was most inclined to build his synthesis on the basis of collective psychology and a belief in culture as a binding force and a principal instrument of any ecumenicity. His vision of the area’s specificity and mission reflected a distinctive relationship of national, regional and global scales of historical experience. 34 Already in 1914, in his inaugurating speech for the Institute for Southeast-European Studies in Bucharest, which he had founded the year before, Iorga made a plea for the study of the “history of great territorial units, … of the great currents of civilization and the spiritual condition which these units create, of the durable social forms which they succeed to crystallize” (Iorga 1914: 42).18 By that time he had already published his

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first synthetic works as advocated (in fact inspired) by Lamprecht: Geschichte des Rumänischen Volkes (2 Vols., 1905) and, heralding his regional syntheses, Geschichte des Osmanischen Reiches nach den Quellen dargestellt (5 vols., 1908-13), in which he exposed the emotional nature of conceiving of the Turks and their empire as an historical anomaly detrimental to civilization, and proposed the study of Ottoman history as an integral part of world history. 35 Iorga was by no doubt the first regional historian to grasp the significance of a common heritage. The scope, and underlying contents, of his notion of “Southeastern Europe,” in outspoken opposition to the Balkans and the Balkan Peninsula, deserves special attention. Indeed, we may speak of a radical re-configuration following Iorga’s observation that “peoples are not in the least defined by the region on which they lean or by the region in which they are placed but by the region towards which they look” (Iorga 1935: 108). By this criterion of orientation, ordained by geography and history, the Rumanians were a “Carpathian people,” a “Danubian people” and a “people of the right bank of the Danube,” the Greeks were a “Mediterranean people,” the Turks a Central Asian one, and the Yugo-Slavs belonged to different regions; the Bulgarians were the only impeccably “Balkan people” but they too sought to break free from their land-locked position by reaching out to the Black Sea and the Adriatic. The geographical term Balkans, therefore, was “inaccurate [and] unjustified; there exists no element on which it can lean” (Iorga 1935: 107-110; Iorga 1940: 6-8). Iorga never explained in what way the alternative term of Southeastern Europe was better suited to integrate these various orientations. But it certainly fulfilled another salient desideratum: unlike the Balkans, the region of Southeastern Europe, in Iorga’s reading, could capture the integral space of “Eastern Romanity”: the “Carpatho-Balkanic” or “Carpatho-Danubian” realm incorporating the Romanians with the once Romanized inhabitants (the Vlachs) to the south of the Danube, i.e. in “the Balkans” proper (Iorga 1999: 122-125, 135-137). This was the semantics underlying, what he called, “our people’s balkanism.” 36 Its outgrowth was the notion of Byzance après Byzance (1935) which brilliantly exemplifies the synthesis of universal and national history through the mediation of regional history. On the one hand, it postulated the belonging of the Southeast- European peoples to a universal civilization bridging the East and the West yet being neither of the two, possessing a unique ecumenical role and a unique contribution to world history. On the other hand, it stressed the idea of Byzantium’s spiritual and institutional continuity through the Romanians once the empire had ceased to exist politically – an idea also expressed in his History of the Balkan States in the Modern Age (1913). “There was a time,” Iorga contended in the introduction to his latter book, when it appeared that the entire Byzantine, Balkan legacy should be inherited by our [Romanian] princes who (…) showed that they wanted to preserve it and that they were capable of sacrificing themselves for it. (…) For five hundred years we had given asylum to the whole higher religious life, to the whole cultural life of the peoples from across the Danube. The Greek Byzantium and the Slav Byzantium, which derived from it, had thus lived for another half millennium among us and through us, if not for us…(Iorga 1913: 8, 11) 37 It was the wreaking of a place for the Romanité orientale in the world history – an effort crowned by his monumental La place des Roumains dans l’histoire universelle (3 Vols., 1935-36) – that led Iorga to elaborate on the historical continuity and cohesion of Southeastern Europe.

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38 Instead of civilizational discontinuities and ethnic fragmentation, as Cvijić was intimating, the region came to be distinguished by a “synthesis of a completely particular character common to the whole South-East of Europe,” which furnished the “base of its common elements” (Iorga 1935: 110). The primary, “prehistoric” element of this synthesis, and one “which distinguishes the East from the European South-East,” were the Thracians, who were “at the origin of everything in the European South-East” (Iorga 1935: 115; Iorga 2008: passim). “We can say that even today, in Southeastern Europe, there are millions of crypto-Thracians, people who speak different languages, believed to belong to completely distinct nations, that is to say, which have their history, their ethnographic if not ethnological character, and [who] nevertheless belong at the same time to that great race, whose history unfortunately had not [yet] been written but by philologists” (Iorga 1935: 115). 39 The second element of the synthesis was the Roman layer. The regional network of cities, fortresses, routes and markets – and the interdependence which they sustained – “are not, still at present, but the continuation of the old establishments, in which the Thracian element was transformed under Roman influence” (Iorga 1935: 120-121). That Roman “order” was continued by a “neo-Roman” one – Byzantium. With one important difference: while the Romans effectively governed, the Byzantines “had left to the populations the right each to live in its own country, according to its habits.”19 The Ottoman Turks carried on the latter tradition: “the conquerors … became the continuators of the Byzantine empire, with the same mixture of centralism and local freedom for all the peoples in this region” (Iorga 1935: 123). If that “formă de universalitate” which Byzantium presented20 could survive until the nineteenth century, Iorga contended, it was due to the Ottomans – “not […] the destructors of the Byzantine empire, but its continuers.” Peace, local autonomy and opportunities for the small nations, which these two empires had ensured, made possible the endurance of that “unity in diversity” which came to distinguish the region (Iorga 2000: 71-88; Iorga 1940: 14). 40 Consequent to this genealogy of the region’s unity, Iorga sought to dispel the idea of the “Oriental Southeastern Europe” as being either markedly Oriental, or indeed worthy of scorn for being as Oriental as it was. In his own time he discovered many more vestiges of the prehistoric and classical legacies, e.g., art, dress, rituals and customs, than of the Orient. The “deep realities below the upper social layers” and the “popular life” across the whole region “were very little affected by the oriental influence.” Eastern Orthodoxy itself was “much more a religion of pagan European superstitions and rationalist Greek interpretations than of myths coming from Asia… The orthodox religion, I say, does not possess the entire oriental mystique: within it there exist elements with origin in a much deeper local past” (Iorga 1935: 117). Populations coming from the Asian steppes had been completely assimilated by the indigenous peoples. As for the Ottoman Turks, not only had they borrowed heavily from the Roman/Byzantine institutions, but in racial terms they “had always been a minority in Southeastern Europe,” their racial make-up having been thoroughly altered by the massive ‘infusion’ of local blood (Iorga 1935: 117-118).21 41 Iorga’s Southeastern Europe thus differs considerably, and not only geographically, from the Balkans of Shishmanov and Cvijić. For the first time, the existence of a “fundamental unity resting on archaic traditions” is postulated. A “particular [culture] common to the whole European South-East,” a shared racial nexus, and a peculiar

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historical, ethnographic and cultural “synthesis” between all those peoples is formulated: “The whole European South‑East forms, in a certain sense, the same country, is the same territory, with the same memories – an integral world… […] Everything connects us beyond our will” (Iorga 1940: 12, 14). Rather than presenting the sum total of ethnic essences marked by external borrowings (Shishmanov) or migrations (Cvijić) – in other words, rather than being ‘nationalized’ – the Balkan nations came to be ‘Balkanized’ by way of being endowed with a common heritage distinguished by specific historical evolution, life forms and culture. This specificity, drawing upon the great Thraco-Illyrian-Roman tradition and epitomized by Byzantium, was taken over by the Ottoman Empire and constituted the heritage that the Balkan peoples shared. All of them – Greeks, Bulgarians, Serbs, Romanians, Albanians, and Turks – had been subject to the same great Western, Eastern, racial, and religious influences. Where Cvijić saw discontinuity between the Roman, Byzantine, and Ottoman ‘layers’ of history, Iorga saw “in essence the same thing: the same peace, the same liberties with respect to the small groups, the same routes created for great commerce” (Iorga 1940: 11). Precisely where ethnographers and anthropogeographers tended to identify a great diversity of local variants and discrete factors, Iorga saw cross-regional kinship and permeability to the point of indistinctiveness: in the outlook of the village, in houses (except the Mediterranean one) and their internal arrangement, in essential elements of vestment, in racial fundament, in popular poetry, dances and superstitions, in customs and mores, in way of thinking and sentimentality, and – most strikingly – in institutions (royal, administrative, judicial, fiscal, military, social) (Iorga 2008: 7-14, passim). Interactions between the Balkan peoples were crucial for Iorga too, but not in the sense of contacts between distinct albeit closely connected groups, but as virtual acts of “coming home” whenever and wherever in the region they took place.22 Remarkably, Iorga sought to dispel the Slavic world as a ‘rival’ symbolic historical region: a Serb, he argued, had much more in common with an Albanian or a Romanian, than with a Czech. 42 It would nevertheless be misleading to presume that Iorga’s interlocking projections were only scholarly variations on a political tune. They were no doubt political: the institutionalization of Southeast-European studies in Bucharest and the regional re- positioning of the Romanian past were meant to underwrite Romania’s growing political weight in the area after the Balkan wars (1912-13).23 But both conceptually and as historical schemata, they were more complex and elaborate than those of the bulk of nation-building historians at the time. 43 Aligning himself, in the vein of Lamprecht’s global vision of historical phenomenology, with the new cultural history, Iorga upheld an emphatically organic conception of the historical evolution of humankind. In the perspective of the latter, the understanding of the history of an individual nation could not be achieved by studying it independently. The peoples, being “necessary, permanent and, in a certain sense, eternal creations,” encroached on, transferred to, borrowed from, conquered and were subdued by each other. Resonating Shishmanov’s views, Iorga asserted that this process of continuous interaction had totally changed the understanding of the notion of people. It was not the pure and self-contained entity of the Romantic period anymore, but a natural whole with its own organic life, similar to the life of individuals: it grew by what it gained from outside, it got cleansed and rejuvenated by what it gave up after a certain time, it died and was resurrected. What ultimately defined a people’s power and value in the world was “that inherent, elemental energy, which determines its

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potential to assimilate and to radiate, and the proportion in which it abandons its worn-out elements” (Iorga 1911: 14-15). 44 A striking consequence of this approach was the “disappearance of the distinction between world history and national history,” since The life of a people is continuously enmeshed with the lives of other peoples, depending on and continuously influencing them. Each nation is an energy with its own sources and particular circumstances, its special character and mission. But none of these energies can be absolutely isolated for study and must not be isolated in this way. All these intersecting streams function in the same atmosphere and flow on the same earth […]. The history of a people, thus, touches the history of others, not through fleeting mentions or short chapters about reciprocal influences, but is established and preserved in the natural medium of human universality, to which it belongs in its highest essence. And universal history, in turn, is not anymore (just) a collection of national histories, clustered by geographic or cultural criteria, but the study of those connections of cultures, political ideas, expansions and conquests on all terrains, transfers, transformations, reinforcements and enfeeblements, which should alone be its domain – one that is sufficiently ‘scientific’ and ‘philosophic’ as to leave no space for any other science or philosophy of history. (Iorga 1911: 17) 45 As a Lamprechtianist and participant in Lamprecht’s project of Weltgeschichte, Iorga was thus most concerned with situating Romanian history into universal history. In this spectacular scheme, the region was assigned a key role as it came to stand as a mediating zone and a condition for global integration.

46 Special mention in this direction is due to his ethno-populist narrative of the Balkan peasantry and the “spiritual life of the village” as the ultimate repository of a nation’s distinctive culture – of its “ideas.” The latter was one of the three “historical permanencies” – the other two being “soil” and “race” – which, in contrast to the constant flux of events, traversed time and space and determined “all ‘pragmatic’ history” (Iorga 1999: 271-282). Permanencies, once again, manifested themselves on two levels: in Iorga’s phenomenological perspective they underlay the unity and the continuity of a Southeast-European “form of civilization,” but in their specific blends transformed into the mainstay of national authenticity. 47 In many ways, Iorga’s regionalist projections were groundbreaking. They came closest to defining the region in terms of legacy of a common past, hence of shared structures and attitudes. For this reason, imperial frameworks were essential in his regional vision. But the latter also fused a series of contradictory dimensions as regards the connection between the national, the regional, and the universal, scholarship and politics, evolutionary and presentist perspectives, methodological subjectivity and positivism, ‘nostalgia for totality’ and obsession with Romanianism. At a certain juncture in his historiology, the polymorphism of the Southeast-European region succumbed to a deeper common factor – the popular rural institutions (Iorga 2008), while geography (“soil”) ever imposed itself. However, the structural and explanatory conceptual tool for him was neither ‘law’ nor ‘structure’ but supra-institutional culture – the persistence of collective ideas, ways of thinking and instinctive behavior that furnished the continuity and the organic unity of history across space and time. 48 We should be aware moreover that both Cvijić’s and Iorga’s positions need to be seen in their historical dynamics as they shifted considerably over time. Cvijić’s position evolved from narrowly pro-Serbian at the beginning of the 20th century to patently pro-South Slav (and anti-Bulgarian) during the First World War, and especially around

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the Paris Peace Conference, to once again “pro-Dinaric” and “anti-Pannonian” in the 1920s. Iorga’s position also evolved from more squarely nationalist in the 1910s to more ‘internationalist’ and ‘Southeast-European’ in the 1930s. But, generally speaking, his chronological evolution was less neat, often mixing in parallel or even in the same text different registers and paradigms. All in all, the co-existence of scholarly and para- scholarly registers was characteristic of interwar Balkanists – from Cvijić, Gesemann and Iorga to the relatively most sophisticate school of Balkanology in the 1930s.

Balkan organism and homo balcanicus: the interwar “Balkan science”

49 The 1930s and the first half of the 1940s saw the crystallization of a more rigorous and systematic research program for the region of Southeastern Europe even if, on the whole, the national framework retained its powerful position. The initial attempt at defining the new “science of Balkanology,” as it was called, belongs to the two editors of the -based Revue Internationale des Etudes Balkaniques – the Croat Petar Skok (1881-1956) and the Serb Milan Budimir (1891-1975), both of them philologists and classicists.24It was aimed at elucidating regional commonalities while “drawing upon the comparative method of the nineteenth century,” and pointing national academic research “towards the study of a Balkan organism that had constituted one entity since the most distance times” (Budimir & Skok 1934: 2-3).

50 Two historical tendencies – unification and particularism – are said to have crystalized into “a unique law of the Balkans [loi balkanique] guiding the vicissitudes of the total of their history.” Since Antiquity, these two tendencies have alternated and defined the peculiar evolution of this region. The major forces of “Balkan aggregation” were the Macedonian dynasty, the Romans, the Byzantine Empire, and the Ottoman Empire. Significantly, the role of the “Turks” in imposing social and cultural cohesion on the whole region was seen to be the most salient. Echoing nineteenth-century romanticism, modern science very often misinterpreted the results of the aggregation which they achieved, and refused to see what was beneficial in a regime which had never implemented a denationalizing policy characteristic for many European states. 51 The spheres where the two Balkanologists found the unifying impact of the Ottomans to have been most consequential for the future “regional aggregation” are worth noting. First, by imposing the same political and social conditions, the Turks had effectively amalgamated the mentality of the Balkan peoples. At the same time, the mixture of Balkan races had to some extent effaced the mental differences which the previous particularist medieval states had induced. Another unifying factor was the introduction of “Oriental urbanism” – the Balkan city created by the Turks which was “totally different from the ancient and the European.” Remarkably, even folklore, and popular literature generally, were found to be the product of the “Turkish unification:” “Among all those peoples, the period of Turkish domination had stimulated the blossoming of national epopees [which are] major sources of pride for these peoples.” Popular poetry, furthermore, travelled freely across the Turkish realm creating common themes and vocabularies. It was to the Turkish regime, again, that the Romantic literary movement, the “Balkan Romanticism,” owed its special complexion, so different from those of European romanticisms. Finally, it was utterly erroneous to consider the Turks hostile to the civilization created in the Balkans before them since

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their empire had maintained a number of Byzantine institutions (Budimir & Skok 1934: 5-6, 12). 52 Here we can see some of the central arguments of the preexistent Balkan scholarship, as developed by Shishmanov and Iorga, being brought to their logical completion. Individual Balkan renascences, and quite nearly national “individualities” themselves, became conceivable only in the framework of the Ottoman Empire. At the same time, the whole Romantic structure of nationhood in its Eurocentric mold was turned on its head without however subverting the state-building project as such. 53 Skok’s and Budimir’s programmatic statement presents the first attempt of formulating the methodology of a “new science” intended “to define and explain the parallel facts that make themselves manifest in the different domains of human activity in the Balkans.” To this end they suggested a division of labor: the study of only what is specific to a given people should be left to the specialists in the national sciences. This did not imply a rift between regional and national scholars as it was from the latter that regionalists would extract information from the national sciences, their work presenting a “superior interconnectedness” by means of inter-Balkan comparisons. A series of examples were adduced in support of the contention that a Balkan perspective alone was capable to shed proper light on major historical processes which, when being placed in a strictly national framework, remained incomprehensible. In sum, ... Balkanology appears as an immanently comparative science. In essence it represents a system of inter-Balkan comparison whose main objective is to reveal, understand and define the Balkan reality such as it has manifested itself, across time and space, in the various spheres of human activity. To get to know what was and is typical of the Balkans, such is the object it envisages for itself. (Budimir & Skok 1934: 23-24) 54 This Balkanology had two facets – theoretical and practical. “As a theoretical science [Balkanology] is called to deepen our knowledge about the relations between the Balkan peoples and throw light on the intrinsic laws which had governed and continue to govern their development and their life.” As a practical science, it was of moral importance. It was “entitled to influence the Balkan mentality” by giving the Balkan statesmen the opportunity to know the Balkan man, his natural and social environment, way of thinking and feeling, and, at the same time, by teaching the Balkan communities the necessity to know, understand, and cooperate with each other (Budimir & Skok 1934: 24-25).

55 This Balkanological manifesto was not only the first of its kind. But also, later-day Balkanistics would have, as it turned out, little to add to the theoretical and methodological conceptualization of the field. Balkan comparatism, as conceived here, was not just a multi-disciplinary and problem-oriented exercise. It evolved in two interdependent directions: as a study of “mutual influences” and exchange between national entities (‘transfer history’) and of “common Balkan traits” or “Balkan peculiarity” (‘transnational history’). Balkanology was meant to deal with the general, the syncretic – the “Balkan reality,” the “Balkan man,” the “Balkan organism” and its “characteristic laws” – not with the nationally specific. It came up with a research agenda and a method aimed at a regional “synthesis drawing on the elements of Balkan interdependence and unity” (Papacostea 1938: vi). This, at the same time, did not undermine ethnic and national frameworks: the actual historical actors were, invariably and self-evidently, the Balkan peoples, if not always the Balkan states.

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56 Proceeding from the notion of ‘Balkan organicity’ and the Balkanological ‘curriculum’ of his Yugoslav predecessors, the founder of the Bucharest-based Institute for Balkan Studies and Research in 1937, Romanian medievalist VictorPapacostea (1900-1962), left us perhaps the most radical assertion of what he called the “impossibility of studying the life of any Balkan people separately” and of the imperative for a transnational and multidisciplinary approach to the past of this part of Europe (Papacostea 1996, 1938, 1943). “Determined in its investigations by the frontiers fixed by geography and history, Balkanology,” Papacostea re-affirmed, “aims at revealing the characteristic laws and circumstances, under whose operation there has developed, century after century, the life of the Balkan peoples, in its whole and for each of them.” More radically however, Papacostea considered the adoption or forced imposition of the very idea of the nation-state, one that was “created in the West and for the West,” to have had catastrophic consequences in the Balkans a region that, unlike Western Europe, was marked by a unity of economic geography, by “the same community of culture and civilization born by long coexistence,” and by being “in the main subordinated to the same political systems and influenced by the same currents of ideas.” Above all it was the “common ethnic base” and the “millennia-long mixture of races that has resulted, ever since antiquity, in the strongly relative value of the idea of nationality in the Balkans.” 57 Papacostea spoke instead of a “Balkan nationality” and “Balkan society” as well as of a “homo balcanicus” – a syncretic type defined by complex ethnogenesis, mental and spiritual structures and linked to, above and beyond his native and linguistic group, “the great Balkan community through organic links coming from a complex and lengthy ancestry.” Under such conditions the idea of nationality remained precarious and uncertain, “in reality a notion, not ethnic, but mostly political and cultural,” whereas one realized “how intensive the exchange of influences among these peoples was and how easily important elements of culture and civilization passed from the one to the other. But above all: how misplaced and ridiculous appear the exaltation of national particularisms.” 58 One of the striking facts about this methodologically sophisticate regionalism that blossomed in the 1930s is the rehabilitation of the term (region) of the Balkans – to the extent that Papacostea, who, in the vein of Iorga, deeply disagreed with such a regional denomination, saw himself compelled to surrender to the impossibility of replacing it. There are, it seems, two major reasons, whose combined effect could help us explaining this trend. One was the ascendancy of the Nazi-German re-definition and argumentation of Southeastern Europe as a geopolitical and economic space, distinct from the ‘historical Balkans,’ which exposed even more starkly than before the vulnerability of a small-state region. The other was the urge to counteract the, what Budimir and Skok dubbed, “general misunderstanding of all things Balkan” by asserting the existence of a unique Balkan world with a distinctive yet universally significant culture, and a peculiar Balkan man with his own spirituality and sensitivity. 25 Thus, as it happened, the same regionalist scholars operated, in parallel if not in the same texts, on another ‘Balkanistic’ register, employing quasi-academic and meta- historical arguments to underwrite a notion of ‘Balkanism’ closely replicating national autochthonism. 59 More radically than Iorga, interwar Balkanologists ‘redeemed’ the region by pushing it into the symbolic space traditionally occupied by the nation. They embarked on

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vindicating the “strong and irreducible Balkan individuality,” which they saw as a token for the region’s “historic function” of mediating between the East and the West, the eastern and the western Mediterranean, the ancient and the modern world, and for its creative potential: “what it had generated by its own forces in order to lay it at the disposal of Europe” (Budimir & Skok 1934: 19). The tendencies of unification and particularism were now transfigured into “the two most precious elements” which “the Balkan man” had granted to human progress: “the spirit of independence [samosvojnost] (= individualism) and the spirit of association (= collectivism).” The harmony of individualism and collectivism were said to be the hallmark of regional history since Antiquity. Unlike “Pax Romana” with its “uniform unity,” the Balkans of both the Byzantine and the Ottoman eras “tended towards unity in variations, a diverse unity.” “The varied commonality is more efficient and more durable than the uniform unity, the organized variety having, properly speaking, bigger ‘biological’ value than the unity without variations.” Thus, instead of treating it as a “European anomaly,” as the conventional Western wisdom had done, the Balkan diversity and “melting pot” were revalorized as a source of generative power: “All in all, the Balkans is the genuine cradle of humanism [čojstvo] and heroism. These are the principal characteristics of the Balkan mountaineer and also the true ideas of a sincere humanism. They had preserved the Balkan people [Balkanci; les Balkaniques] throughout all the centuries of grandeur and sufferance”. (Skok & Budimir 1936) 60 As to the ‘immanent’ regional violence, that proverbial Balkan vice, it was asserted to be utterly alien to the local tradition and imposed from the outside. It had made its inroads during the Balkan “Risorgimento,” when a major “re-orientation of the Balkan civilization” took place: the Oriental culture in its Islamic form gave way to the Western culture based on scientific and technological progress. It was at this juncture that the Balkan scholars saw the source of a major historical regression: all previous civilizations – the Hellenistic, the Roman, the Byzantine, the Ottoman – had brought unity to the region, “while modern European culture during the Balkan Risorgimento, on the contrary, divided politically and morally the inhabitants of the Peninsula at the same time as it leveled them through its cultural influence.” 61 The culmination of this line of reasoning was the entreaty that “the Balkans itself should define its proper cultural orientation … in view of creating on these bases a better common Balkan fatherland [patrie balkanique commune]…” Throughout all its great epochs the peninsula had had its authentic spiritual orientation, which made itself manifest in “a sort of homogeneity unique to the Peninsula.” Rather than spontaneously springing from an ancient tradition, however, such a “Balkan spirit” could take root among the peoples in the region only through the sustained efforts of the post-war generation. In conclusion, This Balkan spirit demands first of all that the whole spiritual and material civilization, such as it has emerged in the Balkans, should be envisaged, criticized and organized not in view of Western Europe but, above all, in view of the needs of the Balkan fatherland taken as one whole. (Skok & Budimir 1936) 62 So, a new authentic spirit, regenerated and elevated to a new level, a new sense of a pan-Balkan fatherland, a new Balkan culture based on a long-standing tradition of unity in diversity, regional self-reliance and self-sufficiency – these were the key concepts on which the politics of the ‘new Balkan science’ were made to rest.

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63 All this resonates intimately with the prevailing ‘nativist’ currents and autarchic thrusts in nationalist political and intellectual thought of the late 1920s and the 1930s, captured by calls for resurgence of national authenticity and self-sufficiency. It is telling that the impulse to transpose national autochthonism onto Balkan autochthonism had spilled far beyond the Balkanologist scholarly circle and had come to buttress different cultural-political projects. Thus the Bulgarian historian of culture Naiden Sheitanov pled for the resurgence of “the ancient-Balkanic” and “the Thraco- Balkanic,” as epitomized by Orpheus and Dionysius, and for the creation thereby of “Thracianism as a culturally-regenerating direction” to the future of the Bulgarians (Sheitanov 2006). Discussing the Balkan Christians’ awareness of “their civilizational Christian mission” and the existence on this basis of a Balkan “cultural and spiritual oecumene” during the late Middle Ages, the Croatian philosopher and ethno- psychologist Vladimir Dvorniković asserted that “already at that time there existed a ‘Balkan soul,’ only that it did not yet speak in a political language” (Dvorniković 1936).The Balkans in the cartography of the Bulgarian philosopher Janko Janev was not a geographical notion but a place that had become destiny: he saw it as the bridge to the “world-historical becoming,” the zone where the fate of the West will be sealed (Janeff 1936: 7-9). In an interesting inversion of Iorga’s symbolic map of extra-regional orientations and Cvijić’s stigmatic characterology of the Bulgarians’ immanent Balkanness, Janev identified only the Bulgarians and to some extent the Serbs, by virtue of their jovial archaic disposition, as the par excellence Balkanites and authentic Balkan peoples, whose “barbarity” boded their spectacular renaissance.26 The Serbian poet Rade Drainac came up with a “Manifesto of the Balkan Culture” bitterly attacking the “inhuman Western culture,” the “soulless industrialism” and “radical realism” of the West, which threatened to “kill the human soul and will destroy humankind.” He appealed for the creation of a “new civilization” and a “more humane culture – a Balkan culture,” marked by “superior ethics” and “more humane morality,” by way of “boycotting forever the systems [promoting] materialistic and mechanic worldviews” (Drainac 1931).27 64 The Balkan scholars did not as a rule go that far in their anti-Western rhetoric. But the similarity in binaries (the materialistic/inhuman West vs. the spiritual/humane Balkans), concepts (independence, ethics, regeneration, mission) and orientation is significant. As are the differences: rather than insisting on safeguarding the Balkans from the “contaminated West” by surrounding it with a Chinese wall, as Drainac did, the Balkanists proposed to “save” civilization by fertilizing the West’s technical progress with the Balkans’ spirituality and humane ingenuity: The empire of Americanism and technique cannot be maintained unless it concludes a durable union with the empire of humanism and the spirit, whose thrones had been occupied by so many sons of the Balkan land, a mountainous source of cosmic and human forces. One of the Balkan destinies resides, it seems, in that these peoples could also lay down the conditions for a harmonic fusion of Americanism and humanism, a harmony which the present-day humankind clearly feels a need for”. (Skok & Budimir 1936: 612-13) 65 In many ways the regional level in the writings of that time exhibits the features of methodological nationalism – a sort of national autochthonism writ large. For some this was a reaction to the awareness of frail state sovereignty; for others, an exertion to combat the nation’s symbolic underdog position by the proxy of regional dignity. Some extrapolated the national ontology and organicity onto the region, others assimilated

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the region’s “cosmic” forces, mythical substrata and “world-historical vocation” into the national discourse. The upsurge of regional schemes during the interwar period is related to a certain anti-hegemonistic resistance which, ironically, made itself manifest in both autochthonist and regionalist directions. The striking common feature of both, however, was the complete volte-face which the valency of the Balkans – and of being Balkan – had undergone in the 1930s. This new notion of Balkanness endeavored, and apparently succeeded, to indigenize and devour the historical teleology and the cultural mission of Europeanness.

Conclusions

66 A striking common feature of the supranational projects discussed here, and others which were not discussed, is the ambiguous entanglement of the national and the transnational: these projects could erode but also buttress national differences. For none of our scholars did the “Balkan idea” imply obliteration of the national; at the same time none deemed it to be just the sum total of its constitutive nation-states. No one expressed this ambiguity better than Iorga: On parle aujourd’hui très souvent, presque à toute occasion, d’un internationalisme, qui ne signifie en fait que s’entre tolérer […] Ce qu’il faut c’est autre chose : revenir par l’interpénétrations aux vieilles unités morales. Pour cela, il n’y a rien à sacrifier dans ce qui nous est le plus cher. Les nations sont des organes ayant leur rôle autonome, mais ceci ne dénie pas la nécessité de l’organisme unitaire, qui vit d’autant mieux si cette autonomie se conserve saine et pure. (Iorga 1929 : 136) 67 The very relationship of the “organs” to “organism,” on the other hand, considerably changed the understanding of the national. The nation-centered paradigm was strongly relativized when ensconced in the ‘supranational’ cultural-historical environment of the region. The Balkanologists sought to reformulate the nationalist semantic framework whereby the proper understanding of one’s nationality and true patriotism would entail the acknowledgment for their transnational embedment. “Our patriotism, if it wants to be real, should be a Balkan patriotism,” asserted the founders of the Belgrade Balkan Institute (Parežanin & Spanaćević 1936: 321). In many ways that was a ‘methodologically national’ regionalism: the Balkans was envisioned as an overarching quasi-nation, and Balkanness as the quintessence of the unique and deep-seated ethno- cultural and ethno-psychological traits of the national character. In the heyday of European nationalism, national autochthonism and Balkan regionalism were as closely fused as they had never been before or after that.

68 A sense of geopolitical vulnerability had much to do with all that: transposing or relegating sovereignty on the region was seen as a way of offsetting the impotence of small statehood in the geopolitical ambiance especially of the 1930s. “The Balkans to the Balkan peoples” was an age-old outcry against both imperialist encroachment and intraregional strife. But these were political contingencies which, next to the low level of institutionalization of regional studies relative to the nation-centered disciplinary canons, boded badly for the establishment of a continuous – stable and strong – tradition of Balkanology. 69 Yet, as this essay has attempted to intimate, it is not enough to evaluate the politics of ‘Balkan science’ in view of its lost battle against methodological and geopolitical

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nationalism. On a certain level, the region provided a frame for posing critical questions about modernity and negotiating the nation’s relationship to the trans- national cultural, social and economic processes. The discourse of regionalism, in this sense, provided the symbolic language to think about identity and change. On another level, these supranational constructs bring up the issue of the categories we can convincingly use in conceptualizing space beyond the nation-state – a question not answered yet in empirical if not theoretical sense. Here, again, the concepts of the Balkans which had emerged since the late 19th century have some meaningful things to tell us. It is hackneyed and unproductive to see them as simply the manifestations of small-culture syndrome or responses to western Balkanism. Present-day analysts dealing with these issues would do better to take them seriously, in their own terms and right.

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NOTES

1. On the Western discourse of ‘Balkanism’ see Todorova 1997; Goldsworthy 1998. On the local, mainly national, discourses mirroring these Western visions see, for example, Bakić-Hayden 1995; Duțu 1999; Trendafilov 1996. 2. The terms “Turkey in Europe” or “Balkan peninsula” were also used, alternatively or in parallel, at the time. 3. Leskien was an authority in Slavic linguistics and in Old Bulgarian – “ altbulgarischen (altkirchenslavischen) Sprache” – as the language of the Glagolic and Cyrilic monuments. 4. These institutes/courses/seminars/chairs together with the Leipzig-based Slavic Academic Society (1878-1898) became platforms for intra-regional transfer: in the Institute for Romanian Language, Bulgarians studied Romanian language and history; the goal of the Slavic Academic Society” was “the rapprochement among the Slav students living in Leipzig for the purpose of

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exploring the life, literature and history of the Slav peoples,” while political and social issues were excluded from the discussions. 5. “In modern terms, a sprachbund is understood as two or more geographically contiguous and genealogically different languages sharing grammatical and lexical developments that result from language contact rather than a common ancestral source” (Friedman 2006: 657). 6. J. Kopitar’s characterization of Balkan Romance, Balkan Slavic, and Albanian as “drey lexikalisch verschiedenen, aber grammatisch identischen Sprachen” (‘three lexically distinct but grammatically identical languages’) – which he attributed to the influence of a Thraco-Illyrian substratum – is taken as the earliest indication of the Balkan sprachbund (Kopitar 1829: 106). Miklošič focuses on the relationships of Balkan Slavic and Romance (Miklosich 1861: 6-8). 7. The original formulation of the concept of ‘lingustic area’ is attributed to the Russian linguist N.S.Trubetzkoy (1923: 107-24). Trubetzkoy argued that the “theory [of a common linguistic substratum] is not sufficient to explain the coincidences between languages of different genealogical families” (Trubetzkoy 1933), thus stressing the importance of language interaction and contact-induced change. 8. See also Gustav Weigand (Weigand 1925) and Kristian Sandfeld (Sandfeld 1930). Sandfeld attributed almost all the commonalities of the Balkan sprachbund to the influence and prestige of Byzantine Greek. Other linguists saw these commonalities as the result of the influence of the Thraco-Illyrian substratum (Kopitar), the Balkan Slavic (K. Leake) or Balkan Latin (G. Solta). 9. As a “systematic enquiry” of folklore, ethnography, according to Shishmanov, involved “literary history, on the one hand, and ethnology and popular psychology, on the other, that is the natural and the cultural history of a people” (Shishmanov 1966: 23-24). 10. Corroborating the Bulgarian nationality of the Macedonians was a key target of this research program. 11. See, for example, the definition on http://wapedia.mobi/de/Balkanologie, and that of the Zeitschrift für Balkanologie: Die Balkanologie ist eine Teilwissenschaft von Ethnologie und Linguistik, “deren Ziel es ist, die Kulturen auf der Balkanhalbinsel in ihren sprachlichen und außersprachlichen Manifestationen ethnien- und sprachfamilienübergreifend, vergleichend und interdisziplinär-integrativ zu untersuchen” (http://www.zeitschrift-fuer-balkanologie.de/index2.htm; http://www2.uni- jena.de/philosophie/slawistik/ztsrbalk.htm ), last accessed on 20th December 2010. 12. We should also note that the need for clearer ethnocultural definition at the turn of the 20th century was intimately linked with the rise of ethnopsychology which was spurred not only by advancements in social psychology but also by historians like Lamprecht, Ranke and Burckhardt. This in turn presupposed an effort at characterological definition on a comparative scale. It is not surprising at this background that preoccupation with ethnopsychology and its comparativist methodology came to unite the three otherwise rather divergent “Balkanists” of the late 19th and early 20th century – Shishmanov, Cvijić and Iorga. 13. The results of Cvijić’s immense work on the human geography of the Balkans and his conceptions in this domain were summarized in his famous La Péninsule Balkanique. Géographie humaine, first published in French (1918) and translated in Serbian in two volumes as The Balkan Peninsula and the South-Slav Lands. Basics of Anthropogeography. I (1922), II (1931). La Péninsule Balkanique is celebrated by the “geographical craft” as “one of the great regional geographies of its time” (Freeman 1967: 192). Cvijić’s research has had a profound impact on geographical and ethnographical thought and practice, in and beyond the Balkans. 14. Although stressing the preeminence of geography, Cvijić was not a naive geographical determinist. He argued that, “Next to the geographic, three groups of historical and social factors have strongly impacted the ethnographic and anthropogeographic phenomena in the Balkan Peninsula. These are the historical events, the zones of civilization and the migrations of peoples and ethnic groups” (Cvijić 1922: 69; italics in the original).

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15. On the debate between Cvijić and the Croatian anthropologist Dinko Tomašić regarding the Dinaric-Pannonian, resp. “highlander-lowlander” opposition, see Živković 1997 and Kaser 2003. 16. Some critics went as far as to blame Cvijić that he had deliberately stressed the geomorphological and geophysical diversity of the Balkans in order to create geographical justification for the existing national states and undermine the idea of a Balkan unification (Ćorović 1937: 9-11). 17. “The above survey indicates that metanastasic movements were of different kind and more intensive among the South Slavs of the western and central regions than among the Bulgarians. Among the former the Serbs had embarked on much more significant metanastasic movements than the Croats and the Slovenes” (Cvijić 1922: 111-112). 18. Iorga himself made no secret of the political underpinnings of the Institute: the establishment of such an institute in Bucharest was a legitimate “affirmation of Romania’s rights” as a major regional player (Iorga 1911: 20). 19. “Byzance n’est point autre chose que la souveraineté romaine de jadis… ; tant qu’a duré l’Empire byzantin, dont l’utilité a été immense, cet ordre romain est resté immuable, les éléments d’adaptation, d’emprunt, aux différentes époques ultérieures, s’y ajoutant seulement” (Iorga 1935: 121-22). 20. Defined “as a complex of institutions, a political system, a religious formation, a type of civilization, comprising the Hellenic intellectual legacy, Roman law, the Orthodox religion, and everything it created and preserved in terms of art” (Iorga 2000: 25). 21. “Il n’y a pas de people cohabitant, avec une caractère de culture propre, qui n’ait transformé des Turcs” (Iorga 1935 : 122). 22. For example, the Bulgarian clergy and the fighters for a Bulgarian state, who had found asylum among the Romanians north of the Danube, “had the right to come here, where, due to the old-time fundamental unity resting on archaic traditions, they were at home,” as were the Phanariots who had not come to Romania as Greeks but wanted to become Romanians (Iorga 1940: 12, 13-14). 23. On the way Iorga’s system of political values had construed his historical knowledge through strictly scientific researches, see Pearton (1988) and Pippidi (1991). 24. Not surprisingly, this “pan-regional” agenda, and a number of institutional venues supporting it, had an immediate political incentive: they emerged simultaneously with or briefly after the conclusion of the Balkan pact in 1934. 25. It should be noted that the German Byzantine and Slavic studies of the previous decades, not solely local incentives towards such redefintion, had helped prepare the grounds for such a “rediscovery” of the Balkans. 26. According to Janev, the Romanians were alien to the Balkan spirit by virtue of their “a- national” intelligentsia which served politically the French; the Turks had no historical roots in the region; while the Greeks had lost their one-time specificity being neither Apolonic nor Orphic (Janeff 1936: 117-118). 27. The manifesto was dispatched to and published by a number of newspapers in the region and beyond.

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ABSTRACTS

The bulk of literature on the Balkans which has appeared since 1989 has made a lot of the stereotyped Western discourse about the region during the last two centuries. Local production of regional discourses, on the other hand, has been usually interpreted in terms of internalization of or mirror reactions to the Balkan stigmata. Typically, these studies concentrate on journalistic and ideological discourses, while there have been few attempts at reconstructing the history of the concept of “Balkans” which take into account scholarly and disciplinary discourses. The intention of this article is to confront this void by probing into some of the paradigmatic conceptualizations of the region of Balkans/Southeastern Europe, which had originated in the region itself with regional scholars who had reflected on and attempted to give an answer to the question of what was “common” to and specifically “Balkan” about the Balkans. This historical review finally leads to question the status of the Balkans as a legitimate “mental map” and unit of analysis.

Le corpus de littérature paru sur les Balkans depuis 1989 a fait grand cas de la production occidentale de stéréotypes sur la région au cours des deux derniers siècles. La production locale de discours régionaux a d’ailleurs généralement été interprétée en termes d’intériorisation et de réactions en miroir au stigmate balkanique. Typiquement, ces études se focalisent sur les discours journalistiques et idéologiques, tandis qu’il y a eu peu de tentatives pour reconstruire l’histoire du concept de « Balkans » qui prennent en compte les discours académiques. L’intention de cet article est de se confronter à ce manque en explorant quelques unes des conceptualisations de la région des Balkans ou de l’Europe du sud-est qui ont émergé dans la région elle-même, sous la plume d’intellectuels et d’académiques qui ont réfléchi et cherché à donner une réponse à la question de ce qui peut être « commun » et spécifiquement « balkanique » aux Balkans. Cet examen historique de la littérature mène à interroger le statut des Balkans comme « carte mentale » légitime et unité d’analyse pertinente.

INDEX

Mots-clés: Balkans, Europe du sud-est, régionalisme, nationalisme, balkanologie Keywords: Balkans/Southeastern Europe, historical region, regionalism, nationalism, balkanology

AUTHOR

DIANA MISHKOVA

Prof. Dr., has specialized in Modern and Contemporary Balkan history and has taught at Sofia University and a number of foreign universities. She has published extensively on comparative nineteenth-century Balkan history, history of nationalism, comparative modernization of Balkan societies, history of modern political ideas, intellectual history, historiography, methodology of comparative (historical) research. She is the Director of the Centre for Advanced Study Sofia.. [Centre for Advanced Study Sofia, 7 Stefan Karadja Str., vh.3, Sofia 1000, Bulgaria – [email protected]]

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DOSSIER

Dedans, dehors et à travers les Balkans. Etudes de cas

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Des jeux d’usages d’une catégorie balkanique La Transylvanie, un territoire aux marges des Balkans

Bianca Botea-Coulaud

1 Une des manières de discuter de l’espace et de l’« unité balkanique », c’est de questionner ses frontières. Interroger l’espace balkanique (géographique, social et symbolique) à ses marges permet en effet de mieux comprendre les mécanismes de sa production, ainsi que de juger de la pertinence et de l’usage d’une catégorie qui renverrait à un espace idiosyncrasique et désignerait une « aire culturelle ». Cette analyse sera menée ici à partir d’une étude menée en Roumanie et plus précisément en Transylvanie.

2 Les cas de la Roumanie, ainsi que de la Croatie, de la Slovénie et de la Turquie, sont intéressants pour questionner les frontières de l’espace balkanique, car l’inclusion de ces pays dans les Balkans a fait et fait encore débat. L’ouvrage de Maria Todorova (1997) nous montre bien les controverses autour des frontières de cet espace entre divers géographes, historiens, personnalités publiques, etc. Pour la Roumanie, certains géographes n’ont situé qu’une partie très restreinte de ce pays (la Dobrogea) dans l’espace géographique balkanique, justifiant que ce dernier était délimité au nord par le Danube. D’autres auteurs, en grande partie historiens, prenant en compte aussi des critères géopolitiques, historiques et culturels dans la délimitation des Balkans, y ont intégré entièrement la Roumanie. Mais ce traitement unitaire du pays a lui aussi ses limites, surtout si on porte la discussion sur un plan historique. Par exemple, la Roumanie de 1918 était un « pays de pays » intégrant des régions aux profils culturels très divers, appartenant jusqu’alors à des empires différents. Cette diversité a profondément marqué et mis en question le profil unitaire du pays non seulement dans la période de l’entre-deux-guerres, mais aussi longtemps après. Aujourd’hui encore, des mobilisations de type régionaliste peuvent être observées, comme nous le verrons par rapport à la Transylvanie. Les références régionalistes ne manquent pas dans les imaginaires sociaux des habitants du pays, et sont mobilisées de temps à autre dans des blagues et des rhétoriques de la pratique quotidienne.

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3 Je ne me propose pas ici de revenir sur ces débats historiques relatifs à l’appartenance de la Roumanie, en totalité ou pas, aux Balkans. Il sera plutôt question de montrer que la signification de cette catégorie (Balkans) est à discuter à partir de ses usages dans la pratique sociale, de ses négociations par des acteurs divers (y compris les scientifiques). Dans cette perspective, cet article offre une analyse des usages et des réactivations de la catégorie « Balkans » en Roumanie dans le contexte d’un renouvellement du discours sur la Transylvanie. 4 Les analyses que je propose ici sont issues des recherches menées dans la ville de Cluj- Napoca1. Considérée comme la capitale culturelle des Hongrois de Roumanie, cette ville porte l’empreinte d’une compétition roumano-hongroise (notamment au niveau des élites), qui s’est cristallisée à l’époque d’émergence des idéologies nationales en Europe, et qui y est depuis lors toujours restée présente. Cette recherche a porté sur la construction sociale et politique de ce territoire à travers quelques lieux emblématiques de l’expression de cette compétition : des musées et plus largement des politiques patrimoniales, quelques fêtes et des mobilisations associatives. Mes interlocuteurs ont été principalement des acteurs de projets ou des personnes impliquées dans les différents organismes que j’ai analysés dans une perspective ethnologique. En outre, des entretiens avec les publics des musées, ainsi qu’avec des artistes, des artisans ou des participants aux différentes fêtes ont aussi été menés. 5 L’intérêt de l’exemple transylvain pour une discussion de l’espace balkanique repose sur plusieurs dimensions qui seront développées ici. De manière générale, comme cela a été énoncé précédemment, par son caractère d’espace périphérique situé en marge des Balkans et par la tension entre inclusion et exclusion de cet espace, la Transylvanie questionne les frontières et la construction de l’espace balkanique. En partant d’une analyse de la construction sociale du territoire de la Transylvanie, cet article suggère une proximité entre les mécanismes de production de la « Transylvanie » et des « Balkans ». Dans une première partie de l’article, je montrerai que la performativité de la catégorie « Transylvanie » s’appuie sur une triple dimension de la frontière et je formulerai l’hypothèse que ce mécanisme est à interroger aussi dans la construction des « Balkans » et la performativité de cette catégorie. Dans une deuxième partie, j’apporterai quelques arguments pour soutenir cette hypothèse en partant de l’exemple des usages de la catégorie « Balkans » dans le renouvellement du discours sur la Transylvanie, à travers des mobilisations de type régionaliste. Enfin, la discussion sur les deux espaces appelle à un retour et à une approche critique d’une conception des territoires basée sur l’idée d’« aire culturelle », et invite à une analyse plus dynamique de ces espaces à partir d’une posture situationnelle et pragmatique.

Territoires à frontières

6 La Transylvanie ou, selon ses différentes autres appellations Ardealul, Transilvania, Erdély, Siebenbürgen, est une province historique de la Roumanie qui a autrefois fait partie du royaume hongrois et de l’Empire des Habsbourg. Intégré successivement dans son histoire à des entités politiques distinctes, ce territoire a connu une histoire mouvementée qui se donne à voir au niveau de la mobilité de ses frontières, physiques ou symboliques. Rappelons que ce qu’on nomme aujourd’hui la Transylvanie est le territoire désigné comme tel après 1918, date de son incorporation à l’État roumain. Ce

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territoire est un espace géographique plus vaste que la Transylvanie dite « historique » (du royaume hongrois et de l’Empire des Habsbourg).

7 Pendant longtemps la question de la révision des frontières et du retour au passé fut une obsession récurrente dans les rhétoriques publiques et les imaginaires sociaux en Roumanie. Tout Roumain a entendu ou déclaré au moins une fois dans sa vie que les « Hongrois veulent la Transylvanie ». Mais aujourd’hui, à l’heure de l’intégration européenne de la Roumanie et de la Hongrie, ce retour au passé et la modification de la frontière ne sont plus d’actualité. Ainsi, « sans qu’un réel problème de la Transylvanie existe » (Turda 2001 : 204), ce territoire est convoqué de manière récurrente dans les discours publics en Roumanie en tant que territoire problématique2. Notons aussi que la Transylvanie est devenue une catégorie forte des discours et un élément vif des imaginaires, malgré le caractère mobile de ses frontières et malgré l’absence d’une assise administrative récente concernant ce territoire3. 8 Pour résumer, peu d’éléments donnent un contour et une existence discrète et continue historiquement et culturellement à la Transylvanie, et malgré cela elle n’en est pas moins vécue comme un territoire réel. Nous pouvons ainsi nous interroger sur les mécanismes par lesquels cette catégorie devient performative. Toutes proportions gardées, une similarité avec l’espace balkanique, et avec certains mécanismes de sa construction pourrait dès lors être dessinée. Les Balkans constituent en effet eux aussi un espace physique aux frontières floues, mais une catégorie d’imaginaires, de discours et d’actions fortement investie symboliquement et socialement. 9 J’analyserai dans cette partie trois dimensions de la frontière présentes dans la construction de la Transylvanie en tant que catégorie performative, mécanismes qu’il serait intéressant d’explorer aussi pour le cas des « Balkans ». Tout d’abord il convient de noter que la Transylvanie a été dans son histoire et jusqu’à nos jours, aux niveaux local, régional, national et transnational, un lieu riche d’expression et de production des imaginaires collectifs. Au-delà des frontières du pays, elle fut souvent perçue – et c’est encore le cas aujourd’hui – comme un espace archaïque et idyllique ou comme un lieu de fantasmes et de contes. Au sein même du pays, elle est pensée par certains comme une région relativement prospère au regard du reste de la Roumanie, en raison de sa supposée appartenance historique à l’Europe centrale. Pour d’autres, au contraire, elle est une région plutôt pauvre car proche des Balkans. Par ailleurs, par son caractère multiethnique et multiconfessionnel, elle renvoie pour certains à un lieu de tension entre les différentes populations ou communautés. Pour d’autres, au contraire, elle renvoie à une terre de cohabitation harmonieuse et exemplaire dans une région considérée parfois comme la « poudrière de l’Europe ». 10 La Transylvanie semble donc être une chose et son contraire. En cela elle présente les mêmes caractéristiques que les Balkans, espace auquel elle est ou non rattachée. Selon Maria Todorova, les Balkans et le balkanisme sont construits plutôt à partir du principe de l’ambiguïté que du principe de l’opposition, ce dernier étant au cœur de l’ orientalisme (Saïd 1980), de la construction de l’Orient comme altérité de l’Occident. Comme le notait William Miller cité par Todorova : « la péninsule balkanique est, de manière générale, la terre des contradictions. Tout est l’exact opposé de ce qui est normalement censé être. » (Miller in Todorova 1997 : 17). 11 En fait, la richesse des approches et des récits sur la Transylvanie dont je n’ai évoqué ici que quelques éléments, est à considérer en lien étroit avec une triple

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dimension de la frontière : la Transylvanie est à la fois un territoiregéographiquement frontalier, un « territoire-frontière » et un territoire à frontières. 12 Territoire frontalier d’un point de vue géographique, la Transylvanie a été dans son histoire située aux frontières des deux empires, austro-hongrois et ottoman (tout en étant intégrée plutôt au premier), aux frontières des deux États voisins, la Roumanie et la Hongrie, et enfin aux frontières des deux Europe, l’une qui intègre l’Union européenne et l’autre qui reste à ses portes4. Aujourd’hui, cette position frontalière de la Transylvanie et son lien historique avec le territoire de la Hongrie permettent aux habitants de Cluj-Napoca, et surtout aux magyarophones, de jouer de cette position géographique frontalière, à travers des pratiques de mobilité (de travail, de formation, de tourisme, pour des liens familiaux, etc.). Mais les déplacements s’effectuent aussi en sens inverse par exemple pour des raisons de tourisme mémoriel. Des touristes de Hongrie visitent le territoire de la Transylvanie, cette « terre hongroise perdue », autour de laquelle sont produits des discours parfois ambivalents : d’une part, idéalisant l’ « authenticité » de ce haut-lieu de la « magyarité », et d’autre part, considérant les Magyars de Transylvanie comme une altérité, finalement comme des « Roumains », renvoyés à l’univers à contours vagues des Balkans. Ces deux positionnements ne se retrouvent pas forcément dans les discours des mêmes personnes. 13 Deuxièmement, outre le fait d’être un espace frontalier, la Transylvanie peut être considérée comme un « territoire-frontière » pour reprendre la formule de Joël Kotek (1996), lequel utilisait cette notion pour faire référence à un territoire controversé, « situé à la charnière d’ensembles ethniques ou idéologiques ». Kotek note que tout territoire frontalier ne prend pas forcément l’aspect d’un territoire-frontière. Les villes de Strasbourg et de Lille sont ici des bonnes illustrations pour le cas de la France. En revanche, des villes situées géographiquement au centre d’un pays peuvent être des territoires-frontière, comme par exemple la ville de Cluj en Roumanie. 14 La Transylvanie réunit quant à elle les deux caractéristiques. Elle est à la fois un territoire frontalier et un territoire disputé historiquement entre deux États voisins et entre les élites locales roumaines et hongroises quant à la gestion en commun de ce territoire. 15 Mais loin de se réduire à des controverses existantes au niveau des élites et des acteurs institutionnels ou associatifs, la Transylvanie apparaît de temps à autres comme une catégorie-problème aussi dans les pratiques et les discours des individus ordinaires. Comme le précisait Enikö Magyari-Vincze (1997 : 197), « tout au long de l’existence magyaro-roumaine, la Transylvanie est devenue une catégorie centrale, partagée par les deux parties, mais de manières différentes». Selon l’auteure, le débat sur ce territoire a joué un rôle important dans l’ethnicisation des groupes, pour chacun d’entre eux la Transylvanie étant personnifiée et naturalisée comme leur « terre sacrée ». Dans la négociation de cet espace, deux visions exclusives, roumaine et hongroise, pourraient ainsi être distinguées. Même si, comme nous le verrons plus loin, nous ne pouvons pas réduire la complexité des pratiques de la cohabitation et des lectures du territoire de la Transylvanie à une question d’ethnicisation, ce phénomène et des pratiques nationalistes s’expriment fortement dans de nombreux espaces de la ville de Cluj-Napoca et autour de nombreux sujets. Ainsi, à titre d’exemple, comme je le montre ailleurs (Botea 2005), des pratiques patrimoniales des plus variées révèlent de nombreux phénomènes d’ethnicisation et de compétition roumano-hongroise depuis la

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fin du XIXe siècle et jusqu’à nos jours, plus accentués à certaines périodes5. Ces pratiques patrimoniales concernent par exemple les objets de musée, les statues et les monuments de la ville, les plaques commémoratives, le patrimoine musical et de danse folklorique, ou les pratiques linguistiques en lien avec les inscriptions publiques (des noms de rue notamment). 16 Indépendamment toutefois de ces usages conflictuels auxquels elle renvoie, la notion de « territoire-frontière », s’appuyant ou non sur les mécanismes de l’ethnicité6, doit s’éloigner d’une perspective essentialiste qui considérerait le caractère controversé et disputé d’un territoire comme une qualité intrinsèque, atemporelle de celui-ci. Une autre erreur est celle d’expliquer le caractère conflictuel d’un espace par l’existence des groupes ethniques ou idéologiques en compétition, groupes compris comme entités discrètes, données en soi. L’ethnicité advient dans la pratique sociale, comme l’ont montré Fredrik Barth et bien d’autres après lui. La caractéristique de « territoire- frontière » de la Transylvanie se définit dès lors dans la situation et dans la pratique sociale. Nombreuses restent les situations où les habitants de Transylvanie ne se pensent pas à partir des catégories ethniques. À Cluj-Napoca, malgré des politiques nationalistes fortes de destruction d’un haut-lieu de mémoire hongrois de la ville, la Place de l’Union, celle-ci n’est pas un lieu ethnicisé. De la même manière, l’imposante statue du roi Mathias Corvin située sur la place, a souvent été évoquée par mes interlocuteurs, indépendamment des affiliations ethniques, comme un lieu très représentatif pour la ville. À Cluj, j’ai observé que l’ethnicisation est très forte notamment au sein des réseaux institutionnels et associatifs. Mais de nombreux espaces échappent à la segmentation, par exemple les espaces de la « ville souterraine » (des bars et des clubs), comme l’a montré Marius Lazar (2003). D’autres ont aussi mis en évidence le caractère « intermittent » de l’ethnicité dans les pratiques de la vie ordinaire à Cluj, phénomène plus accentué au sein des élites et populations plus éduquées (Feischmidt 2003, Brubaker et al. 2007). 17 Par conséquent, loin d’être des espaces qui refètent des phénomènes de segmentation interne déjà-là (ethniques ou idéologiques), des espaces comme la Transylvanie ou les Balkans peuvent devenir des « territoires-frontières » dans la pratique de partage et de cohabitation. 18 Une distinction entre espace et territoire est sans doute utile ici. De nombreux géographes distinguent ces deux notions, le territoire étant considéré comme un espace vécu (Raffestin 1992 : 169). Pour Octavian Groza (2003 : 6), « ce qui donne un sens territorial à l’espace est (…) une tentative de maîtrise, d’un point de vue administratif ou symbolique, de cette étendue initiale » qu’est l’espace. Selon cette distinction, la Transylvanie et les Balkans en tant que territoires deviennent pour les individus des supports de construction des différenciations culturelles, des supports qui permettent aux groupes d’exister en tant qu’entités collectives se différenciant des autres. Ces espaces sont ainsi des territoires à frontières, ils ont un potentiel de production des frontières sociales et symboliques. Ainsi, si les frontières ethniques sont très présentes dans les discours et pratiques concernant la Transylvanie, d’autres frontières sont produites autour de cet espace. 19 La chaîne des Carpates, qui sépare la Transylvanie du reste de la Roumanie, est un élément important dans cette géographie symbolique de la région. Elle est considérée selon certaines interprétations (j’y reviendrai plus loin) comme une frontière naturelle entre des zones perçues comme culturellement distinctes. Ce

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positionnement géographique doublé d’un héritage historique ferait de la Transylvanie un territoire délimitant l’Europe centrale des Balkans, et renvoyé tantôt au premier espace, tantôt au second. Malgré le caractère indéfini de ces deux espaces (Europe centrale et Balkans), en tant qu’entités discrètes, idiosyncrasiques, ils arrivent à être vécus comme des catégories réelles dans la pratique des individus et dans le processus de légitimation des différents groupes. En Hongrie, la Transylvanie est souvent perçue comme la sœur pauvre de l’est car proche des Balkans. En Transylvanie, on rencontre des phénomènes d’identification à l’Europe centrale, et de distanciation par rapport au sud « balkanisé » de la Roumanie. 20 Cette triple dimension de la frontière observée pour le cas de la Transylvanie fait de cet espace une catégorie symbolique qui est manipulée dans différents discours dans la rhétorique publique et des pratiques ordinaires. Ces usages réactualisent et remettent en circulation la Transylvanie en tant que catégorie, renforcent son caractère symbolique. 21 Une analyse des Balkans selon cette problématique de la frontière (et cette triple dimension) éclairerait sans nul doute la construction de cet espace. Maria Todorova (1997) définissait ainsi l’espace balkanique comme un « soi incomplet » (incomplete self) plutôt que comme un « autre incomplet » (incomplete other). Cette notion rappelle sa position de zone médiane, d’espace de frontière entre un monde chrétien et un monde musulman, ce dernier étant véritablement celui de l’altérité, alors que les Balkans resteraient du côté de la chrétienté et de l’Europe, même si de rite oriental. Les Balkans sont ainsi envisagés comme un espace de transition, et en cela un « soi incomplet ». 22 Utilisée souvent en tant que territoire à frontières lorsqu’il s’agit d’activer des différenciations culturelles et de classer le monde selon des distinctions entre « nous » et « eux », la catégorie balkanique est produite et réitérée à partir de ces différents usages. Toutefois, comme rien ne semble justifier le fait de parler d’une identité et d’une culture balkanique existantes en soi – historiquement rien ne nous légitime à en parler ainsi (Todorova 2004) – je questionnerai le sens de la catégorie Balkans à partir d’une perspective situationnelle et pragmatique. Autrement dit, il s’agirait de considérer l’existence de cet espace non pas dans les termes de l’ « être ou ne pas être balkanique » mais dans les termes du « quand » et du « comment » on se présente ainsi, ce qui revient à interroger les conditions de mobilisation de cette catégorie. J’analyserai par la suite l’utilisation de la catégorie balkanique dans l’émergence d’un nouveau discours sur la Transylvanie.

De l’usage des « Balkans » en Transylvanie

23 La Transylvanie est, de temps à autre, un sujet qui divise et ethnicise, et les initiatives de mise en commun autour d’un discours transylvain transethnique sont très rares (voire inexistantes) dans l’histoire de cette région. L’utilisation de la Transylvanie dans la rhétorique publique de Roumanie est en grande partie liée à sa caractéristique de « territoire-frontière », évoquant donc la dimension problématique de ce territoire dans le cadre des relations roumano-hongroises.

24 Mais on peut aussi chercher les nouveaux lieux où se donnent à voir des initiatives à travers lesquelles se produisent d’autres discours et imaginaires de ce territoire, et se pratique une autre Transylvanie. Une initiative significative allant dans ce sens est à

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noter. Elle a débuté en 2001, portée par un mouvement intellectuel (le groupe Provincia) et associatif (la Ligue ProEuropa) dont l’objectif a d’emblée été la construction d’un projet commun roumano-hongrois de redéfinition de la Transylvanie, dans le cadre d’une réflexion plus large sur la régionalisation et la décentralisation du pays. Ces deux acteurs se sont proposés d’aller au-delà d’une lecture ethnicisée de la Transylvanie et de rendre visible, sur la scène publique, un espace transylvain des interférences culturelles et des complémentarités. Ce mouvement réunit notamment des écrivains, des journalistes, des politologues, des sociologues, des historiens, se disant par ailleurs Roumains, Hongrois ou Allemands, mais aussi Transylvains. 25 Cette initiative de coopération roumano-hongroise qui ambitionne de construire une autre Transylvanie est une première dans l’histoire de la région. Elle émerge dans le contexte de l’élargissement européen et s’appuie sur les idées de l’Europe des régions. La présentation du projet Provincia comme un projet inscrit au cœur des problématiques européennes a été, dans la période antérieure à l’intégration de la Roumanie à l’UE, un argument puissant contre les discours nationalistes et les réactions hostiles par rapport à ce projet de la part du pouvoir, des médias et d’une partie de la population au début des années 2000. « Celui qui parle de la Transylvanie est quelque part suspecté de vouloir refaire son histoire, retracer les frontières », écrivait Enikő Magyary-Vincze (1997) et la remarque reste encore valable. Dans ce contexte et comme l’affirme l’un des mes interlocuteurs de Provincia : Poser la question de la Transylvanie dans le contexte européen était quelque part le lien entre nous tous. L’Europe était autre chose. Elle n’avait ni des intérêts révisionnistes, ni nationaux. Elle était comme un arbitre qui se taisait et qui observait et qui, à un moment donné, a montré le fanion. 26 Ce qui a animé les membres de Provincia autour de cette initiative a été le sentiment de leur appartenance commune à un espace transylvain, un espace qui leur apparaissait comme singulier. Deux idées ont constitué lemoteur principal de ces actions : d’une part, l’idée que « la Transylvanie représente autre chose », comme de nombreux membres du groupe l’affirment, et d’autre part que cette « spécificité transylvaine » n’est pas véritablement reconnue et prise en compte.

27 Deux dimensions sont centrales et récurrentes dans ce discours : la construction de la singularité transylvaine en opposition avec le « sud » de la Roumanie et comme espace de la diversité culturelle et des interférences interculturelles. Un des premiers textes qui signe les débuts du mouvement Provincia, texte intitulé La question transylvaine7, se veut un appel à débat entre intellectuels roumains et hongrois principalement de Roumanie, mais aussi de Hongrie, autour de la question de la régionalisation de la Transylvanie. 28 Dans ce texte, l’auteur formule l’idée de l’existence d’une Transylvanie comme espace différentiel, entité discrète et homogène, en raison de son héritage historique par son appartenance à l’Europe centrale. Cet héritage lui conférerait de la singularité par rapport au reste de la Roumanie et cette différenciation s’exprimerait aux niveaux économique et culturel. Par sa position géographique et géopolitique et son appartenance historique à l’Europe centrale, la Transylvanie aurait un rôle civilisateur à jouer envers le reste de la Roumanie. Dans ce texte, nous retrouvons les idées controversées de Samuel Huntington (1966) sur le choc des civilisations. Par son histoire, la Transylvanie se situerait sur la frontière qui départagerait le monde

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chrétien occidental de la chrétienté orientale et du monde musulman auquel le reste de la Roumanie se rattacherait. Une des idées principales du texte est le fait qu’au regard de son rôle géopolitique et dans le contexte de l’intégration européenne, la Transylvanie devrait être considérée comme la « locomotive » de l’intégration de la Roumanie dans les structures européennes. La spécificité culturelle et une certaine prospérité économique évoquées par rapport à cet espace, sont des idées plus anciennes, déjà présentes dans l’entre-deux-guerres dans le discours des élites politiques et intellectuelles roumaines et hongroises de la région. Cette richesse de la Transylvanie, surtout sa prospérité au moment de son rattachement à la Roumanie, ainsi que sa spécificité culturelle, sont perçues comme des éléments d’une mémoire locale et régionale que le centralisme étatique aurait censuré. Les actions de Provincia s’inscrivent indirectement dans la défense d’une mémoire et d’une identité culturelles qui auraient été forgées dans l’histoire et qui seraient présentes encore aujourd’hui. 29 Au-delà du cas de la Roumanie, un discours de proximité vis-à-vis de l’Occident et d’éloignement des Balkans est une référence récurrente dans le discours des élites des différents pays de l’ancien bloc soviétique après 1990 et ce discours se retrouve aussi dans les stratégies de différenciation des individus ordinaires. Proche de l’« orientalisme » décrit par Said (1978), ce phénomène a été observé dans différents pays du sud-est européen par plusieurs auteurs comme par exemple Todorova (1997), Bakić-Hayden et Hayden (1992, 1995), Antohi (2002), Turda (2001), Neofotistos (2008). M. Bakić-Hayden et R. Hayden mettaient en lumière le phénomène de « nesting orientalism » suggérant, à partir de l’exemple de l’ex-Yougoslavie, que les groupes ethniques du sud-est européen avaient tendance à s’identifier eux-mêmes comme proches de l’« Occident » et à désigner les autres groupes ethniques comme des altérités renvoyées à l’« Orient ». 30 Les mécanismes du « balkanisme » (Todorova) et de l’« orientalisme » observés au sein de cette région d’Europe font référence à des processus de différentiation soit au sein d’un pays (entre différentes régions ou groupes), soit entre des pays voisins (les Roumains sont considérés comme les voisins « balkaniques » des Hongrois, les Bulgares sont les voisins « balkaniques » des Roumains, etc.). 31 Un orientalisme interne se rencontre par exemple en Transylvanie. Comme le remarquait Marius Turda (2001), en rejetant les Balkans de l’autre côté des Carpates, on se réserve à soi en tant que « Transylvains » une appartenance à l’Europe centrale. 32 Le rôle des Carpates est ici très important, faisant office de frontière « naturelle » avec l’espace balkanique. Mais d’autres interprétations de la chaîne carpatique existent. Du côté de l’idéologie nationale hongroise, la chaîne carpatique est conçue comme une nette séparation entre la Transylvanie et le reste de la Roumanie, interprétation qui fait de la Transylvanie soit une entité géographique et symbolique indépendante, soit une région rattachée au bassin des Carpates et située au cœur de la nation hongroise. La version officielle de l’historiographie roumaine, reprise dans les manuels scolaires, est différente : les Carpates n’ont pas un rôle de séparation, mais d’unification : ils forment l’épine dorsale de l’organisme roumain dont le cœur est justement la Transylvanie, de laquelle partent toutes les rivières qui arrosent les autres régions du pays. 33 Dans le projet de Provincia, la lecture des Carpates comme frontière forte qui sépare est réactivée. Au-delà des actions de ce groupe, l’idée que la Transylvanie est un espace

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singulier, plus prospère et plus civilisé, plus proche de Budapest et de Vienne que de Bucarest, est un élément commun aux discours et représentations des élites et des individus ordinaires. Un de mes interlocuteurs de Cluj, secrétaire de rédaction à une revue littéraire locale, affirmait : Il est certain que la Transylvanie est depuis toujours autre chose. Petru Groza8, arrivant au gouvernement de Bucarest directement après sa visite au gouvernement de Budapest, était étonné qu’il n’y ait même pas de scuipatoare (crachoir). Ici [à Bucarest], on crachait par terre… 34 Au niveau de certaines pratiques urbaines, comme par exemple les grafiti de la ville, la distanciation à l’égard, voire le rejet du « sud » de la Roumanie est très manifeste. Une série de graffitis et d’inscriptions sur le stade (ancien) de Cluj relèvent de ce phénomène, lequel peut aussi être observé ailleurs dans la ville : « Patriotes locaux / Contre les sudistes parasites », « ‘U’ supérieurs pour toujours/ AntiBucarest/ AntiTous », « Sudistes de merde », « Bucarest, Mitici ». 35 La figure de Mitica est récurrente dans cette opposition entre « nous » et « eux ». À l’origine, Mitica est un personnage caricatural des pièces de théâtre d’I.L. Caragiale, écrivain de langue roumaine de la fin du XIXe et du début du XX e siècle. Mitica et d’autres personnages de Caragiale – Lache, Mache et Costica – sont les prototypes de la petite bourgeoisie bucarestoise, dont les traits de caractère et les comportements douteux les rapprochent des couches populaires urbaines de la capitale et des autres villes des Balkans (Zarifopol 1988). Provenant du nom propre Mitica, associé à une « personne superficielle et pas sérieuse »9, cette appellation est utilisée de nos jours pour désigner les Bucarestois, renvoyés plus largement à un espace balkanique dévalorisant.

36 Pour revenir aux discours portés par Provincia, les membres de ce réseau n’entrent pas sur ce terrain frontal du rejet de l’autre. Les idées de Huntington formulées dans un texte de leurs débuts, servent plutôt à la justification d’une initiative autour d’un projet transylvain, à une image valorisée de la Transylvanie en tant que « locomotive » pour la Roumanie dans le processus d’intégration européenne. Cette image de « locomotive » de la Transylvanie renvoie à un mécanisme en quelque sorte similaire observé en Macédoine par Vasiliki Neofotistos (2008). Aux yeux des différents habitants de Skopje, la Macédoine apparaît comme une altérité au sein des Balkans (« the Balkans’Other within »). Autrement dit, elle est un espace interstitiel, ni complètement « balkanique » – car la Macédoine aurait échappé à la violence et elle aurait adhéré depuis 2001 au dialogue interethnique – ni « européen » ou « occidental » car pas encore membre de l’OTAN ou de l’UE. Cependant par le fait de ne pas être totalement « balkanique », la Macédoine aurait le potentiel de devenir « occidentale ». Dans la lecture de Provincia, la Transylvanie est elle aussi construite comme un espace interstitiel. Mais à la différence de la Macédoine, elle est davantage pensée aux marges (et à l’extérieur des Balkans) plutôt que comme une « altérité interne » à ceux-ci. 37 Une autre similarité entre la Transylvanie et la Macédoine est leur construction comme une oasis de paix dans une région « balkanisée » de divisions et de violences. Dans les discours de Provincia, la Transylvanie apparaît comme le berceau illo tempore de la diversité culturelle et de la cohabitation harmonieuse entre Roumains, Hongrois et Allemands. Cependant, les références aux Roms, numériquement plus nombreux aujourd’hui en Transylvanie que les Allemands, sont rares voire inexistantes, ou laissent entendre qu’ils ne font pas partie de cette spécificité transylvaine. De la même manière, aucune référence n’est faite aux populations immigrées en provenance

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d’autres provinces historiques de la Roumanie, ou aux phénomènes de mixité interethnique ou de transculturalité. 38 Les paroles performatives de Provincia laissent souvent entendre que cette distinction culturelle transylvaine repose sur l’existence d’un ensemble statique d’éléments culturels substantiels, un noyau dur qui aurait peu changé malgré l’histoire et malgré les politiques d’homogénéisation culturelle et politique du pays, imposées par les différents régimes politiques depuis l’émergence des États-nations jusqu’à la chute du régime dictatorial en 1989. Certaines critiques ont existé au sein même de Provincia par rapport à cette vision unitaire et homogène de la Transylvanie. Il est intéressant de mentionner ici quelques répliques données à ces opposants. Un membre du groupe qui manifestait son scepticisme à l’idée d’une cohérence culturelle de la Transylvanie fut traité de personne « endoctrinée » par les décennies de nationalisme communiste et d’idéologie homogénéisante (opposée à toute forme de régionalisme). Interpellée moi-même sur mon terrain de recherche par les participants aux forums organisés par Provincia sur cette dimension, et sans pouvoir échapper à cette inversion des rôles dans l’enquête, j’avais proposé d’interroger, avant d’affirmer, l’existence d’une Transylvanie et de sa spécificité. Une personne du public a réagi sur un ton un peu étonné à ma proposition et à ma question : Vous demandez “Qu’est-ce que la Transylvanie ? ” Comment ça ? Vous ne savez vraiment pas ce qu’est la Transylvanie ? Il y a encore besoin de se poser cette question ? 39 Finalement, même si certains discours critiques à l’adresse de l’unité de ce territoire ont existé au sein de Provincia, le registre politique des actions (faire émerger un courant d’idée dans l’opinion publique) a pris le dessus par rapport à une parole critique, voire scientifique. Un des membres du groupe explique : Un jour un de nos collègues nous a dit : “Attendez les gars, la Transylvanie n’existe pas ! Elle est une fiction, un produit de l’imagination. Il existe seulement différentes composantes : Le Pays de Fagaras, le Pays de Oas, Crisana10.” Il avait raison, il existe une diversité interne. Mais je crois qu’on serait entré dans des détails qui n’étaient pas fonctionnels de notre point de vue, du point de vue du marketing du problème. Commencer à expliquer aux gens des choses comme telles, entrer dans ces détails !? Donc il était plus simple de parler comme ça de “Transylvanie”. 40 Concernant les identifications des individus de mon terrain à un groupe ou à un autre, en particulier « transylvain », elles sont mouvantes et stratégiques. Les mêmes individus dessinent tantôt des configurations et des réseaux d’action en mobilisant le registre des identités nationales (ils se disent et se comportent en tant que Roumains, Hongrois, etc.), tantôt celui du régionalisme. Dans ce dernier cas, ils se définissent comme transylvains et actualisent certains usages des Balkans dans leurs différenciations culturelles par rapport au « sud » de la Roumanie.

41 Cette perspective situationnelle et pragmatique est présente aussi dans l’approche de Neofotistos lorsque l’auteur montre que le principe du « nesting orientalism » peut renvoyer à une dynamique et à un changement des positionnements, par exemple lorsque l’utilisation à connotation négative de la catégorie balkanique est remplacée par une connotation positive. L’auteur montre que dans certains cas ses interlocuteurs macédoniens et albanais font un usage positif des Balkans. Ces derniers renvoient alors à un espace où l’équilibre entre le temps du travail, le loisir et le temps familial est possible. À cette « mentalité balkanique » les individus rattachent un espace géographique assez diffus, incluant aussi la Turquie, la Grèce et la Bulgarie. Cependant,

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à partir du conflit de 200111, les « Balkans » semblent acquérir un sens nouveau auprès des mêmes interlocuteurs, cette catégorie est désormais associée à un espace plus précis et réduit, l’ex-Yougoslavie, et à un monde « resté en retard ». Cette dimension dynamique de la construction des catégories spatiales discutées ici, mène en fait à remettre en question une conception des territoires comme des « aires culturelles » discrètes.

Des « aires culturelles » aux espaces de projet et d’action

42 La conception de la Transylvanie et des Balkans dans la construction du projet de Provincia, mais aussi dans d’autres constructions régionalistes, se base sur une relation de juxtaposition entre un territoire et une culture. Les idéologies nationalistes de l’État-nation s’appuient elles aussi sur le même schéma de pensée appliquant un principe de superposition entre un territoire – une culture – une nation.

43 Dans les deux types d’idéologie, nationaliste et régionaliste, apparaît l’idée d’une spécificité culturelle associée à un espace ou à un territoire. Autrement dit, ce qui se trouve à l’extérieur des frontières de cet espace ou territoire n’a plus culturellement les mêmes caractéristiques, ne relève plus de la même « culture ». Une telle conception a fait un long chemin également dans les sciences sociales. Sur le plan scientifique, c’est la notion d’ « aire culturelle » qui a pleinement exprimé cette vision. Sans entrer ici dans une histoire de cette notion dans la pensée anthropologique et géographique12, je mettrai en avant trois dimensions problématiques de cette pensée, que je discuterai en lien avec la Transylvanie et les Balkans. 44 Premièrement, l’idée d’une relation fusionnelle entre un territoire et une culture part du postulat qu’il existe des frontières fortes (voire immuables) du territoire. Cependant, l’analyse des zones frontalières est un exemple intéressant pour étudier les limites d’une telle conception. À partir de la Transylvanie, géographiquement aux marges des Balkans, cultures et territoires apparaissent comme des espaces négociés, aux contours flous, mobiles, dont les frontières se dessinent et se déplacent selon les usages que les individus font de ces catégories dans leurs jeux stratégiques et de différentiation dans la pratique sociale. 45 Ce qui est alors problématique est tout d’abord une certaine conception du territoire en tant qu’espace fermé, défini par des limites nettes. Michel Lussault (2007) distinguait entre la notion de « territoire », qui relèverait du principe de la continuité et de la contiguïté dans l’espace, et la notion de « réseau » qui se construirait plutôt à partir des principes de la discontinuité et de l’accident, de la connectivité des individus qui définissent et composent un espace mobile. Cette pensée en termes de réseaux plutôt que de territoires est intéressante à discuter pour la dynamique des formes d’expression de la Transylvanie et des Balkans à partir des pratiques des individus. Selon cette logique, la Transylvanie et les Balkans existeraient-ils au-delà ou en dehors de territoires géographiquement limités ? Pourrions-nous rencontrer la Transylvanie et les Balkans en Hongrie, en Occident, aux États-Unis ou ailleurs ? En Hongrie, à Budapest, la mise en scène muséographique de la Transylvanie (notamment au Musée National Hongrois), ainsi que dans des festivités urbaines comme le Carnaval du Danube, donnent à voir une incorporation symbolique à la Hongrie de ce « territoire perdu ». Les « poteaux funéraires » supposés d’origine transylvaine sicule devenus des symboles nationaux en Hongrie lors des rituels de réenterrement des héros nationaux

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après 1989 (Losonczy et Zempleni 1991) sont des signes de cette présence forte de la Transylvanie en Hongrie. 46 Il conviendrait alors de s’interroger sur ce que définiraient ces territoires si ce n’est pas une tradition culturelle enracinée dans un espace défini comme d’origine. La performativité de ces catégories à partir des pratiques mémorielles et de patrimonialisation ou bien leur usage en tant qu’espaces à frontières sont des mécanismes de production de ces espaces en dehors des territoires d’origine. C’est dans ce potentiel performatif en tant qu’espaces à frontières et dans les différents usages et pratiques des individus et des groupes autour de ces catégories (« Transylvanie », « Balkans », etc.) que doit être recherchée leur production, et non dans l’existence des éléments et des noyaux culturels qui caractériseraient ces espaces en dehors des actions situées. 47 Pour revenir à la notion de réseau, par rapport à celle de territoire, elle s’inscrit dans une approche plus dynamique de l’espace. Néanmoins, la logique des réseaux n’amène pas à la disparition des phénomènes de territoire et de territorialités, donc la notion de réseau ne peut pas complètement remplacer celle de territoire. Il serait ainsi plus intéressant de penser les territoires à partir de cette logique des réseaux, comme des formes de résistance ou de « repos », des formes temporaires du « chez soi », de construction des frontières, dans une réalité sociale et spatiale mouvante. 48 G. Deleuze et F. Guattari (1980) nous amènent à penser la complexité d’une notion comme celle de territoire qui, selon eux, comporte en elle-même le principe de dé-re- territorialisation. Les auteurs partent d’un exemple qui illustre bien cette idée. Un enfant se trouvant dans le noir, expression du chaos absolu, commence à tâtonner et parcourir l’espace qui l’environne, à dessiner un cercle à partir d’un point fixe, à construire ses repères, bref il construit un « territoire ». Mais une fois défini et tracé ce « chez soi », « on l’ouvre, on laisse entrer quelqu’un, on appelle quelqu’un, ou bien l’on va soi-même au-dehors, on s’élance (…). On s’élance, on risque une improvisation. Mais improviser, c’est rejoindre le Monde, ou se confondre avec lui » (Deleuze et Guattari 1980 : 382). La territorialisation peut ainsi être pensée comme l’expérience que l’on fait d’un espace, lors de laquelle à la fois on trace et on ouvre des frontières. 49 Dans l’analyse de la construction des territoires, il s’agit en outre de distinguer entre le territoire comme catégorie d’analyse et le territoire comme catégorie stratégique de la pratique ou du discours des individus. Cette distinction est présente aussi dans l’approche de la notion de culture, comme le montre par exemple Kevin Meethan (2003). Alors que l’analyse des territoires doit s’éloigner de toute perspective statique et essentialiste, les frontières de ces territoires étant éminemment floues et mouvantes, cela n’exclut pas la présence dans les discours et les pratiques des individus d’une conception figée et unitaire des territoires, ainsi que des thèmes comme l’autochtonie. Ces territoires dont les frontières peuvent paraître nettes et stables sont la projection des individus à des fins stratégiques d’identification et de différenciation sociale, de légitimation politique, etc. 50 Une seconde dimension problématique dans l’approche des « aires culturelles » est la conception de la culture sur laquelle cette pensée s’appuie. Comprise comme un ensemble donné de traits culturels, détenus par un groupe ou une société locale, cette notion de culture a été forgée dans le champ de l’anthropologie mais elle a franchi les limites des sciences sociales pour se retrouver dans des récits individuels ou dans la sphère publique et politique, comme fondement des politiques culturelles et

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territoriales (à l’échelle locale, nationale, européenne, etc.). Cette conception de la culture part du postulat de l’existence d’une culture déjà-là, partagée en commun par tous les membres d’une communauté, et se prolonge par l’idée que cette cohérence culturelle fonderait aussi celle d’un espace ou d’un territoire. Cette conception se retrouve dans le renouvellement du discours sur la Transylvanie construite sur l’opposition avec les Balkans et à partir des idées de Huntington. Comme le notait Maria Todorova (2004), le choc est entre « civilisations » (comprises dans le sens de « cultures ») car celles-ci sont supposées avoir des caractéristiques qui leur sont propres et qui, selon un modèle organiciste de la culture, délimiteraient des entités claires et distinctes. 51 Ulf Hannerz (1993), parmi d’autres, a critiqué cette vision de la culture comme stock d’éléments que des individus possèdent en commun, une conception de la culture comme « sens partagé ». L’auteur proposait de l’aborder plutôt comme une « organisation de la diversité » soulignant son caractère dynamique et le fait que les individus ont tous affaire à d’autres personnes, à la diversité des compréhensions et des interprétations que les autres donnent du monde environnant dans une certaine situation. C’est dans ce contexte de relation et d’action, dans ces situations de « complexité culturelle » qui supposent un travail incessant de diversification des groupes et de déplacement des frontières culturelles ou sociales, que s’élabore sans cesse la culture, à travers un processus de négociation permanente. Au lieu de considérer ce partage culturel comme un fait déjà là, l’auteur proposait plutôt de le tenir pour problématique et de centrer l’attention sur le processus même de production de ce partage, jamais consensuel et figé. L’erreur est aussi de considérer le « partage culturel » uniquement dans un sens de possession en commun alors que le mot « partage » est à entendre dans un double sens : « ce qui sépare et exclut, d’un côté, ce qui fait participer, de l’autre. » (Rancière 1998 : 240). 52 Dans le cas de la Transylvanie, la construction de ce territoire s’appuie par excellence sur l’idée de « partage » compris dans ce double sens. L’existence des différentes lectures de la Transylvanie (des lectures ethnicisées, régionalistes) montre que cet espace n’est point consensuel, qu’il ne se construit pas à partir d’une possession en commun d’un univers d’idées et de croyances uniformisé. Ces lectures du territoire se construisent dans la relation réciproque : les lectures « roumaines » de la Transylvanie se produisent continuellement en opposition avec les lectures « hongroises » et inversement. Les unes n’existent pas sans les autres. Le projet territorial de Provincia est une réaction aux lectures nationalistes roumaines ou hongroises. 53 Synthétisant les dimensions problématiques que recouvre la conception des « aires culturelles », nous pouvons remarquer qu’elle relève plus largement d’une logique selon laquelle le social (la culture, l’espace, le territoire, l’identité, le groupe, etc.) est pensé à partir du principe de la « possession » : « ce que je possède, vous ne le possédez pas puisque ce qui est à moi n’est pas à vous ». Bruno Latour (2009), reprenant, Gabriel Tarde, met en avant les deux acceptions de la notion de possession et de propriété. Dans une première approche, la dimension spatiale est centrale, il s’agit de concevoir les entités sociales comme des zones exclusives délimitées par des frontières nettes : « c’est à moi », « c’est à vous », « c’est à nous », etc. Les lectures nationalistes et régionalistes de la Transylvanie, la construction de ce territoire par Provincia et l’usage de la catégorie balkanique pour ce but, relèvent de ce premier sens de la possession.

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54 Cependant, selon Tarde et Latour, il existerait un second sens de la propriété, une autre perspective qui introduit la dimension temporelle et le mouvement dans la pensée du social (de la culture, du territoire, etc.). Cela reviendrait à la formule suivante : « C’est à moi ! Mais attention ! Maintenant c’est à toi ». La métaphore de l’orchestre et la lecture d’une partition dans un travail d’orchestre sert à Latour pour illustrer cette conception du social qui a comme fondement la question du temps. Cette partition générale est partagée par tous et par chacun, à des moments différents. La baguette du chef d’orchestre signale aux violonistes que « c’est à eux de jouer », de même que l’actrice dans les coulisses, saisie d’un rappel à l’ordre, rentre en scène pour un moment en disant « Maintenant c’est à moi », scène d’où elle sortira quand ça ne sera plus « à elle », mais aux autres. Dans le premier sens, la propriété est située uniquement à l’intérieur de la zone exclusive. Dans le second sens, elle renvoie à une position qui nous situe à la fois dehors (dans la situation d’attente et de détente) et dedans (dans l’action proprement dite). 55 Cette position dynamique, à la fois dedans et dehors, est aussi celle que l’on retrouve dans la construction de l’espace transylvain ou balkanique. Comme j’ai tenté de le montrer ici, la Transylvanie est située dedans ou en dehors des Balkans, elle relève ou non de la « culture balkanique » selon les situations, selon les usages que mes interlocuteurs en font. 56 Cette perspective dynamique du social, qui dépasse l’unique compréhension du social selon le principe de la possession exclusive, nous amène aussi à sortir d’une perspective ontologique et dichotomique, celle qui est posée dans l’alternative entre « être balkanique » (logique du dedans) ou « ne pas l’être » (logique du dehors), pour privilégier une perspective situationnelle et pragmatique. Celle-ci a en son cœur la question de la temporalité et nous mène à définir l’espace transylvain ou balkanique en relation étroite avec un « horizon d’attente » (Koselleck 1990). 57 Les recherches sur la perception de l’espace balkanique en Macédoine, citées précédemment, vont dans cette même perspective. Neofotistos nous montre que la catégorie de « Balkans’Other within » pour la Macédoine est une catégorie intentionnelle. Elle change de signification lorsqu’il s’agit de la projection du pays par rapport au futur, une projection dans l’Union européenne. Ainsi, conclut l’auteur, le balkanisme ne devrait pas rendre compte uniquement de ce que constituent les Balkans et l’Europe occidentale, mais surtout de ce qu’investissent les individus dans la catégorie d’Occident par rapport aux Balkans, de ce que promet l’Occident aux Balkans. Dans le cas de la Roumanie et des initiatives de Provincia, on peut aisément constater que la mobilisation des catégories « Transylvanie » et « Balkans » est directement liée au contexte d’intégration européenne de la Roumanie, dans lequel la Transylvanie apparaît comme une « locomotive », se distinguant du reste du pays qui devient ainsi orientalisé et balkanisé. Ces catégories sont réactivées et prennent sens en lien avec un projet. La discussion autour du « transylvanisme », du « balkanisme » et de l’« orientalisme » ne peut alors pas faire l’économie de cette dimension intentionnelle et de l’horizon d’attente. 58 * 59 Ce texte est parti d’une étude de la Transylvanie afin d’explorer les Balkans à ses marges géographiques et de montrer quelques mécanismes similaires dans la construction de ces deux espaces. Plutôt que des entités sociales et culturelles discrètes, la Transylvanie et les Balkans constituent des catégories performatives, et cette qualité

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performative s’appuie sur une construction historique de ces territoires comme des espaces à frontières. Ce potentiel de production de la différenciation sociale (culturelle, économique, politique) fait de ces espaces des opérateurs politiques, et cela dans un double sens. Ces catégories deviennent des opérateurs de pouvoir, dans le sens de la production des relations de domination, des négociations et des rapports de force, comme dans le cas de l’orientalisme interne pour la Transylvanie ou du « Balkans’Other within » pour la Macédoine. Ils permettent d’engendrer et d’articuler du collectif et des groupes. 60 L’analyse du renouvellement du discours sur la Transylvanie par le rappel à la catégorie de « Balkans » nous amène à mettre en question la construction de ces deux espaces en tant qu’« aires culturelles ». 61 Penser les notions de « transylvanisme », « balkanisme » ou « orientalisme » à partir de la dimension temporelle et pragmatique plutôt qu’essentialiste et culturaliste est l’idée principale qui se dégage de cette recherche.

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NOTES

1. La recherche intensive de terrain s’est déroulée à Cluj-Napoca entre 2001 et 2005, et a depuis lors été suivie de réactualisations ponctuelles. Des observations et des entretiens effectués dans d’autres villes et villages de Transylvanie, et à Budapest en Hongrie (principalement dans le Musée National Hongrois et au festival du Carnaval du Danube) ont apporté des éclairages supplémentaires aux phénomènes observés à Cluj-Napoca. 2. Depuis ces dernières années, le problème se déplace de plus en plus de la Transylvanie vers le seul Pays des Sicules (Tinutul Secuiesc), territoire à majorité hongroise mais dont les contours restent flous. Sous-région de la Transylvanie, ce territoire concentre les controverses liées à celle-ci et devient emblématique de la dispute historique autour de la Transylvanie et de sa gestion culturelle et politique. 3. L’existence d’un territoire administratif de la Transylvanie concerne uniquement la période de la Principauté de Transylvanie (1526-1867) et quelques années durant l’entre-deux-guerres (1929-1931). Cependant, d’une époque à une autre, la Transylvanie ne désigne pas le même espace géographique. 4. La Roumanie fait partie de l’UE depuis 2007. La Serbie, voisine avec le Banat (partie sud-ouest de la Transylvanie), reste en dehors de l’UE. 5. La période 1992-2004 reste une référence dans l’histoire de la ville de Cluj-Napoca pour les politiques nationalistes roumaines très agressives à l’égard du patrimoine de la ville, entreprises à l’initiative du maire Funar de l’époque. 6. La ville de Berlin du temps de sa division entre la RDA et la RFA est un exemple intéressant de ville-frontière où les mécanismes de l’ethnicité étaient peu opérants. 7. Ce texte a été publié pour la première fois dans la revue de politologie magyarophone Magyar Kisebbség (3‑4/1997), puis repris dans la publication éditée par la Ligue ProEuropa, Altera (8/1998). Ensuite, il est paru dans un ouvrage publié à Bucarest, en langue roumaine, qui a rassemblé les réactions d’autres auteurs de la scène intellectuelle et académique de Roumanie et de sa diaspora (Andreescu et Molnar 1999). 8. Petru Groza, homme politique originaire de Transylvanie (1944-1958) a occupé successivement les fonctions de ministre, de premier ministre et de président de la Roumanie. 9. Cf. Dictionnaire explicatif de la langue roumaine, 1998. 10. L’énumération concerne des sous-régions de la Transylvanie. 11. Il s’agit d’un conflit entre les Forces Armées de Macédoine et l’Armée de Libération Nationale des Albanais. 12. Pour une analyse plus détaillée de cette question voir V. Mihăilescu (2003) et B. Botea (2005).

RÉSUMÉS

La Transylvanie, espace situé géographiquement en marge des Balkans, questionne les frontières de cet espace et sa construction. S’appuyant sur une étude ethnologique menée dans cette région, cet article montre que la catégorie « balkanique » est réactivée dans le contexte de l’émergence des discours de régionalisation en Roumanie à partir des années 2000, et plus précisément du renouvellement du discours sur la Transylvanie. Mais au delà de sa position aux marges des Balkans, l’intérêt d’une étude de cas sur la Transylvanie est double. D’une part, sa construction en tant que catégorie performative et comme « espace à frontières » est une dimension à

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interroger aussi dans la construction des Balkans. D’autre part, les deux catégories convoquent la notion d’ « aire culturelle ». Remettant en question la conception de la Transylvanie et des Balkans comme « aires culturelles », je propose de penser ces espaces en privilégiant une perspective dynamique et pragmatique plutôt qu’essentialiste et culturaliste.

Transylvania, with its location on the geographical fringe of the Balkans, raises many questions about the boundaries of this geographical space and its social construction. Based on anthropological research conducted in different locations in Transylvania, this article shows that the category “Balkan” has been reactivated in the context of the discourse of regionalization in Romania, and more precisely with the renewal of a discourse concerning Transylvania after 2000. Beyond its location at the edges of the Balkans, Transylvania is indeed interesting as a case study from two points of view. On the one hand as this space is a performative category and a “frontier space”, we could note the similarity with the Balkans area itself, as a whole. On the other hand the two categories, both “Balkan” and “Transylvanian,” often raise the question of the conceptualization of “culture areas”. Criticizing this conception, I propose to analyze these two categories from a dynamic and pragmatic approach rather than in an essentialist and culturalist perspective.

INDEX

Keywords : territory, boundaries, regionalism, ethnicity, Europe, Balkans Mots-clés : territoire, frontières, régionalisme, ethnicité, Europe, Balkans

AUTEUR

BIANCA BOTEA-COULAUD est maître de conférences en ethnologie à l’Université Lumière Lyon 2 et chercheuse du Centre de Recherches et d’Etudes Anthropologiques (EA 3081). Ses recherches récentes portent sur la question du rapport au temps et à l’espace et sur la problématique des mobilités/migrations dans les contextes de reconversion des villes industrielles en Roumanie et de réaménagement urbain en France. [Université Lumière Lyon 2, Faculté d’Anthropologie, de Sociologie et de Science Politique, 5 avenue Pierre Mendès-France, 69676 Bron Cedex, France – [email protected]].

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Transylvanian Saxon Symbolic Geographies

Cristian Cercel

Introduction

1 Lying at the ‘crossroads of empires’ and peripherically related to several political and cultural centers, a typical feature of ethnic groups living in the shifting Central-Eastern part of the European continent, Transylvanian Saxons produced various identification discourses in the course of history. This article looks at Transylvanian Saxon self- identification from 1918 onwards, focusing on the related symbolic geographies and on the East-West divide this identification has been recurrently connected with, albeit in different ways. Its main sources are literary products, showing how mutations in Transylvanian Saxon identification discourses are mirrored therein.

Transylvanian Saxons in Historical and Cultural Context

2 In the 12th century, at the behest of the Magyar King Géza II, settlers from different German-speaking regions, such as the Mosel region, Flanders and Luxembourg were invited to Transylvania in order to colonize the presumably deserted territory newly conquered by the Hungarian Crown. Their migration to Eastern Europe is historically part of the so-called Deutsche Ostsiedlung, German colonization towards East (Nägler 1992; Higounet 1989), a quintessential process in view of the subsequent shaping of German identity in the Central and Eastern parts of the European continent.

3 Transylvanian Saxons were therefore colonizers in a presumably scarcely populated region: their being invited in the ‘land beyond the forests’ was meant on the one hand to support its economic enhancement and consequently that of the Hungarian kingdom and on the other hand to defend the latter’s physical borders, on the Carpathian Mountains.1German-speaking people settled then for military and economic purposes.

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Moreover, the colonists were enticed through the granting of an autonomy status in a clearly delimited region, the so-called Königsboden (Crown Lands). The autonomy regarded administrative, jurisdictional and cultural-religious matters. These privileges were managed and implemented by an institution called the Nationsuniversität (Universitas Saxonum/Saxon University), whose leader was the Saxon Komes (Count). 4 In time, mostly on the basis of this autonomous status within the Transylvanian region, the group developed a specific self-consciousness, as the settlers and their descendants perceived themselves and were perceived by external observers as saxones (Transylvanian Saxons). Konrad Gündisch (1998: 89-91) argued that a distinct Transylvanian Saxon group identity emerged from the 16th century onwards, under the influence of the cultural elite, and mainly on the basis of the autonomous jurisdictional system. Considering the outstanding success of the Reformation amongst the Saxons in Transylvania and the consequential de facto equivalence between Lutheran and Saxon in the region, the religious denomination also developed as a key indicator of identity, the Lutheran Church being a Volkskirche, that is a “national church” (Zach 1998). 5 At the same time, it ought to be emphasized that nourishing constant cultural relationships with the German linguistic space was another key element for Transylvanian Saxon identification, contributing to the emergence and stabilization of what Glynn Custred (1991) called the “dual ethnic identity of the Transylvanian Saxons.” A symbol of this connection with the German cultural space has been their being named in the 17th century germanissimi germanorum, the most German of all Germans (Neubauer and Cornis-Pope 2006: 250; Evans 2006: 221), a remark that would be later used and reused in order to convey a feeling of superiority and to mould a specific type of German identification in Transylvania, with long-term consequences. 6 The advent of Enlightenment and modernity brought forth significant changes in the institutional life of the Transylvanian Saxons. Following the Josephinian reforms of late 18th century and the imposition of the Austro-Hungarian Dualism in 1867, Transylvanian Saxons lost the greatest part of their traditional autonomy, their status being in practice downgraded to that of an ethnic minority in the Hungarian part of the Habsburg Empire. Subsequently, the Habsburg Emperor Joseph II allowed members of other ethnic groups to settle on Saxon lands, enjoying full equality (Roth 1996: 86). According to Paul Philippi (1994: 69), this event represents the beginning of modern history for the Transylvanian Saxons, since it put an end to the medieval privileges assigned to them centuries before, privileges that had constituted the crux of Saxon identification. Later on, from 1867 onwards, the community and its members found themselves under heavy Magyarization pressures. Disappointed by the central authorities in Vienna and at the same time perked up by the military and political successes of Bismarck’s Germany, a significant part of the Transylvanian Saxon elites started to be more influenced by the latter in both cultural and political issues. At the same time, in this period salient conflicts appeared amongst the community elites, fundamentally dealing with issues related to Transylvanian Saxon self-identification and self-consciousness (Möckel 1994). 7 Following the First World War and the disbandment of the Habsburg Empire, Transylvania was incorporated into the young Romanian state, officially founded in 1859. Although acquiesced in by the Transylvanian Saxon community through its

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representatives gathered in Mediasch (Mediaș), the transition to Romania was received in practice with unease and sceptical enthusiasm. The promises inserted into the Romanian Declaration of Alba Iulia of 1918, and into the Paris Peace Treaties of 1919, included jurisdictional and educational autonomy for the Transylvanian Saxons.2 Nonetheless, central authorities in Bucharest subsequently forbore from fulfilling the aforementioned promises, being tributary to nation-building aims and goals and to a lack of experience in dealing with ethnic minorities (Livezeanu 1995). 8 The new political environment implied the transformation of the Romanians from a minority deprived of rights in the Hungarian part of the Habsburg Empire, to a population enjoying the status of a state-bearing nation in Transylvania. In other words, from being politically subordinate to having political leverage upon the other ethnic groups now living in the country. On the basis of widespread views of the Romanian state as part of the Balkans and of the latter’s cultural indebtedness to Ottoman institutions and mores, Saxons feared the potential future ‘Balkanization’ of Transylvania, i.e. the harmonization of political and social relationships in the region with the ones on the other side of the Carpathians, according to the pattern of the latter (Gündisch 1998: 173; Davis 2011). 9 It can be argued that the Transylvanian Saxon view of Romanians and of the Romanian state on the other side of the Carpathians displays a series of similarities with a wider cultural German view of the East. Vejas Gabriel Liulevicius (2009: 48) analyzed what he called a German “myth” of the East emerging at the beginning of the 19th century. He pointed out its main themes: “an intrinsic eastern disorder, disease, dirt, a deep incapacity for self-rule, which was expressed in the allied phenomena of despotism and slavery; sympathetic encounters; and the assertion of a particular German national calling or mission.” More recently, David Hamlin investigated the discursive constructions of the German “encounter” with Romania and with Romanians during the First World War, underlining the ‘Euro-Orientalist’ frame of reference most suitable for comprehending these constructions (Hamlin 2010; for the concept of ‘Euro- Orientalism’, see Adamovsky 2005). 10 Although essentially seen from the outside as Auslandsdeutsche (Germans from abroad), i.e. not fully within but also definitely not outside German culture, the constant rapprochement of Saxons towards the German cultural space and, from the end of the 19th century onwards, towards the German state as such, went hand in hand with a specific self-image, whose main traits were connected with the civilizing role (“calling or mission”) of the Transylvanian Saxons in Eastern Europe. As a consequence of this perceived role, Transylvanian Saxon values and identity discourses were forged in accordance to ‘Western’ values and identities (Roth 1998). Furthermore, in direct relationship with this specific self-view, it can be sustained that Transylvanian Saxons tended to adopt a mixture of condescending and empathetic views in their perception of Romanians and Romanian institutions, especially of the ones on the other side of the Carpathians. 11 By means of these observations, I do not wish to convey the image of a single, reified ‘Transylvanian Saxon perspective’ on Romanianness and/or on the Eastern parts of Europe, thus toning down or underestimating the various opinions within the community. Nonetheless, referring to the Transylvanian Saxon community after 1918, the predominance of ethnicized lenses used to understand and explain the world should under no circumstances be dismissed. My subsequent analysis will refer to

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works where an ethnicized understanding of the world is almost a priori presumed and where identity discourses referring to ‘Saxons’ or ‘Romanians’ are rather the rule than the exception. 12 In order to stress out the common Transylvanian Saxon self-view, nourished by the elite, and the associated colonizing condescending Transylvanian Saxon view of Romanians and of the Balkans/Orient,3 one can recur to some meaningful modern Transylvanian Saxon historiographical products. A sterling example contributing to understanding the way Romanian-Saxon relationships were traditionally perceived within the Saxon community is given by Friedrich Teutsch, historian and Bishop of the Lutheran Church. In 1916, he published the first edition of a work called Die Siebenbürger Sachsen in Vergangenheit und Gegenwart, aimed at a German (Binnendeutsch) readership. Starting from his foreword, he did not fail to punctuate the positive Transylvanian Saxon self-stereotypes: a “people of colonists”, “conveyer of high culture” and “educator of the environment”, compelled to cope with the difficulties implied by the harsh and unfriendly ambience (Teutsch 1916: IX-XI). Analyzing Teutsch’s writing in depth would unnecessarily go beyond the scope of this paper, yet referring to his work is cardinal for understanding the cultural jerk implied by Transylvania’s annexation of Romania in Transylvanian Saxon view and hence for my subsequent exposé. 13 The history of the German-speaking group in Transylvania is predominantly presented as a history under the threat of the Turkish/Ottoman danger coming from the Orient: “They could not recognize the dual danger, that would be coming from the Orient in those times: to begin with, the Romanians (Walachians) settling down at the borders of the Saxon region, against whose unculture Saxons first defended themselves with fire and sword; and the Turks, who would be a scourge for the country for three hundred years” (Teutsch 1916: 35).4 Most interestingly, in the second, augmented edition of the work, published in 1924, Teutsch (1924: 34) eliminated the word “unculture” (Unkultur), replacing it with “attacks” (Angrife), a sign of political calculation, probably meant to appease the sensibilities of the new state-bearing nation. 14 Moving closer to the time when he was writing the piece, the Bishop-historian recognized the danger implied by the high birth rate and the migration of the Romanian population to Transylvanian Saxon localities, in the detriment of the Transylvanian Saxon population (Teutsch 1916: 296-297). The former subjects, representatives of an uncultured population, yet ungrateful pupils of the Transylvanian Saxon instructorship, were starting to saliently outnumber the descendants of the former colonists, a phenomenon fretfully taken into consideration by Saxon elites.

Research Question

15 Considering this historical and cultural context, the present paper deals with the moment of crisis associated with Transylvania’s incorporation into Romania and with its consequences upon Transylvanian Saxon identification, as mirrored in certain literary products engaging, directly or indirectly, with the topic. According to Peter Motzan (1997: 74), the ’auslandsdeutsche’literature is an adequate field of exercise for interdisciplinary methods. I am openly eschewing myself from deliberating on the aesthetic or literary value of the works under scrutiny. I am in effect looking only at their representations of Transylvanian Saxon identity and, more precisely, of

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Transylvanian Saxon symbolic geographies and symbolic boundaries with respect to the other ethnic groups living in the region and in the broader Romanian state.

16 There is a plethoric body of Transylvanian Saxon literature. This complicates the task of selecting the most appropriate products to look at and irrefutably transforms the process of selection into one bound to create a discourse in its own turn. I am totally aware of the high degree of subjectivity implied by such a selection made by an outsider to literary criticism. I chose four novels written by four different authors: Adolf Meschendörfer, Heinrich Zillich, Georg Scherg and Eginald Schlattner. The selection implies that other important Transylvanian Saxon writers, such as Joachim Wittstock, Erwin Wittstock, Hans Bergel, Paul Schuster or Andreas Birkner, Dieter Schlesak (among others) are left aside. Their work would constitute excellent material for any research on discourses about Transylvanian Saxon identity, yet constantly enlarging the pool of authors to be taken into consideration for this investigation would have been a self-defeating endeavour, so at one point halt had to be put. 17 In this context, the reasons for inclusion are more important than the ones for exclusion. I have included two of the most important writings: Die Stadt im Osten (The Town in the East) by Meschendörfer and Zillich’s Zwischen Grenzen und Zeiten (Between Borders and Eras). By ‘important’ I mostly refer to the attention granted to them beyond Transylvania, more precisely in Nazi Germany (Sienerth 2003). Scherg’s Da keiner Herr und keiner Knecht (No Master and No Servant), published under Communism, has been chosen on behalf of its symbolic relevance, visible even from the title, for Transylvanian Saxon identity. As Olivia Spiridon (2002, 91) notes, the novel is a critique of Transylvanian Saxon society. Last, but not least, Schlattner’s Der geköpfte Hahn (The Beheaded Rooster), published after the fall of Communism, also deals with the interwar period and is an excellent example of a cultural memory product, shaping memory and at the same time discoursing identity (Cercel 2011: 173). A similar argument can be made with respect with Das Klavier im Nebel (The Piano in the Fog), Schlattner’s most recent novel.

Theoretical Framework

18 Through Transylvania’s incorporation into Romania, which took place in 1918, Transylvanian Saxons were compelled to accept not only the political presence, but also the political superiority of the neighboring ‘other’, more Eastern and more Oriental par excellence. What this paper aims to show, by referring mainly to the four epitomic literary products listed above, is that against the background of shifting political frontiers in the past century, Transylvanian Saxon symbolic geographies were also prone to suffer changes and mutations.

19 Analyzing representations of otherness in the former Yugoslav space, Milica Bakić- Hayden (1995) explicated a phenomenon she called ‘nesting orientalisms’, i.e. a gradation of ‘Orients’ in the South-East European space, according to which the East- West dichotomy is reproduced within Eastern Europe and the Balkans (also Bakić- Hayden and Hayden 1992). More precisely, this dichotomy is used to ascribe ‘Balkan’ or ‘Oriental’ traits and features to the more Eastern other, thus creating a ‘Western’ self- identification for one’s own group (Bakić-Hayden and Hayden 1992; Bakić-Hayden 1995; Bjelić,2002: 4). Analyzing Romanian symbolic geographies, Sorin Antohi spoke about the “metonymic character” of this penchant to marginalize otherness. According to

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him, the reasons for the stigma associated with Romanianness are always to be blamed on the other regions, most usually those more to the South or more to the East (Antohi 1999: 244 et passim). 20 By using and adjusting these and alike considerations, this paper shows that internal Transylvanian Saxon identification, tightly linked with the question of where do the Balkans start, has been a sterling example of a ‘nesting orientalism’, the West-East binary being reproduced in general lines through various identification discourses. Furthermore, it contends that Transylvanian Saxon cultural and political integration into the Romanian state brought forth on the long term a subtle redefinition of identities and hence of symbolic group boundaries and of the relationship with the Romanian population. This redefinition is visible by recurring to a comparative reading of the aforementioned novels. 21 Expressing it in more straightforward words: what I illustrate is that Transylvanian Saxon identification discourses in Romania moved from a fiery-proud ‘Western bulwark’ type of discourse to a more nuanced one, in which Transylvanian Saxons are seen as simultaneously belonging and not belonging to the East, a bridge between cultures. The paradoxes derived thereof are best understood in relationship to the tensions specific to Transylvanian Saxon identification discourses in the past century. Consequently, the present article shows how identity discourses changed and symbolic geographies shifted according to the political situation of the Transylvanian Saxons and to the context in which the literary pieces under scrutiny have been written.

Transylvanian Saxon Symbolic Geographies

Kronstadt and the Black Church

22 In an ideal Transylvanian Saxon symbolic geography, the Black Church in Kronstadt (Braşov) could mark the end of the civilized world. On the other side are the Balkans, or, in a more nuancé and less straightforward tonality, another world and another type of mentality. Not by chance, in the texts I have chosen for my analysis, Kronstadt and the wider geographical subregion it is part of, Burzenland, play a key role. Burzenland used to lie at the political frontier of the Habsburg Empire and the Romanian state before 1918, a frontier erased through the Peace Treaties following the First World War. After 1918, following border changes, Burzenland would find itself lying in the centre of Romania. Its strategic importance for the identity management of Transylvanian Saxons has come in the course of history first and foremost from its location, at the frontier of both Transylvania and, internally, of the Königsboden, the region and the town of Kronstadt being from the 18th century onwards extremely penetrable through Romanian demographic advancement. Consequently, its presence in a number of key volumes within Transylvanian Saxon literature is not a random event, but underlines its significance for the community, and transforms it into a place where identities are symbolically invested, but also contended against.

23 Following the First World War, a new geographical positioning of Burzenland was produced, also resulting in a new type of symbolical positioning. The shift in the political frontier did not necessarily annul the perceived existence of a cultural boundary. Sorin Mitu (2007: 64) summarized the signification of the change of power in Transylvania: “After 1918, through its integration into the Romanian kingdom,

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inhabited by orthodox in its majority, Transylvania was administratively moved from one region to another: from Vienna-oriented Central Europe, it swayed towards an Eastern Europe navigating in the backwash of Moscow and towards the Balkans impregnated by the Oriental dilatoriness of Istanbul”. Using such socio-cultural divisions as analytical instruments is in many ways fallacious, yet the present article considers first and foremost their discursive nature and henceforth looks rather at how such divisions are discursively produced, without arguing on behalf of their truthfulness as social, cultural or political facts. 24 Kronstadt, the capital of Burzenland and one of the two major economic and cultural hubs for Transylvanian Saxons, next to Hermannstadt (Sibiu), has a twofold symbolic significance for the Transylvanian Saxon community. On the one hand, this has been attributable to its position as a stronghold, in the proximity of the frontier with the Ottoman Empire.5 On the other hand, this relevance is due to the presence in the town of the Black Church, the biggest Gothic edifice in South-East Europe, an identification marker for Saxon self-consciousness and self-representation (Motzan 2001: 55). 25 The Church per se is often an “object” in Transylvanian Saxon literature, as Motzan noted. Its being Lutheran reminds one of Transylvania’s plurireligious character, but also of the hierarchy revealed by religion within specific European symbolic geographies (Bakić-Hayden and Hayden 1992: 4). It appears in all four novels set at one point or another in Kronstadt. In Zillich’s Zwischen Grenzen und Zeiten, the reader is plunged abruptly in the Transylvanian bucolic atmosphere by means of a depiction of the bells tolling in the entire Burzenland, on Sunday morning (Zillich 1937: 7). The depiction reaches its climax when Zillich refers to the Black Church and to “the big bell from Kronstadt”, heard in its entire force: “It does not toll every Sunday. But when it does, it is as if the mountain itself opened its heart there, where the Carpathians formidably climb up in the blue” (Zillich 1937: 8). Adolf Meschendörfer, in his Die Stadt im Osten, also came up with a majestic account of the sound of the Black Church bell: “On a Friday afternoon, around 4, the big bell started to chime. Its noble voice resounded from the near tower; the powerful sound waves were rattling around the windowpanes” (Meschendörfer 1931: 93). Scherg referred to the Black Church and to its bell, “tolling all the way up to the mountains and far away in the country” (Scherg 1966: 198). 26 The Black Church plays a symbolic part in Schlattner’s novel as well: the grandfather of the narrator considers that Europe ends with the Black Church: “The Balkans begin on the other side of the Carpathians, another, strange world” (Schlattner 2009: 498). The consequence is transparent, as it conveys the message of the Transylvanian Saxons as defenders of Europe’s borders, and at the same time marking the Europeanness of the border territory through their architectural feats. However, when Felix Goldschmidt, the main character of Schlattner’s novel is telling this Balkans’ definition to his Romanian girlfriend, she retorts with her grandmother’s demarcation of the Balkans, according to which they start on the other side of the Danube (Schlattner 2009: 498). Europeanness becomes therefore a counterpart to Balkanness, with representatives of each group stating not only their belonging to Europe, but also their being situated on the European frontier, thus marking it. However, the grandfather’s assertions go on: the Balkans stand for an attitude and a way of life, sometimes existing in Transylvania as well, yet implicitly opposed to Saxonness. This leads to another quintessential feature of Transylvanian Saxon identity: they are to be perceived as educators and

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instructors, agents of civilization and of Europeanness in a Balkanness-imbued environment.

The Carpathian Mountains as natural borders

27 Significantly, Burzenland is a region surrounded by mountains, more precisely by the Carpathians. Scherg emphasized it in his novel, whilst Zillich (1937: 110) also granted importance to the mountainous chain almost encircling Kronstadt. For Meschendörfer, these natural resources were cardinal in shaping Transylvanian Saxon identity: the mountains act as natural borders meant to be defended, as they are surrounding the town. However, this encirclement is also a way of trapping the town’s inhabitants. If the mountain is perceived as a “fateful mountain” for the Saxons of Kronstadt, it also has the ability of transforming the town in a “mouse-trap with one exit in the plain” (Meschendörfer 1931: 16). One could even speak of a cultural penchant toward mountains and their relevance for group identity, specific to the Transylvanian Saxon community, especially from the end of the 19th century onwards: the foundation and the ongoing activity of the Siebenbürgischer Karpatenverein stands proof for that (Wedekind 2004), together with the attempts to keep its German character up to recent times (Grama-Neamțu 2010). In Das Klavier im Nebel (The Piano in the Fog), the last novel from Schlattner’s trilogy, the Romanian character, Rodica, states with reference to Transylvanian Saxons: “For you, Saxons, the mountains are sacred.” (Schlattner 2007: 326).

28 Paradoxically, Transylvania’s incorporation into Romania led to the transformation of a natural frontier - the Carpathian Mountains - into an integrative natural element. What used to divide was now bound to unite the Romanians living on both sides of the mountainous chain. Lucian Boia (2001: 59) commented upon the symbolic role of the Carpathians in the narrative of Romanian unity along centuries. In a variety of Romanian historiographic discourses indeed, the separating mountainous chain becomes a uniting one. Yet for Transylvanian Saxons, the Carpathians rather had another function, as they constituted the natural frontier separating West and East, Europe and the Balkans.

Space, territory, cultural and geographical references

29 Looking at the history of the Transylvanian Saxons, one can comprehend the gradual identity change starting from the 18th century onwards as strictly linked with a territorial issue. Together with this identity change, symbolic geographies were also bound to change. Commenting upon Erwin Wittstock’s introduction to Königsboden, a collection of stories, historian Krista Zach (1992) noticed how the term Königsboden was used in order to convey a message regarding Transylvanian Saxon identity traits. Without actually naming the group, Wittstock (1941: 5-7) described a collective subsumed to Königsboden, the territory becoming a symbol for group identity.

30 The importance granted to spatiality is visible in both Zillich’s and Meschendörfer’s works, from the very titles. Zillich wrote a novel set somewhere “between borders and eras”. Meschendörfer wrote a novel about the town in the East. The spatial choices are never random: Zillich would follow his characters from Kronstadt to the Italian Alps,

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where he did indeed fight during the First World War in the ranks of the Habsburg Army. At some points, the characters did cross the Carpathians in order to go to Wallachia. These trips and the characters’ impressions of them have a definite exotic allure, hence the possibility to speak of a specific Orientalizing gaze of Transylvanian Saxons over the Romanians, especially over the ones on the other side of the mountains. Meschendörfer would have his characters travel from Kronstadt to classical , in a trip where they enter in contact with the cultural grandeur and luxury of cultural Europe, but also to Strasbourg or Munich, where young Transylvanian Saxons attend universities. Scherg, on the contrary, did not have his characters go further than Klausenburg (Cluj) and even then, the Hungarian aristocrat was the one having a tight relationship with the town. In the context of Transylvanian Saxon literature Schlattner is the most daring: Das Klavier im Nebel, his last novel, is in a way the depiction of a road trip passing more or less through the entire Romania: his characters visit Romanian lieux de mémoire such as Curtea de Argeș or cities such as Bucharest and Constanța.6 31 The territorial setting of the literary works under scrutiny is not random, and it tells a lot about Transylvanian Saxon symbolic geographies during different periods of time. Zillich and Meschendörfer, völkisch writers from the interwar period, were witnessing the passage to a Transylvania administered by Romanians, yet their cultural and geographical references were rarely ‘Romanian’. In Meschendörfer’s symbolic geography, Kronstadt was definitely closer to Munich or Strasbourg. The constant cultural communication with the German-speaking space ensured that Transylvanian Saxon symbolic geography was confined neither to the Transylvanian region, nor to the wider Romanian state. Zillich did grant some more attention to the world beyond the Carpathians, yet Lutz, the biographical alter-ego of the author, is innocently saying to his Romanian friend: “The ones behind the mountains – what do we care about them!?” (Zillich 1937: 52). The world on the other side of the Carpathians is a sort of terra incognita, sometimes exotic and appealing; yet it is also the place where women become prostitutes, such as Lydi Strnicek (Zillich 1937: 547).7 In the cases of Zillich and Meschendörfer, identity discourses and symbolic geographies are conveying the message of Transylvanian Saxons as civilizing colonizers and defenders of Europeanness, in a rather inferior environment, that in the long run aims at their assimilation. The cultural connections with Germany and the German-speaking space are a way of enhancing a specific type of symbolic geographies, reinforcing the typical positive stereotypes associated with Saxonness. Furthermore, the readership of both Meschendörfer and Zillich was almost exclusively German, from both Romania and Germany. Their works have not been translated in Romanian at the time, and they were present on the German cultural market during the National-Socialist period. Zillich settled down in Germany and continued to be an advocate of a Nazi-oriented understanding of Germanness even after the Second World War, being also directly involved at the highest level in the Homeland Association (Landsmannschaft) of Transylanian Saxons in Germany. 32 The end of the Second World War and the fall of Communism brought forth a re- evaluation of Transylvanian Saxon symbolic geographies. Decoupling them from the centuries-old cultural connections with the German-speaking space8, the Romanian state directly and indirectly pushed towards the formation of a rumäniendeutsche (Romanian-German) identity, attempting to merge together Transylvanian Saxons and the other German-speaking groups in the country, such as Banat Swabians. The

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discursive creation of such an identity is visible within literary circles from the 1960s onwards, as Annemarie Weber (2010) showed in her latest book. The strong connections between the literary world and identification discourses have been constant in Transylvanian Saxon history, the Communist era constituting no exception. Scherg wrote in this context, so the cultural horizon of his Transylvanian Saxon symbolic geographies was bound to be much more limited. He was thus envisaging the integration of another stereotypical aspect of Transylvanian Saxon identity, das Zusammenhalten (holding together), into a new identity model, the harmonious socialist one, the latter enjoying symbolical leverage upon the former. The main character in his book, Peter Merthes, is a coachman, living in harsh conditions and striving to build a better life for him and his family. He is a Socialist without knowing it, thus conveying the idea of Transylvanian Saxons as prone to appropriate the Communist message, eventually post-national. 33 Schlattner, writing after the fall of Communism, seems to have appropriated a sort of rumäniendeutsche specificity: his objective is to describe a world that would otherwise fall into oblivion, due to the large Transylvanian Saxon migration to Germany. His perspective on the Romanian state’s treatment of minorities in general and of the German minority in particular is rather positive. In his Transylvanian Saxon symbolic geography, the positive group stereotypes are still present, yet the attention granted to the other ethnic groups shows a wider openness. Schlattner is a conscious member of a minority, he shows no nostalgia after the privileged medieval past, whilst advocating a particular Romanian ‘multicultural model’: the Eastern character of the country becomes a virtue, and Transylvanian Saxons are (were) part and parcel of this model. Despite what seem to be in his perspective mere accidents of history, such as the Nazification of the Saxon community, the Second World War, and the Jewish persecutions, his Transylvania is something of a Transilvania felix. For him, Transylvanian Saxons are indeed Romanian German, and in his symbolic geography, he is integrating them into the Romanian cultural and social landscape, together with the other minorities (Hungarians, Jews, Armenians, Gypsies etc.). In Der geköpfte Hahn, the Saxon priest and his wife have to host two Germans from the Reich. In this context, they purposefully provide them with a “Turkish breakfast”, i.e. “Turkish coffee, Turkish palukes – also called rachat or racahout –, sherbet, and halvah, everything seeped in from Turkey. We wanted to present our guests from the Reich something from the Balkans...” (Schlattner 2009: 331). 34 Of course, in Schlattner’s novel, one finds a multitude of voices and characters, as he is exquisitely depicting a series of social phenomena typical of the Transylvanian Saxon community after 1918. Yet it is not difficult to see that he is extremely well disposed to Romanian things, at the same time integrating Transylvanian Saxon history into Romanian history. He also does that in non-literary settings, where he speaks for example of “Romania, his homeland, who allowed – or, even more, who facilitated me to remain German”.9This statement is interesting, as it takes into account the mass migration of Germans from Romania, one of whose reasons was the perception of Romanian policies as assimilationist and leading to the loss of identity. For Schlattner, Transylvanian Saxon heritage contributes to Romania’s Europeanness, but at the same time he does not dismiss the ‘Eastern’ character of the Romanian environment. The positive Saxon stereotypes are thus integrated into specific contemporary Europeanizing identity discourses, such as the discourse on multiculturalism, Saxons

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becoming more of a ‘bridge’ between cultures, as opposed to the older ‘Occidental outpost’ type of representation.

East and West

35 For the writers of the interwar period, raised and educated in the Transylvanian Saxon community before 1918, Europe has to be perceived according to the German role and influence in its development. The transition to Romania is seen as a transition towards the East: “Here, the West was reigning: security, law and Heimat. Now, the unknown East is coming. Now, we have become something completely novel, we have become Germans from abroad. Do understand that! We are sitting in a centuries-old German tower and the unknown life is flowing outside” (Zillich 1937: 604). Romania was therefore the East, coming to lay its grip on the Western type of life in Transylvania.

36 Zillich dealt extensively with cultural-geographic issues in his Zwischen Grenzen und Zeiten, and he did that by discursively reproducing the symbolic division between East and West. One of the characters in Zillich’s novel is making an excurse through Hungarian history, connecting Hungary’s Europeanness with the summoning of German settlers, able to bring the “radiant Occidental civilisation” (Zillich 1937: 202). Moreover, the reader finds here a black on white circumscription of Europe as a cultural space: “We have come to this country to defend the borders. Whose borders? Europe’s borders.” (Zillich 1937: 202). Further on in the novel, the same character speaks about the border in the vicinity of Kronstadt, as being “the border to another world” (Zillich 1937: 298). The Romanian state was therefore perceived as another world and when the Romanian armies occupied Kronstadt during the First World War, three quarters of the Saxon population left the town. Not only that the Romanians appointed a new Romanian mayor, not only there were no German and Hungarian texts of the authorities’ decisions, but also not even the Black Church bells tolled anymore (Zillich 1937: 415). All the four novels deal with the Saxon loss of Kronstadt, both on a symbolic and a literal level. It signifies the melting into another world, un-Western, un- European (Meschendörfer, also Zillich), it announces the future Communist (Romanian) takeover (Scherg), it symbolizes the eventual integration of Saxonness in Romania (Schlattner). 37 In the novels of both Meschendörfer and Schlattner, the description of the popular feast called “Junii Brașovului” (Brașov’s Youngsters) is highly relevant, since it shows the tensions existing between the Romanian and the German populations in the town. Spiridon (2002: 93) already remarked and commented upon the intertextual character of Schlattner’s reference to the feast. The narrator in Die Stadt im Osten, an alter ego of the author, is fascinated by the festivity, yet at the same time emblematically frightened. Traditionally, the feast marked a day in the year when the Romanian population, normally not allowed to inhabit within the walled town of Kronstadt, came to the walls of the town, in a ritual celebrating youthfulness and power. At the same time, the festivity marked a symbolical appropriation of power over the town, gaining in time a sort of foretelling relevance. Meschendörfer notes rhetorically: “And if the monstrous of the old legend would happen to happen once! If the Romanian riders succeeded to enter the inner town and to circle three times the old Saxon town hall, then the city would belong to them!” (Meschendörfer 1931: 293). He is bewildered by the Romanian costumes, “a piece of rampant folk phantasy”, as the “coloured Orient is

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gleaming from each of them” (Meschendörfer 1931: 294). The contrast to the often mentioned black attire of the Saxon officials in the Black Church is striking, marking the dichotomy West-East as a dichotomy of sober rationalism and seriousness (Lutheranism) and Oriental colours. 38 If one looks at Meschendörfer’s account of the festivity and compares it to Schlattner’s account, one can comprehend the identity changes I was alluding to when laying down the scope of this paper. Schlattner’s character witnesses the “Junii Brașovului” festivities when the town was already part of Romania. Although at first glance largely inhabited by Germans, as the numerous flags displayed in downtown Kronstadt suggest, the Romanian population, through the aforementioned celebration, would claim their right to the centre of the town and at the same time would quietly and almost unnoticingly lay their grip on it. 39 As Adrian Lăcătuș (2009: 73-79) noticed, the Romanians are almost absent from Meschendörfer’s novel, although it is set at the end of the 19th century and the beginning of the 20th century. Demographically, the percentage of the Romanian population during that time was already worrying for the Saxons, as Meschendörfer is indeed suggesting. Yet none of the characters in the novel is Romanian, as these are only exotic and marginal figures, who at the same time threaten the Transylvanian Saxon high culture and civilization of Kronstadt. The author is writing from the position of a representative of an “island” of culture in the East, an idea also dear to other Transylvanian Saxon authors. The last pages of the 1931 edition, severely censored in the Romanian translation from the 1980s, offer the perspective of a Transylvanian Saxon self-victimization, under the influence of the unfulfilled promises from the Declaration of Alba-Iulia in 1918. The “world powers” are accused of forgetting this Transylvanian Saxon island, striving to cope with the threats coming from the Romanian authorities. The Saxons as seen by Meschendörfer are in peril: after almost 400 pages in which Romanians are barely present, the writer is strongly deploring the fate of the Transylvanian Saxon minority in the newly enlarged Romanian state. All they want is to “remain German” (Meschendörfer 1931: 371) - if not, “may the storm flood take us all”. Conveyors of culture in the East, the Saxons are about to lose their identity because of the East. In Meschendörfer’s geography, the East exists, Kronstadt is a town in the East, and it is the geographical location of Kronstadt that makes it so easily penetrable. 40 Zillich approached the same subject, yet he did it some years later, publishing Zwischen Grenzen und Zeiten after he had already settled down in Germany. Lutz, the main character of the novel, and at the same time an alter ego of the author if one looks at the biographical aspects, concludes towards the end of the work that the fate of Europe and of the German people is drawn in the East (Zillich 1937: 641). The relationship of the Transylvanian Saxons with the East is unilateral in some ways, as the former have given to the latter much more than they have received, in Lutz’s (Zillich’s) vision. 41 Only Scherg, in his Da keiner Herr und keiner Knecht, did not look at questions related to East and West within Transylvanian Saxon identity. The world of his characters is, from a spatial/territorial point of view, much more condensed. In the background, one can understand the attempt to mitigate the high-profiled aims of Communist ideology in Romania at the end of the 1950s and beginning of the 1960s with Transylvanian Saxon self-consciousness. This might also be one of the reasons for

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which Scherg chose an outsider as the main character of his novel, a not-so-typical phenomenon in traditional Transylvanian Saxon literature, which usually deals first with the community and then with the individual (Spiridon 2002: 66). In this specific case, this shows, beyond a literary left-oriented propensity for the life of the Dostoevskian “humiliated and insulted”, a closure in itself of the Transylvanian Saxon world, taking place during Communism. 42 Looking at the works of Zillich, Meschendörfer, and Schlattner some almost 70 years later, one sees that the positive stereotypes associated with Saxonness by the elites of this group have not changed substantially. Nonetheless, modifications can be discerned, namely in the wider discursive framework wherein they are integrated. For Zillich and Meschendörfer, völkisch writers from the interwar period, Transylvanian Saxon symbolic geographies are strongly connected with the Europeanness of Germanness. Saxons act therefore as educators of lesser people who on the long run turn out to be ungrateful, as they do not recognize the Saxon superiority. Saxons are an island of civilization, within what is actually a mobile geography: Transylvanian Saxon self-identification, as professed by the two writers, is not always the same. Through the voices of their characters and through their discourses (in the case of Zillich, doubled by subsequent politically involved discourses and actions as well), the writers promote an ambiguous image: either Transylvanian Saxons stand for the West and by means of an interesting metonymy, the whole of the region they colonized (Transylvania, and by extension the entire Hungarian kingdom) becomes West, i.e. Europe, or, differently, Saxons are indeed colonizers meant to convey high culture and civilization to the uncultured East, i.e. to the Romanians, but who end up in peril of being suffocated by the East and thus losing their identity. The latter type of discourse is, of course, the more conflictual one, yet both of them can be theoretically substantiated through the recourse to the ‘nesting orientalisms’ framework. 43 The Eastern other is in both cases more ‘Oriental’ or, even more directly, more ‘Balkanic’. The symbolic border lying in Burzenland and dividing Transylvania from the Ottoman-influenced Romanian principalities plays a key role for both writers and for their characters as the Romanian world beyond the mountains is, in both cases, a different one, of little interest until 1918. However, this world is slowly catching hold of the Saxons and pressuring them into assimilation or, in other words, transforming high culture into confusion and un-culture. Erasing the symbolic Carpathian border, a political event following the annulment of the physical Königsboden border during the Habsburg reign in Transylvania, brought with it, for Meschendörfer and Zillich, a decoupling from the political and cultural world whose orbits were Vienna or Berlin, hence the “we-discourses” emphasizing the “island” type of feeling, i.e. alienation and an identity in peril. 44 However, Schlattner’s work suggests a different approach. The voices of his characters are embodying a wide range of opinions on Transylvanian Saxon identity and, per force, on Balkanism and Orientalism. Yet the cultural memory character of Schlattner’s work is visible in the sense that it reconstructs a past through the construction of a discourse. In this discourse the positive Saxon stereotypes are still present, yet the way the ethnic and cultural environment is perceived is different. The positive disposal to Romania will be even more visible in Schlattner’s last novel, Das Klavier im Nebel. Of course, some of the characters in the book are echoing the views of Transylvanian Saxon elites such as in Zillich’s and Meschendörfer’s works. However, the narrator

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shows at the same time much more attention to the other ethnicities in Transylvania and does not present them in the schematized manner of a Zillich or Scherg. He moves in a multiethnic world, he acknowledges its multicultural character, he praises it, but the hierarchical view of the various ethnies in Transylvania is not present anymore. Schlattner appropriated the idea of a Romanian-German identity and, letting aside the contextual reformulations of past identifications, he seems to convey the message of a ‘European’ Romania, a grosso modo tolerant country, which lets its German minority live and develop its identity. The ‘Oriental’/’Balkan’ Romania exists in the minds of the older characters, but the young Felix does not end up appropriating these dichotomies. Clement, the main character in Das Klavier im Nebel, Schlattner’s latest work,will directly reject them.

Conclusions

45 In this article, I have attempted to show the subtle changes involving Transylvanian Saxon identity and symbolic geographies by looking at specific literary products, written between 1918 and 2008. Considering concepts such as ‘nesting orientalisms’ or ‘Euro-Orientalism’, I showed that positive Transylvanian Saxon self-stereotypes, and their appending view of the world beyond the Carpathians, witnessed a subtle formal change from 1918 onwards, very much depending on the time of their employing. Meschendörfer and Zillich, völkisch writers from the interwar period, used them in order to convey the vision of a civilizing German people, endangered in an alien, Eastern environment, whereas more recently Schlattner has used them in order to disseminate an image of multiculturalism, a sort of Balkanic/Eastern surplus value of Germanness. In-between these two poles, Scherg, writing under the Communist regime, tried to show a Transylvanian world more territorially closed in itself, without granting attention to issues related to East and West.

46 Just like identities, symbolic geographies are mobile and fluctuating and the Transylvanian Saxon case bears proof for that. At the same time, we can definitely speak of a strong core of identities and symbolic geographies, as the persistence in time of specific positive stereotypes associated with Saxonness and/or of Saxon representations of otherness shows. However, without changing too much, such images have been used differently, hence the possibility that symbolic geographies, just like identities and representations of otherness, be used and re-used, according to contextual needs and contextual discourses. Last, but not least, the presence (or the absence) of symbolic geographies (in this case, of representations of Balkans and of the neighbouring other) is strongly connected with the issue of politics, understood in its broadest meaning, as, once again, the Transylvanian Saxon case shows. “East” and “West” become mobile concepts, endowed with different traits depending on a series of contextual causes. Looking at identity politics and identification discourses from a perspective focusing on symbolic geographies enables situating the former in a broader context. Symbolic geographies do not turn into a concept supplanting the analytical necessity of other alike concepts such as “identity politics” or “identification discourses”, yet joins them, emphasizing a specific dimension within the study of the latter.

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Acknowledgments

47 The author would like to thank Georg Aescht, Sacha Davis, and the two anonymous reviewers for their suggestions. A version of this paper was presented at “Remaking Borders”, the first EastBordNet conference, taking place in Catania (20-22 January 2011).

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NOTES

1. In the case of Burzenland (Țara Bârsei), border region between the Hungarian kingdom and the principality of Wallachia, the latter under Ottoman dominance until 1877, the first colonizing initiative of the Hungarian Crown attracted the Teutonic Knights some decades before the arrival

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of the Transylvanian Saxons. The Teutonic Knights eventually left the region following conflicts with Hungarian central authorities (Zimmermann 2000). 2. See “Rezoluțiunea Adunării Naționale de la Alba Iulia din 18 Noiembrie/1 Decembrie 1918”, available at http://www.cimec.ro/Istorie/Unire/alba.htm (last accessed, 20 December 2010) and “Treaty between the Principal Allied and Associated Powers and Roumania, signed at Paris, December 9, 1919 [1921]”, available at http://www.worldlii.org/int/other/LNTSer/1921/63.html (last accessed, 20 December 2010). 3. I use the two categories as being rather synonymous. The Balkans and the Ottoman Empire are present in Saxon historiography; so are the Mongols, due to the Mongol Invasion of Transylvania, which strongly affected Transylvanian Saxon development. Whatever lies on the other side of the Carpathians is usually associated with threat and peril, or with lack of order and discipline, without meaningful distinctions between Balkan and Orient. 4. All the translations from German or Romanian into English were made by the author of this article. 5. Stricto sensu, the frontier separated Transylvania from Wallachia, a principality under the suzerainty of the Ottoman Empire. 6. In Northern Dobrudja, the only region of Romania, that was stricto sensu part of the Ottoman Empire. Turkish and Tartar minorities still live there. 7. Hamlin (2010) also remarks that during the First World War, women in Romania were represented by Germans (from the Reich) as sexually promiscuous. 8. Of course, there was the GDR, yet interestingly enough the German communist state was never properly perceived as a potential cultural homeland for Transylvanian Saxons, unlike the Federal Republic of Germany and even Austria on a more limited scale. See Koranyi 2008. 9. http://www.primariarosia-sb.ro/rosia-eginald-norbert-schlattner--205.html (last accessed, 22 January 2012).

ABSTRACTS

In Transylvanian Saxon self-identification, representations of the Balkans as the uncivilized region lying on the other side of the Carpathians have constantly circulated, among other things via literary products. The perception of Saxonness as embodiment of a higher culture and symbol of civilization has been accompanied by a perception of the Romanian/Wallachian other as Balkanic, hence backward and uncivilized. Placing these considerations within a broader theoretical setting, one could speak of orientalizing representations, or of a specific case of a ‘nesting orientalism’. However, after 1918 Transylvania and the lands beyond the Carpathians had become part of the same state. In this context, this paper intends to investigate how were the Balkans perceived within relevant post-1918 Transylvanian Saxon literary products, from Meschendörfer to Schlattner, and what have been the key features of the Transylvanian Saxon relationship with this world to which they did not want to belong, yet with which they were bound to interact.

Dans la compréhension de soi saxonne de Transylvanie, des représentations des Balkans comme région non civilisée s’étendant de l’autre côté des Carpates ont circulé depuis longtemps, notamment au travers de productions littéraires. La perception de l’identité saxonne comme l’incarnation d’une culture supérieure et un symbole de civilisation est allée de pair avec une

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perception de l’Autre roumain ou valache comme ‘balkanique’, c’est-à-dire arriéré et non civilisé. En replaçant ces considérations dans un cadre théorique plus large, on pourrait parler de représentations orientalisantes, ou d’un cas spécifique d’‘orientalisme enchâssé’. Après 1918 toutefois, la Transylvanie et les territoires situés au-delà des Carpates furent réunis en un même Etat. Dans ce contexte, cet article s’interroge sur la façon dont les Balkans furent perçus dans la littérature saxonne transylvaine pertinente d’après 1918, de Meschendörfer à Schlattner, et sur les dimensions essentielles de la relation saxonne transylvaine à ce monde auquel les Saxons ne voulaient pas appartenir, mais avec lequel ils étaient désormais liés.

INDEX

Mots-clés: discours identitaires, geographies symboliques, Saxons transylvains, Roumanie, Balkans Keywords: identification discourses, symbolic geographies, Transylvanian Saxons, Romania, Balkans

AUTHOR

CRISTIAN CERCEL is Durham Doctoral Fellow at the University of Durham, within the School of Government and International Affairs. [The Al-Qasimi Building, Elvet Hill Road, Durham DH1 3TU, United Kingdom – [email protected]].

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L’ Homo Balkanicus en contexte migratoire Un modèle d’identification à défendre ou à rejeter ?

Katerina Seraidari

1 La Belgique a conclu une convention d’immigration avec la Grèce en 1957 et avec la Turquie en 1964. C’est en 1955 que les premiers ouvriers grecs, destinés à travailler dans les mines, commencent à arriver sur le territoire belge : 10.195 Grecs reçoivent un permis de travail entre 1955 et 1961 (Martens 1976 : 101). En tant que « premiers arrivés » dans les régions minières par rapport aux Turcs, les Grecs, qui maîtrisent déjà mieux la langue du pays et qui ont eu le temps de s’initier au métier de mineur et aux codes culturels autochtones, ont tissé dès le début avec les Turcs des liens de solidarité qui avaient pourtant un fort aspect hiérarchique. Ce sont les mineurs grecs, qui connaissent un certain nombre de mots turcs (soit parce qu’ils viennent de régions grecques où ils cohabitaient avec les Turcs, comme en Thrace occidentale, soit parce que leurs parents étaient originaires d’Asie Mineure) qui ont initialement servi de traducteurs pour les Turcs. Ainsi, soutenus par les normes de l’ethnostratification qui classent les différents groupes d’immigrés selon leur ordre d’arrivée et étant acceptés comme « culturellement plus proches » que les Turcs par la société belge1, les Grecs ont été placés, dès le début, dans une situation plus confortable.

2 Selon Anastasia Antiochos (2002-2003 : 50-53), plus d’un tiers de ces immigrés grecs étaient originaires de Macédoine, tandis que dans les années 1962-1964, la Thrace occidentale2 devient la première région fournissant cette main-d’œuvre. Il faut savoir que des réfugiés grecs, qui ont quitté la Turquie en 1922, se sont massivement installés dans ces régions frontalières grecques, dans le cadre d’une politique sécuritaire de l’État grec – ce qui explique pourquoi leurs descendants qui ont immigré en Belgique portaient souvent la mémoire d’un passé commun et, dans une grande mesure, d’une coexistence paisible dans le cadre de la pax ottomana3. L’émigration en Belgique a suscité des discussions en Grèce, parce qu’un grand nombre de migrants grecs venaient précisément des régions frontalières (avec la Turquie ou les pays appartenant à l’époque au bloc de l’Est) et leur départ pouvait fragiliser l’économie locale et poser des problèmes d’ordre sécuritaire.

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3 Les immigrés grecs qui viennent en Belgique prennent la décision de migrer soit en raison de leur pauvreté, soit pour faire face à des contraintes sociales (nécessité de constituer la dot de ses sœurs ou de ses filles, règles d’héritage morcelant la terre familiale). Dans les années 1950, ces régions frontalières souffrent d’un sous- développement économique dû aux ravages de la guerre et à la fermeture des frontières avec les pays voisins étant passés dans le camp communiste. De plus, à partir de la guerre civile grecque (1946-1949) et jusqu’à la fin de la dictature (qui a duré de 1967 à 1974), ceux qui sont considérés comme « communistes » sont persécutés et subissent des discriminations qui leur rendent la vie impossible ; cette étiquette de « communiste » n’a jamais un caractère individuel, mais affecte la vie de tous les parents proches. Un certain nombre d’entre eux décide donc de quitter la Grèce pour des raisons politiques. 4 Les immigrés qui sont venus à Bruxelles ont voulu valoriser la partie la plus prestigieuse de leur passé national : la Grèce ancienne pour les Grecs, l’Empire ottoman pour les Turcs. L’évocation de l’héritage antique dont les Grecs se présentent comme les gardiens, a certainement facilité leur intégration dans le pays d’accueil. Le fait que l’Antiquité grecque soit considérée comme la base de la civilisation occidentale inscrit les Grecs dans la « grande famille » européenne4. En revanche, pour les immigrés turcs, la valorisation de l’Empire ottoman renvoie à l’espace balkanique. En effet, la référence balkanique prouve la présence multiséculaire des Turcs en Europe : leur rapport avec l’Europe passe par ce modèle d’identification. Même si après le Congrès de Berlin de 1878 le démantèlement de la « Turquie d’Europe » est dans une large mesure achevé, au début du XXe siècle, Gaston Gravier (1913) continue de parler de l’Albanie comme d’une partie de cette Turquie d’Europe. Cette tendance érudite ne peut pas être dissociée de la pratique vernaculaire balkanique d’utiliser le terme « Turc », encore aujourd’hui, pour désigner les musulmans des Balkans. Jean-François Gossiaux (2002 : 28) parle d’une « fusion ethnonymique des identités musulmane et turque ». 5 En m’appuyant sur des données que j’ai recueillies lors d’enquêtes de terrain auprès de Grecs et de Turcs de première et de seconde génération qui vivent actuellement à Bruxelles5, j’analyserai pourquoi les Turcs semblent répondre positivement à l’alternative « être ou ne pas être balkanique », tandis que les Grecs donneraient plutôt une réponse négative. L’objectif est de comprendre pourquoi l’identification comme Homo Balkanicus serait plus légitime pour les uns que pour les autres. Car si pour les Grecs l’identité balkanique est une option possible parmi d’autres (comme l’identité européenne ou la référence à une spécificité méditerranéenne), dans le cas des Turcs, la référence balkanique semble constituer un modèle d’auto-présentation particulièrement valorisant. Même si l’immigration turque provient dans sa grande majorité d’une seule région, la sous-préfecture d’Emirdag dans la province centre- anatolienne d’Afyon, et que le bas du quartier bruxellois de Schaerbeek est souvent appelé « la petite Anatolie », l’héritage balkanique est bel et bien revendiqué. Comme un informateur turc l’a dit à Christina Moutsou (1998 : 195-196, note 179), « Tout dépend de ce que le Turc veut. S’il veut être considéré comme un musulman, alors il se pense proche des Arabes. Mais s’il veut être vu comme un européen, alors il reconnaît des similitudes culturelles avec les Grecs ». Si l’accès à l’identité européenne est lié, pour les Turcs vivant en Belgique, à la mémoire de l’Empire ottoman qui a dominé une partie de l’Europe, pour les Grecs, cette même référence est celle qui pose problème :

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les similitudes culturelles avec les Turcs ne renforcent pas le caractère européen des Grecs, bien au contraire, elles en montrent les limites. 6 En fait, l’adhésion ou non au modèle de l’Homo Balkanicus ne se pose pas en termes d’appartenance (à un territoire déterminé par la géographie et l’histoire) pour les Grecs et les Turcs, mais en termes de rapports de force. Le but est donc de comprendre comment les membres de ces deux groupes nationaux dans le contexte migratoire belge définissent leur position dans les Balkans afin de revendiquer un statut de supériorité. Comme nous le verrons, les manipulations stratégiques des repères identitaires qu’effectuent ces acteurs sociaux révèlent leur manière de se positionner dans une construction spatiale définissant le centre et la périphérie de l’Europe.

Des produits et des hommes : processus de nomination et de domination

7 Quand j’ai interrogé deux informateurs turcs de la seconde génération (originaires d’Emirdag et membres d’une Association turque) sur la longue coexistence des Grecs et des Turcs dans le quartier bruxellois de Saint-Josse, ils ont fait référence aux premiers commerces vendant des produits qu’ils considéraient comme « balkaniques » (feta, olives, poivrons, concentré de tomates) dans les années 1970 : les commerçants étaient tous grecs, et les immigrés turcs qui sont venus s’installer dans ce quartier sont immédiatement devenus leurs clients. Leur récit illustre la proximité culturelle des Grecs et des Turcs – définie par des modèles communs de consommation et le partage de codes culturels similaires. Pourtant, aucun Grec n’aurait défini les olives et, surtout, la feta, comme un « produit balkanique ». Il est intéressant de juxtaposer ce témoignage avec celui d’une informatrice grecque (installée à Bruxelles depuis 1982) : elle achète ses fruits dans une épicerie turque qui se trouve dans le quartier de Woluwe-Saint- Lambert, ce qui constitue son seul rapport avec un membre de cette communauté. Ce commerce vend « des fromages grecs, des olives, de l’aneth et de la laitue, des betteraves qui ont encore leurs feuilles », et beaucoup de Grecs vont y faire leurs courses, on y fait même la queue. Comment interpréter le fait que les épiceries grecques du quartier populaire de Saint-Josse vendaient dans les années 1970 de la feta (« produit des Balkans ») et qu’une épicerie turque du quartier aisé de Woluwe vend actuellement des « fromages grecs » ? Si dans le premier cas, nous sommes dans un contexte ouvrier, dans le second, ce commerce vise à satisfaire les besoins alimentaires d’une clientèle grecque fortunée – qu’elle soit descendante de mineurs qui ont connu une ascension sociale et par conséquent, se sont déplacés vers la périphérie de la ville, ou des « Eurocrates » installés au « cœur de l’Europe » depuis l’entrée de la Grèce dans l’Union européenne en 1981. Il existe très peu d’épiciers grecs actuellement à Bruxelles, ce qui montre que ces immigrés et leurs descendants ont pu s’orienter vers des métiers plus lucratifs et moins contraignants ; en revanche, l’épicier turc constitue presque un stéréotype (correspondant à celui de l’« épicier arabe » en France) révélant le dynamisme commercial de cette communauté, qui a connu dans sa majorité une ascension sociale moins importante que celle des Grecs. Mais comment expliquer cette distinction dans la manière de nommer le fromage (« balkanique » ou « grec ») ?

8 Pour traiter cette question, il faut sortir du contexte migratoire et examiner brièvement la politique que l’État grec a adoptée dès les années 1980 en ce qui concerne la protection de la feta comme produit national grec. Le 12 juin 1996, la Communauté

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européenne a accordé l’AOP (Appellation d’origine protégée) à la feta. Néanmoins, l’Allemagne, le Danemark et la France ont déposé un recours devant la Cour de justice européenne contre cette décision, « soutenant que le mot ‘feta’ était une ‘dénomination générique’ et désignait une technique de production très courante d’un fromage fabriqué dans tous les pays balkaniques sous des appellations différentes » (Petridou 2005 : 257). Début 2003, la protection de la feta a été réaffirmée par les institutions européennes, argumentant en faveur « de la grécité de la feta » qui serait produite « de manière attestée en Grèce depuis l’Antiquité » (ibid). Petridou cite certaines publications grecques ayant pour but de prouver que « la préparation d’un fromage ‘frais’ à partir de lait de chèvre et de brebis existe, entre autres, dans l’Odyssée d’Homère, dans les Cavaliers d’Aristophane et chez Aristote » (ibid : 259). Enfin, Petridou analyse comment cette « bataille du nom » rejoint un autre problème national qui a surgi dans les années 1990 : avec l’éclatement de la Yougoslavie émerge un nouvel État qui souhaite se nommer « République de Macédoine » – ce qui provoque une vive réaction de la part de la Grèce qui impose au niveau international le nom FYROM (Former Yugoslav Republic of Macedonia)6. Cette affaire est aussi liée à la question de la grécité d’Alexandre le Grand7et des Macédoniens anciens. Dans les deux cas, l’expression « bataille du nom » esquisse « un système de pensée qui traverse ces deux événements et se concentre sur l’idée de la menace et de la revendication nationales » (ibid : 261). Dans cet article, Petridou se réfère à une autre affaire qui a préoccupé l’opinion grecque dans les années 1990, le retour des marbres du Parthénon. La mise en parallèle de ces trois controverses est intéressante, même s’il s’agit chaque fois de registres différents : dans le cas de la feta, nous sommes dans le registre d’une concurrence marchande régulée par les instances européennes ; dans le cas de la Macédoine, dans le registre politique et diplomatique8 ; et dans le cas des marbres du Parthénon, dans le registre patrimonial. De plus, les rapports de force qui sont distincts selon chaque registre ne sont pas analysés dans cet article, la Grèce se positionnant toujours comme victime d’usurpation et de dépossession, mais tenant un rôle dominant dans la controverse sur la Macédoine (ce qui n’a pas été le cas dans les deux autres affaires). 9 La question de la Macédoine constitue, pour certains Grecs, une controverse simplement onomastique et donc surévaluée, tandis que pour d’autres, il s’agit d’un enjeu politique (voire géopolitique) majeur9. Tant pour la Macédoine que pour la feta, ce qui se dessine est la défense de la spécificité grecque contre l’acceptation d’un passé balkanique commun. Le recours à la Grèce antique sert à assurer des droits de propriété sur le territoire, ses populations, ses produits, sa continuité historique, son patrimoine culturel, ses noms. Autrement dit, « ce qui est à nous ne peut pas être balkanique », car dans ce cas, la question d’une appropriation possible serait posée, et cela serait contre les intérêts nationaux grecs. En mettant l’accent sur le temps et sa profondeur, la référence antique finit par extraire la Grèce de l’espace balkanique, considéré comme une construction postérieure ; cette référence définit non seulement l’exceptionnalité grecque, mais efface aussi toute revendication possible de la part des voisins, en créant un « monopole historique ». Ainsi, l’acceptation d’une identité balkanique pour les Grecs est assimilée à un geste de concession et d’abandon de ce qui est « à nous » au bon vouloir d’éventuels rivaux. Comme nous l’avons vu, dans le cadre d’une concurrence commerciale, l’Allemagne, le Danemark et la France ont eu recours à l’argument de la « provenance balkanique » de la feta afin de se poser en adversaires de la « juste cause grecque ». Ces pays constituaient alors des acteurs probablement plus

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redoutables que les potentiels rivaux balkaniques, à cause de leur puissance économique et de leur poids géopolitique. La mise en doute de la grécité passe, ici aussi, par la référence balkanique : « ce qui est balkanique ne peut pas être à vous ». Comme nous l’avons vu plus haut, cette équivalence ne se pose pas dans ces termes dans la rhétorique nationale turque, où « ce qui est balkanique est aussi turc ». Pour le dire autrement, à la référence antique au caractère exclusif se juxtapose la référence inclusive à l’Empire ottoman. 10 Retournons maintenant au contexte migratoire belge. Étant donné qu’un grand nombre d’immigrés grecs à Bruxelles viennent de la Macédoine grecque, il n’est pas étonnant que des manifestations y aient été organisées afin de défendre la grécité de la Macédoine (dont l’intégrité territoriale, selon leur lecture des faits, était menacée). Plusieurs informateurs grecs m’ont parlé de leur mobilisation contre les prétentions des « faux Macédoniens » de FYROM. C’est en interviewant une Grecque, originaire de Thrace, qui s’est installée à Bruxelles en 1987 afin d’aider son frère qui dirigeait un snack au centre de Bruxelles, que j’ai réalisé que les avis n’étaient pourtant pas unanimes. Elle m’a parlé de son beau-père, qui n’était pas d’accord avec les idées de ceux qui fréquentaient l’Association des Macédoniens à Bruxelles, parce qu’« ils ont mis la politique dedans » (evalan mesa tin politiki). Puis, elle a mentionné un militaire grec impliqué dans le conflit macédonien au début du XXe siècle, Pavlos Melas10 (1870-1904), dont l’action militaire a visé à assurer le rattachement de la région à la Grèce : « Les ‘autochtones’ (dopioi) parlent de manière négative de Pavlos Melas. Il a nui aux villages et à ceux qui n’étaient pas d’accord avec ses idées. Dans le village de mon beau-père, près des frontières, il a laissé de mauvais souvenirs ». Elle m’a expliqué que lors de la période de mobilisation sur la « question de la Macédoine » dans les années 1990, son beau-père ne savait pas de quel côté se mettre : Il disait qu’il se sentait plus proche de Skopje que d’Athènes. Si l’État de Skopje avait été plus organisé, il aurait préféré être de ce côté-là. Pas seulement lui, mais tous ceux qui habitent dans cette région frontalière. Ils se sentent lésés (adikimenoi), parce que les Athéniens présentent l’histoire d’Alexandre le Grand comme ils veulent. Mon beau-père était macédonien, il se sentait grec, mais il était en désaccord avec tout ce que les Athéniens voulaient enseigner sur la Grèce du Nord, des choses comme cela. Il pensait que la Grèce du Nord était délaissée. 11 Ce récit met en place une opposition entre « Athéniens » (privilégiés et représentants du pouvoir décisionnel) et habitants de la Grèce du Nord (délaissés, muets et donc obligés de reproduire le discours athénien). J’avais déjà recueilli en Grèce dans les années 1990 des témoignages allant dans ce sens : un jeune homme de Thessalonique m’avait même dit que c’était les commerçants athéniens qui avaient « fabriqué cette histoire de Macédoine » pour empêcher le développement économique de Thessalonique, pour laquelle de nouvelles perspectives s’ouvraient après l’effondrement du rideau de fer. Premier constat : les récits recueillis en Grèce et dans le contexte migratoire belge sont, dans ce cas, similaires. Ces témoignages suggèrent qu’à la question « être ou ne pas être balkanique », les « Athéniens » (le héros national Pavlos Melas étant classé dans cette catégorie par certaines personnes) et les habitants de la Grèce du Nord ne peuvent pas donner la même réponse, à cause de leurs expériences et de leur positionnement différent dans l’espace géographique et social. Sans être représentative de la grande majorité de la population grecque, cette position est défendue non seulement par la minorité slavophone grecque (dont le beau-père de mon informatrice faisait partie), mais aussi par ceux qui condamnent les mesures

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discriminatoires prises par l’État grec contre cette minorité depuis le rattachement de la région et qui défendent la vision d’une société grecque pluraliste.

12 L’analyse géopolitique de Georges Prévélakis (2002 : 138), qui soutient que « jusqu’en 1989, le rideau de fer protégeait la Grèce de son passé », nous permettra de passer des récits ethnographiques au discours académique. Après avoir souligné le fait que « la fin de la guerre froide a mis la Grèce en contact avec son histoire balkanique », Prévélakis constate que « la Grèce se comporta envers la Macédoine comme la Grande-Bretagne et la France s’étaient comportées envers la Grèce pendant le XIXe et le début du XXe siècle. Le blocus de la Macédoine par Athènes entre 1994 et 1995 s’inspirait des méthodes de l’impérialisme occidental » (ibid : 138-139). 13 L’article de Prévélakis laisse le lecteur perplexe, dans la mesure où il considère que les Grecs, au lieu de devenir les leaders européens des Balkans et les représentants des intérêts balkaniques en Europe, se sont laissés entraîner dans la « balkanisation ». Cette analyse pose la Grèce, à la fois, à l’intérieur et en dehors des Balkans : elle aurait pu jouer un rôle hégémonique dans le but de gérer cet environnement balkanique et de promouvoir son intégration à l’Europe (afin de mieux servir ses propres intérêts nationaux). Mais, en fin de compte, elle a été rattrapée par sa « nature balkanique », puisque ses défauts « structurels » ont émergé, montrant qu’elle n’était pas capable d’assumer cette ambition « civilisatrice » : nationalisme, corruption, clientélisme, « désagrégation morale, politique et économique », « effondrement de la gouvernance » (ibid : 143). La contradiction se trouve dans la distinction entre un « bon » et un « mauvais » rôle hégémonique : la Grèce aurait pu prendre exemple sur ses partenaires européens (qui n’utilisent plus les « méthodes de l’impérialisme occidental »), mais son attitude envers la Macédoine a été anachronique et arrogante, puisqu’elle s’est avérée être une mauvaise imitatrice de pratiques occidentales désuètes. 14 Ce qui nous intéresse ici sont les rapports de domination que la référence à l’Homo Balkanicus fait surgir : d’abord à une échelle européenne, entre un « bon » et un « mauvais » rôle hégémonique (le premier définissant les Européens et leur leadership politico-économique, le second, ceux qui ne peuvent pas échapper à leur héritage historique, voir au déterminisme de leur « nature balkanique ») ; puis, à une échelle nationale, entre « Athéniens » (dominants) et habitants de la Grèce du Nord (dominés), ou entre les « vrais » et les « faux » Macédoniens. L’analyse géopolitique de Prévélakis se focalise sur la dimension européenne de la question, tandis que pour les informateurs grecs (de Grèce et de Belgique), l’accent est surtout mis sur les enjeux nationaux. Si l’appropriation du passé de la Grèce antique par l’Occident a pu prendre la forme d’une rhétorique auto-valorisante (« nous, les Grecs, sommes à l’origine de la civilisation occidentale »), les revendications de ce passé par un autre pays balkanique11 sont perçues comme menaçantes et comme un danger potentiel pour l’intégrité territoriale de la Grèce. Si l’héritage antique exclut l’existence d’une réalité balkanique tout en s’inscrivant dans une logique européenne, la référence à l’Empire ottoman fonctionne de manière inverse : elle crée, par elle-même, l’espace balkanique sans pouvoir pourtant s’inscrire dans une « centralité européenne ». 15 Selon l’importance géopolitique de l’acteur et ses intentions prétendues, on fait donc la part des choses entre une « bonne » et une « mauvaise » manière de clamer la participation au prestigieux héritage de l’Antiquité. Si dans le premier cas, il s’agit d’un « jeu gagnant » qui reconnaît la contribution de la Grèce à l’histoire de l’Humanité, dans le second, c’est un « jeu perdant » qui pourrait coûter à la Grèce la perte d’une

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partie de son territoire. Derrière cette grille de lecture, il y a l’idée que les « grands » pays tracent le cours de l’histoire de l’Humanité, tandis que les « petits » pays (comme ceux qui se trouvent dans les Balkans) ne s’intéressent qu’à leurs « petits » intérêts et succombent aux affrontements interethniques ; les premiers sont ainsi positionnés en permanence du côté de l’universalisme, et les seconds du côté du nationalisme12. De ce point de vue, la Grèce veut être reconnue comme un « grand » pays – par son histoire et sa place dans la « grande famille » européenne. Mais chaque fois qu’elle s’implique dans des controverses politiques comme celle de Macédoine, elle perd ce droit de « grandeur », révélant son incapacité à sortir de la logique supposée dominer dans les pays balkaniques. 16 Pour revenir au contexte migratoire qui est au centre de cette analyse, le témoignage sur le migrant de nationalité grecque, qui ne savait pas comment se positionner entre l’État grec et « l’État de Skopje » (comme celui-ci est nommé en Grèce) auquel il était lié par une allégeance affective13, montre que les « Grecs » et les « Turcs » dont il est question dans cet article sont des termes génériques qui tendent à occulter toute fracture dans la supposée homogénéité de la population de ces nations. Lors de mes interviews, certains informateurs turcs ont utilisé des termes comme ceux de Turco- Albanais et de Turco-Macédoniens14. Ils m’ont affirmé que les Turco-Albanais qui vivent à Bruxelles sont plus progressistes que les autres membres de la communauté turque : souvent affiliés à la gauche, ils se soucient de l’éducation de leurs enfants. Les Turco- Macédoniens auraient également mieux réussi leur vie en Belgique. Bien sûr, les termes Turco-Albanais et Turco-Macédoniens peuvent être interprétés comme des efforts afin de « capter » l’allégeance de certaines populations musulmanes des Balkans, qui seraient restées fidèles à une supposée mère patrie turque. De ce point de vue, tant l’existence (dans le cas de la Turquie) que l’absence (dans le cas de la Grèce) de ce type de désignations peuvent être également perçues comme des tentatives de prise de contrôle identitaire15.

L’enjeu des catégorisations

17 Un informateur grec de la seconde génération, qui est propriétaire d’un restaurant grec à Uccle, m’a parlé avec admiration du restaurant L’Athénien, dans la Chaussée de Louvain, qui a ouvert au début des années 1980. Selon lui, cet établissement marque l’apogée de l’engouement pour ce type de « folklore grec » combinant l’image du « bon vivant » (selon le stéréotype hollywoodien de Zorba le Grec) et celle de l’héritier de la Grèce antique : les Belges faisaient la queue pendant deux heures pour manger à L’Athénien et voir le décor, « avec les statues, c’était comme un temple grec ». Ce succès a duré dix ans, jusqu’à la mort précoce du propriétaire, à l’âge de trente-cinq ans. L’artiste qui a créé ce décor antique était « un Grec de Macédoine, d’origine slave » : « Il ne faisait pas de tableaux ni de dessins. Il faisait des colonnes, des décors en bois, des reliefs ». Un peintre grec qui est arrivé à Bruxelles en 1985 et a décoré plus de 500 snacks, cafés et restaurants, dont la grande majorité à Bruxelles (mais aussi en Grèce, en Hollande et ailleurs en Europe), m’a aussi parlé de son prédécesseur : Dans les années 1970, le seul qui s’occupait de la décoration des restaurants grecs était un Yougoslave, qui peignait surtout des batailles évoquant la Grèce antique, avec des javelots et des glaives. Mais celui qui va au restaurant pour manger, ne veut pas voir du sang qui coule. Il faut des thèmes plus romantiques, plus appropriés.

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18 Il est vraisemblable qu’il s’agisse du même artiste, désigné par un informateur comme « Grec de Macédoine, d’origine slave » et par un autre comme « Yougoslave ». Il a donc mis ses talents de peintre et de décorateur au service des restaurateurs grecs afin de mettre en scène, pour le public belge, une imagerie de la Grèce antique que les migrants grecs ont su commercialiser. Comme pour les « fromages grecs » et la « feta balkanique », ce qui n’est pas disputé peut être investi de modèles d’identification multiples. Mais dans un contexte de controverse, cette souplesse sémantique et cognitive fait place à une rigidité des revendications, où chaque partie met en avant ses preuves de paternité exclusive.

19 L’existence de groupes minoritaires dans la Grèce du Nord, comme les slavophones ou les Pomaques et les Turcs du Rhodope, a fait que le rideau de fer n’a jamais réellement coupé ces régions grecques de l’environnement balkanique. Une partie de la population avait gardé des contacts familiaux et des attaches avec ceux qui habitaient de l’autre côté de la frontière. Quand une femme de la seconde génération m’a raconté l’arrivée de son père (né en Thrace occidentale) en Belgique, elle a commencé par l’histoire de son grand-père paternel, qui était communiste et avait participé à la guerre civile grecque. Après la défaite de son camp, il était parti en Bulgarie, laissant derrière lui sa femme et son fils (le père de mon interlocutrice). Il s’y était remarié, avait adopté un enfant, mais n’avait pas voulu ajouter à son nom une terminaison slave, comme d’autres Grecs l’avaient fait ; cela ne l’avait pas empêché de monter dans la hiérarchie du Parti communiste bulgare et d’occuper un poste important. Du côté grec, la femme de cet exilé s’était aussi remariée et avait eu des enfants ; une fois devenu adulte, le père de mon interlocutrice, qui n’avait pas de bonnes relations avec son beau-père et qui « était inscrit sur la liste rouge, à cause de son père communiste », a voulu quitter le pays. Il est venu travailler dans les mines de Charleroi en 1964. Ayant peur d’être arrêté s’il retournait en Grèce, il n’a fait ce voyage que dix ans plus tard, après la chute de la junte. Entre-temps, le grand-père de Bulgarie était venu à Bruxelles pour voir son fils et ses petits-enfants élevés en Belgique. Ce récit révèle comment la Belgique est devenue pour certains Grecs une terre de refuge contre les persécutions politiques, et un lieu où des familles éclatées ont pu se retrouver après des années de séparation. 20 Si jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale, des conflits opposent les peuples balkaniques entre eux et leur imposent de choisir une affiliation nationale précise, à l’ère du monde bipolaire de la guerre froide et de la division des Balkans en deux camps opposés, le fait de revendiquer une identité balkanique n’est pas non plus courant. Jusqu’à l’effondrement du rideau de fer, la question « être ou ne pas être balkanique » se pose pour les Grecs et les Turcs dans les termes d’« être ou ne pas être communiste ». Pendant cette période, les Balkans sont une entité géographique discontinue, la Grèce et la Turquie appartenant au bloc de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, et les autres pays de la région au bloc du Pacte de Varsovie. Fendiye Kisacik (2000-2001 : 44) a trouvé dans la correspondance de la Fédéchar (Fédération des Charbonnages Belges engagée dans le recrutement de la main-d’œuvre pour les mines) des éléments concernant l’organisation du transport des migrants turcs : le chemin de fer impliquait la traversée de la Bulgarie et de la Yougoslavie, ce qui déplaisait aux organisateurs. Dans un document de la Fédéchar (22-27 avril 1963), on lit que « la Turquie a connu auparavant une malheureuse expérience avec les travailleurs pour l’Allemagne ». Kisacik rappelle que « ces deux pays communistes sont sous la tutelle de l’ex-Union Soviétique contrairement à la Turquie, qui se présente comme un pays capitaliste, en

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relation étroite avec les États-Unis. Le ‘climat’ de la guerre froide se fait sentir » (ibid : note 146). Bien sûr, la Yougoslavie n’est pas « sous la tutelle de l’Union Soviétique » dans les années 1960, et les formes de dépendance de la Bulgarie et de la Yougoslavie à l’égard de Moscou à cette époque ne sont pas du tout comparables. Mais cet extrait révèle la tendance générale à partager les pays balkaniques en deux blocs sans prendre en compte leurs spécificités et leur évolution politique16. En ce qui concerne la première vague migratoire grecque, la situation est comparable : L’ensemble du voyage s’effectuait par chemin de fer, via la Yougoslavie, l’Autriche et l’Allemagne. En vertu d’un accord passé entre la Fédéchar et les chemins de fer grecs, des trains spéciaux étaient affrétés par la Compagnie hellénique des Chemins de Fer jusqu’à Belgrade, où les wagons occupés par les migrants étaient accrochés au Tauern Express. (Antiochos 2002-2003 : 42) 21 Mais en août 1955, l’acheminement des migrants par Brindisi est décidé à cause d’incidents survenus avec des policiers yougoslaves. Selon la correspondance de la Fédéchar (31 mai 1956), « il arrive aussi, lorsque les places manquent, que les candidats recrutés par la Fédération soient tout bonnement expulsés du Tauern Express, au profit des Yougoslaves qui se rendent en Allemagne » (ibid : 43). L’arrangement avec les autorités yougoslaves peut donc être compromis par la concurrence sur le marché du travail. Le témoignage17 d’un mineur grec nous laisse entrevoir les craintes que la traversée de la Yougoslavie suscite : « Le voyage m’a fait peur, le fait de sortir de nos frontières. Parce que la Yougoslavie était beaucoup plus arriérée que nous ici. Et je ne pouvais pas imaginer ce que je trouverais quand j’arriverais là-bas. Mais quand je suis arrivé en Autriche, mon cœur s’est ouvert. Je me suis dit, c’est bon, en avant ! 22 Puis, à la question de savoir quels sont ses premiers souvenirs après son arrivée en Belgique, il répond : « Un endroit superbe, tout était tellement en ordre que nous ici ressemblions à la Yougoslavie »(itan toso taktopoiïmeno pou emeis edo moiazame san tin Yougoslavia).

23 Si le départ vers l’Europe de l’Ouest dans les années 1950 et 1960 constitue une expérience qui met les migrants grecs et turcs en rapport avec ce qu’ils considèrent comme un « bloc de l’Est » homogène, les voyages que ceux-ci effectuent en voiture, en train ou en bus quelques années plus tard afin de retourner dans le pays d’origine pour passer des vacances s’inscrivent dans un autre registre, celui de la reconnaissance du fait d’appartenir à une culture commune. Ce récit peut être interprété de la façon suivante : si, dans un premier temps, le passage par la Yougoslavie confirme un préjugé récurrent, dans un deuxième temps, le séjour en Belgique révèle la ressemblance entre ce pays balkanique et la Grèce. Sortant du cadre du monde bipolaire et du clivage politique, la catégorisation entre « pays ordonnés » et « pays désordonnés » trace maintenant les limites entre l’Europe occidentale et les Balkans. Le contexte migratoire facilite cette mise à distance, ce regard détaché porté sur le pays d’origine. Le « stigmate du balkanisme » est dans ce cas évoqué pour valoriser la construction d’une nouvelle vie dans le pays d’accueil, et cela est valable tant pour les Grecs que pour les Turcs : le déplacement vers un pays plus « évolué » rend légitime la décision de partir et inscrit le migrant dans un mouvement évolutif non seulement en termes économiques mais aussi en termes d’organisation sociétale (de la confusion vers l’ordre) et d’importance géopolitique (de la périphérie vers le centre). 24 En 1986, lors d’un voyage d’Allemagne vers la Turquie, l’anthropologue Ruth Mandel (2008 : 238), qui accompagnait ses informateurs turcs, a constaté que leur attitude

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changeait au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient de l’Europe occidentale. En arrivant dans les Balkans, ils insistent sur leur familiarité avec le paysage, les gens, la nourriture, l’architecture et l’ambiance générale. Un jeune informateur turc (petit-fils d’immigrés du côté maternel et fils d’immigrés du côté paternel) m’a fait la même remarque concernant le voyage en voiture que sa famille effectuait dans les années 1980 : chaque fois que le bateau arrivait d’Italie en Grèce, il avait l’impression d’être déjà en Turquie. Ici, la traversée des pays balkaniques suscite le sentiment rassurant d’être « chez soi », de faire partie d’une même aire culturelle et d’une même entité régionale. Si pour les migrants turcs les Balkans semblent être un espace transitoire conduisant de l’Europe de l’ouest à la Turquie, pour le Grec dont nous avons vu le témoignage plus haut, ils constituent plutôt une rupture spatiale, une mesure révélant l’incapacité de la Grèce à être comme l’Europe de l’Ouest. 25 Conclusion

26 Les Grecs et les Turcs de Bruxelles sont conscients du rôle hégémonique que leurs pays ont joué dans la région balkanique par le passé, et ont repris depuis les années 1990 au travers d’investissements et d’implantations d’entreprises18. Si jusqu’au début du XXe siècle, la « Turquie d’Europe » désignait les Balkans, actuellement ce terme est utilisé pour les migrants turcs qui vivent en Europe. Sans l’avoir nécessairement choisi, ces derniers se trouvent ainsi associés à la domination ottomane dans les Balkans ; étant venus en Belgique dans des conditions bien moins glorieuses, ils ont trouvé dans cet héritage historique un réservoir d’images valorisantes renvoyant à une culture raffinée et à la capacité des Turcs à être du côté des grandes puissances. De ce point de vue, l’attrait des Turcs pour la référence balkanique leur permet de garder vivant ce souvenir de domination, qui les inscrit également dans l’espace européen. Or, si les Balkans constituent la preuve de l’ancrage turc dans le continent européen depuis des siècles, ils sont assimilés pour les Grecs à un modèle d’identification plutôt dévalorisant, qui les coupe du reste de l’Europe. 27 Grâce à leur installation à Bruxelles, les immigrés grecs et turcs (d’origine majoritairement rurale) ont pu être initiés à la culture urbaine « à l’occidentale ». Leur expérience de vie leur donne la possibilité de revendiquer tant des qualités attribuées à l’Homo Balkanicus (comme l’honneur, le fait de tenir sa parole et l’envie de préserver les traditions familiales) que des traits censés caractériser la culture occidentale (comme l’obéissance aux lois, la discipline et l’esprit d’organisation19). Leur mode d’auto- présentation ne met pas en cause ces stéréotypes ; au contraire, il veulent incarner la synthèse de ce qu’ils considèrent comme étant « bon à garder » de chaque côté. Quand ils ont recours à ce type de généralisations, ils n’adoptent pourtant pas une lecture monolithique : le Flamand n’est pas comme le Wallon, même si tous les deux font partie du monde occidental ; de même, les Albanais sont censés être plus « durs » et moins « civilisés » que les Grecs ou les Turcs. Des hiérarchisations sont ainsi établies20, qui désignent tant la supériorité de son propre groupe ethnique que l’infériorité de ceux qui sont considérés comme incarnant une altérité à l’intérieur de chaque catégorie. Si le cadre balkanique offre la possibilité d’« être soi-même » et le contexte européen ouvre la porte à l’apprentissage des « bonnes manières », c’est la combinaison stratégique de ces deux alternatives qui fait la spécificité des Grecs et des Turcs vivant à Bruxelles. 28 Le fait de jongler entre ces deux catégories est profitable non seulement aux Grecs et aux Turcs de la diaspora, mais aussi à ceux qui habitent toujours le pays d’origine. Si le

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cadre balkanique constitue l’espace privilégié où leur vraie nature de « maîtres du jeu » peut encore se manifester, le cadre européen offre des moyens rationnels de légitimation. Surtout pour les Turcs, qui peuvent se présenter maintenant comme des agents « modernisateurs » capitalistes qui ont su rester fidèles à leurs traditions ancestrales : cela permet d’effacer l’image du « retard » que l’occupation ottomane aurait provoqué dans les Balkans, selon les différentes rhétoriques nationales dans la région. La référence balkanique offre ainsi aux Turcs la possibilité de devenir le centre de cette périphérie, au lieu de rester à la périphérie du monde occidental. Pour les Grecs qui font partie de l’Union européenne depuis 1981, le but est d’asseoir cette nouvelle forme de domination dans la région sur les deux modes d’identification : en tant qu’Européens, ils connaissent déjà la manière dont l’Union européenne fonctionne, c’est pour cela qu’ils peuvent initier leurs voisins balkaniques aux codes de ce nouvel univers ; en tant qu’hommes des Balkans, ils connaissent la manière dont les populations de cette région réagissent, et c’est pour cela qu’ils peuvent servir d’intermédiaires à leurs partenaires européens. La revendication simultanée d’un héritage balkanique et européen offre donc aux Grecs et aux Turcs un champ d’options matérielles et idéologiques : l’attachement aux Balkans leur permet d’affirmer leur pouvoir de domination, tandis que la référence à l’Europe confirme l’esprit noble et bienveillant de cette domination, en les inscrivant dans le registre de l’exercice de la suprématie occidentale.

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NOTES

1. Selon la Statistique des étrangers, il y avait 602 Grecs de plus de quinze ans installés dans l’agglomération bruxelloise déjà en 1938, mais aussi 210 Yougoslaves et 753 Roumains. Dans le recensement des commerçants étrangers à Bruxelles-ville en 1939, il y avait 20 commerçants grecs, 16 commerçants roumains et 12 commerçants turcs (Taschereau, Piette et Gubin 2001 : 15 et 27). Dans le cadre de cet article, l’ordre d’arrivée de cette première vague d’immigration balkanique ne sera pas analysé. En revanche, l’ordre de la deuxième vague (assurant de la main- d’oeuvre pour les mines) donne clairement à voir une prééminence des Grecs, qui sont les premiers dans les Balkans à bénéficier de conventions bilatérales avec la Belgique. D’autre part, dans les livrets réalisés à la demande du ministère de l’Emploi et du Travail belge afin d’attirer une main-d’œuvre turque dans les années 1960, les Turcs sont caractérisés comme « travailleurs méditerranéens » (brochure citée par Parthoens et Manço 2005 : 35). Il s’agit ici de la volonté des autorités belges de souligner la continuité d’une politique de recrutement (après les Italiens, les Espagnols et les Grecs, les Turcs) et aussi d’encourager l’intégration des nouveaux venus dans cette « famille méditerranéenne ». 2. Cette région grecque abrite une importante communauté turque protégée par le Traité de Lausanne (1923) - texte régulateur du statut des populations non échangeables entre la Grèce et la Turquie. 3. Si une partie importante des migrants grecs ont manifesté, dès le début, leur solidarité envers les migrants turcs en Belgique, un certain nombre d’entre eux continuent de les considérer comme les représentants d’un peuple ennemi. Comme je l’ai montré ailleurs (Seraïdari 2011), trois postures comportementales définissent les rapports entre Grecs et Turcs en Belgique : hostilité, affinité, indifférence. Ces postures dépendent des circonstances et des contextes, mais aussi des intérêts et des positions idéologiques des individus. 4. La lutte d’indépendance contre l’Empire ottoman, qui a suscité un courant philhellénique en Occident, constitue un autre facteur à prendre en considération. Dans l’imaginaire européen, l’hostilité présumée des Grecs envers les Turcs vient des « quatre siècles d’obscurantisme et d’esclavage » que les premiers ont vécus sous le joug d’un peuple non chrétien après la chute de Constantinople (la « deuxième Rome »). En fait, le philhellénisme occidental des XVIIIe et XIXe siècles est surtout lié à l’admiration pour l’Antiquité grecque : les récits des philhellènes qui visitent la Grèce reflètent leur déception quand ils découvrent que les Grecs modernes n’ont pas grand chose à voir avec les Grecs anciens. Les philhellènes considèrent ces voyages comme une sorte de pèlerinage capable de les transférer non seulement dans un autre espace mais aussi dans un autre temps (l’Antiquité). 5. Enquêtes effectuées entre octobre 2010 et septembre 2011 dans le cadre du projet « Quand deux insularités socio-culturelles se côtoient au cœur de l’Europe : le rapport à l’intégration des communautés grecque et turque de Bruxelles et leurs relations mutuelles », financé par l’Institut d’encouragement de la Recherche Scientifique et de l’Innovation de Bruxelles (IRSIB, Convention « Brains to Brussels ») et sous la supervision d’Ural Manço (Facultés universitaires Saint-Louis). Je voudrais remercier Ural Manço pour sa collaboration stimulante lors de cette recherche, et Galia Valtchinova pour ses commentaires sur une version précédente de cet article. 6. Même dans les productions académiques, les mots employés comptent et sont investis d’une dimension politique. Le livre édité par Gilles de Rapper et Pierre Sintès (2008) commence par cette remarque liminaire : « Aussi, dans trois textes du volume, l’École française d’Athènes a-t- elle demandé aux auteurs de remplacer l’appellation de ‘République de Macédoine’, adoptée par les autorités et les habitants du pays en question, par celle d’‘Ancienne République Yougoslave de Macédoine’, seule reconnue à ce jour par la France, l’Union européenne et l’ONU ». 7. Un informateur grec de la première génération, qui est né en 1943 dans une ville de Macédoine (près de Pella) et est venu en Belgique en 1965, m’a expliqué qu’Alexandre le Grand était motivé

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par le projet d’unir les peuples et ne voulait pas les conquérir comme Napoléon ou Hitler. Il s’agit d’un schéma rhétorique courant en Grèce, qui réfute tout effort de conquête ou d’oppression des peuples étrangers dans le cours de l’histoire grecque. Cet informateur m’a aussi dit que si les réfugiés grecs ne s’étaient pas installés en Macédoine après l’échange des populations, la Macédoine serait maintenant aux mains des Slaves, des Bulgares et des Turcs. 8. Commentant la « nouveauté absolue » d’« un copyright sur les noms géographiques » que les Grecs ont introduite dans le droit international, Paul Garde (2004 : 210) montre pourtant que pour soutenir leur position, les Grecs « se réfèrent parfois au droit commercial, au fait que ‘champagne’ est une appellation contrôlée ». Dans le cadre de cette affaire, il semble que les deux registres (droit international et droit commercial) aient bel et bien été mélangés. 9. La Turquie a été le premier pays à reconnaître officiellement la « République de Macédoine » le 6 février 1992 (Alexandris 1995 : 501). Alexandris soutient que le seul point de convergence et de coopération entre la Turquie et le FYROM est leur opposition à la Grèce (ibid : 504-505). 10. Sur Pavlos Melas, qui était le fils éduqué et cosmopolite d’une famille influente de la bourgeoisie athénienne, voir Karakasidou (2004). Karakasidou souligne « la sophistication urbaine dans l’imagerie de Melas » qui contraste avec la « rusticité indisciplinée » de ses opposants pro-bulgares (ibid : 209). 11. Selon Georges Castellan (2003 : 45), la référence à Alexandre le Grand fait son apparition dans les populations slaves de cette région dans les années 1840 : les voyageurs russes qui traversent le pays sont frappés par la popularité de ce personnage historique « dans les pesni des chanteurs autochtones ». Kyril Drezov (1999 : 50) cite le témoignage du voyageur et universitaire russe Victor Grigorovich, qui a remarqué en 1845 que la popularité exceptionnelle d’Alexandre le Grand semblait avoir été imposée à la population, qui ne pouvait décrire ce héros sans se référer à son enseignement scolaire. Drezov considère que « la présence massive d’écoles et d’enseignants grecs a conduit inévitablement à une certaine ‘Macédonisation’ de tous les Chrétiens orthodoxes, même de ceux qui n’étaient pas Grecs d’un point de vue ethnique et linguistique » (ibid). Selon cette analyse, les couches dominantes grecques du XIXe siècle ont produit et diffusé une idéologie, qui est devenue par la suite une des sources de l’éveil national de la population slave. 12. Bien sûr, ce schéma s’est renforcé dans les années 1990. En revanche, pendant la guerre froide, ceux qui prônaient les mérites du régime socialiste accusaient les pays capitalistes (comme l’Irlande, la Belgique, ou la France et l’Espagne à propos de la gestion de la question du Pays basque) d’être impliqués dans des situations d’affrontement durable allant parfois jusqu’à la violence, tandis que les pays socialistes ne souffraient pas de ce type de problèmes (Roux 1992 : 29). Dans ce cadre, l’universalisme marxiste s’opposait au système capitaliste qui engendrait des conflits nationalistes, les luttes nationales cachant l’importance des luttes de classe. De même, une des idées du mouvement turc des fethullahci, qui s’est implanté en Macédoine (FYROM) dans les années 1990, est que l’unité islamique, qui « passe par la revivification du monde turc », a été corrompue par le nationalisme, ce « feu jeté sur le monde musulman depuis les laboratoires d’idées de l’Occident » (Clayer 2001 : 205). Ce type de discours présente non seulement le nationalisme comme un « mal importé », mais aussi le communisme comme une source de souffrance qui a surtout pénalisé les musulmans des Balkans. La manière de définir le nationalisme dans les Balkans a toujours été liée à des clivages idéologiques (communisme versus capitalisme, Orient versus Occident, Christianisme versus Islam). 13. Sa belle-fille, originaire de Thrace, m’a expliqué que dans sa propre région natale ce type de questions ne se pose pas : tous sont unis contre celui qui est considéré comme une menace potentielle, le Turc. Néanmoins, elle est consciente du dilemme de son beau-père, qui était exposé à deux cultures : tous les gens de son village parlaient le dialecte slave local entre eux et n’apprenaient le grec qu’à l’école. Son mari ne parle pourtant pas ce dialecte, il le comprend

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seulement ; ayant grandi à Bruxelles, cette transmission a été interrompue en faveur de l’apprentissage du français, lors de sa scolarité, et du grec. 14. La rupture entre Tito et Staline, qui a eu lieu en juin 1948, a conduit Belgrade à signer avec la Turquie et la Grèce des traités de coopération et d’amitié en 1953 (Castellan 2003 : 79). Dans les années qui suivent, la Yougoslavie titiste autorise les Turcs et autres musulmans vivant sur son territoire à émigrer vers la Turquie ; une partie d’entre eux est ensuite venue en Belgique. Michel Roux (1992 : 155, note 20) estime cette émigration en Turquie aux environs de 139 000 personnes pour la période 1953-1961, et à 34 000 personnes entre 1961 et 1971. 15. À l’inverse, les acteurs sociaux manipulent aussi ces ouvertures identitaires turques afin d’améliorer leur condition de vie ou, dans le cas de l’ex-Yougoslavie, afin de pouvoir profiter de la possibilité d’émigrer en Turquie. Avant 1966, en Yougoslavie, « l’identité ‘turque’ était très en faveur, c’était un moyen pour les albanophones d’échapper à bien des désagréments » (Garde 2004 : 156). Mais après l’éviction de Rankovic, chef du service de sécurité de l’État, qui avait introduit une politique de répression contre les Albanais (conséquence de la rupture Belgrade- Tirana qui a suivi la rupture Moscou-Belgrade en 1948), « le nombre des ‘Turcs’ décrut soudain dès le premier recensement, celui de 1971, et de mauvais plaisants parlèrent de ‘génocide statistique des Turcs’ » (ibid). Sur les processus de « mimétisme ethnique » (ethnic mimicry) et les systèmes de « patronage ethnique » (ethnic patronage) en ex-Yougoslavie, voir Duijzings (2000 : 147-156). 16. Ainsi, même si la Grèce et la Turquie font partie toutes les deux du monde dit « libre », le conflit chypriote envenime leurs relations depuis les années 1960. 17. Theoharis Theoharis, né en 1937 en Macédoine et arrivé en Belgique en 1963. CD-Rom intitulé Mémoires d’Europe (Programme Socrates Grudtvig), produit par Nimrod asbl en 2006. 18. Antonis Camaras (2001) a introduit l’expression de « Greek Capitalist Diaspora » afin de décrire ces nouveaux investisseurs et commerçants grecs dans les Balkans. Quant à la Turquie, elle a effectué ce qu’on a appelé « un retour dans les Balkans » depuis 1991 : « Le commerce représente précisément cet outil politique indolore qui permettrait à la Turquie de contourner les réticences d’ordre émotionnel des pays de la région » (Gangloff 2001 : 354). La crise grecque actuelle n’a pas changé la donne en ce qui concerne la relation des Grecs avec les Balkans : cette crise économique est perçue comme une affaire européenne, qui concerne principalement les pays d’Europe du sud. Ce qui change, en fait, avec la crise est la perception de l’Europe en tant qu’entité divisée entre un nord et un sud. Néanmoins, il y a de plus en plus un discours en Grèce sur les craintes de paupérisation : « ils veulent transformer la Grèce en Bulgarie où tout le monde touche des salaires de misère ». 19. Selon mes informateurs grecs, ces caractéristiques distinguent les migrants grecs qui ont vécu en Europe (les « Grecs d’Europe ») de leurs compatriotes qui n’ont jamais quitté le pays natal (les « Grecs de Grèce »). En ce qui concerne la crise actuelle, les Grecs de Belgique critiquent la tendance des Grecs de Grèce à ne pas payer leurs impôts, tandis que ces derniers se justifient en pointant l’inefficacité et la corruption de l’État grec. 20. Milica Bakić-Hayden (1995) a inventé le terme de « nesting Orientalisms » afin d’analyser ce jeu classificatoire.

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RÉSUMÉS

Basé sur des enquêtes de terrain menées auprès de Grecs et de Turcs de première et de seconde génération qui vivent actuellement à Bruxelles, cet article examine pourquoi les Turcs s’identifient davantage de façon positive aux Balkans, tandis que les Grecs donneraient plutôt une réponse négative. Si pour ces derniers, l’identité balkanique est une option possible parmi d’autres (comme l’identité européenne ou la référence à une spécificité méditerranéenne), dans le cas des Turcs, la référence balkanique semble constituer un modèle d’auto-présentation particulièrement valorisant. Le but est donc de comprendre comment les membres de ces deux groupes nationaux définissent leur position dans les Balkans afin de revendiquer un statut de supériorité. Les manipulations stratégiques des repères identitaires qu’effectuent ces acteurs sociaux révèlent leur manière de se positionner dans une construction spatiale définissant le centre et la périphérie de l’Europe.

Drawing on field research conducted among Greek and Turkish migrants and their descendants living in Brussels, this article examines why people recognizing themselves as Turkish are more likely to identify positively with the Balkans, whereas people of Greek descent do not. For the latter, the Balkan identity exists as an option among others (as the claim to an European identity or a Mediterranean one), while for people of Turkish descent, the Balkan reference is more directly valued. In both cases, the strategic manipulations of identity references reveal how these social actors position themselves vis-à-vis Europe and define its centre and periphery.

INDEX

Mots-clés : immigration, domination, Grèce, Turquie, Belgique Keywords : immigration, domination, Greece, Turkey, Belgium

AUTEUR

KATERINA SERAIDARI est docteur en anthropologie sociale, membre associée du LISST-Centre d’Anthropologie Sociale à Toulouse. Elle a notamment publié Le culte des icônes en Grèce (Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2005) et Que sa grâce soit grande ! Pratiques dévotionnelles et conflits idéologiques dans les Cyclades (Athènes, Erinni, 2007), publié en grec. [LISST - Centre D’anthropologie Sociale Utm, Maison de la Recherche, 31058 Toulouse, France – Katerina Seraidari ]

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Sevdah

Malina Stefanovska

1 Après dix ans, je revois les ruelles étroites de la petite ville du sud de la Macédoine où sont nés mes parents et où habite encore une partie de ma famille. Enfant, j’y passais régulièrement les vacances d’été à jouer avec mes cousins, soulever la poussière entre les pavés turcs et m’imprégner des odeurs de notre sud : poivrons grillés, pastèque mure, menthe et basilic. J’ai décidé d’y passer quelques jours de vacances avec ma famille. Mon fils Théodore qui de son héritage byzantin ne garde que le prénom impérial, me suit, réticent, fatigué. Il jette un regard dégoûté sur les vieilles maisons, les vêtements élimés des passants, les mauvaises herbes qui poussent dans le parc. Nous étions partis à la découverte du quartier paternel, mais les choses ne se passent pas comme prévu : il fait chaud, nous avons besoin d’une boisson, nous nous arrêtons à une terrasse de café, à côté du petit cours d’eau qui traverse la ville et qui a l’air d’avoir bien soif, lui aussi. Après avoir bu son coca, Ted – car c’est à Los Angeles qu’il est né il y a douze ans et il voit Bitola pour la première fois – commence à se plaindre. Pourquoi sommes-nous ici ? Il n’aime pas cette ville inconnue où le soleil tape trop fort et où les rues sont étroites, irrégulières, les maisons vieilles. Il ne veut pas se confronter à la semi-pauvreté et au déclin, visibles dans les façades des magasins, la poussière et les lézardes des murs.

2 Je me prépare à lui répondre que nous sommes ici parce que je voudrais revoir la ville de ses grands-parents et la lui faire connaître, que ce pays est aussi le sien, que Bitola était autrefois une ville merveilleuse. Mais ces clichés m’étouffent, je ne trouve pas les mots justes. Je vois tout à coup la rue à travers ses yeux et je m’aperçois qu’il n’a pas entièrement tort. Qu’y a-t-il de beau dans cette province endormie du sud des Balkans ? Les vieilles maisons sont en ruines, les nouvelles frappent par leurs couleurs criardes. Pour moi, Bitola est unique, mais est-il possible de lui communiquer cet héritage macédonien? Ce garçon en face de moi est en même temps mon fils et un étranger qui ne comprend pas ma langue maternelle. Le choc devant la distance qui se creuse entre nous me fait monter les larmes aux yeux. Je le regarde, lasse. Il ne pourra jamais sentir l’enchantement de ce monde qui a été le mien. Pire, son regard rompt le charme et montre la trame usée de mon Sud mythique. Tout comme moi, mes souvenirs sont la proie du temps qui passe. Je ne dis rien mais Ted, à qui ma mélancolie n’échappe pas et

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qui me sent loin de lui, essaie de me consoler : « Mais ce n’est pas important si je ne l’aime pas, Maman, j’aime notre maison à nous. Toi aussi, ta vie est avec nous maintenant ». Nous rentrons, silencieux : nous verrons la maison de mon grand-père une autre fois. Je me force un peu d’abord, puis je retrouve spontanément « ma vie avec eux », mon mari et mon fils, ces étrangers qui me sont proches. 3 Rentrée à Los Angeles, je ressens pourtant le besoin de me replonger dans ce sentiment qui a motivé mon pèlerinage dans la ville natale de mes parents. Je voudrais non seulement évoquer quelques images de mon passé, mais aussi remettre sur la carte du monde occidental qui m’a happée et qui est maintenant le mien, un coin et une époque oubliés. J’ai le mal du pays, le sevdah. Cette nostalgie particulière me relie à mes racines balkaniques, elle a pour moi une valeur que mon fils ne peut pas comprendre, mais qui est aussi profonde et personnelle que l’est un rêve. Sevda’ – mot ancien dont le « ah » final débouche sur un soupir – signifie le regret du temps qui passe. Mes compatriotes désignent par ce terme hérité de leurs envahisseurs turcs une mélancolie lourde et douce, cultivée à travers la musique et la littérature, qui fait partie de leur identité commune. Le terme viendrait de la langue arabe : sawdâ, noir, et désigne une tristesse noire ressentie et cultivée dans certaines cultures méditerranéennes, du Portugal à la Turquie. En feuilletant le Dictionnaire des Intraduisibles, j’en retrouve avec surprise la version luso-brésilienne, saudade 1,mais devant l’absence manifeste du sevdah des Balkans je ressens une pointe de jalousie. D’autres dictionnaires le définissent comme une nostalgie profonde pour un objet ou un être aimé et perdu, un désir constant et vague pour quelque chose qui n’existe pas et n’a probablement jamais existé. Lorsque pour parer à ce silence je me rabats sur cette source de connaissances communes qu’est la « toile » je comprends que cette nostalgie spécifique est en effet une possession culturelle très disputée. Wikipedia, plus démocratique que le Dictionnaire des Intraduisibles, lui reconnaît des équivalents en d’autres langues, sans toutefois mentionner la mienne. Sevdah désigne plusieurs associations qui rassemblent la diaspora de mes ex-compatriotes, un groupe musical, quelques films et sites de discussion. Mais je me perds bientôt dans les disputes interethniques d’inconnus dont les discussions passionnées témoignent de leur maladresse linguistique autant que de leur engagement : un Portugais le revendique comme patrimoine national, un Bosniaque est tout surpris de le retrouver dans sa patrie d’adoption, le Brésil ; d’autres se demandent s’il peut se traduire ou non par nostalgie, s’il correspond à la mélancolie romantique. Les disputes sur son « intraduisibilité » montrent que le sentiment est bien vivant, qu’il fait partie d’un patrimoine symbolique, d’un véritable « lieu de mémoire ». Il serait pour les ressortissants des Balkans une revendication identitaire autant que la « galanterie » l’est pour les Français. Cela me console car si ma nostalgie ne touche pas mon fils, elle résonnera peut-être avec quelques inconnus. 4 Les réponses aux questions que je pose à des amis serbes, bosniaques, bulgares ou turcs me le confirment : tous connaissent le mot et le sentiment, parfois même sa version plus sombre, cette nostalgie suprême que notre folklore appelle le karasevdah, ce qui – vu son sens arabe – donnerait tautologiquement « la noire atrabile ». Sous une forme ou une autre, le sevdah n’est peut-être pas un sentiment propre aux Balkans, mais il leur est consubstantiel. C’est par ce regret – mal d’amour, mal du pays ou simplement regret de la jeunesse disparue – que se définit dans ses propres yeux l’Homo balkanicus2 par rapport à l’« Occidental ». L’Europe du sud-est voit dans cette tristesse le signe d’une élévation spirituelle, et elle méprise un peu le côté trop

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optimiste de certaines autres nations. Le regret du passé y est considéré comme le trait caractéristique des vieilles cultures, des pays en déclin, des âmes poétiques. Le mal du pays en particulier est également endémique à une culture d’émigration traditionnelle, comme celle de la Macédoine. À un niveau plus personnel, la tristesse est consubstantielle aux aléas de mon propre départ, à l’éclatement de mon pays, à sa disparition progressive des cartes et de la mémoire du monde. Elle accompagne aussi le lent effilochement de mon langage maternel, son inévitable oubli. « Pour se souvenir on a besoin des autres » disait Maurice Halbwachsdans La Mémoire collective (1967). Paul Ricœur, le citant, rappelle que lorsque nous ne faisons plus partie du groupe qui préserve un souvenir, notre mémoire s’étiole faute d’appuis extérieurs (Ricœur 2000 : 148). Et la communauté qui entourait mon enfance de ses histoires, de ses chants, de ses langues et de sa culture ne vit plus que dans mon souvenir et celui de quelques familiers. Mais dans ce lent dépérissement d’une mémoire et d’une culture (qui est d’ailleurs, il faut le dire, remplacée par d’autres, bien vivantes, mais qui ne sont plus les miennes), la mélancolie est mon alliée ; elle ancre mes souvenirs dans un sud aimé et désormais mythique que je retrouve parfois dans mes pérégrinations sur d’autres continents : au Mexique, en Tunisie ou en Louisiane. Un sud qui fait partie de mon Heimat virtuel. 5 Pour moi, ce sud s’ouvrait au petit matin, dans le train de nuit qui reliait Belgrade à la frontière de la Grèce et à la ville de mes grands-parents. J’avais sept ou huit ans. Au départ, je humais, excitée, l’odeur du goudron et de la suie jetée par la locomotive à vapeur. Je m’endormais sur l’étroite couchette du wagon-lit, dans les draps propres, rêches et usés des chemins de fer yougoslaves, bercée par le bruit régulier des roues. À l’aube, le sifflet de la locomotive me tirait du sommeil dans un paysage qui ne ressemblait en rien à la campagne serbe, verte et vallonnée : des montagnes rocailleuses et nues, des gorges étroites, sombres, une gare au nom étrange d’hérésie chrétienne, Bogumile, dont je me demandais ce qui la rendait « aimable à Dieu ». Le train semblait s’engager dans un passage dangereux et le paysage se mélangeait aux rêves dans lesquels je sombrais de nouveau. Au réveil, plus tard, nous étions dans un autre monde. Passées les montagnes au sud de Skopje, on apercevait de loin les gigantesques rochers au-dessus de Prilep, semblables à des ruines et nommés « Markukuli », « les tours de Marko », que selon la légende le héros géant médiéval aurait jeté de son épaule dans un tournoi de force. Le train traversait maintenant une grande plaine, s’arrêtait, repartait de plus en plus lentement comme si les manières pressées du nord ne le concernaient plus. Et je voyais avec ravissement que la plaine se transformait en une immense rizière parsemée de buffles noirs, splendides, aux grandes cornes en forme de lyre, tout aussi indifférents à notre impatience que semblaient l’être le train, le conducteur, et l’univers dans lequel nous venions d’entrer. Nous approchions – allez, plus vite ! – de Bitola, où nous attendrait mon grand-père Filip que je surnommais fièrement « de Macédoine », avec ses yeux riants couleur de myosotis, et un fiacre loué, tiré par deux chevaux harnachés de clochettes. Vers midi, lorsque la faim commençait à se déclarer, le train ralentissait enfin pour la bonne raison et s’arrêtait. Les premiers souvenirs qui me reviennent sont l’odeur de la poussière, le soleil, et la surprise de voir que tout le monde descendait. C’était la gare terminus. Comme le petit passage frontière vers la Grèce, quatre kilomètres plus loin, était fermé pour le trafic ferroviaire, Bitola était la fin du voyage. Pour moi, c’était en même temps le bout du monde et le centre de mon univers d’enfant.

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6 Cet univers se déployait à partir de la maison de mes grands-parents paternels qui n’existe plus aujourd’hui que sous forme de ruine. Je lui avais rendu une visite solitaire le lendemain de l’expédition ratée avec mon fils. Elle tenait debout, mais à peine, l’étage en surplomb brinquebalant, les fenêtres et les colombages brisés ; un chien aboyait de sa niche au milieu de la cour, terrifié par mon effraction. Ses habitants, absents, étaient manifestement très pauvres, et indifférents au sort de la bâtisse. Je suis restée longtemps à la regarder. Depuis quelques jours, elle revient dans un rêve qui se répète : je me promène à travers Bitola, dans ses ruelles vides et baignées de soleil. J’y souffre d’un ennui aigu, et pourtant, au réveil, je me surprends à refaire cet itinéraire en pensée avec nostalgie. C’est un sentiment étrange et je me demande en vaquant à mes affaires s’il est possible de regretter l’ennui. En Californie où il fait toujours beau, je me réjouis ainsi parfois lorsque le ciel se couvre : les nuages me rappellent des moments un peu désolés de mon passé yougoslave. Le sentiment est doux et je me rends compte qu’il a quelque chose à voir avec le passage du temps. Un ennui si profond exige une grande plage de temps, et ces moments immobiles et denses qui sont ceux des enfants qu’on a envoyés faire la sieste ou des adolescents impatients de devenir adultes me manquent à présent. En regardant la maison paternelle, j’ai pensé qu’elle soutenait encore, mais avec peine, ce temps dont on sent la lenteur rassurante, le manque de sens, le caractère apparemment infini. Elle durait encore, mais n’était déjà plus une maison. Elle prenait son temps pour mourir.

Demeure bourgeoise début du XXe siècle, abandonnée, Bitola. © Malina Stefanovska, 2010.

7 Vivante, rayonnante telle qu’en elle-même, mon souvenir l’arrête, cette maison figure encore au cœur des îlots lumineux, mutuellement isolés, des souvenirs d’enfance que je voudrais évoquer. Avec ses colombages, sa vigne et sa pierre en ardoise qui marquent l’entrée, ses tuiles rouges et ses murs blanchis à la chaux, elle était enfoncée au fond d’une longue cour en retrait de la rue, dans un domaine féérique pour la petite citadine

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que j’étais : jardin potager, arbres fruitiers, mauvaises herbes, poules qui picorent, une abondance de poussière et de terre battue qui, dès qu’on ouvrait le robinet extérieur, se transformait magiquement en boue à pétrir avec les pieds et les mains, à modeler en ruisseaux ou en maisons en miniature. Un monde de jeux qui se terminait sous un immense mûrier noir, le karadut, au milieu du sentier menant à la rue. L’arbre avec son nom archaïque turco-slave, de même que la rue, me semblaient fabuleux : ses fruits tachaient de couleur encre nos pieds nus lorsque nous les écrasions en courant, jusqu’au jour où les adultes décidaient d’en organiser la cueillette. Ils étendaient alors dessous de vieilles couvertures, puis envoyaient un grand garçon grimper sur ses branches et les secouer. Nous, les petits, couchés sur ces couvertures, nous attendions cette pluie de fruits juteux qui nous tombaient dessus et fondaient dans la bouche, pour une fois sans trop de poussière. Nous en mangions jusqu’à en être malades.

8 Tout aussi fabuleuse, sortie droit des contes orientaux, me semblait la rue, avec sa vie propre : le matin, au frais, les jeunes filles passaient les bras chargés de tavas, plats en cuivre, ronds et peu profonds, remplis de nourriture qu’elles allaient faire cuire au four du quartier : les zelniks dont la pâte, farcie de poireaux, d’épinards ou de fromage, s’enroulait en forme d’escargot géant, la turlitava (« plat qui déborde »), ou l’imam baldi, (« celui qui a terrassé l’imam »), mets aux légumes et aux noms mystérieux qui pour moi évoquaient un monde de califes et de bachas dont je ne compris que bien plus tard qu’il était moins le nôtre que celui de tout un islam dorénavant lointain. Les naloni des filles qui allaient au four – sortes de sandales en bois venant également de cet univers de hammams et de harems – frappaient fièrement le pavé turc. Elles portaient gracieusement sur un bras levé leur plat qu’un grand mouchoir blanc protégeait de la poussière. Parfois une petite fille les suivait, arborant avec la même fierté son petit plat rempli de pâte grisâtre et dure, trop pétrie de ses mains d’enfant, que les adultes goûteraient avec des « ah » et des « miam » de bienséance théâtrale. Puis vers midi, sous le soleil tapant, les femmes récupéraient les plats chauds et se retrouvaient pour bavarder un moment auprès du four. Elles s’interpellaient mutuellement par le prénom du mari : la femme de Filip était Philipeitza, la femme de Petre, Petreitza. Comme ma grand-mère, elles portaient des tabliers tissés à la main, des jaquettes sombres en laine rêche tricotées de leurs mains. Leurs voix étaient aiguës, leurs intonations chantantes. Par modestie, elles mettaient la main devant la bouche lorsqu’elles riaient, ajustaient souvent leur foulard pour cacher leurs cheveux. 9 La rue commençait cependant sa vraie vie dans l’après-midi, vers cinq heures, les travaux ménagers terminés, après la canicule et la sieste. Elle devenait alors le lieu de passage reliant la campagne et le centre-ville, traversée de charrettes à chevaux, de pittoresques troupeaux de chèvres et de moutons rentrant des pâturages et qui passaient la nuit dans les granges parsemant encore le quartier, parmi le mélange hétéroclite de bâtiments ruraux et de vieilles demeures somptueuses mais ruinées. Elle était aussi le lieu de communication entre les vastes arrière-cours qui entouraient les maisons, avec leurs arbres fruitiers, et leurs animaux domestiques. De rares voitures, car elles évitaient généralement les rues non goudronnées, des enfants qui couraient partout et de nombreux vélos ajoutaient à l’animation. C’était aussi le lieu – et le moment – du loisir du soir. Les hommes partaient vers les cafés du centre, les femmes s’asseyaient sur les grandes pierres plates et polies posées des deux côtés des portes cochères, et faisaient des travaux d’aiguille conversant et s’interpellant à travers la rue, regardant passer gens et bêtes, se chauffant aux derniers rayons du soleil.

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10 Lorsque je venais l’y rejoindre, ma grand-mère me faisait participer à ses travaux : la broderie, le tricot, et avant cela la préparation et le filage de la laine. La toison du mouton, fraîchement lavée, devait être débarrassée avec les doigts de ses brindilles et de ses impuretés, gonflée en masse laineuse et douce, puis transformée en fil à tricoter. On la filait avec une simple quenouille tenue à la main : on prenait un petit tas entre les doigts mouillés de salive, on le roulait en l’étirant et en le rattachant au reste du fil qu’on enroulait simultanément sur la quenouille tenue de l’autre main. C’était magique : je me sentais entrer directement dans mon livre illustré « La belle au bois dormant ». J’étais la princesse qui se piquait, j’allais m’assoupir pour une centaine d’années… Mes mains se souviennent parfaitement de ces gestes séculaires que je saurais reproduire sans faute, mais qui ne me seront plus jamais demandés. D’autres souvenirs affluent, tout aussi archaïques et inutiles : le découpage des chiffons pour en faire de grandes descentes multicolores, le grand métier à tisser, l’enfilage des feuilles de tabac sur la corde à sécher. Il ne sera jamais question pour moi de transmettre à mon tour ces activités auxquelles vaquent encore des femmes indiennes ou afghanes, que je regarde avec jalousie dans des reportages télévisés. Mais peut-être est-ce leur inutilité, justement, qui fait que ces tâches humbles et disparues s’accrochent obstinément à mes doigts et à mes rêves... 11 Les souvenirs impliquent aussi d’autres sens. Tout comme mes pieds ont gardé ce goût de fouler le sol nu, la terre battue et les pierres polies par l’usage, ma bouche se souvient des goûters délicieux avalés en courant – une tartine de pain bis enduite de saindoux et saupoudrée d’un mélange de sel, paprika et menthe séchée. De même me revient le parfum des poivrons cuits sur une plaque qui reste pour moi la « madeleine » proustienne par excellence, ou le son saccadé des naloni frappant le pavé turc de notre rue. Ces sandales, disparues depuis longtemps et dont je retrouve le souvenir dans les images de cothurnes japonais, étaient portées aux bains turcs, mais aussi autour de la maison, pour sortir dans la cour : une semelle en bois plate, une seule barrette en cuir pour tenir aux pieds et garder les pieds au sec. À la différence des mules en satin noir brodées de fleurs que l’on portait à l’intérieur et que je retrouvais

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encore sur les étalages des artisans jusqu’à ce que les remplacent les espadrilles chinoises, les naloni ont disparu depuis longtemps, de même que le pavé ancien qui recouvrait les rues de la ville. Les cailloux espacés et irréguliers de la kaldrma (provenant du grec, kalo droma ou « bonne route » qui est – on le sait – une sorte de contresens ou d’utopie dans les Balkans) permettaient à la terre battue, poussière ou boue selon la saison, de s’affirmer et exigeaient une grande habileté dans la démarche. Ce pavé turc tordait régulièrement mes chevilles lorsque je courais à travers les cours et les fourrés et brisait mes talons aiguille quand, adolescente déjà, je me dépêchais d’arriver au corso du soir. Mais les jeunes porteuses de plats savaient bien s’y prendre pour négocier le contact du bois et de la pierre, et faisaient résonner la rue d’un « tacatacatac » fringant. La démarche des femmes de Bitola, toujours en pantoufles ou en naloni, avait d’ailleurs quelque chose de dansant, d’un peu traînant, qui les distinguait des citadines de Belgrade, pressées sur leurs talons. Le chlop-chlop-chlop rythmé des pantoufles, et le tacatac des semelles en bois correspondent aussi à mes premières images de cette fatigue et cette lassitude sans nom qui s’exhalait de leurs exclamations : « Oh’ lele », ces sortes de soupirs résignés traduisaient le mal au dos autant que le mal à vivre. Mais au matin, la démarche des jeunes filles faisait passer un message différent. Comme des étalons de race, elles piaffaient et caracolaient fièrement sur le pavé. Le bruit de leurs pas faisait rêver de hammams et de harems, et posait à la gent masculine un défi que je devais déjà ressentir même si les garçons ne m’intéressaient pas encore, puisque j’essayais, moi aussi, de me pavaner sans trébucher. Mais pour cela il fallait laisser glisser la pantoufle vers l’avant, la rattraper avant qu’elle ne s’envole, risquer. Nous, les petites, nous agrippions de l’orteil la semelle, produisant un bruit impressionnant de mitraillette, jusqu’à la chute inévitable. Nous chutions régulièrement, les genoux écorchés, pleurant, courant nous faire consoler par les grand-mères. Au crépuscule, on nous envoyait retrouver ces sandalettes jetées du pied dans la presse et oubliées dans quelque cour du voisinage. Car une fois les prétentions à la féminité abandonnées, il était bien plus agréable de courir pieds nus, de sentir la douceur des pierres arrondies, la poussière et les occasionnels fruits écrasés. En y repensant maintenant, je me dis que mon Sud, je l’ai vraiment vécu avec toute la volupté enfantine : pétri des mains, foulé des pieds, goûté jusqu’à assouvir tous mes sens. Depuis lors, c’est de la même manière, les pieds nus et la narine ouverte, que je tâte et le hume à chaque rencontre, qu’il soit africain, ou méditerranéen. Les « va-nu-pieds » du tiers monde me rappellent la matière même de mon enfance que je voudrais déterrer sous la modernité stérile de la Californie. De même, ce monde plongeant dans les siècles et « passé » – comme le sont les tissus exposés longtemps au soleil – me fait sentir qu’à l’instar de Baudelaire « j’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans ». 12 Sous ces souvenirs personnels remonte en effet un passé encore plus lointain, évoqué par les histoires familiales. C’est à Bitola, du vieux nom de Monastiri, que se fixèrent il y a plus d’un siècle mes ancêtres maternels tzintzares 3. Dans cette ville commerçante prospère qui rattachait la plaine macédonienne à ce qui est aujourd’hui la Grèce, ces marchands de bétail enrichis achetèrent de belles demeures, enseignant à leurs enfants la musique et le français, s’embourgeoisèrent peu à peu. Plus tard y descendirent également de leur village montagnard mes grands-parents paternels pour envoyer leur fils à l’école (non pas les filles) et se convertir tant bien que mal de paysans en citadins. Y vivaient encore au début du XXe siècle, me dit-on, une vingtaine d’ethnies dont chacune parlait sa langue et gardait fidèlement ses coutumes et croyances, se mariant

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exclusivement à l’intérieur du groupe, dans son quartier. Je repense à ces mélanges qui ont donné le nom à la « macédoine de fruits » et à leur existence parallèle, pacifique, séparée par des murs invisibles : Arméniens, Turcs, Albanais, Juifs, Serbes, Macédoniens, Roumains, Grecs, Tziganes, Aroumains ou Tzintzares, et bien d’autres dont l’existence et les noms mêmes sont maintenant oubliés à Bitola. La rue rassemblait les enfants qui jouaient et se disputaient en langue macédonienne, mais le soir chacun rentrait dans son monde, priait devant ses icônes ou sur ses kilims, passait à son autre langue, la maternelle. Ces groupes ont pour la plupart disparus, partis ou assimilés dans une fraternité politique rêvée et parfois imposée par la Yougoslavie socialiste. Mais les mots de l’enfance me mènent encore plus loin : je rêve d’un passé plus souterrain, celui de l’Empire ottoman qui durait encore jusqu’à la jeunesse de mes grands-parents et que je retrouve en palimpseste dans les expressions et les chansons. Les « kitabs » de famille, ces documents légaux rédigés en arabe et retrouvés un jour au grenier, de même que les médailles du grand-père, vétéran des Guerres Balkaniques, me le rappellent ou plutôt me le font imaginer comme ancré dans la culture de l’orient méditerranéen, une culture que je partage avec Amin Maalouf (2004)4davantage qu’avec mes compatriotes serbes, plus au nord. De ce passé ne me reste pourtant aucun document : ils furent emportés par les guerres et les déménagements, par les peurs (il suffisait d’un décret ou d’une guerre pour les rendre nuls ou – pire – suspects), par la hâte de mes parents, pressés de quitter le sud pour s’établir en Serbie. Peut-être simplement n’ont-ils pas résisté à la méfiance que ressentait envers tout document écrit un peuple pratiquement illettré, nourri de chants et d’histoires orales. Je dois me contenter de quelques légendes pauvres en détail et d’autant plus fabuleuses : une grand-tante qui, restée veuve, géra, seule, sa grande propriété agricole, l’arpentant régulièrement à cheval, commandant à ses paysans, se disputant avec les Turcs, et choisissant parmi tous ces hommes ses amants secrets ; des mariages arrangés entre cousins, des histoires d’amour et de disputes autour de lointains héritages en Alexandrie ; des comptes chiffrés perdus dans les banques suisses ; des meurtres qui flétrissent la famille et qu’on cache systématiquement aux enfants… 13 À défaut de documents et de certitudes, mon archive personnelle se réduit ainsi aux « mots de l’histoire ». Il s’agit tout d’abord du parler ancien qui me hante alors qu’il a disparu depuis longtemps de ma vie, et peut-être même du Bitola d’aujourd’hui. Une nostalgie particulière se rattache aux appellations d’antan. Tout autant que le goût des mûres, c’est le vieux nom du mûrier, le karadut qui me réjouit et m’attriste en même temps. Ce noir profond (« noir comme un arabe » dit l’expression ancienne) venu du sud est aussi celui qui donne son nom à la mélancolie qui tue, le karasevdah. Mais il fait aussi partie du nom de Karadjordje, Georges-le-basané, héros qui a libéré la Serbie du joug ottoman... Tout un monde fabuleux affleure à travers ces mots venus de nos envahisseurs, un monde que j’aimerais partager avec Orhan Pamuk dans une évocation mélancolique entre amoureux du langage à laquelle m’invite son beau livre Istanbul (2007). Me laissant emporter par le sevdah, je comprends qu’il est étroitement lié à la plongée dans le temps qui passe, au chant de la langue. Dans le titre turc cité en couverture de son livre je reconnais le « loisir », sehir, avec un sentiment de familiarité immédiate. Entendu si souvent dans sa version slavisée, et sous forme verbale (se’ir, se’iriti) le mot évoque des moments agréables passés à se délasser en regardant les gens, à s’imprégner du monde, à méditer. « Que faites-vous ? » demanderait-on aux Bosniaques, maîtres du sevdah cultivé et apprécié (Pamuk 2007)5, et ils répondraient « E, vala, se’irimo», « Nous nous délassons, pardi » avec cet accent

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paresseux et ondoyant qui donne à leur constat le rythme baudelairien d’« aimer à loisir, aimer et mourir ». 14 Ces vieilles expressions me rappellent le parler de ma famille, version archaïsante du dialecte de Bitola, mélangée de turc et de grec. Seule la mémoire fragile d’une diaspora isolée pendant plusieurs générations peut garder de telles bribes linguistiques d’un passé oublié. Je m’émerveillais, étudiante à l’Université de Brazzaville, du français fleuri de mes amis congolais, qui me paraissait sortir droit des discours de Jean-Jacques Rousseau. Quand mes cousins m’entendent parler aujourd’hui, leur réaction est la même. La politique a bien remanié la langue macédonienne depuis ce temps et celle que je parle a pour eux le charme de vieux bibelots. Cela rajoute à mon sentiment d’être une étrangère, comme une « revenante » dans cette ville. Il me semble que je porte un deuil étrange, celui de la vieille langue qui rattache la Macédoine à son passé enterré. Et en effet, je retrouve ces mots oubliés lors d’un séjour à Istanbul : le quartier, ma’ala, de mon grand-père, le centre, čarši’ où les hommes sirotent leur café, le rossignol, bilbil, et les roses, gül, sortis droits des vieilles mélopées, les simit et les kofte que je mangeais enfant et que j’aime encore… Le passé turc affleure jusque dans le nom de ma famille maternelle, Papazoglu – cet oxymore qui consiste à affubler le prêtre grec orthodoxe, papas, d’une terminaison turque, témoignant des mélanges admis ou tolérés dans l’Empire ottoman. Tout un monde était véhiculé par cette lingua franca de nos anciens envahisseurs, honnie mais acceptée, appropriée, remaniée à travers la péninsule entière. Elle a imprimé sa trace sur notre vie quotidienne, nos habitations, notre commerce, nos mesures, même sur notre corps, ainsi que je l’apprends en compulsant un dictionnaire serbo-turc pris dans les rayons de la bibliothèque familiale6. J’en retrouve le palimpseste jusque dans le personnage légendaire de mon enfance, le fou mais sage Nasreddine Hodja, que j’ai longtemps cru être musulman de Bosnie, « l’un des nôtres », pour apprendre avec un mélange de fierté et de tristesse que de nombreux et lointains folklores le revendiquent. Ce parler ancien dont les restes durent encore rend d’autant plus frappante l’absence des milliers de Turcs qui peuplaient autrefois Bitola et qui l’ont quittée, soit expulsés par la population slave, soit fuyant le socialisme, selon les récits. Il m’a permis, aussi, de retrouver dans le propriétaire d’un café à Istanbul où je profitais du se’hir un autre enfant d’émigrés de Bitola et d’évoquer avec lui la ville où vécurent nos grands-parents. 15 Pamuk parle longuement et poétiquement de cette nostalgie qu’il considère non pas comme la tristesse d’un seul mais comme un sentiment partagé par toute la communauté stambouliote. Le huzun, qu’il distingue d’ailleurs du sevdah, teinte selon lui la ville entière et ses habitants. En lisant ses expressions pour lesquelles je n’ai pas besoin de traduction, de même qu’à travers les vieilles photos qu’il y insère, je me sens reliée à une ville souterraine et invisible, à une communauté disparue. Après tout, Bitola aussi – éloignée de la capitale mais ouvrant sur l’Occident – faisait partie du monde qu’il évoque. Au tournant du XXe siècle, c’était une ville cosmopolite qui s’enorgueillissait de plusieurs consulats, d’un lycée français et du premier cinéma des Balkans. Les filles de bonne famille fréquentaient les bals, les héritiers faisaient leurs études en France ou en Autriche. Mais avec le déclin et le démembrement de l’Empire, elle a perdu sa population et ses richesses. Le vieux Bitola tombe en ruine, remplacé par une ville nouvelle dont les habitants me sont étrangers. Ses deux belles anciennes mosquées désormais flanquées d’immeubles en béton témoignent du mariage mal assorti (et dorénavant enterré !) entre le passé oriental et l’avenir socialiste. Et lorsque

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l’on jette le regard sur les vieilles façades, il n’est pas rare de voir le ciel se profiler à travers leurs fenêtres en ruine. 16 En revoyant mes cousins, je réalise que ma joie se teinte aussi d’une vague culpabilité. J’ai le sentiment de les avoir abandonnés : je n’ai pas vu grandir leurs enfants, je ne les ai pas accompagnés dans nos deuils communs. Mes tantes paternelles aux prénoms d’impératrices, Eudoxie, Anastasie, se sont éteintes, et avec elles le lien à l’héritage chrétien de Byzance. La famille maternelle aussi, ré-emportant dans le mythe des noms qui en étaient issus – Athéna, Androniki, Archimède – et dont le souvenir m’enchante et m’attriste lorsque je les écris. Mais, écrire est une piètre expiation de mon départ et je me demande si mon regard en arrière n’est pas surtout un déni du présent que j’ai choisi, après tout, de vivre ailleurs, avec d’autres. Le mal du pays fait sans doute office de mythe pour ce pays traditionnel d’émigration : qui ici n’a pas un oncle d’Amérique ? J’ai moi-même encore dans la bouche le goût des chicklets à la cannelle que nous distribuaient des cousins lointains lorsqu’ils revenaient en visite, avec leurs enfants qui ne comprenaient personne et avaient des manières étranges. Il y a longtemps que « l’étranger », inostranstvo, stranstvoto, cette contrée vague mais chargée de sens s’oppose au « chez nous »7. Dans les histoires et le folklore, ces horizons lointains reviennent toujours comme une menace : « Maudite soit l’Australie qui m’a pris mon homme » dit un vieux refrain que fredonnait mon père et qu’il devait bien connaître puisque son propre père avait passé dix ans outre-Atlantique. Bien plus tard, j’ai vu de mes yeux le spectacle poignant d’un vieillard qui embrassait le sol natal débarquant d’un vol intercontinental. La Macédoine n’est d’ailleurs pas la seule à qui « l’étranger » « prenait » amants et maris. Sur les îles dalmates ou grecques, d’innombrables ruines témoignent de l’oubli de leurs lointains héritiers, et il est peu de familles dans les Balkans qui ne puissent lancer pareille malédiction. Et si la seconde ville macédonienne par le nombre d’habitants se trouve de nos jours sur un autre continent, je ne doute pas qu’il en soit de même en Grèce, Roumanie, Turquie, ou Albanie. Compensation ou souffrance, je sais que ce regret du pays est la première marque de l’oubli. 17 À ce sentiment sans doute collectif s’ajoute le destin particulier de ma famille dont chaque génération abandonne à son tour sa ville et sa langue natales. Mon grand-père a passé une partie de sa jeunesse en Amérique, mes parents se sont établis à Belgrade, et j’ai fondé moi-même ma famille en Californie. L’abandon de la langue natale n’était-il pas d’ailleurs déjà inscrit dans le prénom donné à ma grand-mère : Polixéni, la « très étrangère ? » En passant au serbo-croate, ma mère ne faisait que répéter la stratégie du caméléon de ses ancêtres et j’ai fait de même, à mon tour, adoptant le français et l’anglais, langues mondiales somme toute plus pratiques pour vivre et publier. Et cependant aujourd’hui, pensant au passé qui s’éloigne, je me laisse bercer par la nostalgie des langues de cette Yougoslavie éclatée qui lentement disparaît des cartes et des consciences. Tout comme l’Istanbul de Pamuk ou le vieux Bitola, elle n’existe plus que de manière spectrale, sépulcrale : dans les souvenirs des vieux, dans le nom de la compagnie aérienne Jugoslovenski Aero Transport qu’on a oublié de changer, ou dans le prénom « patriotique » de mon amie Yougoslava, tout aussi périmé qu’un passeport. Ou simplement sous la figure de ce sud – Youg – de mes rêves… 18 Mais alors que les peuples « auparavant dénommés yougoslaves » se rabattent maintenant tant bien que mal sur d’autres identités, les Tzintzares qui déterminent la mienne s’éteignent lentement comme en témoigne ma famille. La disparition de la langue en est un indicateur. Jusqu’au XIXe siècle les ethnies se mélangeaient peu dans

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les Balkans, gardant leur langue et leurs coutumes propres. Enclavés parmi les dialectes slaves, mes ancêtres ont préservé au cours des siècles leur langue purement romane, purement orale, et que parlait encore ma tante Androniki qui vient de s’éteindre. Puis, ayant compris que pour prospérer dans le commerce il leur fallait une lingua franca, les familles qui se fixaient dans les grandes villes passèrent au grec qui rehaussait leur statut culturel et facilitait leur succès commercial. Les plus aisées achetaient des vignobles, des propriétés à Athènes ou en Alexandrie, construisaient d’élégantes demeures à Monastiri. À mon grand-père maternel, jeune avocat cultivé et de culture hellénisée, son épouse apportait de sa campagne une langue qu’elle n’enseignera plus à ses enfants, une dot considérable, et la mentalité âpre de ceux qui comptent encore les sous : « L’amour pour l’amour, le fromage pour de l’argent » constate et commande l’un des rares proverbes qu’elle m’apprit. De sa langue, je ne retrouve que quelques bribes d’expressions savoureuses : « Adjutatz fratz di sotem Malina di kakac », « aidez- moi, mes frères à tirer Malina de la merde », se moquait-elle de moi lorsque j’oubliais mes devoirs d’école ; « Tzi fatz », « que fais-tu », me demandait-elle parfois. 19 Mais pour les Tzintzares l’adoption du grec ou du serbe, qu’ils pratiquaient plus au nord, signait un « arrêt de mort » collectif au profit de la réussite individuelle. La disparition de leur ethnie est maintenant parachevée. Jusqu’à un passé récent, et malgré le maquillage partiel de leurs patronymes et la perte de la langue, ils se reconnaissaient parfaitement entre eux et pratiquaient une endogamie stricte. Ce temps est aujourd’hui révolu : sans génocide ni violence, cette population a disparu de Bitola, mais à la différence des Turcs ou des Arméniens, rapatriés, elle s’est fondue dans la carte d’autres peuples et cultures. Au dernier recensement, on en comptait dix mille en Macédoine et seulement 293 en Serbie, me renseigne l’encyclopédie. En témoignent mes nombreux cousins éparpillés dans le monde et devenus suisses, croates ou allemands, par facilité, par oubli, par la force des choses. À travers nos oublis s’amorcent de nouvelles lignées et s’éteint un monde, parfois plusieurs mondes superposés (le yougoslave, le tzintzare…). Ce savoir discret explique sans doute mon mal du pays (et d’abord, de quel pays ?), le silence de mon fils, exilé lui-aussi de la langue de sa mère, mon retour nostalgique vers le passé, et peut-être même mon rapport ambivalent au français, ma langue désormais, mais à laquelle j’en veux de s’installer alors que les autres s’étiolent… Peut-être cette émigration qui est le lot constant de ma famille donne-t-elle un poids additionnel au regret des choses qui passent. « Neise » dirait ma mère, « c’est comme ça, peu importe, passons », une autre expression qui me colle à la peau sans que je sache exactement ni ce qu’elle signifie, ni même de quelle langue elle vient. Passons… 20 « Que les regrets de la jeunesse sont pesants ! ». Le refrain triste et lent de cette vieille chanson serbe ponctue mes réflexions : « žal za mladost », la nostalgie de sa jeunesse perdue, figure d’ailleurs, de manière inattendue comme un équivalent de la saudade dans Wikipedia. De même que le sentiment qu’il évoque, l’expression est ancrée dans le folklore du sud des Balkans, transmise par une œuvre qui incarne à elle-même sa nostalgie identitaire, Koštana de Borislav Stanković. Dans cette pièce que j’ai souvent vue jouer à Belgrade, ces paroles font partie d’une romance chantée par la jeune Tsigane8 Koštana, héroïne dont la beauté, la danse, et l’inaccessibilité tournent la tête à toute une petite ville du sud de la Serbie. Stanković, auteur de la fin du XIXe siècle avait saisi l’essence du sevdah qui définit son époque et ce sud déjà mythique. Son œuvre parle du déclin d’un empire et de ses conséquences : la perte d’énergie vitale, l’appauvrissement, les sacrifices imposés aux hommes et (surtout) aux femmes.

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L’intrigue, très simple, place la jeune danseuse au centre de plusieurs hommes pris dans une existence désolée, qui se désespèrent de mourir sans avoir vraiment vécu et veulent échapper à leur vie étroite, à leurs femmes vieillissantes, à la réalité sinistre de la province. La désirable mais inatteignable Koštana qui souffre elle-même d’un désir de l’impossible, relève du mythe contemporain de la gitane qui brise l’ordre de sa société, mythe mis en scène dans la Carmen de Mérimée ou de Bizet. À un moment, le maître de la maison sur le retour de l’âge lui demande de chanter la chanson nostalgique qui est le point fort de la pièce9 : « Da znaeš, mori mome, da znaeš, kolka je žalba za mladost » – « Si seulement tu savais, ô mon enfant, combien les regrets de la jeunesse pèsent »10. Tout dans cette chanson souvent entendue cultive le sevdah : le passé, la quête de l’impossible retour, le Sud immobile et lourd, la province qui tue, la tendresse mêlée de désir, le chant aux intonations orientales. La morosité des personnages de Stanković vient de leur certitude que rien ne change en bien, historiquement, dans les Balkans. Son œuvre est à cet égard représentative de tout un courant de littérature de l’Europe centrale et du Sud, dont je retrouve les échos dans le livre d’Antonio Magris, Danube(1986). Cette littérature dont Magris est le digne héritier est sensible à la langueur du temps qui passe, trouble et charriant un poids inconnu, comme les eaux du grand fleuve ou celles de la Morava qui inondent régulièrement le pays natal de Stanković et figurent également dans les chants populaires. 21 Mais les paroles fredonnées m’apportent aussi un apaisement par leur mélodie lente et la tendresse de l’apostrophe « mori mome », « ô mon enfant », qui fait partie du parler ancien. De nouveau, elle me replace dans l’histoire : l’interjection « mori » était autrefois exclusivement utilisée pour s’adresser à une femme, remplaçant son prénom, omis par pudeur. À cet appel qui lui disait tout du sevdah amoureux, la jeune femme faisait écho par sa version venant également de la culture turque et réservée strictement à l’homme : « bre ». Une ancienne morale du silence où le sentiment n’affleure qu’à travers des exclamations fait partie de cette culture populaire qui transmet le fond des rapports humains par le chant ou par des gestes rituels. Cette morale a bien évidemment disparu aujourd’hui et on me pardonnera de la trahir en évoquant une histoire familiale : mon père, imprégné de ce tabou traditionnel, a pendant longtemps, m’a-t-on dit, hésité à appeler ma mère en public par son prénom, par bienséance. Mais si l’apostrophe « mori » parle de la passion, l’appellation « mome » qui fait encore partie de mon paysage affectif neutralise et protège la jeune femme qu’elle désigne. Disparu désormais de la langue serbe, ce tendre diminutif strictement réservé aux toutes jeunes filles, leur accorde par son genre grammatical neutre plutôt que féminin, un statut d’enfant encore exempté des dures réalités de l’existence féminine. Et lorsque j’entends par hasard sur un vieil enregistrement ethnographique le refrain « Malino mome », je sais qu’il invoque avec douceur l’enfant macédonienne que je ne suis plus. 22 Au terme de cette réminiscence je comprends que ce sont les noms et les expressions du terroir qui me manquent aujourd’hui, plus encore que la senteur de menthe ou le tacatac des sandales en bois, plus même que mon enfance. Je me remémore les mots du quartier paternel, la « dolnata ma’la », les proverbes anciens, les noms byzantins ou helléniques de mes ancêtres, les chants et les rires…. La langue serbe que je parle encore n’a pas ce goût du perdu-à-jamais qui distingue mes souvenirs de Bitola. Certaines expressions, comme des voix aimées et disparues, touchent au plus profond de notre être et restent aussi impossibles à traduire qu’impératives à exprimer. Doux et

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amers en même temps, le sevdah ou la saudade ont cela de commun qu’on les chante alors même qu’on a la gorge serrée… C’est pour cela peut-être, par la discrétion ultime qui caractérise toute culture populaire, que les plus beaux chants de « chez nous » se restreignent au simple appel – « ah, mori mome » ! Et que, renonçant à les traduire je me laisse bercer par les vers du poète qui a su si bien exprimer dans sa langue, dorénavant la mienne, la douceur d’un passé qui me hante : « j’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans … ».

BIBLIOGRAPHIE

CASSIN, Barbara (dir.), 2004. Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles. Paris : Le Seuil/Le Robert.

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MAALOUF, Amin, 2004. Origines. Paris : Grasset.

MAGRIS, Antonio, 1986. Danube (traduit par Jean et Marie-Noëlle Pastureau). Paris : Gallimard.

PAMUK Orhan, 2007. Istanbul. Paris : Gallimard.

PAP Leo, 1992. « On the Etymology of Portuguese SAUDADE : an instance of multiple causation », Word, 43(1) : 97-102.

RICŒUR, Paul, 2000. La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Seuil.

NOTES

1. Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, (Cassin 2004), article « Saudade ». Mais l’article retrace l’origine du mot uniquement à partir du latin (solitates, solitudes) et le relie strictement au « sentiment très singulier d’un peuple toujours penché vers l’au-delà de ses horizons atlantiques ». Il en élargit toutefois le sens à la spéculation philosophique qui voit dans la saudade « une expérience de la condition humaine particulièrement apte à exprimer son rapport à la temporalité, la finitude et l’infini. » Le Grande Dicionario Etimológico-Prosódico da Língua Portuguêsa va jusqu’à affirmer que ce mot est « le plus beau de notre vocabulaire » parce qu’il s’accorde « le mieux avec notre tempérament affectif » [ma traduction] et rapporte, tout en la niant, l’opinion qu’aucune autre langue ne connaît de vocables correspondant à saudade. Pour son étymologie discutable voir Leo Pap (1992). 2. Il va sans dire que la femme est tout aussi sous-entendue par cette désignation latinisante, héritée et sans doute involontairement sexiste. 3. Les Cincares (ou Tzintzares) sont un groupe ethnique proche ou identique aux Valaques, Aroumains, et Koutzo-Vlaques qui habitent dans tous les pays balkaniques, descendent de populations indigènes au territoire, et parlent (ou parlaient jusqu’à un passé récent) une langue purement romane. Sur leur nom exact et leur histoire, controversée parmi les historiens et ethnologues, voir par exemple l’article « Valaques » des encyclopédies. Selon l’histoire orale de ma famille, ce nom désignerait les « Cinci », ou « Cinq » tribus venues de Roumanie qui

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s’installèrent sur le territoire de l’Albanie actuelle au XVIIe siècle puis – après l’incendie qui y détruisit leur capitale Moskopole – passèrent à Bitola ainsi que dans quelques autres villes macédoniennes. 4. Voir son récit autobiographique, Origines (2004). 5. Ce mot désigne également le type de musique traditionnelle d’inspiration orientale, nostalgique, cultivée et appréciée en Bosnie, en Serbie et sans doute ailleurs dans les Balkans. 6. Parmi quelques mots pris au hasard : čaršav (le drap), pendżer (la fenêtre), taze (frais), mušterija (le client), bubreg (le rein), et même pamuk (le coton). 7. En serbe et en macédonien, le parler quotidien permet d’ailleurs encore de demander si un inconnu est « à nous » (« naš »), sans préciser le « nous » collectif et sans penser en xénophobes. 8. Les Roms étaient traditionnellement appelés « Tsiganes » en Serbie. 9. Il s’agit de la musique sevdah, cultivée et chantée dans des occasions spéciales. 10. Curieusement, l’article de Wikipedia cite « žal za mladost », ou « regret de la jeunesse perdue », parmi les équivalents étrangers de “saudade” sans pourtant le rapprocher de « sevdah ».

RÉSUMÉS

Cet essai combine des souvenirs d’une enfance macédonienne et des réflexions sur cette nostalgie particulière, cultivée à travers la littérature et la musique, qui définit l’identité culturelle balkanique. Le sentiment de « sevdah », inspiré par la littérature et ancré dans l’histoire particulière de l’auteur avec son origine multi-ethnique et son émigration, sert de trame à l’évocation poétique d’un mode de vie et d’un parler désormais disparu, celui de l’ancien Bitola avec son héritage ottoman.

This essay combines memories of a Macedonian childhood and reflections on a particular feeling of nostalgia, cultivated through literature and music, and which defines the cultural identity of Balkan peoples. The « sevdah » mood, inspired by literature and rooted in the author’s particular multi-ethnic background and her history of emigration, is used to evoke poetic memories of old Bitola and its language marked by Turkish heritage.

INDEX

Keywords : nostalgia, emigration, Macedonia, Cincar (Tzintzar) ethnic minority, Turkish expressions, Orhan Pamuk Mots-clés : nostalgie, émigration, Macédoine, Cincares (Tzintzares), turcismes, Orhan Pamuk

AUTEUR

MALINA STEFANOVSKA est professeur de littérature française a l’Université de Californie à Los Angeles, spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles. Francophone mais venant de l’ancienne Yougoslavie, elle s’intéresse à la mémoire historique et individuelle, ainsi qu’aux genres littéraires des mémoires et de

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l’autobiographie. Ses livres publiés en France sont Saint-Simon, un historien en marge (1998) et La Politique du cardinal de Retz (2008). Son projet en cours est consacré à ses propres mémoires. [Departement of French and Francophone Studies, UCLA, 405 Hilgard Avenue, Los Angeles/ California, 90095-1550, USA – [email protected]].

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VARIA

NOTE DE L’ÉDITEUR

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Ici ça se fait, ici ça se paie ! Autorité, religion et transformation sociale dans le Nord Ceará (Brésil)1

Agnès CLERC-RENAUD

1 On peut imaginer que dans un contexte de transformations sociales accélérées, la question de l’autorité se pose de façon aiguë. Dans cet article, je me propose de décrire et de questionner les modalités de son exercice dans une telle situation à travers le cas de Jericoacoara.

2 Ce village, situé dans le nord de l’État du Ceará, est devenu un haut lieu du tourisme brésilien et international. Au début des années 1980, ses habitants, qui vivaient de la pêche artisanale côtière pratiquée dans de petites barques à voile, se sont trouvés pris dans un maelström de bouleversements. Ce groupe rural était jusqu’alors maintenu dans un relatif isolement à la pointe d’une presqu’île par un cordon de dunes migratoires qui le sépare du réseau routier. Il s’est alors trouvé confronté à de nouvelles habitudes (alimentaires, sexuelles, monétaires, etc.) amenées par des visiteurs en majorité citadins. En 1995, moins d’une génération2 plus tard, un phénomène d’urbanisation et d’industrialisation touristique a entraîné le tracé de trois, puis de cinq rues parallèles le long desquelles s’alignent trois cents maisons de briques et de tuiles et quarante hôtels, venus remplacer les maisons de torchis et de palmes auparavant éparpillées dans le sable. À la population autochtone du village constituée d’environ 800 personnes sont venus s’ajouter, bon an mal an, quelques 150 ‘nouveaux habitants’ originaires pour la plupart des grandes métropoles brésiliennes, ainsi qu’un flux de touristes variant de deux cents en basse saison à deux mille lors de certaines fins de semaines. 3 Les données d’une enquête ethnographique réalisée au cours de la première moitié des années 1990 font apparaître durant cette période des ‘points de basculement’ dans la façon dont le groupe local se représente lui-même, autrui, et le monde. Dans cet article, je décris et j’analyse les recompositions en matière d’autorité. L’analyse est rétrospective, et le présent ethnographique renvoie à ce retour sur des données. 4 Mais tout d’abord quel sens donner à cette notion d’autorité ? La polysémie du mot n’ayant d’égal que le nombre de travaux la concernant3, je fixerai le cadre général de mon argumentation en reprenant la réponse la plus directe proposée par Hannah

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Arendt à cette question complexe. Dans l’essai précisément intitulé « Qu’est-ce que l’autorité ? » elle constate que l’autorité s’exerce lorsque ne sont impliquées ni contrainte, ni persuasion (Arendt 2001 : 123). Formulée sur un mode négatif, cette définition est complétée par l’histoire du concept dans la philosophie politique occidentale dont l’auteur détaille l’origine spécifiquement romaine (auctoritas versus potestas). Elle déplie le contexte d’émergence de cette opposition complexe et insiste sur la proximité des activités religieuses et politiques en la matière (2001 : 160) dans la mesure où l’autorité renvoie au passé, à la fondation de la cité et à la « force religieusement liante des auspices » (2001 : 162). Elle insiste sur sa réappropriation par l’Église qui, « quand elle se lança au Ve siècle dans sa grande carrière politique, adopta immédiatement la distinction romaine entre l’autorité et le pouvoir, revendiquant pour elle-même la vieille autorité du sénat et abandonnant le pouvoir (…) aux princes du monde » (2001 : 166). 5 C’est pourtant une réflexion, à première vue4 annexe et périphérique de son développement, que je placerai comme point de départ et fil conducteur de mon argumentation : (…) le fait est que la conséquence la plus importante de la sécularisation de l’époque moderne est peut-être bien l’élimination de la vie publique, avec la religion, du seul élément politique de la religion traditionnelle, la peur de l’enfer. (2001 : 174-175) 6 En effet, cette remarque converge de façon étonnante avec certaines données recueillies sur le terrain qui laissent à penser que la reconnaissance de l’autorité et ses modes d’exercice ne sont pas sans liens avec les craintes des habitants de Jericoacoara concernant leur sort post mortem. Plus largement, l’hypothèse que je pose dans cet article est que la transformation des modes d’exercice de l’autorité passe par un changement des représentations relatives à la mort et aux morts. Afin de cerner la forme que revêt cet « élément politique de la religion traditionnelle » dans le contexte de mon travail, je commencerai par dégager les représentations du groupe local quant au sort post mortem des vivants en m’en tenant à son seul point de vue et en laissant de côté celui des groupes récemment arrivés dans le village. J’entends ici par ‘groupe local’ le groupe autochtone dont les membres se désignent eux-mêmes comme « gens d’ici » (gente daqui) et sont désignés par les touristes et nouveaux habitants comme « natifs » (nativos)5.

7 Je m’attacherai ensuite à établir les implications de ces représentations religieuses en matière de conduites vis-à-vis de l’autorité. Enfin, je préciserai quelques-unes des modalités d’exercice respectives de l’autorité religieuse et du pouvoir politique, en les mettant en perspective avec les transformations sociales en cours.

Les termes du débat

8 La nouvelle activité touristique bénéficie d’un accueil tout à fait enthousiaste de la part des autochtones6. Cet enthousiasme, qui m’avait surprise lors du premier contact avec le terrain, a très peu faibli au fil du temps. Même les ‘nuisances’ amenées par l’absence de voirie et l’intrusion de nouveaux objets de fabrication industrielle autrefois absents mécontentent plus les nouveaux habitants qu’ils ne semblent affecter les autochtones. Les amoncellements de déchets et de sacs plastiques dans les replis des dunes des alentours, le fonctionnement nocturne de générateurs d’électricité bruyants et nauséabonds, les épidémies de staphylocoques sont peu débattus. Il y a peu de

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commentaires également sur l’enrichissement rapide de quelques-uns par la spéculation immobilière ou sur la confiscation rapide de la manne touristique par des industriels extérieurs à la localité.

9 Cet accueil favorable se manifeste aussi dans la faible place qu’occupent les bouleversements de la localité dans les conversations de tous les jours entre parents et voisins. Ils sont à peine discutés par les hommes sous les arbres de la rue principale et par les femmes sous les vérandas des maisons. 10 La quasi unanimité réalisée autour de la nouvelle activité contraste avec le caractère polémique de conversations pouvant de prime abord paraître assez éloignées du déroulement des événements en cours. 11 L’un de ces sujets de conversations porte sur le sort post mortem des défunts, au sujet duquel les opinions divergent. D’âpres discussions divisent les Jericoacoarenses quant à la possibilité ou à l’impossibilité de rencontrer à la nuit tombée l’âme d’un défunt au détour d’une rue. 12 Avant toutefois d’en venir aux termes et aux enjeux de ce débat, j’expose brièvement les constantes qui se dégagent de ces discussions. Ainsi, dans l’ensemble, les références d’inspiration chrétienne articulent des représentations communes du destin post mortem autour de l’existence d’un « autre monde » (outro mundo) et d’une autre forme de vie après la mort. Tous s’accordent par exemple sur le fait que l’homme est « pêcheur » (pecador), donc mortel, les deux étant intrinsèquement liés depuis la chute d’Adam et Ève et sur le fait que le « salut » d’une âme pécheresse dépend du jugement de Dieu (Deus, parfois de Jésus) lequel est « au ciel » (no céu) en compagnie des saints, et des anges. 13 Un autre point de convergence réside dans la représentation d’un « jour du jugement » (dia do juizo) devant survenir « à la fin des temps quand le monde va s’achever » (no fim das eras quando o mundo vai acabar). Tous partagent également une conception qualifiable en première approximation de ‘dualiste’ de la personne, composée d’un corps (corpo) et d’une âme (alma). L’unanimité se fait enfin sur le point précis de leur séparation dès l’instant de l’arrêt de la respiration, séparation effectuée par un mouvement ascendant de l’âme : « dès que la personne a donné le tout dernier soupir l’âme s’en est allée, il ne reste que le corps » (logo que a pessoa deu o derradeiro suspiro a alma foi embora, fica só o corpo) ; ou encore : « le corps reste dans la terre et l’âme se suspend » (o corpo fica na terra, e a alma se suspende). 14 Mais les opinions varient sur le destin de l’âme une fois « suspendue ». Les représentations oscillent sur ce point entre deux pôles qui font état pour l’un d’un jugement immédiat et pour l’autre d’un jugement différé – même si je simplifie ici quelque peu le contenu respectif des deux pôles pour n’en garder que l’essentiel. Certaines représentations sont plus complexes mais il s’agit ici de poser les termes du débat. 15 Pour les tenants du jugement immédiat, dès l’instant de la mort, l’âme monte directement « près de Dieu, là où est Jésus Christ ». Dieu la juge immédiatement, il édicte sa sentence et donne des « pénitences » (penitências) que l’âme doit accomplir, et qu’elle revient accomplir sur terre. Il s’agit pour elle de « décompter ses péchés » (Descontar seus pecados). L’âme est aidée en cela par les suffrages des vivants et le travail rituel des funérailles qui lui permettront éventuellement de gagner « un bon lieu », situé au ciel. Pour les tenants du jugement différé, l’âme va dans « un lieu

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séparé » (lugar separado) et elle ne sera jugée que le jour du jugement dernier. D’où le débat récurrent au village sur la question d’un commerce nocturne des vivants avec ces entités ; possible pour les uns, dénié par les autres. Disons tout de suite que la représentation d’un jugement immédiat est très largement majoritaire au village. Sans être en mesure d’affirmer qu’elle est antérieure à la représentation d’un jugement différé – le problème ne se pose pas en terme de nouveauté et il est fort probable que les deux co-existent dans la localité depuis longtemps – mon hypothèse est que le discours actuel développé par ses tenants participe des transformations en cours dans la localité. L’opposition entre jugement immédiat et jugement différé sous-tend des implications radicalement différentes sur lesquelles je reviendrai, mais que je veux d’ores et déjà esquisser. 16 En effet, la question du jugement post mortem est abordée par Hannah Arendt à propos du seul apport grec à la construction du concept d’autorité. Il s’agit de l’idée développée par Platon dans La République que la crainte de l’enfer joue un rôle crucial dans l’obéissance politique. Cet aspect de la pensée platonicienne sera repris par l’Église avec le succès que l’on sait et restera en vigueur jusqu’à des temps assez récents en Europe (Arendt 2001 : 168-177). (…) chez Platon nous trouvons pour la première fois non seulement le concept d’un jugement dernier décidant de la vie éternelle ou de la mort éternelle, des récompenses et des châtiments, mais la séparation géographi[qu]e de l’enfer, du purgatoire et du paradis, aussi bien que l’idée horriblement concrète des degrés dans les châtiments corporels. (Arendt 2001 : 170-171) 17 On aura compris que la cosmogonie de Jericoacoara, n’est pas exactement platonicienne, pas plus qu’elle ne n’est stricto sensu celle des dogmes de l’Église7 quoique la plupart des habitants de Jericoacoara se déclarent de confession catholique.

18 La « géographie de l’au-delà » ne correspond pas non plus à la trilogie paradis- purgatoire-enfer issue du Moyen Âge européen dont Jacques Le Goff (1981) a décrit l’émergence. Pour les tenants du jugement immédiat, rappelons que l’immédiateté de la sentence a pour effet de ramener sur terre, dans l’espace de « ce monde » (este mundo) sous sa dimension temporelle nocturne, des âmes « en marche » (andando), « en peine » (penando), « errantes » (vagando), « souffrantes » (sofrida), « affligées » (em afflição), « en pénitence » (em penitência) avec lesquelles les vivants doivent compter dans leurs interactions. Le principal clivage du cosmos sépare donc « le ciel » lieu des « âmes sauves » de la surface terrestre, elle-même subdivisée par le rythme quotidien en une face diurne, lieu des vivants et une face obscure, lieu des « âmes en pénitence ». Non que l’enfer soit inexistant. Il est même parfois très directement évoqué à travers insultes et imprécations « consume-toi dans tes enfers ! » (te consume pelos teus infernos !) ou encore « va en enfer ! » (vai pro inferno !). Dans la littérature de colportage régionale, les vers qui y font référence placent l’enfer dans le monde souterrain très profond (Barreira 1998 : 118-121). À travers les rares propos que j’ai recueillis de mes interlocuteurs, l’enfer est plutôt associé au séjour du « diable » (cão) mais il ne semble pas pris très au sérieux en tant que lieu de contention et de châtiment des morts. En revanche, les nombreuses attitudes qui témoignent de la peur de la solitude et de l’obscurité, (porte barricadée à la nuit tombée, lumignons brûlant toute la nuit auprès des dormeurs, évitement de toute sortie nocturne de la maison, répugnance à dormir seul dans une pièce, appréhension de l’isolement et de l’éloignement des siens, compassion pour le sort des « personnes seules ») font de l’errance solitaire dans l’obscurité une dissuasion beaucoup plus efficace d’éventuels « péchés ». Dans ce

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contexte, la version locale de la « crainte de l’enfer » qu’évoque Hannah Arendt serait donc plutôt celle de l’errance solitaire et nocturne.

L’autorité à la source

19 Revenons maintenant aux divergences repérées entre le jugement immédiat qui décide d’un tel sort et le jugement différé. Quelles sont les implications de ce dernier et que peut-on en inférer en matière d’autorité ?

20 Les tenants du jugement différé développent l’idée d’une sorte de contention, de ‘stockage’ des âmes dans un « lieu séparé » dans l’attente d’un jugement final. Je pense, je crois qu’il va y avoir un jour, un jour final de tout, de tous les jugements. Ça, je peux le croire, mais qu’une personne meure et reste à apparaître [comme l’affirment ceux qui prétendent avoir rencontré une âme en disant :] « Untel vient dans le monde ici ! » Ça, je ne crois pas à ça, non ! Je crois qu’il se peut que les personnes qui ont fait des choses bonnes ici restent dans leur petit coin, là- bas. (…) Et que seulement un jour il va y avoir tous les jugements, n’est-ce pas ? 8 (Maria, environ 30 ans, mère de 5 enfants, ex-institutrice) 21 Le « petit coin là-bas » évoque l’idée d’une salle d’attente, close, qui coupe toute possibilité de relation entre les vivants et les morts. Poussée dans ses conséquences ultimes, cette représentation tend également à diminuer, voire supprimer, la possibilité de décompte après la mort des « péchés » commis pendant la vie. De façon corollaire, elle tend aussi à ramener les « pénitences » sur terre pendant la vie, ainsi que l’exprime une interlocutrice d’une trentaine d’années : Il y a [ceux qui disent] : ‘Un tel est mort, alors il reste à errer’. Je ne pense pas comme ça. Je pense que pour ce que tu fais dans ce monde de bon et de mauvais, tu le paies ici. Comme ça : si tu es bon, tu vas avoir des choses bonnes, si tu es mauvais, tu vas avoir des choses mauvaises, ici ! Donc, après que tu meurs, il va falloir que tu ailles dans un endroit là-bas, tu ne vas pas rester ici ! (…) Mais je ne pense pas qu’elle [l’âme] soit comme les personnes [le] disent dans un enfer. Ça, je n’y crois pas. Ici ça se fait, ici ça se paie !9 (Maria, environ 30 ans, mère de 5 enfants, ex- institutrice) 22 On voit poindre dans ce discours des thématiques de prédilection de la Réforme protestante, telles que la prospérité terrestre comme reflet de la droiture morale ou encore la responsabilité individuelle dans « ce monde » (este mundo)10.

23 Ce thème soulève aussi une contradiction propre au hiatus entre infraction et sanction qu’un autre partisan du jugement différé relève au cours de la même discussion : Ici ça se fait, ici ça se paie ! Mais parfois ça arrive à un point ! (…) je vois de ces personnes tellement pleines de méchanceté que je ne sais pas même comment ces personnes vivent avec elles-mêmes, comment leur tête le supporte. Comment elle a plein de mille choses et autres, de richesses, tout ce qu’il peut y avoir de bon ici, elle l’a (…) Et telle autre [qui] déplore : ‘Pourquoi suis-je si bon ? Je sais que mon comportement est ainsi ; et pourquoi n’ai-je pas profité de cela dont cette personne qui est si mauvaise profite ?’ Alors c’est là le hic, retour à la case départ ! N’est-ce pas Agnès ?11 (Francisco, environ 30 ans, ex-pêcheur, gérant d’un commerce) 24 Pour l’instant, à défaut de sanctions post mortem, les tenants du jugement différé s’en tiennent à l’invocation de la volonté divine. La plupart des réponses apportées à la délicate question de la prospérité terrestre des crapules et au sentiment d’injustice qu’elle peut provoquer vont dans le sens de celles-ci :

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Il y a des moments où je pense comme ça : ‘Pourquoi untel a-t-il tellement de choses ? Et moi ? Pourquoi certains ont-ils tellement et d’autres rien ? Pourquoi untel a-t-il ceci et ceci et ceci et moi non ?’ Mais après je pense comme ça : ‘ Ah ! Puisque je ne l’ai pas c’est parce que Dieu n’a pas voulu que j’aie cela’.12 (Francisco, environ 30 ans, ex-pêcheur, gérant d’un commerce) 25 Rappelons que la représentation d’un jugement immédiat est nettement prédominante au village, quant au nombre de ses tenants tout au moins. Il est pourtant vraisemblable que celle d’un jugement différé soit amenée à progresser, ne serait-ce que par la scolarisation. Il faut en effet souligner qu’elle est le fait des personnes du village (instituteurs, commerçants, émigrés de retour de São Paulo) à même d’avoir une référence directe aux Écritures. Leur qualité de lettrés13 les désigne aux fonctions de laïcs catéchistes. Elle en fait les interlocuteurs privilégiés du prêtre lors de ses visites annuelles depuis le siège plus ou moins lointain de la paroisse. Ces personnes se trouvent de ce fait investies du devoir de pourfendre les écarts au dogme dans leurs manifestations les plus criantes, au premier rang desquelles figure l’apparition nocturne des âmes.

26 Par ailleurs, la représentation d’un jugement immédiat assorti de la sanction de l’errance risque bien de perdre du terrain en ce que les « âmes » auxquelles il arrive de « se présenter » aux vivants le font dans l’obscurité de la nuit. Et il n’est sans doute pas anodin que la discussion quant à la possibilité d’un tel commerce intervienne au moment où les rythmes sociaux sont malmenés. Ils sont bousculés tout à la fois par la raréfaction des sorties de nuit des pêcheurs14, l’irruption d’une vie nocturne intense de la part des touristes et des jeunes gens qui dansent toute la nuit au forró15 et la multiplication des générateurs de courant électrique. Jusqu’à quel point de rupture tiendra la représentation d’une temporalité nocturne comme moment de rencontre des âmes ? 27 Il n’est sans doute pas anodin non plus que les représentations de « l’autre monde » soient affectées au moment où des bouleversements importants marquent le quotidien de « ce monde ». Quel sens et quelle portée donner à ces débats, et quels ajustements sociaux expriment-ils ? 28 De façon paradoxale, le renversement constitué par le passage d’un jugement immédiat à un jugement différé ne traduit-il pas le franchissement d’un pas vers l’individualisation, au moment où l’adoption par le groupe du salariat ou du commerce touristique est venue distendre la forte interdépendance entre ses membres qu’impliquait l’activité nourricière de la pêche ? 29 Une telle hypothèse peut sembler contradictoire si l’on se souvient que la représentation d’un jugement immédiatement après le décès le conçoit comme individuel, tandis que la représentation d’un jugement différé implique la dimension collective d’une attente. 30 Pourtant, les écarts entre ces deux positions, dans leurs implications spatiales comme temporelles, inclinent en ce sens de plusieurs façons. 31 D’un point de vue spatial, la tendance s’en dessine si l’on considère que les représentations des tenants du jugement immédiat, caractéristiques d’une société à forte intégration, renvoient la dimension individuelle de l’existence post mortem dans l’espace de « l’autre monde ». Par contraste, en affirmant « ici ça se fait ici ça se paie », les représentations des tenants du jugement différé affirment la portée individuelle des

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actes dans l’espace de « ce monde », connotant une plus grande place faite à l’individu dans la société. 32 En quelque sorte, ces représentations n’attestent-elles pas d’une expulsion, d’un rejet de la dimension collective de l’existence de « ce monde » vers « l’autre monde » sous la forme du « petit coin là-bas » de la ‘salle d’attente’ du jugement dernier. De surcroît, un tel rassemblement évoque plus une « collection d’individus » (ces derniers en l’occurrence figés dans l’attente de leur jugement) ainsi que la définit D. de Coppet (1992 : 115, cf. infra), qu’une société présentant une forte intégration entre ses membres. Et l’on peut se demander si cette forme ‘non viable’ n’est pas aussi le signe d’une moindre valorisation des dimensions sociales de l’existence au profit d’une plus grande valorisation de ses dimensions individuelles16. 33 Sous l’angle de leur temporalité, les décalages des représentations du jugement entre les deux pôles décrits vont aussi dans ce sens. D’un côté, l’immédiateté du jugement exercé par l’autorité divine est assortie d’une récompense (le « ciel »), ou d’une sanction, l’errance solitaire et nocturne de l’âme jusqu’à décompte de ses « péchés » ; de l’autre, la sanction est différée jusqu’au « jour de tous les jugements », c’est-à-dire dans une temporalité hors de l’échelle d’une vie humaine. Placer le destin ultime des défunts dans l’atemporalité d’un futur lointain ne revient-il pas en quelque sorte à aménager la sanction ? En tout cas, elle l’oblitère puisque ni enfer, ni errance terrestre solitaire et nocturne ne sont à redouter dans l’immédiat. En supprimant « la crainte de l’enfer », la représentation des tenants du jugement différé n’ouvrirait-elle pas la voie vers une autre étape, que Hannah Arendt pose comme irréversible : Superficiellement parlant, la perte de la foi en des états futurs est politiquement, sinon certes spirituellement, la distinction la plus importante entre la période présente et les siècles antérieurs. Et cette perte est définitive. (Arendt 2001 : 177)

Le respect comme marque de l’autorité

34 Le constat de Hannah Arendt s’applique à des sociétés sécularisées. Or si divergences il y a dans la représentation des « états futurs », il serait abusif de parler de sécularisation pour ce qui concerne le groupe local. Pour les Jericoacoarenses, rien ne peut se faire sans l’assentiment et l’approbation des puissances célestes (principalement Dieu, Notre-Dame et São Francisco) sans cesse rappelées par des formules propitiatoires tout au long du jour. Toute situation difficile s’accompagne d’un appel à leur appui et protection sous forme d’un sonore « Dieu me protège ! ou « Notre-Dame me protège ! » ou encore « São Francisco me protège ! » (Vale meu Deus ! Vale meu São Francisco ! Vale minha Nossa Senhora !). La moindre allusion à une éventualité néfaste soulève immédiatement un choeur exclamatif de « Dieu m’en délivre ! » (Deus me livre !). Un souhait de « bonne journée ! » ou un « à demain ! » lancé en prenant congé suscite invariablement la réponse « Si Dieu le veut ! et Notre-Dame ! » (Si Deus quiser ! E Nossa Senhora !).

35 Àl’exception de quelques hommes mûrs à qui il arrive de tenir des propos provocateurs entachés d’un scepticisme jouisseur, généralement accueillis avec force cris de réprobation et signes de croix de la part de leurs auditeurs, les attitudes sont assez homogènes. Tout ce qui relève du domaine de l’action ou de la préservation, qu’il s’agisse de pérennité – maintenir la personne à qui l’on dit bonne nuit en vie jusqu’au

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lendemain – ou bien de projets, est soumis à la volonté de Dieu. C’est aussi le cas du jugement immédiat ou différé, et c’est encore le cas de l’ordre du monde : Ma fille, de tous temps il y a eu des riches et des pauvres et ceux qui disent qu’ils vont changer ça sont des menteurs. Comment vont-ils changer ce que Dieu a fait et qui a toujours été ?! (Francisco, plus de 80 ans, ex-pêcheur, repentista, ancien officiant) 36 Le propos de cet ancien condense la façon qu’ont les Jericoacoarenses d’envisager l’autorité car il pose d’emblée Dieu comme l’un des termes du problème. La référence à « ce qui a toujours été » ramène à la fois au passé, et au passé immuable de la fondation. L’argument employé place cette représentation dans la droite ligne de la « religion » au sens romain qui, ainsi que l’explique Hannah Arendt, a pour caractéristique d’en appeler au passé et à la fondation. Il s’agit ici de la fondation du monde, « fait » par Dieu, son ordre étant transmis de génération en génération. Signalons au passage que si Dieu est placé à la source de toute autorité, les formules propitiatoires témoignent que Notre-Dame n’en est jamais bien loin, pas plus que les saints, ces « morts très spéciaux » ainsi que les nomme Peter Brown (1996). De par leur proximité céleste avec Dieu, les saints sont aussi détenteurs d’autorité. En ce sens, ils partagent avec lui les prérogatives dévolues dans d’autres sociétés aux ancêtres en accordant leur protection et en dispensant des sanctions (de Coppet 1970 : 34 ; 1981 : 177).

37 En tant que spécialiste des rites, le prêtre bénéficie lui aussi d’un grand crédit. L’attitude vis-à-vis de la fonction ne peut être mieux décrite qu’elle ne l’a été par le folkloriste régional José Carvalho : « Le prêtre au Ceará, est une entité sacrée ; il est le représentant de la divinité ; et comme tel, le Cearense le respecte »17 . 38 L’incitation au respect (respeito) est extrêmement usuelle et la notion est employée à tout propos dans la vie quotidienne de la localité. Pour une femme, respecter son mari consiste à ne pas lui « mettre de corne » (être fidèle), tandis que pour un mari, respecter sa femme consiste à ne pas la battre. Respecter la maison de quelqu’un consiste à s’y comporter de façon pacifique. Le respect est en général invoqué dans des situations où menacent le désordre ou le conflit ouvert. Son opposé, le « manque de respect » (desrespeito), est synonyme d’infraction à l’étiquette ou au bon usage. Pour Durkheim, le sentiment du respect est lié à « l’autorité morale » dont la société est investie sous sa forme religieuse : On dit d’un sujet, individuel ou collectif, qu’il inspire le respect quand la représentation qui l’exprime dans les consciences est douée d’une telle force que, automatiquement, elle suscite ou inhibe des actes, abstraction faite de toute considération relative aux effets utiles ou nuisibles des uns et des autres. (Durkheim 1994 : 296) 39 C’est l’auteur qui souligne, en insistant sur le détachement de la notion de toute trace d’utilitarisme. Ainsi des anciens préoccupés par la multiplication des vols et larcins à Jericoacoara expliquaient-ils en 1991 qu’il n’était pas utile d’agir puisque tout allait rentrer immédiatement dans l’ordre dès l’installation annoncée comme imminente du prêtre au bourg voisin, promu siège de la paroisse.

40 Le respect tel que le définit Durkheim18 paraît donc tout à fait adéquat pour repérer les faits d’autorité, au point qu’il peut en être considéré comme la marque. Là où il y a respect, il y a autorité, pourrait-on dire sans grande chance de se tromper. De l’autorité, Durkheim écrit encore : L’opinion, chose sociale au premier chef est donc une source d’autorité et l’on peut même se demander si toute autorité n’est pas fille de l’opinion19. (Durkheim 1994 : 298).

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41 Et nous avons vu que l’opinion de Jericoacoara débat largement de la temporalité du jugement divin.

« Dieu au ciel, lui sur la terre »

42 Les modifications des représentations qui précèdent ne sont certainement pas sans incidence sur les modes de reconnaissance de l’autorité, en l’occurrence celle de Dieu, si l’on ne voit comme Durkheim « dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement » (Durkheim 1996 : 75). Avant d’être en mesure de proposer une interprétation de la divergence des temporalités du jugement dans cette perspective plus générale se pose une autre question. Si l’autorité procède de la fondation, et rien moins que de la fondation du monde, c’est-à-dire d’un passé mythique, comment cette source à caractère religieux s’accommode-t-elle du pouvoir politique ?

43 Le processus de transformation sociale rapide et complexe évoqué en introduction inclut l’arrivée de pans entiers de la société brésilienne jusque-là lointains ou absents qui affectent l’organisation sociale, les pratiques et les représentations. Tout autant que le phénomène touristique, la croissance démographique a amené une nouvelle proximité des instances politiques et administratives. Certaines se sont rapprochées, voire installées à l’intérieur du village, et modifient du même coup le rapport du groupe local avec l’État et le pouvoir politique20. Ainsi, dès 1984, la presqu’île à la pointe de laquelle est situé le village a été classée « Zone de Protection de l’Environnement » et une instance gouvernementale (l’Institut Brésilien de l’Environnement) y fut installée à demeure. En 1992, un nouveau découpage du territoire des municipes21 a rapproché le siège de la mairie dont dépend le district de Jericoacoara : auparavant situé dans la petite ville de Cruz (à une soixantaine de kilomètres), le siège de la mairie est désormais établi dans le bourg de Gijoca distant de vingt-cinq kilomètres. À cette nouvelle proximité des instances politico-administratives est venue s’ajouter celle de l’Église. Au début des années 1990, le siège de la paroisse auparavant situé à plusieurs heures de voyage sans liaison terrestre directe s’est installé dans le même bourg que la mairie. L’accès au prêtre s’en est trouvé considérablement facilité. Jusqu’alors le contact avec les représentants du catholicisme officiel était très limité, tout comme leur influence. Qu’en est-il de l’autorité dont bénéficient ces instances et leurs représentants auprès du groupe local ? 44 La représentation de l’organisation politique du municipe, énoncée par un agriculteur de l’arrière-pays à l’occasion d’un récit de la Genèse me paraît significative de l’intrication de ce qu’il est convenu de nommer « le politique » et « le religieux » réputés séparés dans la configuration singulière qui est celle de l’Occident contemporain22 : J’ai une Bible ici (…) elle raconte un tas de choses, un tas d’histoires n’est-ce pas ? Donc nous sommes des humains et nous vivons dans le monde parce que Dieu a consenti. Dieu a consenti n’est-ce pas, que nous vivions dans le monde parce qu’anciennement le monde était désert (…) Mais il [Dieu] a compris qu’il avait besoin… de… Comme ça, [c’est] comme un gouvernement, un président n’est-ce pas ? Il met en place un tas d’amis, conviés pour que si par hasard il venait à manquer, ses amis agissent. [C’est] comme le maire, il y a le maire, et il y a l’adjoint [au maire] et il y a les conseillers municipaux, donc je crois que Dieu aussi avait besoin de quelque compagnie pour… être à ses cotés n’est-ce pas ? »23.

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45 Cette représentation de l’exécutif local est exprimée dans le registre de la délégation d’une autorité vers des pairs, les « amis ». Non sans un brin d’humour, cet ancien fait valoir la configuration politique locale comme le ‘modèle’ de la fonction divine. En résumé, les hommes sont à Dieu ce que le conseil municipal est au maire. Ses paroles font écho au proverbe « Dieu au ciel, lui sur la terre ! » (Deus no céu, ele na terra) appliqué ailleurs au Brésil à une personne puissante pour signifier sa capacité d’action illimitée. Aucune référence n’est faite à une quelconque notion de représentativité d’un maire, d’un maire adjoint et de représentants municipaux pourtant élus au suffrage universel24.

46 La personnalisation des relations sociales s’applique aussi aux autres instances politiques ou administratives25. Elle se traduit par l’évocation quasi systématique des instances en question sous la forme du titre (incarnant la fonction) par lequel est désignée la personne de leurs représentants. L’État fédéral sera désigné par « le président » (des États Unis du Brésil), l’État du Ceará par « le gouverneur », la municipalité par « le maire ». Il en va de même pour la dénomination des différentes instances politico-administratives nouvellement arrivées dans la localité. Même lorsque leur nom est connu et utilisé au quotidien, celles-ci ne sont pas toujours reliées à un rôle précis, ni à une notion de représentativité. Tel est par exemple le cas de l’IBAMA, (Institut brésilien de l’environnement) chargé de l’application locale des textes de loi relatifs au classement de la presqu’île en Zone de protection de l’environnement en 1984 et de sa gestion directe depuis 1991. L’IBAMA est en général situé à juste titre comme une instance de niveau fédéral, mais sa transformation phonétique plusieurs fois entendue en IBAMBA, plus sonore, laisse à penser que ce qui se cache derrière ce sigle26 ne renvoie pas toujours à une réalité autre que celle de « l’homme du IBAMBA », celui qui incarne l’institution à Jericoacoara. 47 Couramment, la multiplicité des instances politico-administratives a pour effet d’instaurer un rapport à la loi variable selon le niveau auquel on a affaire. Dans les pratiques, la référence à l’universalité de principe d’une loi est contredite par les niveaux d’applications variables mis en oeuvre par les différentes instances. De ce fait, les conflits locaux sont plutôt entretenus que résolus par une telle multiplicité, et des tensions se manifestent de façon récurrente notamment autour de la délimitation, de la vente et de la constructibilité des terrains. Pour n’en donner qu’un exemple, la mise en place par une instance fédérale de l’interdiction de construire dans certaines zones au titre de la protection de l’environnement est en contradiction avec l’édification décidée par l’instance municipale d’une école dans la zone en question. Bien que la gradation des instances fédérales, étatiques et municipales soit perçue par les acteurs dans cet ordre décroissant, les représentations quant à leur rôle, prérogative et fonction varient. Dans l’ensemble, plus l’instance est géographiquement éloignée, plus son prestige politique est perçu par les acteurs comme prééminent et moins son aptitude à faire respecter la loi est reconnue comme effective au plan du village. Autrement dit, si les institutions politiques ne sont pas forcément créditées par les acteurs du pouvoir qui leur est dévolu par la Constitution, il n’en va pas toujours de même pour la personne de leurs représentants. 48 Se pose alors la question de l’autorité des élus ou des fonctionnaires ; autorité dont j’ai montré qu’elle est pour le groupe local avant tout représentée comme émanant de Dieu et ses saints. Quelles sont les institutions et les pratiques sociales qui permettent à ces personnages d’en bénéficier et en quelque sorte de relayer ‘Dieu sur terre’ ?

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Des pratiques politiques fort catholiques

49 La marque de l’autorité qu’est le respect nous met sur la voie. J’ai souligné la prégnance de cette notion dans le quotidien. Cependant, certaines situations publiques exceptionnelles sont dites « de respect ». Ainsi en est-il des rites, catholiques, mais aussi profanes. Une réunion d’information administrative sur des projets gouvernementaux d’incitation à la pêche pourra être qualifiée de réunion « de respect » pour autant qu’y participe par exemple un fonctionnaire de l’État venu exprès pour l’animer. L’attitude convenable pour les participants consistera alors à éviter de prendre la parole sans y être invité par l’orateur.

50 L’attitude respectueuse est aussi extrêmement marquée dans la relation entre compères, nouée entre les parents et parrains d’un enfant par le baptême catholique. Le « respect » revient comme un leitmotiv dans les descriptions de ce que doit être un compérage accompli27 au point de constituer ce type de relation en véritable cadre institutionnel. La grande visibilité du compérage est due à la stricte codification des attitudes qu’il induit (termes d’adresse et de référence spécifiques, échanges de prestations, évitement des conflits, etc.), justement destinée à signifier le respect. Toutefois, une telle visibilité ne doit pas faire oublier que cette relation est établie par un rite dont elle tire sa force28. Ce rite fait aussi et d’abord du compère un parrain, habilité par le baptême à bénir ses filleuls « au nom de Dieu ». De surcroît, l’un des attributs du parrain, et non le moindre, est précisément d’éviter à son filleul le sort des âmes errantes. Ainsi que l’a établi Agnès Fine pour l’Europe chrétienne : « Le parrain n’est-il pas celui dont on dit qu’il ‘ouvre le ciel à son filleul’ ? » (Fine 1987 : 128). Or les hommes politiques, élus ou candidats, sont souvent sollicités pour être parrains et certains le sont de plusieurs dizaines d’enfants, comptant ainsi de nombreux compères29. 51 En quelque sorte, le ‘compère-parrain-homme politique’ envers qui tant de respect est témoigné approche l’autorité à sa source (Dieu) de plusieurs côtés. Sa figure condense différentes facettes en lien direct avec le problème posé dans cet article : la traduction de faits d’autorité dans les représentations du destin post mortem, du jugement et de la crainte de l’enfer. 52 Bien qu’elle se manifeste de façon privilégiée et quasi ‘prototypique’ à travers ce complexe de relations, la collusion du religieux et du politique – soit en raccourci la caution du pouvoir politique par l’autorité – ne s’établit pas par la seule institution du parrainage et du compérage. Elle est aussi repérable dans d’autres pratiques, comme la dénomination de la nouvelle école municipale. Publique et non confessionnelle, elle est pourtant nommée « Groupe Scolaire Notre-Dame de la Consolation » [Grupo Escolar Nossa Senhora da Consolação). Le cas de l’église du village est quant à lui légèrement différent. Commencé dans les années cinquante, le bâtiment resta inutilisable, car sans toiture, jusqu’en 1991. L’investisseur hôtelier qui s’offrit de la couvrir fut récompensé par voie électorale en devenant maire l’année suivante. Il est vrai que ce mécène avait également réparé le mur du cimetière au moment de l’implantation de sa première entreprise hôtelière dans la localité. Ce fut ensuite au tour de la mairesse, marraine de plusieurs enfants du village, d’acheter et de ramener de la ville la statuette de la sainte patronne destinée à orner l’église30 recouverte par son époux.

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53 De même que les hommes politiques se livrent à des incursions hors du domaine d’action que leur prévoit la Constitution, le clergé n’est lui non plus pas toujours là où on l’attendrait. Ainsi à l’occasion de la fête annuelle de la sainte patronne d’un village de la région, la « superstition » (superstição) et « l’idolâtrie » (idolatria) ont constitué les thèmes centraux du sermon de la grand-messe d’un prêtre visiblement peu enclin à encourager la ferveur de ses ouailles pour la patronne de leur village31. 54 Sans préjuger de la foi catholique des élus successifs de Jericoacoara, la démonstration de piété en général et l’hommage aux saints en particulier semblent être des pratiques électorales aussi récurrentes qu’efficaces. L’article de Júlia Miranda (2001) sur les pratiques politiques de l’État voisin du Piauí est à cet égard très éclairant. Son gouverneur doit ses mandats successifs en grande partie à son sobriquet de « Main Sainte » (Mão Santa), repris sur son logo électoral, une main tendue surmontée d’une auréole – pour bénir et / ou distribuer ? Appliqué par son équipe de communication sur tout le matériel de campagne (affiches, chemisettes, casquettes, etc.), il contribue à lui assurer une identification immédiate et d’immanquables réélections (Miranda 2001). On ne peut trouver illustration plus explicite des observations de Christian Geffray qui a pour sa part décrit le fonctionnement du corps politique dans la région amazonienne de Marabá : (…) l’accès et le maintien au pouvoir lui-même [d’un élu], procède aussi de la capacité de son détenteur à se prévaloir des fonctions redistributives de l’État, pour en faire le vecteur d’une autorité reconnue dont les ressorts sont, là encore, paternalistes. (Geffray 1995 : 102, italiques de l’auteur) 55 Un mode de fonctionnement similaire est décrit, en Amazonie également, dans la région de Altamira, par Roberto Araújo qui l’analyse au sens weberien « d’autorité charismatique » du leader politique redistributeur et souligne : Les institutions sont structurellement asservies au besoin de fournir au leader les moyens d’exercer ses compétences : devenir le vecteur d’une redistribution partielle des moyens qu’il reçoit. (Araújo 1993 : 52) 56 Au Ceará cette fois, une description recueillie au cours d’un entretien informel auprès d’un visiteur de passage à Jericoacoara est elle aussi parlante. Il s’agit du plan de campagne que ce fonctionnaire de l’État envisage en vue d’une éventuelle candidature au mandat de « maire adjoint » (vice-prefeito) du bourg du sertão où il est en poste. Dans cette petite ville, une statue du saint patron a été érigée en haut d’un mont. L’oeuvre monumentale se trouve cependant inachevée car il manque la tête : Le rêve de tout le monde là-bas est de la voir terminée. Il faut juste envoyer un architecte la construire, faire un bon éclairage et un bon travail d’arborisation. Le type qui réussit ça est maire pour le restant de sa vie. (Francisco, 53 ans, commissaire de la police civile) 57 En me gardant de statuer sur le degré de généralisation de ces pratiques, il apparaît qu’elles ne sont ni récentes ni spécifiques à la région de Jericoacoara si j’en crois la gigantesque statue du Cristo Redentor qui culmine bras ouverts sur les hauteurs de Rio de Janeiro32, et des figures saintes érigées sur les éminences de nombre de villes brésiliennes, petites et grandes.

58 Il faut aussi nuancer le propos sur un autre point afin de rectifier le biais que pourrait introduire le développement précédent. Les attitudes décrites traduisent bien une volonté de la part d’hommes politiques d’asseoir leur pouvoir en se plaçant délibérément en position de relais de l’autorité de « Dieu sur terre ». Cela n’autorise pas pour autant à affirmer que tous les hommes politiques régionaux pratiquent le cynisme

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ou dévoient l’institution politique dont ils sont les représentants ; pas plus que je ne pourrais prétendre que tous les Jericoacoarenses sont dupes de la ‘sainteté’ que manifeste la dévotion ostentatoire de leurs élus. Questionnée sur la raison pour laquelle elle avait fait allégeance à un candidat local qu’elle n’estimait pas, une ancienne a répondu pensivement : « Personne ne sait… un jour on peut avoir besoin » (Ninguém sabe… um dia pode precisar) ; réflexion qui laisse affleurer que la force n’est jamais bien loin, force brute de la coercition ou force de la nécessité du recours aux instances politiques personnalisées, lorsqu’il s’agit d’être emmené en ambulance à l’hôpital, d’obtenir un document administratif ou d’établir ses droits à la retraite. 59 Ces nuances apportées, il reste que les gestes décrits, qu’il s’agisse d’édifier une église, d’installer l’image d’une sainte, de placer une auréole sur son logo électoral ou de terminer la construction monumentale d’un saint, constituent autant d’éléments religieux de la politique traditionnelle’ pourrait-on dire en paraphrasant Hannah Arendt.

« L’élément politique de la religion traditionnelle »

60 Il est temps de reposer le problème de « l’élément politique de la religion traditionnelle » qu’est la « crainte de l’enfer » à la lumière de ce qui a été développé. Comment comprendre les décalages observés dans les représentations locales du destin post mortem et que traduisent-ils au plan de l’autorité et de son exercice ?

61 Tout d’abord, les incursions et les emprunts des candidats et des hommes politiques au registre du religieux marquent une tendance du politique à s’appuyer sur l’autorité religieuse. Cette collusion de domaines en principe séparés par la constitution nationale traduit la personnalisation des relations politiques à l’échelle municipale et étatique – instaurée et entretenue par des pratiques et institutions telles que le parrainage et le compérage – mais elle traduit aussi des modalités sociales particulières d’interprétation du suffrage universel. Dans l’une de ses variantes les plus crues, ces modalités se manifestent dans les pratiques du « corral électoral » (coral eleitoral). L’expression désigne une masse d’électeurs fournissant à un candidat le vote collectif négocié par un « caporal électoral » lors d’une campagne (Leal 1975). Au contraire de ce que pourrait suggérer ce registre de langage, ces pratiques ne sont pas limitées aux régions rurales et pastorales et s’appliquent aussi dans les villes33. 62 Est-il hasardeux de corréler l’existence de ces modalités particulières de suffrage politique, qui apportent à des candidats des votes ‘collectifs’, à l’existence d’un autre type de suffrages : ceux des vivants pour les morts ? La réflexion de Jacques Le Goff nous invite à y regarder de plus près. Il souligne en effet la fonction de cohésion sociale des « suffrages »34 apportés par les vivants aux morts (Le Goff 1981 : 24) depuis l’invention dans l’Europe du Moyen Âge de ce « troisième lieu » entre paradis et enfer qu’est le purgatoire. 63 Qu’il s’agisse de messes, de prières, de bougies brûlées, ces actes rituels sous-entendent en effet une forme de commerce possible entre les vivants et les défunts ; possibilité aujourd’hui discutée à Jericoacoara. Toutes choses égales par ailleurs, c’est dire que d’une certaine façon l’enjeu de ce débat autour du sort des « âmes », et du jugement divin susceptible ou non de les renvoyer dans « ce monde » terrestre et nocturne est l’inclusion ou l’exclusion des défunts de la société ; et ce à un moment où

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l’individualisme gagne du terrain. De cette société, occidentale et monothéiste, Daniel de Coppet écrivait : La société, vécue comme un tout comprenant les relations socio-cosmiques, n’a cessé depuis le Moyen Âge, en passant par les Lumières d’être graduellement dévalorisée, sinon complètement oblitérée. Au bout de ce lent cheminement, la société a fini par être séparée du cosmos et pensée comme simple collection d’individus (…). (de Coppet, 1992 : 115) 64 Au plan des représentations locales, le renversement que marque le passage du jugement immédiat au jugement différé pourrait bien être une étape de ce « lent cheminement ». Pour l’heure, les deux pans du cosmos que sont « le ciel » et la surface terrestre de « ce monde » subsistent à Jericoacoara. La « collection d’individus » y est encore reléguée à la ‘salle d’attente’ du jugement dernier que se représentent les tenants du jugement différé. Mais cette relégation, qui signifie la rupture de la société d’avec ses morts ne marque-t-elle pas à coup sûr une étape de cette gradation ?

65 Ne serait-elle pas aussi une étape conduisant vers « la perte de la foi en des états futurs » que Hannah Arendt donne comme irréversible et passant par la disparition de la « crainte de l’enfer » ? L’analyse du propos des tenants du jugement différé montre en tous cas une oblitération de la sanction des actes commis pendant une vie humaine, renvoyée au temps lointain du jugement dernier. Cette atemporalité a pour corollaire un renforcement de l’agir à l’échelle de cette même vie humaine : « Ici ça se fait, ici ça se paie ! » ; discours dont j’ai signalé la tonalité ‘protestante’. Or ainsi que le remarque Norbert Elias : Ce que Max Weber présentait comme l’éthique protestante fut sous sa forme initiale, au XVIIe siècle, plutôt un symptôme que la cause d’un changement dans l’habitus social des individus – en l’occurrence plus particulièrement de commerçants en train de s’élever dans l’échelle sociale, ou désireux de le faire – en train d’évoluer dans le sens d’une plus grande individualisation. (Elias 1991 : 265, note 2) 66 Bien que la plupart des habitants de Jericoacoara se présentent comme catholiques, un renforcement de l’agir est exprimé par le « ici ça se fait, ici ça se paie » prôné par les tenants du jugement différé. Ainsi qu’il a été mentionné, ces derniers sont plutôt des personnes lettrées du groupe35. Au plan des « transformations de l’équilibre ‘nous-je’ « développées par Elias, ceci pourrait bien traduire un affaiblissement du ‘nous’ au profit du ‘je’ ; processus qui passe, explique le même auteur, par un accroissement de l’intériorisation des contraintes et du contrôle des sentiments.

67 Je terminerai cette exploration rétrospective en rappelant les continuités et les discontinuités repérées dans les données de ces années charnières du début des années 1990, et en revenant sur leurs implications en matière d’autorité. 68 Au-delà de leurs divergences une constante se dégage des représentations analysées. L’autorité est toujours considérée comme émanant de Dieu, c’est-à-dire d’une source religieuse au sens large. Or si la religion est bien comme l’affirme Durkheim « (…)] avant tout, un système de notions au moyen desquels les individus se représentent la société dont ils sont membres et les rapports, obscurs mais intimes, qu’ils soutiennent avec elle » (Durkheim 1994 : 323), il faut alors en inférer que ces rapports bougent. Ce mouvement n’a rien pour nous surprendre, dans le contexte d’un groupe au mode de vie bouleversé, à la fois de l’intérieur par la recomposition des relations d’interdépendance entre ses membres et de l’extérieur par le rapprochement d’institutions autrefois lointaines.

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69 Quant à la manière dont ce « système de notions » qu’est la religion bouge, ses modalités entrent en résonance avec ce qu’écrivait Daniel de Coppet des : « très riches années, à l’origine de l’anthropologie et de la sociologie [qui] ont vu (…) Durkheim faire de la société le premier principe, le dieu d’ici-bas ». (de Coppet 1992 : 116). 70 Dans la nouvelle configuration telle que la font valoir les tenants du jugement différé, Dieu reste la source de toute autorité36 mais l’exercice de celle-ci est en quelque sorte limitée, dans sa temporalité tout au moins, par rapport à la configuration précédente. Le jugement sur la portée des actes commis par chacun est alors laissé en dernier ressort à l’appréciation – et aux limites – des consciences individuelles, et du secret de l’isoloir.

71 Faut-il en inférer que la voie ainsi ouverte sera suivie, ou bien d’autres, empruntées par exemple par les mouvements évangéliques, « fournissant des instruments pour transformer [l]es enjeux politiques en les exprimant dans un langage religieux » (Boyer 2007 : 172) ? Une nouvelle enquête serait nécessaire pour en préciser aujourd’hui les recompositions, stabilisations et contigüités dans le contexte considéré hier. 72 Pour finir, j’insisterai sur un autre corollaire de ce renforcement de l’agir à l’échelle d’une vie humaine : l’impossibilité du commerce avec les morts. Car si les nouvelles représentations signifient une autre façon pour les vivants de se représenter leur propre destin post mortem, la coupure des vivants d’avec les morts ainsi instaurée traduit à un certain degré une rupture, elle aussi temporelle, avec le passé dont ils ont été les témoins.

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NOTES

1. Une précédente version de ce texte a bénéficié de l’apport collectif du Groupe de Recherche en Anthropologie, Anthropologie de la Différence (GRAAD). Que Danièle Branger, Catherine Capdeville, Corine Le Carrer, Élisabeth Luquin, Alexandra de Mersan, Delphine Ortis et Almut Schneider soient remerciées de leur participation à cette séance. Je remercie également Claudia Girola et Denis Monnerie pour les questions de fond soulevées par leur lecture critique ainsi que Véronique Boyer pour les encouragements et les remarques urticantes. 2. Environ quinze ans. 3. Dans son Histoire de l’autorité, Gérard Mendel remarque : « La polysémie de ce mot est exceptionnelle. Comment un signifiant peut-il ainsi maintenir son unité avec des signifiés et des référents qui diffèrent autant ? On dirait que, en dépit du flou des significations, le mot est par lui-même lesté d’un poids si lourd – mais venu d’où ? – que son impact psychologique l’a rendu irremplaçable. C’est peut-être l’un des derniers mots de notre vocabulaire, sinon le dernier qui porte témoignage de ce que pouvait être le sacré. » (Mendel 2002 : 24). 4. À première vue seulement, car Hannah Arendt relie la disparition de cette croyance aux catastrophes majeures du XXe siècle et, explicitement, aux crimes de Hitler et de Staline (Arendt 2001 : 175).

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5. Pour cette « rhétorique de la différence », cf. Clerc-Renaud 2005. 6. Cette disposition favorable s’explique en partie par la situation préalable d’hémorragie migratoire que le tourisme est venue stabiliser. L’annuaire statistique de l’Institut Brésilien de Géographie Nationale (IBGE) fait état de l’énorme progression de la population urbaine, qui passe de 31,24 % de la population totale du pays en 1940 à 74,1 % en 1990 (IBGE 1990). Il est notable que la population urbaine de Camocim, tête de pont de l’émigration locale et ville de petite taille dans le contexte démographique brésilien ait augmenté de 5,2 % entre les recensements de 1970 et 1980 (da Silva 1985 : 209 et 234). La population urbaine du municipe de Camocim était en 1970 de 16 493 habitants, en 1980 de 25 059, et en 1991 de 34 138 habitants (IPLANCE 1994). 7. Cf. Clerc-Renaud, 2002 pour la description et l’analyse de cette cosmogonie. 8. « Eu acho que vai ter um dia, eu acredito que tem um dia, um dia final de tudo, de todo julgamento. Isso posso acreditar, mas que uma pessoa morre fica aparencendo « fulano de tal vem no mundo » aqui ! Não acredito isso aí não. Eu acredito que pode que as pessoas que fez coisas boa aqui, que fica no seu cantinho lá. (…) E que só um dia vai ter todo julgamento, né ? » 9. « Que tem esse : « fulano de tal morreu aí fica vagando. » Eu não acho assim. Eu acho que pelo que você faz aqui nesse mundo de bom e de ruim você paga aqui. Assim : Se você foi bom, você vai ter coisas boa, se você foi ruim você vai ter coisas ruim aqui. Aí depois que você morre você vai ter que ter que ir num lugar lá, você não vai ficar aqui. (…) Mas eu acho que não ficou como as pessoas diz num inferno, isso aí não acredito não ! (…) Aqui se faz, aqui se paga ! » 10. Notons que la notion de responsabilité individuelle précède de loin la Réforme dans la chrétienté. Cependant, le fait qu’une telle responsabilité soit assumée par l’individu dans « ce monde » (et non hors du monde) participe, selon l’analyse de Louis Dumont, de cette « longue chaîne de glissements [qui] aboutira à la complète légitimation de ce monde, en même temps qu’au transfert complet de l’individu dans ce monde » (Dumont 1983 : 58, c’est lui qui souligne). De cette série de glissements, la Réforme sous sa forme calviniste constitue « le stade terminal du processus » (Dumont 1983 : 59). 11. « Aqui se faz, aqui se paga ! Mas às vêzes chega um ponto[…], eu vejo outras pessoas ‘tão cheio de maldade que eu não sei como que essas pessoas vivem com ela própria, como que a cabeça dela aguenta como que ela ‘tá cheia de mil outras coisas, riquezas, de todo o que ela pode ter de bom aqui ela tem, (…) e aí aquela outra se lástima : ‘Porque que eu sou tão bom, eu sei que o meu comportamento é assim ; e porque que eu não tenho disfrutado disso que essa pessoa que é ‘tão mal ‘tá disfrutando ?’ Aqui aí é, aí bola, bola no meio de campo, né Inês ? » 12. « Tem hora que eu penso assim ‘Porque que fulano tem tanta coisa ? e eu ? Tem uns com tanto e outros com nada ? (…) Porque que fulano tem isso isso isso e eu não tenho ?’ Mas depois eu pensou assim : ‘Ah ! já que não tenho é porque Deus não quis que eu tivesse isso’. » 13. Leur proportion représente en 1992 approximativement dix à quinze pour cent de l’ensemble des habitants du village. 14. Le meilleur moment pour sortir en mer consiste à profiter de la conjonction entre reflux de la marée et levée du vent de terre du petit matin, forcément de nuit. 15. Désigne à la fois le bal, l’espace où il se tient, un type particulier de musique régionale et une danse apparentée à la polka. 16. En ce sens, le processus d’individualisation que l’on tente de caractériser ne relève pas de la capacité des personnes à « juger et évaluer les règles sociales qui les orientent » qui comme le rappelle Marc Piault (2003 : 370, ma traduction) est reconnue dans toutes les sociétés. Il concerne le degré de valorisation et la place faite à l’individu dans l’échelle des valeurs, dont nous relevons à travers les représentations en jeu que celles-ci se modifient, parallèlement à une situation de transformation impliquant la modification « des appartenances locales et naturalisées et le surgissement d’autres modalités plus diffuses et plus vastes d’insertion et de contrôle de l’individu (…) » (Ibid. : 371).

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17. « O padre, no Ceará é uma entidade sagrada ; é o representante da divindade ; e como tal, o cearense o respeita. » (Carvalho 1930 : 93). 18. Il est intéressant de relever que la formule ici employée par Durkheim est fort proche du caractère de « contrainte », comme ‘marque’ des faits sociaux qu’il développe ailleurs (Durkheim 1973 : 6-11). 19. Affirmation que Durkheim nuance en note en expliquant : « C’est du moins le cas de toute autorité morale reconnue comme telle par une collectivité. » (Durkheim 1994 : 298, note 1). 20. Pouvoir politique est ici entendu au sens commun et usuel de détenteur de la force coercitive, c’est-à-dire, ainsi qu’y insiste Clastres, comme « un cas particulier, une réalisation concrète que peut prendre le pouvoir politique en certaines cultures, telle l’occidentale (…) » (Clastres 1974 : 20) ; quelle que soit par ailleurs la critique qui peut être faite à l’œuvre de Clastres, pour son dualisme, voire son manichéisme dans le « grand partage » opéré entre sociétés à État et sociétés sans État (cf. Terray 1989 : 8-9). Je ne discuterai pas du fait de savoir si l’État moderne peut et doit être défini avant tout par la force de coercition qu’il détient, ce qui sort des limites de cet article, même si ces problématiques sont à l’évidence liées. 21. Division administrative territoriale, comparable pour ce qui est de son organisation à une commune française et pour ce qui est de l’échelle à un canton (dont le chef-lieu serait le « siège » sede) Pour des explications plus complètes en français, cf. Barreira 2001. 22. La séparation de l’Église et de l’État a été décrétée au Brésil en 1890 (cf. Azzi 1983 : 18). 23. « Tenho uma bíblia aqui, (…) conta um bocado de coisa, um bocado de história né ? Entonce nos somo humano nos vivemo no mundo porque Deus consentiu (…) Mas entendeu que precisava… dum… assim como um governo, um presidente não é ? Botam um bocado de amigo convidado pra se por acaso chega a faltar os amigo, agir. Como o prefeito, tem o prefeito e tem o vice e tem os vereador, entonce acredito que Deus também precisava de algumas companhia pra… ‘tar costado a ele, não é ? » 24. La forme du modèle exécutif ainsi présenté n’est pas sans évoquer la pyramide, que Hannah Arendt propose comme la forme typique du gouvernement autoritaire, qu’elle commente ainsi : « Cette image, il est vrai, ne peut servir que pour le type chrétien de régime autoritaire tel qu’il s’est développé par et sous la constante influence de l’Église au Moyen Âge, quand le foyer au dessus et au-delà de la pyramide fournissait le point de référence au type chrétien d’égalité, nonobstant la structure strictement hiérarchique de la vie terrestre (…) » Arendt 2001 : 130. 25. La personnalisation des fonctions politico-administratives est typique d’un « système oscillant entre l’application de la loi et le respect de la personne » ainsi que Roberto Da Matta caractérise la société brésilienne dans l’article intitulé « Savez-vous à qui vous parlez ? » (1983 : 207). Il n’est pas indifférent à mon propos que dans ce même article l’auteur définisse comme « rite autoritaire de différenciation des positions sociales » (Ibid. : 191, c’est moi qui souligne) l’énonciation du « Savez-vous à qui vous parlez ? » La question surgit de façon rémanente dans des situations variées d’infraction ou de conflit qui ont pour dénominateur commun d’être caractérisées par l’anonymat. 26. À quelques milliers de kilomètres sur le même littoral, une transformation phonétique proche en Imbamba, est mentionnée par Rosane Prado (2003) dans une autre Zone de protection de l’environnement de la région de Angra dos Reis, dans l’État de Rio de Janeiro. 27. Ceci n’est pas spécifique aux discours de mes interlocuteurs, la notion de respect est mentionnée dans de très nombreuses études relatives au compérage, quelles que soient les époques et les aires culturelles concernées. 28. L’accent trop fort mis par de nombreux travaux sur la seule dimension du compère au détriment de celle du parrain, du rite et de la nature du lien qu’il fonde est relevé et déploré par des auteurs travaillant en Amérique Latine (Arantes 1975 : 10 ; Christinat 1989 : 218 ; Losonczy 1997 : 105).

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29. Tel est le cas à Jericoacoara, mais aussi dans le cas de la commune amazonienne d’Uruará étudiée par Roberto Araújo (1993 : 175-176) qui met en évidence la fonction paternelle et redistributrice de ces figures politiques et mentionne leur dimension de « fondateur ». 30. Une église est avant tout considérée comme « la maison » du saint ou de la sainte qui y est installée et qui protège la localité et ses dévots, représentation qui n’est pas propre à la micro- région mais aussi en vigueur dans le sertão du Rio Grande do Norte (Cavignac 1994 : 205). 31. En ce sens, le rôle du clergé est assez proche de celui relevé ailleurs dans le nouveau monde colonial ibérique du XVIIe siècle : il aboutit à séculariser ce qu’il ne peut contrôler (Bernand et Gruzinski 1988 : 114). 32. Cf. Enders 2000 : 253-256 pour les circonstances historiques et politiques de sa construction et de son éclairage en haut du Corcovado. Selon une déclaration de l’évêque de Porto Alegre lors de son inauguration en 1931, Rio de Janeiro étant alors capitale fédérale : « la statue est [décrite] comme un rappel que ‘le Christ devra être le Rédempteur de la Nation (…)’. » (Enders 2000 : 256). 33. A Fortaleza, les ‘achats’ collectifs de votes sont en régression au profit de négociations plus individuelles. Cf. Barreira 2001. Je ne suis pas en mesure d’évaluer précisément ce qu’il en est pour la région de Jericoacoara où je n’ai jamais pratiqué d’observation directe en période électorale. 34. L’emploi du terme sufrágio dans les annonces nécrologiques relevées par José Witter (1983 : 95-99) dans divers quotidiens de São Paulo de l’époque 1920-1940 montre que la notion de « suffrage » des vivants pour les morts mise en avant par Le Goff est à prendre à la lettre. 35. En ce sens, l’expansion fulgurante des dénominations protestantes, notamment évangéliques, au Brésil pays très majoritairement catholique dans les trente dernières années n’a rien de surprenant (cf. chiffres nationaux in Garcia, Rivron et Bouvier 2000 : 33, tableau I.3.7 et régionaux in Lopes Júnior 2000 : 292. La tendance ici observée corrobore l’analyse que fait Marion Aubrée de la valorisation de l’alphabétisation dans les trajectoires d’ascension sociale des fidèles pentecôtistes de la région de Recife (Aubrée 2000 : 328). 36. N’oublions pas que selon un proverbe bien connu (plutôt entendu en milieu urbain), « Dieu est brésilien » (Deus é brasileiro).

RÉSUMÉS

L’article interroge la transformation des modes d’exercice de l’autorité religieuse en postulant que celle-ci passe par un changement des représentations relatives à la mort et aux morts. Il est appuyé sur l’observation ethnographique des changements auxquels est soumise une localité littorale rurale du Nord Ceará (Brésil) passée de la pêche au tourisme. Les représentations du groupe local quant au sort post mortem des vivants sont décrites, analysées et mises en perspective avec les modalités d’exercice respectives de l’autorité religieuse et du pouvoir politique dans un contexte de transformations sociales accélérées.

The article questions the transformation of the exercise of religious authority in suggesting that it supposes a change in the representations of death as well as of the figures of dead people. The argument draws on the ethnographic observation of changes that have recently affected a rural coastal locality of northern Ceará (Brazil), in which the main economic activity shifted from fishing to tourism in the last decades. The local representations of the community regarding the post mortem fate of the deceased are described and analysed, before being put into perspective

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with the modes of exercise of religious authority as well as of political power, in a context of fast social transformations.

INDEX

Mots-clés : Brésil, Ceará, transformations sociales, morts, catholicisme populaire, autorité religieuse, pouvoir politique Keywords : Brazil, Ceara, social transformations, dead people, popular Catholicism, religious authority, political power

AUTEUR

AGNÈS CLERC-RENAUD est maître de conférences en ethnologie à l’Université de Strasbourg, membre de l’UMR 7236 CNRS – UdS. Ses recherches portent sur les pratiques et représentations des catholicismes dits « populaires », notamment les relations de parenté rituelle et la construction des figures des saints, ainsi que les recompositions identitaires en contexte de changement social. [UMR 7236 CNRS - Université de Strasbourg, MISHA - 5, allée du Général Rouvillois, 67083 Strasbourg, France - [email protected]].

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