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Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » Le Temps de l'histoire

18 | 2016 Le psychiatre, l’enfant et l’État Enjeux d’une spécialité en construction, 1900-1950

Samuel Boussion et Jean-Christophe Coffin (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rhei/3864 DOI : 10.4000/rhei.3864 ISSN : 1777-540X

Éditeur Presses universitaires de Rennes

Édition imprimée Date de publication : 30 novembre 2016 ISBN : 978-2-7535-5175-6 ISSN : 1287-2431

Référence électronique Samuel Boussion et Jean-Christophe Coffn (dir.), Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 18 | 2016, « Le psychiatre, l’enfant et l’État » [En ligne], mis en ligne le 30 novembre 2018, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rhei/3864 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhei. 3864

Ce document a été généré automatiquement le 24 septembre 2020.

© PUR 1

Ce volume est consacré au Congrès international de psychiatrie infantile qui s’est tenu à en 1937 au cours de l’exposition internationale. Premier du genre, il est organisé notamment par Georges Heuyer dont l’importance dans le domaine de l’enfance pendant l’entre deux guerres est désormais un fait admis. Ce sera l’occasion de faire le point sur ce personnage aux multiples activités et d’évoquer la documentation qu’il a laissée. Qui dit congrès international dit aussi circulations, échanges entre les participants, enjeux de connaissance et rapports de pouvoir. C’est tout cela que s’efforce d’aborder ce numéro en faisant une large place à différents représentants de plusieurs des pays présents. C’est ainsi que la psychiatrie de l’enfant et son institutionnalisation sera explorée à partir des situations allemande, belge, britannique, italienne, française et suisse… Enfin, ce sera aussi l’occasion d’appréhender les savoirs psychiatriques sur l’enfant en amont comme en aval afin de mieux saisir l’importance de ce congrès, au-delà du fait d’avoir été le premier du genre.

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SOMMAIRE

Hommages

Le droit pénal et les âges de la vie Pascale Quincy-Lefebvre

Des coupables aux victimes, l’archéologie de l’identité du mineur délinquant au XIXe siècle Jean-Claude Vimont

Dossier

Introduction Samuel Boussion et Jean-Christophe Coffin

Enjeux scientifiques et politiques d’un congrès

Le premier congrès international de Psychiatrie infantile (Paris, 1937), ou le baptême d’une spécialité ambitieuse Samuel Boussion

La psychiatrie de l’enfant en , une affaire de l’État ? Jean-Christophe Coffin

De l’étude de la relation postulée entre dissociation familiale et délinquance juvénile à la rencontre avec Georges Heuyer et ses archives : fragments d’autobiographie sociologique Nadine Lefaucheur

The twofold politics of psychiatry: Ernst Rüdin and the German delegation at the International Congress of Child Psychiatry in Paris, 1937 Volker Roelcke

Des psychiatres en circulation

British Child Guidance Practitioners at the Paris Conference: Their Ideas and Therapeutic Methods John Stewart

Des psychiatres et des enfants : une histoire belge autour du congrès de 1937 Benoît Majerus et Veerle Massin

Entre psychiatrie et anthropologie criminelle. Les Italiens au congrès de Psychiatrie infantile de Paris Elisabetta Benetti

Des médecins suisses au congrès de Psychiatrie infantile : l’hypothèse de l’hygiène mentale Martine Ruchat

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“A reason behind every action”. The early years of Swedish Child Psychiatry, 1930-1945 Karin Zetterqvist Nelson

La guidance du docteur Healy : modulation de la psychiatrie infantile ? Guillaume Périssol

Le champ de la psychiatrie de l’enfant

Les premiers moments de la psychanalyse de l’enfant en France dans les années 1920 et 1930 Annick Ohayon

Face à la question sociale, la réponse médicale De la psychiatrisation des écoliers et des jeunes délinquants Mathias Gardet

Patient Dossiers and Clinical Practice in 1950s French Child Psychiatry Susan Gross Solomon

Varia

« Sauver l’enfant dévoyé » : la Société pour la protection des mineurs d’Athènes après la guerre Efi Avdela et Dimitra Vassiliadou

Compte rendus d'ouvrages et actualité bibliographique

Comptes rendus

Empire’s Children. Child Emigration, Welfare, and the Decline of the British World, 1869-1967 Laurent Besse

Les éducateurs spécialisés : naissance d’une profession Sophie Victorien

L’œuvre de secours aux enfants et les populations juives au xxe siècle Dominique Dessertine

Vagabondes : les écoles de préservation pour jeunes filles de Cadillac, Doullens et Clermont Jean-Jacques Yvorel

L’actualité bibliographique

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Hommages

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Le droit pénal et les âges de la vie

Pascale Quincy-Lefebvre

NOTE DE L’ÉDITEUR

Pascale Quincy-Lefebvre, historienne, maîtresse de conférences à l’université d’Angers, spécialiste de l’histoire de la protection de l’enfance et de la jeunesse au XXe siècle, était une des collaboratrices de la première heure de la Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » (rhei). C’est d’abord comme auteure, dès le second numéro publié en 1999 et consacré aux violences à enfants qu’elle entre en contact avec notre revue. Elle contribuera aussi au Panorama de la recherche sur l’histoire de la justice qui a fait l’objet d’un numéro hors-série en 2001. Elle accepte également d’évaluer des articles soumis à la revue. Suite logique de ce compagnonnage, Pascale entre au comité de rédaction en 2008. Très assidue aux réunions, elle multiplie par ailleurs les articles et les comptes rendus. Nous pouvons lire son ultime contribution à la rhei, consacrée à la place de l’opinion dans les transformations de la justice des mineurs, dans le numéro qui précède la présente livraison. Le texte que nous publions ici en forme d’hommage est consacré à un autre chantier ouvert par Pascale : la construction sociale des âges de la vie. C’est en fait le chapitre introductif d’un rapport jamais publié consacré à l’histoire du seul internat approprié (institution réservée aux mineurs d’âge scolaire) géré directement par l’Éducation surveillée.

1 L’enfance n’est pas qu’une séquence biologique ; sa place dans les âges de la vie lui est étroitement assignée par l'ensemble des conditions sociales et découle de mutations culturelles. À bien des égards, elle est une vision relativiste portée par les idées des adultes. À l’époque moderne, l’idée est plus particulièrement travaillée par des pédagogues. À partir du XIXe, des hommes de sciences et les légistes apportent des contributions essentielles. Avec l’entrée dans la modernité, l’État, après avoir concurrencé, supplante les anciens dispositifs – l’Église et les sacrements – dans le rôle du principal gestionnaire des étapes de la vie. La rationalité des modernes et la bureaucratisation des modes de régulation accentuent la conception comptable de la vie dans bien des domaines et une police des âges se précise.

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2 Les objectifs, les logiques, les conditions qui ont favorisé l’âge comme séparateur et support du gouvernement des hommes ont suscité des travaux mais le temps d’une « histoire des âges, de 1789 à nos jours, comme objet indirect et comme instrument de politique publique1 » reste encore à faire. Il est néanmoins remarquable de voir la place acquise par ces problématiques de chaque côté de l’Atlantique2. Le philosophe Marcel Gauchet pouvait encore, il y a peu, regretter la frilosité des sciences humaines à s’emparer du concept de l’âge3. Le constat n’est plus exact alors que les interrogations sont nombreuses sur « la dés-institutionnalisation des âges » qu’entraîne la remise en cause d’une conception statutaire des âges de la vie. Des étapes ont perdu leur pouvoir de scansion collective et les rapports entre générations se redéfinissent. Les sociologues, les historiens mais également les philosophes et les psychologues sont sur le front4. Le droit est directement concerné. La définition des catégories d’âge est un enjeu pour un modèle de justice. L’approche juridique de la jeunesse est en pleine transformation. Alors qu’est posée la question d’un nouveau modèle de justice pour les mineurs, le débat s’organise autour des notions et seuils de responsabilité dans une société où le sujet de droit s’efface devant « un moi renforcé5 ».

3 Jusqu’à ces dernières décennies, la modernité s’est appuyée sur des outils simples comme l’âge calendaire pour gouverner. Les savoirs (statistiques, médecine ou psychologie) ont été mobilisés pour légitimer des seuils. Comme le rappelle la politiste Annick Percheron, le travail du droit a consisté, pour une bonne part, à formaliser les relations entre les générations en fixant des seuils d’âge pour les différents droits et devoirs de chacun6. À sa manière, le droit pénal a été un réceptacle mais également un facteur de changement social dans l’ordonnancement de l’existence humaine. Par l’introduction de seuils légaux de minorité, le juridique a produit des relations de pouvoir entre générations. Principalement au travers de la conception moderne de la minorité, il a contribué à diffuser dans le corps social des représentations nouvelles de l’enfance et de la jeunesse. Les différentes étapes de l’histoire du Code pénal peuvent alors être lues comme de possibles buttes-témoins d’un rapport entre les âges révélant un mode de gestion des âges à des époques différentes. La mise en relation de ces indices invite à questionner les objectifs, les logiques qui président à l’élaboration d’un droit pénal des mineurs dans une société portée par l’idéal libéral, c’est-à-dire une logique de régulation des hommes qui, dans bien des domaines, signifie un art de la séparation : public/privé mais également enfant/adulte7. L’enquête historique est alors le moyen de donner une épaisseur supplémentaire aux enjeux que notre société est appelée à relever. À partir de l’évolution des normes juridiques, elle découvre des logiques plus profondes à partir desquelles interpréter le changement social.

Le droit pénal moderne et l’invention de la minorité ?

4 Le Code pénal de 1791, suivi par le Code pénal de 1810 sont classiquement présentés comme à la source de l’idée de minorité/majorité pénale8. En cela, ils marquent une étape cruciale dans l’histoire de notre conception comptable de la vie et dans l’idée d’enfance. Des travaux d’historiens modernistes ont relativisé la radicalité de la rupture.

5 Le travail de codification qui a suivi la Révolution française est fondamental. Il dessine un nouveau cadre juridique définissant les droits et devoirs des individus et un statut limitant l’autorité du père au sujet mineur. Ainsi, il introduit une rupture symbolique

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avec la société traditionnelle où c’est le groupe qui prime sur l’individu. Mais ce nouveau droit ne surgit pas de nulle part ; il prend racine dans une société où l’enfance est davantage reconnue dans sa spécificité. Cette histoire est plus ancienne que celle initialement envisagée par le pionnier, l’historien moderniste Philippe Ariès9, celui-ci ayant insisté sur le rôle de l’école à partir du XVIIe siècle ; une école qui retire l’enfant de la société des adultes pour l’enfermer dans un espace réservé, où tout est mis en œuvre pour développer les caractères qui le séparent des adultes. Institution matrice de notre conception moderne des âges et seuils, l’école a pu être elle-même le réceptacle de traditions plus anciennes. Des médiévistes ont ici démontré la part des pratiques sacramentelles dans les usages sociaux pour isoler des âges dans l’enfance. De façon plus générale, les uns et les autres s’accordent pour donner une place importante au développement d’une culture écrite dans les mécanismes d’apprentissage et la valorisation de l’enfance dans une société donnée.

6 Sur le plan plus particulier du droit, des enquêtes ont porté sur les normes et pratiques pour estimer la place de l’âge dans le fonctionnement judiciaire. La figure sociale et pénale du jeune délinquant se dégage au XIXe siècle mais des recherches montrent la grande richesse, à l’époque des Lumières, des débats sur la notion de proportionnalité entre crimes et peines et la prise en compte de la « fragilité de l’âge » dans les propositions des magistrats au travers d’un processus de « protolégalisation » du système pénal qui vient poser des limites à l’arbitraire des juges10. S’inspirant du droit romain11, l’ancienne doctrine pénale, dans sa quête des repères pour penser la responsabilité individuelle, partage les mineurs en trois classes : les enfants, les impubères et les mineurs de 25 ans. Les enfants sont les individus qui n’ont pas atteint l’âge de 7 ans. Ils sont considérés comme « incapables de malice », leur âge ne leur permettant pas de « considérer le bien et le mal ». Ils sont exemptés de tout crime et de toute punition. Les impubères, les garçons jusqu’à 14 ans et les filles jusqu’à 12 ans, sont susceptibles de faire l’objet de différents commentaires et mesures en lien avec la proximité qui peut être établie avec l’âge de la puberté. Le pénaliste P. F. Muyart de Vouglans (1713-1791) précise : « la loi ne veut pas qu’il [l’impubère] soit absolument exempt de peine, mais seulement que cette peine soit moindre que celle qui doit infliger à ceux qui ont commis le crime en pleine liberté ». De même, après 14 ans et jusqu’à 25 ans, « les pubères doivent être punis moins sévèrement que ceux qui sont dans un âge où la raison est parvenue à la pleine maturité qui est celui de la majorité12 ». Toujours dans cette même quête, les juristes s’appuient sur les circonstances relatives à l’âge de la doctrine théologique13. Dans ces écrits du XVIIIe siècle, les héritages anciens de sociétés d’abord holistes sont mis au service d’un projet désormais inspiré par la modernité, l’héritage humaniste qui, en indexant la trajectoire de l’homme comme celle de l’humanité sur l’idée de progrès amène à penser l’accès à la responsabilité comme un cheminement individuel.

7 Forte de ces différents héritages, la doctrine pénale du XVIIIe siècle véhicule une double conception de l’âge : « l’âge psychologique » considéré comme l’état de développement intellectuel et moral du jeune, sur lequel va se prononcer l’arbitraire du juge ; « l’âge légal », donnée objective établie par un certificat de baptême14. Il est à noter que si les criminalistes du XVIIIe siècle fixent le terme de 25 ans pour distinguer minorité et majorité pénale, le concept de minorité dans les dictionnaires et encyclopédie des XVIIe et XVIIIe siècles n’a une signification précise que dans le droit civil. L’époque se caractérise d’abord par l’absence d’un dispositif juridique qui protège l’enfance, et les

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archives judiciaires montrent la « prise de conscience de la nécessité d’une réforme du système juridique vers une meilleure prise en compte de la faiblesse de l’âge15 ». La période qui précède le Code pénal se caractérise donc par les limites à l’affirmation du principe juridique de l’âge, et l’historien de noter la place seconde de l’âge au regard d’autres critères comme l’origine sociale. Il y a là une impasse conceptuelle avec un recensement des circonstances pour chaque crime ainsi qu’une individualisation de la peine qui empêche l’émergence de principes juridiques universels.

8 En 1791, avec la promulgation du Code pénal, un pas fondamental est franchi ; la minorité pénale devient un principe légal. L’innovation est celle d’hommes engagés dans un nouveau projet de société. En 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen inspire un immense travail de codification traduisant une pensée de l’homme en société dans ce qui, avant d’être une monarchie ou une république a failli s’appeler un « loyaume » : une entité composée d’individus reliés à la Nation par des droits et devoirs sanctionnés par la loi. Pour les hommes de 1789, l’égalité devant la loi s’oppose à la reconnaissance de groupes particuliers : corps de métier ou ordres. La frontière qui traverse le « loyaume » a besoin d’être théorique pour être universelle. À côté du sexe, l’âge est l’un des principaux critères « naturels » à partir duquel appliquer l’abstraction que représente l’accès à la responsabilité, à la liberté.

9 Parce qu’il transforme la minorité en principe légal, le Code pénal de 1791 est une étape décisive dans la police des âges. Le texte ne fait pas de l’âge un critère d’irresponsabilité pénale mais les principes de 1789 donnent une dimension nouvelle à l’idée de majorité. Au pénal, c’est l’institutionnalisation d’un seuil universel : 16 ans, en dessous duquel doit être posée la question du discernement du mineur. Des élus de la Nation auraient préféré 13 ou 14 ans, considérant que dès cet âge, l’enfant devient un jeune homme puisqu’il est en âge de tester et que, disposant de droits, il doit être tenu à des devoirs et à des responsabilités16. Sans reprendre cette proposition, les rédacteurs optent pour un écart conséquent entre la majorité civile (21 ans)17, à partir de laquelle le jeune est censé avoir conscience de ses intérêts, et la majorité pénale (16 ans), à partir de laquelle le jeune aurait acquis un sens moral et discernerait le bien du mal.

10 La police des âges est ainsi légalement instituée, et le Code pénal de Napoléon de 1810 reprend les dispositions de 1791 sur la majorité pénale. « L’universalité » des seuils d’âge répond au principe d’égalité et l’institutionnalisation d’une majorité pénale participe, à sa façon, à penser la protection du faible comme un devoir de la Nation. Le mineur est reconnu dans son altérité au majeur mais il doit également être traité comme un citoyen en devenir, c’est-à-dire un individu appelé, une fois majeur, à exercer des droits. Dès lors, tout mineur peut être théoriquement poursuivi (le Code ne prévoit pas un âge d’irresponsabilité et les filles ne font pas exception) mais, s’il a moins de seize ans, il relève d’articles particuliers parce qu’il est mineur (sélection de l’âge légal), parce qu’il peut ne pas être « discernant », critère qui n’est pas défini au plan juridique. L’époque n’est néanmoins pas propice à l’individualisation d’une justice des mineurs. Le Code napoléonien est dominé par le souci de défendre sans faiblesse l’ordre social et le régime politique impérial. Sur un plan pratique, rien n’est alors fait pour organiser « l’éducation correctionnelle » de mineurs qui partagent le sort et donc les conditions d’emprisonnement de leurs aînés18.

11 Dans le Code de 1810 et ce jusqu’en 1942, date à laquelle est introduit dans la loi le concept d’éducabilité, la question qui conditionne le traitement judiciaire du mineur est donc celle du « discernement » du mineur au moment des faits19. En matière de

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délits, deux articles règlent la question en distinguant deux populations20. Art 66 : Les mineurs reconnus comme ayant agi sans discernement sont absous. Acquittés, ils sont remis à leurs parents ou sont passibles, non pas de peines mais de mesures d’éducation correctionnelle sous la tutelle de l’Administration pénitentiaire. Art. 67 : Les mineurs reconnus comme ayant agi avec discernement sont condamnés mais leur peine est réduite21. C’est l’excuse de minorité. Comme ont pu l’exposer plusieurs études, dès la fin du XIXe siècle, le « discernement » est un outil dans la main de la justice plus que le résultat d’une expertise morale ou psychologique. Cet outil est utilisé en fonction des objectifs visés par le magistrat, des moyens dont il dispose pour « corriger le mineur ». Il l’est également en fonction de la représentation que l’on se fait alors de l’impact des peines et mesures sur le délinquant.

12 La lecture du Code pénal doit être couplée avec celle du Code civil qui, en posant un âge libérant l’individu de l’autorité du père, définit l’accès à l’âge adulte dans une communauté de semblables, par des droits, des capacités individuels. Parce qu’il relie le citoyen à la Nation, le droit change de sens. Il institue un rapport entre les âges conditionné par l’apprentissage de la citoyenneté. Des paliers sont établis entre responsabilités, capacités et exercice de la citoyenneté. Sur la délinquance des mineurs, le Code de 1810 peut sembler un décalque de 1791. Le cadre de la procédure est conservé mais dans un contexte qui modifie le sens original du projet. Entre-temps, la question « à qui appartient l’enfant ? » a trouvé une réponse. Le plan d’éducation nationale de Le Peletier Saint Fargeau n’est plus d’actualité. Dans le cadre de la nouvelle majorité, le Code civil a légiféré sur la puissance paternelle au travers des articles sur la correction paternelle. Dans un souci d’ordre, l’État place sa confiance dans l’autorité du père de famille décrit comme le plus à même de défendre l’intérêt de son enfant et le meilleur relais de l’État dans la famille.

13 Il faut le contexte particulier des révolutions industrielles et des peurs sociales qu’elles suscitent, puis le retour des républicains au pouvoir et de nouvelles étapes dans le processus de démocratisation de la société française pour qu’à travers la définition nouvelle du rôle protecteur de l’État, le cadre légal de la minorité soit reconsidéré.

Le débat de 1880 à 1945. Entre nouveau droit et droit classique

14 Dans un schéma non linéaire, alors que les élites s’interrogent sur les formes de régulation à promouvoir en direction de ces masses populaires urbaines qui sont sorties des cadres de contrôle des communautés traditionnelles, la figure du père est partiellement désacralisée. Des lois placent l’enfant « qui a le malheur d’avoir des parents22 » sous le regard et la protection de l’État. Une première législation concerne l’enfant au travail. Puis c’est la santé de la petite enfance qui justifie le contrôle des nourrices en 1874. Dans ces mêmes années, le débat sur l’obligation d’instruction est une nouvelle façon de faire valoir l’intérêt de l’enfant. En 1889, un symbole tombe avec la loi sur la déchéance paternelle.

15 Les années 1880 marquent un tournant dans le rapport de l’État-Nation à l’idée d’enfance. Les républicains universalisent la figure de « l’enfant d’âge scolaire » avec l’école, institution fondamentale de régulation des comportements des 7-13 ans. Le temps de l’enfance est défini comme le temps de l’instruction entre pairs et sous

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l’autorité du maître. À treize ans, le jeune entre dans du travail, il intègre une sociabilité d’adulte. Pourtant, dès les années 1890, un autre discours perce qui, à partir des années 1900, peut s’appuyer sur les nouveaux savoirs, comme une première psychologie de l’adolescence. Des républicains radicaux s’interrogent sur l’adolescent populaire. Comment penser l’éducation citoyenne et l’intégration du mineur entre l’école et un service militaire qui est devenu universel ? Des consignes sont données pour développer des œuvres périscolaires maintenant le lien avec « l’adolescent » ou pour encourager le développement du primaire supérieur. Pendant ce temps, les criminalistes isolent la « délinquance juvénile ». Entre espoir et crainte, le temps est à la réforme. Il importe de faire du droit un outil au service d’une police des âges intégrant le temps de l’adolescence.

16 Les réformes sont nombreuses qui redessinent les idées sur les âges de la vie. Dans la régulation des déviances, deux orientations se précisent, qui, inscrites dans la loi, sont des étapes fondamentales dans l’individualisation d’une justice des mineurs. L’une est consensuelle et concerne l’irresponsabilité pénale des 13 ans. L’autre a été acquise au prix de concessions qui limitent partiellement son impact et déplace l’âge de la majorité pénale de 16 à 18 ans. Le paradigme est protectionnel. Les logiques sont doubles : intérêt de l’enfance et défense de la société.

17 Sur un plan chronologique, la première loi votée est celle portant l’âge de la majorité pénale à 18 ans. Le contenu est juridiquement plus complexe que ce simple énoncé. La loi de 1906 introduit un statut particulier pour les 16-18 ans. Lorsque le mineur a moins de 16 ans, l’ancien système est globalement reproduit. Lorsque le mineur a plus de 16 ans et moins de 18 ans, le juge doit poser la question de son discernement. S’il est reconnu comme non discernant, il relève des mesures de l’article 66, mais ne peut bénéficier des mesures protectrices de la loi de 189823 comme être confié à l’Assistance publique. Si le jeune prévenu est estimé discernant, il est condamné pénalement comme un majeur. Il ne peut, ni ne doit bénéficier d’une excuse de minorité.

18 Après plusieurs décennies de quasi-silence sur l’âge de la majorité pénale24, le débat est véritablement ouvert à partir de 189325. Les arguments alors répétés sont d’étendre aux 16-18 ans les bienfaits d’une éducation correctionnelle, d’éviter à ces jeunes les courtes peines dans des corruptrices, de protéger les jeunes filles de la prostitution en autorisant leur préservation dans un établissement fermé, de rendre possible, en l’absence de condamnation, un engagement volontaire dans l’armée dès 18 ans pour les jeunes hommes. Les arguments s’opposent ou s’appuient. Certains demandent à la loi de reconnaître le fait de l’adolescence et donc de reculer l’âge de la responsabilité pleine et entière. Les mêmes ou d’autres se montrent sensibles aux risques associés à l’âge et veulent une législation qui donne à la société les moyens de se protéger de cette jeunesse (par un enfermement de plusieurs années dans un établissement d’éducation correctionnelle) et, pour le jeune, une solution qui l’inscrit dans un processus qui vise, théoriquement, à sa rééducation. Le tout s’appuie sur de nouvelles sciences qui désignent l’âge de l’adolescence comme intéressant mais dangereux.

19 Lorsque la loi est votée, le texte suscite de vives réactions. Pour Henri Rollet, mais l’avocat, fondateur du Patronage de l’enfance est alors isolé26, les législateurs ont fauté en rendant possible que des « adolescents » puissent être traités comme des « adultes ». La plupart des intervenants saluent plutôt la sagesse de la loi qui permet de ne pas traiter comme un mineur, un « jeune adulte » discernant, âgé de plus de 16 ans. La phrase alors reprise pour justifier le nouveau contenu de la loi est celle du député

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radical Jean Cruppi « ne pas énerver la répression27 » lorsque des infractions sont commises par « des adultes en pleine connaissance de cause28 ». Alors que la France entre dans un moment sécuritaire de son histoire des jeunes, que les « apaches », des « bandes de jeunes malfrats » issus des quartiers populaires de la capitale, font quotidiennement la « Une » des grands quotidiens, il importe de rassurer une opinion qui condamne une justice trop peu répressive, une justice qui ne frappe pas assez fort les jeunes délinquants ou criminels.

20 À l’époque, du côté des experts et des professionnels (directeurs d’établissements, par exemple) inclure les 16-18 ans dans la catégorie des mineurs a pu être vu comme une entrave à la cause des enfants de justice, un défi ou une menace à l’œuvre de rééducation. Des juges militent pour une application très restrictive de l’article 66 aux 16-18 ans. Rares sont ceux qui, à l’exemple de Brun, directeur de la colonie pénitentiaire des Douaires dans l’Eure, mettent en avant les « potentialités » des 16-18 ans pour une œuvre de rééducation. Au printemps 1908, la révolte des détenues de l’atelier refuge de Darnétal près de Rouen, un établissement présenté comme modèle, est utilisée pour fédérer la contestation de la nouvelle loi ou demander des moyens pour l’appliquer. Dans cette affaire, la direction met en avant le rôle des jeunes filles âgées de 16 à 18 ans et nouvellement arrivées, celles justement atteintes par cette rétrogradation dans la hiérarchie des âges que leur vaut la nouvelle loi. Elles sont présentées comme une source de corruption, inéducables donc irréformables dans un établissement pour mineurs. Dans la foulée, comme pour préserver une réputation d’établissement d’éducation, la direction de la célèbre colonie privée de Mettray, près de Tours, prend la décision de ne pas accepter les mineurs de 16-18 ans placés par la justice au titre de l’article 66. En 1910, un quartier correctionnel est ouvert à la colonie de Gaillon où sont dirigés une partie des 16-18 ans.

21 À l’époque, l’important est de conserver légalement les moyens de punir les 16-18 ans comme des adultes. Certains avancent la nécessité de leur consacrer des établissements particuliers, les fameuses colonies correctionnelles. Plus précisément, les experts voient dans la nouvelle loi l’opportunité d’étendre l’individualisation du droit à une frange nouvelle de la population, ceci en conformité avec des idéologues de l’école de la défense sociale. La loi de 1906 est une étape dans la « cyclisation » des politiques pénales en direction des mineurs. Elle isole un « âge à risque » tout en participant à la différenciation de « l’adolescent » comme sujet psychologique et social qui poursuit la construction de son identité individuelle29. Les questions soulevées par l’application de la loi de 1906 témoignent à la fois des résistances du modèle pénal dans la gestion des déviances juvéniles et de ses impasses à une époque donnée. La loi de 1912 instituant les tribunaux pour enfants et adolescents (TEA) est porteuse des mêmes hésitations. Elle évacue une partie du problème en introduisant une nouvelle scansion dans le statut pénal des mineurs avec l’introduction du seuil de 13 ans.

22 La loi de 1912 a suscité ces dernières années, une assez vaste littérature. L’intérêt des chercheurs s’est surtout focalisé sur la création d’une nouvelle juridiction, le tribunal pour enfants et adolescents,30 et l’introduction d’une nouvelle mesure comme la liberté surveillée. Dans les deux cas, les travaux ont insisté sur la part de transaction de la loi au regard des nouveaux modèles d’une justice « protectionnelle » qui circulent alors en Occident. La réforme est présentée comme « inaboutie » et signale surtout un « échec » dans la légalisation d’une justice des mineurs31.

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23 Le texte voté est bien en retrait des propositions initiales. Son application a été effectivement obérée par le peu de moyens pour faire de la justice un outil de protection du mineur. Pour autant, la loi est une rupture. Le texte légalise des seuils de minorité appelés à durer. Elle a été un appui pour une police des âges qui, par les divisions, est en quête d’un modèle d’efficacité.

24 Concernant la problématique des catégories d’âge, la loi du 22 juillet 1912 innove tout particulièrement en supprimant la question du discernement pour les mineurs de 13 ans. Pour ces mineurs, c’est la légalisation d’une présomption absolue d’irresponsabilité pénale. A contrario, la loi de 1912 introduit une nouveauté dans le Code : un âge de la responsabilité pénale distinct de la majorité pénale. C’est-à-dire l’âge à partir duquel les mineurs sont considérés comme suffisamment âgés pour pouvoir commettre une infraction et pour être soumis à un droit pénal qui leur est spécifique.

25 La norme juridique sanctionne des pratiques promues par les comités de défense des enfants traduits en justice et appliquées à Paris. Elle est peu discutée car en phase avec les cultures de l’enfance de l’époque. La politique scolaire en direction des moins de 13 ans est la pierre angulaire de l’action républicaine pour l’intégration des masses. La distinction de ce seuil dit l’importance accordée à l’instruction dans la formation du citoyen dans ses droits et devoirs. Non instruit, le mineur de treize ans n’a pas à être puni ; il doit relever de mesures visant à sa rééducation pour son intégration dans le corps de la Nation. La force du modèle explique la quasi-évidence du seuil en 1912. Il est à noter que ce même seuil a une dimension anthropologique aux regards des pratiques sociales et du développement de l’enfant. Les lois Ferry se sont appuyées sur des référentiels comme l’entrée dans la puberté. La limite souscrit aux rites de sortie de l’enfance comme la première communion ou le placement des enfants dans des fermes voisines. Les législations ou règlements sur la protection de l’enfance avaient validé ce seuil antérieurement. Qu’ils concernent, par exemple, l’âge jusqu’auquel un enfant pouvait être confié à l’Assistance publique32 ou celui à partir duquel l’administration le retirait de sa famille nourricière pour le gager comme domestique de ferme. Il est néanmoins possible de relever quelques flottements puisque les limites ont pu valoriser les seuils de 10, 11 ou 12 ans. Par exemple dans les premières législations sur le travail des enfants ou sur la protection des mineurs.

26 Une évolution peut être notée entre le premier XIXe siècle et le second XIXe siècle, allant dans le sens d’un allongement de l’enfance dans la loi. L’évolution de ce qui pourrait être désigné comme un âge du consentement dans le Code pénal est un indice du glissement. À propos de l’attentat à la pudeur33, deux lois sont venues modifier le Code de 181034. La loi de 1832 crée l’attentat à la pudeur sans violence, ni contrainte lorsque l’enfant a moins de onze ans. La loi du 13 mai 1863 modifie l’article 331 du Code pénal en portant le seuil à 13 ans35. Comme le note l’historienne Anne-Claude Ambroise- Rendu, en créant l’attentat sans violence en 1832, « la loi apportait sa pierre à l’édifice d’une définition de l’enfance, une enfance exclue a priori de la sexualité. Mais, en discutant inlassablement de sa mise en œuvre la pratique judiciaire montrait également que cette définition était au fond bien loin d’être unanimement partagée. C’est bien pourquoi ce crime est demeuré constamment menacé, si l’on peut dire, de déqualification36 ». Cette restriction apportée, l’évolution de la norme juridique dans ce domaine est un repère dans la culture des hommes qui font la loi. Appliquée à la délinquance juvénile, la reconnaissance de la nature particulière de l’enfant aboutit à l’irresponsabilité ; une irresponsabilité pénale comme une des caractéristiques du

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statut protecteur dont bénéficie cette classe d’âge et qui est solidaire de la conception moderne de l’enfance. C’est-à-dire un enfant comme être immature qui a besoin d’éducation et de protection pour parvenir à l’âge adulte37.

27 Le mineur de 13 ans est donc sorti des articles 66 et 67 du Code pénal. Pour autant, il n’échappe pas à la justice. Les discussions ont surtout porté sur les procédures. Si certains ont pu défendre la nécessité de sortir les plus jeunes du cadre judiciaire, les réformateurs ont d’abord discuté du modèle de justice à leur opposer. Le cadre judiciaire assure au mineur de 13 ans une instruction qui pourrait révéler son innocence. Par ailleurs, il doit pouvoir être défendu. Il importe de maintenir une voie judiciaire alors que le filtre judiciaire fait le tri : soit que les plus jeunes fassent l’objet d’une admonestation par les forces de police ou le magistrat, soit que ces mêmes autorités le confient, de façon informelle, à des œuvres de placement comme les patronages.

28 La loi de 1912 aboutit à ce que l’enfant de 13 ans soit présenté devant la chambre du conseil du tribunal civil. Après tractations avec le gouvernement38, les réformateurs, représentés dans les deux chambres par Ferdinand-Dreyfus et Bérenger, se rallient à cette solution. Déjà le projet d’un conseil des tutelles39 avancé en 1908 avait été abandonné. Le monde de la réforme se détourne du juge de paix et rejette l’idée d’un « conseil de famille », deux solutions avancées par le gouvernement. Des doutes sont émis sur les compétences d’un magistrat qui personnifie pourtant la proximité, et la suspicion est forte à l’égard d’une institution qui rappelle le tribunal des familles de la révolution dans un contexte où les sciences et les moralistes stigmatisent les insuffisances du milieu familial pour expliquer la délinquance juvénile. Du côté du gouvernement, le projet de René Bérenger d’un juge tout paternel, pouvant ne pas être issu du corps de la magistrature mais être choisi dans le milieu de la protection de l’enfance, effraie les représentants de l’orthodoxie. Les formules avancées par les experts sont jugées coûteuses, complexes et ne respectant pas les droits de la défense. Du côté des parlementaires, des critiques pointent sur le poids des œuvres, souvent confessionnelles40. Ce qui divise est écarté devant l’urgence, celle de sortir le mineur de 13 ans de la justice pénale.

29 Au final, pour les plus jeunes, la loi opte pour une solution qui s’inscrit dans un mouvement plus général de déplacement au civil d’affaires où le mineur est d’abord perçu comme une victime. Il y a eu la loi de 1889 sur la déchéance paternelle et plus récemment, la loi de 1908 sur la prostitution des mineurs. Les réformateurs tentent de faire des procédures au civil la voie par laquelle réguler les déviances des mineurs qui échappent au pénal, mais aussi un outil d’une « justice protectionnelle » où la mesure éducative se substitue à la peine. La présentation du mineur devant la chambre du conseil sort le délinquant d’une juridiction pénale, et elle est un moyen de garantir la non-publicité des débats tout en maintenant, par respect des droits de la défense, une enquête judiciaire. La loi prévoit d’ailleurs que le juge d’instruction pourra s’appuyer sur le travail d’enquête de « rapporteurs » bénévoles ; enquête portant sur le mineur et son milieu familial et devant éclairer la décision de la cour pour une mesure qui ne vise pas à sanctionner une faute mais à rééduquer un être en formation.

30 Pour les mineurs âgés de 13 à 16 ans auxquels sont imputés des crimes ou des délits, pour les mineurs de 16 à 18 ans qui ne sont inculpés que de délits, la loi crée une nouvelle juridiction, le tribunal pour enfants et adolescents. Les mineurs de plus de 16 ans accusés de crime relèvent de la cour d’assises des mineurs. La loi prescrit

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l’ouverture systématique d’une instruction pour les mineurs, et repousse la procédure de type flagrant délit ou de comparution directe. La question du non-discernement soulève une nouvelle fois quelques débats. Le 6 juin 191141, des conservateurs s’opposent à la distinction des 13-16 ans, considérant que dès 13 ou 14 ans, l’enfant devient un jeune homme puisqu’il est en âge de tester. Disposant de droits, il est donc tenu à des devoirs et à des responsabilités. Le point est marginal dans le débat.

31 Par bien des côtés, la loi du 22 juillet 1912 est en décalage avec les avancées que connaissent alors d’autres pays dans la spécialisation d’une justice des mineurs. L’historien David Niget a bien démontré comment, dans le débat, « laïcité et liberté de conscience sont réaffirmées et bloquent en France, de manière paradoxale, un processus d’ingénierie sociale au nom du progressisme républicain qui cherche à émanciper les citoyens de la tutelle de la religion42 ». Le TEA n’est pas une cour autonome, mais simplement une audience spéciale du tribunal correctionnel. La loi s’est détournée du modèle nord américain du juge unique préférant conserver le principe de collégialité (instruction et jugement d’autre part) et renoncer à la présence d’un magistrat spécialisé.

32 Au total, le modèle se veut protectionnel et plus humain pour le mineur. Des seuils délimitent des statuts et distinguent « l’adolescent » de « l’enfant ». Pour les plus jeunes, l’intention est de renforcer une prise en charge judiciaire laquelle avait été délaissée depuis longtemps par les magistrats tant le tribunal correctionnel et les mesures proposées dans ce cadre étaient jugés inadaptés. Le principal initiateur de la loi, Ferdinand Dreyfus, l’a rappelé pendant le débat parlementaire : « À l’idée de pénalité, même tempérée par la pitié, est substituée l’idée de « redressement », d’orthopédie morale, d’adaptation sociale par une éducation et une discipline appropriée. » Et de poursuivre : « Il est dans l’intérêt de la société de stériliser le germe morbide révélé par le fait imputé à l’enfant, et il est de son devoir d’éveiller dans cette jeune conscience le sentiment de la responsabilité personnelle43. »

33 La loi de 1912 a institué légalement le seuil de 13 ans dans le droit pénal. Elle n’a pas permis de changer radicalement les prises en charge de cette population sur le plan des mesures. Les mineurs de 13 ans ne peuvent plus être légalement soumis à des peines de mais les mesures éducatives dont ils font l’objet ne les maintiennent pas à l’écart de structures à la discipline toute carcérale. Comme pour les mineurs de la loi de 1898 sur la répression des violences, voies de fait, actes de cruauté et attentats commis envers les enfants, l’Assistance publique se montre très réticente à les accueillir. Les établissements appropriés sont rares. Antérieurement, il y avait déjà Chanteloup mais l’établissement continue à déverser ensuite ses mineurs sur Saint-Hilaire. Des institutions privées d’éducation correctionnelle se font reconnaître comme établissements charitables pour pouvoir continuer à accueillir les plus jeunes. C’est le cas de Frasnes le château en Haute-Saône ou de Sainte-Foy en Dordogne. Le plus célèbre des établissements privés, Mettray, fait de même. Il ouvre une nouvelle « famille », « la famille Jeanne d’Arc » pour isoler les 13 ans. Les « 1912 » et les « article 66 » travaillent dans les mêmes ateliers et dans les mêmes champs. Des exceptions peuvent être citées. Le conseil général de la Seine dispose d’une ancienne colonie pénitentiaire qui, dès 1902, a cédé la place à l’école Théophile Roussel pour les enfants indisciplinés du département de la Seine. L’admission concerne les mineurs de moins de treize ans, qu’ils soient placés par leur famille, l’Assistance publique ou par le tribunal44. Beaucoup

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d’autres mineurs de treize ans, sont renvoyés dans leur famille ou confiés, au titre de la liberté surveillée, à des patronages susceptibles de les placer dans des familles rurales.

34 Sur un plan légal, la situation des mineurs ne change pas foncièrement dans le droit durant l’entre-deux-guerres. Quelques tendances trouvent néanmoins à nouveau à s’exprimer sans réussir forcément à changer le quotidien du mineur. Un décret-loi d’octobre 1935 sur les mineurs vagabonds fait de la chambre du conseil du tribunal civil, la juridiction devant laquelle présenter ceux qui ne sont plus saisis comme coupables. Ailleurs, le droit ne change pas mais la pression est forte pour accentuer l’individualisation de la prise en charge des mineurs de justice via un traitement socio- judiciaire. Le changement vise d’abord les moins de treize ans. Sur Paris, dès les années vingt, la socialisation des procédures peut s’opérer avec la mise sur pied du Service social de l’enfance en danger moral. Le mouvement ne gagne quelques villes de province qu’à partir du milieu des années trente. Ce sont également les plus jeunes qui, au travers de l’expérience du foyer de Soulins dans la région parisienne, font l’objet de placements en centre d’accueil ou d’observation, en attendant leur jugement ou pour être rééduqués. Ils sont soumis à divers tests et de nouvelles pédagogies sont expérimentées. Tout cela est bien marginal au regard du nombre important de mineurs remis à leurs familles, avec ou sans mesure de liberté surveillée. Les campagnes de presse contre « les bagnes d’enfants » obligent les autorités à tenir un discours de réforme pour les plus âgés mais les moyens manquent.

35 La période de Vichy a été prolixe en expérimentations45. Les nouveautés concernent d’abord les institutions de rééducation. Du côté du droit, la réflexion est importante, que l’on se trouve aux côtés du Maréchal ou dans les rangs de la Résistance. L’ordonnance de 1942 a pu être présentée comme une rupture. Mais sans décrets d’application, elle est restée lettre morte. La principale innovation est l’abandon du « discernement » au profit de « l’éducabilité » du mineur. À la même époque, il est question de ramener l’âge de la majorité pénale à 16 ans. Pourtant la loi ne change pas. 1945 ouvre de nouveaux possibles46.

De 1945 à nos jours. Une ou des minorités pour grandir ?

36 L’histoire et les mémoires ont retenu la rupture de 1945. Les travaux de Jean-Jacques Yvorel ont bien montré en quoi le texte se situe dans un trend de changement impulsé depuis les années 1880, puis réactivé pendant la guerre. En quoi également, il est marqué par la conjoncture de la Libération. Sur le plan des âges, l’ordonnance du 2 février 1945 supprime la question du discernement pour tous les mineurs. Dans le préambule qui précède l’énoncé des différents articles, le mineur de 18 ans est décrit comme irresponsable pénalement. Seul l’âge de 18 ans constitue un seuil décisif. Dans le détail des articles, le concept n’est pas repris. L’ordonnance a donc fait l’objet d’interprétations contradictoires selon que le sens était recherché dans les motifs du texte ou dans le détail des articles. Le principe d’irresponsabilité a comme conséquence théorique d’unifier le statut du mineur sous le sceau de l’irresponsabilité et au travers des mesures prises en fonction de l’éducabilité. Les âges seraient seconds au regard de l’évaluation du développement individuel et par rapport aux objectifs de rééducation. Dans le détail, le même texte ré-institue des seuils d’âge à l’intérieur de la minorité. Les articles reprennent l’âge de 13 ans comme seuil pour une peine. Ils fixent le seuil de 16

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ans qui permet au tribunal pour enfant, puis à partir de 1951 à la cour d’assises des mineurs, de ne pas retenir l’excuse atténuante de minorité. Ils retiennent 18 ans comme l’âge de la majorité pénale, c’est-à-dire l’âge à partir duquel un délinquant relève du droit pénal commun47.

37 Les hommes de 45 s’appuient sur le préambule pour interpréter la loi. Alors que la loi de 1912 était en retrait des législations occidentales de l’époque, la philosophie de l’ordonnance de 1945 est saluée comme un grand progrès par les promoteurs de la protection de l’enfance et de la jeunesse. Le contexte n’est pas étranger à ce saut en avant. Après la faillite des aînés, l’époque veut croire en sa jeunesse comme grande force de changement. Qu’importe la croissance de la délinquance juvénile ou que l’ordonnance soit promulguée alors même que de jeunes gens armés défraient les chroniques judiciaires48. La jeunesse est le support de tout un discours politique de rénovation d’une société qui a failli dans la protection des plus jeunes. La loi exprime les obligations que la société se reconnaît à l’égard de ses enfants.

38 L’irresponsabilité est le cadre théorique, la référence philosophique au travers de laquelle les institutions sont invitées à penser la nouvelle justice des mineurs. Le préambule est explicite qui, à 17 reprises, mentionne le mot « protection49 ». L’éducabilité est le sous-bassement du droit nouveau, et c’est donc la croyance que chaque être humain est perfectible et peut se transformer par l’éducation qui justifie l’édifice. Le préambule fixe le cadre d’interprétation : « Désormais, tous les mineurs jusqu’à l’âge de 18 ans auxquels est imputée une infraction à la loi pénale ne seront déférés qu’aux juridictions pour enfants. Ils ne pourront faire l’objet que de mesures de protection, d’éducation ou de réforme, en vertu d’un régime d’irresponsabilité pénale qui n’est susceptible de dérogation qu’à titre exceptionnel et par décision motivée ». Le modèle est celui d’une justice « protectionnelle » pour reprendre le vocabulaire de David Niget ou « thérapeutique », expression qui a la préférence de Dominique Youf. Dans tous les cas, une justice qui se veut résolutive. La rééducation est la mission confiée aux adultes en charge des mineurs délinquants.

39 Le contenu n’ignore pas la sanction pénale pour les plus de treize ans et un traitement spécifique des 16-18 ans est toujours possible. La distance avec la loi de 1906 est néanmoins réelle. Alors que les 16-18 ans condamnés sont exclus du bénéfice de l’excuse de minorité dans la loi de 1906, l’ordonnance de 45 la rétablit lorsqu’« une sanction pénale est estimée nécessaire » tout en autorisant le tribunal à ne pas l’appliquer si la personnalité du mineur ou la nature du délit ou du crime le justifient.

40 Les réformateurs ont bien l’ambition de créer un nouveau modèle de justice. Le préambule l’affirme clairement qui précise que le projet est bien de « se dégager des cadres traditionnels de notre droit ». Le texte fait référence au progrès de la science pénitentiaire d’une part, aux données expérimentales fournies par la loi d’autre part et il n’oublie pas les conceptions nouvelles qui se font jour sur le plan psychologique et pédagogique pour justifier l’irresponsabilité de principe50. La présence des seuils vient marquer des paliers à partir desquels penser l’individualisation des mesures ou des peines selon l’âge mais aussi selon la personnalité, voire la nature de l’infraction commise lorsque le mineur a plus de 16 ans. La conciliation de différentes logiques est inspirée par l’école de la défense sociale nouvelle. L’interprétation est conditionnée par la responsabilité que les adultes se reconnaissent à l’égard de l’enfance mais également à l’égard de l’adolescence. Le nouveau droit a une indéniable dimension humaniste. L’intérêt du mineur est central dans l’énoncé des motifs. La dimension sociale de cette

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protection (défense de la société) est représentée par les articles. Les débats des années cinquante apportent un possible éclairage sur la question.

41 Dans les années cinquante, les criminalistes débattent sur l’opportunité d’organiser un statut juridique du jeune majeur délinquant51. Le mouvement est porté par l’école de la défense sociale nouvelle. Les experts partent des transformations apportées dans la justice et la rééducation des mineurs pour promouvoir une individualisation, une scientifisation des dispositifs également pour les 18-25 ans, arguant du fait social de la jeunesse52. À la même époque, la reconnaissance d’une spécificité de la jeunesse a justifié, au plan pénitentiaire, l’organisation d’établissements pour jeunes adultes dont l’histoire a, par ailleurs, été retracée par Élise Yvorel53. Les échanges sont nourris mais le projet n’aboutit pas et il est même abandonné au début des années soixante. L’échec du projet révèle un droit pénal fermé au fait social de la « jeunesse », ceci au nom de l’égalité citoyenne, du refus de toute forme de discrimination mais aussi par souci de ne pas se couper d’une opinion soucieuse de fermeté.

42 Commencé au lendemain de la guerre, interrompu un temps et relancé à la fin des années cinquante, un autre débat porte sur la protection des jeunes en danger. Le mouvement consiste à sortir davantage de mineurs du cadre du droit pénal. La solution est trouvée dans l’ordonnance de 1958 sur la protection judiciaire de la jeunesse. Jusqu’en 1945, si on excepte la loi de 1912 et la présentation des 13 ans devant la chambre du conseil du tribunal civil, les lois qui avaient cherché à développer une protection civile des mineurs n’avaient pas eu un large écho. En 1945, à la suite du décret-loi de 1935, la nouvelle législation sur la correction paternelle a plus de succès. Son exécution est confiée au nouveau juge des enfants. L’ordonnance du 23 décembre 1958 est la vraie césure dans le traitement au civil des déviances juvéniles. L’application relevant du juge des enfants, elle, redessine les contours d’application de l’ordonnance de 1945. Pour le sociologue Francis Bailleau, la place qui lui est désormais faite dans le traitement judiciaire des mineurs a comme conséquence de brouiller la distinction pénal/civil ou/et de faire du pénal, « une sanction d’un processus éducatif ou le constat d’un échec54 ».

43 L’individualisation de la justice des mineurs se construit autour du paradigme de la protection due à « l’enfant » par l’adulte. La légalisation du modèle se fait en deux étapes : 1945 et 1958. Les pratiques s’adaptent mais avec un certain décalage. Les plus jeunes sont servis en premier ; puis, au début des années soixante-dix, les nouveaux moyens de l’État social permettent de diffuser le modèle auprès des mineurs plus âgés alors que 1968 donne à la jeunesse, un nouveau statut. L’adoption de la loi du 5 juillet 1974, déplaçant l’âge de la majorité électorale et civile de 21 ans à 18 ans, a plusieurs conséquences. Dans un premier temps, elle a comme incidence de sortir les 18-21 ans du cadre de l’exécution des mesures d’éducation et de protection judiciaires (ordonnances de 1945 et de 1958). Dans ce contexte, il a été brièvement envisagé de déplacer la majorité pénale à 19 ans afin de limiter les effets du changement. Dans un second temps, la loi débouche sur un premier décret publié le 28 février 1975. Il organise, au bénéfice des « jeunes majeurs » de 18 à 21 ans qui éprouvent de graves difficultés d’insertion sociale, une action de protection judiciaire55. Puis, c’est l’adoption de la loi du 17 juillet 1975 qui prévoit des dispositions similaires pour les jeunes délinquants majeurs. Enfin, un décret est publié en 1976 pour les jeunes placés sous protection administrative qui demanderaient à bénéficier jusqu’à 21 ans d’une prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Les trois aménagements exigent le

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« consentement éclairé » du jeune majeur, et les mesures peuvent être interrompues à sa demande.

44 Depuis la fin des années 1990, de nouvelles dispositions indiqueraient un retour en force du statut juridique sur l’état social dans la régulation des déviances chez les mineurs. Pour partie, le retournement s’opère au nom de la responsabilité du sujet et du droit des victimes56. La loi Toubon du 1er juillet 1996 s’appuie sur des références en rupture avec la doctrine du modèle thérapeutique de 1945. Dans son projet de contracter les délais de la réponse judiciaire, elle s’inspirerait de la philosophie néo- utilitariste en vogue de l’autre côté de l’Atlantique. La réponse à l’acte l’emporte sur la prise en compte de la spécificité de la personnalité, et la justice serait amenée à considérer le délinquant comme un individu rationnel.

45 Le grand tournant date de 2002 avec la loi de programmation de la justice du 9 septembre. Dans un contexte fortement marqué par les émeutes urbaines qui soulèvent la question de l’intégration des enfants de l’immigration, les réponses du Code sont jugées peu compréhensibles par des mineurs en apesanteur. La question de la sécurité se politise. La loi institue un nouveau seuil dans la minorité en distinguant les enfants de 10 ans susceptibles d’être soumis à des « sanctions éducatives ». Pour nombre d’experts, le Code en a fini avec l’idée d’irresponsabilité pénale. Demeurent la question du « discernement » et le principe d’atténuation de responsabilité selon l’âge57. La nouvelle approche débouche également sur l’article 60 de la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance. Une atténuation de peine est exclue pour les mineurs de plus de 16 ans en état de récidive légale pour des infractions graves sauf si la juridiction en décide autrement58. Vers la même époque, du côté de la Protection judiciaire et des politiques pénales, on assiste à la suppression des moyens pour soutenir des actions spécifiques en direction des jeunes majeurs et donc individualiser une jeunesse en dehors du cadre juridique de la minorité.

46 La loi du 5 mars 2007 suscite des réactions d’autant plus fortes que, depuis 2006, l’idée est lancée d’un Code pénal des mineurs. Le ministre de l’Intérieur s’interroge sur l’opportunité de conserver une majorité pénale à 18 ans et avance l’âge de 16 ans. La commission Varinard est constituée. Elle rend son rapport en décembre 2008. En mars 2009, un document de travail est présenté à la presse qui, tout en s’appuyant sur le travail de la commission, se démarque des propositions les plus controversées comme la possible sanction du mineur dès 12 ans. Le texte stipule qu’avant 13 ans, le mineur ne peut être poursuivi. Par ailleurs, il n’est plus question de créer un « tribunal correctionnel pour mineurs » qui aurait à juger les 16-18 ans réitérants ou récidivistes et les devenus majeurs pour les faits commis le temps de leur minorité.

47 À l’heure d’aujourd’hui, le texte n’a pas encore été adopté en Conseil des ministres et donc n’a pas encore été présenté devant le Parlement. Des observateurs notent que le mot « enfant » n’est cité que trois fois et celui d’« éducation » une seule fois. En 1945, la société en pleine reconstruction a fait un texte sur « l’enfance délinquante ». Aujourd’hui, le texte discuté porte sur « la justice pénale des mineurs » alors même que, comme le fait remarquer le juge des enfants Jean-Pierre Rosenczveig, le texte international majeur qu’est la Convention internationale de New York du 20 novembre 1989 vise « les droits des enfants59 ». Le Comité des droits de l’enfant de l’organisation a d’ailleurs indiqué qu’un âge minimal de la responsabilité pénale ne devait pas être fixé en dessous de 12 ans60.

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48 Le débat actuel sur les catégories d’âge dans le droit pénal des mineurs est symptomatique des interrogations sur le devenir de l’idée d’enfance dans nos sociétés, d’un brouillage des frontières entre l’enfance et l’âge adulte61. De fait, les enfants sont tiraillés entre des représentations multiples qui, pour les unes vont toujours plus loin dans la définition du mineur comme être vulnérable ; qui pour d’autres, parce que, évoluant dans une société qui le ferait grandir plus vite et parce qu’il est reconnu comme porteur de droits individuels, serait plus à même d’être appelé à devoir des comptes. Dans une société construite autour de l’individu libre et dans laquelle les libertés sont présentées comme constitutives de la dignité de la personne qu’elle soit majeure ou mineure62, la tentation est forte, pour le législateur, de traiter l’enfant en individu responsable, de s’attacher alors aux actes des mineurs plutôt que d’utiliser le droit pour conserver l’enfance et l’adolescence. On finirait par oublier que l’enfance et l’adolescence correspondent à des périodes de vie transitoires, que le décalage entre les droits et les possibilités du mineur s’est accru dans une société où l’âge auquel une autonomie économique est possible recule.

49 Le constat pousse alors à la réforme de nos règles de droit. Dans ces transformations, quel rôle pour le droit pénal ? Au XIXe, plus encore au XXe siècle et maintenant au XXIe siècle, la dynamique de l’égalité mais également nos demandes en protection ont transformé notre regard à l’égard de l’enfant, en redessinant notamment les manques en capacités et besoins. Les normes et les pratiques induites par le Code ont contribué à ces changements ; ils ont participé à la construction sociale mais également politique des âges de la vie. La dynamique est progressiste en 1791, elle l’est également en 1945. Pour reprendre une métaphore d’Henri Desroches à propos de l’économie sociale, le droit des mineurs a pu être cette caravane sans laquelle l’utopie n’avance pas.

50 Pour demain, quelles réformes ? Aujourd’hui, le Conseil de l’Europe adopte une vision libérale selon laquelle la responsabilité pénale ne peut se peser sans la capacité civile63. La voie tracée pourrait aboutir à préserver l’irresponsabilité d’une enfance pensée comme universelle par sa fragilité naturelle et à repenser le rapport entre capacités et responsabilités pour une adolescence qui, comme construction sociale, n’a rien d’intangible64.

51 Le droit fonctionne comme une institution sociale. À sa façon, il a construit et définit ce que signifie être un enfant et un adolescent à différentes périodes de son histoire. Les catégories d’âge qu’il a isolées ont évolué autour d’un projet qui a d’abord été la normalisation et l’intégration des individus dans le jeu social. Toute réforme ne peut faire l’impasse d’une réflexion sur le rôle de la minorité pour apprendre à grandir et sur l’intérêt, pour une institution, de pouvoir être un lieu de conservation, voire de possible inadaptation, lorsqu’il importe de réfléchir à la transmission des valeurs pour demain.

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NOTES

1. Annick PERCHERON, « Police et gestion des âges », in René RÉMOND et Annick Percheron, dir., Âge et politique, Paris, Economica, 1991, p. 112. 2. Dossier, “Age as a Category of Historical Analysis”, in Journal of History of Childhood and Youth, 1.1., Winter 2008. En particulier l’article de Steven MINTZ, “Reflections on Age as a Category of Historical Analysis” ; Éric DESCHAVANNE, Pierre-Henri TAVOILLOT, Philosophie des âges de la vie, Paris, Grasset, 2007. 3. Marcel GAUCHET, « La redéfinition des âges de la vie », Le débat, n° 132, nov-déc 2004, p. 27-44. 4. Voir en particulier l’étude stimulante de Cécile VAN DE VELDE, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Paris, PUF 2008. Voir également les travaux de l’historien américain David BUCKINGHAM, La mort de l’enfance. Grandir à l’âge des médias, trad., Paris, A. Colin, 2010. 5. Antoine GARAPON, Denis SALAS (dir.), La justice des mineurs. Évolution d’un modèle, Paris, Bruylant, LGDJ, 1995, p. 7. 6. Annick PERCHERON, op. cit., p. 114.

7. Jean-Marie FECTEAU, La liberté du pauvre. Sur la régulation du crime et de la pauvreté au XIXe siècle québécois, Montréal, VLB Editeur, 2004, p. 17.

8. Pierre LASCOUMES, Pierrette PONCELA, Pierre LENOËL, Au nom de l’ordre. Une histoire politique du Code pénal, Paris, Hachette, 1989. Également, Michel CHAUVIÈRE, Pierre LENOËL, Éric PIERRE (dir.), Protéger l'enfant. Raison juridique et pratiques socio-judiciaires, Rennes, PUR, 1996. 9. Philippe ARIÈS, L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Le Seuil, 1972, (1960).

10. Gianenrico BERNASCONI, « Le traitement judiciaire de la jeunesse délinquante à Genève de 1738 à 1792 », Crime, Histoire § Sociétés, 2006, vol. 10, n° 1, p. 5 à 24. Voir en particulier p. 7. 11. En droit romain, la responsabilité est liée à la capacité à procréer. Donc à la puberté, c’est-à-dire la capacité à établir une filiation : à 14 ans pour les garçons, à 12 ans pour les filles. Dans cette société holiste, le père est responsable des actes de toute sa famille. 12. P. F. Muyart de Vouglans (1781, I, p. 24). Gianenrico BERNASCONI, op. cit.p. 8. 13. Au Moyen Âge, domine le droit . La responsabilité individuelle est liée à l’idée de péché. Dans le droit canon, l’enfant de 7 ans a la capacité de commettre des péchés. À partir e 14 ans, il peut être tenu responsable de ses actes. 14. Gianenrico Bernasconi, op. cit., p. 10. 15. Ibid., p. 15. 16. Pierre Lascoumes, Pierrette Poncela, Pierre Lenoël, op. cit., p. 127. 17. La majorité électorale est fixée à 25 ans. 18. Sur les changements introduits au XIXe siècle. Maris-Sylvie DUPONT-BOUCHAT et Éric PIERRE (dir.), Enfance et justice au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée de la protection de l’enfance, 1820-1914, France, Belgique, Canada, Pays-Bas, Paris, PUF, 2001.

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19. La jurisprudence évoque la capacité du mineur à distinguer le bien du mal, la conscience du caractère délictueux de l’acte au moment où il est commis. 20. Philippe Robert, Traité de droit des mineurs : Place et rôle dans l’évolution du droit français contemporain, Paris, Éditions Cujas, 1969. 21. Si le mineur de 16 ans fait l’objet d’une condamnation pénale, il bénéficie « de l’excuse atténuante de minorité », qui a comme effet de modifier la nature de la peine en matière criminelle et de minimiser la durée de l’emprisonnement ou le taux d’amende en matière correctionnelle. 22. Formule d’une des grandes figures républicaines, Jules Simon. 23. La loi de 1898 sur les enfants auteurs et victimes de délits du sénateur Bérenger. La loi marque une inflexion importante dans le traitement judiciaire de la délinquance juvénile en autorisant la remise d’un mineur auteur de délits à l’Assistance publique. 24. Le Moniteur du 20 mars 1832 signale une proposition du député Teulon dans le contexte de l’après Révolution libérale de 1830. La proposition de recul de l’âge ne débouche pas sur un débat. En 1872, Félix Voisin, dans le cadre de la célèbre enquête pénitentiaire sur le régime des prisons, émet comme vœu le recul de la majorité pénale. Dans le contexte de l’après-Commune, la proposition ne rencontre qu’un écho limité. La question des modalités de l’éducation correctionnelle est davantage au cœur des débats. 25. M. H. Lefuel, La majorité pénale. Rapport lu à la séance du 3 mai 1893 devant le Comité de défense des enfants traduits en justice, Melun, imprimerie nationale, 1893, 8 p. Pascale Quincy-Lefebvre, « Droit, régulation et jeunesse. Réforme de la majorité pénale et naissance des 16-18 ans à la Belle Époque », in Ludivine BANTIGNY, Ivan JABLONKA (dir.), Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France XIXe-XXIe siècle, Paris, PUF, 2009, p. 95-110. 26. Henri Rollet, rapporteur, « De l’application, à Paris et dans les départements, de la loi du 12 avril 1906, fixant à 18 ans l’âge de la majorité pénale », Bulletin de l’Union des Sociétés de patronage de France, n° 1, 1907, p. 16-41. 27. Dans le sens de ne pas retirer ses nerfs à la répression. 28. Annales de la Chambre des députés. Documents parlementaires. Session ordinaire, séance du 10 avril 1906. 29. Agnès THIERCÉ, Histoire de l’adolescence (1850-1914), 1999, Paris, Belin. C’est en 1904 que sont publiés les écrits du psychologue US Granville Stanley-Hall dans lesquels il postule pour la 1re fois que l’adolescent (cette étape de la vie psychique et sociale), loin de relever de la pathologie, est nécessaire à la construction de l’individu. En France, ce concept est d’abord acclimaté par les criminologues, qui insistent sur les aspects négatifs de la notion (instabilité…). G.-L. DUPRAT, La criminalité dans l’adolescence, causes et remèdes d’un mal social actuel, Paris, Alcan, 1909. 30. En fait, à l’exception du cas parisien, le tribunal de première instance de l’arrondissement qui « se forme en audience spéciale ». 31. David NIGET, La naissance du tribunal pour enfants. Une comparaison France-Québec (1912-1945), Rennes, PUR, 2009, p. 46-48. 32. La circulaire de 1823 refuse l’admission des orphelins pauvres et celles de tous les enfants au-dessus de 12 ans. Ivan JABLONKA, Ni père ni mère : histoire des enfants de l’Assistance publique (1874-1939), Paris, Le Seuil, 2006.

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33. Anne-Claude AMBROISE-RENDU, « Attentats à la pudeur sur enfants : le crime sans violence est-il un crime ? (1810-années 1930) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 56-4, 2009, p. 165-189. 34. La question des attentats aux mœurs est régie, dans le Code pénal de 1810, par les articles 330 à 335. L’article 331 mentionne les crimes de viol et d’attentat à la pudeur avec violence et l’article 332 précise que le coupable de ces crimes subira une peine aggravée, en l’occurrence les travaux forcés, si sa victime est « un enfant au-dessous de l’âge de quinze ans accomplis ». 35. Seuil relevé à 15 ans en 1945. 21 ans dans les relations homosexuelles. 36. Anne-Claude AMBROISE-RENDU, ibid.

37. Dominique YOUF, Penser les droits de l’enfant, Paris, PUF, 2002. Alain RENAUT, La libération des enfants, Paris, Bayard, Calmann-Lévy, 2002. 38. Sur ces tractations pendant le débat parlementaire, voir Éric PIERRE, 2001, op. cit. Sur les discussions antérieures, voir l’ouvrage de David NIGET, op. cit. En particulier, le riche débat à partir de 1905 dans le cadre de la création d’une sous commission au sein du Conseil supérieur des prisons. Commission chargée de préparer un avant projet en concertation avec le monde du « philanthropisme juridique ». Un 1er projet est remis en 1908. 39. Un conseil de tutelle composé d’un juge du tribunal de 1 re instance, d’un juge de paix, puis, nommé par le préfet, d’un inspecteur primaire et d’un représentant de l’Assistance publique, du bâtonnier et de 4 notables (dont un médecin et deux dames d’œuvres). 40. Marcel NAST, « Les tribunaux pour enfants devant la Chambre des députés », Revue pénitentiaire et droit pénal. Bulletin de la Société générale des prisons, t.36, n° 3, mars 1912, p. 477. 41. Éric PIERRE, op. cit., p. 121.

42. David NIGET, op. cit., p. 57.

43. Rapport de C. Ferdinand-Dreyfus au Sénat, cité dans J.-B. DUVERGIER, Collection complète des lois, décrets, ordonnances et règlements. Nouvelle série. Tome 2. Année 1912, Paris, Sirey, 1912, p. 494. 44. Michel BLONDEL-PASQUIER, La maison d’éducation de Montesson. Établissement modèle ?, Mémoire présenté en vue de l’obtention du certificat supérieur d’université « Histoire des pratiques soignantes sociales et éducatives en santé mentale », sous la direction de Françoise Tétard, Université Paris 8 Val de Marne, 1993. 45. Sarah FISHMAN, La bataille de l’enfance. Délinquance juvénile et justice des mineurs en France pendant la seconde guerre mondiale, trad., Rennes, PUR, 2008. 46. Sur cette périodes, voir Jacques BOURQUIN, Jean-Jacques YVOREL (dir.), « L’enfant de justice pendant la guerre et l’immédiat après guerre », Revue d’histoire de « l’enfance irrégulière », Le Temps de l’histoire, n° 3, 2000. 47. Le premier projet de constitution de la IVe République prévoit d’abaisser l’âge de la majorité électorale et civile à 20 ans. Le projet de constitution est rejeté. La réforme disparaît du projet adopté. 48. Ludivine BANTIGNY, Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesse en France de l’aube des « Trente Glorieuses » à la guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 2007.

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49. Dominique YOUF, Juger et éduquer les mineurs délinquants, Paris, Dunod, 2009, p. 17. 50. Ibid. 51. Dans les années 1950, au sein de la célèbre Société générale des prisons, des experts élaborent un projet : un statut juridique du jeune adulte délinquant. La proposition ne fut jamais présentée devant les chambres. Voir Jean CHAZAL, Jean PINATEL, « Séance de section du 19 décembre 1953 : Rapport sur le statut des jeunes adultes délinquants », Revue pénitentiaire et de droit pénal, n° 1 à 3, janv-mars 1954, p. 33-44. 52. Pascale QUINCY-LEFEBVRE, « Âge et justice. Rester enfant, devenir adulte dans le débat pénal au XXe siècle », in Jean Claude CARON, Annie STORA-LAMARRE, Jean-Jacques YVOREL (dir.), Les âmes mal nées. Jeunesse et délinquance urbaine en France et en Europe (XIXe-XXIe siècles), Besançon, Presses universitaires de Franche comté, 2009, p. 261-278. 53. Élise YVOREL, Les enfants de l’ombre. La vie quotidienne des jeunes détenus au XXe siècle en France métropolitaine, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, 356 p. 54. Francis BAILLEAU, « L’ordonnance de 1958 : rupture ou continuité dans le traitement des mineurs ? », in Jean-Jacques YVOREL (dir.), La protection de l’enfance : un espace entre protéger et punir. L’émergence d’une idée, l’étape 1958-1959, les recompositions contemporaines, Vaucresson, CNFE-PJJ, coll. « Études et recherches », n° 7, 2004, p. 83. 55. Le magistrat doit apprécier si la nature et l’importance des difficultés rencontrées par le jeune majeur nécessitent ou non la poursuite ou la mise en œuvre d’une intervention de protection. « Il importe en effet de ne pas favoriser chez celui qui acquiert cette nouvelle autonomie, par le truchement de mesures de ce type, une mentalité d’assisté contraire au but même de l’action éducative qui vise à lui faire prendre conscience de ses responsabilités et à le faire parvenir le plus rapidement possible à une véritable situation d’adulte. » La majorité à dix-huit ans et les jeunes en difficulté. Conséquences et perspectives. Journées d’études du CTNERHI, 6 et 7 octobre 1977, les publications du CTNERHI, 1978. Intervention de Martial Dazat, dir. de l’Éducation surveillée, p. 168. 56. Francis BAILLEAU, Yves CARTUYVELS, La Justice pénale des mineurs en Europe, entre modèle welfare et inflexions néo libérales, Paris, L’Harmattan, 2007. Patricia BENECH-LEROUX, Au tribunal pour enfants. L’avocat, le juge, le procureur et l’éducateur, Rennes, PUR, 2008. 57. Dominique YOUF, op. cit., p. 118. Une responsabilité progressive selon l’âge. Décision légitimée par le Conseil constitutionnel. 58. La loi du 10 août 2007 étend une nouvelle fois ces dérogations et, surtout, inverse le principe pour les mineurs multirécidivistes : l’atténuation de peine est exclue pour les mineurs de plus de 16 ans en état de récidive légale pour des infractions graves sauf si la juridiction en décide autrement. Sophie DEBAIL, « Le volet pénal de la loi sur la prévention de la délinquance », Regards sur l’actualité, n° 336, La documentation française, p. 37-55. 59. Jean-Pierre ROSENCZVEIG, « Le nouveau Code de la justice pénale des mineurs : dégâts limités », jprosen. blog. le monde. fr./, 26 avril 2009. 60. Décision qui visait alors à condamner la nouvelle législation britannique autorisant la sanction pénale à partir de 10 ans. 61. Comme le note David BUCKINGHAM, La mort de l’enfance. Grandir à l’âge des médias dans son introduction.

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62. Le texte de 1989 repose sur une reconnaissance de l'enfant comme sujet, être libre. Des libertés reconnues comme constitutives de sa dignité. 63. Dominique Youf présente l’Allemagne comme un bon élève qui en individualisant un droit pour adolescents, lie droits et devoirs, capacités et responsabilités. 64. Ibid., p. 164.

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Des coupables aux victimes, l’archéologie de l’identité du mineur délinquant au XIXe siècle

Jean-Claude Vimont

NOTE DE L’ÉDITEUR

Jean-Claude Vimont, maître de conférences à l’université de Rouen, a contribué à la Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » depuis sa création en acceptant de devenir membre de son comité scientifique dès la mise en place de ce dernier en 1999. Il ne s’agissait nullement d’une charge honorifique mais d’un travail effectif fait de comptes rendus, de relectures d’articles, de suggestions de contributeurs. Par deux fois, c’est même en qualité d’auteur, qu’il contribue à notre revue. En 2006, dans le numéro consacré au corps du délinquant il publie un article sur Les « boîtes à horloge » du Bicêtre rouennais et très récemment (2014) il rappelait à nos lecteurs l’histoire de Bruno T., dernier mineur condamné à mort en 1975. En effet, grand spécialiste de l’histoire de la prison et notamment de la prison politique (objet de sa thèse), découvreur de l’histoire de la relégation depuis l’abandon du bagne en 1945 jusqu’à la fin en 1975 de cette peine après la peine, Jean-Claude Vimont était aussi un fin connaisseur de l’histoire de l’enfance « irrégulière » et de la justice des mineurs, sujets auxquels il a consacré près d’une vingtaine d’articles. Celui que nous proposons aujourd’hui a initialement été publié dans le numéro 15 de la revue du laboratoire de recherches historiques de l’université de Rouen, les Cahiers de GRHis, numéro entièrement consacré à « Jeunes, déviances et identités – XVIIIe-XXe siècle », que Jean-Claude Vimont avait dirigé. Nous remercions chaleureusement la rédaction des Cahiers du GRHis qui nous a autorisé à reproduire cet article.

1 Nous soumettons ici à l’analyse une hypothèse. Au-delà des normes juridiques qui définissent les mineurs de justice, depuis les premières lois pénales de la constituante jusqu’aux débuts du XXe siècle, des catégorisations issues de représentations

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accompagnent les jeunes délinquants et ce sont elles, bien plus sûrement que le droit, qui ont déterminé le mode de répression judiciaire et donc le choix d’éducation correctionnelle qui leur fut appliqué. La loi offrait toute une gamme de mesures de correction : remises aux parents après admonestation, emprisonnements à durée variable, placements en apprentissage sous la tutelle d’une société de patronage, envois dans une colonie pénitentiaire… Le choix de l’une ou de l’autre par les juges des tribunaux correctionnels était conditionné par les appréciations dont ils disposaient sur la personnalité des enfants et par l’usage d’une grille de lecture stéréotypée de leurs comportements.

2 Enfants coupables ? Enfants victimes ? Il semble qu’assez tôt, bien avant la loi sur la déchéance paternelle1 du 24 juillet 1889, des acteurs de terrain, au contact des jeunes, ont privilégié la défense d’enfants victimes de la misère et du désordre familial, et préconisé des mesures d’assistance. Nous souhaitons, à l’occasion, proposer un infléchissement chronologique à la périodisation proposée par Marie-Sylvie Dupont- Bouchat et Éric Pierre dans l’ouvrage Enfance et justice au XIXe siècle2. D’où l’importance de repérer les sources et les supports des représentations, d’identifier les producteurs de catégories spécifiques qui intervenaient le plus souvent en amont du jugement, quelquefois juste après. Il convient de laisser de côté, pour entreprendre cette démarche, les discours lointains des philanthropes et des législateurs pour mieux cerner les voix des acteurs du terrain : juges des tribunaux correctionnels, membres de commissions de surveillance de prisons, directeurs de colonies pénitentiaires, policiers ou gendarmes ayant enquêté sur les jeunes, maires ayant fourni des informations sur leur moralité et celle de leur famille, parents des enfants, enfants eux-mêmes. Les informations ne sont pas regroupées dans des dossiers d’observation, dans des casiers pénitentiaires élaborés à la suite d’un examen médico-psychologique et social, comme les élaborèrent criminologues et réformateurs pénitentiaires après 1945 pour cerner la dangerosité des mineurs de justice, des condamnés adultes soumis à l’emprisonnement progressif et des relégués placés dans des centres de « triage3 ». Elles sont éparses au sein de dossiers de procédure ou de dossiers d’établissements. Toutefois, à partir de 1840, des fiches imprimées par le ministère de l’Intérieur regroupent les informations disponibles pour mieux classer les jeunes et leur assigner un établissement.

Les limites des classifications pénales

3 Les Codes, civil et pénal, distinguaient les mineurs des adultes. Depuis 1810, les jeunes de moins de seize ans bénéficiaient d’une atténuation de responsabilité et donc d’une atténuation des sanctions encourues, ceci dans l’optique beccarienne de la proportionnalité des délits et des peines. En 1906, le seuil passa de seize à dix-huit ans, dans un pays où la majorité civile était fixée à vingt-et-un ans. Lors de la création, assez théorique, des tribunaux pour enfants en 1912, il fut décidé que les enfants de moins de treize ans ne pourraient être déférés en justice. Si la loi au XIXe siècle ne distinguait pas l’enfant de l’adolescent, quelques voix, comme celle du docteur Artus Barthélémy Vingtrinier, médecin des prisons à Rouen, conseillèrent assez tôt de ne pas plonger les plus petits dans l’univers pénitentiaire. Le Code civil mettait les mineurs sous l’autorité de leur père. Ce dernier pouvait réclamer l’enfermement de sa progéniture par voie de correction paternelle, à ses frais et pour une durée maximale de six mois. Ce procédé, héritier des lettres de cachet employé pour assurer la police des familles, ne concernait

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qu’une minorité de privilégiés qui pouvaient payer le séjour dans des établissements comme la Maison paternelle de Mettray. Il était donc difficile de mettre en cause l’autorité de la famille, de permettre à l’État d’intervenir pour se substituer à elle lorsqu’elle était défaillante. Il fallut attendre les lois de la IIIe République sur la déchéance paternelle pour que les appréciations des acteurs de terrain sur des jeunes plutôt victimes de leur milieu que coupables, soient entendues.

4 Le Code pénal napoléonien introduisit une autre distinction qui aurait pu être à l’origine de catégories fermement établies. Il s’agissait de la notion de discernement, décidée par les magistrats lors du jugement. S’ils décidaient que l’enfant était discernant au moment de l’infraction, qu’il avait conscience de commettre un crime ou un délit, il était condamné, en vertu des articles 67 ou 69 à une peine moins lourde et moins longue que celle d’un adulte. Si l’enfant était non discernant, ils appliquaient l’article 66 et l’acquittaient. Dans ce cas, et jusqu’en 1898, les juges avaient deux possibilités : le rendre à sa famille ou le placer dans une maison de correction pour y être élevé et détenu jusqu’à une date fixée lors du prononcé. À partir de 1898, les juges avaient une troisième possibilité : confier l’acquitté à une société de patronage qui se chargerait de lui trouver une famille d’accueil. Si des sanctions différenciées avaient été appliquées, des catégories d’acquittés et de condamnés seraient apparues. En Belgique, les jeunes vagabonds étaient systématiquement acquittés et conduits dans des écoles de réforme et des refuges ; les petits voleurs étaient condamnés et incarcérés dans des colonies correctionnelles. En France, pendant longtemps, jeunes acquittés et condamnés furent confondus au sein des prisons, puis à l’écart des adultes dans les quartiers qui leur furent réservés à partir de la Restauration et dans les colonies pénitentiaires, expérimentées dès 1840, et généralisées après 1850.

5 La loi du 5 août 1850, qui prévoyait des colonies correctionnelles pour les condamnés à plus de deux années et consacrait les colonies pénitentiaires privées et publiques aux jeunes acquittés, tarda à être respectée à la lettre4. Il fallut attendre 1868 pour voir apparaître des quartiers correctionnels pour condamnés et jeunes insubordonnés des colonies ordinaires dans les prisons, récemment construites, de Rouen, Dijon5, , Nantes et Besançon. La première colonie correctionnelle n’ouvrit qu’en 1895 à Eysses, suivie de celle de Gaillon quelques années plus tard.

6 La loi de 1850 avait généralisé le principe des colonies pénitentiaires. Son application, pendant les cinq premières années qui suivirent, fut l’occasion d’un puissant essor des établissements privés, encouragés par l’Empire autoritaire. Les magistrats délaissèrent les articles 67 et 69, et recoururent de manière croissante à l’article 66 puisqu’il leur laissait une plus grande souplesse d’appréciation, leur permettait aussi d’affermir la répression, et parce qu’il était en adéquation avec l’offre correctionnelle privée puis publique. Antoine Vlastuin cite l’exemple du jeune Florentin Vannier, arrêté en décembre 1839, 2 mois après en avoir purgé 20 de détention dans la maison centrale de Gaillon pour un vol de tabac. Il est rejugé pour cette même affaire. Le tribunal correctionnel use de l’article 66 et décide son maintien en prison jusqu’à sa vingtième année. Âgé de quinze ans, il subit 5 années supplémentaires dans la centrale de l’Eure6.

7 Ces quelques rappels montrent les limites d’une identification des mineurs de justice par une approche légale, puisqu’ils sont presque tous frappés par un unique article du Code pénal, qui avait le mérite de transmettre à l’État la puissance paternelle et la mission d’éducation, et parce qu’ils sont longtemps confondus au sein d’espaces carcéraux que les philanthropes avaient du mal à diviser en quartiers séparés.

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L’existence réelle du mineur de justice comme catégorie pénitentiaire n’apparut donc que tardivement, sous les monarchies constitutionnelles, bien après les mentions dans les codifications révolutionnaires et impériales7.

L’impossible catégorisation en fonction des infractions

8 Mendiants, vagabonds et/ou voleurs : la délinquance des mineurs au XIXe siècle était le produit de la misère8. L’étude des jugements des tribunaux correctionnels9 et celle des registres d’écrous des quartiers ou colonies de mineurs montrent que deux tiers d’entre eux étaient des petits voleurs, principalement auteurs de vols de nécessité, et que le dernier tiers était composé de vagabonds et de mendiants. Cette distinction masque les situations complexes de délits connexes, chapardages ou vols commis à l’occasion d’une fugue ou d’une errance, et interdit de dresser une frontière étanche entre les deux catégories. Les crises cycliques de la révolution industrielle faisaient croître les courbes de cette délinquance, tant du point de vue des vols que du vagabondage.

9 Le paupérisme jetait à la rue des enfants miséreux que leurs familles ne parvenaient pas à entretenir. Ces enfants de la misère, dont on ne savait que faire lors des pics de crise, lorsque les ateliers de charité étaient encombrés, lorsque les capacités d’accueil des quartiers de prison étaient dépassées, comme en 1839 à Rouen, ne laissaient pas indifférents philanthropes et magistrats. L’éducation correctionnelle prenait alors une dimension assistancielle. Rendre les enfants à leur famille ou ne les frapper que de quelques jours de prisons étaient des marques d’indulgence que l’on peut remarquer à l’égard de jeunes rattacheurs et de jeunes fileuses que la crise de 1847 poussait au vagabondage dans les rues de Rouen ou à commettre quelques larcins sur les quais du port. Les attendus des jugements signalaient la misère des temps comme une circonstance atténuante. Les informations transmises par la police sur l’état de nécessité des familles résidant dans les garnis de l’est rouennais influençaient également les juges. Lorsque le quartier des jeunes de Bicêtre fut organisé par deux philanthropes francs-maçons pendant la première décennie de la monarchie de Juillet, avec des ateliers, une école mutuelle, un régime disciplinaire progressif qui reçut les éloges de l’inspecteur général des prisons Charles Lucas, il apparut préférable à des juges d’y placer des enfants dont les familles ne pouvaient assurer le minimum vital, qui parfois les avaient incités à mendier ou à voler. Cette démarche, enlever des jeunes à des familles défaillantes, tant du point de vue social que moral, les confier à l’État pour qu’il offre une éducation appropriée, même si c’était dans un cadre carcéral, explique l’usage de plus en plus fréquent de l’article 66 afin de préserver et de moraliser de jeunes victimes. L’hygiène physique et morale de la prison, le bon air des colonies agricoles et les vertus de la régénération par le travail de la terre semblaient adaptés à cette nouvelle classe, née de l’industrialisation, et qui en subissait les conséquences. Il ne faut cependant pas donner à cette approche philanthropique des enfants miséreux plus de portée qu’elle n’en eut. Assez vite le discours changea quand les peurs sociales et politiques impliquèrent de donner la priorité à la défense des intérêts de la société. À Paris, l’inspecteur des prisons Moreau-Christophe conseillait les rigueurs cellulaires de la prison de la Roquette pour les membres des bandes de gamins miséreux, ces gavroches casseurs de réverbères pour lesquels il n’avait aucune indulgence. À Rouen, la politique du maire Henri Barbet consistait à dissuader les

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horsains des environs de venir mendier aux portes des églises de la métropole, en les menaçant d’un séjour derrière les hauts murs de la prison.

10 À la fin du XIXe siècle, les cas de violences, de rixes, les affaires de mœurs progressent parmi la frange des jeunes les plus âgés, à un moment où la justice s’efforce de tenir les plus petits à l’écart de l’univers pénitentiaire. Mais ils demeurent minoritaires. Jean- Claude Farcy10 a montré que, de 1880 à 1900, il y avait à Paris une évaporation entre les actes constatés et les actes jugés, la politique de la police parisienne tendant à rendre aux parents, après les avoir réprimandés, les auteurs de délits bénins. De même le parquet effectuait un nombre non négligeable de classements sans suite. Les jeunes vagabonds déférés en justice semblaient donc moins nombreux, à la suite d’une politique qui peut être qualifiée de prévention. Les magistrats concentraient leurs efforts sur les vols de convoitise dans une société où l’offre de bien croissait, et délaissaient les larcins alimentaires, produits de la misère. L’identification de catégories de mineurs de justice par la nature des infractions n’est pas plus satisfaisante que par le droit.

L’éducation correctionnelle comme « définisseur » ?

11 On aurait pu croire que les offres d’éducation correctionnelle diversifiées pouvaient servir de définisseur de catégories, à l’instar de l’admission à des régimes spéciaux de détention pour identifier les prisonniers politiques. Si l’on prend l’exemple de la Normandie, on peut distinguer les enfants remis à leurs parents, ceux confiés aux sociétés de patronage11, de 1832 à 1840 puis à la fin du XIXe siècle, les jeunes incarcérés dans des quartiers séparés des prisons départementales, comme celui de Bicêtre à Rouen créé en 1826, ou de maisons centrales, comme à Gaillon dés 1820, les jeunes envoyés dans des colonies pénitentiaires privées, à Petit-Quevilly de 1843 à 1865, à Darnétal pour les jeunes filles de 1850 à 1912, les jeunes garçons conduits dans la colonie publique des Douaires, sur les plateaux de Gaillon, de 1865 à 1923, enfin ceux qui furent incarcérés dans le quartier disciplinaire et correctionnel de Bonne Nouvelle de 1868 à 1895. Il n’est pas évident de distinguer les motivations des choix de ces destinations, mais on peut avancer que les éléments d’identification sur les jeunes, sur leurs actes, leur personnalité, la moralité de leur famille, étaient souvent élaborés lors du procès ou lors du séjour en prison qui devait précéder tout placement en colonie après 1840, et ceci grâce à l’interrogation des autorités locales du lieu de résidence du jeune. Nous disposons, au sein des dossiers de procédure de la minorité de jeunes déférés devant les cours d’assises, de nombreuses attestations signées d’autorités municipales12.

12 Les sociétés de patronage, comme les colonies privées à leurs débuts, privilégièrent ceux qui présentaient des gages d’une réinsertion future aisée. Centrales et colonies correctionnelles hébergeaient principalement récidivistes, condamnés et insubordonnés. Cependant le mécanisme bien connu, qui incite les juges à multiplier les incarcérations lorsque les capacités d’accueil augmentent, fausse cet ordonnancement. Il était de l’intérêt financier des établissements privés d’accueillir toutes sortes de catégories, mais aussi de se débarrasser vers les prisons ou vers le quartier correctionnel de jeunes inaptes au travail ou insubordonnés. Les colons des Douaires, ceux de Petit-Quevilly, les jeunes filles de l’Atelier Refuge de Darnétal ne constituaient donc pas des catégories distinctes.

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13 Enfants coupables et enfants victimes rejoignirent les mêmes établissements et devinrent des colons lorsque proliférèrent ces « prisons aux champs ». On peut s’interroger sur un ultime mode d’identification par le séjour dans ces établissements, l’espace d’incarcération devenant un producteur d’identité, de la même manière que les pupilles des internats de l’Assistance publique : ancien des Douaires, de Mettray ou d’Eysses. Les sources sont lacunaires et contradictoires. La représentation du bon colon qui réussit sa vie après un passage dans une colonie pénitentiaire fut un moyen pour vanter les mérites de ces expérimentations pénales. Des articles de presse vantaient les vertus de jeunes colons participant à l’extinction d’un incendie, restituant une bourse perdue par un visiteur, pour mieux vanter le succès de l’entreprise de moralisation. Le livre d’Eugène Nyon, Le colon de Mettray, ouvrage de littérature de jeunesse publié par l’éditeur catholique Mame et commandé par le fondateur Demetz, présentait la belle destinée de l’un des hôtes. Des lettres d’anciens détenus à la gloire des fondateurs de colonies privées étaient conservées, comme à l’Atelier Refuge de Darnétal13. Il faut se méfier de ces sources, car le séjour dans les maisons de correction n’offrit jamais un brevet d’honorabilité et les placements à la sortie ne furent pas toujours couronnés de succès.

14 Par contraste, la représentation du mauvais colon, du caïd, du gibier de prison, exista également. Elle fut générée par des mémoires d’anciens colons, comme Genet ou Léger à Mettray. Des graffitis de la colonie publique des Douaires montrent une identification aux apaches qui défrayaient la chronique au début du XXe siècle. Les mémoires d’anciens truands, comme Auguste Le Breton pour ne citer qu’un exemple, présentaient des destinées moins glorieuses que celle du héros d’Eugène Nyon : familles désunies, enfants abandonnés confiés à l’Assistance publique, fugueurs d’internats, considérés comme des pupilles « vicieux » et conduits dans des colonies pénitentiaires où ils subissaient une discipline militaire qui les préparait aux bataillons disciplinaires. Ces réunions de fortes têtes prédestinaient certains d’entre eux à des séjours en centrale, parfois au bagne comme forçat ou relégué. À la fin du XIXe siècle, lorsque la criminologie italienne répandit ses théories sur les criminels nés, lorsque les pensionnaires des colonies se mutinèrent, les plus âgés des mineurs délinquants subirent cette identification négative.

Le critère de l’âge

15 Le critère de l’âge semble toutefois avoir été un premier élément de différenciation. Dans un premier temps, de 1820 à 1840, les philanthropes puis l’État prirent conscience qu’il fallait absolument séparer les mineurs des adultes, pour appliquer les codes à la lettre mais aussi dans leur esprit. Mais ils ne distinguaient pas le jeune enfant de huit- neuf ans de l’adolescent de quinze-seize ans. Jusque vers 1880, la législation considérait qu’il s’agissait d’une enfance coupable qu’il fallait corriger. Ce n’est qu’à partir de cette date que l’on considéra que les enfants étaient des victimes à protéger, tandis que les adolescents devaient continuer de subir les rigueurs des lois par une incarcération dans des colonies au régime de plus en plus militaire, prélude à un séjour dans les bataillons disciplinaires d’Afrique du Nord. Si la dangerosité des adolescents et des jeunes adultes n’apparut clairement qu’aux débuts du XXe siècle avec le phénomène des Apaches et lors des nombreuses mutineries qui touchèrent les colonies pénitentiaires, le sort des enfants victimes fut perçu bien plus tôt.

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16 Les magistrats de la monarchie de Juillet commencèrent à limiter les incarcérations des plus petits et les rendirent à leurs parents. En 1841, le docteur Artus Barthélémy Vingtrinier, à Rouen, dénonça les rigueurs mortifères infligées à des enfants de neuf- douze ans, enfermés dans les boîtes à horloge de Bicêtre pour quelques rires lors des leçons prodiguées au sein de l’école mutuelle14. Dans un texte de 1855, il considéra que les enfants du « premier âge », âgés de moins de douze ans et demi, devaient faire l’objet d’une dépénalisation. Les juges de paix les prendraient en charge, les rendraient à leur famille ou les placeraient dans des maisons de préservation. L’année précédente, des circulaires ministérielles avaient conseillé aux magistrats d’éviter les envois en colonies pénitentiaires de petits. L’État constatait que l’inflation des effectifs dans ces établissements coûtait cher au budget. Le cheminement de la dépénalisation fut long jusqu’en 1912, date à laquelle les moins de treize ans furent systématiquement confiés à l’Assistance.

Réprimer les enfants vicieux

17 Pendant la seconde décennie de la monarchie de Juillet, de nouvelles identifications revinrent fréquemment dans les notices rédigées sur les jeunes par les autorités locales : enfants démoralisés, garçons vicieux et filles tombées. C’était l’individu qui était observé, sans égard pour le contexte familial ou économique. Au-delà de l’appréciation du discernement, on cherchait à connaître la malignité de ces jeunes. Ces jeunes dépourvus de sens moral, sans éducation morale, aux penchants pervers, ne bénéficiaient d’aucune indulgence, surtout lorsqu’ils avaient commis des actes délictueux en récidive ou en bande. Les commissions locales désignées par les préfets, comprenant directeurs de prison et de colonies agricoles, membres des commissions de surveillance, médecins, choisissaient le lieu où les mineurs devaient subir leur peine, après avoir recueilli un faisceau d’informations sur leur comportement. Le mineur « vicieux » avait de grandes chances de demeurer en prison ou d’être conduit dans une maison centrale, car les initiateurs des premières colonies préféraient des jeunes dociles. Ces commissions locales s’appuyaient sur les appréciations des maires, des policiers, des juges d’instruction. Ainsi cette lettre adressée par le maire de Saint- Quentin au procureur du roi : « Après bien des recherches, j’ai découvert la mère de Pierre Citémarié. Elle est convaincue de la vérité des renseignements contenus en votre lettre du 25 juin dernier. Elle devait me remettre son acte de naissance. Elle ne l’a pas encore fait et j’ai su depuis qu’elle ne souhaitait pas revoir son fils dont elle craint la mise en liberté15. » Le commissariat d’Elbeuf décrivait le comportement de certains jeunes au sein de leur famille : « Malgré les conseils de ses parents honnêtes et laborieux, n’écoutant que ses penchants pervers, aussitôt qu’elle a pu faire usage de sa raison, elle s’en est servie pour se livrer à une vie licencieuse et même au vol et au vagabondage16. » Ainsi également cette notice du commissariat d’Elbeuf : Le nommé Havé père jouit d’une bonne réputation, il est âgé de 42 ans, il est resté veuf avec trois enfants qu’il élève convenablement avec son travail d’ouvrier dégraisseur de laine. Aujourd’hui, la fille aînée, âgée de 17 ans, lui vient en aide par son travail d’épinceuse, elle a une conduite régulière. Il n’en est pas de même du second enfant qui est âgé de 14 ans et dont la conduite n’est pas sans reproche. Le troisième Jules qui a 10 ans est enclin à la paresse, il n’est jamais allé à l’école, il commet des vols chaque fois qu’il en trouve l’occasion et il quitte souvent son travail de rattacheur pour en commettre17.

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18 Les notices sur la moralité de ces jeunes coupables étaient donc déterminantes et contribuèrent à un allongement et à un accroissement des détentions à partir de 1840.

Des circonstances atténuantes

19 Assez tôt cependant, les autorités judiciaires et pénitentiaires se préoccupèrent de la moralité des parents, de leur autorité, de leur situation financière. Avant la loi sur la déchéance paternelle de 1889, dès l’aube de la monarchie de Juillet selon nos sources, les acteurs locaux enquêtaient sur le milieu familial. Le docteur Vingtrinier publia, en 1855, Des enfants dans les prisons et devant la justice où il pointa la responsabilité des parents dans un grand nombre de situations de délinquance. Mais avant lui, les juges des tribunaux correctionnels accordaient une grande importance à la famille. Leur interrogation était la suivante : l’État devait-il se substituer à une autorité défaillante et offrir un hébergement approprié pour moraliser les jeunes ? La présence des parents à l’audience du procès était souvent déterminante, pour les cas, de plus en plus rares, d’enfants remis à leurs proches. Les dysfonctionnements familiaux, l’absence de parents ou de l’un d’entre eux, les naissances légitimes ou illégitimes constituèrent des rubriques régulières dans les statistiques pénales. Ces trois extraits d’enquêtes peuvent l’illustrer : Le né Marvains Alfred est abandonné à lui-même et laissé libre de se conduire à sa guise ; son père qui se livre à l’ivresse et vit maritalement avec une femme Picard, lui a fait puiser les mauvais principes qui l’ont conduit pour la première fois sur les bancs de la police correctionnelle. La famille de ce jeune détenu est indigente et infirme. Trouvant insuffisants les secours qu’elle reçoit du bureau de bienfaisance, elle s’est constamment livrée à la mendicité. À l’exception du père, tous les membres de sa famille ont été condamnés correctionnellement à la détention. Les vols semblent innés chez eux, il s’en suit donc que livré journellement à leurs inspirations vicieuses, il s’est jeté dans la mauvaise voie qui l’a rendu sitôt justiciable du tribunal correctionnel18.

20 Encore une fois, l’identification de ces enfants à protéger, plus victimes que coupables, se construisait à partir des informations transmises par les maires et commissaires de police des lieux de résidence. Cela enrichissait les fiches de synthèse exigées par une circulaire du ministre de l’Intérieur en 1840 et rédigées par les préfets, secondés par les membres des commissions de surveillance des prisons, leur directeur et leur médecin. Celle du jeune Caisselet, confectionnée en 1843, peu avant son transfert dans la colonie agricole de Petit-Quevilly, permettait d’entrevoir un drame familial à partir des réponses manuscrites aux questions imprimées du formulaire : Énoncé du jugement : Déclaré coupable d’incendie ; mais ayant agi sans discernement, il a été acquitté. Néanmoins, la cour ordonna, par application de l’article 66 du Code pénal, qu’il serait élevé dans une maison de correction jusqu’à 20 ans. Exposé succinct des faits qui ont motivé les poursuites : Privé d’asile et de ressources, abandonné à lui-même, cet enfant, dans un moment de désespoir, mit le feu à une grange où il couchait dans l’intention de se détruire. Quels sont les antécédents de l’enfant sous le rapport du caractère, des mœurs et de la conduite ? Caisselet a toujours eu un caractère dur, qui doit être attribué à la rudesse avec laquelle il était traité par sa belle-mère. Cependant rien chez lui n’annonçait de mauvais penchants. Quelle est la position sociale de la famille et sa moralité ? Quels sont les rapports de l’enfant avec elle ? Le père de Caisselet exerce depuis 33 ans la profession d’officier de santé à

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Saint-Romain-de-Colbosc, où il jouit de l’estime générale. Il paraît porter autant d’affection à cet enfant qu’aux autres, mais il n’en est pas de même de sa femme. À quelles causes peut-on attribuer le délit ou le crime commis ? L’action commise par Caisselet peut être attribuée au manque de surveillance de ses parents et à l’irritation produite par la dureté des traitements de sa belle-mère19.

21 Il y eut donc un décalage entre les catégories fixées par la législation et les manières d’identifier les jeunes délinquants par les agents locaux de l’administration et par les philanthropes provinciaux qui s’efforçaient de leur venir en aide. Assez tôt apparurent des différenciations entre enfants victimes et coupables, entre enfants et adolescents, mais l’offre de places de correction les mena indistinctement dans les mêmes établissements. Il fallut alors attendre la fin du XIXe siècle pour qu’une seconde vague de patronage préserve les victimes et les places hors des structures judiciaires. Une préservation bien fragile car, au siècle suivant, nombre de jeunes suivirent « la filière20 » qui les mena de l’Assistance publique au patronage Rollet, d’une maison d’éducation surveillée à la prison, des Bat’ d’Af’ vers une centrale, de cette centrale vers les prisons- asiles ou vers les centres pénitentiaires de relégués.

NOTES

1. Denis Darya VASSIGH, « L’action juridique en faveur des enfants maltraités dans la deuxième moitié du XIXe siècle », Trames, n° 3-4, 1998, p. 169-179.

2. Marie-Sylvie DUPONT-BOUCHAT, Éric PIERRE (dir.), Enfance et justice au XXe siècle, Paris, PUF, 2001. 3. On se reportera aux très nombreux articles sur l’art et la manière d’examiner un délinquant, sur les dossiers d’observation ou de personnalité, dans les numéros postérieurs à 1945 de la Revue pénitentiaire et de droit pénal et de la Revue de Science criminelle et de droit pénal comparé. 4. Christophe ISRAËL, Le Quartier correctionnel de Rouen (1868-1895), mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Claude Vimont, Université de Rouen, 2 volumes, 1999, 179 et 119 p. ; Christophe ISRAËL, « Enseignement primaire et professionnel dans un quartier correctionnel : les jeunes détenus de Bonne Nouvelle (1868-1895) », Trames, n° 7, 2000, p. 53-66. Voir également la thèse d’Élise YVOREL, Les enfants de l’ombre, Frédéric CHAUVAUD (dir.), université de Poitiers, 2005, chapitre 2 : « Lieux d’incarcération des mineurs : de la cellule réservée au bâtiment spécifique », p. 125-233. 5. Sandra MONNOT, La moralisation et la normalisation des jeunes détenus au quartier correctionnel de Dijon (1868-1895), mémoire de maîtrise sous la direction de Thomas Bouchet, Université de Bourgogne, Dijon, 2000, 105 p. ; Jacqueline HENRY-DEVILLARD, Le quartier des jeunes détenus de Dijon et ses relations avec le monde extérieur (1868-1895), mémoire de maîtrise sous la direction de Thomas Bouchet, Université de Bourgogne, Dijon, 2000, 120 p.

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6. Antoine VLASTUIN, Les Mineurs de justice à la centrale pénitentiaire de Gaillon au XIXe siècle, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Claude VIMONT, Université de Rouen, 2002, 227 p. 7. C’est aussi la thèse de Christian CARLIER, La Prison aux champs, les colonies d’enfants délinquants du nord de la France au XIXe siècle, Paris, Éditions de l’Atelier, 1994, 734 p.

8. Voir les analyses de Vincent DESCHAINTRES, Regards sur la délinquance dans l’agglomération rouennaise. Analyse des jugements correctionnels de 1864 à 1879, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Claude VIMONT, université de Rouen, 1999, 191 p.

9. Jean-Claude VIMONT, « Les offres d'éducation correctionnelle et les mineurs des deux sexes traduits devant le tribunal correctionnel de Rouen au XIXe siècle », dans Christine BARD, Frédéric CHAUVAUD, Michelle PERROT, Jacques-Guy PETIT, Femmes et justice pénale XIXe- XXe siècles, Rennes, PUR, 2002, p. 317-326. Bérangère BEAUCHÊNE, Délinquance et misère enfantine à Elbeuf et ses environs sous la monarchie de Juillet, mémoire de maîtrise sous la direction d’Alain Becchia, université de Rouen, 2002, 185 p. ; Ziadi IBTISSEM, Les Mineurs déférés devant le tribunal correctionnel de Rouen sous le Second Empire, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Claude VIMONT, université de Rouen, 2002, 209 p.

10. Jean-Claude FARCY, « Quelques problèmes d'analyse de la délinquance juvénile à la fin du XIXe siècle. L'exemple parisien », in Trames, n° 3, 1998, p. 1147-160.

11. Tania CÉSARIN, Le Patronage et la protection des mineurs de justice à Rouen de 1835 à 1937, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Claude VIMONT, université de Rouen, 2004, 191 p. 12. Johanne LANDRIEU, Les Mineurs de justice déférés aux assises en Seine-Inférieure (1810-1865), mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Claude VIMONT, université de Rouen, 2002, 91 p. 13. Ida LACOINTE, Les jeunes filles détenues de l’Atelier Refuge de Rouen de 1851 à 1912, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Claude VIMONT, université de Rouen, 1999, 183 p. 14. Jean-Claude VIMONT, « Un autre médecin-chef des prisons dénonce l’horreur pénitentiaire, le docteur Vingtrinier à Rouen en 1840 », Bulletin de la Société libre d’émulation de la Seine-Maritime, 1999, p. 29-38. 15. Arch. dép. de la Seine Maritime, 2 U 1490. 16. Arch. Municip. D’Elbeuf, J 1333, Jeunes détenus libérés, 1845-1860. 17. Arch. Municip. D’Elbeuf, J 1332, Police générale : condamnés libérés sous surveillance, 1841-1850. 18. Arch. Municip. D’Elbeuf, J 1333, Jeunes détenus libérés, 1845-1860. 19. Arch. dép. de la Seine Maritime, 1 YP 402. 20. L’expression filière a été utilisée par le psychiatre Vullien, en charge du centre d’observation et de triage de relégués de Loos-lès-Lille après la Seconde Guerre mondiale.

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Dossier

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Introduction

Samuel Boussion et Jean-Christophe Coffin

1 Ce numéro de la Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » (Rhei) pose le curseur sur un moment précis de l’histoire de la psychiatrie infantile, son premier congrès international, tenu à Paris du 24 juillet au 1er août 1937. Pourquoi se concentrer sur un tel événement ? D’abord, l’étude de ce congrès international permet d’évoquer la question de l’institutionnalisation d’une spécialité médicale qui a fait de l’enfant « irrégulier » son objet. Et cela permet de croiser plusieurs histoires, comme autant de variations autour des thèmes de « congrès », d’« international », mais aussi de « psychiatrie infantile », elle-même divisible en « psychiatrie » et « infantile », soit autant d’enjeux pour autant d’objets, qu’il importe de regarder en tant que tels et dans leur confrontation.

2 Ce travail relève aussi de la découverte et de la mise en valeur d’un terrain : le fonds d’archives de Georges Heuyer, sauvé il y a déjà de longues années par Nadine Lefaucheur puis déposé au CNAHES (Conservatoire national des archives de l’éducation spécialisée et de l’action sociale), conservé depuis à la bibliothèque universitaire de Paris 8 Saint-Denis et en passe de rejoindre les archives de l’AP-HP (archives de l’assistance publique-hôpitaux de Paris). Psychiatre de renom, Heuyer est la grande figure de ce congrès, ce que l’on retrouve bien dans ses archives ; quarante-sept dossiers qui montrent la stratification progressive des centres d’intérêt de la psychiatrie de l’enfant, des années 1910 aux années 1970. Une longue période, au cours de laquelle on constate l’avancée significative de la psychiatrie sur le terrain de l’enfance : depuis les premières conceptions constitutionnalistes et du poids de la neurologie, jusqu’à la conquête d’une place d’experte en matière de protection de l’enfance et d’hygiène mentale, à l’école comme auprès des tribunaux pour enfants, en passant par les débats sur débilité et déficience mentales, la construction des catégories et de nosographies… Au cœur de ces papiers scientifiques, le congrès de 1937 tient une place conséquente. Lieux de croisements et de confrontations par excellence, ces manifestations scientifiques que sont les congrès médicaux sont aussi des moments pour exister et sont constitutifs de la pratique et de la formation médicale. Ce sont donc des clés intéressantes pour saisir l’histoire des circulations et des transferts en cours

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dans le champ de la psychiatrie et du même coup mieux comprendre la fabrication de la spécialité.

3 Dans sa genèse, ce numéro de la Rhei tient lui-même de l’événement scientifique international. En octobre 2015, nous avons en effet élaboré un groupe de travail international destiné à étudier ce moment de l’histoire de la psychiatrie infantile. La réunion d’une douzaine de chercheurs à Paris, du 19 au 21 octobre 2015, a été rendue possible grâce à l’important soutien de la Fondation de la maison des sciences de l’homme et de l’université Paris 8 Saint-Denis, et de la collaboration de l’axe HEDUC du CIRCEFT de l’université Paris 8, du Centre d’histoire des sciences et des techniques Alexandre Koyré (CNRS, EHESS, MNHN) ainsi que de l’Institut für Geschichte der Medizin de l’université de Giessen (Allemagne). Afin de questionner l’internationalisation de la psychiatrie infantile à travers le cas du 1er congrès international, l’idée était de réunir des chercheurs travaillant à la fois sur des contextes nationaux et sur les circulations et transferts dans ce champ, dans le cadre d’un rendez-vous interactif et contributif. Ainsi, trois journées de travail en commun dans des lieux de la recherche en histoire de la psychiatrie de l’enfant (université Paris 8, Centre Alexandre Koyré et bibliothèque médicale Henri Ey) et le plus souvent assez proches des archives (fonds Heuyer, collections de revues de psychiatrie de la bibliothèque Henri Ey) ont permis d’éclairer d’un œil neuf l’internationalisation de la psychiatrie de l’enfant.

4 L’un des intérêts de ces travaux a été de prêter une nouvelle attention aux acteurs, le congrès proposant une somme de parcours collectifs et individuels à démêler. Derrière les listes de noms des délégations de médecins, ordonnées par pays, se cachent en fait parfois des courants, des écoles, des générations, des pratiques, des centres d’intérêt différents. Ainsi, dresser ces itinéraires permet de mieux appréhender les réseaux constitués avant le congrès ainsi que le bagage de ces médecins qui ne viennent pas les mains vides au congrès mais sont déjà riches d’expériences.

5 Si plusieurs des contributions portent sur le congrès lui-même, nous avons aussi cherché à le contextualiser. Le pari a été de prendre cette année 1937 comme point de rencontre et point de démarrage pour comprendre à la fois des origines éventuelles, des dimensions anciennes et aussi les perspectives et les influences possibles. Nous n’avons pas considéré 1937 et le congrès comme une année de naissance mais plutôt comme un moment de réunion de tout un aréopage d’hommes et parfois de quelques femmes qui œuvraient depuis déjà plusieurs années à cet être dont l’importance s’est affirmée toujours un peu plus : l’enfant tout court et naturellement l’enfant et les problèmes qu’il pourrait occasionner dont on mesure à travers les thèmes abordés combien ceux-ci sont de diverses natures et nécessitent une pluridisciplinarité des métiers. Les interprétations, influences intellectuelles sont bien présentes mais les questions d’organisation de la prise en charge sont très souvent amplement discutées car d’une complexité croissante. Notre choix a conduit plusieurs des contributeurs à ainsi offrir des éclairages aussi neufs qu’originaux sur les situations nationales dans ce qui en France mais aussi dans d’autres pays européens, se nomme l’entre-deux-guerres. Si la France est naturellement représentée, des contributions sur la Belgique, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Suède ont fait le pari d’une contextualisation large et s’efforçant de montrer les singularités, les éléments de comparaison et les questionnements. Car si nous pensons qu’il y aura un avant et un après, cette aventure commune n’a pas tout épuisé. Parfois, des questions ont émergé et les réponses viendront sans doute plus tard. C’est le but d’une publication que d’apporter des

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résultats et des interprétations et d’ouvrir vers des interrogations et des questionnements en partie neufs.

6 Cette entreprise a reçu le soutien de plusieurs de nos institutions comme nous l’avons signalé mais également l’encouragement de plusieurs de nos collègues qui ont tenu à participer et que nous tenons à remercier chaleureusement. Nous pensons tout particulièrement à Jean-Yves Rochex qui, soutenant l’initiative depuis le début a également alimenté les discussions du workshop. Antonella Romano qui, au nom du Centre A. Koyré qu’elle dirige, a manifesté son intérêt pour le domaine étudié par les contributeurs et a permis la réussite de l’une des journées du workshop. L’intérêt pour les phénomènes de circulation que nous nous sommes efforcés de développer se sont nourris des apports de nos collègues et en retour nous avons l’espoir que nous leur avons proposé un autre exemple de ce transnational auquel plusieurs historiens(nes) du Centre Koyré et au-delà de l’École des hautes études en sciences sociales ont associé leurs noms. Wolf Feuerhahn, est en partie de ceux-là et il a participé activement à nos travaux nous permettant d’écouter avec profit son éclairage et ses perspectives. Si l’enfant sous le regard du psychiatre a été privilégié, il a également retenu l’attention de plusieurs de nos collègues venant d’autres formations comme la sociologie ou les sciences de l’éducation contemporaines, et leur présence, tout particulièrement, de Caroline Le Roy, a amplement rempli sa mission par des questionnements dont nous avons eu tout le loisir de mesurer la pertinence. L’enfant étant devenu l’objet interdisciplinaire par excellence, nous avions à cœur, tout en partant d’une démarche clairement historienne, de nous mettre en position de dialogue avec d’autres disciplines qui sont au cœur des savoirs sur l’enfant qui se constituent et se reformulent depuis le début du XXe siècle.

AUTEURS

SAMUEL BOUSSION Maître de conférences en sciences de l’éducation, CIRCEFT, HEDUC, université Paris 8 Saint-Denis

JEAN-CHRISTOPHE COFFIN Maître de conférences en sciences de l’éducation, CIRCEFT, HEDUC, université Paris 8 Saint-Denis. Centre A. Koyré (UMR 8560)

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Dossier

Enjeux scientifiques et politiques d’un congrès

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Le premier congrès international de Psychiatrie infantile (Paris, 1937), ou le baptême d’une spécialité ambitieuse The First International Congress on Child Psychiatry (Paris, 1937): walking towards the consecration of an ambitious specialty

Samuel Boussion

1 Entre mai et novembre 1937, Paris se transforme en capitale mondiale à l’occasion de l’Exposition internationale organisée par la France et dédiée cette année-là aux « Arts et techniques dans la vie moderne ». Même si elle n’est qu’une exposition de seconde catégorie et ne prétend donc pas être « universelle1 », elle est portée par de grands desseins. Pour un pays qui ressent encore les effets d’une profonde crise économique, elle est présentée comme un carrefour des peuples et comme une occasion de sortir la France de son marasme en créant une atmosphère d’activité spirituelle et matérielle, de remédier au chômage, de ranimer le tourisme, bref d’opérer une « expérience de galvanisation », selon les mots de Paul Léon, commissaire adjoint de l’Exposition en 19352. À plusieurs reprises, ses promoteurs ravivent les souvenirs glorieux des expositions passées, celles tenues à Paris en 1889 et 1900, l’Exposition des Arts décoratifs, en 1925, plus récemment l’Exposition universelle de Chicago de 1933-1934, connue sous le nom de Century of Progress, situant l’Exposition dans une filiation qui vise la synthèse entre art, pensée et technique, se déployant comme une « Exposition de la civilisation3 », rien de moins.

2 Alors, quand celle-ci s’ouvre en mai 1937, les différents pavillons édifiés dans la zone d’exposition, mais aussi les œuvres d’art, dont l’emblématique Fée électricité de Raoul Dufy, révèlent bien l’ambition de faire étalage des progrès, voire du progrès, dans une mise en scène finalement commune de la modernité4. Mais l’Exposition est aussi le réceptacle des enjeux diplomatiques et politiques du temps, ce qu’a retenu la mémoire collective ; pendant des mois se font face en se défiant de part en part du Trocadéro,

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d’un côté l’imposant pavillon allemand surmonté de son aigle impérial, conçu par Albert Speer, de l’autre le pavillon soviétique, « l’Ouvrier et la Kolkhozienne », comme deux mises en scène de leur puissance belliqueuse. Enfin, si elle fait l’objet de fortes contestations devant son caractère dispendieux, si elle se déroule sur fond de grèves et de manifestations à son ouverture, dans un décor d’édifices et de pavillons parfois inachevés, elle représente néanmoins une vitrine pour la France, qui accueille le monde entier et se place ainsi dans le concert des nations, se muant pour l’occasion en chef d’orchestre. Le ton se veut éminemment positiviste et les échanges scientifiques prétendent être le ciment d’une concorde internationale pourtant chancelante.

3 De nombreuses manifestations scientifiques sont en effet traditionnellement adossées aux expositions et celle de 1937 n’échappe pas à la règle. Au cœur de la dense forêt de ces événements – 248 sont annoncés –, allant des plus exotiques aux plus spécialisés, entre journées nationales et grands raouts internationaux, prend place le premier congrès international de Psychiatrie infantile. Il se déroule du 24 juillet au 1er août 1937, logé au cœur d’une quinzaine dite des « congrès intellectuels et d’enseignement » très hétéroclite. Ce congrès tient sa séance inaugurale le 24 juillet après-midi, dans la nouvelle salle des fêtes du Trocadéro, puis ses journées de travail à la Maison de la Chimie, rue Saint-Dominique, inaugurée en 1934, et se clôt par une courte visite d’agrément sur les bords de la Loire. C’est donc surtout dans le cadre grandiose de la capitale que la psychiatrie infantile tient son premier congrès international. La spécialité est alors balbutiante de part et d’autre du monde médical mais elle possède là une occasion d’acter sa naissance, comme une première étape formelle de son institutionnalisation.

4 Le congrès de Psychiatrie infantile s’inscrit dans la tradition des congrès scientifiques, très en vogue depuis la fin du XIXe siècle. Ceux-ci ont déjà fait l’objet de nombreuses études, qui ont démêlé une grande partie de leurs multiples enjeux5. Lieux d’échanges, moments de rencontre entre spécialistes de nombreux pays, ils proposent un état des savoirs à une date donnée, mais ils sont aussi des lieux de frottements entre écoles, courants, pays, pratiques et conceptions scientifiques. Les congrès sont des lieux pour exister, ici pour un collectif de praticiens, autant dans leur propre pays qu’à l’international, dans le même temps aussi pour des individus, soucieux de leur visibilité et de leur promotion, enfin pour une spécialité en tant que telle. Le congrès de juillet 1937 représente bien ce lieu de croisement, qui concentre à lui seul une partie des circulations en cours dans le monde de la psychiatrie infantile. Ce sont en effet plus de quatre-cent congressistes, venus de plus d’une vingtaine de pays, qui convergent vers Paris cet été-là, ayant l’occasion de débattre collectivement pour la première fois de leur objet commun.

5 Événement éminemment collectif, le congrès n’en est pas moins aussi largement l’œuvre d’un homme : Georges Heuyer (1884-1977), grand ordonnateur de cette manifestation. Au sein de ses archives, la place des documents relatifs au congrès, rassemblés dans quatre boîtes d’époque, bien conservés et soigneusement classés, montre l’importance de ce moment dans son travail au long cours de psychiatre6. Sans doute ces archives ressemblent-elles à celles d’autres congrès ; elles sont relatives à l’organisation matérielle et scientifique, contenant une correspondance fournie avec les médecins invités ainsi qu’avec les milieux politiques et diplomatiques. Le travail scientifique se dévoile au travers des rapports, rassemblés dans des volumes publiés à la suite du congrès, mais aussi de pièces de correspondance qui rendent compte des

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oscillations d’une psychiatrie en perpétuelle construction. Mais les archives du congrès de 1937, prises dans l’ensemble du fonds Heuyer et confrontées à d’autres fonds, ceux du ministère de la Santé publique ou des services de l’Exposition, ainsi qu’aux différentes publications professionnelles de la période, permettent aussi de mieux situer une partie de ses enjeux.

6 En France, le congrès n’est effectivement pas dénué d’enjeux politiques nationaux, ses promoteurs utilisant cette forme pour continuer de peser sur les pouvoirs publics, alors même que le développement de la prophylaxie mentale et la réforme générale de la psychiatrie sont à l’ordre du jour, plus profondément depuis l’avènement du gouvernement de Front populaire en 1936-1937. Il est un événement politique, à partir duquel les organisateurs cherchent à promouvoir leur discipline, mettre en scène leur respectabilité et transformer le congrès en une tribune pour leurs projets de réformes. L’assistance étrangère sert dans ce cadre à éprouver leur attrait international aux yeux des pouvoirs publics et ainsi, le congrès de se transformer en vitrine de la psychiatrie infantile française.

7 À travers cet événement aux résonances internationales, il s’agit aussi pour la psychiatrie de l’enfant de se séparer du tronc des spécialités dont elle est issue, telles que la psychiatrie générale, la neurologie ainsi que d’autres qui ont contribué à dévoiler l’enfant depuis le début du XIXe siècle et qui tiennent aussi leur congrès en cet été 1937 : psychologie, prophylaxie criminelle et surtout hygiène mentale. Le congrès de Psychiatrie infantile prend place dans une telle dynamique que nombre de participants ont un pied dans plusieurs congrès, notamment celui d’hygiène mentale. Psychiatrie infantile et hygiène mentale comptent également au rang des préoccupations des savants étrangers conviés au congrès, ce qui ne manque pas de dévoiler une partie de ses enjeux politiques, notamment parce que certains d’entre eux représentent des pays où des lois sur la stérilisation, en rapport avec une prophylaxie des pathologies mentales, ont été récemment adoptées, rappelant la prégnance de l’eugénisme dans les débats scientifiques et médicaux de la période7.

8 Enfin, le congrès est organisé autour de trois grandes sections pensées comme autant de questions contemporaines et de champs d’intervention : la psychiatrie « générale », autour des réflexes conditionnels en psychiatrie infantile ; la psychiatrie « scolaire », sur les méthodes d’éducation selon les troubles de l’intelligence et du caractère chez l’enfant ; enfin, la psychiatrie « juridique » qui interroge la débilité mentale comme cause de la délinquance juvénile. Le programme balance ainsi entre anciennes questions et tendances nouvelles, les thèmes reposant sur des choix scientifiques mais aussi diplomatiques, en témoignent les invitations répétées à l’endroit des savants soviétiques sur la question de psychiatrie générale, mise au programme pour eux. Plus largement, les archives mettent à jour des questions qui traversent la discipline, par exemple la prégnance du paradigme héréditariste dans l’étiologie de la délinquance juvénile ou encore la préfiguration de nouveaux horizons scientifiques. Au-delà, le congrès pose la question de l’internationalisation de la spécialité. Celle-ci reste à évaluer à travers l’émergence d’une parole commune, dont les vœux émis à l’issue du congrès donnent un premier aperçu.

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Georges Heuyer, maître d’œuvre

9 Ce serait au cours d’un congrès de médecine légale en 1932, sans doute le XVIIIe congrès de Médecine légale de langue française tenu à Paris, que Georges Heuyer aurait caressé pour la première fois le projet d’un congrès international de Psychiatrie infantile. Une idée qui viendrait donc de loin, même si à cette date, il est en convalescence au sanatorium de Sancelmoz, en Haute-Savoie. Certes, ce temps de retrait a pu faire naître chez lui de grands plans pour la psychiatrie infantile, mais plus concrètement, c’est au printemps 1936 que la perspective d’un congrès devient réelle. En mars, le chef du service des congrès de l’Exposition internationale, Abéodat Boissard, professeur de droit, ancien député et figure du christianisme social, accepte la tenue d’un tel événement après une entrevue avec Léon Michaux (1899-1978), ancien interne de Robert Debré et de Georges Guillain, formé à la psychiatrie à l’infirmerie spéciale de la préfecture de Police de Paris par Gaëtan Gatian de Clérambault puis par Heuyer et déjà promu cheville ouvrière du congrès8. Une nouvelle entrevue, au mois de mai, cette fois entre Heuyer lui-même et Boissard, scelle l’accord entre le comité du congrès de Psychiatrie infantile et le service des congrès quant à l’organisation effective du congrès aux dates fixées9. Entre-temps, Heuyer a pris soin, avant d’accepter la charge d’un tel événement et ainsi mettre fin à ses hésitations, de mesurer sa légitimité auprès de ses maîtres de la génération précédente, dans une révérence tout académique. Les soutiens préalables de Jacques Roubinovitch (1862-1950), Édouard (1865-1947), Georges Paul-Boncour (1866-1960), Henri Claude (1869-1945) et Théodore Simon (1873-1961) achèvent effectivement de le convaincre, entraînant pour chacun des remerciements personnels par retour de courrier en même temps qu’une place dans le comité d’honneur du congrès10.

10 Georges Heuyer occupe, à ce stade, une place importante dans le champ de la psychiatrie, plus encore en psychiatrie de l’enfant. Sa biographie compte parmi les mieux connues de la psychiatrie française, en rapport avec sa longévité et ses titres, son intense activité, ses multiples responsabilités exercées dans le champ médico- psychologique jusqu’à ses investissements dans le monde éducatif (scolaire et spécialisé)11. Mais il est possible de mettre en relief plusieurs traits marquants, à commencer par son investissement précoce vers la psychiatrie mais aussi vers l’enfance. Passé par la médecine militaire et la neurologie, il s’oriente assez précocement vers la psychiatrie et déjà vers l’étude des pathologies mentales de l’enfance, en témoigne sa thèse de médecine soutenue en 1912 et menée sous la direction d’Ernest Dupré (1862-1921), médecin aliéniste à l’hôpital Sainte-Anne et titulaire de la chaire des maladies mentales et de l’encéphale, chez qui il a réalisé le dernier volet de son internat, qui croise anormalité juvénile, délinquance et école : Enfants anormaux et délinquants juvéniles. Nécessité de l’examen psychiatrique des écoliers. S’il goûte après la première guerre mondiale à d’autres spécialités et affine son choix d’exercice de la médecine, entre la très prisée phtisiologie et la pédiatrie dans le service du Pr Henri Méry (1862-1927) à l’hôpital des Enfants malades, il s’oriente finalement vers la psychiatrie, qui sera pour lui surtout hospitalière et universitaire et non celle du cadre des asiles publics. Il combine alors psychiatrie générale et psychiatrie de l’enfant et multiplie les lieux d’expertise (police, justice, école) ; en 1920, il est nommé médecin de l’infirmerie spéciale des aliénés près la préfecture de Police et médecin inspecteur des écoles de la Seine, en 1923 médecin des hôpitaux et en 1927 expert près les

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tribunaux. Surtout, point d’orgue de sa pratique clinique autant que de son rayonnement, il est nommé en 1925 chef de service de la clinique annexe de neuropsychiatrie infantile ouverte sous les auspices de la faculté de médecine de Paris au sein du Patronage de l’enfance et de l’adolescence, une institution de placement pour enfants confiés par le tribunal créée en 1895 par le magistrat Henri Rollet, rue de Vaugirard à Paris. Heuyer y accumule les études empiriques sur les enfants en même temps qu’il nourrit de grands projets pour cette spécialité, y formant notamment de nombreux internes et médecins, devenant leur « Patron », et beaucoup d’entre eux sont propulsés dans les instances d’organisation du congrès de 1937, comme Marguerite Badonnel (1895-1970) ou Jenny Roudinesco (1903-1987), tandis que nombre d’autres grossissent les rangs des participants.

11 Depuis les années 1920, Heuyer contribue inlassablement à placer la neuro-psychiatrie infantile au cœur de l’hygiène mentale de l’enfance et le psychiatre au départ de la chaîne des spécialistes de l’enfance : « La méthode neuro-psychiatrique que nous avons indiquée permettra de dépister précocement dans la famille et à l’école ces enfants intellectuellement et moralement anormaux. Elle permettra de les traiter, de les surveiller, de les utiliser en fonction de leurs capacités et de leur nocivité. Elle permettra d’adapter à leur caractère l’éducation et l’instruction, plutôt que de se flatter inconsidérément de les modifier par la pédagogie12. »

12 Ses activités de recherche, ses publications ainsi que son travail clinique se situent en effet dans la dynamique de la prophylaxie et de l’hygiène mentale. À certains égards, la clinique d’Heuyer prolonge ce qu’Édouard Toulouse a mis en place à l’hôpital Henri Rousselle, lieu-phare de la prophylaxie du département de la Seine13. Et à l’instar de Toulouse, son credo repose sur : dépistage précoce et triage en fonction du rendement social, rôle majeur du psychiatre au sein d’une équipe pluri-professionnelle (assistantes de psychologie, assistantes sociales), ouverture de consultations sur le modèle des offices publics d’hygiène sociale pour la lutte contre la tuberculose, de services libres et plus largement volonté d’éviter aux enfants anormaux la prison et l’asile, enfin spécialisation de la prise en charge par la création d’institutions médico- pédagogiques14.

13 Progressivement, au milieu des années 1930, muni d’un curriculum conséquent, Heuyer devient une personnalité majeure de la santé publique en France. D’autant que sa place au cœur de la promotion de l’hygiène mentale est confortée par le gouvernement de Front populaire, nommé en juin 1936. L’enfance déficiente revient fortement à l’ordre du jour. Henri Sellier, socialiste, homme-fort de l’hygiénisme municipal, est nommé ministre de la Santé publique tandis que Suzanne Lacore devient sous-secrétaire d’État à la Protection de l’enfance au sein de ce même ministère. Édouard Toulouse rejoint le cabinet en tant que conseiller technique pour la psychiatrie15. Dès 1936, Sellier institue une Commission pour l’enfance déficiente et en danger moral, présidée par Henri Wallon (1879-1962). Celle-ci devient interministérielle et regroupe alors des représentants de la Santé publique, de l’Éducation nationale et de la Justice, ainsi que des experts, dont Georges Heuyer. Des notes manuscrites de ce dernier relatent les premiers travaux de la commission et son propre champ d’action, à savoir le recensement des enfants déficients du pays. Mais cette vaste entreprise ne résiste pas au départ du gouvernement Blum en 1937, enterrant l’étude en cours en même temps qu’un projet de loi qui en a éclos.

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14 Toulouse et Heuyer partagent nombre d’engagements en psychiatrie, hygiène mentale et eugénisme16. Mais surtout, l’agenda professionnel d’Heuyer, apparaît très lié à celui de Toulouse en 1936-1937. Au four et au moulin des préparatifs du congrès de Psychiatrie infantile, Heuyer est lancé en même temps dans les méandres de la succession de Toulouse à l’hôpital Henri-Rousselle. Ce qui pourrait relever de l’épisode de carrière classique au sein d’un milieu médical qui se veut prestigieux et hiérarchisé se révèle au fond moins anecdotique qu’il n’y paraît à l’heure du congrès. Les faits sont déjà en partie connus, moins si on les regarde du côté d’Heuyer17. Début 1936, Toulouse, atteint par la limite d’âge, doit abandonner la direction de l’hôpital, poste sur lequel est détaché Théodore Simon18. Les oppositions se réveillent19 et Henri Sellier dépose, en tant que conseiller général de la Seine, une requête en annulation devant le Conseil d’État pour abus de pouvoir20. Elle est finalement rejetée en mai 1937 mais entre-temps, Sellier, devenu ministre de la Santé publique, a mis Simon à la retraite, ouvrant à nouveau la succession21. Déjà pressenti par Toulouse dès le début des années 1930, Heuyer est officiellement candidat, ce qui occupe son esprit à la fin de l’année 1936, livrant cette « bataille » en pleine préparation du congrès22. Un court laps de temps, il pense même avoir obtenu ce poste si convoité : « un événement important vient de se produire dans ma vie : je suis nommé directeur de l’hôpital Henri Rousselle comme successeur de M. Toulouse23 ». Las, sa joie est de courte durée. Moins d’une semaine plus tard, c’est Georges Génil-Perrin (1882-1964) qui est finalement choisi24. À l’évidence, la querelle qui couve depuis le début des années 1930 entre médecins des établissements publics d’aliénés et partisans des services libres, « Toulouse-Jéhovah et son prophète Heuyer25 » en tête, est ravivée à cette occasion dans une opposition médecins du cadre vs psychiatres hospitalo-universitaires. Sa déception ravalée, Heuyer annonce qu’il peut désormais se consacrer entièrement à l’organisation du congrès de Psychiatrie infantile, qui n’en revêt que davantage d’enjeux pour lui26…

Le congrès, vitrine et tribune de la psychiatrie infantile française

15 Les ambitions d’Heuyer portent les aspirations collectives d’un groupe de professionnels, déterminé à faire émerger la psychiatrie infantile en tant que spécialité et rencontrent alors une commande politique. L’organisation du congrès de 1937 s’inscrit en effet au cœur des missions d’hygiène publique arrimées au jeune ministère de la Santé publique. Il opère à la confluence de la montée des politiques de protection de l’enfance et d’hygiène mentale. D’abord, si les dépenses publiques de santé engagées dans l’entre-deux-guerres ont connu une ascension rapide, elles connaissent une nouvelle hausse sensible pour l’année 1937. C’est particulièrement édifiant en matière de protection maternelle et infantile, de lutte contre le cancer mais aussi d’hygiène mentale, ce dernier poste budgétaire devenant même à cette date le plus consistant27. Ensuite, si le gouvernement de Front populaire hérite de la mise en œuvre de cette Exposition, qu’il n’a pas initiée ni soutenue, il s’emploie à en faire un succès. Les congrès médicaux en sont une occasion. Le ministère de la Santé publique est très attentif à la bonne tenue des manifestations médicales, comme en témoignent plusieurs lettres de Sellier à Blum dès 1936, l’avertissant par exemple de l’attribution de subventions à « de pseudo-groupements sans qualité ni autorité, à ceux qui y dissimulent les objectifs de publicité commerciale ou à ceux dont le prétexte ne paraît

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pas extrêmement sérieux28 ». Vingt-cinq congrès médicaux figurent au programme de l’Exposition, soit 10 % de l’ensemble. Preuve de l’intérêt manifesté pour la psychiatrie infantile, ce congrès est le mieux doté en subvention, à hauteur de 50 000 francs, soit autant que les Journées internationales de chirurgie et les Journées médicales françaises, mais bien plus que les congrès internationaux de Neurologie (30 000 francs), d’Hygiène mentale (20 000 francs) ou encore de Médecine légale (10 000 francs)29.

16 Ainsi encouragée, la préparation du congrès débute à l’été 1936, ce dont témoigne le lancement d’une correspondance qui devient abondante. Sans trop d’efforts, le comité d’organisation obtient le haut-patronage de la Présidence de la République, ainsi que celui des segments ministériels concernés : Santé publique, Éducation nationale, Justice, sous-secrétariat d’État à la Protection de l’enfance - nouveauté de la période – et Affaires étrangères pour cause de dimension internationale. Lors du congrès, la présence des représentants politiques achève de convaincre de la réussite des organisateurs à susciter l’intérêt pour leur discipline. Leurs discours, qui ponctuent les journées de travail, montrent leur intérêt pour la psychiatrie infantile et son inclusion dans les politiques de prophylaxie mentale, comme le souligne en ouverture du congrès le Dr Xavier Leclainche (1899-1984), ancien chef de service d’études techniques pour l’Office national d’hygiène sociale et depuis 1935 chef de section au ministère de la Santé publique, pour lequel il développe les services d’hygiène : « On peut dire que le développement de la psychiatrie infantile, - et celui de la science qui en dérive, l’hygiène mentale, - conditionne étroitement le progrès de la prophylaxie mentale, c’est-à-dire le succès de la lutte contre le péril qui menace le plus gravement nos sociétés modernes : le péril mental30. »

17 L’éclat politique du congrès est en outre couplé à une certaine pompe, chargée de convaincre de la respectabilité de la nouvelle discipline et d’épater les délégations étrangères. Les mondanités se succèdent alors dans un Paris doré aux allures de capitale scientifique, faisant passer en quelques jours les congressistes des salons du ministère des Affaires étrangères à un dîner au vieux café d’Harcourt, en plein Quartier latin, d’un thé donné par la Marquise de Ganay, figure des salons littéraires et philanthrope, jusqu’à une garden party au Palais de l’Élysée avant que ne soit donné le banquet officiel du congrès dans le cadre majestueux du Pavillon Dauphine en lisière du Bois de Boulogne.

18 Ce faste accompagne pour l’occasion tout un itinéraire au cœur du savoir-faire français en matière de psychiatrie infantile. Sur le site même des conférences, une exposition permanente est chargée de présenter diverses institutions. Clou de l’exposition, un stand est dédié à la consultation du Dr Heuyer, tandis que d’autres sont consacrés au service pour enfants retardés et instables du Dr Gilbert Robin, à l’institut médico- pédagogique de Berck-plage dirigé par Guy Néron ou encore à la Maison d’observation et de rééducation « La Tutélaire », d’Issy-les-Moulineaux, dont le médecin-chef est Jenny Roudinesco. Dans ce paysage local, on distingue aussi, « international oblige », quelques institutions étrangères tel que l’Institut de psychologie de Vienne, dirigé par le Pr Charlotte Bühler ou encore l’Institut de psychologie de Londres, dirigé par le Dr Marguerite Loewenfeld. Ensuite, l’itinéraire se poursuit in situ, dans des établissements jugés « phares », qui sont autant de déclinaisons d’une psychiatrie infantile « à la française ». La région parisienne est assez riche d’institutions que presque chaque jour les congressistes sont en visite : la colonie d’enfants de Perray-Vaucluse, à l’internat de perfectionnement d’Asnières, la clinique annexe de neuropsychiatrie infantile du Dr Heuyer, à Paris, l’institut médico-pédagogique d’Yvetot, enfin l’École Théophile Roussel

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de Montesson, rebaptisée « institut médico-pédagogique » alors même qu’elle reçoit des enfants délinquants et « moralement abandonnés ». Ce sont toutes des institutions spécialisées publiques, ne recevant que des enfants, car ministère de la Santé et conseil général de la Seine voient d’un mauvais œil la visite d’établissements de santé privés, pourtant nombreux31. Surtout, toutes représentent bien la direction prise par la psychiatrie infantile à travers un faisceau d’institutions en marge des asiles – seule la colonie d’enfants du Perray est annexée à un hôpital psychiatrique – et au sein desquelles s’étend l’expertise médicale de l’enfance32.

19 Ce panorama contribue à transformer le congrès en tribune pour les psychiatres. Celui- ci doit en effet donner de l’écho aux projets des promoteurs des services libres, de l’hygiène mentale et de la constitution d’un faisceau d’institutions spécialisées (œuvres de rééducation, instituts médico-pédagogiques, écoles de perfectionnement), et au-delà d’attirer vers la psychiatrie une clientèle qui échappait jusque-là à son influence, à commencer par les enfants dits « anormaux33 ». C’est ce qu’Heuyer défend depuis les années 1920, appelant de ses vœux la création de consultations de neuropsychiatrie infantile dans les hôpitaux d’enfants, la spécialisation des médecins, une collaboration entre ces consultations et le réseau des institutions spécialisées34. Un projet qui ne cesse de prendre de l’épaisseur durant les années 1930, peut-être aussi parce qu’une population plus importante est appelée à entrer dans les circuits de remboursements des frais médicaux, avec le développement des assurances sociales, instituées depuis 1928, mais aussi au bénéfice de l’Assistance médicale gratuite (AMG) depuis une circulaire de 193635.

20 Tout un argumentaire se déploie à cette période sur la nécessaire réforme du système psychiatrique36, notamment son versant prophylactique. Beaucoup de psychiatres s’accordent pour trouver la loi de 1838 périmée et limitée. En février 1937, un rapport est déposé au Conseil supérieur de l’Assistance publique sur l’organisation de la prophylaxie des troubles mentaux dans le cadre départemental et ses rédacteurs ont pris soin de l’envoyer à Georges Heuyer en vue de la tenue des prochains congrès internationaux de juillet37. Rédigé par Charles Haye, alors directeur-adjoint de l’hygiène et de l’assistance au ministère de la Santé publique, et Jean Lauzier, médecin-chef de l’asile d’aliénés de Clermont, ce rapport spécifie que la loi de 1838 est restée muette sur certaines catégories de malades. L’idée générale est de constituer « l’hôpital psychiatrique moderne », sous la forme d’une nouvelle prise en charge hors-les-murs de l’asile, par le biais des consultations externes et des services libres. Dans ce domaine, l’assistance psychiatrique de l’enfance fait l’objet d’une attention particulière, qui doit insister sur une importante prophylaxie en milieu scolaire, le développement d’une assistance aux enfants anormaux (développement de la puériculture, lutte contre la tuberculose, colonies de vacances, examens fréquents des enfants, instituts d’orientation professionnelle pour les enfants postscolaires), car est-il répété : « de celle-ci dépend la réelle prophylaxie des maladies mentales et de la criminalité chez l’adulte » : « Jusqu’ici la lutte pour la prophylaxie mentale, bien qu’en progrès vers la victoire, n’a pas encore conquis entièrement la faveur des pouvoirs publics et est restée à cet égard sur un plan inférieur par rapport aux moyens engagés contre d’autres fléaux sociaux. Alors que contre la tuberculose il y a près de 60 millions inscrits annuellement au budget de l’État, 15 millions contre le cancer, la prophylaxie mentale n’est pas encore dotée. Or, les maladies mentales, soignées précocement, sont aussi curables que les maladies physiques et la prophylaxie leur est applicable

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au même titre, avec la possibilité des mêmes résultats positifs si l’on disposait des crédits suffisants38. »

21 La pression des milieux psychiatriques est forte, qui n’ont de cesse de réclamer des moyens à la hauteur des projets ambitieux qu’ils ont élaborés, tandis que l’enfance devient un objet d’attention renouvelée dans les années 1930. Heuyer ne dit pas autre chose en 1938 au sujet des enfants déficients, muni de sa nouvelle aura au sortir du congrès : « En tout cas, puisqu’il faut qu’ils vivent, il faut s’efforcer à ce qu’ils soient une moindre charge pour la société […] nous souhaitons que le Gouvernement mette chaque année dans les sabots des gosses arriérés un nombre de millions suffisant pour réaliser progressivement le projet de loi établi il y a deux ans par la Commission interministérielle de l’enfance déficiente39. »

Un congrès sans tradition ?

22 Psychiatrie infantile, année zéro ? Le congrès porte le titre de « premier congrès international de Psychiatrie infantile ». Mais les frontières de la spécialité sont encore mouvantes. L’enfance reste en effet un sous-champ de la psychiatrie. Heuyer lui-même conserve une pratique auprès des adultes, à l’infirmerie spéciale de la préfecture de Police ou au tribunal par exemple. La psychiatrie infantile est aussi liée au cadre asilaire, principal lieu d’exercice de la psychiatrie, ainsi qu’à la neurologie, qui en a été une matrice, ce que rappelle la clinique d’Heuyer, dite de « neuro-psychiatrie infantile ». Avant même l’ouverture du congrès, le terme de « psychiatrie infantile » fait figure de nouveauté pour certains médecins, preuve d’une spécialité encore instable. Le Pr Franz Hamburger (1874-1954), qui occupe la chaire de pédiatrie à Vienne, lui préfère celui de « psychopathologie ». Heuyer lui explique que « psychiatrie infantile » renvoie au sens plus large de « psychopathologies de l’enfance » dont l’étude comprend oligophrénies, démences infantiles, troubles du caractère, psychopathies de l’enfance40. Ce choix n’est pourtant pas une révolution terminologique ni épistémologique puisque dès 1934, le suisse Moritz Tramer a commencé à publier la Zeitschrift für Kinderpsychiatrie, tandis qu’outre-Atlantique, Léo Kanner, de la John Hopkins Medical School de Baltimore, publie en 1935 Child psychiatry.

23 La discussion renvoie en fait à la place du psychiatre parmi les spécialistes de l’enfance. Une grande partie du discours inaugural de Georges Heuyer y est d’ailleurs consacrée, manière de contrer les objections venues d’autres psychiatres, de pédiatres, de psychologues, qui tous ont aussi à s’occuper d’enfants et de leur développement psychique, tout en cherchant à circonscrire le rayon d’action de la psychiatrie de l’enfant. Franz Hamburger imagine celle-ci être une branche de la pédiatrie, d’autant que selon lui le regard psychiatrique accentue la médicalisation de l’enfance et de ses pathologies, un point de vue partagé par les psychologues. Le débat est d’autant plus vif qu’en France, la spécialité pédiatrique est elle-même en cours de reconnaissance, sous l’impulsion de Robert Debré. Alors, Heuyer se fait plus offensif quand il pose les cadres de la psychiatrie infantile, tissant aussi une démarcation selon les âges. Si l’enfance du premier âge est du domaine du pédiatre, il en irait autrement à l’adolescence : « Mais plus tard, à la puberté, lorsque l’enfant a quitté l’école, s’il est un débile mental plus ou moins utilisable, s’il a des troubles graves du caractère, s’il devient un dément précoce, il appartient alors entièrement au psychiatre. »

24 Il réalise ce même travail de délimitation par rapport aux pédagogues :

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« Dans toutes les questions qui relèvent de la médico-pédagogie, qu’il s’agisse de débiles mentaux ou de déséquilibrés du caractère, les méthodes éducatives doivent être fondées sur les constatations médicales et psychiatriques. Il ne viendrait à l’esprit de personne de demander à un professeur de gymnastique de redresser une scoliose sans les indications précises de l’orthopédiste41. »

25 Une distinction de fait bien réelle puisque bien que « sans tradition », le congrès réunit une large assemblée de doctes médecins, comme le souligne Heuyer dans son discours, « l’élite des psychiatres qui, dans le monde entier, s’occupent de l’assistance, de l’éducation et du traitement des troubles de l’intelligence et du caractère chez l’enfant ». Malgré le dessein initial d’ouvrir ce congrès, il reste le pré-carré des médecins, au grand dam de cet instituteur : « Je me suis inscrit au congrès de Psychiatrie infantile pensant qu’il était destiné autant aux docteurs qu’aux éducateurs ; excusez-moi docteur mais je crois que je me suis fourvoyé. […] Qu’ai-je à faire moi, modeste instituteur dans cette assemblée élégante42 ? »

26 Bien plus ténue est en revanche la frontière avec certaines spécialités qui tiennent leur congrès au même moment et pour qui l’enfance est un objet majeur. Heuyer a ainsi imaginé mettre sur pied une « quinzaine internationale psychiatrique » à l’été 1937, embrassant psychologie, psychiatrie infantile, hygiène mentale, voire prophylaxie criminelle, qu’il estime complémentaires dans le traitement de l’enfance anormale et qui forgent une certaine unité de l’enfance déficiente. Mais en raison de contraintes d’organisation autant que de jeux de pouvoir et de préséance, ces congrès sont finalement programmés sensiblement aux mêmes dates, malgré des réunions d’harmonisation. Jusqu’au bout, la complémentarité entre psychiatrie infantile et hygiène mentale reste chancelante43. Pourtant, c’est bien avec le congrès d’Hygiène mentale que la connexion est la plus forte, d’autant que celui-ci dispose de sa propre section d’hygiène mentale infantile, tandis que son objet même, la prophylaxie des troubles mentaux, l’amène naturellement sur le terrain des pathologies de l’enfance. Aussi, les congrès respectifs se succèdent afin de permettre la participation aux deux événements, notamment des savants étrangers, ce qu’Heuyer ne manque jamais de rappeler dans ses courriers afin de mieux mobiliser. Au moment de lancer les invitations, il puise même dans son carnet d’adresses constitué au gré des réunions et congrès d’hygiène mentale. On le sait peu, mais il a en effet participé au premier congrès international d’Hygiène mentale à Washington en 1930. Il en profite alors pour rester un mois aux États-Unis effectuer ce qu’il appelle son « Psychiatric Tour », duquel il rentre très impressionné par les Child Guidance Clinics et plus généralement par l’organisation de l’hygiène mentale, tandis qu’il a gardé des liens avec certains médecins, comme les Dr Plant et Robinson de Newark44.

27 Sept ans plus tard, les contacts tissés à cette occasion sont si denses qu’Heuyer envoie une invitation à rejoindre le comité d’honneur de son congrès à « vingt-six représentants des ligues d’hygiène mentale au congrès de Washington », selon des annotations en marge d’un courrier45. Ces contacts s’étoffent par la suite ; en 1932, lors d’une réunion internationale de prophylaxie et d’hygiène mentale à Paris, Heuyer retrouve le Hollandais Bouman, les Belges Verwaeck et Vermeylen, les Allemands Weygandt, Rüdin et Sommer, l’Espagnol Germain ou le Norvégien Evensen, qu’il invite ensuite à figurer au comité d’honneur du congrès de Psychiatrie infantile. Si bien qu’au final, à l’image d’Ernst Rüdin46, bien d’autres participants ont un pied dans les instances des deux congrès : Auguste Ley, Klaas Herman Bouman et Henri Claude sont à la fois

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membres du bureau du congrès d’Hygiène mentale et présidents d’honneur du congrès de Psychiatrie infantile ; Pacheco da Silva et Plinio Olinto, du Brésil, membres de la Société brésilienne d’hygiène mentale, de même que José Belbey, de Buenos-Aires, ou encore Arthur H. Ruggles, du Butler Hospital de Providence, Adolf Meyer, du John Hopkins Hospital de Baltimore, sont membres du bureau du congrès d’Hygiène mentale mais aussi membres du comité d’honneur du congrès de Psychiatrie infantile. Heuyer est même tenté d’enfreindre la règle voulant que le comité d’honneur soit réservé à des médecins en priant Clifford Beers, secrétaire général de la Ligue internationale d’hygiène mentale, d’en faire partie, invitation que celui-ci décline pour mieux se concentrer sur le congrès d’Hygiène mentale47.

28 De son côté, Heuyer est aussi membre du comité d’organisation du congrès d’Hygiène mentale, mais il n’y met aucune force. Son programme le conduit vers la première réunion de la Fédération des sociétés latines d’eugénique, du 1er au 3 août 1937, à la faculté de médecine de Paris. Elle est logée au cœur des « journées de l’eugénisme » et suit le congrès international de la Population. Heuyer s’y montre très actif et présente deux communications48. C’est aussi un moment éminemment politique, puisqu’un an plus tôt, en juillet 1936, Heuyer a été l’émissaire du gouvernement français, ainsi que le représentant de la Société française d’eugénique, à la conférence de la Fédération internationale des sociétés d’eugénique, sur les bords de la mer du Nord, à Scheveningen aux Pays-Bas. Certes impressionné par les travaux allemands de génétique exposés à cette occasion, Heuyer enseigne à Henri Sellier que l’enjeu a été double : éviter que le prochain congrès international d’Eugénique se tienne à Berlin en 1937 et empêcher la réélection de Rüdin à la tête de la Fédération. Les lois et pratiques de stérilisation sont au cœur des préoccupations des eugénistes, mais Heuyer affirme que si intéressante soit-elle, la politique allemande a pris un tour politique et dépassé son strict caractère scientifique, faisant sans doute référence aux modifications récentes de la loi de 193349. Objectifs atteints finalement, selon Heuyer, qui s’attribue le rôle majeur dans ce nouveau rapport de forces ; le congrès n’aura pas de dimension internationale et Rüdin doit accepter de laisser la place, c’est le Suédois Torsten Sjögren qui est élu à l’unanimité50.

29 Georges Heuyer expose par ailleurs à plusieurs reprises que le congrès de Psychiatrie infantile n’a pas de tradition. S’il existe bien une tradition de congrès internationaux de psychiatrie, ils ont cessé depuis la première guerre mondiale. La plupart des médecins présents à Paris en 1937 sont néanmoins rompus aux congrès internationaux, passages obligés de la science médicale. On les voit ainsi arpenter au fil des ans les congrès internationaux de neurologie et de psychiatrie, dans leurs déclinaisons géographiques et linguistiques par exemple. Ils fréquentent aussi les congrès d’autres spécialités plus installées : la pédiatrie tient son IVe congrès en septembre 1937 à Rome ; la psychologie en est en juillet 1937 à son XIe congrès international ; l’hygiène mentale a inauguré ses congrès en 1930 à Washington avant d’organiser son second en juillet 1937 à Paris…

30 Au-delà de ces réseaux, Heuyer s’appuie sur ses connaissances des réseaux psychiatriques de différents pays. Depuis les années 1920, les circulations internationales dans le champ de la psychiatrie se sont en effet intensifiées51. La présence discrète au congrès de Psychiatrie infantile comme à celui d’Hygiène mentale de Daniel P. O’Brien, représentant de la Fondation Rockefeller en Europe, rappelle l’investissement croissant de la philanthropie américaine en psychiatrie52 ainsi que l’internationalisation du champ. L’heure est aussi à un intérêt renouvelé pour les

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systèmes psychiatriques étrangers, comme en témoigne par exemple la revue Annales médico-psychologiques, qui ouvre en 1935-1937 une rubrique exposant les tendances contemporaines de la psychiatrie à partir de réalisations nationales qui compteraient parmi les plus avancées dans ce domaine, qui toutes font une place à l’enfance dite « anormale ».

31 Le processus de sélection des participants au congrès, qui s’ouvre en même temps que s’élabore un programme, révèle tout un travail relationnel, scientifique et diplomatique, certes selon une stratégie échelonnée mais aussi dans l’idée d’accumuler au maximum les noms et les pays représentés. Le premier temps est dédié à la composition d’un comité d’honneur, on l’a vu. Membres éminents et au plus près du champ de la psychiatrie infantile, ceux-ci sont en outre chargés par Heuyer d’obtenir le concours des médecins les plus qualifiés dans les questions à l’ordre du jour, qu’il ne connaît pas nécessairement dans un monde psychiatrique aux multiples recoins. Une fois ce comité sur pied, Heuyer constitue ensuite un « comité de propagande », chargé d’assurer dans chaque pays publicité et relais des travaux, qui se veut volontairement pléthorique. Enfin, il invite certains membres ou participants, appelés à être physiquement présents, dont certains ont l’honneur de voir leurs travaux présentés. Au final, 415 membres adhérents sont inscrits, représentant 26 pays. S’il s’agit d’un congrès international, la comptabilité des adhérents (participants) se fait pourtant sous la bannière nationale de chacun. Hormis les invités personnels de Georges Heuyer et du comité d’organisation, ce sont donc des délégations officielles qui se présentent à Paris, bien souvent aussi avec l’idée d’intéresser leur propre gouvernement à la discipline, qui participe même d’une certaine façon à la nomination des membres officiels53. Heuyer entretient lui-même cette distinction nationale dans son introduction quand il réalise un tour d’horizon historique et géographique de la discipline, dans lequel chaque grande puissance est présentée, de manière parfois assez grossière, selon son axe fort : la pédagogie en Suisse, la psychanalyse en Autriche, l’école pavlovienne en Union soviétique, les tests aux États-Unis, la guidance infantile en Grande-Bretagne…

32 Cela a pour effet de renationaliser les échanges, mais nous permet aussi de dresser une cartographie des puissances et des territoires de ce champ, presque une géopolitique. Dans cet ensemble, la France, pays hôte, compte de manière évidente le plus grand nombre de représentants présents, en raison de l’aspect local, de son nombre déjà important de spécialistes des anormalités juvéniles ainsi que du souci de participer et de se montrer lors de cet événement majeur réunissant les élites médicales du pays. Si l’on se réfère aux membres du comité d’honneur ainsi qu’aux membres effectivement présents (adhérents), la délégation allemande est la seconde en termes d’importance. Outre la proximité géographique, c’est surtout que l’heure n’est plus au boycott des scientifiques allemands comme dans les années post-guerre. Mieux même, c’est Ernst Rüdin, directeur du Kaiser Wilhelm Institut de Munich et figure majeure de la psychiatrie du Reich, qui a l’honneur, non seulement de mener sa délégation, mais aussi d’être le porte-parole des délégations étrangères, sans que l’on connaisse le processus de nomination à ce poste. Cela lui vaut de faire un discours suave et plein de diplomatie, célébrant l’hospitalité de ses hôtes, le rôle précurseur de la France en psychiatrie infantile ainsi que d’en appeler aux débats et à la compréhension mutuelle, gages de paix et de civilisation…

33 Cette puissance allemande met en lumière, par contraste, l’absence de représentants soviétiques. Malgré les efforts d’Heuyer, parce qu’il a inscrit à l’ordre du jour l’étude

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des réflexes conditionnels chez l’enfant, directement inspirée des travaux des physiologistes de l’école pavlovienne, même s’il a pu compter sur le soutien d’Alexandre Roubakine (1889-1979) pour établir le contact54, la géopolitique et le processus de purges dans le pays ont raison de la présence de ces médecins. Du même coup, l’autre grand pôle dominant est la psychiatrie infantile des États-Unis. La place centrale accordée à l’enfant dans le maillage d’hygiène mentale est manifestement un point qu’Heuyer souhaiterait transposer en France, étant entendu selon lui que les pathologies et défauts des adultes sont bien souvent des développements de constitutions défectueuses rencontrées chez l’enfant, d’où ses efforts à leur endroit55. D’éminentes figures du paysage médico-psychologique d’outre-Atlantique ont fait le voyage : Frederick Patry de New York, Arnold Gesell de la Psychoclinic de Yale ou encore Arthur Ruggles de Providence, sans oublier William Healy et Lauretta Bonner, de la Judge Baker Foundation de Boston 56. Enfin, si l’on se reporte au nombre de délégués élevés au rang de rapporteurs, de nombreuses puissances périphériques s’affirment : Grande-Bretagne surtout mais aussi Pays-Bas, Belgique, Suisse, pays Scandinaves, Italie, Espagne et Portugal, ainsi qu’Argentine et Brésil.

L’enfance anormale sous expertise : les rôles du psychiatre

34 Le choix des thèmes du congrès répond aux problématiques de la psychiatrie infantile du temps, mais aussi aux intérêts des organisateurs. Les sections de travail qui découpent le congrès montrent les directions prises par cette spécialité pour approcher l’enfant. La première d’entre elles est dite « psychiatrie générale », qui rappelle par opposition à quel point les deux autres seraient « spécialisées », en l’occurrence « scolaire » et « juridique ». Elle est spécifiquement axée sur « Les réflexes conditionnels en psychiatrie infantile ». Pour Heuyer, il s’agit d’un sujet des plus neufs et resterait méconnu dans ses applications. Ainsi, selon lui, travailler sur les réflexes conditionnels afin d’établir les lois qui les régissent permettrait d’expliquer de nombreux symptômes de maladies mentales. Heuyer rappelle qu’à la suite des expériences de Pavlov, ils sont des « associations anormales physiologiques, artificielles ou accidentelles mais toujours accidentelles, acquises et conditionnées par les circonstances, et qui sont remarquablement fixes, constantes et automatiques57 ». Avant même le début du congrès, cet enthousiasme n’est pourtant pas partagé par tous, loin de là, Mac Calman et Rumke, par exemple, considérant qu’il s’agit là d’un sujet un peu étroit.

35 Tout à son exploration de nouvelles pistes de compréhension des troubles de l’enfant et particulièrement dans l’optique d’une sélection toujours plus fine et précoce des anormaux, Heuyer entend ainsi porter l’attention des médecins sur les bases physiologiques de la psychiatrie. Il semble découvrir ces orientations de recherche alors même que leurs échos sont déjà nombreux, en URSS certes, mais aussi aux États- Unis et en Europe, comme le rappelle dans sa communication Agostino Gemelli58. En France, les travaux s’agrègent progressivement depuis la traduction de l’ouvrage de Pavlov, Les réflexes conditionnels, en 1927, par exemple dans L’Encéphale ou dans L’Évolution psychiatrique en 1935.

36 Le thème de psychiatrie générale est sans doute le reflet d’un intérêt renouvelé pour la science soviétique. Heuyer argumente dans chacun de ses courriers sur le fait qu’il a

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placé cette question au programme justement pour que ces savants fassent connaître leurs travaux. Derrière cette invite pressante, sans doute peut-on repérer un philosoviétisme personnel – facilité par le fait que l’épouse d’Heuyer est russe – autant que collectif car répandu dans les sphères intellectuelles et scientifiques françaises, surtout depuis l’avènement du Front populaire, comme l’illustrent les nombreux voyages en Union soviétique, malgré le hiatus récent de la publication du récit de voyage d’André Gide. Le souhait d’Heuyer est si impératif qu’il montre une certaine méconnaissance des tensions entre physiologistes et psychiatres en Russie, comme en témoigne son invitation simultanée à Ivanov-Smolensky, pur disciple de Pavlov, et Gourevitch, principal contempteur de la physiologie, qui accuse le premier d’avoir « des positions théoriques mensongères59 ». Enfin, un argument décisif de cette sollicitation relève sans doute du politique, la présence soviétique devant offrir un contrepoint à la domination allemande, même si cela n’est jamais exprimé ainsi.

37 L’intérêt d’Heuyer repose aussi sur une question scientifique et un intérêt pour les travaux de Nicolas Oseretsky, de l’Institut de Léningrad, sur les troubles psychomoteurs. Depuis 1935, L’Évolution psychiatrique s’intéresse à ses recherches et notamment au développement d’un instrument de mesure des capacités psychomotrices. Heuyer lui-même a introduit dans sa clinique le test créé par Oseretsky afin de mieux dépister les troubles psychomoteurs. Les archives montrent l’espoir mis sur ces techniques d’investigation, considérées comme porteuses d’avenir pour l’explication de certains symptômes de névroses et de psychoses, surtout pour déterminer les insuffisances motrices chez les enfants au développement intellectuel normal. Las, à l’heure où les grandes purges ont débuté, les savants soviétiques sont absents des festivités60, tandis qu’Oseretsky avance, lui, un séjour en sanatorium au moment de décliner l’invitation. Au final, Heuyer se montre mitigé devant les travaux de cette section, amputée des Soviétiques, déplorant du coup le manque d’applications pratiques et techniques ainsi que le peu d’instrumentation et de technique exportable proposées.

38 Les travaux de psychiatrie scolaire sont beaucoup plus classiques. Ils portent le sous- titre de « méthodes d’éducation selon les troubles de l’intelligence et du caractère chez l’enfant », qui ramènent à la question du dépistage et de la mesure des retards et déviances en milieu scolaire mais aussi à l’éducation appropriée pour les enfants ainsi détectés. L’école figure depuis longtemps comme un poste privilégié pour le dépistage des enfants anormaux et de nombreux pays ont adopté une législation favorisant une éducation spéciale. D’une manière générale, les psychiatres investissent le champ de la pédagogie de l’enfance déficiente, en témoigne par exemple le courant de pédagogie curative (Heilpädagogik) en Suisse ou en Allemagne. Heuyer lui-même participe au comité de rédaction de la Zeitschrift für Kinderforschung aux côtés d’Ibrahim, Villinger ou encore Hanselmann. Alors, si l’éducation des enfants déficients semble faire consensus pour les enfants souffrant de troubles de l’intelligence, autour de méthodes concrètes de lecture, de mise au travail ou encore du rôle de la gymnastique, il n’en est pas de même des enfants souffrant de troubles du caractère, qui sont visiblement l’objet de discussions. L’enjeu est important autour de cette catégorie d’enfants qui manifestent des symptômes d’agressivité, d’instabilité, d’opposition, etc., qui se consolide en France dans les années 1930. Certes, intelligence normale et caractère équilibré doivent s’accorder pour garantir à l’enfant des chances de s’accomplir, lit-on alors, mais Heuyer fait du caractère une variable prépondérante :

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« Une intelligence moyenne, même un peu inférieure à la normale, si elle est soutenue par une volonté solide, donne un meilleur rendement qu’une intelligence vive et développée que contrarient des tendances à l’instabilité, des goûts excessifs au plaisir ou une émotivité exagérée61. »

39 Cette section a visiblement concentré les points de vue d’orientation psychanalytique, à travers les rapports de Frederick Patry, Emmanuel Miller ou Pierre Mâle. Mais Heuyer ne s’en cache pas quand lui revient le mot de la fin, la psychanalyse n’est pas applicable sur le plan thérapeutique dans un pays qui a fait le choix des internats et de la rééducation collective : « Sans doute, les psychanalystes peuvent nous dire qu’ils connaissent les méthodes à employer et qu’un traitement psychanalytique régulier et longtemps soutenu permet le redressement des caractères les plus difficiles. Cette affirmation peut être partiellement exacte quand il s’agit d’un traitement individuel des troubles caractériels qui gênent l’adaptation du sujet au milieu familial. Mais, dans les établissements qui réunissent des enfants délinquants ou des enfants difficiles que leur instabilité ou leur déséquilibre n’a pas permis de laisser dans un milieu normal, les méthodes psychanalytiques ne sont plus de mise. Il s’agit d’appliquer des méthodes d’éducation collective, de même que dans les établissements pour enfants arriérés, il faut des méthodes d’enseignement collectif62. »

40 D’une manière générale, la psychanalyse, qui connaît un frémissement en France et dans d’autres pays et qui a connu un temps les faveurs de Georges Heuyer63, semble désormais barrée par de sérieuses réserves. Son caractère théorique est mis en avant, autant que le fait qu’elle peut être exercée par des non-médecins ; il est d’ailleurs refusé pour cette raison à Anna Freud de siéger au comité d’honneur du congrès64. Réserves qu’a peut-être bravées la psychanalyste d’enfants Sophie Morgenstern, qui se confond en excuses auprès d’Heuyer pour avoir fait passer sur le congrès « involontairement un tout petit nuage65 », dont on ne connaît pas l’origine…

41 L’intérêt pour la question de psychiatrie juridique, « la débilité mentale comme cause de délinquance infantile », témoigne de préoccupations anciennes et William Healy, membre du comité d’honneur du congrès mais aussi rapporteur de la section, estime de prime abord que la question est épuisée et manifeste son scepticisme auprès d’Heuyer, rejetant en outre la notion d’intelligence au profit d’autres facteurs. Cette étiologie rebattue au moins depuis le début du XXe siècle vise à étudier le rôle de la débilité mentale dans la délinquance juvénile, ainsi déterminer le discernement de l’enfant et sa responsabilité. Car là encore le contexte renforce l’actualité de la question, tandis que la clinique médico-sociale de l’enfance délinquante s’accentue, peu de temps après la dépénalisation du vagabondage par les décrets-lois de 1935, alors que la campagne de presse contre les « bagnes d’enfants » encore toute chaude a laissé des traces. Le recours à une expertise médico-psychologique systématique de tous les enfants délinquants est présenté comme un outil important de la réforme de la justice des mineurs venant supplanter l’ancien « discernement », tandis que la mesure des facteurs de la délinquance reste le pilier de l’action des psychiatres sur le plan criminologique. Pourtant, à l’heure des bilans, si Heuyer vante une forme de consensus, pour expliquer par exemple que personne ne conteste le fait que nombre d’enfants débiles deviennent délinquants tout en reconnaissant qu’un enfant ne devient pas toujours délinquant parce qu’inintelligent, en revanche la définition de la débilité mentale pose question, puisque pour certains rapporteurs, la débilité mentale groupe à la fois arriération intellectuelle et troubles du caractère.

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42 Ainsi est posée la question d’un langage commun élaboré durant le congrès. Celui-ci se retrouve dans les vœux posés à l’issue de celui-ci. L’un des premiers repose sur un appel à l’internationalisation et à la constitution d’un esprit de corps, par la fondation d’une Société internationale de psychiatrie infantile, notamment chargée d’organiser les congrès. Elle est déjà en discussion avant même le démarrage du congrès de 1937, entre les membres de son futur bureau. Elle est présidée par le Pr Schröder, de Leipzig, où doit se tenir le second congrès international en 1941. Le secrétariat général est confié à Moritz Tramer et son siège est en Suisse, tandis que pour assurer la continuité, Georges Heuyer en est le vice-président. Sur le plan scientifique comme sur celui des applications médico-psychologiques et médico-pédagogiques, les conclusions dessinent les suites du congrès et les orientations d’une discipline en perpétuel ajustement. D’abord, le désir de faire pénétrer la psychiatrie par des méthodes scientifiques de mesure, dans l’idée notamment de trancher la question du rôle de l’hérédité et du milieu dans la constitution de la personnalité de l’enfant, non sans délaisser les conditions sociales comme y invite le Ve vœu, mais aussi par le biais d’outils toujours plus élaborés d’évaluation à des fins d’orientation des enfants. Par-delà les spécialités développées dans chaque pays, l’idée est aussi de préciser les descriptions et d’unifier les termes, comme le souligne le IVe vœu en plaidant pour la création d’une commission consacrée à l’établissement d’une nomenclature et d’instruments de mesure internationaux. Enfin, la place du psychiatre est appelée à être renforcée en vertu de son expertise, notamment auprès des enfants délinquants, par la systématisation des examens médico-psychologiques, par la collaboration avec les pédagogues dans les centres médico-pédagogiques mais aussi par la direction d’une observation au long cours des enfants avant toute orientation ou rééducation.

43 Ainsi, le congrès de 1937 ouvre de multiples perspectives pour la psychiatrie infantile, s’efforçant de bâtir le futur rôle du psychiatre d’enfant dans la société, bien plus loin que la simple pratique clinique, sortant aussi du strict registre des pathologies mentales de l’enfant pour s’avancer vers l’étude et la thérapeutique des comportements juvéniles. Le congrès n’est pas révolutionnaire sur ce plan, car il vient en aval d’un processus engagé depuis les années 1920 mais sans doute le comparatisme à l’œuvre en 1937 permet d’avancer de nouveaux jalons, qui éclosent autour de la seconde guerre mondiale. Ainsi, c’est peu avant ou pendant le conflit que certains des vœux issus du congrès se trouvent en partie réalisés en France : extension des dispositifs d’hygiène mentale (consultations neuropsychiatriques, dépistage scolaire…) par circulaires du ministre de la Santé publique Marc Rucart, dont celle du 13 octobre 1937 sur la réorganisation de la prophylaxie mentale, développement de nosographies plus précises, en 1943 notamment, plus généralement une montée en expertise des psychiatres auprès de l’enfance à travers l’observation, qui devient un élément majeur de la praxis en psychiatrie infantile. L’institutionnalisation de la psychiatrie infantile se poursuit alors, même au gré des changements de gouvernement. Elle est marquée en France par la création en 1948 d’une chaire de neuropsychiatrie infantile à la Faculté de Paris, dévolue à Georges Heuyer, comme une reconnaissance et une consécration. Sur le plan international, la guerre empêche la tenue du congrès suivant prévu en 1941 en Allemagne. Plus encore, elle va tarir les circulations antérieures au profit de nouvelles, avec la montée en puissance des pays vainqueurs, tandis que les objets et pratiques vont en sortir modifiés. Le conflit a rebattu les cartes là aussi et c’est à Londres, en 1948, que se déroule finalement le second congrès international de Psychiatrie

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infantile, plus d’une dizaine d’années plus tard, pendant lesquelles la spécialité s’en est trouvée changée certes, mais affirmée.

NOTES

1. Selon les termes de la convention de Paris de 1928.

2. Archives nationales (AN), Enseignement, CNRS ; commissariat général du Salon des arts ménagers, expositions et salons, 19850025/123 : WURMSER Jean, « L’Exposition de 1937 doit être un acte de foi », , jeudi 28 février 1935. 3. AN, Présidence du Conseil, F/60/9691937. Ce que sera l’Exposition internationale de Paris, brochure, 1935. 4. HAUSER Claude, VALLOTON François (dir.), Dossier « Les expositions internationales, mises en scène de la modernité », Relations internationales, 164, 4, 2015. 5. KALUSZYNSKI Martine, « Les congrès internationaux d’anthropologie criminelle (1885-1914) », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle (Cahiers Georges Sorel), vol. 7, 1, 1989, p. 59-70 ; RASMUSSEN Anne, « Les congrès internationaux liés aux expositions universelles de Paris (1867-1900) », Cahiers Georges Sorel, 7, 1989, p. 23-44 ; « Les congrès scientifiques internationaux », Relations internationales, 62/1990 ; FEUERHAHN Wolf, RABAULT-FEUERHAHN Pascale (dir.), « La fabrique internationale de la science. Les congrès scientifiques de 1865 à 1945 », Revue germanique internationale, 12, 2010. 6. BOUSSION Samuel, GUEY Emmanuelle, « Le fonds Georges Heuyer (1884-1977) : un XXe siècle scientifique, à l’orée de la psychiatrie infantile et de ses ramifications », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 12, novembre 2010, p. 215-232. Voir aussi la contribution de Nadine Lefaucheur dans le présent numéro. 7. CAROL Anne, Histoire de l'eugénisme en France. Les médecins et la procréation XIXe- XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1995 ; WEINDLING Paul, L’Hygiène de la race. Hygiène raciale et eugénisme médical en Allemagne, 1870-1932, Paris, La Découverte, 1998, 301 p. 8. Université Paris 8 Saint-Denis, Fonds Georges Heuyer ( FGH) : lettre d’Abéodat Boissard à Georges Heuyer, 24/03/1936. 9. FGH, lettre de Georges Heuyer à Henri Claude, 13/05/1936. 10. Idem. 11. COLL., Hommage à Georges Heuyer. Pour un humanisme médico-social, Paris, PUF, 1961 ; LEFAUCHEUR Nadine, « Deux entreprises scientifico-sociales de promotion de l’eugénisme comme fondement des normes en matière de production et de socialisation des enfants : Adolphe Pinard et Georges Heuyer », Vie sociale, mars-avril 1990, p. 61-75 ; LANG Jean-Louis, Georges Heuyer. Fondateur de la pédo-psychiatrie. Un humaniste du XXe siècle, Paris, Expansion scientifique publications, 1997 ; BOUSSION, GUEY, « Le fonds Georges Heuyer… », op. cit.

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12. HEUYER Georges, « Buts et méthodes de la psychiatrie infantile. Plan d’hygiène mentale de l’enfance », leçon faite à la Clinique annexe de neuro-psychiatrie infantile, leçon faite le 6/12/1926, p. 10. 13. HUTEAU Michel, Psychologie, psychiatrie et société sous la Troisième République. La biocratie d’Édouard Toulouse (1865-1947), Paris, L’Harmattan, 2002. 14. HEUYER Georges, « Hygiène mentale de l’enfance », Le Mouvement sanitaire, 139, novembre 1935, p. 631-635. 15. Un poste qu’il a déjà tenu en 1932 auprès de Justin Godard. 16. Voir la contribution de Jean-Christophe Coffin dans le présent numéro. 17. HUTEAU, Psychologie, psychiatrie…, p. 218 ; HENCKES Nicolas, Le nouveau monde de la psychiatrie française. Les psychiatres, l’État et la réforme des hôpitaux psychiatriques de l’après- guerre aux années 1970. Sociologie. École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 2007, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00769780, p. 148. 18. Par arrêté du préfet de la Seine en date du 3 février 1936. Cf. L’Aliéniste français, 2, 1936, p. 125. 19. HUTEAU, Psychologie, psychiatrie…, op. cit., p. 218. 20. Recueil des arrêts du Conseil d’État, 26 mai 1937 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/ cb343630608/date). 21. En s’appuyant sur un décret du 6 octobre 1936 qui abaisse l’âge à la retraite des médecins des asiles à soixante-deux ans. 22. FGH : lettre de Georges Heuyer à Jean Dublineau, 22/12/1936.

23. FGH : lettre de Georges Heuyer à Ignace Meyerson, 24/12/1936. 24. Les candidats au poste sont : Génil-Perrin, Heuyer, Por’cher et Vigneron d’Heucqueville. Le concours a lieu le 21 décembre 1936. L’Aliéniste français, 1, 1937, p. 26. 25. DEMAY Georges, « Psychiatrie d’hôpital et psychiatrie d’asile selon M. Heuyer », L’Aliéniste français, 1, janvier 1931, p. 274. 26. FGH : lettre de Georges Heuyer à Ignace Meyerson, 31/12/1936.

27. MURARD Lion, ZYLBERMAN Patrick, « Mi-ignoré, mi-méprisé : le ministère de la Santé publique, 1920-1945 », Les Tribunes de la Santé, 1, 2003, p. 25. 28. AN, Enseignement, CNRS ; commissariat général du Salon des arts ménagers, expositions et salons, 19850025/123 : lettre d’Henri Sellier à Léon Blum, 26/11/1936. 29. AN, Présidence du Conseil, Exposition internationale, F/60/969 : subventions proposées au budget 1937. 30. Premier Congrès international de psychiatrie infantile, Paris, SILIC, 1937, p. 29.

31. FGH : lettre de Georges Heuyer à G. d’Heucqueville, 7/05/1937. 32. Voir la contribution de Mathias Gardet dans le présent numéro. 33. VON BUELTZINGSLOEWEN Isabelle, « Réalité et perspectives de la médicalisation de la folie dans la France de l’entre-deux-guerres », Genèses, 82, mars 2011, p. 52-74. 34. HEUYER, « Hygiène mentale… », p. 631-635.

35. AN, Services communs à la Santé et au Travail, Office national d’hygiène sociale, 19760145/76 : Circulaire du ministère de la Santé publique, 23/11/1936, dans « Liste des

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établissements publics ou privés pour enfants arriérés ou anormaux éducables, dressée par l’OCOB (Office central des œuvres de bienfaisance) », 1937.

36. HENCKES, Le nouveau monde…

37. FGH : lettre du secrétaire général du Conseil supérieur de l’Assistance publique à Georges Heuyer, 12/07/1937. 38. FGH : HAYE Charles, LAUZIER Jean, « L’hygiène et la prophylaxie mentales bases de l'assistance psychiatrique », Rapport au Conseil supérieur de l’Assistance publique, février 1937. 39. FGH : HEUYER Georges, « L’enfance déficiente », article envoyé au Miroir illustré, août 1938. 40. FGH : lettre de Georges Heuyer à Moritz Tramer, 18/05/1937. 41. « Discours inaugural de M. le Docteur Heuyer », Premier Congrès…, op. cit., p. 37. 42. FGH : lettre d’un instituteur au comité d’organisation, 12/07/1937.

43. FGH : lettre de Georges Heuyer à Robert-Henri Hazemann, 19/02/1937.

44. HEUYER Georges, « L’hygiène mentale aux États-Unis », La Semaine des hôpitaux de Paris, 15 janvier 1931, p. 3-15. 45. FGH : lettre de Georges Heuyer à Pierre Janet, 30/10/1936. 46. Voir la contribution de Volker Roelcke dans le présent numéro. 47. FGH : lettre de Georges Heuyer à Clifford Beers, 02/11/1936. 48. Avec le Dr Carrère, « Hérédité psychopathique polymorphe » ; avec Mlle Courthial, « Constitution et eugénique ». 49. MASSIN Benoît, « Stérilisation et contrôle médico-étatique des naissances en Allemagne nazie (1933-1945). La mise en pratique de l’Utopie biomédicale », GIAMI Alain, LERIDON Henri (dir.), Les enjeux de la stérilisation, Paris, INSERM, 2000, p. 63-122. 50. Archives municipales de Suresnes, fonds Cabinet ministériel Henri Sellier, carton D660 : rapport de Georges Heuyer à Henri Sellier, 24/07/1936. 51. ROELCKE Volker, WEINDLING Paul J., WESTWOOD Louise (dir.), International Relations in Psychiatry. Britain, Germany and the United States to World War II, Rochester, University of Rochester Press, 2010. 52. KRIEGE John, RAUSCH Helge (dir.), American Foundations and the Coproduction of World Order in the Twentieth Century, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2012. À partir de 1932-1933, la psychiatrie devient le point principal, aux côtés de la neurophysiologie, des investissements de la Medical Sciences Division de la Fondation Rockefeller. Voir : https://www.rockefellerfoundation.org/app/uploads/Annual-Report. 53. Voir la contribution de Martine Ruchat dans le présent numéro. 54. Émigré russe échappé des prisons du tsar, Roubakine obtient son titre de médecin à Paris. Représentant du commissariat à la Santé publique russe dans la France des années 1920 mais aussi expert de la Société des Nations, boursier de la Fondation Rockefeller, il fait figure d’intermédiaire entre l’URSS et le monde occidental. LAHUSEN Thomas, SOLOMON Susan, In Search of Roubakine, film 66 min, Chemodan Films, 2012.

55. HEUYER Georges, « L’hygiène mentale… », op. cit. 56. Voir la contribution de Guillaume Périssol dans le présent numéro.

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57. FGH : lettre de Georges Heuyer à Mac Calman, 20/08/1936.

58. GEMELLI Agostino, « Les réflexes conditionnels en psychiatrie enfantine », Rapport introductif et rapports de psychiatrie générale, Premier Congrès…, p. 129. Voir la contribution d’Elisabetta Benetti dans le présent numéro. 59. DUFAUD Grégory, « Quel usage des thèses pavloviennes en médecine ? Schizophrénie, incertitudes scientifiques et psychiatrie en Union soviétique », Cahiers du monde russe, 1, 2015, p. 214. 60. Alexandre Luria fait néanmoins parvenir son rapport : « Vues psychologiques sur le développement des états oligophrènes ». 61. HEUYER Georges, « L’hygiène mentale aux États-Unis », La Presse médicale, 54, 9 août 1930, p. 1. 62. « Discours de M. le Docteur Georges Heuyer », Premier Congrès…, p. 231. 63. HEUYER Georges, « La psychanalyse », Supplément au Journal de médecine, 10 août 1924, p. 533-546. 64. FGH : lettre de Georges Heuyer à Joseph Friedjung, 22/09/1936.

65. FGH : lettre de Sophie Morgenstern à Georges Heuyer, 31/07/1937.

RÉSUMÉS

Cet article propose de mettre en perspective le premier congrès international de Psychiatrie infantile. Organisé par Georges Heuyer du 24 juillet au 1er août 1937, dans le cadre de l’Exposition internationale de Paris, le congrès réunit plusieurs centaines de médecins venus de plus d’une vingtaine de pays. L’événement est d’importance et une lecture des archives d’Heuyer en fait ressortir ses multiples enjeux. D’abord, il repose sur les intentions professionnelles de ce dernier, tentant d’atteindre le firmament de sa carrière de psychiatre d’enfant. Ensuite pour le groupe professionnel dans son ensemble, qui par ce moment tente d’affirmer la légitimité de cette spécialité, la psychiatrie infantile, aux yeux des pouvoirs publics notamment. Le moment est d’importance, tant l’enfance déficiente est à l’ordre du jour politique sous le Front populaire. Il est tout aussi majeur sur le plan international, alors que les circulations sont denses et que la psychiatrie devient un objet scientifique central. Enfin, le congrès international, moment de croisement par excellence, permet d’aborder les questions scientifiques mises à l’agenda des psychiatres et ainsi de saisir les angles d’étude de l’enfant. Enfin, le congrès international est un moment d’échanges par excellence et permet ainsi aux psychiatres de débattre sur les différentes approches pour analyser l’enfant dans sa complexité.

This article proposes to put into perspective the First International Congress of Child Psychiatry. Organised by Georges Heuyer from 24 July to 1 August 1937, as part of the International Exhibition in Paris, the conference brings together hundreds of doctors from over twenty countries. The event is important and an exploration of the Heuyer files underscores its multiple challenges. First, it is based on his professional intentions, trying to reach the firmament of his child psychiatrist career. Then for the professional group as a whole which is at that time trying

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to build up the legitimacy of this specialty of child psychiatry for the authorities especially. Handicapped children is an important issue at this time given that it is at the forefront of the political agenda of the Popular Front’ cabinet. It is equally important at the international level, since the circulations are intense and psychiatry is becoming a central scientific object. Finally, the international congress is a time of exchanges by excellence and drives psychiatrists to discuss over the different approaches raised to explore and to understand the complexity of the child.

INDEX

Mots-clés : psychiatrie infantile, Georges Heuyer, congrès, hygiène mentale, exposition internationale Keywords : child psychiatry, Georges Heuyer, congress, mental hygiene, international exposition

AUTEUR

SAMUEL BOUSSION Maître de conférences en sciences de l’éducation, Circeft, Heduc, université Paris 8 Saint-Denis

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La psychiatrie de l’enfant en France, une affaire de l’État ? Child Psychiatry in France: a Matter for the State?

Jean-Christophe Coffin

1 Lorsque l’on parcourt la liste des personnes plus ou moins investies dans la tenue du congrès international de Psychiatrie infantile, son initiateur principal, Georges Heuyer, n’a pas à rougir. On trouve en effet dans cette liste des sommités médicales, des élus de la République, des hauts fonctionnaires des administrations et des ministères concernés au « premier chef » (Éducation, Justice, Santé publique). Si le contenu du congrès doit clairement être de la compétence de médecins qui cherchent à entériner leur rôle d’experts pour l’hygiène mentale et la bonne adaptation de l’enfant, les organisateurs ne peuvent penser un tel congrès sans veiller à ce qu’il soit bien connu du plus grand nombre de personnes qui voudront bien y voir une heureuse initiative dans leurs réseaux respectifs. Cette liste n’est pas suffisamment fournie pour que l’on puisse trop commenter les personnes présentes voire celles auxquelles on pouvait s’attendre et qui n’y sont pas. Mais elle favorise plusieurs interrogations que cet article voudrait explorer et notamment l’une d’entre elles, en l’occurrence la place des psychiatres dans l’organisation des institutions d’assistance existantes dans l’entre- deux-guerres. Je m’appuierai sur plusieurs figures ; tout d’abord celles majeures dans l’organisation de l’infrastructure psychiatrique pendant l’entre-deux-guerres : Édouard Toulouse (1865-1947) et Georges Heuyer (1884-1977) qui sans devoir être comparés incarnent à bien des égards une manière semblable de concevoir leur métier et sont animés par des thématiques communes1. J’évoquerai également quelques psychiatres qui gravitent autour du groupe de la Société de l’Évolution psychiatrique qui se veut un lieu de rénovation de la pensée psychiatrique française, à travers les figures d’Henri Ey (1900-1977), de Pierre Mâle (1900-1976) et de Jacques Lacan (1901-1981).

2 En me demandant si la psychiatrie de l’enfant est une affaire de l’État, j’ai voulu suggérer que j’allais m’intéresser aux décisions concernant l’organisation de l’assistance aux enfants et à l’investissement des psychiatres auprès des pouvoirs publics et des hommes politiques2. Pour que l’État se mobilise pour les enfants du point

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de vue de leur prise en charge médico-sociale, il faut des interlocuteurs, des experts qui donnent existence et vie à ce domaine en cours de construction dénommé « psychiatrie de l’enfant » qui se construit dans la période. Nous assistons à l’émergence d’une figure, celle du psychiatre éducateur. Une figure moins diffuse que celle de l’instituteur et de l’intellectuel éclairant le peuple des grandes questions agitant la société mais qui en est proche par la fonction qu’il se donne. Ce psychiatre éducateur s’appuie sur la science, la rationalité de l’action publique, croit au progrès mais croit également que celui-ci peut être menacé par de nombreux éléments. C’est également un personnage qui s’inscrit dans un régime politique, celui de la Troisième République, qui a fait de l’éducation son royaume, son affaire nationale depuis la fin du XIXe siècle. En outre, les dégâts humains provoqués par la première guerre mondiale ont rendu l’enfant d’autant plus précieux parce que rare et donc à protéger.

3 Le début des années 1920 constitue un moment important dans l’histoire de la psychiatrie française. Trois événements, en l’occurrence, se détachent : la création d’un ministère de la Prévoyance sociale qui s’occupe de la santé et qui prend en charge la direction des aliénés, du moins des structures dans lesquelles ils sont placés ; la fondation de la Ligue d’hygiène et de prophylaxie mentale dont son fondateur Édouard Toulouse se place dans les pas de Clifford Beers (1876-1943) qui a initié ce mouvement d’hygiène mentale avant la première guerre mondiale aux États-Unis3. Cette constitution signifie pour Toulouse l’officialisation de ce que la prophylaxie et le dépistage doivent devenir les piliers de l’action psychiatrique. Et puis, en 1922 c’est la création d’un service libre de consultation psychiatrique à nouveau sous la férule d’Édouard Toulouse non seulement en plein cœur de Paris mais plus encore dans l’espace de l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne, fleuron d’une psychiatrie à la française. Par ces deux événements dont il est le moteur, il cherche parmi d’autres objectifs à placer la pratique psychiatrique dans un rapprochement avec ce qui se fait dans d’autres pays. Les États-Unis bien sûr mais il ne s’interdit pas de préciser qu’ici ou là il y a des expériences importantes à connaître voire peut-être à appliquer4. La psychiatrie française peut s’enorgueillir de son passé mais elle doit établir des contacts avec l’étranger.

4 Ces événements ne sont pas directement liés à l’enfant mais celui-ci n’est pourtant pas oublié dans ce dispositif d’ensemble. La prophylaxie, on s’en doute, constitue un moyen pertinent de freiner la progression des enfants arriérés et anormaux. Tel est le sens d’un éditorial du Bulletin de la Ligue intitulé « Pourquoi faire une race d’enfants anormaux5 ? » Trois ans plus tard, on assiste enfin à la formation d’un dispositif d’observation et d’orientation de l’enfant porté par une grande ambition, celle de Georges Heuyer. Dans les années qui suivent, on observe la structuration régulière d’un savoir et de compétences dont un des objectifs est l’articulation des différents aspects de l’intervention sur le comportement infantile. Ces structures sont plutôt nombreuses mais on observe à l’occasion un réseau de personnes dont Toulouse de même qu’Heuyer sont les plus visibles. On assiste donc au début des années 1930 à la fondation et au développement de plusieurs sociétés savantes et autres structures de coordination et d’actions telles que par exemple la Société française de Prophylaxie criminelle, la Ligue dite pour l’enfance coupable, ou encore le Comité français de l’enfance déficiente. À ces instances qui élaborent des recommandations générales et produisent des éléments de connaissance vont s’ajouter d’autres structures plus ou moins éphémères, souvent suggérées par ces médecins. Avec un peu de recul, certains se sont demandé si ces différentes structures ne provoquaient pas un émiettement qui contribuait plutôt à

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l’inverse de ce qui était recherché, c’est-à-dire une mobilisation du plus grand nombre en faveur d’une noble cause : l’enfant. Au-delà de cet aspect, il convient de souligner que ces structures sont aussi pensées pour être déconcentrées et doivent, au moins idéalement, couvrir l’ensemble du territoire6.

5 Il est désormais dépassé le temps où le psychiatre s’occupait des seuls délires. À cause de l’impact de la guerre, la société française s’est retrouvée transformée puisqu’une bonne partie des forces vives de la nation en est sortie considérablement affaiblie notamment sur le plan mental7. Les médecins s’efforcent de prendre en compte ce nouvel esprit qui émerge du conflit dans une nouvelle alliance entre neurologie et psychiatrie. Certains s’inquiètent de ces états qui laissent des traces et dont les effets sociaux sont perçus comme d’une ampleur inquiétante. En outre, le schéma d’une pathologie mentale héréditaire demeure extrêmement puissant parmi les conceptions plus ou moins élaborées que chaque psychiatre dispense. Pourquoi laisser s’installer la folie puisqu’une fois qu’elle est là, il devient difficile d’intervenir efficacement ? Le psychiatre est en effet alors réduit à être une sorte de gardien d’une maladie chronique, parfois incurable et toujours préoccupante. La folie peut se propager ; Toulouse la compare à plusieurs reprises dans ses écrits de vulgarisation à la tuberculose et beaucoup d’éléments prouvent que si rien n’est fait on se dirige vers une augmentation des problèmes, une sorte d’imbrication entre une hausse des malades et une prise en charge qui n’a pas la force suffisante pour faire face. Il faut donc s’en occuper le plus tôt possible ce qui veut dire observer avec une attention redoublée l’enfant. Il faut le placer sous l’orbite du psychiatre. Ces orientations étant nouvelles et surtout devenues impératives, elles ne sont pas encore bien comprises voire même pas bien installées dans les esprits. Une politique de sensibilisation en direction de nombreux acteurs est considérée dès lors comme étant particulièrement urgente.

6 Toulouse et ses collègues publient dans des journaux généralistes, passent à la radio où ils ont des rendez-vous réguliers avec le public8. Le docteur Jacques Roubinovitch (1872-1950), un des membres de la Ligue et spécialiste de l’enfance anormale, a l’habitude des conférences et il promeut l’hygiène mentale auprès des directeurs d’école primaire et des instituteurs. Cette hygiène mentale devient dans l’esprit de ces psychiatres une sorte de projet de vie et nécessite une réorganisation des parcours individuels qu’ils cherchent par leurs recommandations à tracer. Pour atteindre de tels objectifs, il faut aussi convaincre et il est parfois délicat de bien évaluer la réception de leurs discours auprès d’un public divers : hommes politiques, instituteurs, médecins, administrateurs d’œuvres de charité, etc. Mais on peut dégager une certaine stratégie et on mesure que leur sensibilisation s’adresse aussi bien aux décideurs qu’à d’autres professionnels de la prise en charge ou de l’éducation.

7 C’est pourquoi ces médecins n’ont pas agi seul. Le politique a été très présent. Pour la création de la Ligue, Toulouse s’est entouré de plusieurs élus ; certains, parisiens, se retrouvent dans le soutien apporté à la création du service libre9. Ces élus se caractérisent par un engagement dans les rangs radicaux et socialistes et investi dans les questions sociales au sens large : logement, urbanisme, hygiène, organisation de l’assistance, protection de l’enfance. Toulouse va chercher tout au long de la période qui nous intéresse à les avoir à ses côtés. Parmi eux, le plus important est alors Justin Godart10 (1871-1956) qui atteint le rang de ministre du Travail et de l’Hygiène en 1924 et 1925. Ces élus sont précieux pour Toulouse car ils défendent ses initiatives et contribuent à la diffusion des idées nouvelles portées par le mouvement d’hygiène

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mentale. La nécessité de mieux faire connaître les questions de santé et de prévention aboutit précisément à la création d’un Parti social de Santé publique (PSSP) en 1929 au sein duquel Justin Godart joue un rôle de premier plan. Il était à la fois l’homme politique le plus en vue au sein de la Ligue d’hygiène mentale et très investi dans les questions sociales (logement, hygiène et la protection de l’enfance). Ce parti se voulait au-dessus des partis, ce qui était logique dans l’esprit de ses partisans, puisque la protection et l’encadrement de l’enfance par des professionnels de la santé était une affaire à la fois technique et de priorité nationale. Quelques années plus tard, l’entrisme d’une certaine manière permit à Édouard Toulouse d’être nommé conseiller technique auprès du ministre Henri Sellier (1883-1943) lorsque celui-ci fut ministre de la Santé publique dans le gouvernement du Front populaire qui réunit, comme on le sait, une alliance politique inédite. Cela venait en quelque sorte couronner une carrière qui l’avait vu fréquenter de nombreuses commissions et réunions organisées au sein des ministères compétents pour l’enfance anormale et délinquante11.

8 L’État avait tout un ensemble de priorités à définir : la lutte contre l’alcoolisme, contre la tuberculose, l’éducation des enfants, la protection de ces derniers contre les dangers moraux, le péril vénérien et peut-être aussi lutter contre la crise morale. Cela faisait beaucoup pour des ministères encore embryonnaires et des gouvernements qui se modifiaient rapidement du fait d’une instabilité ministérielle apparaissant de plus en plus chronique et à ce titre de plus en plus problématique. L’incurie ou la lenteur de l’État étaient pour ces raisons des thématiques qui traversaient les sphères de la vie sociale et professionnelle, psychiatrie incluse. Certains représentants de la profession psychiatrique affichaient leurs convictions que des évolutions devaient être apportées à leur métier et à leur rôle social. Ils s’efforçaient à être des experts de l’enfant ce qu’ils n’étaient que rarement au début de leurs carrières. L’habituelle évocation des pionniers d’antan permet de fournir une légitimité et de créer un héritage qui n’existait pas nécessairement. L’important est, selon moi, qu’ils cherchaient à construire un gouvernement de professionnels qui s’appuieraient sur les lois de la science, de la biologie notamment, (ou ce qu’ils en comprenaient) et qui devrait éclairer le public et sans doute aussi une bonne partie des hommes politiques jugés pas toujours bien compétents mais qui tenaient un rôle important dans la prise de décision. Toulouse et Heuyer ont déployé deux types d’attitudes : s’inquiéter d’une certaine incompétence et de la lenteur des circuits de décision et établir, en même temps, des liens étroits avec certains de ces hommes maîtres de ces rouages complexes pour accélérer la diffusion de leurs idées. Ils ont cherché à être des entrepreneurs de morale et les diffuseurs d’une science appliquée afin que la collectivité à laquelle ils appartenaient aille mieux. De la même manière qu’un médecin qui ne viendrait pas en aide à un malade serait hautement coupable, ne pas faire savoir à la France qu’elle délaisse certaines questions essentielles concernant les enfants serait tout autant immoral. Il était devenu désormais évident à leurs yeux que la folie était une maladie sociale et que les troubles de caractère de l’enfant l’étaient tout autant sinon plus. Par conséquent de leur point de vue, c’est une affaire de l’État sans conteste. Car lorsqu’ils placent des problèmes de comportement dans la catégorie des maladies sociales, ce n’est pas tant l’origine sociale que les effets sur la société qui les inquiètent et les mobilisent. La tâche est donc immense. Eux ont choisi on le sait la prévention, le dépistage et la prophylaxie puisqu’ils sont restés attachés au modèle du schéma de la dégénérescence. Cela ne revient pas à dire qu’ils croient à proprement parler dans la théorie de la dégénérescence telle qu’elle s’est diffusée au XIXe siècle. Il ne s’agit pas de s’intéresser

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ici au contenu de cette théorie dont on sait le faible niveau. Il s’agit bien d’un schéma de lecture : celui de l’aggravation et de ce qu’on appelle aujourd’hui la « pente fatale » ou qui pourrait être décrit à travers l’adage : « qui vole un œuf vole un bœuf » ! Heuyer exprimait bien cette conviction, cette crainte, conviendrait-il de préciser, lorsqu’il déclarait, par exemple, lors d’une séance du Comité national d’études sociales et politiques que le vagabondage était un délit mineur mais c’était un délit qui est à la base de tous les autres et c’était sur celui-là qu’il fallait agir en examinant attentivement l’enfant vagabond12. L’insistance sur la prévention le plus tôt possible ne se comprend qu’à travers cette conviction. Placer l’intervention psychiatrique sous la bannière de la prévention voire de la seule prévention c’est sans doute modifier quelque peu le métier de psychiatre et sans aucun doute modifier son rôle au sein de la société. C’est pourquoi il faut agir sur de multiples plans et utiliser plusieurs stratégies en même temps. Ils recherchent à la fois le soutien politique et s’autorisent à dénoncer l’hésitation et la lenteur de l’action gouvernementale. Ils ne sont pas les seuls il est vrai à adopter une telle attitude.

9 L’existence même du Parti social de santé publique prouvait, en tout cas pour ses membres et ses dirigeants, que les gouvernements n’étaient pas assez actifs sur le terrain de l’hygiène mentale de l’enfant. On ne peut naturellement pas s’appuyer sur leurs seuls propos pour évaluer la véracité de leurs diagnostics mais il me semble intéressant d’observer les stratégies utilisées et les moyens mobilisés pour entériner de tels diagnostics. L’action de persuasion, qui s’apparente à ce que l’on appelle désormais faire du lobby, me paraît être l’expression qui désigne le mieux leurs attitudes. Lors des élections parlementaires de 1932, le PSSP ne gagna pas les élections car ce n’était pas l’objectif, mais il avait décerné des labels aux candidats sensibles au programme élaboré précédemment. Justin Godart redevint ministre, cette fois-ci de la Santé publique, ministère qui avait été créé deux ans plus tôt13. Autant de petits pas qui permettaient potentiellement de mener une politique de persuasion et de gagner la bataille de l’opinion, pour reprendre une image il est vrai contemporaine. Parallèlement, en quelque sorte, il fallait aussi développer une autre option, celle qui consistait à susciter l’inquiétude. Toulouse choisit à plusieurs reprises la dramatisation. La folie s’accroît, elle guette potentiellement tout le monde14. Mais il y aussi d’autres inquiétudes, voire d’autres périls, pour reprendre la tonalité décidée par Toulouse. La mortalité infantile reste importante dans un pays qui ressent le besoin d’enfants eu égard à une natalité traditionnellement moribonde depuis plusieurs décennies. La mobilisation contre la tuberculose doit être accentuée et consolider une culture de l’hygiène demeure encore un objectif plutôt qu’une réalité. Sur le plan psychiatrique proprement dit, l’encombrement des asiles demeure largement discuté et la nécessité d’en construire de nouveaux est partagée par de nombreux psychiatres, parfois aussi par les pouvoirs publics. Par exemple à Paris, on s’active pour trouver des nouveaux terrains disponibles et pas trop chers pour construire deux nouveaux asiles15. En outre, les tensions existantes au sujet des asiles publics ont des répercussions fâcheuses y compris sur la population des plus jeunes16. « Je m’indigne lorsque je vois, aux portes de Lyon, des établissements où l’on pourrait installer des enfants […] On discute à fond la question des aliénés et jamais la question des enfants », s’était écrié un élu au début des années 192017. Le manque de structures ou de structures adaptées aux besoins croissants risquait d’obliger notamment les élus à jouer une population contre une autre ce qui n’était évidemment pas une bonne nouvelle ; la thématique des « déchets sociaux », expression de l’époque, pour lesquels la collectivité ferait trop, était

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alimentée en partie par ce type de difficultés et elle se développa tout au long des années 1930. La stratégie de l’inquiétude résonnait auprès de certains élus et ce au-delà des divisions politiques traditionnelles. La presse, pour sa part, ne résistait pas à sonner l’alarme donnant à l’occasion la parole à des “experts” ou se faisant l’écho des propos tenus dans la presse professionnelle comme cet article intitulé « Pitié pour l’enfance » qui affirmait que l’État ne faisait rien18 et qui renvoyait à un autre intitulé « Pitié pour les enfants19 ». L’État inactif ? La rhétorique est trop présente pour qu’on ne se méfie pas un peu de ces accusations mais il n’y a pas de raison de penser qu’elles ne traduisent rien de réel. L’inquiétude et la crainte d’un déclin ont laissé des traces dans les esprits. Au milieu des années 1930, un projet de loi ayant pour objet la lutte contre la dégénérescence a circulé quelques temps à l’Assemblée nationale20. Cet événement rappelle que la thématique de la dégénérescence dans l’espace public était encore présente voire revenait en force et se prêtait, selon une tradition déjà bien établie, à des discours aussi sombres qu’enflammés sur le devenir de la France.

10 Enfin le dernier volet de leur stratégie était de signaler dans leurs écrits le retard de la France par rapport à d’autres pays21. Il était d’abord dû à la lenteur de l’appareil gouvernemental. Force est de constater que ces médecins ne développaient pas une appréciation strictement personnelle. C’était en effet un thème plutôt banal. Justin Godart lui-même faisait remarquer : « j’ai été déçu de l’impuissance [des pouvoirs publics] à combattre les ravages causés par les différents fléaux sociaux. Je peux même dire que je l’ai été plus que vous, car j’ai éprouvé les difficultés qui vous ont été révélées22 ». Ce diagnostic était d’autant plus paré d’autorité que celui-ci était prononcé par celui qui avait été le ministre entre 1924 et 1925 et qu’il semblait ainsi évoquer une expérience au cœur même des circuits de décision. Cette inaction des pouvoirs publics était (aussi) une thématique utilisée notamment pour alimenter les propos critiques sur la démocratie dans une époque où la culture du chef et la fascination pour l’autorité animaient de nombreux esprits23. Ce retard s’expliquait également par un manque d’information des idées modernes et des pratiques innovantes. Toulouse notait par exemple que la France ne semblait pas percevoir que la sélection des enfants devait se faire très tôt et surtout qu’elle devait être menée par des professionnels formés à la psychotechnique24. Heuyer prenait appui sur le développement des méthodes eugéniques dans les pays scandinaves pour souligner ce que la France serait peut-être bien inspirée d’adopter25. Les expériences étrangères n’étaient cependant pas inconnues y compris dans les ministères comme en attestent les procès-verbaux de certains d’entre-eux. En décembre 1934, par exemple, tout un ensemble de spécialistes étrangers venaient présenter leurs réalisations sur la prise en charge de l’enfance délinquante26.

11 La dénonciation de l’inaction de l’État pouvait aboutir paradoxalement à une certaine hostilité à son égard. Le corps médical français tenait à sa liberté et à son indépendance et ne voulait pas entendre parler d’une quelconque intervention de l’État pour organiser une médecine publique et une médecine sociale. Par conséquent l’appel à l’État pouvait aboutir à des comportements ambivalents27. Des figures comme Heuyer ou comme Toulouse pouvaient par conséquent être victimes de ces ambivalences28.

12 Sans pouvoir pleinement l’explorer il y a une autre manière d’aborder la situation. Ce n’est plus ici tant de se demander quelle est l’action de l’État mais de s’orienter vers ces figures d’experts qui sont aussi des figures de l’espace public. Ces médecins ont-ils finalement le sens des réalités ? Je l’exprime avec une certaine brutalité, j’en conviens.

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J’entends par là : ont-ils le sens des moyens financiers que leurs multiples projets ne manqueraient pas d’engager ? En outre est-on face à une expertise homogène de l’enfant ? La presse, l’opinion éclairée, les pouvoirs publics ne se perdent-ils pas devant l’inflation des termes accolés à celui d’enfant ? Qu’est-ce que cela veut dire de se présenter comme expert de l’enfance ? Ils se présentent ainsi alors qu’ils sont des artisans d’un savoir sur l’enfant qui demeure encore sur bien des aspects plutôt embryonnaire. On prête à certains de leurs interlocuteurs de s’inquiéter de ce qu’ils voudraient placer un psychiatre derrière chaque écolier29. Leur investissement30 semblait parfois susciter un certain étonnement. Il n’est pas certain non plus qu’ils emportèrent l’adhésion spontanée de leurs collègues. Certes, personne n’est contre une assistance plus efficace, personne n’est contre l’idée que si une tare existe chez l’enfant, le mieux est de l’identifier le plus tôt possible. Personne n’est contre aussi l’idée que l’enfant doit être protégé contre les diverses menaces auxquelles il peut être confronté. Mais une fois que tout cela est dit et répété, il s’agit de savoir comment on organise cette protection, cette assistance. Et des divergences apparaissent alors. Les idées de Toulouse ne sont ainsi pas toujours partagées avec beaucoup d’enthousiasme et il n’était pas à l’abri de critiques, y compris sur ce qu’il proposait31. Ne brouillait-il pas la fonction du médecin ? Qui allait s’occuper de toutes les structures qu’il avait à l’esprit ? Lui-même s’est plaint à l’occasion de la résistance passive de certaines directions ministérielles comme celle appartenant à la Justice lorsqu’il s’agissait de créer des consultations pour les enfants délinquants.

13 Alors même que Toulouse ou Heuyer se présentent comme des experts impatients devant les problèmes qui agressent l’enfance et son bon développement, certains de leurs collègues, plus jeunes, ne font pas mystère que le psychisme de l’enfant demeure encore bien mystérieux. Pierre Mâle ou son camarade d’internat Henri Ey sont de ceux- là. Ils s’interrogeaient sur le bien-fondé des approches dominantes développées par certains de leurs collègues ou de leurs pairs. Ils s’attaquaient ainsi à la théorie des constitutions qui structurait la pensée psychiatrique française et influençait le regard porté sur certains types d’enfants. Heuyer rappelait en 1925 que l’hérédité dominait la question de l’enfance32. Henri Ey a donc eu raison de souligner qu’il fut audacieux de critiquer ce qu’il appelait pour sa part la « doctrine des constitutions33 » ce qui est peut- être plus exact. Il ne mettait pas en doute le rôle de l’hérédité dans le développement physiologique de l’enfant ce qui aurait été absurde mais il s’interrogeait sur la force explicative qu’on prêtait à cette fameuse théorie des constitutions. À force d’être déterminé par cette théorie, ne développait-on pas un regard par trop systématique de l’enfant troublé et problématique ? N’étant pas psychiatre d’enfants, Ey ne pouvait conduire la critique de manière trop accentuée mais menait des recherches sur l’hérédité des pathologies, élément déterminant de son élaboration d’une conception du fonctionnement mental alternative à celle qui prévalait. De son côté Pierre Mâle (1900-1976), entamait une déconstruction patiente, minutieuse et prudente de la causalité héréditaire telle qu’elle était alors énoncée par des collègues, souvent plus âgés. Incontestablement, cette constitution psychopathique que leurs collègues invoquaient parfois comme une sorte de sésame était utilisée lorsque ces derniers ne savaient guère comment expliquer pourquoi l’enfant exprimait tel ou tel comportement jugé insolite, désarmant, d’où en partie ce label d’« inamendable », par exemple ou encore d’« enfant pervers » qui était fréquemment posé. Ce qu’ils souhaitaient faire comprendre et admettre était qu’une vision trop déterministe pourrait bien apparaître stérilisante pour la pensée et pour l’acuité de l’observation

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clinique à laquelle Heuyer, comme tant d’autres médecins, se disaient fondamentalement attachés. Ils cherchaient à proposer un déterminisme d’un autre type et dans une certaine mesure c’est vers cette voie qu’on se dirigeait34. Il y a en effet un trait assez frappant qui émerge de ces années 1930 : le travail sur les enfants apprend progressivement à ces médecins, pédiatres et psychiatres la complexité de leur tâche. Une complexité d’autant plus accentuée que l’explication par l’hérédité ne fonctionne plus autant que par le passé. C’est en tout cas ce que l’on perçoit en suivant les débats autour de l’hérédité des pathologies lors d’un congrès international des Psychiatres francophones35. Lors d’un des congrès internationaux consacrés à l’enfance, Jacques Lacan notait la variété des caractères des enfants qu’il rencontrait dans le service de Georges Heuyer. Il insistait sur la nécessité d’incorporer la notion de pluralité des causes pour prendre en compte ces caractères aux déclinaisons multiples. Mais ce qui frappe est que si la diversité des comportements et donc des catégories est clairement envisagée, cela revient à devoir proposer pratiquement autant de structures. On comprend dès lors que la mise en application de la prise en charge au- delà de la seule observation clinique s’avérait singulièrement complexe. Le texte de Lacan est symbolique d’un savoir sur l’enfant en cours de construction et qui s’affine. Lacan maintenait les notions en cours ou du moins utilisées chez Heuyer mais soulignait le rôle de la famille, des affects dans les comportements délinquants et introduisait l’idée de psychothérapies pour remettre les enfants dans un chemin moins chaotique36.

14 Heuyer aussi bien que Toulouse ne passaient pas pour des théoriciens et c’est vrai37 car ils sont dans la construction d’une prise en charge, dans l’urgence de cette construction et semblent parfois écarter les discussions sur les causalités et les typologies sans peut- être toujours percevoir les conséquences pratiques que celles-ci pourraient entraîner. L’observation qu’ils appellent de leurs vœux entraîne une psychiatrie du tri qui elle- même nécessite un accueil institutionnel particulièrement diversifié. On se perd parfois parmi toutes ces catégories d’enfants et on peut se demander si on pouvait imaginer le jour où il y aurait suffisamment d’institutions adaptées pour les prendre en charge tant ces catégories sont à la fois instables et ont un caractère quelque peu inflationniste. Seule la catégorie des pervers présente une certaine permanence puisqu’elle joue le rôle de la catégorie repoussante par excellence comme l’était l’idiot monstrueux du XIXe siècle38 mais cela est appelé à se modifier.

15 Heuyer, Toulouse, Roubinovitch, parmi d’autres, veulent d’abord démontrer l’utilité de leur rôle, l’utilité des institutions et des encadrements qu’ils proposent. Heuyer semble fier, par exemple, de souligner que sa clinique ne cesse de voir son activité augmenter. Il y a incontestablement la volonté de sa part de montrer l’utilité de son métier. C’est aussi une manière de souligner qu’il y a un énorme chantier et que l’État doit investir dans cette direction. La dramatisation à laquelle se livrent aussi bien Toulouse que Heuyer, au cours de cette période, peut être interrogée. Est-on dans une attitude qui consiste à tirer la sonnette d’alarme devant un problème croissant et devant lequel la société serait insuffisamment sensibilisée ? Ou bien est-on dans la thématique de la crise morale, de la crise des valeurs, voire du déclin qui a ses convaincus dans la période des années 1930 ? Certains psychiatres parmi ceux cités pourraient, par le contenu de leurs interventions, abonder dans ce sens. Parce que l’augmentation des pathologies est toujours un phénomène délicat à observer, je n’ai pas de réponse franche à ces questions. Mais je crois que la thématique de la crise est trop diffusée dans les années 1930 pour qu’on sous-estime son impact sur les diagnostics qui sont

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prononcés. On sait, par exemple, que l’augmentation du nombre d’aliénés est importante au cours de l’entre-deux-guerres. Mais les explications apportées pour expliquer ce phénomène sont moins simples qu’il n’y paraît à première vue. On comprend qu’il convient de faire une distinction entre une augmentation des pensionnaires des asiles (ce qui entraîne de sérieux problèmes d’organisation des soins) et une augmentation des pathologies mentales au sein de la population. Dans un premier cas il faut gérer ce qu’on appelle alors l’encombrement39 et dans l’autre cas il faut gérer cela aussi mais se demander quelles sont les causes du développement de la folie. Si c’est pour l’historien(ne) un sujet de recherche40, c’est pour les pouvoirs publics de l’époque une question de définition des priorités ce qui demeure objectivement délicat. Certains hommes politiques s’agacent en effet de ce que les psychiatres semblent ne pas leur fournir des données claires41.

16 Quoi qu’il en soit, à la veille de la guerre Heuyer reconnaît une certaine lassitude devant la lenteur des choses et devant l’inaction de l’État. « Le problème de l’enfance déficiente reste le même depuis de nombreuses années. Il a été exposé maintes fois sans que le moindre effort ait été fait pour tenter de lui donner une solution efficace42 », écrit-il. Il rappelle que parmi cette catégorie se trouvent des enfants atteints de troubles du caractère qui lorsqu’il n’est rien fait sont les psychopathes de demain et ceux qui « encombrent les asiles d’aliénés » ou qui sont aussi les candidats au récidivisme. Il reprend la thématique du retard français, convaincu de ce que la médicalisation qu’il appelait de ses vœux était condamnée à ne pas voir le jour. « Le remède a été trouvé dans beaucoup de pays ; on éduque les débiles, on traite et on surveille les déséquilibrés. En Belgique, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, en Russie, partout des efforts sont faits pour soigner l’enfance malade, pour protéger l’enfance malheureuse, pour éviter qu’elle ne devienne l’enfance coupable. En France, on ne fait rien ou à peu près rien. Il est même impossible dans notre Pays, de savoir combien il y a d’enfants déficients43. »

17 Il ne s’agit pas ici de contester une telle perception exprimée dans un certain contexte mais en revanche il me paraît important d’observer que les diagnostics n’étaient pas nécessairement et systématiquement l’objet de dissensus. La circulaire de l’automne 1937 que fit envoyer Marc Rucart (1893-1964), ministre de la Santé publique entre 1937 et 1939 correspondait par bien des points aux recommandations de certains des médecins investis dans les questions de prise en charge. Cette circulaire en effet reprenait à son compte l’idée tant défendue par Heuyer et Toulouse que si l’intervention ne se produit pas à temps, c’est-à-dire dans le jeune âge, la maladie n’en sera que plus préoccupante dans l’avenir. Le défaut de prise en charge perçu comme un grave défaut de soins était par conséquent interprété comme un facteur clé de l’aggravation de la perturbation psychique. Elle venait, si jamais un doute avait pu s’emparer de l’esprit de quelqu’un, mettre l’accent sur la notion de dépistage.

18 Lorsqu’on fait l’hypothèse que la protection de l’enfance entre dans le périmètre de l’État, on aborde rapidement la question du contrôle social, de la normalisation des conduites. On sait le poids du schéma de lecture à partir du terme de médicalisation sur les historiens et les sociologues depuis les années 1970 notamment dans le champ de recherche autour de la psychiatrie et de la santé mentale44. J’ai cherché à faire comprendre pour ma part que l’interprétation ne doit peut-être pas avoir un caractère aussi définitif45. Car si la médicalisation existe, il faut évidemment des acteurs qui la portent, la défendent et la mettent en application. Je crois qu’il y a une différence entre les discours et les mises en pratique à laquelle nous sommes en tant qu’historiens en

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permanence confrontés. Il n’en demeure pas moins que, par exemple, la stigmatisation morale est un élément incontournable du discours médico-psychiatrique. Les mots de l’époque semblent ne laisser, en outre, aucun doute : prophylaxie, sélection, tri, dépistage, observation. Autant de termes qui sont devenus en quelque sorte les mots du pouvoir médical, du contrôle et de l’intervention de l’État dans la vie des individus ; un langage reflétant l’installation d’un biopouvoir et d’une biopolitique au sein de nos sociétés46. Je n’ai pas ici la prétention de proposer des réponses alternatives ou définitives à ces questions mais de suggérer qu’en les (re)prenant, on peut aboutir à s’en dégager ou à les formuler en introduisant des paramètres qui ne les rendent pas caduques mais qui cherchent à comprendre comment ce processus de biopolitique s’est décliné dans une période donnée, ici celle des années 1930, décennie au cours de laquelle on assiste à la réorganisation de nombreux États. Il y a régulièrement chez les partisans du contrôle social et de la médicalisation l’hypothèse rarement discutée d’un État volontaire, efficace, stratège et conquérant. Le problème est que ce n’est pas la manière dont de nombreux travaux d’histoire politique et sociale de la France de l’entre-deux-guerres rendent compte de l’action de l’État au cours de cette période, sans parler des distinctions qu’il faut avoir à l’esprit des formes politiques de l’État (libéral, autoritaire, socialiste, fasciste). On est plutôt dans la thématique d’un déclin ou d’un retard qui s’installe et qui fait de la France, une nation affaiblie à la veille de la deuxième guerre mondiale. Par ailleurs, on ne peut faire l’hypothèse que la fonction de l’État et son rôle au sein de la société soient définis de façon uniforme et une bonne fois pour toutes. « Concept standardisé » sans doute, l’État se décline cependant nationalement et selon les périodes historiques considérées47. Il apparaît même évident que son rôle est amplement discuté au cours de la période de l’entre-deux-guerres parmi le milieu politique mais dans d’autres sphères de la société48. En effet la profession libérale qu’est alors le corps médical tient particulièrement à ce que l’État ne soit pas trop présent dans les questions de la santé. Les revendications en faveur de la construction d’une santé publique existent bel et bien y compris parmi les médecins mais je crois que c’est un courant minoritaire. Le fait même que certains individus aient considéré nécessaire de constituer ce Parti social de la santé publique atteste selon moi que les objectifs qu’ils défendaient n’étaient pas perçus comme si pertinents. Enfin, le terme de médicalisation nous oblige à croire que les médecins pratiquent la médecine avec les enfants ; or je ne suis pas certain qu’ils tentent d’exercer une activité médicale stricto sensu. Ils ne sont pas dans la guérison des maladies mais plutôt des comportements, ce qui nécessite la mobilisation d’autre chose que le simple art médical. Ils sont tout à la fois des entrepreneurs de morale, des observateurs sociaux, des experts des aptitudes et des insuffisances/inadaptations des enfants et ce évidemment pas du seul point de vue physiologique. Bref ils sont bien plus que des médecins et en conséquence ils cherchent à faire plus que de la médicalisation. Leurs projets me paraissent plutôt vouloir contribuer à la réorganisation de la société et pour cela ils déploient de nombreux efforts dans de nombreuses directions ; le terme de biocratie légué par Toulouse atteste de cette volonté d’une société nouvelle, fondée sur les lois de la biologie, mais également de l’utopie dans laquelle ils étaient. Ainsi la question ne doit pas exclusivement porter sur le fait de savoir si l’État s’investit dans la protection de l’enfant ; il convient aussi de s’efforcer de comprendre la philosophie et les motivations profondes de ces experts qui furent réunis dans le congrès de 1937 et qui, à bien des égards, avaient acquis ce statut sans que cela ne leur soit puissamment contesté. Quelles que soient nos éventuelles interrogations ou affirmations, il paraît

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délicat de défendre l’idée que la tenue d’un congrès d’une telle ampleur serait la marque d’un échec. C’est au contraire celle d’un succès qui démontre un savoir-faire certain de la part de Heuyer et de son énergie à entreprendre qu’il partage avec Édouard Toulouse. Le fait que ces personnes puissent, à l’occasion, être contestée, ne signifie pas que les causes qu’ils défendent ne soient prioritaires pour bien d’autres figures, aussi bien des milieux politiques, de la haute administration et des cercles médicaux. Enfin, le fait qu’ils se lamentent et critiquent et le fassent savoir ne suffit pas pour penser que l’État délaisse ses enfants. C’est peut-être aussi la marque d’un nouvel intérêt pour l’enfant dans une période où l’on sait que celui-ci est perçu comme rare.

NOTES

1. Pour une approche inégalée jusqu’à ce jour d’Édouard Toulouse voir : HUTEAU Michel, Psychologie, psychiatrie et société sous la Troisième République. La biocratie d’Édouard Toulouse, Paris, L’Harmattan, 2002.

2. En retenant cette expression, je me place dans la perspective des analyses de : CASTEL Robert, L’ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, Paris Éditions de Minuit, 1977. Se placer ne signifie pas entériner en toutes circonstances. 3. Toulouse se réclame de lui ; ce qui ne signifie pas que ce dernier se serait autant retrouvé dans l’orientation du psychiatre français. 4. L’intérêt pour ce qui se passe au sein des psychiatries voisines tout comme les relations avec quelques confrères étrangers ont une grande importance dans l’itinéraire professionnel de Toulouse. 5. La Prophylaxie mentale, juillet 1932. 6. Procès-verbal de la réunion au ministère de la Santé publique, 9 décembre 1932, p. 7. Ce maillage du territoire était déjà dans l’esprit de la loi sur les aliénés de 1838. Il faut y voir un souci d’ordre et de bonne distribution des personnes à interner. 7. G UILLEMAIN Hervé, TISON Stéphane, Du front à l’asile : 1914-1918, Paris, Alma, 2013. DERRIEN MARIE, « La tête en capilotade ». Les soldats de la Grande guerre internés dans les hôpitaux psychiatriques français 1914-1980, thèse de doctorat histoire, université de Lyon 2, 2015. 8. C’est le cas par exemple de Génil-Perrin ; c’est en partie dû à sa fonction de secrétaire général de la Ligue. 9. Sans lister tout le monde, notons : Frédéric Brunet (1868-1932), député du département de la Seine (Paris et sa banlieue) centre gauche ; Amédée Dherbécourt (1889-1940), sénateur socialiste, il est un des dirigeants du conseil général de la Seine (pdt en 1926-1927) ; c’est une instance d’élus plutôt active sur les questions sociales et la politique d’assistance ; Henri Grangier, socialiste également.

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10. Figure importante de l’entre-deux-guerres et aux combats multiples ; pour une vue d’ensemble, voir : WIEWORKA Annette (dir), Justin Godart, un homme dans son siècle (1871-1956), Paris, CNRS éditions, 2004, 261p. 11. Les archives d’Édouard Toulouse entreposées à l’hôpital E. Toulouse de Marseille en témoignent. 12. H EUYER Georges, L’enfance en danger moral, Comité national d’études sociales et politiques, 1928, p. 41. 13. Il est ministre dans un gouvernement dirigé par Édouard Herriot. 14. TOULOUSE Édouard, « La folie s’accroît à Paris », Le Journal, 12.1.1930, p. 1. 15. Bulletin municipal officiel de la ville de Paris, 13 juil. 1933, p. 302 ou encore 30 déc. 1936, p. 5026. 16. Au début des années 1920, des élus s’émeuvent de ce que, faute de place dans les asiles pour aliénés, des enfants pathologiquement malades soient laissés pour ainsi dire à l’abandon. 17. Rapports du préfet et délibérations du conseil général du Rhône, 22 août 1919. (Archives départementales du Rhône). 18. DUMAS Louis, « Pitié pour l’enfance », Prophylaxie mentale, nov. 1930, n° 26, p. 258.

19. SAUVY Alfred, « Pitié pour les enfants », Le Journal, 26 juillet 1937, p. 8. 20. Proposition 437 de loi relative aux mesures à prendre pour défendre la race contre la dégénérescence physique et mentale, déposée en juillet 1936. 21. Une thématique qui ne concerne pas que le domaine de l’assistance à l’enfance, loin de là. Le thème du retard français n’est pas propre à la période de l’entre-deux-guerres. Pour une histoire de cette notion et de son usage et des raisons qui l’ont facilitée voir : BOUCHARD Julie, Comment le retard vient aux Français. Analyse d’un discours sur la recherche, l’innovation et la compétitivité, 1940-1970, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008. 22. Cité par VIET Vincent, « Entre prévention et engagement politique : le Parti social de la santé publique (1929-1939) », COMITÉ D’HISTOIRE DE LA PROTECTION SOCIALE, La promotion de la santé au travers des images véhiculées par les institutions sanitaires et sociales, Actes du colloque du Comité des travaux historiques et scientifiques, Arles, 2007, Paris, La Documentation française, 2009, p. 93-106. 23. GIRAUD Émile, La crise de la démocratie et le renforcement du pouvoir exécutif, Paris, Recueil Sirey, 1938. 24. TOULOUSE Édouard, « Les mieux doués », La Prophylaxie mentale, déc. 1929, p. 124.

25. HEUYER Georges, But et méthodes de la neuro-psychiatrie infantile. Plan d’hygiène mentale de l’enfance, Paris, 1926, p. 4 26. Procès-verbal de la réunion extraordinaire au ministère de la Justice, 20/12/1934. La teneur et l’impact de cette réunion demeurent à être mieux appréciés. 27. La complexité du rapport entre l’État et le corps médical est bien analysée, même si c’est en dehors de notre période et ne se rapporte pas seulement à la France dans HASSENTEUFEL Patrick, Les médecins face à l’État : une comparaison européenne, Paris, Presses de , 1997.Voir également : GUILLAUME Pierre, Le rôle social du médecin depuis deux siècles, Paris, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, 1996.

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28. Toulouse a été très souvent critiqué mais il a aussi beaucoup entrepris et les critiques ne sont pas toutes de la même teneur et ne peuvent pas être « additionnables ». 29. Citée par OHAYON Annick, L’impossible rencontre. Psychanalyse et psychologie en France 1919-1969, Paris, La Découverte, 1999, p. 179. Il semble que certaines directions ministérielles ont adopté une certaine résistance aux propositions de créer par exemples des annexes psychiatrique pour repérer les enfants délinquants. Voir Procès verbal de la réunion au ministère de la Santé Publique, 9/12/1932, p. 11. 30. Cette activité semble parfois se transformer en hyperactivité. 31. Le service libre ne signifiait-il pas laisser en liberté des individus qui pouvaient un jour s’avérer très dangereux ? Certains journaux ne manquaient pas de signaler que les fous seraient en liberté avec un tel système ; voir aussi THOMAS Gregory, « Open psychiatric services in interwar France », History of Psychiatry. 15 (2), 2004, p. 131-53. 32. HEUYER Georges, op. cit. p. 3.

33. E Y Henri, « Le rôle et l’importance des constitutions en psychopathologie. Discussion », Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, Limoges, juillet 1932, p. 123. 34. Le chef de la psychiatrie parisienne, Henri Claude, entendait développer une psycho-biologie et cherchait à maintenir un certain éclectisme. 35. BOVEN William, « L’hérédité des affections schizophréniques », Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de langue française et des pays francophones, Lausanne, 1936. 36. LACAN Jacques, HEUYER Georges, « Note sur l’importance des troubles du caractère dans l’orientation professionnelle », Congrès international pour la protection de l’enfance, (1933), Paris, Comité national pour l’enfance/Impr. Beurck, vol. 3, 1935, p. 94. 37. Parmi ceux qui ont participé à leur hommage, ce fait est amplement reconnu. C’est par exemple le cas dans le livre de Jean Louis Lang qui retrace et met en exergue toutes les avancées introduites par Heuyer. LANG Jean-Louis, Georges Heuyer, fondateur de la pédopsychiatrie. Un humaniste du XXe siècle, Paris, Expansion scientifique, 1997. 38. Lacan reconnaît à la fois que les catégories mobilisées sont parfois hétérogènes tout en décrivant certains enfants à travers ces mêmes catégories. Cf. LACAN Jean-Louis, op. cit., p. 95-6. 39. À titre d’exemple : « Messieurs votre attention a été appelée au cours de vos dernières sessions sur la progression incessante de nombre de malades dans nos hôpitaux psychiatriques. », in Bulletin municipal officiel de la ville de Paris, 24 juillet 1937, p. 364. 40. VON BUELTZINGSLOEWEN Isabelle, « Réalités et perspectives de la médicalisation de la folie dans la France de l’entre-deux-guerres », Genèses, n° 82, 2011, p. 52-74 (notamment 54-61). 41. Édouard Daladier, par exemple, lorsqu’il gère le département du Rhône, où se trouve l’importante ville de Lyon. 42. H EUYER Georges, « Le problème de l’enfance déficiente », V IBOREL Lucien, Savoir prévenir. Guide pratique de la santé et de la lutte contre les maladies sociales, Paris, L. V., 1939, p. 141. 43. Ibid., p. 142.

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44. Voir par exemple : P INELL Patrice, Z AFIROPOULOS Markos, « La médicalisation de l’échec scolaire (de la psychiatrie de l’enfant à la psychanalyse infantile) », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 24, n° 1, 1978, p. 23-49. Sur le maintien de l’usage du terme sinon du concept de médicalisation voir : BERLIVET Luc « Médicalisation », Genèses, n° 82, 2011, p. 2-6. Et sur l’usage de la notion appliquée à la période qui nous concerne : VON BUELTZINGSLOEWEN, « Réalités… », op. cit. 45. D’autres s’y sont employés bien avant comme par exemple l’historien du social et du médical Olivier Faure. Voir également les travaux de Benoît Majerus. 46. B RANDIMARTE Renata, C HIANTERA-STUTTE Patricia, DI VITTORIO Pierangelo, Lexique de Biopolitique : les pouvoirs sur la vie, Toulouse, Érès, 2009. (éd. italienne. 2006). 47. LEGENDRE Pierre, Tour du monde des concepts, Paris, Fayard, p. 15. 48. On sait que la crise économique a comme conséquence de modifier la fonction et le rôle de l’État au niveau économique par exemple, en accentuant progressivement son intervention dans des domaines neufs pour lui.

RÉSUMÉS

La psychiatrie de l’enfant en France : une affaire de l’État ? L’article explore les relations entre l’État et les psychiatres, à partir notamment de Georges Heuyer et Édouard Toulouse. Au cours de la période de l’entre-deux-guerres, ces psychiatres construisent une expertise (diagnostics et solutions pour l’enfant) car ils veulent être considérés comme des experts et des interlocuteurs de l’État pour convaincre de l’urgence d’une politique de prise en charge de l’enfant. L’article s’intéresse aux moyens mis en œuvre : sensibilisation, dénonciations, et participation à des commissions officielles, telles sont les principales caractéristiques de leur stratégie. L’article propose de considérer ces psychiatres comme des figures de psychiatre éducateur et d’entrepreneur de morale. Il est également discuté de leurs diagnostics et de leurs options par quelques-uns de leurs jeunes collègues qui incarnent la psychiatrie de l’après seconde guerre mondiale.

Child psychiatry in France: a matter for the State? The article explores the relations between the French State and child psychiatrists, mainly Georges Heuyer and Edouard Toulouse. During the interwar period, they tried to build up an expertise (diagnoses and solutions for the child) because they claimed to be considered as experts and main counterparts of the State. They were convinced by the need for developing a real childhood policy. The article examines the means set up: raising awareness, denunciations and contribution to public and official commissions on childhood. The article suggests considering these psychiatrists as psychiatrist educator and as moral entrepreneur. It is also explored some debates created by their own options within the French psychiatrist profession. It is conducted primarily on a team that represents in many ways the younger generation, whom will be leading the way after Word War II.

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INDEX

Keywords : France, state, child psychiatry, expertise, mental hygiene, morals Mots-clés : France, État, psychiatrie de l’enfant, expertise, hygiène mentale, morale

AUTEUR

JEAN-CHRISTOPHE COFFIN Maître de conférences en sciences de l’éducation, CIRCEFT, HEDUC, université Paris 8 Saint-Denis. Centre A. Koyré (UMR 8560).

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De l’étude de la relation postulée entre dissociation familiale et délinquance juvénile à la rencontre avec Georges Heuyer et ses archives : fragments d’autobiographie sociologique About studying the assumed relation between broken families and juvenile delinquency and meeting Georges Heuyer and its archives: pieces from a sociological autobiography

Nadine Lefaucheur

De l’étude des familles monoparentales à celle de la représentation d’un lien entre dissociation familiale et délinquance juvénile

1 C’est dans le cadre de mes travaux sur les familles dites monoparentales et des tentatives de déconstruction de cette catégorie que j’ai rencontré Georges Heuyer et les archives documentaires de son service de la Salpêtrière. En 1984, lorsque j’ai répondu à l’appel à propositions de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) sur ce type de familles alors récemment constitué en catégorie de l’action publique, je n’imaginais pas que cela m’entraînerait à participer au sauvetage de nombre de documents poussiéreux (et parfois indigestes), à leur faire traverser Paris dans des caddies et des métros bondés, à les accumuler chez moi pendant des années jusqu’à ce que j’ai l’opportunité de les confier au CNAHES et de créer ainsi le « fonds Heuyer ». Ni qu’un quart de siècle après avoir évité aux boîtes-archives contenant les courriers et

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documents relatifs au congrès de 1937 de finir dans les poubelles de l’hôpital, j’aurais le plaisir de participer à un atelier sur l’internationalisation de la psychiatrie infantile, organisé par le CIRCEFT « autour du congrès international de Paris, 1937 », en s’appuyant sur les documents ainsi préservés.

2 Ayant largement contribué à la constitution, en France, au début des années 1980, d'un secteur de recherche et d’expertise sociologiques sur la catégorie des familles dites monoparentales, j’ai en effet vécu l’étrange expérience d’avoir conforté et cautionné, du simple fait de l’avoir pris pour objet d’études et de publications, l’usage social d’une catégorie que le contenu de mes travaux s’attachait justement à déconstruire en mettant en doute l’existence d'effets spécifiques de la monoparentalité. Cette situation paradoxale m’a amenée à faire porter une large part de mes travaux de recherche sur les processus scientifico-politiques de catégorisation des individus en situation familiale « anormale », et à m’interroger sur les raisons de l’adoption et du succès en France de la dénomination « familles monoparentales ».

3 Cette dénomination a été importée des pays anglo-saxons à la fin des années 1970 par des sociologues féministes (en premier lieu, Andrée Michel, laquelle m’a incitée à l’adopter à mon tour) qui voyaient dans son utilisation un moyen de faire reconnaître les familles dirigées par des femmes comme de « vraies » familles – d’un type sociologique certes particulier, mais aussi noble et même plus moderne que celui de la famille conjugale traditionnelle. Une telle catégorisation a cheminé, en particulier dans le sillage de certains administrateurs de la recherche, au sein de divers organismes scientifiques, administratifs, sociaux ou politiques, devenant l’une des quatre rubriques de la nouvelle nomenclature ménages-familles de l'INSEE - la seule d’ailleurs à être explicitement dénommée famille… - et l’intitulé de deux appels d’offres de recherche de la CNAF. Ce succès peut être analysé comme celui d’un concept qui, par le télescopage des thèmes du changement familial et de la nouvelle pauvreté, avait pu offrir asile à la fois aux représentations les plus modernistes et les plus conservatrices de la condition féminine et de la crise de la famille1.

4 Ayant repéré, dans la cartographie des catégorisations et dénominations des structures et situations familiales « anormales » sur le fond desquelles la catégorie familles monoparentales s’était découpée depuis la fin des années 1970, les ensembles qui lui avaient préexistée (ensembles plus restreints, comme les filles-mères ou les mères célibataires, ou plus vastes, comme les familles dissociées ou les populations à risques), je me suis intéressée aux modalités de la construction, de la diffusion et de la réception de ces autres catégorisations.

5 C’est ce qui m’a amenée à entreprendre une recherche sur la corrélation établie depuis la fin du XIXe siècle dans le champ scientifique entre la délinquance juvénile et la dissociation de la famille – la catégorie familles dissociées englobant les foyers marqués par l'illégitimité, le concubinage, le veuvage, la séparation, le divorce ou le remariage : soit ceux où il manquait un parent (dits aujourd’hui familles monoparentales), ceux où au moins un parent n’était pas le géniteur de tous les enfants (dits aujourd’hui familles recomposées ou adoptives) et ceux qui avaient été détruits par l’abandon des enfants par leurs parents ou le décès de ceux-ci – voire ceux qui ne s’étaient pas constitués légitimement (concubinage).

6 Au milieu des années 1980, on pouvait en effet lire dans des ouvrages savants – manuels ou ouvrages de vulgarisation de psychiatrie de l’enfant, dictionnaires de psychologie – des affirmations telle que celle-ci : « Divorce, séparation des époux : les conséquences

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de la mésentente conjugale et de la dissociation familiale sur l’inadaptation sociale et, singulièrement, sur la délinquance juvénile ont été nettement révélées par de nombreuses études statistiques (Heuyer, Bowlby). Ces recherches font apparaître une proportion considérable de foyers dissociés (85 p. 100 des cas)2. » Une dizaine d’années auparavant, Christian Léomant avait d’ailleurs publié un article dans lequel, au nom d’une approche sociologique, il critiquait le stéréotype, né selon lui des travaux de Georges Heuyer, du lien couramment établi entre dissociation de la famille et délinquance des enfants3.

Le « sauvetage » discret (et partiel) des dossiers et de la bibliothèque du service de Georges Heuyer

7 Lorsque nous avons projeté, Jean-Pierre Almodovar4 et moi, de répondre à l’appel d’offre de recherche de la CNAF sur les familles monoparentales en traitant du lien établi entre familles dissociées et délinquance juvénile, nous nous sommes donc intéressés à Georges Heuyer. Sophie Brusset, la documentaliste du service de neuro-psychiatrie infantile de la Salpêtrière, que connaissait Jean-Pierre Almodovar, nous a ouvert son centre de documentation. Celui-ci était alors en transfert, car l’administration de l’hôpital avait entrepris la rénovation d’une partie de ses locaux, dont le bâtiment où s’étaient trouvés le bureau et la documentation de Georges Heuyer. Sophie Brusset, qui ne voulait ni ne pouvait conserver la totalité des documents qui se trouvaient dans les locaux désaffectés, nous a donc bientôt autorisés à emporter ceux qui pouvaient nous intéresser, sachant que le reste serait détruit. Mais, pour des raisons internes au service, il nous a été demandé de le faire très discrètement.

8 Avec l’assistante de recherche, Réjane Cassignol, nous avons alors vécu un épisode étrange du travail de recherche. Nous arrivions donc « très discrètement » le matin dans des locaux qui n’étaient plus occupés que par des vieux documents et beaucoup de poussière, avec nos combinaisons de travail, nos masques, nos chiffons, notre casse- croûte et des cartons vides. Nous passions la journée à dépoussiérer et trier ce qu’il nous semblait souhaitable de conserver pour la recherche financée par la CNAF, mais aussi des documents qui ne nous intéressaient pas personnellement mais qu’il nous semblait trop dommage de laisser détruire – comme les dossiers et les boîtes-archives concernant le congrès de 19375. Et nous repartions le soir, toujours « très discrètement » et comme de bonnes ménagères, prendre le métro avec nos chariots de courses remplis de vieux documents encore bien poussiéreux, dont ceux relatifs au congrès de 1937…

L’étrange parcours de Georges Heuyer : d’abord opposé aux sociologues liant la délinquance des enfants à la dissociation de la famille…

9 Lorsque j’avais déposé le projet de recherche sur la façon dont le lien avait été établi dans le champ scientifique entre dissociation familiale et délinquance juvénile, je n’envisageais guère de remonter au-delà des années 1950. Mais, la découverte des trésors du bâtiment désaffecté (des trésors qui nous apparaissaient alors aussi parfois relever de bêtisiers, il faut le reconnaître) m’a amenée à remonter bien plus haut dans

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le temps et à centrer bien plus que prévu la recherche sur Georges Heuyer lui-même, sa pensée, ses actions (et même sa vie familiale… très dissociée).

10 J’ai en effet eu la surprise de constater que le thème du lien entre la dissociation de la famille et la délinquance des enfants, thème qui était véhiculé depuis plus de soixante ans en France par la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, et en particulier par Georges Heuyer et l’école de neuro-psychiatrie infantile qu’il a fondée, avait d’abord été violemment contesté par le même Georges Heuyer dans la thèse qu’il consacra en 1914 à la délinquance juvénile. Dans ce pavé de 336 pages, une dimension très inhabituelle pour les thèses de médecine, Heuyer ne consacrait en effet que quelques lignes à la question de la famille, en conclusion du chapitre consacré à l’étiologie de la délinquance. S’il admettait que les conditions sociales et l’éducation pouvaient renforcer les tendances instinctives fixées par l’hérédité, il se refusait à admettre que ces conditions sociales « donnent aux sociologues et aux philosophes le droit de laisser au second plan les causes héréditaires et de dire que “la défectuosité du milieu familial est le principal facteur de la criminalité juvénile”6 » (p. 169).

11 Les philosophes et sociologues que Georges Heuyer visait sans les nommer étaient et ses disciples, et, en particulier M. Raux, médecin et directeur de la 20e circonscription pénitentiaire, et donc des prisons de Lyon (qui, si l’on suit sa piste sur internet, apparaît avoir été également chanoine…), et qu’à la lecture de son ouvrage7, on peut rattacher au courant sociologique tardien. Si les enfants aux « antécédents irréguliers » ont depuis longtemps été regardés comme promis eux-mêmes à l’irrégularité et au crime, c’est, en effet, Raux, qui, dans une étude sur les mineurs détenus dans la prison de Lyon, a isolé pour la première fois, en 1890, parmi ces antécédents, le facteur de l’anormalité de la structure du couple parental, en réunissant dans une même catégorie, celle des familles incomplètes ou dissociées, tous les enfants qui ne vivaient pas avec leurs deux parents au moment de leur entrée au quartier correctionnel. La catégorie ainsi créée est restée la principale catégorie utilisée pour penser, nommer et mesurer l’anormalité de la structure familiale jusqu'à l’apparition, près d’un siècle plus tard, de la catégorie familles monoparentales.

12 En isolant l’anormalité de la structure du couple parental, critère aisément objectivable par des données d'état-civil ou de recensement, parmi des « antécédents irréguliers » aussi divers que l’alcoolisme, la promiscuité sexuelle, la prostitution, l’illégitimité, le concubinage, la mendicité, le vol ou le crime, Raux permettait en effet le calcul d'un indicateur de « l’irrégularité des antécédents » d’une population donnée. Lui-même établit ainsi qu’à Lyon la proportion de détenus mineurs dont la famille était « incomplète » atteignait 58 %. Si l’état de l’information statistique ne lui permettait pas alors de comparer ce taux à celui de l’ensemble des adolescents français, il lui apparut anormalement élevé et donc de nature à prouver l’existence d'une relation de cause à effet entre la dissociation du couple parental et la délinquance des enfants.

13 C’est sur la réitération de cette mise en évidence de taux élevés de dissociation familiale dans des populations juvéniles « irrégulières » que s’est fondée la représentation du caractère scientifique de la corrélation entre la dissociation du couple parental et la délinquance des enfants. Le corpus des publications académico- scientifiques françaises faisant état d’une telle corrélation, que les documents trouvés à la Salpêtrière m’a permis de compléter, est ainsi très largement constitué de travaux qui se bornent au calcul de taux de dissociation du couple parental dans des populations détenues ou ayant manifesté des comportements déviants8. L'accumulation

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et la répétition de taux élevés produisent un tel effet d'évidence que le caractère probant de ces résultats n’est qu’exceptionnellement questionné, et que très rares sont les auteurs qui s’interrogent sur le mode de construction de leurs données et sur, par exemple, l’existence de biais introduits par la différence du traitement pénal et social des jeunes selon leur situation familiale. Or, cette différence, pourtant avérée voire inscrite dans les règles régissant ce traitement, entraînait, parmi les enfants étiquetés délinquants ou « à problèmes » ou traités comme tels, une forte surreprésentation des enfants issus de familles dissociées, enfants qu’en vertu de leur situation familiale, il n’avait pas semblé légitime de « remettre » ou de laisser à leur famille sans poursuites ou sans un « traitement » destiné à les soigner ou à les « redresser ».

… et devenu caution scientifique de l’existence d’un tel lien

14 Pourquoi donc, alors qu’il a été introduit dans le champ scientifique par un sociologue, le thème des effets néfastes de la dissociation familiale sur l'enfant a-t-il été diffusé pendant plus de soixante ans en France par la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, et plus particulièrement par Georges Heuyer et son école ? Pourquoi ce thème empruntait-il dans les années 1980, lorsque j’ai entrepris cette recherche, l’essentiel de son argumentaire aux disciplines « psy » tandis que ses critiques en appelaient généralement à la sociologie pour l’invalider ? Pourquoi la sociologie et la psychiatrie infantile ont-elles ainsi échangé, en un siècle, leurs positions de porteuse et de critique du thème des effets néfastes pour l'enfant de la dissociation du couple parental ? Pourquoi et comment Georges Heuyer, qui a été longtemps l'une des principales cautions du caractère scientifique de cette représentation, a-t-il pu tout d’abord être l’un des rares spécialistes de la délinquance juvénile de l’époque à la rejeter ? Pour répondre à ces questions, il a fallu resituer ces positions et ces évolutions dans le cadre des débats qui ont agité le champ scientifique à la fin du XIXe siècle à propos de la nature et de la responsabilité du criminel et de la part respective de l'hérédité et du milieu dans la genèse du crime. Et donc, d’abord, se familiariser avec ces débats en se reportant aux auteurs cités par les uns et les autres et en apprenant à décoder, à travers le vocabulaire utilisé et les références restées implicites, les affiliations et les oppositions, ainsi que leurs évolutions et les recompositions de la structure des positionnements théoriques et conceptuels9. Pour cela, les dossiers constitués par Georges Heuyer, les ouvrages qu’il a annotés, ceux auxquels il a fait référence et que nous avons pu retrouver dans sa documentation, ont été fort utiles et ont entraîné le travail de recherche au-delà de la simple investigation concernant la représentation d’un lien ou d’une absence de lien entre la dissociation de la famille et la délinquance des enfants.

15 Il a ainsi été possible d’élucider comment, pour expliquer la corrélation statistique qu'il avait établie entre « familles incomplètes » et « enfance coupable », Raux, qui appartenait à l'école criminologique française dite sociologique, laquelle s’opposait à la théorie lombrosienne du criminel-né, avait recouru au cadre conceptuel développé par cette école, celui de l’action du milieu. S’inspirant de la théorie tardienne de l’imitation, Raux estimait ainsi que le milieu agissait par l'intermédiaire de l’exemple : la délinquance de l'enfant provenait des mauvais exemples qu'il recevait dans un milieu immoral et corrompu, que ce milieu soit la famille elle-même – et, selon lui, une famille

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dissociée était souvent « débauchée » et intrinsèquement « incapable d'être une famille d’éducateurs » – ou la rue, à laquelle se trouvaient livrés les enfants que les parents seuls ne pouvaient surveiller pendant qu’ils travaillaient ou ceux que leurs beaux- parents rejetaient10.

16 Si Heuyer n’admettait pas un tel schéma explicatif, pourtant largement adopté entre 1890 et 1914 par les spécialistes de l'enfance dite coupable, c’est parce qu'il partageait l'ambition de la plupart des psychiatres depuis le début du XIXe siècle : faire de leur « art » une science positive en recherchant dans l’organisme les causes de la maladie mentale. Comme beaucoup de ces psychiatres, il croyait trouver une voie pour ce faire dans les théories de l’hérédité, qui se développaient alors considérablement quoique de façon purement spéculative, et plus particulièrement dans les théories de la dégénérescence qui dominaient la psychiatrie française à la fin du XIXe siècle11.

17 Heuyer appartenait en effet à une famille de pensée où folie, arriération intellectuelle, instabilité et perversité (ou prédisposition à la délinquance) étaient considérées comme presque interchangeables – un géniteur atteint de l’une de ces tares pouvant transmettre indifféremment l’une ou l’autre – et où leurs frontières au sein d'un même individu apparaissaient aisément franchissables, l’anormalité de l’intelligence ou du caractère d'un enfant annonçant sa future folie ou criminalité.

18 Élucider un tel schéma, où, la place de la famille étant celle de vecteur biologique des tares, il importait bien sûr peu que les géniteurs vivent ou non ensemble, permet ainsi de comprendre la position soutenue par Heuyer dans sa thèse.

19 Il fut cependant bientôt confronté à une population de consultants où les enfants de familles dissociées étaient particulièrement nombreux. Tel fut en effet le cas à la « consultation médico-sociologique infantile » ouverte en 1912 pour les enfants délinquants, par André Collin12, rue de Vaugirard, dans les nouveaux locaux du patronage de l’enfance et de l’adolescence, dit patronage Rollet, où Heuyer recueillit une grande partie des matériaux de sa thèse et à laquelle il collabora activement à partir de 1923. À son instigation, elle fut transformée en une clinique annexe de neuro- psychiatrie infantile (avec un double rattachement à la clinique des maladies mentales et à la clinique des maladies de l’enfance) ouverte à son profit13 en 1924 par la faculté de médecine et « destinée aux enfants amenés par leurs parents ou des assistantes sociales, envoyés par les médecins ou les directeurs des écoles, et qui présentaient quelque trouble de l’intelligence ou quelque altération de leur caractère ». La clientèle de cette clinique annexe comprenait ainsi, par construction, un pourcentage élevé d’enfants de familles dites dissociées. Celle des « enfants de justice » adressés par les juges des mineurs était sur-sélectionnée sur la base de son « anormalité familiale ». Étudiant en 1921 les dossiers de 255 mineurs jugés par le tribunal de Paris pour enfants et adolescents, Chloe Owings avait ainsi constaté que, parmi les mineurs inculpés de vagabondage simple, un enfant de famille « normale » sur quatre, mais seulement un enfant de famille « désunie » sur quinze avait été remis à leur famille, et qu’après un vol simple, 51 % des enfants de familles regardées comme normales, mais seulement 29 % des enfants de familles « désunies » avaient été remis à leur famille. Elle observa aussi que les avis du commissaire de police étaient plus souvent favorables à l’enfant lorsque sa famille était « normale » que lorsqu’elle était « désunie » et que la moitié des enfants de familles « désunies » inculpés pour vol simple étaient envoyés en patronage, car « le Tribunal estime, évidemment, que c’est là le meilleur moyen de redresser ces enfants et que dès le premier délit, il convient au moins d’en faire l’essai14 ». Le

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Patronage étant par ailleurs une œuvre de placement familial, les familles « dissociées » étaient également surreprésentées dans la clientèle « libre » à laquelle la consultation était ouverte depuis sa gestion par l’Assistance publique depuis 1932 : les problèmes que posaient à un parent seul la surveillance, le soin et l’entretien des enfants, ainsi que, pour les familles que l’on appellera plus tard « recomposées », la simple présence d’un « bel-enfant », conduisaient plus souvent ces familles à chercher à placer leurs enfants.

20 Comme il le dira lors de sa leçon inaugurale, Heuyer ne put donc pas être frappé « après de nombreux autres observateurs, de la fréquence des divorces, du remariage des parents, de la présence au foyer d’une belle-mère ou d’un beau-père dans les antécédents des enfants qui viennent à la consultation : la statistique serait à faire ; mais je ne crois pas exagérer en disant que dans trois cas sur quatre nous nous sommes trouvés en présence d’enfants vivant en milieu familial anormal. Vendredi dernier, quatre enfants sur cinq examinés vivaient dans de telles conditions familiales15 ». Inconscient des raisons institutionnelles et sociales à l’origine de cet état de fait, qui constituaient autant de biais statistiques, il succomba alors à « l’éloquence des chiffres », se résignant à admettre l’existence d’une corrélation statistique entre la dissociation du couple parental et la délinquance ou les troubles du caractère et du comportement des enfants.

21 Il parvint à rendre compte de la corrélation qu’il croyait ainsi établie, sans remettre en cause le primat qu’il accordait à l’hérédité, en n’interprétant pas cette corrélation comme relevant d’une relation causale, mais en regardant les deux phénomènes corrélés comme des symptômes d'une même hérédité tarée. C’est, expliqua-t-il alors, à cause des tares dont ils sont porteurs - alcoolisme, syphilis, tuberculose, perversions et psychopathies diverses - que les parents se séparent ou meurent prématurément et que leurs enfants deviennent délinquants. Il concéda cependant un rôle favorisant, mais non déterminant, au milieu, en faisant appel, non, comme Raux, à la sociologie et aux notions de mauvaise éducation et d'imitation, mais à la psychanalyse et aux notions de conflit familial et de complexes, intégrées dans sa conception bio-héréditariste de la délinquance juvénile. C’est, disait-il, parce que les familles sont tarées qu’elles se dissocient, que leurs enfants sont prédisposés à la délinquance et peuvent développer, suite à la dissociation de la famille, des complexes qui renforcent cette prédisposition par des mécanismes psychologiques tels que ceux qui conduisent ces enfants à commettre des « vols généreux » ou qui provoquent chez eux le développement d'une « réaction d'opposition16 ».

22 La constitution, grâce largement aux documents poussiéreux de la Salpêtrière, du corpus des écrits des années 1950 sur la dissociation familiale et l’analyse de ce corpus m'ont permis de montrer comment cette récupération heuyérienne de notions psychanalytiques17 n’avait pas empêché le développement de diverses contestations portant, les unes, sur la pertinence du concept de dissociation familiale, les autres, sur l’exactitude des corrélations établies entre la dissociation du couple parental et les diverses formes de l'inadaptation des enfants.

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Une problématique délégitimée, mais une représentation socialement résistante…

23 La problématique de la dissociation familiale a été très largement délégitimée à partir des années 1950 par le succès des travaux d'inspiration psychanalytique et éthologique sur l'hospitalisme et l’attachement, travaux qui mettaient l'accent sur le rôle joué par la carence de soins maternels au cours de la petite enfance dans le développement des troubles de la personnalité, de l’affectivité et du comportement. Dans une telle approche, en effet, la stabilité de la structure familiale importait moins que celle des relations qui s’y nouent, particulièrement entre la mère et l’enfant, et il n'apparaissait pas très grave que le couple parental ne soit pas constitué des deux parents biologiques et juridiques de l'enfant si les fonctions parentales étaient assumées et l'étaient de façon continue.

24 Le thème de la dissociation familiale s’est également trouvé disqualifié, au début des années 1950, par les résultats d'une vaste enquête rétrospective sur le pronostic des troubles du caractère chez l’enfant. Cette enquête, qui a porté sur plus d’un millier d’adultes qui avaient été examinés entre 1925 et 1939 dans la consultation d’Heuyer18, a été, dit celui-ci, « entreprise sur l’initiative du Docteur Le Guillant et menée sous [notre] direction par le Docteur Lubchansky19, le Docteur Mallet20, Mme Bisson et son équipe d’assistantes sociales21 ». Le principe en avait été adopté par la Commission d’études de psychopathologie infantile constituée dans le cadre de l’ARSEA de Paris, présidée par Heuyer. Selon Le Guillant, ses résultats, présentés à la section de neuro- psychiatrie infantile du congrès international de Psychiatrie de 1950, donnaient « à certaines corrélations statistiques un caractère véritablement sarcastique remettant en cause l’ensemble des concepts sur lesquels s’était fondée la neuro-psychiatrie infantile22 », et invalidant les pronostics de délinquance et d’inadaptation qui avaient été formulés dans le service d’Heuyer en raison de la dissociation du couple parental. Aucune corrélation significative n’apparaissait en effet entre l’expérience de la dissociation familiale faite par les sujets au cours de leur enfance ou de leur adolescence et la qualité de leur adaptation sociale ultérieure, mesurée en particulier par l'absence de condamnations pénales.

25 Les conclusions de cette grande enquête et son existence même ont été rapidement refoulées. Dès le milieu des années 1950, plus aucune référence n’y est faite par les nombreux auteurs qui, traitant du thème de la dissociation familiale, ne retiennent que les corrélations établies à charge. Georges Heuyer lui-même, d’abord très fier de cette grande enquête, prend assez rapidement ses distances : il admet que l’on a conclu « un peu hâtivement que la cause essentielle de la délinquance des mineurs est la dissociation de la famille. Sans doute, mais ce n’est pas si simple. La cause n’est pas aussi directe qu’on l’affirme 23 ». Il semble d’ailleurs que, très vite, Heuyer n’ait plus parlé de cette enquête qu’à l’étranger (Lisbonne, Rome, etc.). Il semble même qu’on n’en parle plus ou plus guère dans son service. Marie-José Chombart de Lauwe, qui passe l’année 1954 dans ce service, y recueille une grande part de l’échantillon de sa thèse, qui compte plus de 5 000 cas24. Mais elle ne fait aucune allusion à l’enquête « pronostic », pas plus qu’Heuyer lui-même dans la préface qu’il donne en 1959 à la première édition de cette thèse. Marie-José Chombart de Lauwe conclut d’ailleurs le chapitre qu’elle consacre aux conséquences de la dissociation familiale en estimant que « l’absence d’un des parents, ou son remplacement, est probablement préférable pour

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l’enfant à une présence que l’on méprise ou qui inspire la seule pitié, ou à deux présences qui se heurtent et entre lesquelles l’enfant est déchiré25 ».

26 Les temps changent… La représentation d’un lien étroit et « statistiquement prouvé » entre la dissociation de la famille et la délinquance de l’enfant continue cependant à prévaloir dans de larges secteurs de la société pendant plusieurs décennies, comme le montre la citation rapportée ci-dessus du Dictionnaire de la Psychologie. S’il ne fait plus allusion à l’enquête « pronostic », Heuyer a d’ailleurs continué, jusque dans ses derniers écrits, à mettre en avant le pourcentage de 88 % d’enfants issus de familles dissociées parmi les enfants délinquants auquel il avait conclu en 1943 après avoir examiné 400 dossiers d’enfants « coupables26 ».

27 Mais il est étrange de constater que Georges Heuyer, qui avait commencé par récuser contre les sociologues, au nom du primat à accorder à l'hérédité et à l'existence de tares familiales, l’idée même d’une relation causale entre la structure familiale et les troubles du caractère ou du comportement présentés par les enfants, a, quarante ans plus tard, avec ses disciples, escamoté les données issues de son propre service qui invalidaient la représentation d'une corrélation entre la dissociation du couple parental et la délinquance des enfants - représentation qu’il avait lui-même bricolée pour ne pas renoncer au paradigme héréditariste et qu’il avait largement contribué à vulgariser comme vérité scientifique auprès des divers professionnels de l'enfance comme auprès du grand public. Aussi, lorsque, dans les années 1960, des sociologues ont entrepris de déconstruire la représentation d'une corrélation étroite entre dissociation familiale et délinquance juvénile, qui avait été, mais on l'avait oublié, élaborée un siècle plus tôt par d'autres sociologues, est-ce Georges Heuyer qui, apparaissant comme le premier tenant et garant du caractère scientifique d’une telle représentation, socialement résistante (nombre de thèses ou d’articles se contentant d’affirmer : « on sait que… »), devait faire l'objet des principales critiques émises par ces sociologues, en particulier par Christian Léomant.

Un projet scientifico-social eugéniste de « dictature sanitaire »

28 Dans cette reconstitution des théorisations criminologiques et psychiatriques, du déplacement des positions des uns et des autres, des influences subies ou revendiquées, je me suis donc intéressée aux grandes théories – celles qui sont, au moins partiellement, reconnues par la postérité comme relevant de la Science ou de son histoire – mais aussi aux théorisations implicites, aux bricolages conceptuels, aux vérités qui ne semblaient même pas devoir mériter démonstration ou explicitation tant elles « allaient de soi », aux biais méthodologiques, aux préjugés, aux hésitations, aux refoulements et aux dénégations, aux affiliations et aux luttes de position.

29 Les nombreux documents exhumés de la poussière de la Salpêtrière et rapportés dans les chariots à roulettes, s’ils présentaient très souvent un intérêt scientifique quasiment nul au regard des critères actuels, ont ainsi permis de regarder le dessous des cartes, et donc de la science « en train de se faire ». Il ne s’agissait certes pas de dénoncer les positionnements idéologiques ou les errements des uns ou des autres, mais de tenter de comprendre pourquoi et comment ceux-ci avaient adopté telle ou telle position, commis telle ou telle erreur. Au-delà des questions que j’ai pu quelquefois me poser sur la bonne foi ou la rigueur intellectuelle de tel ou tel auteur, ce travail m'a permis de

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réfléchir aux conditions d’élaboration et de réception des « vérités scientifiques » dans le domaine des sciences humaines et de l’action sociale27.

30 Il m’a aussi amenée à m'intéresser plus particulièrement aux relations qu'entretiennent le (champ) savant et le (champ) politique. Ne serait-ce que parce que, les questions de la délinquance juvénile et de la dissociation familiale n'étant pas des questions purement scientifiques, l'élaboration et la diffusion de représentations corrélant scientifiquement l'une et l'autre ne pouvaient être étudiées sans référence au traitement socio-politique de ces questions. Mais aussi parce que, si Georges Heuyer s’intéressait aux « tares » des familles « dissociées », c’était dans le cadre d'un projet tout à la fois scientifique et politico-social de promotion de la Science comme fondement des normes de catégorisation des populations et de traitement de leur reproduction biologique et sociale – d’un rêve de « dictature sanitaire » et de « magistrature sociale » exercée par des « médecins sociologues et hommes d’État », selon les formulations de l'eugéniste Trisca28. Georges Heuyer, qui était membre depuis 1926 de la Société française d’eugénique29, voyait dans l’eugénisme « un des chapitres les plus importants de l’hygiène sociale », affirmant que « les vraies mesures efficaces qui supprimeraient les causes essentielles de la délinquance et de la criminalité doivent être préventives et ressortissent à l’Eugénique30 ». Il participa ainsi activement à Paris, dans le cadre de l’Exposition internationale, au premier congrès latin d’Eugénique, qui, du 1er au 3 août 1937, fit suite au premier congrès international de Psychiatrie infantile.

31 Dès sa thèse, il avait d’ailleurs assigné comme objectif à la neuro-psychiatrie infantile la prophylaxie des maladies mentales et de la criminalité par le dépistage précoce des tendances constitutionnelles dont on pouvait, pensait-il à la suite de son maître le psychiatre Ernest Dupré, prédire qu'elles feront d’un enfant « un être nuisible à la société ».

32 Un tel dépistage psychiatrique devait, selon lui, permettre la mise en œuvre de mesures sociales visant à obtenir la réadaptation de l'enfant ou de l’adolescent à son milieu familial, scolaire, professionnel ou, au moins, à empêcher la réalisation de ses tendances perverses et délinquantes, à limiter le nombre des « déchets sociaux » et à obtenir un « rendement social optimal » de l’enfant en fonction de son caractère et de sa constitution. Comme il le proclamait en 1926, lors de la leçon inaugurale de la Clinique annexe, il estimait en effet que : « Depuis les mieux doués qui constituent l’élite mais qui peuvent être fragiles, jusqu'aux déficients de l’intelligence et de la moralité qui doivent être traités, surveillés et utilisés en fonction de leurs capacités et de leur nocivité, tous les enfants doivent être cultivés en vue de leur rendement social maximum […]. J’ai foi en l’avenir : lentement, selon les règles scientifiques, biologiques, la sélection sociale se fera dès l’enfance, selon les capacités intellectuelles et morales de chaque enfant31. »

33 Heuyer espérait parvenir à rendre obligatoires le tri et l’orientation des écoliers, en fonction des pronostics portés par les psychiatres sur le degré prévisible de leur nocivité et de leur inadaptabilité : « écoles de perfectionnement pour les débiles, écoles de réforme pour les pervers, maisons d’apprentis pour certains déséquilibrés intelligents qui peuvent travailler, acquérir un métier, mais doivent être surveillés32 ». S’il considérait qu’il n’est pas scientifique de punir un enfant pour les mauvaises actions qu’il commet en raison des tares dont il est involontairement porteur, il croyait fermement qu’il convenait de le traiter et de l’orienter en fonction de sa dangerosité ou

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de son utilité pronostiquées – ainsi que d’interdire le mariage aux « pervers instinctifs » qui ne pouvaient qu’engendrer délinquants et criminels.

34 S’il n’a pas toujours, surtout après 1945, réussi à faire prévaloir ces conceptions du rôle de la psychiatrie infantile au sein des sociétés et instances académiques, Georges Heuyer a développé un important activisme pour tenter, avec ses collaborateurs, de les faire modeler la réalité sociale. Il a ainsi occupé de nombreuses positions dans le champ du traitement de la criminalité et de la délinquance, y compris adultes (médecin expert auprès des tribunaux, chargé d’un cours de pratique psychiatrique médico-légale, directeur de l’infirmerie spéciale de la préfecture de police de Paris, etc.). Mais il a surtout introduit ou tenté d’introduire les catégories et normes élaborées dans le cadre de son activité scientifique dans de multiples commissions et instances parapubliques et de les y traduire en normes administratives.

35 À la suite du congrès de 1937, Heuyer a ainsi cherché à concrétiser son succès en poussant à la création d’une chaire professorale de psychiatrie infantile, ce qu’il obtiendra en 1947, après avoir, dit-il, refusé cette création sous l’Occupation. Mais il se montre particulièrement actif à partir de 1942 au sein de diverses instances impliquées dans la détection, la mesure et le traitement des enfants « inadaptés », « déficients intellectuels », ou « mieux doués » : – la création, auprès des tribunaux pour enfants et adolescents, des centres d’observation et de triage pour les mineurs délinquants (loi du 27 juillet 1942) ; – le Conseil technique de l’enfance déficiente ou en danger moral qui établit une nomenclature et classification des jeunes inadaptés (créé le 11 avril 1943, en application de la loi du 26 août 1942) ; – l’office public d’hygiène sociale de la Seine, qui met en place à partir de 1942, avec l’appui de Georges Heuyer, une vingtaine de consultations médico-pédagogiques ; – l’École des parents et des éducateurs, qui se réveille en 1942 d’un sommeil engendré par des conflits liés à la guerre civile espagnole, et dont Heuyer devient président (avant d’en démissionner après les événements de mai 1968, jugeant qu’elle avait fait « fausse route » et que « l’éducation psychanalytique » qu’elle prônait s’avérait néfaste et en partie responsable de ces événements33) ; – la Commission d’études médico-pédagogiques, créée en 1942 en collaboration avec le Groupe lyonnais d’études médicales et biologiques, qui délivre un diplôme d’éducatrice familiale ; – l’enquête sur le niveau intellectuel des enfants d’âge scolaire, entreprise en mai 1944 auprès de 100 000 enfants des écoles primaires, par l’Institut pour l’étude des problèmes humains, dirigé par Alexis Carrel34 ; – etc.

Heuyer : la vie et l’œuvre – Fragments de biographie « tourmentée » et « dissociée »

36 En entreprenant ce travail de recherche, je n’imaginais pas qu’il me conduirait à m’intéresser de si près à la biographie familiale de Georges Heuyer, figure pleine de contradictions, qui a connu une lourde expérience personnelle des situations de dissociation familiale – et même une petite expérience de délinquance juvénile…

37 Centrale pour ma recherche, la question de la dissociation familiale ne l’était certes pas dans le projet scientifique de Georges Heuyer. Elle parcourt cependant, on l’a vu, toute son œuvre, que ce soit à travers la dénégation de son rôle dans l’étiologie de la délinquance, la concession d’un facteur favorisant ou la caution scientifique de la représentation d’un lien statistique étroit entre dissociation et délinquance. Selon les

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auteurs de sa nécrologie, la « vie tourmentée » de Georges Heuyer, « et particulièrement ses années de jeunesse, expliquent et conditionnent le développement de toute son œuvre35 ». Même sans adhérer totalement à cette appréciation, il est difficile d’imaginer que l’expérience particulière et particulièrement importante qu’Heuyer fit de la dissociation familiale n’ait pas pesé quelque peu sur son appréhension de la question. Ses refus de la rendre responsable de la délinquance juvénile ou son souci de ne lui concéder qu’un rôle facilitateur, s’ils sont à rapporter en premier lieu à son projet de fonder scientifiquement la psychiatrie infantile en l’enracinant dans l’hérédité, ne peuvent sans doute pas être totalement étrangers à son expérience personnelle.

38 Pour conclure, en restant dans le domaine des rapports entre les histoires de vie et la constitution des savoirs, cette présentation de la démarche qui m’a fait rencontrer Georges Heuyer, il ne me paraît donc pas superflu de présenter quelques éléments biographiques36 concernant la vie « aventureuse et tourmentée » de cet homme, dont il est légitime de penser qu’ils ont pu jouer un certain rôle dans l’approche « scientifique » qu’il a eue de ces questions et dans ses avatars.

39 Georges Heuyer naquit en 1884 « dans un petit village normand, par hasard et sans attache avec le pays ». Sa famille paternelle était originaire d’Alsace, fixée au XVIIIe siècle en Bourgogne où, dit-il, l’un de ses ancêtres « fit souche de maréchaux-ferrants, artisans et vignerons à la fois. Mon grand-père fut artiste vétérinaire, mon père sorti premier de l’école vétérinaire de Lyon ; mon frère aîné fut médecin-militaire ». Est-ce trop solliciter les données biographiques que de penser que cette lignée et cet héritage dont il se revendique (« dès mon plus jeune âge, il fut décidé que je serai médecin ») étaient, aux yeux d’Heuyer, exempts des tares qu’il passera sa vie à rechercher chez les « enfants anormaux et délinquants juvéniles », ainsi que chez les enfants de familles dissociées ? Heuyer était issu du second mariage de son père, lequel avait quitté la Bourgogne « soit parce que la ville de Nuits ne pouvait satisfaire deux vétérinaires, soit en raison d’une dispute avec son père remarié37 » et s’était établi dans l’Eure, où, à l’âge de 64 ans, il donna naissance au petit Georges.

40 L’enfance de celui-ci « ne fut pas joyeuse », dit-il, marquée qu’elle fut en effet par le décès de ce père lorsqu’il avait dix-huit mois, par le statut d’orphelin, le déclassement social, la séparation et le placement en pension qui ont suivi ce décès. Sa mère, « courageuse et magnifique », mais « presque dans la misère », quitta alors l’Eure pour Paris où elle vécut difficilement de ménages et devint « marchande de quatre saisons à Montmartre », où, se rappelait-il, « petit bonhomme de 7 ou 8 ans », il l’aidait pendant ses vacances à pousser sa voiture et à vendre sa marchandise. Cela, dit-il, lui a donné « le sens profond des questions sociales ». Mais cela ne l’a peut-être pas préparé à admettre un lien étroit entre la dissociation de la famille et la prédisposition à la délinquance, bien que (ou parce que ?), enfant de famille dissociée, il ait fait lui-même l’expérience de l’étiquetage comme délinquant juvénile : « Je revois aussi un élève, interne, de 9 à 10 ans, passant à la pension les fêtes de Noël et du Jour de l’an, la nuit du réveillon, avec deux copains de son espèce, il cambriole la cave du directeur de la pension, et tous trois burent à sa santé quelques bouteilles de cidre bouché. Le lendemain et les semaines suivantes, il fut souvent traité de voleur et menacé du plus pitoyable avenir38. »

41 Sans enfant, son demi-frère de 37 ans son aîné, dont l’essentiel de la carrière de médecin militaire se déroula en Algérie, joua pour son jeune frère le rôle matériel, social et symbolique, d’un père lointain : il lui enverra « des conseils austères dont

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[Heuyer n’a] compris que tardivement la tendresse », lui fera obtenir « trois quarts de bourse », qu’il complétera « sur sa maigre solde » pour lui permettre de poursuivre des études secondaires, « brillantes », et lui conseillera de faire des études de médecine à Paris. Après onze ans d’internat dans l’Eure, Georges Heuyer suivra ce conseil, vivant très pauvrement dans la capitale avec sa mère « de leçons de toutes sortes », et particulièrement de leçons de français données à des Russes en exil…

42 Il interrompra à plusieurs reprises ses études de médecine, « isolé, hésitant et un peu découragé » par ses premiers stages, mais aussi en raison d’un « goût de l’aventure » (que, chez d’autres, il qualifiera d’instabilité) qui lui fait alors devancer l’appel pour effectuer son service militaire en tant que médecin « au 2° Zouaves, sur les confins marocains, avant l’heure de la conquête du Maroc39 ». Il peut y observer les « grands instables » et « délinquants militaires » de la Légion étrangère, ce qui lui donna, dira-t- il dans sa thèse, « le désir de rechercher si, dès l’école, on pouvait déterminer chez l’enfant les tares que nous avions rencontrées chez les détenus ». De retour à Paris, externe dans les services des neurologues Déjerine et Babinski, il est de nouveau près d’abandonner ses études, faute de ressources. Le pédiatre Méry le fait nommer maître- répétiteur d’infirmerie au collège Chaptal (où le jeune Heuyer se convainc, dira-t-il, qu’il faudrait recourir à la psychiatrie, ou au moins à la psychologie, pour « sélectionner » les élèves de l’enseignement secondaire). Cet emploi lui permet de préparer le concours d’internat, où il est reçu en 1909, année du décès de sa mère. Mais sa troisième année d’internat, en anatomo-pathologie, ne le « passionnant » pas, il répond à un appel de la Croix-Rouge qui demande des médecins pour soigner les belligérants de la guerre des Balkans et participe en Bulgarie à la mise au point du vaccin anticholérique, ce qui lui vaudra la médaille d’or des épidémies de l’armée serbe. Après des « aventures militaires et sentimentales », il revient avec le futur psychiatre Paul Gouriou « à travers l’Europe, coiffés d’un tolpak bulgare, narrant nos hauts faits, persuadés que nous étions les héros d’une grande guerre. Grâce à un gain inespéré au casino de , nous allâmes jusqu’en Algérie poursuivre nos aventures ». Heuyer finit cependant par revenir à Paris, terminer son internat chez Méry et Dupré. Il décide, sans prévenir Dupré, de faire sa thèse sur « les enfants anormaux et les délinquants juvéniles » et lui remet sa thèse le jour où il prend congé de lui « pour partir à la guerre de 1914-1918. Pendant quatre ans ce furent d’autres soucis. La Champagne, la Belgique, encore la Champagne, puis l’armée serbe, l’armée d’Orient, l’Albanie ; on fait de l’histoire, on ne s’en aperçoit pas… ». Telle est, du moins, la version donnée par Heuyer en 1949. Dans leur éloge funèbre, Bouvrain et Launay en livrent une autre : selon eux, après avoir obtenu son diplôme de docteur en médecine, Georges Heuyer s’installe rue de l’Isly à Alger, près de son frère. Il s’y marie une première fois, avec une riche héritière, pour très peu de temps : « La guerre éclate : à cette époque les Français résidents en Algérie n’étaient pas mobilisés : bien sûr, c’est une situation qu’il refuse. Il s’engage comme volontaire ce qui provoque son divorce. Jusqu’en 1917, il participe à la campagne de l’armée d’Orient. Puis il est appelé en Champagne. Il est blessé, gazé, cité, décoré40. » En Serbie, il fait la connaissance d’une « jeune infirmière russe à la personnalité volcanique », qu’il épousera en 1920, dont il se séparera une première fois après une dizaine d’années et dont il finira par divorcer « à l’aimable », bien qu’elle continue à tenir une grande place dans sa vie41. Ils perdront tragiquement en 1945, à quelques jours d’intervalle, les deux aînés de leurs trois fils.

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43 L’année précédente, Heuyer s’était marié pour la troisième fois, à soixante ans, avec une femme divorcée, de vingt-quatre ans sa cadette, experte en arts graphiques et héritière d’une galerie d’art réputée, qui avait trois fils de sa précédente union. Ils eurent ensemble deux enfants, encore adolescents lorsque leur mère mourut en 1962.

44 Orphelin, deux fois divorcé et veuf, Georges Heuyer fut ainsi, dans ses premières et dans ses dernières années, en situation que l’on dirait aujourd’hui monoparentale, comme enfant puis comme parent. Enfant du deuxième lit d’un père âgé, élevé lui- même à distance par un demi-frère de près de quarante ans son aîné, il eut, autour de la quarantaine, puis après soixante ans, des enfants de deux lits et, chef d’une famille que l’on dirait aujourd’hui recomposée, il éleva les enfants du premier lit de sa troisième épouse42.

45 Comment imaginer que ce parcours familial marqué par les différents aspects de ce qu’on appelait alors la dissociation familiale n’ait pas joué, au moins quelque peu et même s’il est difficile d’apprécier en quel sens, dans son approche de la question ?

NOTES

1. LEFAUCHEUR Nadine, « Familles monoparentales : les mots pour les dire », BAILLEAU Francis, LEFAUCHEUR Nadine, PEYRE Vincent (dir.). Lectures sociologiques du travail social, Paris, CRIV & Editions Ouvrières, 1985, p. 204-217 ; LEFAUCHEUR Nadine, « Les familles monoparentales : des chiffres et des mots pour les dire, formes nouvelles ou mots nouveaux ? », AIDELF, Les familles d’aujourd’hui (diffusion PUF/INED), 1986, p. 173-181.

2. SILLAMY Norbert, Dictionnaire de la psychologie, Paris, Larousse, collection Les dictionnaires de l’homme du XXe siècle, 1983, p. 99.

3. LÉOMANT Christian, « Dissociation familiale et délinquance juvénile, remise en cause d’un stéréotype », Annales de Vaucresson, 1974, n° 12, p. 119-141. 4. Psychologue, maître de conférences à Paris 10-Nanterre, auteur d’une thèse sur les enfants uniques, Jean-Pierre Almodovar était alors, comme moi, membre du comité de rédaction de la revue Dialogue (École des parents et des éducateurs). 5. Nous avons également reconstitué, pour la documentation du service, la liste et la collection aussi complète que possible des (plus de 627) publications de Georges Heuyer. 6. HEUYER Georges, Enfants anormaux et délinquants juvéniles – nécessité de l’examen psychiatrique des écoliers, Paris, thèse de médecine, Steinheil, 1914. 7. RAUX M., Nos jeunes détenus. Étude sur l’enfance coupable avant, pendant et après son séjour au quartier correctionnel, Paris, G. Masson, et Lyon, A. Storck, Bibliothèque de criminologie, 1890, 268p. ; Martine Kaluszynski signale cinq publications de cet auteur dans les « Archives de l’Anthropologie criminelle », revue dont Gabriel Tarde était co- directeur (KALUSZYNSKI Martine, La criminologie en mouvement. Naissance et développement d’une science sociale en France à la fin du XIXe siècle. Autour des « Archives de l’Anthropologie criminelle » d’Alexandre Lacassagne, université Paris 7, thèse, 1988, p. 220).

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8. Voir les références et l’analyse de la plupart de ces publications in LEFAUCHEUR Nadine, Dissociation familiale et délinquance juvénile : les avatars scientifiques d’une représentation sociale, Rapport pour la Caisse nationale d'allocations familiales, 1989, 230 p. 9. LEFAUCHEUR, Dissociation familiale…, ibid.

10. LEFAUCHEUR Nadine, « Quand leur situation était inférieure à celle de l'orphelin - ou le psychiatre, la marâtre et le délinquant juvénile », Dialogue, n° 97, 1987, p. 104-120. 11. COFFIN Jean-Christophe, Le corps social en accusation : le thème de la dégénérescence en France et en Italie, 1850-1900, université de Paris 7, thèse, 1993 ; KALUSZYNSKI, La criminologie…, op. cit. 12. André COLLIN (1879-1926) adopta, selon Heuyer, le terme de « pédo-psychiatrie » pour désigner la psychiatrie infantile dont il fut l’un des créateurs (HEUYER Georges, Chaire de clinique psychiatrique infantile, Lisbonne, tiré à part de la revue A criança Portuguesa, 1950, p. 16). 13. Heuyer reconnaît qu’il « eut été juste que le choix fut porté sur André Collin », mais celui-ci, malade (il décédera en 1926), l’engagea « sans amertume » à accepter (Leçon inaugurale du cours annexe de neuro-psychiatrie infantile de monsieur le Docteur Heuyer, donnée au Patronage de l’Enfance le 12 janvier 1926. Patronage de l’Enfance et de l’Adolescence, 27 p.). 14. OWINGS Chloe, Le tribunal pour enfants ; étude sur le traitement de l’enfance délinquante en France, Paris, PUF, 1923, thèse pour le doctorat ès-lettres.

15. HEUYER, Leçon inaugurale…, op. cit., p. 15.

16. LEFAUCHEUR Nadine, « Psychiatrie infantile et délinquance juvénile : Georges Heuyer et la question de la genèse ‘familiale’ de la délinquance », in MUCCHIELLI Laurent (dir.). Histoire de la criminologie française. Paris, L'Harmattan, 1994, p. 313-332. 17. Heuyer fut le premier à introduire des psychanalystes dans des services hospitaliers universitaires. Mais, pour Heuyer, la psychanalyse était une technique comme une autre, pouvant, à l’égal des autres, concourir à ce qui, pour lui, était l’objet même de la neuro-psychiatrie infantile : l’établissement du diagnostic-pronostic. 18. 4 500 dossiers d’enfants « d’intelligence normale » ont été sélectionnés parmi les 40 000 enfants passés par la consultation d’Heuyer, 4 189 se sont avérés exploitables ; parmi les 952 anciens consultants qui ont pu être contactés (après consultation des listes électorales, des fichiers de cartes d’alimentation et des registres d’état-civil, avec l’aide de l’Institut national de la statistique), 650 adultes (527 hommes et 123 femmes) ont accepté d’être réexaminés, mais des fiches ont cependant pu être établies pour 1 172 personnes (voir HEUYER Georges, Les enfants inadaptés. Conférence prononcée en 1950 au Palais de la découverte, lors de l’exposition « Histoire et Progrès de la Psychiatrie », et HEUYER Georges, Enquête sur le pronostic des troubles du caractère chez l’enfant et enquête de contrôle, tiré à part du vol. XIII de A Criança Portuguesa, Lisbonne, 1953-1954). 19. Dr LUBTCHANSKY, « Les facteurs étiologiques des troubles du caractère chez l’enfant ». Sauvegarde de l’enfance, n° spécial 1° Congrès mondial de psychiatrie, Paris – septembre 1950 (Le pronostic des troubles du caractère chez l’enfant : travaux et communications ; section psychiatrie infantile), p. 86-90.

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20. Dr MALLET, « Pronostic des troubles du caractère de l’enfant en fonction du traitement », Sauvegarde de l’enfance, n° spécial 1° Congrès mondial de psychiatrie, Paris ibid., p. 95-97. 21. HEUYER Georges, Le problème du pronostic en criminologie. Tiré à part de l’ouvrage Premier cours international de criminologie (Paris – septembre à octobre 1952), p. 7-8. 22. LE GUILLANT Louis, « Le psychiatre et l’enfance », La Raison, n° 1, 1951 (repris in LE GUILLANT Louis, Quelle psychiatrie pour notre temps ? Travaux et écrits de Louis Le Guillant, Érès, 1984, p. 204-229). 23. HEUYER Georges, « La dynamique des délits des mineurs », Conférence à l’Institut de criminologie de l’université de Rome, cours international de criminologie, Rome, 3 février 1955, tiré à part de la Revue de Neuropsychiatrie Infantile et d’Hygiène Mentale de l’Enfance, septembre-octobre 1955, n° 9-10. 24. Parmi lesquels, les 671 enfants qui ont consulté en 1954 à la Salpêtrière, les 2 370 enfants vus aux Enfants-Malades dans les onze années précédentes, auxquels s’ajoutaient 85 enfants de la consultation privée d’Heuyer. 25. CHOMBART DE LAUWE Yvette, Marie-José, Psychopathologie sociale de l’enfant inadapté. Essai de sélection des variables du milieu et de l’hérédité dans l’étude des troubles du comportement, Paris, éditions du CNRS, 1959. 26. HEUYER Georges, Enquête sur la délinquance juvénile ; étude de 400 dossiers, Paris, Pour l’enfance coupable, 1942, 24 p. 27. LEFAUCHEUR Nadine, « Dissociation familiale et délinquance juvénile – ou la trompeuse éloquence des chiffres », in LE GALL Didier, MARTIN Claude (dir.). Familles et politiques sociales. Dix questions sur le lien familial contemporain. Paris, L’Harmattan, 1996, p. 179-195. 28. TRISCA Petre, Les médecins sociologues et hommes d’état, Paris, Alcan, 1923.

29. LEFAUCHEUR Nadine, « Deux entreprises scientifico-sociales de promotion de l’eugénisme comme fondement des normes en matière de production et de socialisation des enfants : Adolphe Pinard (1844-1934) et Georges Heuyer (1884-1977) », Les cahiers de la recherche sur le travail social/Vie Sociale (CEDIAS-musée Social/université de Caen), n° 17 (« Le social aux prises avec l’histoire, volume 2 (Enfances XIXE-XIXE siècles) »), 1989, p. 63-79. 30. HEUYER Georges, BADONNEL Marguerite, « L’hérédité des pervers instinctifs », L’Hygiène mentale, n° 6, 1928, p. 138. 31. HEUYER Georges, Leçon inaugurale du cours annexe de neuro-psychiatrie infantile, 12 janvier 1926, Patronage de l’Enfance et de l’Adolescence, 21 p. 32. HEUYER Georges, Titres et travaux scientifiques, Paris, Masson, 1929.

33. LANG Jean-Louis, Georges Heuyer, fondateur de la pédo-psychiatrie : un humaniste du XXE siècle, Paris, Expansion scientifique publications, 1997, p. 67. 34. Voir DROUARD Alain, Une inconnue des sciences sociales. La Fondation Alexis Carrel (1941-1945), Paris, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1992. L’enquête sur le niveau intellectuel des enfants d’âge scolaire a été publiée en 1950 par l’INED, qui a pris la suite de l’Institut, avec une présentation par Georges Heuyer, qui y traitait du « recensement des déficients intellectuels en France ».

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35. BOUVRAIN Yves, LAUNAY Clément, « Éloge de Georges Heuyer (1884-1977) », Bulletin de l’Académie nationale de Médecine, n° 1, 1979, p. 15-23. 36. Rapportés par lui-même, par ses nécrologues Bouvrain (son filleul) et Launay ou par son biographe, Jean-Louis Lang. 37. LANG Jean-Louis, Georges Heuyer…, op. cit.

38. HEUYER Georges, Chaire de psychiatrie infantile, leçon inaugurale [25 février 1949], tiré à part de A Criança Portuguesa, Lisbonne, 1949-1950. 39. Idem. 40. BOUVRAIN Yves, LAUNAY Clément, « Éloge… », op. cit.

41. MOREAU Jean-François, « Georges Heuyer (1884-1977), premier professeur européen de neuropsychiatrie infantile, Hôpital des Enfants-Malades et Hospice de la Salpêtrière », La lettre de l’ADAMAP, n° 20, 20 décembre 2010. 42. L’un d’entre eux, Yves, accolant le nom de son beau-père à celui de son père, prit d’ailleurs le nom de Romand-Heuyer (ce membre du « gratin médical » défrayera la chronique mondaine et judiciaire lorsque son épouse tentera de l’assassiner après avoir appris qu’il la trompait avec sa sœur : « Violences et passions chez les Romand- Heuyer », Libération, 4 octobre 1985).

RÉSUMÉS

C’est dans le cadre de ses travaux sur les familles monoparentales et sur le lien postulé entre dissociation familiale et délinquance juvénile que l’auteur s’est intéressée aux archives documentaires du service de Georges Heuyer à la Salpêtrière et les a partiellement « sauvées » de la destruction, contribuant ainsi à la création du « fonds Heuyer ». Elle montre comment Heuyer, d’abord opposé aux sociologues tardiens qui liaient la délinquance des enfants à la composition « anormale » de leur famille, est devenu pour plus d’un demi-siècle le défenseur et la caution scientifique d’un tel lien. Elle s’interroge sur les relations possibles entre l’expérience importante et multiforme que Georges Heuyer a faite de la dissociation familiale dans sa vie personnelle – comme orphelin, divorcé, beau-parent, veuf et père isolé - et le traitement de cette question dans son œuvre, traitement qui, pour l’essentiel, s’inscrit dans un projet eugéniste de « dictature sanitaire ».

The author saved a significant number of the professional archives belonging to Heuyer at his workplace in La Salpêtrière from its planned destruction, while she was working on the notion of single families and the assumed relationship between the family breakdown and juvenile delinquency. She contributed then to the current Heuyer Papers. She analyzes how Heuyer became for decades the most famous advocate of an established link whereas he had denied it earlier against sociologists (inspired deeply by Gabriel Tarde) who claimed its relevance. She questions the eventual relation between the personal and intimate experience of the breakdown in his own family and the importance given to that notion in his professional writings. (Heuyer has been an orphan, a divorcee, a step-father, a widower and a single father). Whatever the

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answer, it has to be underlined that his ideas on the subject can mainly be explained by his eugenic project.

INDEX

Mots-clés : Heuyer, dissociation familiale, délinquance juvénile, eugénisme, familles, monoparentales Keywords : Heuyer, family breakdown, juvenile delinquency, eugenics, single parents

AUTEUR

NADINE LEFAUCHEUR Sociologue associée au Centre de recherche sur les pouvoirs locaux dans la Caraïbe, université des Antilles

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The twofold politics of psychiatry: Ernst Rüdin and the German delegation at the International Congress of Child Psychiatry in Paris, 1937 Le double agenda politique de la psychiatrie : Ernst Rüdin et la délégation allemande au Congrès international de psychiatrie de l’enfant de Paris en 1937

Volker Roelcke

1 Since the late 19th century, international conferences have been of great concern to physicians and biomedical scientists. Certainly, adhering to the self-image of science and medicine as an international and indeed universal undertaking has been one central motivation for this interest.1 Another, more pragmatic factor that fueled the interest was the possibility of meeting colleagues from abroad and getting news about recent developments in scientific, clinical, or institutional matters. A third aspect for the interest and investment in international meetings was their political function. As for example Susan Solomon or Nikolai Krementsov have pointed out for Russia and Germany in the interwar period, international scientific conferences were an important instrument of foreign policy, as well as a platform for pursuing the politics of the related professions.2

2 The International Congress of Child Psychiatry held in Paris in 1937 is an exemplary case to illustrate this political dimension.3 In this article, the case of the German delegation is used to reconstruct the activities and contexts of the German actors at the Congress. Beyond that, this case is used as an opportunity to illustrate more general aspects. This example enables us to differentiate two levels of politics inherent in the activities of psychiatrists at such a meeting, and also to shed some light on the intrinsic relationship between the psychiatric contents of the presentations at the congress, and the political dimension.4

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3 The intrinsic relationship between psychiatry and politics is, in a way, already embodied in the person of the leader of the German delegation to the Congress, the psychiatrist Ernst Rüdin.5 Rüdin was the president of the Society of German Neurologists and Psychiatrists (Gesellschaft Deutscher Neurologen und Psychiater; GDNP) between 1935 and 1945. Born in Switzerland, and holding both a Swiss and a German citizenship, Rüdin was active early on in the international arena in both the field of psychiatry and in eugenics. In 1905, he had been a co-founder of the German Society for Racial Hygiene, and ever since he had been a prominent member of its Board. He had trained in psychiatry under Auguste Forel in Zürich, as well as Emil Kraepelin in Heidelberg and Munich, and had been appointed to be head of the Department of Genealogy and Epidemiology at the German Research Institute for Psychiatry (Deutsche Forschungsanstalt für Psychiatrie; DFA) in Munich at its foundation in 1917. In the mid-1920s, the DFA served as a model for the establishment of the Institute of Psychiatry in London, which later in turn inspired the planning for the National Institutes of Mental Health in the United States.6 From 1925 to 1928, Rüdin had been professor of psychiatry and director of the psychiatric hospital at Basel University in Switzerland. For his return to Munich, he had negotiated a threefold increase for the budget of his department, and one of the highest salaries of any director in the prestigious Kaiser-Wilhelm-Society for the Advancement of Sciences to which the DFA belonged since 1924. In 1931, Rüdin had become director of the entire DFA. In 1930, he was elected to be president of the International Federation of Eugenic Organizations, an office he held until 1934. From 1933 onwards, Rüdin was also chairman of a committee in the Nazi regime’s Expert Board for Population and Race Policy, and last but not least, he was co-author of the official commentary on the sterilization law enacted already in the first months after the Nazi takeover.

4 The International Congress of Child Psychiatry took place from the 24th of July until the 1st of August 1937. The organization team, headed by Georges Heuyer, director of the Paris Clinic of Infantile Neuropsychiatry,7 had timed the Congress to coincide with two other major scientific meetings in Paris: the International Congress of Mental Hygiene (19th until 25th of July) and the International Congress of Population Science (29th of July until 1st of August). The broader context, attractive also from a touristic perspective, was the Paris World Exhibition. All three conferences were held in the House of Chemistry, the idea being that some of the participants could speak at two or even three of the meetings. Rüdin was the leader not only of the delegation to the child psychiatry congress, but also of the German delegations to the two other conferences.8

5 For the Congress of Child Psychiatry, Rüdin had a twofold political agenda: on the one hand, he acted beyond the medical and scientific community in the broader framework of German foreign policy which aimed at the recognition and expansion of Germany’s international reputation—after a period of isolation and loss of international impact following World War I. On the other hand, he sought to secure the core claims of the GDNP as a professional body. It was his aim to integrate the newly emerging field of child and youth psychiatry firmly into the broader field of psychiatry and neurology, counteracting tendencies of the new discipline’s relevant actors to establish an independent professional association, or to affiliate themselves to the already existing associations of pediatricians, or medical pedagogues (Heilpädagogen).9 Interestingly, although Rüdin was a high profile representative of psychiatric genetics and eugenics, and at other occasions vehemently acted in favor of imbuing psychiatry with the spirit

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of an eugenically inspired genetic approach, this aspect appears to have been clearly of lower priority compared to his political activities in the context of the Paris congress; this will be documented below.

6 The following is divided into three parts. First, the external politico-legal ramifications within which German physicians and scientists acted when attending professional conferences abroad are sketched. For the second part, the focus is on the three international congresses in Paris in general, since for Rüdin, this was the context in which he acted. The third part narrows the focus further on the Congress of Child Psychiatry. For the second and third part, Rüdin’s report as leader of the German delegation to the state instances is analyzed, together with published accounts by himself and other participants of the conferences. Here, the view is directed to the following question: What are the entrenched political agendas on the level of foreign policy, as well as the politics of the professional bodies involved, and what is their weight in relation to Rüdin’s more ‘scientific’ concerns to document the usefulness and importance of genetics in psychiatry?

Political and legal ramifications

7 In the years before 1939, there were initially three state organs involved in the operations of coordinating German scientists’ participation at professional conferences abroad.10 The Foreign Office (Auswärtiges Amt; AA), the Reich’s Ministry for Science and Education (Reichsministerium für Wissenschaft, Erziehung und Volksbildung; RMWE), and the Reich’s Ministry for Public Enlightenment and Propaganda (Reichsministerium fürVolks- aufklärung und Propaganda; RMVP) headed by Joseph Goebbels. Then there were secondary Nazi Party players such as the NS-Dozentenbund and the Rassenpolitisches Amt der NSDAP, but these served—at least in the pre-war years—primarily to exclude so- called ‘politically unreliable’ scientists from representing Germany’s interests abroad. There were, of course, conflicts of interest among the various state and party organs that viewed international conferences as falling under their administrative responsibility. In the area of concern here, there does not seem to have been any appreciable difference in the attitude of the major state organs toward international scientific conferences, although Goebbels’ ministry seems to have been most vocal in its demands on the scientists. The German Congress Center (Deutsche Kongress-Zentrale; DKZ) was established as a division of the Ministry for Propaganda in 1934. Beginning in 1936, all those seeking to attend an international conference needed the approval of the DKZ. From that time on, it was also responsible for questions of hard currency. Thus, all applications made by individual scientists, or institutions in the name of their researchers, like the Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft, were dependent on this office to get the needed hard currency to attend an international conference.

8 From the earliest days of the Third Reich, for Germans attending such meetings the following rules were obligatory: first, they had to be organized as delegations with a “delegation leader” to speak for them; second, they were expected to meet with official German representatives in the foreign country where the conference was being held; and third, they were required to submit a report on their return home.

9 The DKZ made no secret about its view of the cultural-political importance of international conferences and its demands on delegation leaders at such meetings. As the DKZ’s “Guidelines for Delegation Leaders” pointed out, a delegation leader had to

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understand that his task was not merely a professional one relevant to his special area of concern. Rather, he had to be able to view it as “political or cultural-propagandistic pioneer work in the sense of German world prestige […]”.

10 “Our present view of international congresses”, the Guidelines continued, “differs decidedly from earlier, more traditional views”.11 Moreover, as the DKZ emphasized, “congresses are one of the most effective weapons in the struggle against poisoning the minds of people; in this manner we can, through efforts and personal impressions, eliminate prejudices and hateful lies without recourse to direct political propaganda”.12

11 Complaining that about 75% of all international conferences were held in Paris or Brussels, the “Guidelines” argued that Germany should take its cue from France in recognizing the importance of such meetings as a conscious form of cultural propaganda that in “the hand of the statesman can be used as an unrivalled political weapon”.13 Declaring as one of its goals that Germany should play “a leading role, if not the leading role” at these international meetings, the delegation leader and the scientists under his leadership were urged to do all they could to bring this about. Among other things, this would include the delegation leader’s skill to bring those under him as a “unified group with one will”. Moreover, the “Guidelines” stated, special attention must also be given to questions at conferences touching such politically sensitive issues as “racial hygiene, sterilization, [and the] Jewish problem […]”. Delegation leaders were instructed to answer these questions in an objective manner and directly rebuke any attempt at a critique of Nazi racial policies. And finally, the delegation leaders had to recognize that the decision about who was to speak at such conferences was not up to the congress organizers, but was a matter of the involved German institutions: “we decide who may represent Germany abroad”.14

12 Under a section of the Guidelines entitled “It must not happen that …”, the DKZ clearly articulated several taboos for international conferences: first, a German scientist should never contradict another in matters of Nazi ideology; second, if a German speaker was attacked, some members of the delegation should not leave the room while others do not; third, no German speaker should be made to look ridiculous by other members of the delegation; fourth, no member of the delegation should feel insulted that he was not selected as delegation leader; the decision is not a professional value judgment but is based on several criteria, including his personal relationships to foreign scholars. Members of the German delegation, who are found to be a political liability at a conference, despite having passed the political litmus test for attending such conferences, will be sent home immediately.

13 The reports submitted for example by Ernst Rüdin, or the geneticists Eugen Fischer and Otmar von Verschuer to the relevant state agencies suggest that these and similar guidelines were closely observed—indeed, they were followed well before 1938, the year the DKZ issued the above-quoted Guidelines. It may be assumed that the content of the reports were fairly accurate as important members of the Nazi Party, such as Walter Gross of the Rassenpolitisches Amt, frequently attended international conferences to keep a watchful eye over the behavior of German biomedical scientists abroad. In the case of the Paris Congress of Child Psychiatry, Alfred (Fred) Dubitscher, head of the Department for Hereditarian and Racial Hygiene (Abteilung für Erb- und Rassenpflege) of the Reich’s Health Office (Reichsgesundheitsamt) was member of the German delegation. 15

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Eugenics, race, and psychiatry at three international congresses in Paris 1937

14 Of all three international conferences in Paris held in 1937, the German delegation with Rüdin at its top expected a conflict with foreign physicians and medical geneticists on issues of eugenics and race. Rüdin tried to anticipate the developments and prepare counter-strategies. To his close colleague Hans Roemer, member of the Board of the GDNP, he had already at an earlier stage of the preparations written that everybody [of the delegates] should take care that “we do not only represent the interests of pure science, but also the interests of the Reich, and do propaganda with the aim to prevent distorted views and judgments abroad on the Reich and the Party”.16

15 The conflicts developed indeed: at the Mental Hygiene conference, Rüdin’s presentation about the German sterilization law17 was countered by a critical presentation of the French psychiatrist of Polish-Jewish origin, Françoise Minkowska- Brokman. Their controversy caused a lively debate in which also the Swiss psychiatrist Hans W. Maier, from Zurich, criticized the German law due to basic problems of the diagnosis for those conditions listed in it.18 In his report to the RMWE, Rüdin wrote that his presentation had, as expected, caused “strong contradiction in a lively, but polite discussion”.19

16 The critique was formulated most explicitly at the Congress of population science, despite the attempt by the French president of the conference, Adolphe Landry, to prevent it. Landry had called for a preview of the invited speeches which, however, was directed primarily against those who were criticizing the German version of “hereditary health policies”. Nevertheless, the open critique during the meeting could not be blocked. A group of French scientists around Henri Laugier and Paul Rivet, as well as the famous American anthropologist of German-Jewish origin Franz Boas, and Ignaz Zollschan from Prague questioned the importance of genetics as the determining factor in such traits as intelligence, and denied that a country’s intellectual development was dependent upon the race of its inhabitants. Moreover, Boas and his likeminded colleagues argued that the individual’s or group’s environment largely shaped so-called racial traits.20

17 In their reports of this conference, both Rüdin and the geneticist Verschuer emphasized how Rüdin as the delegation leader had stressed the scientific contributions of his own Institute’s members in combating the “‘Jewish’ point of view”. 21 Rüdin further stated that at the conference, “the German position was defended in a worthy manner and undoubtedly won an intellectual and moral victory”. Commenting on the three conferences in general, he claimed that the tenor had been rather sympathetic towards the German views, in contrast to previous international congresses, as for example that of the International Federation of Eugenic Organizations in Scheveningen, 1936. Now, in Paris, it had been possible to correct some “erroneous ideas about Germany’s eugenic health policy”.22 Rüdin finally argued that it was necessary to go to such international meetings, although such unpleasant instances might occur, in order to know what the other side was thinking about Germany’s science and politics and to immediately report any incidents that might happen.

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The German delegates at the International Congress for Child Psychiatry

18 For the Congress of Child Psychiatry in particular, Rüdin gave a detailed account in the report to the DKZ. According to him, the conference had been attended by 350 participants from 49 countries. Rüdin reported that during the opening session, he had been asked to act as the speaker of all foreign delegations.23

19 Amongst the participants, there had been 12 official German delegates. Two of them had been pediatricians: Albrecht Peiper (Wuppertal) and Jussuf Ibrahim (Jena), the remaining ten had been psychiatrists, including the already mentioned psychiatrist Alfred (Fred) Dubitscher who represented the Reich Health Office (Reichsgesundheitsamt). The delegates had been chosen after suggestions by the psychiatric as well as the pediatric association, approval by Rüdin, and a political evaluation by the DKZ, as well as a final approval of the RMWE.

20 The official languages of the Congress were French, English, and German, with simultaneous translation—a technical modality which Rüdin commented on very positively.24 The first day of the Congress was devoted to the importance of conditioned reflexes (described by Pavlov) for child and youth psychiatry; the second day focused on educational methods for disorders of character and intelligence; the third day focused on youth criminality.25

21 Four of the German delegates had also been invited as speakers. A fifth one, Werner Villinger, in the post-World War II period to become the first president of the German Society of Child and Youth psychiatry, was also listed on the program, however, due to illness, he did not attend the conference.26 The two pediatricians gave presentations on the second day on the importance of conditional reflexes for psychiatry and for functional somatic disorders (that is, for disorders without a morphological correlate)27. It is interesting to note that both accepted the reflex-concept of the Soviet neurophysiologist Pavlov without qualifications, and on the other hand did in no way refer to hereditary aspects regarding the conditions they talked about. Heinrich Többen addressed “The Pre-criminal life [of delinquent youths] and the problem of custody”.28 He postulated that research in “pre-criminal life” was more or less identical with that in moral neglect, and—without reference to any empirical research—that regarding the causation of such neglect, heredity was a stronger factor than environment. He argued that custody was an adequate measure to prevent neglected children and youths to drift into criminality.29

22 Paul Schröder, professor of psychiatry at Leipzig University and one of the leading personalities in the field of child and youth psychiatry, gave a talk on “Educative methods applied to problems of intelligence and character”.30 According to him, disorders of intelligence were those which might be differentiated by quantity, whereas within the group of disorders of character, there were qualitative differences. Those individuals with abnormalities of the character, however, were differing from normal individuals only by degree, not in a qualitative manner. He recommended to look both at adverse environmental conditions and at somatic disorders as explanatory factors, and suggested intensive educational measures and individualized pedagogical treatment schemes. Schröder’s lecture, too, is quite remarkable because of the absence

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of any reference to genetic factors in the causation, and to eugenic measures for the prevention of such conditions.

23 In the emerging institutionalization of child and youth psychiatry, Paul Schröder, although a prominent psychiatrist represented in the Board of the GDNP, was an independent actor who played out various options for a professional organization of the new field.31 To understand the situation in 1937, a few remarks about the broader field may be in place. Already in the immediate aftermath of the Nazi takeover in 1933, the previously existing Society for Curative Pedagogics (Gesellschaft für Heilpädagogik) ceased, and another professional grouping, the German Association for the Care of Juvenile Psychopaths (Deutscher Verein für jugendliche Psychopathen) was closed down— with Rüdin’s active involvement.32 Already at that time, Rüdin and his closest colleagues had intended to reduce the number and activities of organizations working in the broad field of psychiatry and mental health care, as he and his immediate surroundings understood it, and to unite all the related activities under the umbrella of one overarching professional association.33 However, in pursuing this goal, a problem emerged in the discussions of the Board of the GDNP which was relevant in particular for the field of child and youth psychiatry, as well as for that of psychotherapy: What to do with members of the previously existing, or rival organizations who were no physicians, but psychologists, pedagogues, or teachers in schools for mentally handicapped children—and who had thus affiliations to other professional groups?34

24 Schröder used this situation to ask for special rules for a section within the GDNP—as Rüdin wanted to see it—or another kind of grouping for child and youth psychiatry within the overarching organization, or associated with it. Rüdin, in turn, courted him and attempted to integrate Schröder’s activities under the umbrella of the GDNP. This resulted for Schröder in a considerable scope of action and talk, in a way deviating from Rüdin’s strong and otherwise insisting focus on eugenics and the genetics of psychiatric and behavioral disorders.

25 This historical configuration, and the strong conflicts Rüdin had to deal with at the two parallel Paris conferences may explain the fact that in the presentations of the four German delegates at the Congress of Child Psychiatry, the otherwise to be expected clear and positive references to eugenics and the importance of the German sterilization law were absent. Schröder even stressed the impact of environmental factors on juvenile deviant behavior, and the need for intensifying educational measures. Further research is needed to reconstruct the negotiations within the German delegation, and between it and the international community of the emerging professional field which led to the appointment of Schröder to the office of president of the International Committee for Child Psychiatry during the Congress. This office was linked to the function of main organizer of the envisaged Second International Congress for Child Psychiatry which—as the delegates unanimously decided—was to be held in 1941 in Leipzig.35

Epilogue

26 Rüdin’s “appeasement” policy towards Schröder and the emerging network of child and youth psychiatrists had some preliminary, but not lasting success. At the next board meeting of the GDNP in September 1938, it was agreed that there should be a congress of child psychiatry in Leipzig in 1940, with Rüdin as president and Schröder as

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managing director. Thus, for the time being, Schröder did not follow up on his previous option of an independent organization, but rather pursued the establishment of a semi- independent association under the umbrella of the GDNP. In March 1939, at the next meeting of the International Committee for Child Psychiatry, held during the annual conference of the GDNP in Wiesbaden, Schröder took the next step and launched the German Working Association of Child Psychiatry (Deutsche Arbeitsgemeinschaft für Kinderpsychiatrie), with himself as chair. The aim of this association was to prepare the establishment of a professional organization of child psychiatrists in coordination with the GDNP.

27 However, with the beginning of the war in September 1939, changes occurred on two levels: within the board of the GDNP, a new hierarchy of priorities emerged on the agenda, with the organizational response to challenges of war (high numbers of brain injuries; need for hospital capacities) and the related program of patient killings (euthanasia) to re-allocate the limited resources. The close attention to attendance and monitoring of Schröder’s activities moved to the background. On the level of political institutions, the Reich Health Office took the initiative to unite all medical and related professional activities concerning children and youths, with a first major event termed Child Studies Week (Kinderkundliche Woche) held in in Vienna in September 1940.36 This included interlinked conferences of the German Association of Pediatrics (Deutsche Gesellschaft für Kinderheilkunde), the German General Association of Psychotherapy (Deutsche Allgemeine Gesellschaft für Psychotherapie), and the Working Association of Child Psychiatry. In the preparations for this event, Schröder explored the leeway which he realized he had gained from the momentum of the newly emerging field. Without any co-ordination with Rüdin, he prepared the official foundation of the new German Association of Child Psychiatry and Curative Pedagogy (Deutsche Gesellschaft für Kinderpsychiatrie und Heilpädagogik) on this occasion. During a business meeting of the Working Association, but in absence of Rüdin or any other board member of the GDNP, Schröder proclaimed the establishment of the new professional organization. The audience of the conference was declared to be the founding assembly of the association, with Schröder as its president. No mention was made of the specific relation to the GDNP.37

28 Thus, in effect, in view of the emerging field of child psychiatry and its protagonists during the Paris congress, Rüdin’s tactical maneuvering had only limited success, and in the longer term, the leeway gained in Paris was used by Schröder to realize his plans of an independent association. However, his success was also not a lasting one: due to the increasing international isolation of the German scientific community and other war related dynamics, the second international congress for child psychiatry, originally (at the Paris conference) planned to take place in Leipzig in 1941, did not materialize. Schröder himself died suddenly from an infection in June 1941. This discontinuity on the level of top management, combined with the conditions of war prevented further meetings and a firm establishment of the new association. In fact, the broader arena of institutionalized psychiatry in general underwent a major crisis during the later years of the war and the immediate post-war period, not unrelated to the systematic killings of psychiatric patients and handicapped children in which protagonists of both the GDNP and the emerging field of child and youth psychiatry were involved. The association of child psychiatry ceased to exist by date, and a new foundation of an organization in this field only occurred in 1950.38

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NOTES

1. CRAWFORD Elisabeth, Nationalism and Internationalism in Science, 1880-1939, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

2. GROSS SOLOMON Susan, Doing Medicine Together. Germany and Russia between the Wars, Toronto, University of Toronto Press, 2006; KREMENTSOV, Nikolai, "Eugenics, Rassenhygiene, and Human Genetics in the Late 1930s: The Case of the Seventh International Genetics Congress", GROSS SOLOMON Susan, Doing Medicine Together. Germany and Russia between the Wars, Toronto, University of Toronto Press, 2006, p. 305-369. 3. On this congress, see CASTELL Rolf; NEDOSCHILL Jan; RUPPS Madelaine; BUSSIEK Dagmar, Geschichte der Kinder—und Jugendpsychiatrie in Deutschland in den Jahren 1937 bis 1961, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2003, p. 34-51. 4. On the inherent political dimension in scientific activities, see ROELCKE Volker, “Auf der Suche nach der Politik in der Wissensproduktion: Plädoyer für eine historisch- politische Epistemologie”, Berichte zur Wissenschaftsgeschichte, 33, 2010, p. 176-192. 5. On Rüdin’s biography, see ROELCKE Volker, “Ernst Rüdin: Renommierter Wissenschaftler—radikaler Rassenhygieniker”, Der Nervenarzt, 83, 2012, p. 303-310; and ROELCKE Volker, “Funding the scientific foundations of race policies: Ernst Rüdin and the impact of career resources on psychiatric genetics, ca. 1910-1945”, in ECKART Wolfgang U. (dir.) Man, Medicine, and the State: The Human Body as an Object of Government Sponsored Medical Research in the 20th Century, Stuttgart, Franz Steiner, 2006, p. 73-87; on Rüdin’s position within German psychiatry between 1933 and 1935, see SCHMUHL Hans-Walter, Die Gesellschaft Deutscher Neurologen und Psychiater im Nationalsozialismus, Heidelberg, Berlin, J. Springer, 2016. 6. For the international impact of Rüdin and his Munich department, see ROELCKE Volker, “Eugenic concerns scientific practices: International relations and national adaptations in the establishment of psychiatric genetics in Germany, Britain, the US and Scandinavia, 1910-1960”, FELDER Björn, WEINDLING Paul J. (dir.) Baltic Eugenics: Bio- Politics, Race and Nation in Interwar Estonia, Latvia and Lithuania 1918-1940, Amsterdam/ New York: Rodopi, 2013, p. 301-333; and RITTER Hans Jakob, ROELCKE Volker, “Psychiatric Genetics in Munich and Basel between 1925-1945: Programs – Practices – Co-operative Arrangements”, Osiris, 20, 2005, p. 263-288. 7. LANG Jean-Louis, Georges Heuyer fondateur de la pédopsychiatrie. Un humaniste du XXe siècle, Paris, Expansion Scientifique Publications, 1997; see also BOUSSION Samuel, GUEY Emmanuelle, « Le fonds Georges Heuyer (1884-1977): un XXe siècle scientifique, à l’orée de la psychiatrie infantile et de ses ramifications », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 2, nov. 2010, p. 215-232. 8. RÜDIN Ernst, “Bericht über die Pariser Kongresse 1937”, Historisches Archiv des Max- Planck-Instituts für Psychiatrie (HA MPIP), München, Deposit Genealogisch Demographische Abteilung/GDA [Department of Genealogy and Demography] 41; see also SCHMUHL, Die Gesellschaft…, op. cit., [as in note 5, p. 204. 9. For the emerging field of child and youth psychiatry in Germany, and the negotiations of its protagonists with the Board of the Society of German Neurologists

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and Psychiatrists, see SCHMUHL Hans-Walter, Die Gesellschaft…, op. cit., p. 276-277 and 344-350. 10. The ensuing passages closely follow WEISS Sheila, The Nazi Symbiosis: Human Genetics and Politics in the Third Reich, Chicago, University of Chicago Press, 2010, p. 200-209; WEISS Sheila, “The Sword of our Science’ as a Foreign Policy Weapon: The Political Function of German Geneticists in the International Arena During the Third Reich”, Ergebnisse 22, Research Program History of the Kaiser Wilhelm Society in the National Socialist Era, Berlin 2005, p. 7-9, 12-14; SCHMUHL Hans-Walter, Die Gesellschaft… , op. cit., p. 203-207. 11. Richtlinien für die Leiter Deutscher Abordnungen zu Kongressen im Ausland [Guidelines for the leaders of German delegations to congresses abroad], Deutsche Kongress- Zentrale, Politisches Archiv des Auswärtigen Amtes, Berlin, Deposit Budapest 178, Kult 11, Nr. 1, p. 1; English translation according to WEISS Sheila, Symbiosis, p. 201. 12. Richtlinien… , op. cit., p. 2. 13. Ibid. 14. Richtlinien…, op. cit., p. 6, English translation by V.R. 15. RÜDIN Ernst, “Bericht…”, op. cit., p. 5.

16. RÜDIN to Roemer, 9 December 1935, HA MPIP, GDA 129, quoted according to SCHMUHL, Die Gesellschaft…, op. cit., p. 202. 17. RÜDIN Ernst, “Bedingungen und Rolle der Eugenik in der Prophylaxe der Geistesstörungen (Vortrag, 2. Internationaler Kongress für psychische Hygiene, Paris 19.7.1937)”, in Zeitschrift für psychische Hygiene 10, 1937, p. 99-108. 18. SCHMUHL Hans-Walter, Die Gesellschaft…, op. cit., [as in note 5], p. 203.

19. RÜDIN Ernst, “Bericht…”, op. cit., p. 1.

20. See e.g. BOAS Franz, “Heredity and Environment”, Congrès International de la Population, Paris 1937, vol. VIII: Problèmes Qualitatifs de la Population, Paris, Hermann et Cie, 1938, p. 83-92; ZOLLSCHAN Ignaz, “Die Bedeutung des Rassenfaktors für die Kulturgenese”, Congrès International de la Population, p. 93-105. On the broader context of Boas’ critique of race-related research in Germany, see KAUFMANN Doris, “Rasse und Kultur’. Die amerikanische Kulturanthropologie um Franz Boas (1858-1942) in der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts—ein Gegenentwurf zur Rassenforschung in Deutschland”, in SCHMUHL Hans-Walter (dir.), Rassenforschung an Kaiser-Wilhelm-Instituten vor und nach 1933, Göttingen, Wallstein, 2003, p. 309-327. 21. For this and the following quotes, see RÜDIN Ernst, “Bericht…”, op. cit., p. 1; as well as Verschuer, Otmar von, “Report on the trip to Paris for the Purpose of Participating in the International Congress for Population Science [1937]”, Universitätsarchiv Frankfurt, Deposit Rektor, Abt. 1, Nr. 47 (Verschuer), p. 20. 22. RÜDIN Ernst, “Bericht…”, op. cit., p. 1.

23. RÜDIN Ernst, “Bericht…”, op. cit., p. 5.; see also the official speech in this function: RÜDIN Ernst, « Allocution de Monsieur Professeur Rüdin au Nom des Délégués étrangers », Premier Congrès International de Psychiatrie Infantile, Paris, 24 juillet au 1er Aout 1937, Comptes Rendus, Lille, SILIC,1937, p. 39. 24. RÜDIN Ernst, “Bericht…”, op. cit., p. 6.

25. RÜDIN Ernst, “Bericht…”, op. cit., p. 5; see also the table of content of the congress publication: Premier Congrès International de Psychiatrie Infantile…

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26. RÜDIN Ernst, “Bericht…”, op. cit., p. 5; for a biography of Villinger, see HOLTKAMP Martin, Werner Villinger (1887-1961): Die Kontinuität des Minderwertigkeitsgedankens in der Jugend- und Sozialpsychiatrie, Husum, Matthiesen, 2002. 27. I BRAHIM Jussuf, “Die Bedeutung der Bedingungsreflexe für die kindliche Psychiatrie”, Premier Congrès International de Psychiatrie Infantile…, p. 189-193; PEIPER Albrecht, “Die bedingten Reflexe in der Kinderpsychiatrie”, Premier Congrès International…, I. Rapport introductif et Rapports de Psychiatrie Générale, Lille, SILIC,1937, p. 87-103. 28. TÖBBEN Heinrich, “Das präkriminelle Leben und das Bewahrungsproblem”, Premier Congrès International de Psychiatrie Infantile, p. 217-219. 29. It is probably no accident that in 1936, the year before the congress, a close colleague of Rüdin, Hermann Hoffmann of Giessen University, had started a research project to investigate the genetics of asocial behavior and neglect in children and youths to give the assumption of such a link an empirical basis: HOFFMANN Hermann, “Erbbiologische Forschungen an Giessener Fürsorgezöglingen”, Münchener Medizinische Wochenschrift 1936, p. 121, as well as first results in STUTTE Hermann, “Die soziale Prognose der Jugendlichenverwahrlosung”, Münchener Medizinische Wochenschrift, 1939, p. 1685; on this project and its continuation into German child and youth psychiatry in the post- World War II period, see ROELCKE Volker, “Erbbiologie und Kriegserfahrung in der Kinder–und Jugendpsychiatrie der frühen Nachkriegszeit: Kontinuitäten und Kontexte bei Hermann Stutte und Werner Villinger”, in FANGERAU Heiner, TOPP Sascha, SCHEPKER Klaus (dir), Kinder–und Jugendpsychiatrie im Nationalsozialismus und in der Nachkriegszeit, Berlin, Springer, 2016 (in press). 30. SCHRÖDER Paul, « Les méthodes éducatives selon les troubles de l’intelligence et du caractère chez l’enfant », Premier Congrès International…, II. Rapports de Psychiatrie Scholaire, Lille, SILIC,1937, p. 51-61. 31. See SCHMUHL Hans-Walter, Die Gesellschaft…, op. cit., p. 276-277.

32. SCHEPKER Renate, SCHMECK Klaus, SCHEPKER Klaus, “Eine frühe Gen-Umwelt-Theorie der Störungen des Sozialverhaltens vs. ‚Anethischer’ Psychopathie”, Praxis der Kinderpsychologie und Kinderpsychiatrie, 64, 2015, p. 290-307. 33. SCHMUHL Hans-Walter, Die Gesellschaft… , ibid., p. 23-132.

34. SCHMUHL Hans-Walter, Die Gesellschaft… , ibid., p. 133-178, and passim.

35. TRAMER Moritz, “Communication/Mitteilung”, Zeitschrift für Kinderpsychiatrie/Journal de Psychiatrie Infantile, 4, 1937, p. 126-128. 36. SCHMUHL Hans-Walter, Die Gesellschaft… , op. cit., p. 276-277, 344-350.

37. Ibid. see also SCHRÖDER Paul, “Gründung und Erste Tagung der Deutschen Gesellschaft für Kinder-Psychiatrie und Heilpädagogik in Wien”, Zeitschrift für psychische Hygiene, 13, 1940, p. 67-71. 38. SCHMUHL Hans-Walter, Die Gesellschaft…, op. cit., p. 344-350, 395-416; FANGERAU Heiner, TOPP Sascha, SCHEPKER Klaus (dir), Kinder–und Jugendpsychiatrie im Nationalsozialismus und in der Nachkriegszeit, Berlin, Springer, 2016 (in press).

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ABSTRACTS

At the First International Congress of Child Psychiatry held in Paris in 1937, the German delegation was led by Ernst Rüdin, a fervent eugenicist, and president of the Society of German Neurologists and Psychiatrists (GDNP). Rüdin had a twofold political agenda: on the one hand, he acted beyond the medical community in the broader framework of German foreign policy which aimed at the expansion of Germany’s international reputation. On the other hand, he sought to secure the core claims of the GDNP as a professional body. It was his aim to integrate the newly emerging field of child psychiatry firmly into the broader field of psychiatry and neurology. The article reconstructs the politico-legal ramifications within which German physicians acted when attending professional conferences abroad and the broader context of the international congresses in Paris in 1937. Finally, it describes the impact of these contexts on the lectures of the German delegates.

Au congrès international de Psychiatrie de l’enfant tenu à Paris en 1937, la délégation allemande était conduite par Ernst Rüdin, un eugéniste fervent et le président de l’Association des neurologues et psychiatres allemands (GDPN). Rüdin avait un double objectif politique : d’une part placer l’action de sa communauté médicale dans le cadre plus global de la politique étrangère de son pays en contribuant à la consolidation de la réputation de l’Allemagne à l’étranger. D’autre part, il cherchait à répondre aux principales attentes de la GDPN en tant qu’instance professionnelle. Il avait pour objectif d’intégrer la psychiatrie de l’enfant, une spécialité émergente, dans le champ plus général de la psychiatrie et de la neurologie. Cet article reconstruit les ramifications politiques et le contexte légal que les médecins allemands devaient prendre en compte quand ils participaient à des conférences internationales se tenant à l’étranger et plus particulièrement lors de ce congrès de 1937 à Paris. En outre, l’article décrit l’impact de ces contextes sur les interventions des délégués allemands.

INDEX

Keywords: child psychiatry, professional politics, international conferences, Ernst Rüdin Mots-clés: psychiatrie de l’enfant, action politique, conférence internationale, Ernst Rüdin

AUTHOR

VOLKER ROELCKE Professeur d’histoire de la médecine, Institut für Geschichte der Medizin, Universität Giessen

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Dossier

Des psychiatres en circulation

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British Child Guidance Practitioners at the Paris Conference: Their Ideas and Therapeutic Methods Les praticiens des Child guidance britanniques au congrès international de psychiatrie infantile (Paris, 1937) : leurs idées et méthodes thérapeutiques

John Stewart

1 This article first describes the nature and scope of child guidance in Britain down to the mid-1930s. Next comes a description of a group of British child guidance practitioners who attended the Paris conference—Robina Addis, Mildred Creak, and Emanuel Miller— and a discussion of ideas of what constituted child mental ill-health and their therapeutic techniques. In concluding, it is suggested that the significance of the attendance of the British delegates lies in the very fact of their being there.

2 The basic premise of child guidance was that any child, however apparently normal, could become maladjusted. Such maladjustment manifested itself in what were seen as unacceptable behaviours including, for instance, bed-wetting, mild forms of delinquency, excessive interest in sexual matters as well as more opaque conditions such as timidity and shyness. These behaviours were understood, though, as merely symptoms of deeper-seated problems and the latter were generally to be found in malfunctioning family relationships, and especially that between the child and its parents. Such familial dysfunction might be due to the stresses of modernity, or to issues around the parents’own upbringing, or simply a lack of knowledge on the parents’part as to how best raise their offspring. But it is important to note that British child guidance overwhelmingly rejected socio-economic explanations for mental ill- health in children. Childhood was, moreover, of itself a pathological condition—one British child psychiatrist referred to “The Dangerous Age of Childhood”. A child’s particular disturbances thus had to be treated as any other illness would be, that is through the use of medicine, in this case psychiatric medicine. Failure to address maladjustment would be a problem not only for the child, but also for his or her family and the wider society. Child guidance was thus a form of preventive health care and,

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more broadly, part of the international movement for mental hygiene. Again it is important to note that it emerges in an era of considerable and widespread socio- economic and political instability. Preventing or curing maladjustment in childhood could thus, so the argument went, contribute to social stability and the proper integration of children and their families with society as a whole.

3 Child guidance came to Britain in the aftermath of the First World War thanks to a group of social reformers and proponents of psychological medicine who succeeded in gaining financial and intellectual support from the Commonwealth Fund of New York. This organisation was to be crucial in funding clinics, training practitioners, and supporting the organising body, the Child Guidance Council as well as ensuring that, in England at least, the medical model of child guidance prevailed just as it did in the United States – hence, inter alia, the creation of child guidance clinics.1 The Fund also bankrolled the Diploma in Mental Health Course at the London School of Economics (LSE), the mechanism whereby the new profession of psychiatric social workers were trained.

4 A child referred to a child guidance clinic would encounter members of three professions. The psychiatric social worker would investigate the patient’s home circumstances and observe interactions between family members. The psychologist would carry out psychometric and other forms of testing while the psychiatrist carried out physical and mental examinations. Although much was made of “teamwork” in child guidance, it was hierarchical teamwork with the medically-trained psychiatrist leading the diagnosis and prescribing the treatment. By the end of the 1920s there were two clinics in England describing themselves as engaged in “child guidance” —the London clinic set up using Commonwealth Fund monies and the initially independent Jewish clinic in the East End of the same city. But this changed in the 1930s, in particular thanks to the initiatives of some of the more progressive local authorities, such as those of Birmingham and Manchester, which saw child guidance as a new and important addition to their school medical services. By the outbreak of the Second World War there were around 45 clinics in England. Provision continued to expand, in part due to the wartime evacuation of many British children, and child guidance went on to be embedded in Britain’s post-war welfare state, primarily as part of educational legislation.2

5 So that is the situation in Britain around the time of the Paris conference. Child guidance was, like many other inter-war social reform programmes, interested in developments in its field at an international level. Before taking up his post as medical director of the important Birmingham local authority clinic, the psychiatrist C. L. C. Burns, for instance, used Commonwealth Fund financial support to investigate child guidance facilities and practice in no less than seven European countries and published the findings of his research.3 Similarly, the Child Guidance Council purchased a copy of the American film entitled “Four Neighbours” which had been produced by the Judge Baker Foundation in America and was to be used at various locations throughout Britain to illustrate child guidance techniques.4 So it is in this already internationally- aware context that the Child Guidance Council received a letter from Georges Heuyer in July 1936 inviting its General Secretary, the psychiatrist Douglas MacCalman, to join the Comité d’Honneur which was making preparations for the 1937 conference, an invitation which was duly accepted.5 MacCalman was to be joined on this committee by other

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British psychiatrists closely associated with child guidance, namely Burns, Emanuel Miller, and the Director of the London Child Guidance Clinic, William Moodie.6

6 The first International Congress on Child Psychiatry was, of course, preceded by the Second International Congress on Mental Hygiene and there was some overlap of personnel between the two British delegations.7 There appear to have been around 12 Britons present at the child psychiatry conference, many of whom were involved, directly or indirectly, with child guidance. The official government representatives were Miss Ruth Darwin, a Senior Commissioner at the Board of Control (the central government body for mental health); and Dr Kate Fraser, from its Scottish equivalent.8 Both had attended the Mental Hygiene Congress. Darwin, who had gone to the Board of Control following voluntary health work in Cambridge, was a member of the Child Guidance Council, and of its Executive Committee and its Psychological and Educational Sub-Committee.9 One of the other conference attendees described Darwin as the informal leader of the British delegation and on her return from the conference Darwin wrote to Heuyer thanking him for his hospitality and expressing the hope that “le congrès se repétera et que, un jour, il aura lieu à Londres”.10

7 However Darwin was not a practitioner so we now focus on three other attendees, all heavily and directly involved in British child guidance. First they are introduced individually and then follows a more detailed examination of their ideas and practices. The first is the psychiatric social worker Robina Addis. Addis was an important figure in her profession and in child guidance, working at the London Child Guidance Clinic after qualifying with distinction from the LSE Mental Health Course. Her papers include extensive case notes from the clinic; in the early 1950s she wrote a history of the child guidance movement, and she contributed to professional journals with articles on both mental health policy and clinical research, her study of nocturnal enuresis (bedwetting) being a case in point.11 Addis was a member of the Inter-clinic Committee of the Child Guidance Council and, of particular importance for this paper, left two manuscripts outlining her observations of the Paris conference.12 John Bowlby, later internationally famous for attachment theory, recalled of his period of training at the London Child Guidance Clinic in the mid-1930s that Addis had “no qualms about putting conceited medicals in their place”.13

8 The second person on whom we focus is the psychiatrist Mildred Creak. Creak too was, by the time of the Paris conference, a member of the Child Guidance Council and sat on its Executive Committee, its Medical Sub-Committee, and its Inter-clinic Committee.14 She had received part of her training at the Philadelphia Child Guidance Clinic, funded by a grant from the Rockefeller Foundation, and by the time of the Paris conference had been for some years head of the children’s department at the Maudsley Hospital in South London dealing in certain cases with children referred on by other child guidance clinics.15 She was one of the medical team who had supervised Addis’s research into nocturnal enuresis.16 Creak too published an account of the Paris conference in the journal Mental Hygiene, to which we shall return, and she was also a member of the conference’s Comité de Propagande.17 In the wake of the conference she was to invite Heuyer to visit her at the Maudsley Hospital.18

9 The third individual to whom we pay particular attention is the psychiatrist Emanuel Miller. Miller was the founder of the Jewish Child Guidance Clinic in the East End of London of which he has left an important account.19 By 1937 he was also attached to the Institute of Medical (later the Tavistock Clinic) and London’s West End

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Hospital for Nervous Diseases. Miller was a prolific writer on mental health issues, including the impact of war on mental health as well as on specifically child-related matters.20 By 1937, he was a member of the Child Guidance Council and sat on its Executive Committee, its Medical Sub-Committee, and its Inter-Clinic Committee.21 Miller too was part of Addis’s supervisory team when she investigated nocturnal enuresis.22 In the same year, he was also a member of the Social Problems Committee of the National Council for Mental Hygiene.23

10 So let us turn to our three attendees to look in more detail at their ideas and practice, starting with Robina Addis. As noted she left two manuscript accounts of the 1937 conference and we can use these as a way into her interests and concerns in child guidance. The first manuscript gave general impressions of the meeting and was almost certainly the first draft of an article which appeared in the newsletter of her professional body, the Association of Psychiatric Social Workers. So this first manuscript noted, for instance, that over twenty nations were represented and was highly complimentary about Heuyer, noting that he was “the moving spirit of everything” sitting through “interminable papers, eagerly attentive, quick to make the pertinent comment”. As at all academic conferences there were personality clashes and Addis remarked in this context that perhaps Heuyer “regarded us in the same way as the children with problems who come to his Clinic”. She also described in some detail the work of Heuyer’s own clinic and of how closely it resembled the child guidance set- up in which she worked. All this caused her to reflect on her own practice noting for example, that as a social worker she felt critical of her own institution since while at Heuyer’s clinic “family histories were to be filled in on a form” her own work was “confined to practical matters”.24 This was somewhat misleading since, as we shall see, Addis kept detailed case-records although not in a standardised format. Some clinics were attempting to rationalise record-keeping, although again not necessarily for family histories and there was undoubtedly variation in practice across British clinics in the inter-war period.25

11 Heuyer’s clinic had been set up in the mid-1920s and appears to have been modelled on American child guidance practice, as were those in Britain.26 During his 1937 Rockefeller Foundation funded journey around Europe to assess psychiatric practice in other countries, the British psychiatrist Aubrey Lewis, a colleague of Mildred Creak at the Maudsley, noted that Heuyer had not only set up a child guidance clinic but was associated with what Lewis described as the more “progressive” Parisian psychiatrists. 27 Again this suggests an interest on the part of at least some British psychiatrists in developments in other countries.

12 The second Addis manuscript is in some respects more detailed and once again paid much attention to Heuyer’s clinic, noting that around 2,000 patients were seen every year and that they were examined by psychologists, social workers, and psychiatrists as well as being subject to biological tests and X-rays. Psychoanalytic treatment was carried out by a Dr Morgenstern and various foster homes were utilised when this was deemed necessary. Addis was clearly impressed by all this activity. She commended too a speech by the Viennese professor of psychology Charlotte Bühler, “Nouveaux tests diagnostiques dans le domaine du normal et du pathologique” seeing the latter’s system of testing as “valuable for early diagnosis eg. at 1 year”. Bühler was clearly perceived as an important figure by British child guidance practitioners and exponents. One of her books, for example, was among the recommended reading for the lecture series Mental

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Health and Disorder in Childhood and Adolescence given by the psychiatrist William Moodie on the LSE’s Mental Health Course, thereby exposing trainee psychiatric social workers to her ideas.28

13 So in Addis we have a recorder of the 1937 conference as well as a child guidance practitioner. We now examine her view of childhood maladjustment by looking at an example from the case notes she kept dating from 1933 when she was a trainee psychiatric social worker at the LSE. This concerned a young boy whom Addis saw, in his home, for reasons which are rather unclear but may be due to lack of emotional responsiveness on his part. Here are some of her observations. The family was Jewish from the and Addis assiduously recorded the histories of all family members. She then made further notes under various headings so that, for example, under “Psychological Atmosphere” she observed that the “(w)hole atmosphere of the house is stiff and drab—no flowers in the garden, and only heavy ornaments and the new Encyclopedia Britannica in the sitting room”. In terms of “Moral Standards” the boy’s mother “insists that there are unalterable principles of right and wrong which never vary… Everyone intuitively knows the good”. Consequently the mother felt it her duty “to warn her children where they may go wrong and expects them to accept her ruling”. Discipline thus seemed, Addis continued, “oppressive and directed to every detail”. She then put forward her “Suggestions for Interpretation of the Family Situation”, which would in turn have been her contribution to a case conference back at the clinic. The mother, Addis suggested, was the dominant figure in the family, seeking to direct every detail of family members’ lives and “expecting success and devotion in return”. She had a “strong ego-drive” and felt she had to do everything herself. Her “(l)ibidinal urge” was “directed into the same channel” and there was a “constant demand for attention in return”, a demand which was not being fulfilled either by the patient or by her husband. So all the men in her home “seem to be unsatisfactory to her in some way…Probably it all goes back to a tie with that splendid Father whose favourite daughter she was”. Moving towards a conclusion, Addis argued that the cause of the mother’s psychological characteristics “must lie very deep for her to deny emotion its place as part of experience and to attempt to rule her life by reason and make duty her desire”.29

14 Three particular points stand out from these notes. First, although British child guidance tended to dismiss psychoanalysis, at least publicly, there is evidence here of psychoanalytically-informed discourse, most notably in concepts such as ego-drive, libido, sublimation of emotion and the nature of the mother’s relationship with her own father. Addis, as a trainee psychiatric social worker, would have been exposed to the latest developments in psychological medicine, including the works of Freud, Jung, and Adler. Second, although, like other child guidance practitioners, Addis would have seen her observations as “scientific”, a number of them are more accurately described as normative and judgemental.30 So, for example, while it is possible in general terms to envisage what is meant by a household’s “stiff and drab” atmosphere, it is less easy to see why this is manifested by a lack of flowers in the garden or the presence of an encyclopaedia. Such comments might be seen as ignoring or misunderstanding socio- economic and cultural factors such as class or, especially in this instance, religion and ethnicity. Third, this case illustrates very clearly how the gaze in child guidance was on malfunctioning family relations rather than on the maladjusted child himself. Specifically, and not untypically, the mother and her own psychological failings are seen as at the heart of the problem. All three of these issues—the significance of

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scientific, psychological medicine alongside value judgements and the role of familial dysfunction in childhood maladjustment—were central to British child guidance belief and practice at this time.

15 To further illustrate these points we now turn to our other two attendees, starting with Mildred Creak. Like Addis, Creak published an account of the conference and its proceedings. She too noted the visit to Heuyer’s institution which she described as “the only clinic in Paris functioning in any way as a child guidance clinic” would in Britain. Although duly noting the impressive throughput of Heuyer’s clinic, she also noted its constraints, including “cramped and out-dated quarters”, while the very volume of children being seen meant that in reality not very much treatment took place. Perhaps unaware that play as a diagnostic and therapeutic tool was a technique mostly confined to Britain, Creak remarked on the lack of “facilities for observation or treatment through play”. She noted too the propensity for Parisian cases to be sent to foster homes for treatment. Again, this was rather different from British practice which argued that wherever possible treatment should take place within the biological family, its problems notwithstanding. And in a passage which reflected the state of contemporary European politics, Creak reported the observations of a Spanish doctor which purported to show “the relative absence of new anxieties in children living under conditions of modern warfare”. She also recorded the resolutions passed by the conference, these including the creation of an international committee (Addis suggests that Emanuel Miller was to be the English delegate) and the setting up of a body to advance international agreement on terminology. Creak further observed that the next conference was due to take place in four years’ time in Germany, at the insistence of the German delegation “by invitation of their Government”.31

16 In her other written work Creak ranged widely (although not as widely as Miller), drawing extensively on her Maudsley experiences. In an article on psychoses in children, published just after her return from Paris, she argued that, initially at least, such children might present symptoms also to be found in their non-afflicted counterparts. So, for instance, all normal children lived “in their fantasies to a greater or lesser degree”, had imaginary friends, and enjoyed the “senseless repetition” of particular forms of play. The regression “even of older children” at times of “emotional disturbance” to infantile behaviours such as bed-wetting was “no rare occurrence”. Such behaviours were significant only in pointing to the underlying disturbance. “The path of maturation” Creak continued, “is a long one, and at any stage a regression of a purely temporary kind may occur”.32 In another paper, this time on a research project being undertaken at the Maudsley on children with reading difficulties, she noted that at the present stage of the investigation “cases could certainly be distinguished in which emotional tension had become expressed as a symptom, in one child, in reading difficulties, in another child as motor disturbances such as tics, and in another as, say, a regression to nocturnal enuresis”. Creak gave the specific example of a boy aged nine years, but with a reading age of seven years and two months, who was “moody, over- quiet, preoccupied” and “obviously worried” and who compensated by living in a “world of fantasy”. If, however, he could be persuaded to leave this fantasy world his performance, albeit requiring “an abnormal amount of encouragement and stimulation”, was almost normal for his biological age.33

17 And in a further piece published in 1938 Creak addressed the issue of hysteria in childhood, again using cases from the Maudsley. She started off by taking it as

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axiomatic that mental disturbance could affect an individual physically, and vice versa. Defining “hysteria”, she continued, could be problematic. However by utilising the Freudian insight that hysteria could often be caused by an underlying anxiety and then further converted into physical symptoms, this “conversion hysteria” was a “mechanism very commonly seen in children”. The causes of such hysteria could be further sub-divided although “true conversion hysteria”—that is where there was no original organic causation—was not “commonly seen in young children” but was nonetheless “by no means limited to the adolescents”. To illustrate her argument, Creak outlined the case of a fifteen years old girl who had to be carried into the clinic by her father. The patient had been unable to walk for two months, claimed that she could not see, was refusing food, and asserted that she was dying. Her history showed that she had always been a “delicate” child who had exhibited various fears from the age of three. Physical illness made her emotionally upset and afraid of death and she was very dependent on others. The rest of her family were also “nervous”. Ultimately the girl was hospitalised, and thereby taken away from her family, and almost immediately recovered. After various discussions with the patient on the question of her own psychology, she was discharged to a foster family. Here she had had two mild relapses, the second “coupled with the desire…to return to her mother”. Summarising, Creak suggested that the “mechanism here appeared to be entirely psychologically determined, and to be closely related to a tendency of at least twelve years’ duration to seek refuge in illness, with resultant return to complete dependence on maternal care”. 34

18 What observations can we make on these papers, again with the practices and beliefs of British child guidance in mind? The first, although primarily dealing with children with very severe mental health problems, noted that such children may, initially at least, present symptoms which might be exhibited by “normal” children when they come under emotional strain. The example she uses, bed-wetting, was a common cause of referral to British child guidance clinics and was soon to be a major social issue when British children were evacuated from urban areas threatened by aerial bombing at the beginning of the Second World War. More generally, Creak’s analysis is clearly underpinned by another idea central to British child guidance, that there was no sharp distinction between “normal” and “abnormal”. Rather, all children were on a spectrum along which they might move in one direction or another according to emotional and psychological circumstances.35

19 The second paper also references bed-wetting as one possible response to “emotional tension” and likewise notes the role of fantasy in children’s lives. But in the particular case study Creak gives us fantasy had been taken too far and is impeding the child’s education. This is not an insuperable problem, albeit one which requires considerable resources to resolve it. It is also worth noting that, again in line with British child guidance beliefs and practice, problems in schooling were not seen necessarily as educational problems per se but rather as having emotional or psychological origins. Significant too is the use of the expression “over-quiet” as British child guidance placed considerable weight on what were in reality clinically opaque concerns such as timidity and shyness. In the third paper Creak clearly finds the family emotionally and psychologically dysfunctional, resulting in the patient’s physical symptoms. The mother has given too much attention, and implicitly the wrong kind of attention, to her daughter. What is especially notable here, though, is the resort to foster-parenting. As earlier suggested, wherever possible British child guidance sought to deal with its

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patients’ problems in the context of the biological family. Indeed this was to become almost axiomatic after the Second World War, thanks largely to the work of John Bowlby. What this implies in the case of Creak’s patient is that she and her colleagues felt that familial relationships had broken down to such a degree that actual separation was the only viable option.

20 Turning now to our third and last delegate identified with British child guidance, Emanuel Miller, it is unclear exactly how much of the conference he actually attended. Addis noted that not all of the English delegation was able to stay for the whole meeting and that of the four scheduled papers by English attendees one speaker was not able to present in person. The sense that the latter was Miller is based on Addis’s note that a résumé of his paper was read out. The latter she recorded as: “Treat character anomalies and neurotics by teaching sympathy, SW (i. e. social work), change of environment (ie. emotional environment), psychotherapy, nursery schools for pre- school”.36 Nonetheless there also exists a typescript in French summarising Miller’s proposed speech, presumably for pre-circulation to conference attendees, which expands on these points. So, for instance, Miller noted that while provision existed for children deemed of low intelligence, much less was known about character anomalies and nervous problems in infancy. His proposals for tackling such problems included studying the family environment in order to understand the familial causes of disturbed behaviour (“En étudiant l’entourage familial pour saisir les causes familiales de troubles du comportement”37). All these arguments were, of course, very much the principles upon which British child guidance operated and were articulated by a leading British psychiatrist with well-defined interests in children’s mental health problems. So while Miller may have only attended the 1937 conference spasmodically it is still worth examining his views and practice. And, in any event and as we have seen, the French organisers thought him a significant enough figure to enlist for the conference’s Comité d’Honneur.

21 In an essay published in 1937 and entitled “Problems of the Growing Child” Miller started off by contrasting the closed system of the Victorian family with its patriarchal atmosphere and strong internal cohesion with the more relaxed, more open, situation which currently prevailed. But, he continued, although there were differences between the two systems there were also strong similarities. So however much “recent convention allows of new adjustments the deep instinctual and emotional bonds between parents and children remain for all practical purposes the same”. Equally it remained the case that “the forces within the mental systems of…young people…bear the mark of our long human history, and because of their depth they remain as strong as ever”. And in both Victorian and modern families it was thought, quite correctly in Miller’s view, that these should be “reasonably large”. Miller then went on to engage with particular types of problems with which children and adolescents might present. Here we focus on those of a sexual nature, particularly in adolescence when “sexual restlessness begins to make its appearance”. One particular problem, and here Miller is talking about boys, is that the “mother, the original infantile object of devotion, becomes unapproachable and girls may be given a sly glance and autoeroticism will be indulged in order that tension shall be overcome”. Equally problematic is any “tendency towards sexual inversion”, by which is meant homosexuality, which might arise due to overly strong “attachments to the mother or even to the father” in early childhood. This could be dealt with in two ways. First, sex education should be given before the onset of puberty. The second way was to pay due attention to the raising of

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infants for, Miller argued, it was “clear in the light of our knowledge of early child psychology that the peculiarities of sex-development have their roots in perverted sensual interests in the first five years of life”. To prevent such interests even in their early years children should neither be over-indulged or over-neglected, but rather dealt with “by a matter-of-fact naturalness with regard to bodily functions”.38

22 What can we make of these arguments? First, it was a strongly held belief in British child guidance not only that children should be brought up wherever possible in their biological families but also in the company of at least one sibling. Being an only child was problematic because it could, for instance, result in the child being overindulged, and that is one of the points Miller was getting at. Second, the underlying and continuous importance of emotional bonds within the family and to the healthy emotional development of the child is again central to Miller’s argument and to that of British child guidance. Third, there is the emphasis, during the discussion on inversion on the crucial importance of the early years in shaping the child’s psyche. The correct way of dealing with this potential problem is neither to overindulge nor neglect the child, again a fundamental British child guidance principle. To put it another way, an avoidance of extremes of behaviour towards children on the part of their parents was one of the keys to healthy child development. Fourth, despite the essay’s title Miller concentrates almost entirely on boys and not least in the section on sexual problems. This is puzzling, since although British child guidance clinics saw slightly more boys than girls the difference was relatively negligible and, more importantly, girls often presented with sexual issues. Finally, and more positively, there is a fairly relaxed attitude to child sexuality as well as a belief in the necessity of sex education for healthy emotional and psychological development.

23 One further point about Miller. It was suggested earlier that British child guidance rejected socio-economic explanations for child mental ill-health and by and large this was also true of Miller. But he was aware of power, both political and social. This was hardly surprising given his role in setting up the Jewish Clinic in East London which, by 1939, was reporting that “political disturbances” in the area had made “the position of the clinic a matter of special concern to the community”. The particular problem was the anti-semitic campaign, orchestrated by fascists, which had increased the number of children with nervous disorders deriving from the “serious effects of fear and hatred on a child’s nervous system”. All this was raising “a new problem for the community”.39 The previous year Miller had published a book whose concluding chapter was entitled “The Future of the Family”. Here he started by noting that “we have reason to feel some anxiety about the shape of things tomorrow”. This was clearly an allusion to the contemporary state of European politics on which he further commented in the course of the chapter. So, for instance, he argued that in post-1918 Europe “psychological forces have been closely interwoven with economic forces” in what he described as the political “battle” over the future of the family and this was notably the case in Germany, , and France. But Miller was also aware that power was not simply a political phenomenon. Discussing potential changes in the family he argued that “even on the assumption that both Child Guidance and psychoanalysis” were “universally adopted” children were “unlikely to profit universally from the new psychological dispensation”. While mothers were likely to support potentially liberating change, change which would also be of benefit to children, men were “less disposed to abandon the patriarchal authority which has permeated all forms of social and economic life”.40 So not only did child maladjustment derive from badly-functioning families, families

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themselves were subject to potentially conflict-laden and contested change resulting from deep and well-established cultural and social structures. This sort of mild cultural pessimism, although very much a product of its times, is revealing in itself for generally speaking British child guidance was optimistic about achieving its goals, provided adequate resources were allocated, and the present author has argued elsewhere that in the post-1945 era it became part of a low-key social-democratic consensus about social reconstruction.41

24 To conclude: clearly more could be said about these cases and papers, and indeed their authors. As noted, all three were important figures in their own fields and wrote extensively on child mental health issues and policies. But the aim here has been to suggest the sort of intellectual and therapeutic baggage these British child guidance practitioners brought to the Paris conference. This baggage included the centrality of the family to the emotional and psychological development of the child, and especially in its early years; in practice a focus as much on the parent, and especially the mother, as on the maladjusted child itself; value judgements alongside purportedly scientific practice; the lack of sharp distinction between the normal and the abnormal and hence, inter alia, the possibility of the normal child regressing at times of emotional stress; and, for the times, a reasonably relaxed attitude to at least some aspects of child sexuality.42 It is clear too that the British representatives were interested in what they encountered in Paris and, in principle at least, keen to be involved in organisational matters and prepared to support any further meetings of the same type. Creak told Heuyer that she had found the meeting “stimulating and interesting” and that it would now “always be easier to exchange ideas with workers in this field of child psychiatry in other countries”.43 MacCalman, meanwhile, told Heuyer that he would be pleased to arrange meetings with British child guidance practitioners during his planned visit to London.44 Whether any of the British attendees brought back any new ideas from Paris and sought to implement them in their own practice is difficult to assess, and not least because war was to break out in a little over two years. But perhaps what was most important about the British attendees, like those from other countries, was the very fact of their presence, a testament to widespread, and international, contemporary concerns about child mental health and witness to a willingness to exchange information and ideas.

NOTES

1. For child guidance in the United States, see JONES Kathleen, Taming the Troublesome Child: American Families, Child Guidance, and the Limits of Psychiatric Authority, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1999.

2. For a fuller history, see STEWART John, Child Guidance in Britain, 1918-1955: The Dangerous Age of Childhood, London, Pickering and Chatto, 2013. 3. BURNS Charles, “Child Guidance on the Continent”, British Journal of Educational Psychology, 3, 3, 1933, p. 251-67.

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4. Rockefeller Archive Center, New York, Commonwealth Fund Archives (hereafter, CF), Box 7, folder 76, Minutes of a Meeting of the Executive Committee, 1937/03/11. 5. CF, Box 7, folder 75, Minutes of a Meeting of the Executive Committee, 1936/7/9. 6. , Programme, Premier Congrès International de Psychiatrie Infantile, p. 4. (Archives Georges Heuyer, université Paris 8). 7. For the Mental Hygiene Congress, see ODLUM Doris, “Report on the Second International Congress on Mental Hygiene”, Mental Hygiene, III, 4, 1937, p. 117-140. For the Child Psychiatry Conference, see further below. On mental hygiene in inter-war Britain, see THOMSON Mathew, “Mental Hygiene in Britain during the First Half of the Twentieth Century”, in ROELCKE Volker, WEINDLING Paul J., WESTWOOD Louise (dir.), International Relations in Psychiatry: Britain, Germany, and the United States to World War II, Rochester, NY, University of Rochester Press, 2010, p. 134-155. 8. BRITISH PARLIAMENTARY PAPERS, 1937-38, Ministry of Health, Nineteenth Annual Report of the Ministry of Health, 1937-1938: Cmd. 5801, London, HMSO, 1938, p. 85. 9. THOMSON Mathew, The Problem of Mental Deficiency: Eugenics, Democracy, and Social Policy in Britain, c.1870-1959, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 85; Child Guidance Council, Report for the Year 1937, London, The Child Guidance Council, 1938, p. 2-3. 10. Londres, Wellcome Library, Archives and Special Collections, Robina Addis Papers (hereafter, Wellcome), PP/ADD/F/3/2, manuscript 1, p. 6; letter, 1937/08/07, Ruth Darwin to Georges Heuyer (Archives Georges Heuyer, université Paris 8). 11. ADDIS Robina S., History of the Child Guidance Movement, London, National Association for Mental Health, 1952; ADDIS Robina S., “A Study of Nocturnal Enuresis”, Archives of Disease in Childhood, 10, 1935, p. 169-78. 12. CHILD GUIDANCE COUNCIL, Report for the Year 1937, p. 3; Wellcome, PP/ADD/F/3/2.

13. BOWLBY John, “A Historical Perspective on Child Guidance”, The Child Guidance Trust, Newsletter, n° 3, June 1987, p. 2. 14. CHILD GUIDANCE COUNCIL, Report for the Year 1937, p. 2-3.

15. GRAHAM Philip, “Eleanor Mildred Creak”, Oxford Dictionary of National Biography, accessed online 2004/11/30; EVANS Bonnie, RAHMAN Shahina, and JONES Edgar, “Managing the ‘Unmanageable’: Interwar Child Psychiatry at the Maudsley Hospital, London”, History of Psychiatry, 19, n° 4, 2008, p. 454-75. 16. ADDIS Robina S., “A Statistical Study…”, op. cit., p. 169.

17. CREAK Mildred, “The First International Conference on Child Psychiatry”, Mental Hygiene, IV, 1, 1938, p. 2-5; Programme, Premier Congrès International de Psychiatrie Infantile, p. 7. 18. Letter, 1937/08/10, Mildred Creak to Georges Heuyer (Archives Georges Heuyer, université Paris 8). 19. THOM Deborah, “Emanuel Miller”, Oxford Dictionary of National Biography, accessed online 2004/11/30; BURKE Noel H. M. and MILLER Emanuel, "Child Mental Hygiene: Its History, Methods and Problems", British Journal of Medical Psychology, IX, n° 3, 1929, p. 218-242. 20. See, for example, MILLER Emanuel (dir.), The Neuroses in War, London, Macmillan, 1940.

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21. CHILD GUIDANCE COUNCIL, Report for the Year 1937, p. 2-3.

22. ADDIS, R.S., “A Statistical Study…”, op. cit., p .169.

23. NATIONAL COUNCIL FOR MENTAL HYGIENE, Fourteenth Annual Report, 1937, London, National Council for Mental Hygiene, 1938, p. 14. 24. Wellcome, PP/ADD/F/3/2, manuscript 1, p. 1-3; also, Modern Records Centre, University of Warwick (hereafter, MRC), Archive of the Association of Psychiatric Social Workers, MSS.378/APSW/P/16/7, Association of Psychiatric Social Workers, “News Sheet VII: October 1937”, p. 11. 25. STEWART John, Child Guidance…, op. cit. Appendix 1 for an example of an early attempt at record keeping as data analysis. 26. COFFIN Jean Christophe, “‘Misery’ and ‘Revolution’: The Organisation of French Psychiatry, 1900-1980”, in GIJSWIJT-HOFSTRA Marijke, OOSTERHUIS Harry, VIJSELAAR Joost and FREEMAN Hugh (dir.), Psychiatric Cultures Compared: Psychiatry and Mental Health Care in the Twentieth Century, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2005, p. 230. 27. ANGEL Katherine, JONES Edgar and NEVE Michael (dir.) European Psychiatry on the Eve of War: Aubrey Lewis, the Maudsley Hospital and the Rockefeller Foundation in the 1930s: Medical History Supplement 22, London, The Wellcome Trust Centre for the History of Medicine UCL, 2003, p. 80. 28. Wellcome, PP/ADD/F/3/2, manuscript 2, p. 3, p. 7. Bühler’s approach at this time is described in BÜHLER Charlotte, From Birth to Maturity: An Outline of the Psychological Development of the Child, London, Kegan Paul, Trubner and Co., 1935 wherein, for example, she claims (at p. xiii) that advances in psychological science meant that it was possible to “recognize with certainty psychic abnormalities or retardations, as early as the end of the first half-year”. The title of her Paris speech is noted in Programme, Premier Congrès International de Psychiatrie Infantile, p. 16. On Moodie’s lectures see MRC, MSS.378/APSW/12/20, “Mental Health Course, Session 1938-1939”, p. 2. 29. PP/ADD/C.1/8, “Case Notes, April-July 1933”. 30. On ‘science’ in British child guidance see STEWART John, “The Scientific Claims of British Child Guidance, 1918-1945”, British Journal for the History of Science, 42 (3), 2009, p. 407-432. 31. CREAK Mildred, “The First International Conference…”, op. cit., p. 4, 5; on Miller as English (sic) delegate to this committee, PP/ADD/F/3/2, manuscript 2, p. 2. 32. CREAK Mildred, “Psychoses in Children”, Proceedings of the Royal Society of Medicine: Section of Psychiatry, 31, n° 5, 1938, p. 521. 33. CREAK Mildred, “Reading Difficulties in Children”, Archives of Disease in Childhood, IX, 1936, p. 153. 34. CREAK Mildred, “Hysteria in Childhood”, The British Journal of Children’s Diseases, XXXV, n° 412-414, 1938, p. 85-6, 87-8, 88-9. 35. See further STEWART John, “‘The Dangerous Age of Childhood’: Child Guidance and the ‘Normal’ Child in Great Britain, 1920-1950”, Paedagogica Historica, 47, n° 6, 2011, p. 785-803. 36. Wellcome archives, PP/ADD/F/3/3, manuscript 1, p. 6 and manuscript 2, p. 11.

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37. Undated typescript, “Les méthodes d’éducation selon les troubles de l’intelligence et du caractère chez l’enfant” par le Docteur Emmanuel (sic) MILLER (Archives Georges Heuyer, université Paris 8). 38. MILLER Emanuel, “Problems of the Growing Child”, in MILLER Emanuel (dir.), The Growing Child and Its Problems, London, Kegan Paul, Trench, Trubner and Co., 1937, p. 211, 209, 215, 216-217. 39. Reported in Mother and Child, IX, 11, 1939, p. 421. 40. MILLER Emanuel, The Generations: A Study of the Cycle of Parents and Children, London, Faber and Faber, 1938, p. 253, 262, 267-8. 41. STEWART John, Child Guidance…, op. cit., Ch.6.

42. The ideas and practices described here are more fully discussed in STEWART John, Child Guidance…, Chs. 2-4. 43. Letter, 1937/08/10, Mildred Creak to Georges Heuyer (Archives Georges Heuyer, université Paris 8). 44. Letter, 1937/10/04, Douglas MacCalman to Georges Heuyer (Archives Georges Heuyer, université Paris 8).

ABSTRACTS

A number of practitioners of child guidance in Britain - attended the 1937 Paris Conference. This article discusses their ideas and clinical practices of three of them - Robina Addis, Mildred Creak, and Emanuel Miller- with a view to throwing light on the attitudes and beliefs they brought to the meeting in France This article first describes the nature and scope of child guidance in Britain down to the mid-1930s. Next comes a discussion of ideas of what constituted child mental ill-health and their therapeutic techniques. In concluding, it is suggested that the significance of the attendance of the British delegates lies in the very fact of their being there.

Plusieurs professionnels de la guidance infantile britannique assistèrent au congrès international de Paris en 1937. Cet article discute des idées et des pratiques cliniques de trois d’entre eux (Robina Addis, Mildred Creak, et Emanuel Miller) en apportant un éclairage sur les orientations et les convictions qu’ils présentèrent en France. Il décrit également la nature et l’objectif de la guidance infantile britannique jusqu’au milieu des années 1930 et plus particulièrement le débat autour de ce qui constitue les perturbations mentales de l’enfant et les techniques thérapeutiques. Il est pour finir suggéré que ce qui explique la participation des délégués britanniques serait le seul fait d’être présents.

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INDEX

Keywords: maladjusted children, British child guidance, psychiatry, psychology, and psychiatric social work Mots-clés: enfants inadaptés, guidance infantile britannique, psychiatrie, psychologie, travail social

AUTHOR

JOHN STEWART Emeritus Professor of Health History, Glasgow Caledonian University

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Des psychiatres et des enfants : une histoire belge autour du congrès de 1937 Psychiatrists and children: a Belgian story around the 1937 congress

Benoît Majerus et Veerle Massin

1 Si l’on se réfère à l'historiographie de la psychiatrie infantile belge, pour autant qu'elle existe, celle-ci ne commence généralement qu'après la seconde guerre mondiale avec les figures de Pierre Fontaine et de Nicole Dopchie1. Le premier occupe la première chaire de psychiatrie infantile belge, fondée en 1966 à l'université catholique de Louvain. La deuxième2 est nommée en 1968 à la chaire de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescence nouvellement créée à l'université libre de Bruxelles. Il serait pourtant réducteur de considérer que la psychiatrie infantile belge naît au moment-même où celle-ci commence à être enseignée comme discipline à part entière dans les universités. L’intérêt pour la psychiatrie de l’enfant a des racines bien plus anciennes – en Belgique comme ailleurs –et le premier congrès international de Psychiatrie infantile qui se tient à Paris en 1937 est l’occasion de s’intéresser à ses premiers développements. En 1937, la Belgique est représentée à Paris par trois psychiatres : Jeanne Jadot-Decroly, Guillaume Vermeylen et Paul Vervaeck3. Aucun de ces trois personnages n'est entré dans l'histoire comme psychiatre de l'enfance : Jeanne Jadot- Decroly est d’abord présentée comme « pédagogue » ; Paul Vervaeck est connu pour son action de criminologue dans les domaines de la médecine légale, de l’anthropologie criminelle et de la santé publique en général4 ; Guillaume Vermeylen est plutôt commémoré pour le rôle qu’il a joué dans la fondation de l'Institut de psychiatrie à Bruxelles de même que pour son engagement dans la Ligue belge d'hygiène mentale. La présence de ces trois psychiatres est pourtant révélatrice d’une psychiatrie de l’enfance belge composée très tôt de personnes et d’institutions qui relèvent en réalité d’un espace beaucoup plus large, englobant la médecine, la justice, l’éducation et l’action sociale.

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2 Ces quelques mots d'introduction permettent de souligner un certain paradoxe : d'un côté, une apparente institutionnalisation tardive de la psychiatrie infantile en Belgique dans la deuxième moitié du vingtième siècle5, d'un autre côté, un intérêt pour l'enfant parmi les psychiatres belges qui s'épanouit beaucoup plus tôt, sans que ceci ne donne nécessairement lieu à la reconnaissance d'une spécificité. Mais cette étude va aussi être l’occasion d’inverser le raisonnement traditionnel, non pas en se demandant comment des psychiatres ont pu devenir des psychiatres de l'enfance, mais bien en constatant que dans certains cas, des psychiatres de l'enfance ont été obligés de devenir psychiatres, faute de débouchés professionnels dans leur domaine au cours des premières décennies du XXe siècle. Le congrès de 1937 apparaît ici comme une occasion pour retracer la préhistoire de la psychiatrie infantile belge et pour s’interroger sur les raisons de la non-émergence d'un champ spécifique avant les années 1960 en Belgique.

Le tournant 1900 : Demoor, Ley et Decroly

3 Les lois de 1850 et 1873 qui règlent le régime de la collocation6 des aliénés en Belgique s'intéressent au genre (en établissant un régime asilaire séparé pour hommes et femmes) et aux classes sociales (en réglant dans le détail la question de l'indigénat). Mais elles sont muettes sur la question de l'âge. En parcourant les registres d'asiles du XIXe siècle, l'historien rencontre régulièrement des enfants, sans qu'une approche spécifique soit immédiatement visible – avec une exception notable à la kinderkoer (littéralement « cour des enfants ») à Gand. Alors que l’Europe voit naître les premières sections pour enfants dans le système asilaire7, Joseph Guislain8 (considéré comme le père fondateur de la psychiatrie belge) met en place à Gand une section réservée aux enfants. Créée en 1854, la kinderkoer fait partie d’une institution asilaire classique tenue par les Frères de la Charité. L’institution fait une distinction fondamentale entre deux types d’enfants : les anormaux psychiques et les arriérés (« idiots », « débiles »). Seuls les arriérés sont placés à la kinderkoer : même si Guislain les considère incurables, il pense aussi que l’éducation et l’enseignement peuvent avoir un effet bénéfique sur eux. Mais ce ne serait qu’à partir des années 1890 que le psychiatre aurait mis en place une réelle pratique psychiatrique à leur égard. Il interroge l’enfant, examine son corps (organes des sens, éventuels signes de dégénérescence), l’invite à lire un texte, à raconter une histoire ou à nommer les objets qui l’entourent, il s’intéresse à ses émotions et à ses humeurs. Le psychiatre développe des critères d’évaluation de l’intelligence des enfants9. Cette pratique ne donne pas lieu au développement d'une doctrine articulée mais correspond, au niveau de la chronologie, à l’éveil d’un nouveau questionnement. Ce changement s’inscrit dans un phénomène sociétal plus large : l’enfance est désormais une catégorie d’âge qui focalise l’attention des autorités, des juristes, de l’Église, des médecins, aussi parce qu’elle est porteuse d’avenir et de risque (social, politique, de santé publique). Les principes de « défense sociale » qui se déploient au sein de la société dans le dernier quart du XIXe siècle s’étendent, de plus en plus par le biais de la sphère médicale. Le tournant du siècle voit la conception de l’enfance et de la jeunesse changer ce qui donne lieu à des réformes importantes étalées sur une vingtaine d’années : loi sur le travail des enfants (1899), Écoles de Bienfaisance (1891), tribunaux pour enfants (1912), obligation scolaire (1914)10.

4 C’est ainsi que sont créées les premières institutions de type asilaire réservées aux enfants (Manage, 1895) et les premiers établissements scolaires pour enfants dits

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« arriérés » (Bruxelles, 1897 ; Anvers, 1898). Jean Demoor11 et Auguste Ley 12 y sont recrutés. Dès ce moment, les deux praticiens s’expriment régulièrement sur la nécessité de développer une discipline psychiatrique dédiée à l’enfance. Ils posent les bases d’une réflexion médicale sur le rôle du psychiatre et de l’État à l’égard des enfants. Pour Jean Demoor, il n’est pas étonnant que les enfants « arriérés » ou « aliénés » n’aient pas encore fait l’objet d’études poussées jusque-là : « Aucun chapitre de l’histoire pénible des maladies n’est plus attristant que celui qui traite de l’enfance anormale. Son caractère déprimant et l’impuissance relative de la thérapeutique en font même négliger l’étude et c’est ainsi qu’il reste ignoré ou imparfaitement connu dans la science psychiatrique13. » Pour lui, les enfants « anormaux » peuvent être regroupés en deux grandes catégories : ceux qui sont nés ainsi et ceux qui le deviennent. Il estime ainsi que certains enfants sont devenus « anormaux » uniquement en étant « desservis par le milieu ». Par « milieu », les médecins entendent alors la famille mais aussi le milieu urbain dans lequel ils vivent et qui a connu une forte croissance dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La population de l’école d’enseignement spécial de la ville de Bruxelles étant majoritairement composée d’enfants dits arriérés (dépistés dans le milieu scolaire), l’expertise de Jean Demoor s’articule naturellement autour des enfants « idiots » (« profonds » et « 2e degré ») et « débiles ». Pour lui, tous méritent une institution spécialisée, pour leur apporter des soins ou une hygiène appropriés ou pour éviter que leurs déficiences, mêlées à un déficit d’éducation, les mènent droit vers la criminalité. Jean Demoor multiplie alors les publications14, avec un triple objectif. Il plaide d’abord pour le développement d’une psychiatrie dédiée à l’enfance : pour lui, les enfants « anormaux » ne sont pas nécessairement incurables et intraitables (il s’élève d’ailleurs contre certains principes d’eugénisme). Il souligne ensuite qu’il est nécessaire que l’État se positionne en faveur d’un mouvement de prophylaxie sociale adressé spécifiquement « aux anormaux ». Enfin, il appelle à la création d’institutions dédiées à l’enfance « anormale » en Belgique : sans institutions pour observer et pratiquer la médecine psychiatrique, celle-ci ne peut se développer15. De son côté, Auguste Ley (qui publiera sa thèse consacrée aux enfants « arriérés » en 190416) estime dès 1899 que « le traitement des enfants idiots et arriérés en Belgique est d’une nullité navrante17 ». Le matériel pédagogique, les infrastructures spécialisées, le support de l’État, la formation professionnelle : tout ferait défaut. Jean Demoor et Auguste Ley s’associent d’ailleurs dès 1900 pour donner une formation aux instituteurs des écoles spéciales des villes de Bruxelles et d’Anvers18.

5 C’est à la même période qu’Ovide Decroly19 prend la direction d’une consultation pour enfants dédiée aux troubles de la parole à la clinique des Éperonniers à Bruxelles (1898). Il y élabore ses premières considérations sur l’étude de l’enfant et de son intelligence. La Société belge de pédiatrie lui propose dès 1901 de prendre la direction d’une nouvelle clinique destinée aux enfants « anormaux » : la frontière entre psychiatrie, pédagogie, pédologie et pédiatrie est encore ténue à une période où chacune de ces disciplines est en train de constituer une « science de l’enfant », notamment par le biais des pratiques. L’institut d’enseignement spécial pour enfants des deux sexes ouvre ses portes dans la maison-même de Decroly qui souhaite pouvoir observer les enfants dans leur vie quotidienne20. Les disciples de Decroly considèrent que c’est à ce moment que ce médecin neuropsychiatre bascule dans le champ de la pédagogie. Sa pratique témoigne pourtant bien, sur la longue durée, d’une discipline médicale fortement inspirée des modes d’examen établis dans les milieux de la psychiatrie. Ses premières publications témoignent d’ailleurs d’une méthode

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d’observation clinique qui aura une forte influence sur sa pratique pédagogique. Sa méthodologie repose sur l’étude de cas (casuistique) : antécédents familiaux et personnels, observation et recherche clinique notamment sur la base d’une discussion avec le patient ; diagnostic ; pronostic ; pathologie et étiologie ; traitement et thérapie. Ses diverses interventions entre 1898 et 1905 démontrent qu’il établit des liens forts entre des disciplines connexes qui se développent alors : la neurologie, la psychologie, la pédagogie et la psychiatrie21.

6 Apparaît ainsi une première génération de psychiatres belges s'intéressant à l'enfance et tout spécialement à l’enfance « arriérée ». Leur terrain d'observation n'est pas une population asilaire, mais les enfants scolarisés en milieu urbain22. Dès ce moment, la psychiatrie belge se profile également au niveau international comme disposant d'une expertise spécifique sur le sujet. Lors du 1er congrès international de Psychiatrie, de neurologie, de psychologie et de l'assistance des aliénés qui se tient en septembre 1907 à Amsterdam, une des cinq séances de la troisième section “Assistance des aliénés” est consacrée aux « enfants mentalement arriérés ». La discussion est entre autres animée par Ovide Decroly et Auguste Ley23.

L’entre-deux-guerres : « Deux âmes, hélas ! habitent mon cœur »

7 À partir des années 1910, dans le champ de la psychiatrie, on peut schématiquement distinguer deux courants, l'un portant davantage sur des questions pédagogiques (« enfants arriérés »), l'autre s'intéressant davantage aux tribunaux pour enfants (« enfants délinquants »). Cette séparation est en partie artificielle : des auteurs publient sur les deux questions et les lieux de sociabilité sont parfois les mêmes. Rien n'illustre mieux la porosité entre les deux thématiques qu'une citation d'Ovide Decroly, normalement considéré comme l’exemple-type d'une approche exclusivement pédagogique : « Pour le psychiatre l'enfant anormal peut être un aliéné ou un criminel en puissance ; l'aliéné et le criminel ont très souvent été des enfants normaux24. » Cette distinction artificielle se concrétise à travers les lieux de publication25 et les lieux de pratique (l'école versus les institutions d'enfermement pour enfants).

Les enfants dits « arriérés » : une continuité

8 L’intérêt pour les enfants arriérés au tournant du siècle a pour conséquence de structurer la réflexion des médecins et psychiatres autour de la mesure de l’intelligence chez l’enfant pendant près de deux décennies. Dès 1906 et alors que le sujet est à peine amorcé par Binet, Decroly et Boulenger ont pour objectif d’établir « au moyen d’épreuves, le portrait psychologique de l’enfant26 ». Les tests français sont facilement remis en cause et il y a dans la communauté médicale un intérêt prononcé pour la question du transfert de ces tests au contexte belge27. Les travaux de Decroly sur les tests et la mesure de l’intelligence de l’enfant marquent les années 1910. Ses objectifs sont de distinguer l’« anormal » du « normal » afin de pouvoir classer et traiter les enfants irréguliers28. Mais c’est l’« éducation » plus que le « traitement », qui se trouve au cœur de son œuvre. Il considère l’enfant « anormal » comme une unité biopsychosociale et ne limite pas l’étiologie aux questions cliniques ou anatomiques29.

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L’origine sociale est régulièrement thématisée, notamment via la question des « classes dangereuses » ou de la race. En 1913 Ovide Decroly résume ainsi sa pensée : « En ce qui concerne la race, il [Stern] souligne l'accord de tous les auteurs qui ont vérifié l'application de la série de Binet de 1908 ; pour tous, les épreuves des premiers âges sont trop simples, celles des âges élevés, trop difficiles ; c'était aussi la conclusion de nos recherches. Pour ce qui regarde la situation sociale, le fait d'appartenir à la classe aisée confère aux enfants un avantage incontestable […] cette avance porte particulièrement sur les tests qui demandent de la compréhension verbale30. »

9 Quant à la question du genre, elle est étonnamment peu thématisée dans ce type d’écrits spécifiques par rapport aux deux autres identités (classe et race). Les enfants sont ainsi cités sans distinction de sexe, même lorsqu’il est question de la puberté, et les médecins n’évoquent pas de différences relatives au diagnostic ou au traitement des garçons ou des filles dits arriérés.

10 Dans les années 1910 et 1920, la production scientifique reste peu explicite sur la définition de l'enfance. Les médecins et psychiatres, lorsqu’ils parlent de l’enfance, évoquent des populations assez larges (de 4 à 18 ans) même si la plupart s’intéressent à une catégorie plus restreinte (8 à 16 ans). La question de la puberté est parfois abordée mais la catégorie « adolescence » manque encore aux psychiatres pour davantage penser la transition entre l’enfance et l’âge adulte31. Cette question de l’âge est pourtant discutée très clairement par Ovide Decroly lors d’un discours programmatique qu'il tient en 1923 et c’est pour lui l’occasion de plaider en faveur d’une psychiatrie spécifiquement « infantile32 ». Il regrette que les praticiens belges se limitent souvent à l’étude des « arriérés » et il souhaiterait que ceux-ci s’intéressent à d’autres anomalies de l’enfance, notamment aux psychoses33. Il estime que l’étude de l’enfant psychotique permettrait de mieux comprendre l’étiologie des maladies mentales chez l’adulte. Il ne nie pas l’existence d’affections semblables chez l’enfant et chez l’adulte mais il souhaite établir quelles sont les différences entre la psychiatrie de l’adulte et la psychiatrie de l’enfant. Il évoque alors la puberté comme une période transitoire, au cours de laquelle les deux types de psychiatries sont susceptibles de s’associer. Mais en dehors de cette période transitoire, la psychiatrie de l’enfant devrait nécessairement être distincte de celle de l’adulte « car le traitement des anomalies mentales infantiles ne peut porter ses fruits, si l’on part exclusivement du point de vue de la psychiatrie de l’adulte ». Trois ans plus tard, ce plaidoyer pour la constitution d'un champ indépendant est repris par Maximilien F. Boulenger, nouveau président de la Société mentale de Belgique. Il regrette que l'intérêt des psychiatres se limite souvent à l’imbécillité et l'idiotie. Il affirme que les « troubles mentaux » peuvent être présents dès le plus jeune âge (« bébés ») et conclut : « la psychiatrie chez l'enfant revêt un aspect bien différent de celle de l'adulte34. »

11 Les années 1920 voient apparaître une deuxième génération de psychiatres s'intéressant à l'enfance. Le personnage central est Guillaume Vermeylen35. Étudiant d'Ovide Decroly et d'Auguste Ley, Vermeylen est un disciple fidèle. Sa thèse de doctorat est intitulée Les débiles mentaux – Étude expérimentale et clinique36. Comme son maître Decroly, il y est préoccupé par les questions de classification qu'il entend résoudre en recourant à des tests psychologiques. Son terrain d'étude est d'abord une section pour enfants anormaux à la colonie de Gheel où il officie dans les années 1920. En 1931, il est nommé directeur de l'Institut de Psychiatrie de Bruxelles mais il n’arrête pas pour autant de s’intéresser aux enfants, qu’il rencontre notamment dans le cadre de son

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engagement dans le mouvement d'hygiène mentale, où les enfants sont une cible privilégiée37. Si Vermeylen fait ses armes en étudiant la débilité chez l’enfant, il est aussi l’un des premiers à s’intéresser réellement aux comportements psychotiques chez l’enfant, via l’étude des encéphalites épidémiques38 et des traumatismes crâniens39. La recherche en psychiatrie infantile clinique est lancée en Belgique – même si celle-ci reste timide40. Elle se développe parallèlement à la naissance d’une interrogation sur les « troubles des comportements » des enfants. Si la question des enfants « débiles », « arriérés » ou « idiots » n’est pas complètement enterrée à la fin des années 1920, elle passe en tout cas au second plan. Ce domaine intéresse désormais plus les champs de la pédagogie et de la psychologie (successeurs de Decroly) que ceux de la psychiatrie.

Les enfants dits « délinquants » : un nouveau champ d’investigation

12 Depuis la fin du XIXe siècle, les domaines du droit, de la justice et de gestion de la déviance au sens large sont très intéressés par les développements de la psychiatrie, aussi parce que celle-ci a des implications directes sur l’évaluation, le traitement et la réinsertion des criminels et des délinquants. Il n’est donc pas surprenant que la Revue de droit pénal et de criminologie (1907-) publie régulièrement des nouvelles des activités des psychiatres – que ceux-ci s’intéressent à l’enfance ou pas. Ces publications nous rappellent que le traitement des « anormaux » en Belgique dans l’entre-deux-guerres dépend en partie du ministère de la Justice et que pour les professionnels de la psychiatrie, criminalité et « anormalité » sont liées. La revue publie régulièrement des nouvelles sur « l’enfance anormale », en Belgique et à l’étranger : fondation d’une société protectrice des enfants anormaux41 (1907), discours du roi sur l’enfance anormale42 (1910), institutions spécialisées à l’étranger, développement du mouvement d’hygiène mentale43 (1914), création de la Ligue belge d’hygiène mentale 44 (1922). Auguste Ley, Guillaume Vermeylen, Fernand D’Hollander, Marcel Alexander, Louis ou Paul Vervaeck sont les principaux acteurs de ce mouvement. Ils se retrouvent régulièrement lors de congrès ou d’événements et publient dans la revue, sans qu’ils paraissent être des spécialistes de l’enfance. Ainsi, si une communauté de psychiatres existe, celle-ci n’est pas réellement spécialisée. C’est là le résultat du manque d’espaces dédiés uniquement à la psychiatrie de l’enfance en Belgique dans l’entre-deux-guerres. La plupart de ces médecins travaillent soit comme médecins psychiatres généralistes attachés à une ou plusieurs institutions hospitalières, soit dans le cadre de l’administration de la justice (experts dans les services d’anthropologie criminelle ou annexes psychiatriques des prisons, ou inspecteurs des établissements asilaires, pour jeunes délinquants ou de défense sociale). Ce qui explique qu’Auguste Ley et Guillaume Vermeylen, qui ont tous deux réalisé une thèse de doctorat dans le champ de l’enfance anormale, finissent leur carrière dans des institutions hospitalières en psychiatrie générale.

13 Dans ce contexte, la question de l’enfance délinquante et de son examen psychiatrique est centrale : les psychiatres revendiquent une place dans cet espace neuf. La question de la nécessité de l’examen des enfants délinquants est soulignée avant même qu’une législation spécifique soit créée à leur égard45. La Belgique institue les tribunaux pour enfants en 1912 et la nouvelle loi permet aux juges des enfants de soumettre les mineurs pour lesquels ils auraient un doute (physique ou mental) à un « examen46 ». La nature de l’examen n’est pas précisée, mais des centres d’observation fermés pour jeunes délinquants sont créés dès 191347 par le ministère de la Justice. L’initiative privée

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crée le même genre d’établissements à partir des années 1920. Les institutions d’observation dressent des rapports médico-pédagogiques, sur la base d’un modèle défini par Ovide Decroly, inspecteur des Écoles de Bienfaisance de l’État48. Ces rapports sont rédigés suite à une observation de quelques semaines à quelques mois dans un milieu fermé. Les rapports sont transmis aux juges des enfants et ont pour objectif d’aider le magistrat à orienter l’enfant, principalement dans le réseau des établissements de placement pour jeunes délinquants. Les mineurs de justice soumis à une telle observation sont en effet une minorité : elle est surtout imposée à ceux pour lesquels les juges prévoient déjà une mesure d’enfermement. Paul Vervaeck critique d’ailleurs dès 1935 cette situation qui empêche selon lui « toute connaissance rigoureuse et scientifique des causes de la délinquance49 ». Les rapports rédigés par les institutions de garçons ou de filles s’intéressent aux antécédents (hérédité, faits commis, situation familiale), à la santé (examen somatique traditionnel), à la moralité, au caractère, à l’intelligence, à la situation scolaire et aux aptitudes professionnelles50. Contrairement à ce qui a pu être observé pour les enfants dits arriérés, du discours construit autour de la jeunesse délinquante transparaît une importante dimension de genre, aussi parce que la délinquance des filles est systématiquement mise en relation avec l’éveil de leur puberté, leur moralité et leur rapport à la sexualité.

14 Si les psychiatres belges s’expriment à de nombreuses reprises sur les méthodes et techniques à mettre en œuvre dans le cadre de l’observation des jeunes délinquants, l’examen des pratiques révèle pourtant que la psychiatrie a une place très relative dans les institutions d’observation belges. Dans les établissements d’observation publics, il faut attendre 1949 pour que le psychiatre soit associé à l’examen de l’enfant. Jusque-là, ce sont les chefs de pavillons, instituteurs ou éducateurs (Mol) ou les religieuses (Saint- Servais) qui réalisent l’observation. Si un médecin généraliste est associé à l’expertise, celui-ci se limite à un examen somatique qui n’a rien de psychiatrique. Une seule exception à ce panorama : un psychiatre est associé aux pratiques d’observation à l’Institut Sainte-Marguerite de Cortone (Anvers) dès la fin des années 1920. Cette institution accueille majoritairement des filles du juge qui sont donc examinées par le Dr Meeus (1928) puis par le Dr Dellaert (1932-1950). Ils ont tous deux été formés dans les laboratoires d’anthropologie criminelle de Louis Vervaeck. Dellaert va d’ailleurs ouvrir à Anvers, dès 1936, une consultation médico-pédagogique (donc, sans institutionnalisation) pour enfants. Il est le seul médecin psychiatre qui finira par être reconnu d’abord comme un spécialiste de l’enfance délinquante, dès la fin des années 194051. Les expertises médico-pédagogiques pour jeunes délinquants réalisées avant 1949 ne témoignent donc pas d’une pratique « psychiatrique » au sens où l’entendent alors les psychiatres de l’enfance, tels D’Hollander, Decroly, Vermeylen ou Ley. L’intervention psychiatrique est souhaitée par les praticiens en psychiatrie depuis près de vingt ans, mais dans l’entre-deux-guerres, la très grande majorité des jeunes délinquants ne sont pas amenés à rencontrer un psychiatre en Belgique – du moins pas dans le cadre des structures attachées au ministère de la Justice. Lorsque cela arrive, il s’agit soit de filles placées à l’Institut Sainte-Marguerite de Cortone, soit de mineurs (garçons ou filles) difficiles dont les troubles disciplinaires sont tels qu’ils sont transférés dans des institutions psychiatriques. Cette situation reste rare52. Au détour d’un plaidoyer en faveur de l’extension du rôle du psychiatre dans les institutions pour jeunes délinquants, Paul Vervaeck évoque d’ailleurs en 1935 le peu de place qui lui est réservée dans les faits :

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« Le psychiatre ne doit pas être celui qu’on y appelle, dans un cas extrême, pour prescrire un transfert à l’asile ; pas davantage non plus celui qui, au cours d’une inspection plus ou moins fréquente, fut-ce une visite mensuelle, voit défiler devant lui les cas d’indiscipline tenace […] En fait, le psychiatre doit participer activement à la vie quotidienne de l’établissement, en connaître au fur et à mesure les menus incidents, revoir souvent les mineurs et exercer sur eux une action personnelle53. »

Les consultations en psychiatrie : une nouveauté

15 Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, la profession de psychiatre commence à s’étendre et à se diversifier, notamment via la multiplication des collaborations de ce médecin spécialiste avec des structures étatiques, par exemple judiciaires. Mais aussi par le biais de la création d’espaces de soins organisés en dehors du cadre asilaire. L’entre-deux- guerres est une période d’intense expérimentation en psychiatrie, aussi parce que les psychiatres sont confrontés à l’inefficacité de certains de leurs « traitements » et que l’origine de certaines maladies mentales est toujours mal connue. La majorité des psychiatres mixent les théories sociales et biologiques comme causes des troubles mentaux et il en découle une pratique éclectique : un traitement médical peut résoudre un problème d’origine sociale ou biologique. Dans ce contexte, l’enfance est un objet d’étude porteur et si la psychiatrie infantile est peu installée en Belgique dans les années 1930, certains psychiatres s’intéressent aux enfants et cet intérêt est renforcé par la création de nouveaux services54. C’est ainsi que par le biais de la Ligue belge d’hygiène mentale, des services d’observation médico-pédagogique sont crées, où les enfants sont envoyés majoritairement par l’école, mais aussi par des assistantes sociales, par des infirmières visiteuses ou par les services de pédiatrie d’hôpitaux, qui ont jugé utile un examen approfondi par un spécialiste psychiatre. Vermeylen ouvre ce type de service à Bruxelles dès 1926, qui est appelé « Service d’hygiène mentale infantile », et d’autres services du même type sont ouverts dans les grands centres urbains belges dans les années qui suivent55. À la même période, l’examen des enfants se généralise dans des milieux qui, a priori, ne leur sont pas réservés. À titre d’exemple, la consultation gratuite de psychiatrie, organisée à la clinique universitaire de l’hôpital de Louvain, s’intéresse en partie aux enfants. Dans cette consultation gratuite de psychiatrie ouverte en 1925, le public est large : des adultes et des enfants – une population ordinaire – sont examinés par le psychiatre. Ils peuvent se présenter de leur propre chef à moins qu’ils soient envoyés par un tiers : médecin de famille, autre service de la clinique (neurologie, pédiatrie), direction d’institution de placement (asile, orphelinat, institution pour délinquants), autorité judiciaire, parents dans le cas des enfants. La consultation gratuite n’ouvre que le jeudi et un même patient peut être examiné plusieurs fois : le suivi dans la durée est assuré. En 1937, la consultation de psychiatrie de Rouvroy (chef de service) et D’Hollander reçoit une cinquantaine d’enfants, âgés de quelques mois à 18 ans. Les profils sont variés : retards de développement, convulsions ou crises, comportements turbulents, nerveux, déprimés. À leur égard, les psychiatres élaborent des diagnostics individualisés, liés à un retard mental (arriération, idiotie, imbécillité, débilité), à des maladies d’enfance (par ex. encéphalites), à des « tares » constitutionnelles aux conséquences souvent irréversibles (par ex. épilepsie) ou dans certains cas, à un défaut d’éducation. La consultation gratuite en psychiatrie de l’hôpital universitaire de Louvain permet de mettre l’accent sur ces deux évidences de la psychiatrie belge de l’entre-deux-guerres. Premièrement, la psychiatrie infantile n’est pas vraiment institutionnalisée et elle s’inscrit dans une

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pratique plus large, d’abord pensée et imaginée pour les adultes, même si les manières d’examiner l’enfant se distinguent peu à peu et donnent lieu à des diagnostics qui s’affinent. Ensuite, les psychiatres ne peuvent généralement pas encore s’affirmer comme spécialistes, par exemple « de l’enfance », faute d’espaces disponibles nécessaires pour le faire. Les psychiatres Maurice Rouvroy56 et Fernand D’Hollander qui reçoivent à Louvain combinent cette activité à d’autres fonctions : examen des détenus dans les laboratoires d’anthropologie criminelle ou dans les annexes psychiatriques, suivi d’une population dite « asilaire » en hôpital fermé, cours à l’université, pratique de recherche en psychiatrie clinique. Il paraît toutefois évident que le changement est en route, notamment à travers l’action de la Ligue belge d’hygiène mentale qui, dès les années 1920, promeut l’examen des enfants dans les espaces psychiatriques généralistes et crée ses propres espaces d’examens de l’enfant dans ses grands dispensaires – même si ces initiatives restent marginales.

Le congrès de Paris : la reconnaissance d’une spécificité

16 C’est dans ce contexte spécifique que les Belges prennent part au premier congrès international de Psychiatrie infantile à Paris en 1937. Ce type d’événement n’est pas neuf et les praticiens belges s’intéressant à l’enfance ont déjà eu l’occasion de rencontrer leurs alter ego étrangers (et notamment français) aux détours d’autres congrès du même type : les congrès des Médecins aliénistes et neurologistes de France et des Pays de Langue française57, les congrès internationaux de Neurologie et de Psychiatrie58 ou encore les congrès internationaux de Protection de l’enfance 59 sont autant de lieux qui consacrent une partie de leurs discussions à « l’enfance anormale » dès le début des années 1920. En 1924, les Français Théodore Simon et Georges Paul- Boncour échangent ainsi leurs points de vue sur les tests de Binet avec les Belges Guillaume Vermeylen, Ovide Decroly, Marcel Boulenger et Auguste Ley60. En juillet 1935, à Bruxelles, Georges Heuyer et Paul Vervaeck présentent ensemble un rapport de médecine légale intitulé « Délinquance et criminalité de l’enfance61 ». Si ce réseau belgo-français de psychiatres qui s’intéressent à l’enfance se construit depuis plusieurs années, le premier congrès international de Psychiatrie infantile de 1937 est un tournant : pour la première fois, la psychiatrie infantile est désignée comme une discipline justifiant à elle seule l’organisation d’un événement de grande ampleur. Les organisateurs du congrès de Paris ont décidé de structurer le débat autour de trois questions : la psychiatrie générale, la psychiatrie scolaire et la psychiatrie juridique. Les invitations sont doubles : le ministère de la Santé à Bruxelles propose la délégation officielle belge tandis que Georges Heuyer, organisateur principal, invite personnellement trois psychiatres belges pour présenter des rapports plus détaillés : Jeanne Jadot-Decroly, Guillaume Vermeylen et Paul Vervaeck. Les courriers que Georges Heuyer envoie à Guillaume Vermeylen et Paul Vervaeck témoignent d’ailleurs d’une sociabilité certaine (« Mon cher ami62 »), probablement développée dans le cadre des multiples rencontres internationales organisées au cours des années précédentes.

17 Jeanne Jadot-Decroly, fille d'Ovide Decroly, présente ses travaux dans la section scolaire. Sa contribution est consacrée aux « débiles mentaux » et à leur éducation, comme Georges Heuyer lui a demandé de le faire63. Elle souligne l'importance d'un « travail éducatif précoce » dans un milieu éducatif spécifique. La réflexion sur les

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« débiles » est clairement motivée par un souci utilitaire à l’égard de l’enfant : « prévoir assez tôt quelles seront les professions vers lesquelles on pourra le diriger » (p. 12). L'ombre de son père Ovide est néanmoins omniprésente. Alors que Georges Heuyer et Ovide Decroly ont entretenu des relations étroites dans le passé, l’invitation faite à Jeanne Jadot-Decroly apparaît surtout comme une occasion de célébrer son nom, plus que comme une opportunité pour présenter ses travaux propres. Dans un rapport écrit à destination de la presse, son intervention est d’ailleurs résumée ainsi : « Mme Jadot- Decroly (Belgique) a exposé les résultats des méthodes conçues par son illustre père64. » En effet, la recherche présentée par Jeanne Jadot-Decroly ne se situe pas dans un courant neuf, ce qui n’échappe pas aux rapporteurs du congrès : « Mme le Dr Jadot-Decroly (Belgique) a très heureusement insisté sur les conditions d'une bonne rééducation : précocité, individualisation, utilisation des intérêts, enseignement au ralenti, développement de l'activité pratique, etc. Évidemment, il n'y a rien là de très nouveau, mais il n'est pas inutile de répéter ces vérités techniques incontestables65. »

18 La section « psychiatrie générale » n’accueille pas de contribution belge et les deux autres rapports se retrouvent dans la section « psychiatrie juridique ». Pour Georges Heuyer, la Belgique a développé un savoir particulier sur ce sujet dans l'entre-deux- guerres et c’est pour cette raison qu’il a souhaité que les Belges s’y consacrent : « je pense qu'il ne serait pas excessif d'avoir deux rapports belges sur cette question66 ». Cette association des rapporteurs belges avec la psychiatrie juridique s’explique en effet par les liens étroits développés en Belgique entre les sphères de la médecine légale, de l’anthropologie criminelle, de l’hygiène mentale, de la délinquance juvénile et de « l’enfance anormale ». Guillaume Vermeylen a une tâche difficile à réaliser à travers la question que Paul-Boncour lui demande de traiter : « La débilité mentale comme cause de délinquance infantile et juvénile ». Si Georges Heuyer considère lui même a posteriori que « ce n’était pas un sujet neuf », l’objectif avoué est d’intéresser à la fois les psychiatres, les éducateurs et les juristes67. Le titre de ce rapport commandé présente la délinquance juvénile comme étant le résultat d’un état biologique. S’il n’exclut pas les dimensions sociale et psychologique comme cause de délinquance, il ne les envisage pas non plus. L’étiologie de la délinquance juvénile est pourtant, dans les années 1930, régulièrement présentée comme relevant aussi bien des causes sociales (famille, environnement) que psychologiques ou biologiques. Si le discours varie d’un praticien à l’autre en fonction de son background théorique et de son expérience pratique, tous s’accordent à dire que la délinquance juvénile a des origines multiples68. Dans ce contexte, le projet de présentation de Guillaume Vermeylen semble daté, ce que confirment certains participants du congrès et notamment William Healy69, psychiatre américain qui donne une orientation psychologique déterminante à sa pratique, considérant que l’environnement social et familial des enfants explique dans bien des cas leur comportement et notamment les situations de délinquance70 : « there is no immediate and direct causal relationship between mental deficiency and delinquency71 ». Mais son opinion est loin d'être partagée par tous, notamment du côté des psychiatres européens qui continuent de penser qu’une situation de « débilité mentale » peut mener à elle seule à des situations de délinquance chez l’enfant. Dans le cadre de son rapport, Vermeylen semble conscient des conceptions divergentes au sein de la profession et il revient d’abord sur les difficultés rencontrées pour établir les balises qui permettent d'évaluer la « normalité » de l'enfant. Vermeylen s’inscrit explicitement dans une analyse de classe et ethnique. Il souligne qu’il est important de

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tenir compte des « milieux sociaux » dont sont issus les enfants et il s’arrête sur l’intelligence « inférieure » des enfants dits primitifs : « Au cours des premières années de la vie les enfants des peuplades primitives paraissent plus intelligents, puis leur développement s'arrête rapidement […] ils ne peuvent que difficilement accéder à des acquisitions abstraites pour lesquelles les enfants de races civilisées ont beaucoup plus d’aptitudes acquises. Leur niveau inférieur de normalité se place dans l'ensemble très bas et très en dessous de celui qui est admis pour les sujets civilisés72. »

19 Dans un deuxième temps, il souligne néanmoins que la déficience mentale ne conduit pas automatiquement à la criminalité et que cela n’arrive que si elle n'est pas prise en charge correctement par un enseignement spécifique. Dans un troisième temps, il plaide pour une approche différenciée qui ne tient pas seulement compte de LA débilité mentale, mais bien de types de débilités mentales, dont certains sont plus porteurs de criminalité que d'autres.

20 Le dernier intervenant belge est Paul Vervaeck. Alors inspecteur des établissements pour enfants anormaux et professeur de criminologie, il aborde la même problématique que Vermeylen en s’intéressant aux liens existants entre débilité et délinquance. Comme Vermeylen, il porte une attention particulière à la constitution des corpus qui servent aux études réalisées. Si son collègue avait souligné les différences entre « civilisés » et « primitifs », Vervaeck accorde davantage d'attention aux différences genrées – et il s’inscrit donc parfaitement dans le discours porté par la plupart des spécialistes de la délinquance juvénile en Belgique dans l’entre-deux-guerres : « La délinquance des filles, on le sait, est totalement différente de celle des garçons. C'est le plus souvent l'inconduite sexuelle73. » Paul Vervaeck choisit de centrer sa communication sur les centres d’observation organisés dans le réseau des établissements pour « enfants de justice » en Belgique. D’après lui, le secteur de la gestion de la délinquance juvénile fait appel au psychiatre au cours de diverses étapes du parcours des enfants de justice : lors d’une première intervention du juge et dans le cadre des établissements d’observation. Il présente la Belgique comme un précurseur en la matière. Son intervention s’avance donc beaucoup par rapport à la réalité des pratiques. Ainsi, l'écart entre la place revendiquée par les psychiatres et la réalité dans les institutions est parfois considérable.

21 La Belgique est donc bien représentée dans le cadre du premier congrès international de Psychiatrie infantile de 1937 : rapporteurs, comité d’honneur, comité de propagande, délégués officiels74. Les psychiatres belges font ainsi honneur à une tradition qui veut que le monde savant belge apprécie particulièrement ces événements internationaux75. Les interventions des rapporteurs belges dans ce premier congrès de Psychiatrie infantile sont tout à fait révélatrices des deux courants importants qui traversent la première histoire de la psychiatrie de l’enfance en Belgique : un courant qui touche à l’enfance dite « arriérée » (enfants « idiots », « débiles ») et un courant qui touche à l’enfance bientôt appelée « inadaptée » (enfants difficiles, délinquants).

22 À partir de 1900, psychiatres et enfants se rencontrent à de nombreux moments en Belgique, mais ces rencontres ne donnent pas lieu à la constitution d'un champ propre. Ovide Decroly rentrera dans la postérité comme pédagogue, Guillaume Vermeylen comme psychiatre : la catégorie de « psychiatrie infantile » paraît dans l’entre-deux- guerres encore impensable. Ces rencontres entre le psychiatre et l’enfant se déroulent essentiellement dans deux lieux : l'école et la justice. Ce sont ces deux lieux qui marquent le regard psychiatrique porté sur l'enfance. Si ces deux lieux donnent une

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place à la psychiatrie dès la fin du XIXe siècle, cet espace n’est pas encore assez conséquent pour permettre le développement d’une véritable « psychiatrie infantile » et ceux qui souhaitent devenir spécialistes de l’enfance doivent souvent se tourner vers d’autres questions sociales ou médicales pour pouvoir continuer à être reconnus comme « psychiatres ». Dès les années 1920, l’action de la Ligue belge d’hygiène mentale en faveur de l’examen psychiatrique de l’enfant et la création de sections infantiles dans les dispensaires d’hygiène mentale des grands centres urbains démontrent toutefois une volonté de progrès et de création d’espaces de diagnostic et de soins spécifiques, en cette matière.

23 L’entre-deux-guerres est donc une période intéressante pour l’étude de la constitution du champ. La médecine est de plus en plus associée à la gestion du social par l’État et la psychiatrie participe à ce mouvement. L’enfance est une cible privilégiée par différents piliers (la politique, la médecine, la justice) parce qu’elle est considérée depuis la fin du XIXe siècle comme un moyen de construction et de protection nationale. L’école et la justice encadrent l’enfance – aussi avec l’aide du psychiatre, mais de manière limitée. Les psychiatres tentent eux-mêmes de faire entendre leur voix et d’élargir la place qui leur est donnée par l’État dans les champ médical et social. Il faudra pourtant attendre l’après seconde guerre mondiale pour que l’association entre l’État et la psychiatrie se concrétise de manière approfondie, notamment dans le champ de l’enfance. Si le savoir psychiatrique s’est construit à l’intérieur des murs des institutions asilaires au XIXe siècle, le XXe siècle voit la psychiatrie sortir de l’asile et se développer au contact d’autres savoirs. La psychiatrie dédiée à l’enfance est devenue ce qu’elle est aussi au contact d’autres pratiques (via les consultations en psychiatrie) et d’autres disciplines (pédagogie, pédologie, pédiatrie, psychologie). L’enfance est d’ailleurs un exemple précoce d’un schéma qui se répétera pour d’autres secteurs et d’autres populations pour lesquels la psychiatrie deviendra aussi un savoir légitime (personnes âgées, toxicomanes, etc.). Le premier congrès international de Psychiatrie infantile de 1937 s’inscrit dans ce contexte de constitution d’un champ de spécialisation encore fragile, mais en pleine évolution.

NOTES

1. MATOT Jean-Paul, « Hommage – Nicole Dopchie », La psychiatrie de l’enfant, 2010, vol. 53, n 1, p. 313-319.

2. WOLFF Françoise, L’ouverture de la psychiatrie aux enfants. Un entretien avec Nicole Dopchie, Psymages, 2007 ; HENRIQUET Marie-Cécile, Le jeu au cœur des thérapies. Un entretien avec Pierre Fontaine, Psymages, 2009. 3. D'autres médecins belges interviennent (voir notamment le rapport de Jacobi sur Gheel : JACOBI E. E., « L’assistance familiale aux enfants anormaux à Gheel », Premier Congrès international de psychiatrie infantile, Paris, SILIC, 1937, p. 125-126), mais dans les

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actes publiés du colloque, seuls ces trois personnages ont droit à une publication exhaustive de leurs contributions. 4. « Nécrologie – Paul Vervaeck », Journal belge de neurologie et de psychiatrie, 1950, p. 50-52. 5. Voir une chronologie similaire pour les Pays-Bas : BOLT Timo, DE GOEI Leonie, Kinderen van hun tijd: zestig jaar kinder- en jeugdpsychiatrie in Nederland, 1948-2008, Assen, Koninklijke Van Gorcum, 2008. 6. Nom donné en Belgique à l'hospitalisation sans consentement. 7. VANDERMEERSCH Patrick, Psychiatrie, godsdienst en gezag : de ontstaansgeschiedenis van de psychiatrie in Belgïe als paragidma, Acco, Leuven, 1984. 8. Joseph Guislain (1797-1860) est diplômé en médecine de l’université de Gand. 9. CLAERHOUT Griet, “Déclaré aliéné”: Een studie over kinderen in het Guislaininstituut (1855-1900), mémoire de master, KUL, 2008. 10. ROLAND Elsa, « Rendre l’école obligatoire : une opération de défense sociale ? Les sciences de l’éducation entre pédagogisation et médicalisation », Tracés, 23 janvier 2014, n° 25, n° 2, p. 25‑43 ; MASSIN Veerle, « “Défense sociale” et protection de l’enfance en Belgique. Les filles délinquantes de l’école de bienfaisance de l’État à Namur (1914-1922) », Revue d’Histoire de l’Enfance « irrégulière », 9, 2007, p. 173-190 ; MARISSAL Claudine, Protéger le jeune enfant. Enjeux sociaux, politiques et sexués (Belgique, 1890-1940), Éditions de l’ULB, 2014. 11. Docteur en Sciences naturelles (1889), Docteur en Médecine (1893) et Agrégé (1894) de l'université libre de Bruxelles. En 1897, il devient médecin en chef des écoles et classes d'enseignement spécial de Bruxelles. Au même moment, il commence une carrière de physiologiste expérimental qui va l'amener à remplacer Paul Héger à la chaire de physiologie à l'ULB en 1911 : RIJLANT P., « Jean Demoor (1867 1941) », Bruxelles- Médical, 1945, vol. 25, n° 1, p. 37-39. 12. Auguste Ley (1873-1956) est docteur en médecine de l’université libre de Bruxelles, médecin en chef de l’école pour enfants arriérés de la ville d'Anvers puis de Bruxelles, membre du comité de direction et d'inspection du service d'anthropologie pénitentiaire, chef du service des maladies mentales de l’hôpital Saint-Jean, inspecteur des établissements pour malades mentaux et anormaux au ministère de la Justice, directeur du dispensaire central de la Ligue belge d'hygiène mentale, entre autres. 13. « Les enfants anormaux et la criminologie », Revue de l’université libre de Bruxelles, Bruxelles, Jean Visele Éditeur, 4e année, 1898-1899, p. 481-498. Conférence donnée au cercle de criminologie de l’ULB en 1899. Voir aussi : DEMOOR Jean, Les bases scientifiques de l’éducation, Bruxelles, Imprimerie universitaire, 1900. 14. Entre autres : DEMOOR Jean, « Les enfants anormaux, leur éducation », Bulletin de médecine mentale de Belgique, 1897 ; DEMOOR Jean, « Les bases physiologiques de l’éducation physique spéciale des enfants anormaux », Journal médical de Bruxelles, 7 septembre 1899 ; DEMOOR Jean, « L’école d’enseignement spécial de Bruxelles », Journal médical de Bruxelles, 1899, p. 454. 15. DEMOOR Jean, « Le traitement des idiots du premier degré », dans Journal médical, 1900, p.161, cité dans Journal de Neurologie et de psychiatrie (JDN), Bruxelles, 1900, p. 173. 16. LEY Auguste, L’arriération mentale. Contribution à l’étude de la pathologie infantile, Bruxelles, Lebègue et Cie Éditeurs, 1904.

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17. LEY Auguste, « Le traitement des enfants idiots et arriérés en Belgique », Bulletin de la Société de médecine mentale, 1899, p. 405. 18. JDN, Bruxelles, 1900, p. 168. 19. Jean-Ovide Decroly (1871-1932) est diplômé en médecine de l’université de Gand en 1896, spécialisé en anatomopathologie et en neuropsychiatrie (Berlin, Paris). 20. VAN GORP Angelo, Tussen mythe en wetenschap: Ovide Decroly (1871-1932), Leuven ; Voorburg, Acco, 2005. 21. Ibid., p. 37‑38. 22. En l’absence d'une obligation scolaire généralisée au niveau national avant 1914, c'est surtout dans les grandes villes dirigées par les libéraux qu'un réseau scolaire dense et systématique est mis en place dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

23. CONGRÈS INTERNATIONAL DE PSYCHIATRIE DE NEUROLOGIE DE PSYCHOLOGIE ET DE L’ASSISTANCE AUX ALIÉNÉS, Compte rendu des travaux du 1er Congrès international de psychiatrie, de neurologie, de psychologie et de l’assistance des aliénés, tenu à Amsterdam, du 2 à [« sic »] 7 septembre 1907 / rédigé par le Dr G. A. M. Van Wayenburg, secrétaire général du congrès, J. H. de Bussy (Amsterdam), 1908, p. 850. 24. Ibid., p. 850. 25. Les revues « pédagogiques » et le JDN versus la RDPC. 26. DECROLY Ovide, « Examen mental des enfants anormaux », JDN, 1913, vol. 18, n° 20, p. 361-386, p. 381 ; DECROLY Ovide et BOULENGER M. F., « Les tests mentaux chez les enfants », JDN, 1906, vol. 11, n° 16-19, p. 401-507. 27. Voir par exemple le médecin gantois Alfred Dupureux qui critique les tests de Binet au niveau linguistique (les langues germaniques ont d'autres structures de phrase) et géographique (« Pour les enfants de Gand, ville absolument plate, la proposition la route monte ne répond pas à une préoccupation de leur cerveau ») ; DUPUREUX Alfred, « L’application de la recherche des tests mentaux de Binet chez les enfants des écoles communales de Gand », JDN, 1906, vol. 11, n° 21, p. 555. 28. DECROLY Ovide, « Questionnaire pour l’examen des enfants irréguliers », JDN, 1913, vol. 18, n° 11, p. 201-208. 29. DECROLY Ovide, « Examen mental des enfants anormaux », JDN, 1913, vol. 18, n° 21, p. 401-416. 30. Ibid., p. 401-416, p. 411-412. 31. Sur la construction de la catégorie « adolescence » en Belgique : DI SPURIO Laura, « L’âge de disgrâce. Les constructions de la prépuberté féminine en Belgique (1896-1960) », Revue des Sciences sociales, n° 51, 2014, p. 74-81. 32. DECROLY Ovide, « Parallèle entre les troubles mentaux de l’adulte et de l’enfant », JDN, 1923, vol. 23, numéro psychiatrique 3, p. 41-45. 33. Ibid., p. 32-33. 34. Ibid., p. 43-45. 35. Guillaume Vermeylen (1891-1943), psychiatre belge, élève d’Auguste Ley et Ovide Decroly, il devient le premier directeur de l’Institut de Psychiatrie de l’hôpital Brugmann à Bruxelles. 36. VERMEYLEN Guillaume, Les débiles mentaux. Étude expérimentale et clinique, Paris, 1923.

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37. VERMEYLEN Guillaume, « Manifestations psychopathiques à la suite de traumatisme crânien chez l’enfant », Journal belge de Neurologie, 1934, vol. 34, n 6, p. 362-367. 38. VERMEYLEN Guillaume, « Les troubles du caractère chez les enfants à la suite des encéphalites épidémiques », JDN, 1923 ; VERMEYLEN Guillaume, « Troubles mentaux encéphalitiques chez les enfants », JDN, 1925, p. 635-640. 39. VERMEYLEN Guillaume, « Manifestations psychopathiques à la suite de traumatismes crâniens chez l’enfant », JDN, 1934, p. 362-367. 40. NYSSEN René, « À propos de l’encéphalite épidémique chez l’enfant », JDN, 1925, p. 462-464 ; BOULENGER M., « L’enfant aliéné », JDN, 1926, p. 131-138 ; DE VOS Léon, « Les encéphalopathies infantiles familiales », JDN, 1933, p. 33-38. 41. « Enfance anormale », RDPC, 1907, p. 58-59. 42. « Les enfants anormaux », RDPC, 1910, p. 1146. 43. « Les enfants anormaux », RDPC, 1914, p. 163. 44. LEY Auguste, « L’hygiène mentale et ses problèmes (compte-rendu) », RDPC, 1922, p. 600-601. 45. DEMOOR Jean, « Que doit être l’expertise médico-légale d’un enfant? », RDPC, 1907, p. 289-302 ; VERMEYLEN Guillaume, « L’examen mental des délinquants », RDPC, 1922, p. 854-874. 46. Article 21 de la loi sur la Protection de l’enfance du 15 mai 1912. 47. 1913 : Établissement d’observation de Mol pour garçons. 1914 : Établissement d’observation de Namur (deviendra Saint-Servais dans les années 1920) pour filles. 48. DECROLY Ovide, « L’Enfance Malheureuse. Ce que nous devons faire pour elle », Bulletin de l’Office de la Protection de l’enfance, 1921, p. 902. 49. VERVAECK Paul, Délinquance et criminalité de l’enfance. Rapport de médecine légale psychiatrique, Paris, Masson et Cie Éditeurs, 1935, p. 4. 50. MASSIN Veerle, “‘Measuring delinquency’: the observation, scientific assessment and testing of delinquent girls in 20th century Belgium”, Journal of Belgian History, 2016, p. 10-38 ; DE KOSTER Margo, NIGET David, “Scientific expertise in Child Protection Policies and Juvenile Justice Practices in Twentieth-century Belgium”, PEETERS E., VANDENDRIESSCHE J., WILS K., Between Autonomy and Engagement: Performances of Scientific Expertise, 1860-1960, Pickering & Chatto Publishers, in press. 51. DELLAERT René, « Le rôle du médecin dans la rééducation des délinquants mineurs », Revue de l’Éducation surveillée, Imprimerie administrative, janvier-février 1947, n° 6, p. 50-51. 52. MASSIN Veerle, « Violence et anormalité. La déjudiciarisation des mineures délinquantes au profit des institutions psychiatriques (Belgique, 1912-1965) », dans FRANÇOIS Aurore, MASSIN Veerle, NIGET David, Violences juvéniles sous expertise(s), XIXe-XXIe siècles. Expertise and Juvenile Violence, 19th-21st Century (Histoire, Justice, Sociétés), Louvain- la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2011, p. 81-106. 53. VERVAECK Paul, Délinquance et criminalité…, op. cit. p. 41-42. 54. C'est surtout dans le cadre des dispensaires ouverts par la Ligue nationale belge d'hygiène mentale, créée en 1923, que des enfants sont pris en compte. Il en existe 11 en 1933, essentiellement en milieu urbain.

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55. VERMEYLEN Guillaume, « L’assistance des enfants anormaux au dispensaire d’hygiène mentale de Bruxelles », MEEUS Fr., Comptes rendus. Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, XXXIIe session, Anvers, juillet 1928, Masson et Cie Éditeurs, Paris, 1928, p. 395-399. 56. À ne pas confondre avec son homonyme Maurice Rouvroy, instituteur ayant eu la charge de l’organisation du centre d’observation pour jeunes délinquants de Mol. 57. La XXVIIIe édition organisée à Bruxelles en 1924 consacre son premier rapport à la psychiatrie de l’enfance anormale et notamment à la question de la débilité mentale, Revue de Droit Pénal et de Criminologie (RDPC), 1924, p. 791-793. 58. Organisés depuis 1912. 59. Organisés dès 1920, une section est réservée à « l’enfance anormale » dès 1921, RDPC, 1920, p. 554-555. 60. RDPC, 1924, p. 791-798. 61. « XXXIXe Congrès des Médecins aliénistes et neurologistes de langue française », RDPC, 1935, p. 1071-1077. 62. Lettre de Georges Heuyer à Paul Vervaeck, 10 septembre 1936 (Fonds Georges Heuyer). 63. « Je vous prie de bien vouloir me faire connaître si vous pourriez traiter le sujet de psychiatrie infantile : “Les méthodes d'éducation selon les troubles de l'intelligence et du caractère chez l'enfant” », Lettre de Georges Heuyer à Jeanne-Jadot Decroly, 27 août 1936 (Fonds Georges Heuyer). 64. Rapport non daté et non signé (Fonds Georges Heuyer). 65. La Clinique, octobre 1937, p. 261. 66. Lettre de Georges Heuyer à Paul Vervaeck, 10 septembre 1936 (Fonds Georges Heuyer). 67. Rapport de Georges Heuyer post-congrès (Fonds Georges Heuyer). 68. MASSIN Veerle, “‘Measuring delinquency’…”, op. cit. 69. William Healy (1873-1969), psychiatre, est considéré comme celui qui a introduit la pensée freudienne aux États-Unis, notamment dans le champ du traitement de la délinquance juvénile. Cf. la contribution de Guillaume Périssol dans ce numéro. 70. Pour un discours belge présentant les diverses tendances de l’étiologie de la délinquance juvénile dans les années 1930, cf. RACINE Aimée, Les enfants traduits en justice. Étude d’après trois cent dossiers du tribunal pour enfants de l’arrondissement de Bruxelles, Liège, Georges Thone Éditeur, 1935. Voir aussi : RACINE Aimée, « Le placement familial des jeunes délinquants. À propos du livre récent de William Healy : “Reconstructing Behavior in Youth: a Study of Problem Children in Foster Families” », Le Service Social, n° 6, juin 1931, p. 89-99. 71. HEALY William, “The Relationship of Mental Deficiency to Delinquency”, Premier Congrès international de psychiatrie infantile, Lille, SILIC, 1937, vol. 4/3, p. 24-25. 72. VERMEYLEN Guillaume, « La débilité mentale comme cause de la délinquance infantile », Premier Congrès international de psychiatrie infantile, Paris, SILIC, 1937, p. 33-50, p. 37-38. 73. VERVAECK Paul, « La débilité mentale comme cause …», op. cit., p. 94.

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74. Si en Belgique, la psychiatrie asilaire est largement dominée par les congrégations religieuses, les débuts de la psychiatrie infantile – en tout cas en se fiant aux personnes qui se retrouvent pour la Belgique dans les comités de patronage et de propagande – s’inscrit plutôt dans le champ non-religieux sans nécessairement revendiquer une approche laïque. 75. VERBRUGGEN Christophe, LAQUA Daniel, DENECKERE Gita, “Belgium on the Move: Transnational History and the Belle Époque”, Revue Belge de Philologie et d’Histoire, 2012, vol. 90, p. 1213-1226.

RÉSUMÉS

La participation d’une délégation belge au premier congrès international de Psychiatrie infantile à Paris en 1937 s’inscrit dans une histoire paradoxale. De prime abord, la psychiatrie infantile n’existe pas encore comme champs disciplinaire, notamment à cause d’une absence d’institutions spécifiques. Mais des savoirs psychiatriques dispersés ont néanmoins été élaborés dans la première moitié du XXe siècle dans deux domaines : d’un côté auprès des enfants « arriérés », d’un autre côté auprès des enfants délinquants.

The participation of a Belgium delegation at the First International Congress of Child Psychiatry in Paris at 1937 is part of a paradoxical history. Child psychiatry does not exist as a recognized field in Belgium, largely due to the absence of specific institutions. But some fields of knowledge have nevertheless arisen in the first half of the 20th century, namely around “retarded” children and delinquent youth.

INDEX

Keywords : Belgium, children, child psychiatry, Vermeylen, Decroly Mots-clés : Belgique, enfants, psychiatrie infantile, Vermeylen, Decroly

AUTEURS

BENOÎT MAJERUS Professeur associé, université du Luxembourg

VEERLE MASSIN Chargée de recherche Frs-Fnrs, vice-présidente du Centre d’histoire du droit et de la justice, université catholique de Louvain

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Entre psychiatrie et anthropologie criminelle. Les Italiens au congrès de Psychiatrie infantile de Paris Between Psychiatry and Criminal Anthropology. The Italians at the First International Congress of Child Psychiatry in Paris

Elisabetta Benetti

1 La délégation italienne qui prit part, en l’été 1937, au premier congrès international de Psychiatrie infantile se composait de plusieurs psychiatres. Certains y participèrent comme auditeurs1, d’autres eurent un rôle plus actif durant le congrès en qualité de rapporteurs. D’autres encore tinrent le rôle de délégués officiels2. Chaque délégation nationale avait choisi un président honoraire : pour l’Italie, c’était Ugo Cerletti3, tandis que plusieurs psychiatres faisaient partie du comité d’honneur4.

2 À des titres divers se trouvaient là certains psychiatres s’intéressant depuis longtemps déjà à la question de l’enfance, tandis que d’autres au contraire participaient en tant que figures de proue de la psychiatrie et des disciplines limitrophes comme la psychologie et l’anthropologie criminelle.

3 Au premier congrès international de Psychiatrie infantile qui se tint à Paris en 1937, les Italiens proposèrent à la discussion deux sujets principaux : d’un côté, le thème des réflexes conditionnés, et de l’autre le thème de la délinquance juvénile. Sur le premier thème intervinrent Carlo De Sanctis5 et le père Agostino Gemelli6. Sur le thème de la délinquance juvénile, qui fut abordé aussi bien dans la session de psychiatrie scolaire que dans la session de psychiatrie juridique, intervinrent Giuseppe Corberi7 et Benigno Di Tullio8.

4 Les rapporteurs au congrès de Psychiatrie infantile étaient quatre personnalités en vue de la médecine, mais ils n’étaient pas à strictement parler psychiatres et encore moins dans le domaine de l’enfance. Giuseppe Corberi et Carlo De Sanctis étaient psychiatres, mais seul le premier s’occupait d’enfants. De Sanctis, toutefois, montra un fort intérêt pour l'enfance qui perdura par la suite. Gemelli et Di Tullio n’étaient pas psychiatres mais avaient une formation de médecins : le premier était professeur de psychologie

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expérimentale, fondateur et recteur de l’université catholique de Milan ; le second était un spécialiste d’anthropologie criminelle, et ces deux disciplines, en ces années-là, ne faisaient pas bon ménage. Gemelli avait attaqué à maintes occasions l’anthropologie criminelle et la personne même de Di Tullio9. Géographiquement, les rapporteurs représentaient deux villes : Rome, où vivaient Di Tullio et De Sanctis, et Milan, où travaillaient Gemelli et Corberi. Deux sur les quatre venaient d’une longue expérience en instituts pour mineurs : Corberi travaillait dans un service pour enfants anormaux et se prévalait d’une expérience en tribunal pour enfants. Le criminologue Di Tullio provenait du monde universitaire mais il était aussi consultant au dispensaire de médecine pédagogique corrective qui faisait partie du centre de rééducation pour mineurs créé par la loi de 1934 instituant les tribunaux pour mineurs.

5 Cet article se propose d’analyser la contribution des psychiatres italiens au thème des réflexes conditionnés et à celui de la délinquance juvénile, auquel une plus grande place fut donnée par les médecins : nombreuses furent, en effet, les études, recherches et discussions qui eurent cours en Italie dès le début du XXe siècle, aussi bien chez les psychiatres que chez les spécialistes d’anthropologie criminelle. Les psychiatres qui s’occupaient d’enfance avaient soutenu la mise en place de tribunaux pour les mineurs. La psychiatrie avait longtemps marché au côté de disciplines comme la psychologie, la pédagogie et l’anthropologie criminelle et elle avait retenu de ces disciplines suggestions et stimuli. On pouvait donc penser que la présence à Paris de psychiatres, de psychologues et de spécialistes d’anthropologie criminelle allait être mise en relation avec le statut interdisciplinaire de la psychiatrie infantile. En réalité, comme j’essaierai de le montrer, les choses ne se présentaient pas exactement ainsi : passée la phase du début du XXe siècle, la psychiatrie qui s’occupait d’enfance - même si elle avait bénéficié d’expériences marquantes de la part de psychiatres - devint un terrain de conquête pour des disciplines limitrophes qui entendaient élargir leur sphère de pouvoir et d’influence. Tout cela dans le contexte politique et culturel dominé par le fascisme. L’analyse de tout ce que les médecins italiens affirmèrent au congrès de Paris, incite à regarder à l’intérieur des limites incertaines de la discipline mais aussi à l'extérieur, pour chercher à saisir les relations avec les disciplines qui lui étaient proches, avec les réseaux internationaux des psychiatres et avec la situation politique.

Les réflexes conditionnés pour l’étude de l’enfance

6 En 1937 en Italie, le thème des réflexes conditionnés était quasi inconnu. Les rares travaux sur ce thème relevaient de la physiologie10. En 1928, Mario Canella avait fait une recension de la traduction française de l’ouvrage de Pavlov, Les réflexes conditionnés, dont il avait bien saisi l’extraordinaire importance scientifique, alors que les psychologues italiens ne la comprirent pas et n’approfondirent pas le thème, du moins jusqu’à l’après-guerre11. Le congrès de Paris – sur l’incitation de son organisateur, Georges Heuyer – fut l’occasion d’étudier l’applicabilité des réflexes conditionnés à la psychiatrie infantile12. Les interventions des Italiens à Paris sur le sujet furent publiées par la suite dans la Rivista di Psicologia, mais il n’y eut pas avant longtemps d’autres travaux marquants sur le thème en question.

7 Les deux rapporteurs italiens furent Carlo De Sanctis13 et le père Agostino Gemelli 14, lequel dut renoncer au dernier moment à participer au congrès pour raisons de santé, y envoyant toutefois son rapport15.

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8 Le long rapport d’Agostino Gemelli présentait les expériences menées sur le thème des réflexes conditionnés dans son laboratoire par ses collaborateurs16. Il décrivait d’abord longuement les expériences menées sur les animaux, parmi lesquels les poissons, puis sur les enfants. Les conclusions de Gemelli étaient très claires : il défendait la validité des réflexes conditionnés relativement à la physiologie mais, pour ce qui concernait la psychologie, il soutenait que « les psychologues ne peuvent se satisfaire d’une telle technique, dont la très grande simplicité est inappropriée à la complexité des faits17 », lesquels, à son dire, ne se réduisaient pas à des schémas fixes. Selon Gemelli, en psychologie et en psychiatrie infantile il y avait trop de variables individuelles, de différences, de formes originales d’adaptation aux stimuli, de manifestations changeantes et individuelles d’intérêt, pour que les réflexes conditionnés puissent être d’un quelconque profit pour l’étude des enfants. Ses conclusions étaient lapidaires : « Ce simplisme est inapte à représenter la vie du système nerveux et a fortiori l’activité psychique18. »

9 Carlo De Sanctis intervint lui aussi sur ce thème19. Sur l’application des réflexes conditionnés à l’étude de l’enfance, il indiquait comme unique référence Sante De Sanctis, lequel avait reconnu une certaine importance au thème en question dans l’étude du développement psychique20. À Paris, Carlo De Sanctis, le fils de Sante, allait reconnaître – dans le droit fil de la pensée de son père – une certaine importance aux réflexes conditionnés, qui lui semblaient utiles aussi bien pour comprendre le développement psychique de l’enfant que pour faciliter l’apprentissage, mais il ne pensait pas qu’ils puissent suffire à expliquer le développement de l’individu. De Sanctis écrivait aussi que les réflexes conditionnés étaient en général plus évidents chez les enfants que chez les adultes, chez les névropathes que chez les gens normaux.

10 Dans les années qui suivirent, le thème des réflexes conditionnés n’eut aucune diffusion dans la psychiatrie italienne, quand bien même Carlo De Sanctis en avait souligné partiellement la validité. Il est probable que le jugement plus net et catégorique de Gemelli avait été partagé par les autres médecins, et cela avait sûrement contribué à tenir les psychiatres italiens éloignés de la question des réflexes conditionnés.

11 Quelques années plus tard, ce fut Carlo De Sanctis lui-même qui se fit le porte-parole de la perplexité des psychiatres et psychologues italiens sur le sujet. Même s’il en soulignait toujours la validité partielle, De Sanctis pensait qu’en mettant trop l’accent sur les réflexes conditionnés, on courait le risque du mécanicisme, d’une « trop grande simplicité, pour ne pas dire simplisme ». De Sanctis pensait que dans l’apprentissage et dans le développement psychique, le facteur individuel et la volonté d’apprendre – qui permettait de distinguer nettement entre dressage et éducation – avaient un rôle fondamental et ne pouvaient être compris par la réflexologie. Le psychiatre écrivait : « Ce serait revenir à un mécanicisme naïf pour le moins inacceptable que de considérer la personnalité humaine et toute notre vie psychique comme rien d’autre qu’une plus ou moins passive accumulation d’expériences, une formation automatique d’habitudes, une activité de réaction prévisible au moyen de lois physiologiques aussi complexes et intriquées soient-elles. L’éducation, la véritable éducation, surtout la formation de la personnalité dans le développement moral et dans l’intelligence critique sont bien autre chose, et un facteur indispensable en est la libre activité de l’individu, spontanée et consciente21. »

12 De Sanctis faisait siennes les motivations qui avaient été celles du père Agostino Gemelli, lequel avait montré qu’il savait influencer et guider le débat scientifique.

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Mineurs délinquants

13 Le débat autour du second thème, la délinquance juvénile, fut très large et articulé, et ce fut Giuseppe Corberi qui le présenta à Paris en 1937. Corberi, médecin psychiatre, avait organisé en 1922 le service médico-pédagogique pour les enfants hospitalisés à l’hôpital psychiatrique de Mombello, près de Milan. Toujours à Milan, à partir de 1928, il était devenu consultant de l’Association nationale « Cesare Beccaria » pour l’étude des questions criminelles, et il avait soutenu la fondation du tribunal pour enfants22.

14 La question abordée par Corberi en particulier à Paris fut le rapport entre délinquance juvénile et insuffisance mentale. Corberi synthétisa les positions des psychiatres italiens sur ce sujet, montrant combien la réflexion avait été importante depuis des années. D’un côté, il y avait eu la position de Giulio Cesare Ferrari qui critiquait aussi bien l’expression « criminalité juvénile » que l’idée elle-même : selon Ferrari, c’était une erreur de parler de « criminalité juvénile », au sens où il ne devrait pas y avoir d’imputabilité avant la majorité dans la mesure où c’était les lois et les institutions qui causaient la criminalité juvénile, punissant les enfants au lieu de s’occuper de leur éducation, les enfermant dans des prisons avec des délinquants adultes qui devenaient des points de référence. En outre, pour Ferrari, le déficit mental chez les anormaux était presque toujours le signe d’une instruction insuffisante, souvent du fait de la pauvreté. La position de Ferrari faisait autorité mais en même temps elle avait été très discutée23. De l’autre côté, il y avait ceux qui, comme le psychiatre Giuseppe Vidoni, soutenaient que la délinquance juvénile était constituée pour 75 % de déficients mentaux24. Les psychiatres italiens avaient bien conscience qu’il fallait y voir plus clair dans ces chiffres et ils furent les premiers à se montrer perplexes devant des faits aussi discordants.

15 Au congrès, Corberi chercha à éclaircir la question en exposant les résultats d’une recherche menée par lui avec Ottavio Vergani sur 100 sujets entre 13 et 17 ans : ces garçons étaient en examen au tribunal pour enfants de Milan ou bien internés dans le service judiciaire du centre de rééducation annexe. Les résultats montraient une déficience intellectuelle vraie pour 35 % de ces mineurs, mais généralement il s’agissait de déficience légère. Les deux psychiatres parlaient même d’environ 10 % de « cas limites » et de 12 % de cas pour lesquels on ne pouvait exclure l’instabilité.

16 Plus intéressantes étaient les observations qui concernaient le sens de cette déficience mentale qui, selon Corberi, déterminait une incapacité à prévoir les « conséquences de ses propres actions25 ». Corberi mettait en relation la déficience mentale avec des états d’esprit et des sentiments. En d’autres termes, le mineur présentant une déficience mentale était incapable d’imaginer l’état d’esprit qu’il avait éprouvé après avoir accompli une action délictueuse et, a fortiori, il était incapable d’imaginer les états d’esprit éprouvés par les personnes qui lui étaient proches, parents et fratrie, du fait du délit commis par lui.

17 Corberi soulignait en particulier le phénomène de « personnalisation » et « dépersonnalisation » des normes sociales. Le psychiatre expliquait ce fait psychique en faisant remarquer comment, dans l’enfance, les normes sociales étaient acceptées via l’autorité, en identifiant les interdits avec les personnes qui posaient ces interdits. Pour que les mineurs acquièrent de façon autonome ces notions générales, il était indispensable qu’il y ait « dépersonnalisation », c’est-à-dire que les normes soient acceptées en soi et non plus comme expression d’une personne déterminée qui les

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représentait. Le déficit intellectuel, selon Corberi, avait tendance à retarder ce processus ou à ne le réaliser que partiellement.

18 Il réaffirmait le rôle fondamental du sens social qui, en se développant peu à peu au cours de la croissance, était ce qui éloignait des actions criminelles. Famille et environnement étaient considérés comme fondamentaux dans cette tâche. Il s’ensuivait évidemment que l’éducation avait un rôle-clé à jouer en facilitant le développement du sens social et du sens des règles. Corberi était d’accord avec Sante De Sanctis, le père de la psychiatrie infantile italienne, quand celui-ci soulignait que si l’éducation fait défaut, soit parce que la famille y manque soit parce que l’environnement n’est pas adapté à la tâche éducative, en conséquence « le facteur organique, même s’il n’est pas en soi déterminant, devient tel chez les enfants26 ».

19 Dans ses conclusions, Corberi affirmait que le lien entre délinquance et déficience mentale chez les mineurs était donné pour acquis, mais que le problème du chiffrage, qui montrait des écarts considérables dans les recherches, restait irrésolu. Il faisait remarquer que le nombre plus ou moins élevé de déficiences dépendait des méthodes utilisées pour le déterminer (les tests mentaux avaient tendance à donner des chiffres bien plus élevés que l’observation clinique)27 mais dépendait aussi des conditions d’assistance familiale et publique, lesquelles entraînaient, là où elles étaient les plus développées, une diminution du nombre global de délits accomplis par les mineurs. Les résultats exposés par Corberi montraient le sérieux scientifique d’une grande part de la psychiatrie infantile italienne, qui toutefois, ne pouvait rivaliser, aux yeux du régime, avec des propositions beaucoup plus ronflantes et à effet, comme celles de Benigno Di Tullio.

Mineurs dévoyés et prédisposés : rééducation et bonification de la personnalité

20 Outre celle des mineurs délinquants, à Paris les psychiatres italiens discutèrent des questions des mineurs dévoyés et prédisposés à la délinquance. La catégorie était vaste et diversifiée, ses limites pas toujours bien définies ; elle comprenait des enfants avec des comportements et des conduites anormales mais pas illégales. La catégorie permettait de susciter l’intérêt du fascisme pour les politiques démographiques visant à protéger et renforcer la race au moyen de la ségrégation et de la réinsertion des mineurs qui auraient pu devenir délinquants. Dans ce champ officiaient, outre des psychiatres, les spécialistes en anthropologie criminelle. De ceux-ci se détachait Benigno Di Tullio, lequel se trouvait en 1937, pour des raisons personnelles, intellectuelles et universitaires, dans une phase critique de sa carrière.

21 Di Tullio était un anthropologue spécialisé en criminologie, élève de troisième génération de Cesare Lombroso28, secrétaire depuis 1934 de la tout nouvellement constituée Société italienne d’anthropologie et de psychologie criminelle pour la lutte contre le crime29, qui allait être active jusque dans les années 1970 du XXe siècle30. Il se réclamait de Lombroso mais il était aussi très proche de l’endocrinologue constitutionnaliste Nicola Pende31, qui fut un des signataires du manifeste des savants sur la race32. En 1934, à la mort de son maître Salvatore Ottolenghi, il avait obtenu la chaire d’anthropologie criminelle à la faculté de médecine de l’université de Rome. Entre- temps il était aussi devenu secrétaire général de la Société internationale de

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criminologie, fondée à Paris cette même année. Deux ans plus tard, en 1936, la chaire d’anthropologie criminelle avait été supprimée dans toutes les universités33. Et donc, à Paris en 1937, son objectif était de souligner et de réaffirmer l’importance de l’anthropologie criminelle de façon à montrer au gouvernement fasciste le prestige international de la discipline ainsi que le rôle fondamental qu’avait à jouer celle-ci dans le contrôle des enfants anormaux et potentiellement dangereux.

22 À Paris, Benigno Di Tullio avait expliqué comment se déroulaient le traitement et l’éducation des jeunes délinquants et des prédisposés. Il présenta les résultats obtenus en étudiant 400 mineurs au dispensaire de médecine pédagogique corrective de Rome, qui faisait partie du centre de rééducation pour mineurs, créé avec la loi de 1934 instituant les tribunaux pour mineurs34. Ce dispensaire accueillait non des mineurs délinquants mais des mineurs prédisposés à des comportements antisociaux et donc aussi à des actes criminels35.

23 Il avait confiance dans les possibilités d’éducation et de traitement pour de nombreux anormaux et délinquants, même s’il prévenait qu’on ne devait être ni trop optimiste ni trop pessimiste. « Il faut en fait reconnaître que chaque mineur anormal peut et doit être éduqué, si ce n’est toujours au sens strictement clinique, dans celui du moins qui a à voir avec l’utilisation sociale, pour autant que celle-ci sera rigoureusement soumise à toutes les ressources de la neuropsychiatrie infantile moderne et à celles de la plus moderne médecine pédagogique36. »

24 Il considérait qu’il était fondamental - il l’avait déjà écrit en 1927 - de créer des « sections d’observation » où examiner les mineurs et où les mettre sous contrôle par le biais de dossiers biographiques37.

25 Dans ces sections, créées dans les années 1930, Di Tullio avait eu le moyen d’observer les mineurs et, sur la base des faits recueillis, il les avait répartis en plusieurs groupes38. Il avait utilisé la distinction entre mineurs délinquants occasionnels et mineurs délinquants constitutionnels : les premiers étaient portés au délit par les conditions environnementales, les seconds, au contraire, étaient caractérisés par un comportement criminel, favorisé aussi parfois par l’environnement39. Le rôle de l’environnement fut toujours mis en avant par Di Tullio, qui chercha à montrer l’importance des facteurs sociaux à côté des facteurs biologiques. Dans la constitution délinquante des mineurs intervenaient une série de facteurs biologiques et sociaux qui créaient ainsi un ensemble de caractères morpho-physio-psychiques donnant naissance à une prédisposition au crime, laquelle se traduisait, selon Di Tullio : « [D]ans la précocité avec laquelle on s’adonne au délit, dans la fréquence avec laquelle on commet des délits, et dans la gravité que présentent les divers délits. Il y a, en effet, des enfants qui très tôt, et sous l’influence de stimuli même légers, montrent des caractères persistants de malveillance, de perversité, d’intolérance à toute discipline, de disposition au vol, aux perversions sexuelles, à la violence, caractères que l’on ne retrouve naturellement pas chez la très grande majorité des enfants sains et normaux40. »

26 Outre cette première grande distinction, le criminologue avait présenté à Paris quatre catégories : la première était composée par les mineurs en situation d’abandon moral, qui étaient portés à commettre de petits délits pour répondre à leurs besoins fondamentaux ; la deuxième catégorie était constituée par les mineurs dévoyés, définis aussi comme pseudo-anormaux : c’était le groupe le plus nombreux et leur situation était essentiellement due à des causes environnementales, qui pouvaient amener ces

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enfants à devenir de véritables délinquants. La troisième était constituée par les mineurs anormaux psychiques : c’était ceux qui présentaient des anormalités psychiques qui pouvaient les amener, dans des conditions environnementales défavorables, à devenir des criminels. Enfin, il y avait les mineurs prédisposés constitutionnellement à des actes antisociaux, dits aussi pervers : c’étaient les délinquants constitutionnels, qui révélaient leur nature indépendamment de l’environnement.

27 On voit très bien, à travers les catégories exposées, combien l’environnement familial et social était fondamental pour Di Tullio, exception faite pour les mineurs délinquants constitutionnels, chez lesquels l’issue était donnée pour certaine dans quelque environnement que ce fût.

28 Le groupe qui attirait le plus l’attention de Benigno Di Tullio à Paris était celui formé par les « dévoyés », c’est-à-dire ceux qui n’avaient pas encore commis de délit41. À Paris, il les avait aussi qualifiés de « pseudo-anormaux », utilisant une catégorie qui, en Italie, était largement employée42. Et pourtant leur dangerosité, selon Di Tullio, pouvait être plus grande que celle des mineurs qui avaient déjà commis un délit. Le criminologue s’employait à décrire avec précision les symptômes du dévoiement, qui allaient de la « conduite marquée par une indiscipline persistante et forte en famille et à l’école », à l’« activité antisociale se traduisant par des petits larcins », en passant par l’« activité sexuelle anormale du point de vue quantitatif et qualitatif43 ». Quelques années plus tard, en 1940, Di Tullio donnera de ces enfants dévoyés une description encore plus précise : « Il s’agit d’enfants qui en famille manquent de respect à leurs parents, sont entêtés et tyranniques, se bagarrent facilement et recourent régulièrement à des actes de violence, sont fortement menteurs et non sincères, se montrent peu affectueux envers leur famille, s’éloignent fréquemment et bien souvent fuguent de chez eux, volent facilement argent et objets de valeur, et chez qui il n’est pas rare que la personnalité elle-même présente des déviations, qualitatives et quantitatives44. »

29 Devant une symptomatologie aussi vaste, Di Tullio était toutefois optimiste ; il soutenait que dans 99 % des cas pris à temps grâce à la collaboration avec les familles et avec les écoles, on pouvait ramener le mineur sur la bonne voie.

30 Quel type d’éducation et de traitement devait-on proposer pour les jeunes délinquants et surtout pour les dévoyés ? Avant toute chose, on devait les séparer des enfants de même âge et les éloigner de l’école commune, parce qu’ils étaient un mauvais exemple et, en outre, parce qu’ils devaient être soumis à des systèmes pédagogiques spéciaux. Le traitement à mettre en œuvre, selon Di Tullio, était celui d’une « bonification de leur personnalité individuelle45 » – surtout s’il s’agissait de mineurs délinquants constitutionnels – mise en œuvre en utilisant aussi bien les traitements médicaux que les traitements psychothérapiques46, corrigeant les éventuelles déviations de développement physique comme psychique dans le but de « détruire et éliminer toutes ces altérations physio-psychiques », qui étaient généralement « l’expression de faiblesses constitutionnelles », de prédispositions à des maladies variées, d’états endocrinopathiques, de processus toxiques, d’infections47. Il s’agissait d’arriver à assainir le « terrain organique » pour le rendre « sensible à l’influence bénéfique des normes éducatives48 ». La méthode fondamentale, d’ordre biologico-clinique, devait être complétée par la méthode psycho-pédagogique, à laquelle il incombait d’orienter les tendances individuelles. Ces méthodes psycho-pédagogiques, qui comprenaient aussi psychanalyse et psychothérapie, revêtaient selon Di Tullio une importance

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particulière surtout dans l’éducation des mineurs dévoyés ou anormaux de la conduite, parce qu’elles devaient essentiellement « éliminer les complexes affectifs à contenu antisocial » et créer ainsi des liens d’affect, d’identification, d’émulation entre les mineurs et les éducateurs, « favorisant les processus de sublimation du sens social49 ».

31 Un autre outil fondamental était constitué par l’ergothérapie, c’est-à-dire la thérapie du travail qui, pour les mineurs, devait être mise en œuvre en suivant leurs dispositions, de façon à la rendre « agréable comme un jeu ». Un autre outil de rééducation pédagogique – qu’il théorisera deux années plus tard, en 1940 – était celui de l’« intimidation fortement bénéfique » qui s’exerçait en inculquant aux mineurs la crainte de la possibilité d’un internement obligatoire50.

32 Le programme éducatif exposé à Paris par Di Tullio montre la proximité et les influences du constitutionnalisme et de la biotypologie de Nicola Pende51, à partir de la notion de « bonification humaine ». Biotypologie et orthogenèse étaient les mots-clés de l’eugénique de Pende52. La tâche principale de la biotypologie était d’identifier et de mesurer les caractéristiques individuelles et psychophysiques (ce qu’il appelait les « biotypes individuels53 ») afin que l’État puisse s’en servir. L’orthogenèse devait contrôler et corriger le développement des enfants en relation avec les modèles définis par le régime fasciste. Selon Pende, il était essentiel de s’occuper du caractère des enfants en tant qu’ensemble de caractéristiques telles que force de volonté, attention, pouvoir de concentration, résistance. Sans un développement adéquat de ces aspects, beaucoup d’enfants devenaient paresseux, inéducables, anormaux ou délinquants54.

Après Paris

33 La psychiatrie infantile italienne à Paris n’apparaissait certes pas comme une discipline avec un statut clair : du reste, le terme même de « psychiatrie infantile » n’avait jamais été utilisé en Italie avant 1937 et il serait très peu utilisé aussi par la suite55. En outre, dans la délégation italienne le rôle principal fut tenu par un anthropologue criminologue, et cela semble un autre fait caractéristique que l’on peut expliquer en considérant plusieurs facteurs : en premier lieu, la psychiatrie s’intéressant à l’enfance apparaissait en difficulté après la mort, au milieu des années 1930, de certaines de ses figures de proue, comme Sante De Sanctis et Giulio Cesare Ferrari. La phase innovatrice et vivace du début du XXe siècle était visiblement en bout de course. En second lieu, les congrès nationaux de médecine pédagogique, dans lesquels les psychiatres intéressés par l’enfance avaient eu un rôle fondamental, ne s’étaient plus tenus après 1933 et les occasions de confrontation pour les médecins s’étaient réduites.

34 Que sur tout cela ait pesé la politique fasciste, c’est indéniable et non pas tant parce que le fascisme était directement intéressé par le fait de guider et de conditionner les positions théoriques et les recherches scientifiques de la psychiatrie infantile. Le conditionnement, qu’il y eut bien entendu, se montra plus voilé et indirect, fait de promesses non tenues et de réalisations manquées, de financements réduits, sporadiques et sous forme d’octrois. Certains psychiatres de l’enfance avaient tenu des rôles-clés dans les institutions fascistes, mais de fil en aiguille une distance progressive était apparue entre certains d’entre eux et le fascisme56. Cette situation retomba sur le climat intellectuel dans lequel opéraient les psychiatres. Dans les années 1930, la psychologie, selon l’historien de la discipline Sadi Marhaba, n’enregistra pas dans les congrès internationaux d’interventions marquantes de la part des représentants

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italiens, qui semblèrent au contraire de plus en plus intéressés à y prendre part pour des questions de prestige national plus que par curiosité scientifique57. Plusieurs disciplines, parmi lesquelles la psychiatrie, connurent une situation semblable.

35 Fondamental fut le rôle qu’assurèrent les anthropologues criminologues italiens. Comme l’a écrit Delia Frigessi, les élèves de Lombroso – dont Benigno Di Tullio – prétendaient, même à travers des références à leur maître, représenter le summum de la criminologie scientifique, tandis qu’en réalité, ils étaient plus préoccupés d’en montrer l’importance pour le régime fasciste dans le but « de renforcer ou maintenir comme ils pouvaient leur pouvoir en se raccrochant au passé », qui toutefois était grandement dénaturé, oubliant la vocation réformiste de la réflexion lombrosienne sur la société, son socialisme, son opposition au militarisme et au colonialisme58.

36 En 1940, Guido Landra – l’un des principaux théoriciens du racisme biologique – publia avec Agostino Gemelli et Ferruccio Banissoni un volume intitulé Antropologia e psicologia. Landra y retraçait synthétiquement l’histoire de l’anthropologie criminelle, faisant remarquer que « dans ce champ, malheureusement, l’influence judaïque de l’école de a été quasi absolue ». Landra rappelait aussi la personnalité et les travaux de Benigno Di Tullio « qui a cherché pour une bonne part à se détacher de l’école lombrosienne59 ». En réalité, en lisant Di Tullio, on n’a pas tant l’impression qu’il se soit détaché de l’école lombrosienne, mais qu’il a bien plutôt cherché à en camoufler certains aspects, mettant en lumière en même temps le rôle de l’environnement, et accueillant des stimulations venant de la criminologie internationale.

37 De fait, Di Tullio était assez habile pour saisir les thèmes qui intéressaient le fascisme : de la « régénération » à la « bonification humaine » appliquée aux enfants – délinquants, dévoyés, anormaux –, en passant par la suprématie de la fonction de protection de l’ordre et de la sécurité sur la fonction d’aide à l’enfance défavorisée60. Le lexique utilisé par Di Tullio à Paris était caractérisé par des termes comme « bonification », « bataille », « terrain » : la référence aux politiques du fascisme était immédiate. La capacité du fascisme à être omniprésent résidait aussi en cela. Le problème des enfants défavorisés et des jeunes délinquants était devenu un champ de bataille où appliquer les nouvelles prodigieuses découvertes de la science orthogénétique et de l’anthropologie criminelle, grâce à des médecins qui s’étaient mis au service de ces logiques.

38 En 1941, Dino Grandi, ministre de la Justice, publia Bonifica umana. Dans les deux volumes il fit une large place aux positions des disciples de Lombroso, cherchant à montrer tout ce que la législation fasciste devait à leurs travaux. En ce qui concerne la question et la législation relative aux mineurs, les pages de Grandi mettaient l’accent sur les tâches de prévention, le traitement pour les mineurs et les fonctions de rééducation, « le déplacement du problème du champ pénal au champ social61 ». À y regarder de plus près, toutefois, comme on a essayé de le montrer, l’imbrication était plus complexe. Les pages consacrées aux établissements pour mineurs – maisons de rééducation, centres de redressement, prisons spéciales62 – montraient bien comment, dans la distinction et ramification complexe des catégories d’enfants qui pouvaient y être admis, la fonction de contrôle social était prédominante. Cet aspect est encore plus évident s’agissant des mineurs dévoyés et en danger moral : pour ceux-là, il fallait mettre en œuvre des mesures de tutelle de façon à prévenir la délinquance. Au nom d’un lien de cause à effet entre les enfants en danger moral et les futurs délinquants, on donnait la priorité à la fonction de protection de la société sur la fonction de protection

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de l’enfant, même si on déclarait agir pour sa défense et pour son bien. Les enfants étaient perçus comme un danger et de ce danger, la société devait se défendre. Significative était la voie prise pour garantir la sécurité : il s’agissait de les contrôler, de faire des diagnostics précoces, de les isoler dans des instituts63.

39 Mineurs anormaux et jeunes délinquants étaient une des priorités récurrentes dans le débat scientifique et politique : toute une section du premier congrès international de Criminologie, qui se tint à Rome du 3 au 5 octobre 1938, leur fut consacrée64. À ce congrès, organisé par Di Tullio en étroite collaboration avec divers représentants du fascisme – dont Giovanni Novelli, directeur général des instituts de prévention et de peine, et président de la section de la cour de cassation, et aussi Arrigo Solmi, ministre de la Justice - furent invités divers psychiatres présents en France en 1937 : Georges Heuyer – qui intervint sur l’étiologie et les origines de la délinquance infantile65 –, Victor Fontes – qui présenta les causes de délinquance juvénile en s’inspirant fortement des auteurs italiens66 – et naturellement de nombreux psychiatres italiens comme De Sanctis, Giuseppe Pellacani, Arturo Donaggio, Ottavio Vergani, Ettore Rieti. La voie choisie, qui s’était profilée à Paris en 1937 et se renforça dans les années qui suivirent, fut celle qui consista à mettre l’accent sur les notions d’ordre et de protection de la sécurité plutôt que sur les tâches d’assistance à l’enfance67.

40 Pour Di Tullio, les finalités à poursuivre étaient claires, à savoir qu’il s’agissait de « gagner et reconquérir un précieux matériel humain », chose qui avait « une grande importance du point de vue hygiénique, social, démographique, politique68 ». Dans le champ de la délinquance juvénile aussi – constitué de prédisposés, d’anormaux, de dévoyés, de pervers – le fascisme remporterait la plus profonde et complète victoire, « dans l’intérêt de la bonification humaine de la Nation et de la défense de la Race, grâce à la collaboration entre ministère de la Justice, ministère de l’Éducation nationale et Parti69 ». La bataille que mena Di Tullio à travers les congrès internationaux aboutit en 1938 à un premier résultat : la chaire d’anthropologie criminelle lui fut réattribuée par le ministre de l’Éducation nationale, Giuseppe Bottai.

41 Après la chute du fascisme, Di Tullio poursuivit son activité, toujours préoccupé par la question de la délinquance juvénile, qui lui apparaissait comme un problème plus vaste que ce que l’on pouvait penser parce qu’il comprenait non seulement les conduites délictueuses mais aussi les « formes aberrantes de comportement qui, même si elles n’atteignaient pas les extrémités juridiques du crime, constituaient un ensemble d’activités et d’actions plus ou moins fortement dommageables pour l’individu et pour la société, et représentaient dans de nombreux cas de véritables équivalents délictueux70 ». Pour Di Tullio, la question de la délinquance juvénile – comme nous le savons déjà – concernait non seulement les mineurs auteurs de délits mais aussi les mineurs en état de dévoiement et les mineurs en danger moral. Ces deux derniers groupes attiraient en particulier son attention et c’était pour eux qu’on devait mettre en œuvre des mesures pour prévenir la délinquance. « On compte malheureusement par dizaines et dizaines de milliers les enfants qui, encore aujourd’hui en Italie, comme du reste dans tous les pays les plus riches et les plus grands, vivent avec des comportements caractérisés par l’oisiveté, l’indiscipline, les bagarres, la rébellion, la violence, le vol, le vagabondage, le compérage, une sexualité précoce, etc. sans que pour eux la famille, l’école, la société soient en mesure de prendre les dispositions nécessaires pour éviter leur progressive dégradation morale71. »

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42 Toutes paroles déjà lues et entendues. Avec le changement politique, toutefois, la visée changeait aussi : il ne s’agissait plus de mettre l’accent sur les tâches de « bonification humaine » et de défense de la race, que le fascisme avait réalisées, au moins partiellement ; il s’agissait plutôt de « pouvoir assurer à la société un nombre de plus en F0 F0 plus grand d’hommes vraiment bons 5B …5D et de créer ainsi la prémisse essentielle pour le développement d’un meilleur avenir pour l’humanité tout entière72 ».

43 C’est pour ces raisons que Di Tullio, notant combien le phénomène de la délinquance juvénile en Italie avait pris des aspects tragiques, déclara qu’il avait décidé de prendre des mesures d’urgence en fondant l’Organisation nationale pour la protection morale de l’enfant, qui devait se ramifier dans toutes les provinces italiennes73.

NOTES

1. Parmi ceux qui adhérent au congrès, on trouve : Aldo Cacchione, Giuseppe Corberi, Arturo Donaggio, Agostino Gemelli, Luisa Levi, Domenico Pisani, Ettore Rieti, Benigno Di Tullio. 2. Les délégués officiels pour l’Italie étaient : Benigno Di Tullio, Aldo Cacchione, Giuseppe Corberi. 3. Ugo Cerletti (1877-1963), psychiatre, mit au point la méthode de l’électrochoc en 1938. Sur cette figure controversée, voir : PASSIONE Roberta, Ugo Cerletti e il romanzo dell’elettroshock, Reggio Emilia, Aliberti, 2007. 4. Les membres du comité d’honneur étaient : Paolo Amaldi, Gaetano Boschi, Ferruccio Banissoni, Vittorio Challiol, Giuseppe Corberi, Arturo Donaggio, Agostino Gemelli, Eugenio Medea, Carlo De Sanctis, Corrado Tumiati, Benigno Di Tullio ; ce dernier fut également chargé de présider une session. Marco Levi Bianchini faisait partie du comité de propagande. 5. DE SANCTIS Carlo, « I riflessi condizionali in neuropsichiatria infantile », Premier Congrès International de Psychiatrie Infantile, I. Rapport introductif et rapports de psychiatrie générale, Lille, SILIC, 1937, p. 175-187. 6. GEMELLI P. Agostino, « Les réflexes conditionnels en psychiatrie infantile », Premier Congrès International…, I. Rapport introductif et rapports de psychiatrie générale…, p. 129-147. 7. CORBERI Giuseppe, « La debolezza intellettuale come causa di criminalità infantile », Premier Congrès International…, III. Rapports de psychiatrie juridique…, p. 155-159. 8. DI TULLIO Benigno, « Sui metodi di educazione del fanciullo anormale dell’intelligenza e del carattere » Premier Congrès International…, II. Rapports de psychiatrie scolaire…, p. 185-194. 9. Sur l’attaque de Gemelli vis-à-vis de Di Tullio, voir MARTUCCI Pierpaolo, « Un’eredità senza eredi. L’Antropologia criminale in Italia dopo la morte di Cesare Lombroso », in MONTALDO Silvano, TAPPERO Paolo (dir.), Cesare Lombroso cento anni dopo, Turin, UTET, 2009, p. 291-300.

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10. Par exemple : ARTOM Camillo, « La vita e l’opera di P. Pavlov », Rassegna Medica, 1936, n° 3 e VIALE Gaetano, « I riflessi condizionati », Rassegna clinico-scientifica, XIII, 3, mars 1934. 11. Le compte rendu par Mario Canella de l’ouvrage de Pavlov se trouve dans la Rivista di Psicologia, 1928, vol. XXIV, p. 186-187 ; sur le contexte général de la psychologie dans l’entre-deux-guerres, et sur le rapport entre psychologie et fascisme voir MARHABA Sadi, Lineamenti della psicologia italiana, 1870-1945, Florence, Giunti, 2003. 12. Les lettres entre G. Heuyer et A. Gemelli sont perdues ; toutefois selon les inventaires présents aux archives historiques de l’université catholique de Milan (AUC), on sait que trois lettres ont bel et bien existé entre eux et cinq entre Marguerite Badonnel, l’assistante d’Heuyer, et Gemelli. Elles ont été écrites entre et août 1937 et leur objet concernaient le Congrès de 1937. 13. ZANOBIO Alberto, « De Sanctis, Carlo », Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 39, Turin, Treccani, 1991. 14. Padre Agostino Gemelli (1878-1959), médecin, psychologue, prête catholique fut le fondateur de l’université catholique de Milan. Ce fut une figure très controversée à la fois pour son influence très importante au niveau culturel et aussi pour ses liens avec le fascisme. Voir BOCCI Maria, Agostino Gemelli rettore e francescano. Chiesa, regime, democrazia, Brescia, Morcelliana, 2003 ; VENINI Lucia, « Agostino Gemelli », in CIMINO Guido, DAZZI Nino (dir.), La psicologia in Italia. I protagonisti e i problemi scientifici, filosofici e istituzionali (1870-1945), Milan, Led, 1998, p. 561-579. Sur le rôle de Gemelli autour des rapports entre psychologie et psychanalyse, voir DAVID Michel, La psicoanalisi nella cultura italiana, Turin, Bollati Boringhieri, 1990, p. 100-105 ainsi que : LOMBARDO Giovanni Pietro, FOSCHI Renato, La psicologia italiana e il Novecento. Le prospettive emergenti nella prima metà del secolo, Milan, Franco Angeli, 2003. 15. AUC, Correspondance, Boîte 77, dossier 118, chemise 1112 : Lettre de Gemelli à Corberi du 19 juillet 1937. Gemelli écrivait : « Cher Corberi, je suis malheureusement trop fatigué et par conséquent je ne me rendrai pas à Paris. Ça me coûte de perdre l’occasion de me retrouver un peu avec vous, mais il est nécessaire que je me repose un peu. » Au retour Corberi écrivit à Gemelli en soulignant que son absence avait été notée aussi bien au congrès de Psychologie qu’à celui de Psychiatrie infantile. AUC, Correspondance, boîte 77, dossier 119, chemise 1115 : Lettre de Corberi datée du 28.8.1937. Le psychologue romain Ferruccio Banissoni n’y participait pas pour des raisons de santé. AUC, Correspondance, boîte 77, dossier 119, chemise 1116, lettre à A. Gemelli datée du 1er sept. 1937. 16. L’intervention de Gemelli fut par la suite traduite en italien et publiée dans la Rivista di Psicologia normale e patologica avec le titre : « I riflessi condizionali in psichiatria infantile », XXXIII, 1937, p. 133-148. 17. GEMELLI P. Agostino, « I riflessi condizionali… », ibid., p. 133.

18. GEMELLI P. Agostino, « I riflessi condizionali… », ibid., p. 147.

19. DE SANCTIS, « I riflessi condizionali in neuropsichiatria infantile… », ibid., p. 176-177. 20. Sante De Sanctis (1862-1935), psychiatre et psychologue fut nommé en 1906 à l’une des trois chaires italiennes de psychologie expérimentale à la faculté de médecine de l’université de Rome. À partir de 1930 il dirigea la clinique neuropsychiatrique de Rome renonçant à la chaire de psychologie qui revint à Mario Ponzo. Il fut également

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professeur de psychologie judiciaire et criminelle pendant vingt ans auprès de l’École appliquée de Droit criminel fondée par Enrico Ferri. Il a été une figure de référence pour la psychiatrie de l’enfant italienne. Il était également le père de Carlo. Voir en particulier : DE SANCTIS Sante, Neuropsichiatria infantile. Patologia e diagnostica, Rome, Stock, 1925 e Psicologia sperimentale, 2 vol., Rome, Stock, 1929 e 1930. 21. DE SANCTIS Carlo, « Educazione e riflessi condizionati », L’educazione dei minorati, I, n° 3, mars 1942, p. 161. 22. Un bref profil biographique de Giuseppe Corberi se trouve dans : ZOCCHI Paola, Giuseppe Corberi, http://www.aspi.unimib.it/collections/entity/detail/64/ (dernière consultation : 10/02/2016). 23. FERRARI Giulio Cesare, « L’O.N.M.I. e i fanciulli cosidetti criminali », Rivista di Psicologia, vol. XXVIII, 1932, p. 239-242. 24. CORBERI, « La debolezza intellettuale come causa di criminalità infantile… », op. cit., p. 156. 25. Ibid., p. 157. 26. DE SANCTIS Carlo, Neuropsichiatria infantile…, op. cit., p. 933. 27. Les psychiatres avaient exprimé depuis longtemps diverses critiques sur l’usage des tests mentaux comme ceux de De Sanctis. Pour le contexte italien, je rappelle : TUMIATI Corrado, Sulla diagnosi di insufficienza mentale nei fanciulli, Pesaro, 1914. Tumiati considérait en tout cas utile les tests de De Sanctis mais selon lui ils devaient être complétés par l’observation clinique. Concernant les critiques faites aux tests mentaux, voir également ROSE Nikolas, The Psychological Complex. Psychology, Politics and Society in England, 1869-1939, Londres, Boston, Melbourne and Henley, Routledge & Kegan Paul, 1985, p. 136. 28. GIBSON Mary, « La criminologia prima e dopo Lombroso », in MONTALDO Silvano (dir.), Cesare Lombroso. Gli scienziati e la nuova Italia, Bologne, il Mulino, 2010, p. 19. Mary Gibson place Nicola Penda parmi cette troisième génération d’élèves de Lombroso. 29. L’information est donnée dans la Rivista di psicologia, XXX, 1934, p. 38-40, « Costituzione della Società Italiana di Antropologia e Psicologia criminale per la lotta contro il delitto ». 30. Benigno Di Tullio (1896-1979) fut un élève de Salvatore Ottolenghi et il obtint sa thèse de Médicine en 1920. De 1934 à 1936, puis de 1938 à 1940, il est chargé de l’enseignement d’anthropologie criminelle à la faculté de Medicine de Rome. Il enseigna l’anthropologie criminelle également au sein de la faculté de droit. Il fut secrétaire dans les années 1930 de la Société international d’anthropologie et de psychologie criminelle. En novembre 1945, il fonda l’Organisation Nationale pour la Protection Morale de l’Enfant. Voir MARTUCCI, « Un’eredità senza eredi. L’Antropologia criminale in Italia… », op. cit., p. 291- 300. 31. La doctrine médicale des constitutions s’était largement développée en Italie à partir de la fin du XIXe siècle. Laissant de côté le rôle des agents pathogènes ou celui des bactéries, elle se focalisait sur le rôle de la constitution physique et plus particulièrement sur le lien entre celle-ci et les manifestations biologiques et psychiques. Nicole Pende s’inscrivait dans cette direction identifiant les biotypes à partir des rapports entre le système endocrinien et les aspects morphologiques, de

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l’humeur, de la volition et des facultés intellectuelles. Voir CASSATA Francesco, Molti sani e forti. L’eugenetica in Italia, Turin, Bollati Boringhieri, 2006, p. 189-193. 32. FRIGESSI Delia, Cesare Lombroso, Turin, Einaudi, 2003, p. 388-389.

33. MARTUCCI, « Un’eredità senza eredi. L’Antropologia criminale in Italia… », op. cit., p. 295. Au début des années 1920, il y avait trois enseignements d’Anthropologie criminelle dans les universités italiennes : Turin avec Mario Carrara, Rome avec Salvatore Ottolenghi et l’école de droit criminel avec Ferri, également à Rome. 34. La loi de 1934 qui avait institué les tribunaux pour les mineurs avait également créé diverses institutions destinées à l’accueil des mineurs : maisons de rééducation, centres d’observations, centres de redressement. Pour une évaluation du tribunal pour mineurs, voir GUARNIERI Patrizia, « Pericolosi e in pericolo. Alle origini del Tribunale dei minori in Italia », Contemporanea, 2, 2008, p. 195-219 e GIBSON Mary, Nati per il crimine. Cesare Lombroso e le origini della criminologia biologica, Milan, Mondadori, 2004, p. 289-290. Mary Gibson s’intéresse à la fois aux diverses mesures élaborées pour les mineurs détenus mais également pour les prédélinquants. 35. DI TULLIO Benigno, « Il consultorio di Medicina Pedagogica emendativa dell’O.N.M.I. in rapporto all’igiene sociale e alla profilassi criminale precocissima », Difesa sociale, 1935, p. 117-124. 36. DI TULLIO Benigno, « Sui metodi di educazione… », op. cit., p. 190.

37. DI TULLIO Benigno, « La delinquenza minorile », Archivio fascista di medicina politica, II, 1928, pp. 58-60. Concernant la nécessité de créer des « Instituti di osservazione temporanea » pour les mineurs, divers psychiatres tombaient d’accord comme Luigi Roncoroni, élève de Lombroso. 38. DI TULLIO Benigno, « Sui metodi di educazione… », op. cit., p. 186-187. 39. C’est précisément Di Tullio qui avait théorisé la « constitution criminelle » aussi bien pour les adultes que pour les mineurs, se référant à Lombroso, Enrico Ferri, Salvatore Ottolenghi, Mario Carrara. DI TULLIO Benigno, La costituzione delinquenziale nella etiologia e nella terapia del delitto, Rome, ARE, 1929. 40. DI TULLIO Benigno , Medicina pedagogica emendativa. Guida per la rieducazione dei minorenni anormali della condotta, traviati e delinquenti, OET, Rome, 1946, p. 276. Di Tullio travaillait particulièrement la constitution criminelle des mineurs en identifiant les signes distinctifs : le caractère inachevé du développement intellectuel c’est-à-dire une faible capacité d’abstraction ; le sens exagéré de sa propre personne ; « l’égoïsme et l’égocentrisme et la vanité » ; le penchant aux « crises d’irritabilité » ; le penchant aux troubles affectifs et à « la froideur émotionnelle » et enfin les « anomalies de la sphère sexuelle ». Di Tullio repérait également plusieurs signes morphologiques et fonctionnels qui selon lui se trouvaient avec une fréquence très significative chez les mineurs délinquants de type constitutionnel. Di Tullio reconnaissait chez ces mineurs délinquants le symptôme « Lombroso-Di Tullio » qui consistait en une sensibilité très faible à la douleur physique, une faible affectivité et le manque de sens moral. 41. DI TULLIO, Benigno, La personalità del minore in relazione all’ambiente, Rome, Pallotta, 1938, p. 6. 42. La définition de « pseudo-anormaux » avait été introduite par Sante De Sanctis. Voir, par exemple Neuropsichiatria infantile…, op. cit., p. 961. 43. DI TULLIO, La personalità del minore…, op. cit., p. 6-7.

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44. DI TULLIO Benigno, La profilassi della delinquenza minorile in Italia, Rome, Pallotta, 1940, p. 14. 45. DI TULLIO Benigno, « Sui metodi di educazione del fanciullo… », op. cit., p. 191.

46. DI TULLIO Benigno, « La delinquenza minorile », Archivio fascista di medicina politica, vol. II, 1928, p. 58-60. 47. DI TULLIO Benigno, « Sui metodi… », op. cit., p. 192. 48. Ibid., p. 193. 49. Ibid., p. 194. 50. DI TULLIO Benigno, La profilassi della delinquenza minorile in Italia…, op. cit., p. 14.

51. PENDE Nicola, Bonifica umana razionale e biologia politica, Bologne, Cappelli, 1933. Sur Pende, voir CASSATA, Molti sani e forti…, op. cit., p. 188-211.

52. Sur l’eugénique en Italie, voir CASSATA Francesco, Eugenetica senza tabù. Usi e abusi di un concetto, Turin, Einaudi, 2015 ; CASSATA Francesco, Building the New Men. Eugenics, Racial Science and Genetics in Twentieth-Century , Budapest-New York, Central European University Press, 2011 ; MANTOVANI Claudia, Rigenerare la società. L’eugenetica in Italia dalle origini ottocentesche agli anni Trenta, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2004. 53. PENDE Nicola, Bonifica umana razionale…, op. cit., p. 73-96.

54. PENDE Nicola, Trattato di biotipologia umana individuale e sociale – con applicazioni alla medicina preventiva, alla clinica, alla politica biologica, alla sociologia, Vallardi, Milan, 1939, p. 466-67. 55. Jusqu’à la fin des années 1930, le terme de pédopsychiatrie était privilégié. 56. Je rappelle que parmi ces psychiatres, Sancte de Sanctis avait eu des fonctions importantes dans l’Œuvre nationale de la maternité et de l’enfance. Un de ses articles de 1935 montre cependant une prise de distance et une attitude critique à l’égard de la loi de 1934 – qui instituait les tribunaux pour les mineurs. DE SANCTIS Sante, « Date memorabili nell’assistenza ai minorenni traviati e delinquenti, in Italia », L’Igiene Mentale, XV, 1935, n° 1, p. 2-7. 57. C’est ce que soutient MARHABA, Lineamenti della psicologia…, op. cit., p. 93-96.

58. FRIGESSI, Cesare Lombroso…, op. cit., p. 388-389.

59. LANDRA Guido, GEMELLI P. Agostino, BANISSONI Ferruccio, Antropologia e psicologia, Milan, Bompiani, 1940, p. 221. 60. Une évaluation intéressante des politiques fascistes d’assistance se trouve dans QUINE Maria Sophia, Italy’s Social Revolution: Charity and Welfare from Liberalism to Fascism, New York, Palgrave, 2002, p. 289-302. 61. GRANDI Dino, Bonifica umana, Rome, Impr. delle mantellate, Rome, 1941, vol. I, p. 281.

62. GRANDI, Bonifica umana…, ibid., p. 293-297. 63. Ibid., p. 298-300. 64. Atti del I Congresso Internazionale di Criminologia, Rome, Impr. delle Mantellate, 1 939. Le Congrès visait à comprendre les causes de la délinquance juvénile et il y eut diverses interventions sur les rapports entre milieu et hérédité. Il y fut également évoqué l’élaboration d’une classification internationale de la délinquance juvénile. 65. HEUYER Georges, BADONNEL Marguerite, « Etiologie de la délinquance infantile », Atti del I Congresso Internazionale…, vol. II, p. 159-187.

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66. FONTES Victor, « Relação », Atti del I Congresso Internazionale…, vol. II, p. 135-144. Sur les relations entre Fontes et les psychiatres et criminologues italiens, voir MARQUES FILIPE Angela, « The Rise of Child Psychiatry in Portugal: An Intimate Social and Political History, 1915-1959 », Social History of Medicine, 27, n° 2, 2014, p. 326-348. 67. GUARNIERI, « Pericolosi e in pericolo… », p. 219. L’historienne reconstruit la naissance du tribunal pour mineurs institué en 1934 et montre comment la loi fasciste fut plus intéressée à protéger les adultes des mineurs que d’encadrer les mineurs contrairement avec le débat culturel et politique de la période de l’Italie libérale (période de l’avant Première Guerre mondiale). 68. DI TULLIO Benigno, « La personalità del minore… », op. cit., p. 8.

69. DI TULLIO Benigno, La profilassi della delinquenza minorile in Italia…, op. cit., p. 19.

70. DI TULLIO Benigno, « Il problema della delinquenza minorile in Italia », Ragazzi d’oggi, II, 1, janv. 1951, p. 3-6. 71. Ibid., p. 4. 72. Ibid., p. 6. 73. L’Organisation nationale pour la protection morale de l’enfant (Ente Nazionale per la Protezione Morale del Fanciullo) fut fondée en 1946 en tant qu’institution privée et fut reconnue d’utilité publique en 1949. Elle est restée active jusque dans les années 1970. Pour de plus amples informations : PATRIARCA Silvana, « Fear of Small Numbers: ‘Brown Babies’ in Postwar Italy », Contemporanea, XVIII, n° 4, 2015, p. 557-558. Voir également MINESSO Michela, (dir.), Welfare e minori. L’Italia nel contesto europeo del Novecento, Milan, Franco Angeli, 2011, p. 192-193.

RÉSUMÉS

Les médecins italiens intervenants au premier congrès de Psychiatrie infantile n’étaient pas exclusivement psychiatres mais aussi psychologues, comme Agostino Gemelli, ou spécialistes d’anthropologie criminelle comme Benigno di Tullio. Leurs interventions étaient axées autour de deux thèmes principaux : les réflexes conditionnés et la délinquance juvénile. L’article explore les interventions des Italiens en les inscrivant dans la situation complexe d’une discipline en construction et aux contours encore mal définis et ce dans le contexte politique et culturel dominant du fascisme. En ce qui concerne la délinquance juvénile, la partie la plus importante fut assurée par un spécialiste d’anthropologie criminelle qui était non seulement capable de produire des données chiffrées et une analyse quantitative mais plus encore de se faire le porte- parole des priorités du fascisme en matière de sécurité et d’ordre. Di Tullio présenta une proposition de rééducation des mineurs – les délinquants aussi bien que les prédisposés – basée sur le concept de bonification de la personne qui consistait autant dans une volonté de contrôle que de rééducation.

At the First International Congress of Child Psychiatry the Italian speakers were not only psychiatrists, but also psychologists, like Agostino Gemelli, and criminal anthropologists, like

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Benigno Di Tullio. The reports presented dealt with two main issues: conditional reflexes and juvenile delinquency. This article explores the contributions of Italian doctors in relation with the complicated situation of a branch of medicine that was under construction, with boundaries not yet defined and connected with the cultural and political context dominated by fascism. On the topic of juvenile delinquency, the most important role was played by B. Di Tullio who was able not only to present statistical data and quantitative analysis, but also to be the spokesman of the priorities of fascist policy such as order and security. Di Tullio presented in Paris a project of re-education of minors - young criminals and predelinquents- based on the ‘reclamation’ of personality which was a mix between control and correction.

INDEX

Mots-clés : Agostino Gemelli, Benigno di Tullio, anthropologie criminelle, bonification de la personne Keywords : Agostino Gemelli, Benigno Di Tullio, criminal anthropology, reclamation of personality

AUTEUR

ELISABETTA BENETTI Université de Padoue

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Des médecins suisses au congrès de Psychiatrie infantile : l’hypothèse de l’hygiène mentale Swiss Physicians at a Child Psychiatric Congress: Mental hygiene and its relevance

Martine Ruchat

1 Alors que le premier congrès de Psychiatrie infantile, du 24 juillet au 1er août 1937, réunit 450 congressistes venus de plus d’une vingtaine de pays, peu de Suisses s’y sont rendus. Le Dr Heuyer, président du comité d’organisation, a transmis par voie diplomatique une invitation au gouvernement1. Le Conseil fédéral a estimé nécessaire d’y envoyer deux délégués, les médecins Moritz Tramer et André Repond, compte tenu que « Plusieurs de nos compatriotes figurent parmi les organisateurs de la manifestation2 ». Ce moment originel, réunissant autour de Georges Heuyer tous ceux qui s’intéressent à l’enfance « difficile », aurait pu attirer plus d’un médecin ou pédagogue de Suisse3. Le pays n’est-il pas reconnu pour sa tradition en pédagogie (depuis Johan Heinrich Pestalozzi4), ses instituts privés, ses grands pédagogues et Genève en particulier pour y être le siège de l’Institut Jean-Jacques Rousseau (Ijjr) (1912) – haut lieu de la psychopédagogie et médico-pédagogie – de la première charte des droits de l’enfant, dite « Déclaration de Genève » (1925) et du Bureau international d’éducation (1926) ? Dans une conférence qu’il donnait à Montreux, en 1923, sur les souvenirs d’enfance, à l’occasion de la publication de son livre L’Eveil de Psyché, le nancéen Charles Baudouin fondateur de l’Institut de psychagogie, en 1924 à Genève, répondait ainsi à la question posée – « Avait-il eu des intentions pédagogiques en l’écrivant ? » – : « J’ai bien peur qu’en Suisse romande, on ne puisse pas faire un geste sans être suspecté d’avoir des intentions pédagogiques5. » N’est-ce pas là justement que se trouverait une des explications de cette relative vacance helvétique au congrès de Psychiatrie infantile, par une approche résolument éducative de la question de l’enfance difficile ? Et c’est sans compter une tradition philanthropique forte qui,

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depuis la fin du XIXe siècle, égrène ses associations et comités pour la salubrité publique6.

2 Dans l’allocution prononcée en introduction du congrès par le Dr Xavier Leclainche, les termes « psychiatrie infantile » et « hygiène mentale » sont accolés en mettant une prééminence de l’une sur l’autre ; ainsi pour lui l’hygiène mentale dériverait de la psychiatrie infantile. C’est donc bien la prophylaxie qui dirigerait également les travaux du congrès, c’est-à-dire « la lutte contre le péril qui menace le plus gravement nos sociétés modernes : le péril mental7 ». Et d’en appeler à différentes disciplines de la médecine et de l’hygiène : l’eugénique (sic), la pédiatrie, la neurologie, l’épidémiologie, la vénérologie, la phtisiologie, la médecine légale, l’hygiène du travail, l’hygiène urbaine, etc. L’objectif principal étant, à son avis, la « formation d’un être sain de corps et d’esprit8 ». Mais ce sont également les techniques (sous-entendu « nouvelles ») qui justifient selon Heuyer l’organisation d’un congrès fondateur en quelque sorte d’une spécialité : associer l’étude psychiatrique à des « techniques de mesures psychologiques » et des « applications pédagogiques » autonomisant ainsi la psychiatrie infantile de la psychiatrie générale9. Or à l’évidence, cet acte fondateur n’est pas pleinement justifié pour certains qui estiment, aux dires d’Heuyer lui-même, être à même d’intervenir sur le développement neuropsychique de l’enfant : les pédiatres et les psychologues.

3 Déjà, on se méfie de mettre des symptômes et diagnostics rigides là où il n’y aurait que des nuances de développement. Mais c’est aussi que se joue la prééminence du médecin psychiatre sur les psychologues et les pédagogues qui attachent, selon Heuyer, insuffisamment d’importance à l’hérédité, à la constitution biologique, au fonctionnement des glandes endocrines et aux diverses fonctions motrices. Pour lui : « Il est utile que le médecin démontre aux psychologues et pédagogues qu’une certaine paresse d’esprit peut être efficacement traitée par des extraits endocriniens, que l’encéphalite épidémique reproduit d’une façon quasi expérimentale certains troubles du caractère : obsession, impulsion, perversion, identiques au déséquilibre attribué à l’action du milieu10. »

4 Pour Heuyer, « les indications du psychiatre doivent être à la base de la pédagogie11 ».

5 Dans un premier temps, je présenterai les personnalités qui eussent pu être présentes dans cet aréopage (mais en ont-ils été informés ?). Puis je me centrerai sur les présents et leurs apports, enfin j’envisagerai la tradition de l’hygiène mentale en Suisse qui pourrait expliquer ce peu d’engouement pour le premier congrès international de Psychiatrie infantile.

Les pressentis, les attendus et les présents

6 Certes, cet été parisien est particulièrement riche en commémorations et congrès liés à l’Exposition internationale qui se déroule de mai à novembre : le congrès international d’Hygiène mentale du 19 au 23 juillet, celui de Psychiatrie infantile du 24 juillet au 1er août, celui de la Population du 29 juillet au 1er août, le congrès international de Psychologie du 25 au 31 juillet, celui de Philosophie du 31 juillet au 6 août.

7 On ne peut être partout !

8 Le Professeur Édouard Claparède, fondateur de l’IJJR, considéré alors comme un maître de la pédagogie expérimentale en matière de psychologie de l’enfant, a perdu son fils

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cette année 1937 (Jean-Louis est mort en avril) et il est particulièrement effondré12. Pourtant, il se rend tout de même au congrès international de Psychologie, occasion pour lui de remettre son rôle de secrétaire général, qu’il a exercé pendant trente ans, à Ignace Meyerson. Il ne prolongera donc pas son séjour, ni pour le congrès d’Hygiène mentale, ni pour celui de Psychiatrie infantile.

9 On aurait pu rencontrer également le médecin François Naville. Cet ancien médecin assistant à l’asile psychiatrique de Bel-Air de Genève est le seul à s’être occupé de psychiatrie infantile de 1910 à 1924. Il succède à Claparède auprès des élèves des classes spéciales, il enseigne à l’IJJR et exerce également dans la consultation médico- pédagogique de l’institut. Il rédige pendant cette période des rapports et articles sur l’éducation des anormaux, sur ses années dans les classes spéciales, sur les enfants anormaux en Suisse, sur quelques pathologies enfantines « De la paralysie générale chez l’enfant » (1910) ; « Les diplégies congénitales et les troubles dysthyroïdiens dans les classes d’enfants anormaux de Genève » (1923). Or, en 1924, Naville s’oriente vers la médecine légale. Malgré un intérêt persistant au-delà de cette date, puisqu’il rédige encore deux articles (« Revue générale de l’arriération mongolienne et description de quelques cas nouveaux observés à Genève » (1926) ; « Contribution à l’étude des équivalents épileptiques chez les enfants », qu’il rédige avec Henry Brantmay en 1935), il ne sera pas présent au congrès de Psychiatrie infantile.

10 La consultation médico-pédagogique de l’IJJR offre aux médecins un terrain de pratique « pédiatrique », « pédopsychiatrique » et « psycho-médico-pédagogique ». Plusieurs y feront leurs armes comme, en 1924, Raymond de Saussure, qui s’intéresse aux « anormaux mentaux » et Hugo Oltramare, aux « débiles et malades13 » ou encore Charles-Edouard Christin et Jacqueline Méthée, laquelle donne en 1927 le cours de clinique en même temps qu’elle dirige cette année-là la consultation. Ils auraient dû y être !

11 Et pourquoi pas ne pas croiser le médecin neurologue Georges de Morsier, membre de la Société genevoise de prophylaxie mentale ou le psychiatre Charles Ladame qui dirige l’hôpital psychiatrique de Genève de 1925 à 1939 ? Tous les deux avaient été questionnés par le conseiller d’État en charge de l’Instruction publique en 1928 sur l’opportunité de créer à Genève un service hospitalier destiné aux « enfants anormaux inéducables14 ». Ou encore le Dr Auguste Roerich qui s’était joint à eux pour soutenir, au nom de la Société médico-psychologique de Genève, cette idée de créer un service de neuro-psychiatrie infantile où « les enfants malades pourraient être traités, éduqués et instruits » et pour attirer l’attention du conseiller d’État sur cette question d’hygiène mentale15 ? Outre ces médecins, deux femmes se distinguent au début du XXe siècle à Genève : Alice Descœudres, psychopédagogue, et Blanche Richard, juge assesseur à la Chambre pénale de l’enfance depuis 1935 ? Elles auraient pu être des leurs.

12 Si on étend l’analyse à la Suisse romande, d’autres noms s’ajoutent (je ne retiens que les figures les plus connues). Henri Bersot, médecin à Neuchâtel et Lucien Bovet, médecin dans le canton de Vaud, alors sous-directeur de « l’asile des aliénés » de Céry (entre 1936 et 1942). Mais ce dernier est tout à son projet d’un petit centre hospitalier de pédopsychiatrie, Le Bercail à Lausanne, qui s’ouvrira en 193816. Il a donc d’autres chats à fouetter. Mais où est à la fin du mois de juillet 1937 Oscar Forel (fils d’Auguste) qui dirige l’hôpital de Prangins ? Et Maurice Veillard, secrétaire général du Cartel romand d’hygiène sociale et morale et de la Société vaudoise pour le relèvement de la moralité17 ?

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13 Pourtant les médecins suisses sont bien présents, mais sur le papier.

14 Édouard Claparède est dans la liste des présidents d’honneur. Dans ce comité d’honneur apparaissent également les médecins François Naville de Genève, Henri Bersot du Landeron de Neuchâtel, Oscar Forel de Prangins, Jean Wintsch de Lausanne. Du côté de la Suisse alémanique, sont à l’honneur : les médecins Eduard Glanzmann de Berne, Hans Maier de Zurich, fondateur du service de psychiatrie infantile de Stephansburg et directeur de l’hôpital psychiatrique du Bürgholzli (où ont été formés d’éminents psychiatres et psychanalystes comme Eugen Bleuler, Carl Gustav Jung, Karl Abraham, Sabina Spielrein) et Moritz Tramer de Soleure.

15 Quant au comité de propagande, on y trouve les médecins Henry Brantmay de Genève, Heinrich Hanselmann, Meta Lutz et Braun de Zurich ; Friedrich Stirnimann de Lucerne, médecin spécialiste des maladies infantiles ; Hans Christoffel et Heinrich Meng de Bâle (qui apparaît parfois sous le nom de Meng-Kohler, nom de son épouse Mathilde). Kohler est psychanalyste et fondateur germano-suisse du Mouvement européen d’hygiène mentale. Cette année 1937, l’université de Bâle a créé pour lui un poste de lecteur en hygiène psychique qui semble être le premier d’Europe.

16 Que du beau monde !

17 Sont encore inscrits en tant que membres, outre ceux déjà nommés (Repond, Brantmay, Hans Maier), Madame Brantmay, assistante sociale, en tant que membre associée, Hoffman de l’établissement « Les Rayons » à Gland, une école liée à la Fellowship School créée par une quaker, Emma Thomas ; Meta Lutz de Zurich ; Meier Orhel de Lausanne ; Frank Sigwart de Zurich ; Alfred Strauss d’Ascona au Tessin et Richard Weber de Berne. Mais s’ils y sont, ils ne prennent pas la parole ; dans tous les cas cela n’est pas signalé dans les comptes rendus des communications et dans les discussions très peu transcrites18.

18 Le médecin Henry Brantmay, lui, est assurément bien présent et il s’engage sur plusieurs fronts. Curieusement, il ne fait pas de communication, bien qu’il soit tout désigné, dans la section de psychiatrie scolaire notamment. N’a-t-il pas succédé à Naville auprès des élèves des classes spéciales en 1924 et n’enseigne-t-il pas dès 1929 à l’ IJJR la « médecine pédagogique » ? Il est aussi médecin à la consultation médico- pédagogique de l’IJJR et au Service d’observation des écoles (une consultation médico- pédagogique) créé par l’État de Genève. On ne peut donc ignorer sa présence, même discrète.

19 Seuls deux médecins suisses prennent donc la parole : Jean Wintsch et Moritz Tramer, comme délégué officiel de la Suisse. Le premier dans la section « psychiatrie générale » et le second dans celle de « psychiatrie scolaire19 ».

20 Ce premier congrès se clôt par la création d’un Comité international de psychiatrie infantile dans lequel on retrouve, dans le comité d’exécution, les Suisses Tramer, secrétaire général, et Brantmay, trésorier20. Tramer au retour du congrès envoie son article paru dans le cahier 2 de la 4e année de la Revue de psychiatrie infantile au Département de politique fédérale, division des affaires étrangères et les informe de la formation du comité international de délégués de 26 pays participants au congrès dont la tâche est de « préparer les congrès internationaux à venir ». Il a été élu (sans opposition) secrétaire général.

21 Le siège du comité international est donc bien en Suisse21.

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L’engagement sur le terrain

22 Le lundi 26 juillet 1937, Jean Wintsch, professeur à l’université de Lausanne prend donc la parole dans la section de psychiatrie générale concernant « Les réflexes conditionnels en psychiatrie infantile ». Wintsch est connu comme fondateur, en 1910, de l’École Ferrer à Lausanne (du nom de l’anarchiste espagnol Francisco Ferrer). Anarchiste lui-même, Wintsch est, dès 1922, membre de la commission de l'Instruction publique et dès 1931, président de la commission de salubrité des écoles de Lausanne. Dès 1936, il devient médecin scolaire à Lausanne, jusqu’en 1943, et enseigne en tant que professeur de psychologie appliquée à l'université de Lausanne, également jusqu’en 1943. Il est l'initiateur des colonies de vacances, des cures d'air pour enfants convalescents et des cuisines scolaires. Il collabore au journal Le Réveil anarchiste (1901-1914) et publie à Lausanne un autre journal anarchiste La Libre Fédération (1915-1919)22. Il publie en 1935 Les premières manifestations motrices et mentales chez l'enfant. Étude physiologique, clinique et pédagogique, ce qui explique en partie sa présence à Paris. Comme « disciple de Pavlov », on ne s’étonnera pas du titre de sa communication.

23 Le mardi, dans la section de psychiatrie scolaire s’exprime le médecin zurichois Moritz Tramer. Il le fait en allemand (avec traduction simultanée par les frères Kaminker) sur « Les méthodes d’éducation selon les troubles de l’intelligence et du caractère chez l’enfant ». Tramer a obtenu son doctorat en médecine en 1916 avant de devenir médecin assistant à la clinique psychiatrique de Münsingen dans le canton de Berne, puis privat docent de l’université de Berne. Après avoir intégré l’Institut suisse pour épileptiques de Zurich en 1917, il est nommé directeur de la clinique psychiatrique de Fridau à Egerkingen dans le canton de Soleure et directeur de l’asile psychiatrique cantonal soleurois de Rosegg (1924-1945). Dès 1934, il fonde le Journal de psychiatrie infantile (Zeitschrift für Kinderpsychiatrie), tandis qu’il ouvre en 1937 la maison Gotthelf à Biberist, centre d'observation pour enfants et adolescents, qu'il dirigera jusqu'en 195223. Il a épousé Franziska Baumgarten, une ancienne élève de Claparède, devenue chargée de cours en psychotechnie à l'université de Berne de 1930 à 1954. Tramer est un représentant de cette « tradition zurichoise » qui s’est construite autour de Forel et Bleuler. Il s'investit dès 1933 au sein de la Société suisse de psychiatrie pour faire de la psychiatrie de l’enfant une spécialisation à part entière24. Il mériterait à lui seul une étude !

24 En revanche aucun Suisse ne s’exprime dans la section de psychiatrie juridique, le mercredi, sur la question de « La débilité mentale comme cause de délinquance infantile et juvénile », grand sujet s’il en est de ce congrès ! Car c’est également dans ces échanges que se développe une nouvelle conception de l’enfant, au sortir de l’enfance, celle de l’adolescence et de sa pathologie : la « crise d’adolescence » et ses formes.

Une tradition d’hygiène sociale

25 La tradition pédagogique suisse s’inscrit dans le vaste champ philanthropique qui depuis le XVIIIe siècle égrène ses « héros », le plus souvent de confession protestante, comme Johan Heinrich Pestalozzi et Emmanuel von Fellenberg. Déjà vers 1840, cette « tradition » glisse vers la médecine et la médico-pédagogie avec Johann Jakob Guggenbühl, fondateur de l’institut médico-pédagogique pour les crétins dans le canton

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de Berne25 et au XXe siècle, avec tous les acteurs et actrices du champ déjà évoqués ci- avant. Dans cette liste, deux noms retiennent l’attention, celui d’Auguste Forel (1843-1931) et celui d’Édouard Claparède (1873-1940), le second plus jeune de trente ans aurait pu être son assistant, son aîné lui en avait fait d’ailleurs la proposition, lors d’une rencontre en 1895. Forel est alors directeur du Burghölzli depuis 1879 et il a développé une approche autant biologique que sociale de l’humain. Il est également un « grand prêtre de l’abstinence ». D’origine protestante, Forel adhère à la religion universelle du bahaïsme et fait de la lutte contre le fléau de l’alcoolisme une véritable croisade, en se disant « apôtre de la vérité ». Il mène en 1896 des études sur l’hystérie, qu’il présente au IIIe congrès international de Psychologie à Münich cette même année. Claparède, qui n’intervient pas encore, l’écoute avec intérêt. Il l’entend également lors du congrès international d’Anthropologie criminelle, qui a lieu à Genève, également en 1896, lorsqu’il discute avec Cesare Lombroso la question du criminel-né. En 1899, Forel n’est plus directeur du Burghölzli ; il initie alors une Ligue pour l’action morale qui s’engage dans le champ de la prophylaxie plutôt que celui des traitements. Son programme : combattre pour le bien contre le mal26. En 1905, Claparède et Forel se retrouvent dans le comité du Ve congrès international de Psychologie à Rome. À sa suite, ils échangent quelques lettres au sujet de l’article de Claparède sur le sommeil. Quant à Forel, il publie l’année suivante son ouvrage La question sexuelle exposée aux adultes cultivés (réédité de nombreuses fois) et dans lequel il développe son idée de castration et stérilisation des « individus nuisibles et dangereux » afin d’éviter une descendance tarée (sans utiliser d’ailleurs le terme eugénique ou eugénisme)27. En 1908, Claparède rencontre Eugen Bleuler successeur de Forel au Burghölzli à travers la Société de psychanalyse nouvellement créée ; il en devient un sympathisant. C’est ainsi que Bleuler lui enverra « en mission » la jeune psychanalyste Sabina Spielrein qui entre à l’ IJJR en 1920 comme « assistante de Claparède » pendant trois ans28.

26 Forel et Claparède n’auront plus guère de contacts. Le premier s’engage dans le socialisme, le second reste attaché au libéralisme et réservé vis-à-vis de la « caserne » que représente pour lui l’État29. Mais ils sont proches dans leur approche philanthropique d’amélioration de la société, voire de la race. Claparède se rallie, comme beaucoup de médecins des années trente, au credo de l’hygiène mentale. Il le fait notamment par le biais de la médico-pédagogie ou plus fondamentalement par sa conception d’une éducation fonctionnelle qui doit tenir compte du développement de l’enfant dans la société, et donc de sa psychologie. Plus rousseauiste sans doute que Forel, il choisit l’école comme moyen de changer la société. Continuellement, il fait de l’école le lieu de l’amélioration de l’État social (et en particulier grâce à la psychologie pour améliorer l’enseignement et donc la société !). Dès 1904, il étudie les enfants des classes spéciales dans le but d’adapter l’enseignement à ces enfants au préalable diagnostiqués et classés en fonction d’une typologie. Et même s’il écrit : « Pour renouveler le monde, il faudrait renouveler l’éducation, et pour renouveler l’éducation des enfants, il faudrait avoir renouvelé le monde ! », c’est bien à la première partie de cette aporie qu’il donne foi. Ce faisant, il glisserait volontiers, dès 1913, vers l’eugénisme passant d’une vision tayloriste de l’école (selon l’adage man at the right place) à la sélection des « bien-doués ». Il aurait été l’un des premiers en Suisse romande à parler de l’eugénisme au début du XXe siècle 30. En 1908, il est nommé professeur de psychologie expérimentale en reprenant la chaire de psychologie de Théodore Flournoy.

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27 Dans son article Les notes scolaires ont-elles une valeur pédotechnique ?, Claparède développe sa conception de l’évaluation. Faisant de l’école un « agent capital de progrès social et racial » grâce à la sélection des mieux doués et celle des « moins aptes », il interroge son lecteur : « N’est-ce pas un service rendu aux élèves moins aptes que d’être arrêtés au passage afin qu’ils n’aillent pas grossir les rangs du prolétariat des déclassés ? » Il poursuit jusqu’à l’absurde : « L’école ne peut pourtant pas guillotiner ceux qui n’arrivent pas à une moyenne suffisante des notes scolaires. Or, ce n’est que si elle le pouvait que la méthode de sélection se justifierait pleinement31 ! »

28 En 1927, le directeur de la clinique psychiatrique de Malévoz, le Dr André Repond lui écrit en tant que président de la Ligue suisse d’hygiène et de prophylaxie mentale, pour lui demander d’en faire partie. Cette ligue s’engage à mettre sur pied un programme qui regroupe tout ce qui se fait en Suisse pour la prophylaxie des troubles nerveux et mentaux. Il lui offre même d’entrer dans le Comité national suisse d’hygiène mentale. En juillet, Claparède lui répond qu’il accepte de faire partie du comité d’étude constitué par la « Société suisse de psychiatrie ». Ce qui le séduit, ce n’est pas de réduire l’hygiène mentale à la psychiatrie, mais d’y intégrer l’aspect éducatif. Néanmoins, la proposition qu’il a reçue souligne bien que la direction générale doit demeurer entre les mains de « spécialistes neuropsychiatres » : étude statistique, service de renseignement, meilleure éducation familiale, formation des maîtres, des pédagogues et des étudiants en médecine, en droit, en théologie, en sciences sociales ; des conférences populaires, relève Claparède, sont néanmoins au programme. Repond est bien content que ce « Cher Maître » accepte32.

29 Dans cette première moitié du XXe siècle, des médecins se glissent ainsi dans le champ de la prévention, autant dans l’école que dans ses extensions que sont les consultations et les instituts médico-pédagogiques, les asiles, foyers et maisons de rééducation, qui forment le champ de l’éducation spécialisée. Ainsi, comme évoqué ci-avant, la question de la prise en charge psychiatrique est relativement tardive à Genève. Le problème de l’aliénation des enfants est mis en discussion par l’inspecteur Emmanuel Duvillard dans son rapport sur les classes spéciales pour l’année 1929, lequel rappelle la présence « d’un trop grand nombre d’enfants incapables par suite de leur état mental de suivre avec profit un enseignement quelconque33 ». Et l’inspecteur de regretter que faute d’un établissement approprié, ils restent dans les classes et compliquent la tâche des maîtresses. Cette idée d’un établissement de psychiatrie infantile ne sera reprise que dans les années 1940 pour aboutir à l’ouverture d’un pavillon pour enfants à la clinique psychiatrique de Bel-Air : les Grands-Bois en 1943. Soit six ans après le premier congrès de Psychiatrie infantile.

Des thérapies pour l’hygiène mentale

30 Dans cette tradition de prévention, certains différends apparaissent comme celui entre André Repond et Henry Brantmay. Ce dernier joue, dès les années 1930, un rôle important à Genève et en Suisse romande dans le champ de l’hygiène mentale, dont il est un des protagonistes. Russe d’origine, il a fait ses études de médecine à Genève et soutenu une thèse sur un appareil de démonstration obstétricale (une planche anatomique) en 1925 et écrit quelques articles de médecine. Il prononce en 1929 sa leçon inaugurale à l’IJJR sur la « médecine pédagogique ». Il est le premier médecin du

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Service d’observation des écoles, créé par l’État genevois pour assainir l’école en traitant les enfants qui perturbent les classes par manque d’intelligence (retard scolaire, anormalité), troubles caractères (violence, tendance au vol, vice, sexualité précoce, fugue) ou mauvaise éducation reçue, et qui sont considérés comme étant en « danger moral ». Certains laissent envisager une « anomalie mentale », de « l’aliénation » voire être face à des « cas-limite » (les enfants dits « enfants- frontière »). Or la même année 1929 s’ouvre en Valais le Service médico-pédagogique du médecin André Repond, formé au Burghölzli avec Eugen Bleuler. Ces deux services vont être concurrents sur la manière de concevoir le traitement de l’enfance. Ils le sont de surcroît sur la prééminence d’un service médico-pédagogique en Suisse romande.

31 Dans l’approche psychiatrique, Brantmay est plutôt un physiologiste, alors que Repond adhère à une approche psychanalytique. Ils interviendront tous les deux au 5e cours consacré à l’hygiène mentale organisé par le Cartel romand le 20 octobre 1932 qui vise à faire reconnaître l’hygiène mentale dans l’hygiène sociale et morale34. Le premier parle de « L’hygiène mentale de l’enfance et de l’adolescence » et le second de « L’hygiène mentale de l’adulte ». Dans un article de 1937, publié dans la Revue suisse d’hygiène, Repond explicite la venue de l’hygiène mentale par « d’une part les grands progrès de la psychiatrie clinique et, d’autre part, les sensationnelles découvertes d’une certaine psychologie qui permirent de relier tout un ensemble de faits psychiques, jusque-là incohérents et dispersés, de comprendre une série de phénomènes mentaux à peine perceptibles jusque-là35 ». Sous sa plume, cette « certaine psychologie » renvoie indéniablement aux psychothérapies et à la psychanalyse. On connaît l’espoir qu’il a mis dans l’association de l’hygiène mentale pour la prévention et de la psychanalyse pour le traitement36.

32 Brantmay, quant à lui, reste attaché à une approche fonctionnelle et constitutionnaliste, traquant les « anomalies de structures somatiques » et les « perturbations neurologiques », les « états constitutionnels déficients de types psychopathiques », les « terrains hérédo spécifiques probables ». En tant que médecin de l’Institut des Charmilles, où sont placés des enfants en observation, il s’engage à développer la question de l’enfance difficile en institution, en abordant certaines questions comme l’énurésie chez les enfants placés par exemple et en développant des outils d’observation. En 1935, il écrit avec le Dr François Naville (qui se remet à la psychiatrie infantile pour l’occasion !) une « Contribution à l’étude des équivalents épileptiques chez les enfants37 ». Mais ce sont plus généralement l’intelligence, l’instinct, la psychothérapie, la pédagogie qui l’intéressent et il ne rate aucune occasion pour souligner les « dangers » qui menacent la santé et la croissance de l’enfant.

33 Fort de cette histoire trop rapidement tracée, on peut se demander si on trouverait plus volontiers ces médecins proches de l’éducation au congrès d’Hygiène mentale qui a directement précédé celui de psychiatrie infantile.

Des médecins qui prévoient plutôt qu’ils ne guérissent

34 Il serait moins surprenant de voir un Naville, Brantmay ou Repond prendre la parole dans ce deuxième congrès international d’Hygiène mentale, placé sous la présidence d’Édouard Toulouse, fondateur et président de la Ligue nationale française d’hygiène mentale, qui se déroule du 19 au 23 juillet. À nouveau, l’Ambassade de France a pris langue avec le « Département politique » pour inviter la Suisse à ce congrès. Ainsi, le

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Comité national suisse d’hygiène mentale confère le titre de délégué officiel au Pr Hans Maier, directeur du Burghölzli, et au Dr Raymond de Saussure, privat-docent à l’université de Genève, à condition qu’il n’en résulte aucun frais pour la Confédération38. Or, à Genève, il semblerait que ce soit le médecin François Naville qui soit pressenti par le département de l’Instruction publique (Est-ce que de Saussure aurait décliné la proposition ? Est-ce la notoriété et le rôle précédemment occupé par Naville ? Est-ce une erreur glissée dans le texte ?). De même que la Confédération n’accorde aucune indemnité, on met la condition que cette représentation « n’entraîne aucun frais pour l’État39 ».

35 André Repond figure dans la liste des membres du comité exécutif du programme et dans celle des membres adhérents, et il prend en effet la parole le lundi 19 juillet, dans la première séance, pour un rapport sur « Les bases scientifiques de l’hygiène mentale ». Il est également présent dans la discussion du rapport de Pr Ernst Rüdin sur « Bedingungen und Rolle der Eugenik in der Prophylaxie des Geistesstoerungen ». Rüdin, né à St. Gall en Suisse, a fait ses études en Allemagne. Dans les années trente, il s’est rapproché du mouvement nazi40.

36 Parmi les Romands, est bien présent Raymond de Saussure, délégué suisse qui parle de « Quels sont nos critères de la norme ? ». Comme membres adhérents du congrès, on retrouve Henri Bersot de la clinique Bellevue de Neuchâtel (avec sa femme comme membre associée) qui présente une communication sur « L’unification de la statistique psychiatrique internationale » à la séance du vendredi 23. Du côté suisse alémanique, s’ajoute en effet le Pr Hans Maier, délégué suisse, membre adhérent au congrès, qui est dans le comité consultatif du programme et préside des séances, discute les rapports et communique à propos de « Zur Organisation des Irrenwesen in der Schweiz ». S’ajoutent Théodore Brunner, directeur du sanatorium pour maladies nerveuses près de Zurich, Giorgio Klainguli de Lugano (Tessin) et Walter Morgenthaler de Berne. Il y a aussi Adolf Meyer, psychiatre suisse qui a émigré aux États-Unis en 1902 et est lui aussi passé par le Burghölzli (il deviendra d’ailleurs une des grandes figures de la psychiatrie du début du XXe siècle) ; il est venu directement de Baltimore. Meyer est également vice-président du Comité international d’hygiène mentale.

37 L’organisation de ces deux congrès successifs – hygiène mentale et psychiatrie infantile – montre que ce ne sont pas les même personnes qui s’y intéressent (et qui les organisent), seul Repond est dans les deux congrès.

38 Par une lettre du 19 août 1937 au Département politique fédéral à Berne, Repond cherche à attirer l’attention sur l’enjeu de l’hygiène mentale reconnue « d’utilité publique, urgente et indispensable » pour laquelle la Fondation Rockefeller aurait alloué pour 1936, deux millions de dollars visant la « prophylaxie des affections nerveuses et mentales ». Ainsi le Comité international d’hygiène mentale, dont il est le secrétaire, se rapprochera de l’Office d’hygiène de la Société des Nations pour cette nouvelle lutte.

39 Brantmay de son côté organise dans les années 1940 deux congrès en Suisse romande. Il le fait en particulier, écrit-il, pour faire barrage à André Repond et à sa conception psychanalytique de la clinique infantile. Au mois d’avril 1942, en lien avec Édouard Laravoire, directeur du Service d’observation des écoles à Genève, il ouvre le premier congrès sur l’Hygiène mentale de l’enfance portant sur la problématique générale de l’hygiène mentale de l’enfance et de l’adolescence. Deux-cent participants y assistent. L’année suivante, c’est le thème de l’affectivité qui est choisi. Les deux congrès font

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l’objet d’un ouvrage édité sous les auspices du département de l’Instruction publique genevoise41.

40 En 1948, Brantmay publie son article sur le chronogramme somatopsychique, un outil d’évaluation dont il est fier de voir son usage à Lyon42. Le « chronogramme » est une grille médico-pédagogique qui permet de saisir l'enfant en termes de graphiques en mesurant le développement de certaines aptitudes et le rendement de certaines fonctions en rapport avec l'âge moyen. Ces courbes ou profils contiennent dans leur partie inférieure une fiche analytique d'environ trois cents carrés disposés sur quinze rangs dont chacun est destiné à l'inscription d'un fait précis (mensuration, développement, conduite et caractère, hérédité, famille et milieu, examen clinique, examen de laboratoire, anthroposcopie, examen psychologique et degré d'instruction). Brantmay reste néanmoins ouvert à d’autres approches comme il le dira dans sa leçon inaugurale à l’IJJR : « Au point de vue du traitement, nous serons tantôt obligés de recourir ou de faire recourir à une médicalisation chimique ou physique qui s’adressera aux organes malades – tantôt c’est le traitement psychothérapique ou pédagogique qui s’imposera43. » Mais il se refuse à donner la primeur à la psychanalyse écrivant dans un rapport fait au département de l’Instruction publique après sa visite à Malévoz chez Repond : « Il est inadmissible que tous les succès remportés par les différentes méthodes psychothérapiques (par ex. l’encouragement, le contact affectif personnel, la confession laïque, le changement d’atmosphère morale, etc. etc.) soient mis à l’actif de la psychanalyse qui n’est pas synonyme de psychothérapie ni d’hygiène mentale44. »

41 Il rédige d’ailleurs un inventaire de dix-sept thérapies existantes, dont quinze seraient pratiquées à Genève : la bonne éducation ; l’atmosphère morale dans laquelle l’enfant grandit ; la « vaccination psychique qui consiste à habituer un enfant aux choses qu’il redoute, qui provoque chez lui des angoisses ou des réactions émotives » ; la « désintoxication psychique qui consiste à sortir la haine, les préjugés, tout ce qui empoisonne une âme d’enfant pour lui substituer des impressions justes et fortes » ; la contagion par l’exemple ; le contact affectif personnel ; la suggestion ; l’hypnose ; la confession laïque ; la psychanalyse ; l’encouragement ; l’intimidation ; la persuasion rationnelle ; l’orientation professionnelle ; la résolution des conflits ; le jugement de la délinquance ; l’influence spirituelle et religieuse45.

42 Discrets dans les dossiers médico-pédagogiques des enfants du Service d’observation des écoles (il signe des fiches médicales, les chronogrammes, des certificats et avis médicaux), il n’en est pas moins le médecin référent entre 1930 et 1955. Une carrière qui le mènera à être le seul médecin genevois, dans les années 1950, à porter le titre de la Fédération des médecins suisses (FMH) en psychiatrie de l’enfant (spécialiste neurologue et psychopédiatre).

43 On peut alors s’autoriser à faire l’hypothèse que la tradition pédagogique en Suisse oriente plus volontiers les médecins vers la prévention et les inscrivent dans celle de l’hygiène mentale, proche d’une philanthropie sociale et médicale que représenterait un Auguste Forel. Ainsi leur réserve à l’égard de la psychiatrie infantile serait due à cette tradition qui valorise la prévention plutôt que le soin. Mais certains comme Repond considèrent l’hygiène mentale comme un outil de prophylaxie qui par là-même fait partie de la psychiatrie infantile, dans la tradition d’Auguste Forel.

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44 Reste à relever, en guise de conclusion, que dans la définition des champs et le partage du pouvoir entre professionnels, on oublie trop souvent l’enfant pris en étau des pratiques langagières. À travers la diversité des courants, des conceptions, des choix de traitement, ce sont eux (et leur famille) qui sont aussi définis par des termes notifiés, inscrits, transmis par des dossiers individuels fabriquant les maladies mentales. Au cours du temps, entre 1930 et 1960, une terminologie s’étoffe recouvrant avant tout des problèmes de société. Mis à part les cas strictement médicaux reliés à la santé physique (épilepsie, tuberculose, infirmité), les termes renvoient à des situations sociales difficiles : pauvreté, alcoolisme, divorce et chômage. Ce sont aussi des jugements sur les familles par les enseignants qui signalent l’enfant au service médico-pédagogique, comme par exemple une éducation familiale insuffisante ou un manque de collaboration de la famille que contiennent ces dossiers individuels. Souvent des concepts « scientifiques » prennent le pas sur les termes moraux : la mythomanie remplace le mensonge et la cleptomanie, le vol. Dans les années 1930-1940, (on pourrait même aller jusqu’en 1960 en ce qui concerne le traitement de l’enfance à Genève), l’hygiène mentale prend le pas sur le traitement psychiatrique, réservé à quelques cas placés dans le Pavillon des Grand Bois ouvert en 1943 à l’hôpital de Bel-Air dirigé par le Pr. Ferdinand Morel (même si la création du pavillon est discutée depuis 1928 !). En 1959, Juan Ajuriaguerra prend la direction de l’hôpital psychiatrique de Bel-Air. Dès 1961, il consacre un après-midi par semaine au service médico-pédagogique (anciennement Service d’observation des écoles) et une journée et demie par mois avec un médecin spécialiste pour étudier des cas exposés par petits groupes. Désormais, une nouvelle terminologie apparaît : l’enfant signalé par l’enseignante, en 1960, pour « mauvais caractère » et parce qu’il n’accepte pas les remarques « tout en étant affectueux », devient sous le regard du psychiatre Ajuriaguerra un enfant qui « présente une anxiété profonde se manifestant par une supervalorisation verbale et de l'hypomanie. C'est un tableau d'enfant prépsychotique… ».

45 Resterait l’étude sur le terrain, et hors congrès, pour mieux comprendre les enjeux en termes de fonctionnement de l’école, de flux d’élèves entre l’enseignement ordinaire et l’éducation spécialisée et de contrôle des familles qui hante l’histoire de l’enfant. En quelques décennies, la morale s’est faite hygiène mentale et bientôt psychiatrie infantile. Les congrès de Psychiatrie infantile et d’Hygiène mentale de 1937 révèlent cette transformation, les traditions en mouvement et leurs effets sur les enfants.

NOTES

1. Archives fédérales suisses (AFS), Berne, Lettre de la légation de Suisse en France à la Division des affaires étrangère, 8/12/1936, E2001D.

2. AFS, Lettre de P. Bonna (Département fédéral) au Service d’hygiène publique, 12/12/1936, E2001D. 3. Les comptes rendus de ces deux congrès ne sont d’ailleurs ni à Genève (sauf le premier volume du congrès de Psychiatrie infantile conservé dans la bibliothèque

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d’Édouard Claparède à la Fondation Archives de l’IJJR), ni dans le réseau des bibliothèques suisses (rero.ch). 4. Voir TRÖHLER Daniel, Pestalozzi, Lausanne, Antipodes, 2016.

5. BAUDOIN Charles, « Les souvenirs d’enfance », Pour l’Ère nouvelle, 1923, p. 114-116.

6. Voir HELLER Geneviève, « Psychiatrie et société : de quelques associations pour l’hygiène mentale, morale et sociale », Revue historique vaudoise, 1995, vol. 103, p. 115-137. 7. « Allocution prononcée par Monsieur le Dr X. Leclainche représentant M. le ministre de la Santé », Premier Congrès international de Psychiatrie infantile, Paris, SILIC, 1937, p. 29. 8. Ibid., p. 30. 9. HEUYER Georges, « Discours d’ouverture », Premier congrès international, op. cit., p. 32. 10. Ibid., p. 33. 11. Ibid., p. 37. 12. Voir RUCHAT Martine, Édouard Claparède, À quoi sert l’éducation ?, Lausanne, Antipodes, 2015. 13. Bibliothèque nationale suisse (BNS), Berne, Rapport de l’IJJR, inséré au Rapport de l’ ASFA (Association suisse en faveur des faibles d’esprit), 1924.

14. AEG, Lettre d’Emmanuel Duvillard à Albert Malche, 01/03/1928. 1985 va 5.3.213.

15. AEG, Lettre de la Société médico-psychologique de Genève au Conseiller d’État en charge de l’Instruction publique, 12/03/1929. 1985 va 5.3.230. 16. GARIBIAN Tahine, 75 ans de pédopsychiatrie à Lausanne, Lausanne, BHMS, 2015.

17. VEILLARD-CYBULSKY Maurice, Crapauds de gamin. Notes d’un juge de l’enfance (1942-1977), Lausanne, Editions d’En Bas, 2007. 18. Voir Premier congrès international de Psychiatrie infantile, Rapports introductifs et rapports de psychiatrie, Vol. I ; Rapports de psychiatrie scolaire, vol. II ; Rapports de psychiatrie juridique, vol. III ; Comptes rendus, Vol. IV, SILIC, Metz, 1937. 19. Dans cette section, il y a une ancienne élève de Claparède, restée sa grande amie, Hélène Antipoff, qui y représente le gouvernement du Brésil (elle est également membre adhérente au 2e congrès international d’Hygiène mentale). Voir Édouard Claparède- Hélène Antipoff. Correspondance 1914-1940. Édition établie et présentée par Martine Ruchat, Florence, Olschki Editore, 2010. 20. Aux côtés du président Schröder de Leipzig, d’Heuyer, vice-président, et Michaux, secrétaire adjoint. 21. AFS, Lettre de Moritz Tramer au Département fédéral, 10/08/1936. Dossier E2001D.

22. Dictionnaire historique de la Suisse ( DHS) : http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/ F14669.php ; HEIMBERG Charles, Jean Wintsch, « L’école Ferrer de Lausanne », Lausanne, Entremonde, 2009. 23. Id. 24. Id. 25. RUCHAT Martine, « Johan Guggenbühl, les crétins et la montagne sainte », in PONT Jean-Claude, LACKI Jan (dir.), Une cordée originale. Histoire des relations entre science et montagne, Genève, Georg éditeur, Éditions Médecine & Hygiène, 2000, p. 250-267 ; KORPÈS

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Jean-Louis, RUCHAT Martine « Johann Jakob Guggenbühl (1816-1863) ou la gloire éphémère d'un précurseur du traitement médico-pédagogique », CTNERHI, 77, 1998, p. 93-107. 26. HELLER Geneviève, « Psychiatrie et société… », op. cit., p. 123-124.

27. HELLER Geneviève, JEANMONOD Gilles, GASSER Jacques, Rejetées, rebelles, mal adaptées : débats sur l'eugénisme, pratiques de la stérilisation non volontaire en Suisse romande au XXe siècle, Genève, Georg, 2002. 28. CIFALI Mireille, « Sabina Spielrein in Genf », SPIELREIN Sabina, Ausgewählte Schriften, Berlin, Bose und Brinkmann, 1986, p. 255-258. 29. Voir RUCHAT Martine, « Johan Guggenbühl… », op. cit., p. 265.

30. HELLER Geneviève, JEANMONOD Gilles, GASSER Jacques, Rejetées, rebelles…, op. cit.

31. CLAPARÈDE Édouard, « Les notes scolaires ont-elles une valeur pédotechnique ? », Revue de Pédotechnie, Bruxelles, I, 1913, p. 9. 32. RUCHAT Martine, « Johan Guggenbühl… », op. cit. p. 255.

33. AEG, Rapport sur les classes spéciales pour l’année 1929. 1985 va 5.3.248.

34. HELLER Geneviève, « Psychiatrie et société… », op. cit, p. 135.

35. REPOND André, « Introduction à la Revue d’hygiène mentale », Revue Suisse d’Hygiène, n° 17, 51-54, p. 51. 36. HELLER Geneviève et al., Rejetées, rebelles…, op. cit, p. 393.

37. BRANTMAY Henri, NAVILLE François, « Contribution à l’étude des équivalents épileptiques chez les enfants », Archives Suisses de Neurologie et de Psychiatrie, Volume XXXV, Fascicule 1, Zurich, Art. Institut Orell Füssli, 1935. 38. AEG, Séance du Conseil fédéral, extrait du Procès-verbal, 07/05/1937. Dossier E2001E.

39. AEG, Archives secrétariat général du DIP, Genève, Lettre d’Adrien Lachenal, chef du DIP, à William Rappard, 17/03/1937. 40. Voir contribution de Volker Roelcke dans ce même numéro. 41. L’hygiène mentale des enfants et adolescents. Leçons faites à Genève sous les auspices du Département de l’instruction publique, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1943 et Le cœur et la raison. Problèmes de médecine et d’éducation. Exposés par quelques psychologues, ecclésiastiques et médecins de Genève, Genève, ed. Jeheber, 1945. 42. « Le chronogramme somatopsychique », Sauvegarde, mars-avril 1948, p. 12-21. 43. BRANTMAY Henri, « Leçon inaugurale à l’IJJR, Genève, 29 octobre 1929 », Fondation Archives IJJR, Manuscrit, Fonds Henry Brantmay, HeB/7.4.

44. AEG, Rapport relatif à une visite collective faite le 9 mars au Service médico- pédagogique valaisan de Malévoz rédigé sur la demande et à l’intention de M. Grandjean Secrétaire général du DIP, 11/03/1950. DIP1985 va 5.3.577.

45. BRANTMAY Henri, « Psychothérapie et pédagogie de l’enfance déficiente ». Tiré à part du rapport du 1er congrès international pour la Pédagogie de l’enfance déficiente, 1939, p. 271-276, Société médicale de Genève.

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RÉSUMÉS

Cet article montre que la création d’une psychiatrie infantile met en tension le monde des médecins affiliés à des traditions différentes. Si pour Heuyer les indications du psychiatre doivent être à la base de la pédagogie, Édouard Claparède, lui, ne veut pas réduire l’hygiène mentale à la psychiatrie. L’auteure reconstruit une tradition helvétique de médecins intéressés par l’enfance dans une perspective de prévention, dans la tradition de l’hygiène sociale chère à Auguste Forel. Elle pose l’hypothèse de l’hygiène mentale comme produit de celle-là expliquant un moindre engouement pour ce premier congrès de Psychiatrie infantile à Paris en 1937. Ces différentes conceptions entraînent un regard distinct sur les traitements et les manières d’intervenir qui met aux prises les tenants d’une approche physiologique et psychanalytique, de l’environnement social et des tares mentales, même si l’hygiène mentale peut servir de chapeau. Car ce sont bien les définitions qui sont également en jeu avec de nouveaux mots pour de nouvelles réalités.

This article asserts that the creation of child psychiatry arouses tension within the world of practitioners from different traditions. According to Heuyer, the option defended by the psychiatrist should be the basis of its pedagogy. Édouard Claparède is not inclined to reduce mental hygiene to the field of psychiatry. He wishes to maintain a Swiss heritage, more committed to childhood. He considers prevention as a central concept, and he is influenced by the figure of Auguste Forel who praised the notion of social hygiene. This option conceives mental hygiene as a byproduct of social structures. That could explain a lesser enthusiasm toward the 1937 child psychiatry congress in Paris. Those different understandings lead to a distinct approach regarding the treatments and the ways of addressing the question. Mapping the Swiss delegation gives a rather complex picture between those who favor a physiological approach and focus on mental defects and the supporters of a psychoanalytical oriented method giving greater attention to the social environment. In its context, mental hygiene could become a kind of temporary common space (encompassing oppositions). It is clearly a battle over the definitions which is at stake ; the challenge is about new words—to grasp—new realities.

INDEX

Mots-clés : Suisse, psychiatrie, congrès, pédagogie, hygiène mentale Keywords : Switzerland, psychiatry, congress, pedagogy, mental hygiene

AUTEUR

MARTINE RUCHAT Professeure associée, laboratoire d’histoire sociale et culturelle de l’éducation, faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, université de Genève

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“A reason behind every action”. The early years of Swedish Child Psychiatry, 1930-1945 « La raison derrière chaque action ». Les premières années de la psychiatrie de l’enfant en Suède, 1930-1945

Karin Zetterqvist Nelson

1 A number of Swedish paediatricians, child psychiatrists and psychiatrists were invited to the International Congress on Child Psychiatry. Among these, the two most prominent were Dr. Torsten Ramer and Professor Arvid Wallgren, who were not only well-known to the Swedish medical child expertise in the 1930s but also had plenty of international connections. Arvid Wallgren was a renowned and respected medical researcher with childhood tuberculosis as a speciality. Torsten Ramer was a paediatrician involved in child guidance, with a special interest in child psychiatry, who after the conference became actively involved in the new international child psychiatric organization. At the conference in Paris, he presented a paper entitled: “ Schizophrenieartige krankheiten bei kindern.”

2 The title reflected Ramer's research interest in the 1930s, which was focused on psychiatric symptoms in childhood. In the 1940s his focus changed and he became more and more focused on learning disabilities, which was the topic of his thesis from 1946.1

3 In the present paper, I will outline the Swedish context concerning child mental health care in the 1930s, including a look into the coming decade when the first step towards a nationwide child psychiatric care system was actually taken.

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The development of Swedish child psychiatry – a complex narrative

4 The development of Swedish child psychiatry in the twentieth century is not a coherent, straightforward narrative of a steady progression from no services to full service standard; rather it is a complex and diverse narrative.2 Child mental health was raised as a topic in the early twentieth century by medical doctors, school teachers and, to some extent, by actors involved in child social welfare. In the 1920s and 30s, child guidance activities began to take shape in the larger municipalities, carried out by philanthropic organizations or local child social welfare authorities. Moreover, individual key actors started up institutions specifically designed for so-called psychopathic children or special schools for so-called feeble-minded children, some of which were funded by municipal public means, while others were dependent on voluntary and philanthropic financial support.3 During this period, these various efforts to save children either through institutionalization or child guidance activities focusing on families and parents were not linked together, and some of the activities continued for a longer period of time, while others died out. There was no sign of a cohesive national approach to organizing child mental health services until the early 1940s.

5 It began in 1939 with a state inquiry to be pursued by members of The Youth Committee. The inquiry was commissioned by the Swedish government as a response to the rising levels of youth delinquency and crime.4 The so-called ‘youth problem’ had been on the government’s agenda as a major social issue since the mid-1930s.5 With the appointment of The Youth Committee, the government made so-called youth delinquency a national issue, and the committee began its work in 1939. However, due to the outbreak of World War II, the committee’s work was delayed for two years. When the committee was reconvened at the end of 1941, its goals were reformulated and the social dimension of delinquency was addressed specifically. It was argued that the young people in question should not be viewed as a group of failed individuals; the rising level of youth crime was a sign of the failure of society to care for its young members. The Youth Committee set out to provide a solution to such failure on the part of society.

6 The Youth Committee published 12 wide-ranging reports, the first of which was an outline of a new kind of mental health service for children and young people, called the ‘Psykisk barna- och ungdomsvård’ (Child and Youth Psychological Service). This report was later followed by 11 reports on subjects such as the youth labor market, youth leisure activities, and sexual behavior. Concerning the first report, the meaning of “psychology” in naming the services ‘Child and Youth Psychological Services’ reflects the significance ascribed to psychological knowledge in this new approach to the ‘youth problem.’ It was not a moral problem or a biological problem; it was a social problem that could be solved through a psychological understanding of the influence of the family environment and emotional relationships. Moreover, the designation ‘psychological service’ conveyed that this health service was neither ‘psychiatric care’ nor ‘child guidance’—it was a new type of service. Based on this official inquiry report (SOU 1944/30), in February 1945 the Swedish Minister of Social Affairs signed a government bill with proposals for setting up the new service6. This new form of mental health service was to be located at local hospitals, which demonstrated that it was part of the national health services—and like the health services in general the

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child and youth psychological activities were to be controlled by the specific county councils (Sw. landsting). The proposal stressed the significance of placing this new kind of mental health services at a paediatric department within the national health services, the goal being to avoid the assumed strong stigmatization associated with the municipal social child welfare service and its historical connections to poverty relief activities.

7 Child and youth psychological health services were politically and ideologically defined as a preventive measure, set up to fight mental ill health among children and young people, similar to the way in which the development of child and maternal health care systems had been politically and ideologically motivated. The development of child mental health services was thus inscribed in the political welfare agenda of Swedish People’s Home model (Sw. Folkhemmet). Psychological problems and disturbances in children (so-called problem children) were defined as symptoms of society’s failure to take care of the young population rather than as symptoms of childhood deviances. Children were defined as “society’s children” and society was to assume responsibility for providing them with a proper childhood, including education, good health, and not least, a good upbringing.

8 A group of young radical medical doctors, mostly paediatricians, were particularly active in outlining this vision of a new kind of mental health service for children, sharing a political commitment to improve social conditions for the working class. Many of these paediatricians were also interested in psychoanalysis as a radical alternative to biomedical constitutional approaches and “habit formation” in studies of childhood mental ill health. In this process, medical experts, mainly paediatricians, played a prominent role, while psychiatrists were absent.

9 In the 1940s, this group of paediatricians, who had training in psychoanalysis and a clear leftist political standpoint, together with child psychologists/therapists with similar interests, were important in building up the new kind of mental health services. Child social workers and teachers were also involved, but to a lesser extent than the child psychologists and child psychiatrists.

10 From 1945 onwards, the Swedish child mental services organized mainly out-patient activities, while in-patient activities were rare. The out-patient activities were similar to the activities in the municipal child guidance clinics, with testing and parent guidance dominated, while child psychotherapy was not very common. In the 1950s, child psychiatric diagnostic categories and treatment options began to be discussed and two main discourses took shape: the psychiatric and the psychoanalytical. The latter was closely intertwined with the political social democratic approach underpinning the development of child health activities and more generally a broader national health system for all people, while the psychiatric discourse was more low-keyed. But conflicting views on, for instance, “psychopathy” or “child schizophrenia” were present, and there was an ongoing debate between the more psychoanalytically inspired approach and the hereditary constitutional approach, which in today’s vocabulary would be called a neuropsychiatric approach7. The child psychiatrists who represented a more hereditary approach to child mental ill health were mostly aligned with psychiatrists rather than with paediatricians. This conflict was not a new issue; it had already been a burning issue in the 1930s, as I will show below.

11 Previous international research on the development of child mental health services has demonstrated variations in the establishment of such support in different countries

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depending on socio-political and professional traditions. The philanthropic endeavours of the US Child Guidance Movement and the Child Study Movement in the early twentieth century created an intellectual legacy which in turn was moulded by specific national and domestic ideological concerns in countries throughout Western Europe, with a shared intellectual inheritance that was also intertwined with the various national precursors to psychiatric provision for children as well as the structure and character of the respective national welfare systems.8 A range of child psychiatric disorders were discussed clinically and scientifically before World War II, but child psychiatry as a medical specialty remained an undefined field until the post-war period, when it was first acknowledged as a distinct scientific field9. Furthermore, the development of child guidance services and child psychiatric services for children in post-war Western Europe was closely related to the structure and character of the respective national welfare systems.

12 In order to broaden our understanding of the “Swedish version” of child psychiatry and its early development, the present paper discusses the historical circumstances preceding the 1945 Swedish Government proposal to initiate child mental health services within the national health services.

“Child psychiatry” and the mental hygiene movement

13 The first person to use the term “child psychiatry” in early twentieth-century Sweden was Dr Josef Lundahl, a psychiatrist in Visby, Gotland, who was a strong advocate of the mental hygiene movement.10 He was the author of the book “Studier i psykisk hygien och profylax med särskild hänsyn till miljöns betydelse” [Studies in mental hygiene and prevention with special consideration of the importance of the environment], published in 1927, in which he outlined how psychiatrists’ main mission was to prevent mental problems. He also had strong opinions about children’s mental problems, defining them as mostly a sound response to an inadequate and deficient environment: “If a child is mean (undisciplined, bad habits, etc.) the meanness has a history. The underlying reason may be physical, it may be environmental circumstances in school. It is the teacher’s obvious task to examine the underlying causes before punishment or less kind behavior towards the child is initiated. In this task, the teacher needs support from the school medical doctors and eventually a social worker (underline in original)”.11

14 Lundahl’s statement that “the meanness has a history”, and its link to the basic principles of both the mental hygiene movement and the child guidance movement, was later appropriated by the group of young radical paediatricians mentioned above. In the 1930s, children’s mental problems became a recurrent topic among child experts, both in social child welfare, child institutions, and among paediatricians. But among the medical doctors, there were clearly different views on how to explain mental problems in children. The more radical approach, with a clear link to psychoanalytical thinking, proposed that child maladjustment and odd behaviour were a consequence of material circumstances and relations to parents and other significant adults, rather than bad habit formation or a deficient constitution. It was argued that the children’s symptoms could be traced back to a specific situation, an underlying reason that could explain the specific symptom or behaviour. These young paediatricians, most often involved in the development of maternal and child welfare services, were in opposition to the more traditional and conservative prevailing

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psychiatric discourses and its interest in psychopathy and so-called constitutional abnormalities. Many of the Swedish psychiatrists involved in mental health care for adults at the time were occupied with discussing aspects such as psychopathy—a topic that received a great deal of interest, not least when it was linked to childhood.

Childhood and psychopathy – a controversial topic

15 The term psychopathy was introduced into the official psychiatric nomenclature in 1917 by the Swedish Psychiatric Association, and later discussed in an extensive textbook in psychiatry by Bror Gadelius, published in 1924.12 The medical interest in psychopathy during these years was presented as a new scientific approach to social problems among both adults and children, defined as an alternative to earlier moral and religious approaches to so-called individual deviance and maladjustments in the population. These medical experts were sought after by politicians and state authorities in the construction of the evolving welfare state.

16 The psychiatric interest in psychopathy included to some extent children and childhood, especially topics such as how to identify and examine the early signs of psychopathy in infants and small children. The interest in the early signs of psychopathy among children was shared by many paediatricians and medical doctors working at schools and institutions. It became part of a broader discourse on how to approach and deal with unruly and undisciplined children, a topical issue among experts on educational activities and within a schooling system with more and more children.

17 Among the paediatricians engaged in the discussions of psychopathy, influential actors such as Professor Ivar Thorling, Uppsala, Professor Kjell-Otto af Klercker, Lund, and Professor Isak Jundell, Stockholm, were involved. The discourse of psychopathy in childhood revolved around the famous nature-nurture debate, which in the Swedish context was translated into a debate about heritage versus environment or in other words nature versus nurture. Professor Isak Jundell, in Stockholm, was responsible for setting up special wards for so-called psychopathic children.13 Similar ideas were used to justify a number of new institutions for so-called psychopathic children in the 1920s and 30s. A common theme among the psychiatrist and paediatricians sharing an interest in psychopathy was the belief in scientific solutions in contrast to—in their views—earlier moralistic and religious ideas: Medical science was considered to be important tools in the construction of a modern society. Medical science could clarify the differences between individuals and supply means to either cure or help groups with defined weaknesses or, as in the case above, the individuals who were diagnosed as psychopaths.

18 A similar belief in medical science could be found among the young radical medical doctors mentioned above, but in a totally different political framing. The medical doctors with a socialist ideology were also strong believers in medical science, but not as a resource to explain the differences between individuals. The socialist doctors saw medical science as providing tools in the fight against poverty and inequalities. One of them was Dr. Gustav Jonsson, a paediatrician and later child psychiatrist, and a strong and influential proponent of an alternative perspective on childhood mental health, which was also evident in the issue of psychopathy. In the early 1930s, during his internship at a forensic psychiatric department, he became convinced of the

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importance of turning the professional gaze towards the social environment and psychotherapeutic treatment, as an alternative to the psychiatric conservative tradition of focusing on the constitutional aspects of body and brain. Jonsson writes in his autobiography about his insights during this period, according to which “the so- called psychopath had previously been the so-called problem child”.14 Jonsson argued that psychopathy was a symptom of a problematic childhood and upbringing rather than a symptom of a deficient neuropsychiatric constitution, which was in line with the ideas of the mental hygiene movement. Gustav Jonsson was appointed the first child psychiatrist within the new organization for child mental health in 1945, and his intellectual and professional development mirrors, in many respects, the ideological underpinnings of the future child mental health services.

19 The burning issue of psychopathy reflected an ongoing debate on how to understand childhood mental ill health—as an individual deficiency or an effect of environmental deficit—which was an important feature of the early traces of child psychiatry in the 1930s. Another feature was more concrete, in terms of the ongoing child guidance activities being carried out in the larger cities. The main mission of these activities was to help so-called problem children, mostly based on radical ideas about childhood as a formative period, with a strong belief in supporting the child’s environment as a way to enhance the child’s development.

Child guidance clinics – the municipal level

20 In the early 1930s, a number of child guidance clinics (CGC) were started up in the municipalities. In Stockholm, in 1933, the Children’s Welfare Board established a CGC, with the purpose of assisting “parents and other guardians” in raising their children.15 The previous year, a CGC had been set up at one of the larger hospitals in Stockholm (Norrtulls sjukhus) and located at the special clinic for out-patient services. These initiatives were followed by others at the beginning of the 1930s, and a series of initiatives were taken to set up CGCs in Swedish municipalities, primarily in the larger municipalities, but also in some of the smaller ones. The CGCs consisted mainly of three professional groups, with paediatricians as the head of operations: schoolteachers, social workers, and to some extent psychologists, who belonged to a growing professional group. For instance, many schoolteachers were trained in play therapy and/or testing, and they were transformed into child psychologists. The CGCs came into existence owing to the engagement and energy of individual paediatrics, rather than as a collected effort by public authorities, even though many of them received public support. Many of the CGCs were marked by an equal amount of philanthropic engagement and public support.

21 The Erica Foundation was one of these CGCs, a privately run child guidance centre in Stockholm, with a strong focus on child therapy, and not least, on training child therapists.16 In 1933, Hanna Bratt (1874-1959), a Swedish former head of a private school for girls, enthused by liberal philanthropic ideas in the spirit of Ellen Key, travelled to England to study the so-called new child psychology and the development of progressive education. As part of her trip, Bratt paid a visit to the Institute of Child Psychology in London, where Margaret Lowenfeld had continued to develop her clinical work and research with children and parents. Hanna Bratt was greatly inspired by what she saw there, the clinical activities in general and the way The World was used as a

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communicative and therapeutic technique with children. Bratt returned to Stockholm to expand her already initiated small private clinic for what she defined as socially and psychologically maladjusted children. As part of her clinical activities, she also began to develop a Swedish version of The World technique, now renamed The Sandtray. Owing to her efforts, the small clinic expanded, and in 1934 the Erica Foundation was established, also known as the Erica Institute. During the coming decades, it grew into an important institution in the Swedish development of public mental care for children and child therapist training, privately run but with steady public funding.

22 These first efforts to establish CGCs were an important inspiration for The Youth Committee, which was mentioned above, in their suggestion to establish a national mental health service for children and young people, the origin of today’s child psychiatry. This was a contrast to the more conservative tradition, which focused for instance on psychopathy or other diagnostic categories based on the idea that mental health is an effect of constitutional and hereditary traits.

Conclusion – the roots of Swedish child psychiatry

23 The book Child and Adolescent Psychiatry in Europe. Historical Development, Current Situation, Future Perspectives, from 1999, discusses the development of child psychiatric activities in different European countries (including Sweden).17 In the book’s introduction, four different traditions underpinning child psychiatric activities are identified and discussed: 1) The neuropsychiatric tradition; 2) The remedial clinical tradition (heilpädagogisch-klinische tradition); 3) The psychodynamic-psychoanalytical tradition and; 4) The empirical, epidemiological, and statistical tradition. In the discussion, it is emphasized that the traditions have been developing along parallel tracks; they have not excluded each other. Moreover, their influences on the formation of child psychiatric activities follow different patterns depending on the national context and cultural traditions. Regarding the Swedish situation, these traditions were all present in the 1930s, but their influence on the development of Swedish child psychiatry has varied over time.

24 The neuropsychiatric tradition underpinned the Swedish child psychiatric research on children’s mental conditions due to serious medical and neurological diseases, as well as the studies and discussions of “psychopathy”. However, the neuropsychiatric oriented child psychiatrists were not influential in the political processes of planning child mental health services, as a contrast to the child psychiatrists within a psychodynamic-psychoanalytic tradition, which was often combined with socialist visions. They were very influential in the political contexts in defining children’s development and actually underpinning the broader social and cultural notion of what a child is. The reasoning around the importance to search for a reason behind a child’s actions drew on psychoanalytical and psychodynamic thinking. Children’s anger, meanness, inappropriate behaviour, etc., were explained with reference to events and circumstances in the child’s upbringing and social context. Moreover, the idea that there was a reason behind every action was linked to theories developed within child psychology, often with a psychoanalytical bearing—theories also used in the activities at CGCs and attempts to develop therapeutic treatment options for children. Moreover, the remedial clinical tradition within child guidance, later child and youth psychological services, had strong links to the psychoanalytical tradition. To sum up, in

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the visionary outlines of a new kind of mental health service in the 1940s was underpinned by the psychodynamic tradition which was often combined with a strong political engagement for social change.

25 The empirical, epidemiological, and statistical tradition, or in other words the scientific tradition has also been present in the Swedish context, but has been applied in a variety of directions. In the 1930s, such scientific practices were mainly carried out by medical doctors with an interest in constitution and heredity, in other words within the neuropsychiatric tradition. But the socialist doctors and radical forces underpinning the construction of the new Child and Youth Psychological Services, the first step toward a nation-wide child psychiatric health care organization, were also involved in medical scientific work—forming the early public health tradition of surveying the close causal relation between structural material circumstances and health based on statistical calculations. In that context, children’s mental ill health was defined as a consequence of poor living conditions, including a lack of love and care. The role of the scientific tradition in the area of Swedish child psychiatry is an issue for further research.

NOTES

1. RAMER Torsten, “The prognosis of mentally retarded children: a follow-up study of 626 special-class cases and 598 control-cases born 1907-1917”, Acta psychiatrica et neurologica. Supplementum, 0105-0028, 41, 1946. (Diss., Stockholm, Karolinska Institutet).

2. QVARSELL Roger, “Från vanart till psykopati. Om barnpsykiatrins framväxt i Sverige under mellankrigstiden” [From maladjusted to psychopathy: the development of child psychiatric services in Sweden during the interwar years” Lychnos, 1985; QVARSELL Roger, “Brustna sinnen: Om barnpsykiatrins och barnpsykoterapins historia”, ‘Skall jag taga vara på min broder’:Tolv artiklar om vårdens, omsorgens och det sociala arbetets idéhistoria [’Shall I Take Care of my Brother’: Twelve Articles about the History of Ideas of Health, Care and Social Work]. Idéhistoriska skrifter 15. Umeå: Institutionen för idéhistoria, Umeå Univ., 1993, p. 1-140. 3. JÖNSSON Ulf, Bråkiga, lösaktiga och nagelbitande barn: Om barn och barnproblem vid en rådgivningsbyrå i Stockholm 1933-1950 [Troublesome, Promiscuous, and Nail Biting Children: On Children and Problems in a Child Guidance Centre in Stockholm 1933– 1950.]. (Diss.) Tema, Linköping Univ., 1997; BERGENHEIM Åsa, Barnet, libido och samhället: Om den svenska diskursen kring barns sexualitet 1930–1960 [The Child, Libido, and Society: On the Swedish Discourse of Children’s Sexuality 1930-1969]. (PhD diss.) Stockholm: Höglunds, 1994. 4. ZETTERQVIST NELSON Karin, Från samhällets barn till egna individer. Barnpsykiatrisk behandlingsideologi 1945-1985. [From society’s children to individuals in their own right: Child psychiatric treatment ideology 1945-1985] Scandia 78(2): 40-67, 2012;

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ZETTERQVIST NELSON Karin & SANDIN Bengt, “Psychodynamics in child psychiatry in Sweden: from political vision to treatment ideology, 1945-1985”, History of Psychiatry, 24, n° 3, 2013, p. 308-325. 5. SOU 1944/30, The Youth Committee, Child and Youth Psychological Service, 1944, p. 11. 6. Kungl. Maj:ts proposition. Bihang till riksdagens protokoll [Royal Majesty’s Bill. Appendix to Parliament Protocol], 1 saml.: Nr 211, 1945, Stockholm. 7. AHNSJÖ Sven, “Schizofreniproblemet i barnaåldern jämte studier över det ‘schizofreniforma’ syndomret” [The problem of child schizophrenia among children and studies on the schizophreniform syndrome]. Svenska Läkartidningen 5, 1954, p. 1605-1631. 8. LUDVIGSEN Kari and SEIP, Åsmund “The establishing of Norwegian child psychiatry: ideas, pioneers and institutions”, History of Psychiatry 20 n°5, 2009, p. 5-26; STEWART John, “Child guidance in interwar Scotland: international influences and domestic concerns”, Bulletin of the History of Medicine, 80, n° 3, 2006, p. 513-539; RICHARDSSON Theresa, The Century of the Child: The Mental Hygiene Movement & Social Policy in the United States & Canada. New York, State University of New York Press, 1989. 9. BAETHGE Christopher et al., “Manic-depressive illness in children: an early twentieth- century view by Theodor Ziehen (1862-1950) (Classic Text No. 58)”, History of Psychiatry, 15, n° 2, 2004, p. 201-212, EVANS Bonnie et al, “Managing the ‘unmanageable’: interwar child psychiatry at the Maudsley Hospital, London”. History of Psychiatry , 19, n° 4, 2008, p. 454-475. 10. QVARSELL Roger “Från vanart till psykopati. Om barnpsykiatrins framväxt i Sverige under mellankrigstiden”, [From bad behaviour to psychopathy: About the growth of Swedish child psychiatry in the interwar period] Lychnos, 1985. 11. LUNDAHL Josef, Studier i psykisk hygien och profylax med särskild hänsyn till miljöns betydelse, [Studies in mental hygiene and prevention with special consideration of the importance of the environment] Stockholm, Bonnier, 1927. 12. GADELIUS Bror, Det mänskliga själslivet [The Human Spiritual Life], Stockholm, Geber, 1924. 13. QVARSELL, “Från vanart…”, op. cit., p. 179.

14. JONSSON Gustav, Kanske kärleksroman [Perhaps a love story], Tidens förlag, Stockholm, 1985, p. 129. 15. JÖNSSON Ulf, Bråkiga, lösaktiga och nagelbitande barn: Om barn och barnproblem vid en rådgivningsbyrå i Stockholm 1933-1950 [Troublesome, Promiscuous, and Nail Biting Children: On Children and Problems in a Child Guidance Clinic in Stockholm 1933-1950.]. (Diss.) Tema, Linköping Univ., 1997. 16. BERGENHEIM Åsa, Varm choklad och psykoterapi: Om Ericastiftelsen i Stockholm [Hot Chocolate and Psychtherapy]. Stockholm, Carlssons, 2013; BERGENHEIM Åsa, “Erica- stiftelsen—hur det fortsatte” [The Erica Foundation: The Continuation]. Psykisk hälsa, 31, n° 4, 1990, p. 256-277; ZETTERQVIST NELSON Karin, “The Sandtray technique for Swedish children 1945-1960: diagnostics, psychotherapy and processes of individualization”, Paedagogica Historica 47, n° 6, 2011, p. 825- 840. 17. REMSCHMIDT Helmut, VAN ENGELAND Herman & PIHA Jorma “Introduction”, REMSCHMIDT Helmut, VAN ENGELAND Herman (ed.) Child and Adolescent Psychiatry in Europe. Historical

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Development, Current Situation, Future Perspectives. Darmstadt, Dr. Dietrich Steinkopff Verlag. 1999, p. 24-29.

ABSTRACTS

The development of Swedish child psychiatry is not a coherent, straightforward narrative of a steady progression. Child mental health was raised as a topic in the early twentieth century and in the 1920s and 30s child guidance activities began to take shape in the larger municipalities, carried out by philanthropic or public agents. In this period the neuropsychiatric oriented child psychiatrists were challenged by those with an interest in psychoanalysis in defining and treating childhood mental ill health. There was no sign of a cohesive national approach to child mental health services until the early 1940s, when the first steps in such direction were taken by the Swedish government. The political ideas underpinning these actions were based on a psychodynamic tradition combined with a political vision of social change.

Le développement de la psychiatrie de l’enfant en Suède ne suit pas un parcours cohérent et linéaire. La santé mentale de l’enfant fut une thématique mise en avant au début du XXe siècle et à partir des années 1920-1930, des activités de guidance infantile s’établirent dans les principales villes soutenues par des acteurs publics ou associatifs. Au cours de cette période, les psychiatres de l’enfant d’orientation neuropsychiatrique étaient défiés par ceux qui manifestaient un intérêt pour la psychanalyse et sa capacité à définir un traitement pour l’enfance mentalement perturbée. Il n’y eut pas de politique nationale homogène inspirant les services de santé mentale jusqu’à ce que le gouvernement suédois dans les années 1940 établisse les premières mesures allant dans cette direction. Les idées inspirant cette politique étaient basées sur la tradition psychodynamique articulée à un objectif politique de transformation sociale.

INDEX

Keywords: history of childhood, history of child psychiatry, child guidance, mental hygiene movement, childhood psychopathy Mots-clés: histoire de l’enfance, psychiatrie de l’enfant, guidance, mouvement d’hygiène mentale, psychopathie juvénile

AUTHOR

KARIN ZETTERQVIST NELSON Professor, Department of Thematics Studies – Child Studies, Linköping University.

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La guidance du docteur Healy : modulation de la psychiatrie infantile ? Doctor Healy’s guidance: modulation of child psychiatry?

Guillaume Périssol

1 Né en 1869 et mort en 1963, le docteur William Healy a mené une longue carrière de psychiatre, d’universitaire et de réformateur, marquant sa discipline de ses idées et méthodes. Né en Angleterre, d’où il émigre à neuf ans pour les États-Unis, il doit, par manque de moyens, arrêter ses études pour exercer à quatorze ans l’emploi de garçon de bureau dans une banque. Grimpant dans la hiérarchie de l’établissement, il se décide pourtant à changer radicalement d’orientation professionnelle. Grâce à l’appui de membres de sa communauté à Chicago, il rentre à l’université Harvard en 1892. De ce parcours, et de l’enseignement qu’il reçoit, avant de faire sa médecine, de William James – un enseignement marqué par la critique de l’intellectualisme et une conception scientifique de la psychologie s’appuyant sur l’observation -, il gardera une vision empiriste et pragmatique du monde, ouvert aux différentes approches, sans jamais vouloir s’enfermer dans une école – ainsi de l’école psychanalytique qu’il découvre en 1906-1907 lors d’un voyage d’étude en Europe1.

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Illustration 1. Docteur William Healy (1869-1963)

Source : Photographie sans date. Copyright © 2016 Judge Baker Children’s Center. Used with permission.

2 Revenu à Chicago en 1907, où il ouvre un cabinet de neurologie, il s’implique très vite dans les réseaux du centre social de Hull House et du tribunal pour enfants de la ville. Cette juvenile court constitue une première mondiale, répondant aux risques de chaos social dans un monde urbain qui explose, et où l’exploitation capitaliste produit fortunes rapides et misère, tensions et violences. Le système de la justice des mineurs (juvenile justice system) se constitue et se perfectionne avec ses disciplines et ses services spécialisés, depuis les services sociaux jusqu’aux institutions de rééducation et de soin. En s’appuyant sur les techniques et savoirs des sciences sociales, psychologiques et médicales, le dispositif vise à connaître les délinquants pour mieux les réintégrer dans la société par une normalisation douce, en évitant si possible la punition de l’enfermement. Avec ces objectifs en tête, et pour répondre aux besoins de la nouvelle juridiction pour mineurs, le docteur Healy crée en 1909 à Chicago le Juvenile Psychopathic Institute, dont l’intitulé traduit encore l’approche pathologisante du phénomène de la délinquance juvénile. En 1917, il quitte Chicago pour prendre la direction de la Judge Baker Foundation, renommée en 1933 Judge Baker Guidance Center. Le succès des cliniques de guidance infantile est national et international, parallèle à celui des tribunaux pour enfants, dans la première moitié du XXe siècle. Rien qu’aux États-Unis, on compte plus de quarante clinics en 19332. Concernant l’Europe, les travaux de John Stewart ont mis en lumière l’importance du mouvement en Grande- Bretagne, soulignant également ses limites, ses travers et ses impasses3.

3 Recevant de son vivant le titre de « père de la guidance infantile », Healy fonde sa pratique sur une conception multifactorielle de la délinquance, refusant l’explication monocausale par l’hérédité, ce qui l’amène à s’opposer aux thèses de Cesare Lombroso,

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qu’il juge peu scientifiques. L’individu délinquant (The Individual Delinquant), qu’il publie en 1915, est une réponse critique à L'homme criminel (L'uomo delinquente)4. Arthur E. Fink, dans une célèbre étude sur les causes du crime5, considérera qu’Healy ouvre ainsi une nouvelle ère dans la criminologie. Le caractère novateur de ses recherches, souvent menées conjointement à partir de 1913 avec sa future femme, la psychologue Augusta Bronner, doit cependant être replacé dans le contexte des États-Unis de la Progressive Era. L’optique réformatrice des child savers (sauveurs d’enfants) peut paraître a posteriori bien conservatrice, utile au contrôle des classes populaires par les classes dirigeantes qui s’achèteraient ainsi une bonne conscience6. De manière générale, les sciences du psychisme et les autres sciences intervenant dans le traitement de la délinquance juvénile vont trouver là un terrain d’expérimentation et de légitimation, constituant un savoir et un pouvoir, dont la fonction régulatrice semble assurer avant tout le maintien de l’ordre en place – ce qui explique sans doute la prospérité de ces approches scientifiques et techniques, comme la guidance infantile, qui, ciblant des cas particuliers, renoncent à voir, sinon à régler, les problèmes structurels, sociaux et économiques7. Le financement des cliniques de guidance par le Commonwealth Fund, une fondation initiée par la veuve d’un associé de John D. Rockefeller, tout à la fois « innovatrice » et « conservatrice8 », paraît soutenir cette hypothèse. Healy sera d’ailleurs critiqué pour son manque d’attention à la pauvreté9 et aux réalités sociologiques que sa méthode centrée sur l’individu prend finalement peu en compte.

4 Dans son champ disciplinaire, Healy participe d’un renouvellement profond de la psychiatrie infantile, qui, emboîtant le pas à une justice des mineurs éducative et anti- carcérale, se réinvente hors des murs de l’internement. S’il laisse quelques patients irrécupérables à l’asile, il accueille dans sa clinique toutes sortes d’enfants à problème, devenus plus nombreux que les jeunes délinquants, souvent d’origine populaire, qu’il prétendait initialement soigner, comme une manière de prévenir les tendances antisociales quelles qu’elles soient. Dès le milieu des années 1930, la moitié des patients seulement sont encore adressés au Judge Baker Guidance Center par la justice ou les services sociaux10, marquant de fait le passage à une nouvelle logique de contrôle, plus douce et plus étendue, assurant la collaboration de familles de la middle-class, qui, inquiètes des anormalités et bizarreries de leur enfant, se présentent de leur propre initiative aux portes de la clinique.

5 C’est donc en rompant avec les vues traditionnelles de l’aliénisme et de la psychiatrie du XIXe siècle, comme le prouve son exposé au congrès international de Psychiatrie infantile de 1937, que le docteur Healy tend à déplacer l’axe de sa discipline du disease au disorder, de la maladie au trouble. Son système d’analyse est éclectique, ouvert à la psychologie, à la psychanalyse et aux apports du travail social. Il trouve peut-être une unité dans la notion de comportement, pensé comme le produit de la personnalité, de la psyché et de la vie affective, sous influence de l’environnement – le problème des constitutions et du biologique passant à l’arrière-plan. Sa méthode de guidance paraît répondre aux besoins d’une juvenile court centrée sur l’individu, dont l’action régulatrice supplée aux modes habituels de punition et de surveillance de plus en plus contestés. Faisant la part belle à l’échange et au dialogue, sur une base psychothérapeutique, elle semble correspondre aux « modulations » que Gilles Deleuze définit dans son analyse des sociétés de contrôle. Selon le philosophe, les sociétés de contrôle auraient succédé aux sociétés disciplinaires, caractérisées par l’enfermement, le « moule ». En lieu et place de la prison et de tous les milieux clos qui s’en inspirent et

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qui rentrent en crise au XXe siècle (l’usine, l’école, etc.), ne voit-on pas surgir le « nouveau monstre » du contrôle, avec sa logique de modulation, parfaitement individualisée et évolutive dans l’interaction, « comme un moulage auto-déformant qui changerait continûment, d’un instant à l’autre11 » ? La guidance du docteur Healy serait-elle à interpréter comme une modulation de la psychiatrie infantile, sortie du moule asilaire, pour reprendre la métaphore deleuzienne ?

Guidance infantile et psychiatrie juridique

6 En 1937, lors du premier congrès international de Psychiatrie infantile, Healy revient aux sources de sa carrière de psychiatre, puisqu’il intervient dans la section de psychiatrie juridique. Sans doute a-t-il dû surprendre, décevoir ou agacer les organisateurs qui proposaient « de montrer l’importance de la “débilité mentale dans la production de la délinquance infantile et juvénile”12 ». Il se méfie en effet de tels liens de causalité – la liaison trop rapide entre débilité et délinquance risquant d’aboutir à la marginalisation du déviant, voire à sa relégation dans une sorte de sous-humanité, au destin carcéral ou asilaire, pour laquelle il n’y a que peu d’espoir. La position progressiste d’Healy (progressiste au sens où elle vise à intégrer et non à exclure, sans préjuger des éventuels effets pervers et normalisateurs de l’intégration elle-même) s’affirme de plus en plus nettement au cours de ses recherches, dont les conclusions rejoignent celles d’autres grandes enquêtes américaines13, comme l’enquête de Carl Murchison. Ce dernier avait abouti en 1926 à des résultats « spectaculaires », obtenus à partir d’un vaste échantillon de plusieurs milliers de prisonniers, qu’il estimait in fine n’être pas intellectuellement différents de la population dite « normale14 ». Dans une lettre « un peu ironique et sceptique » au médecin français Georges Heuyer, qui préparait le congrès et l’interrogeait sur cette thématique, Healy écrivait donc « qu’il ne comprenait pas beaucoup l’intérêt de cette question et que tout avait été dit à ce sujet15 ». Le jour de son intervention à Paris, il affirme encore : « Il est donc impossible d’expliquer la délinquance en termes de quotient intellectuel. En d’autres mots, il n’y a pas de relation causale directe et immédiate entre la déficience mentale et la délinquance. […] La délinquance des déficients mentaux a dans la plupart des cas exactement la même cause que la délinquance en général. Elle est principalement le résultat des circonstances sociales, des pressions sociales (avec tout ce que ce terme implique du point de vue sociologique), d’une éducation défaillante et du manque d’occasions pour que les idéaux du moi [ego- ideals] se forment correctement16. »

7 Healy est dans la lignée de ses travaux les plus récents, et en particulier de New Light on Delinquency and Its Treatment, publié l’année précédente avec sa femme, psychologue et spécialiste de l’intelligence des enfants, qui défendit très tôt, dès son doctorat publié en 1914, l’idée que la grande majorité des jeunes délinquants possédaient une intelligence normale. Si la thèse de l’arriération mentale, qui était largement admise avant-guerre, est fermement rejetée par le psychiatre américain, elle garde encore des défenseurs, comme le prouvent les discussions lors du congrès17, même si, dans les années 1930, la tendance est à considérer que la déficience mentale (dont la définition et la mesure font néanmoins toujours débat) ne touche qu’un pourcentage réduit de délinquants : de 8 à 13 %, alors que les auteurs de 1910-1914 aboutissaient en moyenne à un résultat de 50 %, selon les estimations de Camille Nony pour L’Année psychologique18. Certains comptes rendus de l’évènement parisien publiés dans les revues spécialisées ne cachent

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pas l’effet qu’a pu produire l’intervention de Healy. En Belgique, où le directeur du Judge Baker Guidance Center est régulièrement cité comme un « grand savant », voire « l’une des premières autorités en matière de délinquance juvénile19 », le professeur Paul Vervaeck note diplomatiquement que son « riche » exposé « amena peut-être quelque désenchantement » et relativise les conclusions de l’« éminent spécialiste » dans la Revue de droit pénal et de criminologie 20.

8 À la fin d’une intervention où il « dépathologise » largement la délinquance juvénile pour mieux l’intégrer dans la problématique plus vaste de l’inadaptation, il conclut que la question du discernement du mineur, que les juges français posent depuis 1810 (en application de l’article 66 du Code pénal), et qui intéresse au plus haut point leurs experts psychiatres21, n’a tout simplement pas de sens. Elle relève de la métaphysique, non de la compétence du juge pour enfants, qui exerce son autorité en bon père de famille22. Le point de vue de Healy s’accorde une fois de plus au point de vue général des psychiatres américains les plus en pointe, qui se battent, depuis le début du XXe siècle, pour que soit mis en œuvre un examen psychique complet de l’accusé, qui dépasserait la question de savoir s’il était ou non dans un état de folie l’empêchant de distinguer le bien du mal. Plus spécifiquement, à partir de sa position de spécialiste de l’enfance et de l’adolescence, ses théories et pratiques consistent objectivement à déplacer le centre de gravité du champ psychiatrique de la maladie au trouble, du disease au disorder, l’étude et le traitement des jeunes délinquants servant de levier à une telle entreprise.

Disease et disorder

9 Refusant toute théorisation excessive, Healy suit et influence à la fois la perspective des juges pour enfants et des travailleurs sociaux qui les entourent, concentrant ses analyses sur l’individu qu’il faut réhabiliter, plus que sur le groupe auquel il appartient ou les conditions socio-économiques difficiles qu’il pourrait subir. Dans la lignée d’un Granville Stanley Hall qui rappelait la nécessité dans ses travaux sur l’adolescence d’étudier scientifiquement, et un par un, les jeunes délinquants, il ne cesse d’insister dans sa spécialité sur le cas comme espace de connaissance et moyen d’intervention – les troubles mentaux des hommes revenus de la première guerre mondiale, qui ne connaissaient pas précédemment de problème particulier de comportement, ayant pu encore accentuer et légitimer ce processus d’individualisation du phénomène. En faisant du cas par cas, escamotant de la sorte les enjeux proprement politiques de la délinquance et des questions qu’elle soulève, Healy participe à renforcer les orientations conservatrices de la juvenile court et du social work au détriment des tentatives de transformation et de critique sociales qui avaient pu initialement les animer.

10 En fin de carrière, au milieu des années 1930, il livre avec Augusta Bronner les résultats d’une de leurs dernières enquêtes, menée pour l’Institut des relations humaines (Institute of Human Relations) de l’université Yale. Un schéma synthétise leur approche, qui se veut complète, ne rejetant a priori aucun paramètre.

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Illustration 2. “Diagram Showing the Development of Delinquent Behavior” (Schéma montrant le développement du comportement delinquant) par le docteur William Healy et Augusta F. Bronner (1936)

Source: Healy William and Bronner Augusta F., New light on Delinquency and Its Treatment: Results of a Research Conducted for the Institute of Human Relations, , 1st edition 1936, New Haven, published for the Institute of Human Relations by Yale University Press, 1938, p. 4.

11 L’hérédité est ainsi reconnue comme la source d’un certain nombre de « tendances », mais sa position en amont reste périphérique dans cette représentation du comportement délinquant pensée à partir des interventions possibles, imaginables et souhaitables des sciences du psychisme. La psycho-dynamique est mise en valeur, symbolisée par les flèches, qui sont autant de flux alimentés par les pulsions, les désirs et les envies. Dans le cadre de cette conception du sujet, qui vise moins à canaliser qu’à guider et orienter en souplesse les « sentiments » et les « activités », trois séries principales d’éléments déterminent l’état de santé mentale23 : les facteurs externes, auxquels on s’adapte plus ou moins ; les relations interindividuelles et affectives, qui permettent au psychiatre ou au psychologue d’agir sans toucher aux conditions structurelles de la vie du sujet (c’est-à-dire l’organisation sociale, économique…) ; et surtout les conflits internes, le travail de la « santé mentale » consistant, selon Claude- Olivier Doron, « à traduire des conflits réels, mettant en jeu les conditions d’existence au niveau économique et social, en conflits internes à l’individu, qui peuvent et doivent être résolus harmonieusement au niveau de l’individu, sans intervenir sur lesdites conditions24 ».

12 Le contrôle, visant à éviter ou à contourner les « relations humaines insatisfaisantes », explicitement reliées à la délinquance, semble donc avoir pris la place, auparavant primordiale, du soin, qui avait en objectif la guérison – le terme de control revenant d’ailleurs à de nombreuses reprises dans l’étude de Healy et Bronner, censée apporter un « nouvel éclairage sur la délinquance et son traitement25 ». C’est que le directeur du Judge Baker Guidance Center cherche d’abord à résoudre les comportements asociaux. N’a-t-il pas œuvré en 1924 à la fondation de l’Association américaine d’orthopsychiatrie (ou psychiatrie du maintien « droit ») ? Cette association, qui a initialement eu pour but d’apporter « un point de vue médical ou neuropsychiatrique sur la délinquance26 », a d’ailleurs fini par s’éloigner du discours criminologique pour s’intéresser aux problèmes du comportement humain en général et corriger le plus tôt possible les déviances, dans l’esprit de la guidance infantile. Comme le révèle le schéma tiré de

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l’ouvrage de Healy et Bronner, la correction des déviances ne passe pas par un processus de classification puis de normalisation simple, déplaçant l’anormal d’une case à l’autre des nomenclatures médicales en espérant l’en faire sortir, elle fonctionne sur un mode plus subtile, complexe et flexible. La ligne droite se fait courbe, le droit chemin ondoie et autorise certaines voies de traverse. Les flèches ne pointent plus un point précis, mais ondulent dans l’espace.

13 Plus que sur l’opposition du sain et du pathologique, Healy joue sur les gradations du normal à l’anormal, produisant des courants pouvant porter le jeune vers l’écueil de la délinquance. Vision angoissante d’un monde en train de changer rapidement, gagné par la culture de masse et la remise en cause de l’autorité, dans et hors de la famille27. Comment élever ses enfants, leur éviter la délinquance en pleine crise des années trente ? Alors que les totalitarismes tournent le dos à la raison, les découvertes scientifiques ne sont pas rassurantes28. Heisenberg n’a-t-il pas énoncé, il y a peu, son troublant principe d’incertitude ? La conception des déviances selon Healy repose sur une morale qui n’est guère interrogée, mais a l’avantage d’apporter une certaine stabilité à un univers qui en manque et semble entrer dans une crise majeure, tant économique et sociale que politique et culturelle. Une approche éclectique et souple fournit cette sorte de stabilité que la trop grande rigidité de l’épistémè précédente n’assurait plus.

Éclectisme théorique et travail d’équipe

14 Le télescopage de différentes théories n’a rien d’exceptionnel dans la pensée psychiatrique de l’époque, comme en témoignent plusieurs rapports parvenus au congrès de 1937, qui insistent parallèlement sur la multiplicité des facteurs à prendre en compte pour expliquer le comportement d’un sujet. Par exemple, le professeur Gokay de Turquie rappelle avec bon sens que la misère entraîne la « chute » de nombreux « malheureux29 » – fatalité avant tout sociale, que l’on observe également dans les pays les plus riches en ces temps de Grande Dépression. Aussi les contorsions discursives de certains spécialistes du psychisme pour que l’édifice conceptuel qu’ils bâtissent tienne debout, et résiste à l’épreuve des faits et à l’usure des théories, ont suscité bien des critiques, ainsi de Heuyer au sujet des rapports entre le milieu et l’hérédité30. L’originalité d’Healy réside dans un refus assez net du déterminisme et des typologies effrayantes qui en ressortent, tel le criminel-né de Cesare Lombroso ou le pervers constitutionnel d’Ernest Dupré. Sa pratique est certes plus ambiguë, en particulier quand il a affaire à des jeunes immigrés ou à des jeunes Noirs, la logique WASP de son raisonnement pouvant prendre le dessus et générer des discriminations raciales31. Probablement, la norme américaine du « Blanc, anglo-saxon et protestant » est d’autant plus prégnante à Boston que l’on se trouve en Nouvelle-Angleterre.

15 Le docteur Healy est un promoteur important des rencontres disciplinaires : avec la psychologie bien sûr, mais aussi avec la psychanalyse, qu’il participe à introduire aux États-Unis. Il suivra d’ailleurs une courte analyse didactique avec Franz Alexander, venu de Berlin pour occuper à Chicago la première chaire universitaire de psychanalyse. Mais jugeant la psychanalyse trop intuitive et insuffisamment scientifique, il ne la pratiquera lui-même jamais32. En fonction d’une conception relativement sage et institutionnalisée de cette nouvelle méthode thérapeutique, il en propose une « forme modifiée33 » visant le social adjustement au monde moderne. Une

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telle approche normalisatrice, objet de polémiques dans l’histoire du mouvement analytique international, s’expliquerait entre autres par le conformisme dominant la société américaine, les Européens ayant beau jeu de railler les Américains sur ce thème (sans forcément en explorer les tenants et aboutissants). « La psychanalyse leur va comme une chemise blanche à un corbeau34 », ironisait Freud. Ainsi est-il peut-être possible de comprendre la longévité dans son pays, jusqu’après la seconde guerre mondiale, des travaux « approfondis » et « scientifiquement étayés » d’Healy, dont le sérieux et la pertinence sont évalués à l’aune de leur utilité concrète et de leur efficacité pressentie dans le contexte américain. Certaines approches jugées trop « provocantes » de la psychanalyse seront, elles, délaissées35.

16 Se détachant de la base neurologique de sa discipline, le docteur Healy met de plus en plus l’accent sur les rapports affectifs et éducatifs dans le traitement des inadaptés, favorisant le maintien dans la famille, avec si nécessaire une psychothérapie de l’enfant ou des parents. La prise en charge est assurée à partir d’une série d’éléments, dont on retrouve une liste dans L’individu délinquant de 1915 36 : l’histoire familiale, le développement de l’enfant depuis sa naissance et pendant la grossesse, l’environnement dans lequel il vit, son évolution psychique et morale, ainsi que le compte-rendu des actes de délinquance. Pour établir diagnostic et pronostic, des examens médicaux et psychologiques complètent les données recueillies auprès des parents, des enseignants, des voisins, des forces de l’ordre… et de l’enfant lui-même, le tout étant conservé dans un dossier complété au fur et à mesure du suivi, grossissant en fonction de la complexité et de la durée du traitement.

17 À la clinique de guidance infantile de Boston, le travail se fait en équipe avec les psychologues et les travailleurs sociaux, dans une ambiance qui se veut détendue et amicale. La manière dont se donne à voir Augusta Bronner, la main posée sur l’épaule de l’enfant qu’elle teste (ill. 3), est emblématique d’un nouveau rapport au délinquant, fait d’attention, de bienveillance et de confiance, qui subsume le champ de la psychiatrie infantile puisqu’on le retrouve dans les représentations des relations du mineur avec son juge ou avec son agent de probation37. Bien loin de la prison ou de l’asile psychiatrique, en somme.

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Illustration 3. Augusta F. Bronner testant un enfant à la Judge Baker Foundation de Boston.

Source : Photographie sans date (entre 1917 et 1932, quand la fondation était localisée au 40 court Street, à Boston). Copyright © 2016 Judge Baker Children’s Center. Used with permission.

18 Il faut voir dans ce geste plus qu’une donnée publicitaire, liée à la nécessité de vendre les juvenile courts ou leurs institutions auprès du public, et considérer les acteurs dans leur sincérité même, dont la signification les dépasse, car elle s’inscrit dans l’évolution des mœurs et du ressenti social. Le sentiment de l’enfance, puis de l’adolescence38, encourage la reconnaissance d’une commune humanité. Cette manière d’outrepasser les frontières de classe, alors que le jeune délinquant reste parfois décrit, en particulier avant la Grande Guerre, comme un être misérable, sale et malodorant, voire « vicieux » et « dépravé39 », produit des classes laborieuses assimilées aux classes dangereuses, peut aussi être reliée au long processus de démocratisation analysé par . Dans son œuvre, la démocratie est un concept ambivalent, recoupant deux significations principales : un régime politique défini par le gouvernement du peuple par le peuple et, surtout, un « état social démocratique » caractérisé par le refus des hiérarchies héritées et une tendance irrésistible à l’égalisation40. Ainsi pensé, le développement démocratique apparaît particulièrement précoce aux États-Unis : l’auteur de De la démocratie en Amérique remarquait dès les années 1830 que, dans ce pays, on « n’accorde guère de grands bienfaits », mais on « rend sans cesse de bons offices41 ». Si les liens entre les hommes se sont affaiblis, le cercle de ses semblables s’est élargi par le mouvement d’égalisation des conditions et il est de moins en moins possible et imaginable de classer à part ou d’exclure des catégories entière de la population, en particulier les catégories les plus fragiles, comme celles des enfants et des adolescents, qui suscitent de plus en plus d’attention.

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19 Avec en toile de fond ce progrès du sentiment démocratique et du sentiment de l’enfance et de l’adolescence, qui ne manque pas d’affecter le fonctionnement du système pénal, la guidance infantile s’inscrit politiquement dans le courant maternaliste. Les protagonistes de ce mouvement étaient des femmes engagées dans la construction d’un système de protection sociale, plus particulièrement attachées à défendre femmes et enfants en faisant valoir leur rôle de mère sur la scène publique. Du maternalisme qui s’épanouit durant la Progressive Era, la guidance infantile tire certaines caractéristiques, comme la confiance dans la science ou la sensibilité au social, même si le regard se teinte souvent d’un jugement de classe. Mais elle s’en détache par la place centrale qu’elle donne à l’étude et à la prise en charge de l’individu en tant que tel, reléguant finalement à l’arrière-plan les facteurs jugés extérieurs pour se concentrer sur le comportement. Le mouvement de guidance infantile retournera même la problématique maternaliste contre les femmes elles-mêmes lorsqu’elles seront accusées d’être de mauvaises mères et que la guidance infantile se fera familiale dans l’entre-deux-guerres42, étendant son contrôle.

Modulations du contrôle

20 Les constructions disciplinaires, modélisées autour du panopticon savamment imaginé par Jeremy Bentham, commencent à se fissurer au début du XXe siècle, alors qu’elles paraissaient des plus solides. De nouvelles techniques de contrôle, parfois fort simples, vont rencontrer un énorme succès, comme la probation, réinventée et modernisée au milieu du XXe siècle par un obscur cordonnier de Boston, John Augustus. La logique probationnaire de l’échange et du dialogue, en lieu et place du regard panoptique qui voit sans être vu, va faire fonctionner le système de la justice des mineurs, laboratoire d’expérimentation d’un soft control qui gagnera progressivement l’ensemble de l’appareil judiciaire, et au-delà, atteignant l’appareil psychiatrique. Au sein de ce contexte favorable à certaines formes de compassion et d’écoute, la voix d’un homme comme Clifford Beers peut être entendue. Dans une autobiographie choc, le fondateur du mouvement américain d’hygiène mentale raconte les douloureuses expériences qu’il vécut lorsque son esprit devint la proie d’une « guerre civile43 ».

21 Le livre de Beers sort un an avant l’ouverture par Healy de sa première clinique à Chicago. Dans une société à visée inclusive, l’hygiène mentale, qui deviendra « santé » mentale sous l’influence de professionnels comme Healy, nourrit le secteur de l’inadaptation. Les institutions fermées y semblent de plus en plus réservées aux cas les plus graves ou limitées au traitement ponctuel de courte durée, puisque l’on est de moins en moins convaincu de la vertu réhabilitative et curative sur le long terme de l’enfermement44. Elles évoluent d’ailleurs, sinon dans leurs pratiques, du moins dans leur présentation. Il faut noter une fois de plus l’avancée américaine en la matière. La Lyman Training School avait été la première école de réforme publique, pour garçons délinquants, à ouvrir aux États-Unis, à Westborough dans le Massachusetts, en 1846. Un siècle plus tard, dans les années 1940, elle cherche à communiquer une nouvelle image d’elle-même, employant une psychologue qui s’inspire des méthodes de la guidance infantile, et qui note soigneusement tous les problèmes de comportement (masturbation, ongles rongés…)45.

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Illustration 4. "Mental measurement" (tests psychologiques) à la Lyman Training School for Boys.

Source : Lyman School for Boys, 100 Years of Progress in the Making of Men, Westborough, Mass., 1947 (?).

22 La mise en scène du photographe souligne l’importance de cette spécialiste du psychisme, qui paraît présider la réunion de travail décidant de la classification et du placement des enfants (ill. 5).

Illustration 5. "The right boy in the right place" (le garcon qu’il faut à l’endroit où il faut) : une réunion de travail à la Lyman Training School for Boys (années 1940).

Source : Lyman School for Boys, 100 Years of Progress in the Making of Men, Westborough, Mass., 1947 (?).

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23 Tandis que la plupart des institutions de rééducation européennes montrent encore le visage de la discipline, avec des jeunes défilant au pas dans un ordre tout militaire46, l’école de réforme de Westborough insiste sur le jeu et le plaisir comme mode de développement et d’épanouissement.

Illustration 6. "Profit from fun" (les bienfaits de l’amusement) à la Lyman Training School for Boys (années 1940).

Source : Lyman School for Boys, 100 years of Progress in the Making of Men, Westborough, Mass., 1947 (?).

24 L’orientation de plus en plus idéologique de l’appareil psychiatrique, et de l’appareil judiciaire auquel il se relie ici, vise à faire « marcher tout seuls47 » les sujets sans qu’aucune forme de répression soit nécessaire, signant là une évolution majeure dans l’économie du pouvoir. Celui-ci s’exerce de manière moins violente, mais plus insidieuse et plus continue, jouant sur la persuasion et touchant de plus en plus de monde suivant la logique du net-widening. La guidance infantile va ainsi étendre son influence bien au-delà des appareils d’État, eux-mêmes renforcés par le Welfare State. Elle s’insère dans toute une série de micro-pouvoirs agissant au quotidien, en premier lieu dans la famille, comme l’ont montré Margo Horn48 ou Kathleen W. Jones49, où le comportement de la mère est particulièrement scruté. Le blâme ne s’adresse pas seulement à la « mauvaise » mère issue des milieux populaires, plus spécifiquement ouvriers, urbains et immigrés, ciblée depuis longtemps pour ses mœurs ou son travail qui l’éloigne du foyer et des soins à donner aux enfants. Toutes les mères sont dorénavant suspectes, y compris celles des classes moyennes, voire supérieures, auxquelles on reproche leur excès d’amour50. En ce sens, le docteur Spock est un héritier du docteur Healy, comme les psychiatres et psychologues qui feront un usage extensif du DSM et de ses dérivés, recherchant le développement optimal de l’individu, et accroissant de cette manière leur domaine d’expertise51.

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25 Les idées et pratiques du docteur Healy en matière de psychiatrie infantile et de délinquance juvénile ont profondément marqué, aux niveaux américain et international, le domaine de l’« enfance inadaptée » – le concept d’inadaptation, qu’il participe à créer, étendant le champ d’intervention de sa spécialité au-delà du noyau dur de la maladie. Il invente la technique de guidance en s’inspirant des différentes sciences du psychisme qu’il tente de synthétiser et de faire progresser vers un idéal de compréhension du sujet à des fins de normalisation douce. La guidance se décline sous de multiples formes. Modulation de la psychiatrie infantile, elle ajuste son traitement aux situations par un dialogue de type psychothérapeutique qu’elle essaye de ne jamais rompre. Elle évite de retirer le jeune de sa famille, qu’elle participe également à normaliser et à contrôler à travers la prise en charge, essentiellement individuelle, de ses membres.

Illustration 7. Un enfant à l’entrée du Judge Baker Guidance Center de Boston.

Source : Photographie sans date (après 1933, quand la Judge Baker Foundation changea de nom pour devenir le Judge Baker Guidance Center). Copyright © 2016 Judge Baker Children’s Center. Used with permission.

26 À l’entrée du Judge Baker Guidance Center, un adolescent prend la pose, souriant (ill. 7). Qui est-il ? Un jeune délinquant auquel la justice a imposé de suivre une psychothérapie durant sa probation et qui s’en trouve amélioré ? Un cancre, qu’une mère anxieuse a amené en consultation, découvrant son potentiel intellectuel grâce à des tests de QI52 et ne devinant pas encore qu’il devra se montrer à la hauteur de ces résultats ? On ne sait pas, comme on ne sait pas vraiment s’il se trouve en dedans ou en dehors du centre de guidance. La correction, et même l’amélioration volontaire de soi qu’encouragent les sciences du psychisme dans leur nouvelle version, ne connaît plus les limites de l’institution. Si Gilles Deleuze comparait à une taupe la société disciplinaire, fondée sur le modèle analogique de la prison, il utilisait la métaphore du

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serpent pour les nouvelles sociétés de contrôle, car « l’homme du contrôle est plutôt ondulatoire, mis en orbite, sur faisceau continu » - comme l’homme des flux du schéma de Healy et Bronner. Appelant à développer les recherches sur les régimes de domination contemporains, sans se leurrer sur les bénéfices immédiats d’un progrès apparent, il prévenait : « Les anneaux d’un serpent sont encore plus compliqués que les trous d’une taupinière53. »

NOTES

1. SNODGRASS Jon, « William Healy (1869-1963): Pioneer Child Psychiatrist and Criminologist », Journal of the history of the Behavioral Sciences, vol. 20, Oct. 1984, p. 332-339.

2. SCHNEIDER Eric C., In the Web of Class: Delinquents and Reformers in Boston, 1810s-1930s, New York, New York University Press, 1992, p. 172. 3. STEWART John, Child Guidance in Britain, 1918-1955: The Dangerous Age of Childhood, London, Pickering & Chatto, 2013. 4. Lettre de William Healy à Julia Lathrop, du 4 avril 1908, citée dans TANENHAUS David S., Juvenile Justice in the Making, New York, Oxford University Press, 2004, p. 117. 5. FINK Arthur E., Causes of Crime, New York, Barnes, 1938. 6. L’ouvrage pionnier d’Anthony M. Platt sur « l’invention » de la délinquance juvénile critique dès 1969 le soi-disant progressisme américain du tournant des XIXe et XXe siècles. PLATT Anthony M., The Child Savers: The Invention of Delinquency, expanded 40th anniversary edition, New Brunswick, New Jersey, Rutgers University Press, 2009. 7. GETIS Victoria, The Juvenile Court and , Urbana, University of Illinois Press, 2000. 8. Le Commonwealth Fund est qualifié de « conservative innovator » dans HORN Margo, Before It's Too Late: The Child Guidance Movement in the United States, 1922-1945, Philadelphia, Temple University Press, 1989, p. 56. 9. BURT Cyril, The Young Delinquent, New York, Appleton, 1925.

10. JONES Kathleen W., « “Mother Made Me Do It”: Mother-Blaming and the Women of Child Guidance », LADD-TAYLOR Molly and UMANSKY Lauri (eds.), Bad Mothers: the Politics of Blame in 20th Century America, New York, New York University Press, 1998, p. 99-100. 11. DELEUZE Gilles, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », texte de mai 1990 in Pourparlers, 1972-1990, Paris, Les Éditions de Minuit, 2005, p. 241-242. 12. Programme du premier congrès international de Psychiatrie infantile, 1937 (Archives Georges Heuyer, université Paris 8). 13. Sauf précision, le mot « américain » sera employé relativement aux États-Unis d’Amérique.

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14. NONY Camille, « Délinquance et infériorité de l'intelligence », L'Année psychologique, t. 51, 1949, p. 36. 15. HEUYER Georges, « Discours de M. le docteur Heuyer, Président du Congrès », discours de clôture in Comptes rendus, par Maurice Leconte, du premier Congrès international de psychiatrie infantile, Lille, SILIC, 1937, p. 231. 16. HEALY William, « The Relationship of Mental Deficiency to Delinquency », deuxième rapport in III. Rapports de psychiatrie juridique du premier Congrès international de psychiatrie infantile, Lille, SILIC, 1937, p. 24-25 et p. 30. Sauf mention contraire, les traductions des archives et sources en langue anglaise sont fournies par l’auteur. 17. Ainsi le docteur Wintsch de Lausanne, qui semble ne rien avoir entendu ou ne rien vouloir entendre de l’exposé de Healy et du débat qu’il a provoqué, puisqu’il déclare : « On a longtemps considéré les enfants délinquants comme des dévoyés. On admet maintenant que ce sont souvent des débiles mentaux » (« Discussion des rapports de psychiatrie juridique », Comptes rendus…, op. cit., p. 187). 18. NONY Camille, « Délinquance… », op. cit. p. 37.

19. RACINE Aimée, « L’évolution des idées aux États-Unis en matière de délinquance juvénile », Le service social, nos 4-5, avril-mai 1931, p. 52. 20. VERVAECK Paul, « Le rôle criminogène de la débilité mentale étudié au Congrès de psychiatrie infantile », Revue de droit pénal et de criminologie, 1937, p. 932-938. Tous mes remerciements à Veerle Massin pour les références et pour les informations données sur la réception de Healy en Belgique. 21. Programme du premier Congrès international de psychiatrie infantile, 1937 (Archives Georges Heuyer, université Paris 8). 22. HEALY William, « The Relationship… », op. cit., p. 28-29.

23. Je reprends ici l’analyse de DORON Claude-Olivier, « L'émergence du concept de “santé mentale” dans les années 1940-1960 : genèse d'une psycho-politique », Pratiques en santé mentale, n° 1, 2015, p. 3-16. 24. Ibid., p. 10. 25. HEALY William and BRONNER Augusta F., New Light on Delinquency and Its Treatment: Results of a Research Conducted for the Institute of Human Relations, Yale University, 1st edition 1936, New Haven, Published for the Institute of Human Relations by Yale University Press, 1938. 26. Cité dans : WAGNER Grant H., William Healy, M.D. : Father of the American Child Guidance Movement, Master of Arts, University of Maryland, 1981, p. 55. 27. Voir ARENDT Hannah, La crise de la culture [Between Past and Future, 1 re éd. 1961], Paris, Gallimard, 1995. 28. STEWART John, « The Scientific Claims of British Child Guidance, 1918-45 », The British Journal for the History of Science, vol. 42, n° 3, Sep. 2009, p. 429 et suiv. 29. GOKAY Fahreddin Kerim, « Les délits infantiles en Turquie », huitième rapport in III. Rapports..., p. 121. 30. LEFAUCHEUR Nadine, « Psychiatrie infantile et délinquance juvénile : Georges Heuyer et la question de la genèse "familiale" de la délinquance », in MUCCHIELLI Laurent (dir.), Histoire de la criminologie française, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 313-332.

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31. Voir : COREA Joseph Carlo, Racial Delinquency: Italian-American and African-American Adolescent Identity and the Delinquency Experience, 1915-1932, Ph. D. thesis, History, State University of New York at Stony Brook, May 2001. 32. WAGNER, William Healy…, op. cit., p. 61.

33. E. W. Burgess cité dans GITRE Edward J. K., « Importing Freud : First-Wave Psychoanalysis, Interwar Social Sciences, and the Interdisciplinary Foundations of an American Social Theory », Journal of the History of the Behavioral Sciences, vol. 46, n° 3, été 2010, p245. 34. MICHAUD Stéphane (éd.), Correspondances de Freud, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2007, p. 63. 35. BROWN James IV, « Child Welfare Classics », Social Service Review, vol. 34, n° 2, June 1960, p. 195-202. 36. Liste reprise dans : GETIS, The Juvenile Court…, op. cit., p. 73.

37. PÉRISSOL Guillaume, « “The Quality of Mercy is not Strain'd”: Ideological and Repressive Modes of Juvenile Justice - A Comparison between Paris and Boston in the Mid-Twentieth Century », Journal of Social History, vol. 48, n° 2, Winter 2014, p. 295 et suiv. URL : http://jsh.oxfordjournals.org/content/48/2/289. 38. THIERCÉ Agnès, Histoire de l'adolescence, 1850-1914, Paris, Belin, 1999. La périodisation américaine est assez proche de celle tracée par Agnès Thiercé pour la France. 39. Pour reprendre quelques termes employés à l’occasion d’un procès intenté, en 1907, par une chambre de commerce « forcée » de déménager suite à l’arrivée dans l’immeuble du Tribunal pour enfants de Chicago, avec ses populations « indésirables », souvent immigrées (cas cité dans TANENHAUS, Juvenile Justice…, p. 27-28).

40. LAMBERTI Jean-Claude, Tocqueville et les deux démocraties, Paris, Presses universitaires de France, 1983. 41. TOCQUEVILLE Alexis de, De la démocratie en Amérique, version parue en 1840, Textes essentiels : anthologie critique, présentée par Jean-Louis Benoît, Paris, Pocket, 2000, p. 107. 42. JONES Kathleen W., Taming the Troublesome Child: American Families, Child Guidance, and the Limits of Psychiatric Authority, Cambridge (Mass.) and London (England), Harvard University Press, 1999, p. 175. 43. BEERS Clifford W., A Mind That Found Itself: An Autobiography, New York, Longmans, Green, and Co., 1908, p. 1. 44. De ce point de vue, les États-Unis, ou tout au moins certains de ses États, semblent en avance sur la France si l’on en croit les statistiques portant sur les durées de séjour dans les écoles de réforme du Massachusetts - durées bien plus courtes que dans les internats de rééducation français, où la croyance en leur efficacité éducative se maintient plus longtemps (en lien également avec la volonté de fournir un cycle complet de formation, sur plusieurs années). 45. Comme nous avons pu le constater dans les dossiers consultés aux archives du Departement of Youth Services du Massachusetts. 46. Voir, par exemple, la plupart des illustrations utilisées dans : Actes du douzième Congrès pénal et pénitentiaire international, La Haye, 14-19 août 1950 , Berne, 1951, Commission internationale pénale et pénitentiaire, vol. 1-vol. 2. 47. A LTHUSSER Louis, « Idéologie et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) », avril 1970, Positions, Paris, Éditions sociales, 1982, p.133.

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48. HORN Margo, Before It's Too Late…, op. cit.

49. JONES Kathleen W., Taming the Troublesome Child…, op. cit. 50. Ibid. 51. LUNBECK Elizabeth, The Psychiatric Persuasion : Knowledge, Gender, and Power in Modern America, Princeton, N. J., Princeton University Press, 1994. 52. Voir l’exemple de Richard donné par JONES Kathleen W., « “Mother Made Me Do It”… », op. cit. 53. DELEUZE Gilles, « Post-scriptum… », op. cit., p. 244 et p. 247.

RÉSUMÉS

William Healy (1869-1963) a mené une longue carrière de médecin, d’universitaire et de réformateur. Ses idées et ses pratiques en matière de psychiatrie infantile et de traitement de la délinquance juvénile ont profondément marqué, aux niveaux américain et international, le domaine de l’« enfance inadaptée », concept qu’il participe à inventer – étendant ainsi le champ d’intervention de sa spécialité au-delà du noyau dur de la maladie. En 1937, lors du premier congrès international de Psychiatrie infantile, il déçoit en partie les attentes des organisateurs qui proposaient « de montrer l’importance de la “débilité mentale dans la production de la délinquance infantile et juvénile” », puisqu’il affirme qu’« il n’y a pas de relation causale directe et immédiate entre la déficience mentale et la délinquance ». L’inventeur de la première clinique de guidance infantile se refuse à toute explication monocausale par trop simpliste, insistant sur une conception multifactorielle de la délinquance, ouverte à la psychologie, à la psychanalyse et aux apports du travail social. Sa méthode fait la part de plus en plus belle à l’échange et au dialogue, sur une base psychothérapeutique. Dans le champ psychiatrique, voire au-delà, elle participe d’une nouvelle logique, que l’on reliera au concept de « modulation » proposé par Gilles Deleuze dans son analyse des sociétés de contrôle.

William Healy (1869-1963) had a long career as a doctor, an academic and a reformer. His practice and his ideas on child psychiatry and the treatment of juvenile delinquency left a profound mark on the field of “maladjusted children” in the United States and internationally. He participated in the invention of the concept of maladjustment, thus widening the scope of psychiatry beyond the disease model. At the First International Conference on Child Psychiatry held in 1937, the organizers of the event, who proposed “to show the importance of ‘mental deficiency in the development of juvenile delinquency’” were partly disappointed, since Healy claimed that “there is no immediate and direct causal relationship between deficiency and delinquency”. The inventor of the first child guidance clinic refused overly simplistic one-cause explanations and he underlined a multi-factorial approach of delinquency which took into account the views of psychology, psychoanalysis and social work. Healy’s method was increasingly based on psychotherapy and emphasized dialog and exchange between subjects. In the psychiatric field and beyond this method was part of a new rationale that could be linked to the concept of “modulation” proposed by Gilles Deleuze when he analyzed the societies of control.

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INDEX

Mots-clés : William Healy, guidance infantile, délinquance juvénile, psychiatrie Keywords : William Healy, child guidance, juvenile delinquency, psychiatry

AUTEUR

GUILLAUME PÉRISSOL Chercheur en histoire à l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse

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Dossier

Le champ de la psychiatrie de l’enfant

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Les premiers moments de la psychanalyse de l’enfant en France dans les années 1920 et 1930 The first developments of French child psychoanalysis in the 1920s and 1930s

Annick Ohayon

1 Aux commencements de la psychanalyse, l’enfant n’a pas été un objet de recherche ni de traitement en tant que tel. Freud ne pensait pas qu’on pouvait psychanalyser un enfant, et ne l’a jamais fait lui même. Le petit Hans, l’un des cas princeps de la jeune science, fit simplement l’objet de conversations entre Freud et le père de Hans, Max Graf, qui s’efforça d’analyser son fils et de l’aider à surmonter sa névrose phobique grâce aux conseils et aux interprétations que lui avait soufflés son ami Freud. Le petit Hans devint ainsi l’exemple paradigmatique destiné à illustrer les troubles de la sexualité infantile et le complexe d’Œdipe.

2 De ce fait, c’est la pédagogie, et surtout l’une de ses composantes, le mouvement dit de l’Éducation nouvelle, qui fut la plus précocement influencée par la psychanalyse et qui l’influença en retour. Ce n’est d’ailleurs pas Freud qui le premier a soulevé l’intérêt de cette rencontre, mais son disciple alors préféré : Sandor Ferenczi, dans une conférence prononcée en 1908 à Salzbourg et intitulée « Psychanalyse et pédagogie1 ». Ce texte est fondateur. Ferenczi y affirme la fonction prophylactique d’une éducation des enfants éclairée par la psychanalyse, et les immenses bienfaits qui en découleraient pour la société. La même année, Freud reprend ce thème dans « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes2 ». Ainsi commence une histoire centenaire, faite de relations passionnées et souvent conflictuelles entre les deux disciplines. Elle se traduit d’abord par des déclarations d’intentions, et, après la première guerre mondiale, s’incarne dans des pratiques et des institutions. Le mouvement dit de pédagogie psychanalytique va être très vivace en Suisse, en Autriche et en Allemagne, alors qu’il est presque inexistant en France. Seuls quelques pionniers du groupe psychanalytique français, encore à l’état de groupuscule, le connaissent et s’en font l’écho. Il ne s’appuie pas seulement sur la doctrine de Freud, mais aussi sur celles de

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Jung et d’Adler, sans se soucier des querelles théoriques ni des scissions. Placé sous le signe d’un optimisme conquérant, il rencontre vite des limites, et, dès la fin des années 1930, vient le temps des doutes et des inquiétudes sur l’efficacité d’une telle éducation.

3 Il s’agit là de pratiques qui portent sur l’éducation de l’enfant « normal » si l’on peut dire, mais qu’en est-il de celles qui vont viser l’enfant « anormal », et ainsi des rencontres entre la psychanalyse et la psychiatrie infantile alors en voie de constitution ? Dans les années 1920, cet enfant-là commence à émerger de l’asile et de l’assistance aux enfants arriérés et incapables. Il commence aussi à être situé dans son histoire et dans son milieu familial et social, et grâce aux découvertes freudiennes, à ne plus être seulement décrit, étiqueté et orienté. Mais il ne s’agit alors que des prémisses de ce qui va s’institutionnaliser après la seconde guerre mondiale, et les promoteurs de ces nouvelles méthodes demeurent très minoritaires dans un climat lourdement constitutionnaliste. Le premier congrès international de Psychiatrie infantile de 1937, qui fait l’objet du présent numéro, exprime bien cette dynamique. Je vais retracer cette histoire, qui se confond avec celle de l’implantation de la psychanalyse en France.

La création de la Société psychanalytique de Paris : un tout petit monde (1921-1927)

4 En 1927, dans un article paru dans L'Évolution Psychiatrique, le pédiatre Édouard Pichon se souvient qu'en 1921, il professait à l'égard de la psychanalyse une attitude de défiance et d'ironie. Elle lui semblait alors « une théorie absconse et bizarre, assez peu digne d'intérêt, une doctrine à la mode, qui ne venait aux oreilles que par de superficielles conversations de salon ». On l'aurait bien étonné si on lui avait dit qu'en 1926, il figurerait « dans la phalange des défenseurs et panégyristes de la psychanalyse3 ». Comment cette évolution s'est-elle produite ? Comment, par exemple, ce jeune médecin catholique, adepte des idées de l'Action Française a-t-il pu se passionner pour la doctrine sulfureuse d'un savant juif viennois, et devenir ainsi l'un des premiers médecins français psychanalysé et l'un des fondateurs du mouvement psychanalytique de France ?

5 Pour répondre à cette question, je vais tout d'abord revenir sur les cinq années que mentionne Pichon, car elles sont sont significatives. 1921 marque l'arrivée en France de la psychologue polonaise Eugénie Sokolnicka, qui va devenir son analyste, et 1926 la date de la création de la Société psychanalytique de Paris, première en France, et qui demeurera unique jusqu'en 1953. Alors qu'à Vienne, Zürich, Budapest, Berlin, Londres et New York existent déjà des sociétés psychanalytiques, lorsque Sokolnicka arrive en France, elle ne trouve rien de tel, ni personne qui puisse se prévaloir d'une telle pratique. Les renseignements biographiques dont on dispose proviennent essentiellement de son analysant Pichon, dans la nécrologie qu'il lui consacre lors de sa mort par suicide en 19344. Issue d'une grande famille de la bourgeoisie juive polonaise, elle étudia très tôt la langue française, et, à la fin de sa vie, choisit d'adopter la nationalité française. D'abord analysée par Jung à Zürich, elle fit ensuite à Vienne une cure avec Freud, puis une troisième tranche à Budapest avec Sandor Ferenczi. Freud accepta de l'aider à s'installer à Paris, mais elle n'y fut pas son émissaire. Le fait qu'elle ne soit pas médecin, joint à son épouvantable caractère, lui faisait pressentir toutes les difficultés qu'elle allait rencontrer pour diffuser la psychanalyse en cette terre française plutôt réfractaire à sa doctrine.

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6 Suivons le récit qu'en fait Pichon : « Avec madame Sokolnicka nous arrive une psychologue ayant puisé ses connaissances analytiques aux meilleures sources, et une technicienne capable d'appliquer effectivement la méthode à des cas concrets […] Ses relations l'entraînèrent surtout vers le groupe de la Nouvelle Revue Française (Nrf). L'importance prise grâce à elle par les idées psychanalytiques dans ce cénacle renommé ne fut pas sans rayonner puissamment en ville. Et nous sommes témoins que, dans l'hiver 1921-1922, par le brusque foisonnement de la mode, il était à tout bout de champ question à Paris des doctrines psychanalytiques ; ceci la plupart du temps avec une béatitude admirative ou un ton de persiflage également superficiels et également excédants. »

7 C'est pourtant grâce au milieu littéraire qu'elle entre en contact avec le psychiatre Georges Heuyer5 qui assure alors une suppléance à la chaire de la clinique des maladies mentales de Sainte Anne ; il lui offre d'y tenir une consultation. Pas pour longtemps. À peine installé sur la chaire, le professeur Henri Claude n'a de cesse de se débarrasser de l'encombrante polonaise. Son bref passage à Sainte-Anne lui a néanmoins permis de rencontrer René Laforgue. Il va être son premier patient, et Édouard Pichon le second.

8 Eugénie Sokolnicka est une pionnière de la psychanalyse de l’enfant. En 1920, elle publie dans L’International Journal of Psychoanalysis « l’analyse d’un cas de névrose obsessionnelle infantile6 ». Il s’agit du cas d’un garçon d’une dizaine d’années, atteint d’une phobie du toucher qu’elle a guéri en quelques mois grâce à la psychanalyse. Dans Les faux monnayeurs, publié en 1925, André Gide met en scène cette histoire. Il nomme l’enfant Boris, et la doctoresse « Mme Sophroniska ». Et voici comment le romancier décrit ses méthodes : « Sophroniska m’a reparlé de Boris, qu’elle est parvenue, croit-elle, à confesser entièrement. Le pauvre enfant n’a plus en lui le moindre taillis, la moindre touffe où s’abriter des regards de la doctoresse. Il est tout débusqué. Sophroniska étale au grand jour, démontés, les rouages les plus intimes de son organisme mental, comme un horloger les pièces de la pendule qu’il nettoie. Si après cela le petit ne sonne pas à l’heure, c’est à y perdre son latin7. »

9 On constate que Gide est plus qu’ambivalent à l’égard de la psychanalyse, qu’il ne nomme pas d’ailleurs dans son livre : il parle de « méthode nouvelle », de « gros secrets honteux », mais se refuse à employer le terme scientifique. Quant au jeune héros, il ne le fait pas « sonner à l’heure », mais se suicider à la suite d’un défi de ses camarades. Au cours de l’année 1922, Gide a commencé une analyse avec Sokolnicka, qu’il abandonne au bout de six séances, et il prétendra ensuite qu’il voulait juste savoir ce que c’était. Cependant, malgré toutes ses réserves, Gide sera largement à l’origine de l’implantation éditoriale de la psychanalyse au sein de la NRF et des éditions Gallimard.

10 Il faut dire que si le petit patient de la doctoresse polonaise ne s’est pas suicidé, l’histoire de la psychanalyse de l’enfant a bien mal commencé : à Vienne, Hermine Hug- Hellmuth prend en analyse, dès 1913, son neveu, Rolf, qu’elle élève à son domicile. Au cours de ce travail, elle se convainc que Rolf risque de devenir un grand délinquant, voire un criminel. La prédiction se réalise : il l’étrangle, après avoir tenté de la voler, en 1924.

11 En octobre 1923, Freud reçoit une lettre d'un jeune psychiatre alsacien, René Laforgue, l'informant de son projet d'organiser un mouvement psychanalytique en France. Par le même courrier, Laforgue lui adresse un article paru dans le Progrès Médical du 20 octobre 1923 : « De quelques obstacles à la diffusion des méthodes psychanalytiques en France », qu'il a écrit avec Pichon. Il s'agit du premier article dont les auteurs ont

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une connaissance pratique de ce qu'est la cure psychanalytique. Celle de Laforgue est achevée, elle a duré à peine six mois et a donné bien du fil à retordre à son analyste (« Je la briserai cette tête-là », aurait-elle déclaré, mais ce fut elle qui dut rendre les armes). Quant à Pichon, il est toujours sur le divan de Sokolnicka. Sa cure va durer trois ans (de 1923 à 1926), ce qui est une durée considérable pour l'époque.

12 L'article du Progrès Médical vise à lever les préventions des médecins français à l'égard de la psychanalyse. Selon les auteurs, elles ne viennent pas du fond même de la doctrine, ni du pansexualisme, mais de la façon dont elle a été présentée au public. On y trouve un des thèmes que ne va cesser de marteler Pichon : celui de la nécessité de trouver « les mots pour le dire » : par exemple, il est impossible pour un français de ne pas associer libido à libidineux. Libido est, de ce fait même, un mot qui doit être banni de la nomenclature psychanalytique française. Pichon proposera de le remplacer par « aimance », ce que Freud lui-même trouvera joli ; c'est bien d'ailleurs la seule des créations linguistiques de Pichon qu'il approuvera. Pour, l'heure, Freud, bien que très satisfait de ces nouvelles de France, n'apprécie guère le ton de l'article. Il exprime ses réserves et ses craintes dans une lettre à Laforgue en novembre 1923 : « Je voudrais vous mettre en garde pour que vous n'alliez pas plus avant dans la voie dans laquelle vous vous êtes engagés, Pichon et vous, dans cet article. On n'obtient rien par des concessions à l'opinion publique ou à des préjugés régnants. Ce procédé est tout à fait contraire à l'esprit de la psychanalyse, dont ce n'est jamais la technique de vouloir camoufler ou atténuer les résistances […] Je souhaite que ma mise en garde ait du succès auprès de vous, mais je n'en suis malheureusement pas sûr8. »

13 Dès le début de cette relation, Freud pressent qu'il ne pourra pas faire confiance à Laforgue, qui ne sera pas un fidèle passeur de sa doctrine en France. C'est pourtant Laforgue qui va lui présenter celle qui va devenir sa représentante légitime, la princesse Marie Bonaparte. Du début de son analyse avec Freud en 1925 jusqu'à la mort de celui-ci en 1939, elle ne va cesser d'œuvrer pour maintenir le groupe français dans le droit fil de l'orthodoxie freudienne.

14 Le 4 novembre 1926 est créée la Société psychanalytique de Paris. C'est un tout petit monde (9 membres fondateurs), dont la croissance est d'abord lente : en 1939, on compte 24 membres titulaires et une vingtaine d'adhérents. Comment caractériser ce groupe ? Ils sont jeunes, ce sont des hommes, médecins, sauf Sokolnicka et la princesse. Ils sont catholiques et français, sauf Sokolnicka et Rudolf Loewenstein qui sont juifs et polonais (bientôt rejoints par Sophie Morgenstern). Loewenstein est arrivé à Paris en 1925, pour seconder Laforgue et Sokolnicka dans leur tâche de didacticiens. Les pionniers français ont été peu et souvent mal analysés, voire pas du tout, comme Angelo Hesnard. Loewenstein se souvient de l'accueil, pas très chaleureux, qu'on lui réserva lors de son arrivée à Paris : « à l'ambivalence vis-à-vis de la psychanalyse s'attachait la xénophobie, l'antisémitisme et un chauvinisme prononcé chez certains9 ». Il vise ici Pichon, mais aussi Hesnard, Adrien Borel et Henri Codet.

15 La formation des analystes de cette génération dure beaucoup plus longtemps que celle de leurs prédécesseurs. Lacan, par exemple, va passer six ans sur le divan de Loewenstein. Pourtant ce dernier estimait que sa formation n'était pas terminée, et refusait son accession au titulariat, à cause des défauts de son caractère. Pichon, en décembre 1938, intercéda pour lui et régla l'affaire auprès de Loewenstein. La condition était qu'il continue son analyse après son élection, ce que Lacan s'empressa d'ignorer. Loewenstein ne le lui pardonna jamais.

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16 Finalement, devenir psychanalyste au début des années 1930 implique une forme de rupture avec une formation médicale marquée par l'organicisme et par une éthique professionnelle imprégnée des valeurs culturelles nationales. Mais revenons à l’histoire de la jeune société.

17 L’organe officiel de la Société psychanalytique de Paris, la Revue Française de Psychanalyse, ne sort son premier numéro qu’en novembre 1927. C’est la première publication de ce genre en France, et l’unique jusqu’en 1946, date de la création de Psyché par Maryse Choisy. La revue est trimestrielle et ne touche qu’un public restreint. Elle n’aurait peut-être pas vu le jour sans l’énergie et la générosité de la princesse Marie Bonaparte. Dans l’éditorial du premier numéro, sa vocation est ainsi définie : elle s’adresse « aux personnes qui, du fait de leur profession ou de leur amour des études psychologiques, sont susceptibles de mettre en œuvre, dans l’exercice de leur activité, les conceptions et les méthodes psychanalytiques ». Jusqu’à la seconde guerre mondiale, on l’a vu, ces personnes sont fort peu nombreuses, et ce sont surtout des médecins. Selon la revue, les disciplines concernées sont « la psychiatrie, la pédagogie, la sociologie, la criminologie, la critique artistique ». L’ordre de présentation de ces domaines n’est pas indifférent, et l’on peut noter la place éminente qu’y tient la pédagogie, juste après la psychiatrie. On pourrait en inférer que l’enfant et son éducation vont être au cœur des préoccupations des pionniers de la psychanalyse en France, ce qui ne sera pas vraiment le cas.

Sophie Morgenstern, pionnière de la psychanalyse de l’enfant en France

18 De ce point de vue, l’article de Sophie Morgenstern « Un cas de mutisme psychogène10 », fait figure d’exception. Cette psychanalyste polonaise, récemment arrivée en France, travaille alors comme thérapeute dans le service du professeur Heuyer à la clinique de neuropsychiatrie infantile. Elle a commencé des études médicales à Zürich en 1906, et s’est rendue ensuite en Russie, où elle a obtenu son diplôme d’État, ce qui lui a permis d’exercer en Pologne (mais non en France). En 1915, revenue à Zürich, elle travaille comme assistante à la clinique d’Eugen Bleuler, le Burghölzli, qui est La Mecque de la psychiatrie. Elle y fait la connaissance d’Eugène Minkowski, et de sa femme, Françoise. Ils deviendront amis, bien que le couple ne partage pas du tout les convictions psychanalytiques de la jeune femme. Elle y rencontre aussi Eugénie Sokolnicka, qui l’analyse. On peut faire l’hypothèse que sa venue en France n’est pas sans rapport avec le fait que les Minkowski et son analyste y sont déjà installés. En 1925, elle devient la collaboratrice de Georges Heuyer à la clinique de la rue de Vaugirard et y assure – bénévolement – le service du laboratoire et du dispensaire de psychanalyse. C’est Georges Heuyer qui nous apprend ce détail, le bénévolat, dans la préface qu’il lui donne pour son livre Psychanalyse infantile11. Or, nous savons qu’à partir de 1934 la clinique ayant été reconnue par l’Assistance publique, il a pu avoir des internes et des externes. Pourquoi alors ne s’est-il pas débrouillé pour la faire rémunérer ? Tout ceci demeure obscur, et pose la question des moyens d’existence de Sophie Morgenstern, qui était veuve et élevait seule sa fille. Sans doute avait-elle une clientèle privée. Voici en tout cas comment Heuyer lui rend hommage dans sa préface : « Utilisant les méthodes de la psychanalyse, elle nous éclaire des situations obscures et explique des problèmes psychologiques qui nous paraissent compliqués

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et insolubles. D’autre part, un certain nombre de ces enfants, émotifs, obsédés, inquiets, anxieux, sont traités en cure libre avec patience, avec discrétion, avec une autorité qui se cache sous la plus charmante douceur. Madame Morgenstern nous a redressés des caractères qui paraissaient difficiles, a rassuré des enfants anxieux, a apporté le réconfort et la guérison à des enfants qui subissaient inconsciemment le contre coup affectif de situations anormales12. »

19 Un double portrait se dégage de cet extrait ; d’abord celui de la représentation qu’a Heuyer du rôle de la psychanalyse en psychiatrie infantile : une méthode qu’on utilise quand tout le reste a échoué, à mi-chemin entre la consolation maternelle et le redressement moral (noter qu’il n’emploie pas le terme de psychothérapie) ; ensuite, celui de sa collaboratrice : à l’exact opposé de sa compatriote polonaise (« cette horrible personne », comme disait Freud), les rares témoignages sur la personnalité de Sophie Morgenstern nous dessinent une femme douce, modeste, mais aussi une théoricienne et une clinicienne remarquables13.

20 Sophie Morgenstern est donc la première en France à traiter l’enfant par la psychanalyse. Très vite, elle rejoint le mouvement français, adhère à la SPP (Société psychanalytique de Paris), et en devient membre titulaire en 1929. Elle est également membre du groupe de L’Évolution Psychiatrique. De toutes ses contributions, celle qui est à la fois inaugurale et majeure est celle de 1927, où elle expose le cas d’un petit garçon mutique qu’elle a guéri en quelques mois par la psychanalyse, en utilisant la technique du dessin libre pour comprendre les troubles de l’enfant, dont la cause est, pour elle, évidemment oedipienne, selon les canons de l’époque. Elle formera à la méthode d’analyse du dessin enfantin sa stagiaire, la jeune Françoise Marette (future Dolto). Cet article prendra rétrospectivement le statut de texte fondateur de la psychanalyse de l’enfant en France. Il sera aussi le point de départ de ses recherches ultérieures sur le sens symbolique des créations imaginatives de l’enfant, et sur leur utilisation en thérapeutique. Dans un contexte où le modèle dominant est constitutionnaliste, on peut dire qu’à cette période, Sophie Morgenstern s’avance seule, en cherchant à aborder l’enfant perturbé autrement que comme une graine de délinquant, et s’efforçant de le comprendre et de l’écouter. Elle restera quinze ans à la clinique d’Heuyer, jusqu’à son suicide, le 13 juin 1940, lors de l’entrée des troupes allemandes dans Paris. Si elle est seule alors à pratiquer, voyons maintenant le rôle de ceux qui soutiennent le mouvement de pédagogie psychanalytique, et cherchent à le développer, particulièrement René Laforgue et Marie Bonaparte.

La Revue de pédagogie psychanalytique

21 Dans le numéro 2 de la Revue Française de Psychanalyse, en 1928, toute la partie bibliographique est consacrée aux applications de la psychanalyse à l’éducation, plus précisément aux publications de la Zeitschrift für psychoanalytische Pädagogik. Cette revue, fondée simultanément à Stuttgart, Berlin et Zürich par Heinrich Meng, Paul Federn et Ernst Schneider se propose de mettre la psychanalyse au service des éducateurs et des enseignants. Tous les personnages qui marquent l’histoire de la pédagogie psychanalytique y participent : Anna Freud, le pasteur Oskar Pfister, Hans Zülliger, Siegfried Bernfeld, August Aichhorn, Dorothy Burlingham, Alice Balint, et, pour la France, Marie Bonaparte et René Laforgue. La revue se trouve alors dans une période d’enthousiasme militant et ses promoteurs sont pleins d’espoir. Ils pensent qu’une éducation différente, basée sur la connaissance (en particulier de la sexualité) et

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le respect de l’enfant, pourra créer un enfant nouveau, lui-même porteur d’un monde nouveau. Cette foi sera mise à mal au milieu des années 1930, à la fois pour des raisons politiques et pour des raisons pratiques, liées aux déceptions des praticiens devant les résultats de leurs efforts.

22 En 1928, dans le numéro 5 de la Revue Française de Psychanalyse est publié un important article d’un des piliers de la Zeitschrift, Hans Zülliger, sur « La psychanalyse et les écoles nouvelles ». Il y expose ce que la psychanalyse peut apporter à la pédagogie, c’est-à-dire une psychologie profonde, qui prenne en compte l’inconscient : « Freud lui-même a approuvé la pratique de la psychanalyse en matière d’éducation, et s’est élevé publiquement contre ceux qui seraient tentés de restreindre son enseignement à la médecine. Pour ma part, je suis convaincu que la psychanalyse pédagogique contribuera davantage au bonheur de l’humanité que la psychanalyse médicale14. »

23 Car voilà bien l’un des enjeux que Freud a perçu d’emblée : soustraire la psychanalyse à l’hégémonie médicale, tout en sachant que, de ce fait, il sera confronté à celle des éducateurs, mais il estimait qu’elle était moins difficile à affronter.

24 On peut noter que si la revue parisienne accorde une place significative aux publications de la Revue de pédagogie psychanalytique, aucune publication de ce type n’existe alors en France, et n’existera jamais, même après la seconde guerre mondiale, lorsque des institutions psychopédagogiques directement inspirées par la psychanalyse seront fondées. Malgré les efforts de René Laforgue et de Marie Bonaparte, il n’y a pas encore de véritable mouvement de pédagogie psychanalytique en terre française.

25 En 1929, Laforgue participe au congrès de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle d’Elseneur, au Danemark, organisé par Adolphe Ferrière. Ce congrès est imposant par le nombre des participants (2 500), mais aussi par la qualité des conférenciers. S’y expriment Kurt Lewin, de Berlin, Maria Montessori, Henri Wallon et, pour les psychanalystes, Oskar Pfister, Prynce Hopkins et René Laforgue. Ce dernier peut être considéré comme le fondateur du mouvement psychanalytique français. Dans la ligne de Geza Roheim, il élabore alors une sociopsychanalyse, c’est-à-dire une application de la doctrine freudienne à tous les secteurs de la vie politique et sociale. Dans cette logique, il accorde une place déterminante à la pédagogie. Selon un de ses élèves, André Berge, il aurait déclaré : « La psychanalyse sera pédagogique ou ne sera pas15. »

26 Dans sa communication à Elseneur, qui porte sur « les mécanismes psychiques d’auto- punition16 », Laforgue semble autant persuadé de l’importance du message qu’il veut transmettre aux éducateurs que de leur incapacité à le recevoir. Et ce, parce qu’ils ne sont pas analysés, ce qui serait la seule voie pour une compréhension véritable des données cliniques qu’il va exposer. Malgré cette difficulté, il entreprend de leur expliquer comment et pourquoi un enfant intelligent peut choisir d’échouer à l’école, de paraître bête, irritant, de mentir, de voler pour se faire punir, et affirme que seul un éducateur analysé peut comprendre et accueillir ce type de comportements. Devant cette assertion un peu méprisante, on peut comprendre l’agacement et le « retrait » de l’auditoire, (retrait qu’évoque Ewald Bohn, qui fait le compte rendu du congrès dans la Zeitschrift fûr psychoanalytische Pädagogik : de toutes les communications, ce sont celles portant sur la psychanalyse qui ont eu le moins de succès). Ces pédagogues progressistes sont animés d’un trop grand espoir dans le changement social par l’éducation pour accepter d’entendre des voix qui leur parlent non seulement de

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l’inconscient de l’enfant, mais aussi du leur, celui de l’éducateur. Ainsi, si Laforgue souhaite réellement une collaboration étroite entre le pédagogue et le psychanalyste, on ne peut pas dire qu’il choisisse le meilleur chemin pour y parvenir.

Marie Bonaparte : l’éducation à la réalité, un combat laïque

27 En 1927, Freud a publié un petit ouvrage, L’Avenir d’une illusion17, dans lequel il dialogue avec un interlocuteur imaginaire, aisément reconnaissable sous les traits du pasteur Pfister. Il y règle ses comptes avec la religion, en décrivant une civilisation basée sur le refoulement, le déni de la réalité, et l’illusion consolatrice que procure la foi religieuse. Cette illusion vise à maintenir l’humanité dans un état d’infantilisme, voire de régression. Il n’est que de comparer, dit Freud, « l’intelligence rayonnante d’un enfant bien portant » à « la faiblesse mentale de l’adulte moyen » pour mesurer les dégâts d’une telle éducation. C’est dans ce texte qu’apparaît la notion, maintes fois commentée, « d’éducation à la réalité », Erziehung zur Realität18. Qu’entend Freud exactement par cette formule ? Il ne s’agit pas d’une adaptation à l’ordre social, mais d’une éducation qui puisse rendre celui qui la reçoit assez fort pour affronter le réel : le réel du sexe, du mal, du conflit, de la mort, mais surtout, qui n’inhibe pas le désir de savoir, et le plaisir de penser. Ce que Marie Bonaparte traduit littéralement par « une éducation libre-penseuse ».

28 En 1930, elle a été chargée de présenter le rapport principal de la cinquième conférence des Psychanalystes de langue française, à Paris19. Il s’agit du premier texte français qui prend aussi nettement position en faveur de l’éducation psychanalytique. Comme dans la plupart de ses écrits, Bonaparte s’efforce de rester au plus près de la pensée du maître viennois, tout en la vulgarisant. Cependant, emportée par son zèle, il lui arrive d’exagérer, voire de caricaturer les positions de Freud. Ses références principales sont L’Avenir d’une illusion mais aussi Malaise dans la civilisation que Freud vient de publier. Elle rappelle que les deux principes freudiens au nom desquels on doit fonder une éducation sont la raison et la vérité, car eux seuls peuvent donner le courage d’affronter la réalité. Le principe de réalité n’est pas un principe de conformité aux exigences de la société, mais la prise en compte de tous les aspects de la réalité, même s’ils sont désagréables Cela distingue Freud des militants de l’éducation nouvelle, pour qui l’amour est le levier principal de l’éducation. Pour Freud, ce levier est nécessaire, mais il n’est pas suffisant20.

29 Marie Bonaparte s’en prend d’abord aux représentants de l’ordre ancien de la société, au premier rang desquels les catholiques, qui sont des adversaires déclarés de la psychanalyse, car ils craignent son côté révolutionnaire. Elle cite le pape Pie XI, qui stigmatise et interdit l’éducation sexuelle, et oppose à cet obscurantisme le libéralisme de l’église anglicane, qui préfère la discussion libre au silence et surtout au mensonge. Elle met cependant en garde contre un optimisme exagéré qui ferait de l’information sexuelle une panacée, et révèle que Freud lui aurait un jour confié : « Wie man es macht, macht man es schlecht21 ! » Elle en voit la preuve dans le fait que les enfants de psychanalystes sont souvent assez mal élevés (et elle sait de quoi elle parle : son fils est alors en analyse avec Rudolf Loewenstein, qui est par ailleurs son amant… Mélanie Klein a analysé ses deux enfants, et sa fille Mellita devenue adulte, et psychanalyste, vouait à sa mère une haine mortelle… pour ne pas parler de Freud et d’Anna). Elle

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poursuit en abordant la question des sanctions : il faut se garder de l’idée que la psychanalyse encourage le laxisme ; dans toute éducation, la contrainte s’impose, car les pulsions agressives, sadiques, cruelles ne peuvent s’exprimer librement. Il faut donc punir, mais comment ? Il faut proscrire absolument les châtiments corporels, qui provoquent des fixations érotiques masochistes (la fameuse fessée de Jean-Jacques Rousseau !). August Aichhorn et Maria Montessori ont préconisé l’isolement et le retrait d’amour. Marie Bonaparte n’est pas convaincue : selon elle, ce ne sont pas des punitions douces et légères car elles renforcent les sentiments d’exclusion et d’abandon. Il est en tout cas une situation où le sadisme des éducateurs ne doit jamais s’exercer : celle de la répression de l’onanisme infantile. Marie note à cet égard le retard de la France par rapport aux expériences pédagogiques menées à Vienne par les freudiens et les adlériens22, et aussi à Moscou par Vera Schmidt23. Au Kinderheim Laboratorium de Moscou, la masturbation n’est pas du tout réprimée. Ce jardin d’enfants expérimental, de 1921 à 1925, est fréquenté par les enfants des hauts dignitaires du régime soviétique et reçoit, entre autres, le fils de Staline. Mais Marie Bonaparte rappelle que cette expérience novatrice a été interrompue, « les Soviets n’étant pas très amis de la psychanalyse, dont ils redoutent instinctivement le scalpel, appliqué aux théories marxistes, tout comme l’église le redoute, appliqué au dogme de la foi24 ». Comme son maître Freud, elle prône l’éducation à la réalité. Cependant, elle reconnaît qu’une telle éducation n’existe nulle part, pas plus à l’école que dans la famille, ni même chez les Soviets. Il faut cependant y tendre, et pour cela, elle énonce un programme fort, où la psychanalyse prend carrément la place de Dieu. Il faut d’abord psychanalyser les enfants le plus tôt possible, vers 5 ou 6 ans (ce à quoi Freud n’adhère nullement, on l’a déjà noté). Puis il faut « former des milliers d’analystes, femmes principalement, et remplacer le pasteur d’âmes par des psychologues scientifiquement formés, c’est-à-dire des psychanalystes25 ». Il faut enfin, bien sûr, psychanalyser les parents et les éducateurs. Alors seulement l’humanité pourra advenir à la maturité grâce à une modification profonde de sa conscience morale. On imagine aisément à quel point un tel programme pouvait prêter à sarcasmes, et pas seulement chez les adversaires de la psychanalyse. Dans la discussion qui suit, Édouard Pichon, psychanalyste maurassien et catholique, ne se prive pas de moquer l’attitude « libre penseuse héroïque » de la princesse, qui a gardé toutes ses illusions au moment où beaucoup de ses collègues ont perdu les leurs.

30 En effet, dès 1932, Alice Balint ouvre les hostilités au XIIe congrès international de Psychanalyse de Wiesbaden. Dans un rapport très désenchanté, « L’accord et le refus en éducation », elle critique la pédagogie du juste milieu, de la bonne mesure entre contrainte et laissez-faire prônée par Anna Freud. Plus radicalement, elle estime qu’on ne peut « qu’échouer à vouloir partir des expériences des analystes thérapeutes pour en déduire des principes d’éducation26 ». En 1936, Hans Zülliger27, qui est instituteur et pratique depuis plusieurs années auprès de ses élèves ce qu’il nomme « des petites psychothérapies » dénonce dans la Revue de pédagogie psychanalytique l’absence de prise en compte de la dimension du collectif. Une classe, c’est d’abord un groupe hétérogène, et l’action du maître doit viser à en faire une communauté, ce qui ne passe pas par une multiplicité de relations interindividuelles, comme la plupart des psychanalystes se l’imaginent, mais par un travail sur la dynamique du groupe-classe. Zülliger touche là un point sensible : la question du social et du groupe est bien la pierre d’achoppement de la pédagogie psychanalytique.

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31 La Revue de pédagogie psychanalytique cesse sa parution en 1937, au moment de l’Anschluss. De nombreux psychanalystes juifs émigrent aux États-Unis, et ceux qui avaient milité pour la cause de l’éducation psychanalytique ont alors d’autres préoccupations. Il faut attendre la fin de la guerre pour voir cet intérêt renaître, avec d’autres attendus et de nouveaux thèmes, en particulier les groupes et les adolescents, et dans d’autres pays : les États-Unis, l’Angleterre et la France, où, à part Marie Bonaparte et Laforgue, l’intérêt des membres du groupe psychanalytique français pour les applications pédagogiques a été faible dans les années 1930. Une des causes en est probablement qu’il n’y a pas de pédagogues (comme Anna Freud et Zülliger) ni de pasteurs (comme Pfister) dans cette petite communauté, presque uniquement composée de médecins. La seule enseignante est Paulette Ericson, première épouse de René Laforgue et après la seconde guerre mondiale, ce sont précisément les élèves de René Laforgue, André Berge, Juliette Boutonier, Françoise Dolto, qui vont institutionnaliser la psychopédagogie psychanalytique. L’autre raison est que la psychanalyse de l’enfant apparaît comme une branche mineure de la psychanalyse, et plutôt réservée aux femmes même non-médecins, comme il se doit.

Débats sur la théorie des constitutions

32 Dès le début de sa carrière, et tout au long de celle-ci, Georges Heuyer a conduit des enquêtes et produit des statistiques pour démontrer que les causes de la délinquance juvénile sont la dissociation familiale, l'alcoolisme, les taudis et l'hérédosyphilis28. Avec sa collaboratrice Margueritte Badonnel, il a examiné par exemple les enfants confiés au patronage de la Seine, ils ont établi que, parmi ceux-ci, il n’y avait que 12 % d’enfants normaux ; et, parmi les 88 % d’anormaux, il y avait 35 % de débiles intellectuels, 41 % d’instables et de pervers et 13 % de pervertis.

33 La grande presse se fait l'écho de ces chiffres alarmistes et évoque « l'armée du crime » (gros titre dans le journal Je sais Tout, mars 1934) : des hordes, des cohortes de chenapans gangrènent les villes et menacent la paix civile. Mais des voix discordantes commencent à se faire entendre : elles plaident pour une politique de l'enfance basée sur l'assistance et l'éducation plutôt que sur le châtiment et l'exclusion. En 1934, la révolte des enfants de la colonie pénitentiaire de Belle-Île frappe l'opinion publique. Elle est à l'origine d'une campagne de dénonciation des bagnes d'enfants par le journaliste Alexis Danan dans Paris-Soir et inspire à Jacques Prévert le poème « La chasse à l'enfant » (dans Paroles, 1949). Le grand psychologue de l'enfance Henri Wallon soutient cette campagne, ainsi que son jeune élève René Zazzo29 qui s'élève contre les « cages pour enfants » de l'école Théophile-Roussel de Montesson, institution qui se veut pourtant une vitrine de la rééducation.

34 Le courant rénovateur de la psychiatrie française qui se regroupe depuis 1925 sous la bannière de L'Évolution Psychiatrique n'échappe pas à ces interrogations portant sur le lien entre anormalité et délinquance. Entre 1932 et 1934, un débat sur la notion de constitution divise le groupe. Henri Ey et Pierre Mâle soulignent le risque de défaitisme thérapeutique qu'un recours systématique à cette entité nosographique engendre. Pierre Mâle est alors responsable, avec Gilbert Robin de la consultation de psychiatrie infantile de l’hôpital Henri Rousselle à Sainte-Anne. Tous les deux sont très favorables à la psychanalyse. Mâle est en analyse avec la princesse Marie Bonaparte, et deviendra, après la guerre, le spécialiste de la psychothérapie pour les adolescents. Gilbert Robin

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quant à lui ne fera pas d’analyse (bien qu’il ait prétendu en avoir fait une, épistolaire, avec Freud lui-même, assertion qui choqua beaucoup Marie Bonaparte. Il a en effet été visiter le maître viennois en 1928, et a entretenu avec lui une correspondance), mais il participe aux activités du groupe français, et ses ouvrages : Les Haines familiales30, L’enfant sans défauts, attestent de son engagement précoce dans la cause freudienne31. Il a par ailleurs adhéré à « La Nouvelle Éducation », mouvement fondé par Roger Cousinet et Madeleine Guéritte, mais reniera plus tard cette adhésion : en 1968, dans un ouvrage posthume : Contre l’Éducation nouvelle, il produit un véritable réquisitoire contre ces « séduisantes théories », où les notions de confiance et de liberté à accorder à l’enfant l’emportent sur celles d’effort et de conquête de soi-même, et qui ont entraîné un déclin de l’autorité regrettable32.

35 Concernant la perversion instinctive, Robin, évoque « une armature rigide, un cadre fixe, un syndrome d'acier, qui fait peur33 ». Pierre Mâle quant à lui34 engage à faire la part « de la structure et de celle des événements », c'est-à-dire à ne pas oublier l'action créatrice du milieu et des expériences de vie dans la formation du caractère de l’enfant, mise en évidence par la psychanalyse. Par ailleurs, Heuyer lui-même, a utilisé des notions psychanalytiques dans deux articles publiés avec son chef de clinique d'alors, Jean Dublineau : en 1932, « Le vol généreux » où ils exposent l'idée que l'acte délictueux est un mécanisme de compensation des carences affectives et du sentiment d'infériorité et, en 1934, « La réaction d'opposition » : dans la formation du caractère de l'enfant, cette réaction s'enracine dans l'hostilité éprouvée par l'enfant pour l'un des membres de son entourage familial. La référence dominante est ici le complexe d'Œdipe, clé de compréhension des troubles de l’enfant quasi universelle dans ces premiers moments de la psychanalyse de l’enfant.

36 Dans le débat qui se mène à l'Évolution Psychiatrique, ce sont les Minkowski qui sont les plus constitutionnalistes, particulièrement Françoise Minkowska qui affirme la valeur théorique et pratique indispensable de cette notion en psychiatrie. Tous cependant admettent que le vrai pervers, le pervers constitutionnel de Dupré, existe, même s'il est probablement assez rare. Il est inaccessible à la rééducation et à la psychothérapie, à l'inverse du perverti, enfant affectivement normal, mais victime de son entourage familial et amical. Comme les deux tableaux cliniques sont extrêmement proches, le critère ultime est alors l'évolution. Si ces sujets s'avèrent accessibles à la rééducation, c’est qu’ils n’étaient pas des pervers constitutionnels. On commence donc la plupart du temps par enfermer et isoler ces enfants pour savoir s’ils devraient l’être. La séparation d’avec le milieu familial pathogène demeure la panacée, même si une critique timide de ce modèle se fait jour.

1937 : le premier congrès international de Psychiatrie infantile

37 Lors de l’été 1937, à l’occasion de l’Exposition internationale, de nombreux congrès internationaux se tiennent à Paris. Le plus prestigieux d’entre eux est celui de philosophie, dit « congrès Descartes » car on y commémore le tricentenaire du Discours de la méthode. On y entend, entre autres, Paul Valéry, Paul Claudel, mais aussi quelques psychanalystes ou représentants de la psychiatrie dynamique : Charles Baudouin, Franz Boas, Eugène Minkowski et Sophie Morgenstern. À la suite de celui-ci, deux autres congrès se déroulent exactement en même temps : le XIe congrès international de

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Psychologie, présidé par Pierre Janet, et le premier congrès de Psychiatrie Infantile, à l’initiative d’Heuyer. Dans le premier, les psychanalystes sont quasi absents, seules deux communications sont consacrées à la doctrine freudienne : celle de Charles Baudouin : « De la signification du complexe dans une psychologie de la conduite », et celle de Jean Frois Wittmann : « Psychologie du comportement et psychanalyse ».

38 La situation n’est pas très différente au congrès de Psychiatrie infantile. Si les ténors du groupe français : Laforgue, Daniel Lagache et Jacques Lacan font partie du comité de propagande de la manifestation, ils ne s’y expriment pas. Seules trois communications portent directement sur la doctrine freudienne ou sont le fait de psychanalystes : celle de Sophie Morgenstern sur « l’importance du dessin pour l’étude psychanalytique de l’enfant », celle du Dr Reiss, de Leyd, sur l’énurésie chez l’enfant, à la suite de laquelle Édouard Pichon intervient pour souligner son origine essentiellement psychogénétique, et enfin celle du Dr Joseph K. Friedjung, de Vienne, dans la section de psychiatrie scolaire, qui s’appuie sur les travaux d’August Aichhorn et d’Anna Freud concernant l’approche psychanalytique de la délinquance juvénile. C’est bien peu en somme, quand on constate qu’Heuyer a fait le choix d’accorder une place majeure aux « réflexes conditionnels en psychiatrie infantile ». Peut-être s’agissait-il là d’un choix politique, pour soutenir les élèves de Pavlov, psychiatres, pédologues et psychanalystes, dont certains étaient alors en butte aux persécutions du régime stalinien. Heuyer regrette d’ailleurs l’absence d’Ivanov Smolenski, qu’il avait sollicité pour un rapport ; et seul Alexandre Luria a envoyé sa communication sur les « vues psychologiques sur le développement des états oligophrènes », dans laquelle il cite Lev Vytgoski, ce qui est courageux, les travaux de ce psychopédagogue ayant été taxés d’anti-marxistes. Comme ce dernier, Luria promeut une psychologie historico-culturelle, qui pourrait être une alternative au comportementalisme et à la réflexologie.

39 Enfin, et pour rester sur le versant politique, on peut s’intéresser à la communication du Dr Erich Stern : « Quelques considérations sur les causes et les premières manifestations de la débilité mentale ». Erich Stern est un psychiatre et pédagogue allemand converti à la psychanalyse ; il s’est réfugié en France dès 1933, pour fuir les lois raciales nazies35. Il exerce alors, comme Sophie Morgenstern, en tant qu’assistant étranger à la clinique de neuropsychiatrie infantile d’Heuyer. S’interrogeant sur les causes de la débilité, il refuse l’idée d’influence de l’hérédité, et insiste sur les causes sociales, mais aussi, tout à fait dans la ligne d’Heuyer, sur celles de l’alcoolisme et de la syphilis. Mais surtout, il refuse la politique de stérilisation qui a été mise en place sous le régime nazi dès 1933 (dite de « Rassenhygiene ») par ses anciens collègues hygiénistes, Wilhelm Weygandt et Ernst Rüdin, qui se sont donné pour programme l’extinction des lignées héréditairement tarées36. Ce même Rüdin, qui a prononcé l’allocution inaugurale au nom des délégués étrangers, expose lors du congrès le « Rôle de l’eugénique dans la prévention des maladies héréditaires », communication dans laquelle il tient des positions ouvertes et tolérantes37. Tout comme Stern, Minkowska critique l’eugénique autoritaire prônée par les nazis, et milite pour une eugénique libérale, ce qui est d’ailleurs la position de la plupart des médecins hygiénistes français, même s’ils peuvent être fascinés par ce qui se passe Outre-Rhin. Juste après ce congrès, prend place le premier congrès latin d’Eugénique, dans lequel Heuyer tient une place prépondérante. La thématique générale est celle d’une eugénique généreuse, opposée à la brutalité de la politique raciale nazie. Aucune des sections du congrès ne porte sur l’eugénisme négatif, et le discours final, du professeur Tauro insiste sur l’idée que

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l’eugénique doit prendre appui sur la pédagogie, et non sur la contrainte. Sur ces questions, le seul psychanalyste qui prendra explicitement position est Paul Schiff, dans un article rédigé pendant la guerre, mais qui ne paraîtra qu’en 1946 dans Les temps modernes38. Schiff dénonce « le silence un peu dédaigneux » de ses collègues face à des pratiques barbares, silence qui, selon lui, pouvait être assimilé à une approbation. Par collègues, il entend : psychanalystes et médecins aliénistes.

40 À travers ce panorama, forcément restrictif, on a pu constater les difficultés qu’avait rencontrées la psychanalyse de l’enfant pour s’implanter et se développer en France. J’ai abordé quelques-unes des causes de ce phénomène : l’attitude méprisante et condescendante à l’égard des pédagogues et des parents (cas de Laforgue), le zèle intempestif et les projets outranciers de Marie Bonaparte, et enfin le statut infériorisé des thérapeutes d’enfants qu’incarne Sophie Morgenstern. On sait que la situation va être très différente à la Libération. Cette période va voir s’institutionnaliser une psychanalyse appliquée à l’éducation et à la rééducation de l’enfant et de l’adolescent à travers les centres psychopédagogiques et l’éducation surveillée, auxquels vont participer tous les élèves de Laforgue, (Françoise Dolto, André Berge, Juliette Favez- Boutonier). Il y a là une filiation directe, non seulement avec Laforgue mais aussi avec Heuyer, dont le service va devenir une véritable pépinière de psychanalystes d’enfants (Dolto, Serge Lebovici, Jenny Aubry), mais ces deux héritages, pour des raisons différentes, vont être également lourds à porter : celui de Laforgue, du fait de son attitude au cours de la guerre39, et celui d’Heuyer, car il n’a jamais vraiment voulu choisir entre l’approche organique, psychologique ou sociohistorique des troubles de l’enfant. Et si Heuyer va apparaître comme l’acteur incontournable du secteur de l’enfance inadaptée dans l’après-guerre, l’héritage de Sophie Morgenstern, pourtant véritablement pionnière, va être oublié ou renié par ceux qu’elle a formés.

NOTES

1. FERENCZI Sandor, « Psychanalyse et pédagogie » in Oeuvres complètes, Psychanalyse, I, 1908-1912, Paris, Payot, 1968 (1re éd. 1908).

2. FREUD Sigmund, La vie sexuelle, trad. française D. Berger, Paris, PUF, 1969 (1re éd. 1908).

3. PICHON Édouard, « De l'extension légitime du domaine de la psychanalyse », L'Évolution Psychiatrique, 1927, II, p. 217-228. 4. PICHON Édouard, « Eugénie Sokolnicka (14 juin 1884-19 mai 1934) », Revue française de psychanalyse, 1934, VII, 4, p. 589-603. 5. Ce dernier est très introduit dans ce milieu, il est par exemple l’ami de Georges Duhamel, qui lui a dédicacé un de ses livres : La pierre d’Horeb. 6. SOKOLNICKA Eugénie, « Analysis of an obsessional neurosis in a child », International Journal of Psycho-analysis, 1920, 3, p. 306-319. 7. GIDE André, Les faux monnayeurs, Paris, Gallimard, 1925, p. 202.

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8. « Correspondance Freud/Laforgue », présentée par André Bourguignon, Nouvelle revue de psychanalyse, 15, 1977, p. 252-314. 9. LOEWENSTEIN Rudolf, « Une lettre inédite sur les débuts de la SPP », Revue Française de Psychanalyse, 2, 1997. Cette lettre date de 1977 et a été publiée par Paul Denis, à qui elle était adressée. 10. MORGENSTERN Sophie, « Un cas de mutisme psychogène », Revue Française de Psychanalyse, 1927, 1, tome 3, p. 492-514. 11. MORGENSTERN, Psychanalyse infantile, symbolisme et valeur clinique des créations imaginatives chez l’enfant, Paris, Denoël, 1937. 12. Ibid., p. 10-11. 13. PARCHEMINEY Georges, « Sophie Morgenstern », nécrologie parue dans L’Évolution Psychiatrique, 1927, 1, p. 13. 14. ZÜLLIGER Hans, « La psychanalyse et les écoles nouvelles », Revue française de Psychanalyse, 5, 1928, p. 722. 15. BERGE André, De l’écriture à la psychanalyse. Entretiens avec Michel Mathieu. Paris, Clancier-Guenaud, 1988. 16. LAFORGUE René, « Les mécanismes d’autopunition et leur influence sur le caractère de l’enfant », Revue française de psychanalyse, 4, 1929, p. 734-749. 17. FREUD Sigmund, L’avenir d’une illusion, Paris, Puf, 1980 (1re éd. 1927). 18. Ibid., p. 70. 19. BONAPARTE Marie, « De la prophylaxie infantile des névroses », Revue Française de Psychanalyse, 1, 1931, p. 85-135. 20. OHAYON Annick, « Psychanalyse, éducation nouvelle et éducation morale dans les années 1930 en France », in HOFSTETTER Rita, SCHNEUWLY Bernard (dir.), Passion, fusion, tension, Education Nouvelle et sciences de l’éducation, Bern, Peter Lang, 2006, p. 325-339. 21. De quelque façon qu’on s’y prenne, on s’y prend mal ! 22. C’est l’époque de « Vienne la Rouge », avec un gouvernement social-démocrate d’inspiration marxisante. 23. SCHMIDT Vera, « Éducation psychanalytique en Russie soviétique. Rapport sur le jardin d’enfants expérimental de Moscou », Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1924. 24. BONAPARTE Marie, « De la prophylaxie infantile… », art. cit., p. 121. 25. Ibid., p. 134. 26. CIFALI Mireille, MOLL Jeanne, Pédagogie et psychanalyse, Paris, Dunod, 1985, p. 8.

27. ZÜLLIGER Hans, « Un manque dans la pédagogie psychanalytique », Zeitschrift für psychoanalytische Pädagogik, cahier 6, 1936, p. 338-359. 28. Voir l’article de Nadine Lefaucheur dans le présent numéro. 29. ZAZZO René, « Cages pour enfants », VU, n° 341, 1934, p. 119-123. 30. Paru dans la collection « Les documents bleus » de Gallimard en 1926. 31. ROBIN Gilbert « La psychanalyse et ses applications à l’éducation de l’enfant », La Prophylaxie mentale, n° 12,1927, p. 392-398.

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32. Dans le même ouvrage, paru chez Berger Levrault, c’est André Berge qui rédige le volet « Pour l’éducation nouvelle ». 33. ROBIN Gilbert, « Les pervers », L’Evolution psychiatrique, 1, 1934, p. 59-83.

34. MÂLE Pierre, « La formation du caractère chez l’enfant. La part de la structure et celle des événements », L’Évolution psychiatrique, 1, 1936, p. 31-56. 35. Il est par ailleurs le père de la psychanalyste Anne-Lise Stern. 36. OHAYON Annick, « Les médecins hygiénistes français face à la politique raciale allemande 1933-1939 », L’Evolution Psychiatrique, vol. 66, 2, 2001, p. 348-356. 37. Voir dans ce numéro l’article de Volker Roelcke. 38. SCHIFF Paul, « L’eugénique autoritaire », Les temps modernes, 1946,1(6-9), p. 1127-1133. 39. OHAYON Annick, Psychologie et psychanalyse en France. L’impossible rencontre (1919-1969), Paris, La Découverte/poche, 2006.

RÉSUMÉS

Cet article décrit la situation de la psychanalyse de l’enfant dans les années 1920 et 1930 en France. Malgré l’affirmation de Freud que l’éducation devrait être une des plus importantes applications de sa théorie, on ne constate alors ni pratiques ni institutions consacrées à l’éducation ou à la rééducation des enfants dans une perspective psychanalytique, comme c’est le cas en Suisse ou en Autriche par exemple. L’auteur discute les raisons de cette absence d’intérêt, et décrit les efforts de quelques pionnières du mouvement psychanalytique français, en particulier Marie Bonaparte et Sophie Morgenstern, pour faire évoluer cette situation et développer la psychanalyse de l’enfant. Mais c’est seulement après la seconde guerre mondiale qu’une telle dynamique sera à l’œuvre, dans les domaines de la psychopédagogie et de la neuropsychiatrie infantile.

This paper considers the situation of child psychoanalysis during the 1920’s and 1930’s in France. In spite of Freud’s assertion that Education should be one of the most important application of his theory, there were no practices or institutions devoted to the education or reeducation in a psychoanalytical perspective (unlike the Austrian and Swiss case for example, at that same period.) The author examines the reasons of this lack of interest and describes the efforts of some pioneers of the French psychoanalytic movement, especially Marie Bonaparte and Sophie Morgenstern, to change this situation and to develop child psychoanalysis. But it is only after World War II that this orientation will take a main place in the fields of Psychopedagogy and Child Psychiatry.

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INDEX

Keywords : child psychoanalysis, France, 1920’s and 1930’s, education, re-education, Marie Bonaparte, Sophie Morgenstern Mots-clés : psychanalyse de l’enfant, France, années 1920 et 1930, éducation, rééducation, Marie Bonaparte, Sophie Morgenstern

AUTEUR

ANNICK OHAYON Maître de conférences honoraire en psychologie, université Paris 8 Saint-Denis, Centre Alexandre Koyré (Ehess, Paris).

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Face à la question sociale, la réponse médicale De la psychiatrisation des écoliers et des jeunes délinquants Dealing with the social question: the medical response. About psychiatrization of schoolboys and juvenile delinquents

Mathias Gardet

1 Durant le premier congrès international de Psychiatrie infantile de 1937 plusieurs représentants du gouvernement du Front populaire viennent inaugurer l’événement. L’allocution de Suzanne Lacore, lors de la séance d’ouverture du congrès, est tout à fait représentative de la reconnaissance au niveau politique de ce nouveau corps de métiers. Invitée en tant qu’ancienne sous-secrétaire d’État à la Santé publique chargée de la protection de l’enfance durant le premier gouvernement Blum (fonction qu’elle vient de quitter le 21 juin 1937), Suzanne Lacore reprend en effet à son compte un discours jusqu’alors colporté dans un petit cénacle de médecins, bien qu’elle appartienne à une génération d’institutrices dont la formation était étrangère à ce type d’analyse : « Huit à neuf sur 10 des petits délinquants – qu’il y a peu de temps encore, nous mettions en geôle avec une dureté sans courage – sont des victimes d’une hérédité chargée, d’un système nerveux hypertendu, d’un milieu malsain où la misère favorise le vice et la perversité. Les soigner, les rééduquer, leur assurer les conditions d’existence normale qui les arracheront à la maladie et au péril moral : voilà la voie indiquée à la fois par la vérité scientifique, le sens de la justice et l’humaine piété1. »

2 Il en va de même pour l’allocution suivante prononcée par Cécile Brunschvicg qui, bien que venant de quitter elle aussi son poste de sous-secrétaire d’État à l’Éducation nationale, continue à collaborer auprès du nouveau ministre Jean Zay qu’elle représente à cette occasion. Elle insiste sur le besoin de créer des établissements médico-pédagogiques « dans lesquels les enfants arriérés suivis par des médecins spécialisés pourront recevoir la pédagogie compatible avec leur développement intellectuel ». Si elle défend le rôle que devraient continuer à y exercer les instituteurs d’arriérés, elle reconnaît la nécessaire collaboration de « médecins et de savants » pour

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les former ainsi que le besoin d’un suivi par des « médecins spécialisés » sur les enfants arriérés « qui recevront une pédagogie compatible avec leur développement intellectuel2 ».

3 Un autre signe de cette politique de la main tendue au corps médical, est le discours de Marc Rucart qui, n’ayant pu être présent lors de l’ouverture du congrès, inaugure peu après sa nomination le banquet faisant suite aux premières journées de débat. Il se présente devant les convives réunis pour ce dîner comme un néophyte en matière de santé publique mais établit un lien avec son action en tant qu’ancien ministre de la Justice (fonction qu’il a occupée dans le 1er cabinet Léon Blum d’avril 1936 à juin 1937), venant symboliquement consacrer l’expertise médicale : « Je suis un nouveau venu au ministère de la Santé publique. Pourtant, la question de la protection de l’enfance, délinquante et criminelle en particulier, a toujours été au premier plan de mes préoccupations lorsqu’il y a peu de temps encore j’étais ministre de la Justice. À la suite d’incidents qui ont peut-être été un peu grossis, l’attention de l’opinion publique a été attirée sur le sort qui était réservé à des enfants considérés comme coupables d’après la loi mais qui sont, en réalité, ou des malades ou des malheureux. Déjà au ministère de la Justice, j’ai eu l’occasion de demander l’aide de médecins lorsqu’il m’a fallu ouvrir immédiatement une enquête sur les faits qui étaient portés à ma connaissance. J’ai trouvé, de la part des médecins auxquels je me suis adressé, une collaboration immédiate et entièrement dévouée. C’est vous dire que, comme ministre de la Santé publique, je serai très heureux de retrouver, pour toutes les mesures qui concernent l’enfance déficiente et malade, la collaboration indispensable des médecins3. »

4 Le message est immédiatement perçu par le corps médical qui, dans L’esprit médical (le plus fort tirage des hebdomadaires médicaux français), se félicite de ce changement ministériel et de la reconnaissance obtenue : « À la faveur du récent remaniement ministériel, vient d’être adoptée une mesure qui intéresse trop directement notre enquête : dorénavant, tout ce qui touche l’enfance coupable relèvera du ministère de la Santé publique et non plus de l’Administration pénitentiaire, direction plus ou moins autonome de la Justice. […] Cette décision dépasse de beaucoup les questions de personnalités. Ce qui importe avant tout, c’est que l’enfance coupable ne dépend plus de la prison et de ses gardes-chiourmes, mais du médecin, de l’hygiéniste, du psychiatre ; voilà le sens de cette mesure, qui peut être capitale si, demain, des manœuvres obliques ne viennent pas en vider la substance. C’est peut-être une révolution qui vient de s’opérer sous nos yeux, et il nous est très agréable de le noter. En effet et bien qu’il ne soit pas dans nos habitudes de nous départir d’une stricte réserve, comment ne pas enregistrer que le point de vue quasi-unanime du corps médical, dont notre journal s’est fait l’interprète fidèle trouve ainsi sa consécration ? Nous n’avons pas l’immodeste sentiment de penser que notre campagne dont les échos profonds n’ont aussi bien pas fini de se faire jour dans les milieux intéressés, ait pu peser en quoi que ce soit sur la décision prise. Avec la voix du corps médical, c’est celle du bon sens, des milliers d’honnêtes gens émus par la révélation de scandales imputables non pas tant à la malveillance des individus qu’à la vétusté hors nature des institutions et des règles routinières, qui a fini par s’imposer. Et c’est cela seul qui compte. La logique a fini par triompher4. »

5 Mais de quelle campagne et de quelle logique triomphante ces médecins parlent-ils ? Marc Rucart et l’hebdomadaire médical font allusion à la mobilisation récente des médias autour de la question de l’enfance délinquante. Croisant reportages, romans à succès, chansons, films et affiches, plusieurs reporters avaient réussi au début des années 1930 à faire du sauvetage de l’enfance un phénomène, en procédant avec habileté à une assimilation des colonies agricoles pénitentiaires à des « bagnes pour

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enfants ». Bien qu’un grand nombre des institutions ciblées par cette dénonciation restent épargnées, Marc Rucart, lui-même ancien journaliste et encore ministre de la Justice avait décrété début 1937 la suppression de la colonie agricole modèle de Mettray près de Tours. Par ailleurs, suite à la mort du pupille Roger Abel dénoncée par les médias, il s’était rendu en personne, accompagné du journaliste Alexis Danan, un des fers de lance de cette campagne médiatique, à la colonie correctionnelle d’Eysses dans le Lot-et-Garonne, près de Villeneuve sur Lot, décrétant la suspension de son médecin et vidant une grande partie des effectifs de colons.

6 De façon plus discrète que la Une des journaux de l’époque, ces faits sont aussi l’avènement d’une expertise psychiatrique instituée, comme le montrent par exemple les inspections psychiatriques de plus en plus régulières commanditées par les directeurs successifs de l’Administration pénitentiaire. C’est notamment le cas de celle réalisée fin 1934 par le docteur Ducoudray, médecin-chef de l’asile d’aliénés d’Agen puis d’Albi, suite au transfert à la colonie correctionnelle d’Eysses de 34 jeunes détenus ayant participé à la rébellion au sein de la colonie maritime pénitentiaire de Belle-Île- en-mer5 ; une rébellion qui avait été un des points d’orgue de la campagne médiatique grâce à la personnalité de Jacques Prévert qui en avait tiré son célèbre poème, mis en chanson : « La chasse à l’enfant ». Or l’inspection effectuée en 1934 par le docteur Ducoudray, loin d’être conditionnée par la situation exceptionnelle de la révolte de Belle-Île, est présentée par ce dernier comme s’inscrivant dorénavant dans une routine annuelle bien établie depuis 1932 et devant se poursuivre l’année suivante avec son successeur à l’asile d’Agen, le docteur Roger Bargues.

7 Si l’appel à une expertise psychiatrique extra-hospitalière n’est pas une première, c’est sa généralisation, en particulier dans le domaine de l’enfance, que célèbre L’esprit médical.

Du péri-scolaire au médico-pédagogique

8 Dans l’état actuel des travaux, il est encore difficile de mesurer toute l’étendue de l’influence des théories psychiatriques au sein et surtout dans l’orbite de l’institution scolaire de la fin du XIXe siècle aux années 1930. Certes, les expériences menées simultanément dans la colonie d’enfants arriérés de Perray Vaucluse et dans une école du quartier populaire de Belleville, rue de la Grange-aux-Belles, par le tandem Alfred Binet et Théodore Simon ont été déjà bien étudiées. S’ils sont souvent présentés comme les précurseurs des tests de dépistage scolaire et les maîtres d’œuvre d’une politique d’enseignement spécialisé, instituée par la loi du 15 avril 1909 sous le nom de classes et écoles de perfectionnement, il convient de rappeler l’ambivalence de leurs positions quant au rôle que seraient appelés à y jouer les médecins psychiatres.

9 Malgré la fonction occupée par Théodore Simon, seul médecin dans le tandem, les écrits de Binet-Simon prennent le contre-pied des orientations données par certains médecins aliénistes comme Désiré Magloire Bourneville qui défendaient l’éducation à tout prix d’enfants jusqu’alors considérés comme incurables (idiots, épileptiques…), en fondant des asiles-écoles ou, faute de moyens financiers suffisants pour les développer, en proposant de les intégrer dans le système scolaire par la création de classes adaptées. Alfred Binet et Théodore Simon opposent à ces tentatives la notion de rendement social, s’insurgeant contre le coût et l’investissement de telles méthodes pour des sujets dont les progrès sont peu perceptibles et en tout cas insuffisants pour

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leur donner une réelle autonomie et leur permettre plus tard de « rembourser leur dette morale » en se rendant utiles à la société. Ils préconisent alors d’abandonner l’apprentissage scolaire des enfants internés dans les asiles et de se contenter de leur inculquer les rudiments pour qu’ils puissent exercer les professions qui leur restent accessibles : la domesticité de province pour les « filles débiles ayant de bons instincts », les travaux agricoles pour les garçons, « car à la campagne la vie est moins compliquée, l’adaptation plus facile que dans les villes6 ».

10 Ils proposent en revanche d’opérer un tri parmi les enfants scolarisés afin de repérer les anormaux d’école et, selon la même règle du rendement social, d’écarter ceux dont on ne peut espérer de progrès notables ou bien de créer des classes spéciales pour suivre ceux qui présentent un décalage avec les autres élèves sans préjuger de leurs capacité futures : « Arrivons maintenant à nos anormaux d’école. On devine quelles vont être nos conclusions. Nous demandons expressément que leur rendement puisse être établi rigoureusement, et que les professeurs de ces écoles, et les inspecteurs, soient astreints à fixer exactement l’état mental et le degré d’instruction des élèves à leur entrée d’abord, à leur sortie ensuite. De cette manière, on opérera comme tout bon commerçant qui considère qu’un de ses premiers devoirs est de se rendre compte de ce qu’il fait ; son système de comptabilité met dans ses affaires la clarté indispensable pour qu’il ne perde pas d’argent. Il sait à quel prix il achète, à quel prix et dans quelles conditions il vend, et si, par conséquent, ses profits sont suffisants pour l’encourager à continuer le commerce de tels et tels articles7. »

11 C’est leur vision des choses qui s’impose lors des premières expériences de classes de perfectionnement (comme celle tentée rue Belzunce à Paris dès 1907), qui seront légitimées deux ans plus tard par la loi du 15 avril 1909. Binet et Simon entendent alors mettre en œuvre de façon systématique pour ce tri leur échelle d’intelligence, tout en préconisant la prudence dans son utilisation. S’ils évoquent l’importance pour effectuer ce dépistage de procéder à un examen médical et s’ils insistent sur le rôle que doit tenir le médecin dans la mise en place de ces classes ou écoles de perfectionnement, par contre ils se montrent étonnamment réticents à lui octroyer toutes les attributions pour en piloter l’opération. Ils insistent sur le filtre premier que doivent continuer à exercer les instituteurs et les inspecteurs d’académie pour désigner les élèves à problème, susceptibles de rejoindre ces classes et écoles spéciales : « Certaines questions échappent au médecin en tant que médecin pour être de la compétence soit du pédagogue, soit du psychologue. Mais il en est d’autres sur lesquelles aucune autre personne ne pourrait le remplacer. Limiter son rôle n’est pas l’amoindrir, bien au contraire ; c’est lui assurer une autorité de bon aloi. Il n’a pas à choisir les anormaux parmi les normaux. Il a, chez les anormaux préalablement choisis, à différencier certains types et à prescrire certaines mesures soit d’admission, soit de conduite8. »

12 Cette classification de type psychotechnique ou pédagogico-scientifique est plus clairement relayée par un diagnostic médico-psychiatrique dans les travaux de Georges Heuyer, notamment dans sa thèse soutenue en 1912 et publiée en 19149. Il préconise comme Alfred Binet de procéder à une sélection parmi les élèves entre normaux et anormaux et parmi ces derniers entre éducables et inéducables, mais il pose avec détermination le rôle pivot et désormais incontournable que doit exercer le médecin dans le dépistage scolaire lié à la loi du 15 avril 1909. Pointant l’insuffisance de la fiche médicale individuelle classique remplie par le médecin inspecteur, il prêche pour l’établissement de carnets ou même de dossiers médico-pédagogiques individuels et

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insiste tout particulièrement sur la nécessité de procéder à un examen psychiatrique de l’écolier. Faisant la synthèse des différentes méthodes expérimentées par la psychiatrie infantile naissante, il propose une fiche d’observation type, qu’il a l’occasion de tester lui-même auprès des écoliers, après sa nomination en 1920 comme médecin-inspecteur des écoles de la Seine. Bien que son action et ses travaux dans ce domaine aient été encore peu étudiés, Georges Heuyer constitue à son tour un tandem de choc en s’associant avec un autre psychologue autodidacte et franc-maçon, Jean-Maurice Lahy, qui avait gagné un certain renom pour ses inventions de nombreux tests psychotechniques qu’il avait pu expérimenter tout d’abord au laboratoire de psychologie expérimentale créé par Édouard Toulouse à l’asile de Villejuif puis à Sainte- Anne, et par la suite en tant que directeur du laboratoire de psychologie appliquée de l’École pratique des hautes études. À partir de leurs expériences conjointes menées dans une école primaire de garçons, 11 rue de Lesseps, dans le 20e arrondissement de Paris, Heuyer et Lahy publient de nombreux articles sur le rôle du médecin scolaire dans l’orientation professionnelle de l’écolier, puis sur le dépistage des psychopathies chez les écoliers par la méthode psychologique et l’examen clinique. Ils soulignent ainsi la nécessité de ne pas se limiter au repérage des « anormaux vrais », mais de procéder à un dépistage généralisé par l’intermédiaire d’un questionnaire et d’un test simples qui permettraient de repérer « des traits psychopathiques chez des enfants que l’on ne peut considérer comme des anormaux vrais10 ».

13 Les archives de Heuyer et de Lahy, qui restent encore largement à explorer, montrent l’influence grandissante de ces théories dans l’entre-deux-guerres, par la visibilité qui leur est donnée dans les principales revues médicales, notamment le bulletin mensuel de la société des médecins inspecteurs des écoles de Paris et de la Seine intitulé La médecine scolaire (publié entre 1908 et 1939) et les nombreuses conférences et formations proposées aux instituteurs et aux médecins scolaires de l’époque.

14 Ces interventions plus ou moins soutenues et finalement très expérimentales des médecins-psychiatres dans certaines écoles publiques ont une tout autre dimension si on ne se limite pas à les observer intra-muros, au sein des institutions scolaires. C’est en déployant à proximité tout un dispositif périscolaire que ce dépistage prend de l’ampleur.

15 Une première exploration dans le fonds de Georges Heuyer et les nombreuses publications de l’époque permettent en effet d’évoquer la mise en place, dans l’entre- deux-guerres, de nombreuses consultations médico-pédagogiques, neuro- psychiatriques infantiles et médico-sociales, bien que la liste exhaustive soit encore « difficile à établir, en raison d’incessantes modifications et créations nouvelles11 ». Ces consultations, publiques ou privées, sont installées au sein de dispensaires, d’hôpitaux ou dans des locaux annexes. Elles sont « alimentées par les écoles (directeurs, instituteurs, médecins inspecteurs, assistantes scolaires), qui adressent les enfants leur paraissant anormaux, et aussi par les parents eux-mêmes, amenant leurs enfants spontanément ou à l’instigation d’une assistante sociale12 ». Elles sont toutes dirigées par des médecins-psychiatres et il est possible d’identifier, rien que dans la capitale et sa proche banlieue, pas moins de treize consultations de ce type ; six au sein d’hôpitaux publics : celle dirigée par Jacques Roubinovitch à l’hôpital Henri-Rousselle (permanences mardi et jeudi matin et samedi après-midi), celle des docteurs Léon Babonneix et Gilbert Robin à l’hôpital Saint-Louis, celle des docteurs Henri-Marcel Fay13 et Henri Rogier à l’hôpital des Enfants malades (service Avignaret), celle du docteur

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Léon Babonneix à la Charité (le lundi matin), celle du docteur Henri-Marcel Fay à la Pitié (service du Dr Maxime Laignel-Lavastine, le jeudi matin), celle du docteur Henri Wallon à la Salpêtrière (service du Dr Jean Nageotte) ; sept au sein d’œuvres privées : celle du docteur Georges Heuyer au sein du patronage de l’enfance rue de Vaugirard, celle des docteurs Théodore Simon et Lucie Bonnis dans une annexe du service social à l’enfance, 2ter rue Surcouf, celle des docteurs Gilbert Robin et Pierre Mâle pour les enfants nerveux, retardés, instables au sein de l’œuvre d’Assistance aux blessés nerveux de la guerre, 35 avenue de Saint-Ouen à Paris (œuvre fondée en 1917 et reconnue d’utilité publique en 1922, permanence mardi et vendredi à 16 heures), celle du docteur Charles Grimbert au dispensaire Saint-Dominique, 6 villa Saint-Jacques (permanences 2e et 4e lundis de chaque mois), celle du docteur H. Rogier au dispensaire prophylactique du 38 rue d’Assas, au sein de l’œuvre « L’Enfance au plein air », celle de l’Institut Lannelongue, 29 rue Diderot à Vanves (fondation créée et reconnue d’utilité publique en 1916 avec une installation à Vanves en 1918), celle enfin du Centre de Gennevilliers, 74 rue de l’Arbre-Sec.

16 L’exemple parisien de telles consultations proposant un dépistage systématique des anormaux de l’école a aussi essaimé en province en s’appuyant sur le réseau des dispensaires d’hygiène sociale comme le montre par exemple l’article du docteur Jean Lauzier, ancien interne des hôpitaux et médecin chef du service des enfants imperfectibles de la maison de santé de Filtz-James à Clermont dans l’Oise : il évoque la mise en place d’une première consultation dès le mois de novembre 1932 au sein du dispensaire d’hygiène sociale de Beauvais, la plupart des enfants examinés ayant été « sélectionnés par les médecins des écoles ou signalés aux médecins par les instituteurs. Un certain nombre étant amené directement à la consultation par leurs familles ». Suite à cette expérience, le comité départemental d’hygiène sociale aurait décidé d’étendre le fonctionnement au dispensaire scolaire de Compiègne et à la maison de santé de Filtz- James à Clermont, tandis qu’une autre consultation est organisée au centre municipal d’hygiène de Creil en janvier 1933, sous la direction du médecin psychiatre Pierre Mâle14.

17 Il en va de même pour la Meurthe-et-Moselle comme le montrent les rapports du médecin neurologiste Paul Meignant qui, évoquant à partir de 1933 l’organisation de la section d’hygiène mentale au sein de l’Office d’hygiène sociale et la fondation d’un dispensaire à Nancy 10 rue La prairie, insiste sur la multiplication des consultations : à Nancy (le jeudi de 9 heures à midi), deux consultations à Briey (2e et 4e mardis du mois à 9 heures au dispensaire d’hygiène sociale de la rue Carnot), deux consultations à Lunéville (les 2e et 4e lundis du mois au dispensaire H. Bichat), une à Baccarat (le 3 e mardi du mois à 9 heures au dispensaire), une au sein de l’hôpital Jean-Baptiste Thiéry à Maxéville et d’autres à Longwy, à Piennes, à Joeuf (école de Génibois). Paul Meignant se félicite alors d’être documenté sur 750 enfants et met en exergue l’importance de ce dépistage : « Ces seuls chiffres montrent combien sont nombreux, conformément aux prévisions, dans un département peuplé comme la Meurthe-et-Moselle, les enfants mentalement ou neurologiquement anormaux, ou tout du moins suspects15. »

18 Il reste à repérer dans d’autres départements si le même type de configuration s’est mis en place. Les psychiatres Pierre Nobécourt et Léon Babonneix en évoquent l’existence dans quelques grandes villes : Marseille, Lyon, , Toulouse, Lille, Armentières16. Si, faute de travaux exhaustifs dans ce sens, il est encore difficile de parler d’un maillage national, le développement de ces consultations est à analyser en lien avec le

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nouveau positionnement de certains médecins psychiatres dans la mouvance des cures libres, des services de psychiatrie ouverts et de la politique de prophylaxie mentale amorcée par Édouard Toulouse et renforcée par l’essor du mouvement de la Ligue d’hygiène mentale fondée fin 1920, dont un grand nombre des médecins cités sont partie intégrante17. Par exemple, Jacques Roubinovitch installe sa consultation au sein de l’hôpital Henri Rousselle, considéré comme le premier service de psychiatrie ouvert, lieu phare de l’activité d’Édouard Toulouse.

19 En transposant une partie de leurs activités hors des murs de l’asile et en proposant un dépistage systématique des anormaux de l’école quelle que soit la gravité de leur trouble, ce groupe de médecins contribue à généraliser l’intervention psychiatrique et la prise en charge médicale de ces enfants. Tout en revendiquant un accueil diversifié, des solutions moins enfermantes et un traitement médico-pédagogique approprié dans la lignée des expériences entreprises par Désiré-Magloire Bourneville à Bicêtre puis à Vitry, ils participent aussi paradoxalement à intensifier l’internement des enfants anormaux tout en révélant leur omniprésence qui aurait été jusqu’alors insoupçonnée dans les écoles primaires.

20 Cependant, contrairement au docteur Bourneville, pour qui la création d’une école au sein de l’asile Bicêtre puis d’un institut médico-pédagogique autonome à Vitry-sur- Seine ne devait constituer qu’une première étape dans l’intégration souhaitée des enfants anormaux en milieu scolaire ordinaire, la plupart des médecins-psychiatres de l’entre-deux-guerres, qui se réclament de son héritage, vont privilégier les méthodes médico-pédagogiques et l’idée d’internat de perfectionnement spécialisé, se montrant en revanche beaucoup plus réservés quant à leur scolarisation avec les autres élèves « normaux ». Alors qu’ils disposent des ouvertures amorcées par la loi du 15 avril 1909, qui préconisait la création de classes de perfectionnement au sein des établissements scolaires existants, ces médecins fondateurs des nombreuses consultations de neuro- psychiatrie infantile vont certes déplorer qu’elles n’aient pas pris plus d’essor, tout en rappelant qu’elles ne concernent qu’un petit nombre d’enfants anormaux : les « arriérés simples ». Ils préfèrent nettement la solution des instituts médico- pédagogiques, dont ils sont les maîtres d’œuvre, conditionnant l’efficacité des méthodes par un éloignement du milieu familial : « Les arriérés éducables sont beaucoup plus intéressants, d’abord parce qu’ils sont précisément éducables, et aussi parce qu’ils sont plus nombreux : contre 47 idiots ou imbéciles, nous avons dépisté, dans nos consultations, 236 débiles intellectuels. Dans cette débilité mentale, il y a tous les degrés. Pour la plupart des débiles, des soins médicaux, une bonne orientation s’ils sont au-dessus de l’âge scolaire, dans le cas contraire des classes de perfectionnement annexées aux écoles publiques dans les grandes villes suffisent. Mais, si l’on veut vraiment être utile à beaucoup, seule l’hospitalisation dans un internat autonome de perfectionnement ou dans un institut médico-pédagogique est efficace. Il s’agit, soit de débiles graves ayant plusieurs années de retard intellectuel, soit d’enfants atteints de débilité mentale moins profonde, mais que les conditions sociales, familiales, scolaires, psychologiques dans lesquelles ils vivent empêchent de progresser18. »

21 De fait, dans les décennies 1920-1930, sont mis en faisceau toute une série d’institutions hospitalières, intitulées instituts médico-pédagogiques (Imp), dont il reste encore à pister les créations, bien restituer les conditions d’implantation, les personnalités médicales qui les animent et les changements d’appellations. Ces établissements sont présentés dans les années 1930 comme une infrastructure nationale de plus en plus cohérente et articulée pour l’accueil des enfants anormaux19. Contrairement aux classes

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de perfectionnement, où le médecin intervient en amont pour le dépistage ou de façon ponctuelle par la suite, ces institutions, publiques ou privées, se revendiquent clairement comme étant à direction médicale. Il s’agit bien pour les enfants qui y sont dirigés d’un placement, voire d’une hospitalisation, d’autant qu’une grande partie de ces IMP sont implantés aux abords, voire même au sein des asiles pour aliénés, même s’ils bénéficient d’un statut spécifique, souvent d’un pavillon autonome, voire d’une entrée particulière. De nombreux asiles publics de province sont par ailleurs signalés comme comportant eux aussi des quartiers d’enfants arriérés, sans s’être constitués encore en IMP.

22 De par cette nouvelle appellation d’IMP qui, bien que recouvrant la plupart du temps une réalité proche des quartiers spéciaux des asiles permet de s’en démarquer, les tenants de la neuro-psychiatrie infantile contribuent de façon ambiguë à banaliser la maladie mentale et le placement psychiatrique. Pour envoyer les enfants dépistés comme anormaux dans les IMP, ils réclament et obtiennent en effet des conditions beaucoup moins contraignantes que celles exigées par la loi pour « la mise en asile », notamment sur la question cruciale du certificat d’internement : « L’internement des enfants devrait être inutile. Ce sont des mineurs qui sont soumis à une tutelle sociale ou familiale. Celle-ci devrait pouvoir s’exercer sans que l’on ait recours à la loi de 1 838. C’est dans ce sens que la Ligue d’hygiène mentale s’est récemment prononcée, en demandant la suppression du certificat d’internement pour les enfants et la transformation des services fermés, tel Perray- Vaucluse, en services ouverts de neuro-psychiatrie infantile20. »

23 De fait, malgré les voisinages, voire les inclusions ou les cohabitations intra-muros, les dirigeants de ces nouvelles institutions réussissent l’exploit de leur forger une nouvelle identité leur permettant d’accueillir une clientèle qui, jusqu’alors, avait en grande partie échappé aux politiques d’enfermement asilaire.

24 L’enfant anormal, rappellent-ils, est avant tout un enfant malade même s’il ne présente pas en apparence de symptôme du désordre mental ou seulement des formes légères : « Anormaux : Institut médico-pédagogique de Hoerdt (Bas-Rhin), complètement différent de l’asile. Établissement départemental ouvert aux mineurs des deux sexes de 7 à 21 ans […]. L’institut n’est pas soumis à la loi du 30 juin 1838. Il reçoit les arriérés psychiques, les instables, les retardés psychiques, les arriérés pédagogiques et les anormaux de caractère. Les idiots, les imbéciles, débiles mentaux inadaptables, pervers constitutionnels et les épileptiques sont rigoureusement exclus. Les pensionnaires sont soignés et reçoivent un enseignement professionnel21. »

25 Pour ne pas démériter l’étiquette de médico-pédagogique, un enseignement approprié y est souvent inculqué par l’intermédiaire d’instituteurs spécialisés détachés, mais qui contrairement au projet de Bicêtre à la fin du XIXe siècle ne sont pas au cœur du projet et se retrouvent souvent cantonnés à un rôle mineur dans un univers peu propice à l’innovation pédagogique, ainsi qu’en a témoigné Fernand Deligny qui, après avoir été nommé en 1938 instituteur suppléant dans une classe de perfectionnement à Paris, rue de la Brèche aux Loups puis à Nogent-sur-Marne, occupe de 1939 à 1943 la fonction d’instituteur spécialisé au pavillon 3 (ce qui inspirera le titre de son ouvrage décrivant son expérience) de l'hôpital psychiatrique d'Armentières qui fait office d’IMP : « À trente ans, je me suis retrouvé "éducateur principal" dans un institut médico- pédagogique, dépotoir régional où des centaines d’enfants anormaux, pour la plupart délinquants plus ou moins chevronnés, espéraient leur retour à la vie normale22. »

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De la psychiatrisation de la délinquance à l’organisation de l’observation

26 Cette affirmation d’une nécessaire clinique de l’anormalité infantile, se basant sur l’idée d’un sous-diagnostic des cas médicaux qui auraient besoin d’un traitement psychiatrique, s’effectue parallèlement dans le secteur de la délinquance juvénile. Par effet de stratification propre aux ouvrages de médecine, ces nouveaux spécialistes de la neuro-psychiatrie infantile posent un constat qui, par la seule force du cumul d’expérimentations dans différents lieux auprès de diverses cohortes de mineurs traduits en justice, devient au cours des ans une réalité intangible et incontestée : la grande majorité des jeunes délinquants (de 70 % à 87 % des cas examinés selon les études référencées les unes envers les autres) seraient sans aucun doute possible des anormaux et présenteraient des troubles psychiques demandant traitement : « Les tares mentales sont la règle chez les mineurs délinquants. Tous les auteurs sont d’accord sur ce point. Répéter cette notion devient une banalité, mais une banalité qu’il est quelque fois nécessaire de rappeler. Nous citerons donc au hasard : en 1912 Colombier dans sa thèse inspirée par Regis de Bordeaux, estime que le nombre des tarés mentaux délinquants atteint 80 %. Pour Heuyer et Mlle Badonnel, il atteint 87 %, pour Collin 79 %. Les docteurs P. Boncour, Roubinovitch, Heuyer en voient 82 % à la Petite Roquette en 1925. […] Le professeur Etienne-Martin et le Docteur Mouret qui étudient la question à Lyon depuis fort longtemps, portent ce chiffre à 79 %. […] "Nous affirmons sans crainte de nous tromper, que 70 % des délinquants appartiennent à l’une des catégories (ci-dessus) énumérées", déclare le Docteur Belley. Il insiste sur le caractère instable de la majorité de ces enfants ainsi que l’a montré également le Docteur Desorthes dans sa thèse. Les Docteurs Roubinovitch, G. Paul-Boncour et Heuyer trouvent en 1927-1928, à la Petite Roquette, sur trois cents enfants détenus : 94 instables, 87 débiles mentaux, 53 arriérés débiles, 45 psychopathes etc., soit 245 anormaux sur 300 délinquants. […] Il est inutile de multiplier les statistiques. Elles s’accordent, portent toutes sur un lot important d’enfants délinquants et sont établies par des médecins psychiatres anthropologistes ou criminalistes réputés, ayant acquis une longue expérience23. »

27 Seule une faible part de la délinquance juvénile (entre 13 % et 30 %) ne serait due qu’à des causes familiales et sociales. Leur relèvement n’étant pas du ressort de la science médicale, ils sont considérés alors comme des « cas sociaux24 » par opposition aux « cas pathologiques » ou « cas médicaux ». Les enfants de la première catégorie, de nombre restreint, « doivent être assistés moralement, changés de milieu et éduqués » ; ceux de la deuxième catégorie, dont la proportion est jugée alarmante, doivent être avant tout « soignés pendant un temps suffisamment long pour que le traitement prescrit puisse être efficace (des années)25 ».

28 En l’espace de vingt-six ans, de 1912 à 1938, le même groupe de médecins-psychiatres, qui avait créé des consultations et des IMP, se constitue en un réseau d’experts incontournables qui réclament un dépistage systématique de tous les mineurs traduits en justice en réussissant à convaincre et à rallier à leur cause nombre de magistrats, avocats et autres décideurs des arcanes judiciaires et politiques de l’entre-deux- guerres. Ils cherchent à imposer une intervention psychiatrique, qui ne se situerait plus en aval des décisions judiciaires (par exemple les travaux menés sur des populations de jeunes détenus dans les prisons ou les colonies pénitentiaires), mais en amont, avant que le jugement définitif ne soit prononcé. Ils préconisent alors la plupart du temps un

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suivi et souvent un placement psychiatrique qui se substituerait à la détention ou au placement para-pénitentiaire dans les colonies.

29 Ce qui les différencie de leurs aînés et maîtres dans la discipline psychiatrique qui s’étaient déjà intéressés à la figure du criminel, c’est qu’ils revendiquent une spécialité dans le domaine de l’enfance en inventant une discipline à part entière : la neuro- psychiatrie infantile. Ils mènent une propagande extrêmement active pour affirmer leur nouvelle spécialité en jouant avec habileté sur le marché concurrentiel et foisonnant de revues médicales de l’entre-deux-guerres, certaines datant de la fin du XIXe siècle, d’autres récemment créées et porteuses des nouveaux courants de l’hygiène mentale. Les articles recensés et conservés dans le seul fonds Georges Heuyer montrent l’étendue de cette production écrite et de la surface de diffusion que prend cette discipline dans les principaux supports de la presse professionnelle de cette période : L’Aliéniste Français ; Annales médico-psychologiques ; Annales de médecine légale, de criminologie et de police scientifique ; Archives d’anthropologie criminelle, de criminologie et de psychologie normale et pathologique ; Archives de médecine des enfants ; Le Bulletin médical ; L’esprit médical, L’hygiène mentale ; Journal de psychiatrie appliquée…

30 Si cette stratégie offensive et efficace a déjà été mise en exergue au niveau des discours par les travaux notamment de Jean-Pierre Almodovar, Jean-Marie Renouard et Gregory M. Thomas26 en revanche une chronologie fine des différents dispositifs animés par ce réseau de médecins pour investir le champ judiciaire restait à faire, elle demanderait encore à être complétée, notamment grâce à la foisonnante littérature grise conservée par le docteur Georges Heuyer et par les recherches documentaires exploratoires menées par Nadine Lefaucheur.

31 Trois creusets de cette expertise psychiatrique dans le domaine de la justice des mineurs se dégagent nettement : d’une part à Paris à l’instigation de disciples du docteur Bourneville (Georges Paul-Boncour, Jacques Roubinovitch) ou de médecins formés pour la plupart au sein des services d’Édouard Toulouse à Henri-Rousselle et à Sainte-Anne notamment au sein du service du professeur Henri Claude (Marguerite Bardonnel, André Collin, Charles Grimbert, Georges Heuyer, Pierre Mâle, Paul Meignant, Eugène Minkowski, Gilbert Robin, Jacques Lacan, Louis Le Guillant…) ; parallèlement sous l’impulsion du docteur Théodore Simon et de son acolyte Alfred Binet, puis après le décès de ce dernier, avec son élève Lucie Bonnis, expérience poursuivie en 1929 par le médecin psychiatre Eugène Minkowski et le psychologue Marcel François au centre d’observation pilote de Soullins27 ; d’autre part à Lyon au sein de la faculté de médecine, à l’initiative de deux disciples du déjà célèbre professeur Alexandre Lacassagne, qui avait lui-même une solide expérience d’expertise dans les procès criminels (Étienne Martin et Victor Mouret). Les sujets de thèses soutenues, parfois loin du domaine de l’enfance, montrent l’importance de la branche neurologique qui détermine dans un premier temps le nom de la nouvelle discipline affirmée : « neuro-psychiatrie infantile » avant de devenir plus tard « psychiatrie infantile » tout court. Les dates de naissance et de décès des principaux acteurs de cette histoire - dates difficiles à retrouver pour les quelques femmes médecins (ce qui en dit long sur la place mineure que l’on continue à leur prêter) - montrent la longévité d’un grand nombre d’entre eux, ce qui atténue les effets de génération et la succession des courants. La plupart de ces médecins vivent et continuent à exercer jusqu’à un âge avancé, entre 70 et 80 ans dans la majorité des cas, accentuant par là-même les phénomènes de stratification, de passation et les rapports de maître à disciples.

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32 La première expérience hors milieu carcéral semble avoir été celle menée au sein du patronage de l’enfance de Paris, dirigé par Henri Rollet, avocat à la cour d’appel de Paris, qui accueille dès 1905 une des premières tentatives de mesure de l’intelligence auprès de l’ensemble des enfants accueillis temporairement grâce à la toute nouvelle échelle imaginée par Alfred Binet et Théodore Simon invités à intervenir in situ. L’expérience semble avoir tourné court étant donné les difficultés matérielles et financières rencontrées par le patronage, qui à cette période était encore à cheval entre la rue de l’Ancienne Comédie et la rue de Rennes. L’installation plus pérenne du patronage dans des locaux spacieux au 379 rue de Vaugirard en octobre 1912 correspond à l’adoption de la loi du 12 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et la liberté surveillée qui, non seulement favorise le modèle des patronages, mais aussi évoque pour la première fois, dans son article 4, l’idée de soumettre les mineurs « s’il y a lieu, à un examen médical ». Dans le compte-rendu moral de l’exercice 1913, le président du patronage Rodolphe Muller signale le poids numérique de plus en plus important d’enfants confiés par l’Administration pénitentiaire en vertu de l’article 66 (98 mineurs), par les tribunaux en vertu de la loi de 1898 (262 mineurs) ou même par mainlevée des juges d’instruction (111 mineurs), soit 471 enfants sur les 1231 au total (le reste étant soit confié par les familles soit par l’Assistance publique). Par ailleurs, il signale la collaboration établie en cours d’année avec le Docteur André Collin de l’asile Sainte-Anne pour mettre en place un service d’examen mental28. Si ce service ne propose pas encore un dépistage systématique de tous les enfants traduits en justice, cette idée prend de l’essor au cours des premières années, ainsi que l’atteste la publication en 1920 d’un ouvrage rédigé à deux mains par Henri Rollet devenu entre- temps magistrat au tribunal pour enfants de la Seine et André Collin qui proposent « de pratiquer l’examen médical et mental de tout enfant prévenu, soit extemporanément, soit en le faisant séjourner dans une maison d’observation29 ». L’application de ces propositions se concrétise toujours au sein du patronage en 1925, sur un terrain mitoyen de 3000 m² dépendant de l’hôpital de Vaugirard, prêté gracieusement au patronage. Il est projeté dès le départ d’y construire un « asile d’observation pour enfants anormaux », la direction médicale étant confiée à la faculté de médecine de Paris. À cet asile est annexée une clinique neuro-psychiatrique infantile qui dépend à la fois de la clinique des enfants malades du Dr Henri Claude et de la clinique pédiatrique du professeur Pierre Nobécourt. S’il avait été prévu que l’asile pourrait être confié à un instituteur spécialisé, c’est finalement le docteur Georges Heuyer qui est nommé pour en assurer la direction effective30. Il se situe dans la droite ligne d’André Collin, c’est en effet dans son service d’examen psychiatrique qu’il a puisé une partie de la matière pour sa thèse de médecine qu’il soutient en 1914. Outre sa collaboration continue au sein du service d’Édouard Toulouse à Henri-Rousselle, il possède une double expérience utile pour drainer des enfants au patronage, puisqu’il a été nommé comme nous l’avons vu depuis 1920 à la fois médecin-inspecteur des écoles de la Seine et médecin puis médecin-chef de l’infirmerie spéciale de la préfecture de Police (où il restera 28 ans).

33 Si Georges Heuyer conserve au niveau de la consultation la polyvalence des publics infantiles, en l’espace de dix ans il réussit à construire au sein de la clinique un dispositif d’observation de plus en plus sophistiqué et dédié plus spécifiquement au traitement des jeunes délinquants, en amont de la décision judiciaire, qui préfigure les centres d’observation qui se généraliseront à partir de la loi du 27 juillet 1942. Dans la masse impressionnante des écrits produits par Georges Heuyer se dégage un cheval de

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bataille centré autour de la délinquance juvénile et du rôle central que doit jouer le médecin psychiatre dans leur traitement : « On trouve, chez les enfants délinquants, plus de 80 % de sujets qui ont des anomalies mentales sous la forme d’arriération intellectuelle et de troubles du caractère, qui les empêchent de s’adapter spontanément aux conditions habituelles de leur vie. […] La collaboration du psychiatre n’est pas utile seulement auprès du tribunal, elle est indispensable à toutes les étapes du redressement des enfants coupables. Dans les patronages, dans les maisons d’éducation surveillée, le rôle du psychiatre est utile pour obtenir la sélection et l’orientation des mineurs délinquants, selon les possibilités de leur intelligence et de leur caractère31. »

34 Par ailleurs, il parvient à transformer la concession bienveillante de la faculté de médecine au patronage en une véritable polyclinique, annexée en 1934 par l’Assistance publique avec statut de service hospitalier à part entière. Ce qui lui permet, comme l’a démontré Nadine Lefaucheur32, d’en faire un lieu de formation et à son tour un creuset pour une bonne partie des apprentis neuro-psychiatres infantiles de l’époque. Malgré des positionnements bio-héréditaristes et eugénistes, qui ne sont pas partagés par l’ensemble de ses confrères, la consultation de Georges Heuyer devient un lieu incontournable et l’on y retrouve parmi ses collaborateurs ou internes des personnalités aussi différentes que Sophie Morgenstern puis Jenny Aubry-Roudinesco, Jacques Lacan et Françoise Marette porteurs des courants de la psychanalyse ; Jadwiga Abramson, assistante en psychologie et imprégnée du courant psycho-pédagogique de Binet-Simon ; Suzanne Serin et Marguerite Badonnel, toutes deux élèves et collaboratrices d’Édouard Toulouse, Jean Dublineau, Louis Le Guillant, Pierre Mâle, Paul Meignant, Gilbert Robin qui chacun développeront leur propre école et nosographie psychiatrique…

35 Le charisme et l’opiniâtreté de Heuyer aidant, le développement de la clinique du Patronage de l’enfance a été fortement publicisé (s’autoproclamant expérience pilote, voire unique, en la matière) ; bien repérée, elle a été par la suite bien étudiée. Son rôle dans l’affirmation de la neuro-psychiatrie infantile en tant qu’expertise judiciaire dans l’entre-deux-guerres a sans doute été de taille mais elle est loin d’être isolée.

36 Les expériences menées parallèlement en 1921 par l’Union française du sauvetage de l’enfance à Neuilly ; celles entreprises ponctuellement par Georges Paul-Boncour et Jacques Roubinovitch33 depuis les années 1910 ; celles menées par Étienne Martin et Victor Mouret en milieu pénitentiaire (dans la mouvance d’Alexandre Lacassagne) qui donnent naissance tout d’abord à des pavillons d’observation au sein des prisons pour hommes et pour femmes en 1930 puis, en 1935, à un centre d’observation médico-légal et d’orientation professionnelle à la faculté de médecine de Lyon34 ; celles plus embryonnaires tentées dans ces mêmes années à Bordeaux à l’hôpital des enfants, à Nancy à la clinique de neuro-psychiatrie infantile de Paul Meignant, à Toulouse à la clinique neuro-psychiatrique de La Grave du professeur Marcel Riser et à Montpellier sous l’instigation du docteur Robert Lafon35, démontrent bien la généralisation du phénomène dans les grandes villes. Malgré les divergences théoriques et les caractères bien trempés des personnalités qui en sont les instigatrices, ces initiatives ne se cantonnent pas chacune dans leurs fiefs universitaire ou institutionnel. Elles se répondent et même parfois s’articulent pour gagner en visibilité.

37 Outre les nombreux référencements aux uns et aux autres dans les revues de spécialistes et de plus grande diffusion, l’action concertée des principaux mentors parisiens de cette neuro-psychiatrie infantile en octobre 1927 au sein de la prison

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symbole de la Petite Roquette est déterminante dans le processus de reconnaissance de cette expertise au sein des instances judiciaires. Le lancement de ce service d’examen médico-psychologique des mineurs bénéficie du rapport effectué en 1923 par l’inspecteur Armand Mossé, de l’inspection générale des services administratifs sur « le triage et la sélection des enfants traduits en Justice » dans lequel il rend compte des embryons d’asiles d’observation expérimentés à Neuilly et à Lyon et en réclame la généralisation. Le nouveau service de la Petite Roquette est dirigé par Jacques Roubinovitch, de par son statut d’expert près le tribunal de la Seine, qui se charge lui- même d’assurer les examens médico-psychologiques les vendredis matins, Georges Heuyer se chargeant de la permanence les mardis et Georges Paul-Boncour le mercredi, on retrouve par ailleurs comme assistants : Marguerite Badonnel, Lucie Bonnis, Charles Grimbert, Guy Néron, Gilbert Robin et Suzanne Serin. Cette expérience est menée en accord avec le directeur général de l’Administration pénitentiaire et l’aval du parquet de la Seine. Dans sa lettre au directeur de la Petite Roquette, le procureur de la République près le tribunal de la Seine, Abel Prouharam, précise qu’elle ne se limite pas à la population d’enfants détenus au sein de la prison, mais énonce bien l’idée d’un « examen systématique des mineurs de la région parisienne », prévoyant si nécessaire que « le mineur en liberté devra se rendre aux convocations du médecin chargé de l’examiner ».

38 À l’issue de ce premier essai, Jacques Roubinovitch obtient la promesse de , garde des Sceaux, de l’extension de ce service à tous les mineurs délinquants du département de la Seine ; promesse qui devient effective en décembre 1930 avec la mise place d’un service d’examens médico-psychologiques du tribunal pour enfants et adolescents de la Seine qui se met en place, pour les garçons à la maison d’éducation surveillée de Fresnes, pour les filles à l’école de préservation installée dans un pavillon de la prison de Fresnes36. En mars 1931, l’Administration pénitentiaire prévoit une généralisation de ce modèle dans toute la France comme le montre l’envoi d’une circulaire recommandant aux différents parquets de province de se mettre en rapport avec les offices d’orientation professionnelle afin de faire examiner les jeunes prévenus avec avis d’un médecin. En 1935, l’ancien avocat à la cour d’appel, député de la Seine et ministre des Colonies, Louis Rollin, ébauche un projet de réforme proposant la création de maisons d’observation selon un maillage national divisé en huit régions : Paris, Lille, Nancy, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Marseille, Lyon. Chacune de ces régions serait le siège d’une maison d’accueil et d’observation (centre de triage) et d’un service d’assistante sociale37. Il préside parallèlement la commission parlementaire réunie sur le thème de la protection de l’enfance et qui est à l’origine de la promulgation entre le 26 octobre et le 30 octobre 1935 de toute une série de décrets ; l’un d’eux dépénalisant le vagabondage des mineurs. À l’inquiétude des médecins-psychiatres qui rappellent comme un leitmotiv que le vagabondage, plus qu’un délit, est une forme de pathologie et que sa dépénalisation risquerait d’entraîner l’abandon de son nécessaire traitement38, Louis Rollin répond en soulignant le rôle essentiel du dépistage psychiatrique de l’enfance. S’il est écarté de ses fonctions ministérielles par le Front populaire, les gouvernements successifs continuent à favoriser une politique d’encouragement à la collaboration avec les médecins neuro-psychiatres infantiles. Un décret du 22 mai 1936 institue un Conseil supérieur de prophylaxie criminelle, présidé par le garde des Sceaux et dont un des vice-présidents n’est autre qu’Édouard Toulouse, Henri Claude figurant parmi les membres. Cette instance qu’il reste encore à étudier de près n’est pas juste honorifique, elle est régulièrement consultée dès que de nouveaux

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projets de lois sont élaborés en matière d’enfance déficiente, comme en témoigne par exemple le rapport effectué auprès de ce conseil par le juge au tribunal civil de la Seine, Jacques Brissaud qui insiste sur la nécessité de développer la prophylaxie criminelle et les établissements psychiatriques pour l’enfance en plagiant et détournant la fameuse citation de Victor Hugo : « ouvrir une école de perfectionnement, c’est fermer une prison39 ».

39 Si l’on reprend le discours inaugural du docteur Georges Heuyer, maître d’œuvre et président du congrès international de Psychiatrie de 1937, il s’agit bien de la consécration d’une branche de la neuro-psychiatrie, centrée uniquement sur l’enfant, donnant lieu pour un certain nombre de médecins-psychiatres à une spécialisation à part entière. Cette nouvelle discipline se démarque tant de la pédiatrie que de la pédagogie ou de la psychologie. Si elle tire sa légitimité d’une longue tradition hospitalière d’éducation des enfants dits « idiots », « imbéciles » ou « arriérés » qui remonte au début du XIXe siècle, elle parvient en 1937 à s’affirmer en menant une véritable conquête pour imposer petit à petit une triple expertise tant au niveau péri- scolaire, para-asilaire que pré-judiciaire. Elle gagne alors en visibilité en réussissant à créer des lieux d’exercice repérés, hors l’hôpital. Dans ces consultations et IMP sont drainées de façon plus systématique des populations d’enfants que jusqu’alors les médecins psychiatres ne pouvaient examiner qu’à la marge, de façon expérimentale ponctuelle ou dans les situations extrêmes qui demandaient hospitalisation.

NOTES

1. LACORE Suzanne, « Allocution », 1er congrès de Psychiatrie infantile, comptes rendus, vol. IV, Lille, imprimerie SILIC, 1937, p. 42.

2. BRUNSCHVICG Cécile (souvent orthographié Brunschwig), ibid., p. 43. 3. Discours de Marc Rucart au banquet du congrès, 1 er congrès international de Psychiatrie infantile, Comptes rendus, vol. IV, Lille, imp. Silic, 1937, p. 243. 4. DE LA ROCHE Pierre, « Au secours de l’enfance malheureuse. Une grande enquête de l’esprit médical. Une décision opportune – La réponse de M. Luc Durtain – Courrier de nos lecteurs », L’esprit médical, 30 juillet 1937, p. 2. 5. « Rapport médical concernant les inspections psychiatriques à la maison d’éducation surveillée d’Eysses », 1934, fonds d’archives privées Jean-Maurice Lahy, Centre hospitalier Sainte-Anne, Paris. 6. BINET Alfred, SIMON Théodore, Les enfants anormaux, Paris, Librairie Armand Colin, 1907, p. 194. 7. Ibid., p. 192-193. 8. Ibid., p. 126. 9. HEUYER Georges, Enfants anormaux et délinquants juvéniles. Nécessité de l’examen psychiatrique des écoliers, Paris, G. Steinheil, 1914.

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10. HEUYER Georges, LAHY Jean-Maurice, « Dépistage des psychopathies chez les écoliers par la méthode psychologique et l’examen clinique », L’hygiène mentale, 1931, p. 197-198. 11. NOBÉCOURT Pierre, BABONNEIX Léon, Les enfants et les jeunes gens anormaux, Paris, Masson, 1939, p. 159. 12. Ibid., p. 213. 13. Le docteur Fay, ancien interne des hôpitaux psychiatriques de la Seine est l’inventeur en 1934 du fameux test dit de « La dame de Fay » (« Dessine : une dame se promène et il pleut… »). FAY Henri-Marcel, L’intelligence et le caractère, leurs anomalies chez l’enfant, Paris, Maurice Lamertin, 1934. 14. LAUZIER Jean, « L’enfance déficiente », XX e congrès de l’Alliance d’hygiène sociale, Beauvais, 13-15 octobre 1933, 5 rue Las cases, Paris, p. 62-72. 15. MEIGNANT Paul, « Rapport sur le fonctionnement de la section d’hygiène mentale pendant l’année 1934 », Préfecture de Meurthe-et-Moselle, 2e session ordinaire, Rapports des chefs de service, Nancy, Société d’impression typographique, 1935, p. 286-287. 16. NOBÉCOURT Pierre, BABONNEIX Léon, Les enfants et les jeunes gens…, op. cit., p. 213.

17. OHAYON Annick, « Le docteur Edouard Toulouse, pionnier de la psychologie appliquée et de la vulgarisation », dans L’impossible rencontre. Psychologie et psychanalyse en France 1919-1969, Paris, La découverte, 1999. 18. MEIGNANT Paul, « Rapport sur le fonctionnement de la section d’hygiène mentale… », doc. cit., p. 291 ; le Dr. Jean Lauzier insiste aussi sur cet éloignement du milieu familial. 19. Voir par exemple les listes d’établissements proposées par DUPOUY Roger et MÂLE Pierre, « L’enfance anormale », La Prophylaxie mentale, 6e année, n° 17, 1 er juin 1929, p. 241-257 ; NOBÉCOURT Pierre, BABONNEIX Léon, op. cit., p. 212-220 ; ROBIN Gilbert, « L’assistance aux enfants arriérés », La médecine infantile, 40e année, n° 10, octobre 1933, p. 346-354 ; SERIN Suzanne et Mlle CHARUEL, « Internats pouvant recevoir des enfants anormaux », Pour l’enfance coupable, n° 31, sept.-déc. 1939, p. 15-16. 20. HEUYER Georges, « Étude de l’enfant vagabond », Le mouvement sanitaire, vol. IV, n° 53, 30 sept 1928, p. 566. 21. VERDUN Henri, « La participation médicale au relèvement de l’enfance coupable », Annales de médecine légale, de criminologie et de police technique, 11e année, n° 1, janvier 1931, p. 513. 22. DELIGNY Fernand, Pavillon 3, Paris, Les éditions de l’Opéra, 1944, p. 9.

23. GUICHARD René, L’organisation dans les prisons d’un pavillon d’observation pour enfants délinquants, Thèse de médecine présentée à la faculté de médecine et de pharmacie de Lyon, Bosc Frères, M. & L. Riou, 1935, p. 15-16. 24. Dans ses travaux le docteur André Collin est le premier à évoquer ces jeunes délinquants de « type social », terminologie reprise au début par Georges Heuyer dans ses premières publications des années vingt, avant qu’il ne les nomme explicitement « cas sociaux » au début des années 1930. 25. COLLIN André, ROLLET Henri, Traité de médecine légale infantile, Paris Delagrave, 1920, cité par BERTRAND Paul, Monsieur Rollet. « Le dernier des philanthropes », Paris, Ctnerhi, 1986, p. 223-224.

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26. ALMODOVAR Jean-Pierre, « Le “psy”, le juge et l’enfant : la mobilisation des savoirs psychologiques dans l’intervention judiciaire, analyse socio-historique de la neuro- psychiatrie infantile », Cahiers du CRIV, n° 4, janvier 1988, p. 61-72 ; RENOUARD Jean- Marie, « L’enfant inadapté », dans De l’enfant coupable à l’enfant inadapté, Paris, Paidos Centurion, 1990, p. 95-153 ; THOMAS Gregory M., « Open psychiatric services in interwar France », History of Psychiatry, 15-2, juin 2004, p. 131-153. 27. FRANÇOIS Marcel, « Les enfants inadaptés », L’année psychologique, 1938, vol.39, p. 33-88 ; MINKOWSKI Eugène, SILZ Aline, « L’assistance aux enfants difficiles au foyer de Soullins », Annales médico-psychologiques, 1936, p. 92-100 ; MINKOWSKI Eugène, POLLNOW Hans, « Le patronage médico-pédagogique moyen d’observation de l’enfance déficiente », 1er congrès international de Psychiatrie infantile, comptes-rendus, vol. IV, Lille, imprimerie SILIC, 1937, p. 135-136. 28. Revue L’enfant, 23e année, n° 223, mai 1914, p. 83-84. 29. COLLIN André, ROLLET Henri, op. cit., cité par Paul Bertrand, Monsieur Rollet…, op. cit., p. 223-224. 30. « Un projet de création d’un asile d’observation pour enfants anormaux », Comité de défense des enfants traduits en Justice, PV de la séance du 1er avril 1925, p. 17-25. 31. HEUYER Georges, Compte-rendu médical du fonctionnement de la clinique annexe de neuro- psychiatrie infantile (année 1935), Lille, imprimerie Douriez-Bataille, 1936, p. 5, 8. 32. LEFAUCHEUR Nadine, « Psychiatrie infantile et délinquance juvénile : Georges Heuyer et la question de la genèse "familiale" de la délinquance », dans Laurent Mucchielli, Histoire de la criminologie française, L’Harmattan, 1994, p. 313-332, « Dissociation familiale et délinquance juvénile ou la trompeuse éloquence des chiffres », dans Protéger l’enfant. Raison juridique et pratiques socio-judiciaires (XIXe-XXe siècle), Rennes, PUR, 1996, p. 123-133 ; « Deux entreprises scientifico-sociales de promotion de l’eugénisme comme fondement des normes en matière de production et de socialisation des enfants : Adolphe Pinard (1844-1934) et Georges Heuyer (1884-1977) », Vie sociale, n° 3-4, 1990, p. 61-75. 33. PAUL-BONCOUR Georges, « Des mesures à prendre à l’égard des enfants délinquants mentalement anormaux », L’enfance anormale, février 1912, p. 55-62 ; « Les causes de la criminalité juvénile parisienne », Le progrès médical, 24 août 1929, p. 1413-1420 et « Sur la formation professionnelle des délinquants mineurs anormaux », Pour l’enfance coupable, 2e année, n° 8, janvier-février 1936, p. 2-6 ; ROUBINOVITCH Jacques, « La psychiatrie de l’enfance criminelle », Hygiène mentale, août 1927. 34. GUICHARD René, L’organisation dans les prisons d’un pavillon d’observation pour enfants délinquants, thèse de médecine, Lyon, Bosc Frères, 1935 ; MARTIN Étienne, MOURET Victor, Les enfants en Justice, Lyon, Institut de médecine du travail, 1932 et « Délinquance juvénile et prophylaxie de la criminalité », Annales de médecine légale, de criminologie et de police scientifique, 14e année, 1934, p. 14-42 ; MARTIN Étienne, « Le centre de triage des mineurs délinquants de la faculté de Lyon », Pour l’enfance coupable, 4e année, n° 22, janv.-fév. 1938, p. 9-11. 35. BONIFACIO Marcel, L’enfance délinquante, op. cit. ; Paul MEIGNANT, « Remarques sur la délinquance infantile à Nancy », Réunion pédiatrique de l’Est, n. d. (fonds Heuyer), 1935 ?, p. 436-442 ; LABOUCARIE Jean, Les facteurs de la délinquance juvénile dans la région de Toulouse, op. cit. ; LAFON Robert, Et si je n’avais été que psychiatre ?, op. cit.

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36. HEUYER Georges, ROUDINESCO Jenny, NÉRON Guy, « L’examen médico-psychologique des enfants délinquants avant le passage devant le tribunal des mineurs de Paris », Revue internationale de l’enfant, n. d. 1930 ? (fonds Heuyer), p. 1-17 ; ROUBINOVITCH Jacques, PAUL- BONCOUR Georges, HEUYER Georges, BONIS Lucie, GRIMBERT, SERIN Suzanne, « Sur le service d’examen médico-psychologique des mineurs délinquants du département de la Seine », Annales de médecine légale, de criminologie et de police scientifique, 8e année, n° 1, janvier 1928, p. 593-608 ; ROUBINOVITC Jacques ; « Sur l’organisation nouvelle du service médico-psychologique pour les mineurs de la prison de Fresnes », Annales de médecine légale, de criminologie et de police scientifique, 11e année, n° 1, janvier 1931, p. 161-163. 37. ROLLIN Louis, « Vers la réforme », Pour l’enfance coupable, 1re année, n° 1, mars 1935, p. 4-5. 38. Voir par exemple la thèse de médecine du disciple d’Heuyer, NÉRON Guy, L’enfant vagabond, Paris, Librairie Louis Arnette, 1928 ; ainsi que les déclarations de Jacques Roubinovitch, « Neuro-psychiatrie médico-légale et sociale du vagabondage des garçons », Le Bulletin médical, 29 août 1936, p. 582-590 et celles de Georges Heuyer dans son rapport sur les vœux du 1er congrès de Psychiatrie infantile, tirage à part du Journal de psychiatrie infantile, 1939, vol VI, fascicule 3, p. 2. 39. BRISSAUD Jacques, « De la récupération de l’enfance déficiente », extrait des Annales de médecine légale, juin 1939, p. 7.

RÉSUMÉS

En créant dans l’entre-deux-guerres des consultations, puis des instituts médico-pédagogiques aux environs des écoles et, en annexe des asiles psychiatriques et parallèlement des centres d’observation des mineurs délinquants en amont du jugement, un groupe de médecins- psychiatres parvient à légitimer une spécialisation à part entière qui prendra le nom, en 1937, de psychiatrie infantile. Cette branche de la neuro-psychiatrie gagne ainsi, non seulement en visibilité hors de l’enceinte des hôpitaux, mais draine aussi une population d’enfants qui jusqu’alors échappaient à cette expertise.

In the interwar period, a number of French psychiatrists decided to set up medical counselling and medical-pedagogical institutes near the schools and linked to the psychiatric asylums but as a separate ward. Moreover, some centres dedicated to juvenile delinquents were equally created and its role was to observe and to evaluate the child before his judgment. This new field of practices was successfully created and they called it child psychiatry when attending the Paris Conference in 1937. This branch of neuropsychiatry won not only visibility outside the walls of hospitals but also drained a population of children that had traditionally escaped this expertise.

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INDEX

Mots-clés : histoire, psychiatrie infantile, observation des jeunes délinquants, médico-pédagogie Keywords : history, child psychiatry, medical pedagogy, observation of juvenile delinquents

AUTEUR

MATHIAS GARDET Professeur en sciences de l’éducation, Circeft, Heduc, université Paris 8 Saint-Denis.

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Patient Dossiers and Clinical Practice in 1950s French Child Psychiatry Dossiers de patients et pratique clinique en psychiatrie de l’enfant dans la France des années 1950

Susan Gross Solomon

1 In the course of the week-long First International Congress of Child Psychiatry delegates, who hailed from 26 different countries, were taken on a series of visits designed to showcase the institutions of the emerging field of child psychiatry in France.1 On the opening day of the Congress, Dr. Georges Heuyer shepherded participants to the seventy-five year old asylum at Perray-Vaucluse; there, in a “wooded and picturesque” setting they were greeted by Dr. Maurice Brissot, the newly- appointed Director of the Children’s Colony.2 The following day, delegates toured the Clinique annexe de neuropsychiatrie infantile, where the Clinic’s founding Director, Heuyer, spoke about the principles of its operation.3 Reflecting the social and political importance of the field of child psychiatry, the delegates’ visit to Heuyer’s clinic was followed by an official lunch at Fontainebleau and a tea hosted by the Marquise de Ganay in her Château de Couranges. A few days later, Congress participants went to see two “medical-pedagogic institutes” (instituts médico-pédagogiques or IMPs)—one in Yvetot for “retarded children”, the other at Montesson for children with behavioral difficulties.4

2 According to stenographic reports, the on-site presentations focused on the goals of each institution, but not on how the institutions dealing with children worked together as a system. In particular, there seems to have been little discussion of the clinical practices governing the way children moved from one type of facility to another.

3 In the 1950s, there was a flurry of assessments of French psychiatric facilities for children. The assessments do not seem to have been orchestrated or even connected. They were driven by the post-war exponential growth in the number of homeless and rootless children—orphans, vagabonds and delinquents, but they may also have been

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influenced by the broader project of reform of French psychiatric institutions.5 Among the institutions for children under review in this period were psychiatric hospitals where children under 16 years of age deemed « inéducables » could be interned;6 familial and boarding school placements for children with behavioral problems whose families were considered noxious;7 institutional “homes” for children who had been orphaned, abandoned or were in need of material or ‘moral’ assistance;8 the medical-pedagogical institutes, which provided education for children with mild cognitive impairment or behavioral difficulties;9 and the neuro-psychiatric “consultations”, which drew on psychologists, psychotherapists, social workers, specialists in psycho-motor development and pedagogues.10

4 The evaluations of French psychiatric facilities for children flagged important questions issues in clinical practice, two of which will preoccupy us here. First, internment of children (voluntary or involuntary) in psychiatric hospitals was widely seen as a “last resort” solution which put the child in the position of a chronic patient. But, how easy was it in practice for a child to transition from being a temporary patient in a hospital to being an “out-patient” in a facility designed to supervise and to educate “troubled children”? Second, the evaluations underscored the inadequacy of existing psychiatric facilities to accommodate the swelling numbers of troubled and rootless children in post-war France.11 To what extent, we ask, did the strain on institutional facilities shape diagnoses and treatment? When a child ran into trouble in an out- patient unit, how easy was it to find an alternative placement?

5 Details of psychiatric practice are notably difficult to run to ground. This is especially so when, as in this case, the focus is not on outcomes—(eg., the number of children treated or the adoption of different treatment regimens) but on the iterative process through which decisions about diagnosis and treatment of children were made (and remade) and the factors shaping that process.

6 This paper examines practice in child psychiatry in post-war France through the prism of patient hospital records. The interest of historians of medicine in patient records as sources is relatively recent. In a 1992 article, John Harley Warner and Guenther Risse commended patient records as sources for a historical of medical knowledge and practice, although they admitted that medical records rarely revealed why clinicians did what they did or what they meant by doing what they did.12 In the last quarter century, historians of medicine have made increasing use of medical records, while warning against exclusive reliance on those records.

7 The questions we raised about the practice of French child psychiatry shaped our selection and use of patient records. First, because we are interested in practice as an iterative process, we looked for longitudinal records that followed patients over time. In the 1950s, leading French journals of child psychiatry eg. Annales médico- psychologiques, Enfance, Sauvegarde de l’Enfance, and Archives françaises de pédiatrie routinely carried articles with brief case histories of children, but those histories, usually excerpted from larger files, were used to illustrate a diagnosis or treatment, not to untangle the complexities of decision-making about the patient.

8 Then, too, because our main independent variable is the institutional facility in which the child was housed or treated, we searched for records that allowed us to compare how the same patient was handled in different institutional settings. This, in contrast both to Richard Noll’s interesting study of the way different psychiatrists treated the same patient over a twenty-year period13 and to the large-N studies conducted by

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historians of medicine interested in how a particular illness was constructed in a population of patients in a clinic or hospital.14

9 Finally, like some sociologists of the 1960s and 1970s, we approach record-making as a process of construction by physicians, nurses, psychologists, parents, teachers, educators.15 We examine what was included in the case history, what was excluded; whose voices were heard, whose were disregarded; which diagnoses were considered, which were not entertained; what treatments were essayed, which were withheld. Unlike historians of psychiatry concerned with whether the record reflects the patient’s biography16 or experience of illness, 17 we focus on how the patient record reflects the clinical approach of the institution that treated the child.

10 This paper will revolve around the single case of M-H, a young girl who, from her early childhood, was in the care of a “children’s home” run by the Jewish social service agency, Œuvre de secours aux enfants (OSE).18 Between twelve and a half and fifteen years of age, M-H was hospitalized three times in a psychiatric ward in La Salpêtrière. The paper opens with an examination of M-H’s file in the La Salpêtrière service of Dr. Georges Heuyer and Léon Michaux.19 It then examines the dossier of M-H in the OSE files.20 The paper ends with reflections on what the juxtaposition of M-H’s files in these two settings suggests about French child psychiatric practice in the 1950s.

M-H in the files of La Salpêtrière

11 The extensive files of the child psychiatric service of Georges Heuyer and then Léon Michaux at La Salpêtrière for the years 1946-1981 have been explored by historians and sociologists of medicine. In 1994, Nadine Lefaucheur teased out the connection in the dossiers between emotional maladjustment (« problèmes de caractère ») and juvenile delinquency.21 A decade later, in search of the modal child patient, Marie Bienne selected from the extensive files the dossiers of 80 children referred to the consultation of Georges Heuyer for behavioral difficulties (« troubles de comportement ») in the course of a single year, 1950.22

12 The dossiers of the Heuyer/Michaux hospital service that I saw for the period 1948-1963 included a considerable number of cases of children diagnosed with severe mental illness.23 An overview of those case files revealed two striking patterns. First, diagnoses were often made with remarkable speed (sometimes after a single visit) and on the basis of referral notes and tests, without much interaction with the child. Secondly, there was widespread use of psychopharmacological treatments, primarily Largactyl, but also Reserpine and Haloperidol. In France, the 1950s marked the dawn of the psychopharmacological era with its enthusiasm for magic bullets. The treatment protocols in the case files coupled with publications in medical journals suggest that psychiatrists in the Heuyer/Michaux service were not only administering, but also collecting data on the effectiveness of those drugs.24

13 The file on M-H, which bore the stamp of the La Salpêtrière pavilion Esquirol, is about 4 centimeters thick. It contains the logs of medication prescribed and taken; treatment protocols; handwritten results of in-take and follow-up medical examinations; print outs of EEGs, intermittent reports on interviews with M-H and her parents. The child’s voice is not heard at all in the files. In a square summary box on the cover of the file we find M-H’s diagnosis (undated but likely made around early August 1960): “ schizophrenia, agitation ++ delirium, visual hallucinations? Several dissociative signs;

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no improvement when treated with Largactyl, Reserpine and Stemetil and electroshock”.25 The diagnosis concluded with the ominous words « Placement d’office ».

14 M-H’s La Salpêtrière file covers several stays in the hospital. The record begins in March of 1958, when M-H was first admitted and ends effectively in October of 1960, with a brief coda in 1961. The record contains revealing factual errors. For example, the cover page suggests that M-H’s first hospital stay lasted from March of 1958 until July of 1959. In fact, M-H’s first stay lasted for three months. Between June of 1958 and December of that year, M-H was outside the hospital, moving between Draveil, the OSE home that sent her to La Salpêtrière, and her own family home (foyer). She was re- hospitalized in December of 1958 and released in July of 1959. In the inside pages, the dossier correctly recorded the period 1958-1959 as composed of two distinct stays. The rendering of the two hospital stays as a single stay on the file cover suggests that, in someone’s eyes at least, the six months of M-H’s trying to live a normal life outside the hospital was not worthy of mention. There was a third stay between June and October 1960.

15 The staff at La Salpêtrière considered M-H as a child of OSE, who, for one reason or other, was living outside the OSE home. The instruction on the outside of the dossier was “write to Dr. Opolon (OSE)”. The report which sent M-H to La Salpêtrière - comportement tr. Dif—likely came from OSE. According to the hospital record, M-H had been placed with OSE when she was eight; in fact she was five and a half years old when she first entered the OSE home of Draveil. She had had 8 years of collective living before her hospitalization.

16 In framing M-H as a child of OSE, the staff at La Salpêtrière did not ignore her family life. The diagnostic box included the note “1 schizophrenic brother”. The inside covers of the dossier provide further detail. At the time of M-H’s first hospitalization, her mother (53 years old) had been hospitalized several times in a psychiatric hospital for a period of one to two years each time. The mother’s diagnosis was persecution mania (« délire de persécution ») followed by a question mark. The father (59 years old) was described as “not too intelligent, lugubrious; he takes care of the children”, but was at continual odds with his wife.

17 M-H was the youngest of 4 children. The oldest, diagnosed as being a schizophrenic, was said to have been interned at Perray-Vaucluse (mental hospital) at the age of 13. In fact, the young man was diagnosed and interned at the age of 17. The difference between pediatric schizophrenia, which has features in common with autism, and adolescent schizophrenia was known at the time.26 Yet the incorrect information of the brother’s early diagnosis was repeated several times inside the file, reinforcing the image of M-H’s genetic inheritance as problematic. The second child was married, “completely normal”; then there was a boy who “can work well”.

18 About M-H’s early years the hospital dossier tells us little. At 8 years of age, her behavior was normal, though she was difficult (the details were not specified) and needed special help. Her school work was about average. There was no information about M-H’s early psychomotor development because she had been placed with a nanny (nourrice). In fact, between the ages of 1 and 5, M-H was with as many as 5 or 6 different nannies.

19 The La Salpêtrière dossier provides some information on the immediate background to M-H’s first hospitalization in March 1958. When M-H was 12 and a half and had lived in Draveil for five years straight and on and off for a few more years, her mother

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succeeded over the objections of the father in bringing M-H back to the family home. Over the course of M-H’s 7 year stay at Draveil, the pattern of the mother’s requesting M-H’s return to the family and then sending the child back to Draveil was repeated numerous times—a recurring cycle of rejection. This particular time, while living in her family home, M-H began attending the local school. But after 15 days of having her at home, the father asked OSE to take her back. There had been a petty theft of candies and the child was not polite. M-H returned to Draveil and there she came apart. She broke dishes; the police were called. The following day, M-H was taken for an examination to the polyclinic at Boulevard Ney, where her behavior was described as abnormal, very excited, marked by streams of talk, repetition of certain phrases without stop. The advice of the doctor at Boulevard Ney was to separate M-H from her family. The importance given to the broken dishes is noteworthy: the fear of a disorderly child was always just below the surface.

20 Very shortly after her return to Draveil, there was another incident, in which a very agitated M-H claimed to be saving her mother from her father and called the police. This time, M-H was taken to La Salpêtrière. When she arrived, she talked repeatedly about having saved her mother from death. At La Salpêtrière, M-H was examined and admitted by Dr. Léon Michaux, who noted psycho-motor agitation, “hypermanic behavior”; verbal stereotypes (her father was a pig; she was smart while all others were stupid). Michaux concluded that one ought not “to rule out” schizophrenia. (According to the account of the OSE social worker who accompanied M-H on this visit to the hospital, Dr. Michaux taunted the child).27 While the physical exam did not turn up any unusual signs and M-H’s EEG was normal, her extremities trembled, she had tics and walked a bit like a marionnnette. Largactyl was prescribed on the first day. A note in the admission file added that the family atmosphere was “particularly traumatizing”.

21 M-H stayed in La Salpêtrière for 3 months, taking both Largactyl and Gardenal, a form of phenobarbitol used as a sedative.28 Why so long a stay? The hospital records give little clue.

22 M-H begged repeatedly to return to Draveil. The hospital file reveals nothing about arrangements made for her upon discharge. After 3 months, M-H left the hospital for her family home.

23 From what we can gather, M-H lived at home from June to November of 1958, leading a more or less normal life, taking her medication, and going to school. Her school work was good, “even brilliant”. But, according to a report, she isolated herself from others. In late November, she succeeded in returning to Draveil, but only for a brief time. Early the next month, she was re-hospitalized in La Salpêtrière. On her readmission, her behavior was characterized as “bizarre, very oppositional”. She was described as having a pre-psychotic personality, displaying dissociation not inconsistent with her manic behavior. M-H was becoming a danger to other inhabitants of the home: she went after the children and the monitors, threatening to harm them, “using instruments”. Dr. Cyrille Koupernik, a psychiatrist at La Salpêtrière, would later give an unsympathetic portrait of her return to La Salpêtrière. “She tried to go to a maison d’enfants; failed because of her aggressive attitude”.29

24 M-H’s hospital dossier suggests that the demand for the child’s re-hospitalization came from the OSE psychiatrist most closely associated with her, Dr. Irene Opolon.30 In a letter (with no specific addressee) written December 2, 1958 Dr. Opolon reported that the children’s home at Draveil had signaled a crisis of psycho-motor agitation not

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inconsistent with that which M-H had suffered the previous year. In a follow-up letter, written three days later, Dr. Opolon referred to M-H’s anxieties, her worries about health, ideas of persecution or more likely non systemic terrors. Opolon concluded that hospitalization would be preferable to a return to Draveil, where M-H could not be adequately supervised. As we will see, the OSE files provide more detail on the “demand” by Dr. Opolon for M-H’s hospitalization.

25 M-H’s second hospitalization was much longer—about 7 months, from December 1958 to June 1959. In January, the dossier recorded a notable aggravation of her behavioral difficulties, her psycho-motor agitation, and her anxiety, which led her to accost doctors and nurses and to cry when they moved away. She seemed to be hallucinating, having difficulty walking. Things improved when the dosage of Largactyl was increased. A decision was made to isolate her. An observer described her as “preoccupied by her religion—Jewish—she thinks people mistrust her because of it”.

26 During her second hospitalization, when she was between 14 and 14.5 years old, M-H was put on a heavy drug regimen. She took Largactyl and Eunoctal throughout most of her stay. In February and March of 1959, a few months after her re-admission, she was also given Reserpine, but that was cut back by April. M-H’s treatment protocol for June/July of 1959 was stamped « régime exceptionnel ». The revolving door of treatments suggests that physicians were experimenting with the drugs. The heavy regimen was rationalized: there is a note from a Dr. Laroche saying that from May 1959 on, M-H was “disoriented; hypermanic”. The clinical history tells in favor of a pre-psychotic personality, with excitation, some signs of psychotic hysteria; and “pseudo schizophrenia”. With more Largactyl, Laroche noted, the agitation tapered off and the behavior normalized.

27 Upon M-H’s discharge in June, she was sent for several months to Le Masgelier, an OSE aerium (une maison d’enfants à caractère sanitaire), where she could breathe fresh air and be out in the sun. M-H prospered, but according to the La Salpêtrière file, she refused to stay on. In fact, the OSE files reveal that the Director of Le Masgelier declined to ask for a prolongation of her stay.31 It is not clear whether his refusal was a function of the administrative difficulties involved in requesting a prolongation or of the behavior of the patient. Whatever the case, armed with a prescription for Largactyl and Eunoctal, M-H returned to her family home, where the situation went downhill. In October, M-H’s dose of Largactyl was increased to 600 mg per day.

28 In November, an effort was made to get M-H into a training course (classe de perfectionnement) that would allow her to be more independent. But in April of 1960, her mother reported to OSE that M-H had stopped going to class. She was fighting with her parents. She ran away and showed up at Porte Dauphine with her suitcase. M-H’s mother made it clear that she did not want to keep the child any longer.

29 That same month, M-H was hospitalized, initially at Hôtel Dieu for incoherent delirium, with non-manic mimicking (« hypermimétisme »). In May, she was sent for examination to La Salpêtrière. The hospital file contains a verbatim record of an interview conducted by Dr. Duché, who asked M-H why she had quit the training course and whether she heard voices. Her disjointed answers (which included references to Khrushchev and Mme De Gaulle) landed M-H back in La Salpêtrière in June, with a diagnosis of incoherent delirium and non-manic behavior. M-H had several attacks of a brief delusional and schizophrenic disorder, which increased in severity, but between bouts, she studied. Why was that not a sustainable regime?

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30 In August of 1960, M-H was transferred from the Esquirol pavilion to the service of Dr. de Clérambault at La Salpêtrière, where she was isolated. She was recorded as suffering from heightened agitation, psycho-motor excitement and logorrhea. In isolation, her paranoia increased. There were fantasies: a fiancé, jewels, a racist brother, etc.

31 On August 20, and then again on the next day, M-H was given electroshock treatment.32 A series of three EEGs done over a 16 month-period gave evidence of some added excitement, but no indications of epilepsy.33 But side effects of M-H’s drug treatment were noted. An examining physician was struck by her weight gain (“a large stomach”) and by her swollen breasts from which milk leaked. Dr Koupernik at La Salpêtrière assured the physician that these were known side-effects.

32 On September 10, 1960, the law of 1838 was invoked and M-H was committed involuntarily on the grounds that she was a danger to herself and to others. The dossier peters out at this point. But there is a sad coda. On March 8, 1961, responding to a query from Maison Blanche, the psychiatric hospital where M-H’s mother had been interned, Dr. Koupernik wrote that M-H was a severe schizophrenic. The treating physicians in Heuyer’s and Michaux’s service had tried everything in their psychopharmacological armentarium, sometimes all together: Largactyl, Stemetil, Haloperidol and Reserpine and even electroshock. Nothing worked. The doctors were forced to ask for a placement d’office. The letter concluded, “I think you know that her family conditions were the most deplorable and that this young girl had behavioral troubles which made her quite dangerous”.34

33 Several points in M-H’s hospital are noteworthy. First, there is M-H’s 3-month hospitalization in the spring of 1958. Why so long? The child seems to have stabilized relatively quickly and the patient record gives no indication of any treatment beyond Largactyl, which was administered on the first day. Did the physicians not see the long hospitalization as harmful? Or were there countervailing factors at play?

34 Second, there was the evaluation of M-H’s cognitive capacities. Reviewing M-H’s case in October of 1960, Dr. Cyrille Koupernik wrote that early on, the child had been placed in the IMP for children with behavioral problems who, despite mild cognitive impairment, were deemed educable.35 In fact, M-H was never diagnosed as suffering from cognitive impairment. In addition, when M-H entered Draveil in 1951, it was not an IMP. M-H was placed at Draveil so that she could be with her brother and sister—this, in conformity with OSE’s policy of keeping siblings together.

35 Third, there was the M-H’s diagnosis as a schizophrenic. In October 1960, Koupernik wrote, M-H presented as “a very agitated schizophrenic, delirious, hallucinating and dissociating […] the orientation towards schizophrenia […] is further reinforced by the notion of schizophrenia in her brother and the malady of her mother which was not specified”.36 References to her noxious family environment run like a red thread throughout M-H’s file. But the family was also depicted as the source of bad genes.37 M- H’s file recorded that her brother had severe early onset schizophrenia (sic) and that her mother had been hospitalized repeatedly for mental illness. In M-H’s case, the diagnosis of schizophrenia seems to have been a family diagnosis. By a family diagnosis, I do not mean, as the American psychiatrists Ruth and Theodore Lidz meant in 1949, a condition influenced by the harmful interaction among parents,38 but rather, an illness whose identification was facilitated by its presence in family members.

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36 In the case of M-H, the diagnosis of schizophrenia seems to have been made in 1960 and then refracted back into the files. In his 1960 note, Koupernik wrote that M-H had been hospitalized in 1958 for a state of a-typical manic excitement suggesting schizophrenia. In fact, Dr. Michaux, who diagnosed M-H in 1958 when she was first admitted to hospital, wrote only that schizophrenia could not be ruled out.

M-H in the files of L’Œuvre de secours aux enfants

37 The OSE children’s files, which often ran to hundreds of pages, are a rich source for the life history of the children who populated its 25 homes after WWII.39 In addition to the name, date and place of birth of the mother and the father and, if relevant, the place and date of deportation of each parent, the files provide information on how and why the child came to be in an OSE home; the source of funding for the child’s stay; whether the child was a « pupille de la Nation »; (had a legal tutor or a godfather /godmother). The dossiers also included information on the child’s siblings. In the immediate post- war decade, OSE often took responsibility for multiple children in a single family. There was often a snapshot of the child’s schooling, work habits, attitudes, behavior; relations with authorities and peers (« portrait moral »).

38 The OSE homes in the first decade after the Liberation included a significant number of children reported by teachers, social workers, psychologists, the child’s family, or staff at the OSE home to be suffering from emotional maladjustment (inadaptation). This was a cohort of children many of whose parents had either been deported or killed in the war. The majority of “maladjusted children” were handled “in-house” by OSE staff and the handful of psychiatrists on contract to the agency, without referring the child for a psychiatric consultation or to a psychiatric hospital. When questions arose about a child’s cognitive capacities or behavior, he or she was sent for a full battery of intelligence, psychomotor and personality tests.

39 My survey of some 200 dossiers of OSE children suggests that the Œuvre moved the children with serious behavior problems out of the OSE homes and sent them either to an institut médico-pédagogique (eg. la Forge, created in 1948 in Fontenay aux-Roses or Foyer de la Voute for girls opened in 1959 in Paris) or to a « placement familial spécial40 ». As Dr. Opolon, the psychiatrist on contract to OSE who saw 90% of the children in the OSE “homes” in the Paris region, put it in a letter to her colleague Françoise Dolto, “I am willing to handle difficult cases, but not too many and not too difficult”.41

40 The OSE dossiers resound with the voices of a variety of professionals: social workers who visited the family, the home (foyer), and the school; OSE administrators assessing the family’s financial resources; psychiatrists on contract to OSE; and psychologists assessing educational or psychomotor difficulties. The mix of voices created a complex portrait of the child and occasionally revealed disagreements over diagnosis and therapy.

41 The OSE file of M-H and her family runs to some 1000 pages, covering the years 1946 to 1961.42 It is one of the largest files I have seen. The size requires explanation. While the La Salpêtrière file framed M-H as a child of OSE, the OSE file presented M-H as a child of her family, who happened to be OSE’s responsibility. In practice, when relevant, OSE psychiatrists saw and followed all the children in a family, not together as in family therapy, but individually, one by one. The massive files on M-H and her siblings remind

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one of Lawrence Durrell’s The Alexandria Quartet, which narrates the same events from multiple perspectives. The practice of working with siblings simultaneously increased the risk of spillover in diagnosis and treatment.

42 M-H came into the sights of OSE first in August of 1946 at one year old, as the youngest member of a family being followed by the Œuvre. Her father had come to France in 1923 from Poland; her mother arrived in 1930 from Romania. The couple married in 1939. Their first three children were born in Paris in 1934, 1936, and 1940. In 1940, the family fled Paris for the south. M-H, the last child, was born in St. Prest in late 1945. After Liberation, the family returned to Paris, but the father had lost his little shoemaker’s shop and the family of 6 was forced to live in a single room43.

43 M-H’s family was classified as a « cas social » which qualified it for social assistance. An OSE social worker declared M-H’s family as among the most deserving44. After 1956, as the flood of children termed “victims of the war” was slowing to a trickle, five of the existing OSE homes were converted into « maisons d’enfants à caractère social » (MECS) and an increasing number of cases were designated as « cas social45 ». The designation « cas social » distinguished a family (or a child) from a « cas pathologique » or « cas médical ».

44 While M-H’s family was classified as « cas social », the OSE psychiatrist Opolon described the family as “strongly psychogenic”.46 The mother, who had emotional problems as early as 1936, was described as “not normal”. Between 1948 and 1952, she moved in and out of psychiatric hospitals -St. Anne, Maison Blanche, St Rémy. In 1952, she was released from Maison Blanche on condition that all the children were placed outside the home.47 The parents, who fought constantly, divorced in 1955, after which the father lived in his shop.48

45 As a result of the mother’s troubles, at one point or another all the children were placed in OSE homes. Beginning at 4 months of age, the youngest child (M-H) was farmed out to a succession of 5 or 6 different nurses, one of whom beat her49. A pattern emerged: every time M-H’s mother felt better, she tried to bring her youngest child back to live with her.50 But M-H’s return to her family was always temporary. To illustrate: in 1950, the mother attempted to get M-H back; in early 1951, when the mother was readmitted to Maison Blanche, OSE admitted the child to Draveil on an emergency basis.51

46 In the La Salpêtrière files, M-H’s record begins in the spring of 1958, when the child was admitted to hospital. In the OSE files, the year 1952 jumps out as critical. In that year, M-H’s mother was admitted to St. Rémy hospital. In the same year, M-H’s 17-year old brother who, from his early teens had been seeing the OSE psychiatrist Dr. Opolon for emotional troubles and instability, was diagnosed as schizophrenic and interned in Perray-Vaucluse.52 M-H, then six and a half years old, began seeing Dr. Opolon for small behavioral issues (« petits troubles de comportement »). Whereas in 1946, at one year of age, M-H was described as a beautiful child with some behavioural difficulties, by late 1951, Dr. Opolon had noted in M-H significant oddities (« grandes bizarreries »). An emotional assessment carried out by Opolon in 1952 revealed that, to M-H, her mother was a terrifying figure.53 That very year, Opolon referred M-H to Hôpital Hérold for a psychiatric assessment. After eight days, M-H was diagnosed as being of normal intelligence, but as displaying behavioral and emotional difficulties—associability; mutism; some paranoid thinking and ill-structured ego and some emotional disturbance. There were complexes about her infant memories; sexual preoccupations;

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reduced emotions vis-à-vis her peer group. The psychiatrist at Herold recommended that M-H continue to be observed.54

47 When she was between seven and eight years old, M-H had 15 sessions with Dr. Opolon, who described her as having spatial difficulties and trouble inserting herself in the world. The child seemed to have no defenses against the outside world; when she faced difficulties, she regressed. M-H was not closed off emotionally; she adored her older sister and there was even some transference with the psychiatrist. But she preferred the company of older children; she was aggressive with her peers. The term emotional maladjustment (« inadaptation ») was used.55 In late 1952 Opolon wrote that although no behavioral problems had been reported and the patient’s emotional life did not seem to be an issue, one should be cautious in making any prognosis.56

48 By the time she was ten years old, M-H was shuttling back and forth between her home and the OSE children’s home, Draveil, always at the whim of her mother. Opolon reported that M-H was happy at the idea of family life, but that the reality was destructive. Her mother invariably tried to pull M-H into her increasingly delirious orbit.57

49 M-H had her first major anxiety attack when she was just short of ten years old and living at Draveil. She refused to stay on her own, was anxious and displayed logorrhea. She was given an (unspecified) “calming treatment” but she was not sent to the hospital.58 The attack occurred in 1955, the year M-H’s parents divorced. Opolon termed M-H’s home life “dreadful”. She did not get from her family the emotional support needed. She had no sense of her own capacities. The next year, Opolon noted serious psychoneurotic troubles in M-H, a child with a “heavily loaded heritage of madness (vésanique)”. M-H ‘s mental health needed to be monitored.59 When M-H was admitted to La Salpêtrière in 1958, she had a thick OSE dossier.

50 During her hospital stay, M-H’s OSE dossier continued to grow. OSE received the psychiatric assessments made by hospital physicians; there were contacts between the social workers at La Salpêtrière and at their counterparts at OSE; and both Opolon and social worker (J. Kagan) who worked closely with M-H visited her. OSE social workers kept in touch with M-H’s family.

51 Visiting M-H in the first few days after she was admitted to hospital, Opolon found her in a condition of manic excitement. After Largactyl was administered the child became less agitated and delirious. Opolon had no doubt that M-H had been in a paroxysm of anxiety, believing her mother to be in mortal danger, which led the child to call the police. But visiting M-H two weeks later, Opolon reported that the manic episode was over and that, in her view, hospitalization should not be prolonged. Yet, nearly 6 weeks after she had been admitted, we find M-H still in La Salpêtrière, bored and staying in bed.60

52 The interns informed the OSE social worker in charge of M-H’s case that as soon as Largactyl was discontinued, the child’s anxiety returned. They suggested that M-H leave the hospital and continue the drug once or twice a day for 3-6 months. But where would she go? A return to the family was ill-advised; she was too able intellectually to be put in an IMP for the cognitively impaired. The hospital was unwilling to take responsibility for a placement.61 At the request of the OSE social worker, who was keen to buy time, M-H was kept in hospital for another two weeks.

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53 In mid-June, an arrangement was made with Le Masgelier, an aerium linked to OSE. When the Director of Le Masgelier refused to prolong her stay beyond the agreed-upon month, M-H was forced to return home, where she regressed. In July, there was another flurry of letters between the OSE social worker, the director of Draveil, and the hospital social worker. The hospital was making no effort to place M-H; the administrator at Draveil wrote that they had no place for her.62 By default, M-H was going to have to return permanently to her family home, a move which all professionals involved acknowledged would result in a new crisis for the child.

54 Back in her foyer, M-H continued to agitate to return to Draveil. Her parents, particularly her mother, were like-minded. Opolon, who saw M-H several times in this period, urged that M-H return to school, so that she would be among people. Eventually, in mid-October, a letter from Draveil announced that the home would take M-H back, but the OSE home did not actually clear a space for her until late November, a full five months after she left the hospital.63

55 Almost immediately after her return to Draveil, M-H had a new crisis, in which she called the police to save her mother. To those who saw her at La Salpêtrière, M-H’s claim that she had rescued her mother from the father by calling the police seemed extravagant, a symptom of her malady. In fact, a statement by M-H’s older sister in the OSE files reveals that the mother had begged each of the children to save her from the father; only M-H had responded.64

56 The OSE files document the absence of a safe harbor for M-H. The administrator at Draveil, horrified at M-H’s behavior, insisted the child be hospitalized. Apparently, brandishing dangerous objects, M-H had threatened to kill people.65 In her letters to Draveil, Opolon termed what happened to M-H a “small crisis” but the psychiatrist recommended the child’s hospitalization. Given Opolon’s general position against hospitalization, these letters seem anomalous. But the OSE files reveal that by the time she made the recommendation, Opolon had been informed by Draveil that they were neither equipped to deal with the child nor prepared to take her back. And so, in December of 1958, M-H was readmitted to La Salpêtrière.

57 Shortly after her readmission, the issue of M-H’s post-discharge placement resurfaced. According to reports in the OSE files, Dr. Duché, the psychiatrist in charge of M-H’s case and the hospital social workers declared that, apart from intermittent outbreaks, M-H could be considered cured: she could lead a normal life if she took her medication. Duché recommended that M-H go back to Draveil where she felt at home. The difficulties M-H had in the progressive and secular Le Masgelier suggested that only strongly Jewish institutions could be considered. Duché dismissed the argument that Draveil was not equipped to handle M-H. For her part, Opolon declared that the hospital had greatly exaggerated the Jewish issue: M-H would do well in a good setting, no matter what its confessional orientation. With things at this impasse, Opolon suggested family placement or placement in a sister Jewish agency. At worst, there was assistance publique or the family of origin.66

58 While the options for M-H were being eliminated one by one, her health deteriorated. In February of 1959, there are hints that M-H’s diagnosis had been changed. The diagnosis of schizophrenia or pseudo–schizophrenia may date from this point. Whatever the case, the dose of Largactyl was increased. The OSE social worker who visited reported that M-H had a fixed stare and was dull or listless. Her condition was

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listed as grave. In June of 1959, Opolon found M-H lucid, having gained some weight but beaten down, uneasy, with an attitude that bespoke mental illness.67

59 In June of 1959, the question of where M-H was to go was raised yet again. The physicians and social workers seemed unable to integrate her into a normal collective. At that point, it was suggested that she be put in Perray-Vaucluse. Both Dr. Opolon from OSE and Dr. Duché from La Salpêtrière argued strongly against that idea on the grounds that it would lead to “depersonalization” and would lock the child in her sickness. Her last chance, they submitted, was a sympathetic family situation, with the understanding that hospitalization would occur at the first sign of crisis. Largactyl would be continued, but “heroic treatments” had been abandoned. In fact, in some quarters at least, the increase in M-H’s dose of Largactyl was seen as highly unusual. According to the OSE file, in late October 1959 a pharmacist, asked to fill the prescription for the very high dose of Largactyl, was horrified and wanted to lower the dose unilaterally.68

60 In the La Salpêtrière files, there are sketchy notes documenting the efforts to secure a placement for M-H that would allow the fifteen year old to be more independent. The OSE file details the intensive hunt by Opolon and the social worker Kagan for solutions. In pursuit of an opportunity for M-H, the social worker even admitted to being “evasive” about M-H’s troubles. A school program was located. For a few months, the arrangement worked, but in winter, M-H fell into a depression, intensified by the dysfunctional behavior of her mother who was slow to refill the prescription for medication. In March of 1960, after M-H ran away from home, the OSE social worker Kagan urged the father to take her to La Salpêtrière.69

61 We know from the La Salpêtrière files that M-H was re-hospitalized in June 1960. Soon thereafter, at the request of La Salpêtrière, she was transferred to the asylum at Maison Blanche. OSE appears to have lost track of M-H some time in spring 1960. In a note to M-H’s sister in August 1960, the OSE social worker reported that she had dropped by the family home expecting to find M-H there! Yet OSE continued to regard M-H as their charge. A sad document written by the social worker Kagan in April 1961 recounts the downward slide of M-H, who by then was sorting laundry in the 6th pavilion of Maison Blanche. The document ends with the unrealistic proposal that, together with the family, OSE take M-H under its charge again.70

62 The OSE file on M-H raises questions. First, what was the impact of OSE’s practice of seeing all siblings in a family under its charge? On the positive side, the patient was seen not as an isolated individual, but as part of a family. For all that, the family as an interactive system was not part of the therapy. Yet there were assumptions about “nested” troubles. Was M-H identified as troubled at age six because of OSE’s contacts with her mother and brother? The files reveal that the OSE psychiatrist and social workers expected trouble with the children in M-H’s family. In her report on the (normal) third child, a social worker expressed surprise that he “could work well”. There is little doubt that the “early identification” of M-H’s troubles was a function of OSE’s approach to therapy. Was there spillover in diagnoses? Opolon had been directly involved with M-H’s older brother who was diagnosed as schizophrenic. But an even more interesting instance of spillover went from the children to the parent. When M-H was diagnosed as schizophrenic in 1960, her mother, whose diagnosis had never been clear, was suddenly identified in the OSE files as suffering from schizophrenia.71

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63 Second, how was the role of M-H’s family presented in the OSE files? In her thesis (1943) on the role of social factors in mental illness, Opolon articulated the credo that was to govern her thinking throughout her professional life: disease, particularly mental disease, is a biological phenomenon which has social ramifications.72 Like all Paris-trained psychiatrists of her generation, Opolon took courses with George Heuyer, but she had reservations about Heuyer’s focus on heredity. As she wrote in her thesis: “Originally mental illness was conceived and studied under the rubric of heredity… but the inclusion of exogenous factors either in the genesis or in the evolution of the emotions or of the predispositions allows us to envisage new therapies.”73 Yet working in OSE with families, Opolon noticed patterns that made the matter more complex. In 1953, when M-H was 8 years old, Opolon wrote of M-H’s troubled older brother that he had a double constitutional etiology (a mother interned for chronic hallucinatory psychoses and a sister who displayed “some troubles”) and reactive psychogenesis (living with a mentally ill mother).74 From the mid-1930s on, in OSE circles there was understandable reluctance to invoke heredity, primarily because of national socialist ideology.75 A note from an OSE social worker in M-H’s file contained an apology for invoking heredity! But Opolon did write about M-H’s heavy heritage of madness.

Reflections

64 Reading of the La Salpêtrière and OSE files on M-H highlights the degree to which medical records are constructed documents. The La Salpêtrière record presents M-H as a patient. The file includes detailed results of the testing and a full report on the regimen of medication. The record includes some second hand accounts of the child’s behavior outside the hospital and reports on her family history. Recommendations on treatment and placement made by the hospital physicians and social workers who attended her tend to be terse. M-H’s voice is not sounded at all. The OSE record brings M-H to life as a member of a family under OSE’s care. The record bulges with verbatim reports on conversations with M-H’s parents and the findings of social workers who visited. There are full reports by the psychiatrist and the social worker on M-H’s siblings as independent actors. But M-H is also an individual actor in the file. The child’s voice is plainly heard: there are verbatim records of her conversations with Opolon, the drawings she made for Opolon’s assessments, and her letters to Opolon making requests about her placement. The results of psychometric and physical tests done at the hospital are reported second hand: there is no raw data on testing or medication in the file. Record-making in La Salpêtrière and in OSE reflects the profile and mission of the two institutional facilities that figured so largely in M-H’s life: if the goal of La Salpêtrière was to heal the child sufficiently so that she could be discharged to an out-patient facility, the goal of OSE was to prepare her for a life independent of Draveil home and of her own family.

65 The paper has presented the La Salpêtrière files and the OSE files separately, yet it is clear that there was interaction between the physicians and social workers at La Salpêtrière and at OSE. As we saw, both in the early spring and then in the late fall of 1958, Opolon sent to La Salpêtrière her written evaluations of M-H; she visited her patient in La Salpêtrière. There was an exchange between Dr. Duché, the psychiatrist at La Salpêtrière and Dr. Opolon when the possibility of internment in Perray-Vaucluse

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was raised. Social workers from OSE and La Salpêtrière met to try to solve the question of M-H’s placement after discharge from hospital.

66 Reading M-H’s OSE and La Salpêtrière files in tandem lays bare some difficulties in the institutional structure of facilities for child psychiatric patients in 1950s France. The difficulties were visible at important transitions: when a child was to be moved being an in-patient in a psychiatric hospital to an outpatient facility and when a child in an outpatient setting had to be shored up when her behavior deteriorated.

67 Consider: in the spring of 1958, although the psychiatrists at La Salpêtrière and OSE agreed that M-H could and should be discharged within weeks of her first hospitalization, she remained in hospital for three months because there was no place for her to go. The hospital social workers, who saw placement as OSE’s responsibility, recommended a return to the OSE home. The OSE home refused to take M-H back and urged the hospital social workers to find a place for M-H, whom all agreed was not sufficiently impaired cognitively to be placed in an IMP. M-H languished in hospital until the professionals found her a respite in an OSE aerium. That respite turned out to be temporary: after a month, M-H was sent back to her home over the objections of the OSE administration.

68 Or again, in December 1958, after M-H suffered a fresh crisis at Draveil to which she had newly returned, Opolon recommended her rehospitalization at La Salpêtrière. This, from a psychiatrist who on principle opposed long hospital stays for children and who had initially minimized the extent of M-H’s crisis. It turned out that Opolon made the recommendation only after failing to convince Draveil to take the child back. Opolon even thought outside the net of OSE institutions: she argued to Dr. Duché that finding a safe harbor for M-H was more important than placing her in a Jewish facility. But when it became clear that no suitable out-patient facility could be found, Opolon concluded that re-hospitalization was better than returning M-H to her own home!76 The psychiatric hospital became the default solution.

69 The examples discussed here revealed some sticking points in the practice of child psychiatry in post-war France. The sticking points became clear at important points of transition when a child newly released from a psychiatric hospital was to be moved to an outpatient facility and when the behavior of a child newly-placed in an outpatient facility deteriorated. The sticking points, we suggest, derived from strong institutional silos that made movement between facilities difficult. The psychiatric hospital and the Œuvre de secours aux enfants each had clearly delineated mandates, spheres of competence, institutional resources and networks. Crossing the silos to work cooperatively to devise solutions for children like M-H, who were educable but whose behavior was problematic, required challenging and perhaps liberating the grids into which patients were routinely slotted. Ultimately, in M-H’s case the strength of the institutional silos constrained the functioning of the system.

70 Finally, close reading of the La Salpêtrière and the OSE records revealed that both reflected the tendency to read the past back from the present. In the La Salpêtrière files we found Dr. Koupernik’s note of 1960, which refracted the diagnosis of M-H as schizophrenic back to her original hospitalization in 1958, even though at the time Dr. Michaux said only that schizophrenia could not be ruled out. In the OSE files, we found a report of 1961 in which the social worker responsible for M-H read the child’s manic behavior in spring 1959 back into her earlier history. There was no reference to M-H’s psychogenic family or to the refusal of Draveil to reintegrate the child after her first

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and the second hospitalizations. The tendency to read the past from the present vastly reduces the usefulness of longitudinal records in pinpointing exactly when in the course of an illness a particular diagnosis was made.

71 The tendency to rewrite patient dossiers invites reflection. Is the revisionist impulse a function of the belief that to reflect the growth of knowledge errors must be corrected or of the desire of doctors as professionals to have been right all the time? Or is that impulse a function of a deep discomfort with uncertainty, with question marks? Whatever the spur, the lesson is clear: in the face of overviews in medical records that purport to summarize the trajectory of an illness and cure, the historian must proceed with caution.

NOTES

1. For the first steps in the institutionalization of child psychiatry as a field of knowledge, practice, and teaching, see DUCHÉ Didier-Jacques, Histoire de la Psychiatrie de l’Enfant, Paris, Puf, 1950; LANG Jean-Louis, Georges Heuyer, fondateur de la pédopsychiatrie. Un humaniste du XXe siècle, Paris, Expansion scientifique, 1997. For treatments focused on the 1930s, see COFFIN Jean-Christophe, « La psychiatrie des années trente peut-elle dévoiler l’enfant ? », in Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » (hereafter RHEI), 6, 2004, p. 21-44.

2. BRISSOT Maurice, Un nouveau service de neuropsychiatrie infantile à l’asile de Vaucluse, Clermont, Impr. Thiron, 1934. 3. HEUYER Georges, BADONNEL Marguerite, Fonctionnement de la clinique annexe de neuropsychiatrie infantile de la Faculté de médecine de Paris, Paris, Masson et Cie, 1927. 4. Premier congrès international de Psychiatrie infantile, Paris, 24 juillet au 1er août, 1937. Comptes rendus par Maurice Leconte (SILIC, 1937), p. 237-248. 5. For the project of reform of French psychiatric institutions at the time, see HENCKES Nicholas, « Un tournant dans les régulations de l’institution psychiatrique: la trajectoire de la réforme des hôpitaux psychiatriques en France de l’avant-guerre aux années 1950 », Genèses, 76, n° 3, 2009, p. 76-98. 6. Université Paris 8, Archives Georges Heuyer, boîte 18, « L’Internement des enfants », (hereafter Archives G. H.), This report, presented at the June 29, 1954 session of the Commission des maladies mentales. See also, SERIN Suzanne, « Les internements d’enfants dans les asiles d’aliénés », Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 1953, p. 234-236. Rapport présenté à la séance du 29 juin 1954 de la Commission de Malades Mentales. 7. PICQUENARD Suzanne, « Placement des enfants inadaptés : placement familial et placement en internat », Sauvegarde, 5, 1950, p. 323-332; JOUHY Ernest, « Maison de rééducation ou placement familial », Sauvegarde, 5, 1950, p. 333-338 ; VAN DILLEWIJN Dr, « Le placement familial », Sauvegarde, 5, 1950, p. 339-349; DIATKINE René, « Note sur

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quelques observations pratiquées au cours d'une tentative psychothérapique dans un internat médico-pédagogique pour caractériels », Enfance, 5, n° 2, 1949, p. 445-452. 8. LE GUILLANT Louis, « Remarques sur le statut légal des maisons d’enfants », Enfance, 5, n° 2, 1949, p. 376-393. 9. HEUYER Georges, LE MOAL Paul et al., « Essai de vérification sur la légitimité et l’avenir des placements en IMP », Revue de neuropsychiatrie infantile et d’hygiène mentale de l’enfant, 3-4, 1959, p. 101-102 ; BLANC Dr Yvette, « Où en est actuellement la question des IMP en France ? », Revue de neuropsychiatrie infantile et d’hygiène mentale de l’enfant, 5-6, 1957, p. 333. For the IMPs, see GARDET Mathias, « IMP, IMpro, CMPP: les nouvelles configurations du pédagogico-médical », GARDET Mathias, Histoire des Pupilles de l'école publique. Tome 2 1940-1974, À la croisée du plein air et de l'enfance inadaptée, Paris, Beauchesne, 2015, p. 273-335. 10. Some consultations were free-standing, others were embedded in a psychiatric hospital or children’s hospital. ROUART Julien, « La consultation de neuro-psychiatrie infantile en France », in Le Pronostic des troubles du caractère chez l’enfant, 1951, p. 157-161. Le Pronostic was a special issue of the journal, Sauvegarde de l’enfance (1951), which published the proceedings of the section on infantile psychiatry of the 1st World Congress of Psychiatry held in Paris in 1950. 11. Archives G. H., boîte 18, « Difficultés rencontrées dans les placements en NPI, » manuscript dated 1951/23/10. 12. RISSE Guenther B., WARNER John Harley, “Reconstructing Clinical activities: Patient records in Medical History”, Social History of Medicine, 2, 1992, p. 183-205. 13. NOLL Richard, “Styles of Psychiatric Practice, 1906-1925: clinical evaluation of the same patient by James Jackson Putnam, Adolph Meyer, August Hoch, Emil Kraepelin and Smith Ely Jellife”, History of Psychiatry, 10 n°38, 1999, p. 145-189. 14. J ONES Edgar, “Psychiatric case notes: symptoms of mental illness and their attribution at Maudsley Hospital, 1923-1935”, History of Psychiatry, 23 n°2, 2012, p. 156-168. 15. ERICSON Kai, GILBERTSON Daniel, “Case Records in the Mental Hospital”, in WHEELER Staunton (dir.), On Record: Files and Dossiers in American Life, New York, Russell Sage Foundation, 1968, p. 400; MACINTYRE Sally, “Some Notes on Record Taking and Making in an Antenatal Clinic”, The Sociological Review, 26, n° 3, 1978, p. 595-611. 16. HOFFMANN-RICHTER Ulrike, « Das Verschwinden der Biographie in der Krankengeschichte: Eine biographische Skizze », Bios, Zeitschrift für Biographieforschung und Oral History, 2, 1995, p. 204-221. 17. ANDREWS Jonathan, “Case Notes, Case Histories, and the Patient's Experience of Insanity at Gartnavel Royal Asylum, Glasgow, in the Nineteenth Century”, Social History of Medicine, 11, 1998, p. 255-281. 18. The scholarly literature on OSE is large. See HAZAN Katy, Les Orphelins de la Shoah. Les Maisons de l'espoir (1944-1960), Paris, Les Belles Lettres, 2003 ; HOBSON Laura, GARDET Mathias, HAZAN Katy, NICAULT Catherine (dir.), L’Œuvre de secours aux enfants et la population juive au XXe siècle : Prévenir et guérir dans un siècle de violence, Paris, Armand Colin, 2014 ; BECQUEMIN Michèle, Une institution juive dans la République: L’Œuvre de secours aux enfants, Paris, Petra, 2013.

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19. Archives Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, (hereafter AP-HP), Files of the Service de Georges Heuyer et Léon Michaux, (44 boxes), La Salpêtrière, file 1061 W/16. M- H’s name is withheld. 20. Archives OSE, Paris, OSE children’s files, M-H, I and II. The file is divided into two parts. M-H’s name is withheld. 21. LEFAUCHEUR Nadine, « Psychiatrie infantile et délinquance juvénile : Georges Heuyer et la question de la genèse ‘familiale’ de la délinquance », in MUCCHIELLI Laurent (dir.), Histoire de la criminologie française, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 313-332. 22. BIENNE Marie, « ‘Les enfants terribles’. La psychiatrie infantile au secours de la famille : la consultation de Georges Heuyer », RHEI, 6 n°3, 2004, p. 69-91. 23. Archives AP-HP, 1061W. 24. HEUYER Georges, DELL Charles, PRINGUET G., « Emploi de la chlorpromazine en neuro- psychiatrie infantile », L’Encéphale, 4, 1956, p. 576-8; HEUYER Georges, LANG Jean-Louis et al., « Premiers résultats obtenus par un dérivé de Chlorbenzhydryl en psychiatrie infantile », L’Encéphale, 4, 1956, p. 579-586. 25. Archives AP-HP, 1061 W/16. 26. HEUYER Georges, « Troubles de comportement et schizophrénie », Revue de Neuropsychiatrie infantile et d’Hygiène Mentale de l’Enfance, 3, 11-12, 1955, p. 3-8; LEBOVICI Serge, PAUMELLE Philippe, LALOUM, KALMANSON Denise, « Deux cas de schizophrénie infantile, présentation de maladies », Annales Médico-Psychologiques 2, 1954. 27. Archives OSE : Children’s files, M-H, I, 233. 28. The widespread use of Gardenal as a calming treatment at La Salpêtrière in the 1950s is noteworthy. In 1929, Heuyer and Le Guillant had written that Gardenal often increased excitability, impulsivity, irritability. See HEUYER Georges, « Note sur l’emploi des barbituriques en neuro psychiatrie infantile », Archives Françaises de Pédiatrie, IX, 1952. 29. Archives AP-HP, Files of the Service…, file 1061 W/16, Note of Dr. Koupernik, 1960/10/07. 30. Ryfka Irène Opolon (Warsaw 1903-Paris 1994) studied medicine in Paris 1935-1939. In 1940, she interned at Maison Blanche in the department of Professor J. Vié. In 1943, she defended her doctoral thesis in medicine on the salience of social factors for mental illness. From 1942-1944, she worked with the Comité de la rue Amelot, the Paris-based Jewish social service organization that dealt with children under Occupation. In 1946, Opolon began working on a contractual basis with OSE’s service médico-pédagogique, an affiliation she continued into the 1960s. See OPOLON Rywka Irène, « Sur la condition sociale des malades mentaux », Thèse de doctorat en médecine, présentée et soutenue le 25 juin, 1943 Faculté de Médecine de Paris. For the terms of Opolon’s work with OSE, see Archives OSE Direction, 1945-1948, « Procès verbal de la réunion avec le docteur Minkowsky en date du 7 mars 1947, Situation administrative du Service médico- pédagogique. » I owe the information about Opolon’s work during the war to Stephanie Corazza, who shared a chapter of her dissertation in progress. 31. Archives OSE Paris OSE children’s files, M-H, I, 427. 32. In the 1950s, ECT therapy was not seen as harmful; what was debated was its effectiveness. ECT was rarely used on children. BALDWIN Steve, JONES Yvonne, “Is

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electroconvulsive therapy unsuitable for children and adolescents?”, Adolescence, 33, 1998, p. 645; and http://www.ect.org/resources/children.html 33. The administration of these tests was quite routine. See H EUYER Georges et al., « Étude des corrélations électrocliniques au cours des schizophrénies de l’enfance et de l’adolescence », Revue de Neuropsychiatrie et d’Hygiène Mentale de l’Enfance, 4 (11-12), 1956. 34. Archives AP-HP, File 1061 W/16, Note of Dr. Koupernik, 1960/10/07. 35. Ibid. 36. Archives AP-HP, File 1061 W/16, Note of Dr. Koupernik, 1960/10/07. 37. For the interplay of genetic and environmental factors in French psychiatry, see SIMONNOT Anne-Laure, Hygiénisme et eugénisme au XXe siècle à travers la psychiatrie française, Paris, Seli Arslan, 1999. 38. LIDZ Ruth W., LIDZ Theodore, “The family environment of schizophrenic patients”, American Journal of Psychiatry, 106, 1949, p. 332-345. 39. HAZAN Katy, L’Œuvre de secours aux enfants. Les enfants de l’après-guerre dans les maisons de l’OSE, Paris, Somogy, 2012. 40. The search for a family placement was the province of OSE social workers. 41. Archives OSE…, OSE children’s files, GB, 70, Paris. 42. Archives OSE…, files M-H, I and II. 43. Archives OSE… M-H, I, 19,170,133. 44. A report of April 1961 reveals that the family had hired a private lawyer to seek damages from Germany for the suffering that flowed from being forced to wear the yellow star. Archives OSE…, M-H, II, 333. 45. GARDET Mathias, « Des Orphelins de la Shoah aux Maisons d’enfants à caractère social, », in HOBSON Laura, GARDET Mathias, HAZAN Katy, NICAULT Catherine (dir.), L’Œuvre de Secours aux Enfants…, op. cit., p. 244-266. 46. Archives OSE…, M-H, I, 166; M-H II, 16. 47. Archives OSE…, M-H, II, 20; 28-33; 18. 48. Archives OSE…, M-H, I, 10, 170, 673. 49. Archives OSE…, M-H, I, 137,656. 50. In a 1954 report on internment of children in psychiatric hospitals, Georges Heuyer described families, like M-H’s, that placed children in care and removed them in cyclical fashion. HEUYER Georges, « L’internement des enfants… ». 51. Archives OSE…, M-H, II, 28. 52. Archives OSE…, M-H, I, 306. 53. Archives OSE…, M-H, I, 268,550. 54. Archives OSE…, M-H, II, 12. 55. Archives OSE…, M-H, I, 591, 605, 146, 148. 56. Archives OSE…, M-H, I, 148. 57. Archives OSE…, M-H, I, 164,270. 58. Archives OSE…, M-H, I, 168. 59. Archives OSE…, M-H, I, 165, 166, 188. 60. Archives OSE…, M-H, I, 226, 237, 238.

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61. Archives OSE…, M-H, I, 243. 62. Marianne Zysman, the Director at Draveil, asked the OSE social worker why they had sent her a child in such a state. Archives OSE…., M-H, I, 249, 360. 63. Archives OSE…, M-H, I, 364, 367. 64. Archives OSE…, M-H, I, 231. 65. Archives OSE…, M-H, I, 380. 66. Archives OSE…, M-H, I, 416, 397, 398. 67. Archives OSE…, M-H, I, 402, 414. 68. Archives OSE…, M-H, I , 414, 453. 69. Archives OSE…, M-H, II, 311, 314, 309, 321. 70. Archives OSE…, M-H, II, 334, 330, 232-4. 71. Archives OSE…, M-H, I, 463. 72. OPOLON, « Sur la condition sociale des malades mentaux… », op. cit.

73. OPOLON, « Sur la condition sociale des malades mentaux… », op. cit., p. 3. 74. Archives OSE,… M-H, II, 157. 75. MINKOWSKA Françoise, MINKOWSKI Eugène, « L’hérédité des maladies mentales et le problème de la stérilisation », Revue OSE, mars-avril 1937, p. 9-10. This was based on a presentation made by Minkowski at a conference held under the auspices of Société OSE, November 1935. 76. According to Georges Heuyer, hospital departments of child psychiatry were full of children who could not return to their family homes. In October 1953, in Heuyer’s service at La Salpêtrière there was a queue of 155 children waiting to be placed; half of those children had not been claimed by their families. HEUYER Georges, « L’Internement des enfants… », op. cit.

ABSTRACTS

This paper examines issues of practice in post-war French child psychiatry through the prism of patient records. At the center of the paper is the case of a young girl who, from her early childhood, was placed in a children’s home run by the Jewish social service agency, Œuvre de secours aux enfants (OSE). Between twelve and fifteen years of age, the girl was hospitalized three separate times in the psychiatric service of Dr Georges Heuyer and his successor, Léon Michaux at La Salpêtrière. Comparing the extensive OSE and La Salpêtrière files on the young girl allows us to pinpoint the ways in which the profile of the treating institution shapes the construction of the patient record. Reading the two sets of files in tandem reveals some of the structural obstacles to the cooperation of French institutions for child psychiatry.

Cet article examine certaines pratiques de la psychiatrie de l’enfant dans la France d’après la deuxième guerre mondiale à partir de dossiers de patients. Central à cet article est le cas d’une jeune fille qui, depuis sa première enfance, fut placée dans une institution d’enfants dirigée par

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une institution juive de service social, l’Œuvre de secours aux enfants (OSE). Entre 12 et 15 ans, la jeune fille fut hospitalisée à trois reprises dans le service de psychiatrie du Dr Georges Heuyer puis de son successeur Léon Michaux. La comparaison entre les épais dossiers de l’OSE et de l’hôpital de la Salpêtrière de cette jeune fille nous permet d’identifier avec précision le processus de fabrication d’un dossier de patient. La lecture parallèle des deux séries de dossiers révèle des obstacles structurels pour la coopération des institutions françaises de psychiatrie de l’enfant.

INDEX

Mots-clés: psychiatrie de l’enfant, dossier de patients, pratique, Œuvre de secours aux enfants Keywords: practice of child psychiatry, post-world war II, France; patient records, La Salpêtrière, Œuvre de secours aux enfants

AUTHOR

SUSAN GROSS SOLOMON Professeure émérite en science politique, Munk Global Affairs, University of Toronto.

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Varia

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« Sauver l’enfant dévoyé » : la Société pour la protection des mineurs d’Athènes après la guerre « Saving strayed youth »: the Society for the Protection of Minors of Athens in the post-war period

Efi Avdela et Dimitra Vassiliadou

« Sauver l’enfant dévoyé » : la Société pour la protection des mineurs d’Athènes après la guerre1

1 La question de la déviance juvénile a mobilisé dès la fin du XIXe siècle des forces considérables et variées constituées de philanthropes, de savants et d’administrateurs au niveau international. Motivées par la conviction que le traitement pénal des mineurs doit différer de celui des adultes, leurs interventions culminent au tournant du siècle avec l’établissement des tribunaux pour mineurs. Au cours des décennies suivantes une multitude d’associations, d’organisations et d’institutions, nationales et internationales, se consacrent à la protection sociale des enfants démunis ou condamnés, détenus ou mis en liberté2. Dans l’entre-deux-guerres, elles forment déjà un réseau international de protection sociale des enfants « dévoyés », « délinquants » ou en « danger moral3 ». À travers la circulation transnationale des idées et des politiques, ce réseau essaye de répondre aux besoins d’un aspect de la question sociale, tout en le désignant comme phénomène autonome4.

2 La recherche historique sur les idées, les pratiques et les politiques européennes sur la délinquance juvénile et sa gestion, active ces dernières années, montre que, malgré les différences nationales, les structures vouées à la protection de la jeunesse « irrégulière » constituent partout une combinaison du pénal et de l’assistance sociale, le penal-welfare complex selon l’expression de David Garland5. Fondée sur le principe de l’équilibre entre rééducation et répression, la justice des mineurs illustre de manière exemplaire ce complexe, qui repose sur la synergie entre structures étatiques et

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associations reconnues d’utilité publique (voluntary associations)6. Cependant, la recherche s’est moins penchée sur les formes spécifiques que prend ce complexe dans le temps et l’espace, sur les réseaux de personnes impliquées, sur leurs actions collectives et leurs significations. Certaines études mettent en évidence le rôle d’un certain nombre d’hommes politiques, de juges, d’intellectuels7, mais nous connaissons peu de choses sur les réseaux qui soutiennent les activités de protection sociale des enfants accusés, jugés ou mis en liberté, surtout pendant la première période du fonctionnement de la justice des mineurs, ainsi que sur leurs transformations dans le temps. Nous en savons encore moins sur les formes et le contenu de la synergie entre ces réseaux et les structures étatiques dans chaque contexte historique. Par exemple, selon Kate Bradley, dans le cas britannique « [l]es tribunaux pour mineurs, d’œuvre accomplie grâce au travail dévoué de bénévoles actifs, deviennent au cours du vingtième siècle une partie de l’État-providence en expansion8 ». Est-ce le cas partout ? Que sait-on des « bénévoles dévoués » dans différents contextes historiques et selon les cas nationaux ? Quels rapports entretiennent-ils entre eux, avec les objets de leurs interventions et l’État ? Comment perçoivent-ils leur rôle, que font-ils pour préserver leur place en tant qu’experts dans le champ mouvant de la protection des jeunes délinquants ? Dans ce qui suit, nous tâcherons de répondre à ces questions en prenant pour exemple le cas grec, mal connu jusqu’à présent.

3 Les tentatives d’établissement des tribunaux pour mineurs débutent en Grèce dans l’entre-deux-guerres, après une longue période de critiques variées sur la condition carcérale des mineurs condamnés9. Nouvelle question sociale, la délinquance juvénile est présentée d’emblée – par les juristes, les médecins ou les journalistes – comme une « criminalité enfantine », terme exclusivement employé dans tout discours, officiel et informel jusqu’aux années soixante-dix10. Nous examinons ici l’activité du réseau social constitué autour de la protection sociale de la jeunesse « irrégulière » dans l’entre- deux-guerres et qui est à l’origine d’une association particulière qui domine le champ en question jusqu’aux années soixante-dix : la Société pour la protection des mineurs d’Athènes (SPMA). Entité publique relevant du ministère de la Justice (MJ) créée en 1943 mais rassemblant surtout des bénévoles de diverses compétences et spécialisations, la Société est soutenue par des parrainages privés, ne recevant qu’un financement symbolique de l’État. Au cours des années cinquante, elle est au centre de la campagne moralisatrice destinée à la jeunesse et développe une foule d’actions publiques11. Oscillant constamment entre philanthropie, fonctionnement étatique, intervention moralisatrice et compétence spécialisée, la SPMA est souvent qualifiée – par ses membres et par la presse – d’entité « semi-étatique ». Jusqu’à la fin des années soixante elle est encadrée de bénévoles « dévoué(e)s », actifs à tous les échelons de sa hiérarchie. Avec l’expansion et la cristallisation institutionnelle du mécanisme de la justice des mineurs, le domaine de compétence et de pouvoir de la SPMA se rétrécit et le nombre des bénévoles se réduit.

4 Nous allons d’abord esquisser la constitution d’un réseau social sur la question de la déviance juvénile de l’entre-deux-guerres jusqu’en 1943 et la création de la SPMA. Ensuite nous présenterons sa structure, ses cadres principaux, ses bénévoles et les rapports qu’ils nouent entre eux ou avec l’État. La troisième partie concerne les actions principales de la SPMA au cours des années cinquante dans un double but : d’une part rendre son œuvre plus efficace et consolider sa position dominante dans le champ de la protection sociale des enfants « dévoyés » ; d’autre part, élargir sa visibilité publique et établir la jeunesse « irrégulière » comme une question politique cruciale. Enfin, nous

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allons examiner – dans la mesure où nos sources nous le permettent – comment les cadres de la SPMA conçoivent leurs activités communes et quelles sont les formes de sociabilité publique produites dans leur cadre. Par sociabilité publique nous entendons ici les notions culturelles d’affinité extra-domestique sur lesquelles repose l’action et est bâtie l’identité collective des membres de la SPMA. D’origine anthropologique, le concept nous permet d’entamer une approche « d’en bas » afin de comprendre le sens que les gens attribuent à leur participation à des actions collectives bénévoles, à ses modifications dans le temps et à ses implications politiques12. Nous maintenons que les bénévoles de la SPMA, hommes et femmes, partagent une vision et un but : sauvegarder la société et la nation par la gestion des enfants des autres. Pour cela, ils entreprennent diverses initiatives qu’ils demandent ensuite à l’État de cautionner. Sur la base de notions de sacrifice et d’abnégation, les cadres de la SPMA mettent leur action publique en valeur et consolident leurs rapports hiérarchisés autant en son sein qu’avec les autres corps et organismes qui œuvrent à cette époque pour la protection sociale de la jeunesse « irrégulière ».

La constitution du réseau

5 La vague de refugiés qui inonde le pays à la fin de la décennie de guerres 1912-1922 engendre des inquiétudes sur ses conséquences sociales : l’une d’entre elles, nouvelle, concerne la « criminalité » dite « enfantine13 ». Plusieurs réformateurs suivent attentivement les méthodes, les pratiques et les politiques novatrices sur la question mise en œuvre dans d’autres pays, qu’ils espèrent faire appliquer en Grèce14. Dans ce but ils se rallient autour de la prise en charge des mineurs condamnés. Juristes, médecins, administrateurs, socialistes et féministes créent des associations d’utilité publique, se mêlent dans des groupes de pression et développent des formes d’action collective dans trois buts : exercer une pression en faveur de l’établissement des tribunaux pour mineurs, sensibiliser l’opinion publique et pourvoir aux besoins urgents de ces enfants.

6 Un trait commun de ces efforts est la collaboration étroite entre collectivités privées et structures étatiques. Les réformes judiciaires fragmentaires établies avant l’institution des tribunaux pour mineurs en 1939 entraînent la création d’associations où s’activent plus ou moins les mêmes individus. Pendant l’entre-deux-guerres la collaboration des membres du réseau de la protection sociale des jeunes condamnés se fait au nom des nouvelles connaissances scientifiques et des politiques innovatrices. En mettant en avant leur mission, les membres du réseau suivent sans embarras les avatars de la vie politique du pays et réalisent des déplacements politiques et idéologiques considérables : mobilisés initialement dans la mouvance réformatrice du libéral Elefthérios Vénizélos, ils se rallient au régime dictatorial de Ioánnis Metaxás à partir de 1936 pour œuvrer ensuite au sein de l’État anticommuniste conservateur de l’après- guerre15.

7 Tout au long de ces années, les membres du réseau se croisent dans une multitude d’associations qui changent constamment de nom afin de s’adapter aux règlementations successives de la gestion pénale des mineurs. Sans s’attarder ici sur les métamorphoses et les chevauchements de ces collectivités, il suffit de souligner leurs rapports constamment étroits avec l’État. Ainsi, l’Association pour la protection des femmes détenues et des mineurs aurait-elle été fondée en 1924 à l’instigation d’un haut

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fonctionnaire du ministère de la Justice pour offrir une assistance judiciaire gratuite à des femmes et à des mineurs aux prises avec la loi16. Elle est encadrée par des membres des deux organisations féministes principales de cette époque, la Ligue pour les droits de la femme et le Conseil national des femmes grecques17, ainsi que par des juristes et des fonctionnaires.

8 Après des rétractations successives, les tribunaux pour mineurs sont institués en 1939 par le régime d’Ioánnis Metaxás18. Avec eux sont établies des structures devant répondre aux besoins du domaine à sa marge, telle que la Société de protection des détenus libérés d’Athènes (du tribunal de première instance) (SPDLA), entité publique dépendante du MJ. Sa section des mineurs est d’emblée dirigée par des individus précédemment actifs dans la gestion pénale de mineurs19. En 1943, en pleine Occupation, la section se sépare de la SPDLA pour constituer la Société pour la protection des mineurs d’Athènes (SPMA)20. Les anciens cadres du réseau social pour la gestion de la jeunesse « irrégulière » sont nommés à sa direction pour entreprendre, en marge des tribunaux pour mineurs, la protection des enfants et des adolescents détenus, libérés ou en « danger moral ».

La SPMA et ses bénévoles

9 La guerre civile (1946-1949), la répression et la polarisation politique qui la suivent marquent profondément les années cinquante et soixante21. Elles laissent aussi leurs traces tant dans les formes qu’ont pris la justice des mineurs et ses mécanismes que dans le contenu de la sociabilité autour de la protection des enfants et des adolescents de toute sorte de « danger moral ». Moralisatrice, hiérarchisée, cette sociabilité de collectivités et d’individus ne cesse de se développer. Elle produit un espace d’acteurs sociaux dévoués au « salut » des mineurs où des biopolitiques sont appliquées, des rapports de pouvoir sont construits et les confins entre public et privé sont constamment négociés. Du coup celui-ci acquiert un caractère politique évident22. La SPMA occupe une place importante dans cet espace politique des années cinquante, mais la perd par degrés au cours des décennies suivantes et des transformations notables de la configuration de cet espace.

10 La SPMA est constituée de quatre sections : la première organise des visites aux mineurs détenus et regroupe les avocat.e.s bénévoles pour fournir une assistance juridique aux plus démunis ; la seconde cherche du travail pour les mineurs libérés et assure à ceux qui n’ont pas de famille à Athènes le retour à leur lieu d’origine ; la troisième regroupe les surveillant(e)s des mineurs qui assistent le juge ; enfin la quatrième entreprend la collecte des fonds et se charge de propager les objectifs de la Société23. L’organisation et la direction des sections rencontrent souvent des difficultés, dues au chevauchement des compétences, à la compétition interne liée à la hiérarchie implicite des qualifications et à la formation de centres de pouvoir individuels. L’importance acquise par chaque section dans le temps dépend largement de son encadrement et surtout de la personnalité de son chef.

11 La SPMA est dirigée par un conseil de direction, nommé par le MJ. Or, tout indique que sa composition résulte des propositions de quelques individus dominants, qui construisent ainsi un microcosme de pouvoir. Le cas de Evanthia Ginopoulou, présidente de la SPMA jusqu’en 1957 et présidente honoraire jusqu’à sa mort en 1959, est caractéristique, bien que l’on sache peu sur elle. Veuve, instruite et membre actif de

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la Ligue pour les droits de la femme, elle a voué sa vie à des actions publiques en faveur du bien-être des enfants et des adolescents pauvres et « dévoyés ». Son parcours est représentatif d’une femme des couches moyennes grecques d’avant-guerre qui aspire à un rôle public. Sans capital social ou symbolique significatif, elle s’investit dans une activité philanthropique intense pour les enfants « irréguliers », en étroite collaboration avec des fonctionnaires. Par cette activité, elle acquiert reconnaissance sociale et prestige, ce qui lui permet de traverser les bouleversements de la vie politique grecque sans quitter le premier plan : initialement féministe proche des réformateurs libéraux, elle se rallie au régime de Metaxás dès 1936, s’intègre aux forces politiques conservatrices de l’après-guerre et devient partie prenante des campagnes publiques moralisatrices et anticommunistes des années cinquante. Ginopoulou se trouve ainsi pendant plus de trente ans à la tête de la plupart des collectivités œuvrant autour de la protection sociale des mineurs condamnés, « dévoyés » ou « en danger moral24 ».

12 D’autres membres du réseau social d’avant-guerre actif dans le domaine de la délinquance juvénile apparaissent régulièrement sur les listes des membres du CD de la SPMA ou à la tête de ses sections. D’abord des femmes, outre Ginopoulou, telles qu’Anna Alevra, qui lui succède à la présidence, cadre du Lycée des femmes grecques, trésorière du CD de la SPMA jusqu’en 1953, vice-présidente en 1954, chef de la Section II et pour longtemps directrice du foyer pour la protection des mineurs ; ou bien l’avocate Malvina Kazakopoulou, longtemps à la tête des avocats bénévoles de la Société et directrice du séminaire d’études sociales. Puis des scientifiques, tel que Konstantinos Konstandinidis, psychiatre et neurologue, professeur à l’université d’Athènes, systématiquement vice-président du CD. Enfin ceux qui passent à plusieurs reprises du fonctionnariat au bénévolat et vice versa : Ioannis Vergopoulos, avocat, cadre puis directeur de la section des mineurs du MJ ; Iakovos Zagarolas, agrégé de loi pénale, chef du service des affaires pénales du MJ et délégué à plusieurs reprises aux congrès de l’ONU et du Conseil de l’Europe sur la délinquance juvénile ; et bien d’autres encore25. Du début des années quarante à celui des années soixante-dix, ces personnes et quelques autres s’activent aux divers postes d’encadrement de la SPMA à plusieurs titres – membre du CD, chef de section, directeur ou directrice d’institutions, etc. –, souvent parallèlement à leurs autres activités, professionnelles ou sociales. Parmi les femmes, bon nombre appartiennent à la « bonne société » athénienne ou sont liées à des personnalités politiques. Mais d’autres, surtout les avocates ou les surveillantes des mineurs, proviennent des couches moyennes en expansion dans l’après-guerre, sont instruites mais sans fortune, animées d’une ambition d’ascension sociale et de reconnaissance professionnelle26. Les hommes sont le plus souvent juristes, magistrats, médecins, intellectuels ou administrateurs.

13 Tous ceux qui s’activent alors de quelque façon à la SPMA sont des bénévoles, hors un ou deux surveillant.e.s de mineurs et parfois un receveur27. L’activité des bénévoles, pour la plupart des femmes, dépend de la section dont ils relèvent et de leur spécialisation, qu’ils soient avocat.e.s et surveillant.e.s des mineurs ou « dames » philanthropes disposant de relations publiques et de temps. Ceux et celles qui se chargent de la surveillance doivent recueillir toute information sur le cas qu’on leur a confié, rédiger des « rapports de surveillance » sur les mineurs libérés ou intervenir pour résoudre des conflits familiaux28. Les « dames » des autres sections prennent aussi soin des mineurs placés sous leur protection : elles procurent à ceux qui sont libérés des vêtements et des chaussures, elles cherchent travail et domicile à ceux qui en ont

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besoin et elles distribuent des cadeaux aux détenus pendant les fêtes. En outre, elles organisent des manifestations pour collecter des fonds ou sensibiliser l’opinion publique. Bref, les bénévoles de la SPMA ne s’engagent pas sur la base de leurs connaissances scientifiques spécialisées, mais de leurs qualifications pratiques et de l’impératif moral du don désintéressé.

14 Le MJ intervient dans le fonctionnement de la SPMA de plusieurs manières. Outre la nomination des membres du CD, il fixe des limites à leurs initiatives, ce qui provoque souvent des tensions. Par exemple, il leur impose sa version du règlement intérieur de la Société, il refuse de nommer certain.e.s surveillant.e.s qui ont leur approbation, il les réprimande quand ils excèdent leur domaine d’attribution29. Les membres du CD protestent systématiquement contre ces interventions qu’ils considèrent comme des atteintes à leur compétence. Le statut légal de la SPMA reste longtemps un motif de désaccord avec le MJ, bien que son fonctionnement repose sur des textes législatifs. Pour nombre de ses cadres et pour la presse, la Société reste un « organisme semi- étatique », au statut toutefois formellement inexistant30.

15 Avec le nouveau Code pénal de 1951 et la reconstruction de la justice des mineurs, le champ de la gestion de l’enfance condamnée ou en « danger moral » s’étend davantage. D’autres sociétés pour la protection des mineurs s’activent alors dans divers centres urbains, quoique celle d’Athènes reste la plus visible et la plus active31. Mais, au cours des années suivantes, l’élargissement et l’institutionnalisation du mécanisme de la justice des mineurs a lieu au détriment de la SPMA qui perd en attributions et en pouvoir. L’établissement du Service des surveillants des mineurs (SSM) en 1954 constitue un tournant crucial, surtout quand l’emploi y devient rémunéré dès 1958, car il soustrait à la SPMA l’assistance judiciaire et les surveillances, à savoir ses activités les plus spécialisées et officielles32. Dorénavant la SPMA tente de pallier cette perte en entreprenant plus intensément et systématiquement des actions autour de trois axes. Elle organise des manifestations philanthropiques pour la collecte de fonds, tel que le bal annuel dans un luxueux hôtel d’Athènes, avec son billet onéreux et sa loterie. Elle crée et gère des institutions vues comme nécessaires au meilleur fonctionnement de la justice des mineurs, comme le foyer pour la protection des mineurs et le séminaire d’études sociales. Enfin, elle développe des interventions publiques d’édification morale, dans le contexte des inquiétudes des années cinquante autour de la « criminalité infantile et juvénile », telles que l’organisation des Semaines pour l’enfant dévoyé en 1952, 1955 et 1958 ou la constitution des comités de quartier pour la protection des mineurs en 1958-1960. Ce faisant, la SPMA à travers son CD s’avère extrêmement compétitive envers toute collectivité qui œuvre dans le même champ qu’elle et ne lui reconnaît pas la primauté33. En même temps elle est prête à collaborer avec quiconque reconnaît sa position et partage ses idéaux34. Or, dans les années qui suivent, son domaine d’attribution ne cesse de s’amenuiser et son importance publique de se réduire, suivant les changements intervenus dans le contexte social et politique et malgré la résistance farouche de ses cadres. Nous allons suivre brièvement cet itinéraire.

En action

16 Une part importante de l’activité de la SPMA au cours de la période étudiée est la mise en place d’institutions devant rendre son œuvre plus efficace et renforcer sa visibilité

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publique et son prestige. Ceci fait partie de sa stratégie pour asseoir sa place dans le champ de la protection sociale des mineurs « dévoyés ». La SPMA ne presse pas l’État de fonder de telles institutions ; elle les crée elle-même tant bien que mal, puis elle lui demande de les soutenir et de les reconnaître. Il s’agit du foyer pour la protection des mineurs et du séminaire d’études sociales.

17 L’hébergement provisoire des jeunes libérés préoccupe les membres du réseau de protection sociale des mineurs dès l’entre-deux-guerres. La SPMA investit en ressources et en efforts afin de résoudre définitivement ce problème. Les pourparlers avec administrateurs et donateurs potentiels pour assurer les fonds nécessaires sont constants. Pour la SPMA, fonder un établissement d’hébergement temporaire des mineurs devient synonyme de son existence même de protectrice désignée.

18 Le premier foyer de la SPMA ouvre ses portes dès 1946 dans un immeuble loué. Il est dirigé par Anna Alevra, repose sur des donations et héberge vingt enfants libérés, plus tard aussi des mineurs « en danger moral » ou devant être admis dans un centre de détention. Le fonctionnement du foyer rencontre d’emblée des problèmes dus à la pénurie des ressources, à l’immeuble inapproprié, aux intendants déficients et à l’occupation insuffisante des enfants35.

19 Le MJ était sceptique envers le fonctionnement du foyer, surtout parce qu’il coûtait trop cher à la SPMA aux difficultés financières permanentes ; d’où son insistance pour qu’elle regroupe ses forces avec celles de la SPM du Pirée et qu’elle utilise le foyer déjà fondé par cette dernière. Le CD de la SPMA résiste longtemps à cette idée, assurant que ceci se ferait au détriment de toute son œuvre. En fait, il voit la collaboration avec la SPM du Pirée, plus jeune et moins bien établie publiquement, comme un affront à son prestige. Il maintient donc tant bien que mal son propre foyer en le transférant à plusieurs reprises d’un immeuble inapproprié à un autre36.

20 Au cours des années suivantes, les efforts des cadres de la SPMA pour installer le foyer dans un bâtiment dont elle serait propriétaire s’intensifient. À plusieurs reprises, avant que le terrain ou les ressources soient assurés, l’architecture, l’organisation et le fonctionnement du foyer sont minutieusement planifiés. Il n’est donc pas étonnant que le projet se heurte à chaque fois à des difficultés innombrables. Ce n’est qu’à la fin de la période étudiée, en 1971 et en pleine dictature militaire, que la SPMA acquiert son propre foyer d’« habitation semi-libre ». Précisons que sous ses diverses formes, le foyer n’héberge que des jeunes garçons, bien que la nécessité d’un foyer pour jeunes filles soit de plus en plus reconnue37.

21 La formation de surveillants des mineurs et de travailleurs sociaux a été la seconde préoccupation constante de la SPMA. Quand elle perd la première, la Société se recentre sur la seconde et aspire à en obtenir le monopole. Grâce au soutien d’Ioannis Vergopoulos, alors à la direction de la section des mineurs au MJ, elle fonde en 1960 le séminaire supérieur d’études sociales, sous la direction de Malvina Kazakopoulou, chef de la Section II, qui rédige le règlement intérieur inspiré des « traditions gréco- chrétiennes ». Quelques mois plus tard, l’établissement est renommé École des travailleurs sociaux. Son comité de direction dépend entièrement du CD de la SPMA dont le but est la reconnaissance officielle de l’École par les ministères compétents (Justice, Assistance sociale et Éducation). Dans les années suivantes les cadres de la SPMA exercent des pressions continues dans cette direction38.

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22 Le MJ ne rejette pas l’idée mais pose comme condition une plus grande autonomie du conseil des enseignants de l’École. Les membres du CD de la SPMA réagissent contre la perspective de perdre le contrôle de ce qu’ils considèrent comme une « création de la Société, devant donc être dirigée comme elle ». La confrontation dure des mois. En fait, les cadres de la SPMA se trouvent devant un problème insoluble : s’ils veulent « rehausser le prestige de l’École », ils ont besoin de sa validation par le MJ. Mais pour y parvenir, ils doivent accepter d’en perdre le contrôle. Finalement ils sont obligés de composer avec le MJ et de concéder une certaine autonomie au conseil des enseignants39.

23 L’historique de la mise en place du foyer et de l’école de travailleurs sociaux, esquissé ici brièvement, illustre parfaitement les attentes et les ambitions des cadres de la SPMA et leurs confrontations perpétuelles aux contraintes dues à ses rapports formels avec le MJ. C’est comme s’ils oscillent entre deux aspirations contradictoires : d’une part, fonctionner comme association d’utilité publique autonome et d’autre part s’assurer l’appui et la reconnaissance de l’État40. Cette ambivalence produit sans cesse des conflits et confirme que dans ce large espace de protection sociale des mineurs « irréguliers », les confins entre l’État et le non-État fluctuent dans une négociation permanente.

24 Un volet important des activités de la SPMA est la sensibilisation de l’opinion publique au problème de la « criminalité enfantine » et de la jeunesse « dévoyée », par laquelle elle vise à consolider sa position publique et le prestige de ces cadres, pour parer sa marginalisation dans le mécanisme de la justice des mineurs. Là s’inscrit son initiative d’organiser à trois reprises les Semaines pour l’enfant dévoyé et plusieurs comités de quartier pour la protection des mineurs, dans le contexte des années cinquante et de la « panique morale » concernant la jeunesse41.

25 On sait peu de choses sur la première Semaine de l’enfant dévoyé (SED), qui s’est déroulée du 4 au 11 mai 1952, dans le bâtiment de l’ancien Parlement, indice de la proximité de la SPMA et du pouvoir d’État ; encore moins sur la seconde, organisée en mai 1955, et que la présidente du CD qualifie de « succès complet42 ». Nous disposons de plus d’informations sur la troisième et dernière SED, en janvier 1958, sans doute la plus riche et la plus ambitieuse, à laquelle se rallient plusieurs associations et organismes publics. Si le programme imprimé des manifestations prévues au cours de la semaine n’exagère pas, après son inauguration par la princesse Sophia, des discours sont prononcés dans « toutes » les formations militaires, nautiques et aériennes, les Bataillons de la garde nationale de défense43 et « tous » les villages des campagnes ; de même dans les écoles publiques, les universités, les écoles privées, les églises et les écoles des corps de sécurité. Tout semble indiquer que cette SED représente un point culminant de la visibilité et de la reconnaissance publique de la SPMA, alors que sa puissance réelle s’amenuisait. Malgré les efforts du CD d’instaurer le déroulement régulier de SED afin « d’entreprendre une croisade pour développer l’intérêt de la société pour la lutte contre la criminalité enfantine et les dangers moraux menaçant la jeunesse », nulle autre n’est organisée44.

26 C’est toutefois du succès de la SED de 1958 que le CD conçoit l’idée de créer des comités de quartier pour la protection des mineurs dans diverses régions d’Attique. Au cours des années suivantes, douze comités semblables sont créés lors d’une « campagne » « très réussie45 ». Le but des comités est de prévenir « les écarts du droit chemin » et pour cela ils comptent sur le soutien des commissariats de police, des paroisses, ainsi

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que des habitants « remarquables pour leur moralité et leur contribution sociale46 ». La presse se rend à l’idée et s’en fait le relai, contribuant ainsi au recrutement de nouveaux membres.

27 Chaque comité établit ses priorités. Par exemple, les membres du comité de Faliro, quartier littoral, interviennent auprès des cinémas locaux pour qu’ils évitent l’affichage d’images indécentes ou l’admission des mineurs aux films inappropriés ; auprès des clubs de jeu également, pour en interdire l’entrée aux moins de dix-huit ans. Ils s’adressent aussi aux autorités portuaires : « Étant informés que pendant l’été des individus dégénérés rôdent sur les côtes de Palaio Faliro afin de séduire des jeunes hommes et des jeunes femmes, nous vous demandons d’intensifier la surveillance [et] de nous informer des mesures prises47. » Certains comités font montre d’un zèle remarquable, tel celui de Kolonos, quartier industriel d’Athènes, dont les membres, « pour surveiller la conduite des mineurs la nuit, jalonnent le quartier et procèdent à des surveillances indiquées48 ». On ne sait rien de l’accueil de cette initiative par les parents des enfants réprimandés ou par les mineurs eux-mêmes. Tout semble indiquer toutefois que de telles initiatives ont été de courte durée.

28 Les comités de quartier vont bien au-delà d’une coopération efficace, sinon brève, entre services publics – police, communes, église – et société civile. Selon un journaliste, ils cherchent en 1960 à assurer « la surveillance et le contrôle des conditions de vie et de conduite de chaque mineur du quartier. […] qu’il y ait dans chaque bloc résidentiel un œil qui observe toute évolution de nos jeunes49 ». S’il s’avère vite que ce but ambitieux est inatteignable, il exprime le climat de surveillance et de moralisation dominant en cette période et la manière dont la SPMA envisage son rôle social : main dans la main avec l’État.

Sociabilité hiérarchisée

29 On a déjà vu que le CD constitue le centre du pouvoir au sein de la SPMA. Ses membres s’avèrent jaloux de leur position et construisent des rapports systématiquement hiérarchiques dans la SPMA. Toutes les décisions doivent être validées par le CD, qui rejette toute initiative quelque peu autonome d’un des siens, des bénévoles ou des sections. Par exemple, il éloigne les auteurs d’initiatives déplacées, il réprimande les bénévoles qui osent désapprouver, il refuse les propositions des sections et rejette systématiquement toute objection à l’encontre de ses décisions50.

30 Dans ce contexte hiérarchique, comment les cadres de la SPMA perçoivent-ils leur participation et leur activité ? Comment expliquent-ils leur investissement en temps, efforts et souvent argent, ainsi que celui des divers bénévoles ? Hommes et femmes ont tous une activité variée et exigeante, outre celle de collecter des fonds et d’obtenir des soutiens publics et privés. Néanmoins ils entrent rarement en contact avec ceux au nom desquels ils s’activent, à savoir les mineurs « dévoyés ». Leur présence est celle d’une catégorie abstraite, anonyme et quasi universelle. Les mineurs n’acquièrent de visage, ne deviennent des personnes incarnées que pour les avocat.e.s et les surveillant(e)s qui les côtoient régulièrement, mais dont l’avis est rarement entendu, encore moins retenu. Ainsi, pour les cadres de la SPMA, leur participation atteste de leur position de classe ; leur activité a une allure bourgeoise traditionnelle, en ce qu’elle maintient et reproduit la protection sociale comme un exercice impersonnel de pouvoir51.

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31 Selon les sources disponibles, la motivation principale d’un membre de la SPMA serait le désir de s’engager en faveur de ce que son titre promet : la protection des mineurs « en danger », le bien-être des enfants et de la société. Afin de parvenir à la rééducation et au retour des enfants « sur le droit chemin » et de répondre ainsi à leur « devoir sacré » envers la nation et/ou la société, les bénévoles sont appelés à investir leur « amour » en s’inspirant des valeurs chrétiennes du « sacrifice » et du « salut52 »: leur « sacrifice » contre le « salut » des mineurs « dévoyés ». Cet amour sacrificiel va de pair avec les autres qualifications que les cadres de la SPMA réservent à leur œuvre de bénévoles: « dur et rude », « travail bénévole pénible », « travail systématique et dur, offert de manière désintéressée à des fins d’intérêt public », « belle lutte pour le sauvetage de l’enfant » et « mission difficile et grande53 ».

32 Attardons-nous un peu sur le contenu de l’« amour » évoqué dans les écrits de la SPMA. Nous savons que l’amour chrétien désintéressé constitue une valeur constante dans les discours philanthropiques de différents contextes historiques54. Or, son sens change. Dans l’entre-deux-guerres, l’« amour » offert aux mineurs « irréguliers » serait la condition du « salut » (moral) des bénévoles. C’est l’inverse dans la période étudiée : l’« amour » des bénévoles, motif de leurs « sacrifices », est nécessaire au « salut » (social et moral) des mineurs. Peut-on avancer que ce déplacement de l’amour salutaire à l’amour sacrificiel, dans une période de polarisation politique et de répression étatique, permet de redéfinir les critères de choix de ceux qui valent la peine d’être « sauvés » et en même temps de reproduire les hiérarchies sociales ?

33 Le « sacrifice » a également de multiples connotations. D’abord politiques : c’est ainsi que certains vainqueurs de la guerre civile tentent de légitimer les affrontements meurtriers et les exécutions hâtives sur lesquels s’est basée « l’entrée de la nation dans le cercle des pays civilisés de l’Europe ». Ensuite culturelles : tout comme l’« amour », le « sacrifice » est un idiome culturel des plus anciens pour dénoter les relations familiales. Or, le sacrifice parental est moins désintéressé qu’il ne paraît et procure un avantage moral considérable, surtout aux femmes55. Le « travail bénévole pénible » des cadres et des membres de la SPMA est aussi présenté comme un « sacrifice » commun dicté par l’« amour » dont la récompense ne serait que morale. Rien d’autre n’est jamais reconnu comme motif pour participer à la SPMA. Prestige et pouvoir pour les uns, expérience professionnelle potentiellement valable ou moyen d’existence pour les autres, expansion des réseaux sociaux pour tous et toutes, il est difficile de déterminer ces motifs plus concrètement. Or, un exemple précoce est significatif. En 1943, en tant que présidente du CD de la SPMA à peine fondée, Evanthia Ginopoulou explique aux jeunes bénévoles surveillant(e)s des mineurs récemment recruté(e)s que « l’œuvre de la Société est très difficile et de grande importance sociale ; pour cela […] elle exige un grand altruisme, un zèle et une force psychique exceptionnels et surtout du temps disponible. […] il faudra aussi beaucoup d’amour et de compassion, qui donnera [aux enfants dévoyés] la vraie protection et les sauvera de la perdition sociale ; il vous faut de l’amour56 ». En pleine Occupation, ces jeunes bénévoles, des hommes mais surtout des femmes, doivent parcourir Athènes à pied pour visiter les établissements où se trouvent les enfants en question. Cependant, leur statut de surveillant leur permet aussi de prendre part à la distribution de repas gratuits aux employés du MJ en cette période de famine. Les bénéfices matériels et immatériels des bénévoles changent avec le temps : à la survie succède l’aspiration à la mobilité sociale, la perspective d’adaptation professionnelle, le désir de prestige public etc. Ainsi, l’accent mis sur le

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« sacrifice » moralement récompensé légitime autant les anticipations et les buts des membres de la SPMA (ascension sociale, expansion des réseaux, acquisition de prestige, d’expérience professionnelle, etc.) que la sociabilité hiérarchisée en son sein, dictée par la conception et les conditions de sa création et de son fonctionnement. En deux mots, les bénévoles, cadres et membres de la SPMA, forgent leurs actions publiques et leur subjectivité collective davantage sur la base de la peine du sacrifice que du plaisir de coopérer à un but commun.

Conclusion

34 Au cours de la période étudiée, le corps et l’âme de la SPMA sont ses « bénévoles dévoué.e.s ». Organisé(e)s de manière hiérarchique, cadres et membres entreprennent maintes activités, interviennent dans l’espace public et forment des microcosmes de pouvoir. Plus la Société perd de secteurs de compétence – notamment la surveillance et la défense des mineurs – plus ses membres intensifient leurs actions publiques, en mettant en place des institutions (le foyer pour la protection des mineurs et le séminaire d’études sociales), en organisant des interventions publiques (les Semaines pour l’enfant dévoyé et les comités de quartier pour la protection des mineurs) ou en recueillant des sommes et en propageant son œuvre.

35 Ce n’est pas tout. La SPMA représente également une des formes qu’a prise la collaboration étroite entre les réseaux sociaux consacrés à la protection sociale des mineurs et les structures étatiques, des années trente jusqu’aux années soixante-dix. Ceci a deux dimensions. L’une concerne l’interprétation de ces rapports. Nous avons montré ici combien complexes sont ces rapports, et nous nous sommes ainsi ralliées aux critiques faites à leur approche dominante sous le prisme du clientélisme57. L’autre concerne la périodisation. Ici aussi, nous avons mis l’accent sur les continuités qui caractérisent cette longue période, comme le font d’autres chercheurs et contrairement aux approches qui font primer les événements politiques. Ces continuités concerneraient les propositions, les buts et les applications des responsables politiques de la protection sociale des mineurs oscillant constamment entre tradition et modernité, public et privé58.

36 Les membres du réseau social actif dès l’entre-deux-guerres autour de la question de la protection des enfants « dévoyés » ont dans ce laps de temps noué des rapports avec l’« État » sous ces formes typiques ou atypiques, collectives ou individuelles, se transformant avec le contexte politique et social. Dans ce sens, la SPMA constitue un paradoxe : quoique, conformément à son statut formel de 1943, elle incarne une version particulière de l’« État », elle revendique constamment l’autonomie de son action et s’appuie surtout sur le travail bénévole et sur les parrainages privés.

37 Les cadres de la SPMA organisent leurs rapports intérieurs et extérieurs et leurs interventions communes sur la base de conceptions culturelles d’affinité puisant aux notions de « sacrifice », d’« amour » et de « salut ». Dans le contexte particulier de la période, ces conceptions culturelles confèrent à la sociabilité qui y est produite un caractère hiérarchisé. En même temps, elles permettent aux « bénévoles dévoués » de la SPMA de faire reconnaître leur action publique, dont l’apogée coïncide avec la « panique morale » concernant la jeunesse des années cinquante. Au cours de la décennie suivante, période de modernisation fulgurante et de changements sociaux et culturels notables, dans le cadre d’une croissance inégale et de bouleversements

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politiques59, la SPMA perd sa place publique centrale : elle collabore alors avec les diverses associations philanthropiques en tant qu’« organisme semi-étatique », dont le statut et l’objet deviennent de plus en plus vagues.

NOTES

1. La recherche pour cet article a été cofinancée par l’Union européenne (fonds sociaux européens – ESF) et des fonds nationaux grecs par l’intermédiaire du programme opérationnel « Éducation et Apprentissage à Vie » du Cadre de référence stratégique national (NSRF) – programme de financement de recherche THALES.

2. À titre indicatif : PLATT Anthony, The Child Savers: The Invention of Delinquency, Chicago, The University of Chicago Press, 1969 ; DROUX Joëlle, « L’internationalisation de la protection de l’enfance : acteurs, concurrences et projets transnationaux (1900-1925) », Critique Internationale, 52, 2011, p. 17-33. 3. Voir notamment : LEONARDS Chris, “Border Crossings: Care and the ‘Criminal Child’ in Nineteenth Century European Penal Congresses”, COX Pamela et SHORE Heather (dir.), Becoming Delinquent: British and European Youth, 1650-1950, Aldershot, Ashgate, 2002, p. 105-121 ; THEODOROU Vassiliki – KARKATSANI Despoina, Building a future for the nation:a social history of child health welfare in Greece (1880-1940), Budapest – New York, Central European University Press, à paraître. 4. DROUX Joëlle, « Une contagion programmée : La circulation internationale du modèle des tribunaux pour mineurs dans l’espace transatlantique (1900-1940) », KALUSZYNSKI M. et alii (dir.), Les sciences du gouvernement : circulation(s), traduction(s), réception(s), Paris, Economica, 2013. 5. GARLAND David, Punishment and Welfare. A History of Penal Strategies, Aldershot, Gower, 1985, p. 206-210. 6. La bibliographie sur la délinquance juvénile et sa gestion est considérable et concerne plusieurs pays. Pour quelques références récentes et d’une envergure européenne : le numéro spécial de la Revue d’histoire de l’enfance “irrégulière”, 17, 2015, « Naissance et mutation de la justice des mineurs », PIERRE Éric et YVOREL Jean-Jacques (dir.) ; ELLIS Heather (dir.), Juvenile Delinquency and the Limits of Western Influence, 1850-2000, Londres, Palgrave Macmillan, 2014 ; COX Pamela et SHORE Heather (dir.), Becoming Delinquent… ; AVDELA Efi, « Νέοι εν κινδύνω ». Επιτήρηση, αναμόρφωση και δικαιοσύνη ανηλίκων μετά τον πόλεμο [Jeunes en danger. Surveillance, redressement et justice des mineurs après la guerre], Athènes, Polis, 2013, chap. 1. 7. PLATT, The Child Savers… ; BRADLEY Kate, “Juvenile Delinquency, the Juvenile Courts and the Settlement Movement 1908-1950: Basil Henriques and Toynbee Hall”, 20th Century British History, 19/2, 2008, p. 133-155 ; GETIS Victoria, The Juvenile Court and Progressives, Urbana, University of Illinois Press, 2000. 8. BRADLEY, “Juvenile Delinquency…”, ibid., p. 151.

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9. Pour des similitudes avec le cas français, YVOREL Jean-Jacques, « Naissance et mutation de la justice des mineurs », Revue d’histoire de l’enfance “irrégulière”, 17, 2015, p. 15-20. 10. Sur la question des termes, AVDELA Efi, “‘Corrupting and Uncontrollable Activities’: Moral Panic about Youth in Post-Civil-War Greece”, Journal of Contemporary History, 43/1, 2008, p. 25-44. Nous conservons ici les termes de nos sources en les plaçant entre guillemets. 11. AVDELA Efi, “Corrupting…”.

12. Pour la notion anthropologique de sociabilité : KUPER Adam (dir.), Conceptualizing Society, Londres & New York, Routledge, 1992 ; INGOLD Tim (dir.), Key Debates in Anthropology, Londres, Routledge, 1996 ; LONG Nicholas J. et MOORE Henrietta L. (dir.), Sociality: New Directions, New York & Oxford, Berghahn Books, 2013. Pour une approche historique: AVDELA Efi, «Εισαγωγή: Συλλογική δράση και παραγωγή δημόσιας κοινωνικότητας στην Ελλάδα του εικοστού αιώνα » [Introduction: Action collective et production de sociabilité publique dans la Grèce du vingtième siècle], AVDELA Efi, EXERTZOGLOU Haris, LYRINTZIS Christos (dir.), Μορφές δημόσιας κοινωνικότητας στην Ελλάδα του εικοστού αιώνα [Formes de sociabilité publique dans la Grèce du vingtième siècle], Réthymno, Université de Crète, 2015, p. 11-38, http://www.public-sociality.uoc.gr/en/ publication.html. 13. Pour l’histoire politique de la période: CLOGG Richard, A Concise History of Greece, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 ; LLEWELLYN SMITH Michael, Ionian Vision: Greece in Asia Minor 1919-1922, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1999.

14. GINOPOULOU Evanthia N., « Ανάγκη παιδικών δικαστηρίων » [Besoin de tribunaux pour enfants], Ο Αγώνας της Γυναίκας [La Lutte de la Femme], C/26, 1925 ; AVDELA, « Νέοι εν κινδύνω », chap. 1. 15. CLOGG, A Concise…, op. cit. 16. ΟΑγώνας της Γυναίκας, Α/9-10, 1924, p. 10; Β/16, 1925, p. 12; Β/18, 1925, p. 16; D/40, 1927, p. 10. Une association semblable est fondée un an plus tard à Syros, ce qui indique une intervention plus ou moins coordonnée : Archives nationales de l’État – Archives du département des Cyclades, Statuts: « Προστασία Κρατουμένων γυναικών και ανηλίκων » [Protection des femmes et des mineurs détenus], Hermoupolis, 1925, manuscrit. 17. Pour les organisations féministes de la période, les tribunaux pour mineurs constituent un champ important d’action publique et de potentielle activité professionnelle de femmes instruites. En témoignent les articles dans les revues Ο Αγώνας της Γυναίκας [Le Combat de la Femme] et Ελληνίς [Femme Grecque]. 18. Loi 2135/1939 « Sur le procès des crimes des mineurs », Journal Officiel 533, 08/12/1939, en grec. 19. Archive de la Société pour la protection des mineurs d’Athènes [dorénavant Archive SPMA], Comptes-rendus des séances du Conseil (11/05/1940-29/05/1945) [dorénavant CD 1940-1945], 16/05/1940. 20. Archives SPMA, CD 1940-1945, 11/08/1943. 21. Pour le contexte politique grec de l’après-guerre : SFIKAS Thanassis D. – CARABOTT Philippe (dir.), The Greek Civil War. Essays on a Conflict of Exceptionalism and Silences,

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Aldershot, Ashgate, 2004 ; CLOSE David H., Greece since 1945: A History, Londres & New York, Routledge, 2002. 22. Laura Lee DOWNS l’appelle « espace para-politique de protection sociale » (“‘And so we Transform a People’: Women’s Social Action and the Reconfiguration of Politics on the Right in France, 1934-1947”, Past and Present, 225/1, 2014, p. 187-225). En puisant dans SHARMA Aradhana-GUPTA Akhil, “Introduction: Rethinking Theories of the State in an Age of Globalization”, SHARMA Aradhana-GUPTA Akhil (dir.), The Anthropology of the State. A Reader, Oxford, Blackwell, 2006, p. 1-41, nous insistons ici sur son caractère politique. 23. Archives SPMA, CD 1940-1945, 17/04/1945. 24. Archives SPMA, Livre des Comptes rendus du CD 1958-1962 (dorénavant CD 1958-1962), 14/08/1959 ; Εταιρεία Προστασίας Ανηλίκων, Λογοδοσίαι της «Εταιρίας Προστασίας Ανηλίκων Αθηνών » 1946-1947, 1947-1948, [Société pour la protection des mineurs, Comptes-rendus de la « Société pour la protection des mineurs d’Athènes », 1946-1947, 1947-1948], Athènes 1948 ; GINOPOULOU Evanthia, Τα παιδικά δικαστήρια εις την Ελλάδα και ο σωφρονισμός των ανηλίκων [Les tribunaux pour enfants en Grèce et la correction des mineurs], Athènes, 1948. 25. Archives SPMA, passim. 26. Pour les surveillants des mineurs, AVDELA Efi, “Between Voluntary Workers and Public Servants: The Juvenile Probation Officers in Greece, 1954-1976”, DIALLA Ada- MARONITI Niki (dir.), State, Economy, Society (19th-20th centuries). Essays in Honor of Emeritus Professor George B. Dertilis, Athènes, Metaichmio, 2013, p. 27-53. 27. Selon Alan Kidd, l’emploi rémunéré constitue une distinction entre associations d’utilité publique et bureaucratie étatique. Or, notre exemple montre que ce critère n’est pas toujours pertinent. Alan Kidd, “Civil Society or the State?: Recent Approaches to the History of Voluntary Welfare”, Journal of Historical Sociology, 15/3, 2002, p. 328-341. 28. Pour un document rare sur le fonctionnement de la surveillance des mineurs, voir le compte-rendu manuscrit du Conseil des surveillants 1952-1953 [11/02/1952-26/05/1953] (dorénavant CS 1952-1953), collection privée. 29. À titre indicatif, Archives SPMA : CD 1940-1945, 28/03/1944 ; CD 1958-1962, 25/07/1959 ; Livre des Comptes rendus du CD 1951-1958 (dorénavant CD 1951-1958), 06/06/1958 respectivement. 30. Archives SPMA, CD 1940-1945, 27/04/1944 ; coupures de journaux. 31. Εταιρεία Προστασίας Ανηλίκων Κερκύρας 1951-1970, Ενημερωτικόν Δελτίον Νο 1 [Société de protection des mineurs de Corfou 1951-1970, Bulletin d’information n° 1], Corfou, 1970. Pour la très active SPM de Thessalonique voir AVDELA, «Νέοι εν κινδύνω », chap. 2 ; pour la SPM du Pirée, Archive SPMA, CD 1940-1945, 17/04/1945 et CD 1951-1958, 04/08/1953. 32. Pour le SSM, AVDELA Efi, “Between…”, op. cit. 33. Par exemple, Archives SPMA, CD 1951-1958, 25/09/1951. 34. Archives SPMA, CD 1940-1945, 20/11/1942 et 09/12/1942 ; CD 1951-1958, 21/03/1958 et 30/05/1954 ; passim.

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35. Pour le fonctionnement du foyer : Archives SPMA : CD 1951-1958, 09/06/1952, 09/06/1952, 18/08/1953 et 28/03/1957 ; Lambros G. Koromilas, «Η παιδική αλητεία » [Le vagabondage enfantin], Καθημερινή [Quotidien], 15/03/1949. Pour les graves problèmes avec l’intendant : Archives SPMA : CD 1951-1958, 25/09/1951, 26/10/1951, 07/11/1951, 09/11/1951, 07/12/1951, 23/05/1952, 28/06/1957, 15/07/1957, 25/10/1957, 01/11/1957, 30/11/1957, 20/12/1957, 06/06/1958. Pour l’occupation insuffisante des enfants: CS 1952-1953, 04/08/1952, 13/10/1952. 36. Archives SPMA : CD 1951-1958, 05/08/1955, 06/10/1956, 07/12/1956, 31/05/1957, 14/02/1958, 25/03/1958, 16/05/1958 ; Période 1967-1970. Livre des comptes-rendus des séances du conseil de direction (dorénavant CD 1967-1970), 16/11/1967, 30/11/1967, 13/01/1968, 25/01/1968 ; coupures de journaux : T. Drakos, « 600 παιδιά στο δρόμο. Έκλεισε ο Σταθμός της Εταιρείας Προστασίας Ανηλίκων » [600 enfants à la rue. Le foyer de la Société pour la protection des mineurs est fermée], Θησαυρός [Trésor], 27/08/1960. 37. Archives SPMA : CD 1951-1958, 18/04/1951, 25/11/1951, 14/06/1957, [;]/12/1958; CD 1958-1962, 13/02/1959, 05/02/1960, 24/06/1960 et 26/09/1962 ; coupures de journaux : Έθνος [Nation], 26/01/1965 ; Ελευθερία [Liberté], 04/04/1967 ; Βήμα [Marche], 28/03/1970 et 28/05/1971 ; Ελεύθερος Κόσμος [Monde libre], 28/03/1970. Aussi CS 1952-1953, 16/12/1952. 38. Sans reconnaissance officielle, l’École, où enseignent les cadres de la SPMA, n’a le droit d’accorder qu'un simple « certificat de réussite d’étude ». Archives SPMA : coupures de journaux : Έθνος [Nation], 03/10/1960 ; Ελευθερία [Liberté], 02/08/1961. Le premier CD de l’École est constitué de membres du CD de la SPMA. Archives SPMA : CD 1958-1962, 30/11/1960 et 08/05/1961 ; CD 1958-1962, 18/11/1960, 17/01/1962 et 02/11/1962. 39. Archives SPMA : CD 1958-1962, 02/02/1962, 14/02/1962, 14/03/1962, 11/05/1962, 06/06/1962, 05/07/1962. 40. Pour des dilemmes semblables auxquels doit faire face le Centre d’hygiène psychique durant la même période, Despo Kristotaki, Ψυχική Υγιεινή για Παιδιά και Νέους. Το Κέντρο Ψυχικής Υγιεινής και Ερευνών, 1956-1978 [Hygiène psychique pour enfants et jeunes. Le Centre d’hygiène psychique et de recherche, 1956-1978], Athènes, 2014. 41. Aspect d’un phénomène international, la « paniqu morale » concernant la jeunesse s’est cristallisée en Grèce sous la figure du « teddiboï », adolescent mâle insolent et harceleur, aux vêtements incongrus et passionné de rock et de cinéma. La fureur de la presse contre les « teddiboïdès », considérés comme l’un des effets pervers de l’européanisation du pays, aboutit au vote du décret législatif 4000/1959 « sur la répression de certains actes punissables », qui institue des peines plus sévères pour des méfaits commis par des mineurs – injures, insultes ou vols de voiture – quand « la manière, le moment et les circonstances générales [du dit acte] témoigne d’une insolence particulière du coupable et d’une provocation envers la société », Journal Officiel, 23, 31/10/1959, en grec. AVDELA, “‘Corrupting…”. 42. Archives de la SPMA : pour la première SED, CD 1951-1958, 23/03/1952 ; pour la seconde, CD 1951-1958, 07/06/1955. Une tentative avortée a été faite en 1954 : Archives de la SPMA, Livre des comptes-rendus des séances de la section D de la Société de protection des mineurs [3.12.1953-31.5.1956] (dorénavant SD 1953-1956), 27/05/1954.

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43. Les Bataillons de la garde nationale de défense étaient des corps armés anticommunistes formés, après la fin de la guerre civile, de villageois fidèles au gouvernement. 44. Archives de la SPMA : CD 1951-1958, 01/11/1957, 30/11/1957 et 20/12/1957 ; aussi Πρόγραμμα επισήμου ενάρξεως «Εβδομάδος Παραστρατημένου Παιδιού » [Programme de l’ouverture officielle de la Semaine de l’enfant dévoyé], CD 1951-1958, 27/12/1957 ; CD 1958-1962, 05/02/1960. 45. Archives de la SPMA : CD 1958-1962, 01/08/1958, 26/11/1958. Les cadres de la SPMA propagent eux-mêmes l’idée des comités en organisant des réunions dans plusieurs quartiers. Archives de la SPMA : CD 27/02/1959, 13/03/1959, 02/10/1959. Dans certains cas c’est la police locale qui prend l’initiative de motiver les résidents afin qu’ils organisent un tel comité : Archives de la SPMA : CD 1958-1962, 02/02/1960. 46. Archives de la SPMA, coupures de journaux : « Δολοφόνοι από συνθήκη; Μία κοινωνική έρευνα του συνεργάτου μας κ. Δ. Πουλαντζά » [Assassins par convention ? Une étude sociologique de notre collaborateur M. D. Poulantzas], Νέα Αττικοβιωτίας [Nouvelles d’Attique et Béotie], 21/04/1960 ; G. T., « Οι συνοικιακές επιτροπές προστασίας ανηλίκων » [Les comités de quartier pour la protection des mineurs], Ταχυδρόμος [Postier], 05/06/1958. 47. Archives SPMA, coupures de journaux : K. Kostopoulos, « Επιτροπή Προστασίας Ανηλίκων » [comité de protection des mineurs], Πρόοδος (Παλαιού Φαλήρου) [Progrès (de Palaio Faliro)], 15/08/1960 et [?]/10/1960. 48. Archives SPMA, CD 1958-1962, 06/05/1960. 49. « Δολοφόνοι… » ; aussi l’interview de la présidente de la SPMA, Anna Alevra, accordée au journaliste Théodoros Drakos, « Δια την πρόληψιν της εγκληματικότητος. Επιτροπαί προστασίας των ανηλίκων εις όλας τας συνοικίας των Αθηνών. Επίλεκτοι Αθηναίοι θα παρακολουθούν το παιδί εις την εξωσχολικήν του ζωήν. Το πρώτον παράρτημα εις το Χαλάνδρι » [Pour la prévention de la criminalité. Comités de protection des mineurs dans tous les quartiers d’Athènes. Des Athéniens d’élite surveilleront l’enfant dans sa vie extra-scolaire. La première annexe à Halandri], Ακρόπολις [Acropolis], 24/04/1958. 50. Archive SPMA : CD 1940-1945, 18/08/1941, 29/12/1941, 09/01/1942 ; CD 1951-1958, 07/03/1952, 13/07/1953, 18/08/1953 et 24/10/1953 ; CD 1958-1962, 13/02/1959, 16/03/1960, 23/09/1960 et 17/12/1961 ; aussi CS 1952-1953, 16/12/1952.

51. BAKALAKI Alexandra, « Η συμπαράσταση στους φτωχούς ως διαπαιδαγώγηση και θεραπεία » [Le secours aux pauvres en tant qu’enseignement et thérapie], ROZAKOU Katerina et GARA Eleni (dir.), Ελληνικά παράδοξα: Πατρωνία, κοινωνία πολιτών και βία [Des paradoxes grecs : patronage, société civile et violence], Athènes, Alexandreia, 2013, p. 270. 52. À titre indicatif : Archives de la SPMA: CD 1951-1958, 10/10/1951, 12/10/1953 ; CD 1967-1970, 08/02/1968. 53. Respectivement : Archives de la SPMA: CD 1940-1945, 11/05/1940 ; Εταιρεία Προστασίας Ανηλίκων, Λογοδοσίαι της « Εταιρίας Προστασίας Ανηλίκων Αθηνών » 1946-1947, 1947-1948 [Société pour la protection des mineurs, Rapports de la Société pour la protection des mineurs d’Athènes 1946-1947, 1947-1948], Athènes, 1948, p. 8, 10-11 ; Société Médicale d’Athènes, Πρακτικά Συνεδρίου Προστασίας Παιδιού [Comptes-rendus de

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la Conférence sur la protection de l’enfant], Athènes, 1947, p. 492-493, intervention de E. Ginopoulou. 54. Pour l’amour désintéressé, ses références et les formes de sociabilités auxquelles il est lié dans différents contextes historiques, THÉODOROU Vasso, « Ερμηνευτικές προσεγγίσεις της φιλανθρωπίας. Από τον κοινωνικό έλεγχο στην αμοιβαιότητα » [Approches interprétatives de la philanthropie. Du contrôle social à la réciprocité], Mnimon, 25, 2003, p. 171-184 ; VASSILIADOU Dimitra, « Στενές σχέσεις: οικιακοί δεσμοί και συναισθήματα στην αστική Ελλάδα, 1850-1930 » [Rapports intimes : liens et sentiments domestiques dans l’Athènes urbaine, 1850-1930], Thèse de doctorat, département d’histoire et d’archéologie, université de Crète, Réthymnon, 2015 ; et ROZAKOU Katerina, « Οι πολιτικές του δώρου: Κοινωνικές και πολιτισμικές διαστάσεις της εθελοντικής εργασίας με πρόσφυγες » [Les politiques du don : aspects sociaux et culturels du travail de bénévolat avec des réfugiés], yhèse de doctorat, département d’anthropologie sociale et d’histoire, université de (la Mer) l’Égée, Mytilène, 2007. 55. Pour les rapports entre amour, sacrifice parental et discours religieux dans la correspondance familiale au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, VASSILIADOU, « Στενές σχέσεις… ». Pour une approche anthropologique des sentiments au sein de la famille grecque où l’idiome du sacrifice, de la douleur et du fardeau est important pour la place des femmes : DUBISCH Jill, In a Different Place: Pilgrimage, Gender and Politics at a Greek Island Shrine, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 214-215. 56. Archive de la SPMA, CD 1940-1945, 06/03/1943. 57. Le clientélisme a constitué pendant longtemps le motif interprétatif dominant en ce qui concerne le fonctionnement de la politique et de l’État grec. Pour des approches critiques : PAPATAXIARCHIS Evthymios, « Εισαγωγή: Πολιτική και αγροτικός σχηματισμός στη νεοελληνική κοινωνία » [Introduction: Politique et formation agricole dans la société grecque moderne] ; KOMNINOU Maria – PAPATAXIARCHIS Evthymios (dir.), Κοινότητα, κοινωνία και ιδεολογία. Ο Κωνσταντίνος Καραβίδας και η προβληματική των κοινωνικών επιστημών [Communauté, société et idéologie. Konstandinos Karavidas et la problématique des sciences sociales], Athènes, Papazisis, 1990, p. 135-169 ; SOTIROPOULOS Dimitris A., « Πελατειακές σχέσεις και νέες μορφές πολιτικής συμμετοχής: μια δύσκολη συμβίωση » [Rapports clientélistes et nouvelles formes de participation politique: une cohabitation difficile], ROZAKOU Katerina – GARA Eleni (dir.), Ελληνικά παράδοξα…, p. 145-172. 58. Pour la continuité de la période des années vingt aux années soixante en ce qui concerne la protection sociale des enfants et des jeunes, DOWNS Laura Lee, “‘And so we Transform a People’” et “What future for social protection in France? The case of the ‘colonies de vacances’”, communication au colloque international “Forms of Public Sociality: Collective Action, Collective Subjectivities and the State in the Twentieth Century”, université de Crète, Réthymno, 08-09/05/2015, http://public- sociality.uoc.gr/texts_conference/Laurra%20Lee%20Downs.pdf (dernier accès 28/07/2015) et THÉODOROU Vasso, « Μεταβαλλόμενα πλαίσια συνάφειας μεταξύ εθελοντών, ειδικών και κράτους: το παράδειγμα του Πατριωτικού Ιδρύματος Προστασίας του Παιδιού » [Cadres d’affinités changeants entre bénévoles, spécialistes/experts et État : le cas de l’Institution patriotique pour la protection de l’enfant], AVDELA, EXERTZOGLOU, LYRINTZIS (dir.), Μορφές….

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59. Pour ces transformations, CLOSE, Greece… ; AVDELA Efi, “Emotions on Trial: Judging Crimes of Honour in Post-Civil-War Greece”, Crime Histoire & Société / Crime, History & Societies, 10/2, 2006, p. 33-52 ; AVDELA Efi, “Making Sense of ‘Hideous Crimes’: Homicide and the Cultural Reordering of Gendered Sociality in Post-Civil-War Greece” ; AVDELA Efi, D’CRUZE Shani, ROWBOTHAM Judith (dir.), Problems of Crime and Violence in Europe, 1780-2000: Essays in Criminal Justice, Levinston, ΝΥ, The Edwin Mellen Press, 2010, p. 281-310.

RÉSUMÉS

À travers le cas de la Société pour la protection des mineurs d’Athènes (SPMA, 1943), partie prenante du mécanisme de la justice des mineurs, l’article examine le rôle des bénévoles dans l’économie mixte de protection sociale de l’après-guerre. Il retrace la constitution d’un réseau social sur la question de la déviance juvénile dès l’entre-deux-guerres, ses relations changeantes avec l’État et les circonstances qui ont conduit à la création de la SPMA. Entité publique relevant du ministère de la Justice, rassemblant surtout des bénévoles et s’aidant de parrainages privés, la SPMA entreprend des actions collectives dans le but de consolider sa position dominante dans le champ de la protection sociale des enfants « dévoyés ». Sur la base de notions de sacrifice et d’abnégation, ses cadres organisent leurs actions publiques et leurs rapports tant en son sein qu’avec les autres corps et organismes qui œuvrent dans le même champ de protection sociale, tout en produisant une socialité hiérarchique.

The article presents the role of volunteers in the post-war mixed economy of welfare as demonstrated by the Society for the Protection of Minors of Athens (SPMA, 1943), part of the mechanism of juvenile justice. It traces the interwar social networks that highlighted the issue of ‘strayed’ youth, and their changing relationships with the state in the different political and social conditions that led to the foundation of the SPMA. A legal entity governed by , staffed by volunteers and funded mainly by private grants, the SPMA developed collective actions aiming at consolidating its position in the field of social protection of ‘strayed’ youth. Its cadres drew on traditional and widely dispersed cultural concepts of the time, namely the concepts of ‘sacrifice’, ‘protection’, and ‘salvation’, in order to organise the Society’s collective action and social relationships, producing hierarchical sociality.

INDEX

Keywords : society for the protection of minors of Athens, Greece, volunteers, post-war period, juvenile justice Mots-clés : société pour la protection des mineurs d’Athènes, Grèce, bénévoles, après-guerre, justice des mineurs

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AUTEURS

EFI AVDELA Efi Avdela est professeure d’histoire contemporaine du département d’histoire et archéologie de l’université de Crète. Ses travaux les plus récents portent sur l’histoire sociale et culturelle de l’après-guerre et plus particulièrement sur la violence interpersonnelle, les mécanismes de régulation de la jeunesse et la justice des mineurs.

DIMITRA VASSILIADOU Dimitra Vassiliadouest docteur en histoire contemporaine, diplômée du département d’histoire et archéologie de l’université de Crète. Sa thèse porte sur les cultures émotionnelles de familles bourgeoises d’Athènes de la fin du dix-neuvième au début du vingtième siècle, à travers la correspondance privée.

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Compte rendus d'ouvrages et actualité bibliographique

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Compte rendus d'ouvrages et actualité bibliographique

Comptes rendus

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Empire’s Children. Child Emigration, Welfare, and the Decline of the British World, 1869-1967

Laurent Besse

RÉFÉRENCE

Cambridge, Cambridge University Press, 2014, 302 p., ISBN-13 : 978-1107041387

1 Les lecteurs de la RHEI ont pu découvrir les travaux d’Ellen Boucher grâce à son article « Enfance et race dans l'Empire britannique1 », consacré aux migrations vers la Rhodésie du Sud de la fin des années 1930 aux années 1950. Empire’s Children replace cet épisode dans l’histoire des migrations d’enfants pauvres vers les colonies britanniques de la fin de l’ère victorienne aux années 1960, phénomène considérable puisqu’il concerna plus de 80 000 enfants pour le seul Canada entre 1867 et 1914, auxquels s’ajoutèrent des milliers supplémentaires vers les autres dominions par la suite. Cette histoire s’insère elle-même dans une tendance lourde de l’histoire du Royaume-Uni au XIXe siècle : les Britanniques furent « a people on the move » (p. 27), l’année 1913 connaissant même 400 000 départs – ce qui contraste avec l’immobilité des Français. Si les États-Unis constituèrent une destination privilégiée, les colonies de peuplement (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud) attiraient au tournant du XXe siècle de nombreux migrants et formaient un ensemble de plus de 24 millions d’âmes. Ces territoires se distinguaient du reste de l’Empire par leur peuplement majoritairement blanc et leur mode de mise en valeur théoriquement plus proche de la mère-patrie que celles des autres territoires conquis.

2 L’une des grandes forces de l’ouvrage est de faire se croiser de manière permanente plusieurs thématiques. La plus évidente est le lien entre le projet impérial et les dispositifs de prise en charge de l’enfance : l’Empire était pensé comme un lieu de salut

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pour les plus pauvres des Britanniques, grâce aux dominions, la « Greater Britain » (« plus Grande Bretagne ») devenant « a Better Britain », un territoire-frère mais sans les défauts de la métropole, en particulier parce qu’il était supposé être plus ouvert à la mobilité sociale. Mais au-delà, l’ouvrage participe à l’étude de la Britishness, la « britannité », de sa dilution à l’époque de la plus Grande Bretagne à sa reconfiguration postcoloniale. La perspective est résolument internationale, à l’échelle du monde britannique. Pour un lecteur français, cette dimension est sans doute la plus stimulante, d’autant plus qu’elle est mise en lien avec les conceptions raciales (whiteness, la « blanchité ») mais également avec les barrières de classes. L’environnement ouvert des dominions est-il de nature à transformer des enfants meurtris par une origine inférieure et une enfance perturbée en avant-garde d’une britannité régénérée, comme on l’espère au début du XXe siècle ? Ou les traumatismes de l’enfance ne risquent-ils pas d’en faire des hommes incapables de tenir leur rang dans la hiérarchie raciale, au moment où celle-ci paraît davantage menacée, comme dans la Rhodésie du Sud à partir des années 1930 ? Ces débats recoupent nécessairement les visions de l’enfance, que celles-ci relèvent d’une conception qui met l’accent sur l’environnement – une sorte de fonctionnalisme spontané qui s’impose à la fin du XIXe siècle par opposition aux conceptions héréditaires, ou qu’elles se réfèrent à la psychologie scientifique de l’enfance qui naît dans les années 1930. Aucune n’échappe aux impératifs politiques sociaux, nous montre Ellen Boucher, qui rappelle que les visions de l’enfance cristallisèrent une part des autoreprésentations des différentes nations européennes depuis le XIXe siècle.

3 L’auteure a également la volonté d’aborder cette histoire à hauteur d’homme et d’enfant : il s’agit de comprendre comment cette émigration a été promue et organisée par les philanthropes et les agents gouvernementaux mais également comment elle a été vécue par les premiers intéressés. D’où le choix de faire débuter chaque chapitre par le récit d’une expérience individuelle, rapportée par l’un des témoins que l’auteur a rencontrés. Les critères qui ont présidé au tri des témoignages ne sont pas explicités mais il nous semble que l’auteure a délibérément opté pour une vision la plus ouverte et la plus diverse possible, refusant tout discours unifiant et bien entendu toute perspective doloriste des vies de ces enfants migrants, qui ne se considérèrent pas tous comme des victimes. L’ouvrage se veut donc une contribution à l’histoire des subjectivités (p. 21). L’une des dimensions qu’Ellen Boucher entend mettre en avant est en effet celle des recompositions des identités, tant pour les individus que les groupes, abordée à travers la persistance d’une mémoire qui se reconstruit sans cesse après la fin de l’Empire.

4 En dépit de quelques tentatives antérieures isolées, l’émigration d’enfants pauvres ne commence qu’en 1869 par des départs systématiques vers le Canada. Ils sont pour l’auteur le produit d’un contexte idéologique et économique nouveau : la montée d’une conception de la pauvreté, qui met l’accent sur l’influence du milieu, favorise l’idée que les enfants socialement défavorisés pouvaient commencer une nouvelle vie outremer et, en s’établissant comme fermiers indépendants, parvenir à un degré de respectabilité acceptable. Chaque enfant contenait en lui « les graines de la grandeur ». Il ne demandait qu’un sol adapté pour s’épanouir pour reprendre les images alors présentes (p. 42-43). La dimension rurale de l’Empire ajoutait un élément supplémentaire car elle permettait une véritable régénération, en permettant de rompre avec une urbanisation responsable de beaucoup de maux selon des Anglais toujours nostalgiques d’une

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ruralité préindustrielle (p. 58-62). La plupart des enfants placés ne sont pas des orphelins au sens strict mais des enfants retirés à leur famille ou placés parce que leurs familles ne parvenaient plus à leur assurer le minimum vital. Aussi, le départ vers l’outremer semble-t-il avoir été envisagé par les parents comme une solution de survie parmi d’autres, face à l’extrême dureté de leur existence. La possibilité attestée de maintenir des liens avec leur enfant permet de comprendre le consentement des familles et le succès de cette formule. Pour les associations philanthropiques, le succès de la solution migratoire tient aussi à sa rationalité financière : il est bien plus rentable pour « Doctor Barnado’s Homes » d’envoyer des enfants outremer que de les élever dans une de ses institutions de métropole (p. 43)2.

5 L’essor des migrations d’enfants est encouragé après-guerre par les aides du gouvernement qui relaie la philanthropie religieuse privée, d’autant plus que les craintes liées à la démographie de l’Empire se font jour : on redoute le déclin tant en nombre qu’en qualité, en raison de l’abondance de « mauvais » migrants non-anglo- saxons. Ces préoccupations rejoignent l’hygiénisme en vogue dans les milieux de la protection de l’enfance. On favorise l’établissement de fermiers dans les dominions grâce à un nouveau modèle d’établissement pour enfants, la ferme-école conçue par Fairbridge, fondateur de la Child Emigration Society en 1908 (p. 63-68). Un établissement- modèle a été créé à Pinjarra, dans le sud-ouest de l’Australie, qui va devenir une destination privilégiée car en 1925 le gouvernement canadien déclare l’arrêt de l’immigration d’enfants venus de métropole. Westminster nourrissait des craintes quant à l’exploitation des enfants au Canada où ils risquaient d’être privés de leurs droits à l’éducation, au moment où cette question prenait de l’importance en métropole. Mais ce sont finalement les craintes canadiennes qui expliquent la fin du flux : la montée de préoccupations eugénistes jointes au nationalisme canadien nourrissait des craintes quant à la qualité des enfants envoyés (p. 87-91). L’heure n’était plus celle où la qualité de Britannique suffisait à garantir l’entrée dans la société canadienne, ce qui atteste des recompositions en cours dans l’espace britannique. L’Australie, quant à elle, souhaite des migrants surtout s’ils s’installent dans des campagnes que fuit sa population au profit des villes. Elle devient la destination privilégiée grâce aux écoles agricoles qui marquent également une rupture par rapport au placement dans des familles qui prévalait jusqu’alors. À Pinjarra, étudiée en détail, il s’agit de fabriquer des Australiens, des vrais qu’on endurcit à la vie du bush (p. 106-108), grâce à un mode de vie inspiré par l’armée et des travaux agricoles très durs (p. 111-113), avec une différenciation de genre (boxe pour les garçons, travaux d’ pour les filles, photographies p. 114-116). La dimension domestique et totale des homes d’enfants est bien mise en valeur par l’auteure : la vie collective apparaît comme un vecteur majeur d’acculturation. La scolarisation apparaît limitée et met l’accent sur une australianité dans la britannité. Les anciens élèves interrogés regrettent l’absence de poursuite d’études, même pour les bons élèves : la priorité constante était l’établissement de fermiers, et non pas l’éducation.

6 Les besoins de l’Australie en fermiers n’empêchent toutefois pas le pays de se montrer de plus en regardant sur les enfants envoyés depuis la mère-patrie. La psychologie va servir ici d’outil d’autant plus utile qu’elle est maniable car encore peu répandue dans les milieux concernés (p. 131-133). Elle donne d’abord une coloration scientifique à des jugements à caractère moral, visant les enfants souffrant de « désordre moral » ou « d’immoralité » – dans ce cas surtout des jeunes filles souvent enceintes. Des « rapatriements » sont organisés, d’abord pour les jeunes filles qui constituent une

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menace plus grave que les garçons. Puis le QI est utilisé comme une manière d’écarter ceux qui sont suspectés de ne pas être assez racialement « conformes » pour pouvoir intégrer l’Australie. Il ne s’agit plus seulement ici de distinguer entre les Anglo-Saxons et les autres Européens mais d’opérer des distinctions au sein même des Britanniques, ce qui traduit l’émergence d’un nationalisme à caractère racial spécifique3. Si la seconde guerre mondiale interrompt les transferts d’enfants vers les dominions, ils reprennent de plus belle dans l’après-guerre, d’autant plus que l’idée d’Empire a été revivifiée. Le faible nombre d’orphelins ne permet toutefois pas de répondre à la demande australienne. En Grande-Bretagne, les conceptions de la prise en charge des politiques sociales ne sont pas bouleversées dans un premier temps. Les études sur les évacuations d’enfants en Angleterre – qui ont marqué l’opinion4 – soulignent certes l’importance des liens familiaux mais les acteurs de la protection de l’enfance n’en tirent pas des conclusions hostiles au placement en institution. Selon eux, il suffit simplement de donner un aspect familial aux structures de placement. C’est du milieu des années 1950 qu’Ellen Boucher date le déclin irrémédiable des migrations d’enfants, après la publication en 1953 du livre grand public de John Bowlby, Child Care and the Growth of Love, qui vulgarise les notions d’attachement et constitue un argumentaire en faveur du maintien des enfants au sein de la famille (p. 183-184). L’effet est rapide : les différents acteurs britanniques de la protection sociale se convertissent aux valeurs de l’attachement familial et ne peuvent désormais plus accepter l’envoi outremer d’enfants. Sans jamais que le gouvernement britannique n’y mette officiellement un terme, le flux des migrations décline fortement jusqu’à ce qu’en 1967 Barnardo’s cesse définitivement une pratique presque centenaire. Mais les autorités australiennes restent dans un premier temps imperméables à ces conceptions et vont défendre l’idée d’une prise en charge de l’enfance spécifique adaptée aux (rudes) mœurs australiennes : « les migrations d’enfants, projet qui avait été initié pour affirmer l’unité de l’Empire, devient en fin de compte un projet qui sert à affirmer la souveraineté culturelle et politique de la nation australienne » (p. 194). Ce que confirme l’étude comparée des « enfances au crépuscule de l’Empire ». Dans un ultime chapitre, l’auteure dresse à partir des souvenirs des anciens petits migrants envoyés outremer un tableau comparatif de l’éducation à l’australienne et à la rhodésienne, sur fond de différenciation générale avec une métropole, éloignée par la distance et désormais par les contextes idéologiques et sociaux. Ironiquement, si l’on peut dire, l’une des angoisses des dernières associations pratiquant encore l’envoi d’enfants est d’écarter des éléments qui seraient impurs, non plus parce qu’ils seraient trop « underclass » mais parce qu’ils appartiennent à la catégorie « colored », car d’origine immigrée récente dans une Grande-Bretagne qui commence à accueillir des migrants venus des Caraïbes ou d’Inde (p. 203-204). L’utilisation des témoignages livre des éléments intéressants sur la vie dans les écoles agricoles et permet à l’auteure de dresser un tableau convaincant d’une éducation qui ambitionne toujours, côté australien de faire de solides travailleurs ruraux et en Rhodésie de former des hommes et des femmes capables de tenir leur rôle de maîtres blancs dans un pays peuplé majoritairement de Noirs. Reste que l’utilisation d’exemples, même menée comme ici avec beaucoup de précautions, soulève toujours la question de leur représentativité. On peut toujours également se demander s’ils ne servent pas à illustrer simplement des phénomènes d’une beaucoup plus grande ampleur que ceux pour lesquels ils sont convoqués. Ce sentiment est particulièrement net à propos de la conclusion consacrée au sentiment d’appartenance dans les sociétés post-impériales : les anciens enfants transportés puis rapatriés après les indépendances

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constituent peut-être un exemple extrême d’individus devant composer avec des identités multiples, ne se sentant ni britanniques dans un Royaume-Uni qui a évacué la dimension impériale de son identité, ni nationaux d’un pays qui n’a plus rien à voir avec celui qu’ils ont pu connaître (le Zimbabwe qui a succédé à la Rhodésie). Mais il nous semble que des entretiens avec des Pieds-noirs ou même avec des expatriés français qui ont passé la plus grande partie de leur vie outremer produiraient des résultats assez similaires. Cette remarque n’enlève rien au très grand intérêt de l’ouvrage.

NOTES

1. BOUCHER E., « Enfance et race dans l’Empire britannique », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 14, 2012, p. 64-94. 2. L’auteur évoque rapidement, car ce n’est pas son objet, le succès des représentations de l’enfant-migrant dans la culture populaire. Voir à ce sujet le compte-rendu de SWAIN S., HILLET M., Child, Nation, Race and Empire. Child Rescue Discourse, England, Canada and Australia, 1850-1915, Manchester, Manchester University Press, 2010, par Amélie NUQ, Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 17, 2015, p. 228-230. 3. Pour le cas de la Rhodésie du Sud traité dans le livre nous renvoyons à l’article publié dans la Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » : BOUCHER E., « Enfance et race… », art. cit. 4. DOWNS L. L., « Les évacuations d’enfants en France et en Grande-Bretagne (1939-1940) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 66e année, no 2, 2011, p. 413-448.

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Les éducateurs spécialisés : naissance d’une profession

Sophie Victorien

RÉFÉRENCE

Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « Histoire », 337 p., ISBN : 978-2-7535-2775-1

1 L’ouvrage de Samuel Boussion est une version remaniée de la première partie de sa thèse d’histoire soutenue en décembre 2007, à l’université d’Angers, sous la direction de Jacques-Guy Petit et co-encadrée par Éric Pierre. Son étude s’intéresse au processus de professionnalisation des éducateurs spécialisés en retraçant les débuts de l’Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés (ANEJI), pendant longtemps principale association professionnelle dans le secteur de la rééducation des mineurs.

2 L’ANEJI est en effet née en 1947 afin de regrouper les éducateurs des secteurs public et privé. Elle se veut un lieu d’échanges mais s’engage aussi très tôt, notamment dans le combat pour obtenir un statut, dans le placement des éducateurs, la formation, et tente d’influer les politiques publiques. Le cœur de ce travail repose, comme le souligne l’auteur, sur l’histoire d’un « acteur collectif dont il s’agit de déterminer les scansions depuis son émergence » (p. 18). Samuel Boussion souhaite ainsi appréhender au mieux l’ensemble de la profession et retrouver les individus derrière le collectif par le biais notamment de biographies individuelles et collectives.

3 1958 borne l’autre extrémité de ce travail. Cette année correspond à la signature des accords de travail collectifs entre l’ANEJI et les ARSEA (associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence), créées en 1943, pour coordonner les établissements dans chacune des régions. Le 16 mars 1958 correspond dès lors à une étape importante dans la structuration du champ de l’éducation spécialisée avant la fameuse convention nationale de 1966.

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4 Certes Samuel Boussion a cantonné son travail à une période relativement courte mais riche en événements et déterminante quant à l’évolution et à la structuration de la profession. La bibliographie à la fin de l’ouvrage, enrichie des publications les plus récentes, témoigne de l’intense activité de ce champ de recherche, même si plusieurs éléments restent encore à défricher.

5 L’auteur s’est appuyé sur des témoignages, une quinzaine d’entretiens, des récits autobiographiques, les principales revues professionnelles – dont Liaisons, bulletin de l’ANEJI lancé en 1951 –, des brochures et sur les archives principalement du CNAHES (Conservatoire national des archives et de l’histoire de l’éducation spécialisée et de l’action sociale) dont l’intérêt des fonds documentaires n’est plus à démontrer. D’ailleurs permettons-nous un petit regret : quelques reproductions d’archives et d’images auraient été les bienvenues non pour simplement illustrer l’ouvrage mais pour aller davantage à la rencontre de ce groupe professionnel et de ses pratiques.

6 L’introduction de l’ouvrage montre à la fois la nécessité et les difficultés de se pencher sur l’histoire des éducateurs spécialisés. Samuel Boussion explique en effet que les éducateurs spécialisés échappent aux tentatives d’unification. Cette situation est la conséquence de la superposition des champs d’intervention (handicap, protection de l’enfance, prévention, etc.), de la variété des institutions, des employeurs (associations, collectivités, État) d’où des questionnements identitaires récurrents imputables également au flou qui entoure la fonction. De plus, « immanquablement, quand se pose la question de l’histoire des éducateurs spécialisés, vient la recherche éperdue des origines, comme une quête de sens » (p. 15) avec les risques d’anachronismes que cela comporte.

7 Samuel Boussion précise d’emblée qu’avant les années 1940 les éducateurs spécialisés n’existent que sur le papier dans quelques institutions modèles. Il souhaite ainsi déconstruire ce « roman des origines », le mythe de l’aventure de quelques hommes entrés dans la profession au début des années 1940 et qui structure la mémoire de ce groupe professionnel. Michel Chauvière insistait également sur les principales difficultés guettant le sociologue s’aventurant dans la sociologie historique du travail et notamment : « Le poids particulier d’une profession ou d’un secteur d’activité à l’autre, de l’historique ou “roman social des origines”. C’est toujours une histoire positive, une belle histoire qui est racontée, hagiographique pour les époques les plus reculées, légendaire quant aux initiatives pionnières, et volontiers fonctionnaliste jusqu’à l’actualité. Le secteur dit de l’Enfance inadaptée, connu aussi par le travail social de rééducation qui s’y déploie, et les éducateurs qui trouvent à s’y embaucher, n’échappe pas à ces représentations idéalistes de l’histoire1. »

8 L’ouvrage de Samuel Boussion est divisé en cinq chapitres permettant de suivre pas à pas l’évolution de l’ANEJI et par là même ce groupe professionnel en devenir. Dans le premier chapitre intitulé « La lente émergence de l’éducateur », l’auteur s’attache à revenir sur le contexte, les prémices et les initiatives pionnières dans le champ de l’enfance en difficulté. Il distingue trois périodes dans la progressive installation du métier d’éducateur. Les années 1920-1930 où l’émergence de l’idée d’accueil, d’observation et de triage favorise l’idée de personnel nouveau, le début des années 1940 avec l’arrivée timide des « chefs éducateurs » dans le contexte du Régime de Vichy et les années 1944-1947 marquées par la progressive prise d’autonomie des éducateurs à l’égard des assistantes sociales, autonomie concrétisée par la création de l’ANEJI (p. 24). L’auteur part ensuite « À la recherche d’un modèle professionnel ». C’est

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l’occasion de revenir sur le cadre de travail des éducateurs des années d’après-guerre. L’internat domine et suppose un emploi du temps très réglementé où « dans l’ensemble, toutes les activités quotidiennes doivent participer à la formation d’un esprit collectif » (p. 93). Il s’agit également d’impulser un « esprit de famille » notamment par l’embauche de couples d’éducateurs dont certains ont marqué de leurs empreintes quelques établissements. Toutefois, les éducateurs et les éducatrices se présentent encore comme un groupe professionnel hétérogène malgré les expériences communes de la guerre, de la formation et des années pionnières. L’ANEJI réussit cependant à regrouper ces hommes – majoritaires – et ces femmes aux profils et aux aspirations parfois bien différents.

9 Dans le chapitre 3 « L’ANEJI ou l’esprit de corps », Samuel Boussion identifie les années 1950 comme un moment de consolidation de la profession dont témoigne la constitution de l’ANEJI. Les éducateurs dits spécialisés font partie désormais du paysage, pour reprendre les termes de l’auteur, aux côtés des magistrats, des psychologues et des psychiatres. Répondant à un besoin impérieux d’union des éducateurs – comme le souligne Henri Joubrel en 1949 –, l’ANEJI – qui organise notamment le service de placement des éducateurs et se charge de défendre l’image et le statut des éducateurs – se présente comme une association marquée par la convivialité et la fraternité dont témoigne entre autres son bulletin national Liaisons, publié à partir de 1951 (p. 134). Son activité dépasse toutefois les frontières puisqu’elle s’ouvre sur le plan international en favorisant les voyages et les échanges des professionnels afin de découvrir les expériences étrangères. C’est dans ce contexte que naît en 1951 l’AIEJI (Association internationale des éducateurs de jeunes inadaptés). De même, originellement constituée autour des éducateurs et directeurs d’établissements pour enfants pour la plupart placés par voie judiciaire, l’ANEJI s’ouvre peu à peu aux éducateurs de déficients physiques et mentaux assez « méconnus de leurs camarades » (p. 188) dont le but est de sortir de leur isolement et d’accéder à une meilleure formation. Le chapitre suivant, « La profession contre les écoles », montre d’ailleurs combien la question de la formation soulève des débats où s’affrontent des logiques de professionnalisation portées par des valeurs parfois divergentes jusqu’à opposer les éducateurs de terrain aux écoles. Il faudra attendre ainsi près de vingt ans entre le dépôt du premier projet de loi en 1948 et le décret du 22 février 1967 instituant le diplôme d’État d’éducateur spécialisé. Toutefois, la formation des éducateurs où la psychologie tient de plus en plus de place leur permet d’accéder au statut de véritables « techniciens des relations humaines ». Le dernier chapitre, intitulé « Salaire et dévouement », clôt l’ouvrage de Samuel Boussion. Il s’intéresse au statut et au processus de professionnalisation des éducateurs et à la signature des accords de travail en 1958. L’ANEJI aura joué ici un rôle déterminant dans la construction de l’identité, la structuration et la reconnaissance de ce groupe professionnel longtemps marqué par l’instabilité.

10 En conclusion, l’ouvrage tout à fait passionnant de Samuel Boussion saura intéresser non seulement les chercheurs, entre autres par le renouvellement de son approche et des questionnements, mais aussi les « éducateurs spécialisés d’hier et d’aujourd’hui ». Car s’il est consacré aux débuts de l’ANEJI, ce livre trouvera une résonance certaine dans les questionnements qui agitent régulièrement cette profession en revisitant cette « histoire des origines ». Il rend ainsi un très bel hommage à la mémoire de Françoise Tétard.

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NOTES

1. CHAUVIÈRE Michel, « L’inscription historique du travail social. L’exemple du secteur de l’enfance inadaptée », Déviance et société, vol. 3, n° 4, 1979, p. 323.

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L’œuvre de secours aux enfants et les populations juives au xxe siècle

Dominique Dessertine

RÉFÉRENCE

Paris, Armand Colin, collection « Recherches », 317 p., ISBN : 978-2-200-28546-3

1 Depuis les années 1980, l’OSE (Œuvre de secours aux enfants) est sortie de l’ombre historiographique et n’a cessé de susciter des travaux1, longtemps centrés sur son action auprès des enfants de la Shoah2. L’ambition de cet ouvrage est de remonter aux origines mêmes de l’œuvre dans la Russie de 1912 et d’étendre ses investigations bien au-delà de la seule Europe, dans une histoire transnationale qui court de l’Ukraine aux États-Unis, en passant par la Pologne, l’Allemagne, la Suisse, la France et l’Afrique du Nord. Il est issu de deux colloques tenus à l’initiative de l’OSE en 2012, à l’occasion de son centenaire, dont l’essentiel des contributions se trouve regroupé ici. Ce travail collectif, émanant des plus grands spécialistes, vient ainsi se placer aux côtés des grandes monographies des associations humanitaires publiées par des chercheurs français et permet de découvrir l’esprit et les réalisations d’une association internationale portée par l’histoire dramatique du judaïsme au XXe siècle. Si l’OSE est aujourd’hui une nébuleuse, son histoire est « ancrée aussi bien dans l’histoire de la médecine, et du mouvement hygiéniste, dans l’histoire de la Russie et de ses pogroms, que dans celle de l’histoire de la protection de l’enfance en France », selon les termes de Katy Hazan et Catherine Nicault, qui introduisent le livre. C’est sur ce dernier volet que nous insisterons ici.

2 Il faut toutefois résumer rapidement les grandes lignes de l’histoire de l’OZE/OSE, très largement développées dans ce livre. L’OZE (en russe : Organisation sanitaire des populations juives défavorisées) a pour but, à son origine, à Saint-Pétersbourg en 1912, la mise en place d’un système de santé moderne pour « régénérer l’état physique des Juifs ». Le bel article de Michael Beizer souligne qu’elle est fondée sous l’égide de médecins hygiénistes, imprégnés de la science sociale juive occidentale, passionnés

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d’études statistiques qui veulent améliorer l’état de santé de leurs communautés déshéritées. La révolution de 1905, entraînant la reconnaissance de sociétés non slaves, crée un climat propice à l'émergence de l'OSE, mais par la suite elle doit fuir la Russie bolchevique, se réfugier en Allemagne en 1921-1922, puis en France dans les années 1930, où elle a pour fonction essentielle de venir en aide aux médecins juifs exilés des pays de l’Est. Sabine Zeitoun souligne que l’OSE devient une sorte de fédération des médecins juifs venus d’Europe centrale. Même sous l’Occupation, elle continue à apporter son aide aux médecins juifs allemands. L’ouverture des archives en Europe de l’Est permet aussi d’aborder une histoire est-européenne, largement impossible avant les années 1990. La plongée dans l’Afrique du nord, grâce à l’article très riche et très clair d’Ariel Danan, pose le problème des liens de l’OSE avec l’Alliance juive internationale, fondée à Paris en 1860 soucieuse de diffuser les Lumières dans les milieux juifs déshérités d’Afrique du nord. Ces terres sont, en termes démographiques, l’avenir du judaïsme. Casablanca est entre les deux guerres la quatrième ville juive du monde. L’ouvrage permet de découvrir le rôle fondamental du Joint (American Joint Distribution Committee), crée aux États-Unis, que l’on retrouve en filigrane dans toute l’histoire de la philanthropie juive.

3 L’ouvrage est passionnant autour du sauvetage des enfants juifs car il pose de manière très nuancée les problèmes fondamentaux de toute intervention en direction d’enfants en danger de mort. Comment obtenir l’aval des autorités d’accueil ? Quel type de placement offrir pour adoucir au mieux le sort de ces enfants déplacés et leur offrir un avenir ? Se pose aussi le problème de leur assimilation ou non au pays d’accueil. Trois questions majeures que l’on retrouve constamment dans toutes les crises humanitaires qui depuis la seconde guerre mondiale émaillent la destinée du monde. Volonté politique, choix pédagogiques, choix idéologiques, querelles de pouvoir entre organismes, financement, font du sauvetage une affaire extrêmement délicate. Les belles pages de Laura Hobson Faure sur la politique d’immigration restrictive des Américains, problème bien analysé depuis 1968 et la publication du livre de Morse, montre bien que l’OSE n’a pas eu les coudées franches aux États-Unis. Alors qu’elle avait tenu à élever collectivement les enfants venus d’Allemagne, en respectant les pratiques religieuses de leurs parents (les traditionalistes à la ville Chesnaie à Paris, la villa Helvetia, à Montmorency, étant plus laïque) elle doit se résoudre aux placements individuels aux États-Unis. Des querelles de pouvoir éclatent entre l’OSE et des organismes juifs américains, le Joint, en particulier. Jean-Christophe Coffin montre l’impasse dans laquelle se trouve alors Ernst Papanek, pédagogue novateur, chargé de trouver un refuge pour les 250 enfants de l’OSE, parmi les 1 000 non accompagnés que les États-Unis ont finalement acceptés. Le pays redoute une exacerbation de l’antisémitisme et préfère disséminer les enfants dans des familles d’accueil, alors que Papanek désirait reconstituer un internat comme à Montmorency où il avait instauré une pédagogie de la liberté, de la vérité et de la responsabilité. La rupture est brutale pour ces enfants même si l’OSE s’efforce de garder des liens avec eux. Le recours aux biographies, heureuse initiative méthodologique, en dépit de ses difficultés, permet de suivre des itinéraires et d’approcher les réalités des pratiques.

4 La spécificité de l’OSE diminue dans les années 1950. Les enfants de la Shoah sont devenus adultes. Les maisons accueillent désormais des « cas sociaux » dont Mathias Gardet dresse la genèse, qui interviennent entre autres pour l’accueil des enfants d’Afrique du nord au lendemain de la décolonisation. Comme dans d’autres institutions de protection de l’enfance, dans les années 1950, les problèmes mentaux et caractériels

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commencent à faire l’objet d’une prise en charge spécifique en lien avec la consultation du professeur Minkowski à l’hôpital Rothschild. L’OSE se retrouve plus que jamais au carrefour des réseaux transnationaux, et en particulier en lien avec le mouvement des communautés d’enfants, comme le montre Samuel Boussion. Elle y apporte son expérience de la guerre, en particulier pour la formation des personnels d’encadrement et le souci de développer l’esprit de l’éducation nouvelle et des républiques d’enfants.

5 Cet ouvrage foisonnant offre une très belle approche non seulement de l’OSE, mais de toute l’histoire des communautés juives au XXe siècle. Comment échapper aux massacres ? Comment conserver son identité ? Faut-il opter pour l’assimilation ? Pour l’émigration en Israël ? Réhabilitant le rôle des hommes et des femmes (biographies des grandes figures de l’association comme le docteur Boris Arkadievitch Tschlenoff et notices biographiques sur une vingtaine de pères fondateurs), ce livre ne perd jamais de vue les deux axes de sa démonstration : la complexité de l’action humanitaire et la richesse et les contradictions des communautés juives confrontées à leur survie au XXe siècle.

NOTES

1. Cf. le compte rendu que Mathias Gardet a donné, dans le numéro 14 de la Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », de ZEITOUN Sabine, Histoire de l’OSE, de la Russie tsariste à l’Occupation en France (1912-1944) : l’Œuvre de secours aux enfants, du légalisme à la Résistance, Paris, L’Harmattan, 2012, 2e édition revue et corrigée ; BECQUEMIN Michèle, Une institution juive dans la république. L’œuvre de secours aux enfants. Pour une histoire du service social et de la protection de l’enfance, Paris, Petra, 2013 ; HOBSON FAURE Laura, Un « plan Marshall juif » ; la présence juive américaine en France après la Shoah (1944-1954), Paris, Armand Colin, 2013.

2. HAZAN Katy, Les orphelins de la Shoah, les maisons de l’espoir (1944-1960), Paris, Les Belles Lettres, réédition, 2003, et Le sauvetage des enfants juifs pendant l’Occupation, dans les maisons de l’OSE (1938-1945), Paris, Somogy, 2008.

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Vagabondes : les écoles de préservation pour jeunes filles de Cadillac, Doullens et Clermont

Jean-Jacques Yvorel

RÉFÉRENCE

Paris, L’Arachnéen, 2015, 120 p., EAN : 978-2373670028

1 Dans les réserves de la médiathèque de l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse, un ensemble d’albums photographiques, dits albums Manuel, est précieusement conservé. Dans les années 1929-1931, à la demande du ministère de la Justice, le studio Henri Manuel effectue une série de reportages dans tous les établissements gérés par l’Administration pénitentiaire. S’ils photographient les prisons1, les opérateurs du photographe parisien fixent sur les plaques de leurs appareils les images des établissements pour mineurs, notamment celles des colonies pénitentiaires pour garçons – rebaptisées en 1927 maisons d’éducation surveillée – et celles des écoles de préservation pour filles. Ces images ne sont pas totalement inconnues du « grand public » car la plupart des documentaires sur l’histoire de la justice des mineurs ou sur la délinquance juvénile ont recours à ce fonds iconographique2. Sandra Alvarez de Toledo, la directrice des éditions l’Arachnéen, auxquelles nous devons une édition scientifique de la quasi-totalité de l’œuvre de Fernand Deligny, a eu la remarquable idée de présenter les clichés consacrés aux trois établissements publics pour filles : les écoles de préservation de Cadillac (Gironde), de Doullens (Somme) et de Clermont (Oise). L’ouvrage, ouvert par une belle et vigoureuse introduction de l’éditrice, est organisé en deux grandes parties.

2 Les photographies de Cadillac, Doullens et Clermont, non légendées mais accompagnées d’extraits d’archives constituent la première partie intitulée « récits ». Si l’on ignore les raisons qui ont présidé à cette commande étatique3 que le ministère de la Justice utilisera peu4, l’intention propagandiste ne fait guère de doute. Les photographies sont

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mises en scène avec l’intention, comme le remarque fort justement Sandra Alvarez de Toledo, « de faire passer des prisons pour de simples internats où règnent l’ordre et le calme ». Pourtant, que l’image échappe à l’opérateur de studio Henri Manuel ou que volontairement il ait voulu témoigner de ce qu’il ressentait ou voyait, il n’est pas d’album où la maltraitance dont sont victimes les jeunes filles soit absente. La première photo, par exemple, met en scène la coupe de cheveux systématique à laquelle les jeunes filles sont soumises alors qu’un arrêté du 16 juillet 1863 (!) interdit formellement cette pratique. À elles seules, ces images permettent presque de déduire l’une des finalités de la rééducation des filles : effacer toute trace de féminité chez ces jeunes femmes enfermées le plus souvent pour réprimer un comportement sexuel jugé inconvenant. À elles seules, elles rendent compte de l’échec du projet, car malgré les vêtements informes, les chevelures sabotées par les « coiffeuses » maison, les corps souvent boursoufflés par un régime alimentaire inadapté, le photographe de Clermont a vu « la grâce complice des couples de filles qui dansent entre elles ». Les extraits d’archives qui accompagnent les photos viennent amplifier le « récit » des images et confirmer le projet de normalisation disciplinaire… et son relatif échec. Car les « mauvaises filles5 » résistent. Elles s’évadent, ce qui suscite une abondante correspondance administrative. Elles s’obstinent à faire preuve de coquetterie, comme cette jeune fille qui « dégrade le mur de sa cellule en enlevant le plâtre pour se poudrer le visage ». Si les textes retenus pour Cadillac concernent le fonctionnement de l’institution, ceux qui viennent en face des images de Doullens sont centrés sur le personnel féminin de l’école de préservation lequel est l’objet d’une surveillance et d’un contrôle guère moins tatillon que celui des jeunes filles et fait l’objet d’un jugement de valeur très semblable. Les archives de Clermont illustrent plutôt le parcours des jeunes avec les évasions, les arrestations, les transferts, etc. Autres formes de l’échec du projet de rééducation, après plusieurs années de détention pour vagabondage et suspicion de prostitution, les filles sont libérées sans que leur situation ait évolué : « vagabondes les filles l’étaient, vagabondes elles redeviennent ».

3 La seconde partie « archives » présente sous forme de fac-similé les archives de la première partie, augmentées de plusieurs pièces. Ont notamment été rassemblés les éléments d’un dossier, un peu postérieur au reportage Manuel, consacré à une révolte des détenues de Clermont. Une révolte médiatiquement bien silencieuse si on la compare à la contemporaine révolte des garçons de Belle-Île. La lecture en continu de ces pièces fait surgir la folie bureaucratique qui prévaut au fonctionnement de toute institution totale et éclaire cruellement « la violence absurdement disproportionnée avec la plupart des délits incriminés ».

4 Le livre s’achève par une conclusion due à la psychologue clinicienne et psychanalyste Sophie Mendelsohn. Cette réflexion, aux accents mi-foucaldiens, mi-psychanalytiques, est assez stimulante mais contient malheureusement trop d’approximations factuelles voire quelques contresens. Ainsi, la correction paternelle ne date pas du Code pénal de 1810, mais du Code civil de 1804 (article 375) et dans ce cadre la détention ne peut excéder six mois. Dans ce cadre, les filles « en correction » étaient assez rarement placées dans les établissements gérés directement par l’Administration pénitentiaire mais bien plus souvent dans les congrégations, essentiellement les Bon Pasteur. Plus globalement, le fonctionnement de la justice pénale des mineurs, et notamment l’utilisation de l’article 66 sur le discernement, est mal compris. Les mineurs acquittés pour manque de discernement ne sont pas nécessairement remis en liberté. Ils peuvent être envoyés en correction jusqu’à leur majorité. Ce dispositif permet, par exemple, de

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détenir une mineure inculpée de vente à la sauvette (et soupçonnée de prostitution), plusieurs années alors que théoriquement ce délit est passible de quelques jours de prison. Le vagabondage des mineurs n’est pas dépénalisé en 1992 mais dès 1935, même si cette mesure ne change pas grand-chose pour les mineures qui sont envoyées au titre du droit civil dans les mêmes établissements que les mineures poursuivies pénalement.

5 Depuis 1832 il n’est pas possible de condamner une mineure pour vagabondage à une peine de prison mais seulement à la surveillance de haute police. Pour la détenir, avant 1935, il faut donc nécessairement utiliser l’article 66 et l’acquitter comme ayant agi sans discernement afin de l’envoyer en correction.

6 La loi de 1850 n’est pas restée lettre morte pour les filles. Au contraire, elle a très bien fonctionné. En effet, ce texte prévoit de confier les mineurs (garçons ou filles) à des établissements privés religieux ou laïcs. Ce n’est que si le nombre de places est insuffisant que l’État est censé édifier des colonies publiques (article 6 de la loi du 5 août 1850).

7 Ces quelques critiques qui ne concernent qu’une petite partie du livre, ne doivent pas nous détourner de Vagabondes. Il reste un ouvrage essentiel qui nous rappelle qu’au nom de la protection et de l’éducation, sur fond de peur du corps féminin et des classes populaires, on a fait subir à des enfants et à des adolescentes des traitements indignes. Il invite à une vigilance accrue car les institutions de ce type peuvent toujours renaître de leurs cendres.

NOTES

1. Les albums consacrés aux établissements pour adultes sont conservés à la bibliothèque de l’École nationale de l’administration pénitentiaire.

2. C’est le cas de Éduquer ou enfermer de Nathalie LOUBEYRE (2003), de Jeunes délinquants, vieux débats, de Nicolas LEVY-BEFF (2009), ou de Enfances difficiles, affaire d’État de Adrien RIVOLIER (2010).

3. Françoise DENOYELLE, « Le studio Henri Manuel et le ministère de la Justice : une commande non élucidée », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », n° 4, 2002, p. 127-143. 4. En dehors de la confection d’albums distribués aux directeurs des établissements et de la transformation de quelques clichés en cartes postales, ce reportage photographique n’a pas été utilisé. 5. Nous empruntons cette expression à Véronique BLANCHARD, « Mauvaises filles ». Portraits de la déviance féminine juvénile (1945-1958), thèse d’histoire de l’université de Poitiers, 2016, 516 p. et l’exposition éponyme du centre d’exposition Enfants en justice dont elle fut la commissaire.

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Compte rendus d'ouvrages et actualité bibliographique

L’actualité bibliographique

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L’actualité bibliographique

INSTRUMENTS DE TRAVAIL ET DE RECHERCHE, TRAVAUX STATISTIQUES

1 CHAMBEFORT Hélène, GEORGES Margot, « Du laboratoire aux archives : les sources de la prise en compte des enfants dans la recherche en santé », dans DENÉCHÈRE Yves, NIGET David (dir.), Droits des enfants au XXe siècle. Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 121-130.

2 FARCY Jean-Claude, KALIFA Dominique, Atlas du crime à Paris du Moyen Âge à nos jours, Paris, Parigramme, 2015, 220 p.

3 GEORGES Margot, CHAMBEFORT Hélène, « Du laboratoire aux archives : les sources de la prise en compte des enfants dans la recherche en santé », dans DENÉCHÈRE Yves, NIGET David (dir.), Droits des enfants au XXe siècle. Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 121-130.

4 KALIFA Dominique, FARCY Jean-Claude, Atlas du crime à Paris du Moyen Âge à nos jours, Paris, Parigramme, 2015, 220 p.

5 RANQUET Marie, « Archiver l’enfance : la prise en compte spécifique du mineur en droit des archives (1979-2008) », dans DENÉCHÈRE Yves, NIGET David (dir.), Droits des enfants au XXe siècle. Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 161-170.

TRAVAUX CENTRÉS SUR LES ASPECTS THÉORIQUES ET GÉNÉRAUX DE LA RÉÉDUCATION, DU TRAVAIL SOCIAL ET DE LA JUSTICE DES MINEURS

6 BOUSSION Samuel, « “Pour la paix du monde : sauvons les enfants !” Les Semaines internationales d’étude pour l’enfance victime de la guerre (SEPEG) 1945-1951 », dans DENÉCHÈRE Yves, NIGET David (dir.), Droits des enfants au XXe siècle . Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 63-72.

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7 COFFIN Jean-Christophe, « Droits de l’enfant : impératifs politiques et moraux et nécessités psychopédagogiques selon Ernst Papanek (1900-1973) », dans DENÉCHÈRE Yves, NIGET David (dir.), Droits des enfants au XXe siècle. Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 73-82.

8 DENÉCHÈRE Yves, « Introduction. Droits des enfants : de la chronologie à une histoire transnationale », dans DENÉCHÈRE Yves, NIGET David (dir.), Droits des enfants au XXe siècle. Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 212 p.

9 DENÉCHÈRE Yves, MARCILLOUX Patrice (dir.), Le Centre international de l’enfance (1949-1997), http://pur-editions.fr/detail.php?idOuv=4104, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 204 p.

10 DENÉCHÈRE Yves, NIGET David (dir.), Droits des enfants au XXe siècle . Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 212 p.

11 DI SPURIO Laura, « La vulgarisation de la notion d’adolescence dans l’Europe de l’après- seconde guerre mondiale : échanges et circulations du savoir « psy » entre l’espace francophone européen et l’Italie », Amnis [En ligne], 14, 2015, mis en ligne le 15 juillet 2015, URL : http://amnis.revues.org/2715

12 DROUX Joelle, HOFSTETTER Rita (dir.), Globalisation des mondes de l'éducation. Circulations, connexions, réfractions (XIXe-XXe siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 290 p.

13 GUILLEMOT-TREFFAINGUY Vanessa, « De la transnationalisation des droits des enfants à l’internationalisation du droit de l’enfant (1924-1959) », dans DENÉCHÈRE Yves, NIGET David (dir.), Droits des enfants au XXe siècle. Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

14 HOFSTETTER Rita, DROUX Joelle, (dir.), Globalisation des mondes de l'éducation. Circulations, connexions, réfractions (XIXe-XXe siècles) ; Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 290 p.

15 JURMAND Jean-Pierre, « Études et recherches à l’Éducation surveillée entre 1952 et 1972, instruments d’un renouveau institutionnel et professionnel. Ampleur et limites d’une collaboration », Sociétés et jeunesses en difficulté [En ligne], n° 16 | Printemps 2016, mis en ligne le 15 mars 2016.

16 LAVAL Christian, RAVON Bertrand, L’aide aux « adolescents difficiles ». Chroniques d’un problème public, Toulouse, Érès, 2015, 192 p.

17 MARCILLOUX Patrice, DENÉCHÈRE Yves, (dir.), Le Centre international de l’enfance (1949-1997), http://pur-editions.fr/detail.php?idOuv=4104, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, 204 p.

18 MESSINEO Dominique, Jeunesse irrégulière. Moralisation, correction et tutelle judiciaire au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 391 p.

19 NIGET David, DENÉCHÈRE Yves (dir.), Droits des enfants au XXe siècle . Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 212 p.

20 PERROT Adeline, « Genèse et configuration d’une catégorie de l’action publique : les « mineurs isolés étrangers » en France (1993-2002) », dans NIGET David, DENÉCHÈRE Yves (dir.), Droits des enfants au XXe siècle. Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

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21 QUINCY-LEFEBVRE Pascale, « Conclusion », dans NIGET David, DENÉCHÈRE Yves (dir.), Droits des enfants au XXe siècle. Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 181-186.

22 RAVON Bertrand, LAVAL Christian, L’aide aux « adolescents difficiles ». Chroniques d’un problème public, Toulouse, Érès, 2015, 192 p.

23 ROJAS NOVOA Maria-Soledad, « Processus d’institutionnalisation de l’enfance comme préoccupation sociale en Amérique : pratiques de production de sens dans les bulletins de l’Institut international américain de protection de l’enfance (1927-1949) », dans NIGET David, DENÉCHÈRE Yves (dir.), Droits des enfants au XXe siècle . Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 111-120.

24 ROLAND Elsa, « Rendre l’école obligatoire : une opération de défense sociale ? Les sciences de l’éducation entre pédagogisation et médicalisation », Tracés. Revue de sciences humaines, 2013/2, n° 25, p. 25-43.

25 SCUTARU Beatrice, « Du droit de protection à la protection des droits des enfants : acteurs et processus réformateur en Roumanie (1995-2004) », dans NIGET David, DENÉCHÈRE Yves (dir.), Droits des enfants au XXe siècle. Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 83-92.

26 TÕNISMANN Teele, « Mutations institutionnelles post-soviétiques et temporalité individuelle : la politique de la jeunesse en Estonie », Temporalités, n° 22, 2015.

TRAVAUX CENTRÉS SUR LES "JEUNES" ET LES PRATIQUES DÉVIANTES

27 AMBROISE-RENDU Anne-Claude, « Du pédophile au tueur d’enfant, confusions médiatiques autour de la cruauté », dans CHAUVAUD Frédéric, RAUCH André, TSIKOUNAS Myriam (dir.), Le sarcasme du mal. Histoire de la cruauté de la renaissance à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 93-103.

28 ARP Agnès, « La prise de parole des personnes placées en foyers de l’enfance de République démocratique Allemande. Revendications politiques et sociales (2009-2013) », dans DENÉCHÈRE Yves, NIGET David (dir.), Droits des enfants au XXe siècle. Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

29 BÉRARD Jean, SALLÉE Nicolas, « Les âges du consentement. Militantisme gai et sexualité des mineurs en France et au Québec (1970-1980) », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 42, 2015, p. 99-124.

30 CHAUVAUD Frédéric, « Fillettes, épouses et mères brutalisées devant les tribunaux. La cruauté en famille : un acte de folie ? (1880-1930) », dans CHAUVAUD Frédéric, RAUCH André, TSIKOUNAS Myriam (dir.), Le sarcasme du mal. Histoire de la cruauté de la renaissance à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 47-59.

31 GARDET Mathias (en collaboration avec Fabienne Waks), Une histoire de la jeunesse en marge, Textuel, Paris, 2015, 144 p.

32 LE BOULANGER Isabelle, Enfance bafouée. La société rurale bretonne face aux abus sexuels du XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 209 p.

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33 RIVIÈRE Antoine, « Mères sans mari. Filles-mères et abandons d’enfants (Paris, 1870-1920) », Genre & Histoire [En ligne], n° 16 | Automme 2015, mis en ligne le 16 février 2016.

34 SALLÉE Nicolas, BÉRARD Jean, « Les âges du consentement. Militantisme gai et sexualité des mineurs en France et au Québec (1970-1980) », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 42, 2015, p. 99-124.

35 YVOREL Jean-Jacques, « La cruauté des enfants au XIXe siècle », dans CHAUVAUD Frédéric, RAUCH André, TSIKOUNAS Myriam (dir.), Le sarcasme du mal. Histoire de la cruauté de la renaissance à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 61-69.

TRAVAUX CENTRÉS SUR LES PROFESSIONNELS, LES PRATIQUES "ÉDUCATIVES" ET JUDICIAIRES

36 AMIEL Christiane, PINES Jean-Pierre, L’abbaye d’Aniane. De la colonie pénitentiaire à la base de plein air. 1885-2000. Imaginaires, pratiques et mémoires, Vallé de l’Hérault, Atelier Baie et Garac Hésiode, 2016, 223 p.

37 GARDET Mathias, Histoire du mouvement des Pupilles de l’école publique, À la croisée du plein air et de l’enfance inadaptée, 1940-1974, tome 2, Paris, Beauchesne, 2015, 394 p.

38 LUDWICZAK Frank, « Les évolution de la justice pénale des mineurs. Entre préservation relative d’un régime spécifique et influence grandissante du droit commun », Les Cahiers dynamiques, n° 64, 2015, p. 42-54.

39 NIGET David, « Entre protection et droits. Le rôle de l’Association internationale des juges pour enfants dans l’internationalisation des modèles de justice des mineurs (1920-1960) », dans DENÉCHÈRE Yves, NIGET David (dir.), Droits des enfants au XXe siècle. Pour une histoire transnationale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 53-62.

40 RIVIÈRE Antoine, Les enfants de confession juive recueillis par l'Assistance publique (1940-1944), rapport au Directeur général de l'AP-HP, janvier 2016 consultable sur http:// fr.calameo.com/books/00402182779f4bf3915ff

41 SALLÉE Nicolas, « Éduquer sous contrainte », Les Cahiers dynamiques, n° 64, 2015, p. 55-65.

42 YOUF Dominique, « La justice pénale des mineurs. Entre spécialisation et déspécialisation », Les Cahiers dynamiques, n° 64, 2015, p. 33-41.

43 YVOREL Jean-Jacques, « 1945-1988. Histoire de la justice des mineurs », Les Cahiers dynamiques, n° 64, 2015, p. 22-32.

BIOGRAPHIES, SOUVENIRS, MÉMOIRES ET AUTOBIOGRAPHIES (PROFESSIONNELS ET "JEUNES")

44 BOUSSION Samuel, « Un voyage en travail social. Jean Ughetto, éducateur aux États-Unis (1950-1951) », Le Mouvement social, n° 253, 2015/4, p. 49-64.

45 CADOUX Pierre, DOMANGE Claude (dir.), Quand j’étais petit, on m’a retiré de ma famille, Rennes, Presses de l’École des Hautes Études en Santé Publique, 2015, 223 p.

46 CHEVAL Perrine, « Trois générations d’éducateurs » Les Cahiers dynamiques, n° 64, 2015, p. 66-73.

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47 DOMANGE Claude, CADOUX Pierre (dir.), Quand j’étais petit, on m’a retiré de ma famille, Rennes, Presses de l’École des Hautes Études en Santé Publique, 2015, 223 p.

48 FORMAGLIO Cécile, « Féministe d’abord » : Cécile Brunschvich (1877-1946), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, 336 p.

49 LABERT Édith, Une éducatrice raconte. Cent fois sur le métier, préface de Michel Chauvière, Paris, L’Harmattan, 2014, 167 p.

50 PIERRON Jean, Éducateur spécialisé Chiche !…, Imprimé à compte d’auteur, 2010, 183 p. diffusé par Institut de Travail Social de la Région Auvergne.

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