FRANÇOIS TRUFFAUT Correspondance 1945-1984 Né à Paris, Gilles Jacob a été rédacteur en chef de la revue de cinéma Raccords, après une Khâgne au lycée Louis-le-Grand. Parallèlement à la direction d'une entreprise, il mène une activité de critique de cinéma. Depuis 1964, il tient successive- ment des chroniques cinématographiques à Cinéma 64, aux Nouvelles littéraires puis à L'Express de 1971 à 1975. Avec François-Régis Bastide, il a coproduit et animé l'émission Le Masque et la Plume à la télévision (FR 3). Nommé délégué général adjoint du Festival de Cannes en 1976, il est élu délégué général en 1977. Gilles Jacob est l'auteur d'un essai : Le Cinéma moderne et d'un roman : Un jour, une mouette. Il est co-réalisateur du film : Le Cinéma dans les yeux, film de montage sur le 40 anniversaire du Festival de Cannes. Gilles Jacob est direc- teur de la collection « Cinéma » des Éditions Hatier. Adminis- trateur de Films A2, la filiale de cinéma de la 2 chaîne française de télévision de 1980 à 1992, il est actuellement administrateur de La Sept Cinéma. Claude de Givray est né en 1933 à Nice. Lycée Louis-le-Grand puis début de licence d'histoire et de géographie à la Sor- bonne. Critique de cinéma aux Cahiers du Cinéma et à Arts-Spectacles de 1955 à 1958. Il est scénariste de cinéma et réalisateur de documentaires de création et de fiction pour la télévision. Claude de Givray est responsable de la Fiction Française Prime-Time à TF 1 depuis le 1 avril 1990. Les cinq cents lettres de François Truffaut réunies ici, écrites au jour le jour, témoignent de sa passion de l'écriture. Il a toujours vécu avec les livres. Il les collectionne d'abord à l'âge des quatre cents coups et de l'argent de poche. Il en aime la présence, le grain du papier, le dessin des caractères. Il est amoureux de la lettre. C'est dans les lettres d'ailleurs, les correspondances suivies,Alfred Hitchcok...),parfois sa vie les durantpetits messages(Robert Lachenay,délivrés au Helen bonheur Scott, du jour, que s'exprime cette nécessité d'écrire qui nous fait dire que, s'il n'avait été cinéaste, il eût été écrivain. Au temps de La Chambre verte, il écrit : « Tout au long de notre vie, nous devenons des personnes différentes et successives et c'est ce qui rend tellement étranges les livres de souvenirs. Une rieurs...personne » ultime s'efforce d'unifier tous ces personnages anté- (Suite au verso.) C'est cette re-lecture que nous proposent ici Gilles Jacob et Claude de Givray : éclairage singulier de l'homme et de l'œuvre en travail, métamorphoses et aboutissements des projets, des amitiés. Chroniques émouvantes et cocasses des temps succes- sifs de François Truffaut : années d'adolescence, de jeunesse ardente et troublée, années des grandes réalisations.

À la mémoire de Helen Scott. FRANÇOIS TRUFFAUT Correspondance

Lettres recueillies par GILLES JACOB ET CLAUDE DE GIVRAY NOTES DE GILLES JACOB Avant-propos de Jean-Luc Godard

HATIER © FOMA, 5 continents - CH - 1020 Renens - Avril 1988. Toute représentation, traduction, adaptation ou reproduction, même partielle, par tous procédés, en tous pays, faite sans autorisation préalable, est illicite et exposerait le contrevenant à des poursuites judiciaires. Réf. : loi du 11 mars 1957. L'article de Arts, n° 719, du 22 avril 1959, disait : «Nous avons gagné» et puis, un peu plus loin, se terminait par : «...car si nous avons gagné une bataille, la guerre n'est pas finie. » J'avais signé, aussi heureux qu'Athos d'un succès de D'Artagnan. C'était la présentation à Cannes des 400 Coups, représentant officiel de la France. En ce temps-là, la magie existait encore. L'œuvre n'était pas un signe de quelque chose, elle n'était que cette chose (qui n'avait pas besoin d'un nom et de Heidegger pour exister). Et le public lui faisait un signe, ou pas, selon son humeur du moment. Le long de la Croisette, un étrange trio s'avançait sous les vivats : un vieil oiseau aux grandes ailes déjà grises, un jeune voyou sorti du noir d'un livre de Jean Genet ou Maurice Sachs, pâle et raide, tenant par la main un encore plus jeune garçon, échappé celui-là des premiers romans de René Fallet, et qui allait devenir l'équivalent français du Ninetto de Pasolini. Cocteau, Truffaut, Léaud. L'ange Heurtebise disait les mots de passe : re-gardez à gauche, re-gardez à droite. Souriez à France-Soir et France Roche ! Saluez le ministre ! Ralentissez ! Accélérez ! Ce temps-là était le bon. Et la gloire future n'avait pas encore tramé le deuil du bonheur. Car la guerre était perdue d'avance, à cause, n'est-ce pas, de l'avance, justement, que nous avions sur elle. (Cette guerre moderne entre le digital et la souffrance, le dit et le non-dit, parce que vu et enregistré.) Ces quelques lettres banales, sans aucune nécessité apparente, disent une autre histoire que les histoires qu'elles font à propos de ceci ou cela, ou de celui-ci ou celui-là. Un peu comme si Sénécal avait pris la décision de publier la correspondance de Frédéric, et que toute l'éducation sentimentale n'avait jamais vu le jour. Tout est à recommencer. Pourquoi me suis-je querellé avec François ? Rien à voir avec Genet ou Fassbinder. Autre chose. Heu- reusement demeurée sans nom. Idiote. Demeurée. Heureusement, alors que tout le reste devenait signe, décoration mortelle, Algérie, Viêt-nam, Hollywood, et notre amitié, et notre affection du réel. Signe, et chant du signe. Ce qui nous liait comme dents et lèvres – lorsqu'on achetait nos pauvres voltigeurs en sortant place Pigalle du Bikini ou de l'Artistic, et d'un film d'Edgar Ulmer ou de Jacques Daniel-Norman (ô Claudine Dupuis, ô Tilda Thamar) avant d'aller cambrioler ma marraine pour payer les séances du lendemain - ce qui nous enchaînait plus fort que le faux baiser de Notorious, c'était l'écran, et l'écran seul. C'était le mur qu'il fallait faire pour s'échapper de nos vies, et seul ce mur, qui allait s'évanouir derrière la gloire, et les décorations, et les déclarations, rageuses, dont avec trop d'innocence nous le saturions. Saturne nous dévora. Et l'on se déchira, peu à peu, pour ne pas être mangé le premier. Le cinéma nous avait appris la vie. Elle prit sa revanche comme Glenn Ford dans le film de Fritz Lang. Ces lettres d'un garçon qui souffrait violemment de ne pas savoir écrire montrent comment ce qui se dit allait triompher de ce qui ne se dit pas, mais se voit. Notre douleur parlait, parlait, et parlait, mais notre souffrance resta du cinéma, c'est-à-dire muette. François est peut-être mort. Je suis peut-être vivant. Il n'y a pas de différence, n'est-ce pas. Jean-Luc Godard

PRÉFACE

Il fait encore nuit sur Paris dans ce petit matin du 6 février 1944. Un gamin sort de l'immeuble d'angle au 33, rue de Navarin, dans le IX arrondissement. Il a douze ans aujourd'hui, mais ne paraît pas son âge. Petit pruneau chétif dans son blouson à car- reaux rouges et noirs, les genoux bleuis par la bise qui dégringole de la butte Montmartre, il balance son cartable au bout de son bras. Mais on remarque surtout ses yeux, des yeux sombres avec une lueur intense dans le regard. Le garçon ne prend pas à droite comme il devrait pour se hâter vers l'école communale au n° 5 de la rue Milton. Il tourne à gauche et se glisse, à trois pas de là, dans la cour du 10, rue de Douai. Il siffle un bon coup, puis, sans attendre, grimpe l'escalier de service aux vitres barbouillées par la Défense pas- sive. Au deuxième étage, la porte d'une cuisine est entrouverte. Un autre garçon, plus grand et plus fort, l'attend, un doigt sur la bouche, et le conduit dans sa chambre. Il est huit heures et quart. Le fils de la maison prend alors son cartable et, sur un «au revoir, m'man» appuyé, fait claquer ses galoches dans l'escalier de service. Deux minutes plus tard, remontant par le grand escalier, il se coule dans le couloir qui distribue neuf pièces vides (le père a vendu les meubles au fur et à mesure de ses pertes aux courses) et rejoint son ami. Sur le lit, à la lueur d'une bougie qui tient lieu d'éclairage et de chauf- fage, son copain lit Le Père Goriot. Loin de se désha- biller, Robert s'emmitoufle au contraire davantage, enfile ses gants et pénètre à son tour dans la zone de lecture. - Regarde, François. Il lui tend leur nouveau trésor : un classique (Her- nani, marqué V.H. 18) des «meilleurs livres» de la collection Arthème Fayard à la couverture crème et noir, acheté 3 F 20 à la librairie de la rue des Mar- tyrs, et un paquet de bananes séchées. Commencent alors, ponctuées seulement par les bruits de la cour et par les ronronnements du chat Pompon, ces heures de lecture attentive qui font naître l'amour des livres. La récré, ce sera pour plus tard, au début de l'après-midi - «Grouille, on va manquer les actua- lités ! » - quand nos deux resquilleurs se faufilent dans les cinémas du quartier, toutes ces salles des boulevards aux noms magiques : le Gaumont Palace, l'Artistic (rue de Douai, justement), le Clichy, l'Agora, le Pigalle, le Moulin de la Chanson, l'Ame- rican Cinéma, la Cigale, le Trianon, le Gaieté-Roche- chouart, le Delta, dont certains deviendraient plus tard, bien plus tard, une boîte de nuit, un sex-shop ou un magasin de chaussures. Occupés qu'ils sont à sécher la classe pour mieux découvrir Balzac et Hugo, à tromper les rondes de l'armée allemande pour mieux chaparder la nuit les photos publicitaires de Jany Holt et de Gaby Morlay, François et Robert vivent plus intensément que la moyenne de leurs camarades. Ainsi naissent les vocations. Ainsi François Truffaut - escorté de son ami, Robert Lachenay - fait-il subrepticement son entrée dans l'histoire du cinéma et dans celle de la littéra- ture. Exactement quarante années après, une tumeur au cerveau - comme si celui-ci avait fini par éclater dans sa recherche toujours plus aiguë de sa vérité - met fin à une vie de passions, de papier et de cellu- loïd. Entre ces deux dates, il y a une œuvre : 21 films, 1 sketch, 3 courts métrages, 10 livres, 10 découpages de films, 13 préfaces, des centaines d'articles. Et une vie : des femmes aimées qui ont inspiré cette œuvre, et trois enfants. Trois filles. Les films de François Truffaut l'ont rendu célèbre universellement. Plusieurs sont devenus des clas- siques et ont été publiés par L'Avant-Scène, qui est un peu l'Arthème Fayard du cinéma. Mais, si le public aime sa sensibilité, si les cinéphiles y ajoutent l'importance de ses écrits - son best-seller, Le Cinéma selon Hitchcock, est sans doute le meilleur ouvrage qu'ait jamais inspiré le cinéma - bien peu savent que Truffaut a exercé une intense activité épistolaire. Ses autres travaux en font un écrivain de cinéma par excellence; l'étude de sa correspon- dance, même incomplète, permet de lui reconnaître le statut d'écrivain tout court. On n'écrit plus de nos jours. On téléphone, on télexe, on «faxe». Au mot « épistolier », le Petit Robert accole l'abréviation «VX» (vieux), signe que le mot n'est plus employé. La fonction non plus. Truffaut, qui a écrit des centaines de lettres, est peut-être le dernier des épistoliers. Les lettres de cet ouvrage ont été rassemblées par ordre chronologique parmi celles qu'écrivit Truffaut entre 1945 (date de sa première carte postale connue : il a treize ans) et 1984, année de sa mort. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une correspon- dance, ou alors c'est une correspondance à une voix. Il manque les réponses. Nous les avons seulement reproduites dans le cas d'échanges un peu vifs ou à titre d'exemples : Ophuls, Hitchcock, Godard, Jean Dewever, Robert Lachenay, Helen Scott... Mais nous étions surtout désireux de nous concentrer sur la personnalité de l'auteur des 400 Coups. De fait, l'intérêt est exceptionnel – et d'abord ciné- matographique. On y découvre l'attention que Truf- faut porte à son travail et à celui des cinéastes qu'il admire. Le souci de l'expliquer, de s'expliquer. À la lecture de nombreuses lettres, on peut dire que les révélations apportées par Truffaut sur l'art et le métier d'auteur de films sont aussi importantes que celles de Tay Garnett interviewant ses confrères (Un siècle de cinéma, Hatier, 1981) - entreprise que Truffaut avait vivement encouragée. On y découvre aussi l'amour du cinéma de l'ancien critique, jusque dans sa férocité envers ceux dont il ne partage pas les conceptions, comme certains cinéastes français de la génération précédente. Quand il ne tournait pas ou qu'il ne préparait pas un film, sa vie s'organisait autour des programmes et des horaires. À un dîner en ville, il préférait toujours la énième vision d'un Orson Welles à la Cinémathèque ou d'un vieil Hitchcock au ciné-club de la 2e chaîne. Mais aussi il lisait. Des romans, la presse, les périodiques spécialisés, des livres sur le cinéma, des biographies de stars, bien souvent en anglais, qu'il déchiffrait lentement, avec application. Il lisait parce qu'il avait gardé cet amour des livres qui l'avait sauvé, comme il l'écrit lui-même, «de devenir un voyou de Pigalle ». Un amour d'abord tactile, sensuel. Le goût de l'écrit, des mots, à commencer par leur apparence. L'autodafé de Fahrenheit avec le feu qui tord les pages, comme la lettre à Georges Cravenne («Promenez votre doigt sur le dos de la couverture et, aïe, aïe, faites-vous amener un Tricostéril... ») montrent à quel point il était sensible à la réalité physique des livres. « Si je n'avais pas été metteur en scène, j'aurais été éditeur... » : cet amour du texte, on le retrouve jusque dans l'écriture, cette grande écriture souple, ronde, aux lettres bien calligra- phiées, aussi belle que celle d'un Cocteau et dont nous nous sommes efforcés, par une suite de fac- similés, de montrer l'évolution. Mais ceci, qui est déjà beaucoup, est dépassé par la richesse humaine qui apparaît dans cette corres- pondance. «Ce qui me sauvera, c'est de m'être spécialisé très tôt dans le cinéma. » (Lettre à Jean Mambrino.) Ainsi découvre-t-on l'itinéraire d'un jeune marginal au bord de mal tourner, et comment il deviendra un grand cinéaste. Pourtant la famille de François n'est pas pauvre, il y a deux salaires au « domicile conjugal » : Roland Truffaut travaille chez un architecte et, de plus, est un mordu du Club Alpin ; Janine de Monferrand, sa mère, est secrétaire à L'Illustration (la sœur de Janine est violoniste, rue Henri-Monnier). François est d'abord élevé chez ses deux grands-mères à Paris, puis à Juvisy où son grand-père paternel est tailleur de pierres, principa- lement de pierres tombales. Ensuite l'enfant grandit, assez solitaire : plusieurs écoles (il est premier en français, nul dans les autres matières ; le plus sou- vent, il fait des mots croisés au fond de la classe), colonie de vacances à Binic, aux Sables-d'Olonne, quelques fugues, de menus métiers : coursier chez Simpère, un stage de soudeur (très bref) dans l'usine uneoù travaillait machine à Robert écrire auLachenay. bureau où Un travaillait jour ils piquent Roland Truffaut, place des Victoires, et la mettent au mont-de-piété de la rue Forest, drame raconté dans Les 400 Coups. François demande à être émancipé. Il le sera. La suite immédiate - fréquentation des ciné-clubs, rencontre d'André Bazin, fondation du club Ciné- mane (qui n'eut qu'une séance), faillite, re-fugue, internement à Villejuif au Centre d'observation pour mineurs délinquants, la suite est bien connue. Ce qui l'est moins - et ce que montre bien la correspon- dance - c'est comment cet adolescent difficile devient en quelques mois un critique qui compte et fait parler de lui. On a dit l'apport de Bazin. Mais Bazin n'est pas tout, si grands qu'aient été ses encouragements et son aide morale et matérielle, notamment lors des épisodes douloureux du service militaire et de la désertion. Encore fallait-il apprendre à écrire en écri- vant, à parler en parlant : le chaînon qui manquait - et que cette correspondance nous révèle - c'est le club du Faubourg. Il est difficile d'imaginer aujour- d'hui l'effervescence de ce club animé par Léo Poldès. Les conférences et les débats d'orateurs y attirent les oisifs, mais aussi des hommes de lettres, des avo- cats, des sénateurs, des anciens ministres. C'est là que Truffaut entraîne le fidèle Lachenay et qu'il commence, lui, le petit bonhomme, à parler de cinéma avec une aisance, une autorité qui séduisent. Il brandit des articles qu'il sort d'une serviette bourrée de journaux et prend déjà le contre-pied du cinéma adulé de l'époque. Scandale. Admirateurs. Encouragements. Prise de confiance qui donne de l'assurance. Double conséquence : c'est au club du Faubourg que Truffaut a commencé d'ébaucher son manifeste : « Une certaine tendance du cinéma fran- çais », un article dont « aujourd'hui je ne suis guère satisfait», comme il l'écrit à Luc Moullet en 1956, « qui m'a pris plusieurs mois de travail et plusieurs réécritures complètes ». Et c'est aussi un membre influent du club qu'il appelle au secours du fond de sa caserne allemande quand il ne veut plus partir en Indochine, alors qu'il s'est engagé volontaire pour trois ans, à la fois par désespoir sentimental et par honte d'avoir vendu en son absence tous les livres de Lachenay. Ici il convient de faire une halte pour remercier la chance. Nous étions près de terminer cet ouvrage quand Robert Lachenay, justement, nous confia ses lettres, qu'il avait précieusement gardées, y compris les enveloppes, si utiles parfois pour la datation. Cette découverte est capitale dans la mesure où elle nous renseigne sur deux périodes peu connues : l'ado- lescence et ces aventures militaires dont Truffaut écrit qu'elles rempliraient un livre. Ces lettres, d'une sincérité absolue, nous entraînent dans une sorte de tour du IX arrondissement de Paris par deux enfants, deux enfants qu'on aime et qu'on n'a pas envie de voir grandir trop vite. Ils grandissent pour- tant. Et les lettres s'ajoutent aux lettres. On apprend beaucoup sur la vie d'un journaliste de cinéma dans les années 50. Sur ses débuts dans le métier : « Je ne tape qu'avec un seul doigt, mais plus fort donc et plus vite selon cette loi bien connue de la compensa- tion qui fait, paraît-il, que les manchots baisent mieux que les non-manchots. » Sur le travail de secrétaire de rédaction et de rédacteur en chef de journaux de cinéma. Sur les mésaventures de deux intervieweurs de Hitchcock - Truffaut jeune et Chabrol aîné - tombant avec leur magnétophone dans le bassin gelé de la cour du studio. Sur l'acuité de Truffaut, dès le tournage des Mistons, quand il écrit à Charles Bitsch qu'il est « attentif à sauver ce grand malade que devient un film dès le deuxième jour de tournage ». Sur la difficulté de « monter » un film,des financiers, les atermoiements les doutes des des acteurs, auteurs... les hésitations On lira souvent, dans cette correspondance, l'ébauche ou la genèse des films de Truffaut, l'anec- dote suffit parfois à nous mettre sur la voie, à deviner le cheminement d'une œuvre incroyablement cohé- rente. «Il y a beaucoup, beaucoup trop de morts autour de moi, que j'ai aimés, et j'ai pris la décision, après la disparition de Françoise Dorléac, de ne plus assister à aucun enterrement, ce qui, vous le pensez bien, n'empêche pas la tristesse d'être là et de tout obscurcir pendant un temps et de ne jamais s'estomper complètement, même avec les années, car on ne vit pas seulement avec les vivants, mais aussi avec tous ceux qui ont compté dans notre vie...» Comment ne pas voir, dans cet extrait d'une lettre à Tanya Lopert de février 1970, la naissance de l'idée de La Chambre verte (1978)? Des lettres renseignent sur l'infinie méticulosité avec laquelle Truffaut préparait ses entretiens avec Hitchcock, répondait à des essayistes (lettre à Diamantis), conseillait des cinéastes amis (Luc Moullet, Bernard Dubois) ou ses coscénaristes (Gruault, de Givray, Revon, Dabadie, etc.). Certaines lettres font preuve d'une délicatesse de sentiment qui fera ricaner ses ennemis, comme les gestes envers Helen Scott ou Koichi Yamada. D'autres attentions, à des critiques, à des confrères, sont parfois moins désintéressées. Truffaut recom- mande des amis ou des relations, soit par affection, soit par admiration (Jean Dasté, Abel Gance), soit par reconnaissance (lettre à Jean Mercure pour Helen Hessel, l'inspiratrice de Jules et Jim), soit même pour se «défausser», car il ne souhaite plus les faire travailler. D'autres sont des témoignages d'estime à des réa- lisateurs : Hitchcock, Malle, Clouzot, Mocky, Oury, Tay Garnett... À des acteurs : Coluche, Miou-Miou, Guy Marchand, Renée Saint-Cyr, etc. Certaines autres sont écrites pour se justifier (la belle lettre à Bory)... D'autres, pour réprimander (à Chazal), pour contre-attaquer (à Godard), pour parer un reproche (à des acteurs dont il coupait le rôle au montage, à un chef opérateur qu'il ne reprendra pas), pour mettre les choses au point (à Gruault : « Je ne déteste pas absolument les malentendus, mais je crois que notre amitié ne devrait pas se laisser entamer par des silences dont je suis en partie res- ponsable. »). D'autres s'adressent aux débutants qui venaient à lui et qui étaient sensibles à son intérêt pour eux. Cette cordialité affectueuse, on la retrouve de manière exemplaire dans la correspondance suivie sur plusieurs années avec Bernard Gheur, un romancier belge que Truffaut a beaucoup encouragé sans jamais éprouver la nécessité de le rencontrer, ce qui était bien dans sa manière. Il arrivait au contraire que sa sévérité soit à la mesure de sa décep- tion. Alors les mots les plus durs, on le verra, stig- matisaient les médiocres en les abandonnant à leur triste sort. D'autres lettres enfin composent le visage du citoyen Truffaut : témoin d'un accident, refusant une décoration, intervenant contre la censure auprès du ministre de l'Information ou des responsables des « Dossiers de l'Écran » dans l'affaire de La Religieuse, écrivant au président de la Cour de sûreté de l'État dans l'affaire de La Cause du peuple, convoquant par télégramme la presse pour la défense de Langlois, rouspétant parce que la salle de projection de la Directors' Guild à Hollywood n'avait pas une double porte et laissait filtrer la lumière... En revanche, Truffaut ne s'est jamais inscrit sur une liste électo- rale et n'a jamais voté de sa vie. Tout cela, finalement d'une extrême cohésion, aide à mieux connaître le cinéaste à mesure que ses let- tres, touche après touche, complètent le portrait de sa personnalité. Quel que soit leur intérêt, fallait-il pour autant publier dès aujourd'hui ces fragments d'une corres- pondance puisqu'il est vain désormais de les mettre « dans un dossier que je rouvrirai le jour où la mise en scène me sera interdite par les médecins et que je commencerai à rédiger mes souvenirs» (lettre à Annette Insdorf)? En prenant cette initiative, avons-nous été trop vite et trop loin ? Il est de fait que cette publication ne va pas contre la volonté de Truffaut. Il avait lui- même fait classer (par Lucette de Givray) les doubles des lettres dactylographiées qu'il envoyait - ou même celles (plus rares) qu'il ne se décidait pas à envoyer si l'on en croit Claude Autant-Lara affir- mant n'avoir jamais reçu une de ces lettres. Or Truffaut avait trop l'amour de la chose écrite et des livres pour qu'on n'en déduise pas qu'il avait commencé à rassembler ces documents en vue d'une publication ultérieure. D'autre part, les instructions très précises qu'il a laissées concernant sa correspondance amoureuse (lettres déposées chez un notaire jusqu'à la date fixée par lui, à laquelle elles seront restituées aux expé- ditrices ou à leurs ayants droit) semblent indiquer a contrario que les lettres professionnelles et/ou amicales pourraient bénéficier d'un imprimatur tacite, pourvu que l'intérêt historique et une certaine ferveur soient au rendez-vous. «Puisqu'il se trouve qu'elles existent », écrit Kafka dans une situation similaire, «je n'interdirai à personne de les sauver si le cœur lui en dit. » Or, c'est de sauvetage qu'il s'agit, un élément déterminant pour dissiper nos scrupules. Bien sûr, beaucoup de lettres ont été écrites à la main et Truffaut n'était pas maniaque au point d'en garder des doubles. Et de nombreux rajouts à la plume figurent sur les lettres dactylographiées. Il fallait donc toutes les localiser. En prenant contact avec les correspondants connus ou supposés - après avoir reçu l'accord de la famille - pour obtenir documents et autorisations, nous avons pu mesurer l'étendue des dégâts. Certains amis - et des plus proches - ont jeté les lettres de Truffaut. D'autres les ont égarées. L'exemple le plus attristant est cer- tainement celui d'André Bazin qui ne gardait pas les lettres. D'autres, dont nous respectons la volonté, ne souhaitent pas voir publiées des lettres jugées par eux trop personnelles. Pudeur, désir de ne pas par- tager prématurément « leur » François ? Mais « la vie d'un artiste », écrit Richard Ellmann, éditeur et bio- graphe de Joyce, « diffère des vies ordinaires en ce que les événements y deviennent des sources d'art, dans ce moment même où ils s'imposent à son atten- tion ». Elle n'est plus la propriété de quelques privilégiés, elle appartient maintenant à tout le monde. Une tragique confirmation de cette urgence à publier nous a été donnée par la mort brutale de Helen Scott qui avait échangé avec Truffaut une cor- respondance considérable. Dans les années 60, Helen Scott vivait à New York où elle travaillait pour le French Film Office. Truffaut s'était lié d'amitié avec cette femme intel- ligente, dévouée, exclusive, ombrageuse, à l'humour parfois féroce, et qui allait participer de près à la naissance et à l'élaboration du livre d'entretiens avec Hitchcock. Pendant une dizaine d'années, Truffaut et Helen, lui de Paris, elle de New York, s'écrivaient très souvent. Il ne se contentait pas de la tenir au courant de ses projets et de préparer avec elle ses voyages aux États-Unis pour voir Renoir ou Hitch- cock, présenter ses films, ou lire des scénarios au bord de la piscine du Beverly Hills Hôtel – il l'infor- mait de la vie cinématographique parisienne et de son microcosme avec une drôlerie et une alacrité qui font de leur correspondance une petite histoire de la société française sous la V République. Truffaut avait d'ailleurs incité Helen Scott à publier un recueil de leur correspondance, ce qui constitue une preuve supplémentaire de son intérêt dans ce domaine. Il y voyait une Histoire de la Nouvelle Vague par le petit bout de la lorgnette. Helen s'y était toujours refusée, à la fois par accablement devant l'étendue de la tâche et parce qu'elle trouvait l'ensemble fragmentaire. Quoi qu'il en soit, ce mélange d'intime et de pro- fessionnel qui est l'un des charmes de Truffaut épis- tolier, plein de jugements à l'emporte-pièce, de pseudo-indiscrétions et de réflexions sur son travail, nécessite, pour être compris et goûté pleinement, un minimum de notes explicatives. Ces indications qu'elle était fière de pouvoir donner, Helen Scott me les a confiées lors de deux longs entretiens quinze jours avant sa disparition. Sans sa mémoire du cinéma et des gens, l'esprit de ces petites chroniques de rien n'eût pas été le même. On comprend d'autant plus qu'il nous ait paru primordial d'éviter que d'autres lettres disparaissent, et d'inciter d'autres témoins à ajouter leur pierre à cette première pierre de la future correspondance complète de François Truffaut. C'est un Truffaut vif, incisif, aigu, badin, triste, profond, que nous saisissons à mesure que sa main court sur le papier. À relire ces lettres écrites à la diable, aussi vivantes que naturelles, source d'une émotion vraie, nous avons eu confirmation qu'il ne s'agissait plus de confidences professionnelles ou de journal intime, mais que nous avions bel et bien mis la main sur l'autoportrait involontaire d'un autodi- dacte inspiré. Gilles Jacob (janvier 1988)

NOTE DE L'ÉDITEUR

Pour cette édition de la Correspondance de François Truffaut, nous avons choisi de garder la spontanéité des lettres d'adolescence (1945 et 1946) en conservant leur orthographe originale, même fan- taisiste. Nous avons décidé d'apporter aux lettres de François Truffaut, à partir de 1949, un léger travail de correction (fautes d'inattention, ponctuation...). Les dates ont été complétées entre crochets. En accord avec la famille de François Truffaut, nous avons enlevé de rares passages qui concernent l'univers intime de l'auteur et de son entourage. En fin d'ouvrage, le lecteur trouvera une liste de repères chronologiques, l'index des noms et des titres de films cités, ainsi que l'index des correspondants.

1945

À ROBERT LACHENAY [25 juin 1945] Je t'écris de St Brieuc. J'abrège car le tortillard qui fait la liaison entre St Brieuc et Binic est en gare. Je t'en mettrai plus long demain François vite le v'la

À ROBERT LACHENAY [Binic, 1945] Mon cher Robert, J'ai reçu avec un réel plaisir tes deux colis. Balzac est bien arrivé. Ne m'envoie plus de journeaux car je vais avoir pour pres de 80 F de port pour te renvoyer le tout. J'ai été à la poste porter la boîte vide. Mon père va m'envoyer 200 balles sur lesquels il y aura 80 F de port + 60 F de cinéma que je dois à la dirlote ça fait 140 balles. Ça ne va pas mais pas du tout ! On a été voir les Mille et une nuits ! C'est mieux que le voleur de Bagdad mais ce n'est pas formid. Rien qu'en lisant tes journeaux de cinéma, ça me donne envie d'être à Paris car il y a l'air d'avoir de bons films. Edward Robinson est très coté puis- qu'il joue en ce moment dans 3 films d'exclusivité! J'espère que ma lettre ne te trouvera pas dans la nostalgie de l'année précédente. Faudra-t-il te renvoyer les jour- 1. Né en 1930, Robert Lachenay est le plus ancien camarade de Truffaut. Voir note 1 p. 165. 2. Acteur américain (1893-1973). 3. Le Mystérieux Docteur Clitterhouse, L'Entraîneuse fatale, Le Vais- seau fantôme. neaux au Tréport ou à Paris ? Taches d'ètre prudent en te baignant sur les clous (c'est un copain qui a mis ça). Je te quitte car leur deu boulaut ai fynye, Tou a toua, Phronssouas ton caupin. Raconte dans ta prochaine lettre mon odyssée nocturne et souterraine dans le métro la cause, l'action, son résultat, raconte exactement comment les faits se sont passés quand j'ai couché au métro quand on était chez Ducornet Parce que mes cops ne veulent pas me croire.

À ROBERT LACHENAY [Binic, juillet-août 1945] Cher Robert, Je ne peux pas me passer de t'écrire tous les jours, fais de même. Le chocolat était-il bon ? Je sévigne, tu sévignes, nous sévi- gnons. Je fais du cayac, j'écris cinq lettres par jour. Ecris-moi ! Ecris-moi ! François

À ROBERT LACHENAY Paris le 18 [septembre 1945] Cher Robert, Ah ! Mais oui ! La tour Effel est toujours la. Il faut que tu lises cette lettre avec attention. Surtout les passages 1. Instituteur qui a servi de modèle au professeur des 400 Coups, joué par Guy Decomble. que je te soulignerais. Me voici parisien depuis 5 jours. Mon premier saut ça été pour mes « Fayards » Le marchand qui est rue des Martyrs en face de Médrano en à une quantité formidable j'y vais demain. Rue Mansard j'ai acheté cette après midi 36 classiques parmi lesquels il ne te manque que Candide, Stello (2 vol.), La guerre et la Paix (8 vol.), Histoire d'un merle blanc, Première médi- tations poëtiques, Tartarin de Tarascon 2, Fromont jeune 4 donc il n'y à que 18 volumes que tu n'a pas dans ce que je ai acheté et tu les trouveras. J'ai en ce moment 295 bouquins il m'en manque 90 pour avoir la collection. Mon premier et seul film... jusqu'à présent est Félicie Nanteuil hier j'ai visité le chateau de Versailles. J'ai préparé pour toi, quelques surprises et cadeaux pour fèter ton retour. pour m'avertir de ton arrivée tu mettras à ton balcon un chiffon rouge et un chiffon blanc comme je passe tous les jours devant chez toi, je verrai et je sifflerai. d'autre part comme 2 suretés valent mieux qu'une, tu iras le jour de ton arrivée chez Thibaudat à Paris ; ainsi comme j'irai tous les jours il me diras si tu est rentré ou bien mieux écris lui en lui disant ta date de rentrée comme ça il me le dira. Mais surtout ne m'est pas5 dans la lettre à Thi- baudat de lettres pour moi. J'ai fait pour nous deux quelques projets. Ecris à Thibaudat dès que tu recevras ma lettre Claude Thibaudat 42, rue des Martyrs, Paris 9eme À bientôt, François

1. Comme l'a écrit Truffaut lui-même : « La collection Fayard avec bois gravés a une grande valeur nostalgique, car elle est liée au premier tiers du siècle et, pour les grands d'aujourd'hui, elle évoque la bibliothèque des parents, des livres entassés dans des greniers. » (Lettre inédite) 2. Fromont jeune et Risler aîné, d'Alphonse Daudet (1874). 3. De Marc Allégret, avec , 1942. 4. Camarade de classe, devenu plus tard l'artiste de music-hall et imi- tateur Claude Véga. 5. Nous avons ainsi respecté dans ce livre tous les passages qui avaient été soulignés par Truffaut.

À ROBERT LACHENAY

[21 septembre 1945] Mon cher Robert, Excuse ces mots atif et cette lettre au crayon, je ne t'en aime pas moins... au contraire ce qui m'oblige à rediger hativement cette lettre c'est la préparation des cadeaux (je ne peux vraiment pas tenir ma langue !) que je dois te donner au moment où nous célèbrerons ton retour. Tes cadeaux sont emballés sauf 1 qui nécessite une petite boite de 4 centimètres sur 4 que j'ai du mal à trouver. J'arrête ma lettre il y en a peut etre une (boite) dans le tiroir de ma mère. Ça y est une boite d'allumettes fera l'affaire. Cette après midi j'ai été voir Good-bye Master Chips Je vais demain à Juvisy j'en reviens lundi je passerais mardi chez Thibaudat et chez toi. Le matin et l'après-midi. Ne viens pas chez [...] Je pense que tu a ecris à Claude Thi- baudat. Nouvelle distraction Parisienne la Tour Parachute haute de 25 m. Tu te jettes d'en haut en Parachute. Je ne sais pas combien ça coûte. Nouvelle invention des enfants Parisiens. On ne vend plus les fleurs ni les journaux : ils prenne un petit banc une boite avec 2 brosses et 2 boites de cirage et ils brossent les chaussures des américains, 1 client = 25 F, en 1 heure 10 clients donc 250 F ! Au revoir à Mardi, François

1. Orthographié ainsi. Il s'agit de Goodbye Mr Chips, de Sam Wood, 1939. 2. Mot manquant dans le manuscrit. 3. C'est le thème de Sciuscia, de Vittorio De Sica, 1946. 1946

À ROBERT LACHENAY [juillet 1946] Cher Robert, Comme tu le vois je ne gaspille pas tout ton argent pour ma conquête. La Preuve : ces 4 cartes postales variées ! J'ai bien reçu ton colis et tes deux lettres avec les 120 F. Tu me combles ! Tu ne me réponds pas à la proposition que je t'ai formulée pour te faire venir ? Pourquoi ? Je suis contents pour toi (et pour moi), de la bonne marche de l'usine d'armement et de munitions. Tu me propose trois cents francs par semaines : c'est trop. 150 à 200 c'est largement suffisant. Je préfererai que tu m'envoies : si tu le peux : 1 boite de Milk condensed et 1 peu de beurre car, comme tu le sais je suis un gros man- geur le matin et comme le pain ici est sans tikets j'en achète en plus. Mais je veux que si tu m'en envoie, que tu marque sur une feuille ce que je devrai, même pour la nourriture car si tu m'envoie quelque chose tu ne peux pas le revendre à ton père. Envoie-moi ce que tu peux mais 1 seule boite de lait, un peu de beurre, du sucre tu ne peux surement pas, des sardines et oh! des BANANES SECHÉES. Suis-je trop exigeant? Je le crains. Mais je préfère que tu puisse m'envoyer ceci quitte à m'envoyer moins d'argent. Mais je te répéte que je tiens à ce que tu marque l'argent que cet envoi te fait perdre. Je ne voudrais cependant pas te devoir plus de 1200 à 1500 F en rentrant. Monique va toujours bien et elle a... une sœur, Nicole, aînée ! de 14 ans 1/2. Je voudrais savoir ton avis sur : Le magicien d'Oz 1 On ne meurt pas comme ça, L'imposteur, 1. De Victor Fleming, 1939. Dorothée cherche l'amour, L'espion noir, L'affaire du grand hôtel. Peux tu me faire une courte critique de ces films. Ce que je dois t'embèter quand même ! N'oublie surtout pas de m'envoyer le Cinémonde du 16 juillet. Tes journeaux sont très bien, surtout l'article sur Pierre Brasseur. Quand j'ai ouvert le colis sur la plage ça été des cris de joie à la vue de Cyrano car nous devons en jouer des passages le 21. Pour le 14 juillet on a vu Sergent York 1 Et dimanche prochain ou jeudi nous irons voir Mission spéciale ça nous changera un peu des films cloches qu'on à vu déja. Si ça continue, il faudra que tu m'envoie une loupe pour regarder mes légumes. Sur ce au revoir et merci, François

1. De Howard Hawks, 1941. 2. De Maurice de Canonge, 1946.

1949

À ROBERT LACHENAY Villejuif, le 16 mars 1949 Cher vieux, Si je tarde tant à t'écrire, c'est premièrement que je sors à peine de l'infirmerie et secondement que j'attendais d'avoir une enveloppe, objet précieux et rare entre tous. Je te remercie de tes deux missives consécutives et de ce qu'elles contenaient. Arrête là tes généreux envois, d'abord parce qu'ils te coûtent trop, ensuite parce qu'ils ne me servent que pour les timbres et un paquet de cigarettes hebdomadaires, car notre argent est déposé au greffe avec nos vêtements civils. Sache que je suis passé en jugement que je vais être placé à Versailles dans un home de semi- liberté tout en travaillant au dehors. Je partirai incessam- ment. Tu peux cependant m'écrire encore. Ta vie actuelle n'est pas réjouissante. Quelle vie d'abné- gation et de labeur ! J'espère que cela ne durera pas et que l'usine ouvrira bientôt. Toutefois, je crois que cela est assez dangereux. Ma mère vient me voir 2 fois par mois. Je crois que cette année pour l'un et pour l'autre sera peu brillante, cinéma- tographiquement ; ayons foi en 1950 ! Oui, je corresponds avec Claude Thibaudat qui commence à se « défendre » si j'en juge par le programme qu'il m'a envoyé et la descrip- tion de ses activités théâtrales. Dès que je partirai pour Versailles, j'irai te voir dès ma première sortie. Je lis régu- lièrement L'Ecran et Ciné-Club grâce à la complaisance d'un éducateur cinémane de l'établissement pilier de ciné- clubs. 1. Après une fugue et la faillite du ciné-club Cinémane. 2. Revue de cinéma, organe officiel de la Fédération des ciné-clubs. Je n'ai besoin de rien de spécial hormis des enveloppes. Aussi, si tu le peux, envoie-m'en un paquet à bon marché. Envoie-les de Pontault car les paquets venant de Paris sont prohibés. Chenille m'a envoyé mon Cocteau relié et le bouquin sur Cocteau que j'avais prêté à Gérald. Ce seront 2 rescapés de la grande pagaïe. J'espère que le Charlot de Henry Poulaille en sortira sain et sauf. Je te quitte et posterai la prochaine lettre lundi. Très amicalement, françois Mes respects à ta mère. Rien pour Gustave qui décrète que Charlot est un pitre. (Ne l'étrangle pas... Gustave.) 17 mars mercredi : j'apprends à l'instant que je pars demain pour Versailles. Attends une seconde lettre immi- nente. À ROBERT LACHENAY [30 juillet 1949] Cher vieux, Voyage épouvantable, temps moyen. Le festival commence ce soir avec La nuit porte conseil, de Marcello Pagliero. Cocteau est arrivé il y a 2 heures. Photos, encore photos, la plage à la manière de Jean Vigo, des cadrages à la Hathaway, de la profondeur de champ à la Welles et des perspectives à la Fritz Lang. T'écrirai longue lettre mardi. Suis presque fauché. François Toréador

1. Où Lachenay travaillait comme ouvrier soudeur. 2. Camarade de classe dont les parents tenaient une papeterie place Henri-Monnier, devenue place Toudouze. 3. Éditions Grasset, 1927. 4. De Biarritz. 1950

À ROBERT LACHENAY [juin 1950] Cher vieux troufion J'ai reçu en même temps tes 2 dernières lettres. Comme je les ai eues à 2 h du matin en rentrant chez moi, je les ai lues avant de m'endormir, aussi es-tu la cause d'un cauchemar épouvantable sur l'armée, les soldats, etc. Je quitte ma chambre ces jours-ci et m'installe dans un hôtel à Villiers à 15 mètres... de chez L... ! Ecris-moi encore rue des Martyrs, je te donnerai le nom exact de l'hôtel et le numéro dans ma prochaine lettre. Je paye 3 500 F par mois et, comme on paye d'avance, il faut que je les aligne demain. La chambre est un peu moins grande que la tienne, mais elle n'est pas mansardée. Il y a une grande fenêtre sur la cour et c'est bien éclairé. Il y a beaucoup de place pour les livres. J'ai un travail fou, mais je m'occupe de toi, patiente un peu pour les journaux et les vêtements, je ferai tout cela ces jours-ci. Je n'aurai pas toujours autant de travail, car pour l'ins- tant c'est le manque d'organisation qui me fait perdre beaucoup de temps. Je suis allé hier au procès de Michel Mourre Ariane Pathé était là, toutes aigrettes dehors; le jugement est remis à quinzaine, mais l'acquittement ne 1. Robert Lachenay est maintenant à l'armée. Il n'a pas déserté, mais a attendu chez lui que les gendarmes viennent le chercher pour l'emmener à la caserne. 2. Michel Mourre, écrivain et érudit français (1928-1977). À 21 ans, cet ancien novice, chassé d'un couvent dominicain, montait en chaire à Notre- Dame en plein dimanche de Pâques pour y clamer le blasphème de Nietzsche : « Dieu est mort. » Le scandale faillit l'envoyer à Sainte-Anne et lui fit acquérir à l'époque une célébrité qu'il ne recherchait pas. Malgré le blasphème, Éd. Julliard, 1951, et plusieurs ouvrages historiques, philoso- phiques, encyclopédiques. fait aucun doute. On a lu un merveilleux témoignage de l'équipe de rédaction de La Tribune de Genève et lui (Mourre) s'est expliqué avec beaucoup de sincérité ; c'était presque émouvant ; je t'enverrai tout ce que je ferai là- dessus dans divers canards, car, maintenant que je suis à Elle, tous les tirages confidentiels revendiquent ma colla- boration ; mais j'écrirai de moins en moins gratuitement, car je n'y ai guère intérêt. Je vais toujours à Hesdin le 8 pour les 8 derniers jours de tournage de Bresson Je vais refaire de la photo, je t'enverrai un exemplaire de chaque, car au journal j'ai les «développements» à l'œil. Je prendrai évidemment Jac- queline sur « moult » faces. Donne-moi beaucoup de détails sur ce que tu lis. Tu peux tout lire, tout ce qui te tombe sous la main, car c'est for- midablement profitable et j'aimerais parfois être obligé de lire des livres idiots, policiers, aventures, etc. Je ne plai- sante pas, on en tire un profit formidable. Dans 3 jours, je t'enverrai le 1 paquet avec 4 Nouvelles littéraires, 4 Figaro, etc. Dans 6 jours : tes lunettes, Paroles (le mien) et des Fayard ; dans 8 jours : 2 slips, 2 tricots de corps, d'autres Fayard. Gérald, Bielher s'occuperont des paquets de boustifaille. Ne fais pas de bêtises avec ton camarade... farfelu. Je n'ai pas ici (je suis au journal) tes lettres, aussi je ne puis répondre point par point. Hier soir j'ai vu au studio Parnasse Le Portrait de Dorian Gray4, c'est pas mal du tout. Ci-joint un programme du Faubourg J'ai vu Le Cor- beau (13 fois) avec M..., Une si jolie petite plage (4e fois) 1. Le Journal d'un curé de campagne. 2. De Jacques Prévert. 3. Célèbre cinéma d'art et d'essai : tous les mardis soir, grâce au «jeu des questions », on gagnait des places gratuites. 4. The Picture of Dorian Gray, d'Albert Lewin, 1945. 5. Le club du Faubourg où Léo Poldès organisait des conférences et des concours d'éloquence très courus et où le jeune Truffaut allait se révéler par ses interventions déjà péremptoires - il a à peine 18 ans ! - sur le cinéma. 6. D'Henri-Georges Clouzot, 1943. 7. D'Yves Allégret, 1949. avec L... Ça fait au moins 8 jours que je n'ai pas vu Jac- queline, je lui disais dans un mot de venir me voir ou de m'écrire et je n'ai pas de nouvelles. Je pense que ta conjonctivite vient de la soudure cer- tainement. Voilà la bonne adresse de Chenille, ne manque pas de lui écrire : André Chenille Service cartographique SP-50-828 BPM-507 Rectificatif : je t'envoie en même temps que cette lettre les journaux littéraires depuis ton départ. Suivront ceux de cette semaine, plus [...] Je n'achète plus de journaux de cinéma, pas même L'Écran. De toute façon tu n'y apprendrais pas grand-chose puisque c'est soit de la publi- cité, soit de la propagande. Enfin je suis pressé, je vais descendre la lettre et les journaux. salut, françois

À ROBERT LACHENAY [14 juin 1950] Vieux Robert, Je rentre de Hesdin, je trouve tes 2 lettres. J'ai vu Bresson, c'est formidable. Hier je suis allé voir L'Héritière avec Jacqueline aux Agriculteurs c'était dimanche, hier, le soir. Après nous sommes allés chez elle manger, car ses parents sont partis 8 jours, et je mange avec elle presque 1. Avant son service militaire, Robert Lachenay était ouvrier soudeur dans une usine de la banlieue est. 2. Mot illisible. Il s'agit peut-être de L'Intransigeant. 3. De William Wyler, 1949. 4. L'ancien cinéma des Agriculteurs était rue d'Athènes. tous les soirs. On a discuté jusqu'à 1 h du matin et je suis rentré presque saoul chez moi, car elle avait du Pernod et du vin rouge. Janine lui a passé Le Roman d'un tricheur. J'ai peu de temps à moi, mais je vais m'occuper de tes affaires ; je verrai pour les journaux. De toute façon, je les achète, car il faut que je les lise - alors pourquoi ne plus te les envoyer? Dans ma prochaine lettre, je te mettrai 100 F. Gérald ne va plus chez toi en raison de l'invasion de punaises. Si tu étais raisonnable, il faudrait virer le tapis et les journaux, mettre du soufre et, toutes les semaines, nettoyer le carrelage avec de l'eau de Javel, sinon ce ne sera plus habitable. Fais comme tu veux J'ai un travail fou. Hier j'ai déjeuné avec Ariane Pathé et Michel Mourre ; il faut que je fasse un article sur lui. 4 ou 5 articles sur Le Curé de campagne, les photos, les coups de téléphone, 1 article sur Mourre, les rendez-vous, les causeries au Faubourg, des reportages pour Elle, je ne sais plus comment faire, il y en a trop. Il faut aussi que je réponde à Chenille et que je réponde à Bazin Je crois que je vais aller le voir 2 jours avec L..., il est à 150 km de Paris. Au revoir, amitiés. Écris-moi : Hôtel Dulong, 27, rue Dulong, Paris 17 (L... est au 24, moi au 27 !) françois

1. De Sacha Guitry, 1936. 2. Note de Lachenay, portée sur la lettre dès réception : «Là où je suis, je ne peux faire grand-chose contre les punaises!» 3. André Bazin (1918-1958) : critique et écrivain français de cinéma, de réputation internationale. Chef de file de la critique française d'après-guerre (principalement aux Cahiers du cinéma). Père spirituel de François Truffaut qu'il avait découvert dans un ciné-club et qu'il aida à sortir d'une adoles- cence difficile et à écrire sur le cinéma. À ROBERT LACHENAY [15 juin 1950] jeudi 13 h Vieux Robert, J'ai une accalmie, j'en profite pour te consacrer mon stylo à bille. Robert Bresson d'une part, Michel Mourre d'autre part m'ont donné un travail fou et délicat, car, faisant 5 articles sur Bresson, je ne peux pas faire passer le même article 5 fois et je ne sais pas quoi réserver pour un journal ou ce qui convient à un autre. Jacqueline m'a raconté une his- toire formidable (et véridique). Il y a à peu près un an, elle (Jacqueline) se trouvait sur une plate-forme d'autobus lorsqu'un monsieur lui passait lentement le bras autour de la taille, tout en lui faisant vigoureusement « du pied ». Elle le remet discrètement « en place » et, trois jours après, elle va voir son amie Janine (celle que tu connais). Janine lui présente son père : «Je te présente papa!» lequel papa ne faisait qu'un avec le monsieur de l'autobus. Il paraît qu'il a terriblement rougi, mais pas Jacqueline, tu la connais, elle a parfaitement saisi le côté « drôle » de l'histoire. Ah ! Honorables familles bourgeoises ! Une autre histoire, moins drôle, mais tout aussi véri- dique : j'ai été convoqué à la P.J. brigade mondaine. Sur la convocation, il y avait : «Affaire X...» (X..., si tu t'en souviens, était le président du Camping-Club de France, club auquel je préférais la Chambre Noire ; X... m'avait involontairement «dépanné» pour ma première paye de chez Simpère à la Banque de France. Remember ?) Eh bien X..., architecte à la Banque de France, auteur de 14 livres dont 6 traduits à l'étranger, honorablement connu au Club Alpin français, emmenait camper les petits garçons et leur faisait subir des « épreuves ». Sous prétexte de « baptêmes » et de « totémisations », il les attachait à un 1. Société où François Truffaut a travaillé quelque temps. arbre, les faisait fouetter pour éprouver « l'endurance » et, au moment psychologique, il prenait une photo. Il « accou- plait» des garçons ensemble. Il faisait passer des «examens médicaux» à d'autres, etc. À la suite d'une plainte, il a été arrêté, on a trouvé plus de 100 photos supra-compromettantes (sans jeu de mots !) Ont été arrêtés aussi un type très haut placé au minis- tère des Affaires étrangères (il m'avait emmené au cinéma en voiture, tu t'en souviens? voir Faisons un rêve, un grand avocat, ami de Cocteau, ami de Schérer aussi, il était vice-président du ciné-club du quartier Latin ! Cela tient du marquis de Sade, de Jean Genet et d'André Gide. Quelle histoire ! La presse n'en a heureusement rien su. N'ayant jamais eu à me plaindre de X... ni de sa bande (toujours sans jeu de mots), je témoignerai peut-être pour lui. Je vais me mettre en rapport avec un des avocats de X... Je ne te raconterai pas en détail mon séjour chez Le Curé de campagne, ce serait trop long et ennuyeux, je préfère t'envoyer les articles quand ils paraîtront. L... passe son bac aujourd'hui. J'ai autant le trac qu'elle ! Je ne sais si je t'ai dit que Le Roman d'un tricheur est maintenant entre les mains de Jacqueline. Au fait, Jac- queline croyait que Chats, de Colette, tu lui avais prêté. Je l'ai détrompée, elle te remercie donc. Son appartement est formidable. Sa chambre est meublée d'un très grand lit en chêne ciré blanc; on dirait du marbre. Au mur, 2 appliques donnent un éclairage indirect ; quelques livres, une quinzaine, 2 grands rideaux. Sur le dessus-de-lit rose, 2 enfants : un ours et une poupée. Elle a fait elle-même un tapis de 0,60 m sur 1 m qui est sensationnel. Cela fait un damier noir et blanc en fourrure 1. De Sacha Guitry. 2. Maurice Schérer, dit Éric Rohmer, critique et cinéaste français, né à Nancy en 1920. Dans les années 50, il collabore à La Revue du cinéma, aux Temps modernes, à La Gazette du cinéma dont il était directeur. Univer- sitaire, aîné du groupe des Cahiers du cinéma fondés en 1951, il allait passer le premier à la réalisation (dès 1950). 3. Tournage du film de Bresson. - c'est du tonnerre. Comme chez tes parents, frigidaire, citerne dans la cuisine, etc. Didier a rompu d'avec Janine ; j'espère-pour lui que c'est définitif. Au Faubourg, toujours pareil : je me prépare pour le concours d'éloquence le 27 juin. Il faut parler 5 minutes sur Paris en 1950 et 5 minutes sur un sujet improvisé que l'on donne au dernier moment. Je suis maintenant très ami avec Gengis Khan et Bon- temps surtout sa femme... adorable. Déjà 14 h, il faut que je parte aux Champs-Élysées, à Ciné-Digest, puis à Lettres du monde. Ensuite, à 16 h, réunion Poldès - Gengis Khan dans une librairie à Saint- Germain-des-Prés ; ensuite je passerai 15 minutes voir au C.C.Q.L. pour voir Freddy et Schérer. Après, vers 20 h, je vais à la cité Universitaire voir les étrangères pour savoir comment on dit : « Je t'aime » dans toutes les langues orientales. Tu vois que mon emploi du temps est sérieusement rempli. J'ai écrit à Bazin, à Chenille, j'ai vu L'Ange bleu, enfin, à la Cinémathèque et un film policier - psychana- lyste quelconque. Nous sommes le 15 juin et j'ai vu 4 films depuis le 1 je ne consulte même pas les programmes de cinéma ! Mais je lis : j'ai lu les 3 Sartre (Chemins de la liberté), Pigalle, de René Fallet (qui vient d'obtenir le Prix popu- liste, je l'avais prédit, il y a 3 mois !), Centaure de Dieu, de La Varende, roman chrétien contemporain, puis des bouquins récents, des romans surtout. Je me demande si je n'irai pas passer quelques jours à Constance au moment où tu auras droit à 4 jours de per- mission. Renseigne-toi sur les possibilités de logement, de passeport, à combien cela reviendrait-il ? etc. Il faut que je parte, je continuerai ma lettre ce soir ou demain. 14 h 15. 1. Membres du club du Faubourg. 2. Ciné-club du quartier Latin. 3. De Josef von Sternberg, 1930. 4. La Cinémathèque française était à l'époque avenue de Messine. mardi 20 juin Excuse-moi de cet abandon de 6 jours - j'avais perdu mon bloc et les présents feuillets avec et les ai retrouvés à la rédaction de Ciné-Digest. Depuis jeudi, il s'est passé bien des choses, surtout désagréables : 1° Ta mère et ta grand-mère sont allées au commissa- riat, lequel commissariat m'a envoyé une convocation 10, rue de Douai. Or je n'habite évidemment pas rue de Douai et j'ai eu la convocation 3 jours trop tard. 2° J'ai rapporté le phono à ta grand-mère. 3° J'ai les concierges du 10 avec moi - ils m'ont passé ta lettre pour que je la montre au commissariat. La seule erreur de tes concierges est d'avoir dit à ta grand-mère, les premiers jours, quand elle est venue chercher le pail- lasson, que c'est Truffaut qui habitait là. Ta grand-mère l'a cru, l'a répété à ta mère, etc., etc. Je reçois ce matin la lettre que ta mère t'a envoyée. Si j'étais sûr de moi, je l'attaquerais en diffamation sur le plan de la pédérastie, mais je ne puis le faire. Il suffit que tu lui envoies une lettre d'engueulade et moi je vais en faire autant : une engueulade polie, une mise au point, car elle se fout du monde. Pas un seul soir nous n'avons été chez toi. D'abord il n'y a pas un pouce d'éclairage, ensuite les punaises, et 3° je ne vois Gérald and C° qu'une fois par semaine, le dimanche matin ou le samedi. Je pense que c'est Androuet qui aura parlé des orgies, phonos, en mélangeant le passé et le présent, salade que ta mère se sera fait un plaisir d'assaisonner à son avan- tage. J'ai beau relire tes lettres, je ne vois pas d'interro- gations que j'aie laissées en suspens. Le paquet compre- nant la plupart de ce que tu me demandes est prêt, je le ferai rapidement partir. Jacqueline? Elle va bien, elle me charge de te dire bonjour de sa part ; et si tu veux savoir pourquoi elle ne t'écrit pas, c'est certainement parce qu'elle veut te laisser un certain temps en « plan » comme tu l'as fait en nous écrivant 3 semaines après ton départ. Elle t'écrira donc - te dire quand, je ne puis - tu sais qu'elle est butée et ce qu'elle a dans la tête, elle ne l'a pas ailleurs. Je t'enverrai de l'argent, 100 F par 100 F à mesure de mes disponibilités ; je continuerai à t'envoyer les journaux. J'ai bien encore d'autres choses à te dire, mais il faut que ma lettre parte, car sinon je la reprendrais demain et elle ne partirait que dans trois jours. Amicalement donc, françois La prochaine bafouille partira vendredi soir. À ROBERT LACHENAY [28 juin 1950] mercredi midi Cher vieux, J'espère qu'à l'heure qu'il est, tu as reçu : 1° un gros paquet de journaux ; 2° un mot hâtif avec 200 F ; 3° un paquet contenant diverses choses : entre autres, lunettes de soleil, maillots de corps, etc. Hier soir, concours d'éloquence. L..., comme je m'y atten- dais, s'est dégonflée; elle a une excuse, elle est dans la fièvre de l'oral du bac. Quant à moi, j'ai déçu tout le monde parce que j'ai pris l'air infiniment las, ennuyé, monotone, avec l'air de dire «quel sujet idiot» : je suis arrivé 3 sur 11. Les autres lauréats te sont inconnus. J'ai eu une bouteille d'apéritif Ricard, un attirail de produits de beauté et une tapée de billets de loterie que j'ai confiés à Madeleine D... pour ne pas les perdre - au fait ! c'est ce soir le tirage ! Si je gagne quelque chose, je t'avertirai demain ! Quant au Ricard et aux produits de beauté, j'en fais cadeau aux parents de L... puisque je vais bouffer chez eux très souvent. Je vais y aller dans une demi-heure, car à la radio Georges Juin commentera le concours d'hier soir - ceci dans une heure. Ma chambre est plus grande que la tienne, plus grande que celle de Didier, elle est comme la salle à manger de chez mes parents. Il y a un lit plus petit que rue des Martyrs avec un dessus-de-lit dans lequel je rêve de me faire un peignoir : c'est un tissu à rayures mauve et orange. Il y a une grande commode à 4 tiroirs, un placard encastré dans le mur, quasi invisible, muni de 6 planches (il est très grand), une cheminée avec des petites niches qui per- mettent de mettre des bouquins, 1 table, 2 chaises, un évier, 2 glaces et une grande fenêtre sur la cour - ça donne ceci Comme tu vois, c'est simple ! As-tu compris quelque chose ? Ce que j'ai vu récemment : La Porteuse de pain : Maurice Cloche ! Corporative La Règle du jeu (version semi-inté- grale) 12 fois. Madame porte la culotte (corporative) : excellente comédie avec Spencer Tracy et Katharine Hep- burn. La Patrouille perdue, de la rigolade, un coup de vieux terrible. Eugénie Grandet : version italienne hon- nête - très balzacien. La Chienne, première version de La Rue rouge, avec Michel Simon à la place de Edward Robinson, Georges Flamment à la place de Dan Duryea, de Jean Renoir, 1935. Et, pour finir, le bouquet : Madame Bovary, made in Hollywood 1950, avec Jennifer Jones, Van Heflin, Louis Jourdan et James Mason dans le rôle de Gustave Flaubert ! A-U-RI-SSANT Je n'ai plus beaucoup de temps. Pour ta chambre, c'est pratiquement arrangé. Je ne puis te donner des nouvelles de Gérald ni des autres, car je n'ai pas vu Didier depuis 1 mois et demi, et Gérald depuis 15 jours - c'est presque toi qui pourrais m'en donner! Je vais avoir des frais énormes : ma chambre, 500 le 1 la tienne, 1500 F le 1. Truffaut a joint un croquis de sa composition. 2. À l'époque, projection corporative, réservée aux professionnels du cinéma. 3. De Jean Renoir, 1934. 4. De George Cukor, 1950. 5. De John Ford, 1934. 6. De Mario Soldati, 1946. 7. De Vincente Minnelli, 1950. 8. Ainsi orthographié.

15 juillet, l'anniversaire de L... le 12 juillet, je vais aller avec L... voir Bazin 2 jours, coût : voyage 800 F, hôtel 400, bouffer 400, divers 400 : total 2 000 F. Voilà déjà 8 000 francs en dehors de ma nourriture, de mes transports, jour- naux, cigarettes, cinéma, linge, etc. Plus on gagne, plus il en faut. Enfin, sur ce bilan amer, je te quitte et j'attends impa- tiemment les accusés réception des journaux et des paquets recommandés, ton pote, F. Truffot À ROBERT LACHENAY 21 juillet [1950] Cher vieux, Content de recevoir enfin de tes nouvelles. Depuis ma dernière lettre, bien des événements. Les principaux : il s'en est fallu de peu que je ne sois pas en état de répondre à ta lettre, car j'ai essayé de me suicider et j'ai 25 coups de rasoir dans le bras droit, c'était donc très sérieux. L... a raté son bac, mais pour son anni- versaire elle et moi avions organisé une grande surprise- partie en face de chez elle, il y eut plus de 40 personnes parmi lesquelles : Claude Mauriac Schérer, Alexandre Astruc Jacques Bourgeois Ariane Pathé, Michel Mourre, le tout Paris 16 mm et journalistique. Il n'y eut pas assez à boire, il y eut des mécontents : Bourgeois était venu sans être invité, il fit fuir Claude Mauriac. Le reste se passa dans le genre de La Règle du jeu. Intrigues, scènes dans la rue, portes qui se fermaient, L... jouait Nora 1. Fils de François Mauriac, Claude Mauriac était à l'époque critique de cinéma au Figaro littéraire. 2. Alexandre Astruc, critique, puis cinéaste, né en 1923 : Le Rideau cramoisi, Une vie, etc. 3. Jacques Bourgeois, critique de cinéma, puis plus tard critique musical. Grégor elle changea 4 ou 5 fois de « Saint-Aubain », je faisais Jurieu il fallait une victime. Le matin, en rentrant chez moi à 7 h du matin, je me mis au lit et me tailladai le bras. Vers onze heures, L... vint me voir, il y avait plein de sang sur les draps et par terre, elle crut que j'étais évanoui, j'étais seulement endormi, car je n'avais pas perdu assez de sang. Elle m'a soigné avec un calme effrayant, fait bouillir de l'eau, compresses, pansements ; je suis resté 2 jours au lit avec de la fièvre. Maintenant je suis comme Frédéric Lemaître dans Les Enfants du paradis avec un bandeau autour du bras et je dis à tout le monde que j'ai une foulure. Mon écriture ne s'en ressent pas trop, je pense. L..., 2 jours après, est partie à Monte-Carlo sans me donner son adresse et sans m'écrire. Je suis très seul. Ses parents me font une sale tête : elle a été obligée de les mettre au courant pour me soigner. Enfin j'essaie de voir d'autres gens, je ne sors jamais seul, je sors avec Niko qui a raté son bac, avec François Mars qui a brillamment réussi le sien. Je vais revoir Monique, la fille de la rue Clauzel. Je vais essayer de «guérir». C'est pourquoi je ne te trouve pas ridicule avec Jacqueline quoiqu'il n'y ait aucune comparaison entre Jacqueline et L... Aux dernières nouvelles, Jacqueline quittait sa boîte, devenait mannequin en manteaux de fourrure et partait en vacances. Si elle n'était pas partie en vacances, je la faisais tourner 3 jours dans un film en 16 mm et je l'aurais invitée à la surprise-partie où elle aurait peut-être évité bien des drames. Elle m'a envoyé une carte postale sans me donner son adresse. Dès qu'elle reviendra, je l'engueu- lerai et lui dirai de t'écrire. Je suis toujours à Elle, je fais une enquête chez les éditeurs en ce moment, mais tout cela m'ennuie, je 1. L'interprète de Christine, la marquise de La Chesnaye dans La Règle du jeu. 2. André Jurieu, l'aviateur de La Règle du jeu, est amoureux de Mme de La Chesnaye, mais elle flirte avec un bellâtre : Saint-Aubain. C'est Jurieu qui 3.mourra... Pierre Brasseur. 4. Projet non abouti. voudrais partir dans une ferme, dormir et me reposer phy- siquement et moralement. Si, pourtant un événement, j'ai fait mes premiers pas de «photos-flash» dans le cabaret Le Méphisto et j'ai une photo qui va paraître dans France- Dimanche : Annette Poivre et sa fille au bar. C'est une bonne chose, je ne sais pas encore combien on me la paiera, mais ça revient cher, j'ai eu pour 1600 F de lampes. Si on ne m'avait pas pris une photo, c'était 1600 F de foutu. C'est très risqué. Je t'envoie aujourd'hui même 2 paquets de journaux, un paquet de 9 et un paquet de 11. Vérifie si tout y est. Je t'abandonne, je vais chercher l'argent à F.D. Salut ami, françois P.S. Selon ce que je vais toucher là-haut, je te mettrai de l'argent dans la présente. F. MADAME BIGEY AU SOLDAT ROBERT LACHENAY Paris, 30 juillet 1950 Cher Robert, J'ai bien reçu ta lettre du 25 juillet. Je te remercie des bons souhaits que tu m'as envoyés pour ma fête, cela m'a fait bien plaisir. J'espère que ton pied va mieux, seule- ment, s'il y a la guerre, ce serait préférable pour toi que tu passes ton temps à l'infirmerie. Alors comme ça tu n'as pas continué ton apprentissage pour devenir sergent et caporal, c'est bien malheureux pour toi, tu avais une occa- sion unique de te sortir de ta corporation ouvrière; qu'est-ce que c'est qu'un soudeur ? Ce n'est jamais qu'un 1. Annette Poivre, actrice française : Antoine et Antoinette, Copie conforme, Voyage surprise, Le Costaud des Batignolles, Porte des Lilas, etc. 2. Lettre parue en mars 1955 dans La Parisienne (mensuel dirigé par Jacques Laurent et André Parinaud). ouvrier, un contremaître c'est pareil, tandis que dans l'armée il y a des grades et, plus on est gradé, plus on est payé : regarde le père Vejus qui a un frère qui est arrivé au grade de capitaine, ce doit être bien payé un capitaine, et puis dans l'armée il y a une bonne retraite et lorsqu'on est officier, on trouve une fille à dot ; quand j'étais jeune, il fallait trente mille francs pour épouser un officier, si ma mère avait vécu, j'aurais pu en épouser un, cela m'aurait bien plu, c'était mieux que de végéter dans la médiocrité et la misère ; et puis dans l'armée faut pas se saouler et c'est plus agréable de vivre avec quelqu'un qui ne se saoule pas qu'avec le contraire. Pour en revenir au père Vejus, à côté de son frère capitaine qui a épousé une fille à dot et qui a aujourd'hui une belle situation, eh bien le père Vejus fait une triste figure à côté de son frère qui a voiture et propriété. Et puis je te dirai autre chose : ne te moque pas de tes supérieurs, car ils pourraient très bien te supprimer ta permission, qu'est-ce qui serait bec de gaz? c'est mon Robert. Mets-toi à la place de tes supérieurs : ça te plairait qu'un petit malin comme toi se fiche de toi, non, n'est-ce pas? C'est plus prudent de ne pas le faire, car ils pour- raient se venger bien plus terriblement que toi. Tous les voyous, les apaches, les mauvaises têtes comme toi et tout ce qu'il y a de pire, s'il y a la guerre, on les envoie au front en première ligne et il faut qu'ils y aillent, sans cela on leur tire dans le dos. Change de manières de faire et sois plutôt correct et plus discipliné, tu seras mieux vu et mieux noté. Au fond ils ont de la magnanimité de t'envoyer en permission, je trouve qu'ils sont très chics pour toi, tes chefs hiérarchiques ; ces gens-là n'ont voulu que ton bien, ils t'ont cru intelligent et ils ont essayé de te sortir de ton milieu ouvrier. Toi au contraire tu préfères croupir dans ta basse classe ; une occasion comme celle-là pour s'élever ne se présente pas tous les jours. Regarde, ton père n'a pas rechigné pour devenir adjudant et pendant la guerre il a été bien tranquille, il n'a pas eu la moindre petite éraflure ; il avait un cheval pour ses petits déplacements et une ordonnance comme domestique. Eh bien crois-tu i qu'il n'était pas plus heureux que d'être simple soldat? Il avait une place enviable, que beaucoup ont enviée surtout en temps de guerre, mieux nourri et plus à l'abri qu'un simple soldat. Maintenant parlons d'autre chose. Ta grand-mère ne va pas pire, seulement elle rajeunit pas, voilà ce qui la défrise. Il a fait très beau à Paris, nous avons eu un bel été et ce n'est pas fini, il y a encore août et septembre. Ton copain Truffaut, c'est un vilain goujat qui a dû trouver ton pantalon marron à son goût, parce que je n'ai pas trouvé de pantalon marron. Voilà où te mène sa grande intelligence ou, si tu préfères, comme tu crois, son intelligence supérieure ; il faudra aller porter plainte au commissariat. Je te remercie bien de t'inquiéter de la santé des chats ; ils vont très bien, mais j'ai remarqué que tu ne te préoccupes pas beaucoup de la santé de ta grand-mère, les chats passent avant sans doute... Il me semble que, sans la grand-mère, il n'y aurait pas de chats ici et que c'est d'elle qu'on doit s'inquiéter de sa santé en premier lieu. Alors, mon cher Robert, je termine en t'embrassant bien de tout mon cœur en attendant de te revoir sans galons ; on aurait préféré avec, tu aurais épaté tout le monde, comme cela tu n'épateras personne, à moins qu'ils soient épatés parce que tu n'en as pas. Ta grand-mère, M. Bigey. (Lettre transmise par François Truffaut.) À ROBERT LACHENAY 19 août 1950 Vieux Robert, Je te remercie de ta lettre et excuse-moi d'être resté longtemps sans écrire. Ton loyer est payé 1670 plus 300 (pour le concierge). André est encore venu en permission 11 jours. Il est enchanté du service et pourtant celui-ci ne l'a guère amélioré, au contraire. Il est de plus en plus idiot, prétentieux et « fabriqué ». Je l'ai quand même sorti, car il était seul (Gérald, Bielher sont en vacances), je l'ai emmené voir Le Démon de l'or (genre Sierra Madre), avec Glenn Ford et Ida Lupino. Le Déserteur (mauvais film anglais), Le Défilé de la mort (pas mal, Alan Ladd et «Japs»), Les Bas-Fonds (Renoir), Douce (Autant-Lara au studio Parnasse), Marché de brutes (gangsters anglais, pas mal) et, au théâtre de la Huchette, un très bon vau- deville burlesque, Pépita. J'ai vu des tas d'autres films dans le genre Marthe Richard, de vieux films d'avant- guerre, Légion d'honneur, etc., rien de marquant. Je lis une histoire de la littérature anglaise, Moby Dick et Le Sabbat, de Maurice Sachs. As-tu encore de l'argent? En veux-tu un peu ? Didier aimerait avoir sa veste, tu devrais la lui renvoyer. Penses-tu toujours à l'appareil photo ? Che- nille va en acheter un de 364 marks, mais on peut en avoir pour 200 marks. Armand Piéral, l'écrivain que tu as dû entendre au Fau- bourg, directeur chez Laffont, m'a fait parvenir 4 romans récents en service de presse dont le dernier Gr. Greene (Ministère de la peur). Je vais faire un film en octobre ; j'ai eu 25 bobines de pellicule, soit 1 h 40 de projection. Mon film durera environ 45 minutes, j'ai donc de la marge. J'ai la caméra 16 mm et l'opérateur, j'ai tous les acteurs. Il ne me manque que quelques costumes et une grande pièce avec un compteur de 40 ampères pour les éclairages pour faire la salle à manger. Je t'enverrai le scénario - c'est l'histoire de la communiante avec beaucoup de modifications. Je vais demain repérer les extérieurs vers le métro Charonne. Il me faut une église qui ait l'air d'une église de province. J'aurai 20 communiantes pour la figuration et 4 curés et bonnes sœurs authentiques - participation ecclésiastique. Je suis censé faire un « documentaire » sur les premières 1. Lust for Gold, de Sylvan Simon, 1949. 2. M an on The Run, de Lawrence Huntington, 1949. 3. China, de John Farrow, 1943. 4. Raw Deal, d'Anthony Mann, 1948 (en fait, les gangsters sont améri- cains). 5. De Herman Melville. communions. Je pense commencer fin septembre À Elle, cela marche bien, sauf que c'est la saison morte, et le tra- vail manque. Pour l'instant je viens de terminer un repor- tage sur des cabarets de Saint-Germain-des-Prés et pré- sentement je cherche des photos d'hommes célèbres, enfants (Jouvet à cinq ans, etc.). Tu arrives au bout de l'instruction, après ce sera plus facile. Chenille et tout le monde le disent : « Ce sont les 4 premiers mois qui sont durs. » J'ai vu Bazin au sana ; je vais faire un travail avec lui qui nous rapportera 25 livres anglaises à nous 2, soit 13 000 francs chacun : une biogra- phie et filmographie complète de Renoir. Bazin se charge du texte et moi des recherches, car Renoir a fait des tas de films inachevés ou non signés, et il faut en retrouver la trace. J'irai voir Claude Renoir, Pierre Renoir, Braun- berger etc. Cela est très intéressant comme travail. J'ai des piles de journaux à t'envoyer ; c'est très compliqué, il faut que je les emmène au bureau, que j'achète des feuilles de papier, que j'emprunte de la colle liquide à France- Dimanche, que je porte les rouleaux à la poste, c'est toute une expédition. Peut-être as-tu vu dans les journaux que je t'ai envoyés le succès extraordinaire de Hermantier à Nîmes en jouant Jules César dans les arènes. Hermantier est le héros du jour. Il a un rôle important dans le film de Duvivier M. Pons, on parle de lui confier la Comédie-Française, salle Luxembourg. En tout cas il a bien mérité son succès. J'attends une lettre de toi. Ci-joint 2 photos agrandies : si tu veux que je te les garde, renvoie-les-moi. Amicalement, françois 1. Le projet n'aboutira pas. 2. (1905-1990), producteur, distributeur et exploi- tant français. A produit notamment de nombreux courts métrages des jeunes réalisateurs de la Nouvelle Vague et notamment Les Caractères de La Bruyère, d'Éric Rohmer. 3. Raymond Hermantier, acteur français, né en 1924 (théâtre : Les Mouches, Andromaque, Jules César, etc. - cinéma : Les Démons de l'aube, Prélude à la gloire, etc.) 4. Sous le ciel de Paris, de Julien Duvivier, 1951. À ROBERT LACHENAY [août 1950] Mon cher vieux, Reçu ta lettre. Si tu le peux, Chenille me dit que c'est possible, retarde ta permission, ainsi peut-être pourras-tu venir 3 semaines vers Noël. À cela plusieurs raisons : 1° En septembre, je ne serai pas à Paris. Je vais à Biar- ritz 12 jours plus 3 jours à Antibes, deux jours à Cannes, Nice, Cap-Ferret pour faire des photos. 2° Ces photos me rapporteront assez pour me payer des vêtements, une veste, un pantalon, des chaussures. Je ferai nettoyer ta veste en velours et la remettrai dans la naphtaline ainsi que le pantalon. Pour mon boulot, je dois être impeccablement habillé et bien des reportages me sont passés sous le nez parce que je n'étais pas assez bien habillé. Tu vois que c'est sérieux. En décembre je pourrai te faire bouffer tout le temps de ton séjour à Paris. Je t'écrirai de Biarritz. À Billancourt, j'ai déjeuné avec l'attaché de presse de Caroline chérie et Martine Carol qui joue Caroline chérie. Je fais là-dessus un grand reportage et Martine, avec qui j'ai vite sympathisé, a même accepté d'écrire un article pour Elle. Je pense que je vais l'écrire avec elle ces jours-ci dans son appartement. C'est une fille très bien, victime d'une publicité idiote, elle a bien du talent. J'ai fait par la même occasion connaissance de Richard Pottier le metteur en scène de Caroline, et 2 acteurs. J'ai vu Alfred Adam chez lui. Il a tout Balzac relié et des tas de bouquins - il est très intelligent. C'est lui qui a écrit la pièce Sylvie et le Fantôme. Il habite 33, rue de La Rochefoucauld. Il m'a donné une photo de lui à 11 ans en ; écolier avec la croix d'honneur ; cette photo passera dans Elle avec des tas d'autres. J'ai fait aussi la connaissance 1. Cinéaste français, né en 1906 : Picpus, La Ferme aux loups, Meurtres, Caroline chérie, etc. 2. Auteur et acteur français : La Kermesse héroïque, Le Bateau à soupe, La Ferme des sept péchés, Maigret tend un piège, etc. de Michèle Morgan à la gare de l'Est, tournant avec et Jean Servais (que je connaissais déjà par le club du Faubourg) sous la direction de . J'avais emmené avec moi 2 copains. Il n'y avait pas assez de figurants, René Clément leur a demandé de jouer. En passant devant la girafe ils ont fait exprès de parler de Truffaut pour qu'on entende mon nom dans le film ! C'est à peu près tout - c'est déjà pas mal. Tu peux m'écrire encore une fois à Paris. Je t'enverrai un numéro de F.D. avec 8 photos de Hitler « répétant » ses discours et les mimant à l'aide d'un phono : elles sont aussi gra- tinées que celles de Mussolini. As-tu vu ce numéro ? Amitié, François P.S. Alfred Adam fait dans Caroline chérie un postillon qui la viole. Elle a cinq amants dont Jacques Dacqmine Pierre Cressoy Jacques Clancy Son père, c'est Jacques Varennes etc.

1. Comédienne française, née en 1920 : Gribouille, Quai des Brumes, Remorques, La Loi du Nord, La Symphonie pastorale, La Minute de vérité, Les Grandes Manœuvres, Benjamin, etc. 2. Le Château de verre. 3. Acteur français, né en 1913, lancé par Jean Cocteau : La Belle et la Bête, L'Aigle à deux têtes, Aux yeux du souvenir, Les Parents terribles, Orphée, Le Testament d'Orphée, Le Bossu, etc. 4. Acteur français, né en 1910 : Les Misérables, Angèle, La Danse de mort, Une si jolie petite plage, Du rififi chez les hommes, etc. 5. Perche pour la prise de son. 6. France-Dimanche. 7. Acteur français : Macadam, Julie de Carneilhan, À double tour, etc. 8. Acteur français : Au grand balcon, Mlle de La Ferté, Le Grand Cirque, etc. 9. Acteur français : Sous le ciel de Paris, Un ami viendra ce soir, En cas de malheur, etc. 10. Acteur français, mort en 1958 : Si Versailles m'était conté, Les Dia- boliques, Assassins et Salauds, etc. À ROBERT LACHENAY [29 octobre 1950] Vieux Robert, Je suis désolé, une fois de plus, que cette lettre ne t'apporte que de mauvaises nouvelles. Je n'ai pas un sou. Ils n'ont pas d'argent aux Amis de l'art et il faudrait que je travaille pour eux trois mois sans être payé ; ils promet- tent de me payer ces trois mois en février ou mars soit 36 000 francs, j'ai refusé, car j'en ai assez de ces fortunes à long terme. Je suis allé à la caserne Reuilly-Diderot pour devancer l'appel ; de là on m'a envoyé rue Saint-Dominique ; de là au palais de Justice pour un extrait de casier judiciaire. Je n'aurai cette dernière pièce que dans 6 ou 7 jours. Je suis allé chercher un bulletin de naissance, je retourne dans quelques jours rue Saint-Dominique et je pense que je serai parti dans 15 jours. Gérald peut s'occuper de ton loyer et de ton linge. Je n'aurai pas d'argent avant de partir et pourtant je dois à mon hôtel environ 6 000 F plus 2 000 F de teinturerie. Il faut que je puisse mettre mes livres et mes quelques menues affaires chez toi, qui a la clef? Où est l'appareil photo de mon père ? Réponds-moi vite sur tous ces points. Pour mes dettes personnelles, je m'arrangerai avec L... pour qu'elle les paie peu à peu - surtout qu'en janvier j'aurai 12 000 F que Bazin m'enverra en règlement pour le travail sur Jean Renoir. J'ai 200 livres à mettre chez toi. Je sais que là ils seront en sûreté, d'autant que tu reviendras avant moi. J'attends vite un mot. J'espère que tu supportes la prison Tu en seras sorti, je pense, à la réception de cette lettre. Amitiés, françois

1. Robert Lachenay a été puni pendant son service militaire. P.S. Bien sûr, je demande l'Allemagne. Gérald peut payer les 1500 F plus 600 F de linge. Mes chaussures jaunes sont déchirées et non décousues, derrière, au contrefort. J'ai donc besoin des 2 paires; j'emprunterai pour faire réparer les jaunes, puis je me ferai envoyer les noires encore passables. 1951

À ÉRIC ROHMER [début janvier 1951] Cher ami, J'ai oublié avant mon départ de vous donner la phrase de Malraux à mettre en tête de mon article sur Pabst La voici, j'y tiens beaucoup. Je préfère que vous ne passiez pas ce papier plutôt que de le passer sans cette phrase. «Vous, mes amis d'Allemagne autour de moi, avec leurs cordes, toi que l'on vient peut-être d'assommer c'est ce qu'il y a entre nous que j'appelle : amour. » Malraux D'avance, merci. Vous recevrez vers le 5 janvier un coup de téléphone pour ce que j'ai donné à vendre à un anti- quaire, soit un plan de Paris sous Henri IV et 2 bibelots. Son prix sera le mien, car il est prodigieusement gentil et honnête. Si le 10 janvier il ne vous a pas téléphoné, télé- phonez-lui : Monsieur Touret antiquaire 75, rue des Dames, Paris XVII Métro Rome ou Villiers Marcadet 36-26

1. Voir note 2 p. 42. 2. Georg Wilhem Pabst, cinéaste autrichien (1885-1967) : La Rue sans joie, Loulou, Trois Pages d'un journal, Quatre de l'infanterie, L'Opéra de quat'sous, La Tragédie de la mine, etc. Il vous dira ce qu'il en donne, vous irez chercher l'argent un jour vers 6 h avant d'aller à la Cinémathèque, ainsi vous ne vous déplacerez pas exprès. C'est à 10 minutes de la Cinémathèque et à 5 minutes de chez L... et à 5 minutes de Saint-Lazare (en haut de la rue de Rome). Vous garderez ce que vous voulez et vous enverrez le reste. Le titre original du film de Pabst est : Duell Mit Dem Tode Mon engagement est la conséquence de mon départ d'il y a 6 mois pour Pontault, ne dites pas que je suis incons- tant ou que je n'ai aucune suite dans les idées. À suivre. À ÉRIC ROHMER Wittlich, 7 janvier 51 My old fellow, Je n'ai pas reçu de réponse à ma lettre, mais je ne vous en veux pas, mais je vous demande instamment de tenir compte de la présente lettre ; ce que je vais vous demander est, pour moi et pour les trois ans qui vont suivre, capital Je suis ici, à Wittlich, en enfer; discipline incroyable, surmenage ; je n'ose me faire porter malade, car, étant au peloton, il faut que je monte en grade pour partir en Indo- chine avec des ficelles. Je subis donc le martyre, «rampé» dans la neige, dans la boue à plein ventre, marche forcée avec 32 kg sur le dos et en plus, topographie, trigonomé- trie, etc. Je vous épargne les autres étapes du chemin de croix. Une occasion s'offre à moi de quitter Wittlich, de ne pas aller en Indochine; c'est d'aller comme rédacteur de La Revue d'information des T.O.A. (Troupes d'Occupation en Allemagne) à Baden-Baden ; j'y serai payé 30 000 F par mois, monterai en grade, baiserai à n'en plus pouvoir,

1. En fait Pabst a seulement supervisé Duel avec la mort, réalisé par Paul May. fumerai à n'en plus parler, bref, le paradis terrestre. Je vais envoyer ma demande dès que j'aurai reçu ce que j'attends de vous et un mot de Elle. Il faut, si vous êtes mon ami me taper ou faire taper à la machine, en 1 seul exemplaire, un papier à en-tête de La Gazette du cinéma la note suivante : « Je certifie que Monsieur François Truffaut a été rédac- teur au journal bimensuel, La Gazette du cinéma, de mai à décembre 1950. Il a effectué pour nous une série de sept reportages, et il a rédigé 22 critiques ou analyses de films. Nous n'avons eu qu'à nous louer de sa collaboration et il a quitté La Gazette du cinéma de son plein gré pour faire sa carrière militaire. » Signé - Éric Rohmer, le 7 janvier 1951. Ne riez pas, c'est très sérieux et je le répète, ce papier peut être décisif pour ma mutation à Baden-Baden. Nous sommes dimanche ; je pense que vous aurez cette lettre mardi soir, occupez-vous, dès que vous la recevrez, de trouver une feuille à en-tête et de faire taper ce mot à la machine soit chez Kaplan ou chez Freddy, mais faites-le vite, et renvoyez-moi la lettre aussitôt. Je compte dessus avant dimanche prochain. merci. P.S. J'ai également écrit à Elle pour demander un papier du même genre, mais 2 précautions ne sont pas inutiles. Si vous faites un film, n'oubliez pas que « le cinéma est l'art du petit détail qui ne frappe pas » et que « le cinéma consiste à faire faire de belles choses à des belles femmes » le reste n'est qu'esthétisme. 1. Revue de cinéma bimensuelle, publiée à la fin des années 40, au temps du ciné-club du quartier Latin. 2. Citation de Jean George Auriol, rédacteur en chef de La Revue du cinéma (1907-1950). Bonjour à Rivette cette lettre est un peu pour lui, faites-lui lire et n'oubliez pas qu'au-delà du Rhin, un ami compte sur vous. Si je meurs en Indochine, ce sera de votre faute ! Dépêchez-vous, Amitiés, Trufo Cette nouvelle adresse est la bonne : 2 C.S.T. Truffaut François 1 peloton - 8 batterie B.P.M. 526 A.S.P. 73 307 Mettez votre adresse derrière la lettre et vite !

À ROBERT LACHENAY [8 janvier 1951] Wittlich Vieux Robert, Dans une lettre que m'envoie L..., je trouve ta lettre que tu m'envoies à Paris. Je t'ai écrit récemment 2 lettres, une d'Idar-Oberstein, une d'ici; heureux de savoir que ça s'arrangerait. Cela m'étonnait aussi que tu n'arrives pas à quelque chose, monte en grade pour, tel Jean Genet, « insulter les insulteurs » chacun son tour ; il faut monter en grade. Moi, ici, je suis très mal, mais j'espère ne pas y rester. Tenues de campagne au milieu de la nuit. Ramper dans la neige et autres conneries. Et pourtant tout cela a un sens profond qui échappe même aux gradés, mais qui a une réelle valeur. 1. Jacques Rivette, critique et réalisateur français, né en 1928. Corédac- teur en chef des Cahiers du cinéma. De 1956 à 1985, il signe treize films : Paris nous appartient, La Religieuse, L'Amour fou, Out one, Céline et Julie vont en bateau, etc. Je n'ai que très peu de temps, je t'écrirai bientôt - c'est gratuit, écris-moi souvent, j'attends ta lettre. amitiés, françois ROBERT LACHENAY À FRANÇOIS TRUFFAUT [début janvier 1951] Mon vieux François, Je venais justement de me décider à t'écrire et à te traiter de vieux salaud pour m'avoir laissé deux mois sans nouvelles, lorsque j'ai reçu ta première lettre. Ainsi voilà le cinématographe et la littérature «engagés» (et quel engagement) pour trois ans dans les armées de la IV Répu- blique française. Je plaisante, mais je n'en ai guère envie. François, nous voilà séparés pour trois ans, j'ai peine à y croire et je n'arrive pas à me faire à l'idée que je ne trou- verai pas François à Paris lorsque j'y retournerai. Je me demande comment je vais faire, comment je vais vivre, comment je vais m'habituer à ne plus te voir, toi, ta ser- viette, tes papiers, tes lunettes, tes morceaux de pantalon, tes bouts de chaussettes... Quand j'ai perdu l'appartement, rien, mes vieux, rien, quand mon père est mort, rien, vendu mes livres, rien, les jours sans pain, rien, mais là... Enfin j'ai la vie dure. Une petite consolation : si tu pars pour l'Indochine ou pour une colonie, tu as droit à une permis- sion de départ colonial (avec solde) de 30 jours, je crois, eh bien, si je suis encore à Constance, viens en passer une quinzaine ici ou, si je suis à Paris, nous aurons un mois de frites, de café-filtre, de moutarde, de discussions, de cinéma et de lecture. Entièrement d'accord avec toi. Combien de fois ai-je pu me dire : « Ah ! si F. était là, ce qu'on aurait rigolé. » Mais tu verras, au début tu ris et ensuite ça diminue petit à petit jusqu'à ce que tu te fâches et que t'engueules tout le monde, c'est ce qui m'arrive ; au début je trouvais tout drôle, tout amusant, tout était matière à rigolade et tout seul je prenais des crises de fou rire au milieu de la consternation générale, mais mainte- nant ça a trop duré et à la moindre réflexion, un rien, boum ! En t'écrivant, il me revient une crise qui nous avait pris dans un bistrot, pendant ma permission, en écoutant une marchande de quatre-saisons parler de sa Vitelloise ou de quelque chose d'approchant, eh bien, à mon avis, ça ce sont «des moments d'une rare qualité». Tout seul, ou avec Gérald, Didier, Bielher... Tu n'aurais dû que devancer l'appel ! Tu me demandes de te donner de mes nouvelles. Voilà. Depuis mon retour de permission, ma situation a favora- blement évolué. D'abord je suis rentré comme secrétaire à l'état-major, ce qui m'a créé une situation à part et nette- ment intéressante pour les corvées, le travail, le logement et la discipline ; mais ce n'est pas tout, j'arrive au plus intéressant et là, tu vas voir que ma fameuse surprise- partie et, par contrecoup, l'influence de Jacqueline ont eu pour moi des portées incalculables. Tu sais que, pour mieux me faire remarquer par elle et ne reculant devant aucun sacrifice, j'avais été jusqu'à monter sur les planches. Bon, eh bien, à l'état-major, je suis tombé sur un lieutenant bien supérieur aux autres (quoiqu'un jour que nous parlions politique, j'ai constaté qu'il pensait exactement comme moi à l'âge de 12 ans - tactique en chambre - Mein Kampf, etc.) passons, passons, qui voulait fonder une troupe de théâtre. Je me suis présenté à lui, avec d'autres nous avons monté un spectacle (Max Régnier, etc. ah ! quoi, Max Régnier, la troupe, mon vieux, la troupe) qui fut joué à Constance dans la grande salle du Konzil (il y fut tenu en 1414 un concile pour mettre fin au schisme d'Occident - Larousse illustré, page... de schisme d'Occident à Max Régnier - grandeur et décadence). Bref nous avons obtenu gros succès - stop - continuons tournée - stop - ton papa... (Par le p'tit trou... par le p'tit trou, par le p'tit trou de la lunette... tâche de trouver.) Un succès si grand que nous avons été jouer dans moult endroits tels que Lindau, Frie- drichshafen, Mülheim (140 km de Constance), Fribourg, et peut-être allons aller jouer en Autriche et à Dunkerque. Le colonel du régiment est devenu directeur honoraire de la troupe et nous sommes subventionnés par le régiment (on s'en fout, Gut a les recettes pour payer les décors, costumes et frais généraux). Pour le 2 février nous pré- parons un nouveau spectacle qui sera du tonnerre. Je joue une première fois dans une pièce de M. Régnier (encore ! eh oui... la troupe, la troupe, que veux-tu, tous ceux qui veulent éduquer la masse partent en Indochine...) où je fais un petit vieux qui se promène sur la scène en caleçon (dévalisé par des gangsters) et qui vient se plaindre au commissaire, etc. et, dans un autre rôle, un baron genre Debucourt dans... ce que nous avions vu à la Comédie- Française (Chapeau de paille d'Italie, je crois). Bref ce spectacle que nous n'avons pas encore joué nous est demandé dans toute l'Allemagne (oui, mon vieux ( en colère), dans toute l'Allemagne). Nous irons peut-être au peloton 18 batterie ! Comme dirait Didier, ce n'est pas sale du tout, cette histoire de théâtre m'apporte de nom- breux avantages. D'abord une certaine considération et une place à part dans le régiment, en outre deux après- midi par semaine pour répétitions (il est évident qu'on ne répète pas), des voyages confortables et nombreux et même sympathiques. De plus, partout où nous arrivons, nous sommes fêtés, gâtés, chaleureusement accueillis et confor- tablement installés, j'oubliais, nous avons un car qui nous est spécialement affecté. Tu vois, comme dirait ton père - je pousse mon pion. Mais (point d'exclamation), mais ce n'est pas tout, voici le meilleur. À Constance se trouve pour l'état-major et les officiers une bibliothèque de 4 500 volumes, mais strictement interdits aux s/officiers et hommes de troupe. Mais, grâce à mon lieutenant, j'ai tous les livres que je désire, il me suffit d'aller à la bibli de sa part. Aussi rien que depuis le 1 janvier ai-je lu Malatesta (Month.) – Anthologie de la poésie lyrique - Les Fleurs du mal - les poésies de Verlaine - Clérambard - La guerre de Troie n'aura pas lieu - et pendant décembre – L'Histoire du cinéma (Auriol), cinq ou six autres livres sur le cinéma et une dizaine de littéraires. Toutes les semaines, j'achète Le Fig. litt. et Les Nouvelles et tous les mois Historia. Pour le cinéma, voici mes derniers films depuis mon retour de permission ; octobre : La S. pastorale - La Voyageuse inat- tendue - Chaînes conjugales () – Mr Belvédère au collège - L'aventure est au coin de la rue ; novembre : La Valse dans l'ombre - Un jour au cirque - Le 84 prend des vacances - Tarzan et la Femme-Léopard - Une incroyable histoire - Massacre de Fort Apache - La Ville abandonnée - Tanger - Échec à Borgia - La Cité de la terreur - Laurel et Hardy, chefs d'îlot - Passeport pour Rio - La Beauté du diable - Chérie ; décembre : La Dernière Rafale - L'Ingénue libertine - Le Soldat Boum - La Route enchantée - Le Champion ; janvier : Uniformes et Jupon court. Tu vois, c'est maigre, surtout en qualité. Venons main- tenant à de tristes réalités. Le 15 janvier, il me faut payer mes 1880 F de loyer. Car ma grand-mère, avec l'argent que je lui dois, donnera plutôt ma clé à ma douce mère plutôt que de payer le terme. J'ai écrit à Gérald qu'il porte 2 000 F à ma grand-mère, mais elle n'a rien reçu et il ne m'a pas répondu. N'hésitant pas, j'ai vendu mes marks des deux dernières payes et j'envoie 1000 F à B..., mais il me faut lui envoyer encore 1000 F. Ce qui est faisable avec la paye du 15. Je ne sais ce que tu as comme argent, mais, si tu peux m'en envoyer, il sera le bienvenu. Il est évident qu'il ne faut pas te priver. Je m'en tirerai encore cette fois-ci et même les autres, j'espère. Mais, de ton côté, comment t'es-tu débrouillé, qu'as-tu fait de ta chambre, tes livres, tes affaires et des miennes? As-tu vu Gérald, Didier, Bielher avant ton départ ? As-tu été à leur repré- sentation du 25 novembre? Que deviennent-ils? et Jac- queline? et L...? Va-t-elle t'attendre comme une fiancée de Bretagne ? Toi qui aimes bien écrire, raconte-moi ta vie, et tes mésaventures depuis le 22 octobre 1950, je ne suis au courant de rien. As-tu été dire au revoir à ma grand- mère ? Évidemment non ! Tu as eu tort. As-tu remboursé tes dettes avant de partir, en homme d'honneur? Hum! hum ! Je te joins à ma lettre deux photos de notre premier spectacle. Je te demande de me les renvoyer afin que je puisse les garder comme « souvenirs ». Je viens de relire ta lettre, j'ai lu tous les livres que tu m'as prêtés pendant ma perme. À part Les Liaisons, qui est comme ça, il y en a un que j'ai trouvé formidable et qui est resté chez moi dans ta serviette ; je ne me souviens pas du titre, mais c'est l'histoire d'un gosse, un peu bossu et dont la mère est coiffeuse. Vois-tu ce que je veux dire?... Pour Haute Surveillance, je ne vois pas ce que ça peut bien être ! Mes projets ! Tu me demandes mes projets. Je n'en ai pas si ce n'est de reprendre ma vie d'avant, un travail rémunérateur quelconque et mes livres, cinéma, théâtre (je vais y aller plus souvent), musique. Mais, hélas, tu ne seras pas là. J'ai beaucoup de chagrin, tu sais... Jamais je ne serai aussi près de quelqu'un que je l'étais de toi. Bien vite de tes nouvelles. Robert À ROBERT LACHENAY [23 janvier 1951] première lettre Vieux Robert, C'est dimanche, je viens de recevoir ta lettre, j'étais content, je ne le suis plus - tu vas comprendre pourquoi - je suis enfin malade, j'ai donc quelques loisirs ; l'infirmerie était pleine, on m'a donc laissé dans ma chambre, je n'ai qu'une assez grosse grippe qui pourrait fort bien se trans- former ces jours-ci en bronchite ou angine. J'ai une sale nouvelle à t'annoncer. De toute façon, je comptais te l'annoncer très prochainement, mais la lettre de ta grand-mère précipite les choses et je réfléchis qu'après tout, il serait assez infâme de te faire expédier l'appareil photo pour t'annoncer après cette nouvelle qu'il m'est aussi pénible à confesser qu'il doit l'être pour toi de l'apprendre. Tous tes livres sont vendus, les miens aussi d'ailleurs évidemment. Ce que ta grand-mère appelle méprisamment mon intelligence supérieure me permettrait de jongler avec tous les mots de la langue française, et je pourrais aisément te prouver, et qui sait, te convaincre que mon infamie prouve mon amitié que j'ai tort et qu'il est si facile d'avoir raison, etc. que tu dois connaître mainte- nant. Fini les mots, effrayé devant le drame, je suis parti ; dès que je toucherai mes soldes d'engagement et l'argent d'Indochine, je t'indemniserai le plus possible je ne pré- cise rien A toi de juger le degré d'abjection de la chose. Attends un peu avant d'écrire, car je préfère une lettre calme à une lettre coléreuse. Comme il faut que je te renseigne sur des détails qui doivent te préoccuper, sache que je suis rentré dans ta chambre avec la clé de mon hôtel que je n'ai plus puisque je n'ai évidemment plus ma chambre. Mes livres sont vendus, quelques-uns de mes papiers de cinéma sont chez toi, les petites babioles sont en sûreté chez L... (cuillère - théière). Ma vie depuis octobre? J'ai fini le travail Renoir pour Bazin, c'est la seule chose dont j'ai à m'enorgueillir. Ça me rapportera 12 000 F vers mai ou juin - j'ai vécu en vendant mes livres les uns après les autres. Les tiens m'ont servi à payer mon hôtel qui avait déposé une plainte au commis- sariat et je ne pouvais plus y coucher ; j'ai donc dormi une nuit chez toi et c'est à ce moment que je décidai de vendre tes livres. J'espère que ma lettre t'arrivera avant mardi, qu'elle ne t'empêchera pas de bien jouer, et ainsi tu y répondras calmement samedi. Avec la lettre de Gérald, je comprends qu'il y ait de quoi être sceptique. à l'amitié, françois Une autre lettre suit.

1. Note de Lachenay portée sur le manuscrit à réception de la lettre : «J'en doute. » 2. Idem : «Ah! ah! ah! hi! hi! hi!» 3. Idem : « Ce n'est que trop précis. » 4. Idem : « Le mot est admirable. » 5. Au théâtre aux armées. À ROBERT LACHENAY [26 janvier 1951] Vieux Robert, J'ai oublié dans ma lettre d'avant de joindre tes 2 photos. Et puis aussi j'éprouve le besoin de m'expliquer un peu. C'est évidemment cette histoire de livres qui m'a fait signer et les 3 ans et l'Indochine. Je crois que là-dessus c'est tout ce que je puis dire, je viens donc maintenant répondre à tous les points d'interrogation que posent tes 3 lettres : 1° Je m'aperçois qu'il n'y avait pas tellement de points. Mais je décide de t'envoyer une de tes lettres, la seconde, pour que tu en retrouves le ton. Quand tu reviendras à Paris, je n'y serai évidemment pas. Tu resteras 2 ans sans me voir et rien ne dit que nous serons ensuite comme avant ; tu vois comme je suis pessimiste. Il me suffit de regarder en arrière, sur la penderie avec toi et ta mère qui buvait, glou, glou, écoles buissonnières, les heures heureuses et les heures tristes aussi, comme disait Pétain, les cavalcades pour emprunter de l'argent à ta grand-mère le Cercle Cinémane, les bistrots, les pre- mières cigarettes Naja, Jo rue Lepic Bonamy, la charcu- tière, Trémolo le restaurant le concert Mayol, Ducornet rue [...] Il y a tant de choses que je doute que nous en retrouvions de semblables. On ne choisit pas ses souvenirs, des moments insignifiants restent gravés et tout cela fait que, si mécontent sois-tu, et je sais à quel point tu peux l'être, ne nous fâchons pas, il ne reste plus qu'à arranger tout et il me semble que le sacrifice délibéré de 3 ans et le choix de l'Indochine sont une garantie d'importance et qui doit te convaincre que je n'hésite plus à agir. Cette lettre 1. La grand-mère de Lachenay, Mme Bigey, prêtait de l'argent à Truffaut qui lui signait des reconnaissances de dette. 2. Marchand de quatre-saisons, ami de Mme Lachenay. 3. Restaurant rue Biot où M. Lachenay père avait un compte. Robert emmenait François y déjeuner et faisait mettre la note sur le compte. 4. Mot illisible. t'empêchera, j'espère, d'être nerveux sur scène. Je sais combien les spectateurs y perdraient. Je me suis fait envoyer des références de Elle et de Bazin pour essayer d'être muté à Baden-eaux, reporter-rédacteur d'une revue que tu as certainement déjà vue : Revue d'information des T.O.A. Si j'y parviens, j'aurai chambre en ville, permis de circuler permanent en Allemagne (j'irai te voir), enfin une vie incomparable à celle d'ici. Je n'ai pas pu rompre tota- lement avec Paris et j'écris beaucoup (à 3 auditrices du Faubourg - à L... - Lorette - Schérer - Jacqueline P. - Chenille - à Geneviève S. - (Van Gogh) - Bazin - Niko - Thibaudat - François Mars etc.) J'écris aussi pas mal d'articles (un d'eux paraîtra dans Lettres du monde, je te préviendrai), etc. Cela m'arrangerait si tu m'envoyais mon appareil, car il y a en Allemagne des photos épatantes à faire ; de plus cela m'aiderait pour Baden et ici je puis faire développer des négatifs pour un prix très minime et, en photogra- phiant des copains, on les fait participer aux frais, donc les autres deviennent pratiquement gratuites. À propos de photos, je t'en envoie une de moi. Je recevrai peut-être des colis des femmes du Faubourg. S'il y a beaucoup de livres à ta disposition, regarde s'il y a À la recherche du temps perdu de Proust ( volumes C'est merveilleux et décisif sur le sort du roman : Balzac et Proust sont les 2 plus grands romanciers de langue française. Un de ces jours, envoie-moi quelques Figaro litt. et Nouv. littér. : on ne les vend pas ici, c'est un trou. Je ne connais pas du tout Péguy, mais je suis d'accord pour Célou Arasca. Toi, tu as de cet auteur Les Joies de la tulipe, et L... a lu du même auteur La Côte des malfaisants. Toi, tu m'écris «... un charme étrange» et L... dans une lettre récente : «La Côte des malfaisants est merveilleux. Qu'avez-vous fait des Joies de la tulipe que j'aimerais tant lire?» Seriez-vous faits l'un pour l'autre... Si tu le veux, envoie donc en ton nom ce livre à L... en lui demandant 1. Journaliste et cinéphile. Un des premiers (et rares) adhérents de «Cinémane», le ciné-club de Truffaut. Auteur d'un livre sur Le Gag (Éd. du Cerf). en échange La Côte des malfaisants, du même Célou Arasca. L... d'ailleurs te connaît et elle a lu une de tes récentes lettres, car elle s'occupe du courrier qui arrive pour moi, rue Dulong. Il faut que j'arrête là ma lettre, car cette fois elle est longue et je suis impatient en même temps qu'effrayé d'attendre de te lire. Malgré tout (ce que je t'ai fait), Amitiés de françois P.S. Indépendamment de cela, le style de Gérald me sur- prend : il n'écrit pas mal pour un lecteur de Dale Carnegie et du Dr Besançon 2° Effectivement La Gazette des lettres s'est transformée : format Digest et mensuelle ; elle est toujours très bien ; j'ai les 3 premiers numéros à Paris. L... fera pour moi, donc pour toi, la collection.

À ROBERT LACHENAY

[27 janvier 1951] Vieux Robert, Évidemment surpris, mais agréablement, de ta réaction. Est-ce l'uniforme qui te rend aussi... insouciant? D'accord quant au ridicule de mes lettres (et encore tu n'as pas reçu à l'heure où j'écris une autre lettre plus détaillée), mais tu sais aussi bien que moi que dans une situation de ce genre il faut se faire petit et même couillon, cela désarme l'adver- saire. Je crois qu'il est trop tôt pour mettre un peu de cynisme dans ma phrase. Je reste donc sur la défensive, sur ton neutre entre les lettres différentes. (Ah ! psycho- logie quand tu nous tiens !) En même temps que ta lettre j'en reçois une d'une audi- trice du Faubourg qui répond favorablement à ma dernière 1. «Psychosociologue», auteur de best-sellers dont l'universellement connu Comment se faire des amis. 2. Émule français de Dale Carnegie. 3. Note de Lachenay, portée sur la lettre dès réception : «Fripouille. » lettre qui était quasiment une déclaration d'amour (le succès, sans doute, provient de ce que j'étais pas sincère). Pour mon engagement, j'ai appris que ce que j'avais signé n'était qu'un acte d'engagement provisoire; finalement, après examen médical et examen tout court par le peloton, je suis accepté pour 3 ans et je signerai l'acte définitif dans 3 semaines soit 2 quinzaine de février. J'espère que cette signature sera accompagnée d'espèces, sinon je passe à l'ennemi. J'ai oublié de te dire que je t'écris encore du lit ; je me suis levé 3 jours, puis on m'a fait une piqûre qui me vaut 4 jours de lit et l'épaule engourdie. J'attends très impa- tiemment des nouvelles de Baden-Baden. Je ne puis avoir une permission qu'après le 2 peloton (si j'y suis admis, car je ne fous rien) et les manœuvres. Cela me met en avril. Dans l'histoire, je gagne 2 mois puisque j'irai en permission en même temps que ceux qui sont là depuis octobre ou novembre. En tant qu'engagé, j'ai eu du mal à être copain avec les types d'ici, mais ma situation à Paris, le certificat de Elle et quelques articles signés Truffaut m'ont rendu digne de leur amitié. Par contre cet engagement me vaut l'estime et l'admi- ration des officiers qui pour rien au monde n'iraient en Indochine. Malheureusement ils se sont mis en tête de faire de moi un gradé et l'on m'oblige à commander la section au tir, à l'artillerie, ce qui ne m'exempte pas de faire les mêmes trucs embêtants et dont je m'acquitte fort mal. Quand je dis : «Pour la section, à mon commandement, en avant... marche », personne ne bouge, car il n'y a que l'aspirant qui m'entende. Pour l'instant on m'apprend à gueuler. Depuis avant-hier je suis au lit, on va donc remettre ça lundi. Je ne connais rien de plus dur à faire que du maniement d'armes à 7 h du matin. Qu'en penses-tu? Je ne sais pas encore monter convenablement un fusil, mais je ne tire 1. Note de Lachenay, portée sur la lettre dès réception : « Ça doit être du propre. » pas mal au Mauser à 200 m et au pistolet mitrailleur à 30 m. Il n'y a que le tir que j'attende avec impatience. Il faudrait savoir si oui ou non on peut s'envoyer des paquets de soldat à soldat ici, en Allemagne, car j'ai quelques bouquins pour toi. J'ai lu avant de partir La Mort du petit cheval, c'est pas mal, mais les petits révoltés en peau de lapin comme je l'étais avant Villejuif sont bien « minces » et, sur le plan sensuel, H. Bazin est un tricheur. Une fois qu'il a dit qu'il ne s'est jamais masturbé et que toutes les femmes lui tom- bent toutes chaudes et toutes «choses» dans les bras, il n'a plus rien à dire. J'aurais voulu écrire un article inti- tulé : «La Mort du petit cheval ou le roman d'un tricheur. » Regarde s'il y a les 16 Proust, je te jure que tu seras conquis. Voilà pour aujourd'hui. Amitiés, françois P.S. Il reste chez toi Fig. litt., Nlles litt., Chronique médi- cale, Histoire des papes, je crois bien que c'est tout. À ROBERT LACHENAY le 1 février 1951 Vieux Robert, Rentrant de Baumolder (au nord de Wittlich) où nous avons passé 2 jours pour les manœuvres et démonstrations de tir au canon et tanks, je trouve tes 2 lettres. Tu as omis de joindre cette lettre savoureuse découverte par hasard. Trop tard pour mon engagement, je signe l'acte principal bientôt, mais, par les autres que j'ai déjà signés, je suis pratiquement bloqué ; ma feuille pour l'Indochine est déjà au service médical pour les piqûres. Ici on me fait encore commander, ça commence à venir : « Si je ne vous lâche pas depuis 8 jours, m'a dit un lieutenant, ce n'est pas pour vous emmerder, c'est pour essayer de ne pas vous laisser descendre les premiers jours que vous serez en Indochine. » À Baumolder j'ai rencontré Bourget (du 5, rue Milton, qui est à Idar-Oberstein) et Lemaire (même école, tête de tête de mort, copain de Pevel, joueurs de basket, rue Choron), un autre type aussi qui était rue de Bruxelles et qui se rappelle de toi ; je n'ai pas retenu son nom, c'est un juif antipathique ; tu ne me dis pas si finalement tu es de mon avis sur La Mort du petit cheval. Il faut que tu sois aveuglé par l'amour pour te lancer dans le Paul Géraldy. À tout prendre j'aime mieux Prévert que pourtant j'aime de moins en moins. Je suis très fatigué, je reprendrai cette lettre demain ! le 2 février, le soir tard. J'en reviens à Proust : quels sont ces 4 volumes ? Si c'est Un amour de Swann ou La Prisonnière ou Sodome et Gomorrhe ou même Le Côté de Guermantes, tu peux les lire dans n'importe quel ordre. Si tu lis Un amour de Swann, tu revivras toute ton aven- ture (ou le manque d'aventure) avec Jacqueline. J'ai vendu L'Histoire de Louis XIII. Les chemises sont dans ta chambre (3 d'entre elles sont sales, rangées à part). Les disques n'ont pas bougé. J'ai fini les cirgarettes. J'ai vendu avec L'Histoire de Louis XIII, Le Plan de Paris sous Henri II, le pistolet à pierre ; cela est ennuyeux à dire maintenant, mais ce coup-ci, ça y est, c'est tout. Tu me dis qu'à quelque chose malheur est bon et que la vente de tes livres te permettra de repeindre ta chambre ; j'avoue que ce n'est pas là la noble pensée qui m'a guidé, mais, pour être exact, je dois dire que j'avais moi aussi vu un avantage qui est plus subtil : ton service militaire t'aura changé et peut-être en reviendras-tu plus épris de Ch. Péguy que de Louis Madelin et, partant de zéro, ta biblio- thèque prendra peut-être une tout autre forme ? Balzac - 1. Louis Madelin, historien français (1871-1956), également député et académicien : Histoire du Consulat, Histoire de l'Empire, etc. Maupassant – Michelet – Proust... je me souviens mainte- nant que c'est une auditrice du Faubourg qui a Les Joies de la tulipe. samedi dans la nuit de dimanche. Demain c'est repos, je n'ai donc pas d'excuses. C'est for- midable d'être réveillé quand tout le monde dort. Il n'y a plus de gradés : je suis seul maître à bord. S'il y avait le feu, c'est moi qui gueulerais le premier - j'oublie les piquets d'incendie ! Pour mon appareil, renseigne-toi, car il serait évidem- ment plus simple de l'envoyer de toi à moi et cela m'étonne que ce ne soit pas permis. Je crois que l'on va toucher la paye (avec 5 jours de retard) lundi ou mardi, avec un rappel puisqu'on touche maintenant 15 F par jour. Je t'enverrai donc de l'argent dans une lettre mardi, ce que je pourrai, 200 F à peu près. Je ne peux pour l'instant t'envoyer des marks, car j'en dois 5 ou 6 : au peloton, il faut acheter nous-mêmes stylos, cahiers, encre, etc. Je n'ai pas de réponse de Baden. Peux-tu me donner l'adresse allemande du militaire de La Revue d'informa- tion? Mon père me demande ce que j'ai fait de l'appareil, je vais lui dire que je l'ai ici et je pense qu'il m'en fera cadeau. Bravo pour tes articles théâtraux, mais, hum! il me semble que tu marches sur mes plates-bandes ! Je t'envoie avec cette lettre un article rigolo que je n'ai pu placer nulle part. Il est dirigé contre un film anglais ridicule : Odette, Agent S 23 Je te signale quelques astuces pour mieux l'apprécier : 1° L'enfant chargé de haine (allusion à un roman de Mauriac, L'Enfant chargé de ). 2° Une maison si peu fertile en guerriers. Déformation des vers de Corneille : « Issus d'une maison si fertile en guerriers qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers » 1. Odette, de Herbert Wilcox, 1950. 3° Monsieur Robert (dans Le Malade imaginaire, de Molière : « Et s'il me plaît à moi d'être battue ! ») 4° Sacher-Masoch (professeur allemand vers 1840, il se faisait fouetter par sa femme d'où le nom masochisme, comme Sade = sadisme). 5° Sarah Churchill : l'héroïne du film est française, mais... belle-fille de Churchill ! Dis-moi ce que tu en penses et renvoie-le-moi, car j'ai encore un espoir de le faire paraître. Il y aura dans Raccords 1 revue de luxe, successeur de La Revue du cinéma, un numéro spécial sur Jean Renoir avec 20 pages sur papier glacé de François Truffaut sur La Règle du jeu. J'ai envoyé à Bugat (Lettres du monde) un article sur «Jean Genet, mon prochain», je ne sais s'il paraîtra because la morale établie, etc. ce serait dommage, car j'y tiens beaucoup. Si tu trouves quelque part le Journal du voleur, de Genet (Gallimard, 330 F), lis-le, c'est formidable et ceci sans paradoxe, ni astuce ; c'est simplement boule- versant, un peu comme J.-J. Rousseau (que je n'ai pas lu !). Ce papier à en-tête est ridicule, je le sais. Les gars ici sont si bêtement militaristes que je deviens tout naturel- lement militariste ; ils disent détester les Allemands, ils leur vendent les cigarettes ; ils voient l'armée avec des yeux de civils alors que rentrer dans l'armée, c'est débarquer sur la Lune, un autre monde s'offre à la curiosité de ceux qui savent objectivement le considérer. Si la leçon de l'armée était bien comprise, les types devraient à la sortie du service m. voir tout différemment. On apprend que la justice n'est qu'un mythe et que l'important, c'est la hiérarchie, c'est comme dans le civil, mais plus net. Si tu avais fait le peloton, tu serais sergent, j'en suis sûr, parce que tu es plus courageux que moi pour apprendre, plus autoritaire. On reparlera de tout cela. Je 1. Revue trimestrielle, puis mensuelle, de cinéma, fondée par Michel Flacon, Oswald Ducrot et Gilles Jacob. 2. Jean-Maurice Bugat, animateur de ciné-club et journaliste, né en 1921. Rédacteur en chef de Lettres du monde, etc. te joins à ma lettre un programme du Faubourg qu'une auditrice m'envoie. Que reproches-tu à ma vie sentimentale? À défaut du génie de Balzac, j'ai une vie sentimentale aussi compli- quée, les objets de mes amours ont ou seize ans ou qua- rante, quelques relations équivoques entre les 2 âges : jeunes filles de famille, veuves ; il n'y a que cela de vrai et quel délice que cette correspondance, je pourrais te mon- trer une collection de lettres pas ordinaire ! Jacqueline ne m'écrit plus, quelle fille négligente ; j'ai laissé tomber une partie de mes correspondants inutiles comme Chenille. Il faut quand même bien que je dorme et tu ne me repro- cheras pas cette fois ma brièveté. Amitiés, françois Mets l'adresse convenablement : 2 C.S.T., car c'est nous qui nous faisons engueuler : 2e C.S.T. (canonnier-servant-tireur) François Truffaut 1 peloton - 8 batterie S.P. 73 307 B.P.M. 526 A. À ROBERT LACHENAY mardi (gras) 6 février 1951 Vieux Robert, On nous fout la paix pour l'après-midi du mardi gras - tant mieux - j'ai l'impression que c'est dimanche et, oubliant que c'est mardi gras, il me semble que l'on nous a donné un congé pour que l'on puisse fêter les 19 ans que j'ai aujourd'hui. J'ai vu le vaguemestre, il est formel, il est possible d'envoyer de B.P.M. A. à B.P.M. A. des paquets que l'on affranchit comme de France à l'Allemagne. Donc, dès que j'aurai un peu d'argent, je t'enverrai un livre merveilleux, Le Portrait de Dorian Gray. Je te deman- derai de m'envoyer, en même temps que l'appareil photo, Haute Surveillance 1 plus tard je t'enverrai le Journal du voleur mais pour quelques jours, car je le relis sans cesse et j'écris beaucoup de notes là-dessus. Ma lettre va certai- nement croiser ta réponse à ma lettre du 3 février. Tu vois que je t'écris souvent, à chaque fois que je peux. Je suis désolé de ne pas avoir de réponse de Baden- Baden. Si dans ta prochaine lettre je trouve l'adresse de la revue, je vais les relancer. L'adresse à laquelle je leur ai écrit est : Revue d'information et de liaison des T.O.A. 3, Kronprinzenstrass, 3 Baden-Baden - est-ce une bonne adresse ? As-tu l'adresse chiffrée (militaire) ? Le peloton va se terminer dans 3 semaines et ensuite manœuvres, puis mutations, mais où? Qu'as-tu lu récemment ? As-tu l'occasion de lire : Le Lys dans la vallée (Balzac), tout Jean Genet, le Journal (de Gide), Le Journal d'un curé de campagne, Les Grands Cimetières sous la lune (Bernanos), La neige était sale (Simenon), Gilles (Drieu La Rochelle)? Ce sont quelques titres parmi les meilleurs livres que j'ai lus cette année avec... Proust bien sûr. Quant à moi, j'apprends par cœur les caractéristiques de l'obusier de campagne 105 HM Al, du fusil mitrailleur, de la mitrailleuse de 50 browning, les devoirs des subordonnés envers les supérieurs, comment préparer et diriger un tir (P.C.T. : poste commandant le tir). Tout cela n'est pas désagréable ; travailleur comme tu l'es, tu aurais eu ici des succès, car je n'ai pas ta capacité d'apprendre par cœur, retenir... Si tu fais 18 mois, fais le prochain peloton (au mois de mai), tu auras la supériorité de l'ancienneté et tu seras le caïd. Bon Dieu, où est ton admiration pour la tactique, l'orga- nisation, l'ordre, la discipline, l'ascétisme (lit de camp, etc.) ? Oublie Prévert, pense à Xénophon, Racine, Murat, Napoléon, Alfred de Vigny, général Hugo, Rommel enfin, viens à l'héroïsme et ne te laisse pas impressionner par l'apparence absurde qui n'est que le cadre. N'as-tu jamais fait la différence entre un 2 classe et un caporal, entre un aspirant et un sergent ? Dis-moi au moins 1. De Jean Genet. ton point de vue là-dessus. Il ne faut surtout pas se laisser aller ; d'autre part, il est probable que si tu rends dans ta partie des services réels, tu seras nommé caporal un de ces jours ? Je m'arrangerai pour te voir 2 ou 3 jours minimum avant de partir en Indochine, car il faudra bien que tu m'aies vu une dernière fois si je dois y rester, ce qui ne me gênerait pas outre mesure. Les petits Allemands étaient bien jolis pour le mardi gras. Il m'en faut arriver au regret des tra- ditions dont si souvent je me suis moqué. Je pense trop, ça me fatigue. À bientôt de tes nouvelles, Ami François À ROBERT LACHENAY [16 février 1951] Wittlich Vieux, Voici, péniblement reconstituée, la carte au 10/1000 de la zone française. Tu vois que nous sommes aux extrêmes. J'ai bien reçu tes 2 lettres et l'adresse de La Revue d'infor- mation. J'ai écrit à Cl. Albert Moreau une lettre sèche mais polie qui doit me valoir une réponse rapide. Pendant ce temps, outre Resnais, Bazin s'occupe de moi, j'ai reçu une lettre de Mayence d'un civil, grand directeur du service culture au Haut-Commissariat de la République française en Allemagne, qui va me recommander « en haut lieu » ; un autre type, lieutenant-colonel à la citadelle de Mayence, va aussi m'écrire. Si, avec toutes ces démarches, je n'obtiens pas satisfaction, je m'envoie une balle de Mauser... après t'avoir remboursé bien sûr. Tes démonstrations d'amitié que tu me prodigues me gênent un peu, car je ne suis pas sans me sentir coupable et c'est toi qui en définitive adoptes l'attitude la plus chré- tienne (la joue droite et la joue gauche). François Truffaut parle. De ses projets, de ses lectures, de ses idées. De la critique, de ses passions, de ses confrères. Il en parle à des correspondants célèbres - Hitchcock, Lelouch, Godard - ou moins connus - Helen Scott, l'amie new-yorkaise, Robert Lachenay, le complice d'enfance. Sans fard, sans précautions, avec humour, conviction, pudeur aussi. Cinq cents lettres, écrites entre 1945 et 1984, date de sa disparition, par le cinéaste de Baisers volés, de Jules et Jim, du Dernier Métro. Un document unique, prodigieusement attachant, sur l'homme et le créateur. Au-delà de la petite histoire du cinéma des années 1958- 1983, une certaine stature d'homme se dresse, faite d'anxiété frémissante, d'attention à ce qui risque de blesser, aux tendresses minuscules dont dépend la réussite d'un instant, d'une vie, d'une œuvre. Bertrand Poirot-Delpech, Le Monde. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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