Chapitre VI Les Semaines Décisives
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Chapitre VI Les semaines décisives Au cours des cinq semaines entre le Tanquetazo du 29 juin et les premières déten- tions de marins anti-putschistes de la flotte, le 5 août, les rapports de force entre les deux blocs connaissent un retournement décisif. Début juillet, la gauche garde l’initiative et maintient une importante mobilisation sociale en réaction à la tentative de coup d’État. Les occupations de locaux et des projets de défense se succèdent, mais, au fil des jours, la mobilisation décline avec la sensation décourageante que le danger de coup d’État n’a pas été conjuré. Par contre, fin juillet, l’opposition démarre une seconde offensive générale contre le gouvernement. Tandis que les camionneurs se remettent en grève et que celle-ci s’étend à d’autres syndicats opposants, les attentats terroristes contre les infrastruc- tures et des personnes atteignent une cadence impressionnante. Les médias d’oppo- sition diffusent, comme nous le verrons, des informations fabriquées pour manipuler l’opinion. Les militaires, de leur côté, utilisent la Loi de contrôle d’armes pour lan- cer une vague de perquisitions dans les usines et les locaux de la gauche. En signe de protestation contre les militaires taxés de « poules mouillées » trop lâ- ches pour faire un coup d’État, les putschistes lancent des grains de maïs aux alen- tours des casernes. « Durant la campagne de la droite, du blé était lancé aux soldats et aux marins. Pour moi, c’est la droite elle-même qui faisait ça », raconte le sergent Cárdenas1. Sur le plan institutionnel, une réforme constitutionnelle suscite un conflit inédit entre les pouvoirs Exécutif et Législatif*. L’opposition, majoritaire au Parlement, menace le gouvernement de le déclarer inconstitutionnel s’il ne la promulgue pas, comme cela se fit en 1890 contre Balmaceda. Le Parti national n’attend pas et décrète que « Allende a cessé d’être le président constitutionnel du Chili2 ». Pour sa part, la Cour suprême, conservatrice, accuse le gouvernement d’être responsable de la crise de l’État de droit et d’une « rupture décisive ou imminente de la légalité du pays ». Sur le plan politique, la Démocratie chrétienne exige la démission de tout le cabinet, c’est-à-dire, du gouvernement, et son remplacement par un cabinet exclusivement militaire, comme cela venait de se produire en Uruguay. Dans la Marine, la préparation du coup d’État arrive à sa phase finale, avec un affai- rement perceptible. Les harangues putschistes ne sont plus des nouveautés, elles font partie de la vie quotidienne. De telles informations, explique Félix Vidal, « nous en recevions tous les jours3 ». De nombreux marins sont conscients d’être dans une si- 1 [I] Cárdenas, 2002. * Le Parlement approuve un projet de réforme constitutionnelle présenté par les sénateurs démocrates-chrétiens Ha- milton et Fuentealba qui limite le nombre d’entreprises nationalisées. L’Exécutif répond par son veto et soutient que, en cas de veto à une réforme constitutionnelle, une majorité spéciale des deux tiers est requise pour l’adopter. Mais la majorité opposante le met en demeure de la promulguer sous peine d’être déclaré anticonstitutionnel. Etant donné que la Constitution n’avait pas prévu un cas semblable, le Gouvernement fait alors appel au Tribunal constitutionnel. 2 Chile Hoy 57, 12-7-73, Pío García. 3 [I] Vidal, 2002. 380 Ceux qui ont dit « Non » tuation inextricable : ils seront utilisés pour faire le coup d’État contre le gouverne- ment légitime et réprimer durement les opposants. A l’instar sans doute de nom- breux membres des Forces armées, José Velásquez, affligé, s’interroge sur ce qui est correct : « J’ai commencé à ressentir quelque chose de très fort en moi, à me dire que je ne suis pas partie prenante, que je ne le ferais pas. Et si je me prépare, ce sera pour défendre mon peuple […], c’est ce que je pensais »4. Les marins craignent en effet d’être forcés à participer au coup d’État et à tout ce qui s’ensuivrait ; « peur de se sentir les ‘bourreaux du peuple’ comme nous disions à cette époque », se souvient Ayala5. Le moment s’approche où quelque chose va se passer. Il faut agir, pensent-ils, avant que les officiers n’interviennent contre les ma- rins identifiés comme hommes de gauche6. Dans ce contexte, le groupe de marins de la flotte va organiser des réunions avec des dirigeants politiques pour tenter une action qui éviterait le prévisible coup d’État. Un signe de ces semaines tendues est la réunion, en juillet, de la « Première session d’études des cadres moyens » de la Marine de guerre, association illégale de capitai- nes de corvette et de frégate putschistes, transgression ouverte de la discipline mais tolérée par le Commandement7. Merino publie ses conclusions comme un « docu- ment naval ». Il y décrit un pays où sévit la guérilla, d’où s’enfuient les cerveaux, où les matières premières et les secrets industriels sont transmis aux pays socialistes, tandis que les pêcheurs russes opèrent illégalement. Le Gouvernement et ses minis- tres sont accusés de sabotage contre leurs foyers et ils exigent « une rapide prise de position du Commandement qui satisferait nos idéaux en vue de s’opposer à la dic- tature marxiste sur tous les fronts »8. Loin du Chili, le premier ministre soviétique, Leonid Brejnev, visite les États-Unis en juin 1973. A cette occasion, les services d’espionnage de l’URSS apprennent que le soulèvement militaire en préparation au Chili est prévu lorsque l’escadre états- unienne, stationnée au Panama dans l’attente de sa participation à l’opération UNI- TAS, s’approchera de ses côtes. Mais les soviétiques ne transmettent pas cette infor- mation au gouvernement d’Allende9. 4 [I] Velásquez, 2003. 5 [I] Ayala, 2000. 6 [I] Carvajal, 2003. 7 Merino, 1998, 209. 8 Merino, 1998, 194-197. 9 Garcés, 1995, 3. Ch. VI – Les semaines décisives 381 6.1- LES MOUVEMENTS SOCIAUX : DE L’ACTIVITE DEBRIDEE AU DECOURAGEMENT La semaine qui suit le Tanquetazo, les mouvements sociaux de gauche atteignent un degré d’activité et une organisation inédits. A Valparaiso, par exemple, le Comité coordinateur formé depuis le Tanquetazo, composé essentiellement de travailleurs de la construction, agissant de concert avec les carabiniers, rouvrent des commerces illégalement fermés. Dans ce cadre, en perquisitionnant une boulangerie suspectée d’accaparer de la farine, de nombreux sacs de farine seront découverts mais aussi un grand stock de pièces de rechange pour voitures. Pour échapper aux attentats, les bus non grévistes font un parcours central entre la Place Aduana et Quebrada verde, protégés chacun par des groupes de cinq travailleurs. Finalement, les travailleurs de la construction se mobiliseront un jour au centre de Valparaiso pour empêcher son occupation par les groupes d’extrême droite10. Des cas semblables se reproduisent dans tout le pays. Les organisations de gauche tentent de résister mais voient le gouvernement coincé entre grèves, bombes et accu- sations d’illégalité. A partir de la seconde quinzaine de juillet apparaissent des si- gnes de découragement et de démoralisation, même parmi les militaires anti- putschistes. Le nombre de personnes qui participent aux organisations de gauche diminue, se souvient José Molina, dirigeant du MIR de Valparaiso : « Les comités coordinateurs étaient de jour en jour mieux organisés et mieux coordonnés mais, contradictoirement, de moins en moins de gens y participaient11 ». Par contre, fin juillet, les étudiants de droite et les démocrates chrétiens se fortifient à la maison centrale de l’Université catholique de Valparaiso, aidés par des officiers de la Marine. Ils sortent presque quotidiennement armés de cocktails Molotov pour attaquer locaux, journaux, bâtiments publics, véhicules et personnes qui ne se joi- gnent pas à la grève. En résumé, ils s’en prennent à tout ce qui symbolise de l’une ou l’autre façon le gouvernement ou l’État. Signe du dénouement imminent, les mois de juillet et août, de nombreux militaires tentent de contacter les organisations de gauche pour prendre position avant le com- bat qui s’annonce. A Valparaiso, durant un incident entre étudiants putschistes et de gauche, un officier de la gendarmerie fait irruption dans les locaux de l’École d’architecture de l’Université du Chili (où le MIR est majoritaire) et s’enquiert d’un ton martial : « Qui est le chef du MIR ? ». « C’est moi » répond José Manuel Molina, qui est à ce mo- ment le dirigeant présent. L’officier réplique : « Eh bien, ici, dans le local du MIR, nous pouvons parler ». Molina lui ayant fait remarquer qu’ils se trouvaient dans une école de l’Université du Chili, ils sortent pour converser. L’officier lui explique le motif de cette rencontre : lui-même et un groupe de gendarmes du sixième commis- sariat du quartier Almendral souhaitent établir des contacts avec le MIR. Ayant pris note de ses coordonnées, Molina les transmet au responsable du travail avec les gen- darmes. Jamais il ne saura ce qu’il advint ensuite. Trois jours après le coup d’État, il 10 [I] Molina, 1998. 11 [I] Molina, 1998. 382 Ceux qui ont dit « Non » y aura une tentative de résistance venue, apparemment, du commissariat de cet offi- cier, mais cet épisode est mal connu. Quelques jours plus tard, deux camionnettes de la police judiciaire arrêtent deux di- rigeants du MIR pour les emmener très aimablement au poste. Là les policiers leur manifestent leur volonté d’organiser avec eux la défense du gouvernement…12 6.1.1- Les perquisitions : éléments clés dans la préparation du coup d’État La vague de perquisitions dans les usines et les locaux de la gauche sera une des principales mesures préparatoires au coup d’État, comme le confirmeront leurs au- teurs, car, entre autres choses, ces perquisitions opposent soldats et travailleurs.