SECTION III

Les enjeux politiques de la violence

6-Ouattara.pmd 167 23/09/2011, 12:21 6-Ouattara.pmd 168 23/09/2011, 12:21 Chapitre 6

Le coup d’État de décembre 1999 ou la fin de l’« exception militaire ivoirienne » : les mutations de l’armée ivoirienne depuis 1960

Azoumana Ouattara

Introduction

Les polémiques sont nombreuses qui entourent encore le coup d’État de 1999 dont l’interprétation reste délicate. Était-ce une « thérapie militaire » d’une crise politique (Akindès 2004) ou bien le meilleur moyen d’aggraver les crises multiples que traversait la Côte d’Ivoire ? En quoi ont consisté les modalités de délégation du pouvoir qui ont fini par mettre aux prises la junte militaire et les « jeunes gens » qui s’estimaient trahis au bout de quelques mois de transition ? N’a-t-on pas parlé trop tôt d’un « coup d’État sans effusion de sang », d’« une révolution des œillets », d’un coup d’État pour ainsi dire « démocratique », qui ouvrait la possibilité de sortir de l’impasse politique grosse d’une guerre civile dans laquelle la Côte d’Ivoire s’était enfermée par l’incurie des hommes politiques ? Ce coup d’État n’était-il pas la matrice des violences à venir ? Le général Guéi lui-même a expliqué que son coup d’État n’en était pas un, ne ressemblait en rien aux coups d’État qui avaient eu lieu dans les autres pays,1 puisqu’il s’agissait de reconstruire l’État ivoirien par la « réconciliation nationale et l’assainissement de la politique de la Côte d’Ivoire.2 » Alpha Blondy, la star ivoirienne du reggae, a refusé de diaboliser ces militaires qui promettaient de passer par-dessus bord l’ivoirité et de rétablir un jeu politique normal.3 Ces questions qui appellent des réponses précises doivent cependant partir de l’histoire factuelle pour constater que la Côte d’Ivoire est entrée, en décembre 1999, dans le nouveau millénaire par les portes de la violence. La progression dramatique de son histoire a abouti à une grave crise

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militaro-civile qui aura signifié la montée en puissance d’une violence multiforme (Akindès 2007). Ce qui explique que l’onde de choc du coup d’État ne s’est pas limitée à la période de la transition militaire. Ses spasmes ont été le complot dit du « Cheval blanc », les mutineries de juillet 2000, les rumeurs incessantes de coups d’État, le complot des taxis (2001), le « complot de la Mercedes noire », le coup d’État-rébellion de septembre 2002. Tout s’est passé comme si la violence politico-militaire était devenue la grammaire de l’interaction sociale parce que la crise de décembre 1999 apparaît comme une tragédie inachevée (Le Pape et Vidal 2002). Le coup d’État fut, en effet, un véritable accélérateur de la déstruc- turation de l’armée, divisée par des choix partisans, ayant rompu avec la discipline et le respect de la hiérarchie après les mutineries des années 1990. Les dix mois d’une transition militaire chaotique qu’il a ouvert furent rythmés par des dissensions militaires et politiques que le vote d’une nouvelle Constitution n’a pu apaiser. Finalement, il accoucha d’élections violentes dont la contestation a débouché sur une rébellion. La progression de ce drame ne peut être pensée sans prendre en compte l’évolution de l’armée ivoirienne dont la marginalisation puis l’irruption sur la scène politique ont contribué, pour beaucoup, à l’extension de la violence en Côte d’Ivoire. Georges Sorel a une remarque qui nous servira de règle méthodologique : « Il ne faut pas examiner les effets de la violence en partant des résultats immédiats qu’elle peut produire, mais de ses conséquences lointaines. » (Sorel 1990:33) Il semble donc qu’il faille mettre l’accent sur les mutineries de 1990 qui ont frappé de plein fouet l’armée ivoirienne dans le but de mesurer ses effets à long terme. En effet, une mutinerie est la désorganisation d’un ordre militaire dont les règles d’articulation ne sont plus respectées pour faire valoir des revendications touchant aux conditions de vie ou aux défaillances des règles militaires fragilisées par l’arbitraire. Ce moment historique est d’autant plus important que la Côte d’Ivoire, comme de nombreux pays africains, a hérité d’une armée de type coloniale et disciplinaire, dans laquelle les soldats, qui étaient les « déclassés » de la société, trouvaient refuge en se contentant de peu. Depuis 1990, les soldats sont « en révolte » parce que l’armée elle-même est « en désordre », malgré les tentatives de construire une « nouvelle armée » ivoirienne. Cette situation a exacerbé les conflits politiques et constitué le terreau de la brutalisation progressive de la vie politique ivoirienne. Deux décennies plus tard (2008), la Côte d’Ivoire est à la recherche d’une nouvelle armée que les accords de Marcoussis (2003) et de Ouagadougou (2007) ont désignée comme une des conditions incontournables pour sortir de la crise. Les recherches en sciences sociales de ces dernières années ont permis de mieux comprendre l’histoire des coups d’État en Afrique (McGowan 2003, 2005 ; Herbst 2004 ; Bonnemaison 2001 ; Hutchful et Bathily 1998 ;

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Bangoura 1992 ; Decalo 1989). Les conclusions qui en ressortent, utiles pour une réflexion sur les racines du coup d’État ayant eu lieu en Côte d’Ivoire, sont les suivantes : 1) la dégradation des conditions de travail et de vie des soldats ; 2) les dysfonctionnements de l’outil militaire source de l’usage imprévisible de la force contre l’ordre légal ; 3) les difficiles rapports des soldats du rang avec une hiérarchie captive du clientélisme politique ; 4) la méfiance vis-à-vis des politiciens aveugles aux difficultés de la population et qui enferment leurs pays dans des dynamiques conflictuelles ruineuses ; 5) la soustraction d’une partie des structures coercitives des mains du pouvoir pour le contraindre à la renégociation des règles du jeu politique et la répartition des ressources économiques ; 6) le passage du coup d’État proprement dit à la rébellion semble aller de soi puisque les instruments de la violence, censés rétablir la démocratie par la satisfaction des « griefs », peuvent servir aussi l’« avidité » des rébellions dont les logiques prédatrices ne doivent pas êtres écartées.

Ces différents niveaux d’approches permettent de mieux apprécier le « tragique du coup d’État » ayant ouvert une phase historique dans laquelle la politique est désormais vouée à la force qui se manifeste sous forme théâtrale et violente. Michel Foucault a saisi les implications onto-politiques de cette phase de dureté tragique de la politique qui pourrait s’appliquer, peu ou prou, à la période ouverte par le coup d’État de 1999, en montrant qu’elle « demande qu’au nom du salut, un salut toujours menacé, jamais certain, on accepte les violences comme étant la forme la plus pure de la raison et de la raison d’État » (Foucault 2004). C’est la raison pour laquelle le présent travail se sert, en plus des repères sociologiques, des analyses développées par Michel Foucault pour rendre compte de la teneur conceptuelle originaire du coup d’État. Celles-ci permettent de comprendre, au plus près, la crise ivoirienne dont le coup d’État fut le moment tragique pour deux raisons. La première parce que ces analyses indiquent que le coup d’État s’inscrit dans l’horizon de l’épuisement des paradigmes de légitimation d’un ordre. La seconde tient aux critères qu’il dégage pour caractériser le coup d’État. Ses analyses vont au cœur du concept de coup d’État pour en établir la logique et le sens politique (Foucault 2004). Elles indiquent que son horizon de sens est lié à ce qu’il appelle la dislocation de l’« unité quasi impériale du cosmos » qui se produit à l’aube de la modernité. Ce moment de mutation et de crise renvoie la politique à une

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gouvernementalité immanente ne pouvant plus revendiquer les formes de légitimité éteintes, qu’elles soient dynastiques ou religieuses, qui fondaient la souveraineté. Le coup d’État est ainsi lié à l’épuisement des paradigmes légitimant un ordre. Nous montrerons la pertinence de cette lecture pour l’histoire tragique de la Côte d’Ivoire. Cependant, aux trois critères retenus par Michel Foucault – la nécessité, la théâtralité, la violence – le philosophe ivoirien Harris Memel Fôtè en ajoute un quatrième qu’il nomme le principe du partage et de la « délégation du pouvoir » qui décrit un processus politique décisif dans la dynamique propre du coup d’État de décembre 1999. La réflexion insiste sur cet aspect, mais aussi sur les logiques des acteurs militaires dans l’organisation d’un nouveau champ de pouvoir qui leur échappe au moment même où ils s’affrontent, regroupés en factions rivales.

Archéologie d’une crise : le tournant de 1990

Les raisons de la mutinerie de 1990 En 1990, le colonel Robert Guéï était à Korhogo où il dirigeait la 4e région militaire comme chef de corps. Une mutinerie éclata à qui faillit emporter le pouvoir puisque les militaires s’emparèrent des points stratégiques de la ville d’Abidjan après y avoir manifesté bruyamment leurs mécontentements multiformes dont un joua le rôle de détonateur parce qu’il cristallisait le sentiment des soldats d’être méprisés et maltraités.4 Autrement dit, la crise est née d’un fait qui peut paraître, à première vue, anodin, mais qui allait constituer une des raisons rémanentes de la crise de l’armée ivoirienne, à savoir la tentation permanente de créer des structures parallèles pour des raisons politiques, avec les risques d’une démultiplication à venir de la violence. Il s’agit de la révolte de jeunes soldats face à ce qui ressemble à la création d’une milice privée.5 Tout commença par le ras-le-bol des soldats du contingent qui percevaient une solde de 3 850 F CFA par mois, alors que les « Loubards », qui formaient une « milice » récemment mise en place par le pouvoir, percevaient la somme de 50 000 F CFA par mois pour les « services sécuritaires » qu’ils étaient censés lui rendre. Les jeunes « soldats soulevés » se plaignaient de discrimination en raison de l’audience publique accordée par le Président lui-même aux « loubards », aux « voyous », aux « casseurs », arborant des T-shirt frappés du slogan suivant : « Les loubards unis derrière un seul homme : Félix Houphouët-Boigny ». Les soldats se sont mis à protester. Ils estimaient valoir mieux, pour défendre l’ordre, que les 200 « loubards » dont le pouvoir voulait se servir dans sa stratégie de l’« équilibre de la terreur » dans le but de ne pas laisser l’initiative de la violence à la seule

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opposition dans les manifestations, en plus de dissuader les éventuels contestataires sur les campus universitaires dominés par la FESCI (Konaté 2003). Ce choix d’une privatisation partisane de la violence aura des conséquences que les acteurs de l’époque, guidés par l’urgence et agissant dans l’improvisation, n’ont pas mesurées. D’abord, il s’agit de la lente organisation de groupes de jeunes formant des « milices » à la solde des différents pouvoirs qui s’affrontaient dès ces années de mutation. Les jeunes venaient de faire leur rentrée en politique non pas tant sous la forme d’organisations estudiantines, mais de machines « militaires » manipulant la violence, qui allaient prendre leur forme véritable au fur et à mesure du développement des crises politiques successives.6 Les conséquences furent terribles. Ensuite, et plus tard, dès le début de la transition militaire de 1999, les groupes de soldats appartenant aux factions telles que la Camora se chargeront de « liquider » une partie de ces jeunes qui avaient appartenu aux « Loubards ». Les images terribles de certains des leurs aux visages tuméfiés se préparant à aller à la mort, diffusées à la télévision,avaient pour but de dissuader cette force, qu’on croyait pouvoir représenter un danger dans cette période d’incertitude durant laquelle le nouveau pouvoir craignait la réaction des bédiétistes, en même temps que d’éliminer ceux qui avaient osé jouer à prendre la place des soldats. Cet épisode des « Loubards » appelle une première remarque : dès qu’on touche à l’armée, aussi défaillante soit-elle, pour parer au plus pressé en mettant en place des structures informelles de violence, des milices, des « joggers », des classes de soldats recrutés au mépris des règles, des mercenaires, on désorganise encore plus l’armée parce qu’on ne prend pas le temps de former les soldats, d’imposer l’impartialité de leur recrutement, de leur formation et de leur avancement. Les problèmes militaires sont toujours traités à chaud au point de produire des situations d’instabilité future pour l’État. On crée de la « frustration ».7 Cette contradiction des logiques d’urgence des pouvoirs et du temps lent de l’armée sont au cœur d’une dialectique qui va faire déraper la construction d’une nouvelle armée ivoirienne. Une deuxième raison était au départ de la crise militaire de 1990. Il s’agissait de la dignité du soldat. Certains officiers utilisaient les soldats à titre privé pour les exploiter dans leurs plantations ou leurs porcheries. Les soldats exécutaient les corvées civiles de leurs chefs, transportaient leurs enfants à l’école. En 1990, au moment où souffle le vent de la démocratie, ils refusent désormais d’être des « boys militaires ». Le refus de cet « esclavagisme militaire » est très important, même s’il est souvent occulté parce qu’il marquera, pour longtemps, les rapports entre les soldats du rang et la hiérarchie militaire.

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La troisième raison était l’habitude de certains officiers supérieurs de détourner à leur profit des avantages revenant aux soldats. Ce sont toutes ces « frustrations » qui vont alimenter en permanence les soubresauts de l’armée jusqu’au coup d’État de 1999. On ne comprend rien à la violence de la contestation de la hiérarchie militaire si on fait l’impasse sur cette « frustration » objective. Sur certaines places d’armes, les jeunes soldats se sont vengés, dès qu’ils en ont eu la possibilité, de ceux qui les ont maltraités hier en les « manœuvrant » pour les humilier. Toutes ces raisons ont conduit à la crise militaire de 1990, dans un contexte de contestation généralisée qui rend encore plus explosif le soulèvement militaire. Pour la première fois, des soldats du rang disent non au traitement qui leur est réservé sans pour autant assumer la charge d’un coup d’État que certaines radios étrangères annonçaient prématurément comme réussi. Pour eux, le soldat était un citoyen comme les autres, dont le niveau de vie, exagérément bas, rendait impossible d’honorer ses obligations familiales et sociales. Ils rejetaient naturellement les interprétations en termes de manipulations politiciennes pour mettre en avant leurs problèmes matériels qu’ils voulaient voir résolus : ceux qui défendent la nation sont exclus des bénéfices du miracle ivoirien. Les militaires se sont soulevés pour revendiquer « leur plan de carrière ». Ils réclamaient leur incorporation dans l’armée avec un salaire garanti et les privilèges des agents permanents de l’État. Ils demandaient en fait de ne quitter l’armée qu’à l’âge de 55 ans comme les policiers, les gendarmes et les autres fonctionnaires.8 Pourquoi cette revendication d’une fonctionnarisation de l’armée ? Il ne faut pas oublier les effets de la crise des années 80, notamment le chômage des jeunes (Chaléard 2000). Au terme de leur service militaire, les appelés se retrouvaient sans autre perspective que la rue. Le problème posé en 1990 était le suivant : un soldat rentre à 18 ans dans l’armée pour en sortir à 35 ans sans aucune perspective de carrière, sans aucune chance véritable d’avoir un travail dans une société ébranlée par la crise économique. Or dans l’armée, les soldats, même pauvres, avaient le gîte et le couvert. Cette sécurité, même au rabais, avait en plus d’autres avantages comme celui des maisons « baillées » par l’État pour les engagés. Au fond, les soldats craignaient de voir disparaître cette protection sociale. En effet, leurs maigres ressources les contraignaient, une fois sortis de l’armée, à trouver refuge dans les SICOBOIS9 où beaucoup d’entre eux mouraient dans des conditions misérables. Ainsi, pour eux, le service militaire signifiait avoir un toit, une chance d’apprendre un métier, d’obtenir une qualification pour ensuite trouver un métier dans la vie civile. En plus, le passage dans l’armée était obligatoire pour présenter les concours de la police et de la gendarmerie dont l’accès était devenu difficile en raison de l’augmentation du nombre des candidats.

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Des soldats au nombre de vingt-deux furent choisis pour représenter leurs camarades et discuter avec le pouvoir. Ils étaient originaires de toutes les régions de Côte d’Ivoire. Dans la panique, le « vieux » Président donna satisfaction aux soldats avant d’enclencher le mécanisme de répression des mutins, en particulier de leurs représentants identifiés comme étant les meneurs. Ces derniers écopèrent d’une peine de prison de dix ans. Mais cette répression en ajouta à leur gloire : ils avaient osé se lever et parler. Les populations leur en savaient gré. Ce sentiment des jeunes soldats qui se sont « levés », pour participer à leur manière à l’avènement de la démocratie, restera dans l’imagerie populaire. D’autres jeunes soldats se lèveront plus tard pour des raisons voisines, mais avec des conséquences plus dramatiques encore. Le « vieux » combattant du PDCI-RDA leur envoya en sous-main son ministre de la justice pour les voir et les soigner avant de les libérer.

Le projet inchoatif d’une nouvelle armée ivoirienne

Il y avait donc un problème dans l’armée. En effet, la mutinerie avait fait apparaître la question centrale de l’indiscipline, de la pauvreté des soldats, des inégalités de traitement et celle des avancements sélectifs. L’armée était en panne. Le colonel Guéï fut appelé pour bâtir la « nouvelle armée ivoirienne ». Ce choix n’était pas fortuit parce que cet officier avait été un des rares officiers à franchir le Rubicon en disant que l’armée était handicapée par des problèmes qui attendaient d’être résolus : « C’était un des officiers qui a eu le courage de dire à Houphouët-Boigny qu’il y avait des problèmes dans l’armée en 1990. Il y avait une grande peur chez tous les officiers en face de feu le Président Houphouët-Boigny. Le général Guéï a été le seul qui ait levé la main au fond de la salle…lorsque Houphouët a posé la question de savoir s’il y avait des problèmes au sein de l’armée. Tous les officiers supérieurs et le chef d’État-major d’alors avaient prétendu qu’il n’y avait pas de problèmes au sein de l’armée. Mais le général Guéï a eu le courage de dire le contraire, de dire qu’il y avait des problèmes et il les a cités.10 » Il est intéressant de suivre sur une décennie cette tentative de rebâtir l’armée sur ses propres principes puisque le colonel Guéï prend en main une armée qui fera un coup d’État aux effets dévastateurs, qui le portera au pouvoir, mais surtout qui ne sera pas guérie des nombreux maux qu’il voulait extirper. Le vrai problème fut, en effet, la « construction » de cette nouvelle armée ivoirienne, qui ne ressemblait déjà plus à celle des années 1960. Elle était une armée nouvelle à de nombreux points de vue : d’abord par le choix que firent de nombreux jeunes du métier des armes ; ensuite par le niveau de scolarisation des jeunes soldats de plus en plus instruits. Les premiers officiers de l’armée étaient peu scolarisés et peu diplômés, même si leur compétence

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militaire n’était pas en cause. Les premiers officiers formateurs des commandos marins avaient un faible niveau d’étude : ce qu’ils étaient, ils le devaient à l’armée qui leur a assuré une formation interne sans tenir compte de l’origine ethnique ou sociale. Ils étaient de vrais militaires sans diplômes pour qui la discipline était le fondement de l’armée. Dans cette armée, de simples soldats pouvaient devenir officiers par leur compétence, le soutien de leurs chefs hiérarchiques et une formation militaire. Avec la crise économique des années 1980, les jeunes rentrèrent de plus en plus nombreux dans l’armée pour y faire carrière.11 Ils sont tous nés après l’indépendance. Ils viennent de toutes les régions. Ils sont plus ou moins instruits. Des sections entières de soldats furent renvoyées à la vie civile pour faiblesse du niveau d’étude qui était devenu un critère de recrutement et d’engagement dans l’armée. Ce choix va transformer le corps des sous-officiers et faire évoluer l’esprit et les pratiques de l’institution militaire. Le nouveau soldat ivoirien est allé à l’école. Il veut respecter l’ordre et la discipline sans être « mené à la baguette » ou être « frustré ». Il s’agit là d’une évolution remarquable des modes d’obéissance dans l’armée. Selon une expression des soldats eux-mêmes : une nouvelle génération venait de « voir clair », qui n’hésitait pas à contester quand elle avait l’impression d’être en face d’une injustice. Le sergent-chef Ibrahima Coulibaly dit IB résume l’état d’esprit de ce nouveau soldat : « le soldat doit prendre le parti de la justice et de l’égalité ». Ils sont plus sensibles à la dégradation de leur condition de vie, au respect de leurs droits, parce qu’ils savent lire un règlement militaire, aux inégalités sociales et politiques (Kieffer 2000). Ils se prononcent sur les questions de société. Ayant fait des études, certains d’entre eux ont milité à la FESCI avant d’écourter leurs études pour entrer à la police ou à l’armée. Ils y ont gardé l’« esprit FESCI », cet esprit si particulier de contestation qui pose qu’il n’y a que des rapports de force : la violence est une arme politique qui permet de trouver des solutions à des problèmes que personne ne veut résoudre. C’est cette « nouvelle armée », instruite mais contestatrice, qu’il fallait discipliner dans une société aux repères fragilisés par la crise pour qu’elle ne se retourne pas contre la construction de la nation. L’hypothèse formulée dans ce travail est de dire que cette tâche titanesque n’a pas abouti aux résultats escomptés. Les problèmes qui minent l’armée ivoirienne sont déjà présents dès cette époque : l’indiscipline, la pauvreté chronique des soldats, le clientélisme militaire, la politisation de l’armée.12 Le colonel Guéï voulait mettre de l’ordre en commençant par la discipline militaire qui est la base de toute armée. Pour symboliser le travail de reconstruction de l’armée dont il avait la charge, il utilisa une « rhétorique » à mi-chemin entre l’adage kantien qui faisait de l’homme un « arbre tordu » et un proverbe

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akan : « lorsqu’un arbre est tordu, il est difficile de le redresser brusquement, vous risquez de le casser. » La tâche était de redresser « l’arbre de la discipline militaire qui avait été tordu » dans un nouveau contexte d’indiscipline généralisée. Il échoua par deux fois non pas en raison de la carence de son leadership militaire, que les soldats ne lui ont jamais contesté, mais parce que son commandement fut contrarié, à chaque fois, par des impératifs politiques exogènes. Venu pour « nettoyer » l’armée, bien avant d’avoir pour mission de « balayer la Côte d’Ivoire », il la soumit à un remède de cheval pour dissuader les jeunes soldats de faire la politique de l’opposition dans les casernes.13 Les sanctions furent nombreuses : « Et depuis notre arrivée, nous avons indiqué à nos soldats la conduite à suivre. » Le but poursuivi était d’asseoir une armée en ordre. Des centaines de radiations furent prononcées.14 Ce qui signifiait la mort sociale de ces jeunes soldats. Le colonel Guéï a formulé clairement son objectif : « Cette philosophie nous oblige à dire que l’armée ne doit pas être en conséquence le stimulateur du désordre dans notre pays.15 » Mais ce travail s’arrêta à mi- chemin. Les raisons de cet échec sont importantes à souligner. La première raison réside dans sa tentative de tourner en sa faveur le clientélisme militaire qui se manifestait dans la manière dont il « reprenait » de façon souterraine les militaires « chassés » de l’armée. La deuxième raison de son échec tient au fait qu’il ne réussit pas à s’émanciper de la tutelle politique du pouvoir, comme le prouve sa responsabilité dans l’affaire de la répression des étudiants de Yopougon. La troisième raison, qui ne dépendait pas de lui, n’en était pas moins importante : les relations ambiguës avec l’armée française stationnée à Abidjan au titre des Accords de défense ne furent pas clarifiées, bien qu’une demande d’intervention pour « effrayer » les jeunes soldats ait fait l’objet d’un traitement diplomatique en 1990. La France ne donna pas suite à une demande d’application des Accords de défense. Le colonel Robert Guéï profita plutôt de cette reforme de l’armée pour développer son réseau militaire françafricain. La cinquième raison de son échec tient au passage improvisé d’une armée de conscription à une armée de métier qui aggrava le clientélisme militaire et l’ethinicisation économique dans l’armée. Cette dernière raison est décisive. La crise véritable de 1990 est une crise de la conscription. De cette époque datent en effet les problèmes de recrutement dans l’armée ivoirienne puisque la loi n° 61-210 du 12 juin 1961 portant recrutement des forces armées devenait caduque. Ce n’est pas seulement cet aspect législatif qu’il faut retenir. Il y a aussi les pratiques qui naissent de la crise des années 1970-1980 qui a contraint l’État à une « professionnalisation » improvisée de l’armée. Le pouvoir garda les apparences du service militaire pour couvrir les recrutements les plus hétéroclites : ethniques, politiques, économiques, etc.

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La crise de la conscription s’accompagna d’une aggravation de la pauvreté des soldats qui, progressivement, se sont endettés dans un environnement économique dégradé. Un appelé avait une solde de 3 740 F CFA en 1990 quand un engagé percevait 52 000 F CFA. Ces soldats ont peu bénéficié des retombées du « miracle ivoirien » , même s’il est vrai que la hiérarchie militaire fut associée aux situations de rente du modèle néo-patrimonial houphouëtiste (Kieffer 2000). C’est par le haut, et non pas par le bas, que Houphouët- Boigny a essayé de résoudre le problème de l’armée. Dans les années 1970- 1980, deux changements importants attestent de la volonté politique d’impliquer, plus avant, l’armée dans la gestion de l’État. Il s’agit d’abord du début de l’ivoirisation des cadres militaires, la promotion de nombreux officiers, dont certains font leur entrée dans le corps préfectoral et dans le gouvernement. Ainsi en 1985, des officiers supérieurs de l’armée font leur entrée dans le PDCI, mais aussi dans les sociétés d’État (SODE). Il n’en fut rien pour les soldats du rang qui furent oubliés, donnant ainsi naissance à une armée à deux vitesses. Le général Ouattara Thomas d’Aquin disait, à qui voulait l’entendre, que le militaire n’avait pas besoin d’argent. Les soldats avaient pourtant une vie sociale de misère puisqu’ils ne pouvaient pas faire face à leurs engagements sociaux. Ils étaient les premiers payés, mais les moins bien payés, les seuls à ne pas avoir des ressources monnayables comme ces fonctionnaires qui « vendent » leur charge pour « joindre les deux bouts ». Ils étaient alors livrés à eux-mêmes ou aux « margouillats », ces usuriers qui hantent les quartiers dits « commerces », pour acheter qui, une télévision, qui, des meubles, qui, pour enterrer un parent.16 Sur les deux dernières décennies, l’argent aura été un problème constant pour les soldats qui ont une formule pour souligner cette situation : « On ne joue pas avec l’argent des militaires ». Les conséquences qui en découlent sont de deux natures. La première est le risque d’ « achat des armes » dans les casernes, tout comme on achète « les consciences » dans les urnes. Mais si les soldats sont poussés à prendre partie pour un camp contre l’autre, ils en jouent aussi en prenant l’argent venu de tous les bords pour ne rien faire de ce qui leur est demandé par leurs différents commanditaires. Dans ces conditions, les pouvoirs successifs, depuis une décennie, ne cessent de s’inquiéter : « l’argent circule dans les casernes, soldats soyez vigilants ». Le deuxième risque est la revendication ou la surenchère à la prime qui date des années 1990, mais qui a connu un développement exponentiel après le coup d’État de 1999 avant d’exploser avec la guerre qui a fait des primes « haut-les-cœurs » l’embrayeur de la contestation des soldats aussi bien au sud du pays que dans les zones nord sous le contrôle de l’ex-rébellion. De ce point de vue, la guerre fut une aubaine pour une fraction de l’armée et de la rébellion qui a multiplié les possibilités de primes ou d’enrichissement.

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À partir de la crise de 2002, cette question des primes a pris des proportions qui n’ont pas cessé d’inquiéter aussi bien le gouvernement que les Forces Nouvelles qui découvrent ce phénomène militaire.17 Ce n’est pas un hasard si le coup d’État de 1999 a eu pour prétexte les primes impayées à la suite d’une mission de soldats ivoiriens de la MUNIRCA. Les soldats ont anticipé les effets des tares du clientélisme à l’ivoirienne ainsi que l’impact psychologique de leur non-paiement. Le troisième et dernier risque est celui du racket de ceux que les Ivoiriens appellent les « corps habillés » qui regroupent aussi bien les policiers, les gendarmes que les militaires proprement dits. Ce risque est apparu dans les années 1980. Les autorités de l’époque ont dénoncé le racket, sans réussir à l’éradiquer. Depuis, aucun pouvoir n’a osé s’y attaquer de peur de subir le courroux des Forces de Défense et de Sécurité. Contrairement à la circulation au compte goutte de l’« argent politique » dans les casernes, aux primes que les pouvoirs ne peuvent plus supprimer parce qu’elles sont devenues des « droits », l’argent du racket, qui n’a pas de parti ni d’ethnie, est la plus grave menace qui pèse sur l’armée et sur la société dans son ensemble. Les raisons de cette gravité sont nombreuses : le coût économique de ce système, l’exacerbation des conflits identitaires, l’informalisation durable de l’État. Cette caractérisation de la crise de l’armée dans les années 1990 ne suffit pas à elle seule pour rendre compte de la nature de l’armée houphouëtiste. Il y a un point important qui ne peut être occulté tant il touche à la crise de la nation ivoirienne : l’armée comme le creuset de la citoyenneté ivoirienne. L’armée houphouëtiste est, d’entrée de jeu, une armée multiethnique. En 1961, le premier commandant supérieur de la gendarmerie nationale est le commandant Sanon Moussa qui vient d’être élevé à ce grade alors que le lieutenant Sy Ismaïla est élevé au grade de capitaine. Ils sont d’origine voltaïque. Nombreux sont alors les ressortissants de la sous-région à servir dans l’armée, la police et la gendarmerie nationale. Armée de la paix, elle est aussi une armée apolitique qui ne dispose d’aucune légitimité historique qui en ferait un acteur de la vie politique. Houphouët-Boigny se méfiait de l’armée. La coercition, dont le moment clé aura été la répression des « complots des jeunes » et des « vieux » des années 1960, n’est pas la composante essentielle d’un système qui lui préfère la distribution de la rente (Diarra 1999 ; Faure et Médard 1989). Il s’agit, avant tout, de la maîtrise de l’usage de la force en déplaçant l’axe vers une rigueur politique qui ne laisse pas de la place à la contestation. Les contraintes de l’image d’homme de paix que le Président Houphouët-Boigny voulait donner de lui à l’extérieur, la ruse préférée à la violence dont on ne maîtrise jamais les effets, l’intimidation sont les ingrédients du système.

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Malgré la faiblesse de ses effectifs, des investissements limités dans l’achat de matériel militaire, sa faible valeur opérationnelle, l’armée houphouëtiste aura incarné un des aspects décisifs de la construction de la nation ivoirienne dont le sens politique n’est jamais souligné, alors qu’elle est au cœur d’un dispositif de pouvoir dont un des enjeux majeurs est la gestion de la diversité ethnique. Le Président Houphouët-Boigny a mis l’accent sur la dimension politique d’une armée représentative de la Nation parce que multiethnique. Le sentiment d’appartenance à une citoyenneté commune est passé par cette armée qui a intégré jusqu’à ceux que les familles et la société ne voulaient pas. Personne ne fut écarté de cette armée qui fut dirigée et servie par des hommes du Nord, de l’Ouest, du Sud, de l’Est comme elle fut servie par des fils de paysans ou de citadins. Cette dimension de la production du lien civique dans une société multiculturelle ne peut être méconnue au regard de son importance.18 L’armée houphouëtiste fut unificatrice d’ethnies et facteur de construction de la Nation. Aujourd’hui, certains rêvent d’une armée ivoirienne forte, dissuasive parce que fortement armée, sans s’apercevoir que ce rêve suppose que soit réalisé ce que Hegel appelait l’« esprit de l’armée » par quoi elle existe comme une totalité articulée par une discipline qui autrement paraîtrait une contrainte exogène. Autrement dit, la construction de l’armée suppose de prendre en charge cet héritage houphouëtiste. La meilleure preuve en est que l’on parle encore en 2008, selon son point du vue, ou selon son camp, d’armée akanisée, bétéïsée, dioulaïsée, au lieu d’une armée ivoirienne tout court, comme si l’unité qui fait l’armée existait à peine face aux tendances scissipares.19

L’armée à l’épreuve de l’ivoirité

La discipline introuvable On sous-estime, sans fournir des raisons valables, le Président Henri Konan Bédié qui fut un homme d’État confronté, d’abord, à une succession piégée par les effets conjugués de la crise des années 1980 et des contraintes de l’ajustement structurel imposés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international : récession économique, endettement record, accroissement record de la pauvreté (32 %), chômage des jeunes. Ensuite, il a dû faire face à l’éclatement de la machine politique du parti unique du PDCI dans le contexte du multipartisme exacerbé, à l’activation des conflits infra-politiques à caractère foncier et identitaire ou religieux. D’une certaine manière, il tenta une action politique émancipée de l’héritage houphouëtiste, qu’il ne liquida pas, mais dont il se donna un droit d’inventaire au grand dam de ses adversaires politiques. Il est loin d’être le personnage superficiel

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que ses adversaires politiques veulent en faire. L’échec de son projet politique ne doit pas faire oublier les motivations d’une action confrontée à l’épuisement du paradigme houphouëtiste dont il a pris l’exacte mesure sans être capable de fournir des solutions appropriées à une crise sociétale dont il n’est pas seul comptable. Premièrement, l’image présidentielle évolua de celle du vieux sage à celle d’un président proche du peuple qui ne refusait pas de danser avec son épouse au cours d’une cérémonie publique. Deuxièmement, il développa la politique de l’ivoirité si contraire à la gestion houphouëtiste de la diversité ethnique et dont il faudra un jour réécrire l’histoire du contexte d’émergence. Troisièmement, la question foncière fut traitée au profit des « autochtones » et non de ceux qui travaillent la terre. Quatrièmement, il développa une « politique publique de la violence » qui fit, là aussi, l’économie de la « paix ». C’est ce dernier aspect qui nous intéressera ici. Le Président Bédié a été très attentif aux questions de défense et de sécurité pour une double raison. Premièrement, il voulait se doter d’un outil de défense efficace pour faire face aux problèmes sécuritaires tant externes qu’internes. Deuxièmement, son « obsession » était d’obtenir la loyauté de l’armée vis-à-vis des institutions qu’il incarnait. Les épisodes de l’application de l’article 11 et du Boycott actif lors des élections présidentielles de 1995 lui apparaissaient comme les signes les plus évidents d’une crise de l’armée qu’il fallait juguler. Il est vrai que le général Guéï engagea l’armée à soutenir la légalité constitutionnelle pour que soit appliqué l’article 11 de la constitution qui fait de lui le successeur du Président Houphouët-Boigny. Mais il accusa, par la suite, le chef d’État- major d’avoir tenté un putsch en vue de le renverser par une attitude attentiste qui ne se rangea pas du côté de l’ordre républicain (Bédié 1999:177), mais du côté de l’opposition qui espérait ainsi voir l’armée s’emparer du pouvoir pour organiser de nouvelles élections (Bédié 1999). Lorsque le Président Bédié arriva au pouvoir après les élections de 1995, une de ses premières initiatives, en matière militaire, fut de recomposer une armée qu’il estimait peu loyale. Le général Guéï fut démis de ses fonctions de chef d’État-major pour être nommé ministre du service civique, avec pour mission de « préparer un plan d’installation des jeunes agriculteurs modernes à la terre.20 » Il commença par faire éclater l’armée en différentes entités autonomes comme s’il voulait disperser les forces militaires dont l’unité virtuelle devait être réalisée par l’État-major dirigé par le contre-amiral Lansana Thimité, qui était un soldat bien formé, réservé et non impliqué dans les remous qui ont agité l’armée depuis 1990. En 1994, il créa un conseil supérieur de la défense dont les membres sont les inspecteurs généraux des armées, le commandant supérieur de la gendarmerie, le chef d’État-major et le contrôleur général de la défense.

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La création de cet organe de définition des missions et organisation stratégique de l’armée traduisait la volonté du Président Bédié de réorganiser celle-ci. En 1996, il procéda à un renforcement du règlement militaire et de la discipline générale dans les forces armées nationales par le décret n° 96- 574 du 31 juillet 1996 dont le but immédiat est la reprise en main de l’armée. Le précédent règlement qui datait de 1968 avait été ébranlé par les mutineries de 1990. Tout s’est passé comme s’il fallait rappeler à tous que la discipline militaire était, selon le mot de Max Weber, la mère de toutes les disciplines. Cette même année, des nominations stratégiques furent opérées par le Président Bédié. Ainsi le général M’bahia Kouadio Laurent prit la direction de la défense. Les colonels Tautui Marius et Koffi Ettien furent nommés commandants des forces terrestres et des forces aériennes. En 1997, le général Guéi est renvoyé devant un conseil d’enquête pour « faute grave dans le service et faute grave contre la discipline ». Il est révoqué. Sont aussi révoqués, pour des raisons similaires, des officiers dont certains seront des acteurs importants du coup d’État de 1999 et des événements violents de 2000 : le colonel Tiémoko Késsé, le lieutenant- colonel Gueu Michel, le commandant Mouassi Grena, le commandant Oulatta Gahoudi. En 1998, un mouvement de mise à la retraite d’office permet de se débarrasser des officiers généraux, tel Lansana Palenfo touché par la limite d’âge, dont les liens avec sont connus, alors que des officiers, tels M’bahia Kouadio Laurent et Tautui Marius, dans la même situation, sont maintenus en activité de service. Sous le Président Bédié, la présence de l’opposition dans l’armée était déjà importante grâce à un travail de mise en place de réseaux militaires et de coordinations de soldats dans les unités. Le Front populaire ivoirien (FPI) était la seule formation politique à prendre au sérieux la question militaire et à s’organiser par conséquent. C’était le temps de la suspicion et de la méfiance selon des affinités qui pouvaient être aussi bien ethniques que politiques. Si les officiers étaient surveillés, les sous-officiers furent négligés. Seule la gendarmerie était le véritable support du pouvoir Bédié qui se méfiait de l’armée. D’un point de vue plus technique, le président Bédié commanda un audit pour faire une radioscopie de l’armée qui fit ressortir toutes les difficultés découlant de la mise en place improvisée d’une armée de métier ayant entraîné le vieillissement des soldats, le faible niveau opérationnel des unités ne disposant pas d’un matériel performant, la place des sous- officiers de plus en plus politisés.

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La « démocratie apaisée » resta un slogan de campagne. Plus que jamais, le contrôle de la force publique était un enjeu majeur, d’autant plus que la compétition impliquée par le multipartisme était devenue plus agressive. En effet, elle opposait le PDCI non seulement au FPI, mais aussi au RDR né d’une crise interne du « vieux parti » offrant à Alassane Dramane Ouattara la possibilité de poursuivre un combat politique qui avait commencé lors de la succession du premier Président Félix Houphouët- Boigny. Le Président Bédié réorganisa la police par une politique de recrutement plus soutenue de nouveaux policiers et par l’extension des équipements (création de nouveaux districts de police aussi bien à Abidjan qu’à l’intérieur du pays et de commissariats dans les quartiers). Il créa, en 1998, la « Brigade anti-émeute » au sein de la police (JORCI, mars 1999). Cette brigade « sud-africaine » était chargée de la lutte contre les troubles à l’ordre public pouvant mettre en péril la sûreté de l’État. Elle devait être présente dans les villes de Korhogo, Odienné, Abengourou, Gagnoa. Le ministre de l’intérieur de l’époque expliquait cette politique de la manière suivante : « Dans un contexte sociopolitique surchauffé, la police doit faire sa mue. Les policiers doivent maintenir l’ordre à tout prix ; car il s’agit de préserver la sûreté de l’État ». Mais il serait partial de ne voir dans ce redéploiement de la police qu’une manœuvre politique. Il relevait davantage de la montée en force de la criminalité qu’il fallait combattre, d’autant plus que les difficultés rencontrées dans cette lutte, depuis le début des années 1980, avaient eu pour conséquences l’apparition de forces privées, comme la confrérie des chasseurs dozo, qui sécurisèrent de nombreuses régions du pays y compris au sud.21 La peine de mort rentra dans l’arsenal juridique de la Côte d’Ivoire pour servir cette politique sécuritaire nouvelle. Mais, en même temps, les problèmes structuraux de l’armée sont restés les mêmes. Ceux de la gendarmerie, censée être le corps militaire fidèle au pouvoir, n’ont pas été résolus, en particulier le caractère opérationnel du Groupe d’intervention opérationnel (UIGN) handicapé par la nomination du général Tany en 1997 à la tête du Conseil national de sécurité.22 Quant à la Garde présidentielle, elle n’était pas organisée pour réagir et résister en cas de troubles puisqu’elle ne disposait pas d’une unité d’élites. Les contraintes budgétaires freinèrent, d’un autre côté, les réformes de l’armée.

La difficile sécurisation d’une société en crise

Un des moments importants de la politique du Président Bédié aura été la création du Conseil national de Sécurité (CNS), qui est apparu, à certains, comme l’instrument militaire de l’ivoirité. Le décret n° 97-695 du 10 décembre 1997 portant modification du décret n° 96 PR. 06 du 25 juillet 1996 portant création et attributions du Conseil national de Sécurité est

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très clair : le Conseil assure la sécurité de l’État (JORCI, janvier 1998). Il fut dirigé par le général Tany Ehuèny qui avait été précédemment commandant supérieur de la gendarmerie nationale.23 Il avait aussi pour tâche essentielle l’identification de la population puisqu’il comprenait, en son sein, une « Centrale d’identification sécuritaire », créée en 1999, dont la fonction était d’établir les cartes nationales d’identité et les titres de séjour pour sécuriser l’identité nationale.24 Les missions du CNS conduisirent les forces de l’ordre, qui lui étaient rattachées, à des interventions sur le terrain pour y effectuer des contrôles d’identité. Cette sécurisation eut une traduction inattendue dans le recrutement des soldats dans l’armée nationale. Alors que le code de la nationalité de 1961 permet à tout étranger vivant sur le territoire ivoirien l’accès à la fonction publique, dans la mesure où la présentation du certificat de nationalité n’était pas exigée, la loi de 1995 est plus restrictive en instaurant le critère de la présentation du certificat de nationalité pour l’accès aux emplois militaires.25 De façon générale, le Conseil « lutte contre les tentatives de déstabilisation politique, ethnique et religieuse ». Il a aussi pour mission de surveiller les « mouvements de population et le regroupement des réfugiés. » Une autre de ses missions, qui peut paraître subalterne, à première vue, alors qu’il n’en est rien, est de donner son agrément à la « création et au fonctionnement des sociétés privées de sécurité ainsi qu’au recrutement et à la formation de leur personnel. » En fait, il s’agit du délicat problème de la privatisation de la sécurité.26 Logiquement, le pouvoir sera confronté à trois problèmes cumulés ayant des conséquences graves qui constitueront des motivations chez certains acteurs du coup d’État de 1999. Le premier problème est la manière dont une fraction des forces de l’ordre joua un rôle dans le déclenchement de la crise ivoirienne naissante, lorsque des Burkinabè et des allochtones furent expulsés de leurs plantations à Tabou, dans le sud-est de la Côte d’Ivoire en novembre 1999, dans le silence le plus total des pouvoirs publics. La faiblesse de la réaction gouvernementale marquait en fait un durcissement de sa politique en matière foncière qui déboucha sur l’adoption d’une loi en décembre 1998 affirmant que seuls les nationaux pouvaient détenir des droits de propriété foncière. En somme, la terre n’appartenait plus à ceux qui la travaillaient (Chauveau 2000). Les autorités n’ont pas déployé les forces de l’ordre pour mettre fin aux affrontements entre les communautés qui allaient provoquer des morts et un exode des populations étrangères (Vidal 2003). Pendant plus de trois semaines, le calme ne fut pas rétabli.27 Cette absence de réaction laissera des traces.28 La première conséquence a abouti à laisser les Forces de Défense et de Sécurité

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brutaliser et racketter les populations étrangères en toute impunité. La seconde fut, un peu plus tard, que les populations spoliées s’armèrent et rentrèrent dans la forêt de Nipou d’où ils empêchaient les autochtones d’exploiter leurs terres. Le deuxième problème est celui du racket urbain imposé à certains barrages par les forces de l’ordre. Ces rackets furent source de nombreux conflits quotidiens, avec parfois mort d’homme, entre les policiers, les gendarmes et les chauffeurs des transports en commun appelés « Gbaka », pour la plupart originaires du nord du pays. Cette situation délétère, dont se serait passé le pouvoir, n’a fait qu’attiser la crise. Ce type de conflits entre forces de l’ordre et la catégorie socioprofessionnelle des transporteurs « dioula » demeure une des constantes de la crise ivoirienne qui voit régulièrement les policiers ou les gendarmes et la population s’affronter violemment avec des blessés, des morts, la destruction des biens (camions de transport détruits).29 Ces deux phénomènes corrélatifs ont accéléré une crise des forces de l’ordre devenues, sous certains rapports, incontrôlables. Le troisième problème touche à la pression des contrôles des cartes d’identité par les forces de l’ordre dont le but initial était de reprendre d’une main ce que l’autre main du PDCI avait donné comme cartes d’identité à l’électorat captif des étrangers qui désormais pouvait être tenté de voter dans un sens non souhaité (Dozon 2000). Cette visée politicienne avait ses contraintes et ses dérives dans les possibles manipulations administratives ou policières de l’identité. Une frange de militaires, de policiers pouvait arrêter, contrôler et déchirer les pièces d’identité de ceux qu’elle « estimait » être des « étrangers ». Ce phénomène remarquable d’inversion sécuritaire a tendu à aggraver la crise par l’impunité sous tous les régimes successifs. Au total, une logique sécuritaire discriminante a eu pour effet de libérer les forces de l’ordre du cadre des règles et de la hiérarchie. La conséquence a été des initiatives individuelles ou collectives pour brimer, racketter, piller les populations civiles les plus vulnérables et, en premier, les étrangers.

Le coup d’État de 1999 : le cadeau empoisonné d’un père Noël en treillis ?

De la raison d’État au coup d’État en Côte d’Ivoire30

Le premier critère dégagé par M. Foucault, lorsqu’il analyse le coup d’État en son concept, est sa nécessité au nom du salut de l’État (Foucault 2004 ; Agulhon 1997). Il s’agit de ce moment où la dynamique politique s’affranchit des lois en raison d’une « nécessité », d’une « urgence » qui

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oblige à passer outre la légalité au nom justement du salut de l’État : « L’État va agir de soi sur soi, rapidement, immédiatement, sans règle, dans l’urgence et la nécessité, dramatiquement, et c’est cela le coup d’État » (Foucault 2004:268). Michel Foucault ajoute : « Le coup d’État, c’est l’auto- manifestation de l’État lui-même. C’est la manifestation de la raison d’État…qui affirme que l’État doit être sauvé, quelles que soient les formes qu’on emploie pour pouvoir le sauver » (Foucault 2004:268). Lorsqu’on se réfère au concept de base de cette dynamique politique perturbatrice de la gouvernementalité en son cours normal, le coup d’État se définit d’abord comme excessus iuris communis, pour employer le langage de Charles Naudée. Il est hors du commun parce qu’il sort des logiques habituelles se rapportant à l’État qui se trouve menacé de crise puisque ses fondations se trouvent mises en cause. Pourquoi ? Tout simplement parce que cette dynamique implique la suspension de la légalité qui semblait être la raison d’exister du corps politique ou qui en assurait le cours régulier : « Le coup d’État, c’est une action extraordinaire contre le droit commun, action qui ne garde aucun ordre ni aucune forme de justice. » Il est potentiellement producteur de formes politiques nouvelles, mais il est aussi un moment dangereux de la dialectique politique parce qu’il désorganise l’être social sans être toujours sûr de composer la force pour la subordonner à nouveau à la loi. Cela signifie qu’il peut être l’occasion d’une exacerbation du conflit social dans une dynamique dont le principe est la violence. Les risques sont importants de voir cette violence bouleversante prolonger la situation de blocage qu’elle prétendait corriger. Il est une autre notion qui apparaît comme d’abord opposée à la première, mais qui lui est apparentée tant leurs logiques s’impliquent sans faire coïncider leurs finalités : il s’agit de la raison d’État. Nous l’utilisons pour cerner les moments-clés autour desquels s’organisent les décisions politiques qui commandent les mutations constitutionnelles, les comportements des acteurs politiques, les crises politiques de la période post-houphouëtiste que le coup d’État vient donner l’illusion de clore. Comme sa sœur jumelle, le coup d’État qu’elle peut faire naître, la raison d’État est l’action politique conduite qui ne se préoccupe pas de se ranger d’abord sous la légalité parce que sa finalité vise le maintien ou la permanence de l’État. Les modifications successives de l’article 11 de la Constitution, par un chemin sinueux qui semblait trancher en faveur du Président Bédié, devenant ainsi le dauphin constitutionnel, avec lequel le pouvoir de l’époque entendait assurer sa pérennité en même temps que faire face aux mutations d’une société frappée par la crise des années 1980 et agitée par le multipartisme des années 1990, relèvent de cette dynamique de la raison d’État. Les polémiques autour de cet article montrent qu’il s’agissait, dans le fond, de l’aspect immergé d’un processus de

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recomposition politique, avec ses moments de fortes tensions entre des acteurs qui profitaient de leur marge de manœuvre pour en accélérer le cours ou au contraire pour le contrarier. Notre hypothèse est de dire que le principe de la conduite de la politique du transfert du pouvoir en Côte d’Ivoire, dans les années 1980-1990, relève de la raison d’État, au sens de consolider un pouvoir dont les ressources agencées constituent le paradigme houphouëtiste. Les proverbes des peuples akan, portant sur le fait qu’un roi ne doit pas connaître son successeur avant sa mort, ne changent rien aux affaires de l’État dont Houphouët-Boigny a fait l’apprentissage au cœur de l’État patriote français et non au « village », pour faire usage d’une caractérisation de Pierre Legendre.31 La préoccupation essentielle de cette raison politique était de produire les conditions de la survie d’un modèle politique après avoir pérennisé le règne du Président Houphouët-Boigny (Ekra 2003). La question centrale était en effet la suivante : quelles sont les dispositions politiques et constitutionnelles susceptibles de fonder la permanence d’un système politique qui est le point d’amalgame d’un réseau d’intérêts politiques et économiques, tant endogènes qu’exogènes, dont la désarticulation pouvait être porteuse de risques pour la nation tout entière. Ce problème essentiel ne relève pas de la tactique politique, mais d’une stratégie qui travaille à multiplier les tests de crédibilité du personnel politique au point de dérouter ceux mêmes qui se croient en position légitime de prendre le pouvoir. Le dauphin Bédié n’a pas échappé à ce test politique. En effet, le Président Houphouët-Boigny aurait déclaré : « C’est quoi ça (la bombe) ? Tout le monde me dit de donner le pouvoir à Bédié. Mais si je donne le pouvoir à Bédié, six mois, six ans, au maximum après, il y aura un coup d’État » (Diarra 2005). La succession en Côte d’Ivoire a été rendue difficile en raison des facteurs discriminants de cooptation des dauphins, comme si aucun ne réunissait les ressources nécessaires pour succéder au père de la nation. L’article 11 fut un cran d’arrêt dans cette stratégie de dévolution du pouvoir qui fut tranchée ainsi de façon légale. Les risques de voir le vieux leader « bourguibisé » n’étaient pas nuls. Mais les risques réels étaient ailleurs. L’économie générale de cette raison d’État avait ouvert une possibilité d’un coup d’État, mais qui est devenu, par la radicalité de la compétition politique, autre chose qu’une hypothèse d’école. L’armée permit de trancher en faveur de l’application de l’article 11, tout comme elle déstabilisa le pouvoir par son refus de briser le boycott actif de l’opposition lors de l’élection présidentielle de 1995. Elle était devenue de fait un acteur de la vie politique sans soupçonner qu’elle allait y jouer sa propre existence. Dans un texte élégant, au sens mathématique, intitulé « Transition politique et succession en Côte d’Ivoire », Tessy Bakary a présenté les matériaux analytiques de la dramaturgie du transfert du pouvoir telle qu’elle

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s’est opéré en Côte d’Ivoire dans les années 1990 (Tessy 1994). L’énoncé général à partir duquel est dérivée la spécificité de la succession ivoirienne pose que le remplacement à la tête de l’État du dirigeant suprême constitue le test crucial de la dynamique politique dans son ensemble qui peut conduire soit à une instabilité infinie, soit, au contraire, à une stabilité qui s’explique par le recrutement, à long terme, du personnel politique, aux habitus et aux ressources détenues par les acteurs politiques. Tessy Bakary affirme que « les processus de sélection du chef de l’État et la consolidation de son pouvoir constituent l’essence de la vie politique en Afrique. » (Tessy 1994 ). Nous appelons Raison d’État la dynamique politique et constitutionnelle ayant présidé à cette dévolution du pouvoir dont les ressources, pour être légales, n’en furent pas moins d’abord politiques, au sens d’une mise en œuvre stratégique de ressources multiples que la loi seule ne pouvait contenir. On est d’autant plus fondé à employer le terme de raison d’État pour décrire cette logique successorale qu’elle est, à l’opposé du processus de sélection démocratique des dirigeants, avec ses procédures de transparence et de publicité, plus opaque. Elle a sa logique propre, ses risques : la déchéance des acteurs individuels de la confrontation politique ou même la guerre civile que les ratés de la raison d’État ne peuvent qu’appeler. L’hypothèse d’un Houphouët-Boigny « branché sur l’éternité » politique permet de montrer comment le problème de sa succession fut traité par des stratégies au long court, dont la moindre n’était pas celle d’avoir fabriqué l’hypostase de « héritier sans nom et sans visage », anti-personnage politique apparu au fil des congrès successifs du PDCI-RDA : la stratégie des modifications constitutionnelles portant notamment sur l’article 11 de la Constitution ayant pour enjeu principal de laisser la place de l’héritier inoccupée. La révision constitutionnelle de 1990 désignant le président de l’Assemblée nationale comme devant accéder au pouvoir suprême en cas de vacance du pouvoir donne une ressource supplémentaire au Président Bédié face à ses adversaires, dont le premier ministre Alassane Ouattara et secondairement le président du conseil économique et social, Philippe Yacé.32 La question de savoir si le déploiement de toutes ces stratégies politiques ne visait qu’à imposer le Président Bédié n’est pas la plus importante, mais celle touchant à la viabilité d’un système politique ayant fait la preuve de son institutionnalisation pour écarter les catastrophes politiques prophétisées par des théories plus idéologiques et réactives que scientifiques : « En dehors des cas des coups d’État plus ou moins sanglants, la principale conclusion qu’on peut en tirer est que les successions en Afrique se déroulent en réalité beaucoup mieux qu’on ne le pense généralement et que les troubles sociaux majeurs, les violences et les guerres civiles consécutives aux changements à la tête des États sont assez exceptionnels » (Tessy 1994:126).

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Le fait est que la dévolution « réussie » du pouvoir en 1993 n’a pas empêché un coup d’État de se produire six ans plus tard, refermant le long règne du Président Félix Houphouët-Boigny. Nous ne suivons pas les interprétations qui font de l’accession de Bédié au pouvoir un coup d’État constitutionnel qui s’est retourné contre lui.33 Nous disons en revanche que l’acceptation de la violence comme une ressource essentielle de la compétition politique a constitué le point de bascule de la dynamique partisane. Les « bricolages » constitutionnels pour se draper dans la légalité, en oubliant que la différence peut être faible entre la légalité et la force, sont désormais compatibles avec la force armée parce qu’aucun des acteurs ne croit que la démocratie est la meilleure formule du transfert du pouvoir. Les acteurs ne veulent même pas l’essayer, se contentant de manipuler la raison d’État. Deux exemples en attestent, dont le premier est la reconduction, après 1993, des méthodes de survie politique par les modifications constitutionnelles, article 35, sans apprécier exactement que la Constitution est la grammaire de la vie d’un peuple, et le second est la modification d’importance qu’aura constitué l’intrusion de l’armée dans la vie politique. Il ne s’agit pas d’imputer la responsabilité du coup d’État de 1999 aux ruses houphouëtistes de la politique. Il est question, au contraire, de mettre l’accent sur l’épuisement du paradigme houphouëtiste dont l’une des conséquences a été de décrédibiliser les règles constitutionnelles de transfert du pouvoir et de durcir une conflictualité politique démultipliée par l’instauration du multipartisme tentée par la violence.34 Cette césure est consignée dans une phrase prononcée par Houphouët-Boigny lui-même : « Notre génération laisse la démocratie à la nouvelle génération. » La crise des quatre paramètres du compromis houphouëtiste – politique d’ouverture sur le monde, philosophie du « grilleur d’arachides », gestion paternaliste de la diversité sociale, et marginalisation stratégique de la violence – pose en effet la question du politique bien au-delà de ses figures constitutionnelles. Il faut être attentif à la crise d’un modèle politique aux ressources nombreuses qui a assuré la stabilité politique de la Côte d’Ivoire parce qu’elle fut, d’abord, synonyme de la fin d’une exception et, ensuite, montée des périls dont le coup d’État de 1999 est un aboutissement. Il est clair que l’armée joua un rôle central dans ce processus de rupture puisqu’elle est, depuis 1993, appelée à arbitrer les différends politiques, alors qu’elle n’avait jamais eu son mot à dire dans le champ politique. Le coup d’État est une tentative de sortir de cette logique infernale aggravée par les polémiques autour de l’ivoirité considérée par ses concepteurs comme un concept culturel, alors que l’opposition (FPI et RDR) y voyait un concept exclusionniste visant à discriminer les ivoiriens dont les effets politiques, économiques, identitaires, fonciers seront lourds de

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conséquences. S’adressant le 18 Janvier 2000 aux soldats ivoiriens de la MINURCA dont les problèmes pécuniaires ont servi de prétexte au coup d’État, le général Guéï a la remarque suivante : « Ce changement de régime n’est pas ethnique, il se posait comme une nécessité et il était souhaité par 90 pour cent des Ivoiriens qui malheureusement n’avaient pas le courage nécessaire.35» La création du Comité national de Salut public (CNSP) traduisait cette nécessité politique de reconstruire l’État sur une base non partisane, de sortir du multipartisme dévoyé par l’expression violente des identités et des intérêts. Ce qui signifiait fondamentalement créer les conditions politiques d’un compromis qui soit la base de la construction d’un nouveau paradigme permettant de poursuivre la construction de la nation.36

Les acteurs du coup d’État Les premiers soldats revenus de Centrafrique étaient basés au camp militaire d’Akouédo. Très vite, ils réclamèrent le paiement de leurs primes au titre du contingent qui avait été envoyé en République Centrafricaine, sous l’égide de l’ONU, dans le cadre du maintien de la paix (MINURCA). C’est de là que sont parties les premières vagues de mécontentements. Le 23 décembre 1999, alors que le Président Bédié avait prononcé la veille un discours de fermeté pour stigmatiser son principal rival, Alassane Dramane Ouattara, accusé d’être Ivoirien les jours pairs et non-Ivoirien les jours impairs, une mutinerie éclate à Abidjan. La radio et la télévision nationales furent alors occupées par les mutins qui, par la même occasion, ont pillé les commerces et les stations d’essence pendant plusieurs jours. Ils allèrent s’armer dans la poudrière d’Akouédo. Les soldats, que le général Guéï appelait « jeunes gens », seraient les auteurs du coup d’État ; à condition d’ajouter que ce sont les militaires, dans leur grande majorité, qui sont les vrais acteurs du coup d’État. Les réunions furent nombreuses, les acteurs militaires qui labourèrent les camps furent nombreux. Les militaires eux-mêmes ont une expression pour qualifier cette action collective : les « vrais fous » viennent avant les « gros bras ». Les « jeunes gens » furent finalement les symboles de cette révolte des soldats face à une frustration supplémentaire qui leur apparaissait être la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le coup d’État n’était pas non plus une affaire d’ethnie. Ce n’était pas un coup d’État des soldats du Nord, bien que nombre d’entre eux y aient été très actifs.37 Les acteurs qui ont symbolisé le coup d’État ont tous appartenu à la fameuse Force d’Intervention Rapide des Para-commandos (FIRPAC) dont le général Guéï est le créateur.38 Il s’agit des sergents-chefs Souleymane

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Diomandé dit la « grenade », de Boka Yapi, des caporaux Issa Touré, Neman Gnepa, Oumar Diarrassouba dit « Zaga-Zaga » et de Yves Gnanago. Ils se sont emparés de la poudrière militaire du camp d’Akouédo, ouvrant ainsi la dynamique du coup d’État qui est né du détournement des primes des soldats de la paix. Le problème a, ainsi, fini par concerner toute l’armée puisque le contingent ivoirien avait été constitué à partir d’éléments venus de tous les bataillons. Les sous-officiers entrèrent dans la danse. Ils « labourèrent » les casernes pour pousser les soldats à revendiquer. Ces incitations à la révolte ont conduit les soldats à prendre la rue en occupant les deux ponts de la ville d’Abidjan afin de pousser le gouvernement à satisfaire leurs revendications. Le Président Bédié, qui avait minimisé le problème, en prend la mesure et promet enfin aux soldats que l’argent leur sera intégralement versé. Les soldats qui, de leur côté, ont poussé assez loin la mutinerie, ont compris qu’ils n’obtiendront pas le pardon du président et qu’il valait mieux le renverser. Les casernes refusèrent l’argent promis et un effet d’accélération transforma la mutinerie en coup d’État, par un travail de conversion, en contestation politique du régime.

La théâtralisation d’un coup d’État

Le coup d’État doit se manifester et être reconnu pour ce qu’il est, pour marquer la rupture et la nécessité qu’il incarne. S’il cache les secrets des nombreuses intrigues et des plans qui ont présidé à sa réussite et qui continuent d’être couverts par les dires de certains de ses acteurs, il a aussi une expression publique de laquelle dépend sa réussite ou son échec : « Le coup d’État doit cacher ses procédés et ses cheminements, mais il doit apparaître solennellement dans ses effets et dans ses raisons. D’où la nécessité de la mise en scène du coup d’État » (Foucault 2004:271). Rien de plus secret qu’un coup d’État, mais en même temps rien de plus spectaculaire dans l’affirmation éruptive de sa nécessité : « Mais pour pouvoir emporter l’adhésion, et pour que le suspens des lois auquel il est nécessairement lié ne soit pas compté à son débit, il faut que le coup d’État éclate au grand jour et qu’il fasse apparaître sur la scène même sur laquelle il se place la raison d’État qui le fait se produire. » (Foucault 2004:270- 271). La mise en scène du coup d’État naît de la nécessité de faire apparaître les raisons qui le soutiennent, mais aussi de faire apercevoir les rigueurs de ses effets. Le coup d’État de 1999 n’échappe pas à cette théâtralisation politique que Michel Foucault appelle la pratique théâtrale de la politique. Les dépositaires du pouvoir viennent se manifester, être vus pour être crus.

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Le général Gueï, que les soldats avaient finalement appelé à prendre la tête du coup d’État, comprit que son succès dépendait de la mise en œuvre d’une dramaturgie capable de le crédibiliser. Le 24 décembre 1999, il proclame la destitution du Président Henri Konan Bédié à la station de la Radio Nostalgie : « A partir de cet instant, Henri Konan Bédié n’est plus président de la République ». Dans la foulée, il annonce la dissolution de toutes les institutions de la République et la constitution d’un « Comité de salut public ». C’est la fameuse scène télévisée où le général Gueï est entouré de jeunes soldats armés, foulards de pirates noués sur certaines têtes, plus effrayants les uns que les autres, donnant l’impression d’appartenir plus à une « bande » qu’à une armée, comme pour inviter à la retenue tous ceux qui mûrissaient des velléités de résistance. Mais cette image fut à double tranchant puisqu’elle exprime le signe de la future gangstérisation des factions de la junte militaire tout le long de la transition. Cette médiatisation visait à montrer la force et la nécessité de la rupture historique. La suite du coup d’État dépend de ce moment de la théâtralisation de la politique parce que s’y affrontent des acteurs qui n’existent d’abord que par la parole et l’image. L’interview, par Radio France Internationale, de l’ancien Président Bédié répondant à sa destitution par les militaires, en appelant à la résistance, fait partie de cette lutte médiatique.39 L’importance de la « théâtralisation » apparaît plus nettement dans l’exécution du coup d’État même. La médiatisation des phases successives du mouvement revendicatif du noyau des soldats actifs, l’usage des nouveaux moyens de communication pour coordonner leur action ont joué un rôle important dans la crédibilisation du renversement du pouvoir. (Kieffer 2000). Ce moment de rupture médiatique accentue les « rodéos » organisés dans différentes villes du pays par des soldats aux visages grimés tirant en l’air des rafales de mitraillette automatique. Ce rituel indique à ceux qui en douteraient encore de quel côté se trouve la force qui peut s’exercer sans être freinée par les lois. L’occupation de la voie publique à laquelle succède le couvre-feu est le signe que le nouvel ordre militaire sera défendu. L’arrestation médiatisée des dignitaires du PDCI, puis leur emprisonnement au camp d’Akouédo pour qu’ils découvrent la dureté de la vie militaire, fait partie de cette théâtralité politique dont le but est de dissuader et de soumettre. Les allégeances les plus cruciales, celles de la gendarmerie, furent au cœur de cette théâtralisation du pouvoir en train de s’auto- instituer. Les pouvoirs reposent aussi sur des images, des mots, des symboles qu’il faut savoir mobiliser dans les périodes de rupture. Il en a été ainsi du déplacement, dès le début de la transition militaire, des nouvelles autorités militaires au caveau familial du Père-fondateur,

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Houphouët-Boigny, à Yamoussoukro pour s’y recueillir et expliquer que le coup d’État a été inspiré par le sage qui pourtant ne faisait de place dans son idiome politique qu’à la paix et au dialogue.40 Les nouveaux pouvoirs réussissent la prouesse d’une mise en scène festive du coup d’État au stade Félix Houphouët-Boigny le 5 février 2000 pour remercier les « mutins », sauveurs de la Côte d’Ivoire. Les hommes et les femmes dansèrent pour la circonstance au son du « mapouka militaire »,41 les jeunes dansèrent ; les militaires aussi. Les hommes politiques dansèrent et la musique étouffa momentanément les divergences.42

La naissance des factions militaires

À partir du coup d’État de 1999, on assiste à la multiplication des « milices » et autres gardes prétoriennes : Brigades rouges, Camora, Cosa Nostra, PC Crise (Beugré). La Camora était chargée d’imposer l’ordre par la force. Elle était le bras armé du nouveau pouvoir militaire. Son rôle était de contrer toutes les velléités de renverser les nouvelles autorités. Ses membres arrêtaient aussi bien les personnalités politiques que militaires. Ils contribuèrent à déstructurer le principe de la hiérarchie militaire par leurs manières de brutaliser les officiers. Les Kamajors, dirigés par le sergent Kadhafi, basés à la maison de la télévision et à la radio avaient pour mission de sécuriser les lieux stratégiques de la ville. Ils avaient aussi pour mission de tenir la poudrière d’Akouédo d’où était parti le coup d’État. Les Brigades Rouges, sous le commandement direct de Boka Yapi, avaient été créées au lendemain du coup d’État. Ils avaient pour mission de neutraliser les sources de contestation. Ils en profitèrent pour opérer des descentes musclées chez les anciens dignitaires du PDCI. Le groupe le plus connu du grand public était le PC-Crise, qui était une sorte de tribunal militaire informel et un organe répressif. Installés dans un bâtiment vétuste au premier bataillon d’Akouédo, de jeunes soldats, commandés par un capitaine, se donnèrent le rôle de connaître et de juger les différends domestiques, commerciaux, de voisinage, de vol. Ceux qui venaient se plaindre étaient les « petits » auxquels la justice a toujours donné tort face aux puissants : la femme battue, le plaignant à qui on refuse de rembourser son dû,43 le travailleur privé de son salaire, un licencié abusivement (Boti 2000). La justice expéditive du PC-crise se mua finalement en règlements de compte, en violence contre la population et la presse, en exécutions sommaires de ceux qui étaient considérés comme des délinquants ou des bandits. La Cosa Nostra était, quant à elle, la « piscine » parallèle du pouvoir militaire, cellule d’intelligence et d’écoute; elle était dirigée par le sergent-chef Ibrahima Coulibaly dit IB.44

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Ces factions vont jouer un rôle considérable tout le long de la transition puisqu’elles seront les bras armés dans l’affrontement des acteurs politico- militaires désormais convaincus que la transition ne pouvait se dénouer que dans la violence. Elles étaient composées des éléments les plus actifs du coup d’État. A leur manière, ils étaient au pouvoir et s’attaquaient impunément aux régies financières de l’État et aux opérateurs économiques. Ces soldats, circulant dans des voitures de type 4X4, étaient les « superstars » de la vie politique du moment. Ils étaient des militaires d’un nouveau type.45 Ils n’appartenaient pas à la hiérarchie militaire, mais en même temps ils étaient hors normes militaires.46 Le sergent-chef Ibrahim Coulibaly dit IB est le type même de ce nouveau soldat produit par l’armée ivoirienne : un « vrai soldat » avec son charisme et sa technicité militaire, mais qui pense qu’il a mieux à faire que d’être un simple soldat, tant le personnel politique lui semble défaillant. Il est au départ et à l’arrivée de tous les coups d’État ou tentatives de coup d’État qui se sont produits entre 1999 et 2008.47 Selon leurs ressources, les soldats sont soit gardes du corps de personnalités politiques, soit convoyeurs de fonds secrets, soit conseillers militaires, hommes de main, soldats rebelles. Ils sont protecteurs, prédateurs, criminels, selon les cas (Ayissi 2003). Une partie de l’armée au pouvoir éclata ainsi en clans opposés à coté du gros d’une armée qui resta silencieuse et d’une gendarmerie qui jouera un rôle important dans la répression des troubles de 2000. La tentative de coup d’État du 18 septembre 2000 dit du « cheval blanc » constitue le point de non retour de l’affrontement entre clans militaires. Les hommes du sergent- chef IB furent arrêtés et accusés de vouloir accéder au pouvoir par les armes. Mais ces clans militaires qui s’affrontent dans les « bruits et la fureur » ne sont pas les seuls. Pendant que les « nouvelles stars militaires » se battent violemment, de nouveaux groupes de militaires, qui n’appartenaient pas au noyau des hommes du général Guéï, apparaissent et s’organisent selon des affinités politiques et ethniques qui remontaient bien avant le coup d’État. Il suffit de regarder la liste des nominations opérées au mois de décembre 1999. Au début de la transition militaire, le pouvoir avait tenté de placer ses hommes en donnant l’impression de travailler à l’unification de l’armée par les nominations des commandants des unités des forces armées et de la gendarmerie. Le général Soumahila Diabagaté, originaire du Nord, fut nommé chef d’État-major, alors que le colonel Dekassan Douagbeu Théodore, un Yacouba, se voyait confier la charge de commander les forces terrestres. Si les forces aériennes étaient commandées par un homme du Nord, la marine nationale l’était par un homme originaire de l’Ouest. Mais le plus important est qu’en trois ans les divisions de l’armée se sont

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renforcées pour donner naissance à des polarisations extrêmes dès la crise militaro – politique de 2002. Certains des officiers, du tableau d’avancement, resteront dans le camp des loyalistes. C’est le cas de Glély Marcel, de Dogbo Blé Bruno aujourd’hui aide de camp du Président Gbagbo, de Dagrou Loula qui sera tué dès le début de la rébellion dans le nord du pays, du lieutenant colonel Kassaraté, commandant supérieur de la gendarmerie, du colonel Guai Bi Poin Georges qui dirige aujourd’hui l’École de gendarmerie et le CECOS. Le colonel Bakayoko Soumaïla, qui dirigeait alors le Génie militaire à Bouaké, le colonel Gueu Michel, le colonel Bamba Sinima se retrouvent dans le camp des Forces Armées des Forces Nouvelles (FAFN). Si l’armée s’est divisée sur une période aussi courte, il en va différemment de la gendarmerie dont la cohésion s’est maintenue. Durant les bouleversements violents, elle est restée la seule force intacte commandée par les mêmes hommes qui n’ont pas la même culture militaire que les « jeunes gens ». Les gendarmes vont jouer un rôle important dans la répression post-électorale (26 octobre 2000), au point d’être accusés d’être les responsables du charnier de Yopougon.48 La crise de l’armée ivoirienne était aussi visible dans le port de l’uniforme militaire que Marx avait défini, dans son examen de l’armée et de la bureaucratie d’État, comme le « costume d’État » des soldats (Lefort 1978:396). En treillis impeccable, lunettes de soleil, pour la nouvelle élite militaire, en uniforme dépareillé ou en « brode », pour d’autres, la tenue militaire traduisait le désordre de l’armée ivoirienne. Le gros de la troupe s’accommodait d’un uniforme de fortune (tee-shirt, tennis, « djatiguikiè foro bana »).49 Plus graves encore, les sous-vêtements étaient devenus plus importants que l’uniforme parce qu’on pouvait s’en débarrasser quand il le fallait pour se fondre dans la nature. Les civiles ne perdaient aucune occasion, quant à eux, de se mettre en uniforme pour se faire passer pour des militaires. Tout le monde était militaire parce que personne ne l’était plus vraiment. Ce problème n’est toujours pas résolu. La transition militaire réactiva une unité de police militaire pour mettre un terme à l’activité des factions et au désordre vestimentaire, mais sans succès. Le problème s’aggrava avec la crise militaro- civile de 2002 dans la mesure où des milliers de jeunes appartenant aux milices ou aux groupes d’autodéfense ont troqué leur tenue civile contre des treillis pour mieux « défendre » les institutions menacées. Leurs leaders arboraient des tenues militaires, portaient les titres de généraux, de maréchaux ou de commandants. Des cartes professionnelles confectionnées par eux-mêmes leur permettaient des interventions souvent à leur seul profit. De nombreux jeunes, sous le déguisement militaire, participaient aux vols et aux différents braquages dans la ville d’Abidjan.50

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La crise de la délégation du pouvoir : les nœuds de la violence du coup d’État

Harris Memel Fotê avance que lorsque les « jeunes gens » ont fait « leur truc », devant les problèmes militaires et politiques, ils ont fait appel au général Guéi et à tous ceux qui avaient la charge d’enclencher une nouvelle dynamique politique dont l’unité du pays était le principe central.51 Ce que le philosophe désigne comme « le principe de la délégation » dans le coup d’État, c’est ce transfert si particulier du pouvoir, qui ne vaut pas démission, parce qu’il faut encore s’assurer que le cap est maintenu quant à l’essentiel pour que soit réalisé ce que le coup d’État avait de nécessaire pour la survie de la nation : « Mais il faut en plus qu’ils soient capables de s’exprimer à chaque fois que les choses n’iront pas. Il faut chercher le partage et la délégation de la force dans le coup d’État » (Diabaté, Dembélé, Akindès 2005:146). En fait, cette question de la délégation du pouvoir renvoie à la fois aux problèmes du transfert visible du pouvoir conquis par les jeunes soldats au profit du général Gueï, mais aussi aux transactions souterraines d’acteurs politiques ou militaires ayant joué un rôle d’impulsion ou de catalyseur dans le coup d’État. Elle permet ainsi de mieux apprécier la logique des acteurs dans un processus qui ne fera qu’aggraver leurs divergences qui aboutiront à la violence armée. Au lendemain du coup d’État, le général Guéï a justifié la délégation du pouvoir qu’il a reçu des miliaires de la façon suivante : 1) assainir la vie politique en rétablissant la démocratie contre l’exclusion ;52 2) améliorer les conditions de vie des soldats et rétablir les droits de ceux qui en avaient été dépossédés. Devant les partis politiques au lendemain du coup d’État, le général Guéï déclare : « Lorsque nous saurons que la maison est propre, nous nous retirerons après avoir arbitré des élections transparentes53 ». Le général Guéï n’a cessé de revenir sur ces objectifs : « Vos camarades nous ont confié deux missions : restaurer la dignité du soldat et améliorer sa condition de vie, puis assainir la vie politique en Côte d’Ivoire54 ». Le 27 décembre 1999, le général Guéï reçoit les leaders des partis politiques. Son discours est clair : « Proposez-nous des hommes humbles qui aiment la Côte d’Ivoire. Je ne veux pas de trouble- fête. Proposez-nous des hommes qui nous aideront à remettre le train de l’intégrité sur les rails…l’image de la Côte d’Ivoire est sale ». Un des soldats m’a dit : « Mon général, prenez vos responsabilités », avant d’ajouter : « Le Président Bédié n’est plus président. Rendez-vous à la radio et à la télé pour annoncer au peuple ivoirien que ce monsieur n’est plus le président de la Côte d’Ivoire55 ». Pour assumer cette délégation de pouvoir, le Général Guéi invite les partis politiques qui ne sont pas dissous dans un gouvernement de transition.

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À peine ce gouvernement formé, les hommes politiques tentent de dicter leur conduite aux militaires. Dès le 4 janvier 2000, met les points sur les i : « Je pense que les militaires doivent être à la caserne et que les hommes politiques doivent faire de la politique. » Il conclut : « Si c’est un coup d’État RDR, qu’on nous le dise ».56 Plus tard, le RDR menacera, mais là sans succès, à son tour lorsque ses membres seront écartés du gouvernement. Comment expliquer ces tensions politiques qui vont faire déraper la transition ? Le sergent-chef Boka Yapi, membre atypique du CNSP, qui dit ne pas être intelligent, mais être un vrai militaire, fait une remarque importante: « S’il [ Gueï] avait préparé un coup d’État, il aurait su avec qui gouverner ». 57 Ces fortes tensions traversaient l’armée elle-même. Dans la nuit du 7 au 8 janvier 2000, des coups de feu sont tirés dans le camp d’Akouédo d’où est partie la mutinerie. Une partie des soldats était mécontente. Les exigences des partis politiques, en particulier du Front Populaire Ivoirien (FPI), ont des répercussions dans les casernes qu’il fallait alors calmer. Le général Guéi s’en chargera par une déclaration : « Suite aux rumeurs fantaisistes nées du refus d’entrer au gouvernement du FPI, et qui tendaient à manipuler l’opinion et les forces armées, il était de notre devoir de rassurer les soldats ». Selon lui, le coup d’État n’était pas un coup d’État RDR (Rassemblement des Républicains), pas plus que certains généraux originaires du Nord n’étaient les suppôts du RDR : « Mes généraux Palenfo et Coulibaly, le colonel Issa Diakité sont des soldats et le soldat est au service de la République. Les taxer de RDR, proches d’Alassane Dramane Ouattara, parce que Sénoufo de Korhogo, Lobi de Bouna et Malinké, cela n’est pas honnête ».58 Très vite, la délégation de pouvoir faite à Guéi par les soldats est contestée d’abord en raison des lenteurs dans l’amélioration des conditions de vie des soldats et ensuite, progressivement, pour des raisons politiques. Le général Palenfo, parlant des jeunes mutins impatients, ne pouvait qu’implorer leur compréhension face à la dégradation de leurs rapports : « Certes, c’est eux qui nous ont mis là (au pouvoir), mais ils nous ont mis là pour faire un travail, il faut qu’ils nous fassent confiance59 ». Mais cette confiance n’était déjà plus possible, tant la dynamique politique avait radicalisé les oppositions au point d’inscrire l’exclusion comme son principe discriminant. Cette crise de la délégation du pouvoir est un des phénomènes les plus sensibles de la transition. Elle naît progressivement lorsque les contradictions, qui minent le CNSP, s’aiguisent pour transformer la transition politico-militaire en une lutte à mort entre factions militaires rivales qui s’étaient momentanément coalisées pour écarter le Président Bédié du pouvoir. On voit apparaître alors les antagonismes militaro- politiques opposant des factions rivales que sont les Brigades Rouges, la

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Camora, d’un côté, et Cosa Nostra , de l’autre : la Cosa Nostra est considérée par le pouvoir comme comprenant « trop de petits Dioulas » liés au RDR. Après la tentative de coup d’État de septembre 2000, les antagonismes deviennent guerriers. L’opposition entre les factions rivales prend un tour politico- ethnique en phase avec la division du pays. Les alliances militaires et politiques se reconfigurent alors que la fin de la transition se prépare.60 La junte militaire est divisée par la dynamique politique effective qui l’éloigne des promesses de départ. Ce clivage est illustré par les deux positions adoptées successivement par le chef de la junte et matérialisées par sa dénonciation de l’ivoirité et ensuite par son adoption politique comme instrument de combat. Il est rare d’évoquer l’appartenance religieuse des acteurs du coup d’État. Pourtant, ce point n’est pas sans importance. On oublie que le mois de décembre 1999 était un mois de ramadan. Les musulmans observaient le jeûne. Il en était de même du général Guéï qui, au début du coup d’État, était musulman. Lorsqu’il a été propulsé à la tête du coup d’État, la tension fut si forte qu’il faillit rompre le jeûne avant l’heure. Cette évocation n’a rien d’anecdotique, mais touche au plus près la profondeur du renversement des alliances qui a conduit le chef du CNSP à faire le choix de l’« ivoirité ». Cette mutation caractérise aussi, en partie il est vrai, l’inclination du balancier politique vers une montée en puissance des formes instrumentalisées de la xénophobie qu’on range sous le vocable fourre-tout d’ivoirité. Ce virage à quatre-vingt dix degrés eut pour conséquence de provoquer de vives tensions aussi bien au sein du CNSP que de l’armée. Les « soldats du Nord » furent déçus de constater que les discours et pratiques ivoiritaires contre lesquels ils avaient pris les armes étaient de nouveau à l’ordre du jour. Ils optèrent pour écarter le général Guéï du pouvoir. Le « coup d’État du cheval blanc » représenta le moment culminant de cet affrontement violent qui allait avoir pour conséquence une fragilisation du pouvoir, mais surtout l’exil de soldats qui n’entendaient pas en rester là (Tuo Fozié, Issiaka Ouattara dit Wattao, Cherif Ousmane, Ibrahim Coulibaly dit IB).61 De façon plus générale, les mutineries successives, qui se produisent à ce moment-là, participent de la dégradation objective de l’armée ivoirienne qui dépasse de loin le positionnement des « jeunes gens » auteurs du coup d’État. De nombreux soldats quittent leurs unités pour s’évaporer dans la nature. Des armes et des munitions sont soustraites des poudrières. Les soldats se sentent menacés. La méfiance se généralise entre les soldats, comme si l’armée était en train de se désintégrer. Durant l’« année terrible », des heurts ont opposé les militants des partis d’opposition en lutte pour la conquête du pouvoir. Les militants du FPI se sont opposés à ceux du RDR qui contestaient la validité des élections.

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Plus important encore : les militaires se sont battus entre eux. Le 25 octobre 2000, les gendarmes ont été on ne peut plus clairs envers les civils descendus dans la rue : « Rentrez chez vous maintenant. Vous avez fait ce que vous devez faire, nous ferons le reste, nous allons régler le reste entre militaires ». Ainsi des combats opposèrent, après le scrutin présidentiel de 2000, le groupe d’escadron blindé (Geb) de la gendarmerie nationale aux forces fidèles au général Guéï. Il en est de même des combats à l’arme lourde pour prendre le contrôle de la poudrière d’Akouédo en 2000, combats qui firent des morts. Les militaires se sont entretués, à la fin de la transition, pour des motifs politiques, ethniques ou tout simplement pour faire prédominer des intérêts.

Le temps des ruptures : quelques remarques sur la récente évolution de l’armée ivoirienne

Après les « faux complots » de 1962 et 1963, le Président Houphouët- Boigny désarma et réorganisa l’armée. Il créa une milice composée uniquement de baoulé pour maintenir l’ordre à Abidjan, ainsi qu’une garde présidentielle. Jusqu’aux années 1990, les effectifs des Forces de Défense et de Sécurité (FDS) sont modestes, ainsi que les armements. En 1963, les effectifs de l’armée régulière sont ramenés de 5.500 hommes à 3 000. En 1970, l’armée ne comptait que 3000 hommes et 8 000 hommes au début des années 1980. En 1987, elle n’est forte que de 9 730 hommes. Cette même année, les Forces de défense et de sécurité (FDS) dans leur ensemble comptaient 14 920 militaires.62 Les effectifs sont sensiblement les mêmes sous la présidence de Bédié. Cependant, ceux de la gendarmerie et de la police progressent pour atteindre un peu plus de 6 000 hommes, dont 2 000 policiers à Abidjan. De 2000 à 2001, les effectifs restent stables. L’armée comprend 6800 hommes, la police 4 400, la marine 900 hommes, l’armée de l’air 700 hommes, la milice 1 500 hommes et la garde présidentielle 1100 hommes.63 La crise militaro-civile modifie totalement la courbe d’évolution des effectifs en même temps que les budgets de la défense et l’achat des matériels militaires. Les chiffres font ressortir une mutation sécuritaire pour faire face à une urbanisation et une démographie galopante, mais aussi pour « mater » l’opposition (Bédié). En 2000, le nouveau pouvoir a, d’abord, compté sur l’organisation des forces de la gendarmerie qui lui étaient acquises pour réprimer l’opposition politique et sur le Forum de la réconciliation nationale (2001) pour pacifier l’espace politique. La crise de septembre 2002 opère une rupture inédite dans la gestion des effectifs et l’évolution des budgets militaires obligeant le Président Laurent Gbagbo,

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en 2003, à recruter davantage.64 Les Forces de défense et de sécurité comptaient en août 2007 plus de 50 000 hommes, dont 11 000 gendarmes et 13 000 policiers. L’armée de terre était forte de 30 000 hommes, l’armée de l’air 1 200 hommes et la marine 2 800 hommes. La police qui recrutait, autour des années 1990, moins de 300 sous-officiers par an en recrute, depuis 2002, 1 500 par an. En 2008, la police compte 14 000 hommes. À l’évolution des effectifs, il faut adjoindre l’organisation ou la création de nouvelles unités ou structures qui modifient la configuration des forces de sécurité et de défense. Premièrement, la création d’un Centre de Commandement des Opérations de Sécurité (CECOS) est une décision politique et militaire majeure. Les attributions de cette nouvelle force, qui compte 1 700 hommes choisis dans les différents corps des FDS, en font un dispositif spécial d’intervention et de sécurité à Abidjan, dont le but est de combattre la criminalité. Mais pour d’autres, il s’agit d’un instrument de verrouillage sécuritaire du pays. En novembre 2007, une nouvelle attribution lui permet de lutter contre la fraude aux papiers administratifs. Deuxièmement, il en va de même de la nomination de préfets militaires pour sécuriser l’ouest du pays et du renforcement du Groupe de sécurité de la présidence de la République (GSPR) chargé de la garde rapprochée du président. Une décision importante permet à l’armée de recruter, en décembre 2002, 4 000 volontaires dont la liste est publiée dans les journaux. Ces soldats communément appelés les « soldats Blé Goudé » appartiennent pour beaucoup à la galaxie patriotique. Sur ces 4 000 soldats pratiquement aucun n’est originaire du Nord en raison des circonstances du recrutement qui a eu lieu dans une période de fracture nationale lourde de suspicion réciproque. Cependant, ce recrutement ne reposait sur aucun critère ethnique particulier, mais plutôt sur la possibilité d’un premier emploi pour ceux qui voulaient aller se battre au front. La présence continue de milices organisées et armées date aussi de cette époque. Le Président Gbagbo a reçu les miliciens et autres groupes d’autodéfense au palais présidentiel en 2003, sans subir le courroux des soldats de l’armée, comme cela a été le cas en 1990. L’approfondissement de la crise de l’implémentation démocratique, l’accoutumance à la violence expliquent cette évolution ayant pris acte d’une armée affaiblie. Ces milices viennent augmenter considérablement le nombre des hommes en armes. Mais elles ne sont pas de même nature, pas plus qu’elles ne jouent le même rôle dans la dynamique de la crise. Globalement, les milices progouvernementales proprement dites comptent entre 10 000 et 20 000 hommes. Cependant, il faut faire une place spéciale aux « jeunes patriotes ». La galaxie patriotique, qui est composée du Congrès panafricain des jeunes patriotes (COJEP), de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire

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(FESCI), de l’Union des patriotes pour la libération totale de la Côte d’Ivoire (UPLTCI) et de l’Alliance des jeunes patriotes, cheville ouvrière de la dynamique patriotique, revendique 250 000 membres (étudiants, militants et jeunes déscolarisés et sans emploi). Cette galaxie est de loin la plus puissante.65 Elle n’est pas armée, mais ses capacités d’organisation et de mobilisation en ont fait un mouvement plus redoutable encore que les milices proprement dites. Les manifestations des « jeunes patriotes », les 02 octobre 2003 et 02 novembre 2003, qui ont réuni plus d’un million de manifestants, décidés à « sauver la République », ont fait la démonstration de sa puissance comme acteur incontournable de la crise. Elle garde, à travers son leader, Charles Blé Goudé, une emprise incontestable sur les prises de décisions politiques quand il s’agit de mobiliser les jeunes. Elle a fourni en décembre 2002 les contingents les plus nombreux quand il s’est agi de recruter des jeunes pour l’armée ivoirienne. L’État-major des FANCI et les dirigeants de la galaxie patriotique ont organisé ensemble le recrutement des 4 000 soldats pour venir en renfort aux soldats restés fidèles au régime du Président Laurent Gbagbo dans un contexte de démobilisation de certaines unités. Ces « recrues Blé Goudé », envoyées sur le front, ont combattu pour la « patrie ». Leur recrutement, leur engagement, leur manière d’être distinguent cette troisième génération de soldats de l’armée ivoirienne. Ce sont des jeunes des milieux défavorisés, scolarisés mais rejetés par un marché du travail qui n’offre déjà plus un premier emploi à près de 60 pour cent des jeunes. Ils sont pauvres et marginalisés et viennent des banlieues abidjanaises comme Yopougon et de l’intérieur du pays. Diplômés, ils passent sans succès, pour certains d’entre eux, depuis des années, les différents concours de la police, de la gendarmerie et de la douane. Comme ils le disent eux-mêmes, avec humour, ils « grouillent », ce qui veut dire qu’ils vivent d’expédients. Ils sont le public des « Agoras » et « Parlements » qui sont les espaces de rencontres, d’échanges, de préparations des manifestations des « jeunes patriotes » situés dans les différents quartiers d’Abidjan et même à l’intérieur du pays. Il est un critère décisif qu’il faut souligner : ils savent faire face à l’adversité. Une chanson Zouglou dit de ces « guerriers » de la vie : « Ils ont peur du tonnerre mais pas du coup de fusil ». Ils espèrent pour eux la justice sociale qui les pousse à contester les situations d’inégalité et d’exploitation fondées sur des privilèges. Pour eux, l’argent, qu’ils appellent « jeton », est un déterminant essentiel de leur action : « Ce que nous voulons, c’est notre argent. C’est tout. » Ils sont politisés, non pas dans le sens « idéaliste » des soldats auteurs du coup d’État de 1999 qui croyaient réinventer la Côte d’Ivoire par l’égalité et la justice, mais dans le sens d’une défense de leurs « droits ». C’est la raison pour laquelle leurs revendications ont toujours une teneur fortement

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syndicale. Ayant gagné leurs « gallons » sur les lignes de front, ils ne respectent rien sinon ceux qui les ont « engagés ».66 Ce recrutement spécial de 2002 constitua un tournant pour le pouvoir qui a eu les ressources militaires pour rebondir. Les patriotes « galactiques » devinrent des acteurs-clés dans la crise puisqu’ils supplantèrent, par moment, les forces de Défense et de Sécurité en faisant leur travail à leur place, c’est-à-dire établir des barrages, contrôler les identités. Mais, en même temps, ces soldats qui se sont battus « patriotiquement » posent des problèmes importants d’insertion dans l’armée parce qu’ils agissent comme une armée dans l’armée, sans tenir compte des devoirs de discipline qui, leur incombent désormais. Ils n’ont cessé de contester la hiérarchie militaire : « C’est nous qui avons fait la guerre. » Ce qui leur permet de fulminer : « Officiers dehors » ou encore « Filmez les voleurs ».67 Ils n’hésitent pas à user de la violence lorsque leurs revendications ne sont pas satisfaites. Il en a été ainsi lorsque celles-ci tardaient à être prises en compte alors que le Président Laurent Gbagbo avait accepté le paiement des arriérés de primes, tout comme il acceptera leurs principales revendications en mars 2006.68 Ils constituent ainsi une source importante d’inquiétude pour le pouvoir : il n’y a aucun désordre militaire qui ne soit, plus ou moins, le résultat de leur activisme contestataire. L’un des plus graves s’est produit au mois de mars 2008 lorsque des soldats de Duékoué dans l’ouest du pays demandèrent et obtinrent le départ du gouverneur militaire dont ils menaçaient la vie au prétexte qu’un des leurs avait été tué par des bandits.69 La vraie raison, que le CEMA a condamnée, était tout autre : ils s’opposaient à leur mise à l’écart, à la demande du gouvernement, des contrôles dans les différents corridors, qui leur permettaient de racketter les populations. Pendant plusieurs jours, ils ont pris la ville en otage à coups de kalachnikov. Le mouvement de contestation organisée par quelques sous-officiers et les soldats de la « génération Blé Goudé » s’est étendu à tout l’ouest du pays : Guiglo, Bloléquin. La situation sécuritaire était d’autant plus sérieuse que tous les soldats étaient sensibles au fait qu’un jour cette fin du racket pourrait les toucher. Le risque réel était que la contagion vienne toucher les nombreuses milices de l’Ouest qui, en attendant leurs primes de démobilisation, continuaient leurs rackets à leurs propres barrages. En fait, c’est la place de ces soldats dans l’armée ivoirienne qui est posée. En l’espace de quatre ans (2004-2008), le quart de leur effectif a été radié de l’armée. En effet, 900 recrues de décembre 2002 ont été jugées « indignes de porter la tenue militaire » et rendues à la vie civile pour vols à main armée, vols de nuit en réunion, rackets sur les marchés, braquages, attaques de domicile, meurtres, viols, associations de

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malfaiteurs, désertions, trafics de documents militaires.70 Les autorités militaires reconnaissent avoir recruté cette génération de soldats « à la pelle sans enquête de moralité préalable » dans un contexte sécuritaire complexe. Le chef d’État-major des armées (CEMA) dit cette décision irréversible parce que précédée de toutes les procédures d’interpellation et de sanctions prévues par le règlement militaire qui n’ont eu aucun effet. L’annonce de cette radiation a suscité le courroux des soldats incriminés qui ont menacé de mettre à feu et à sang la République.71

Conclusion

L’après-midi du 24 octobre 2000, pour contrer le général Guéï qui venait de s’autoproclamer vainqueur de l’élection présidentielle, Gbagbo appelle ses partisans à aller manifester dans la rue : « J’exige que dans toutes les villes et dans tous les quartiers de Côte d’Ivoire les patriotes ivoiriens aillent dans la rue jusqu’à ce que leurs droits soient reconnus et jusqu’à ce que Guéï abandonne. À partir de ce moment, je crois que le gouvernement de transition sera dissout et n’aura plus aucune raison d’exister. » Au même moment, des dizaines de milliers de « patriotes » commencent à descendre dans la rue. La démocratie ne fut pas pour autant au rendez-vous. Les affrontements politiques prirent un tour plus dramatique encore. La violence manipulée de la dernière décennie n’aura épargné aucun des acteurs politiques qui n’en continuent pas moins de ruser avec elle, alors que l’armée était devenue une « poudrière » née de multiples frustrations. Cette contribution a montré les logiques contradictoires qui n’ont cessé de déstructurer l’armée ivoirienne depuis 1990. Elle a aussi indiqué comment le coût institutionnel du coup d’État militaire de décembre 1999 a été très élevé en termes de fractures pour l’institution militaire dont les problèmes cruciaux se sont aggravés. La question de la discipline est de ceux-là. Celle de l’impunité, qui lui est connexe, est plus grave encore. Le recrutement des soldats, leur formation multiple en vue de jouer un rôle dans le développement, l’expression citoyenne des soldats, tous ces problèmes attendent d’être résolus. Alors peut-être la démocratie deviendra-t-elle possible même pour et avec ceux qui portent les armes. Cependant, la longue histoire de la pauvreté des soldats continue et continuera de poser un problème redoutable au fur et à mesure que la crise se prolonge. Il n’y a aucun gain politique à tirer de ce phénomène. On croit que les problèmes de l’armée sont politiques alors qu’ils sont militaires.

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Notes 1. Fraternité Matin du 27 décembre 1999. 2. Le général Gueï est revenu constamment sur cette question de la réconciliation : « Il faut réconcilier le Nord et le Sud, l’Est et le Centre, c’est-à-dire toutes les régions de Côte d’Ivoire », cf. Le Jour, n°1468, 28 décembre 1999. Aucun des objectifs justifiant l’intrusion des militaires dans la gestion du pouvoir ne sera atteint. La période de la transition militaire aura contribué à aggraver les maux de la société ivoirienne. 3. Il déclarait : « Quand je regarde le général Gueï, moi, je ne vois que Dieu. Il est la personne qui a trouvé une solution à l’imbroglio dans lequel nous étions… Ne parlez pas de militaires ou de non-militaires. Sinon vous allez réveiller le monstre », cf. Le Jour n°1469 29 décembre 1999. 4. Sur les journées folles des lundi 14 et mardi 15 mai, cf. S. Sm, Le ras-le-bol des soldats du contingent, Libération, 17 mai 1990. 5. Les « loubards » semaient la terreur dans les « maquis » qui étaient en train de naître, sur les campus, dans les rues. Sur les rapports de la jeunesse à violence dans les années 1990-2000, cf. Yacouba Konaté, « Les enfants de la balle. De la FESCI aux mouvements de patriotes », in Politique africaine, La guerre en Côte d’Ivoire, n° 89, 2003, pp. 49-70. Dès le début, la tentation de créer des milices apparut par méfiance envers l’armée et les forces de police. Les nouveaux pouvoirs voulaient une force capable de faire pièce aux menées subversives. On assiste à la création d’une milice à caractère ethnique en Côte d’Ivoire après les « faux complots » de 63. 6. Tous les partis en compétition ne furent pas capables de créer ces forces supplétives. L’expérience de la création des « Loubards » tourna court avec la mort de l’étudiant Thierry Zébié. Les jeunes étudiants qui en avaient été les instigateurs se retrouvèrent dans les cabinets ministériels, abandonnant la « rue » aux jeunes déscolarisés sans ressources qui se rangèrent du côté de l’opposition. Le PDCI fut contraint de recourir à une répression « technocratique » de l’opposition sous la primature d’Alassane Ouattara. Le Président Bédié, revenu au pouvoir, tenta en vain de mettre en place des structures de jeunes pour concurrencer la FESCI telles que la CRES-FRATERNITÉ. Le FPI fut, durant toutes ces années, le parti le mieux organisé malgré la clandestinité à laquelle ces militants furent contraints. Il fut aussi le mieux préparé à la nouvelle dialectique du multipartisme par le soin qu’il porta au traitement de la question des usages des médias et de l’organisation de la force, dans un contexte d’affrontements de plus en plus violents avec le pouvoir. 7. Le soldat K. E que nous avons interviewé en 2008 déclare ainsi : « Dans ce pays, ils négligent le problème des militaires, c’est ce qui les tue. ». 8. Il s’agit des recrues des classes 87/ 1A, 87/2-A, 88/1A et 88/ 2-A, libérables en décembre 1990 ou juin 1991. 9. Ce sont les quartiers précaires de la capitale économique Abidjan que l’humour traditionnel des Ivoiriens distingue ainsi de ceux construits par la société immobilière SICOGI.

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10.24 Heures, n° 480, samedi 11 et dimanche 12 octobre 2003. Dans cette interview, le sergent-chef Ibrahim Coulibaly fait référence au courage dans le choix de Guéï lorsqu’il s’est agi de savoir à qui devait être remis le pouvoir après le coup d’État. 11. Tous ceux qui ont fait le coup d’État de 1999 sont entrés dans l’armée dans les années 1980. Il en est ainsi du sergent-chef Ibrahim Coulibaly dit « IB » qui y est entré en 1985. 12. Les tensions entre les soldats et les gradés naissent du manque de discipline. Progressivement, plus personne n’obéit aux règles militaires aussi bien pour les recrutements, les avancements, les « stages », le service militaire, que pour le travail militaire. Cette mise en cause progressive de la règle produit les effets les plus déstructurants et, en premier, une frustration des soldats qui en veulent à la hiérarchie de ne pas respecter eux-mêmes ces règles par des pratiques clientélistes qui les disqualifient. Ce qu’on appelle la clientélisation de la fonction militaire a pour effet de fragiliser la discipline. 13. Sur ce point le colonel Guéï est très clair : « Tout militaire, quel que soit son grade, doit avoir en poche sa religion et son idéologie politique. Il ne doit faire état que des qualités qui sont les vertus de son métier, pour la défense des institutions républicaines. Il doit éviter d’être manipulé par qui que ce soit, de prêter attention aux manifestations d’où qu’elles viennent. » 14. La discipline de l’armée houphouëtiste : 60 jours de mise aux arrêts suivis d’une radiation de l’armée. 15.Fraternité Matin, mercredi 6 février 1991, p. 7. Dans le numéro du lundi 18 juin du même journal, le colonel Guéï enfonce le clou : « Désormais, vous ne pouvez plus faire ce que vous voulez, mais ce que nous les chefs voulons. » 16. La crise militaire de 1990 aura permis, de ce point de vue, de créer un fonds de prévoyance militaire pour soigner et assurer la retraite des soldats. 17. « Où va l’argent des militaires ? Trop de grogne autour des primes de guerre. », Notre Voie, n° 1625, mardi 28 octobre 2003 ; « Bouaké : Pour des primes impayées, des mutins des forces nouvelles paralysent la ville », Nord-Sud quotidien, n° 777, 20 décembre 2007. 18. Sur le caractère intégrateur de l’armée, cf. Michel Auvray, L’Age de casernes. Histoire et mythes du service militaire. Paris : Éditions de l’Aube, 1998. 19.Fraternité Matin, n° 11494, lundi 3 mai 2003. 20. Ce sont les termes du conseil des ministres du 21 octobre 1995. 21. En fait, les problèmes à ce niveau sont à la fois sécuritaires et politiques. Le Président Bédié dénonçait les Dozo en regardant du côté de son rival Alassane Ouattara, dans le contexte des conflits identitaires qui se développaient, alors que le ministre Balla Keita s’autoproclama parrain des Dozo. 22. Un incident sécuritaire allait contribuer à « plomber » le moral de la gendarmerie. Quelques jours avant le putsch, le général Kouakou Séverin a été enlevé par des inconnus qui l’avaient abandonné après l’avoir dévalisé puis emporté son véhicule. 23.Fraternité Matin, mercredi 6–jeudi 7 août 1997.

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24. Nous sommes ici au cœur d’un problème sensible qu’il faudra dans des recherches ultérieures analyser avec prudence et objectivité pour mieux apprécier cet aspect peu connu de la politique sécuritaire du Président Bédié. 25. Pour comprendre la portée de cette nouvelle législation, cf. « Nationalité dans la fonction publique et dans l’armée. La conscription a permis l’enrôlement d’étrangers », Fraternité Matin, vendredi 27 juin 2003. 26. Il fut envisagé alors la création de sociétés de gardiennage comme « verrous » de sécurité en cas de crise ouverte. Sur ce point, une polémique récente (2006) a éclaté entre le PDCI et le général Tany. 27. En fait, le ministre de l’intérieur de l’époque est arrivé à Tabou le 17 novembre, deux semaines après le début du conflit, pour appeler les populations au calme, sans prendre les mesures sécuritaires nécessaires au retour de l’ordre public qui fut troublé jusqu’à la mi-décembre. Cf. Fraternité Matin du 18 novembre 1999 : « Conflit foncier à Tabou : Bombet prône la cohabitation pacifique » et Notre Voie du 16 décembre 1999 : « Malgré les interventions des autorités : la chasse aux burkinabés se poursuit à Tabou. » 28. Cette situation de non intervention des forces de l’ordre ne fut pas un cas isolé, comme le prouvent les différends qui opposèrent les autochtones et les « étrangers » dans les conflits fonciers ou halieutiques. Il en est ainsi des conflits qui opposèrent, dans les régions de Béoumi, de Kossou les autochtones et les pêcheurs Bozo qui furent contraints de rentrer chez eux. Cf. Fraternité Matin, vendredi 28 août 1998. 29. « Un chauffeur tué pour 500 francs », « Un policier écrasé par un chauffeur » ; ces deux titres de journaux abidjanais montrent que la guerre entre les policiers et les Gbaka est toujours d’actualité. 30. Le coup d’État de décembre 1999 résulte en fait d’une triple crise synonyme d’impasse sociétale. Premièrement, la crise profonde des années 1980 qui met à mal un système fondé sur l’exportation du cacao et du café dont l’impact n’est pas seulement urbaine, mais aussi rural (Azam 1994 ; Chaléard 2000) Deuxièmement, une crise sociale qui se traduit par le chômage en milieu urbain et des problèmes fonciers importants (Chauveau 2000). Troisièmement, une crise politique qui provient des difficultés de sortir du compromis houphouëtiste désormais confronté aux logiques conflictuelles du multipartisme (Akindès 2007). 31. Dans les années 1990, au plus fort des tensions politiques du multipartisme naissant, Houphouët-Boigny a revendiqué cette filiation lorsqu’il s’adressait à ses concitoyens. 32. Il est clair que le rétablissement du multipartisme le 3 avril 1990 introduit un facteur nouveau qui va s’avérer décisif. Tessy Bakary écrit : « Le principal talon d’Achille de M. Alassane Ouattara était que sa tentative ne reposait sur aucune base légale et constitutionnelle. », p. 121. 33. James Cénach souligne, dans le quotidien La Voie, le point de vue suivant : « Si le coup d’État se définit comme un ensemble de procédés illégaux et illégitimes mis en œuvre par les hommes pour s’emparer du pouvoir et s’y maintenir contre la

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volonté des administrés, la manœuvre opérée par M. Bédié, le mardi dernier, à 20 h, pour s’autoproclamer président de la République en constitue bel et bien un », cf. La Voie n° 666, 1993. 34. Recevant les partis de l’opposition en 1990, le Président Houphouët-Boigny attirait l’attention des acteurs politiques ivoiriens sur cette place nouvelle de la violence dans le combat politique : « Voyez-vous, ce que nous recherchons dans ce pays, c’est la paix. La paix pour tous. Pas pour un parti, pas pour un homme. Pour tous les partis et pour tous les hommes… Écartez de la Côte d’Ivoire la voie du sang. Je ne suis pas au rendez-vous du sang. Le sang a coulé au Ghana. Je n’apprends rien à personne. Le sang a coulé au Burkina-Faso, le sang a coulé au Niger, le sang a coulé au Mali, le sang a coulé en Guinée. Le sang coule actuellement au Libéria… Le sang n’a pas coulé en Côte d’Ivoire. Le seul bien que vous laissez en partant du pouvoir …c’est le climat de paix. De grâce ne le troublez pas…Ne changez pas le pays de la vraie fraternité. », cf. Le Nouveau Réveil, n° 738, jeudi 06 mai 2004. 35.Fraternité Matin, 19 janvier 2000. 36. C’est cette tentative d’articulation d’un paradigme nouveau qui est pensée par Harris Mémel Fotê dans une conceptualisation de la Refondation politique, indépendamment de son effectuation historique ; cf. « De la stabilité au changement. Les représentations de la crise politique et la réalité des changements », in Le modèle ivoirien en question. Crises, ajustement, recomposition, B. Contamin et H. Memel Fotê (ed.), Paris : Karthala, 1997. 37. Des interprétations idéologiques font passer le coup d’État de 1999 et la rébellion qui en a résulté comme « la première révolte des enfants d’immigrés », cf. Soir- Info, n° 2748 du mercredi 22 octobre 2003. 38. La FIRPAC a été créée en 1963. Elle portait à l’époque l’appellation de Compagnie aéroportée (CAP). Elle devient la FIRPAC en 1991. Sa mission : gérer tout état de crise à l’intérieur des frontières. 39. L’histoire cachée de cet appel qui restera sans effet montre le décalage ou le retard des réactions du président qui pense avoir les forces armées avec lui et qui stigmatise un coup de force sans principe ni justification. Cf. http:// archives.samizdat.net/globe I 40.Le Jour n° 1469, mardi 29 décembre 1999. 41. Le mapouka est une musique et une danse populaires qui rythmèrent la transition et les années 2000. 42. Le 5 février 2000, 40 000 jeunes rendent hommage aux soldats mutins. Ce concert est alors organisé par Soro Guillaume. 43. La dissolution de PC-CRISE a donc été vécue par certains plaignants comme un drame : « Nous sommes quelques personnes à avoir travaillé avec la société OMNIPUR. Elle nous doit 6 505 000 F CFA. Cette affaire dure depuis des années. Récemment nous avons saisi le PC-CRISE grâce auquel la société a accepté de payer sa dette. Ainsi, nous avions rendez-vous cet après-midi avec un représentant de la société. Seulement PC-CRISE s’est dessaisi du dossier après

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l’annonce de sa dissolution. Qu’allons-nous devenir puisque la société a constamment défié la justice, même si nous avons gagné deux procès contre elle en 1998 et 1999. », Fraternité-Matin, 23 mai 2000. 44. Ce groupe très important sera accusé d’avoir mis en place un État-major parallèle traitant des affaires générales et des questions de justice. 45. Le commandant Issiaka Ouattara dit Wattao des Forces Nouvelles, qui a appartenu à la Cosa Nostra, est l’aboutissement de cette esthétisation militaire. « DJ » militaire, propriétaire d’un véhicule de type Hammer, parrain de nombreuses soirées branchées de Bouaké et d’Abidjan, son « travaillement » le rend populaire auprès de nombreux jeunes du Nord comme du Sud. 46.Fraternité Matin, samedi 31 mai-dimanche 1er mai 2003. Boka Yapi revenant sur ce problème déclare : « Qu’est-ce que vous appelez bafouer une autorité ? Moi je suis membre du CNSP ; c’est le titre qui est important. Quand on dit à un colonel que le lieutenant Boka dit tant, et qu’il dit « qui est le lieutenant Boka » , il oublie que la fonction prime le grade. Quand même il y a des moments où il faut s’imposer. » 47. « IB, Dix ans d’activisme », Le Patriote, n° 2528, mercredi 12 mars 2008. 48. Le 27 octobre, les corps criblés de balles de cinquante-sept jeunes hommes furent retrouvés, entassés dans une forêt des faubourgs du quartier populaire de Yopougon. 49. Sandalettes en caoutchouc pour les pauvres. 50. Ce qui oblige l’État-major à hausser le ton, au mois d’octobre 2007, sans aucune chance d’être entendu, contre le port illégal du treillis, cf. Nord-Sud Quotidien, n° 00715, mercredi 03 Octobre 2007. 51. Sur son site, le sergent-chef Ibrahim Coulibaly dit IB explique la nécessité de cette délégation de la façon suivante : « Il fallait connaître ses limites en ce moment- là. À chacun son champ de compétence… J’étais militaire et j’entendais m’en tenir à ce rôle, par égard pour le peuple et moi-même. », http: www.ibrahim-coulibaly.com 52. La réconciliation de tous les Ivoiriens est présentée comme la solution : « Il faut réconcilier le Nord et le Sud, l’Est et le Centre, c’est-à-dire toutes les régions de Côte d’Ivoire ». 53. Le sergent-chef IB souligne comment le général Guéï s’en était d’abord tenu à la lettre de l’accord passé avec les jeunes mutins : « Et il est vrai que lors de son premier discours, il a repris mot pour mot nos exigences démocratiques. », cf. http//www.ibrahim-coulibaly.com. 54.Fraternité Matin 19 janvier 2000, p. 3. Le 27 décembre 1999, devant les leaders des partis politiques, le général Guéï soulignait le point suivant : « C’est là le premier point : les mauvaises conditions de vie des militaires. Un militaire n’est apprécié par la nation que pour l’exécution de certaines tâches. On se sert des soldats pour faire beaucoup de choses, mais quand il s’agit de récompenses, ils n’ont rien. », cf. Le Jour, n° 1468, mardi 28 décembre 1999.

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55.Idem, p. 2. 56. Alassane Ouattara n’avait-il pas eu cette déclaration énigmatique : « Ce pouvoir est pourri, je le frapperai au moment opportun et il tombera ». Ces dissensions politiques se sont déroulées sous fond d’une rhétorique ethnique qui avait alourdi le climat politique. Ainsi : « Il y a sept dioula au gouvernement », croyait devoir souligner Freedom Neruda dans La Voie du 8 janvier 2000. 57.Fraternité Matin, 27 mai 2003. Venance Konan y publie une interview de Boka Yapi réalisée avant sa mort. 58.Il ajoute : « Mes généraux et moi, pendant la période difficile de 1990, nous avons eu à travailler avec M. Alassane Drame Ouattara Premier Ministre. Nous avons eu des rapports particuliers, mais cela ne fait pas de nous ses obligés », Fraternité Matin, 8-9 janvier 2000. 59.Fraternité Matin, jeudi 30 mars 2000. 60. La violence du ton du général Gueï montre bien que la guerre est déclarée aux soldats supposés pro-alassanistes et leurs soutiens politiques : « Quand tu vas en guerre, si tu gagnes la guerre, tu es un héros, on te décore. Si tu perds la guerre, en ce moment, c’est peut-être ton cadavre qu’on retrouvera », Le Patriote, n° 370. 61. Le 17 septembre 2000, un petit groupe armé attaque la villa du général Guéï. Le cheval blanc de ce dernier est retrouvé la gorge tranchée. 62. Source : Library of Congress Country Studies 63. Source : Military Balance 2000-2001 64. Source : Military Balance 2004-2005 65.Soir-Info, n° 3488, mercredi 12 avril 2006 : « Dossier. COJEP, Groupe de pression ou milice au service de Gbagbo ? » 66. Ils se sont mutinés plusieurs fois. Ils sont rentrés pour l’instant dans les rangs après que Blé Goudé soit intervenu et après qu’ils ont obtenu satisfaction du chef de l’État sur leurs principales revendications. Cette nouvelle génération de soldats est encore plus coriace que les révoltés de 1990 ou encore celle de la décennie suivante. Celle-là n’a rien à perdre. 67. Propos tenus contre les officiers présents à la rencontre en mars 2006 avec le chef de l’État ; cf. K. Parfait « Gbagbo désamorce une bombe », Soir- Info, mercredi 22 mars 2006. 68. Les six points de revendications étaient les suivants : 1) le réengagement de toutes les recrues de décembre 2002 ; 2) une solde de 100 000 F FCA par mois ; 3) le paiement des primes ; 4) la prise en charge des familles de soldats morts au front ; 5) des places réservées pour les différents concours ; 6) la prise en charge des soins médicaux des soldats. 69.Nord-Sud Quotidien, n° 857, 27 mars 2008.

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70. Le général Philippe Mangou a été ferme et sans détour : « Ces soldats de rangs qui ont été radiés font la honte de l’institution militaire en ce qu’ils sapent ses fondements, son honneur et bafouent ses principes de base qui s’appuient sur le socle de la discipline » ; cf. Soir- Info, n° 4070, mercredi 28 mars 2008. 71.Leur porte-parole est clair : « En tous cas, nous nous préparons à nous faire entendre, militairement parlant. Nous sommes sur le pied de guerre pour nos droits ».

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