Volume ! La revue des musiques populaires

3 : 2 | 2004 Sonorités Hip-Hop Logiques globales et hexagonales Hip-Hop sounds. Global and French dynamics

Gérôme Guibert et Emmanuel Parent (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/volume/1861 DOI : 10.4000/volume.1861 ISSN : 1950-568X

Édition imprimée Date de publication : 15 octobre 2004 ISBN : 1634-5495 ISSN : 1634-5495

Référence électronique Gérôme Guibert et Emmanuel Parent (dir.), Volume !, 3 : 2 | 2004, « Sonorités Hip-Hop » [En ligne], mis en ligne le 15 octobre 2006, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ volume/1861 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.1861

Ce document a été généré automatiquement le 10 décembre 2020.

L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun 1

Douze articles rassemblés pour discuter des enjeux du rap français (l’acclimatation en France d’une forme US, le rapport à la chanson, au politique), des interactions entre musique, DJing, danse, clip et cinéma (l’esthétique de Ghost Dog, Eminem et MTV...). Une troisième partie du dossier discute de façon polémique de quelques ouvrages récents sur le hip-hop, abordant la question de la mondialisation d’un genre. À noter qu’un débat commence entre Anthony Pecqueux et Christophe Rubin, qui rebondit au numéro suivant : « Le rap est-il soluble dans la chanson française ». Twelve articles discuss questions surrounding French rap (the acclimation of an American form, the relationships to songs, to politics), the interactions between music, DJing, , video clips and the movies (the aesthetics of Jim Jarmush's Ghost Dog, Eminem and MTV…). A third sequence polemically discusses a few recent books dedicated to hip-hop studies, tacking the genre's globalization. The issue is concluded with a debate on the relations between rap and chanson.

Volume !, 3 : 2 | 2004 2

SOMMAIRE

Dossier hip-hop

Introduction Sonorités du hip-hop. Logiques globales et hexagonales Introduction Gérome Guibert et Emmanuel Parent

Du Rap français

Note de recherche Le franchissement de l’Atlantique Christian Béthune

Le rap est-il soluble dans la chanson française ? Christophe Rubin

Ce que révèle l’analyse musicale du rap : l’exemple de « Je Danse le Mia » d’IAM Jean-Marie Jacono

La violence du rap comme katharsis : vers une interprétation politique Anthony Pecqueux

Disciplines du hip-hop

Musique et danse hip-hop, des liens étroits à l’épreuve de la professionnalisation Isabelle Kauffmann

Hip-hop et DJing : une pratique musicale technique dans « l’arène sociale » Alexandra Besnard

Jim Jarmusch’s Aesthetics of Sampling in Ghost Dog–The Way of the Samurai Éric Gonzalez

“So empty without me”Intermediality, intertextuality and non-musical factors in the evaluation of pop music: The (not so) strange case of MTV and Eminem Gianni Sibilla

Global noise? à propos de quelques ouvrages récents

Alain-Philippe DURAND (ed.), Black, Blanc, Beur : Rap Music and Hip-Hop Culture in the Francophone World Tony Mitchell

Tony MITCHELL (ed.), Global Noise. Rap and Hip-Hop outside the USA Gérome Guibert

Volume !, 3 : 2 | 2004 3

Manuel BOUCHER, Alain VULBEAU (ed.), 2003. Émergences culturelles et jeunesse populaire, Turbulences ou médiations ? Damien Tassin

Compte-rendu

« Philosophie et musiques électroniques » Synthèse des deux journées d’études du 1er et 2 octobre 2004 à l’École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence, dans le cadre des Rencontres Place Publique dirigées par Jacques Serrano Vania de Bie-Vernet et Matthieu Saladin

Notes de lecture

Flavie VAN COLEN, Éducation populaire et musiques amplifiées — analyse des projets de onze lieux de musiques amplifiées David Demange

Dirk BUDDE, Take three Chords... Punkrock und die entwicklung zum american hardcore Fabien Hein

Alexandre PIERREPONT, Le Champ jazzistique Emmanuel Parent

Volume !, 3 : 2 | 2004 4

Dossier hip-hop Hip-hop special issue

Volume !, 3 : 2 | 2004 5

Introduction Sonorités du hip-hop. Logiques globales et hexagonales Introduction Hip-Hop Sounds. Global & French Logics

Gérome Guibert et Emmanuel Parent

1 APRÈS LES TAGS, LES GRAFFS, les block parties, la breakdance et le smurf ainsi que l’affirmation du DJ (Dee-Jay) et du MC (Master of Ceremony) au cœur des sound systems, la culture hip-hop s’est cristallisée aux États-Unis au tournant des années 1980, d’abord comme nouveau moyen d’expression de la communauté noire.

2 Musicalement, le hip-hop se structure autour de deux composantes originales. D’abord le rap, technique vocale des MCs, qui se propage sur le funk des radios et des clubs et qui se fait entendre sur les premiers hit-singles du style 1. Ensuite, la citation musicale, la boucle réalisée sur les platines des DJs puis — suivant le tournant électronique en musique du début des années 1980 qui voit le synthétiseur, la boîte à rythme et la technique MIDI se généraliser au détriment des instruments électriques — par le sampleur 2. Cette nouvelle période donne notamment naissance à l’électro-funk 3, avant que le ralentissement généralisé du tempo dans la musique hip-hop new-school du tournant des années 1990 ne voit le producteur devenir en tant que musicien-technicien le référent musical du hip-hop (Guibert, 2004) ; dans ce nouveau contexte où le sampleur est roi, la platine (élément sonore historique du hip-hop) se « surajoute » soit comme

Volume !, 3 : 2 | 2004 6

source supplémentaire de citations musicales, soit pour le scratch, technique originale qui permet de réintroduire virtuosité et dextérité du geste dans ce style.

3 Considéré dans un premier temps comme un épiphénomène ou comme une mode éphémère, le hip-hop, dont les compositions sont de plus en plus nombreuses au sein des classements de vente black music 4 à mesure que les années 1980 se déroulent, est bientôt appréhendé comme le moyen d’expression contemporain de la communauté « africaine-américaine 5 » puis dans le monde, comme celui de minorités culturelles.

4 Les recherches sur la culture hip-hop, ses manifestations, ses constituantes, se développent autour de points de vue divers, parfois antagonistes. Ainsi, T. Rose (1994) souligne son ancrage dans le contexte américain de luttes réelles et symboliques entre Blancs et Noirs. P. Gilroy (1993) le réintroduit dans l’histoire singulière d’une culture africaine-américaine qui débute avec le commerce triangulaire et l’esclavage. D. Toop (1984, 1991) pointe quant à lui les aspects originaux de cette nouvelle expression musicale tandis que R. Shusterman (1991) cherche, dans une perspective pragmatiste, à mettre en évidence la pertinence artistique de ses textes et modes opératoires musicaux. Dans le même temps, l’aspect industriel et commercial du rap n’est pas passé sous silence (Potter, 1995).

« What do you think about hip-hop? » Écrits français

5 Si les débats entre auteurs anglo-saxons sont alors féconds, les recherches françaises, qui prennent forme dans la seconde partie des années 1990, sont ignorées en dehors du monde francophone parce que non traduites. Un phénomène structurel typique de la recherche en sciences sociales des trente dernières années où l’Anglais est devenu la langue de l’échange international mais où les universitaires français, réticents et critiques, perpétuent à débattre en Français dans une sorte de conceptualisation parallèle. Ce manque de confrontation, cette problématique du « franchissement de l’Atlantique », est plusieurs fois mise en évidence dans ce numéro, tant en ce qui concerne le hip-hop que les discussions qu’il a pu générer. Il est à cet égard intéressant d’observer que — tout comme la recherche française ne discute réellement que des ouvrages traduits dans notre langue — les anglophones n’utilisent les travaux français qu’à travers le prisme fortement réduit des quelques articles des chercheurs de notre pays disponibles dans leur langue, élaborant la plupart du temps leur propre analyse du hip-hop hexagonal.

6 Jusqu’à la publication en 2002 de Black, Blanc, Beur. Rap Music and Hip-hop Culture in the Francophone World, l’état des recherches françaises n’était vu, dans le monde non francophone des études sur les popular music, qu’à travers des anglophones exerçant leurs études en France (Huq, 2001) ou des Français exilés enseignant les French Studies (Prévos, 1996 ; Lebrun, 2003) auxquels s’ajoutaient quelques passeurs comme les Québécois bilingues (Chamberland, 2002).

7 En tous les cas, le hip-hop hexagonal paraissait intéressant parce que particulièrement développé : dès le milieu des années 1980, ses premières structurations apparaissaient déjà. En effet, après la première tournée hip-hop montée via les réseaux d’Actuel et dont les connexions devaient aboutir au show télévisuel présenté par Sydney sur TF1 (« H.i.p-h.o.p », 1984) et aux émissions sur Radio Nova — dont celle de Dee Nasty (Guibert, 2004 : 277) —, la culture hip-hop s’était implantée en France par la danse, puis le tag et le graff et, enfin, par les premiers disques de rap 6. Le succès commercial de ces

Volume !, 3 : 2 | 2004 7

enregistrements ira alors grandissant jusqu’à la fin des années 1990 (avant une chute des ventes du créneau musical à compter de 2000). Les ventes d’album des artistes français allaient bientôt dépasser celles des américains à partir du milieu des années 1990.

8 Si l’on excepte l’article de Bachmann & Basier sur le smurf (1985), les premières études universitaires sur le hip-hop effectuées dans notre pays proviennent des écrits de Georges Lapassade, ethnologue africaniste ayant travaillé sur la transe au cours des années 1970. Il faut d’ailleurs noter qu’il joua lui-même un rôle dans le développement du hip-hop en accueillant des activistes du mouvement dans son université (Paris VIII), notamment sur la radio libre Fmr ou lors d’ateliers et de festivals qu’il organisa sur le campus (en compagnie de Mc Solaar et des membres de NTM notamment).

9 Dans Le Rap ou la Fureur de dire (1990), Lapassade et Rousselot montraient le type d’incompréhension que peuvent véhiculer les messages communautaires promulgués par les acteurs du hip-hop, sur le fond comme sur la forme. Expliquant le sens des « dirty dozens » provocateurs, forme du combat textuel trouvant ses fondements dans l’oralité de la culture afo-américaine, les auteurs mettaient en évidence le rejet et la dénonciation par la presse « de droite » mais aussi par celle de « gauche » (et même celle des mouvements anti-racistes) du groupe Public Enemy lors de sa venue en France en avril 1990 : leurs textes paraissaient alors ambigus, afro-centristes et violents. Pour qu’il s’implante durablement sur le sol français, pour que ses sonorités rugueuses soient réappropriées et partagées, le rap et sa réception devaient suivre un certain cheminement.

Spécificité du rap français

10 L’une des premières questions abordées par les études sur le hip-hop fût donc celle du rôle et de l’importance de la communauté noire dans cette culture. Aux États-Unis, l’enjeu était alors d’envisager dans quelle mesure le hip-hop relevait le flambeau de l’art afro-américain dont la visibilité s’était quelque peu ternie depuis la fin du Black Arts Movement dans les années 1960. Il s’agissait pour certains tenants des black studies de le détacher de l’emprise de l’industrie de la culture pour affirmer l’irréductibilité de son essence noire. En somme, plutôt que de partir de réflexions sur la musique, nombre de travaux préféraient relever en priorité les signes d’une expression collective susceptible de redonner un souffle au mouvement nationaliste africain-américain : le hip-hop pouvait devenir le terreau idéal d’où pourrait renaître « une praxis collective nationaliste ». Telle est par exemple la lecture de Errol A. Henderson, qui décrit en des termes bien plus politiques qu’esthétiques dans le Journal of Black Studies le principal apport de la figure désormais mythique d’Afrika Bambaataa : The most obvious commonality within the emergent hip-hop community was the fact that it was exclusively Black. Any commonality that emerged would have to emerge within that context. The result was a reaffirmation of the basic aspects of Black cultural nationalism framed in the context and aspirations of a young gifted and Black core of hip-hop talent. This was the Zulu nation. [...] With the coming of Bambaataa, the mind of hip-hop was turned to Black nationalism, positive creativity, vision, and healing. (Henderson, 1996)

11 Dès lors, le débat s’en trouvait singulièrement restreint. Mais avec la diffusion du hip- hop dans diverses contrées du globe dans les années 1980 d’une part, et l’ouverture

Volume !, 3 : 2 | 2004 8

pluridisciplinaire des recherches pendant la décennie suivante d’autre part, on se préparait à assister à un élargissement salutaire des problématiques.

12 Car s’il est évident que cette subculture s’enracine dans une tradition musicale « séculaire, ancienne et insulaire » (, 1995), il apparaît non moins clairement qu’elle peut être à l’origine de productions locales nouvelles et singulières. Ainsi, lorsque MC Solaar fait irruption sur la scène médiatique française avec « Bouge de là » en 1991, il fascine autant le public jeune sensible à la musique d’Outre-Atlantique qu’une certaine perception plus classique ravie par un texte ciselé pouvant faire référence au patrimoine hexagonal de la chanson à texte. Ancrage américain vs autonomisations locales ? C’est à l’éclaircissement de ce paradoxe que s’attelle notamment le dossier qui ouvre ce numéro.

13 Christian Béthune s’emploie ainsi dans une note de recherche à « poser les linéaments » d’un modèle théorique expliquant l’appropriation sur le sol français d’un particularisme esthétique. Pour lui, les similitudes sociologiques et culturelles — « une simple différence de terroir » — de l’inner city et de nos banlieues expliquent sans doute le sentiment « d’authenticité » qui anime les rappeurs français quand ils reprennent à leur compte les thèmes classiques du rap américain. De la revendication (« Say it loud ! ») de racines africaines — réelles pour les uns ou fantasmées pour les autres — à la haine sociale symboliquement détournée dans des lyrics, le rap s’offre comme un domaine fécond d’expression pour les classes culturellement marginalisées des deux côtés de l’Atlantique.

14 Christophe Rubin s’interroge aussi sur ce curieux diffusionnisme de l’esthétique afro- américaine. Car avant de conclure à la similitude des cultures hip-hop, ne pourrait-on pas d’abord envisager le rap comme « un genre particulier de la catégorie plus générale de chanson » (Pecqueux, 2003) ? Sans éluder les connections qui peuvent exister entre le rap et l’univers de la chanson réaliste, il souligne la singularité du flow qui, notamment grâce à ses moyens prosodiques, tient à une distance respectueuse le patrimoine de la chanson. Depuis une autre perspective, Jean-Marie Jacono s’intéresse à l’articulation texte-musique à l’œuvre dans le hip-hop et discute également de l’importance du rythme dans l’analyse musicale. L’interaction forme-fond qu’il discerne dans le « Mia » — cette chanson nostalgique des années 1980 — lui permet de reconsidérer ce tube d’apparence anecdotique qui a su puiser dans différentes ressources d’ordre musical (accentuation, échantillonnage, virtuosité du DJ, etc.) pour servir son discours et le rendre plus subtil.

15 C’est aussi au texte que s’intéresse l’article d’Anthony Pecqueux. Mais il quitte les considérations esthétiques pour s’intéresser à la « politique incarnée du rap ». Il choisit de revisiter ce qu’il estime être le lieu commun de l’explication de la violence du rap comme purgation symbolique des passions du ghetto. Ce faisant, il se penche sur le concept de katharsis en tentant de le détacher de la « connotation psychologisante » qu’il possède aujourd’hui dans le langage commun. Il semblerait que la « haine » qui ressort des paroles de nombreux rap français ne fonctionne pas tant comme exutoire mais plutôt comme une mise en scène de la violence. Cette « élaboration du désordre fondateur » ne cherche pas tant à se débarrasser du sentiment de haine qu’à l’aménager en vue du projet politique du « vivre ensemble ». Ainsi, la logique et les contours d’un rap hexagonal se dessinent peu à peu au cours de ces différents articles.

Volume !, 3 : 2 | 2004 9

Disciplines du hip-hop

16 Excepté le livre de Rousselot et Lapassade, les premières recherches portant sur le hip- hop en France furent réalisées sur cette culture considérée dans son ensemble. Les modes de vie des milieux populaires des cités et de la deuxième génération de l’immigration africaine et nord-africaine sous le contexte du gouvernement socialiste furent les premiers angles d’entrée utilisés. On doit citer de ce point de vue le livre de Hugues Bazin (1995). S’inscrivant dans une perspective de sociologie de l’action, ce dernier construit la première analyse globale sur le mouvement en France. On doit également mentionner la thèse de Virginie Milliot (1997) qui, à partir du terrain lyonnais, adopte une lecture ethnologique et interactionniste du phénomène.

17 La fin des années 1990 voit les recherches sur le hip-hop se spécialiser sur ses différentes disciplines, et dans le même temps, s’ouvrir à des lectures théoriques plus larges et plus nombreuses. Ainsi, les recherches sur le graff — ouvertes dans une perspective historique et sociologique par le livre précurseur d’Alain Vulbeau (1990) auxquels succéderont de nombreux articles — sont notamment reprises par la lecture philosophique qu’en fait Alain Milon (1999). Les recherches sur la danse suivent l’institutionnalisation de cette discipline (Shapiro & Bureau, 2002) par les équipements culturels subventionnés, le phénomène étant en grande partie spécifique à la France. Après des questionnements sur l’articulation entre autonomie et hétéronomie (Fabiani, 1998), ceci amène à des enquêtes qui questionnent le rôle et les effets des politiques publiques (Lafargue de Grangeneuve, 2002) ou sur les évolutions de ces disciplines en dehors du hip-hop. À cet égard, le graff a pu être rapproché par exemple d’une appropriation nouvelle de la ville liée au skate-board (Touché & Fize, 1992).

18 Au tournant du siècle, des revues proposant un panorama des réflexions sur le hip-hop (Cultures en mouvement, 1999, Mouvements, 2000, Art Press, 2000) s’ouvrent aux réflexions esthétiques, à l’histoire de l’art, à la sémiologie, à la littérature. Elles élargissent alors le travail à l’ensemble des sciences humaines et notamment aux arguments de C. Béthune, É. Gonzalez et C. Rubin, qui proposent de nombreuses contributions aux débats offrant une lecture alternative à la sociologie (cf. infra).

19 La musique (rap, sampling, DJing), discipline la plus pratiquée, reste davantage étudiée que les autres, générant un grand nombre d’écrits depuis les articles de J.-M. Jacono (1996), J.-M. Desverité et A.-M. Green (1997) et surtout la riche enquête de M. Boucher (1998) sur le rap français. Il faut dire que la multiplication des écrits sur le rap (qui se vérifie aussi par les nombreux mémoires de maîtrise disponibles) est contemporaine de son succès médiatique, aujourd’hui remis en cause comme le montrent les chiffres de vente. Comme le soulignait Pierre Mayol (1999) dans un compte rendu de l’ouvrage de M. Boucher, l’intérêt théorique pour la culture hip-hop ne doit pas éluder la question de son rapport au secteur marchand, dans les faits comme dans les représentations (cf. Guibert, 2000).

20 Ces récentes questions — nombreuses et interdépendantes — qui concernent les musiques du hip-hop sont abordées dans le second thème de ce numéro. Alexandra Besnard, qui effectue ses recherches sous la direction de Bruno Lefebvre, professeur de sociologie et anthropologue des techniques, aborde la question du Djing dans le hip- hop, soulevant le problème du rapport entre technique et esthétique (cf. également Frith, 1986). Analysant le fonctionnement du kit platines/table de mixage comme outil de création, elle montre comment cet équipement constitue un médiateur entre le

Volume !, 3 : 2 | 2004 10

matériau sonore et le support de diffusion. Surgit alors un espace de liberté laissé entre la logique de produit et la logique d’outil que le DJ exploite pour donner à son matériel le statut « d’instrument de musique », source d’hybridation de textures sonores. Elle analyse également le battle comme « arène des habiletés techniques » qui se transforme — reprenant ainsi un geste ancestral de la culture afro-américaine — en un lieu de formation nécessaire au DJ. Une telle étude montre l’importance des travaux encore à venir sur le DJ et son matériel alors que les écrits sur le domaine commencent à peine à voir le jour (Poschardt, 2002 ; Gallet, 2000).

21 Isabelle Kauffmann, doctorante en sociologie, s’interroge sur l’étroitesse des relations existant entre musiques et danses dans la culture hip-hop. Avec le passage de la soirée au battle puis au théâtre, le rôle de la musique qui sert le danseur a évolué. Les crews sont devenus des compagnies : de la rencontre avec les institutions culturelles sont nés de nouveaux repères, tant organisationnels qu’esthétiques. Les activités de création se retrouvent concentrées entre les mains du chorégraphe qui est en général le nouveau maître de la composition musicale. Une « rationalisation » du spectacle s’opère ainsi, restreignant la place de l’improvisation qui était, dans d’autres contextes, visible dans l’interaction entre DJ et danseur. Il est à cet égard éclairant de constater que, contrairement aux danseurs qui cherchent à se professionnaliser par le biais du secteur culturel subventionné, quasiment aucun DJ n’a opéré de migration vers l’institution. Nonobstant cette tendance, I. Kauffmann met toutefois en évidence qu’un milieu underground de soirée perdure et offre un espace aux nouvelles danses qui tiennent compte des évolutions musicales au sein du hip-hop, entre respect de l’histoire et affirmation des nouvelles générations.

22 Les deux textes suivants abordent le rapport de la musique aux images. Si les premières recherches sur le cinéma hip-hop questionnaient là encore son rapport à un cinéma africain-américain (Watkins, 1998 ; Lestocart, 2000), Éric Gonzalez, maître de conférences à l’université de Rennes II, élargit cette problématique en soulignant comment les contextes convoqués par l’esthétique du sampling à l’œuvre dans la bande-son du RZA entrent en résonance avec les références intertextuelles du film de Jim Jarmusch — Ghost Dog–The Way of the Samuraï. On voit à l’œuvre un dispositif qui contribue à l’élaboration d’une manière spécifique de faire du cinéma. Les images du gangster, du film noir et les représentations des valeurs du Samouraï sont ainsi abordées et de nombreux parallèles entre construction du hip-hop sur disque et au cinéma peuvent être réalisés.

23 Si elle utilise aussi des outils d’analyse sémiotique, la contribution de G. Sibilla sur les clips de Eminem est tout autre, empruntant plutôt les conceptualisations de la théorie critique adornienne, telle qu’elle est peut être appliquée à l’industrie culturelle. Définissant ce qu’il baptise « pop music » (qu’on pourrait traduire par « musique commerciale ») qu’il différencie du terme plus général de popular music, il cherche à montrer comment, à l’aire du clip des chaînes thématiques, ce qui fait le succès économique d’une chanson n’est pas à chercher dans la musique mais ailleurs, dans des critères non musicaux.

24 À partir d’un ancrage local qui souligne ses particularités culturelles et esthétiques ainsi que ses spécialisations disciplinaires, ce numéro discute donc également des tensions et des forces centrifuges dont le hip-hop est l’objet : une « logique globale » abordée aussi bien du point de vue des industries médiatiques que des logiques institutionnelles.

Volume !, 3 : 2 | 2004 11

Diffusion internationale du hip-hop

25 Pour finir, les trois comptes-rendus de lecture qui concluent ces débats offrent un regard croisé depuis les deux côtés de l’Atlantique. En effet, un universitaire anglo- saxon discute de manière volontiers polémique d’un ouvrage — Black, Blanc, Beur — destiné à présenter au public anglophone la diversité du rap francophone. L’étrangeté que provoque parfois outre-atlantique les traits du hip-hop de langue française se lit dans les propos de Tony Mitchell — l’auteur de cette recension. L’altérité s’exprime bien sûr de manière structurelle dans le rap francophone, du fait de son ancrage dans des problématiques locales, mais également dans l’ethnothéorie produite depuis bientôt quinze ans dans le « second royaume du hip-hop ». En réponse, nous proposons une recension de son propre livre — Global Noise — dont les catégories volontiers communautaristes ne manqueront pas d’étonner, voire de heurter ceux qui parmi nous sont peu familiers des cultural studies. Enfin, une note de lecture de l’ouvrage collectif dirigé par Alain Vulbeau et Manuel Boucher invite à découvrir un opus qui rompt avec certains clichés sur le rap français et traque au cœur du territoire hexagonal quelques manifestations de ce « mode de sentir et de penser volatil » (cf. Pierrepont, 2002) dont les multiples sonorités n’en finissent pas de nous interroger : la culture hip-hop.

BIBLIOGRAPHIE

ART PRESS (2000), hors-série Territoire du hip-hop, décembre.

BACHMANN Christian & BASIER Luc (1985), « Junior s’entraîne très fort ou le smurf comme mobilisation symbolique », Langage et Société, n° 34, décembre, p. 58-68.

BAZIN Hugues (1995), La Culture hip-hop, Paris, Desclée de Brouwer.

BÉTHUNE Christian (2003), Le Rap, une esthétique hors la loi [1999], Paris, Autrement, coll. « Mutations ».

BÉTHUNE Christian (2004), Pour une esthétique du rap, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions ».

BOCQUET José-Louis & PIERRE-ADOLPHE Philippe (1997), Rap ta France, Paris, Flammarion.

BOUCHER Manuel (1998), Rap, expression des lascars, Paris, Union Peuple et Culture et l’Harmattan.

CHAMBERLAND Roger (2002), « Le gansta rap : une œuvre noire ? », Pessin Alain, Vanbremeersch Marie-Caroline (dir.), Les œuvres noires de l’art et de la littérature, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 129-150.

CULTURES EN MOUVEMENT (1999), dossier « Hip-hop, techno. Rythmes de passage ? », n° 21, octobre.

DESVERITÉ Jean-Raphaël & GREEN Anne-Marie (1997), « Le rap comme pratique et moteur d’une trajectoire sociale », Green Anne-Marie (dir.), Des jeunes et des musiques. Rock, rap, techno…, Paris, L’Harmattan.

Volume !, 3 : 2 | 2004 12

DURAND Alain-Philippe (ed.) Black, Blanc, Beur: Rap Music and Hip-Hop Culture in the Francophone World, Lanham, Maryland and Oxford, The Scarecrow Press.

FABIANI Jean-Louis (1998), « Intervention aux rencontres de La Villette », Document non publié.

FERNANDO Jr S. H. (2000), The New Beats. Culture, musique et attitudes du hip-hop [1993], Paris, L’Éclat/ Kargo.

FRITH Simon (1986), « Art versus Technology: the Strange Case of Popular Music », Media, Culture and Society, vol. 8, p. 263-279.

GALLET Bastien (2000), « La boucle infinie du breakbeat. Remarque sur les musiques électroniques », Critiques, n° 639-640, août-septembre.

GILROY Paul (1993), The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness, London, Verso.

GUIBERT Gérôme (2000), « L’éthique hip-hop et l’esprit du capitalisme », Mouvements, n° 11, septembre-octobre.

GUIBERT Gérôme (2004), Scènes locales, Scène globale. Contribution à une sociologie des producteurs de musiques amplifiées en France, thèse de doctorat de sociologie, université de Nantes.

HENDERSON Errol A. (1996), « Black Nationalism and Rap Music », Journal of Black Studies, January.

HUQ Rupa (2001), « The French : Francophone Hip-Hop as an Institution in Contemporary Post-Colonial France », Taboo, hiver, p. 69-84.

JACONO Jean Marie (1996), « Le rap français: inventions musicales et enjeux sociaux d’une création populaire », Dufourt Hugues, Fauquet Joël Marie (éds), La musique depuis 1945: matériau, esthétique et perception, Liège/Bruxelles, Mardaga, p. 45-60.

LAFARGUE DE GRANGENEUVE Loïc (2002), « Quelle musique pour les quartiers ? Deux équipements culturels controversés », Copyright Volume !, vol. 1, n° 2, p. 5-18.

LAPASSADE Georges & ROUSSELOT Philippe (1990), Le Rap ou la fureur de dire, Paris, Loris Talmart.

LEBRUN Barbara & FRANC Catherine (2003), « Préface », Actes du colloque « French Popular Music Conference », université de Manchester, Grande-Bretagne, juin 2003, Copyright Volume !, vol. 2, n° 2, p. 4-8.

LESTOCART Louis-José (2000), « Cinéma et hip-hop », Art Press, hors-série Territoire du hip-hop, décembre.

MAYOL Pierre (1999), « Rap, expression des lascars, note de lecture », L’observatoire des politiques culturelles, n° 18.

MILLIOT-BELMADANI Virginie, (1997), Les Fleurs sauvages de la ville et de l’art. Analyse anthropologique de l’émergence et de la sédimentation du mouvement Hip-Hop lyonnais, thèse de l’université Lyon II et, pour un article publié, MILLIOT-BELMADANI Virginie, (1999), « Quand la culture devient une ligne de front symbolique », Culture et Recherche, n° 74, septembre.

MILON Alain (1999), L’Étranger dans la ville, du rap au graff mural, Paris, PUF.

MOUVEMENTS (2000), numéro spécial Hip-hop. Les pratiques, le marché, la politique, n° 11, septembre- octobre.

PECQUEUX Anthony (2003), La politique incarnée du rap, socio-anthropologie de la communication et de l’appropriation chansonnières, thèse de doctorat de sociologie de l’EHESS, Paris.

PIERREPONT Alexandre (2002), Le Champ jazzistique, Marseille, Parenthèses.

Volume !, 3 : 2 | 2004 13

POSCHARDT Ulf (2002), DJ Culture [1995], Paris, l’Éclat/Kargo, et le numéro de la revue Nomad’s Land (1998), n° 3, printemps-été.

POTTER Richard A. (1995), Spectacular Vernaculars: Hip-Hop and the Politics of Postmodernism, New York, State university of New York press.

PRÉVOS André (1996), « The Evolution of French Rap Music », French Review, avril, vol. 69, n° 5, p. 715-725.

ROSE Tricia (1994), Black Noise: Rap Music and Black Culture in Contemporary America, Hanover, N.H., Wesleyan University Press.

STAPLETON Katina R. (1998), « From the Margins to Mainstream: the Political Power of Hip-Hop », Media, Culture & Society, vol. 20, p. 219-234.

SHAPIRO Roberta & BUREAU Marie-Christine, « Un nouveau monde de l’art ? Le cas du hip-hop en France et aux États-Unis », Sociologie de l’Art, n° 13, 2000, p. 13-32.

SHUSTERMAN Richard (1991), L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Minuit.

TOOP David (1984), Rap Attack: African Jive in New York Hip-Hop, Boston, South End Press.

TOOP David (1991), Rap attack 2: African Rap to Global Hip-Hop, London, Serpent’s Tail.

TOUCHÉ Marc & FIZE Michel, Le Skate, la fureur de faire, Arcane Beaunieux, 1992.

VULBEAU Alain (1992), Du tag au tag, Paris, Desclée de Brouwer.

WATKINS Craig S. (1998), « Representing: Hip-Hop Culture and the Production of Black Cinema », Chicago, Chicago University Press.

Références discographiques

AFRICA BAMBAATAA AND THE SOUL SONIC FORCE (1982), « Planet Rock », Tommy Boys records.

AKHENATON (1995), Métèque et mat, Delabel.

COMPILATION RAPATTITUDE (1989), Label Noire/Virgin.

MC. SOLAAR (1991), « Bouge de là », Qui sème le vent récolte le tempo, Polydor.

SUGARHILL GANG (1979), « Rapper’s Delight », Vogue.

THE RZA (1999), Music from the Motion Picture Ghost Dog–The Way of the Samouraï, Victor.

NOTES

1. Rapper’s Delight » de Sugarhill Gang (Sugarhill records) sorti en 1979, est aussi un succès en France. Il entre en 1980 dans les cinquante meilleures ventes de 45 tours (source SNEP). Utilisant la musique du « Good Times » du groupe disco/Funk Chic, il est considéré comme un morceau de Funk et intègre le réseau des discothèques. 2. D’ailleurs, pour Neil Rodgers et Bernard Ewards du groupe Chic : « C’est une des raisons pour lesquelles nous nous sommes séparés en 1983. La technologie a remplacé les instruments et les musiciens comme nous sont devenus obsolètes. […] nous jouons notre musique live. Pas d’ordinateurs, pas de séquenceurs. […] Nous avons notre truc, nous le faisons au mieux. », KMETYK Tanis, « Boîte à freak (interview Chic) », Les Inrockuptibles, n° 35, avril-mai 1992, p. 88.

Volume !, 3 : 2 | 2004 14

3. Le premier succès de ce nouveau style est le « Planet Rock » de Africa Bambaataa (1982), entièrement synthétique, qui contient une citation explicite au morceau « Trans Europe Express » de Kraftwek, groupe précurseur allemand issu de la scène Krautrock de la première moitié des années 1970 qui est un des premiers à n’utiliser que des instruments électroniques et qui influencera également les premiers disques de new-wave et de house-music. 4. Dès les années 1920, le Billboard — publication qui répertorie les ventes de disques aux États- Unis — dispose d’un classement spécifique aux musiques destinées à la communauté noire (« africaine-américaine »), suivant en cela les « series » proposées par les maisons de disques. Au cours du XXe siècle, ce classement prend plusieurs noms. Ainsi, aux termes Colored et Race records des années 1920 succèdent le terme R&B à compter de 1949, puis Soul et Black music au début des années 1980. 5. Comme le rappelle K. Stapleton (1998 : 222) : « Rap veteran Chuck D of Public Enemy has been widely quoted as calling rap music the “Black man’s CNN”. » 6. On peut citer la compilation Rapattitude (Label Noire/Virgin, 1989) qui intègre des morceaux de NTM, Assassin ou Dee Nasty. D’autre part, pour une histoire du rap français, on pourra consulter Bocquet & Pierre-Adolphe, 1997.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009 Thèmes : rap / hip-hop

AUTEURS

GÉROME GUIBERT

Gérôme GUIBERT est maître de conférences en sociologie à l’Université de Paris 3. mail

EMMANUEL PARENT

Emmanuel PARENT est docteur en anthropologie sociale à l’EHESS Paris. mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 15

Dossier hip-hop

Du Rap français On French rap

Volume !, 3 : 2 | 2004 16

Note de recherche Le franchissement de l’Atlantique Crossing the Atlantic

Christian Béthune

« Si je suis venu m’installer en France, c’est pour me rapprocher de l’Afrique » Sidney Bechet

Volume !, 3 : 2 | 2004 17

1 SOUS L’IMPULSION DIRECTE OU INCIDENTE de la communauté afro-américaine, les musiques nouvelles prennent leur essor sur le sol américain ; après une période variable de rodage in situ, elles franchissent l’Atlantique et sont reprises par les européens qui, avec plus ou moins de bonheur, y apportent leur contribution, avant que le monde entier ne finissent par se les approprier. Depuis un peu plus de trois quarts de siècle, nous sommes tellement familiers de ce schéma d’émergence que nous en acceptons comme tel le scénario, sans nous poser de questions. Cela fut vrai, à des nuances près, du jazz et du blues, de la soul, du rock’ n’ roll, du funk et de leurs multiples dérivés.

2 C’est aussi, à peu de choses près, selon ce schéma générique d’installation que l’on a, pour l’essentiel, appréhendé l’émergence de la culture hip-hop de ce côté-ci de l’Atlantique. Pourtant, à y bien réfléchir, la façon dont le rap a franchi l’océan et s’est implanté sur notre sol s’avère sensiblement différente de ce qu’elle fut pour les autres musiques venues d’outre-atlantique, en particulier pour le jazz ou même pour le rock. En quoi le passage du rap en Europe dérogerait-il à ce qui semblait jusqu’alors une règle acquise ?

Schémas respectifs d’émergence du jazz et du rap

3 Après une flambée médiatique, lors de son arrivée en France — conséquence d’un engouement vif, mais passager — c’est chez les exclus, les laissés-pour-compte de la croissance, bref chez les plus démunis, que le rap a rencontré un écho à la fois enthousiaste et massif. Si on le compare à celui de l’implantation du jazz, ce schéma d’émergence s’avère foncièrement différent, et même presque en tout point symétrique.

4 En effet, si au moment de son arrivée en Europe, le jazz jouit d’un authentique succès populaire, c’est très vite une part de l’intelligentsia qui s’empare du phénomène. Écrivains (Jean Cocteau, Pierre Mac Orlan, Philippe Soupault…), compositeurs et chefs d’orchestre réputés (Darius Milhaud, Ernest Ansermet, Jean Wiener…), musicologues, anthropologues et essayistes (Schaeffner, Coeuroy, Leiris, Bataille…) se veulent à la fois les initiateurs du jazz dans le champ culturel européen et les interprètes de son essence. Phénomène mondain, en France, mais également en Angleterre ou en Allemagne, le jazz se donne à entendre dans la plupart des lieux à la mode, diffusant même ses échos jusqu’à la cour d’Angleterre 1. Cette invasion des endroits les plus huppés par le jazz constituera pour Adorno une occasion supplémentaire de sarcasme à l’endroit d’une forme d’expression qu’il méprise. Musique indigente à ses oreilles, le jazz ajoute la forfaiture de servir les intérêts de la classe dominante. Pour l’auteur d’Über Jazz, la fonction du jazz doit en effet « être comprise dans un premier temps par rapport à la classe dominante, et ses formes les plus cohérentes […] sont réservées, encore aujourd’hui [1936], à une élite sociale 2 ».

Volume !, 3 : 2 | 2004 18

5 Cette accointance quasi immédiate, avec l’intelligentsia européenne, à son arrivée sur le Vieux Continent, aura pour conséquence de placer d’emblée le jazz à l’intérieur de problématiques adventices et de le soumettre à un faisceau de questions constitutives d’un débat théorique propre à l’esthétique occidentale, mais qui ne concernait pas directement ses acteurs initiaux.

6 On est loin en l’occurrence des voies par lesquelles la culture hip-hop s’est implantée sur notre sol. Une fois retombé le soufflé médiatique dû à l’effet de mode, le rap est devenu le moyen d’expression quasi exclusif d’une tranche de la population hexagonale dont — c’est le moins que l’on puisse dire — il n’était pas d’usage de scruter les productions poétiques et culturelles. Toléré dans la mesure où : « pendant qu’ils font ça ils ne volent pas le sac des petites vieilles et mettent pas le feu aux voitures », le rap fut magistralement ignoré des instances culturelles. En premier lieu par les firmes discographiques et les grands médias de diffusion qui ne tardèrent pas à s’en mordre les doigts. En effet, en dépit de ce bouclage, le rap s’est non seulement constitué un public à la fois dévoué et actif, mais, œuvrant à l’insu de tous, les rappeurs français 3 se sont de surcroît forgés une esthétique propre en jouant avec habileté sur un effet de miroir, aux incidences assez complexes, avec la culture afro-américaine dont cette forme d’expression était initialement issue.

7 À l’origine, le rapport du jazz européen au jazz américain est, peu ou prou, une relation de modèle à copie et, aux oreilles des amateurs, l’américanité représente à la fois un but vers lequel toute poétique est censée tendre et une sorte de norme indépassable du goût, exigences que l’on retrouvera au moment de l’émergence du rock’ n’ roll. En revanche, si pour les rappeurs français, le hip-hop américain constitue une source indéniable d’inspiration musicale et littéraire, une référence culturelle et un réservoir de thèmes et même de formules prêtes à l’emploi (« nique la police », ou « nique ta mère », « protège ton cou », « le savoir est une arme », sans oublier l’omniprésent « négro » etc., ne sont que les traductions quasi littérales de formules récurrentes chez leurs homologues américains), ces emprunts s’accompagnent d’une attitude volontiers critique, voire désinvolte ou goguenarde, à l’égard de la culture de référence et de ses représentants. Dans ce contexte volontiers polémique, Kool Shen (NTM) peut narquoisement déclarer : « L’Amérique ce n’est pas un exemple. Ça en reste un au niveau du produit, mais pas de la démarche et de l’éthique. On ne parle pas d’éthique avec les américains, tu leur mets un billet, ils courent 4. »

Négrité, légitimité, racines

8 Lorsque le jazz débarque en Europe, la société française semble fascinée par les valeurs « nègres » : « bal nègre », « revue nègre », « chanson nègre » etc., le qualificatif « nègre », qui accompagne de manière presque obligée la publicité pour les manifestations jazzistiques vient en l’occurrence faire écho à l’idée « d’art nègre », déjà à l’œuvre dans les recherches plastiques des cubistes de la première heure 5.

9 Dans son emploi, le terme « nègre » condense les effets d’un double processus de séduction et de mise à distance. Le nègre séduit tout en demeurant autre, et le terme vaut alors moins pour sa connotation ethnique ou raciale que comme manière emblématique de signifier l’altérité. Que l’on adhère ou non aux valeurs qu’il est censé représenter, l’exotisme du nègre s’impose à nous comme schème de l’autre.

Volume !, 3 : 2 | 2004 19

10 Or, cette assignation à l’altérité fut sans doute aux États-Unis même, une des conditions indispensables à la survie du jazz et plus généralement de la musique afro-américaine. La musique noire ne pouvait être reçue au sein de la société américaine qu’à la condition expresse de signaler sa différence ; « nègre » fut l’emblème d’une altérité lisible par tous. À telle enseigne que, dès le XIXe siècle, les premiers minstrels blancs devaient se passer les mains et la figure au noir de fumée ou au cirage avant de se produire sur scène, et il fut exigé des acteurs noirs de complexion trop claire qu’ils acceptent de se livrer à la même mascarade.

11 Sous la bannière schématisée du « nègre », la culture afro-américaine pouvait donc prendre pied tant aux États-Unis qu’en Europe. Or, dans la mesure où, aux États-Unis, la survie de l’homme noir en tant qu’être humain était conditionnée par l’acceptation de son statut de « nigger », le terme, en dépit de quelque réticence notable, fut à sa manière coopté par les afro-américains eux-mêmes. S’il a souvent été une marque d’infamie, le mot « nigger » s’est également imposé comme un signe de distinction auquel les membres de la communauté afro-américaine sont restés attachés de manière ambivalente. Avant Ice-T, Snoop-Doggy Dog ou 50-cents, Duke Ellington, à sa manière, a toujours revendiqué sa distinction de nigger.

12 Mais, pour les afro-américains, l’idée de nigger s’impose également comme le mot d’ordre d’une quête. Affirmer que — toutes choses égales — cette recherche d’une Afrique perdue ressemble, pour les afro-américains, à notre quête littéraire du Graal, c’est repérer simplement la part d’imaginaire qui en gouverne l’élan.

13 Or, une fois passé l’Atlantique, du fait même du public par lequel la culture hip-hop fut reçue en France, l’élan imaginaire vers la négrité se convertissait, dans la geste des rappeurs, en manifestation réelle d’identité. Dans le hip-hop hexagonal, le mot « négro » marque bien encore une différence radicale, mais il renvoie aussi à l’unité effective d’un sujet qui ne doute ni de son identité, ni de ses racines : « On ne court pas après nos racines comme les américains — déclare sereinement Passi dans la plaquette de présentation de l’album « Bisso na Bisso » —, nous on a encore nos familles africaines et on parle encore nos langues. » Mieux qu’une Afrique toujours rêvée mais irrémédiablement absente, Oxmo Puccino peut donc scander sa différence sans ambiguïté : « J’suis né en Afrique noire Malien j’suis Bambara J’ai l’gris-gris 6. »

14 La réalité ethnique et culturelle que les rappeurs américains formulent comme un hommage et qu’ils prescrivent à titre de visée eschatologique, les enfants d’immigrés africains résidant en France et impliqués dans le hip-hop la vivent comme un trait constitutif de leur personne. Quelle que soit, au demeurant, la difficulté à en arborer les signes dans notre société. Pour les rappeurs, ou pour les amateurs français de hip-hop, le respect n’est donc pas a priori chose acquise aux américains, chacun, en fonction de ses mérites attestés, se voit jugé sur pièce dans le libre exercice du sens critique.

15 Dans la mythologie de l’amateur de jazz européen, la référence obligée à la négrité connote une forme de manque impossible à combler, d’infériorité congénitale, une distance irréductible que sanctionne une inaptitude à l’expression : « Armstrong je ne suis pas Noir, je suis blanc de peau Quand on veut chanter l’espoir quel manque de pot. »

Volume !, 3 : 2 | 2004 20

se lamente Claude Nougaro sur l’air du gospel traditionnel Go down Moses — qui doit en partie sa popularité à l’interprétation d’Armstrong sur le célébrissime album « The Good Book ».

16 Fort d’une identité, certes douloureuse mais incontestable, voire d’une lignée aristocratique — au moins probable — le MC français peut au contraire toiser son homologue américain, qui, dans les vicissitudes d’une histoire chaotique a dû abandonner jusqu’aux souvenirs de sa descendance et de son nom. Même à constater la réalité d’une exclusion vécue au quotidien, le rappeur hexagonal, ne renonce pas à la dignité de son lignage dont il affiche explicitement la supériorité : « Hier encore on était des rois Aujourd’hui c’est niqué mais on va pas leur servir de proies Combattre, nous on sait faire que ça On r’partira avec leur argent, leur sang et leur peusa 7. »

17 scande Booba — l’un des duettistes de Lunatic — non sans une arrogante fierté. Cette invocation d’une aristocratie effective fait étrangement écho à la noblesse de pacotille dont sont volontiers affublés les musicien de jazz (King, Duke, Count…) ou celle, tout aussi fantasque, dont se parent certains rappeurs américains (Fresh Prince, Queen Latifa…). On notera en outre que, de façon significative, les rappeurs antillais, pourtant logés à la même enseigne que leurs homologues américains sur le plan des racines, récupèrent, sur la rive orientale de l’Atlantique, la part manquante de leur légitimité africaine.

18 Parallèlement, sur le terrain de l’« Islamhip-hop 8 », les rappeurs français peuvent se prévaloir d’une autre légitimité à laquelle les « Black Muslims » américains ne sauraient de leur côté prétendre. Confronté à l’orthodoxie d’une religion millénaire, pratiquée sans solution de continuité par les familles des rappeurs maghrébins ou africains, l’Islam des disciples de Farrakhan ou des membres de l’énigmatique secte des « Five Percenters » peut sembler fantaisiste voire tout à fait hérétique. Les MC’s français de la nouvelle génération (Booba, Tunisiano, Freeman, etc.) ne se privent d’ailleurs pas de souligner leur lien à la tradition arabo-musulmane par un usage ostentatoire, et délibérément provocant 9, du « r » apical, que seul un gosier formé dès l’enfance à la psalmodie du coran saurait pleinement maîtriser.

Le terrain d’implantation

19 Lorsque le jazz accoste en Europe, il rencontre une terre à peu près vierge ; les Européens qui l’accueillent sont plus ou moins contraints de reprendre en bloc ses formes et ses contenus. Le « », « les blue notes », le travail du timbre et le mode d’appropriation des instruments, la façon d’impliquer le corps, tout en fait s’avère inédit pour une oreille européenne, comme l’est également l’expérience humaine sur laquelle le jazz fonde sa poétique. C’est pourquoi il faudra attendre la seconde guerre mondiale et l’occupation — pas moins de trente ans — pour que, sous la double impulsion des interdits édictés par l’occupant et le regain subit d’un patriotisme mis à mal par la défaite, les musiciens nationaux accommodent un « jazz à la française » et apprennent à faire swinguer la valse musette ou la java, apportant ainsi leur contribution subsidiaire à l’histoire du jazz. Certes un jazz français de qualité se développe bien entre les deux guerres, mais à entendre les productions des musiciens hexagonaux de l’époque, comme à relire — par exemple — les premiers numéros des

Volume !, 3 : 2 | 2004 21

revues « Jazz Tango Dancing » (1930) ou « Jazz Hot » (1935), on se rend compte à quel point le jazz américain tient lieu de modèle régulateur. Du côté de l’industrie discographique, il n’est pas non plus abusif d’affirmer que les producteurs français vont systématiquement à la pèche des talents américains, sollicitant régulièrement le concours de ceux qui résident sur notre sol. Il faudra en fait attendre l’interdiction par les nazis de jouer une « musique de nègres » ou d’interpréter des morceaux américains pour qu’une formation comme le « Jazz de Paris » trouve en Alixe Combelle un pourvoyeur de thèmes originaux, ou pour que Gus Viseur invente le « jazz musette ». Finalement ce serait moins vers les formations revendiquant le label « jazz », mais en direction des orchestres dits « de variété » (Raymond Legrand, Jean Yatove) que n’estiment guère les puristes, ou encore du côté des chanteurs populaires (Charles Trenet, Jean Sablon) qu’il faudrait chercher l’ébauche d’un jazz à la française avant la seconde guerre mondiale. On ne constate pas chez les musiciens de jazz français de la première heure la distance que, presque d’emblée, les rappeurs se sont efforcés de mettre en place par rapport à la référence américaine.

20 Le terrain existentiel sur lequel provignait la poétique du hip-hop présentait au contraire d’indéniables similitudes des deux côtés de l’Atlantique ; une simple différence de terroir où le rap pouvait implanter ses vigoureux cépages. Contrairement aux représentants de l’intelligentsia européenne de l’après guerre — la première —, ceux qui, en France, reçurent le rap et y furent sensibles, n’avaient pas de meubles théoriques à sauver, mais une expérience à faire valoir. Une expérience à l’expression de laquelle, dans sa grande majorité, la société française déniait toute dignité culturelle et dont le rap fournissait soudain les clés. Fort de la panoplie symbolique que leur procurait le hip-hop, le petit monde des cités, des zones et des quartiers dits sensibles trouvaient soudain matière à dire, là où l’on aurait voulu ne leur faire entériner que des occasions de se taire.

21 Une fois cela posé, les rappeurs hexagonaux pouvaient remettre à jour leur rapport d’ensemble à la culture, celle héritée de leurs parents, celle acquise, souvent dans la douleur et le mépris, au contact de la République et, notamment de son École, et se forger, selon l’heureuse formule de Christophe Rubin, un « tiers lieu culturel 10 », espace de recherche et de création où leurs droits à l’expression ne leur serait pas contestés. Dans la problématique du rap français, l’Amérique n’apparaît souvent que comme un simple corollaire, et l’on sait que de nombreux amateur français de rap n’écoutent quasiment jamais de rap américain. L’aventure du rap français et l’originalité de sa poétique tiennent dans les bornes de cet espace défriché à la machette. Or, dans la mesure où il s’agissait d’abord d’un terrain symbolique, toutes les ambivalences pouvaient librement s’y formuler, tous les conflits s’y déployer. Rendre compte de manière exhaustive de la teneur de ces ambivalences, qui portent tant sur la musique et l’art que sur la langue et la littérature, la chanson française, la société, la politique et les valeurs citoyennes, l’histoire, la morale et ses obligations, etc., reviendrait à écrire l’ouvrage fondamental sur le rap français qui fait encore défaut.

Volume !, 3 : 2 | 2004 22

NOTES

1. Une sélection de 14 musiciens, issus du fameux South Syncopated Orchestra dirigé par Marion Cook — parmi lesquels Sidney Bechet — se produisit le 19 août 1919 à une Garden Party de Buckingham Palace. 2. « Über jazz », Moments musicaux, traduction Martin Kaltenecker, Paris, Contrechamps, 2003, p. 67-95. 3. Il faut entendre ici le terme de « français » en un sens élargi et non dans celui de nationalité stricto sensu, « français » désigne en l’occurrence des individus vivant au sein de la société française — même s’ils sont rejetés à ses marges — et qui ont choisi de s’exprimer en français. 4. Cité in Jean-Louis Bocquet et Philippe-Pierre Adophe, Rap ta France, Paris, Flammarion, 1997, p. 189. 5. Rappelons que le tableau de Picasso Les demoiselles d’Avignon date de 1907, c’est-à-dire plusieurs années avant que les échos du jazz n’atteignent l’Europe. 6. Sorilège, in album « Opéra Puccino », Delabel, 1999. 7. Intro de l’album « Mauvais œil », 45 Scientific, 2000. 8. Sur les rapports qu’entretiennent rap et religion, cf. Christian Béthune, Le rap une esthétique hors la loi, chap. « Sacré et profane », Paris, Autrement, 2003, et Pour une esthétique du rap, Paris, Klincksieck, 2004, chap. VII. 9. Dans sa thèse La politique incarnée du rap, Paris, ENS, 12 décembre 2003, Anthony Pequeux précise à propos de l’usage de cette consonne très marquée — dont il souligne à juste titre l’importance chez les rappeurs français de la nouvelle école : « Il faut reconnaître à tout le moins qu’elle provoque un certain heurt sonore » (p. 105). 10. « Le rap : de l’échantillonnage à la réplique », actes du 24 e colloque d’Albi « Langages et Significations, L’intertextualité » (7-10 juillet 2003), CALS/CPST, Toulouse, 2004.

RÉSUMÉS

Il s’agit dans cette note de recherche de baliser un terrain encore en friche, celui du mode de passage des musiques afro-américaines — et plus particulièrement du rap — sur la rive orientale de l’Atlantique. Pour le rap ce voyage s’insère dans une perspective doublement originale. Contrairement à ce qui s’est passé pour le jazz, ce n’est pas une intelligentsia qui en a pris en charge le contenu mais une classe de laissés-pour-compte du système scolaire et de la culture. En outre, les éventuelles racines africaines dont se prévaut fantasmatiquement la culture afro- américaine se trouvent effectivement à l’œuvre chez ceux qui sur notre sol ont choisi d’assumer la culture hip-hop. Ces particularités donnent au franchissement de l’Atlantique par le rap une teneur bien particulière dont la présente note s’efforce de poser les linéaments.

Volume !, 3 : 2 | 2004 23

INDEX

Thèmes : rap / hip-hop Keywords : alterity / difference, identity (individual / collective), transnationality Mots-clés : altérité / différence, identité individuelle / collective, transnationalité nomsmotscles Booba

AUTEUR

CHRISTIAN BÉTHUNE

Christian BÉTHUNE, docteur en philosophie, enseigne dans l’académie de Clermond-Ferrand. Il a notamment publié Pour une esthétique du rap, (Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2004) et Le Jazz et l’Occident (Paris, Klinsieck, 2008). mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 24

Le rap est-il soluble dans la chanson française ? Does French Rap Continue the Heritage of the Chanson?

Christophe Rubin

Un particularisme afro-américain qui s’exporte

Volume !, 3 : 2 | 2004 25

1 La diffusion de l’esthétique des musiques afro-américaines relève du paradoxe. Partant d’une situation historique et sociale bien déterminée — celle des esclaves noirs américains et de leurs descendants les plus marginalisés — cette manière particulière de concevoir le partage d’une expérience artistique, très codifiée, avec ses références, ses traditions, ses pratiques, ses rites (Béthune, 2003 ; 2004), connaît aujourd’hui un succès mondial, bien au- delà de son aire géographique et culturelle d’origine, et touche des personnes a priori peu concernées directement par les abîmes ontologiques de l’esclavage ou par le maintien clandestin d’un héritage africain à l’intérieur d’un autre univers culturel — ce qui suggère qu’une approche d’inspiration sociologique voire ethnologique ne suffirait pas à comprendre ces conversions esthétiques…

2 L’influence des musiques afro-américaines se manifeste aujourd’hui jusque dans les derniers avatars d’un académisme médiatique. Elle peut heureusement donner lieu à des productions plus « authentiques » — l’application de ce qualificatif au rap a été popularisé en France par le groupe NTM, qui a intitulé son premier album Authentik (1991), avec une orthographe se réclamant d’une authenticité autre que celle édictée par l’Académie Française — par leur attachement aux racines afro-américaines du genre comme au style revendiqué d’un département, d’une ville ou d’un quartier… si bien qu’on bascule d’un particularisme esthétique à un autre — qui intéresse d’ailleurs, en retour, la presse musicale afro-américaine, rapportant volontiers les échos de la deuxième scène hip-hop dans le monde (Loupias, 1996).

3 Le particularisme originel est d’abord linguistique et, plus largement, langagier et discursif, comme le souligne Jean-Paul Levet (2003 : 11) : « Rejetés en tant que Noirs, en marge comme tout musicien, et doublement exclus comme Noirs et musiciens, blues singer, jazzman et rapper parlent leur singularité. » Le même auteur insiste sur la fonction doublement « cryptique » de l’argot des musiciens afro-américains, opaque pour toute personne qui n’appartient pas à cette sphère de connivence. « Cette volonté délibérée de brouillage de la communication remonte à la tradition africaine (où la parole n’est pleinement valorisée que dans l’ambiguïté et le mystère), tradition constamment réactivée et renforcée par l’arrivée de nouveaux déportés et la nécessité de survivre dans un environnement hostile » (Ibid. : 19).

4 Ce type de brouillage s’est atténué avec l’émergence du rap : suite au changement de situation sociale des Noirs qui ont acquis des droits civiques — même si la parité officialisée entre Noirs et Blancs dissimule en réalité une politique de confinement — ils sont passés d’un langage cryptique à une révolte qui peut désormais faire l’objet d’« énonciations explicites ». L’expression est d’Anthony Pecqueux (2003 a), qui rappelle que même de ce côté-ci de l’Atlantique, ces « énonciations explicites » défient tous les pouvoirs, et jusqu’aux serviteurs les plus zélés de l’État….

5 Un particularisme langagier s’est néanmoins maintenu, et pas seulement celui du vernaculaire afro-américain qui témoigne « de la permanence et de l’intensité de la

Volume !, 3 : 2 | 2004 26

lutte des Noirs pour leur survie dans le Nouveau Monde » (Levet, 2003 : 25) : celui d’un art du langage, visant à « opérer une véritable inversion des rapports de force » (Ibid. : 21).

6 C’est bien ce particularisme-là, langagier, discursif mais également musical, qui a été importé en France. Le rap apparaît comme le riche héritier d’une longue tradition esthétique afro-américaine, ce qui le distingue nettement de la chanson, comme le montre de manière synthétique Christian Béthune dans la question 25 — « Quelle différence entre rap et chanson ? » — de son dernier ouvrage (2004 : 79-81). En tant que « pièce de vers de ton populaire généralement divisée en couplets et refrain et qui se chante sur un air » (Le Petit Robert 1, 1988), la chanson et notamment la chanson française, est ancrée dans une autre tradition que le rap. Ce dernier suppose une scansion rythmiquement libre mais presque sur un seul ton, alors que chanter consiste généralement à prononcer un texte selon un rythme déterminé et une ample courbe mélodique.

7 Pourtant, Anthony Pecqueux, dans une riche et très stimulante thèse soutenue dernièrement (2003 b), défend l’idée selon laquelle le rap « ne constituerait pas tant cette entité autonome qui aurait émergé dans le Bronx dans les années soixante-dix, et se serait diffusée en France au milieu des années quatre-vingt […], qu’un genre particulier de la catégorie plus générale de chanson », actualisant très précisément « le modèle de la chanson française ». Le rap français ne serait-il donc pas ainsi une forme de chanson engagée, empruntant sans doute au rap américain sa rythmique et certaines particularités secondaires mais reprenant surtout les bases d’un héritage hexagonal ? La réponse dépend d’une prise en compte à la fois des rappeurs et des auditeurs : coexistent sans doute un rap franco-français et un rap afro-américano- français, voire afro-américano-afro-français — c’est Christian Béthune qui suggère cette dernière possibilité dans son article sur « le franchissement de l’Atlantique », dans ce numéro. Mais la notion de rap n’a-t-elle pas des limites propres à son patrimoine, sinon génétique, du moins généalogique ? N’y a-t-il pas solution de continuité entre la chanson française et le rap français ? Et si l’on peut admettre que le rap franco-français existe bien, a-t-il, de l’original, la « trop typique », l’authentique « saveur aromatique » (NTM, 1991) ?

L’auditeur : le problème du filtre esthétique et du crible rythmologique

8 On peut sans doute analyser toute relation à une œuvre d’art comme étant affaire de filtre esthétique… Celui qui écoute un rap l’entend forcément à travers sa culture, ses habitudes et son éducation musicale, sans compter les divers a priori sociaux qui peuvent intervenir. Tout se passe comme si sa configuration culturelle lui permettait de trouver une compatibilité avec tel format esthétique et pas tel autre. Voilà comment on pourrait décrire sommairement la perméabilité d’un auditeur ou son imperméabilité globale face au rap.

9 Mais au-delà de l’acceptation générale ou du refus d’adhérer à la culture hip-hop, le filtrage esthétique peut également agir sur la manière d’interpréter et de s’approprier les divers aspects d’un rap : un auditeur donné percevra certains traits distinctifs et pas d’autres, parce qu’il les ramènera à des formes connues et identifiées, au risque de les

Volume !, 3 : 2 | 2004 27

altérer — ce qui semble inévitable pour toute appropriation de ce type. À la limite, un auditeur peu accoutumé au rap se bornera à reconnaître quelques traits caricaturaux brossés par des humoristes ou des imitateurs. Quel que soit le rap ou le rappeur, un tel auditeur entendra la répétition d’un rythme toujours identique à lui-même pour conclure à la pauvreté du rap, là où un amateur percevra la tension dynamique des rythmes fondée sur des accents décalés et d’intensité variables, offrant à chaque instant une configuration inédite, liée à l’interaction travaillée entre le texte et un support musical. Les rappeurs redoutent d’ailleurs les aléas de la perception de leur travail. NTM s’insurgeait déjà il y a dix ans : « La diversité de la musique rap / Par sa complexité aujourd’hui encore vous échappe » (NTM, 1993 : « La révolution du son »).

10 Au-delà même de la différence de perception entre un auditeur hostile au rap et un amateur, on peut imaginer que deux amateurs perçoivent différemment le même enregistrement : l’un reconnaîtra surtout l’héritage du blues et du funk dans la manière d’aborder les thèmes, de placer sa voix ou de jouer sur les rythmes, un autre reconnaîtra plutôt l’influence de la chanson française…

11 Ainsi, de même que le linguiste russe Nicolas Troubetzkoy décrivait la perception des phonèmes d’une langue à l’aide du concept de « crible phonologique », pourquoi ne pas parler de crible esthétique, et plus précisément de crible rythmologique, pour évoquer la capacité d’un auditeur à reconnaître dans un rap une configuration rythmique plutôt qu’une autre ? Il pourrait sembler que l’on puisse accepter un nécessaire relativisme, en acceptant aussi bien l’idée d’un rap français transposant les fondements du rap américain que l’hypothèse de son intégration à la chanson française. Mais cela consisterait à se limiter au point de vue du récepteur. Or si ce dernier a une importance déterminante dans la relation artistique, il faut tout de même rendre la parole aux producteurs, qui en sont les instigateurs.

Les rappeurs : la cruciale expérience des frontières

12 Que disent les rappeurs à propos de leurs liens avec la chanson française ? Leurs discours la mettent toujours à distance, au même rang que les productions les plus commerciales issues de leurs rangs, désignées également sous le terme péjoratif « variet’« , associé à une absence de hargne et à un caractère consensuel : « Un retard musical de dix ans. / La variet’ nous prend la tête, que ces bâtards prennent leur retraite, / Il faut qu’on jette les vedettes qui végètent » (NTM, 1993 : « Sur 24 pistes »).

13 Tout se passe comme si le rap authentique devait être marqué par une dissidence, une défiance, voire une déviance. Cela peut en effet amener les rappeurs français à minimiser leur parenté avec le rap américain, comme le suggère Casey (compilation L432, 1997 : « La parole est mienne ») : « Comment garder la bouche close, le stylo stérile / Quand d’autres se reposent en virtuoses de l’inutile facile / Distillent des pensées plates sur les platines / Des écritures crétines ou leur complexe cainri [verlan de « ricain », aphérèse d’ « Américain »] domine / Moi ma zone, c’est l’hexagone à l’esprit exigu / Où les fachos sont fâchés et les négros pas fichus de les chauffer ».

14 Il s’agit a fortiori de se démarquer d’une tradition de la chanson française trop associée à un groupe ethnique dominant. La plupart des rappeurs revendiquent ainsi une différence radicale sous la forme du défi, comme Busta Flex (1998 : « Black ») : « Tu t’demandes pourquoi on rappe, pourquoi on tourne sur la tête, / Pourquoi on porte nos

Volume !, 3 : 2 | 2004 28

casquettes à l’envers, / Pourquoi on r’garde de travers. / On reste black jusqu’au trou d’balle, / On nous a trop fait passer pour des cannibales. »

15 Le rap se distingue même des chansons engagées : ces dernières sont souvent lyriques, exprimant des sentiments bien marqués — ce que fait aussi le rap — et amplifiant les courbes mélodiques, ce qui est contraire au principe même du rap, lequel tend à neutraliser l’amplitude mélodique au profit d’une complexification des rythmes. Le fait qu’on ne puisse pas vraiment siffler un rap ou le chantonner confirme cette analyse.

16 Et si le rap était un nouveau genre de chanson ? L’originalité du rap français actuel par rapport au rap américain est aussi évidente que leur parenté, même si cette autonomie n’a pas toujours été aussi claire. Peut-on pour autant considérer que les rappeurs français ont pleinement digéré le rap afro-américain pour en intégrer l’esprit à leurs « chansons », de la même façon que Charles Trenet s’est nourri du swing de son temps, Claude Nougaro des standards du jazz et des chansons brésiliennes, Johnny Halliday ou Eddy Mitchell, du rock’n’roll et du rythm and blues ? Ne s’agirait-il pas, cette fois-ci, d’une démarche inverse, le rap prélevant ses échantillons textuels et musicaux dans le vaste répertoire de la chanson française ?

17 La réponse doit prendre en compte les différents courants qui organisent le paysage rap français : pour schématiser, il y aurait, d’un côté, MC Solaar et, d’un autre, NTM. Mais la limite n’est pas nette : un rappeur semble toujours trop commercial, pas assez underground, aux yeux d’un autre. La frontière est donc relative et fluctuante, mais pourtant déterminante artistiquement. Ce paradoxe apparent révèle une autre logique : celle d’un genre artistique émanant de descendants d’esclaves, pour qui la délimitation des frontières — homme vs. animal, Noir vs. Blanc, Africain vs. Américain... — a débouché sur une forme de tragédie et constituera encore longtemps un lieu d’expérience esthétique et identitaire crucial. La question raciale est au cœur du rap, elle en est l’élément déclencheur : « Il est blanc, je suis noir / La différence ne se voit que dans les yeux des bâtards / Trop tard » (NTM, 1991 : « Blanc et Noir »).

18 Pour aller plus loin dans cette réflexion sur les frontières, il semble que le goût pour le rap soit précisément lié au statut équivoque des ancrages géographiques, ethniques, nationaux : ils sont affirmés et revendiqués mais toujours problématiques, fluctuants et insaisissables. D’où, par exemple, l’abondance des références à la science-fiction pour de nombreux rappeurs : NTM (1993) — « Pour la révolution du son / Toujours en action, le Suprême accède encore une fois à la quatrième dimension » — mais surtout IAM (1991 : « Planète Mars ») : « La venue d’IAM est une rencontre du troisième type ». Cela peut se dire de mille autres manières. « Le rap c’est une question d’utopie », dit Kool Shen, interviewé sur la chaîne MCM lors de la sortie de son album solo (7 mai 2004, interview disponible sur le site : www.mcm.net).

19 Ce vertige d’un no man’s land ontologique et esthétique peut d’ailleurs expliquer l’attirance que ressentent pour le rap des enfants ou des petits-enfants d’immigrés, partagés entre la culture du pays d’accueil et la patrie de leurs ascendants, désirant échapper à l’écartèlement en s’investissant dans un tiers lieu culturel (Rubin, 2004a), c’est-à-dire à la fois dans une culture étrangère aux uns comme aux autres, neutralisant les tensions et l’affrontement toujours possible, et dans une pratique artistique sui generis, cherchant à transfigurer le connu, comme pour le rendre étranger et retourner la situation. D’où peut-être le recours à la chanson française sous diverses formes — de l’actualisation in extenso dans l’album L’Hip Hopée à l’allusion en passant par la citation — mais toujours en tant qu’échantillon ou sample textuel (Rubin, 2004a).

Volume !, 3 : 2 | 2004 29

20 Cette recherche du tiers lieu culturel est avant tout celle d’une jouissance esthétique liée au vertige d’une virtuosité à rebondir entre deux rythmes ou deux langages, et non un retour morbide à une langue primitive non répertoriée, consistant à compenser une véritable communication, impossible socialement et psychologiquement.

21 Il faut préciser que cette notion ne recoupe pas les intéressantes notions de « relégation » et de « glossolalie » développées par le sociologue Alain Milon (1999). Je considère personnellement que le positionnement du rappeur doit se définir d’abord d’un point de vue esthétique, plutôt que psychologique ou sociologique. Le fait de rapper ne procède pas essentiellement d’un quelconque déterminisme, mais d’un acte poétique. Si le parcours humain qui mène à cet acte peut sans doute être favorisé par certaines conditions sociologiques, il serait très réducteur d’y voir un facteur essentiel. Accorder trop d’importance à la question de savoir qui rappe pourrait être compris comme une forme de mépris, dans la mesure où l’on chercherait à identifier l’origine du rappeur et de son discours, au lieu d’écouter son texte et son flow hic et nunc. D’ailleurs, cet excès d’attention aux origines est précisément ce qui éveille le plus souvent la verve tempétueuse de ceux qui cherchent à se libérer de la place qu’on leur assigne en déjouant toute identification. Dans le rap, quand on est d’origine méditerranéenne, on n’hésite pas à se réclamer des disciplines spirituelles et martiales asiatiques... et quelle origine revendique le groupe IAM ? La planète Mars !

Les textes : une autorité collective

22 Le lien entre un rappeur et son texte est-il de même nature que celui qui unit un auteur ou un chanteur à sa chanson ? Déjà, une chanson peut avoir un auteur, un compositeur et un interprète distincts, alors que dans l’univers du rap, l’auteur et l’interprète ne font qu’un. Le texte d’un rap est indissociable de son auteur, comme il l’est de son substrat musical, alors qu’une chanson, selon la tradition française, peut être un texte mis ensuite en musique, ce qui suppose une écriture autonome vis-à-vis de l’accompagnement — autre terme non transposable au rap, comme l’a remarqué fort justement Christian Béthune (2004 : 80).

23 La conséquence est qu’un rap n’est qu’exceptionnellement interprété par quelqu’un d’autre que son auteur, alors que c’est commun dans l’univers de la chanson : il y a là une impossibilité majeure car un rap, comme un discours politique ou un sermon, est indissolublement lié à son auteur : à son discours, à son flow, à sa sensibilité rythmique, vocale et verbale, à son ancrage social, ethnique, religieux, géographique, à son charisme… qui forment une combinaison aussi unique que son code génétique. À l’origine du genre, le rappeur était une sorte d’animateur complétant la prestation d’un DJ par l’invitation à danser et des commentaires, notamment lors de certains passages paroxystiques des enregistrements joués : il s’agissait d’encourager les prestations des breakdancers au moment du break, autrement dit de l’interruption de la ligne mélodique par une boucle de batterie et de basse. Les premiers raps peuvent ainsi apparaître en partie comme relevant d’une activité linguistique métamusicale improvisée, engageant leur auteur hic et nunc. La notion de paroles mises en musique, pour la chanson, relèverait plutôt à l’inverse d’une activité musicale métatextuelle.

24 Notons que des rappeurs peuvent s’approprier des chansons — l’inverse est improbable — mais il s’agit alors peut-être d’une forme d’échantillonnage, au sens où demeure une distance entre la chanson-source et le rap qui la cite, en lui donnant une dimension

Volume !, 3 : 2 | 2004 30

supplémentaire par la mise en perspective qui s’opère, par exemple quand Diam’s rappe la chanson de Cabrel Saïd et Mohamed (Béthune, 2004 : 80-81), un peu de la même façon que lorsque des rappeurs s’appuient sur de longs passages de musique classique. Citons au passage le très bel album collectif The Rapsody Overture (Hip-Hop Meets Classic), où se font entendre entre autres LL Cool J, Redman et Mobb Deep, sur des airs de Delibes, Debussy, Puccini… Les rappeurs français ne dédaignent pas non plus cet univers musical, comme en atteste par exemple le premier album du groupe Ärsenik (1998), ou encore les propos tenus par Kool Shen dans diverses interviews où il a avoué sa fascination pour le son du violon, qu’il a mis en bonne place dans son album solo.

25 Autre exception, plus étonnante car il s’agit d’une rappeuse qui reprend les paroles d’un rappeur : le texte de « Madame Qui ? » interprété par Diam’s (2003) a été écrit par Lino, l’un des frères constituant le groupe Ärsenik. Mais il s’agit d’un clin d’œil ostentatoire : ce titre fait explicitement écho à l’un de ceux du rappeur : « Monsieur Qui ? » (Ärsenik, 2002), sous le même label. Le texte interprété par Diam’s, au-delà de son titre, exhibe l’écriture très reconnaissable de son auteur, voire la même ambiance sonore puisque ce titre est produit par Djimi Finger, qui a travaillé avec Ärsenik. D’aucuns pourraient voir dans ce phénomène une contamination du rap par les pratiques de la chanson française.

26 Mais la plupart du temps, le lien entre les textes et les rappeurs reste d’une autre nature que celui qui unit un auteur ou un interprète à ses chansons. L’une des différences les plus visibles concerne le caractère collectif des textes de rap : non seulement leur écriture résulte d’une interaction entre le rappeur et son DJ, mais ils se présentent surtout très souvent comme un dialogue entre deux rappeurs ou davantage. Il est même parfois difficile d’assigner une partie de texte à l’écriture ou à la voix de l’un des artistes, car au-delà de la structure traditionnelle opposant le couplet au refrain, le rap privilégie les échanges rapides et la superposition des voix, sur un mot ou sur un segment plus long. Les groupes les plus célèbres que sont NTM et IAM ont trouvé leur dynamique dans ce type d’interaction.

27 Une anthologie de la chanson française (Saka, 2001), citant un texte de chacun de ces deux derniers groupes, leur attribue une date de naissance — respectivement 1964 et 1965 — comme s’il s’agissait d’un seul individu : cela confirme l’étanchéité entre ces deux mondes qui se comprennent mal, même lorsqu’un spécialiste de la chanson fait une effort pour ouvrir les portes de son panthéon à des représentants des principaux courants du rap — le troisième texte cité émane de Doc Gynéco — mais à titre documentaire, semble-t-il.

Les rythmes : de la discordance à la turbulence

28 Cette anthologie, entreprenant une politique d’intégration esthétique des rappeurs, trahit d’autres différences essentielles… Au-delà du caractère collectif du sujet esthétique — qui serait à la limite contestable en tant que trait spécifique puisqu’on peut trouver des chansons émanant de deux auteurs — on remarque vite une différence d’aspect des textes. Là où la chanson s’attache à conserver une relative régularité métrique et strophique, correspondant à la nécessité d’accorder le texte à une mélodie régulière alternant refrains et couplets, le rap semble fuir toute régularité, surtout métrique : « Sur l’battement, j’place des rimes en changeant l’empattement », scande Black Boul’ du groupe Triptik (2001, « Si t’aimes comme on rime »).

Volume !, 3 : 2 | 2004 31

29 Les textes de rap semblent également compenser l’absence de lyrisme — l’accord des textes avec une mélodie suppose que certaines syllabes soient tenues, ce qui n’est pas le cas dans le rap — par un allongement des textes, destinés à être scandés d’une manière précipitée.

30 Autre différence liée à la versification : la question des rimes. La chanson en use ou non, mais d’une façon classique (en fin de vers et de manière régulière), selon les dispositions habituelles (croisées, suivies ou embrassées). Dans le rap, la détermination des rimes ou des vers est toujours problématique. On les entend et même avec insistance, comme par exemple dans ce texte de IAM (1991 : « IAM Concept ») : « Tu traces, mais relax, Max / Jamais je ne taxe, mais place ma voix sur wax autour d’un axe / Efface sur le fax et chasse les traces / Disant que t’es un as sur le twenty four tracks. »

31 Pourtant, la délimitation semble impossible car plusieurs systèmes se heurtent : dès qu’on regarde de près un texte de rap, on constate que plusieurs jeux de rimes sont en tension, sans forcément correspondre au découpage syntaxique et prosodique — respiratoire et accentuel notamment. On pourrait songer à des rimes croisées mais elles évoluent sans cesse dans leur forme tout au long du texte et il n’y a pas forcément de frontière nette entre deux rimes. De ce fait, la simple transcription de ce qu’on entend nécessite un choix délicat, à moins qu’on ne reprenne arbitrairement la disposition du texte imprimé sur la pochette de l’album. En tout cas, la tension entre l’écrit et l’oral, entre les rythmes textuels et les rythmes musicaux, apparaît bien comme une particularité exclusive du rap.

32 Il arrive pourtant que cette dernière joue, comme la poésie en général, sur un décalage entre la syntaxe et la métrique, dans des rejets ou des enjambements. Ceux-ci sont particulièrement expressifs sous la plume de Serge Gainsbourg (1987 et 1984), dont la manière de scander ses textes dans les années quatre-vingt était d’ailleurs inspirée par le toast jamaïcain plus que par la chanson française. Il recherche des effets d’étrangeté (« Un soir que dans le Bronx / J’étais on ne peut plus anx- / -Ieux de retrouver Samantha (…) S’pointent deux gorilles du Bronx / Il est évident donc qu’c’ / Était mal barré pour moi ») ou d’équivoque réversible (« D’abord je veux avec ma langue / Natale deviner tes pensées » puis « Tu as envie d’une overdose / de baise voilà je m’introduis ») — sans compter la connotation… métapoétique de ce genre de propos, systématique dans le rap. Mais il s’agit chez Gainsbourg de discordances significatives sur un fond de régularité, sans quoi les effets perdraient sens et saveur. Dans le rap, ce type de discordance entre rythme musical et rythme textuel devient la règle, en tant que moyen de créer de la turbulence. Le « flow inouï » (Ärsenik, 2002 : « Quelque chose a survécu ») des rappeurs ne colle jamais au tempo — surtout quand ils roulent en Benz (NTM, 1998 : « Ma Benz »).

33 Cette polyrythmie, qui comprend bien d’autres aspects (Rubin, 2004 b), correspond esthétiquement au tiers lieu culturel que nous évoquions : elle consiste à fonder en permanence la dynamique des textes sur un rebond entre deux systèmes d’appuis rythmiques auxquels on n’adhère jamais totalement, eux-mêmes étant mouvants, comme si chaque appui provoquait un effet de recul du support.

34 Un exemple — presque au hasard — de cette complexité inédite dans l’écriture des textes de rap : le début du titre « Les beaux jours viendront » des Sages Poètes de la Rue (1995), qui ironise justement sur l’impossible concordance des rappeurs, qui ignorent l’unisson représenté par les Compagnons de la Chanson... Faute de faire apparaître toute la complexité de la prosodie, je me bornerai à proposer une ponctuation et à

Volume !, 3 : 2 | 2004 32

mettre en caractère gras les syllabes qui pourraient constituer des rimes ou en tout cas des paronomases permettant des appuis rythmiques — sans marquer les assonances et les allitérations qui renforcent encore la densité accentuelle. À l’heure où j’écris ces quelques rimes qui décrivent ma vie, en poche Non je n’ai pas un centime et survis d’espoir, C’est moche d’être fauché comme un oeil poché, C’est dur de voir plus loin, faut donc se rapprocher de la réalité de la cité. Quand les frères sont excités, Zoxea se met à réciter. Si t’es de son côté, c’est bon, sinon c’est con. On est donc pas fait pour être compagnon du son, de la chanson. On va donc chacun faire son chemin. Qui sait, demain les beaux jours viendront peut-être. En fait c’est bête, mais c’est le destin qui juge, avec lui y a pas de gruge, Même s’il faut attendre le déluge, Assis sur une luge.

Le rap et la France : je t’aime… moi non plus

Il ne s’agissait pas ici de prétendre définir ce que serait le vrai rap, mais simplement de s’interroger sur les traits les plus caractéristiques et les plus exclusifs.

35 Procédant à l’origine d’une adaptation dans la langue de Molière des thèmes et des rythmes du hip-hop américain, le rap français a rapidement trouvé une relative autonomie et a intégré quelques éléments caractéristiques de la chanson française, au point qu’il est sans aucun doute possible d’apprécier le rap dans cette optique-là. Mais les rappeurs français ont su conserver et faire évoluer ce qui fait la force du patrimoine afro-américain : une capacité à sublimer artistiquement la douleur d’être de nulle part, en subvertissant tous les codes pour créer un nouveau mode de relation artistique. Le principe même du rap semble consister à échapper à toute identification : un rythme n’est jamais repris identique à lui-même et doit s’appuyer simultanément sur plusieurs supports accentuels pour faire naître de la turbulence, aucune mélodie au sens propre n’apparaît jamais, une expression idiomatique est toujours altérée, un jeu de rime glisse toujours vers un autre, un thème en cache d’autres, l’hyperréalisme dissimule son caractère fictif tandis que la fantaisie la plus folklorique révèle subitement le réel le plus sordide… Le rap, sous le signe de la discordance voire de la discorde, échappe à tout ancrage. Si le groupe Triptik consacre un rap à « Panam’« , il le fait aussi pour « America » (2001), en se défiant de toute identification nationale : « Paris mon fief, mais ce que je dis est vrai de New York à Kiev » (Triptik, 1999 : « J’observe »).

36 Le lien entre la chanson française et le rap n’est sans doute pas de l’ordre de la généalogie mais plutôt de l’influence tenue à distance. Le rap n’est pas le fils de la chanson française, même s’il est l’un de ses plus riches héritiers.

Volume !, 3 : 2 | 2004 33

BIBLIOGRAPHIE

BÉTHUNE Christian (2003), Le rap, une esthétique hors la loi, Paris, Autrement.

BÉTHUNE Christian (2004), Pour une esthétique du rap, Paris, Klincksieck.

LEVET Jean-Paul (2003), “Talkin’ that talk”. Le langage du blues et du jazz, Lille, Kargo.

LOUPIAS Bernard (1996), « Le rap ? Il parle la France », Le Nouvel Observateur du 21-27 mars, p. 23.

MILON Alain (1999), « Le rap et la figure de la relégation », L’étranger dans la ville, du rap au graff mural, Paris, PUF, p. 71-105.

PECQUEUX Anthony (2003a), « Les mots de la mésentente entre Sarkozy et Sniper », Libération du 13 novembre.

PECQUEUX Anthony (2003b), La politique incarnée du rap, socio-anthropologie de la communication et de l’appropriation chansonnières, thèse de doctorat de sociologie de l’École des Hautes Études en sciences sociales, soutenue le 12/12/03 à l’École normale supérieure de Paris.

RUBIN Christophe (2004a), « Le rap : de l’échantillonnage à la réplique », Actes du 24e Colloque d’Albi Langages et Significations : « L’intertextualité » (7-10 juillet 2003), CALS/CPST.

RUBIN Christophe (2004b), « Le rap et la transe : polyrythmie et possession », Le Vif du sujet. Texte Lecture Interprétation, coord. A. Chauvin-Vileno, C. Condé et F. Migeot, « Annales littéraires de l’Université de Franche- Comté », Presses Universitaires de Franche-Comté, 2004, p. 141-151.

SAKA Pierre (2001), La Grande Anthologie de la chanson française, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de poche », 894 p.

TROUBETZKOY Nicolas S. (1986), Principes de phonologie, Paris, Klincksieck.

DISCOGRAPHIE

Collectif (1997), L 432, Island records / PolyGram.

Collectif (2000), L’Hip Hopée, Blackdoor Records.

Collectif (1998), The Rapsody Overture (Hip-Hop Meets Classic), Def Jam / Mercury Records.

Ärsenik (1998), Quelques gouttes suffisent, Delabel.

Ärsenik (2002), Quelque chose a survécu, Hostile Records / Secteur Ä.

Busta Flex (1998), Busta Flex, Warner.

Diam’s (2003), Brut de femme, Hostile Records / Delabel / EMI.

GAINSBOURG Serge (1984), Love On The Beat, Phonogram.

GAINSBOURG Serge (1987), You’re Under Arrest, Phonogram.

IAM (1991), De la Planète Mars, Labelle Noir / Virgin.

KOOL SHEN (2004), Dernier Round, IV My People / Sony Music.

NTM (1991), Authentik, EMI.

NTM (1993), 1993, j’appuie sur la gâchette, Epic / Sony.

NTM (1998), Suprême NTM, Epic / Sony.

Volume !, 3 : 2 | 2004 34

LES SAGES POÈTES DE LA RUE (1995), Qu’est-ce qui fait marcher les sages, Jimmy Jay Production / WMD.

TRIPTIK (1999), Triptik, Concilium.

TRIPTIK (2001), Microphonorama, Concilium / BMG.

RÉSUMÉS

Le rap français renouvèle-t-il le patrimoine de la chanson française ou puise-t-il surtout aux racines de l’esthétique afro-américaine ? La réponse dépend d’abord de l’auditeur, sensible à une culture musicale et poétique ou à une autre. Mais l’expérience artistique que poursuivent les rappeurs est essentiellement initiée par un écartèlement culturel, qui les conduit à se défier d’une chanson française dont ils recyclent parfois des fragments, mais avec distance. Leurs textes sont d’une autre nature énonciative et rythmique, la relation entre le texte et le rappeur étant aussi originale que celle qui existe entre son texte et le support musical.

INDEX

Mots-clés : acculturation / créolisation / hybridation, esthétique, rythme Index géographique : France nomsmotscles IAM, NTM Thèmes : chanson / song, rap / hip-hop Keywords : acculturation / creolization / hybridization, aesthetics, rhythm

AUTEUR

CHRISTOPHE RUBIN

Christophe RUBIN est Professeur de lettres modernes. Il enseigne dans l’académie de Franche- Comté. mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 35

Ce que révèle l’analyse musicale du rap : l’exemple de « Je Danse le Mia » d’IAM The Musical Analysis of Rap: IAM’s “Je Danse le Mia”

Jean-Marie Jacono

1 L’ÉTUDE DU RAP a surtout donné lieu, jusqu’ici, à des travaux sociologiques ou à des analyses des textes des rappeurs, en raison de leur intérêt linguistique ou de leur inventivité poétique. Les dimensions musicales ont été rarement prises en compte dans l’étude des chansons de rap. La plupart du temps, les interviews des rappeurs ou les commentaires de leurs fans tiennent lieu d’analyse et font référence. Pourtant, la musique fait sens dans le rap. Comme dans toute production artistique lyrique, les dimensions musicales et sonores y jouent un rôle fondamental en remodelant la signification du texte. Inclus dans une structure qui joue sur les répétitions ou les contrastes, soumis à un traitement mélodique et rythmique qui met l’accent sur certains termes ou certaines syllabes, interrompu par des scratchs ou par des citations sonores, le texte est sans cesse reconfiguré par la musique. Celle-ci y impose ses propres paramètres et peut, dans le rap, incarner la signification principale. L’analyse musicale s’impose alors comme tentative de déchiffrement de l’objet, même si elle doit être mise en relation avec l’avis du groupe sur sa production, la manière dont le titre a été diffusé, et les réactions du public, pour être totalement probante. Elle est ainsi particulièrement productive dans l’un des titres les plus célèbres du rap français, « Je danse le mia », du groupe marseillais IAM.

Volume !, 3 : 2 | 2004 36

La musique, clef du succès

2 Ce choix peut surprendre. Cette chanson semble n’être qu’un des purs produits commerciaux des années 1990, sans dimension artistique majeure. Il n’en est rien. « Je danse le mia » figure dans le double album Ombre est lumière d’IAM, paru en novembre 1993, au sein d’une série de titres beaucoup plus dramatiques. Pour provoquer l’attention des médias et assurer la tournée du groupe, le « mia » est choisi par la maison de disques Delabel (filiale d’EMI) et le groupe IAM comme chanson titre d’un maxi CD (Rof, 1996 : 77) ; . Elle est remixée en janvier 1994 avec l’échantillon d’une ritournelle de basse d’un succès funk des années 1980, « Give me the night » de George Benson, pour lui donner une nouvelle dynamique. Elle est alors développée et dure 4’30 au lieu de 3’52. Delabel charge également un jeune réalisateur, Michel Gondry, de créer un clip. La diffusion de ce clip très élaboré sur les chaînes de télévision assure le succès du Maxi CD, qui se vendra à 600 000 exemplaires. « Je danse le mia » devient le titre phare de la tournée d’IAM qui connaît un triomphe au printemps 1994. Cela conduit les marseillais à être sacrés, l’année suivante, groupe de l’année aux 10e « Victoires de la musique ». Le succès du « Mia » a une autre conséquence. Il permet pour la première fois au rap français d’avoir des chiffres de vente similaires à ceux des « tubes » de variétés et de passer du public populaire des cités à une audience plus vaste, qui mêle toutes les classes sociales. À quoi est dû ce succès ? Au matraquage des radios et des télévisions ? Certes, mais pas seulement. « Je danse le mia » est parmi les premières chansons nostalgiques des années 1980. Par son sujet, l’ambiance des discothèques marseillaises de cette décennie, elle évoque en fait la jeunesse de toute une génération. Mais la musique constitue également le pilier du succès du « Mia » en raison de sa construction subtile. « Je danse le mia » échappe en effet à tous les repères musicaux connus. Ce n’est ni une chanson de danse fondée sur des sections bien précises, ni une chanson de rap habituelle, en raison de la variété des dimensions vocales dans la déclamation ou de la présence d’un passage réaliste en discothèque en plein milieu du récit. Ces dimensions musicales originales n’ont pas pour but principal de jouer le rôle d’un support du texte. Elles incarnent, en fait, le vrai sujet de cette chanson. L’évocation des discothèques marseillaises sert en effet de cadre à des thèmes majeurs comme la fuite du temps, qui ouvre les portes de la nostalgie et de la mélancolie, et la perte irréversible de la jeunesse. La musique constitue leur moyen d’expression privilégié.

Le rôle de la structure

3 Partons de la version du maxi CD. Selon Franco Fabbri, deux organisations se retrouvent souvent dans les chansons de musiques populaires modernes : la structure « chorus-bridge » (refrain/pont), présente par exemple dans de nombreuses chansons des Beatles et la structure couplet/refrain (« chorus-verse ») plus apte à organiser une narration (Fabbri, 1996 : 182-183). Dans celle-ci, l’élément accrocheur qui permet de mémoriser la chanson, le « hook », se trouve dans le refrain. Cette structure traditionnelle se retrouve dans « Je danse le Mia », dont la phrase titre est constamment répétée dans ce dernier. La structure couplet-refrain est par ailleurs caractéristique des chansons de danse. Pourtant, IAM s’en démarque en refusant une

Volume !, 3 : 2 | 2004 37

alternance régulière entre couplet et refrain, comme on peut le constater en faisant le plan ci-après.

4 La chanson se divise en quatre parties dont les proportions ne sont pas toujours identiques. Le deuxième couplet est bien plus long que le premier (7 strophes au lieu de 3), en raison de l’absence de reprise du refrain. La 3e partie est composée d’un passage en discothèque assez long (32’’), non déclamé, qui prend la place du rappeur, et d’un refrain. Cette partie remplace alors la structure couplet/refrain par une structure chorus/bridge (ou plutôt ici bridge/chorus) tout à fait inattendue. Cette rupture se retrouve dans le refrain qui suit, qui se termine par deux vers qui jouent un rôle important, nous le verrons (« Pas de pacotille, chemise ouverte, chaîne en or qui brille »). Comme on peut le constater en regardant les chiffres des mesures, il y a presque toujours alternance de parties différentes. Cette asymétrie nous éloigne de la danse. Seule la fin, constituée de scratchs et d’échantillons, libère totalement le rythme. La phrase refrain, « Je danse le mia », est en fait l’élément moteur d’un discours qui dépasse totalement le désir de recréer seulement l’ambiance des années 1980, malgré la présence de la citation de « Give me the night ». Il n’existe d’ailleurs aucune danse nommée « mia » à Marseille. Ce terme a été inventé par IAM. Il représente l’anagramme du nom du groupe. C’est aussi le symbole du jeune marseillais typique des années 1980, amateur de Funk. C’est enfin le comportement de l’époque. Le mia n’est pas une danse : c’est l’univers de toute une génération. L’examen de la structure met à jour son caractère asymétrique et ses fluctuations. On ne peut les expliquer sans se référer à la signification des paroles et à leur organisation.

Discours et musique

5 La plupart des chansons de rap sont des discours organisés suivant les structures de la rhétorique : exorde, narration, confirmation et péroraison. Il s’agit le plus souvent de discours de forme poétique, où le rappeur s’exprime à la première personne. « Je danse le mia » est construit comme un discours mais présente la particularité d’y intégrer des éléments narratifs. Après l’exorde, fondée sur la ritournelle de G. Benson et une phrase parlée qui identifie Marseille — « Tu es fada, je crains dégun, je vous prends tous ici, un par un » (introduction), la première partie est consacrée à la présentation du cadre de l’action, les discothèques marseillaises (narration). La deuxième partie décrit leur triste ambiance et le prouve dans le récit des bagarres, avant de centrer le propos sur le groupe IAM (confirmation). Y a-t-il une péroraison dans la dernière partie ? Les paroles représentent seulement une conclusion (« quoi qu’on en dise, on s’amusait beaucoup ») et ouvrent sur une fin musicale. La continuité de tout ce discours est cependant interrompue par une digression sonore et musicale (le passage en discothèque et le refrain qui suit) avant de reprendre. Cette interruption est significative. La musique, dans « Je danse le mia », s’inscrit dans le discours du rappeur par des éléments qui relèvent de la continuité temporelle (mélodies, rythmes, tempo). Mais elle crée aussi son propre espace par de nombreuses variations dans la déclamation, dans l’emploi du sample de basse, dans le rythme et dans la structure. Ces variations se retrouvent également dans les paroles qui sont constituées de plusieurs niveaux de langue. La chanson est composée de quatrains dont les vers n’ont jamais la même importance (de 7 à 17 pieds), On y trouve une langue ordinaire, des expressions très poétiques (« la soirée vacille ») et la présence d’un langage familier (« les plus classes », « ça

Volume !, 3 : 2 | 2004 38

craignait », « je t’explose », etc...). Ces formes argotiques se trouvent aussi dans la syntaxe (« le samedi d’après on revenait tellement qu’on s’emmerdait ») et l’enchaînement rapide de verbes (« je te bousille tu te rhabilles et moi je danse le Mia »). Tout le texte est construit sur le regard ironique jeté par IAM sur des êtres sans profondeur psychologique, réduits à des silhouettes porteuses de marques pour se manifester (« Ray Ban, survêtements Tacchini, pare soleil Pioneer »). Deux temps différents sont utilisés : l’imparfait dans les couplets, en général, et le présent dans le refrain, comme si « je danse le mia » signifiait en réalité « j’évoque le mia ». Cette dissociation dans l’énonciation met de fait la relation au temps au cœur du texte. Le rythme de la déclamation va renforcer sa présence.

L’expression du corps

6 Le rythme n’est pas un procédé formel. C’est un moyen d’affirmer le sujet dans le discours, comme l’a démontré Henri Meschonnic (1982). Toute déclamation dans le rap est fondée sur des accents qui peuvent mettre en valeur les accents de la langue ou les reconfigurer. Le rappeur peut également choisir de les placer sur les deuxième et quatrième temps de la mesure généralement utilisée dans le rap (4/4), qui sont marqués par des samples de batterie (Jacono, 1998 : 65-75). La déclamation dans le « Mia » est très variée. Le rappeur Akhenaton est rejoint à plusieurs reprises ou relayé par d’autres (« Pioneer », « sur mon père », « ah oui minot »). La langue parlée, non rappée, est même présente sous forme de discours direct (« Oh comment tu parles à ma soeur », « oh cousine, tu danse ou je t’explose »). Ces procédés renouvellent la présence d’une déclamation organisée sur trois niveaux. Le premier met en valeur la fin des phrases (1er couplet). Le deuxième joue sur la vitesse (2 e couplet, au moment de l’évocation des voitures). Le troisième, dans le refrain, répète la phrase titre de manière stable. Deux passages clefs sont particulièrement significatifs. À la fin du premier couplet, un rejet met en valeur la préposition « via », placée sur le premier temps de la mesure, qui est accentuée :

7 Comme l’a démontré Louis-Jean Calvet (1981), en étudiant les mots sous les notes dans la chanson, les syllabes accentuées font ici sens (Temps via (Mar)seille : Mia). « Via » suggère une idée de mouvement qui relie ici le temps au corps. Le rythme du refrain est construit ensuite sur un balancement qui conduit à des gestes lents et répétitifs. Ce temps régulier réduit alors les personnages à des figurants. Les séquences du clip de Michel Gondry montrent d’ailleurs cette passivité de sujets qui subissent le poids du temps en dansant de manière distante. Toute la variété de la déclamation s’explique alors par le désir de s’affranchir du poids de ce temps répétitif et mécanique. Un second passage libère totalement le rappeur, après la discothèque, dans les deux vers qui suivent le refrain, placés sur deux mesures (3e partie). Les accents sont très présents, la ligne de basse est absente. Le rythme est soudainement haché et n’a rien à voir avec ce qui précède dans toute la déclamation : « Pas- de - pacotille - Chemise ouverte - chaîne - en or - qui brille. » Cette scansion conduit à d’autres gestes, qui mettent directement en scène le rappeur. Tout se passe comme si le corps se manifestait tout à coup dans le discours, comme s’il exprimait une protestation contre l’omniprésence d’un temps répétitif, qui vertèbre la danse, un temps inexorable qui est aussi celui de la perte de la jeunesse. La déclamation provoque une rupture temporelle et rythmique qui met en scène le personnage — dont on peut imaginer les mouvements — et le transforme en

Volume !, 3 : 2 | 2004 39

sujet. À ce moment, on n’entend plus qu’une ponctuation de la batterie. Cette mutation nous conduit à examiner le rôle du son dans cette chanson.

L’ironie sonore

8 La description des sons utilisés ne peut avoir d’autre but, dans l’analyse musicale, que de la relier à la signification globale. Les sons aussi font sens et s’intègrent au récit. IAM accompagne ici la déclamation par deux types d’échantillons, sur un fond de batterie. La chanson débute par le sample du mouvement de basse de « Give me the night ». Cette ritournelle aux sonorités graves cadre le récit. Elle a pour fonction narrative d’exprimer la danse. C’est aussi le mouvement du temps lui-même, dans sa répétition inéluctable, qui est aussi exposé. Dès le premier couplet, une petite ponctuation métallique et aiguë à la guitare l’accompagne. Cette sonorité a une fonction ironique, qui remet en cause la gravité du premier sample. Le mouvement de basse initial est absent dans un quatrain qui met en scène les personnages (« Voilà comment tout s’aggravait... cyprès »). Il est remplacé lorsque le groupe évoque les voitures au sein de ce deuxième couplet par un sample plus imposant. À ce moment, c’est une nouvelle sonorité métallique qui joue le rôle de contrepoint ironique. On entend enfin un troisième sample de basse lors de la discothèque, pour rendre réaliste le discours du DJ. Les sons évoluent en fonction du développement du récit mais gardent un double objectif : rendre présent l’univers du « mia » mais aussi s’en détacher, par un regard ironique qu’on trouve aussi dans le texte, lorsque le rappeur évoque la tenue du groupe (2e couplet). Dans les refrains, qui exposent toujours le sample de George Benson, un scratch extrêmement fin et travaillé joue le rôle de cette ponctuation ironique, en accompagnant le rappeur sur un fond de chœur qui annone des paroles sans relief. Cette fonction ironique se libère totalement à la fin, dans la dernière partie, lorsque le rappeur s’éloigne. On y entend largement des scratchs. Or qu’est-ce que le scratch, sinon un trouble du temps dans sa volonté de plier la matière du son ? Le scratch n’est autre qu’un timbre projeté dans le temps. Tout se passe comme s’il avait été en fait préparé, tout au long des couplets par les ponctuations ironiques de la basse. Sa présence nous renvoie donc ici à l’un des thèmes majeurs de la chanson, c’est à dire la fuite du temps, qu’il commente de manière ludique.

Le rôle de la musique

9 Les dimensions musicales et sonores du Mia ne relèvent donc pas d’un simple accompagnement d’une chanson qui échappe à la chanson de danse. Par une structure complexe, par le rôle du rythme dans la déclamation, par le traitement du son, elles sont en cohérence avec le texte mais vont bien plus loin que lui dans la signification. Elles expriment dans « Je danse le Mia » une dimension qui dépasse le cadre de la danse en révélant de manière comique le thème de la fuite du temps. Le rappel du passé et le regard ironique jeté sur les années 1980 par IAM mettent au centre de la musique le rôle du corps, qui conduit à une rupture décisive peu avant la fin. Toute cette chanson est fondée sur la volonté de briser le rythme d’un temps qui prend ici le visage de la danse. Danser le mia dépasse alors Marseille pour prendre une valeur universelle. L’alliance du discours et de l’évocation de la danse explique en grande partie le succès de la chanson, qui renvoie de manière inconsciente à un sentiment trouble chez

Volume !, 3 : 2 | 2004 40

l’auditeur, exprimé ici par des moyens musicaux. D’autres aspects auraient pu également figurer dans l’analyse de cette chanson. Ils auraient confirmé l’extrême soin avec lequel ce titre a été élaboré. IAM démontre que ce qu’on appelle la musique populaire est aussi de la musique savante.

BIBLIOGRAPHIE

CALVET Louis-Jean (1981), Chanson et société, Paris, Payot.

FABBRI Franco (1996), « Forme e modelli delle canzoni dei Beatles », Rossana Dalmonte (éd.), Analisi e canzoni, Trento, Università degli studi, p. 169-196.

JACONO Jean-Marie (1998), « Pour une analyse des chansons de rap », Musurgia, vol. V, n° 2, p. 65-75.

MESCHONNIC Henri (1982), Critique du rythme, Lagrasse, Verdier.

ROF Gilles et al. (1996), IAM - le livre, Toulon, MC Productions.

ANNEXES

« Je danse le MIA » (Texte) Introduction Tu es fada, je crains dégun, je vous prends tous ici, un par un (parlé) Première partie 1er couplet : Au début des années 80, je me souviens des soirées Où l’ambiance était chaude et les mecs rentraient Stan Smith au pied le regard froid ils scrutaient la salle Le 3/4 en cuir roulé autour du bras Ray Ban sur la tête, survêtement Tacchini Pour les plus classe des mocassins Nebuloni Dès qu’ils passaient Cameo Midnight star SOS band, Delegation ou Shalamar Tout le monde se levait, les cercles se formaient Des concours de danse un peu partout s’improvisaient Je te propose un voyage dans le temps via Planète Marseille, je danse le Mia Refrain : Je danse le Mia (4 fois) Deuxième partie 2e couplet :

Volume !, 3 : 2 | 2004 41

Je dansais le Mia jusqu’à ce que la soirée vacille Une bagarre au fond et tout le monde s’éparpille On râlait que c’était nul que ça craignait Le samedi d’après on revenait tellement qu’on s’emmerdait J’entends entre le rire des filles Qui assistaient au des Renault 12 sur le parking À l’intérieur pour elles c’était moins rose Oh cousine tu danses ou je t’explose Voilà comment tout s’aggravait en un quart d’heure Le frère rappliquait oh comment tu parles à ma sœur Viens avec moi on va se filer Tête à tête je vais te fumer derrière les cyprès Et tout s’arrangeait ou se réglait à la danse L’un disait fils tu as aucune chance Eh les filles mes chaussures brillent hop un tour je vrille Je te bousille tu te rhabilles et moi je danse le Mia Même les voitures c’était le défi KUX 73 JM 120 mon petit Du grand voyou à la plus grosse mauviette La main sur le volant avec la moquette Pare-soleil Pioneer sur le pare-brise arrière Dédé et Valérie écrit en gros sur mon père C’était la bonne époque où on sortait la douze sur magic touch On lui collait la bande rouge à la Starsky et Hutch J’avais la nuque longue Eric aussi Malek coco La coupe à la Marley, Pascal était rasta des afros Sur François et Joe déjà à la danse à côté d’eux Personne ne touchait une bille on dansait le Mia Refrain : Je danse le Mia (4 fois) Troisième partie Discothèque : Texte parlé Refrain Je danse le Mia (2 fois) Pas de pacotille Chemise ouverte chaîne en or qui brille Quatrième partie 3e couplet : Des gestes lents ils prenaient leur temps pour enchaîner Les passes qu’ils avaient élaborés dans leur quartier Et c’était vraiment trop beau Un mec assurait tout le monde criait ah oui minot La piste s’enflammait et tous les yeux convergeaient Les différends s’effaçaient et des rires éclataient

Volume !, 3 : 2 | 2004 42

Beaucoup disaient que nos soirées étaient sauvages Et qu’il fallait entrer avec une batte ou une hache Foutaise c’étaient les ragots des jaloux Et quoi qu’on en dise nous on s’amusait beaucoup Aujourd’hui encore on peut entendre les filles dire Hayya, IAM ils dansent le MIA Refrain : Je danse le Mia (4 fois)

RÉSUMÉS

Dans le rap, la musique n’est pas un simple support rythmique du texte. Elle fait sens et peut même exprimer la signification majeure d’une chanson, comme dans le célèbre titre d’IAM, « Je danse le Mia » (1993), premier grand succès du rap en France. Cette chanson échappe à tous les repères musicaux connus. Ce n’est ni une chanson de rap habituelle, ni une chanson de danse même si elle évoque les soirées des boites de nuit marseillaise des années 1980. La musique y joue un rôle clé en débordant le sens du texte. Le sujet véritable de cette chanson n’est ni la danse, ni l’évocation des années 1980 mais la fuite du temps, qui est exprimée par des dimensions musicales. L’examen de la structure générale — irrégulière —, du rythme — qui a pour tâche de figurer les mouvements du corps —, de la déclamation et de l’utilisation des samples le démontre. Le succès du « Mia » s’explique donc aussi par ses qualités musicales. L’analyse musicale du rap s’avère bien nécessaire pour montrer la richesse de cette nouvelle musique populaire.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 1990-1999 Thèmes : rap / hip-hop Keywords : analysis (musical) Mots-clés : analyse musicale nomsmotscles IAM

AUTEUR

JEAN-MARIE JACONO

Jean-Marie JACONO est maître de conférences à l’université de Provence mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 43

La violence du rap comme katharsis : vers une interprétation politique Violence in Rap as Catharsis: Toward a Political Interpretation

Anthony Pecqueux

1 S’IL FAUT RECONNAÎTRE QUE LE RAP FRANÇAIS souffre toujours, à l’heure actuelle, au mieux d’un déficit de connaissance, au pire d’une mauvaise réputation, on ne peut imputer cet état de fait aux nombreuses études de sciences humaines qui jalonnent son existence, et ont cherché à le faire plus largement connaître. Sans doute est-il plus raisonnable d’en chercher la cause du côté d’un manque général d’écoute, et notamment des écoutes autres que celles pratiquées par ses amateur plus ou moins « naturels ». Plusieurs raisons contribuent à expliquer ce problème ; notamment, l’éloignement durable et réciproque du monde adulte et de celui du rap, puisqu’il s’agirait d’une musique (de, par, pour) jeune(s), qui plus est dont l’origine serait à chercher exclusivement du côté des États-Unis en général, du Bronx plus précisément. Une enquête serrée invite à complexifier la description du rap français, depuis ses origines jusqu’à ses destinataires potentiels : il a tout autant à voir avec la chanson française qu’avec le rap américain, et ses praticiens comme ses amateurs ne sont pas (et n’ont pas à l’être par quelque nécessité interne) que des « jeunes » (cf. Pecqueux, 2005). Une autre raison de ce déficit d’écoute s’avère prépondérante, d’autant qu’elle constitue en même temps une des composantes essentielles du rap comme problème public dans la société française actuelle : la violence de ses productions.

Volume !, 3 : 2 | 2004 44

2 Cette violence, globalement musicale, et plus particulièrement chansonnière, ne peut être balayée d’un revers de main qui prendrait les traits d’un angélisme populiste (« ce n’est pas si violent », ou « pas si grave »). Elle tient dans tous les cas, si ce n’est à un vocabulaire familier voire ordurier, à l’entrechoc entre une certaine musique et une certaine diction ou interprétation langagière. Elle tient donc a minima à ce qui techniquement en fait une pratique chansonnière ; et, formellement, la rend auditivement agressive. Cela dit, on privilégiera ici l’aspect lexical de la violence, ou plutôt celle qui passe par les paroles proférées, en tant que c’est elle qui pose moralement problème, et dont il faut pouvoir rendre compte avec force explications si l’on entend par l’analyse savante faire du rap une pratique culturelle décloisonnée. Dans ce cadre problématique, et en pratiquant une sociologie de l’action musicale (c’est-à-dire qui s’intéresse à ce que fait la musique à ses auditeurs), on s’attachera à analyser sous quelles conditions il est légitime, à la suite de nombreux auteurs, de parler de katharsis pour cette violence. Cela passera par substituer à la lecture classique de cette notion, morale et/ou psychologique, une autre tournée vers le politique. On postule par conséquent, dans cette perspective, que rappeurs et auditeurs ne souffrent pas tant d’un hypothétique problème psychologique ou social, que d’un véritable problème politique.

De la violence sociale à la violence musicale : la katharsis comme catégorie psychologique de sens commun

3 Parmi les travaux qui traitent du rap en France depuis l’une des disciplines des sciences humaines (de la psychologie sociale à la philosophie de l’art et la musicologie, en passant par les plus représentées : sociologie et ethnologie), nombreux sont ceux qui cherchent à rendre compte de ce que serait la violence de cette musique. Parce que sa réputation originelle est (et continue à être) telle ; parce que le vocabulaire employé n’est pas des plus soutenus ; parce que l’environnement dans lequel sont censés évolués ceux qui pratiquent et écoutent cette musique contiendrait des germes de violence (sociale et/ou physique) ; parce que l’on admet que des oreilles non averties puissent être choquées, à un titre ou un autre, à l’écoute de rap ; etc. ; pour toutes ces raisons la violence se trouve souvent au centre des interrogations des chercheurs. Certains en ont même fait le thème de leur intervention (notamment Gilles, 1998) ; la première étude, pionnière à bien des égards, ne fait pas non plus l’économie de cette difficile question (Bachmann & Basier, 1985).

4 La réponse donnée à ce qui est présenté comme central pour la compréhension du rap concerne par conséquent au premier chef, outre cette communication, plus généralement la façon dont les sciences humaines traitent du rap en France, et dont ce discours peut être plus largement reçu : la façon dont le rap est actuellement objet d’analyse et dont cet objet se trouve au cœur d’une large attention sociale. Le plus souvent cette réponse consiste à appliquer plus ou moins explicitement le schème explicatif, emprunté à Aristote, de la katharsis. Ce schème n’est d’ailleurs pas utilisé en référence au philosophe grec, mais comme catégorie psychologique de sens commun (telle qu’une certaine vulgarisation de la notion aristotélicienne l’a figée), dans un sens synonyme à exutoire (dérivé de sa traduction comme purgation des passions). C’est ce qui est sous-entendu ici : « Le hip-hop aide à transformer les heurts violents entre

Volume !, 3 : 2 | 2004 45

bandes voisines en concours verbaux et musicaux entre équipes de rap » (Shusterman, 1991 : 194), dans la mesure où ce postulat est explicité en note : « Le hip-hop fournit un champ esthétique où la violence et l’agression physique sont transformées symboliquement » (Ibid. ; pour une perspective similaire, cf. Béthune, 1999 : 131-146). Cela signifie que si la violence est réelle, le fait de la proférer permet en fait de s’en éloigner : « Cette violence devient verbale […] violence totale mais contenue et canalisée dans la parole […] La parole se substitue à l’acte » (Lapassade & Rousselot, 1998 : 85), ou encore : « Le mot, ici, remplace le couteau » (Ibid. : 108). Le schème kathartique s’énonce par exemple de la sorte : « La provocation, dans le rap, est un défouloir, un moyen d’évacuer sa rage » (Boucher, 1998 : 231).

Quand une musique adoucit vraiment les mœurs

5 Il n’est pas vain d’examiner précisément comment se décline cette explication de la violence du rap français, afin de mesurer si elle s’avère susceptible de remplir la fonction sociale qu’elle ne saurait éluder : permettre à un plus grand nombre d’écouter du rap — de franchir le seuil embarrassant d’une musique violente. Pour le sociologue Laurent Mucchielli par exemple, la violence est « la question primordiale qui est posée au chercheur et qui doit intéresser tout acteur confronté au phénomène » (Mucchielli, 1999 : 4) ; de son analyse, avec force exemples, il résulte que « cette violence (seulement verbale, rappelons-le) est en réalité un exutoire » (Ibid.). Pour comprendre comment on en arrive à une telle conclusion et ses enjeux, il est nécessaire de reconstituer le double mouvement de pensée qui le sous-tend : d’un côté un postulat concernant la réalité sociale censée définir l’environnement du rap, de l’autre une certaine conception du langage qui y est utilisé. Le postulat tient à ce que les différents acteurs qui fondent le rap français comme pratique culturelle proviennent de, et continuent à évoluer dans un environnement social tel qu’ils subissent une violence sociale omniprésente. Celle- ci, due à leur condition sociale d’origine, est accentuée par leur lieu de vie — disons, les grands ensembles périphériques dégradés. En outre ils se trouvent, du coup, exposés à une tentation tout aussi présente : la violence physique comme solution (à travers l’appartenance à un gang et/ou le recours à l’illégalité, etc.).

6 Dans ce cadre faire ou écouter du rap signifie s’éloigner, concrètement (puisqu’on fréquente d’autres personnes, d’autres lieux, etc., quand on s’adonne à la musique que quand on vit le désœuvrement ou dans l’illégalité) comme par la pensée, de la violence de l’environnement social. Une telle perspective ne manque pas de soulever une objection de taille : la violence qui surgit dans le rap ne constitue-t-elle pas plutôt une incitation pour les auditeurs à adopter des comportements violents, eux qui fluctuent dans cet environnement particulièrement propice ? C’est pour éviter cette objection qu’est engagée une certaine conception du langage : selon celle-ci, la principale propriété du langage du rap est d’être codé — avant d’être, à l’occasion, violent. Cela signifie que ce langage emploie des termes dont les acceptions ne sont pas celles qu’on leur prête habituellement, mais celles que le groupe de pairs a entérinées et utilise, et celles que l’analyste a mises au jour (par un travail de décodage). Par conséquent, quand dans un rap affleurent des termes ordinairement violents, en fait leur signification n’est pas telle mais autre — celle que les usagers du code ont établie. Par exemple, pour cette conception, « Nique Ta Mère » n’est pas une provocation violente, c’est une insulte rituelle que les membres du groupe du pairs seuls comprennent, et pour lesquels il s’agit de l’opposé de la violence (cf. Lapassade & Rousselot, 1998 : 55). À

Volume !, 3 : 2 | 2004 46

partir de là on peut légitimement soutenir que la violence et plus généralement le rap servent d’exutoire, ou katharsis, à la violence réelle qui caractérise l’environnement social des rappeurs et de leurs auditeurs. Du moins, c’est ainsi que l’on comprend le recours au schème explicatif de la katharsis dans le cas du rap.

Une solution psychologique à un problème social, dans un langage étranger

7 Si jamais sans doute le proverbe « la musique adoucit les mœurs » ne s’est trouvé autant en adéquation avec une analyse savante, il reste à mesurer si cette réponse donnée à la violence du rap remplit ses objectifs : si elle l’explique bien, et si elle réussit à faire passer à de potentiels auditeurs de rap son seuil de violence. Du point de vue explicatif, un premier problème intervient avec le postulat de l’environnement social : aucune donnée statistique n’existe qui confirmerait que rappeurs et auditeurs sont issus des grands ensembles périphériques dégradés. La seule donnée existante tendrait d’ailleurs plutôt à l’infirmer : les disques de rap français se vendant parfois à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires (sans compter les copies), il semble difficile de continuer à soutenir que les auditeurs appartiennent tous à cet environnement social. Deuxième problème : le fait que la katharsis fonctionne dans ces études comme principe général, valable pour toutes situations. Elle ne s’applique en effet jamais à des exemples particuliers, mais toujours en toute généralité. Surtout elle ne s’appuie pas sur des cas précis, qui permettraient de voir le mécanisme à l’œuvre : de comprendre comment fonctionne en l’occurrence la katharsis, depuis la chanson et sa violence jusqu’à son écoute.

8 De manière plus décisive par rapport à la problématique que l’on s’est fixé, une question ne manque pas de surgir face à un tel schème explicatif de la violence : en quoi aide-t-il à désenclaver le rap — à le rendre plus largement audible, en faisant passer le seuil repoussant de sa violence. Dans ce cadre on peut douter de l’efficacité de la mobilisation de cette katharsis, tout d’abord parce que si elle correspond à la solution psychologique à un problème social, alors on ne voit pas en quoi ceux qui ne subissent pas ce problème pourraient se sentir concernés. Non pas qu’on ne puisse s’identifier à l’autre que soi ; simplement parce que les grands ensembles périphériques dégradés ne semblent plus représenter une identification possible ou souhaitable de nos jours. De plus, parmi ceux qui subissent ce problème, il en existe sans doute pour privilégier une réponse sociale (création ou participation à une association socioculturelle, de quartier, de locataires, etc.), voire une réponse politique. Il existe sans doute des acteurs pour concevoir que la réponse psychologique n’est pas la mieux adaptée.

9 Seconde raison pour douter de l’efficace de l’explication : cette réponse psychologique à un problème social se développerait en outre dans un langage dont la signification échappe à ces auditeurs potentiels, autres que ceux qui forment le groupe de pairs des rappeurs. Pour le comprendre il faudrait par conséquent soit appartenir à ce groupe (vivre dans les grands ensembles périphériques dégradés), soit être leur analyste- décodeur. Cela se passe ainsi dans le cas de cette anecdote donnée afin d’illustrer le fait que le langage du rap serait codé : au procès d’un activiste noir ayant dit dans un meeting « We will kill Richard Nixon », « les linguistes étaient venus à la barre expliquer que, dans le langage noir, kill voulait dire autre chose que ‘‘tuer’’« (Lapassade & Rousselot, 1998 : 67). In fine, si je me reconnais dans cet auditeur autre,

Volume !, 3 : 2 | 2004 47

potentiellement intéressé par le rap mais rebuté par sa violence, il ne me reste que peu de raisons objectives pour continuer à vouloir l’écouter. En effet, cette violence sert psychologiquement aux rappeurs pour faire face à la violence sociale qu’ils subissent, ce qui ne me concerne pas ; de plus, je ne peux comprendre leur langage — comprendre en quoi cette violence n’en est en fait pas une.

10 Si par conséquent la réponse donnée à la violence du rap ne nous satisfait pas pleinement en l’état, cela ne signifie pas qu’il faille abandonner de voir dans la violence du rap une forme de katharsis. Seulement un certain nombre d’aménagements restent à opérer ; déjà la katharsis, prise dans une acception précise, pourrait expliquer certaines paroles proférées violentes du rap, à la condition de ne concerner que certaines situations, et de fonctionner comme outil : à la condition qu’elle ne soit ni une fin en soi, ni valable en toute généralité. Il faudrait également engager une autre conception du langage : selon celle-ci, et les exemples utilisés le montreront, le langage du rap ne se distingue pas particulièrement par son opacité, mais au contraire par le fait qu’il est commun. Tout un chacun est en mesure de saisir un rap, à quelques exceptions lexicales près qui ne bloquent pas plus la compréhension qu’un autre langage, et pas plus que les éventuels brouillages occasionnés par les interprétations vocales (le flow). Enfin, l’enjeu pratique consiste toujours à désenclaver le rap français et son écoute — c’est du moins à cette aune qu’on sera amené à juger la pertinence de l’explication.

Un régime énonciatif problématique : l’amour/haine

11 Avant de présenter la conception de la katharsis qui sera utilisée ici, il importe de présenter le type de situations dont elle entend rendre compte. En effet, parmi les nombreuses paroles proférées violentes du rap français, on ne vise pas à produire un système explicatif total, exhaustif ; encore moins à soutenir qu’une seule réponse parvienne à toutes les expliquer. Plusieurs schèmes s’avèrent nécessaires pour couvrir les différentes situations dans lesquelles surgissent des paroles violentes. Par exemple, les effets de cadrage et modalisation (Goffman, 1991) permettent de replacer des paroles violentes dans leur contexte de profération, comme quand Akhenaton déclare vouloir « éclater un type des ASSEDIC » (Métèque et mat, 1995, Delabel) tout en ponctuant chacune de ces énonciations par des bruits de combat issus d’un jeu vidéo à grand succès. Il réserve ainsi l’espace de réalisation de son souhait à la sphère imaginaire (ou ludique). Ou alors, le schème de l’interpellation (Althusser, 1970 : 29-36) gagne à être inversé quand celle-ci fait fond sur des paroles violentes : ce n’est plus dans ce cas un « c’était bien lui qui était interpellé » (p. 31), mais un « c’est bien l’autre que lui ». Ainsi « Tu d’viens tout rouge t’as chaud tu t’reconnais / C’est d’toi que j’parle balance ! tu m’reconnais / P’tit enculé… » (Mafia K’1fry, La cerise sur le ghetto, 2003, S.m.a.l.l., « Balance ») n’interpelle pas violemment l’auditeur, mais l’autre que l’auditeur — celui qui dénonce ses amis à la police, etc. : qui n’a décidément rien à voir avec l’auditeur.

12 On pourrait encore évoquer pour le rap maintes énonciations qui par leur violence heurtent le sens moral ; elles nécessitent à chaque fois un examen précis afin de leur appliquer le schème explicatif qui convient. On s’en tiendra dans le cadre présent à un type de paroles proférées violentes : celles qui actualisent un régime énonciatif double, consistant dans l’expression au sein d’une seule et même énonciation de choses telles qu’on peut les ramener à l’expression d’un amour et d’une haine — régime que je qualifie d’amour/haine. Cela fonctionne comme une extériorisation de ce que Mikhaïl

Volume !, 3 : 2 | 2004 48

Bakhtine accorde déjà à la voix : « Toute évaluation, pour insignifiante qu’elle soit, [...] fait entendre en même temps, un défi aux ennemis et un appel aux amis. Telle est déjà l’intonation la plus élémentaire de la voix humaine » (in Todorov, 1981 : 270-271 ; je souligne). Afin de bien fixer les choses, donnons-en immédiatement un exemple (sur lequel on reviendra par la suite en raison de sa nature exemplaire) : rapper en une seule et même émission vocale « Nique les nobles snobs respect aux gens sobres et humbles » (Scred Connexion, Du mal à s’confier, 2001, Scred produxion/ Chronowax, « Dans l’arène »).

Description formelle du régime

13 Dans un cas d’amour/haine, et sur la base de cet exemple, l’énonciation réalise d’un coup une attaque haineuse, ou pour le moins d’une violence inouïe, et une preuve énonciative d’amour, ou pour le moins de solidarité affective non conditionnée. Ce couple problématique n’est pas utilisé pour quelque lieu commun psychologique, pour lequel ces sentiments iraient de pair ; ou relativiste : il existerait de « bonnes » ou « justifiables » haines, notamment celles des classes sociales opprimées. « Amour » est pris au sens que lui donne dans différents travaux Luc Boltanski (cf. Boltanski, 1990 ; Boltanski, Godet, 1995), comme loi du cœur, sans calcul : affection inconditionnée envers l’autre. Si son principal registre est l’action, ici de s’actualiser dans des chansons il prend la voie discursive. Ce sont alors des propositions d’action ou des retours sur des actions passées, comme ici : « Regarde l’État dans quel état on l’a mis mon ami » (Booba, Temps mort, 2002, 45 Scientific/BMG, « Jusqu’ici tout va bien »). Quant à « haine », ce terme est utilisé à la suite des développements précis opérés par Ruwen Ogien (Ogien, 1993) ; notamment, en conscience de ce qu’il ne contient pas seulement la description d’un sentiment ou d’une émotion mais toujours, en même temps, son évaluation (négative).

14 Pour chacun des éléments du régime on pourrait employer dans certains cas des termes plus faibles, comme solidarité ou amitié à la place d’amour, et colère ou dégoût pour haine ; seulement ils seraient inaptes à rendre la radicalité de l’opération globale, dans son surgissement immotivé. Par exemple, si à strictement parler certaines énonciations censées être les haines du régime s’apparentent plutôt à des colères, je les y inclus tout de même dans la mesure où, d’une part, elles surgissent abruptement dans la chanson, de manière injustifiée ; et où, d’autre part, elles marquent une atteinte directe à l’existence de la personne visée, et non une seule attitude à son égard. Entrons désormais plus avant dans la description de l’opération, particulièrement des entités visées par elle — par l’amour, et par la haine, qui ne s’adressent pas aux mêmes. D’une manière générale l’amour vise l’auditeur, sans des- cription précise mais dont il est présumé qu’il partage quelque caractéristique commune avec le soi rappeur (a minima, un goût pour le rap). Tandis que la haine concerne « les autres », ceux qui ne sont ni comme les rappeurs ni comme ceux à qui ils témoignent de l’amour (policiers, huissiers, juges, hommes politiques, etc. ; toutes catégories représentant les institutions ou le système en place).

15 Cela signifie que l’amour/haine revient à énoncer, sur le plan formel, quelque chose comme : « je Vous aime / je Les hais » ; l’idéal serait de parvenir à susciter la forme qui à elle seule témoigne de l’efficacité de l’entreprise : « Nous Les haïssons ». C’est-à-dire que ce régime constitue une classique instanciation de « Nous contre Eux », classique

Volume !, 3 : 2 | 2004 49

au sens où elle se trouve au fondement de maintes cultures populaires (cf. Hoggart, 1970). Cette instanciation se note ici, puisqu’elle est actualisée d’un seul souffle, « Nous/Eux ». C’est la voix rappée (le flow) qui fournit la principale ressource pour énoncer ce régime en un geste unique, tandis que souvent l’indétermination du lexique employé (indétermination constitutive de la forme langagière elliptique qu’est la chanson) offre l’opportunité d’une pluralité d’appropriations. Elle autorise du coup l’attribution d’une signification politique, qui émerge déjà, potentiellement, de la polarisation « Nous/Eux ». La suite immédiate de « Nique les nobles snobs respect aux gens sobres et humbles », « C’est nous contr’ eux on va les contrer / I’ faut leur montrer qu’i’ savent pas qui on est… » (Scred Connexion, op. cit.), montre clairement cette orientation politique. Énoncés et énonciation coïncident pour une même finalité : inclure un maximum d’auditeurs dans le Nous, qui acceptent l’offre d’amour (ou de liaison) et reconnaissent la légitimité de la haine vouée à Eux. La formulation devient alors bel et bien « Nous Les haïssons ».

Enjeux politiques du régime

16 Le régime de l’amour/haine ne constitue pas une irruption totalement inattendue ou inexplicable dans le rap français ; il fait fond sur plusieurs éléments qui en sont constitutifs. Parmi ceux-ci, citons l’attitude bifide à l’égard du lieu de vie (l’« attachement au quartier qui n’en reste pas moins pourri » dont parle François Dubet, 1987 : 329) ; également la très courante double destination du discours (« Ce texte concerne mes proches et les cloches », Fonky Family, Hors-série volume 1, 1999, S.m.a.l.l., « Si je les avais écoutés ») ; enfin la nécessité de délivrer dans un rap l’intégralité des sentiments éprouvés (forme de gage d’authenticité) (pour tout cela, cf. Pecqueux, 2003). Un autre exemple regroupe ces différentes dimensions : « Douze mesures pour dire à ceux qu’j’aime l’amour que j’leur porte / Dire à ceux qui m’détestent qu’ils courent tous à leur perte » (3ème Œil, Avec le cœur ou rien, 2002, Colombia, « Faut qu’on s’accroche » feat. Fonky Family) ; en quoi le régime peut prendre des voies aussi bien morales que politiques.

17 Il devient parfois difficile de faire le partage entre ces deux voies ; si le passage suivant semble opérer une circonscription morale sur l’entourage, « J’oublierai pas ceux qu’j’aime et encore moins ceux qui m’ont trahi / J’oublierai pas pire j’peux dire que j’te pardonn’rai pas » (Scred Connexion, Selexion 99/ 2000, 2000, Chronowax, « J’oublierai pas »), les phases précédentes instanciaient explicitement un Eux : « C’est nos familles qu’ils [Ils] divisent / Nos terrains qu’ils colonisent et tous nos projets qu’ils détruisent… ». Dans cet autre exemple du même groupe, à l’efficace renforcé par l’alternance des voix, « ([Mokless :] Dans ma rue c’est pas la teu-f) ([Haroun :] tout ici est relatif / T’entends souvent « nique les keufs ») ([Mokless :] et c’est pour ça qu’on la kiffe) » (Scred Connexion, Du mal à s’confier op. cit., « Renverser la vapeur »), l’oscillation politico-morale est totale puisque le lieu de vie, manifestement peu goûté en lui-même, est quand même aimé pour la haine qu’il voue à Eux.

18 L’amour/haine, régime énonciatif double et éminemment violent, peut en tous cas se voir attribuer par son auditeur une signification politique — au moins dans la figuration d’un affrontement entre Eux et Nous. Celui-ci ne prend pas des voies syndicales, ou politiques au sens de démocratiques (comme forme procédurale : tentative de mise à l’agenda du débat politique, recours à une association, etc.) ; il est violent, et cela parce qu’il prend appui sur de la haine. En ce sens, si le régime est bien

Volume !, 3 : 2 | 2004 50

politique, il se révèle en outre dangereux : une politique fondée sur la haine va à rebours de l’idéal démocratique que se sont données les sociétés occidentales. Ce danger est consciemment vécu par les rappeurs, qui ne le récusent pas : « J’gage ma vie sur ma voix et cause de cœur à cœur / Même si les sons émis par ma voix comportent des risques majeurs » (Fonky Family, Art de rue, 2001, S.m.a.l.l., « On respecte ça »). Cela dit, sur cette base méfiante à l’égard de la dimension de haine du régime, et sans chercher à la réduire ni l’excuser, essayons d’examiner en quoi l’amour/haine est proprement politique.

19 Tout d’abord, en tant que tel, ce régime ne constitue pas une proposition politique : si les rappeurs semblent viser une autre articulation de la société en vouant une haine à Eux (garants de la présente articulation), ils n’en réalisent ni n’en proposent seulement une. Dans ce cadre, s’il ne saurait s’agir d’une proposition, ce à quoi le régime donne naissance et qui soit politique, c’est à une perspective commune. Une telle perspective est nécessaire à une politique mais n’en fournit que la condition de possibilité : elle n’en assure donc pas le déploiement effectif. C’est à partir seulement de cette perspective commune que peut ou non s’articuler une proposition politique — sans doute l’étape la plus difficile en règle générale, a fortiori dans une chanson. Avant cela il s’avère primordial de revenir sur ce régime énonciatif, sans quoi une perspective commune fondée en partie sur une haine ne saurait accoucher d’une politique démocratique.

20 À ce propos, avançons deux remarques qui indiquent qu’il y a effectivement de quoi (voire nécessité de) revenir sur l’amour/haine. Pour la première, puisque le problème vient de la composante « haine », une précision s’impose : en effet chacune se trouve assumée à la première personne, alors qu’en règle générale la description-évaluation comme haineux n’est pas le fait du sujet lui-même. On ne se décrit que rarement comme haineux (ou raciste, etc.), on est le plus souvent décrit comme haineux. Dès lors le fait de se revendiquer haineux, comme ici, et de l’assumer du coup, désamorce sans doute une part de son inhumanité — marque qu’un travail s’opère à son égard. La seconde remarque tient à un constat de Cornélius Castoriadis : selon lui des activités peuvent être politiques, alors que leurs auteurs les interprètent comme éthiques ; et en outre démocratiques, tandis que ces mêmes auteurs sont réactionnaires au plan politique (cf. Castoriadis, 1996 : 202 et sq.). Cela signifie qu’il devient envisageable de faire dériver une politique démocratique d’une perspective commune fondée sur la haine. Mais pour cela il faut reprendre l’analyse de ce régime, car sans aller jusqu’au paradoxe de la haine de la haine, admettons qu’elle est bien intrinsèquement mauvaise (cf. Ogien, 1993 : 53 et sq.).

Vers une interprétation politique de la katharsis pour l’amour/haine

21 Récapitulons : d’un côté, si l’on se refuse à faire de la katharsis, comme catégorie psychologique de sens commun, la réponse à donner à la violence du rap français, on se propose pour autant de récupérer la notion aristotélicienne dans le cadre d’un outil circonstancié qui permette de rendre compte de certaines des paroles proférées violentes du rap. De l’autre côté, l’exploration de quelques exemples de telles paroles nous a mis en présence d’un régime énonciatif qui vise à créer une perspective commune entre Nous, en utilisant comme principal moyen l’exclusion haineuse de Eux. Ceux-ci ne peuvent donc figurer dans la politique qui devrait émerger de cette

Volume !, 3 : 2 | 2004 51

perspective commune. C’est dire qu’avec l’amour/haine la violence se trouve bien au cœur du problème posé. Et ce problème, resté entier, doit à présent être affronté : celui de savoir comment dans ce cas précis rendre compte de la violence. C’est dans ce cadre qu’on propose d’opérer un retour sur la katharsis, à l’appui de la lecture de la philosophe Myriam Revault d’Allonnes, qui cherche à en faire un outil politique et non une « réponse définitive », moralisante ou psychologique (Revault d’Allonnes, 1995 : 88-101).

La katharsis : une lecture politique de M. Revault d’Allonnes

22 Du moins ces options sont celles que sa lecture d’Aristote fait émerger peu à peu. Elle a en effet repris son texte, laconique, dans une double perspective : d’abord de clarification, justement, de ce qui restait elliptique ; puis de contextualisation du texte dans le reste de l’œuvre d’Aristote et dans les problématiques de l’époque. Cela l’a conduit à écarter les lectures morale (avec la traduction d’épuration) et psychologisante (purgation) de la katharsis à partir de l’argument selon lequel la moralité de l’art et l’identification entre spectateur et héros correspondent à des idées étrangères à Aristote. Elle propose alors une lecture propre de ce passage, politique, et qu’elle présente comme l’intention même d’Aristote. Pour cela elle soulève tout d’abord la question des émotions mises en scène dans la tragédie et impliquées selon lui par la katharsis, à savoir la frayeur et la pitié.

23 Pour M. Revault d’Allonnes si ce sont précisément ces émotions-là qui concernent la katharsis c’est parce que ces affects « ne constituent pas seulement les bords ou les confins du politique, ils sont les affects de la socialité ‘‘brute’’ qui, de l’intérieur, le menacent, le dérèglent et le ruinent : l’abîme de la socialité dans la constitution du vivre- ensemble » (Ibid. : 91-92). Elle tire de l’explicitation de la signifi- cation pour Aristote de ces deux affects l’autorisation d’orienter l’efficacité de la katharsis du côté du politique. En effet, du fait de la présence de frayeur et de pitié, la tragédie amène à faire l’expérience du politique, non par quelque identification, mais par sa validité exemplaire vis-à-vis de la possibilité et des modalités du vivre-ensemble. « C’est ainsi que la katharsis rend la socialité politiquement opératoire : non en expulsant son fond ténébreux au profit de l’installation définitive du raisonnable […] mais sous les espèces d’un traitement indéfiniment renouvelé des passions intraitables » (Ibid. : 94).

24 Si la katharsis sert à quelque chose, ce n’est pas à exprimer une fois pour toutes (pour éloigner voire expulser un penchant au mal), mais à donner à voir ce à quoi peut conduire, au pire, la réalisation d’un vivre-ensemble — c’est-à-dire les bornes entre lesquelles réaliser ou viser un bon vivre-ensemble. Elle l’exprime encore ainsi : « La katharsis est donc l’élaboration de ce ‘‘désordre fondateur’’, non sa domestication, encore moins son éradication » (Ibid. : 100). On perçoit alors la différence ainsi que l’utilité de cette lecture, par rapport à celles qui font de la katharsis une fin en soi — une réponse définitive qui arrête voire bloque la discussion. Cette idée lui sert à présenter la question centrale, celle de la nature de ce qu’elle appelle dans ce cadre l’expérience politique, qu’il faut comprendre comme ce qui « recèle à la fois le principe de sa grandeur et celui de sa fragilité » (Ibid. : 101), c’est-à-dire le « nécessaire inachèvement » du social (Ibid. : 95). Il en résulte que pour elle Aristote a mis l’accent sur la katharsis dont la tragédie fait faire l’expérience afin de confirmer son intuition

Volume !, 3 : 2 | 2004 52

politique majeure : « L’accès au vivre-ensemble se joue et se re-joue indéfiniment dans le traitement de ces fureurs originaires » (Ibid.).

L’amour/haine comme katharsis politique pour le rap français

25 À la suite de ces propositions, essayons de transposer au régime de l’amour/haine l’idée d’une katharsis politique ; cela conduit à prendre au sérieux l’idée d’une katharsis dans le rap, en la situant à l’œuvre dans ce régime énonciatif. Il ne s’agit pas de discuter si les rappers font faire délibérément ou non une expérience du politique, mais d’établir si l’amour/haine se laisse interpréter dans les termes de cette lecture. Dans ce cas, puisque ce ne sont pas la frayeur et la pitié qui sont mobilisées, il faut entendre l’amour du régime comme figurant une certaine idéalité du lien politique, amour impossible à faire partager entre tous les membres d’une société vivant sous le même régime politique, mais qui représente la grandeur de l’idée politique ; et la haine comme illustrant les dérives vers lesquelles ce lien peut toujours entraîner ou faire vaciller, en vertu de la liberté humaine — pour le meilleur et le pire. Cela ne signifie pas que dans cette lecture la haine n’est plus assumée ; elle l’est toujours, mais sans finalité propre, comme par nécessité, et elle ne le serait sans doute pas aussi facilement si elle n’était juxtaposée à chaque fois à un amour. Car à n’actualiser qu’elle, le rap ne ferait faire aucune expérience si ce n’est celle d’une des pires potentialités contenues dans l’être humain.

26 Sur la base de cette hypothèse de travail éprouvons désormais, à l’aune des exemples déjà cités, si et comment elle fonctionne : s’ils se laissent comprendre comme katharsis politique. Notamment, l’exemple présenté comme central pour la compréhension du régime, « Nique les nobles snobs respect aux gens sobres et humbles » (loc. cit.), permet de saisir en quoi l’amour/haine nécessite le « travail du politique », celui où « la matérialité brute de la socialité — matière non ‘‘épurée’’ ou non ‘‘purgée’’ — doit être élaborée » (Ibid. : 93). Ce travail désigne la mise en forme de la représentation des affects et liens entre les hommes non idéalisée ou rationalisée, livrée telle quelle, dans sa réalité humaine et faillible. Si l’amour/haine donne naissance à une perspective commune et peut ouvrir sur une politique, comprenons que cette perspective commence mal, ou plutôt humainement, et qu’il faut la traiter pour qu’elle fasse advenir une politique non débarrassée de la haine et de l’amour, mais ayant réussi à les aménager.

27 Dans cet exemple la haine concerne d’ailleurs une certaine attitude manifestée par des êtres sociaux précis, plus qu’une appartenance sociale proprement dite ; ce que confirme l’amour, qui semble promouvoir une autre attitude, faite d’humilité et de respect réciproque. Alors deviennent seulement possibles des rapports entre êtres de différentes appartenances sociales — un vivre-ensemble entre eux. Par conséquent dans cet exemple, dont la compréhension est favorisée par une lecture politique de la katharsis, la haine s’adresse moins à Eux qu’à « Ceux qui… » ; de plus, le travail du politique s’y entend comme un travail partagé. En effet si une autre politique devient possible, ce n’est qu’en partageant l’attitude « humble » : que si Nous et Eux se forcent ensemble à l’adopter les uns vis-à-vis des autres. Cette demande de partage du travail politique revient également à signifier un partage des responsabilités : si l’on n’arrive pas à vivre ensemble, ce n’est pas seulement Notre faute mais aussi la Leur. En ce sens, non seulement la katharsis constitue un outil adéquat pour rendre compte de certaines

Volume !, 3 : 2 | 2004 53

paroles proférées violentes du rap, en outre elle s’avère en mesure de remplir le rôle social qu’on lui demandait de tenir puisqu’elle permet d’inclure et concerner un maximum d’auditeurs en figurant un partage collectif des responsabilités et du travail politique.

28 Le travail indiqué peut à l’occasion être celui du rappeur, qui l’exécute alors en procédant à des révisions circonstanciées de ses propre paroles ; ainsi de Sat dont la phase « J’fais pas confiance aux femmes ça passe d’un homme à un autre » (Fonky Family, Art de rue op. cit., « Art de rue ») devient en concert « … femmes qui passent… ». Cela montre à nouveau que le travail du politique dont la katharsis fait (ou amène à) faire l’expérience est en partie un travail de catégorisation, puisque la haine envers Eux est appelée à devenir haine envers Ceux qui. Ici on passe de la réduction globalisante et chosifiante à la catégorisation stricte : ce n’est qu’à partir de celle-ci qu’on peut espérer trouver un espace sinon d’entente au moins appropriable par chacun — un espace où la perspective est véritablement commune, soit un espace potentiellement politique. Certes, le travail du politique ne se trouve ni précisé ni seulement indiqué dans chaque occurrence d’amour/haine ; il reste alors entièrement à faire, de part et d’autre (de la part de Nous et Eux), ce à quoi invite l’expérience de la katharsis. Ce sont notamment les cas où l’amour/haine repose sur une action passée (à moins que ne soit exprimée une forme de regret vis-à-vis de cette action). Parmi ceux que nous avons parcouru, cela concerne « Regarde l’État dans quel état on l’a mis mon ami » (loc. cit.) ; et d’autant plus « J’oublierai pas pire j’peux dire que j’te pardonn’rai pas » (loc. cit.), par le refus de la potentialité de pardon.

Rap et katharsis

29 En guise de bilan, si rap et katharsis peuvent continuer à être associés pour rendre compte de la violence, gageons que c’est à multiplier l’utilisation du type de lecture politique de la katharsis que propose M. Revault d’Allonnes. C’est du moins ce que montre l’exemple de l’amour/haine. En outre l’avantage de cette conception est de faire passer d’une katharsis valable en toute généralité et comme fin en soi, à une autre où elle devient un outil qui fonctionne uniquement avec un certain type de paroles proférées violentes, et qui pointe vers quelque chose d’autre. Au total on se retrouve par conséquent en présence d’un outil dynamique et circonstancié. Et cet outil offre un dernier avantage, celui de rendre une certaine violence du rap non seulement explicable, également audible pour le plus grand nombre, et pour de potentiels auditeurs retenus par cette violence. Elle devient en effet audible dans la mesure où elle ne constitue plus une réponse à un problème psychologique, intéressant une catégorie délimitée d’êtres sociaux, mais la figuration d’un problème politique — au sens de l’affaire de tous.

Volume !, 3 : 2 | 2004 54

BIBLIOGRAPHIE

ALTHUSSER L. (1970), « Idéologie et appareils idéologiques d’État (notes pour une recherche) », La pensée, n° 151, p. 3-38.

BACHMANN C., BASIER L. (1985), « Junior s’entraîne très fort : ou le smurf comme mobilisation symbolique », Langage et sociétés, n° 34, p. 57-68.

BÉTHUNE C. (1999), Le rap. Une esthétique hors la loi, Paris, Autrement, coll. « Mutations », 214 p.

BOLTANSKI L. (1990), L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, A.-M. Métailié, coll. « Leçons de choses », 381 p.

BOLTANSKI L., GODET M.-N. (1995), « Messages d’amour sur le Téléphone du dimanche », Politix, n° 31, p. 30-76.

BOUCHER M. (1998), Rap, expression des lascars. Significations et enjeux du rap dans la société française, Paris, L’Harmattan, coll. « Union peuple et culture », 492 p.

CASTORIADIS C. (1996), La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 241 p.

DUBET F. (1995), La galère. Jeunes en survie [1987], Paris, Seuil, coll. « Points – document », 503 p.

GILLES Y. (1998), « Rap, techno : pathos et politique », Esprit, n° 243, p. 174-181.

GOFFMAN E. (1991), Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 573 p.

HOGGART R. (1970), La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 424 p.

LAPASSADE G., ROUSSELOT P. (1998), Le rap ou la fureur de dire [1990], Paris, Loris Talmart, 143 p.

MUCCHIELLI L. (1999), « Le rap et l’image de la société chez les ‘‘jeunes des cités’’« , Questions pénales, n° 3, XI, p. 1-4 (consultable à l’adresse : http://laurent.mucchielli.free.fr/Rap.htm ).

OGIEN R. (1993), Un portrait logique et moral de la haine, L’Éclat, « Tiré à part », Combas, 67 p.

PECQUEUX A. (2003), La politique incarnée du rap. Socio-anthropologie de la communication et de l’appropriation chansonnières, Thèse de doctorat de sociologie sous la direction de J.-L. Fabiani, EHESS, Marseille, 413 p. [multigr.].

PECQUEUX A. (2005), « Le rap comme prolongement de la tradition réaliste de la chanson française. Pour un outil d’analyse, l’interénonciativité », La sémiotique des âges de la vie, Actes du Congrès de l’Association Française de Sémiologie, Lyon, [sous presse], 10 p.

REVAULT d’ALLONES M. (1995), Ce que l’homme fait à l’homme. Essai sur le mal politique, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 166 p.

SHUSTERMAN R. (1991), L’art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 273 p.

TODOROV T. (1981), Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique (suivi de Écrits du cercle de Bakhtine), Paris, Seuil, coll. « Poétique », 315 p.

Volume !, 3 : 2 | 2004 55

RÉSUMÉS

La violence du rap français s’avère être toujours un frein puissant à l’extension de son audition, alors même que ce genre musical est désormais solidement implanté. C’est dire qu’une étude à son sujet ne saurait faire l’économie de cette question. Or la réponse habituellement donnée, à savoir que la violence y fonctionne comme katharsis ou exutoire psychologique pour rappeurs et auditeurs, ne parvient précisément pas à satisfaire la part sociale de la demande d’explication : à faire passer le seuil de la violence à de potentiels nouveaux auditeurs. Le présent article postule qu’en mettant en œuvre une sociologie de l’action musicale, on peut chercher à conserver le schème de la katharsis, à la condition de ne pas en faire une réponse défi- nitive, valable en toute généralité : donc d’en faire un outil précis, pour certaines occurrences seulement de paroles proférées violentes. À ce titre l’écoute du rap met en présence d’un régime énonciatif double, l’amour/haine, qui s’avère problématique. En effet s’il instancie un « Nous contre Eux » (Amour pour Nous/Haine envers Eux) qui oriente vers le politique, son résultat (à partir d’un fond de haine) peut inquiéter. C’est pourquoi l’on propose de réintroduire le motif kathartique, sur les bases d’une lecture politique. Celle-ci pose que la katharsis n’a pas à voir avec l’épuration ou la purgation des mauvais sentiments, mais qu’elle fait faire l’expérience d’un vivre-ensemble déréglé, tout en laissant place pour un travail du politique. L’application de cette lecture à l’amour/haine permet d’expliquer en quoi une politique « démocratique » peut aussi émerger de ce régime problématique. Et elle parvient en outre à rendre une partie des paroles proférées violentes du rap audibles par un plus grand nombre.

INDEX

Index géographique : France Keywords : enunciation (regime), katharsis, politics / militancy, violence Mots-clés : énonciation (régime), katharsis, politique / militantisme, violence nomsmotscles Fonky Family Index chronologique : 1980-1989, 1990-1999, 2000-2009 Thèmes : chanson / song, rap / hip-hop

AUTEUR

ANTHONY PECQUEUX

Anthony PECQUEUX, Université de Reims / Sociologie Histoire Anthropologie des Dynamiques Culturelles (EHESS – Marseille / CNRS), mail.

Volume !, 3 : 2 | 2004 56

Dossier hip-hop

Disciplines du hip-hop Hip-hop disciplines

Volume !, 3 : 2 | 2004 57

Musique et danse hip-hop, des liens étroits à l’épreuve de la professionnalisation and Dance: Close Ties Tested by Professionalization

Isabelle Kauffmann

1 FOCALISER SON REGARD sur une situation et une pratique à qui la scène a piqué la vedette : la fête, c’est éclairer sous un angle négligé les liens étroits qui rassemblent danse et musique. Le développement d’un courant artistique récent (tout juste vingt ans), porteur des signes vivants de son foyer originel et insurrectionnel, nous rappelle cette relation forte.

2 Le contexte de production (initial) du hip-hop est la fête de quartier et la discothèque. Ce sont des lieux de découverte, de rencontre, d’initiation et de représentation pour les danseurs et leurs émules. L’esthétique des disciplines musicale et chorégraphique s’y est formalisée sous l’aspect particulier de l’improvisation et du défi. Ce foyer, toujours actif, structure le rapport des danseurs à leur pratique, les sociabilités et les modes de collaboration qui ont cours au sein des rassemblements et activités hip-hop, notamment les battles et les soirées. Cela a forgé un lien spécifique entre la musique et la danse : si ces disciplines sont différenciées, elles sont interdépendantes, c’est une musique à danser qu’on écoute collectivement, liée à une pratique fédératrice de la danse de club. La professionnalisation a perturbé cette imbrication, les belles et les bonnes manières hip-hop se sont diversifiées. Il en a résulté une tension entre deux types de développement du hip-hop : l’assimilation aux différents champs de professionnalisation (l’événementiel, les théâtres, la télévision, l’industrie du disque, les discothèques…) et l’auto-organisation, où la pratique a lieu entre pairs, où elle est gratuite ; conforme aux débuts du hip-hop.

3 Peu de travaux scientifiques existaient sur le hip-hop avant son évolution professionnelle au cours des années 1990. Conséquence ou hasard, rares sont ceux qui s’attachent à montrer la structuration interne de la danse hip-hop. Souvent étudiée à l’aune de ses contacts avec les institutions du spectacle vivant et de l’éducation

Volume !, 3 : 2 | 2004 58

populaire (Shapiro & Bureau, 2000 ; Lafargue de Grangeneuve, 2003), elle est alors perçue d’abord dans ses modifications et ses adaptations. Mais par rapport à quoi se transforme-t-elle ? D’où vient-elle ? À quoi les danseurs hip-hop se consacrent-ils « avant » d’arriver dans les théâtres ? Ont-ils déjà fait leurs preuves ailleurs ? Ou bien en dehors des institutions en place, point de salut ? Ce sont les auteurs français qui privilégient cette approche, ils ont certes affaire à des institutions au poids autrement prégnant que dans les pays anglo-saxons. Chez ces derniers (Lachmann, 1984 ; Maxwell, 1997) nous trouvons une focalisation intérieure par laquelle il est possible d’observer l’organisation d’un courant souterrain en cours d’institutionnalisation. Ce sont aussi des auteurs qui écrivent alors que le hip-hop éclot 1. Les rares auteurs français qui ont écrit avant le second âge du hip-hop (Bachmann et Basier, 1985) et les recherches de longue haleine, exposent également des analyses de l’organisation socio- esthétique hip-hop (Bazin, 1995 ; Milliot, 1997).

4 Il existe de fait une organisation de la danse hip-hop en dehors des théâtres, ou plus généralement des institutions en place. Cette structuration définit un type de pratique spécifique, une pratique amateur dans des cercles d’initiés, qui se trouve plus ou moins en tension avec le monde professionnel du spectacle (vivant). C’est à travers ces cadres sociaux que nous analysons ici la place de la musique dans la danse hip-hop.

5 Cet article s’appuie sur une enquête de terrain de trois années, pendant laquelle nous avons, notamment, suivi différents types de groupes de danse, fréquenté des lieux de danse en Île-de-France, dans l’Ouest de la France, et ponctuellement à Strasbourg, Montpellier, Lille et Hanovre : soirées, battles, salles d’entraînement et de cours, théâtres, répétitions, réunions de travail. Nous avons par ailleurs réalisé une trentaine d’interviews, parcours de danseurs de différentes générations intégrés au réseau des battles, des soirées et des théâtres : c’est-à-dire ceux qui sont connus des autres danseurs car ils se donnent à voir de manière réitérée, que ce soit dans des cercles (d’improvisation, de défi et de battle) ou sur des scènes, et qui alimentent ainsi le monde de la danse hip-hop, tant sur le plan symbolique (la danse en tant que forme esthétique) que sur le plan social (le réseau et l’interconnaissance). Après un exposé des pratiques festives et compétitives de la danse hip-hop, nous décrirons les effets de l’institutionnalisation hétéronome sur ses rapports avec la musique.

Une histoire de genre : une grande proximité entre musique et danse

6 Dans la discothèque, version urbaine et juvénile de la fête, la division stylistique de la danse est structurée par la musique. C’est par elle que la danse arrive et c’est pour danser qu’on l’écoute. La boîte accueille et occasionne aujourd’hui, comme il y a vingt- trois ans (époque de l’introduction du hip-hop en France), un type de pratique improvisé et communautaire. C’est dans la boîte de nuit que les disques-jockeys et les danseurs se retrouvent ; lieu de leurs premières armes et espace de reconnaissance entre pairs. Il s’ensuit un rapport collectif et intuitif à la musique. Avec l’autonomisation du défi sous la forme du battle, les liens danseurs-D.J.’s se trouvent institués.

Volume !, 3 : 2 | 2004 59

La division stylistique de la danse est structurée par la musique

7 Il existe cinq styles de danse hip-hop développés en France (dans leur ordre d’arrivée dans l’hexagone) : le break, le smurf (devenu poppin’-), le lockin’, la house et la hype (devenue new style et hip-hop). Ces cinq danses sont originellement dansées sur des musiques spécifiques, qui contribuent à qualifier l’énergie de chacune de ces danses. Le break est pratiqué sur une musique funk des années 1970 à la rythmique syncopée, appelée breakbeat. Le smurf sur du funk des années 1980 aux sonorités électroniques et au rythme binaire, nommé electrofunk. Le lockin’ sur le funk et discofunk des années 1970. Ces trois danses sont dites « old school » puisqu’elles existent avant d’intégrer le hip-hop 2. Autrement dit elles se pratiquent sur les musiques afro-américaine qui leurs sont contemporaines. Même cas de figure pour les danses dites « new school », la housedance et le new style. La première se danse sur de la house (music), la seconde sur du rap. Ces liens s’observent dans les soirées funk et hip-hop : Le D.J. passe de la house, puis du funk et du breakbeat, ce qui fait râler les danseurs de house. Ils s’arrêtent net dès que la musique passe au breakbeat. [Festival, théâtre Malraux, 92, 1er février 2002] 3

8 Ainsi que dans les entraînements : Un jeune homme […] entame un court passage de smurf dans un coin quand la musique change et passe d’une [musique de breakdance] à un style plus electro funk [musique de smurf]. Le smurfeur reprend. Malik 4 intervient alors : « Eh on essaie de rester en break les gars, sinon ça va être le foutoir 5. » [Entraînement FBI, gymnase de l’avenir, 44, 18h-20h, lundi 11 septembre 2000.] La correspondance entre la valeur esthétique et la valeur morale de l’ordre stylistique apparaît clairement dans le cadre de cet entraînement. Et pourtant deux semaines plus tard : La musique change, me semble plus electrofunk. Le jeune homme qui n’a pas fait de danse depuis deux ans se met à enchaîner blocages et ondulations. Yohann n’y résiste pas non plus. [Ibid., lundi 25 septembre 2000.]

9 La formalisation esthétique des danses de club que sont les danses hip-hop obéit à l’ordre stylistique musical. La terminologie choréologique en témoigne. Le lockin’ et le smurf sont nés en Californie, où ils sont appelés « funkstyles ». La breakdance tire son nom de la pause mélodique, le « break » dédiée au solo rythmique au sein d’un morceau. Le jackin’, danse née à Chicago à la fin des années 1980, est appelée housedance en France, du nom de la musique sur laquelle elle est interprétée. Le newstyle, danse qui se développe au cours des années 1990 est également appelée hip- hop par ses adeptes, car elle est pratiquée sur le rap, emblème du hip-hop depuis le début des années 1990. Les différentes danses hip-hop ont toutes un lien éponyme avec la musique qui leur est associée.

10 Ce modèle américain originel est quelque peu transformé au fil du temps et de l’espace, notamment en France. Quand l’apprenti danseur 6 découvre le hip-hop, il est tout autant initié à un genre chorégraphique qu’à un genre musical. Les tous premiers pas chorégraphiques ne sont pas structurés stylistiquement et tous s’essaient plus ou moins à plusieurs genres de danse, comme l’illustre le récit de Fabrice : Isabelle : Donc toi tu passes au break. Comment tu passes au break, du smurf au break ? Fabrice 7 : De toute façon, déjà, une, ces deux danses se rapprochent, se rapprochent dans le sens que c’est, c’est la même culture quoi, c’est dans la même culture, et

Volume !, 3 : 2 | 2004 60

quand tu vois du smurf à côté tu vois toujours du break, du moins à l’époque [1984-87] tu voyais toujours du break, comme tu voyais toujours un D.J., un rappeur ou un graffeur. [juillet 2002]

11 Par ailleurs, avec l’arrivée de la hype (ancienne forme du new style) au début des années 1990, les danses dites « old school » semblent datées, plus personne ne veut danser ni le smurf, ni le break. Le phénomène est accentué par le développement des chaînes musicales. La transmission de la danse au sein du groupe Asphalte montre comment s’opère ainsi une forme de domination symbolique : Isabelle : Mais tu dis que vous montiez des choré… ? Mickaëla 8 : De clip vidéo. Si, il y avait des clips vidéo quand même, à l’époque, Michael Jackson, tout ça et en fait donc moi je regardais pas, j’avais pas les chaînes qu’il fallait à la maison, mais Dikool en fait il faisait exactement les mêmes choré qu’ à la télé et nous on croyait qu’il inventait, moi je le prenais pour un dieu ce mec là ! Il prenait tout à la télé et je le savais pas ! Émilio : On était complice. Mickaëla : Ils étaient tous complices, ils prenaient tous les pas à la télé et nous on savait pas, on n’avait pas la chaîne. [Novembre 2001]

12 L’imbrication stylistique danse-musique est soutenue par l’effet de mode et le développement du vidéoclip qui associent et médiatisent danse et musique sur un même support. Avec la complexification du hip-hop, les possibilités de distinctions stylistiques possibles augmentent.

13 Depuis la venue de pionniers américains en France, les échanges entre les deux pays se sont accrus et un élan quasiment dogmatique a motivé le développement de battle de plus en plus institué. L’institutionnalisation se manifeste également par la spécialisation des D.J.’s. Ainsi, lors de la rencontre Standing Ovation, qui se déroule chaque année, depuis trois ans, dans un gymnase d’Île-de-France, il y a un D.J. funk, un D.J. house et un D.J. hip-hop. Le premier mixe pour le lockin’ et le boogaloo-poppin’ (smurf), le second pour la house et le troisième pour le new style. Les danseurs transfuges entre les styles sont inhabituels dans le cadre de la « compétition honorifique » (David Lepoutre, 1997). Cette catégorisation stylistique est de plus en plus structurante, notamment vis-à-vis de l’entraînement régulier des danseurs, car si tous pratiquent plus ou moins différentes danses hip-hop, très peu sont reconnus, ou ambitionnent de le devenir, dans plusieurs styles.

14 Musique et danse sont encastrées car héritières vivantes de la fête, cérémonie et auto- célébration de la pratique et du groupe qui la porte. Les spécialisations stylistiques sont des moyens de distinction individuelle et collective dans un espace social naissant. Qu’il s’agisse d’écouter pour improviser et interpréter au mieux, ou qu’il s’agisse de programmer et de composer ; le choix musical du danseur correspond à une prise de position stylistique et prend sens collectivement.

Écoute collective et pratique festive et compétitive

15 La soirée est un rassemblement pour danser à l’appel d’un D.J. Des rendez-vous célèbres ont ainsi marqué les trajectoires de danseurs et l’histoire de la danse hip-hop. Le terrain vague de La Chapelle 9 à Paris a vu se réunir, à l’appel du D.J. Dee Nasty, smurfeurs et breakeurs, graffeurs, MC’s et D.J.’s (ainsi que l’adepte lambda, ami des pratiquants). Ce rassemblement a contribué à fonder le hip-hop francilien, son rôle structurant est dû au fait qu’il rassembla des happy fews, noyau nécessaire à la diffusion

Volume !, 3 : 2 | 2004 61

et au développement d’un style, d’un courant esthétique. C’est donc la musique, le D.J., qui rassemble les autres.

16 La perception de la musique est collective, car c’est une musique « à danser », et parce qu’elle est liée à une pratique collective de la danse. L’écoute musicale est un plaisir partagé. C’est un moteur fondamental de la fête hip-hop. Elle anime les corps et devient un trait d’union. L’écoute est portée par la pratique de la danse elle-même collective. Qu’ils soient en soirée, en entraînement, en répétition ou en représentation, les danseurs sont un collectif dansant, simultanément ou pas, mais sur la même musique. Elle sous-tend un lien social, chorégraphiquement construit 10. La reconnaissance du morceau est fédératrice, elle permet de partager des codes stylistiques. L’un des objectifs du danseur est de connaître par cœur les morceaux du répertoire, musical et gestuel. Dans cette optique, la boîte est un lieu d’initiation et d’érudition à un mouvement, à un courant. On a affaire à la formation et à l’apprentissage d’un répertoire entre pairs.

17 L’écoute partagée connaît une plus grande intensité quand la dimension collective de la danse est formalisée. Le moment où l’écoute, la bonne écoute, est la plus décisive est celui du défi, ou du battle, rencontre compétitive entre deux danseurs, ou deux groupes de danseurs. Connaître les morceaux du répertoire par cœur permet d’improviser plus librement, d’une part, la musique sert de cadre à la création, d’autre part, elle souligne le mouvement et fait que le « public » sera ravi par la prestation du candidat. Le « public » étant constitué de pairs, il connaît lui aussi ces standards et apprécie d’autant plus les dialogues improvisés danseur-musique. Les accents, les silences et autres soubresauts de la musique intensifiés par la chorégraphie du concurrent suscitent généralement des cris et des sifflets d’enthousiasme participatifs.

18 Cette proximité entre le « public » et le danseur de défi rappelle la délimitation irrégulière des sphères d’activité : la danse hip-hop se pratique entre pairs, elle est donc gratuite, il n’y a pas de public autonomisé en tant que tel dans le cadre des défis. Toutefois son institutionnalisation en battle durcit la frontière entre les danseurs concurrents et les danseurs spectateurs : scène, gradins, jeu de lumière sur la scène théâtralisent la manifestation. Avec la localisation du défi dans un gymnase, ou une boîte de nuit, ou une salle de spectacle, un droit d’entrée apparaît pour les danseurs- spectateurs. Tout cela introduit une distance entre le danseur qui regarde et le danseur qui participe. De même la frontière entre chorégraphe et danseur n’est pas signifiante ici puisque le danseur de club, de défi et de battle est improvisateur, il est par définition créateur de ses mouvements et de leur enchaînement. Emprunter une figure ou une combinaison de figures à un autre danseur, c’est « pomper », c’est-à-dire imiter, donc tricher. Il existe un geste pour désigner ce fait, signe de son importance.

19 Le défi est une autonomisation de l’improvisation face-à-face qui a lieu en boîte de nuit entre danseurs émérites. Il n’y a pas de différenciation statutaire entre les danseurs et le public, le cercle est formé par des danseurs qui pourraient se retrouver au centre du cercle. L’activité est vouée à classer les danseurs entre eux, son but est la distinction interindividuelle au sein d’une pratique commune. L’un des moyens de se distinguer est la musicalité, le lien expressif à la musique. C’est donc un enjeu de taille qui motive l’acquisition d’un capital musical. Par ailleurs, la pratique improvisée, et surtout compétitive, implique une connaissance partagée de la musique qui concourt à la formation d’une communauté stylistique. L’appartenance à un style chorégraphico- musical marque une identité entre les danseurs.

Volume !, 3 : 2 | 2004 62

20 Sous-culture juvénile et populaire, le hip-hop structure les sociabilités au-delà du cercle de pratiquants et structure les individus au-delà d’une pratique. Malik : j’sais pas comment te dire ça, c’était… au feeling quoi on faisait ça ! Et ça v’nait vite parce que c’était not’ truc quoi ! C’était not’ truc, on l’savait tout d’suite, dès qu’on l’a, dès qu’on a écouté cette musique là, on s’, moi j’me suis dit c’est pour moi.[…] nous le rap c’était un état d’esprit à la limite, c’était un état d’esprit qu’on avait entre nous, on s’comprenait à travers le rap.[…] D’t’façon dans l’quartier on écoutait que des musiques comme ça. C’tait simple, c’tait soit la funk, soit d’la musique comme ça, ou soit les musiques hyper traditionnelles, les musiques arabes. [Octobre 2000] Dans un espace esthétique spécialisé les distinctions entre individus relèvent de détails d’initiés. Ces distinctions symboliques sont autant de définition identitaires, « murs invisibles » qui font qu’on entre dans le hip-hop, et qu’il faut posséder une clé.

Apprentissage autodidacte en soirée et rapport intuitif à la musique

21 De ce contexte de production procède une pratique fondée sur l’expressivité individuelle, le mimétisme gestuel et le plaisir musical source d’un rapport intuitif à la danse et à la musique. Isabelle : C’était quoi les petits spectacles dont tu parlais 11 ? Fabrice : Non ! Mais non ! C’était des petits trucs, je sais pas moi, fête de quartier… je sais pas moi, des petites télés, des petits trucs comme ça […] On préparait rien du tout ! On s’entraînait parce qu’on s’entraînait : toc ! allez ! on y va ! C’était pas organisé, c’était pas structuré, quand on faisait des spectacles on faisait des petites chorégraphies comme ça, c’était plus des freestyles, ou sinon faire le pantin derrière des chanteurs des trucs comme ça tu vois et voilà. Mais le truc, le kiff c’était de danser on préparait pas des machins, on préparait pas des spectacles, ouais on va être au point ! 5,6,7,8 ! Non, on savait même pas compter, y avait pas 1,2,3,4,5,6,7,8 ; y avait pas ça, c’était la musique, t’écoutes la musique, t’es dans la musique, t’as pas besoin de compter quoi[…] et nous à l’époque c’était au feeling, et comme on se prenait pas la tête avec les chiffres un et huit, comme on se prenait pas la tête, le feeling faisant que on était, ça tombait ensemble quoi. [juillet 2002]

22 La situation que décrit Fabrice est de fait toujours d’actualité pour les danseurs qui apprennent en autodidactes. La question des comptes, un symbole de la « rationalisation 12 » de la danse se retrouve dans les propos de Cobra 13 : Cobra : J’comptais pas avant. C’est depuis qu’on tourne bien que je compte... avant j’pouvais compter jusqu’à quinze. [rires] Ah ouais quand tu connais pas. Moi, pour moi la musique c’est infini. […] mais du moment, toujours sur le beat du mouvement, qu’tu restes sur la caisse claire. Alors pour moi comme j’étais musical, bon euh 1-2-3-4-1-2-3-4, pour moi le 4 ou le 8 c’était p’t’être un 11, un 8 ou un 15 pour moi, mais j’étais toujours sur le tempo. C’est ça qu’était bien aussi. [Avril 2001]

23 Dans le cadre des cours, la relation intuitive à la musique se transmet de manière non réfléchie et volontairement. Zacharia ne compte pas dans ses cours, il ponctue le tempo et les accents des mouvements par des onomatopées. Nombreux sont les enseignants qui agissent ainsi de manière habituelle, incorporée, Zacharia le fait de manière calculée, il le revendique et s’y tient, contre un « lissage » du hip-hop.

24 Quand le danseur ne dispose pas de musique, il devient producteur d’un rythme, voire d’une mélodie, manifestation du mouvement dansé. Les entraînements hip-hop relèvent souvent de l’auto-organisation : obtention d’un créneau horaire dans une maison de quartier, dans un gymnase municipal, voire investissement d’une place

Volume !, 3 : 2 | 2004 63

publique (galerie commerciale, rue piétonne, carrefour touristique). Dans tous les cas, ce ne sont pas des lieux prévus pour danser et il appartient aux danseurs d’apporter leur propre matériel de sonorisation. Si le « responsable » de l’accès au lieu n’amène pas de poste, il arrive que des entraînements se fassent dans le silence. Ce soir il n’y a pas de poste, les breakeurs s’entraînent sans musique. Cobra a des écouteurs sur les oreilles. Il y a du passage, des jeux de poignées de mains. Quatre Hobo’s Posse sont là, mais ne s’entraînent pas. [Aux Halles, Paris, vendredi 16 octobre 2001, 21h40-23h30]. Je dis à Mo : c’est tranquille… Il me répond : le mec qui avait la musique est parti ; ça discute plus… [Ibid., dimanche 9 mai 2002, 22h45-00h00].

25 C’est alors les mouvements du corps qui rythment à eux seuls l’espace et le temps. Les onomatopées des smurfeurs et des lockeurs, le souffle des breakeurs, le martèlement du sol traduisent la musique intérieure sur laquelle ils dansent. Si par chance un beat boxeur 14 est là, il va improviser un rythme selon son inspiration. Isabelle : Ah ouais en fait… c’était pas vraiment d’la danse… Malik : Pour moi au départ, non, euh… Bah les gens appelaient ça d’la danse, c’était entre le oui et le non. - C’était toujours sur d’la musique. - Ouais, tout l’temps. Ou le… t’sais le mec, quand on n’avait pas de musique, il f’sait le… theu, theu… - Ouais, le human beat box. - Ouais voilà. Beat box… Voilà quoi. Et euh… Et c’était une bonne époque, c’est vrai c’était bien… [Octobre 2000]

26 Un exemple, certes suscité par la caméra, illustre cette situation, dans le documentaire de Luc Riolon : Hip-hop Fusion. Le réalisateur interview des danseurs dans le forum des Halles, une petite démonstration s’ensuit, Frédéric, un « ancien », se met à improviser en (human) beat box.

27 La relation intime entre la musique et la danse repose dans le hip-hop sur le contexte de production festif et compétitif. Il façonne un rapport intuitif des danseurs à la musique lié à l’autodidaxie et à l’improvisation. La proximité entre la danse et la musique est aussi due à la relation d’écoute, le danseur n’est que très rarement producteur. La professionnalisation des danseurs va transformer ce lien.

La professionnalisation : une institutionnalisation hétéronome.

28 Au cours des années 1990, les pionniers du hip-hop, en particulier les rappeurs, les D.J.’s et les danseurs, se professionnalisent. Ce processus peut, a posteriori, sembler « naturel », suite à la décennie 1980 de découverte et de formation. Mais cela n’a pas été vécu comme tel par les danseurs de la première heure. Ils ont expérimenté l’ouverture des institutions culturelles publiques à ce genre nouveau. Ils ont découvert d’autres manières de faire et de penser : celles de la danse de théâtre, du show-business, de l’événementiel. La danse est devenue un produit que l’on peut vendre. Les crews sont devenus des compagnies et c’est toute une partie de l’organisation sociale de la pratique qui s’est modifiée. C’est également la forme et le sens de la danse hip-hop qui se sont diversifiés. Il y a deux grandes répercussions au niveau des rapports danse- musique : la concentration des activités de création entre les mains du chorégraphe,

Volume !, 3 : 2 | 2004 64

avec pour conséquence la dépossession du danseur de sa fonction créatrice, et une assimilation esthétique du spectacle de danse hip-hop au milieu professionnel côtoyé.

Concentration des tâches hip-hop

29 Avec la transformation des crews en compagnies, les chorégraphes commencent à administrer l’association, structure juridique de la compagnie. Il arrive qu’ils composent eux-mêmes la musique de leur chorégraphie. Mickaëla : À partir de 96 avec La Villette, structure chorégraphique, […] début de travail musical. On fait nos sons. […] Après quand on a commencé a avoir des machines, on avait au début une toute petite boîte comme ça où tu pouvais mettre juste un son dedans et je faisais doum, doum, doum doum. Émilio pendant ce temps là il faisait autre chose sur les platines et après je faisais toum toum toum, tac, il lançait le son et bon on faisait toute notre bande son d’une demi-heure sans s’arrêter, parce que si tu t’arrêtais fallait tout recommencer depuis le début ! [rit] Ah ouais à l’époque quand on travaillait nos bandes son, on passait de la platine disque à la petite boîte qu’on avait, le casse-tête ! [Novembre 2001]

30 Néanmoins, les groupes collaborent souvent avec un D.J. : Isabelle : Par rapport à la musique, elle a été composée en fonction de la chorégraphie ou César vous a apporté… ? Cobra : Non, voilà c’est ça, il nous a apporté ce qu’il avait, parce qu’on devait mettre des bruitages, on devait mettre plein de trucs. Bon, il y avait plein de thèmes, [il y avait] un thème Afrique, il y [avait] un thème usine, il y [avait] un thème… l’armée, tu vois […] mais c’était influencé par la chorégraphie et ça a [joué] simplement sur les thèmes. [Février 2002]

31 Émilio, Mickaëla, Fabrice et César partagent un point commun, ces chorégraphes sont des « anciens ». Ils ont connu, vécu, accompli les premiers pas du hip-hop en France. C’est sans doute cette socialisation qui date des débuts du hip-hop qui favorise une transdisciplinarité. César, est un ancien membre des French B-Boy Crew (FBC), un groupe de jeunes danseurs célèbre au début des années 1980. Il est au départ autant breakeur que D.J., puis il se concentre sur la composition musicale, et sur la chorégraphie, notamment à cause de douleurs physiques. Même cas de figure pour Émilio, l’un des chorégraphes de Soul System. Il ne breake plus, se limite à composer la chorégraphie et la musique en coopération avec Mickaëla (qui elle danse toujours). Un home studio occupe le tiers du salon d’Émilio, dont un mur entier est recouvert d’une collection de vinyles de plus de vingt ans. Mickaëla et Fabrice disposent tous les deux d’un capital culturel de cité (c’est également le cas de César, français de souche, « [qui] a grandi avec les Blacks et les Reu-beus 15 »). Mickaëla : Parce qu’avant je jouais beaucoup en live, j’aimais ça, c’était beaucoup de percussions, je faisais aussi le mix, Émilio m’avait donné goût à ça. […] à cette époque là quand on travaillait au centre de loisirs, c’était un quartier noir-africain, donc euh la directrice de ce centre de loisir était marié avec un musicien africain et on faisait très souvent des fêtes traditionnelles, djembé, moi je jouais beaucoup à cette époque des rythmes et je dansais, c’est là où j’ai connu la transe, c’est là où j’ai pris goût aux danses traditionnelles.[…]c’était pour le plaisir ; c’était pas pour le spectacle, c’était une formation, c’était autre chose, c’est là où j’ai commencé à avoir l’oreille, à avoir le rythme à créer des rythmes, ça s’est fait dans les fêtes, pareil que la danse en fait. [Ibid.]

32 La trajectoire de Mickaëla est étayée par un environnement familial relativement propice, une mère qui aime organiser des banquets, une sœur danseuse aux Folies

Volume !, 3 : 2 | 2004 65

Bergère, un premier frère chanteur puis écrivain et un second dans la logistique de spectacle. Fabrice bénéficie lui d’un proche qui va le guider : Fabrice : […] mon frère c’était un fanatique de [James Brown] et j’ai beaucoup écouté ça, la soul, la funk, en passant par le zouk, la salsa, la musique africaine et tout ça, mais je pense que y a une culture musicale aussi, […] je suis pas né dans le hip-hop, mais je suis né dans ses influences.[…] avec les, on va dire les parents du hip-hop, j’ai connu les parents du hip-hop au travers [de] mon frère, ouais. [Juillet 2002]

33 Initiée à la musique africaine dans les fêtes de quartier, percussionniste, Mickaëla a un rapport à la musique pratique, intuitif, et savant à la fois, le tout sert une chorégraphie et une danse sensualiste, concrète, où le son est au service du geste. Les repères dans la musique de leur création en cours ne sont pas une partition, des comptes ou des mesures, mais des sonorités, des « nappes » sonores et des cloches : La musique n’est pas ordonnée en séquence de huit temps, mais en « nappe », comme ils disent. Mickaëla donne le rythme ainsi « tac, tac, tic, tac ». […] ils ont pris conscience de ce qui se faisait et de ce qu’ils faisaient (cf. entretien de Mickaëla ci- dessus) et inventent par rapport à cela.[…] Mickaëla, Joséphine et Émilio continuent à chercher la fin du mouvement. Mickaëla : « J’ai deux cloches 16. » Émilio juge en regardant les différentes tentatives. La contrainte principale semble être de faire coïncider l’arrivée de ce déplacement avec la musique. [Répétition Soul System, jeudi 22 novembre 2001, théâtre Jean de La Fontaine, Seine-Saint-Denis, 10h45-16h15].

34 Ces désignations plus concrètes permettent sans doute aux danseurs de ressentir davantage la musique. À aucun moment ces derniers ne se plaignent de ne pas se repérer dans cette grille. L’usage d’une telle catégorisation est induite par le rôle de créateur des deux chorégraphes, elle offre une entrée supplémentaire dans leur univers esthétique via la musique. C’est un travail de composition électronique qui s’appuie sur une connaissance encyclopédique de la musique hip-hop, funk et afro-américaine 17, mais également, ponctuellement d’autres sphères musicales, comme Yma Sumac, ainsi que des sons, bruits, enregistrements, composés, recomposés, etc.

35 En termes de division du travail, cela implique une concentration accrue aux mains d’une ou deux personnes : Émilio demande à Mickaëla de refaire ce qu’il y a avant pour qu’il ait un repère visuel, puis de le faire doucement deux fois. Travail de synchronisme entre la lumière, la musique et la chorégraphie. […] La manière dont ils créent ce passage de dix minutes, me donne l’impression qu’ils construisent un puzzle à n dimensions : entre les danseurs (taille, possibilités choréiques, avis), entre les lumières et la musique, entre les différents mouvements, etc. [Ibid.].

36 D’autre part, la professionnalisation permet aux compositeurs d’acquérir un statut, serait-ce ponctuellement, comme le souligne Mickaëla : […] comme on est subventionné, […] je suis payée si je fais un peu de bureautique, nos répétitions elles sont payées, la musique quand on fait le son, on est payé. Maintenant, on est payé pour tout ce qu’on fait donc… et je touche les ASSEDIC, ça aussi. [Novembre 2001]

37 Salariée de sa compagnie, Mickaëla bénéficie d’un statut dont peu de compositeurs hip- hop bénéficient, et dont ils ne soupçonnent peut-être même pas l’existence, puisque seule la danse (dans le hip-hop) est quasi entièrement produite par des soutiens publics.

Volume !, 3 : 2 | 2004 66

38 La professionnalisation instaure un nouvel ordre statutaire dans le crew de danseurs. Le statut de danseur se différencie de celui de chorégraphe, deux fonctions se distinguent. D’autre part, le danseur est le seul représentant du monde hip-hop au sein du monde des théâtres subventionnés. Le leader devenu chorégraphe concentre également l’activité de compositeur, car quasiment aucun D.J. n’opère cette « migration » sociale, même de manière « pendulaire ». Ces nouveaux statuts sont ceux de la danse contemporaine (danse dominante en France, dans le monde des théâtres subventionnés).

La dépossession du danseur hip-hop de la fonction de créateur officiel

39 C’est une hiérarchisation redoublée que certains danseurs peuvent refuser. Dans les différents groupes en question des scissions ont eu lieu, entre autres à cause de tensions vécues comme un autoritarisme pesant d’une part, un manque de respect d’autre part. Une fois le dictaphone éteint Wadi 18 continue de parler, notamment de son départ de Phast, je lui demande comment cela s’est passé. Il m’explique que Césaire lui a demandé de partir grosso modo parce qu’il demandait trop de chose. Wadi me dit qu’il a besoin d’accents dans la musique pour danser, il l’a répété à Césaire plein de fois ; ce dernier bien qu’acquiesçant à chaque fois, n’en tenait jamais compte. Au bout d’un moment Wadi en a eu marre. [Octobre 2001]

40 On voit ici une distinction d’activité calquée sur le modèle des danses classique et contemporaine qui n’a pas lieu dans le hip-hop, en dehors des compagnies. Cela dépossède les danseurs de la fonction de créateur habitués à la liberté de la danse individuelle et improvisée. Cette caractéristique est sans doute un obstacle à la durée des projets collectifs dans la danse hip-hop. Au contraire, dans le battle, les places sont clairement délimitées, c’est d’ailleurs son but : classer. Mais le classement est ici objectivé et institué, et tous occupent la même fonction, concourent dans les mêmes conditions, tous connaissent à l’avance les règles du jeu. Au sein du battle, les activités sont clairement distinctes, et les rares danseurs D.J.’s ne s’inscrivent pas dans une hiérarchie directe par rapport aux autres danseurs.

La composition pour la scène, invention ou assimilation musicale ?

41 La musique est liée stylistiquement et socialement à des manières de danser, les différents espaces sociaux auxquels la danse hip-hop participent définissent des mises en forme esthétiques et sociales différenciées. Show-business et spectacle vivant sont deux débouchés possibles pour les danseurs hip-hop, ce sont des espaces hétéronomes qui de fait appliquent leurs propres normes à ces nouveaux venus.

42 Du collage musical à la composition programmée sur ordinateur, les shows et hip-hop donnent lieu à des productions musicales originales, ou académiques, qui s’inscrivent plus ou moins dans le format des théâtres. L’entrée dans les théâtres n’entraîne pas nécessairement une composition musicale originale, il arrive que des pièces chorégraphiques soient dansées sur une musique existante, empruntée à un tout autre univers artistique : musique traditionnelle africaine, arabe, musique baroque, free jazz, etc. C’est plus particulièrement le cas quand le ou la chorégraphe n’appartient pas au hip-hop mais à un autre genre chorégraphique, notamment la danse

Volume !, 3 : 2 | 2004 67

contemporaine. C’est aussi un signe fort de désir d’assimilation à la danse légitimée par les institutions culturelles publiques. Ces « métissages » sont prônés par les quelques festivals de danse hip-hop impulsés par les théâtres subventionnés et la critique artistique dominante. Le choix musical est un marqueur important du rapport aux esthétiques hétéronomes et à la norme hip-hop. Les uns parlent d’« ouverture d’esprit », de « rencontre », d’« évolution » ; les autres de « récupération », de « danse dénaturée », etc. Les premiers ont acquis ou désirent une position au sein de l’espace de la danse de théâtre, les seconds détiennent ou convoitent, d’abord, une place au sein du monde des battles. La danse hip-hop jouissant de vitrines-tremplins comme peu de spectacles vivants de sa génération en disposent, il est possible de voir sur une scène de théâtre subventionné un spectacle qui relève du spectacle de fin d’année du cours amateur. Il s’agit de groupes de danseurs débutants qui gravitent souvent dans les maisons de quartier et autres structures d’éducation populaire. La musique qui accompagne ces spectacles est un florilège des tubes préférés des danseurs, enchaînés sans transition ni fil conducteur musical, si ce n’est l’appartenance à la grande famille des standards de funk et de rap, avec comme caractéristique, l’ajout de bruitages (explosion, voix d’outre-tombe, coups de feu, etc.) en lien avec l’histoire du « show ». On a affaire au même type de productions dans le show-business ou l’événementiel. Le rapport à la norme musicale révèle ici l’intégration de la représentation chorégraphique dominante, elle n’exclut pas l’appropriation de ses principes pour les recomposer, processus source d’invention.

43 Un deuxième type d’autonomisation semble s’opérer avec la professionnalisation. En même temps que la séparation entre les disciplines s’institue, la distinction entre le hip-hop en tant que culture (au sens anthropologique du terme) et le hip-hop en tant qu’art (forme esthétique porteuse de sens et espace social) est plus ou moins clair. Certains danseurs établissent explicitement une correspondance entre l’assimilation artistique et l’assimilation culturelle et sociale. Youssef 19 : la mentalité d’aujourd’hui n’est plus celle d’avant […] cette danse-là […] a été récupéré[e], je vais donner un exemple, les Rencontres Urbaines c’est une récupération de toute, toute danse de la rue développée en spectacle dirigé par des metteurs en scène qui ne sont pas du milieu hip-hop mais plus contemporains, qui essaient de rendre cette danse plus contemporaine et plus classique en s’appropriant le vrai break. Le vrai break c’est un beat […] et dans le break aujourd’hui tu vas plus voir des mecs faire des pirouettes même si c’est pas des danseurs jazz et enchaîner au sol parce que pour dire je suis intégré […] je fais partie de la société et que je suis aussi un danseur classique. [Décembre 2000]

44 La danse, et avec elle sa musique, a directement affaire aux institutions culturelles publiques. Ce qui se joue dans la professionnalisation du hip-hop c’est une intégration selon un modèle assimilationniste, où la norme chorégraphique et musicale dominante, celle de la danse et la musique contemporaine, la danse et la musique de ballet des théâtres subventionnés et des critiques artistiques, devient structurante. C’est une question de hiérarchisation entre un espace jeune qui ne dispose pas de ses propres institutions de professionnalisation et des champs professionnels établis. Les danseurs hip-hop, s’ils veulent vivre de leur art, sont amenés à passer de casting en audition.

Volume !, 3 : 2 | 2004 68

Conclusion

45 La musique et la danse sont des activités particulièrement encastrées dans le hip-hop auto-organisé car elles se rassemblent dans un contexte festif, une auto-célébration du groupe. La structuration stylistique qui s’y construit concourt à l’élaboration de l’espace chorégraphique hip-hop, sur la base du groupe de pairs. Cette sous-culture juvénile et populaire se développe dans l’autodidaxie aux États-Unis comme en France. De la rencontre avec les institutions culturelles sont nés de nouveaux repères tant organisationnels qu’esthétiques. La réorganisation sociale des groupes de danseurs engendre une transformation statutaire avec une distinction entre la fonction de danseur et celle de chorégraphe et la concentration entre les mains de ce dernier de la composition musicale et chorégraphique. La danse, tant dans sa forme que dans sa signification se trouve également bouleversée.

46 Comme l’analyse Virginie Milliot « les jeunes [des] quartiers [de relégation] ont réalisé leurs propres synthèses culturelles, leur propre monde de significations. Les pratiques artistiques qu’ils ont inventées à partir du hip-hop leur ont permis d’exprimer, d’affirmer et de renforcer ce monde de significations. […] et de se définir et prendre place dans l’espace public. » De plus, la part d’assimilation artistique est inextricablement sociale à partir du moment où elle est mise en œuvre par des institutions dont le rôle principal ou secondaire est d’encadrer des adolescents (éducation populaire) ou de transmettre la bonne parole artistique (démocratisation culturelle).

47 Structuré stylistiquement et socialement, le hip-hop ne possède cependant pas d’institution qui permettrait sa professionnalisation. L’organisation croissante de cette pratique par l’institutionnalisation des battles, même en temps qu’activité non rémunérée, laisse présager d’une évolution sur le plan professionnel de cet espace où les imbrications identitaires, artistiques, mercantiles, sont en gestation.

BIBLIOGRAPHIE

BAZIN H. (1995), La Culture hip-hop, Paris, Desclée de Brouwer.

BACHMANN C. & BASIER L. (1985), « Junior s’entraîne très fort ou le smurf comme mobilisation politique », Langage et société, n° 34.

D.J. GOODKA, http://www.goodka.com/

KAUFFMANN I. (2002), « Des valeurs hip-hop à la valeur du Hip-Hop », Olga Galatanu (dir.), Les Valeurs, Nantes, Maison des sciences de l’homme, Ange Guépin.

KAUFFMANN I. (1997), Le carnaval hip-hop, un espace d’expression alternatif dans la Cité, mémoire de maîtrise de sociologie, université de Nantes, sous la direction de Ch. Suaud.

Volume !, 3 : 2 | 2004 69

LACHMANN R. (2003), « Le graffiti comme carrière et comme idéologie », (traduction de Jean- Samuel Beuscart, Loïc Lafargue de Grangeneuve, Claire Lemasne et Frédéric Vagneron), « Urbanités », Terrains & travaux, n° 5.

LAFARGUE DE GRANGENEUVE L. (2003), « L’Opéra de Bordeaux », Donnat O. et Tolila P. (dir.), Le(s) public(s) de la culture : politiques publiques et équipements culturels, Paris, Ministère de la culture (Département des études et de la prospective), Observatoire français des conjonctures économiques, Musée du Louvre.

LAPASSADE G. & ROUSSELOT Ph. (1990), Le Rap ou la fureur de dire, Paris, Loris Talmart.

LEPOUTRE D. (1997), Cœur de banlieue, Paris, Odile Jacob.

MAXWELL I. (1997), « Hip hop aesthetics and the will to culture », The Australian Journal of Anthropology, volume 8, issue 1.

MILLIOT V. (1997), Les fleurs sauvages de la ville et l’art. Analyse anthropologique de l’émergence et de la sédimentation du mouvement hip hop lyonnais, Doctorat de sociologie, université Lyon 2.

MILLIOT V. (2000), « Culture, cultures et redéfinition de l’espace commun », Jean Métral (coord.), Cultures en ville ou de l’art et du citadin, La Tour d’Aigues, édition de l’aube.

RIOLON L. (2000), Hip Hop fusion, 24 images/France 2.

SHAPIRO R. & BUREAU M.-Ch. (2000), « Un nouveau monde de l’art », Sociologie de l’art.

Writers (2004), 1983-2003, vingt ans de graffiti à Paris, Résistance films et 2Good productions.

NOTES

1. Ian Maxwell, sociologue australien, décrit effectivement la situation du hip-hop à Sydney au début des années 1990, situation qui rappelle celle des années 1980 en France. 2. Ce sont cependant des échelles de temps très courtes au regard de l’histoire de l’art et même d’une trajectoire individuelle. Le lockin’ serait né vers 1972, le break 1975, le poppin’-boogaloo 1978. 3. Tous les noms propres des personnes et lieux qui sont extraits d’entretiens et de notes de terrain ont été rendus anonymes, tant dans le respect de la vie privée des enquêtés que pour favoriser la prise de distance parfois difficile dans le cadre d’une enquête de terrain. 4. Malik est né en 1972 et commence la danse à l’âge de onze ans, en 1983. Il grandit en cité HLM, dans un quartier de Reyon, grande ville de l’Ouest, quartier où il vivait encore à l’époque de l’entretien. 5. C’est nous qui soulignons. 6. Nous nous limiterons dans le cadre de cet article à l’apprentissage spécifique au hip-hop, celui des entraînements. 7. Fabrice, 37 ans, d’origine antillaise, grandit dans une cité HLM d’une commune de Seine-Saint- Denis, où il vit encore. Danseur, puis rapidement breakeur, il découvre le hip-hop en 1982 et fait partie dans le courant des années 1990, de deux compagnies pionnières du hip-hop français : Phast Forward et Frères d’Azil. En 2002, il fonde son propre groupe. 8. Mickaëla, née en 1971 d’un père juif d’Afrique du Nord, d’une mère venue du pays des corons, grandit dans la commune de Seine-Saint-Denis où elle réside encore aujourd’hui, en cité HLM. Elle commence à danser vers 1984 dans des compagnies pionnières, puis elle suit le parcours modèle du danseur hip-hop « à la française », elle fonde son propre groupe, Soul System, et devient danseuse-chorégraphe dans la première moitié des années 1990, participe aux rendez-

Volume !, 3 : 2 | 2004 70

vous historiques mis en place par les institutions culturelles. Depuis 1998 sa compagnie est reconnue par la critique artistique et reçoit des subventions publiques. 9. À voir : un film d’archive dans le documentaire Writers. 10. Sur la construction sociale de la relation chorégraphique, voir Millliot, 1997, Lepoutre, 1997, Kauffmann, 1997. 11. Référence au récit de la période des débuts : 1982-1986. 12. Il s’agit en fait de l’acculturation du hip-hop aux danses dites « savantes », la danse classique et la danse contemporaine. 13. Danseur né en 1968, d’origine antillaise, il grandit dans une cité HLM de Seine-Saint-Denis, part vivre quatre ans aux Antilles, alors qu’il est jeune adulte puis s’installe à Paris. Il découvre le hip-hop en 1983 et devient d’emblée smurfeur. Il a fait partie de la même compagnie que Fabrice pendant plus de cinq ans, avant de fonder lui aussi son propre groupe en 2004. 14. Le (human) beat box est un art buccal percussif : le beat boxeur imite la boîte à rythme, le DJing et va parfois jusqu’à pasticher un tube connu de tous. 15. Verlan du mot « Beur ». 16. C’est leur unité de mesure musicale ; entre deux cloches, il y a une nappe. 17. Quiconque voudrait s’y adonner peut commencer par jeter un coup d’œil au très riche site de maître Goodka, DJ dévoué aux danses hip-hop old school, danses du funk : http:// www.goodka.co/. 18. Né en 1972, Wadi rentre dans la compagnie Phast Forward en 1989 à l’âge de 17 ans. Il grandit dans une cité HLM du 77 puis vagabonde. À l’époque de la troisième et dernière partie de l’entretien il vient tout juste de quitter sa « famille », Phast. Très conscient de ce qu’il doit à Césaire il décide de poursuivre son chemin de danseur et en 2002, il fonde sa propre compagnie avec Fabrice. 19. Né en 1971, Youssef commence la danse en 1984, il grandit dans un quartier phare où ont lieu les premiers événements hip-hop. Il arrête à la fin des années 1980, pour reprendre au milieu des années 1990, huit années de jachères comme tant d’autres qui gagnent leur vie, se marient, ont des enfants

RÉSUMÉS

Le hip-hop est né et s’est formalisé dans la fête de quartier et la boîte de nuit. Ce contexte de production toujours actif génère des liens ténus entre musique et danse sur le plan esthétique et social. Les divisions stylistiques chorégraphiques sont structurées musicalement. Cela guide l’apprentissage et les goûts musicaux des danseurs ainsi que leur écoute, qui existe d’abord pour la danse. Le rapport des danseurs à la musique est effectivement marqué par une écoute collective liée au rôle du D.J. et des soirées, moteur du groupe social hip-hop. La pratique collective de la danse induit par ailleurs une écoute commune de la musique, et contribue à la cohésion stylistique et sociale de l’espace chorégraphique hip-hop. Ces codes spécifiques partagés sont source d’une cohésion accrue quand ils sont des critères de distinction dans une joute chorégraphique. Cette configuration est en cours d’institutionnalisation dans le champ des compétitions chorégraphiques hip-hop : les battles. Avec la professionnalisation qui se développe dans la musique et la danse, les relations sociales au sein du hip-hop et l’organisation des groupes de danseurs est perturbée. Le statut de danseur hip-hop se divise en danseur d’un côté, chorégraphe de l’autre. Il devient parfois compositeur de

Volume !, 3 : 2 | 2004 71

la musique des chorégraphies qu’il dirige. Il s’ensuit une innovation musicale spécifique à la danse hip-hop de théâtre. D’autre part, le danseur voit son ancien alter ego prendre une place dans une hiérarchie nouvelle, qui le situe au second plan. Il se trouve dépossédé de sa fonction de créateur, spécifique à la danse d’improvisation caractéristique du hip-hop. Dans ce contexte de changement, les choix musicaux sont significatifs d’un positionnement vis-à- vis d’une norme esthétique, et de l’assimilation plus ou moins grande des traits stylistiques de la danse de battle, danse amateur, en cours d’institutionnalisation, à la danse de théâtre, professionnelle et instituée.

INDEX

Index géographique : France Mots-clés : DIY / autoproduction / auto-organisation, danse, intégration / assimilation Keywords : dance, integration / assimilation, DIY / self-production / self-organization Thèmes : rap / hip-hop Index chronologique : 1990-1999, 2000-2009

AUTEUR

ISABELLE KAUFFMANN

Isabelle KAUFFMANN est doctorante en sociologie, CENS, université de Nantes. mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 72

Hip-hop et DJing : une pratique musicale technique dans « l’arène sociale » Hip-Hop and DJing: A Technical Musical Practice in the “Social Arena”

Alexandra Besnard

L’apprentissage du mix : une appropriation musicale et technique

1 Les DJ rencontrés pour les besoins de mon enquête n’avaient, pour la plupart, pas eu de formation musicale préalable. Pour cette raison, ils se devaient de créer leur stratégie d’apprentissage du mix. En effet, l’acte de mix du « DJ-apprenant » est subordonné à un processus d’acquisition des pré-requis rythmiques de la mélodie et d’appropriation des fonctions effectives de son matériel : les platines et la table de mixage (voir schéma 1 ci- dessous).

2 Musicalement, le DJ est confronté à deux univers sonores inscrits dans les sillons du vinyl, son action consistant en l’hybridation sonore de ces deux matières. C’est par l’écoute de la musique et le développement de sa capacité à décomposer « à l’oreille » la structure rythmique des morceaux qu’il tendra à appréhender la musique. Ce processus d’appropriation musicale constitue le lot de tout DJ débutant et son acquisition peut se décomposer comme suit.

3 Dans un premier temps, ce dernier se devra d’apprendre à écouter ses disques, c’est-à- dire se concentrer sur la structure des morceaux. Cette étape reste invariable, que l’on souhaite mixer de la techno, du hip-hop ou tout autre courant des musiques électroniques. Pour ce faire, il devra s’entraîner à différencier les composants rythmiques du morceau, à savoir les grosses caisses et les caisses claires qui constituent la base rythmique du morceau. Cette reconnaissance se fait soit par le repérage de chacun des éléments dans sa sonorité spécifique, ou par l’opposition entre ces deux instruments. Une fois ceci assimilé, la reconnaissance du tempo le plus rapide devra

Volume !, 3 : 2 | 2004 73

être mise en œuvre afin de pouvoir caler les deux disques à la même vitesse. Le compte des mesures intervient alors, sachant que les 1ers et 3e temps sont des grosses caisses et les 2e et 4e temps sont des caisses claires. À ce processus cognitif, le DJ peut s’engager physiquement (par le compte des mesures à haute voix, et/ou le marquage des temps par le battement du pied ou des doigts) pour faciliter ce « découpage rythmique », ces étapes lui permettant d’optimiser la phase de calage, c’est-à-dire la synchronisation des deux disques lors de leur diffusion et donc l’essence même du DJing. D’autre part, les compétences fondamentales que le DJ se doit d’acquérir ont trait au fonctionnement même de son ensemble de composition : les platines et la table de mixage. Cette acquisition relève d’un processus d’appropriation que l’on peut décrire ainsi :

4 La phase de « bidouillage » correspond à la découverte physique du matériel, celle-ci souvent guidée par la curiosité du DJ face à ses machines et matérialisée par le contact physique de ses mains avec les composants du matériel (faders, boutons d’effets, interrupteur start/stop…). C’est par ce premier contact physique tactile que le DJ va se familiariser avec les machines. C’est le désir de compréhension du fonctionnement de la machine qui est le premier moteur, ces expérimentations étant guidées par les pré- notions que le DJ se fait du fonctionnement du matériel.

5 À ce mécanisme s’ajoute la stratégie de l’essai/erreur. Le DJ — après quelques tâtonnements — décide d’orienter son action en finalité, de faire coïncider son geste avec un résultat technique qu’il a déterminé. C’est alors un mécanisme cognitif qui est mis en place : la définition du but à atteindre en étant la première phase, puis la mise en œuvre de gestes dans cette visée (action orientée en finalité), le constat d’inadéquation entre son geste et le résultat obtenu. L’erreur est alors localisée, puis le DJ met en place une action corrective. Une fois le « bidouillage » et la compréhension mécanique entamés, le DJ devra mobiliser toutes les informations glanées et les transformer en connaissances acquises, que celles-ci servent à l’incorporation de la dynamique de l’objet technique à laquelle il devra adapter ses stéréotypes moteurs. L’appropriation des fonctions techniques des machines permet donc l’adéquation entre intentionnalité du DJ et moyens mis en œuvre par ce dernier.

Volume !, 3 : 2 | 2004 74

Schéma 1 : platines

1) Bouton Start/Stop : mise sous tension des platines. 2) Plateau + Feutrine : espace où le disque est posé ; la feutrine sert à éviter le glissement du vinyl sur le plateau. 3) Bras et tête de lecture : lecture des sons gravés dans le sillon du disque par frottement du diamant, situé à l’extrémité de la tête de lecture, sur les sillons. 4) Cross fader : selon le côté où se trouve le cross, si il est ouvert ou fermé, lecture et diffusion des sons de la platine de gauche ou celle de droite. 5) Fader platines gauche/droite : contrôle du volume de la platine de droite ou de gauche ; il peut parfois y avoir un 3e fader vertical dans le cas où la table de mixage possède 3 entrées, cette 3e pouvant être destinée au branchement d’un micro. 6) Pitch : réglage de la vitesse de rotation du plateau. 7) Boutons d’effets platine droite/ gauche : rajout d’effets( réverb’ par exemple) sur les sons qui sortent de la platine droite ou gauche, ou pour le micro dans le cas d’une table à 3 entrées.

6 L’acquisition de ces compétences techniques peuvent être corrélatives de la consultation d’autres DJ plus expérimentés, de manuels et DVD d’apprentissage ainsi que de cours et stages spécialisés dans ce domaine. En effet, le fait d’exploiter ces différentes sources d’informations permet au DJ d’optimiser le processus d’apprentissage. C’est donc par le croisement des données théoriques (cours, manuels, autres DJ…) et de la pratique effective par le processus d’appropriation qui vient d’être décrit que le DJ construit sa pratique du mix.

7 La pratique du DJing hip-hop implique donc l’utilisation et la maîtrise d’un ensemble de machines 1 de composition précis et peu variable, ceux pré-cités. Cette configuration matérielle reste le schéma déterminant les productions musicales pour tous les DJ hip- hop, bien que dans certains cas, certaines machines, comme les samplers 2, les boîtes à rythme 3, voire un laptop 4 puissent être utilisées comme des compléments. L’histoire de ce courant musical est intrinsèquement liée à l’utilisation ré-appropriée des platines vinyles et de la mixette. Si l’on se réfère à la mythologie hip-hop 5, la paternité de ce mouvement est attribuée à Afrika Bambaataa, Grand Master Flash, Kool Herc (DJ new yorkais officiant dès les années 1975), et tous leurs confrères qui mirent en lumière cette musique lors de block parties — des sound system organisés dans des quartiers new yorkais — où les DJ accompagnaient le flow des rappeurs grâce à des platines vinyles de salon. Ainsi, ces appareils déplacés de la sphère privée du foyer familial à la sphère sociale des block parties enracinaient cette pratique musicale dans la rue. Au delà de cette exportation spatiale et utilisationnelle, c’est aussi le statut même de l’appareil de diffusion musicale qui se voyait modifié ; en effet, ces machines, par l’usage qui en

Volume !, 3 : 2 | 2004 75

étaient fait, évoluaient de simple outil de diffusion sonore vers un outil de re-création musicale.

L’art du mix et la réappropriation des fonctions des machines

8 Le mix hip-hop, envisagé comme une praxis technique possédant son registre de gestes techniques (Cresswell, 1996 : 137), est une ré-appropriation des fonctions de la machine, non au sens de détournement puisque la fonction première des platines est de servir de support de diffusion de la musique inscrite sur le vinyle et ce par le glissement du saphir de la tête de lecture sur les sillons. La notion de détournement n’est pas adéquate, le terme d’extension semble plus approprié : « Tous les appareils techniques utilisés par le hip-hop servent d’abord à la reproduction de sons mémorisés ou enregistrés, et ils ne devinrent des instruments qu’à travers leur mode d’utilisation, leur application, leur combinaison et leur mise en réseau 6 » (Poschardt, 2002 : 54).

9 En revenant aux sources du hip-hop (ou de la techno), on constate que le matériel originel n’était pas adapté à l’usage que les DJ voulaient en faire : « Le DJ lit à sa manière le mode d’emploi des appareils… » (Poschardt, 2002 : 185). Ils utilisèrent ce matériel, les platines et les tables de mixage en développant leur potentiel fonctionnel pour les « transcender ». S’il y a détournement, il s’agira alors autant du détournement des outils de production musicale que de celui de sons. Dans la mesure où les machines originelles du mix n’étaient pas adaptées, les DJ se voyaient dans l’obligation de les « bricoler » afin d’obtenir le résultat qu’ils poursuivaient. C’est la ré-appropriation des fonctions de la machine par l’homme qui confère à la machine son statut d’instrument 7, celle-ci ayant une double vocation : outil de diffusion musicale et outil de composition musicale ; c’est donc l’espace de liberté laissé entre la logique de produit et la logique d’outil que le DJ exploite pour donner à son matériel son statut « d’instrument de musique ». Par le DJing, la platine vinyl a acquis le statut d’un outil de création musicale, ne se cantonnant plus à un outil de diffusion.

10 En effet, si l’on devait associer la musique hip-hop à une machine, une grande majorité de DJ évoquerait la mythique platine MK2 de la marque « Technics », celle-ci symbolisant l’essence même du hip-hop, tant au niveau des représentations qui lui sont associées, que de son réel potentiel technique. Il existe une certaine forme de fétichisme relatif aux machines, certaines acquérant un statut et une notoriété telle qu’elles sont admises par tous comme la norme en vigueur comme c’est le cas pour la MK2 ; cette platine inscrite dans l’histoire du DJing, et particulièrement dans celle du hip-hop.

La table de mixage comme médiateur et instrument ?

11 L’évocation du DJing donne particulièrement la vedette aux platines, reléguant la table de mixage (voir schéma 2 ci-dessous) et son rôle au second plan, la ré-appropriation de cet appareil semblant moins évidente que celle opérée sur les platines. La table de mixage, considérée comme outil médiateur de l’hybridation du son, doit être remise dans son univers de référence ; à savoir son rôle dans la combinaison et la mise en réseau des platines. La mixette (table de mixage) dans l’espace technique que constitue

Volume !, 3 : 2 | 2004 76

la configuration matérielle du DJ constitue la pierre angulaire de ce système, c’est sur et par elle que repose la possibilité ou non de mélanger les matières sonores présentes sur les disques. En effet, elle constitue le médiateur entre le matériau sonore (les mélodies inscrites dans le vinyl), le support de diffusion (les platines et le rendu sonore) et le produit sonore diffusé par les enceintes via l’amplificateur.

Schéma 2 : table de mixage

12 Ce constat fait émerger l’hypothèse que la table de mixage peut être considérée comme un instrument ; l’usage qui en est fait par le DJ (comme produit d’une rencontre entre la logique d’usage et la logique technique de cet objet), à savoir, exploiter le mélangeur physique de sons dans le but d’hybrider deux matières sonores. La finalité est la création de nouvelles mélodies ou de nouveaux rythmes. Contrairement aux instruments dont les sons sont régis par le solfège, la mixette n’est pas utilisée pour produire des notes, mais des sons ; c’est alors la mise en forme de ces sons qui importe, tout comme sur un piano on enfonce une touche pour obtenir une note, ici, on tourne un potentiomètre et on actionne un fader pour obtenir des effets sonores, réverb’, delay, cut, etc., comme on peut le faire sur une guitare… C’est donc la modulation des textures sonores et l’hybridation de celles-ci que permet le maniement de la table de mixage, et ce via les gestes du DJ sur la table de mixage et ses composants : les potentiomètres et faders de celle-ci.

Ergonomie et espace de mix

13 Du DJ, comme de tout musicien, est attendue une maîtrise de son matériel et des fonctions de celui-ci afin d’acquérir les savoirs et savoir-faire susceptibles d’optimiser sa pratique du DJing. Pour cela, il lui est nécessaire de connaître son matériel de composition et d’adapter son comportement face à cet artefact afin d’élaborer les gestes techniques efficients 8. Précisons que plus ce matériel comporte de fonctions diverses, plus le processus d’appropriation s’étend dans le temps.

14 Dans cette optique, le DJ va mettre en place des stratégies d’apprentissage que Jean Pierre Warnier définit comme « une réinvention, une adaptation et une appropriation opérée par le sujet » (Julien & Warnier, 1999 : 9). Il s’agit ici de l’apprentissage des

Volume !, 3 : 2 | 2004 77

gestes techniques inhérents à une activité technique, ici le DJing, qui selon Warnier possède trois caractéristiques : • elle est basée sur des préalables, les prises de position de l’utilisateur ; • elle est expérimentale ; • elle nécessite l’équilibrage de deux instances (logique technique et logique sociale).

15 Le DJ est alors à envisager comme un exécutant technique, un ingénieur détenteur de savoirs et savoirs-faires, à envisager comme une personne dont les connaissances lui permettent d’agir en tant qu’opérateur dont les compétences sont relatives à l’utilisation des machines, mais aussi comme un chercheur, se servant de ses compétences afin de transcender les possibilités techniques que celles-ci lui permettent.

16 Les compétences techniques induites par le fonctionnement et la structure même des machines de mix sont les préalables à la pratique du mix ; cependant, elle est aussi une pratique gestuelle où l’adéquation entre les gestes que le DJ doit effectuer et la configuration spatiale du matériel se doit d’être optimale. L’optimisation dans la recherche ergonomique entre le positionnement du DJ et l’organisation spatiale de l’espace de mix constitue une variable prépondérante dans l’aboutissement de sa pratique. Debout, campé sur ses jambes, son poids du corps réparti sur ses deux jambes ou s’appuyant plus sur la jambe arrière si celle-ci est tendue et l’autre plus avancée vers les platines, le buste légèrement penché sur les platines de manière à voir précisément les disques et leurs sillons et pour ne pas entraver ses gestes lorsqu’il mixe. Ce positionnement physique est donc orienté par la configuration de son matériel et répond à son confort gestuel.

Dimension cognitive dans le DJing

17 Comme expliqué précédemment, le DJ doit acquérir un répertoire de gestes techniques afin de pouvoir entamer le processus d’apprentissage et arriver à la maîtrise du mix. L’élaboration de ces gestes techniques du DJing fait appel à deux dimensions : • une dimension cognitive dans l’établissement des corrélations entre les gestes du DJ et les réactions mécaniques des machines, ces actions étant orientées en finalité ; • une dimension technique propre au matériel sonore.

18 La dimension cognitive est particulièrement importante lors des phases de calage — synchronisation de deux rythmes — car cette dernière fait appel à plusieurs sens : • L’ouïe. Elle permet la dissociation des deux mélodies et la mise en place de la représentation du mix à venir, le mix que le DJ effectue mentalement d’après ses deux échantillons sonores. De plus, l’utilisation de ce sens permet la reconnaissance du disque le plus rapide, une des phases primordiales du calage. • La vue. On ne peut amoindrir le rôle de ce sens dans le mix, la sélection de l’échantillon sonore ; celle-ci répondant à deux stratégies. La première consiste à poser le diamant sur un sillon sélectionné « à vue », c’est-à-dire identifié par son aspect physique. Ce procédé représente un gain de temps pour le DJ mais requiert une connaissance parfaite du vinyl afin de repérer visuellement le son selon les infimes variations des aspects du sillon. L’autre stratégie est une forme de substitution à ce calage « à vue », elle consiste à coller une marque visuelle à l’endroit voulu du sillon ; ainsi, par la matérialisation physique et visuelle de ce point, la recherche n’a plus lieu, ce qui constitue un gain de temps précieux. Il est

Volume !, 3 : 2 | 2004 78

fréquent de voir des DJ capables de reconnaître deux rythmiques, de régler la vitesse de rotation du disque et de caler les deux rythmes dans un délai inférieur à dix secondes. • Le toucher. Il est la source même du DJing, c’est par lui que l’interaction entre le DJ et les machines se matérialise ; nous reviendrons plus bas, et avec plus de précisions, sur ce point. Par ailleurs, le mix, comme pratique de précision faisant appel aux sens de la vue et de l’ouïe, nécessite comme présupposé une connaissance auditive et visuelle très précise du matériau. Le vinyl étant ici considéré comme un artefact de conversion « œil-oreille- œil »

L’interaction DJ/machines

19 L’engagement cognitif dans l’acte de mix va de pair avec une interaction physique du DJ avec les machines. Par interaction, il faut entendre une implication physique et corporelle de ce dernier. Ainsi, on peut localiser les points de contacts physiques de la main du DJ dans différentes zones de l’aire physique du matériel : d’une part, les platines , par l’usage fait de certains de ses éléments, tels l’interrupteur Start/Stop, le bras et le pitch de la platine ; et d’autre part, la table de mixage par l’interrupteur Start/ Stop, le cross fader horizontal, le cross fader du casque, le bouton de volume du casque, les cross fader verticaux de volume et les boutons, « potars » d’effets. Les zones de contact entre les mains du DJ et le matériel sont localisées sur des points précis des machines, celles énoncées ci-dessus.

20 L’usage de la table de mixage diffère selon le type de musique effectuée ; dans un mix techno, ce sont les « potars d’effets » qui seront le plus utilisés, alors que pour un mix hip-hop, les potentialités offertes par les cross de la table seront les éléments privilégiés de la pratique.

21 L’interaction entre le musicien et ses machines se matérialise par le contact physique direct qu’il entretient avec le matériel. Les éléments matériels primordiaux pour le DJ Hip-hop sont les faders verticaux, le cross fader et le disque vinyl, ces deux derniers constituant les points de contact les plus récurrents dans le scratch.

22 Les gestes effectués par le DJ s’inscrivent dans le répertoire du quotidien (tourner des potentiomètres, appuyer sur des interrupteurs, etc.), ils ne possèdent aucune spécificité relative au DJing ; la particularité et la diversité des scratchs découlent de l’intensité que le DJ applique dans ses gestes. On peut d’ailleurs remarquer des disparités entre les DJ initiés et les novices, ces derniers tatonnant, en recherche de l’intensité à appliquer à leur geste dans le scratch, dénotant une incertitude dans la poursuite d’une adéquation entre la finalité poursuivie par le DJ et les gestes mis en place.

23 La fonction qu’attribue le DJ à ses machines et donc à leurs séquences opératoires engage ses gestes qu’il construit seul et collectivement. Dans ce type de pratique, la dynamique de l’objet technique est amplifiée par l’engagement physique du DJ. Le rôle que ce dernier tient n’est plus uniquement celui d’opérateur technique, actionnant des boutons et interrupteurs, profitant des potentiels et des fonctions du matériel de manière plus ou moins prédéfinie. Il s’intègre en tant que force motrice dans la dynamique de l’objet (Julien & Warnier, 1999 : 81), utilisant ses fonctions premières, les détournant et y impulsant sa propre dynamique corporelle. Cette intégration de la dynamique de l’objet, telle que nous l’avons décrite précédemment, participe de la mise en place du schéma corporel adéquat à la pratique du DJing et plus particulièrement à celle du scratch.

Volume !, 3 : 2 | 2004 79

24 L’instrumentalisation de la table de mixage, telle qu’elle fut évoquée dans le paragraphe précédent est plus que remarquable dans la pratique du scratch. En effet, le scratch en tant que son est produit par le frottement du saphir sur le vinyl, mais le cross fader est aussi utilisé afin de donner une plus large variétés de sonorités. Le DJ s’en sert comme d’un commutateur alternant ouverture et fermeture du cross fader. Les coupes ou « cut » dans le son que ces mouvements d’aller et venues produisent permettent de créer la rythmique du scratch. Dans cet exemple précis, la table de mixage et plus précisément le cross fader peut être envisagé comme pièce maîtresse de l’instrument de musique qu’est la table de mixage. C’est donc le rôle intermédiaire que joue la table de mixage dans l’opération de mix qui lui confère son statut d’instrument de création musicale.

25 La « mythologie hip-hop » attribue la paternité de cette pratique à Grand Wizard Theodore qui un jour, par un mouvement brusque sur ses platines, fit dévier le diamant du sillon, provoqua un bruit que le DJ trouva intéressant et tenta de reproduire en frottant le disque du bout des doigts. C’est de cet incident technique qu’apparut le scratch, ou comment créer de nouveaux sons en effectuant des mouvements de va et vient avec la main sur le vinyl, en faisant ainsi déraper le diamant sur les sillons et produisant un bruit, modifiable selon le geste effectué et son intensité.

26 Le scratch tient une place à part dans le DJing ; dans cette pratique, ce n’est pas le mix au sens de calage de disque qui importe, mais le fait de produire, en isolant un son précis du morceau et en exerçant une pression de la main sur le vinyl d’avant en arrière afin de créer un nouvel élément sonore et rythmique. Ce type de sonorité peut soit s’inscrire dans un mix, soit être un enchaînements de scratchs variés, dans leur technique d’exécution et dans leur rendu musical. Bien que cette pratique implique la mise en œuvre de gestes techniques, la musicalité y tient une place prépondérante. Le « scratcheur » n’est pas qu’un exécutant technique , mais un chef d’orchestre des sons inscrits sur ses vinyls.

Le scratch au sein de « l’arène des habiletés techniques »

27 De plus, cette praxis est porteuse de valeurs culturelles enracinées dans le mouvement hip-hop. En effet, ce courant musical, outre les messages tels que « peace, love and unity », fondement de la culture hip-hop, véhicule l’idée de combat contre soi même et contre les autres ; cette notion de combat se manifestant dans les « battles », compétition de danse, de DJing ou de graffiti, mises en place comme exutoire à la violence des ghettos (berceau de la culture hip-hop).

28 Ainsi, ces battles peuvent être interprétées sous l’angle de la sociologie des techniques par le concept d’« arène des habilités techniques ». Il s’agit dans un premier temps de définir le terme d’« habiletés techniques », au sens où l’entend Nicolas Dodier : « Le lieu d’épreuves des capacités de l’homme confronté dans ses actes au fonctionnement des objets techniques et placé au carrefour des jugements d’autrui » (Dodier, 1995 : 220). La battle de DJing est donc un espace social défini où s’affrontent des DJ , par sessions de scratchs interposés. Le compétiteur doit alors démontrer son habileté devant un jury composé d’initiés, des DJ détenteurs de titres gagnés dans ces mêmes

Volume !, 3 : 2 | 2004 80

championnats. Les critères de notation prennent en compte trois aspects de la pratique.

L’habileté technique du compétiteur

29 La dextérité du DJ dans cette pratique en terme de maîtrise de ses machines se traduit par la rapidité d’exécution des scratchs, leur précision, leur aspect novateur ainsi que sur le plan de l’inventivité gestuelle (comme tapoter sur le bras de lecture de la platine afin de recréer une percussion). Tous ces critères rentrent en compte dans la notation technique délivrée par le jury. Ce sont toujours les compétences techniques qui priment.

La musicalité

30 Le scratch étant le résultat d’un frottement du saphir sur le sillon, le bruit obtenu, pour une oreille non avertie, s’apparente à un bruit plus qu’à un son ayant un rapport avec la musique. Cependant, les « initiés » y entendent un son, une musicalité, le son produit dépendant du type de scratch effectué. Le talent du DJ se mesure aussi à sa capacité à effectuer des scratchs mélodieux. Un scratcheur talentueux pourra à l’aide de ses platines et de sa table de mixage créer des sons improbables, pour lesquels l’analogie avec des sons connus est impossible, effectuer des « dialogues » tant les scratchs ont des formes et des tonalités différentes, ou recréer une rythmique de toute pièce.

L’interaction

31 Celle-ci se joue sur deux niveaux ; lorsque le passage se fait par équipe, c’est l’interaction entre ses membres et par là, le jeu et la mise en scène d’eux-mêmes qui sont appréciés ; dans l’ébauche d’une chorégraphie où chaque DJ commence un geste puis s’éloigne des platines, un autre le remplaçant pour continuer la chaîne opératoire par exemple. Dans un deuxième temps, l’interaction avec le public, c’est-à-dire l’échange et les réactions que le ou les DJ suscitent chez lui sont un facteur important dans la représentation que se font les jurys de la prestation et de l’effet produit sur le public.

32 Le compétiteur ayant connaissance de ces critères, il adaptera sa prestation et mettra en scène ses compétences techniques conformément aux attentes des jurys et du public, se conformant par là aux représentations que ces derniers projettent sur sa pratique et son statut de « scratcheur ». l’innovation étant au sein des critères de notation, il n’est pas rare de voir des DJ transgressant ces codes pré-établis, se conformant par là à un autre des critères de qualité, à savoir l’inventivité gestuelle et musicale. Le DJ met donc en place des actions orientées en finalité, au sens wéberien du terme, dans la mesure où il adapte sa manière d’agir aux résultats qu’il s’est fixé, il met en place des stratégies pour arriver à ses fins, répondre aux « règles de l’art du scratch » fixées par le jury.

Volume !, 3 : 2 | 2004 81

« L’éthos de la virtuosité » : éthique du turntablisme ?

33 Comme évoqué dans le paragraphe précédent, l’arène des habiletés techniques est ici illustrée par les battles de DJing, mais c’est désormais à la pratique du scratcheur et à ses représentations que va s’intéresser ce chapitre.

34 Nicolas Dodier définit l’éthos de la virtuosité comme « le souci des opérateurs de s’accomplir à travers leur activité technique dans un espace de jugements, l’arène des habiletés techniques » (Dodier, 1995 : 222). En effet, le DJ-turntablist a pour but de montrer ses compétences lors de ces manifestations et de les faire admettre par ses pairs, ceci se traduisant par l’obtention d’un titre. À travers ce titre, c’est la reconnaissance publique de leur talent que recherchent les compétiteurs, ce dans l’espace social de référence des DJ.

35 Dans l’univers des instrumentistes, il n’est pas rare d’entendre un nom associé au terme « virtuose », au sens d’un instrumentiste talentueux et reconnu comme tel. Cependant, la virtuosité ne se manifeste pas uniquement au travers d’une mise en scène de la pratique musicale, il faut aussi préciser que celle-ci est localisée dans un espace musical donné, bien souvent le concert ; en effet, le talent poussé à son paroxysme ne peut être qualifié de virtuosité que lorsque le musicien est en action, c’est-à-dire qu’il ne se trouve pas en situation de composition ; la virtuosité en tant que telle est révélée dans le faire, dans la performance. Précisons que le caractère « virtuose » est tripartite ; d’une part il engage un certain rapport à l’objet (la pratique musicale à l’aide d’un objet technique) la maîtrise de cet objet et, par ce fait, la qualité du rendu sonore que le DJ sera en mesure de produire. Il engage aussi un certain rapport à soi, la recherche d’un accomplissement de soi à travers sa pratique et un dépassement perpétuel de ses savoirs et ses compétences afin de tenir sa place dans « l’arène des habiletés »..

36 Le rapport aux autres fait partie intégrante de la virtuosité, dans la mesure où le DJ dans sa pratique musicale s’adresse à un public lorsque il est en représentation ; l’accueil qui lui est fait que ce soit par le public ou les jurys est significatif dans l’acte de production musicale. Jankélévitch parle de cela en terme de « dynamisme foudroyant de l’adhésion » (cité dans Dodier, 1995 : 223). Pour lui, le virtuose agit par des « tours de main », qui sont des actes accomplis inconsciemment, se fiant à ses habitudes, l’important étant l’événement qu’il crée. C’est donc la dimension inconsciente de l’action qui est mise en avant. Sa performance répond à une exigence fonctionnelle inhérente au matériel utilisé, mais aussi à une individualisation de sa pratique, la part d’innovation et la personnalisation présente dans sa performance.

37 De plus, à chaque représentation, les capacités du DJ sont soumises au jugement, ceci l’obligeant à réactualiser ses compétences s’il veut garder son statut au sein de « l’arène des habiletés techniques » C’est dans la pratique de son activité que le virtuose tient son rôle dans son groupe social, et dans l’approbation que celui-ci lui accorde, sans cela, il n’a plus de place dans le groupe. Pour que la virtuosité lui soit reconnue, il faut que son talent paraisse inexplicable, qu’il échappe à toute explication rationnelle, que la dimension extra-ordinaire de la prestation soit associée au seul DJ et à ses talents.

38 Le scratch, dans le champ du DJing, tient donc une place particulière ; en effet, il est à la fois aspect technique au sens de dextérité et innovation par les gestes techniques et la musicalité. De ce point de vue, on peut parler de la virtuosité du DJ à travers deux grilles de lecture. La première étant étroitement liée aux compétences techniques du DJ

Volume !, 3 : 2 | 2004 82

et à la maîtrise de ses « instruments » ; ici, c’est l’habileté et la précision des gestes techniques accomplis par le DJ qui sont mises en avant. L’inventivité et l’élaboration de nouveaux gestes ne fait qu’accroître la virtuosité reconnue au DJ. Cela peut être inclus dans « l’imaginaire technique » du DJ, celui ci se servant de ses connaissances du matériel pour élaborer de nouveaux usages de celui ci et y assortir les gestes techniques adéquats ; ceci s’inscrit dans la logique technique inhérente au matériel et aux gestes qui lui sont associés. L’inventivité est quant à elle relative à la logique sociale, l’utilisation d’un matériel selon ses usages en vigueur et la transcendance de ces référents gestuels correspondant à une réponse aux représentations et aux attentes nourries par les aficionados.

39 L’aspect musical rentre aussi en ligne de compte, dans la mesure où la performance du DJ n’est pas que technique, la musicalité de sa prestation étant jugée sur sa capacité à rendre mélodieux la série des gestes techniques effectués dans le scratch. Lorsque l’on parle de la virtuosité d’un DJ, c’est donc sa virtuosité technique, son accomplissement, sa maîtrise et son inventivité dans ce qui a trait aux gestes techniques qui prime. Ce statut de virtuose n’est accordée que lorsque la logique technique et la logique sociale sont respectées, et ce, à travers l’exécution d’une pratique musicale. Le DJ s’inscrit là dans une logique de dépassement du cadre technologique a priori donné.

Conclusion

40 Le DJing en hip-hop est une pratique qu’il est nécessaire d’envisager comme une pratique à la fois technique et musicale. Les machines empruntes de technologie servent à la fois les aspirations techniques et musicales des DJ, leur laissant un champ d’action se positionnant entre les limites physiques des machines et l’imaginaire technique et musical des DJ. Le scratch est une illustration pertinente de cette dualité à laquelle le DJ est confronté, transcendant les fonctions de la machine dans le but de lui insuffler un nouvel élan créatif, par le prolongement de l’usage de ses fonctions.

BIBLIOGRAPHIE

La notion de battle en tant qu’« arène des habiletés techniques » peut alors être reconsidérée comme une katharsis de la quête du DJ dans sa relation aux machines de composition.

CRESSWELL Robert (1996), Prométhée ou Pandore, propos de technologie culturelle, Paris, Kimé.

DODIER Nicolas (1995), Les hommes et les machines, conscience collective dans les sociétés technicisées, Lonrai, Métaillé.

GALLET Bastien (2002), Le boucher du Prince Wen Houei, Enquête sur les musiques électroniques, Cahors, Musica Falsa, coll. « essais ».

Volume !, 3 : 2 | 2004 83

GENEVOIS H. & DE VIVO R. (1999), Les nouveaux gestes de la musique, Marseille, Parenthèses, coll. « Eupalinos ».

JULIEN M.-P. & WARNIER J.-P. (1999), Approches de la Culture matérielle, corps à corps avec l’objet, Paris, L’Harmattan, coll. « Connaissances des hommes ».

POSCHARDT Ulf (2002), DJ Culture, Paris, Kargo.

RABARDEL Pierre (1995), Les hommes et les technologies, approche cognitive des instruments contemporains, Paris, Armand Colin.

ROUSSELOT Matthias (2001), Le DJ et son environnement : matériel et méthodes de compositions technos, mémoire de maîtrise en musicologie, Poitiers.

SHAPIRO Peter & CAIPIRIHNA Productions (2004), Modulations, Une Histoire de la musique électronique, Paris, Allia.

Parachute 107 (2000), Electrosound, Centre Culturel Canadien de Paris.

Territoires du Hip-Hop (2000), Art Press, Hors-série, Paris.

NOTES

1. Les machines sont, dans cette pratique, à envisager non comme des outils de production propres à l’ère industrielle (les machines outils), relatives au travail et à la manufacture de produits ; mais plutôt ici comme un ensemble technique mécanique et électronique dont l’usage se situe dans la sphère des loisirs. Ces machines sont dans la pratique musicale des vecteurs et moyens de création. 2. Machine qui encode numériquement du son. 3. Gamme d’instruments analogiques et numériques qui produisent des sons de batterie et de percussion, dont les exemplaires les plus connus sont les TR 909 et TR 808 de la marque Roland. 4. Nom donné à un ordinateur portable lors de performance musicale en live. 5. Pour plus de détails, se référer à Poschardt (2002). 6. Il faut ici considérer cette réappropriation comme l’écart entre les règles définies et l’utilisation effective de la machine. Les instructions sont interprétées par les utilisateurs. 7. L’outil est ici à considérer comme un produit produit pour produire d’après la définition qu’en fait Marcel Mauss. 8. Cf. supra, le paragraphe sur l’apprentissage technique.

RÉSUMÉS

Le hip hop (considéré de manière heuristique) en tant que pratique culturelle a fait l’objet de multiples études et analyses ; c’est à travers le prisme culturel et social que la sociologie a donné du sens à ce mouvement musical. Cependant, le caractère technique et technologique de cette musique a bien souvent été occulté dans ces analyses. Ainsi, dans le but d’appréhender le fait musical qu’est le DJing hip-hop, et ce dans ses modes de production, la sociologie et l’anthropologie des techniques semblent constituer de nouvelles grilles de compréhension.

Volume !, 3 : 2 | 2004 84

INDEX

Mots-clés : échantillonnage / sampling / Djing, reprise / pastiche / parodie, techniques, technologies / dispositifs Thèmes : rap / hip-hop Keywords : cover version / pastiche / parody, sampling / Djing, techniques, technologies / devices

AUTEUR

ALEXANDRA BESNARD

Alexandra BESNARD, université de Nantes. mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 85

Jim Jarmusch’s Aesthetics of Sampling in Ghost Dog–The Way of the Samurai L'esthétique du sampling de Jim Jarmush dans Ghost Dog : la Voie du Samouraï

Éric Gonzalez

1 ICE CUBE’S “GANGSTA’S FAIRYTALE” (1990), Tupac Shakur and Snoop Dogg’s “2 of Amerikaz Most Wanted” (1996), 50 Cent’s “What Up Gangsta” (2003): from the end of the 1980s, in countless raps,1 the gangster persona has inspired a host of MCs, who since then have adopted—and adapted—an imagery and themes the American film industry started dealing with sixty years earlier.2 However, this cross-fertilization can work the other way round too. A director like Jim Jarmusch has chosen to invigorate Ghost Dog–The Way of the Samurai not only with the charismatic power of the black gangster, but also with a particularly rich intertextual network and an aesthetics of sampling clearly reminiscent of that taken up by rap artists since the end of the 1970s. Indeed, rap music’s dominant feature is arguably its elaboration technique, where the notions of code and quote play a major part. Most raps are built on loops borrowed from other records, more or less creatively appropriated, twisted—some would say defaced—and then rearranged in a process which gives a new significance to finished artistic products. The originality of Jarmusch’s work lies partly in his use of a stylistic palette borrowed from contemporary popular—and particularly black—music,3 a palette which he brings into play to bypass the old binary tradition-vs.-modernity opposition and thus implement a poetics mixing sampling, layering and overdubbing.

Volume !, 3 : 2 | 2004 86

The track(s) of a peculiar hit man

“Matters of great concern should be treated lightly. […] Matters of small concern should be treated seriously.” (Hagakure–The Book of the Samurai: 25)

2 This principle, stated by the main character of Ghost Dog–The Way of the Samurai, applies particularly well to the approach Jim Jarmusch embraces to tell a very classic story with means and in modes which are not so. The hero, whom everybody calls Ghost Dog, is an African-American hit man whose life is ruled by the precepts of a book entitled Hagakure–The Book of the Samurai. He is hired by a small-time Mafia famiglia satisfied with his efficiency, until one day a witness—who happens to be the daughter of the family’s boss—sees him execute a contract and kill a mobster called Handsome Frank. From that moment, the gangsters hunt down the tragic hero. In this chronicle of a seppuku foretold, Ghost Dog, torn between his will to survive and his loyalty to his master Louie, eventually chooses death in a final shoot-out scene, in accordance with the central commandment of the text on which his existence rests, i.e. “Live by the code, die by the code.”

3 Jim Jarmusch associates an eighteenth-century book and an African-American character belonging to a minority which has embodied modernity in western culture— and above all music—for a long time. These connections can sound surprising at first blush, especially when one listens to the film’s rap and jazz movie soundtrack, which sounds unmistakably “urban,” if I may use a catchall musical category. The film- maker’s aesthetics falls within the framework of a convention—namely rereading—here used to explore a well-charted topos.

4 The first thing that strikes the spectator in Ghost Dog is the way Jim Jarmusch switches and jams codes. Not only is an African-American contract killer working for the Mafia immersed in Japanese culture. Sonny, an Italian-American, understands and obviously enjoys an aspect of hip-hop culture, i.e. rap. He is familiar with artists such as Method Man, Q-Tip and Public Enemy. The jester of this last band goes by the name of Flavor Flav and Sonny knows his boasting classic “Cold Lampin’ with Flavor” (It Takes a Nation of Millions to Hold us Back ) by heart, thus appropriating a song performed by a group borrowing a reference from a 1931 gangster film classic—The Public Enemy—in turn taken over by this character playing the part of a failed gangster. Sonny’s boss, Vargo, is also capable of deciphering a message taken from Hagakure which Ghost Dog sends him: Even if a samurai’s head were to be suddenly cut off, he should still be able to perform one more action with certainty. If one becomes like a revengeful ghost and shows great determination, though his head is cut off, he should not die. Vargo explains to his puzzled associates the meaning of these words as “the poetry of war.” Handsome Frank, however, dies quickly as he mistakes Ghost Dog for a petty thug only interested in his Rolex and who would never dare shoot him simply because he is black.

5 In this code-switching strategy, Jarmusch uses quotations both for characterization and structuration purposes. Sonny is depicted as Ghost Dog’s reversed Doppelgänger. His limp mirrors the African-American’s heavy and awkward walk. When he raps

Volume !, 3 : 2 | 2004 87

Live lyrics from the bank of reality I kick da flyest dope maneuver technicality To a dope track, you wanna hike git out ya backpack […]4 his acculturation echoes Ghost Dog’s, who is to a certain extent integrated in a subgroup of the Italian-American community. Moreover, the film-maker articulates the plot around aphorisms taken from Hagakure recited in voice-overs by Forest Whitaker which help define Ghost Dog’s character and motives. As for his opponents, Jarmusch embeds extracts from cartoons to introduce or comment on the mafiosi’s deeds and attitudes. At one point, mobsters watch an episode of Felix the Cat in which the hero, thanks to his “bag of tricks,” thwarts the plans of a mad scientist. This “hip” cat has the same kind of cool, rolling walk as Ghost Dog and both characters are, at that point, invulnerable to their enemy’s efforts.

6 The written word also plays a major part in the film. The aphorisms read out by Ghost Dog are shown on titles. Furthermore books, which Jarmusch recycles as linguistic and iconic signs of recognition, are central to the plot. Ghost Dog and a little girl named Pearline have a conversation on works such as Kenneth Grahame’s The Wind in the Willows, Mary Shelley’s Frankenstein and even Fern Shepard’s Night Nurse while Jarmusch shows the “pulp-style” covers of these cheap paperback editions. Nonetheless, one particular literary artifact, a copy of Ry nosuke Akutagawa’s Rashomon propels the plot in a decisive way. Jarmusch films Handsome Frank and Louise in a room. She throws a copy of Rashomon on the floor in a gesture full of contempt for Frank, who is obviously unwilling and unable to understand or share his girlfriend’s literary tastes. Instead of picking up the book, he casts a hangdog look at her. A subsequent shot of the book on the floor shows its cover picture of a half-dressed woman assaulted by a brigand (Akutagawa: 14) illustrating one of the stories of the Rashomon collection, entitled “In a Grove” or “Yabu no Naka,” where a “bandit” puts an end to a couple’s relationship by killing the husband. This scene foreshadows Handsome Frank’s fate and enables Jarmusch to stress Akutagawa’s and also Akira Kurosawa’s legacies, with a reference to the Japanese director’s adaptation of Rashomon in 1951. The camera eye then moves up from the book to Ghost Dog who shoots the mobster. The hit man, attracted by the drawing and the Asian-sounding title of the book, enters the room and is seen by Louise. He spares her life and when she sees him looking at Rashomon, she tells him: “It’s a good book.” Ghost Dog takes the paperback and leaves the scene of his crime. Fade to black, end scene.

Pastiches and mixing

7 Jarmusch does not only resort to original cultural forms, however. His approach is also governed by what I would call a poetics of recycling and sampling applied to more or less veiled references, firstly on a self-referential mode. As rappers start a song with quotes from or hints at their previous raps,5 Jarmusch casts actors he has worked with in previous films. In 1991, Isaach de Bankolé, a Haitian ice-cream man in Ghost Dog, played the part of a cab driver in Night on Earth, and the role of Native-American Nobody that Gary Farmer was given in Dead Man (1995) is transposed three years later, with the same pithy phrase—”Stupid fucking white man!”—uttered just as vehemently in both works. Jarmusch’s casting of Forest Whitaker also has a definite resonance for jazz and cinema lovers: Whitaker played the part of the great saxophone player Charlie Parker in Clint Eastwood’s Bird and received the prize for best actor at the 1988 Cannes

Volume !, 3 : 2 | 2004 88

film festival. When Ghost Dog enters a derelict grain and feed store called Birdland, jazz connoisseurs immediately make the connection with the mythical jazz club of the same name on Broadway. On December 15th 1949, Charlie “Bird” Parker played on the opening night of this Mecca for be-bop named Birdland as a tribute to his talent and where he made his final public appearance in March 1955 (Carles et al.: 116).6 In a roundabout way, Jarmusch stresses his character’s American and African-American cultural heritage. The status of jazz as “America’s classical music” is recognized even at the highest level of the United States government,7 but it is also true that it is becoming more and more difficult for traditional culture to survive intact in a vacuum, judging from Birdland’s dilapidated state in Jarmusch’s movie, or the way Ghost Dog seems to confuse Frankenstein with his creature when he talks about Mary Shelley’s novel with Pearline. What traditional “auratic” culture, to use a phrase coined by Walter Benjamin (1991: 143), can do is serve as a base on which new works can be created.

8 Indeed, Jarmusch acknowledges film history and some literary works from which directors have drawn their inspiration. Ghost Dog can be regarded as a tribute to Seijun Suzuki’s Branded to Kill (1967) and, in an even more obvious way, to Jean-Pierre Melville’s Le Samouraï (1967). Melville puts in a fabricated quotation from Bushido—i.e. the way of the warrior—as epigraph to his movie: Il n’y a pas de plus profonde solitude que celle du samouraï si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle… Peut-être…8

9 This code of practice based on loyalty and strong links of interdependence between lords and their retainers, even stronger than family bonds, originated when Shogun Minamoto no Yoritomo established a new government in Kamakura in 1192, and was entitled Bushido in the 17th century. The Hagakure collection was written by Yamamoto Tsunetomo, a former samurai who was unable to follow his lord, Nabeshima Mitsushige, in death, for this practice had been prohibited in the 1660s by both the Nabeshima fief and the Tokugawa shogunate […] And though a samurai, [Tsunetomo] never engaged in warfare. (Tsunetomo Foreword: 1) Like Melville, Jarmusch cites a recollection/reconstruction of things past.

10 Artistic tradition is not necessarily synonymous with obsolescence, though. In an approach similar to Akutagawa’s and Kurosawa’s, Jarmusch shows the turning point of his hero’s life several times and shot from different angles, that is Louie rescuing him when three assailants attack him. The film-maker uses this episode as a sample, or a loop—to quote terms drawn from rap and electronic music—around which he builds up Ghost Dog’s character. Here is what Jarmusch says about his modus operandi: Talking to Forest [Whitaker], I [found] he was interested in Eastern philosophy and martial arts. So that led me to a samurai. And then I just collected a lot of random details and ideas. And I made a sort of connect-the-dots drawing. (Roston) In rap music, old-school DJs did not pay any royalties for the samples which made up the sonic fabric of their tracks. However, after numerous lawsuits, “new-school” DJs did their best to avoid quoting their sources in too explicit a manner and adopted a strategy called “sonic shop-lifting” by their detractors.

11 Jarmusch can be regarded as both an old-school and a new-school director, more interested in pastiche and its open and rather reverent use of stylistic processes than in dissimulation, as Jarmusch’s rereading of Melville’s Le Samouraï shows. Both the French hit man Jeff Castillo, played by Alain Delon, and Ghost Dog have a yen for car theft, with

Volume !, 3 : 2 | 2004 89

Castillo’s bunch of keys changed into a magical electronic device by Jarmusch. Both characters put on white gloves when they are about to kill someone. Furthermore, Jarmusch’s argument is similar to Melville’s. Jeff Castillo murders a man running a night club. He is seen by a black female jazz pianist after his crime, which was evidently ordered because, like in Ghost Dog, a woman had an affair with a man holding a lower rank in the hierarchy of the underworld, in other words a retainer. In both films, the heroes must be stopped because a witness has seen them. The competence of these professionals is not questioned. Here is how Castillo’s employers portray him: - Il est très fort. Il a respecté le contrat. - C’est un loup solitaire.9 And this is what Louie has to say for his «special guy»: You wanted Handsome Frank whacked. So he got whacked. From outside. […] For the past four years, the guy’s done maybe twelve perfect contracts. Perfect. Like a ghost. […] He’s always showed me complete respect. To cut a long list short, both heroes keep birds, whose deaths announce similar dénouements, both hit men heading for certain death with a death wish and their guns unloaded.

12 Jarmusch’s rereading tactic also has a more parodic dimension, with a humorous debunking of Cosa Nostra dramas, especially The Godfather. A somewhat pathetic bunch of wiseguys, the mobsters have difficulty paying their rent to their Asian-American landlord. They fail to make sure that a representative of the so-called weaker sex boards a bus and cannot keep their problems in the family to solve them, for good reason: the boss’s daughter is having an affair with one of the few retainers left to her father. Ghost Dog is a kind of black Luca Brasi 10 on whom these mafiosi must rely because they have no choice but to subcontract their trickier murders. The discovery of the henchman’s identity hastens his ruin, first because of a kind of non-consummated miscegenation between an African-American and a white Italian-American woman, and second because Louise has seen an illustration of the decline of the family and its traditions. Jarmusch’s scene ironically echoes this passage from Mario Puzo’s Godfather, which Coppola has used in his trilogy: “In my city I would try to keep [drug] traffic in the dark people, the colored. They are the best customers, the least troublesome and they are animals anyway. They have no respect for their wives or their families or for themselves. Let them lose their souls with drugs.” (Puzo: 290).

Pitch-shifting, time-stretching, tone-scaling

13 Nevertheless, it is not satire that prevails in Jarmusch’s film, but rather slight formal displacements. Like a DJ with his home-studio feeding his sampler with various sonic sources, Jarmusch enriches the somewhat classic—if not hackneyed—story of an outsider alone against the world with numerous references which result in a dense intertextual network. There is more to sampling than simply copying and pasting. Assemblage and layering are crucial in the creative process of designing an original and hybrid movie. Jarmusch’s use of slow motion is revealing in that respect. He resorts to this stylistic device first to deceive the spectator’s expectations. When Ghost Dog sees the mobsters who are on his trail driving by, nothing happens. In another scene, Ghost Dog and another African-American in battle dress, who happens to be The RZA, that is the composer of the movie soundtrack and member of the Wu-Tang Clan rap collective,

Volume !, 3 : 2 | 2004 90

walk towards each other in a slow motion shot/reverse shot. The expected outcome— i.e. the attack on Ghost Dog—is defused when slow motion stops and the other man pays his respects to the hero. From a more visual point of view, slow motion is used for a scene where Ghost Dog practices martial arts. The same images are superposed with a slight delay, as if a reverb effect were applied to moves—including very western jabs and uppercuts—to underline their fluidity, contrasting with the usual rigidity and speed of kung-fu fighters’ gestures. On the Foley track, the rendering effect 11 of these moves is repeated when Ghost Dog wields handguns like swords, with a “whoosh” sound.

14 The music soundtrack stresses these displacements in a very effective way. Ghost Dog’s rolling and awkward walk is audible in “Ghost Dog Theme.” The loop on which RZA mixes metallic percussions with machinery noises in the background is far from perfect and sounds as if it were recorded from a scratched record. In the last third of “RZA #7,” the composer inserts a slower second beat box track between the beats of the first one, then fades it out. The Wu-Tang Clan’s mastermind does not seek rhythmic efficiency at any cost. His stylistic standpoint is to include samples which do not completely blend with the others, as he does not want to conceal the nature of his work as bricolage. Indeed, originals are not untouchable. Two versions of the same track can be used 12 on a soundtrack which accompanies, but is also part and parcel of the movie. Jarmusch does not only resort to what Michel Chion calls “musique de fosse,” or pit music, that is music whose source and origin are not visible (Chion, 1995: 189). Besides RZA’s music, with its traditional role of narrative cueing (Ibid.: 121) when it signals or stresses a particular situation or a character’s point of view, Jarmusch uses several times what Chion calls “musique d’écran” or diegetic music, that is music whose source is visible, in this case the car radios of the vehicles Ghost Dog steals and the one he has transformed into a hi-fi system, or to be more precise, the PA systems which play data written in a digital medium. If rap is mainly studio music cut on CDs or vinyl records, it can also be performed without samples or loops. Jarmusch films four African-Americans in the park where Ghost Dog meets his Haitian friend. Unlike in most movies, where recorded music fades in when characters start to sing, the film uses an exactly opposing technique.

15 Jarmusch defines his hero by an addition of elements and traits generally regarded as antithetic in principle but which, instead of being mutually exclusive, highlight both Ghost Dog’s “old-school” ethos and his contemporary character. Ghost Dog “keeps it real” as today’s hardcore rappers would say, a real “gangsta” true to his ideal to the end, choosing to communicate via carrier pigeons while using an electronic box of tricks enabling him to break any alarm code. The nom de guerre he chooses when he goes to Vargo’s manse is Solo, reminiscent of his condition but also of other characters such as Han Solo in the Star Wars saga. Ghost Dog is a hero, but must have a tragic flaw in order for the film to reach its planned unhappy ending. He is aware of playing in a sequence already filmed thousands of times and tells Louie: “What is this Louie? High Noon? This is the final shootout scene. […] It’s very dramatic.” Although he is familiar with Hollywood’s codes, he does not understand that his master is an old-school low- grade mafioso who will remain a retainer. In fact, the new family’s boss is Vargo’s daughter, a woman with a standard American upbringing without a trace of Italian accent. “Nothing makes any sense anymore,” says Louie when Ghost Dog dies. What does make sense, judging from the film and the moral of the story, is to read Rashomon

Volume !, 3 : 2 | 2004 91

and to watch an “Itchy and Scratchy” cartoon embedded in an episode of The Simpsons itself embedded in a film. Distance, layering and bricolage have become the new keywords. Autonomous art forms and self-sufficient, closed communities are history.

Outro

16 Overall, Jarmusch’s vision of culture is decidedly deferent, but also unquestionably un- auratic. In the final scene, Pearline reads Hagakure while Ghost Dog’s voice-over can be heard pronouncing these words: In the Kamigata area they have a sort of tiered lunchbox they use for a single day when flower viewing. Upon returning, they throw them away, trampling them underfoot. The end is important in all things. This echoes the first conversation between Ghost Dog and the little girl when she takes her books out of her lunch box to show them to the hero. The editions of the books Pearline has presumably borrowed from a library are obviously cheap and widely available and Jarmusch seems to reject any kind of fetishism concerning culture in general and high-brow culture in particular.

17 Jarmusch stages the quixotic revolt of an outsider waging war against his hierarchy in a doomed effort to perpetuate and live by the values he has chosen. Ghost Dog also abides by the old-school Mafia code of honor and refuses to murder a woman. He cannot and will not become a ronin, that is a samurai without a master, or find himself in the same position as the unnamed hero of the “Rashomon” short story, whom Akutagawa depicts thus: […] the servant was waiting for a break in the rain. But he had no particular idea of what to do after the rain stopped. Ordinarily, of course, he would have returned to his master’s house, but he had been discharged just before. The prosperity of the city of Kyôto had been rapidly declining, and he had been dismissed by his master, whom he had served many years, because of the effects of this decline. (27)

18 As for Jim Jarmusch, he anchors his work to film and art history without joining in the “retro” nostalgia 13 so many postmodern films bask in. Tinkering with cultural clichés, collaging and tailoring materials picked from diverse artistic fields, he keeps out of an umpteenth quarrel between the Ancients and the Moderns and, like a jazz musician, reinterprets standards to innovate, or at least produce works that are original in the fullest sense of the word. Jarmusch does not choose between “ancient” Japan and modern multicultural America or, to use a musical analogy, between “sour grapes” and “moldy figs,” as advocates and opponents of be-bop called each other in the 1940s. The multiple (cross-)references he layers and keeps track of enable this auteur to explore in an elegant way the territory of the film de genre.

Volume !, 3 : 2 | 2004 92

BIBLIOGRAPHY

AKUTAGAWA Ry nosuke (2001), Rashomon and Other Stories [1952], translated by Takashi Kojima, Tokyo, Boston, Tuttle Publishing.

ANONYMOUS (2000), “Jim Jarmusch The Director of Ghost Dog: The Way of the Samurai Gets Philosophical”, Barnes and Noble web site, August, 16, 2000: http://video.barnesandnoble.com/ search/interview.asp?ctr=2164540, Last checked March 3rd, 2004.

BENJAMIN Walter (1991), Écrits français, Paris, Gallimard.

BUSH George W. (2001), “Black Music Month, 2001. By the President of the United States of America: A Proclamation.” White House web site, June 29, 2001: http://www.whitehouse.gov/ news/releases/2001/06/20010629-16.html, Last checked March 3rd, 2004.

CARLES Philippe et al. (1994), Dictionnaire du Jazz. Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins ».

CHION Michel (1995), La Musique au cinéma, Paris, Fayard, coll. « Les chemins de la musique ».

CHION Michel (1998), Le Son, Paris, Nathan.

JAMESON Fredric (1991), Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism. London, Verso.

JONES LeRoi (1969), Black Music, New York, William Morrow & Co.

LEVINE Lawrence W. (1978), Black Culture and Black Consciousness. Afro-American Folk Thought From Slavery to Freedom, Oxford, New York, Oxford University Press.

PUZO Mario (1969), The Godfather, Greenwich, Conn., Fawcett Crest.

ROSTON Tom (2000), “Spaced Ghost”, Premiere, Feb. 2000, Reproduced on the web at: http:// groups.yahoo.com/group/jarmusch/message/290, Last checked March 4th, 2004.

TANIFEANI William (Propos recueillis par) (1986), « Entretien avec Amiri Baraka/LeRoi Jones », Les Temps Modernes, n° 485 (December 1986), p. 88-111.

TAYLOR William “Billy” (1986), “Jazz : America’s Classical Music”, The Black Perspective in Music 14.1 (Winter), p. 21-25.

TSUNETOMO Yamamoto (1983), Hagakure. The Book of the Samurai, (Translation and foreword: William Scott Wilson), Tokyo, New York, Kodansha International.

WOODS Tim (1999), Beginning Postmodernism, Manchester, Manchester University Press.

DISCOGRAPHY

50 Cent (2003), Get Rich or Die Tryin’, Interscope 493544.

Ice Cube (1990), Amerikkka’s Most Wanted, 4th & Bway/Islannd 551/846 532-2.

Public Enemy (1990), Fear of a Black Planet, Def Jam CBS 4662812.

Public Enemy (1988), It Takes a Nation of Millions to Hold us Back, Def Jam CBS 4624152.

Rza, The (1999), Music from the Motion Picture Ghost Dog–The Way of the Samurai By The RZA. Victor, VICP-60944.

Tupac Shakur (1996), All Eyez on Me, Polygram 24204.

Various Artists (2000), Ghost Dog–The Way of the Samurai, The Album, Epic 496146 2.

Volume !, 3 : 2 | 2004 93

FILMOGRAPHY

Bird (Clint Eastwood, 1988).

Branded to Kill (Seijun Suzuki, 1967).

Dead Man (Jim Jarmusch, 1995).

Ghost Dog—The Way of the Samurai (Jim Jarmusch, 1999).

Le Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967).

Night on Earth (Jim Jarmusch, 1991).

Rashomon (Akira Kurosawa, 1951).

Star Wars (George Lucas, 1977).

The Godfather (Francis Ford Coppola, 1971).

The Public Enemy (William A. Wellman, 1931).

NOTES

1. Not that this subject dates back to the end of the 1980s: the heroes of famous 19 th-century African-American ballads like “Railroad Bill,” “Staggerlee” or “Po’ Lazarus” were already larger- than-life outlaws. (See Levine: 410-420). 2. Most critics regard Josef von Sternberg’s Underworld (1927) as the first major gangster film. 3. Jim Jarmusch, who played in a band called Del Byzanteens at the beginning of his artistic career, readily admits this influence (“Jim Jarmusch The Director of Ghost Dog: The Way of the Samurai Gets Philosophical”): “I’m a big fan of hard bebop and I love hip-hop, and those musical forms have always taken things from other places and woven them into something new. For instance, when Charlie Parker quotes some standard in a solo, he’s transforming it. He’s quoting from it, he’s referring to it, but he’s making something else out of it, in the same way hip-hop takes samples from different places but makes them into something new.” To my knowledge, however, no article analyzes the connection between music and film-making in this work. 4. “Cold Lampin’ with Flavor.” 5. See for example Public Enemy’s “Brothers Gonna Work it Out” on Fear of a Black Planet, whose first lines: “Uh, the rhythm, the rebel, Don’t believe the hype YES How low can you go? Don’t know if we can do this Here we go again” are quotes from “Rebel without a Pause” and “Bring the Noise” on It takes a Nation of Millions to Hold us Back. 6. The original club closed in 1965, but a new Birdland has opened since at 315 West 44th Street. 7. George W. Bush’s proclamation of Black Music Month in 2001 reads thus: “Jazz, often called America’s classical music, so influenced our culture that Americans named a decade after it.’’ For a discussion of that status, see Taylor, Jones (1969: 18) and Tanifeani (1986: 92). 8. «There is no greater solitude than that of samurai, unless perhaps that of the tiger in the jungle.» 9. «He is very good. He respected the contract.» / “He is a lone wolf.”

Volume !, 3 : 2 | 2004 94

10. In The Godfather, Luca Brasi is Don Vito Corleone’s longtime henchman, who dies stabbed in the hand and strangled, his death symbolized by a large fish. 11. In French: effet de rendu (Chion, 1995: 227). 12. Cf. “Ghost Dog Theme (w/dogs and EFX)” and “Ghost Dog Theme,” or “Opening Theme (Raise your Sword Instrumental)” and “Samurai Showdown (Raise your Sword) (Featuring The RZA)” (The RZA). 13. For a discussion of postmodernism and film see Jameson, 117 and Woods, 211-215.

ABSTRACTS

The aim of this paper will be to examine the stylistic and, to some extent, thematic interplay between written text, cinematic narratives and soundtrack in Jim Jarmusch’s Ghost Dog–The Way of the Samurai. Indeed, Jarmusch weaves a rich intertextual network by means of an aesthetic of sampling clearly reminiscent of that adopted by rap musicians since the end of the 1970s. The– mainly instrumental–music for the film is composed by hip-hop collective Wu-Tang Clan’s mastermind The RZA, and underscores an auteur’s rereading of the gangster movie genre.

INDEX

Geographical index: États-Unis / USA nomsmotscles Jarmush (Jim), RZA Keywords: cinema / film industry, cover version / pastiche / parody, sampling / Djing Mots-clés: cinéma, échantillonnage / sampling / Djing, reprise / pastiche / parodie Subjects: rap / hip-hop

AUTHOR

ÉRIC GONZALEZ

Éric GONZALEZ est maître de conférences à l’université de Rennes 2 – Haute Bretagne. Il travaille sur la musique africaine-américaine, et plus particulièrement sur les corrélations entre praxis esthétique et praxis sociale au sein de la communauté noire. Ses derniers travaux portent sur les transactions entre la musique populaire et d’autres formes artistiques, en particulier le cinéma et la littérature. mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 95

“So empty without me” Intermediality, intertextuality and non-musical factors in the evaluation of pop music: The (not so) strange case of MTV and Eminem Intermédialité, intertextualié et facteurs non musicaux dans l'évaluation de la pop : le cas (pas si) étrange de MTV et d'Eminem

Gianni Sibilla

« They tried to shut me down on MTV, but it feels so empty without me » (Eminem, Without Me)

Volume !, 3 : 2 | 2004 96

1 WHEN TRYING TO DEFINE the contemporary music we listen to everyday – through radio broadcasts, music videos, songs on our stereo or as mood music while we are in a public place – many questions arise. “Pop music” is “popular”. As pointed out by many researchers,1 this definition comes – from the fact that it is widely appreciated by a large number of people. But how does music reach these people? Certainly, this occurs through the commercial distribution of a record, but music reaches its audience mainly through the mass media.2 Yet, if we think about the role of media in diffusing music, there is another question to answer: what kind of music do the mass media try to promote? In other words, do mass media think in term of “good music” and “bad music”?

2 Mass media, especially radio and TV, judge music as being “appropriate” and “effective” if it reaches their commercial target. Moreover, mass media devote their space to songs and performers whose main credit lies in having an appealing face or look, an exciting way of dancing, a catchy song with a catchy chorus, an impressive music video, some intriguing rumours about their so-called “private life”. Pop music is not judged in strictly musical terms. The aesthetic concerns of pop music texts focus on the co-textual, para-textual and external elements of the song. Four steps will be followed in order to find the answers to these questions.

3 During the first step I will attempt to define what “pop music” is. This term must not to be considered as a synonym for “popular music”, but as a specific branch in this field. Pop music is an intermedial and intertextual phenomenon defined by its position in the contemporary mediascape. The second step briefly outlines the six nodes that create a web through which pop music is diffused: the recorded song, the performance, the musical press, radio, traditional visual media, and new media. Thirdly, I will discuss how the media evaluate pop music in non-musical terms by focusing on music videos, and particularly on MTV and video music channels. I will examine the co-textual, para- textual and narrative elements determining the criteria of selection in the so-called “rotation” in which the performance prevails over the musical and lyrical content of the song (especially the look and the visual body appeal along with the style of dancing). Fourth, a particular text is considered (Eminem’s music video Without me) to show that, no matter how good or bad, in visual media image and performance prevail over music.

“Pop” vs. “Popular music”

4 Pop is everywhere. It crawls silently in every space of our everyday life, becoming an obsessive background noise to our activities. Pop music is a “muzak”3 that ticks the rhythms of social time which the mass media impose upon us all.4 Yet, pop music’s most irrelevant details are mostly talked about and discussed, such as gossip and rumours related to its “stars”, the musicians. This is partially due to the difficulty in

Volume !, 3 : 2 | 2004 97

coping with the words that describe the fields of “rock”, “popular”, and “pop” music correctly.

5 In Italy, the term “light music”, “musica leggera”, commonly has the same semantic meaning used to identify the same area of music as that covered by “popular music”.5 This definition clearly refers to Adorno’s ideological and destructive criticisms and furthermore shows the general attitude towards this kind of music: it is “light”; that is to say, it must not be “good” or “bad” since its main function is to be entertaining.

6 Like “popular music”, this term denotes a very large field. “Popular music” is used, especially in academic studies, to indicate a kind of music that, in productive, social and historical terms, is different from classical, contemporary and jazz music.6 “Pop music” is different from “popular music”. The first term refers to a specific branch of popular music, encompassing all the musical genres of the popular song that have emerged since the rise of rock’n’roll in the 1950s. Moreover, pop music has largely used mass media to promote itself and its stars, the musicians, in order to impose itself in the listener’s mind and ears.

7 To sum up, pop music is defined by: • a) The historical/productive period. Pop music was born in the ‘50s with rock’n’roll. The development of successive forms of popular music has occurred through the increasing strength, and so rising role, of the recording industry through the latter filtering its differing styles through commercial criteria; • b) Intermedial diffusion. Pop music is spread over two main areas: commercial distribution of phonographic recordings, and simultaneous transmission through various media; • c) Textual form. Pop music is composed of songs. These are the communicative units of pop music. Pop is diffused through typologies of texts that are re-elaborations of the song itself: performances, music videos, multimedia texts, etc. All of them share certain elements: linguistic features which either stem from the song (such as the narrative structure) or from the context (the language of the medium on which the text appears); • d) Identity construction. Pop music has developed a new form of authorship in popular music: the interpreter/performer becomes more important than both the song and the music. Musicians become stars who build their identity in a narrative and intermedial manner. They tell their own story of public personae by using not only the lyrics, but also performance and presence on different media.

“Pop” music and the media system

8 So, pop music is mainly defined by its symbiotic relationship with mass media. Nowadays, it can be said that pop music is mostly produced for media broadcasting: this point is crucial to the development of the hypothesis of this article, as media impose their methods of evaluation on the industry producing pop. This is not only a productive factor, but a linguistic one too: pop music modifies its musical and narrative language according to the different contexts in which it appears. Like a chameleon that changes its colors according to the terrain upon which it stands, pop songs can change their meaning according to differing communicative contexts. That is, pop songs are able to negotiate their meaning with various existing individual communicative contexts.

Volume !, 3 : 2 | 2004 98

9 Pop music can therefore be thought of as a media system (fig. 1), a web, mainly composed of six nodes, every one of which is related to the other nodes in the web. Each node is a trampoline from which the pop message takes off. This pop media system can be visualized diagrammatically as follows:

10 The following diagram represents the modes enabling the pop message’s diffusion. Starting from recordings and performance of the record, the message of pop spreads through a media web, which is composed of radio, visual communication, new media and the music press. Each node of this web: • a) creates one or more specific typologies of pop music text; • b) creates a particular language, which is derived from the contamination between musical language and the medium language; • c) contributes to the building of a wider narrative, whose “star” is the artist-performer.

11 The first of these nodes is the pop song as a record. The song is a communicative product diffused by a phonographic recording through which different languages are conveyed: verbal/narrative, musical, interpretative. That is, a song is made of words (the lyrics), of music (melody, harmony, rhythm) and of a voice that unifies these elements by interpreting them. All these elements are fixed and crystallize on a record produced by an industry, which is then sold through commercial channels.7

12 The second node of the pop media system is the performance, intended both as a “live” execution of a song in front of an audience – the “traditional” concert – and as an execution of a song for media: TV and radio performances, music videos, webcasts, and so on. The public performance of a pop song is a dramatization requiring and magnifying the presence of the “artist”, who is both a narrator – the voice that is telling a tale – and a character – the character of the tale (Frith 1996).

Figure 1. Pop music as a media system

Pop music as media system: each of the six nodes is related with every other node. For example, a song becomes a performance, gets reviewed on the press, is broadacasted on radio, TV… But also a performance for radio or TV becomes a record, and so on.

Since they are existing media, the following four nodes are the most specific ones: press, radio, audiovisual and new media.

13 Through the music press – the third node of this system – the pop song is translated into verbal language. The role of the music press in establishing pop music as a culture has already been pointed out (Frith, 1978), but particularly in non specialized media such as

Volume !, 3 : 2 | 2004 99

newspapers or magazines, this process has frequently underlined non musical elements of pop, such as gossip, controversy, and so on. The fourth place is radio. Pop music shares its primary element, that of sound, with this medium. But in radio, a pop song is transformed by the flow of different sounds: words, jingles, noises.

14 The pop song is even further transformed by the fifth node: image and audiovisual media. This place is certainly the most composite, as it includes different means of communication: music can be absent, as in the still images of iconography – photos, record covers – or directly present in movies, TV, music videos. As will be seen, music videos and MTV have established several large changes in the way music reaches fruition: the pop song clashes with audiovisual and TV language since the latter emphasize non-musical elements such as visual appearance, global look, style of dancing.8

15 The last node in the diffusion of pop is represented by new media, that is to say, computer-mediated ways of accessing and listening to music. Here pop music is translated into digital language: it becomes part of multimedial and interactive texts in CD-Roms, DVDs, and websites. Texts that mix different forms of expression in one space provide the user with the option of choosing his own path by dialoguing with the text. With new media, pop music also modifies its distribution channels and distribution processes: it becomes immaterial, a “file” that can be shared and exchanged through digital networks. This media system, responsible for the diffusion of the pop message, can be viewed as a narrative process: the musician is narrator telling his own tale through his actions, his interpretations of songs in records, in performances, and on different media.

16 This narrative process works on six different levels. Each musical text is, on its own, part of an intertextual web of narrative meanings which relate one to another. A pop music text, in this perspective, defines its meaning through its placement in a medial situation at the following levels: • a) Contextual level: the specific context in which a particular pop music text is placed; • b) Textual level: the narrative characteristics of the specific language of the musical medium itself (musical, verbal, audiovisual, etc.); • c) Paratextual level: the way a pop music text acts or is intended to be a complement to other related music texts (i.e. a music video to a song, or a printed advertisement and/or record cover to a record); • d) Intertextual level: the relation of the text with other texts belonging to the same or to different media (i.e. songs or music videos of the same artist, texts of the same musical genre, etc); • e) Intermedial level: the life of a single text through different medias (i.e. a song or a performance reviewed in the press, broadcast through radio, TV and/or over the Internet); • f) Macro narrative level. The contribution of a single text to the telling of its author’s story (for example, how a musical video defines the narrative of its performer, a narrative which is also built through albums, performances, etc).

17 In other words, each pop music text (a record, a performance, a music video…) creates a narrative by: • a) placing the musicians’ action in a context; • b) telling it through the languages of a text;

Volume !, 3 : 2 | 2004 100

• c) surrounding it with a paratext; • d) framing it in series of intertextual relationships with other texts; • d) diffusing it on different medias; • f) and by making it a contribution to a wider narrative, namely, that of a musician’s career.

18 Since every node is part of a narrative web, is it not now possible to re-read the preceding diagram as a narrative process (fig. 2). In every node a narrative action can take place (the production of a text) to be read on each of these six levels. Additionally, every narrative action of a musician is framed in a macro narrative – that of his personal story as an artist.

Figure 2. Pop music media system as a narrative process

The narrative levels (dotted arrows) act on every text of pop music diffused in the nodes of this web.

Evaluating music or evaluating performance? How music videos and MTV changed the parameters of pop

19 This double coding of pop messages – through different media and through differing degrees of narrative significance – creates a particular situation. Music – whether good or bad – is just one of the least important elements which are considered by the media when they choose which artist and song they are going to broadcast. Pop is made of texts which are themselves made of music – songs; but these texts are transformed by the media through which they appear. These media have their own languages, so they stress non-musical elements as these are more appealing to the standards they operate.

20 One of the defining traits of pop music is the role of performance: the interpreter is more important than the song itself. That is because mass media need faces and need stories and characters in order to use music in the same way as any other type of entertainment. So, acting a song for the benefit of a mass medium involves a series of non musical elements and these overshadow the song itself. Pop performance is a mise en scène where the interpreter’s body takes the stage and “plays”: he plays a song, but most of all he “plays” a role, narrating his personal story.

21 According to Simon Frith, “if all songs are narratives, if they work as mini-musicals, then their plots are a matter of interpretation both by performers attaching them to their own star stories and by listeners, putting ourselves in the picture” (Frith, 1996:

Volume !, 3 : 2 | 2004 101

211). Furthermore, Frith points out that this creates the effect that, by watching a musical performance on a mass media: “We don’t take the musicians to be interpreting the song; rather, our response is to interpret the musicians” (Frith, 1996: 225).

22 When performed publicly, pop music is re-designed in order to communicate something more than, and different from, that intended in the original meaning of the recording of a song. A pop performance involves at least two languages other than music: these are dramaturgy (scenography, mise en scène) and non-verbal communication (body presentation, gestures, dance). Through the use of the two last mentioned non-musical languages, performance builds a symbolic universe within which performers are placed, where they “play” and tell a story.

23 The dramaturgy of a pop performance defines its spatial, temporal and rhetorical codes. In other words, through these codes, the performance defines itself as a text in three ways: firstly by choosing a space and a time sequence for action; secondly, in the way it presents itself; and thirdly in the way all these elements are homogeneously combined.9 Non-verbal language defines performance as a body tale, where communicative exchange and narration are controlled by the physical presence of a body and by the gestures made by that body. In pop performance, the body of the performer is used as a text to which different typologies of meanings are attached: visual presentation of the body itself: the look; movements as signs: and gestures and dancing.10 As Frith points out, “the musicians body is also an instrument (…). To read body movements, to interpret them, is always to put them in a story” (Frith, 1996: 219).

24 In short, performance is a narration: of a song, of its performer, of its public life. This is the main reason why the mass media are obsessed by the non-musical elements of pop: they need to attach stories to songs and to the performers, so they focus on controversial and paratextual elements. The look, the ability to dance and to move, the ability to say something “interesting” in an “interesting” way (different, shocking, controversial), possibly with some background music. From the first music videos in the second half of the ‘70s to the “explosion” of MTV in the ‘80s, all these aspects of pop music communication have become particularly evident since the success of TV music (cf. Sibilla, 1999: 175-188; Goodwin, 1992).

25 Video killed the radio star: this was the significant title of the first song broadcast by MTV on August 1st, 1981. This song title is something more than a slogan: MTV imposed different ways of evaluating pop music which created “visual” stars. A music video can write (or re-write) the story of an artist in three minutes in a much more effective way than a thousand radio broadcasts of a song. This is effected by using images that leave almost nothing to the imagination, by showcasing the artist’s skills in dancing, moving, and in having a “cool” look. And, yes, in being a good musician.

26 Music videos themselves are the results of three factors: industry’s promotional needs, pop music’s visual culture, and TV language (Sibilla, 2003: 274-279). The first factor means that music videos are a tool used to promote and impose a product, a sort of commercial for a song and an artist: they have to make what they try to sell to an audience look “cool”. The second factor means that visually music videos largely draw from the iconography created by pop music through other media, whether from record covers or magazines, or from movies or TV appearances. The third factor means that music videos are TV texts mixing all these elements through the use of TV language: a fast, often schizophrenic flow of images and sounds inserted within a larger flow of other texts: commercials, presentations, and so on.11

Volume !, 3 : 2 | 2004 102

27 MTV, and all the video music channels that have emulated its format, have taken these ideas to limits of their extremes. MTV is television made of music videos, and made as a music video.12 This perspective means that MTV has obviously put greater and greater stress on the visual aspects of pop music. A good video on MTV is often a crucial point in the commercial success of an artist. And, in many cases, record companies have spent much more money on producing spectacular videos than was actually spent to produce the records. In three or four minutes a video can sum up the marketing work that must take weeks through radio, press, media and live performances. In other words, record industries know very well that 1) artists must be “cool” to sell records: they must have non-musical skills; 2) the best way to impose the “coolness” of an artist is to have a cool video that goes on “heavy rotation” (that is, the maximum possible number of showings per day) on MTV.

28 From its point of view, MTV has developed programming strategies which are partly drawn from radio, and are partly typically televisual. MTV uses a software program called “Selector” to determine the “rotation” of a video during each day and each week. This software, the same as that used by format radios, controls how many times and in which part of the day a video is shown. These are chosen and pitched by using a pre- comprehension strategy (“This artist fits on MTV”), and qualitative and quantitative audience research carried out to understand how much a video and an artist are effectively noticed and appreciated by a representative sample of people.

29 The pre-comprehension strategy of MTV, largely based on non-musical parameters, has been widely debated through the years, creating quite a lot of controversy on many occasions. Jack Banks, in his detailed account of what he calls the “anticompetitive practices of MTV”, says that the music video channels “strongly embrace a ‘narrowcast’ format playing only specific kinds of music designed to attract its desired young audience” (Banks, 1996: 176). In addition, Banks reports that music videos must reach certain technical standards, and must exclude certain direct references in its choice of words and images: explicit sex, extreme violence, and commercial brand showing.13 MTV’s broadcasting parameters and programming strategies often include implicit pressure on record labels and artists to edit and modify their songs and videos in order to make them fit MTV.

30 Certainly, these strategies and practices marked MTV’s growth, but have also changed through the years. However, one thing remains unquestioned: in two decades of existence, MTV has set a way of evaluating pop music largely based on image more than music: “Pop videos, in short, foreground performance as seduction, and forestall performance as embarrassment. If nothing else (and this relates to the long history of music photography, framing the musician as pinup as well as a music star), video is now a key component in understanding of music as erotic” (Frith, 1996: 225).

Media programming feels so empty Without Me: Eminem’s music video

31 In order to provide a specific example of the interxtuality and of most relevant non musical factors in producing pop texts for mass media, Eminem’s music video Without Me has been chosen as an illustration. To underline how Eminem and this particular text are much more, and mostly, about performance, images and controversy than

Volume !, 3 : 2 | 2004 103

about music, the aforementioned analysis schema will be used. Moving from contextual, textual, paratextual, and intertextual elements to the intermedial and narrative attitude of the text, I will explain what kind of meaning is built into this video, and which fruition path the text suggests to its spectators.

Contextual elements

32 In the last few years Eminem has become one of pop’s most popular, debated and controversial icons. Since the release of The Slim Shady LP in 1999, and subsequent records The Marshall Mathers LP (2000) and The Eminem Show (2002), this rapper from Detroit, Michigan, has sold several million records. But, most notably, he has built himself up into a public character by the large-scale use of mass media. He dubbed himself Slim Shady, singing and performing the events of his troubled private life in public: his mentally unstable and abusing mother, the violent relationship with his wife Kim, his “debates” with rival stars Christina Aguilera, Moby, Limp Bizkit… In doing so, he clearly blurred the division between reality and fiction, imposing an intermedial narration set in order to shock rather than make music worth listening to.

33 The Without Me video is one of the best examples of this attitude. This song was released in spring 2002, and was intended as the opening single for the album The Eminem Show, released some weeks later in May 2002. In the same period, a music video was produced so that rotation could be obtained on TV. The video was directed by Joseph Kahn, and edited in four different formats: two for Europe and two for the United States and North America. Each continent was provided with a “general” version, and a different “MTV” edit which was specifically made for broadcast on the TV channel. These four edits are slightly different in some small details: mostly, they omit certain references. For instance, the word “MTV” is omitted in the lyric in UK general version.

Textual elements

34 This video has a simple storyline made complex by a great variety of other elements plotted into the narration. The main story sees a boy buying Eminem’s record when his mother is not around. Dr. Dre, the rapper’s mentor, calls his protégé while he is in bed with two women: they have to go and save the boy from listening to the record. Eminem dresses up in a Robin-like costume and becomes Slim Shady, alias “Rap boy”. Together with Dre, he travels around the town and arrives just in time to stop the boy from playing the CD. This story, represented with comic-like style and features, is interspersed by performances of Eminem singing on a grey background and in a variety of other settings: in a hospital emergency room (which brings to mind the TV drama E.R.); in a talk show dressed as his mother; in two reality shows similar to Real World and Survivors; giving an electroshock to a man; variously dressed as rival artist Moby, as an Elvis impersonator, as a wrestling fighter and, finally, as Osama Bin Laden speaking and dancing to a CNN–like channel.

35 In other words, the narrative part of the video serves as a framework for the diverse performance sequences that compose the text itself. The video itself has a strong “concept” that holds all these material together:14 portraying Eminem as a controversy- maker, someone who’s able to say what he thinks, and therefore someone who is

Volume !, 3 : 2 | 2004 104

necessary in our hypocritical society. This concept is related to the chorus of the song: “It feels so empty without me”.

36 The most important parts of the video, though, are the performance sequences. The rapper is seen performing, singing and acting in eleven different settings. These settings are all related to a specific part of the lyrics. For example, the electroshock sequence takes place when Eminem raps about U.S. Vice President Dick Cheney, who is saying to his wife, Mrs Cheney, that his heart problems are very worrying indeed. Then Eminem is first seen as an Elvis impersonator when he says that he’s the “worst thing” since Presley. He dresses up like Moby when he defines his musical rival – who has overtly criticized Eminem’s homophobia on several occasions – as a “36-year-old bald headed fag”. All these sequences – with fast paced editing – more than anything else, draw the spectator’s attention to Eminem’s acting skills. The music and lyrics are simply an excuse to showcase his ability to say something shocking, in a shocking way, and in a shocking setting.

Paratextual and Intertextual level

37 At this point the manner in which music becomes a secondary element in this music video becomes evident. The original idea behind music videos is that they are paratext: they complement songs on a visual level, and they act as a commercial for a record. In this case, the music video becomes more important than the song itself: Eminem is not only able to tell what he wants to say, but to show it. This happens in almost every video, but in Eminem’s case this is particularly important. The lyrics of the song itself are rapped in a very fast manner and in some parts may be difficult to understand. The images of this video are more evident: they are able to portray situations, events and characters of the rapper’s imagery in a much more effective way. Therefore, in this reversal of positions, the records almost becomes a paratext to the music video.

38 The video also draws much of its force on an intertextual level. The images themselves are full of implicit and explicit references to other videos of the rapper, such as the Robin-like dressing that was presented in several other clips. On the same intertextual level, Eminem also showcases his Zelig-like abilities by reworking material drawn from various, non musical sources. As already mentioned, a great part of the video imagery is drawn from comics. But Eminem is also able to put a TV Drama (E.R.) into his world, as well as reality TV (The Real World, a show made by MTV; the talk show; Survivors), pornography (the two women in his bed are porno actresses), American musical and popular culture (the Elvis impersonator), and current news (Osama Bin Laden on CNN and Dick Cheney)...

Intermedial and Macro narrative level

39 From this perspective, the video is the top third of an intermedial iceberg whose submerged body is represented by a variety of Eminem’s performing activities. In the course of four minutes the video is used to sum up a series of messages to be found in the various other texts and media: from the recorded song to live concerts, from TV and radio appearances to the web. The video itself has the clear intention of creating controversy, and so is designed to be debated by the other media, such as newspapers and magazines.

Volume !, 3 : 2 | 2004 105

40 Eminem’s attitude can be fully understood if his video is read as a meta-narrative. Without Me is a representation of Eminem’s public life.15 It is a first-person narration, a me-narration filled with what seem to be personal details: his friendship with Dr. Dre, his fights with his mother, his angry reply to public rivals, his endeavor to affirm himself as someone who is shocking because he says and does what he thinks; someone who is impossible to “shut down” because everyone needs him: otherwise everything would be “so empty” without him, as the song repetitively repeats. However, even though not everyone needs him, and not everyone’s life would be empty without him, the mass media certainly do need him, or otherwise there would be a great deal of space for them to fill with other stories. Without me is a dramaturgical mise en scène of the rapper’s story in which music is an excuse for verbal and non verbal communication of performance. The latter is attached to the former; but the eleven different settings in which Eminem appears during only four minutes demonstrate that the look and the style of dancing are considered to be far more effective in spreading a message than the music (cf. fig. 3).

Figure 3. Scheme of Without Me’s narrative process

Conclusions: musicians exploiting media and musicians exploited by media

41 To sum up, by using images, performance and non-musical elements, the Without Me video defines Eminem’s symbolic universe. As Frith would say, this video represents music as an erotic: Eminem plays with his character, and plays the role he is requested to play by mass media to seduce the listeners. “I do say things that I think will shock people. But I don’t do things to shock people”, Eminem says in his biography posted on his official web site www.eminem.com. That, at least, is his view. This video, as with many other videos by Eminem, demonstrates the exact opposite: he wants to shock people, and he wants to use mass media to do it. He uses mass media, especially visual media, to tell his own version of his story. And mass media need him, but not necessarily his music. They need his face, his ability to shock by doing such things as eleven controversial performances in four minutes.

42 Eminem’s video certainly reaches the technical standards requested by the medium: it has special effects, it is directed by a celebrated director, and it narrates a story in a

Volume !, 3 : 2 | 2004 106

‘cool’ and impressive way. Moreover, the fact that his record company produced four edits of the video, two of which were cut solely for MTV, at the very least shows the desire to comply with some of the implicit pressures of this music channel, for the MTV edit omits small but controversial details. MTV tries to shut Eminem down, as the song lyric says. But Eminem is willing to shock people anyway, even if this means a small amount of preventive auto-censorship.

43 What has been outlined concerning Eminem’s video could easily be applied to many current performers who have built their celebrity status through visual media more than through music. Eminem is probably the most evident case of a performer who has exploited media just as media has exploited him. By incorporating his anger into every performance, he has been able to use his private life as the key factor in his success. Many other performers who do not possess this anger have used other factors in order to obtain space and become visible on mass media, factors such as handsome physical appearance, ability to dance, and so on.

44 In conclusion, it can be said that when using these criteria, we can say that music can no longer be evaluated by following “traditional” critical terms, for pop music can now only be evaluated by recognizing the fact that music is no longer the central core.

BIBLIOGRAPHIE

BANKS Jack (1996), Monopoly Television. MTV’s Quest to Control the Music, Boulder, Westview.

CARDINI Flaminia, BOLLA Luisella (1997), Macchina sonora. La musica nella televisione italiana, Roma, Eri-Rai/VQPT.

DE MARINIS Marco (1982), Semiotica del teatro. L’analisi testuale dello spettacolo, Milano, Bompiani.

ELAM Keir (1980), The Semiotics of Theatre and Drama, London-New York, Methuen.

FABBRI Franco (2002), Il suono in cui viviamo, Milano, Arcana, 2nd edition.

FRITH Simon (1978), Sociology of Rock, London, Constable.

FRITH Simon (1988), Music for Pleasure. Essays in the Sociology of Pop, New York, Routledge.

FRITH Simon (1996), Performing Rites. Evaluating Popular Music, Oxford, Oxford University Press.

GOODWIN Andrew (1992), Dancing in the Distraction Factory. Music Television and Popular Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press.

GOODWIN Andrew (1993), “Fatal Distractions. MTV meets postmodern culture”, in Sound and Vision. The Music Video Reader, edited by Simon FRITH, Andrew GOODWIN, Laurence GROSSBERG, London-NewYork, Routledge.

GORMAN Paul (2001), The Look, London, Sanctuary House.

HEBDIGE Dick (1979), Subculture. The Meaning of Style, London, Methuen.

Volume !, 3 : 2 | 2004 107

ISTAT (1999), La musica in Italia, Bologna, Il Mulino.

KAPLAN Ann (1988), Rocking Around The Clock, London-New York, Routledge.

MIDDLETON Richard (1994), Studying Popular Music, Buckingham, Open University Press, 1994.

SHUKER Roy (1998), Key Concepts In Popular Music, London-New York, Routledge.

SIBILLA Gianni (1999), Musica da vedere. Il videoclip nella televisione italiana, Roma: Eri-Rai/ VQPT.

SIBILLA Gianni (2003), I linguaggi della musica pop, Milano: Bompiani.

TAGG Philip, CLARIDA Bob (2003), Ten Little Tunes. Toward a Musicology of Mass Media, New York, MMMS.

TOYNBEE Jason (2000), Making Popular Music. Musicians, Creativity and Institutions, London, Arnold.

WILLIAMS Raymond (1974), Television. Technology and Cultural Form, London: Fontana.

ZAK Albin J. III (2001), The Poetics of Rock. Cutting Tracks, Making Records, Berkeley-Los Angeles, University of California Press.

NOTES

1. See the work of Philip Tagg (2003 with Bob Clarida), and Richard Middleton (1994). 2. An example of this is the quantitative research conducted in Italy by ISTAT – the national statistics institute – points out that music is listened to on the radio by 79% of listeners, and through TV by 66,9% of people. Intentional fruition through cassettes (57,3%), CDs (30,3 %) and records (22,8 %) is largely secondary. ISTAT, (1999). 3. According to Roy Shuker, “muzak” is a term applied “rather negatively to ‘functional’ or ‘background music’. (…) It is used in a deliberate attempt to influence or manipulate the buying patterns of supermarket shoppers, the eating habits of restaurant patrons, and so on. Muzak is also used as background music in places such airport lounges, doctors’ waiting rooms and lifts (elevator music) to soothe the mood of people in such public spaces”. Roy Shuker, (1998: 210). 4. For example, see Cardini & Bolla (1997). 5. See the aforementioned research (ISTAT, La musica in Italia), for example. As for the Italian use of the term “Popular music”, it remains untranslated in its English form when referred to by academic theory: see Fabbri (2002). 6. As it has been pointed out, the “brief century of popular music” began in the ‘20s with the first regular radio broadcast in the States and with the American market passing the 100 million mark of record copies sold (Jason Toynbee, 2000). For a discussion of the term “Popular music”, cf. my work (Sibilla, 2003). See also Middleton (1994). 7. See Simon Frith (1996) for the role of narrative and interpretation in the pop song. Cf. Also Albin Zak J. III (2001), whose hypothesis is that the recorded song is a product of a “studio poetic”. 8. For a reading of music videos and for a reconstruction of the academic debate on MTV, see Gianni Sibilla (1999). 9. For a semiotic analysis of the language of dramaturgy, cf. Elam (1980) and De Marinis (1982). For a complete reading of the dramaturgy of pop, on which this paragraph is based, see Sibilla (2003: 181-188).

Volume !, 3 : 2 | 2004 108

10. For an analysis of the role of body communication in musical subcultures, see Hebdige (1979). For an history of look in pop music, see Paul Gorman (2001). 11. See Raymond Williams (1974) for the first definition of the idea of a TV”flow”. 12. As pointed out by many researchers, MTV began its first years of broadcast offering what some called a “postmodern” version of TV flow - images and sound without a centre. Then, subsequently, its broadcast became something more than a pure sequence of videos, jingles and presentation by VJs. Its programming became more structured and thematic, but with videos still playing a predominant part. See Ann Kaplan (1988) for a postmodern reading of MTV. For a criticism of this reading, see Andrew Goodwin, “Fatal Distractions. MTV meets postmodern culture”, in Frith, Goodwin, Grossberg (1993). 13. See, for example, the table of rejected videos reported by Banks (1996: 181). 14. The distinction between narrative, conceptual and performance music videos was introduced by Simon Frith. Narrative videos are those who focus on a story derived from the text of the song; conceptual videos are more loose association of images and sequences associated to the song; performance videos focus on the artist seen while he’s executing the song. As it has been noted, and as the Eminem video clearly shows, these three macro genres usually mix together to generate quite complex texts. See Frith (1988) and, for an analysis application of these representation genres, see Sibilla (1999). 15. Eminem is probably one of the smartest performers on the scene nowadays. The same narrative attitude focused on the representation of his personal life can be found in several other texts of his production, especially music videos. In Stan he depicted the story of a stalker obsessed with his success. In Cleaning Out My Closet he can be seen digging his grave to his much hated mother, and so on.

RÉSUMÉS

This paper deals with the role of media in diffusing music, focusing particularly on music videos and Eminem’s Without Me. It will try to demonstrate that, with the ever growing role of media in imposing artists characterized by a good look or ability to impose their figure through controversies, we can say that music is no longer evaluated or judged by following “traditional” critical terms that rely on music itself. The aesthetic concerns of pop music texts now focus mainly on the co-textual, para-textual and external elements of the song, that appear with all their impact force especially in music videos such as Without Me. This essay is divided in four parts. In the first, the essay will attempt to define what “pop music” is. This term must not to be considered as a synonym for “popular music”, but as a specific branch in this field. Pop music is an intermedial and intertextual phenomenon defined by its position in the contemporary mediascape. The second part briefly outlines the six nodes that create a web through which pop music is diffused: the recorded song, the performance, the musical press, radio, traditional visual media, and new media. Thirdly, there will be a discussion about how the media evaluate pop music in non-musical terms, focusing particularly on music videos, MTV and video music channels. In the last part, a particular text is considered (Eminem’s music video Without me) to show that, no matter how good or bad, in visual media image and performance prevail over music.

Volume !, 3 : 2 | 2004 109

INDEX

Index géographique : États-Unis / USA Thèmes : rap / hip-hop Keywords : intertextuality (musical), media, MTV, videos (music) / clips nomsmotscles Eminem / Marshall Bruce Mathers III Mots-clés : intertextualité (musicale), médias, MTV, clips vidéo

AUTEUR

GIANNI SIBILLA

Gianni SIBILLA is coordinator of the Post degree Master in Musical communication for record industry and the media, held at Catholic University in Milan. He teaches Theory and technics of music communication at Scuola di Analisi e Gestione della Comunicazione (School of Analysis and Management of Communication) of the same university and Theory and Techniques of New Media at the Catholic University of Brescia, DAMS (Major of “Disciplines of Arts, Music and Entertainment”). mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 110

Dossier hip-hop

Global noise? à propos de quelques ouvrages récents

Reviews of recent books on hip-hop

Volume !, 3 : 2 | 2004 111

Alain-Philippe DURAND (ed.), Black, Blanc, Beur : Rap Music and Hip-Hop Culture in the Francophone World

Tony Mitchell Traduction : Emmanuel Parent

RÉFÉRENCE

2002, Lanham, Maryland and Oxford : The Scarecrow Press, Inc. 150p.

Volume !, 3 : 2 | 2004 112

1 CE RECUEIL DE DIX ESSAIS sur la culture hip- hop en France, au Gabon, en Afrique de l’Ouest et au Québec apporte une précieuse contribution au corpus grandissant de la littérature académique de langue anglaise sur le hip-hop « non- anglophone » se développant à l’extérieur des USA. Un tel corpus, abstraction faite de mon propre ouvrage Global Noise (Mitchell, 2001), était jusqu’ici réduit à quelques articles épars dans les revues universitaires. Bien que MC Solaar continue d’être quasiment le seul rappeur français ayant percé dans cet îlot notoirement xénophobe qu’est le marché hip-hop US, la France est désormais largement reconnue comme étant le « second royaume » du hip-hop mondial après les États-Unis. S’émancipant d’un foyer originellement centré sur Paris, une production musicale riche et variée a gagné les différentes régions de France, et plus particulièrement celle de Marseille — principalement représentée par des beurs seconde génération, maghrébins [islamic] dans leurs origines comme dans leur sensibilité. On a de plus pu assister à la naissance d’une sous-culture extrêmement prolifique de DJing, de breakdance et de graff. Il y existe en outre, comme le montre cette anthologie, un corpus non négligeable de littérature académique de langue française sur le hip-hop. Pas moins de cinq auteurs de ce volume ont en effet écrit ou dirigé d’importantes études sur le hip-hop français, sept autres y sont référencés, ainsi que de nombreux articles.

2 Black, Blanc, Beur est un slogan multiculturel populaire qui s’offre comme une alternative à la devise patriotique « bleu, blanc, rouge » récupérée par le Front National. Ce slogan est passé dans le langage courant après la victoire de l’équipe de France pendant la coupe du monde de football de 1998 — une équipe majoritairement composée de beur et de français d’origine africaine. L’ouvrage est dédié à la mémoire d’André Prévos, spécialiste de la musique et de la littérature franco-américaine qui a publié en anglais au moins cinq articles sur le hip-hop français. Sa mort prématurée en 2002 suite à une crise cardiaque a surpris et affecté son entourage. André s’était établi sur le campus de Scranton, dans l’université de l’État de Pennsylvanie, non loin de l’endroit où s’est écrasé un des avions du « 11 septembre ». Le dernier mail qu’il m’ait envoyé exprimait sa préoccupation quant au harcèlement dont sont victimes les arabes américains de la région. Le livre débute justement par un essai de Prévos qui brosse à grands traits deux décennies de hip-hop en France tout en fournissant une base objective et solide pour des essais à venir. Il y situe notamment MC Solaar à la croisée des chemins antagonistes de l’authenticité poétique et du succès commercial. Cet essai n’apporte cependant pas énormément de choses par rapport à ses publications précédentes. Prévos s’arrête avant les récents développements du hip-hop français tel que l’incarnent le rappeur musulman [islamic] Kery James, TTC (ces rappeurs « intello-

Volume !, 3 : 2 | 2004 113

bobos » à l’humour si singulier qui ont enregistré en 2002 leur premier album Ceci n’est pas un disque sur le label anglais Big Dada), ainsi que d’autres individualités ou groupes caractéristiques comme Rocé, La Caution ou encore le crew belge Starflam. Prévos évoque également des rappeuses comme Les Nubians, Lady Laistee et Princess Anies, qui ont selon lui fortement contribué à l’émergence d’un rap féminin français. Il conclut sur divers pronostics quant à l’avenir du rap français, en le comparant à ses modèles US pour suggérer qu’il ne versera pas comme son aîné dans le monde de la mode et de la publicité, qu’une tradition de « cinéma-banlieue » ou « hip-hop » doit encore faire ses preuves, et ce malgré l’impact massif de La Haine (1994), le film de Mathieu Kassowitz. Dans le même esprit, il pose l’idée que l’explosion (commerciale) du rap français en 2000 semble décliner et devenir une simple mode désuète. Ces scénarios sont discutables, tant les signes d’un développement de la mode et du merchandising « hip-hop » deviennent de plus en plus tangibles. D’autre part, il existe un nombre croissant de films véhiculant des éléments sur les beurs, le hip-hop et la banlieue, comme le film de Robert Guédiguian La ville est Tranquille, qui fait jouer des graffeurs et rappeurs marseillais, la série des Taxi avec sa bande originale de hip-hop marseillais réalisée par Akhenaton, Salut Cousin, le film de Mehdi Charef qui met en scène des danseurs et des rappeurs beurs, et le documentaire d’Akhenaton lui-même sur les cultures musicales beurs — Comme un aimant — co-dirigé avec Kamel Saleh. Dans ce sens, un récent article de Dominique Bluher, paru dans Camera Obscura et intitulé « Le cinéma hip-hop en France », analyse deux « films-banlieue » du genre réalisés par des cinéastes beurs : Hexagone, de Malik Chibane, et Souviens-toi de moi de Zaïda Ghorab- Volta, et deux autres films, État des lieux et Ma 6-T va crack-er, réalisés cette fois par un français de souche [‘‘ethnic’’ director], le marxiste Jean-François Richet. Tous ces films, réalisés dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, sont des « no-budget » (et par conséquent indépendants) et font écho en tant que tels à l’éthique DIY du hip-hop underground. Ma 6-T va crack-er, un film brutal et sans compromis sur les guerres de gang et de la drogue, qui illustre ce que Bluher appelle « une misogynie et un machisme intolérable » (Bluher, 2001 : 84), met en scène le collectif activiste hip-hop fondé par Richet : « Le Cercle Rouge ». Ce collectif, qui fut également à l’origine du morceau anti- raciste 11’30’’ contre les lois racistes, comprend notamment le rappeur beur Yazid et les D.J.’s White & Spirit parmi une foule d’autres artistes. Les deux autres films beurs comportent selon Bluher des tendances féministes et véhiculent « les valeurs et autres attitudes traditionnelles et authentiques du hip-hop : la non-violence, l’antiracisme, le refus des drogues et le respect des autres » (Ibid. : 91).

3 Ces aspects du hip-hop français, qui sont relatés tout au long de Black, Blanc, Beur, peuvent surprendre ceux qui parmi nous sont plus habitués aux mœurs brutales, individualistes, machistes, compétitives, violentes et corrosives du hip-hop US.

4 Les commentaires de Prévos sur le hip-hop « pharaonique » des rappeurs français les plus connus des années quatre-vingt-dix, le groupe marseillais IAM (Imperial Asiatic Man, ou Invasion des Arrivants de Mars — Mars étant la stigmatisation de Marseille comme le côté obscur de la France) sont suivis d’un essai de Jean-Marie Jacono qui dessine avec force détails les contours de l’identité musicale marseillaise en s’attardant sur trois groupes qui, outre IAM, témoignent par leur diversité ethnique de la richesse de l’identité marseillaise : La Fonky Family, Le Troisième Œil et Faf Larage. Son analyse de la qualité musicale et littéraire, de la profondeur et de l’hétérogénéité de l’œuvre maîtresse de IAM Ombre et Lumière (1993) — également l’un des chefs-d’œuvre du hip- hop international — suggère de manière intrigante que la construction de l’album (la

Volume !, 3 : 2 | 2004 114

présence d’interludes insérés toutes les trois plages musicales) « peut être lue comme une métaphore de l’espace urbain marseillais, où des quartiers opposés sont reliés ensemble par des raccourcis » (p. 26). Mais ce fascinant aperçu de la cartographie musicale nous laisse sur notre fin au moment où l’auteur aborde la définition du « style » marseillais : comme beaucoup des essais de cet ouvrage, l’article de Jacono nous frustre par sa brièveté (neuf pages). Les projets et les albums solos riches et variés des membres d’IAM (en particulier ceux d’Akhenaton), ne sont pas même évoqués. L’univers du hip-hop marseillais qui apparaît dans la magnifique et lugubre fiction des derniers polars de Jean-Claude Izzo (dont le livre Total Kheops — intitulé à partir d’un néologisme d’IAM — vient d’être récemment publié en Anglais par Arcadia Eurocrimes sous le titre One Helluva Mess, ) n’est lui non plus pas mentionné (cf. Izzo, 2001).

5 Hélas, l’excessive brièveté des contributions — l’introduction du directeur de l’ouvrage, Alain-Philippe Durand, ne s’embarrasse que de trois pages pour survoler le vaste champ des écrits académiques de langue anglaise sur le hip-hop — ainsi que des traductions dramatiquement opaques (le chapitre intitulé « Rap and the combinational logic of Rogues (lascars) » étant un exemple particulièrement affligeant), et certaines théorisations délibérément obtuse et pédante constituent malheureusement les points faibles de ce livre. Cela commence dès l’avant-propos énigmatique d’Adam Krim, « Le hip-hop francophone comme géographie coloniale et urbaine ». Cette préface rejette la plupart des données postcoloniales et multiculturelles, génératrices d’identité et de processus de résistances qui, bien qu’évidentes, restent néanmoins fécondes. L’auteur préfère au contraire inutilement plaider contre « le concept fourre-tout de l’hybridité et le slogan libéral de la ‘‘globalisation’’« (p. viii). En présentant l’interdisciplinarité de l’ouvrage, Krim souligne malgré lui une autre de ses faiblesses : une juxtaposition pèle- mêle d’essais par une assemblée de savants français, américains et canadiens de densité théorique inégale, et qui parfois s’attardent de manière redondante sur les détails du rap, du breakdance et du graff (et rien de spécifique sur le Djing) sans parvenir à dépasser le simple étalage de perspectives (musicologique, sociologique, anthropologique et linguistique, sans oublier les cultural et youth studies). Un essai de Georges Lapassade, un des pionniers français (et italien) dans le domaine des recherches anthropologiques et musicologiques sur le hip-hop, ou de l’universitaire anglo-indienne Rupa Huq, qui a écrit un essai intéressant sur des rappeurs français free style comme Saïan Supa Crew (qui n’est ici pas mentionné), auraient été les bienvenus. De même, on aurait attendu un chapitre traitant spécifiquement du hip-hop maghrébin [islamic hip-hop] en France. Faute de cela, l’article pourtant relativement substantiel de Paul A. Silverstein sur le Gangsta rap français est obligé de s’attarder sur des notions de bases. Silvertsein propose une analyse nuancée des relations contradictoires entre le rap français, le capitalisme et le néo-libéralisme. En décortiquant les critiques virulentes des rappeurs français hardcore sur l’État nation, le racisme, la police et la politique gouvernementale, il ne néglige aucun des précédents historiques et théoriques tant de la scène hip-hop que de l’arène politique. Mais la tentative d’Anne- Marie Green de dresser l’état des lieux du terrain et des théories concernant les études sur la musique et la jeunesse à partir duquel elle voudrait approcher le rap peut finalement se comparer au prisme déformant de jumelles prises à l’envers ! Ce faisant, elle nous emmène jusqu’à Adorno, Bourdieu, Durkheim, Weber et consort, sans réussir à s’élever au-dessus des considérations les plus triviales, et sans même mentionner le hip-hop. En se focalisant principalement sur le tag, qu’il considère comme « un marquage du territoire, une signature logotypique, une peinture ordurière » (p. 87)

Volume !, 3 : 2 | 2004 115

entre autres qualificatif, Alain Milon manque une opportunité d’écrire intelligemment sur les aspects sociaux et géopolitiques plus vastes du graff, préférant verser arbitrairement dans une approche postmoderne pseudo-poétique qui finit par rejoindre la myopie désormais célèbre de Baudrillard, qui réduisit le graffiti à un pur « signe graphique indéchiffrable. Implicitement, [le graff] ne sort pas de l’affirmation “j’existe et en même temps, je n’ai pas de nom, pas de signification et rien à dire” » (Baudrillard, 1988).

6 Hugues Bazin considère quant à lui le breakdance à l’intérieur d’un contexte — quelque peu étrange et « non-urbain » — d’acculturation et d’esthétisation, tel qu’il appert dans les compagnies professionnelles de danse hip-hop et même dans la prolifération des diplômes universitaires spécifiques reconnus par l’État. Il aurait pu toutefois se passer d’affirmer que : « On ne naît pas hip-hop, on le devient » (p. 101). Voilà qui ferait certainement s’arracher les cheveux à un admirateur de Simone de Beauvoir.

7 Enfin, l’analyse de la diffusion du hip-hop francophone hors-métropole est réservée aux deux derniers chapitres, et on peut dire que l’enquête originale et innovante de Michelle Auzanneau sur le rap à Libreville (Gabon) en relève brillamment le défi. S’inscrivant dans le domaine des recherches ethnographiques, elle analyse des textes de rap qui mêlent l’anglais, le français et des langues vernaculaires comme le Fang ou le Téké — ces dernières connaissant un nouvel essor grâce au hip-hop. Son analyse linguistique d’un morceau de Sya Po’ossi X est un des meilleurs passages du livre, et souligne en négatif la défaillance de ce genre d’analyse textuelle approfondie dans le reste de l’ouvrage, ce qui aurait sûrement été profitable aux lecteurs anglophones, souvent peu familiers du répertoire du rap français. Le dernier chapitre, de Roger Chamberland (tragiquement décédé en 2003 d’un accident de voiture à Québec), jette un regard sur le rap francophone au Québec dans le contexte de la prédominance de la scène anglophone. Son essai, largement descriptif, reprend un grand nombre de détails déjà mis en lumière dans un chapitre similaire de Global Noise. Chamberland part d’un conflit paradoxal entre d’une part, « l’authenticité ethnique » et la marginalisation sociale des rappeurs d’origine africaine et caraïbéenne, comme les Dubmatique (le groupe le plus célèbre de Montréal, qui a notamment travaillé avec IAM), et d’autre part, le public québécois francophone majoritairement blanc, qui consomme ses propres produits, se rend à ses propres concerts et dont le goût tend à l’hégémonie. Ce paradoxe, affirme Chamberland, « stigmatise davantage l’hétérogénéité ethnique qu’il ne rend justice à la communion [conviviality] qui devrait caractériser la culture hip- hop » (p. 134). Mais on est en droit de se demander si cette

8 communion fut une nécessité pour une sous-culture hautement compétitive qui s’est forgée à partir des battles, boasting et autre dissing, et qui, comme le remarque à juste titre Manuel Boucher, est « essentiellement agonistique » (p. 73). Boucher affirme, en contredisant ostensiblement Krim et Chamberland, que le hip-hop « est un mouvement culturel polymorphe, capable de nous montrer comment une partie de la jeunesse multiculturelle issue de nos sociétés occidentales et urbaines tente de s’imposer dans l’espace public, tout en essayant en même temps de se définir comme acteur-sujet » (p. 68-69). S’il en est ainsi, la culture hip-hop n’est-elle pas également basée sur des syncrétismes, des fracas, des chocs et des conflits à la fois musicaux, culturels, ethniques, sociaux et politiques, qui font de la communion une fin sociale amplement contestée plutôt qu’une règle donnée et innée d’une quelconque « hip-hop nation » ? Et avec l’apparition de sous-cultures hip-hop à Hong Kong, en Chine, au Moyen-Orient, et

Volume !, 3 : 2 | 2004 116

même dans des centres ruraux, le hip-hop ne s’exprime-t-il pas également dans des manifestations de plus en plus orientales et non-urbaines ? Le simple fait que ce livre pose ce genre de question est une preuve de sa valeur dans le champ des études françaises comme dans celui des études internationales sur le hip-hop entendu comme une discipline pédagogique qui s’étend chaque jour un peu plus.

BIBLIOGRAPHIE

BAUDRILLARD Jean (1988), The Ecstasy of Communication, New York :Semiotexte(e).

BLUHER Dominique (2001), « Le cinéma hip-hop en France », Camera Obscura 46 vol. 17, no. 4, 77-96.

IZZO Jean-Claude (2001), One Helluva Mess, translated by Vivienne Menkes-Ivry, London : Arcadia books.

MITCHELL Tony (ed.) (2001), Global Noise : Rap and Hip-Hop outside the USA, Middletown, CT : Wesleyan University Press.

INDEX

Index géographique : France Thèmes : rap / hip-hop

AUTEURS

TONY MITCHELL

Tony MITCHELL is Senior Lecturer in Writings and Cultural Studies at the university of Technology, Sydney mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 117

Tony MITCHELL (ed.), Global Noise. Rap and Hip-Hop outside the USA

Gérome Guibert

RÉFÉRENCE

2001, Middletown, CT : Wesleyan University Press.

Volume !, 3 : 2 | 2004 118

1 GLOBAL NOISE PEUT EN QUELQUE SORTE ÊTRE PERÇU comme une réponse au Black Noise de T. Rose 1 qui, bien qu’estimant que la culture hip-hop prend corps dans le monde entier, la perçoit avant tout comme une forme de culture africaine- américaine endémique et essentialisée. L’hypothèse est ici autre : elle se focalise sur les diasporas du hip-hop, en les considérant comme autant de réappropriations possibles d’une forme d’expression culturelle potentiellement adaptable à des problématiques locales.

2 Dans son introduction, Tony Mitchell estime ainsi que : « [Hip-hop] has become a vehicule for global youth affiliations and a tool for reworking local identity all over the world » (p. 2). La réception, puis la production du hip-hop dans de nombreux pays est par ailleurs contemporaine d’une période — la première partie des années 1990 — au cours de laquelle le hip-hop américain atteint un stade critique. En effet, après un formidable moment d’affirmation (du tournant des années 1980 à celui des années 1990), il entre en quelque sorte, comme le rock de la fin des années 1970, dans un moment critique caractérisé par l’important succès commercial d’un gangsta-rap souvent poussé à l’extrême et d’un R&B reprenant les recettes éprouvées de l’industrie du disque, même s’il existe toujours une prolifique et pluraliste créativité underground. Pourtant, si de nombreux universitaires américains défendent l’idée que trop peu de recherches prennent en compte l’existence et la spécificité du hip-hop tel qu’il est vécu au sein de minorités américaines, tel que chez les indiens (« Native American rap ») ou les hispaniques (« Latino rap ») — notamment à Los Angeles et New-York — ou bien encore la communauté chinoise, le hip-hop hors de l’Amérique reste peu étudié par la littérature en général (et anglophone en particulier, pourrait-on ajouter).

3 Tony Mitchell fait ainsi le constat d’un manque de savoirs, d’enquêtes et de résultats concernant par exemple le hip-hop de Honk-Kong, du Brésil, de la Scandinavie ou du sous-continent Indien qui amènent trop souvent à conclure à la non-existence de tels phénomènes. Or, de telles affirmations paraissent abusives, comme le prouvent les quelques observations de terrain qui ont pu être menées sur ces territoires. De manière générale, on pourrait dire que dans la plupart des cas, le hip-hop local fonctionne comme un moyen d’expression et/ou de résistance utilisée par la jeunesse, souvent issue de minorités ethniques liées à l’immigration et plus largement des milieux populaires. Mais en fonction des contextes géographiques, il prend des orientations différentes, souvent originales et parfois singulières. Il en va ainsi du hip-hop d’Afrique du Sud qui, selon L. Watkins aurait tendance à se reconnaître davantage dans le propos des rappers latino-américains que dans ceux des Africains-Américains. Plus généralement, une étude du hip-hop africain tend à confirmer l’aspect largement imaginaire de l’afrocentrisme (tout comme l’islamisme) revendiqué par les rappeurs

Volume !, 3 : 2 | 2004 119

américains. La différence de contexte dans le rapport à l’Afrique se retrouve d’ailleurs chez les rappers français qui soulignent que, si les Noirs américains paraissent avant tout être des États-Unis, les Noirs en France sont perçus comme d’origine africaine.

4 La première partie de l’ouvrage édité par Mitchell concerne l’Europe et commence par la France, la « deuxième nation du hip-hop ». André Prévos analyse l’arrivée et le développement du hip-hop en France, se référant principalement à des articles de la presse nationale et des journaux spécialisés mais en méconnaissant, apparemment, les études universitaires françaises sur le hip-hop (à l’exception de l’incontournable ouvrage de H. Bazin). Il se penche entre autre sur les enjeux liés à la langue utilisée dans le hip-hop — les Français étant parmi les premiers à avoir abandonné l’anglais — et plus globalement, les rapports au pays d’origine. Le chapitre sur le hip-hop anglais montre pourquoi il s’est davantage tourné vers les DJing et l’abstract, ceci pouvant être en partie expliqué par l’influence des musiques jamaïcaines dans ce pays. Concernant l’Allemagne, M. Pennay souligne le rôle qu’a pu jouer la communauté Turque alors qu’en Italie, Mitchell met en évidence la continuité entre punk-rock et hip-hop, notamment dans la dénonciation de la mafia. D’autres chapitres abordent le hip-hop en Bulgarie (C. Levy) et dans les Pays-Bas (M. Wermuth). La seconde partie du livre élargit la focale au monde entier en traitant du hip-hop japonais, coréen, australien, néo- zélandais et canadien. On apprend ainsi qu’au Japon le rap, après avoir été perçu comme une mode sans lendemain, est devenu le porte-parole possible d’une jeunesse écrasée par l’école, les études et l’image d’un Japon économiquement puissant tel qu’il était vécu par les générations précédentes. Les pages sur le hip-hop australien et néo- zélandais évoquent entre autres l’existence de courants musicaux portés par les Aborigènes et les Maori. Au Canada, où le hip-hop local reste marginal — étant donné la proximité des États-Unis — il semble que, plutôt que tensions interethniques, les thèmes abordés soient davantages liés aux difficultés socio-économiques (difficultés de trouver un emploi, conditions de vie précaires). Un phénomène qui pourrait être relié au fait que l’antagonisme linguistique prime sur l’antagonisme ethnique.

5 On pourrait dire ainsi que Global Noise, par la perspective qu’il adopte et qui emprunte avant tout aux cultural studies mais aussi par les nombreux éléments de comparaison qu’il réalise avec les perceptions et les réalités du hip-hop états-uniens, s’avère très éclairant, parce qu’il renouvelle et enrichit par différents angles d’attaques, aussi bien que par les problématiques qu’il aborde, les travaux des chercheurs français. Il en est ainsi des chapitres sur le hip-hop basque proposé par Jacqueline Urla, sur le Islamic hip- hop écrit par Ted Swedenburg — qui aborde notamment IAM —, des propos sur le rap francophone canadien du regretté Roger Chamberland ou de la notion de « pharaonic hip-hop » proposée par A. Prévos à propos d’IAM (eu égard aux pseudonymes pris par exemple par Akhénaton, Khéops ou Imhotep). Une telle perspective permet évidemment d’expliquer l’existence et le succès de groupes soit-disant porteurs des messages d’une communauté (Manau est ainsi qualifié de « celtic hip-hop ») mais reste d’une certaine manière assez étrangère à la manière dont les acteurs (mais aussi, dans une certaine mesure, les chercheurs) perçoivent le hip-hop en France, notamment dans les débats entre « hip-hop conscient », hip-hop « underground » et le « pur » ou le « vrai » hip-hop 2. Pour autant et avant tout, par l’inépuisable source de données dont ce livre est porteur, comme par la pertinence heuristique des contributions, la pluralité des questionnements qu’il met à jour et la distance concomitante qu’il permet de prendre, il paraît indispensable à toute analyse sur le hip-hop.

Volume !, 3 : 2 | 2004 120

NOTES

1. Rose Tricia (1994), Black Noise : Rap Music and Black Culture in Contemporary America, Hanover, N.H., Wesleyan University Press. 2. L’édition française du magazine américain The Source donne à lire ce que peut être une perspective communautariste directement importée des États-Unis. Publié dans l’Hexagone depuis presque deux ans, ce magazine a gardé un système rhétorique qui paraît en décalage avec la situation française (articles directement traduits, arguments pro Africain-Américains et anti- républicains). Il en résulte que de nombreux acteurs du mouvement hip-hop relativisent sa pertinence. Comment se reconnaître en effet dans une logique afro-centriste ou « pro black music » lorsque la majorité des rappeurs et du public français est constituée d’Européens ou de Maghrébins d’origine (pour reprendre une catégorisation communautariste) ?

INDEX

Thèmes : rap / hip-hop

AUTEURS

GÉROME GUIBERT

Gérôme GUIBERT, docteur en sociologie, université de Nantes mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 121

Manuel BOUCHER, Alain VULBEAU (ed.), 2003. Émergences culturelles et jeunesse populaire, Turbulences ou médiations ?

Damien Tassin

RÉFÉRENCE

2003, Paris, L’Harmattan, coll. « Débats jeunesses », 359 p. « Peace, unity and have fun » Africa Bambaataa

Volume !, 3 : 2 | 2004 122

1 L’OUVRAGE intitulé Émergences culturelles et jeunesse populaire rassemble de nombreux contributeurs pour aborder un problème complexe. Dirigé par Manuel Boucher et Alain Vulbeau, ce livre propose sous la forme d’une question directe « Turbulences ou médiations ? » une réponse dénuée de simplisme, tout en apportant de la pertinence sur des thèmes surexposés dans le paysage médiatique. La lecture critique de ces thèmes s’appuie sur une nouvelle articulation qui échappe à un traitement monolithique des liens entre les expressions culturelles et les institutions tout en renouvelant l’analyse des manifestations culturelles de la jeunesse : « Les émergences culturelles sont par excellence le lieu de tensions entre les expressions et les conflits, entre les espaces et les parcours, les identités et les destins, les engagements et les dépassements. » Pour les auteurs, ces émergences constituent « une prise de parole de la jeunesse pour se construire et participer à la conflictualisation du monde ».

2 L’ouvrage, découpé en quatre parties équilibrées (« Expression et conflits », « Espaces et parcours », « Identités et destin », « Engagement et dépassement »), propose plus d’une vingtaine d’articles. Le hip-hop y est abordé dans la dernière partie. Deux contributions de Georges Lapassade sont présentes, cet universitaire (Professeur émérite en sciences de l’éducation) s’étant intéressé au hip-hop en France en ouvrant (au propre comme au figuré) dès le début des années 1990 l’Université (et plus précisément celle de Paris-VIII Saint-Denis) aux « B.Boys du 9-3 » et de la région parisienne.

3 La perspective proposée par cet ouvrage permet de rompre avec l’association trop systématique des banlieues à problèmes et du rap, ainsi l’article de Alexandra Audoin aborde la pratique du skate et le hip-hop dans le Cantal. La contribution de Mokhtar Benaouda est pertinente car elle différencie la nébuleuse hip-hop en abordant la prise en compte inégale des institutions et des équipements face à ses différentes expressions. Cependant, on peut regretter dans l’ouvrage l’absence d’un développement concernant le traitement déséquilibré des collectivités territoriales face au rap par exemple. S’il possède ses spécificités, il n’échappe pas non plus aux autres esthétiques musicales qui expriment un même besoin de reconnaissance artistique et culturelle.

4 Plus généralement, on peut aussi se demander pourquoi les articles et les ouvrages citent toujours les mêmes références de quelques groupes et d’artistes médiatisés « rap ». Quand pourra-t-on produire une véritable observation sociologique du terrain des pratiques rap ou hip-hop qui permettrait de quantifier et de qualifier la pratique amateur et de mieux la comprendre. Comme l’amorce la volonté de cet ouvrage, le rap

Volume !, 3 : 2 | 2004 123

constitue le rameau d’un patrimoine séculaire où se croisent d’autres esthétiques qui renouvellent constamment son héritage et son devenir afin de dépasser les discours stérilisants sur les questions de vérité/manipulation de cet art musical.

INDEX

Thèmes : rap / hip-hop

AUTEURS

DAMIEN TASSIN

Damien TASSIN, docteur en sociologie, université d’Angers mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 124

Compte-rendu Conference report

Volume !, 3 : 2 | 2004 125

« Philosophie et musiques électroniques » Synthèse des deux journées d’études du 1er et 2 octobre 2004 à l’École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence, dans le cadre des Rencontres Place Publique dirigées par Jacques Serrano “Philosophy and Electronic Music” Conference Report

Vania de Bie-Vernet et Matthieu Saladin

RÉFÉRENCE

Journées d’études du 1er et 2 octobre 2004 à l’École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence, dans le cadre des Rencontres Place Publique dirigées par Jacques Serrano

1 LE 1ER ET LE 2 OCTOBRE 2004 s’est tenu à l’École Supérieur d’Art d’Aix-en-Provence une nouvelle édition des Rencontres Place Publique de Marseille ayant pour thématique les rapports entre la philosophie et les musiques électroniques, c’est-à-dire à la fois sur ce que les musiques électroniques peuvent contenir comme discours propre, en acte, quels liens ce discours entretient avec la philosophie, et sur ce que à l’inverse la philosophie peut nous dire de ces musiques, de leur pratique et des configurations qui s’en dégagent.

2 Si les musiques électroniques ne sont plus, depuis quelques temps déjà, étrangères à la théorie, ce type de rencontres, se donnant à penser ces musiques dans un dépassement du seul phénomène techno, n’est finalement pas si courant 1. La pluralité revendiquée dans le titre même de ces journées indiquait qu’il ne s’agissait pas tant de saisir le point commun de ces musiques dans l’unité d’un style mais bien plus dans la spécificité d’un « mode opératoire ». Malgré la marque du pluriel, nous remarquons cependant qu’à travers les exemples cités, les références théoriques et les rappels historiques, une certaine catégorie des musiques électroniques était ici entendue, peut-être représentative d’un courant dominant mais renforçant par là-même son hégémonie. Ensuite nous pouvons souligner qu’à la différence de bien des rencontres et colloques

Volume !, 3 : 2 | 2004 126

sur la musique en général, celle-ci n’était pas en reste : en plus de se tenir durant le festival Arborescence, les deux journées trouvaient leur équilibre en proposant conférences et performances musicales.

3 Bastien Gallet a débuté cette rencontre par une présentation générale considérant les musiques électroniques dans leur caractère d’inédit. Selon Gallet, ces musiques inventent de nouveaux gestes, de nouveaux usages et de-là sont porteuses voire accomplissent déjà de nouvelles configurations sociales et politiques. Concernant les rapports entre la théorie et ces musiques, Gallet expliquait que l’on peut généralement distinguer deux sortes de théories. D’abord les théories détournées dont le Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari (Paris, Minuit, 1989) est le meilleur exemple, tant cet ouvrage est cité par les musiciens, producteurs, critiques de ces musiques (et plus particulièrement de l’intelligent techno) pour argumenter, expliciter et légitimer les démarches. La théorie est ici détournée car les musiques électroniques n’en sont pas l’objet initial. À celle-ci s’ajoute une autre sorte de théorie, les théories « forgées » : ici les musiques électroniques en sont le point de départ et l’objet propre, et il s’agit pour ses auteurs d’en saisir la singularité conceptuelle, à la manière d’Ulf Porschardt 2.

4 Élie Düring a ensuite tenté de traiter la question : « Que devient la musique électronique quand on l’envoie dans le décor ? ». Se plaçant d’abord dans la typologie du philosophe Jacques Rancière, il a montré comment la musique électronique était représentative de cette indistinction entre l’art et le non-art propre au régime esthétique et dont l’exemple d’absolutisation serait celui de la musique environnementale. Partant de là, il a considéré le DJ comme symbole du devenir de la musique et de l’art contemporain : un dispositif de redistribution.

5 À la moitié de cette communication, Peter Sinclair a co-exécuté une performance audiovisuelle appelée Rant Back/Back Rant en duplex de New-York avec G. H. Hovagimyan. Celle-ci se présentait sous la forme d’une improvisation verbale retraitée en direct et qui donnait à entendre la marche du monde comme un soliloque généralisé.

6 Le duo Tarek Atoui (ordinateur) et Uriel Barthelemy (batterie/ordinateur) a alors donné un court concert mêlant l’improvisation à l’électroacoustique.

7 À l’issue de cette première journée, Raphaël Sage a tenu une table ronde qu’il a essentiellement consacrée à retracer une généalogie socio-historique subjective des musiques électroniques à partir de la scène de Detroit. Le débat a ensuite porté sur les différentes méthodologies adoptées dans l’analyse de ces musiques.

8 La deuxième journée était centrée sur l’écoute comme dimension qui caractérise ces pratiques. Bastien Gallet commençait par une intervention traitant de « l’écoute à travers ». À partir d’une analyse de l’intersecteur d’Alberti — dispositif optique sous forme de quadrillage qui permettait aux peintres de capturer la réalité pour la mettre en images — il proposait de considérer les musiques électroniques comme relevant d’un procédé semblable — l’amplification — pour rendre audible ce qui ne l’est pas. Avec l’amplification, il interprétait alors le casque comme autre symbole de cette « écoute à travers « , permettant au DJ d’écouter pendant son mix ce qui n’est pas encore donné à entendre aux autres, d’écouter ce qui n’a pas encore eu lieu.

9 Peter Szendy, dans la lignée de son ouvrage Écoute, une histoire de nos oreilles (Paris, Minuit, 2001), proposait quant à lui une communication portant sur la « surécoute ». Débordant le seul cadre des musiques électroniques, il considérait les différents

Volume !, 3 : 2 | 2004 127

procédés de surécoute depuis l’oreille de Dionysos jusqu’au système mondial de surveillance « Échelon » en passant par le « panacoustique » de Bentham (complément initial du panopticon), où il s’agit à chaque fois d’écouter sans être entendu, d’écouter à distance (télécoute). Transposant alors cette surécoute à la musique, Szendy envisageait, à travers Furtwängler, l’ambiguïté du génitif (subjectif/objectif) dans l’écoute de la musique (elle s’écoute elle-même et nous l’écoutons), pour ensuite saisir celle de l’improvisateur de jazz aux aguets et enfin l’écoute « emboîtée » : écouter des gens qui écoutent. Il concluait en laissant entendre qu’écouter, surécouter, c’est toujours risquer d’être écouté.

10 Robin Rimbaud (alias Scanner) entamait alors un mini-concert qui aurait pu être une véritable mise en pratique de ce qui venait d’être dit, puisque la singularité de ce musicien se trouve dans cet appareil de télésurveillance (devenu son pseudonyme) dont il se sert dans sa musique pour capter des conversations. Une autre musique était donnée à entendre. Enfin cette deuxième journée se clôturait par un nouveau set du duo Atoui/Barthelemy remplaçant au pied levé la table ronde initialement prévue.

NOTES

1. Celle-ci faisant notamment écho aux rencontres « La voix de son maître : les arts au défi de la musique électronique » organisées par le Centre Pompidou fin 2002 dans le cadre de l’exposition Sonic Process. 2. Auteur de DJ Culture, Lille, Kargo, 2002. Ce dernier devait d’ailleurs participer initialement à cette rencontre.

INDEX

Thèmes : électronique / electronic music Mots-clés : philosophie Keywords : philosophy

AUTEURS

MATTHIEU SALADIN

Vania de BIE-VERNET et Matthieu SALADIN sont musiciens, ils forment avec Stéphane VIGNY le groupe ARCHIPEL mail.

Volume !, 3 : 2 | 2004 128

Notes de lecture Book reviews

Volume !, 3 : 2 | 2004 129

Flavie VAN COLEN, Éducation populaire et musiques amplifiées — analyse des projets de onze lieux de musiques amplifiées

David Demange

RÉFÉRENCE

2002, INJEP, Marly-le-Roi, 78 p.

Volume !, 3 : 2 | 2004 130

1 DEPUIS PLUSIEURS ANNÉES, les musiques amplifiées sont au cœur de multiples recherches portant principalement sur leur dimension esthétique, la sociologie des publics et des musiciens, la construction des politiques publiques, etc. Mais rares sont les travaux qui questionnent la nature même des projets des lieux de musiques amplifiées. La recherche-action réalisée en 2002 par Flavie Van Colen pour le compte du CRY pour la Musique et de la Fédurok vient donc combler un vide en proposant une analyse approfondie des relations qui peuvent exister entre les valeurs de l’éducation populaire et les projets développés par ces lieux de musiques amplifiées. Onze structures représentatives ont été ainsi observées et impliquées dans les réflexions qui ont jalonné l’élaboration de ce travail.

2 Dans une première partie, après avoir explicité le rôle des MJC dans la prise en compte des musiques amplifiées en France, Flavie Van Colen resitue la notion d’éducation populaire dans son histoire et ses évolutions afin de pouvoir en dégager quelques éléments de définition. Elle décrit avec justesse une réalité multiforme et les visions contradictoires qui entourent cette notion. Pour certains, cette éducation, populaire parce que « faite par le peuple et pour le peuple » (Leterrier, 2001) est profondément politique et émane des prémices du syndicalisme ouvrier ; alors que pour d’autres, elle correspond davantage à la formation des adultes et doit son développement au concours des élites politiques et économiques. Il est donc extrêmement difficile de donner une définition définitive de l’éducation populaire, même si beaucoup s’accordent à dire qu’il s’agit d’une forme d’auto-éducation sans relation verticale, offrant aux individus la possibilité de prendre conscience de leurs aptitudes et de développer leur personnalité au contact des autres. Face à ces multiples visions, l’auteur s’appuie sur la définition « politique » proposée par le philosophe-économiste Luc Carton, qui considère l’éducation populaire comme « la démarche d’accouchement des savoirs sociaux stratégiques dans un but de production de l’action collective » (Van Colen, 2002).

3 À partir de là, Flavie Van Colen montre que les lieux de « vie musicale amplifiée » permettent de (re)créer une forme de langage politique dans une société en panne de débats, en cherchant à sortir de la simple consommation culturelle.

4 Tout d’abord, ce sont généralement des lieux d’éducation ouverts à tous, propices à la mixité, à l’échange entre les individus. Ils ne s’adressent ni à des clients ni à des publics, mais bien à des populations dans un souci de construction des identités individuelles et collectives. À ce titre, la diffusion est souvent revendiquée comme un moyen éducatif d’ouvrir les horizons artistiques des publics et non comme un simple acte de consommation culturelle. Le bénévolat, quant à lui, participe d’une éducation de chacun par chacun au sein d’une équipe et contribue à l’appropriation d’un projet par

Volume !, 3 : 2 | 2004 131

les populations. L’auteur analyse également l’implication personnelle du professionnel comme acteur, qui rejoint « l’ethos militant » (Saez, 1996) caractéristique de l’éducation populaire.

5 Flavie Van Colen relève ensuite subtilement, à travers de nombreux exemples, le rôle que peuvent jouer les lieux de musiques amplifiées dans l’émergence d’une citoyenneté active. Souvent régis par un statut associatif « ouvert » permettant la participation des usagers à la vie du lieu, les lieux observés développent une forme de démocratie participative par la création d’espaces d’expression autour du projet. Ils contribuent ainsi à éveiller l’esprit critique et à susciter un intérêt pour la « chose publique » (res publica). Cependant, l’auteur met en évidence les limites qui peuvent exister dans ce processus. Si la majorité des lieux mettent en place ces espaces d’expression autour du projet, le poids des adhérents dans la prise de décision reste souvent faible. Ce constat renvoie par ailleurs à l’analyse clé que nous livre Flavie Van Colen autour de l’indépendance des lieux de musiques amplifiées et de l’idée de « tiers-secteur », à l’heure où les collectivités territoriales sont de plus en souvent présentes dans l’initiative et la gestion de ces lieux.

6 Parallèlement à l’étude de cette (re)création de langage politique au sein des lieux de musiques amplifiées, l’auteur insiste sur l’importance des pratiques musicales comme terrain propice à la transmission des valeurs de l’éducation populaire. En effet, la notion d’accompagnement révèle un positionnement éducatif fort revendiqué comme un véritable principe d’action culturelle. Accompagner, c’est se joindre à quelqu’un pour le mettre en valeur, le soutenir. Loin des schémas verticaux et rigides propres à l’enseignement « traditionnel » de la musique, l’accompagnement des pratiques musicales « amplifiées » prône l’échange et la multiplicité des parcours. C’est pourquoi il rejoint les fondamentaux de l’éducation populaire, notamment l’éducation mutuelle et l’engagement dans une action commune et partagée. De même, Flavie Van Colen explique que, étant donnée la spécificité de leurs modes d’apprentissage, notamment l’autodidactisme et la pratique collective (répétition) qui suppose une écoute et une confrontation des points de vue, les musiques amplifiées représentent un terrain proche des valeurs de l’éducation populaire.

7 Par la justesse de ses analyses et son appui sur des exemples concrets, cette recherche- action est un formidable outil au service des acteurs du secteur des musiques amplifiées. Flavie Van Colen prouve que l’éducation populaire, si souvent rejetée dans la construction des politiques culturelles en France, est une notion pertinente apte à répondre à certains enjeux contemporains de notre société. Comme le soulignent Vincent Rulot et Eric Boistard dans le préambule de l’étude : « Entre les blocages d’une culture administrée et les mirages d’une industrie musicale peu soucieuse de l’individu, il y a urgence à affirmer des projets porteurs d’espaces de revendications humanistes, citoyennes et artistiques. »

Volume !, 3 : 2 | 2004 132

BIBLIOGRAPHIE

LETERRIER Jean Michel (2001), Citoyens, chiche ! Le livre blanc de l’éducation populaire, Paris, Les éditions de l’atelier/les éditions ouvrières, 174 p.

SAEZ Guy (1996), « Vers une recomposition de l’éducation populaire », ROUDET Bernard (sous la direction de), Des jeunes et des associations, Paris, L’Harmattan, 268 p.

INDEX

Mots-clés : éducation / pédagogie Keywords : education / pedagogy

AUTEURS

DAVID DEMANGE

David DEMANGE, Chargé de mission « musiques actuelles » à l’Addim de la Haute-Saône mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 133

Dirk BUDDE, Take three Chords... Punkrock und die entwicklung zum american hardcore

Fabien Hein

RÉFÉRENCE

1997, Karben, Coda

Volume !, 3 : 2 | 2004 134

1 DANS CET OUVRAGE, LE MUSICOLOGUE ALLEMAND Dirk Budde aborde tout d’abord les développements du punk rock en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Allemagne avant d’analyser, dans une seconde partie, les conditions de sa radicalisation sous la forme du hardcore au début des années 1980. Avant de faire œuvre musicologique, la démarche très didactique de l’auteur vise à combiner éléments historiques et contextes géographiques. Si l’histoire de la musique punk est habituellement localisée en Grande-Bretagne et aux États-Unis, on dispose de très peu d’éléments permettant d’apprécier son évolution en Allemagne de l’Ouest et moins encore dans l’ancienne DDR. Cette nouvelle perspective constitue incontestablement le premier mérite de ce livre. De manière plus générale, l’auteur dresse ensuite un bref panorama des conditions de la diffusion des œuvres punk et hardcore en s’intéressant notamment à leurs labels (Stiff, Rough Trade, SST, Dischord) et fanzines (MRR, Flipside, Zap) les plus influents. Dirk Budde consacre également quelques pages pertinentes aux propos de quelques éminents commentateurs de la question punk, tels Simon Frith, David Laing, Dick Hebdige, Greil Marcus ou Jon Savage. Chacune des deux parties se clôt par les portraits d’une dizaine de groupes majeurs des scènes punk et hardcore. The Sex Pistols, The Clash, The Damned, Buzzcocks, Sham 69, etc., pour la première. The Exploited, Dead Kennedys, Black Flag, Cro-Mags, Minor Threat, etc., pour la seconde. Budde pousse ses investigations jusqu’à présenter un avatar ultime de la filiation hardcore : le grindcore avec son représentant le plus illustre, le groupe Napalm Death. Pour chacune de ces formations, le musicologue berlinois retient l’un de leurs titres emblématiques pour le passer au crible d’une analyse musicologique méthodique. Ce qui lui permet de décomposer très finement l’ensemble de son instrumentation. Ainsi, chaque instrument amplifié (y compris la voix) se trouve analysé en profondeur selon deux critères principaux : sa « couleur » et ses caractéristiques techniques (tessiture, accords, variations, phrases musicales, solos). La batterie bénéficie quant à elle d’un traitement tout aussi raffiné puisque Budde s’intéresse à l’utilisation faite de chacun de ses éléments (Charley, caisse claire, cymbales, toms, etc.). Chacune de ces analyses est en outre complétée par un arsenal d’annotations relatives à des éléments tels que l’atmosphère générale du morceau, la qualité du mixage, l’harmonie, la structure musicale, les formes rythmiques, le tempo, le son, les effets utilisés, la longueur des morceaux et la thématique des textes.

2 Au final, on ne peut être qu’ébloui devant la qualité de ce travail. Les analyses extrêmement détaillées produites par l’auteur constituent une innovation remarquable dans le traitement scientifique des musiques populaires. En effet, en procédant de la sorte, Dirk Budde confirme que les musiques punk et hardcore sont parfaitement dignes d’un investissement académique. D’autre part, ce dernier atteste de la possibilité

Volume !, 3 : 2 | 2004 135

de produire des instruments de mesure réellement efficaces et non discriminants pour analyser ces musiques. La rigueur de la démarche de l’auteur témoigne puissamment de la possibilité de faire évoluer la discipline musicologique en s’emparant d’objets qui lui sont encore étrangers. Plus largement, elle indique la richesse de telles recherches pour autant qu’elles ne cherchent pas à opposer des formes musicales résolument différentes (musique classique par exemple) pour dénigrer la valeur artistique et culturelle de l’une et imposer dans un même mouvement la suprématie de l’autre. Hélas, il faut admettre que ce travail renvoie également à la situation que connaît la recherche dans le domaine en France. Plus que jamais, de telles études prouvent que notre pays a quelque retard comparativement aux travaux allemands et anglo-saxons. Ce qui constitue malheureusement un autre élément permettant d’accréditer la thèse de l’ouvrage récent de François Dosse (La marche des idées. Histoire des intellectuels – histoire intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003).

INDEX

Index géographique : Allemagne / Germany, États-Unis / USA, Grande-Bretagne / Great Britain Thèmes : punk / hardcore punk

AUTEURS

FABIEN HEIN

Fabien HEIN, ERASE, université de Metz mail

Volume !, 3 : 2 | 2004 136

Alexandre PIERREPONT, Le Champ jazzistique

Emmanuel Parent

RÉFÉRENCE

2002, Marseille, Parenthèses, 192 p.

Volume !, 3 : 2 | 2004 137

1 À L’HEURE OÙ LA QUESTION « le jazz est-il encore possible ? » agite certains esprits, le livre d’Alexandre Pierrepont vient signifier toute l’actualité d’une musique qui courait dangereusement le risque d’être définitivement rangée dans un placard poussiéreux du patrimoine artistique de l’Occident. Habituellement circonscrit dans le temps (1900-1960), le jazz est généralement préféré plutôt mort que vivant : il incarne désormais les belles heures de l’art du XXe siècle. Cependant, l’assimilation théorique du jazz au passé culturel occidental, après sa première récupération par l’industrie de la culture au cours des années 30 et 50, s’avère être une véritable deuxième mort pour une des expressions les plus subtiles de la musique afro-américaine. Et c’est là tout l’intérêt du livre d’Alexandre Pierrepont. Il nous suggère en effet que la réification de la musique n’est pas le seul fait de la société du spectacle, mais peut aussi survenir de sa théorisation, aussi bien intentionnée soit-elle.

2 L’une des grandes leçons du champ jazzistique — terme que l’auteur préfère à celui, trop connoté, de jazz 1 — que ne devait malheureusement pas apercevoir les premiers critiques (Schaeffner, Malson, Hodeir…) est de remettre en question la notion galvaudée de musique populaire. En effet, les premiers théoriciens qui s’attelèrent à définir le jazz s’armèrent d’un appareil conceptuel profondément dichotomique. La musique était divisée depuis dix siècles entre la musique savante et cultivée (censée évoluer selon la logique du progrès), et la musique populaire (destinée à végéter selon des règles plus ou moins heureuses et en tous cas toujours immuables). Il était dès lors facile de voir dans le jazz l’âme d’un peuple traditionnel égaré dans la modernité urbaine des États-Unis d’Amérique. Un double avantage ressortait de cette réduction idéologique : la critique blanche pouvait attribuer une paternité occidentale à la tendance évolutive de cette musique populaire (i.e. l’élément occidental fécondant la part de folklore nègre), et l’on se permettait en même temps de culpabiliser les musiciens-créateurs des années 1960 en les accusant de se couper peu à peu du « peuple » qui les autorisait à s’exprimer.

3 C’est là que l’auteur fait intelligemment référence aux travaux de T. W. Adorno sur la musique populaire. Bien que ce dernier s’obstina sa vie durant à considérer le jazz dans son ensemble comme un pur produit de l’industrie de la culture, sa critique nous intéresse en ce qu’elle invalide cette idée néfaste : qu’une musique puisse être, dans un XXe siècle profondément désenchanté, l’expression authentique d’une communauté donnée. Autrement dit, il est illusoire voire raciste de considérer que la communauté noire puisse se constituer une Weltanschauung autonome — et que, par suite, le jazz en soit l’émanation immédiate. En effet, la déportation des peuples d’Afrique occidentale a irrémédiablement détruit toute possibilité de reconstruction d’un univers culturel

Volume !, 3 : 2 | 2004 138

propre. Les Noirs d’Amérique n’ayant pu se refaire une identité qu’à partir des miettes de la société de consommation, ils étaient de toute façon projetés sur « la trajectoire totalitaire de leurs oppresseurs ».

4 Il faut donc admettre que si le champ jazzistique entretient un rapport au populaire, celui-ci ne se situe pas dans la conception ethnologique habituelle d’une telle musique. Ce que n’avait cependant pas vu Adorno, c’est que le jazz a su puiser dans ses propres ressources les moyens d’échapper à la réification qui le guettait. Nous nous permettons de citer un extrait conséquent et assez représentatif du ton de l’essai d’Alexandre Pierrepont : « Le champ jazzistique a renversé la vapeur de la négativité culturelle (les historiographes rappellent complaisamment qu’il est apparu entre le champ de coton, l’église et les maisons closes, il est dorénavant rangé pour le “grand public” à l’intérieur des maisons de la culture) en redonnant un moyen d’expression à des communautés auxquelles il n’était proposé que l’alternative : assimilation ou antagonisme, intégration au non-être collectif (la « tâche futile qui consistait à nous intégrer à une culture en train de mourir » que raillait Angela Davis) ou anéantissement dans une “culture” purement réactive, commodément “populaire”. » (p. 105)

5 Il faut donc cesser de définir les formes d’expression moderne avec des catégories périmées par l’évolution de la société et enfin accepter que le jazz ne puisse être appréhendé par une quelconque ethnomusicologie : le Peuple du blues n’est pas une survivance étrange d’une communauté traditionnelle. En effet le désenchantement du monde ne s’est pas miraculeusement arrêté au seuil du Cotton Club ou du Minton’s, et les jazzmen ont dû également faire face au rouleau compresseur de la société de consommation qui transforme toute chose en marchandise. Pour ce faire, ils ont dû inventer une autre manière de faire de l’art et faire de leur vie le lieu même d’où elle pouvait surgir.

6 C’est là l’une des thèses les plus attirantes de l’essai : la propension des jazzmen à transfigurer l’expérience déprimante et oppressante de la vie moderne s’explique historiquement par le refus de l’environnement de permettre l’émergence d’une culture autonome. Le jazz n’est pas tant le reflet de l’âme d’un peuple qu’il n’est significatif de l’impossibilité dans laquelle se trouve ce dernier de se doter d’une cosmovision propre : « Par un curieux renversement des termes du rapport, l’expression humaine donne alors asile et porte le principe de la culture dont elle ne peut plus être l’instrument. Dépossédée des faits sociaux qu’ils l’eussent autorisée, elle a fait de sa seule exigence (…) son terrain, sa mythologie. » (p. 133)

7 Les travaux de LeRoi Jones avaient déjà montré que la musique, cet élément immatériel, était le seul domaine où la répression blanche n’avait pu étendre son influence destructrice (1968 : 37 et sq.). Dès lors, la population afro-américaine investit systématiquement la musique pour pouvoir créer culturellement du sens. La musique n’est plus un simple moyen d’expression d’une culture donnée, mais concentre tout le potentiel expressif de celle-ci, l’art et l’expérience se confondant désormais en une seule et unique pratique. L’empirisme de John Dewey contenue dans son ouvrage clé Art as Experience (1934) trouverait-il ainsi une confirmation socio-historique qu’il n’avait sans doute qu’entraperçu ?

8 Un plaidoyer pour l’actualité et la nécessité d’un « jazz » vivant, voilà ce que met en place le brillant essai d’Alexandre Pierrepont. Ce-faisant, il nous offre une relecture de

Volume !, 3 : 2 | 2004 139

cinquante ans de critique spécialisée qui, faute d’avoir pu ou su parfois s’extraire des autoroutes de la pensée de l’époque, n’a pas toujours servi le principal intéressé. L’autre principal mérite de l’ouvrage est de s’appuyer sincèrement sur les paroles des musiciens eux-mêmes, qui constituent sans doute, pour peu qu’on se donne la peine de les prendre au sérieux, les seuls témoignages dont nous disposions sur cette « philosophie noire » que LeRoi Jones appelait de ses vœux.

9 Au terme d’une lecture rendue parfois difficile par un style hermétique et surréaliste, nous avons quand même l’impression d’avoir mis au clair et remis en question certains clichés sur l’histoire du jazz, qui, bien que récente (parce que récente ?), ne nous est pas toujours d’un accès immédiat. On aurait peut-être cependant souhaité une formulation plus claire des buts ultimes de l’improvisation collective. Celle-ci est en effet assimilée à une voyance de quelque « inconnu » qui nous attendrait au terme d’un voyage ésotérique : un passage dont les musiciens détiendraient le mystère. Or, cette quête très hégélienne d’un absolu inaccessible tranche un peu brutalement avec la méthode empiriste et le nominalisme esthétique revendiqué d’un bout à l’autre de l’essai lorsqu’il s’agissait de faire « rendre gorge » aux vues dogmatiques des premiers théoriciens du jazz.

BIBLIOGRAPHIE

LeRoi JONES (1968), Le peuple du Blues, trad. J. Bernard, Paris, Gallimard.

John DEWEY (1934), Art as experience, The Later Works of John Dewey, édité par Jo Ann Boyston, Southern Illinois University Press, vol. 10.

INDEX

Index géographique : États-Unis / USA Thèmes : free jazz / Great Black Music, jazz

AUTEURS

EMMANUEL PARENT

Emmanuel PARENT, LAHIC, EHESS mail

Volume !, 3 : 2 | 2004