VISAGES DE AU XXe SIÈCLE

PUBLICATIONS DE LA FACULTÉ DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES DE PARIS — SORBONNE Série « Recherches », tome XXXIII

ANDRÉ DABEZIES

VISAGES DE FAUST AU XXe SIÈCLE

LITTÉRATURE, IDÉOLOGIE ET MYTHE

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

1967 DÉPOT LÉGAL ire édition 2e trimestre 1967 TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays C 1967, Presses Universitaires de France Il pouvait sembler tout à fait superflu d'ajouter encore un lourd volume à la littérature déjà imposante qui concerne Faust. L'histoire du thème littéraire, en particulier, a été étudiée avec compétence et il y aurait quelque outrecuidance à prétendre apporter du neuf si les soixante dernières années de l'histoire de Faust ne nous imposaient un point de vue assez différent : le personnage, l'idéal qu'il incarne, le drame qu'il vit se sont trouvés mêlés de si près et si constamment à l'histoire et aux idées de ce siècle qu'il nous était impossible de séparer ici la littérature des idéologies et des mythes d'au- jourd'hui. Voilà qui ne simplifiait pas noire tâche : à jouer tantôt l'historien et tantôt le philosophe, tantôt le sociologue et tantôt le théologien, on court le risque de promener partout un amateurisme que, chacun en son domaine, réprouveront tous les spécialistes. Disons simplement que nous avons voulu écrire l'histoire de Faust au XXe siècle et que toute autre réflexion reste ici marginale et hypothétique.

En fait, une enquête sur le dernier demi-siècle ne pouvait être exhaustive. Quand nous l'avons commencée, il y a une bonne douzaine d'années, trop de bibliothèques se ressentaient encore des ravages de la guerre, en Allemagne surtout. En outre, l'abondance de la matière était telle, les monographies et les répertoires si insuffisants encore, en ce-qui concerne le XXe siècle, que notre échantillonnage reste très incomplet, sauf peut-être pour les domaines allemand, anglais, espagnol, italien et français. Ailleurs, pour les littératures de l'Europe de l'Est, notamment, la documentation est plus limitée — encore que les bibliothèques d'Allemagne orientale nous aient permis une étude du Faust marxiste qui n'avait guère été faite encore. Quoi qu'il en soit, les lecteurs ne trouveront ici que quelques visages de Faust au XXe siècle et nous serions reconnaissants à ceux qui, en nous signalant les omissions, nous per- mettraient de compléter le tableau. Ces visages, si étrangers les uns aux autres, au premier abord, manifestent à la longue, cependant, la continuité profonde de certaines structures en même temps que la diversité des réactions collectives et individuelles au fil des générations. A travers le disparate inévitable de ce répertoire, nous croyons vérifier ici la dialectique interne d'une représentation mythique vivante dans la littérature et dans l'histoire.

Nous avons eu la chance de pouvoir faire état de maint texte inédit et remercions ici MM. Bernard Wilets, Dino Terra et H ans Ulrich Engelmann qui ont aimablement mis à notre disposition le manuscrit de leur Faust, ainsi que Mme Paul Valéry, M. Jean Rostand et le Thomas-Mann-Archiv de Zurich qui nous ont permis d'utiliser et de citer des notes, brouillons et ébauches de Paul Valéry, d'Edmond Rostand et de Thomas Mann, dont le lecteur pourra apprécier l'importance. Nous devons aussi une foule de documents et de textes introuvables à M. Karl Theens et à M. H ans Henning qui nous ont ouvert les précieuses collections qu'ils ont constituées ou qu'ils administrent.

C'est avec joie enfin que nous nommons ici nos maîtres, nos amis et nos collègues qui nous ont aidé de leurs conseils et de leurs encouragements : M. Charles Dédéyan, sans l'approbation de qui cette étude n'aurait pu être menée à son terme, Mme Geneviève Bianquis, MM. Roger Asselineau, Hans Barth, Romano Guardini, Mihail Isbiisescu, Hans-Erhard Lauer, Pierre Laurette, Fritz Paepcke, Hans Schwerte, Raymond Trousson, ainsi que les PP. Joseph Gœtz, François Marly et Roger Tandonnet. Ce n'est pas le moindre intérêt d'un tel travail que de multiplier au passage les occasions de rencontre et d'amitié. INTRODUCTION

Vaut-il donc la peine de se pencher sur Faust au xxe siècle ? Que rencontrerons-nous, sinon de nouvelles moutures des thèmes anciens, la répétition appliquée des recettes qui ont servi une fois pour l'élaboration d'un chef-d'œuvre ? Encore, si Valéry avait terminé Mon Faust ! Si le Docteur Faustus de Thomas Mann était un peu moins compassé et indigeste ! Et le reste vaut-il même l'honneur d'être nommé ? D'ailleurs Valéry, ou Thomas Mann, avec tout leur génie, pouvaient-ils, mieux que la poussière des comparses, ranimer un débat périmé depuis longtemps ? Pour notre siècle positif et technicien, le romantisme désuet de bien des scènes gœthéennes a perdu son auréole1 et les histoires de magie ou de pacte diabolique reculent de plus en plus dans le passé légendaire : nous avons décidément dépassé cette vision infantile de l'homme et de ses démons...

I. — FAUST AU XXe SIÈCLE : UNE ENQUÊTE

L'étude qui s'imposait, à première vue, c'était une simple comparaison entre quelques Faust modernes, ceux de Valéry, de Thomas Mann ou de René Clair, par exemple, et le drame de Gœthe. En fait, une rapide exploration nous en a vite appris beaucoup plus sur la présence de Faust dans notre siècle : Faust — et pas seulement celui de Gœthe — sur toutes les scènes de théâtre ; Faust — et pas seulement celui de Gounod — à l'opéra ; Faust sur les écrans et Faust en bandes dessinées, Faust chez les montreurs de marionnettes et chez les ballerines, sans compter, bien entendu les romanciers et les poètes... Que dire si nous envisageons, sur les rayons d'une bibliothèque, l'énorme littérature suscitée par le Faust gœthéen, l'œuvre sans doute la plus patiemment scrutée, explorée, disséquée, commentée et discutée depuis un demi- siècle ! Contentons-nous d'ouvrir notre journal, de suivre une discussion savante, d'écouter les conversations : un homme de science sera « un docteur Faust », un homme politique « un troisième Faust », l'État moderne « un État faustien », on prônera « l'art faustien » ou « la foi faustienne »2 — en attendant « l'univers faustien » que nous révéleront demain les physiciens !3. Des nationalistes allemands, des intellectuels marxistes, des cercles ésotériques, des revues pornographiques, des pres- tidigitateurs invoqueront également le patronage de Faust...

1. Cf. l'opinion de VALÉRY, chap. XVI, p. 327, n. 4. 2. Cf. plus loin, chap. VI et XIII, passim, et tout le début du chap. XX. 3. Hypothèse du Pr Stannard, de Londres, rapportée par la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 15-8-1966. Qu'on aille contester ensuite que Faust soit présent, vivant, dans la littérature, dans la mentalité, dans la vie intellectuelle, dans le langage même ! Tous ces enthousiasmes sans doute ne présentent pas une égale profondeur, ni une égale authenticité, une partie doit en être mise au compte des modes qui vont et viennent. Mais ces modes elles-mêmes sont significatives, elles confirment que Faust n'est pas un thème purement littéraire, qu'il a pris une dimension sociologique plus large, celle d'une image type ou d'un « cliché », d'ailleurs polymorphe, susceptible de signi- fications diverses. Cette dimension sociologique apparaît en pleine lumière dans le cas de l'Allemagne, où Faust est devenu comme un thème national1, mais ailleurs aussi Faust a été plus d'une fois adopté comme un arché- type symbolique, bien plus qu'au siècle passé. Que représente-t-il donc pour la vie littéraire et pour l'histoire des idées et des mentalités de notre temps ? Quel idéal — ou plutôt quels idéals souvent contradictoires ?... LE PASSÉ DE FAUST. On sait que l'histoire de Faust, déjà maintes fois analysée2, s'articule sur deux temps forts, le xvie siècle et le romantisme. Entre 1490 et 1540, approximativement, a réellement vécu un certain Georg (ou Johann) Faust, demi-savant sans doute et tantôt médecin, tantôt charlatan, voire histrion suspect. Un demi-siècle après sa disparition, la légende avait brodé sur sa vie errante, avait habillé Faust en savant magicien et lui avait attribué, après tant d'autres, pour expliquer ses exploits, ses voyages et ses plaisirs, un pacte avec le diable. En 1587 paraît à Francfort, chez l'éditeur Spiess, un anonyme Volksbuch, premier d'une longue série de récits populaires et édifiants. Il raconte les études de Faust, son pacte avec le diable, ses aventures et ses tours de magie, ses amours et ses plaisirs, ses vains remords et sa mort horrible. D'inspiration luthérienne, il présente cette vie comme un avertissement aux impies qui voudraient jouer avec le diable et condamne le magicien sans rémission3. Autour de 1590, Christopher Marlowe s'inspirera d'une adaptation anglaise du récit pour écrire La tragique histoire du Dr Fauslus ; il est le premier qui commence à grandir Faust en héros de la Renaissance, voire de la révolte. Le XVIIe et le début du XVIIIe siècle voient fleurir surtout des versions théâtrales populaires : scénarios pour marionnettes (Puppenspiele) ou farces de foire (Volksspiele), qui empruntent l'essentiel aux récits des V olksbiicher. Un valet burlesque (Hanswurst ou Kasperle) y prend sou- vent plus de place que Faust lui-même : mais la moralité est sauve grâce à la punition immanquable du docteur. Lessing, au contraire, songe à

1. Cf. notre exposé : Thème littéraire, thème national : Faust dans l'Allemagne du XXe siècle, dans Actes du IVe congrès international de littérature comparée (Fribourg, 1964) La Haye, 1966, p. 281-286. 2. Cf. notre bibliographie, p. 517. 3. Quelques expressions du Volksbuch (chap. II : Faust veut « les ailes de l'aigle » (Adlersflilgel) pour tout explorer (erforschen) ; chap. V : il est comparé aux titans) ont été et sont encore parfois interprétées comme les premières traces d'un titanisme déjà « faustien », mais il est établi depuis lontemps que ces images ont une allure ironique et résonnent plutôt, au xvie siècle, comme des allusions « anti-faustiennes » (cf. G. MILCH- SACK, dans son introduction à l'édition du manuscrit de Wolfenbûttel (1892), et Hans SCHWERTE, Faust und das Faustische, Stuttgart, 1962, p. 321-322). faire de Faust un symbole de l'esprit humain, il doit donc le sauver ; mais il ne nous a laissé que quelques esquisses, trop brèves, des années 1755-1770. Les jeunes révoltés du Sturm und Drang, avant-coureurs du roman- tisme, Klinger, Friedrich Müller, etc., admirent en Faust le jeune héros ambitieux, le titan en rébellion. L'un d'eux, Goethe, écrit (1771-73) un drame qu'il ne publie pas (version dite Urfaust), mais qu'il reprendra, arrivé à l'âge mûr, pour en faire, en 1790 un Fragment de Faust, puis, en 1808, la Première partie d'une tragédie de Faust. C'est seulement dans les dernières années de sa vie qu'il écrira la Deuxième partie, les cinq actes du Second Faust (1832). Mais déjà une nouvelle histoire a commencé pour Faust: Gœthe l'a élevé au rang de type universel d'humanité et lui accorde une fin qui répond à sa grandeur. Les romantiques reviendront le plus souvent à la damnation fatale, non sans idéaliser cependant la quête de leur héros en une nostalgie de l'infini : ainsi Lenau, Chamisso, Grabbe, Berlioz, etc. Tout au long du xixe siècle, le prestige du chef-d'œuvre de Gœthe, les dithyrambes des critiques et les réactions des adversaires suscitent une constante polémiquel qui, concurremment avec une avalanche de drames, de poèmes et de récits divers — outre l'opéra de Gounod (1859) — achèvent de vulgariser le drame de Faust et de Marguerite et un certain idéal « faustien », humanisme héroïque de l'Action, enflammé tantôt de natio- nalisme et tantôt de vague religiosité, tantôt de sentimentalisme et tantôt de foi au Progrès. OÙ CHERCHER FAUST AU XXe SIÈCLE ? TROIS NIVEAUX D'ENQUÊTE. Plus les recours à Faust se multiplient et se diversifient, plus une méthode s'impose. Il faut étudier la signification et le rayonnement du personnage à plusieurs niveaux : — D'abord au niveau de l'érudition et de la critique littéraire, dans les commentaires du drame gœthéen et dans les ouvrages ou articles qui, périodiquement, en renouvellent l'interprétation2. Nous arriverons de la sorte à distinguer les commentaires de type scientifique des « philologues » (Witkowski, par exemple) et les commentaires à tendance idéologique (celui de Grützmacher, par exemple, en 1936) ; mais nous nous aperce- vrons très vite que bien des études scientifiquement conduites (celles de Rickert ou de Korff, par exemple) reflètent, comme malgré elles, une mentalité bien datée. Aussi serons-nous conduits à accorder ici moins de place aux exégèses scientifiques irréprochables qu'aux commentaires idéologiques et tendancieux3... Cette enquête auprès des érudits peut

1. Cf. Hans TITZE, Die philosophische Periode der deutschen Faustforschung, Greifswald, 1916, 339 p., et l'ouvrage de Hans SCHWERTE, cit6 precedemment. 2. Le Pr SCHWERTE a bâti sur une telle analyse une solide étude historique sur Faust et le faustisme (cf. n. 3, p. 2), à laquelle nous renverrons pour bien des détails qui débordent notre perspective propre. Voir quelques aperçus, trop fragmentaires, sur les commentaires du drame goethéen, dans nos chapitres I, IV, VII, XIII-XIV, XVIII. 3. Car ces commentaires représentent une élaboration plus lucide et plus systématique de telle vision actuelle de Faust et ont un rayonnement bien supérieur à celui de bien des nouveaux Faust oubliés aussitôt que parus 1 Au contraire, l'honnête spécialiste enfermé dans son érudition échappe à l'actualité et son exégèse ne modifiera guère l'image qu'on se fait de Faust, sinon chez un petit nombre de gens cultivés capables de le lire — et de le discuter. donc nous apporter d'utiles confirmations, mais elle ne sulfit pas à dis- tinguer les divers visages que prend successivement Faust au fil des circonstances. — Les innombrables allusions à Faust dans les images et le langage de notre époque expriment parfois en raccourci toute une conception du personnage, mais, isolées, elles n'en donnent qu'une vision bien fragmen- taire. Elles demandent une interprétation : on a vingt fois glorifié en Faust le héros de l'Action, le Tatmensch, mais un publiciste de 1900, un Spengler, un Hitler, un marxiste ou un critique chrétien après 1945 ne donnent pas à l'expression le même contenu, ni le même coefficient de valeur. De sorte qu'à la limite nous devrions abandonner la sociologie littéraire pour la sociologie tout court... — Aussi, tout en profitant des nuances et des confirmations que peuvent apporter les commentaires de Gœthe ou les allusions fugitives à Faust, nous appuierons-nous principalement sur les « nouveaux Faust », sur les créations littéraires qui viennent répercuter ou renouveler le thème éternel ; elles mettent en jeu une inspiration créatrice qu'ignorent les commentaires et qui reflète plus fidèlement les idées du moment ; elles gardent plus de liberté et donc d'actualité virtuelle (à démêler, bien sûr, de la fantaisie individuelle du poète). De ces créations littéraires, il faudra retenir : — la fréquence et, dans la mesure du possible, le rayonnement : nombre d'éditions ou de représentations, retentissement, etc. ; un minimum de statistique et de chronologie ; — le sens donné au personnage et à son histoire : une part d'analyse des intentions lucides — et des tendances inconscientes ; — la correspondance (ou la divergence) par rapport aux courants litté- raires, aux modes du jour, aux heurs et malheurs du siècle, etc. : un brin d'histoire littéraire — et d'histoire tout court1.

CHRONOLOGIE DE FAUST AU xxe SIÈCLE. Un recensement aussi complet que possible des nouveaux Faust et de quelques œuvres qui, sous d'autres noms (Xenodoxus, chez Hof- mannsthal, etc.), reprennent le même sujet, dénombrera en langue alle- mande, entre 1900 et 1955, quelque quatre-vingt-quinze drames, romans, nouvelles, opéras, pièces pour marionnettes, films, etc., compte non tenu des courts poèmes de moins de trois ou quatre pages. En d'autres lan- gues, nous rencontrerons une bonne soixantaine de « nouveaux Faust » — outre dix-huit films muets, la plupart fortement inspirés de Gounod. Sur un tableau chronologique2, les Faust allemands se distribuent en deux masses bien distinctes : une cinquantaine d'entre eux apparaît entre 1919 et 1932, une quinzaine entre 1946 et 1955 — tandis que la

1. Ces critères recoupent à peu près ceux que propose Alphonse DUPRONT pour les études de psychologie collective : Problèmes et méthodes d'une hisloire de la psychologie collective, dans Annales, janvier 1961, p. 8. 2. Voir p. 6-7 ; la classification par « inspirations » ne prétend qu'à une première approximation, de même que l'importance relative attribuée à tel ou tel Faust — en fonction, soit de sa « représentativité », soit de sa perfection littéraire. Les noms placés entre parenthèses évoquent des œuvres nettement apparentées à Faust, mais dont le héros porte un autre nom. * période intermédiaire, de 1932 à 1946 ne voit surgir (presque tous en 1933-1934) que huit Faust... A l'étranger, le partage est moins net. Toutefois, là où notre enquête a pu être plus complète, dans les pays de langue française, on voit surgir des Faust après chacune des deux guerres mondiales principalement. Les pays anglo-saxons aussi viennent à notre héros au moment de la première guerre mondiale. Après la seconde, il faut attendre quelques années pour voir monter, à partir de 1955, une génération de Faust qui trouve curieusement sa réplique dans l'Est euro- péen à la même date : ce millésime qui, dans le monde, marque à peu près la liquidation de « l'après-guerre », semble aussi ouvrir, en ce qui concerne Faust, une période nouvelle ; les faits eux-mêmes nous suggèrent donc cette date de 1955 comme limite (approximative) pour notre enquête. Le regroupement de nos Faust est donc déterminé en gros par trois dates. La première marque en 1919 la fin du premier conflit mondial et donne le signal d'une floraison, nous dirions presque d'une explosion de Faust, surtout en Allemagne et en France. La deuxième marque l'extinc- tion rapide et presque totale de cette création faustienne entre 1932 et 1934. Au lendemain de la glorification de Goethe et de son Faust dans tous les pays, 1933 voit descendre sur l'Allemagne une sombre nuit. La troisième date signale, à partir de 1945, la fin du cauchemar et, concur- remment, l'apparition de nouveaux Faust. Est-ce un hasard si ces années cruciales autour desquelles s'articule l'histoire de Faust correspondent aux dates majeures qui rythment l'histoire du demi-siècle ? Les faits sont là. La moindre conclusion qui s'impose, c'est qu'on ne peut donner un tableau de Faust au xxe siècle sans une incessante référence à la chro- nologie et aux événements les plus importants de l'histoire contemporaine.

LE SENS DONNÉ AU DRAME. Une lecture rapide de ces Faust nous donnera une première idée de leur sens, de l'image positive ou négative que se font du personnage et de son aventure les auteurs — et donc aussi, plus ou moins, le public pour lequel ils écrivent. Dans le tableau qui suit, les trois premières colonnes correspondent plutôt à des genres mineurs, à des œuvres qui réduisent à peu près le thème à l'un de ses éléments. Parler de « réduction » ne préjuge nullement de l'intérêt ou de la valeur littéraire de l'œuvre en question : ce qui est déterminant, c'est que l'auteur n'a gardé de Faust que l'idylle avec ' Marguerite, ou seulement l'anecdote historico-Iégendaire, ou bien encore qu'il a cherché son inspiration dans les schémas antiques des marion- nettes et des farces, ce qui tantôt le réduit à un comique facile et tantôt marque, pour les opéras notamment la recherche d'un style original, par désir d'échapper au modèle écrasant du drame gœthéen. Les trois colonnes suivantes groupent les auteurs dont les ambitions philosophiques ou formelles donnent au contraire au drame toute son ampleur. Ce ne sont plus là de courts récits, mais le plus souvent des pièces de théâtre de quelque importance. Presque toutes témoignent d'une recherche philosophique ou symbolique, les unes se situent visiblement dans le prolongement de Gœthe, d'autres se veulent plus actuelles, d'autres encore insistent sur l'aspect religieux du drame.

Deux colonnes groupent ensuite des Faust qui, d'une façon ou d'une autre, reflètent surtout l'actualité politique ou sociologique, notamment la vague national-romantique qui, un temps, va submerger l'Allemagne. A l'étranger, on pourrait opérer le même tri. On observerait par exemple qu'une bonne part des Faust, après chacune des deux guerres surtout, relève d'une veine assez ironique et que tous les Faust espagnols (mais non les hispano-américains) sont des comédies ou des parodies. En fait, les particularités nationales sont ici plus décisives que les circonstances historiques ou les genres littéraires, c'est pourquoi nous nous sommes contentés de la répartition géographique.

CORRESPONDANCES HISTORIQUES. Dans ce tableau, certaines variations sautent aux yeux, notamment si nous comparons les deux périodes qui voient fleurir le plus de Faust. Pour ne prendre qu'un exemple, après la première guerre mondiale, parmi les œuvres théâtrales dominent les drames inspirés de l'idéal gœthéen ; ils ont presque disparu après 1945 : à cette époque, on cherchera en Faust un symbolisme nouveau, souvent fort pessimiste, ou bien on évoquera le drame religieux de la tentation ; voilà qui, déjà, insinue l'impression d'un singulier retournement ! Le meilleur commentaire de ce « retourne- ment » nous sera fourni par la presse et la critique, dont une large part passera du panégyrique de 1920 ou 1932 à un vrai « procès » de Faust après 1945 : la critique renie le héros et ne voit plus que le pacte malé- fique avec le diable, au moment même où les poètes condamnent presque tous leur personnage à l'enfer — ou bien à la conversion. Commentaires et allusions aident à faire saillir d'autres particularités de cette évolution. La guerre de 1914 n'inspire guère de nouveaux Faust, mais les gazettes du front marquent une idéalisation sensible du person- nage, spécialement du vieillard héroïque qui rêve d'action, de travail et « d'un peuple libre sur un sol libre »... Le chœur de louanges s'ampli- fiera durant l'après-guerre, chez les critiques comme chez les poètes, jusqu'au centenaire de Goethe en 1932. Toutefois, on notera que les plus grands noms de la littérature allemande manquent alors au tableau (Hauptmann, Hofmannsthal et Werfel exceptés qui, précisément, réa- gissent contre l'idolâtrie de Faust) : pourquoi ? Ailleurs nous constaterons un curieux désaccord : le nazisme rabâche Faust, c'est-à-dire, en fait, quelques slogans empruntés à Gœthe, mais il ne suscite aucun Faust national-socialiste et semble au contraire tarir à bref délai toute inspi- ration. De son côté, après 1945, l'Allemagne de l'Est ignore Faust et l'unique création nouvelle, le beau libretto écrit par Hanns Eisler en 1952, dans un esprit pourtant authentiquement marxiste, y sera catégorique- ment rejetée après une querelle tout à fait instructive. On dirait vraiment que certains contextes idéologiques rendent un Faust inconcevable. Pourquoi ?

Ces correspondances demandent, bien entendu, à être vérifiées, et sans doute nuancées, par une analyse détaillée. Il faudra prendre garde, en particulier, que la « représentativité » historique d'une œuvre n'empêche la juste évaluation de sa qualité littéraire, surtout lorsque cette œuvre, écrite par Paul Valéry ou Thomas Mann, dépasse de tout le génie de son auteur l'époque qu'elle exprime. Il reste que, si les grandes dates du siècle rythment aussi pour Faust les temps forts et les temps faibles, seule l'histoire peut fournir à notre étude un cadre satisfaisant. Pour le moment, notre enquête nous conduit surtout à des questions multipliées : Pourquoi cette vie posthume si foisonnante ? Pourquoi ces variations ? Pourquoi ces curieuses correspondances avec les événements ? Faust représente-t-il donc un idéal pour l'homme d'aujourd'hui, ou du moins une figure symbolique, une expression nécessaire, en un mot : un mythe de ce siècle ? Que Faust représente un mythe, ancien et moderne, il n'a pas manqué de critiques pour l'affirmer ore rotundo et, sans doute, le foisonnement de ces œuvres et commentaires, qui font de Faust un symbole reconnu et représentatif d'une mentalité collective (ou de plusieurs), semble-t-il autoriser l'usage du terme. Toutefois, on a tellement abusé de ce langage, en Allemagne après la première guerre, en France depuis la seconde, que nous ne pouvons accepter le mot sans examen. De quel mythe parle- t-on ? Du mythe religieux des primitifs, ou au contraire d'une idéologie politique moderne ? ou encore d'un simple schéma littéraire plus ou moins ranimé par des auteurs en mal d'inspiration ? Au surplus, le mythe n'est-il pas une catégorie ambiguë et suspecte pour un esprit critique et raison- nable ? Thème, mythe, idéologie, il s'agit d'abord de préciser la portée de ces mots.

II. — FAUST AU XXe SIÈCLE : UN MYTHE?

La critique française resta longtemps réfractaire au « mythe », cette notion irrationnelle, et le langage courant a conservé une part de cette méfiance, qui nous fait nous écrier1 : « C'est un mythe ! » devant l'absurde ou l'irréel. Il ne s'agit évidemment pas ici de ce mythe-là, non plus que des mythes morts, ceux de la mythologie grecque par exemple, qui ne survivent que comme simples thèmes poétiques. Quand on range Faust parmi les mythes, il s'agit bien des mythes vivants de l'homme moderne. Il est vrai que le mot garde souvent un sens très élastique : bien des critiques corrigeraient avantageusement leur vocabulaire en remplaçant « mythe », selon les cas, par « légende », ou bien par « thème littéraire », ou « symbole idéal », ou « rêves démesurés », ou « récit fantastique », etc. Nous devrons signaler bien des abus de langage à propos du mythe de Faust, mais ces abus ne nous dispensent pas de pousser la discussion à une autre profondeur, avec un langage plus exact. On sait que, depuis le début du siècle, depuis trente ou quarante ans surtout (en France, du moins), les sciences humaines renoncent progres- sivement à un certain rationalisme positiviste et exclusif pour rendre aux

1. L'allemand ignore cet usage péjoratif du mot Mythos et traduirait plutôt dans ce cas par Ideologie. Depuis le romantisme, une constante tradition d'études scientifiques a au contraire, outre-Rhin, conféré au « mythe » comme une auréole mi-religieuse, mi-méta- physique, ce qui en rend l'emploi d'autant plus significatif, à propos de Faust notamment. catégories du mythe et du symbole leur rang dans la pensée moderne. Philosophes comme Ernst Cassirer, Georges Gusdorf et Paul Ricœur, historiens des religions et ethnologues comme Raffaele Pettazzoni, Mircea Eliade et Claude Lévi-Strauss, humanistes, théologiens et psychologues comme Karl Kerényi, Rudolf Otto et Carl-Gustav Jung, sociologues comme Georges Sorel et Edgar Morin voient, chacun à sa façont, dans le mythe un phénomène humain capital, dont il faut chercher la signifi- cation anthropologique, religieuse, psychologique, etc. Si donc on doit admettre qu'il existe un mythe de Faust — il en existe un à tout le moins chez les critiques ! — ce mythe est susceptible, selon les cas, de diverses analyses, nous pouvons et nous devons vérifier sa portée à divers points de vue. Nous nous en tiendrons à trois et tenterons succes- sivement l'approche de l'historien, celle du psychologue et celle de l'histo- rien des religions.

FAUST DANS LA VIE POLITIQUE. Les variations que nous avons constatées dans le rayonnement de Faust, en correspondance avec l'histoire du siècle, imposent une première reconnaissance du mythe au niveau de l'histoire et de la politique. L'his- torien, qui veut dresser un tableau des forces en présence dans la vie des nations, ne peut plus négliger l'action du mythe sur les mentalités collectives. On sait que la théorie du mythe politique a trouvé son expression la plus retentissante dans les Réflexions sur la violence de Georges Sorel2, mais avant lui Schopenhauer et Nietzsche avaient ouvert la voie en rame- nant l'attention sur la volonté, donc sur les images capables de l'exprimer et de l'entraîner par-delà toute rationalité. Le mythe politique peut se définir comme « l'image d'un avenir fictif (et même le plus souvent irréalisable) qui exprime les sentiments d'une collectivité et sert à entraîner l'action »3. C'est une image (ou un système d'images) motrice ; « expression d'une volonté é, son contenu importe moins que son dynamisme : le mythe est capable de « créer une masse en marche »5 et de la faire réagir par la violence devant une injustice réelle ; par là le mythe authentique se distingue de ce que Sorel nomme avec mépris les « utopies » des philosophes intellectualistes — par exemple tous les plans soigneusement concertés du socialisme « scientifique » ! ; ces

1. Cf. les titres cités dans les pages suivantes et repris dans notre bibliographie. On trouvera une vue d'ensemble de cette évolution de la pensée contemporaine dans le dernier chapitre de Jan de VRIES, Forschungsgeschichle der Mythologie, Munchen, 1961, p. 295-367. 2. Georges SOREL, Réflexions sur la violence, Paris, 1908, XLIII-257 p. 3. Vocabulaire de la sociélé française de philosophie (Lalande) à « Mythe ». Les Cahiers internationaux de Sociologie, dans le numéro spécial consacré à la Signification et fonction des mythes dans la vie et la connaissance politiques (t. XXXIII, 1962), définissent de même le mythe (p. 22) comme « une croyance collective, de caractère dynamique, symbolique et srlobal, et revêtant la forme d'une image ». 4. G. SOREL, Réflexions sur la violence, p. 46. 5. « Durch den Mythus wird eine Masse geschaffen » (Hans BARTH, Masse und Mythos. Die Theorie der GewaLt : Georges Sorel, Hamburg, 1959, p. 70). Dans la même ligne, Francis DELAI SI définit « la fonction du mythe : il crée l'obéissance consentie » (Les contra- dictions du monde moderne, Paris, 1925, p. 31). « théories », nous dirions aujourd'hui : ces idéologies, ne mordent pas sur le réel de la vie sociale, au contraire du mythe inspiré par une juste intuition de l'image qui cristallisera les.rêves et les élans. La supériorité du mythe sur les « utopies » correspond à celle que Bergson attribue, par rapport aux « idées » claires, à l'intuition qui participe de l'élan vital. Comme tout mythe, le mythe politique symbolise les convictions, la vision du monde d'une collectivité et les exprime en une image qui impose un comportement. Cependant, au lieu de renvoyer à une histoire typique arrivée jadis, hors du temps, il en appelle à un modèle futur1. C'est toujours projeter l'idéal dans un modèle étranger au présent et qui, pourtant, donne son sens à l'action immédiate. Sorel envisageait surtout le mythe sous l'angle de la lutte des classes. En fait, le mythe de Faust, qui n'a évidemment pas été forgé pour cette lutte, lui restera à peu près étranger. La critique marxiste marque quelque hésitation devant le personnage et n'admet que le Faust gœthéen, à l'exclusion de toute création nouvelle2, ne retenant en somme qu'un type figé, non une figure vivante : c'est un témoin du passé bourgeois, non un personnage d'aujourd'hui. Par contre, nul ne contestera la signification nationale qu'a prise Faust. De Schelling aux critiques du « deuxième Reich » prussien3, le xixe siècle avait déjà consacré Faust comme figure mythique de l'Allemand. Encore faudrait-il se demander ce que signifie ce cliché trop habituel aux critiques ! Parler de Faust comme « thème national » implique que le personnage est lié à un certain sentiment national, à une certaine conscience que la nation a d'elle-même et de ses problèmes, à une certaine figure idéale de la collectivité ; ce qui infère que la conception du personnage variera en fonction de cette conscience nationale, en suivra les fluctuations parce qu'elle l'exprime et la reflète -à chaque instant. Notre enquête nous montrera en fait qu'au début du siècle cette signi- fication nationale a été assez souvent négligée par les auteurs qui écrivaient des Faust : mais, une fois le nationalisme exaspéré par les secousses de la guerre et de la défaite, Faust, comme tout ce qui est qualifié de « faustien », s'est vu ramené de plus en plus à ses traits allemands. Pourtant, fait singulier, au moment où le nazisme triomphant semble couronner cette évolution et consacrer le personnage comme un mythe national, on cesse rapidement d'écrire des Faust ; le mythe vivant se décompose en slogans, parce qu'il s'est vu arbitrairement réduit à un unique message : le souci de propagande idéologique a ruiné le mythe qui reflétait une mentalité spontanée. Sorel le notait d'avance, « il y a eu rarement des mythes par-

1. Faut-il reconnaître ici un décalque de l'eschatologie judéo-chrétienne qui a intro- duit dans le monde des représentations mythiques, régi par la loi de l'éternel retour, cette dimension radicalement nouvelle d'une histoire qui va vers un Achèvement, anti-pôle du Commencement sacré ? cf. là-dessus Mircea ELIADE, par exemple dans Aspects du mythe, Paris, 1963, p. 117 sq., 197 sq. Le Mythe de l'éternel retour, Paris, 1949, p. 152-166 et 188-240. 2. Cf. plus loin notre chapitre XIX, p. 455-462. 3. Sur Duntzer, Loeper et autres commentateurs de Gœthe durant ces Griinderjahre 1870-1880), cf. surtout Hans SCHWERTE, Faust und das Faustische, Stuttgart, 1962. faitement purs de toute utopie »1. En effet, puisque tout dépend en somme d'une intuition, si facilement contaminée par l'intellectualisme, on voit avec quelle facilité le mythe peut glisser à « l'utopie », à l'idéologie. Le mythe valable et efficace pour mobiliser les masses ne risque que trop d'être accaparé et déformé par les propagandes (l'idéal spenglérien de « l'homme faustien » en donnera un parfait exemple) en clichés et en slogans, trop efficaces, eux aussi, hélas !... Nous aurons continuellement à distinguer entre la figure mythique de Faust et son exploitation idéologique. Toutefois cette dégénérescence du mythe politique, toujours près de perdre sa valeur de symbole vivant, ne saurait nous étonner. Plus singulière apparaît cette incompatibilité du mythe avec certains régimes politiques qui, pourtant, lui semblent favo- rables : comme si ce mythe avait une signification propre et originale qu'on ne puisse négliger, ni forcer, comme s'il était impossible de lui faire dire tout ce qu'on veut sans étouffer peu à peu sa vie propre... L'historien ou le sociologue insistent beaucoup plus sur l'ampleur collective du mythe que sur son contenu, souvent réduit à une idée, à un appel élémentaire. Toutefois, si le mythe ne se laisse pas utiliser dans n'importe quel sens, c'est peut-être qu'il recèle une structure fixe, une signification anthropologique qui lui est propre. Ici le sociologue doit se faire psychologue.

FAUST ET LES PSYCHOLOGUES.

Faust doit donc être abordé aussi dans une autre perspective, indivi- duelle autant que collective. Le personnage ne peut se passer d'une histoire, d'un récit qui comporte un contenu symbolique, plus important peut-être que son efficacité sur les masses. Les psychologues ont, depuis longtemps, reconnu dans l'homme ce qu'on appelle volontiers aujourd'hui une « fonction mythologique ». Ils l'ont d'abord vue à l'œuvre ches les psychopathes, comme une capacité de réaction compensatoire devant un interdit. L'efflorescence d'un mythe signalerait en somme, d'une façon ou d'une autre, un refoulement ou une névrose qui n'arrivent pas à une expression rationnelle satisfai- sante et cette traduction symbolique dans un mythe ou une image peut d'ailleurs servir de thérapeutique. Cette vision du mythe exprimant ce qui est informulable, un Denis de Rougemont l'a transposée de la psychologie à la littérature et de l'in- dividu à la communauté, pour expliquer, en particulier, Tristan et Yseut comme « un grand mythe européen de l'adultère »2. Dans une culture dominée par la vision chrétienne, le mythe exprime « l'inavouable » : « Le mythe paraît lorsqu'il serait dangereux ou impossible d'avouer clairement un certain nombre de faits sociaux ou religieux, ou de relations affectives, que

1. G. SOREL, Réflexions sur la violence, p. 45. « Utopie » a ici à peu près le sens que nous donnons aujourd'hui à « idéologie », tandis que chez Karl MANNHKIM (Ideologie und Utopie, Bonn, 1929 ; trad. partielle : Idéologie et utopie, Paris, 1956. p. 129-144). « utopie Il prend à peu près le sens de « mythe » !... 2. Denis de ROUGEMONT, L'amour et l'occident, Paris, 1939. p. 4. l'on tient cependant à conserver ou qu'il est impossible de détruire (...). Si ces faits n'étaient pas obscurs, ou s'il n'y avait quelque intérêt à obscurcir leur origine et leur portée pour les soustraire à la critique, il n'y aurait pas besoin de mythe... »1.

De Tristan à Faust, le passage est facile, tentant. Le pacte sacrilège surtout ne voile-t-il pas une autre hantise, d'autres espoirs inavouables et auxquels cependant l'homme occidental refuse de renoncer ? Au siècle de la Renaissance, ce pacte pouvait exprimer, face à une vision religieuse ascétique (?), le rêve de grandeur et de réussite de ces « humanistes ». Chez les romantiques, il déguisait peut-être le rêve d'un infini recherché hors des voies permises (religieuse ou « raisonnable »), avec l'intuition que cette insatisfaction fait inséparablement la grandeur et le malheur de l'homme ? Chez les modernes, ne pourra-t-il pas glorifier symboliquement la révolte impossible de l'individualisme moderne, nouveau Prométhée enchaîné par son histoire ? Quant à Faust lui-même, il incarnera volontiers le héros tutélaire dont on rêve le triomphe au milieu même de l'humiliation : par deux fois, c'est après une catastrophe nationale que l'Allemagne revient à son Faust, comme si les hommes en appelaient d'une réalité insupportable au rêve du triomphe impossible... Peut-être devons-nous toutefois nous méfier d'une psychanalyse qui réduirait tout à ses schémas pathologiques. Faust ne s'expliquerait-il, et les autres mythes avec lui, que par refoulement et projection ? Que beaucoup de rêves symboliques s'expliquent par la « projection » d'un désir ou d'un complexe, tout le monde l'admet aujourd'hui. Mais de là à ramener toute représentation symbolique et toute fonction mytholo- gique à une genèse morbide, il y a loin. Images, symboles et mythes ne constituent pas le privilège des esprits inadaptés ou perturbés. Psycho- logues et sociologues, aujourd'hui2, retournent même assez volontiers l'argumentation : c'est le rationalisme outrancier et exclusif d'une époque qui ne voulait connaître que le scientifique qu'ils accusent maintenant d'avoir, par sa critique, ruiné pêle-mêle les mythes, les images et les valeurs, toutes les raisons de vivre de l'homme et d'avoir en somme mutilé l'esprit, détruit l'équilibre psychique, en éliminant l'âme.

Que l'homme moderne aille chercher, par conséquent, tout en faisant droit aux exigences de la raison critique, des symboles et des « images-

forces » susceptibles d'éclairer à ses yeux le sens de telle situation dans laquelle il se trouve engagé, de telle expérience particulière ou de l'ensemble

de sa vie, c'est là une réaction normale et saine de son organisme psychique.

Cette perspective nouvelle sur le mythe et le symbole sera notamment

1. D. de ROUGEMONT, op. cil., p. 7-8. Micheline SAUVAGE écrit de même, à propos du Don Juan romantique : « Pour qu'il y ait mythe, il faut une croyance qui ne puisse s'affirmer ouvertement, qui éprouve le besoin de s'habiller des symboles qui, à la fois, masquent et expriment » (Le cas Don Juan, Paris, 1953, p. 183). 2. Par exemple Edgar MORIN, Roland BARTHES, Georges GUSDORF, Carl-Gustav JUNG que nous citons dans les pasres suivantes. Cf. encore Pierre EMMANUEL, Poésie, raison ardente, Paris, 1948, p. 90, et Henri de LUBAC, Explication chrétienne de notre temps. Le Puy, 1942, p. 12 : « Le rationalisme a chassé le mystère : le mythe prend sa place. Nous en connaissons de grands exemples », etc. celle de Carl-Gustav Jung. On sait quelle importance le psychologue de Zurich attache au symbole1 (donc au mythe, qui est pour lui le symbole développé en récit) qu'il oppose à la pensée « analytique ». Le symbole n'est pas l'objet d'une création lucide (ce serait alors un « signe » ou une « allégorie »), il est donné d'emblée avec son senS2 ; bipolaire, il renvoie à la fois à un « corps » et à une « signification », au concret et à l'abstrait, au cosmos et à l'homme3. A l'inverse de l'idéologie ou du système qui leurrent l'intelligence seule, le symbole est une lumière pour le Moi tout entier et comme un dynamisme en marche : « Il a, en tant qu'image, le caractère d'un appel et il excite dans l'être total de l'homme une réaction globale »4. Jung note même qu'à côté des symboles dont le sens ne s'impose qu'à l'individu ou qu'à quelques-uns, tout groupe humain peut faire surgir de l'inconscient collectif des symboles chargés de sens pour tous5 : voilà qui rejoint l'analyse précédente : le mythe politique, même artifi- ciellement créé, ne devient réellement efficace que lorsqu'il répond plus ou moins à une intuition collective. En ce qui concerne Faust, nous avons la chance que Jung cite volon- tiers le drame de Goethe et lui emprunte maint exemple. Dans son traité des Types psychologiques (1942), Faust est une des œuvres qui reviennent le plus souvent, car il appartient à cette littérature « visionnaire », dans laquelle le poète n'en est plus à « inventer », mais, investi par le symbole vécu, à transcrire une expérience dont il n'est plus maître dans des sym- boles d'autant plus significatifs. Il est vrai que, le plus souvent, Jung considère moins le mythe d'ensemble que les symboles de détail ou les personnages isolés, tels que les lui offre le texte de Goethe : dans ces limites, ses analyses sont d'autant plus éclairantes. Très tôt Jung recourt à Faust comme à un excellent exemple clinique, celui de l'homme divisé qui doit choisir entre son Moi et ses instincts6 : c'est le Faust dangereux, « inhumain », celui qui ne peut vivre qu'un sombre drame : l'exemple de l'Allemagne signant avec le nazisme une manière de pacte diabolique conduira le psychiatre, en 1946, à porter

1. Faute de pouvoir suivre, au fil de ses divers ouvrages, le développement de la pensée de Jung sur ce point, nous nous référons ici à l'auteur qui la résume sans doute le plus fidèlement, Jolande JACOBI, Archétype et symbole dans la psychologie de Jung, dans Polarité du symbole (Études carmélitaines), Paris, 1960, p. 166-206. 2. J. JACOBI, op. cit., p. 172, 175, 190. 3. Op. cit., p. 178, 182-183. 4. Op. cit., p. 196 et (citation) p. 177. 5. Op. cil., p. 192. Selon Jung, la valeur universelle de nombreux symboles suppose comme condition de possibilité l'existence d'archétypes qui constitueraient comme la structure dynamique de l'inconscient collectif. Mais ces archétypes restent de l'ordre du transcendantal, invérifiables par définition, sinon dans les symboles qui manifestent leur activité, et nous n'avons pas besoin ici de discuter cette hypothèse. S'il nous arrive d'employer en passant le terme d'archétype, ce ne sera pas en référence à cette théorie ed Jnng. 6. C. G. JUNG, Über die Psychologie des Unbewussten, 1943 ; trad. fr. : Psychologie de l'inconscient, Genève, 1952, p. 74 : l'homme en proie à deux instincts, « le moi, qui est structure et limitation, et l'instinct protéiforme et sans limites (...), éprouve le conflit qui fut celui de Faust. Gœthe nous a montré dans la première partie de son Faust ce que signifie l'acceptation de l'instinct et dans la deuxième ce que signifie l'acceptation du moi 1, ... Cf. de même Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewusslen (1933), p. 82 (trad. fr. : Le moi et l'insconscient, Paris, 1938, p. 96), etc. sur ce Faust-là un diagnostic d'hystérie1. Mais Jung sait déjà que, comme « le salut de Faust commence à sa mort (...), en termes psychologiques : l'attitude faustienne doit cesser pour que se réalise l'unité de l'individu »2. Cependant, à côté du drame que vit Faust, il faut considérer ce que le personnage incarne pour telle génération, pour tels groupes. « Magicien démoniaque », il participe du prestige et de l'ambiguïté de l'alchimie3, jusqu'à jouer, dans l'imagination populaire, le rôle d'un « Prométhée du Moyen Age »4. A un niveau plus profond, Jung verra en Faust le por- trait de ce médecin-magicien, qui tient encore du sorcier païen, mais aussi du « Vieux Sage », Maître et Sauveur5, dont le psychologue aime à retrouver l'image partout.

« Est-il pensable qu'un écrivain non allemand eût pu écrire un Faust ou un Zarathoustra ? Ces deux œuvres font allusion à un même élément qui vibre dans l'âme allemande, à une « image originelle » (comme l'a dit un jour Jacob Burck- hardt), l'image d'un médecin et d'un maître qui est en même temps un sombre sorcier. Il s'agit de l'archétype de la sagesse secourable et salvatrice, d'une part, et, d'autre part, du magicien, de l'illusionniste, du séducteur et du diable. « Cette image originelle est ancrée de toute éternité dans l'inconscient où elle sommeille jusqu'à ce que la grâce ou la disgrâce d'une époque la réveille, en général au moment où une faute cardinale détourne un peuple du droit chemin. Quand celui-ci fait ainsi fausse route, il doit faire appel à des « Führer », à des « chefs » et même au médecin »6.

On pourra discuter telle de ces interprétations, qui isole un aspect du personnage et le coupe de l'ensemble. Rapprocher Faust d'autres « types » plus univoques, Prométhée, le Magicien ou le Sage, peut être éclairant, mais risque aussi d'estomper l'originalité du « cas » Faust. En outre, il est dangereux de chercher la signification du héros sans référence au drame qu'il vit, comme il est dangereux de raisonner sur la signification du magi- cien médiéval à partir du texte de Gœthe : nous nous sentirons d'autant moins liés par cette exégèse symbolique qu'elle se base plus exclusivement sur le Faust gœthéen. Or, pour les modernes, Faust est plus souvent savant ou technicien que médecin, plus volontiers conquérant que guérisseur ; il est moins le Prométhée primitif que le héros prométhéen révolté, qui incarne la glorification des ambitions modernes.

1. Cf. ses Aufsatze zur Zeilgeschichte, Zürich, 1946 (trad. fr. : Aspects du drame contem- porain, Genève, 1948, 237 p.) : cf. là-dessus, chap. XVIII, p. 413. 2. Psychologische Typen (1942), trad. fr. : Types psychologiques, Genève, 1950, p. 192. Cf. de même p. 210. 3. Psychologie und Alchemie, Zürich, 1944, p. 104, 108, 639, etc. Pour un examen cri- tique de cette interprétation, cf. Harold JANTZ, Gœthe, Faust, Alchemy and Jung, dans German Quarterly, XXXV (1962), p. 129-140. Faust est déjà le « magicien démoniaque» dans Über die Psychologie des Unbewllsstcn, Zürich, 1943; trad. fr. : Psychologie de l'inconscient, Genève, 1952, p. 186. 4. « Dans le personnage du sorcier moyenâgeux se cache la révolte prométhéenne contre les dieux reconnus. Le sorcier a sauvé une petite partie du très antique paga- nisme (...) Faust, Prométhée du Moyen Age, se dresse en face de Méphisto, Épiméthée du Moyen Age, et conclut un pacte avec lui a (Types psychologiques, Genève, 1950, p. 190-191). 5. Cf. L'homme à la découverte de son âme, Genève, 1944, p. 387. 6. Psychologie und Dichlung, dans E. ERMATINGER, Philosophie der Literaturwissen- schaft (1930) et, revu, dans C. G. JUNG, Gestallungen des Unbewussten, Zürich, 1953, p. 33 : trad. fr. dans Problèmes de l'âme moderne, Paris, 1960, p. 349. Nous serons donc amenés à chercher quels autres symboles recèlent ces variantes modernes du Faust : puisque, à l'imitation des versions populaires primitives, d'ailleurs, bon nombre d'entre elles attribuent au pacte une portée fatale et à Faust un destin tragique, c'est du drame d'abord que nous devons chercher le sens. Le pacte, à la fois merveilleux et fatal, pourrait exprimer l'intuition que toute réussite trop affirmée suppose des moyens suspects, un engagement avec le MaP, ou même que tout progrès humain est inéluctablement lié à un destin tragique. Le thème de la tentation, que Jung ramène à une sorte d'hésitation d'ordre psychologique, relève plus souvent de la morale ou de la religion et, s'il faut parler psychologie, on devra y voir un symbole du Moi libre entre le Bien et le Mal, le pacte représentant l'engagement total, le choix décisif du Mal. On comprendra alors que Faust, d'un siècle à l'autre, révèle une vitalité toujours nouvelle, s'il reflète le drame le plus profond de la liberté humaine face aux options les plus décisives. Les variations de perspectives que notre enquête a relevées suggèrent que chaque génération, chaque collectivité ré-interprète le mythe en fonc- tion du contexte humain, de l'expérience originale qu'elle vit. Pourtant, selon Jung, toutes ces variations reproduisent de siècle en siècle le même archétype et participent de la même création mythique qu'on observe chez les primitifs. Comme, par ailleurs, maint ethnologue ou historien des religions a manifesté son accord avec l'interprétation de Jung2, peut-être cette autre analyse du mythe peut-elle nous aider encore à éclairer l'histoire de Faust. LES ÉLÉMENTS PRIMITIFS DU MYTHE. On sait en effet que, en quête de représentations mythiques plus simples, moins déformées par contamination et mélanges, les historiens des religions se sont attachés plus particulièrement aux mythes des peuples primitifs. Ils ont montré combien ces représentations symboliques reflé- taient une conscience existentielle très profonde de la condition de l'homme au milieu de l'univers, en même temps qu'une réaction instinc- tive et saine de la communauté. Ils ont défini ce mythe « une histoire vraie qui s'est passée au commencement du temps et qui sert de modèle au comportement humain »3 ; récit à la fois cosmique et humain, il rend compte de la situation de l'homme dans le monde et prend valeur nor- mative pour l'individu comme pour la communauté.

1. « Nous sentons tous obscurément qu'un succès trop rapide dans le monde doit provenir d'une sorte de marché conclu avec le Prince de ce Monde et dont le prix est notre liberté » (Denis de ROUGEMONT, La part du diable, Montréal, 1942 et Neuchâtel, 1944, p. 115). 2. Cf. par exemple Mircea ELIADE, Images et symboles, Paris, 1952, p. 36-37. Nous nous sommes attardés à Jung parce que lui-même fait souvent appel à l'exemple de Faust. Pour une interprétation plus freudienne du mythe en littérature, cf. Roger CAIL- LOIS, Le mythe et l'homme, Paris, 1939, p. 17-29 et passim. 3. Mircea ELIADE, Mythes, rêves et mystères, Paris, 1957, p. 18. Le mythe est c vrai », non à la manière d'une anecdote historique, mais parce que son schéma dramatique vérifie une situation existentielle commune à tous, du moins à tout un groupe. « Au commencement du temps » désigne le « temps primordial », étranger à la succession historique et qui lui fournit les gestes et comportements typiques que les hommes ne cesseront de répéter. L'histoire des religions distingue entre les « mythes de situation » et les « mythes du héros ». Les premiers, plus primitifs, expriment la prise de conscience d'une « situation » existentielle globale au milieu du cosmos, ainsi les mythes de création ou le mythe de la vierge mère, par exemple ; de ces récits on passe par degrés à un récit centré sur les épreuves ou les aventures d'un héros exemplaire, solaire ou lunaire, ancêtre éponyme ou autre.

Dans la mesure où ces distinctions simples subsistent durant ce Moyen Age où le « sursaut de la pensée mythique » n'est pas sans rappeler une mentalité primitive — cette fois-ci en contact et en dialogue avec le christianisme1—, la légende de Faust exprime avant tout une «situation» humaine, celle de l'individu qui a engagé sa vie dans le pacte diabolique. Après Lessing (et peut-être Marlowe), les romantiques envisageront plus volontiers le héros idéalisé et fatal. Le drame de Gœthe unit les deux pers- pectives, mais le xixe siècle, scientiste et optimiste, choisit de plus en plus le héros de l'élan humain2. Le xxe, ramené plus d'une fois à la situa- tion tragique dans laquelle l'homme se voit entraîné par ses démons, continue en même temps, poussé par la tradition, à glorifier un héros triomphant, de plus en plus prométhéen, mais qui ressemble de moins en moins à Faust... Jugera-t-on abusif de remonter ainsi aux mythes de l'humanité pri- mitive... à propos de Faust au xxe siècle ? Ce recours aux catégories de l'histoire des religions peut nous aider à dégager les éléments simples sous la stratification des siècles. La transposition s'appuie d'ailleurs sur une continuité si nous admettons, avec maint ethnologue ou sociologue, que la pensée symbolique ne peut avoir disparu et que la « fonction mytholo- gique » invente toujours des formes nouvelles pour formuler les schémas fondamentaux qui traduisent la condition humaine3. « Schéma événemen- tiel »4 que chaque génération rhabille de son expérience originale, le mythe, à chaque événement important qui vient troubler le cours de l'histoire, renouvelle son expression, voire s'enrichit d'une variante qui n'est rien

1. Mircea ELIADE, Aspects du mythe, Paris, 1963, p. 211. La distinction des deux mythes (de situation et du héros) s'accorde avec les deux symboliques que C. G. Jung élaborait à propos de Faust (cf. précédemment, p. 15), celle du conflit intérieur et celle du personnage exemplaire. 2. En fait, on sait que le « héros » primitif n'a rien d'un surhomme, rien même de tellement (c héroïque » : c'est un type d'homme moyen, qui passe par des aventures volon- tiers comiques ou pénibles et qui accepte la condition humaine telle qu'elle est. Hercule est souvent ridicule, Prométhée n'est pas aussi « prométhéen » que nous le voyons, pas plus que Faust n'est cc faustien » jusqu'au XVIIIe siècle... Le xixe siècle, romantique et posi- tiviste, a voulu au contraire des héros qui réussissent et transfigurent la condition humaine. A en juger, par exemple, par ce que charrient d'idéal mythique les romans policiers actuels, (c le mythe unique serait le héros. C'est pour l'homme moyen le besoin de s'idéaliser (...). La lutte du héros doit prendre nécessairement une forme irrationnelle, car c'est par l'irra- tionnel que l'homme supprime ou recule ses limites réelles » (Quelques aspects d'une mytho- logie moderne, par Albert BLANC-DurouR, Jean TORTEL, etc., dans Cahiers du Sud, no 310 (1951), p. 364-365). 3. Car « l'activité inconsciente de l'esprit consiste à imprimer des formes à un contenu, et ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés » (C. LÉVI-STRAUSS, dans Revue de métaphysique et de morale, LIV (1949), p. 786). 4. CI. LÈvi-SïRAuss, Anthropologie structurale, Paris, 1958, p. 246. d'autre que l'intégration de cet événement transposé dans le langage sym- bolique : par de telles variations autour d'un thème donné, « le mythe se développe comme en spirale, jusqu'à ce que l'impulsion intellectuelle qui lui a donné naissance soit épuisée »1. Que chaque siècle ait rhabillé Faust à son image, voire l'ait enrichi de symboles neufs, nul ne le contestera. Si nous cherchons maintenant à isoler les éléments simples — les « mythèmes », dit CI. Lévi-Strauss par analogie avec les phonèmes et les sémantèmes2 — charriés par les légendes que recueillera le Volksbuch, à côté de l'élément Renaissance (soif de vivre et soif de connaître — celle-ci, à vrai dire, est-elle originelle ?), assez modestement représenté dans les Faust populaires, nous remontons d'un côté au « pacte » de Théophile, c'est-à-dire, à une légende pieuse, populaire dans toute la chrétienté3, de l'autre au type du « magicien »4, survivance païenne qui court à travers tout le Moyen Age chrétien5. L'insistance sur

1. Op. cil., p. 254. Pour C. G. Jung, la mythologie se développe comme la musique par variations successives autour d'un même thème symbolique. 2. CI. LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, p. 232-246 et passim. 3. On sait que la vie de Théophile d'Adana a été écrite en 572 à Antioche. Elle rayonne sur tout le Moyen Age, depuis le poème Lapsus et conversio Theophili vice-Domini de HROSWITHA de Gandersheim, au xe siècle, jusqu'aux drames jésuites contemporains du Volksbuch : un Theophilus est joué en 1582 et un autre en 1596, rien qu'à Munich ; d'autres entre ces deux dates, à Fribourg, Dillingen, Graz, Lucerne, etc. (J. MÜLLER, Das Jesuilen- drama in den Lândern deulscher Zunge, Augsburg, 1930, I, p. 31-34 ; II, p. 18-19). 4. On distingue communément (par ex. Erich TRUNZ dans son introduction au Fausl de la Hamburger Ausgabe, 3E éd. 1956, p. 461-462) en Faust le « motif Théophile » et le « motif Paracelse » : mais Paracelse est lui-même un type déjà complexe, mêlant des élé- ments de la Renaissance et de la mystique chrétienne à un type du magicien qui est bien plus ancien. On a voulu réduire Faust au type universel du magicien (notamment E. M. BUTLER, dans The Mylh of Magus, Cambridge, 1948, p. 125-143), mais, si la magie est diabolique aux yeux du Moyen Age, le pacte n'est pas une magie quelconque. Le sorcier professionnel ou le shaman primitif n'ont rien qui ressemble à un pacte. Soutenir que « the mytho10gists [?] have in fact invented the pact basing it on the ritual exorcisme and misinterpreting these » (E. M. BUTLER, The Fortune of Faust, Cambridge, 1950, p. x — d'où la lutte, de siècle en siècle, entre la légende du pacte et le rituel de la magie) nous paraît une hypothèse brillante et fantaisiste. 5. Ranger Faust parmi les « mythes » qui refléteraient la mentalité d'un certain âge de la chrétienté ne va pas sans poser quelques problèmes au théologien : religieusement, le mythe n'est-il pas « relayé » par le Mystère chrétien et les Sacrements ? L'Incarnation n'a-t-elle pas rendu inutiles tous les mythes en éclairant définitivement la condition humaine ? Pourquoi le chrétien ne se contenterait-il pas des représentations empruntées à la Bible ? Il est évident que, pour le chrétien, les Mythologies (en tant que représentations totales et totalitaires de l'homme dans le cosmos) sont mortes. Mais, si l'Incarnation a renouvelé toutes choses, et tout d'abord le regard que l'homme porte sur le monde, pour- quoi ce rapport nouveau de l'homme chrétien à ce monde, pourquoi cette « situation » neuve introduite par la relation personnelle de l'homme à Dieu (et par le débat personnel avec l'Adversaire) ne s'exprimeraient-ils pas dans un récit symbolique d'un nouveau genre (qui d'ailleurs emprunte, combine ou transpose des catégories bibliques : Alliance et infidélité, tentation, démonologie) ? La légende de Théophile (née au vie siècle, au temps où l'intelligence chrétienne commence à préférer aux grandes questions dogma- tiques les « moralia », c'est-à-dire les réflexions sur l'existence concrète du chrétien) n'est qu'une légende parmi d'autres, celle de Cyprien d'Antioche par exemple (transposée, entre autres, par CALDERON dans El Magico prodigioso) ou celle de Mariken van Nimegen. Il va de soi que la « révélation » biblique se situe pour le croyant à un autre niveau de profondeur : elle atteste dans l'histoire une Parole divine donneuse de sens, qui dépasse infiniment les intuitions humaines (lors même qu'elle reprend des thèmes mythiques, le Streben ne date guère que de la deuxième moitié du XVIIIe siècle : quoiqu'elle ne soit pas primitive, elle s'est imposée peu à peu comme l'un des éléments cardinaux du « second mythe » de Faust, au même titre que le prestige de la science, l'amour tragique et l'orgueil prométhéen, ou encore que le salut (parfois la catastrophe grandiose) qui vient assez sou- vent couronner l'élan de Faust, en contradiction évidente avec le premier schéma mythique de Faust.

Ces manifestations si diverses répondent pourtant à une définition commune. Figure idéale du nationalisme allemand, complexe symbolique tout désigné aux psychologues, héros d'un drame humain éternel, Faust reste à ces divers niveaux un mythe, c'est-à-dire un symbole éclairant et exemplaire admis par la collectivitél. Il exprime pour chaque groupe une relation existentielle variable à un problème constant. En effet, loin de se réduire à un symbolisme univoque, donné une fois pour toutes, le mythe est plutôt un schéma susceptible de se fixer successivement dans diverses variations et de renouveler sans cesse son expression, à condition que les formulations nouvelles n'excluent pas l'expérience première et ne s'écartent pas exagérément d'un certain faisceau de significations primitif.

III. — FAUST AU XXe SIÈCLE : LE MYTHE ET LA LITTÉRATURE

Ne nous étonnons pas si, malgré la continuité de la tradition littéraire, le Faust moderne se révèle aussi différent du personnage légendaire de jadis. Le mythe primitif était une représentation relativement simple, il ignorait la critique. L'allégorie platonicienne, puis stoïcienne, plus tard la théologie chrétienne et la philosophie occidentale, enfin la critique scientifique et le positivisme triomphant marquent les étapes de l'élimi- nation graduelle des univers mythiques anciens. Il est vrai que des silhouettes isolées survivent dans la littérature, la poésie surtout. Le mythe peut aussi naître, ou renaître d'une situation celui du déluge, par ex.). Un récit marginal, comme Faust, ne peut donc prétendre à la même autorité, ni à la même signification religieuse que les images bibliques, mais seule- ment à une signification psychologique : des générations chrétiennes ont tenté d'y exprimer (ici à travers une formulation juridique (le pacte) qui est un fait de culture) leur expérience spirituelle de cette situation limite qu'est le péché absolu, l'état de l'homme qui, librement et décidément, s'est livré au mal... 1. Le symbole traduit une expérience personnelle fragmentaire et non exemplaire, tandis que le mythe prend valeur normative pour une collectivité, une génération, une profession et tend à une représentation totalitaire. BALANDIER, citant Lévi-Strauss, admet que « rien ne serait plus proche de la struc- ture du mythe que la structure de l'idéologie politique » (dans Cahiers internai ion aux de Sociologie, XXXIII (1962), p. 129) ; plus loin, il refusera d'identifier l'un et l'autre, mais parlera d'homologie de fonctions — ce qui explique peut-être que le mythe soit si faci- lement accaparé et dégradé par l'idéologie. Au contraire du mythe, image spontanée, l'idéologie procède d'une pensée logique et organisée, qui use de concepts dans un but déterminé. nouvelle ou d'une image nouvelle. Cette image sera suggérée par une per- sonnalité de génie, parfois par un poète qui sait interpréter une impression collective. Une idée (la Race, la Révolution) peut devenir un mythe dyna- mique ; un individu qui incarne vraiment son époque se verra, dès avant sa mort, transfiguré en type mythique : Napoléon ou, plus près de nous, James Dean en donnent deux exemples caractéristiques. Il arrive aussi qu'un événement ou un visage, auréolé quelque temps d'un prestige mythique, se voit ensuite bruyamment exploité par une propagande, politique ou autre, et éclate en clichés élémentaires : Faust sous le nazisme fournira un triste exemple de cet accaparement par l'idéologie. Ailleurs des images, des noms qui gardent encore leur pouvoir de suggestion sont prostitués à des fins commerciales : « tout un déchet mythologique survit dans les zones mal contrôlées b1, à l'écran, dans la publicité, dans la presse populaire, illustrée ou non, etc. Ce qui est malsain, d'ailleurs, ce n'est pas tant l'existence de ces sollicitations irrationnelles, c'est surtout qu'elles se cachent et fuient tout dialogue avec la raison. Le psychologue ici vient à point pour nous faire admettre nos mythes comme nos complexes et pour instituer ce dialogue entre les symboles et la raison qui les reconnaît comme tels. C'est que, disséquée par l'analyse, déchirée entre des sollicitations les plus diverses et les plus contradictoires, notre conscience a besoin de faire un tri, de reconnaître pour elle-même la signification de tel symbole et de l'accepter comme un appel. Tandis que l'homme primitif vivait au centre d'un univers stable de représen- tations qu'il ne mettait pas en question, l'homme d'aujourd'hui doit choisir, au milieu d'une bigarrure hétérogène, ses mythes et ses valeurs symboliques. A la conscience mythique unanime et communautaire s'est substituée « une conscience mythique seconde, plus secrète et comme à l'arrière-plan de la pensée personnelle. Les intentions mythiques, ici, plus libres, supposent une adhésion individuelle et comme un tri parmi les possibilités offertes au désir de chacun. Religion, littérature, politique proposent en ordre dispersé des formules mythiques dans lesquelles chaque homme, appelé ainsi à une sorte d'examen de conscience, est invité à se reconnaître »2.

Faust au xxe siècle participe de cet univers d'images instable et composite, il hésite continuellement entre différents niveaux de conscience et d'expression et nous aurons à envisager alternativement ces divers registres où nous retrouverons l'homme en quête de lui-même à travers ses images de Faust. Ces images sont en particulier l'enjeu d'une partie subtile dans laquelle la littérature profite du prestige de la forme, tandis que l'idéologie tire son autorité des réactions collectives devant les événements du siècle.

Du MYTHE AU THÈME LITTÉRAIRE. Que reste-t-il du mythe vivant au niveau de la littérature ? Celle-ci sans doute reste un des domaines privilégiés où la raison dialogue avec les

1. Mircea ELIADE, Images et symboles, Paris, 1952, p. 20 (ibid., p. 22). 2. Georges GUSDORF, Mythe et métaphysique, Paris, 1953, p. 244-245. images et les symboles. Les grands épisodes des mythologies gréco- romaines ont constitué de tout temps pour nos littératures occidentales une source inépuisable de personnages, d'images lyriques et de schémas dramatiques. Mais du mythe vécu au mythe joué et parlé, quelle distance ! La voix du conteur, celle de l'aède ne répètent bientôt plus qu'une légende populaire ou une anecdote morale : Faust a vécu longtemps à ce niveau, à l'état de légende, et survit encore plus d'une fois, au xxe siècle, dans des anecdotes historico-légendaires. A l'étape suivante, le mythe est installé décidément dans la « litté- rature » sous forme de thème poétique ou symbolique. Ecrivains et critiques continueront souvent à parler de « mythe », mais ce mythe litté- raire n'est plus qu'un horizon, un cadre pour la mise en œuvre de passions et de sentiments nouveaux. Si ce cadre garde une certaine charge symbo- lique, il est allégé au moins de toute valeur normative. Cependant, dans la mesure où le thème garde une structure qui résiste à l'arbitraire du poète et conserve pour une part sa signification propre et autonome, on sera en droit de parler de thème mythique, de type vivant. Au contraire, le jour où chacun peut réduire entièrement le thème à des symbolismes personnels et jouer à son gré des éléments primitifs, ce thème n'exprime plus que ce qu'on lui fait dire, il a perdu toute signification propre et se voit livré à toutes les fantaisies. Il arrive même que le mythe dégénéré décrive comme un mouvement pendulaire qui amène successivement en pleine lumière les détails secondaires et les symbolismes de rencontre, tandis que l'essentiel est oublié : ainsi le rajeunissement, introduit par Gœthe à titre de motif secondaire (quoique hautement symbolique, celui-ci), reparaîtra chez d'autres, A. Bennett ou G. Diaz-Plaja par exemple, comme le motif faustien par excellence. A la limite, le thème éclate en une pluie de symboles dispersés et de noms évocateurs parmi lesquels le poète (aujourd'hui le romancier aussi) vient choisir des orne- ments, des motifs ou des illustrations pour orchestrer des idées ou des images totalement étrangères au thème primitif. Nous avons vu l'adjectif « faustien » auréoler ainsi de grandeur épique (ou d'un halo de brouillard vaguement lumineux) les objets les plus inattendus... L'évolution réelle entremêle, bien entendu, les diverses étapes, elle connaît les retours et les exceptions. Certains thèmes y restent encore vivants, susceptibles de « reviviscence mythique », au moment même où une partie de leur contenu, plus rapidement caduc, est déjà mise par ailleurs en coupe réglée : c'est bien le cas de notre Faust que nous rencontre- rons alternativement parmi les mythes vivants, ou à l'état de thèmes, de légendes et de motifs symboliques dispersés. Il reste que la poésie fleurit assez souvent sur un grand mythe en décomposition : l'épopée romantique trouvera ses plus beaux accents lorsque le mythe de Napoléon sera expirant, Thomas Mann et Valéry vérifient, dans le Faust qu'ils écrivent, la mort d'un certain mythe de Faust. La poésie ne se nourrit pourtant pas de la seule dégénérescence du mythe. De ses origines, le thème littéraire garde une certaine structure, un schéma de développement qui fait passer dans la littérature une part de l'expérience humaine toujours valable que concentrait le récit mythique ; de la sorte la littérature « apparaît comme une sorte d'inven- taire des possibilités ou des nécessités humaines »1 ; elle perpétue et affirme le rayonnement du schéma mythique à mesure qu'elle l'enrichit d'idées, de psychologie, de souvenirs historiques, d'allusions nouvelles. Elle lui insuffle une nouvelle vie en superposant ses propres intentions à ce que le mythe signifiait déjà par lui-même : le poète est créateur d'un nouveau langage ; à l'univers ancien du mythe, périmé et caduc, il en substitue un autre, fait de ses propres rêves. L'ÉCRIVAIN ET LE MYTHE. Le poète, « diseur de sens », prétend bien au rôle du mage ou du devin élucideur de mythes. Mais comment pourra-t-il tirer de thèmes anciens, déjà usés, une signification mythique neuve ? Sa première réaction consis- tera souvent à envisager ces restes anciens comme un répertoire de sym- boles évocateurs et commodes — à la façon dont nos pères allaient chercher des pierres dans les monuments en ruines comme dans une vulgaire carrière —, symboles qui prêtent à ce que l'écrivain décrit aujourd'hui un grandissement épique, un halo de mélancolie ou une auréole de mystère... Qu'on évoque un chercheur patient, un homme d'action auda- cieux, un amoureux fougueux, si on ajoute : « un Faust, en somme », quelle vision ! Plus méthodiques, d'autres emprunteront surtout aux mythes une illustration psychologique. Le romancier moderne, un Thomas Mann par exemple, connaît Freud ou Jung, il est en quête de figures qui incarnent les sentiments qu'il analyse. Lui aussi s'astreint rarement à suivre le fil d'un grand mythe, il pêche à droite et à gauche des détails ou des gestes symboliques qu'il inclut dans son propos personnel. A ce niveau encore, « l'imitation des mythes devient une stratégie littéraire parmi d'autres Au contraire, le poète qui a compris combien « le mythe résume avec une concision admirable l'expérience ténébreuse du genre humain »3 acceptera de se laisser investir tout entier par cette expérience, jusqu'à la revivre très profondément en lui-même, comme un Novalis ou un Nerval, par exemple, ont vécu le mythe d'Orphée. « Les mythes projettent ' dans la conscience les courants contradictoires qui déchirent l'homme »4 et le poète doit s'abandonner à eux pour vivre une humanité plus authen- tique. Goethe n'a-t-il pas ainsi « vécu » son Urfaust et plus tard tout son drame ? Pour le xxe siècle, le cas de Thomas Mann sera particulièrement éclairant : se défiant des rêves troubles du romantisme nationaliste de 1925, il a entrepris « d'humaniser le mythe » en le ramenant à la psycho- logie. Sous ce jour, son Joseph apparaît comme une mosaïque savante d'images et d'allusions symboliques, puisées impartialement dans toutes les mythologies et qui réfèrent discrètement chaque scène à d'antiques

1. G. GUSDORF, Mythe et métaphysique, p. 243, et encore : « Les mythes romanesques donnent de l'homme réel des descriptions bien plus fidèles que celles des penseurs de profession » (ibid., p. 283). Cf. encore Roger CAILLOIS, Le mythe çt l'homme, Paris, 1939, p. 182-183. 2. Paul de MAN, La critique thématique devant le thème de Fausl, dans Critique, n° 1'20 (mai 1957), p. 404. 3. Pierre EMMANUEL, Poésie, raison ardente, Paris, 1948, p. 80. 4. P. EIIDIANUEL, op. cit., p. 91. formulations de l'existence. C'est en ce sens qu'il peut voir à cette époque dans le mythe, expression primitive de la vie, « la source première de la narration romanesque »1. Quand il arrivera au roman suivant, il cherchera encore des détails symboliques de cet ordre pour évoquer la vie de son Faustus, mais, au milieu de ce jeu lucide, il se sentira peu à peu envahi par le vieux mythe de Faust, saisi par le récit tragique où il fera passer tant de lui-même : il oubliera quelque peu les mythes pour le Mythe qui résume une telle « expérience ténébreuse », la sienne et celle de son pays tout ensemble2. A la limite. le thème littéraire peut-il, entre les mains du poète de génie, s'élargir et se transfigurer en mythe d'une génération ou d'une époque ? Que le poète accepte de vivre intensément l'aventure intérieure définie par un schéma donné, cela ne le mène pas encore à formuler un mythe, mais simplement une symbolique qui lui reste personnelle. C'est seulement dans le cas où cette symbolique répond à une constellation mentale nouvelle, et où le poète sait se faire l'interprète de la réaction collective, que son mythe personnel prendra tout naturellement une signi- fication pour son époque ou pour son pays. L'originalité individuelle, parfois la perfection de la forme passent au second plan, encore que l'éclat de la réussite littéraire puisse grandement aider au rayonnement du mythe recréé. Une résurrection de ce genre marque l'histoire du Faust gœthéen : au cours du xixe siècle, cette œuvre géniale impose progres- sivement aux générations cultivées d'Allemagne (et bientôt d'ailleurs), lors même qu'elles la comprennent mal, une nouvelle image mythique du personnage, qui intègre la vision romantique, mais la dépasse, dans un sûr instinct de la problématique primitive de Faust et de l'optimisme moderne. Le xxe siècle n'a pas réédité cette réussite : Thomas Mann ou Paul Valéry expriment bien une réaction mentale assez commune dans leur public, mais la forme parfaite est chez eux le fruit d'une virtuosité intellectuelle et d'un calcul savant dans lesquels le lecteur moyen entrera difficilement — ou peut-être y faut-il, ici encore, l'espace de quelques générations. « L'homme faustien » de Spengler, qui, peut-être plus que tout autre. a contribué au renouveau du mythe est moins un thème litté- raire qu'un cliché philosophique ou idéologique et le Déclin n'appartient pas entièrement à la littérature. Cette rencontre nous confirme qu'au xxe siècle la littérature dépendra plus largement de l'idéologie. Notre Faust est la résultante de leurs efforts à toutes deux. l'image qu'elles offrent conjointement de leur époque.

Parler de (i mythe » ne va pas sans inconvénient : à employer un terme aussi usé et ambigu, peu littéraire d'ailleurs, ne risque-t-on pas de brouiller les cartes ? Le mythe se situe au point où interfèrent littérature, socio-

1. « Urquell der Romanerzâhlung » : la formule est du correspondant de Th. Mann. Karl KERENYI (Gesprach in Briefen, Zürich, 1960, p. 46) dans une lettre du 1-3-1934. Cf. plus loin, chap. XVII, p. 369-370. 5. Pur l'utilisation du mythe par Th. MANN, cf. plus loin. chap. XVII. logie, politique, histoire, religion : voilà qui nous promet un éclairage intéressant, mais qui pourrait compliquer sérieusement notre analyse. Pour ne pas nous égarer, sur les chemins de la critique mythique et théma- tique1, nous devrons d'abord suivre exactement le développement du thème littéraire, les variations narratives et les influences qu'elles dessinent, en particulier celle des grands modèles dont on s'inspire tou- jours, Gœthe bien sûr, mais aussi Gounod, et parfois Marlowe, ou Heine, et le Puppenspiel, à partir de 1920, ou le Volksbuch. Il arrivera que, dans notre appréciation, la valeur littéraire prime la signification historique ; la construction parfaite du Docteur Faustus ou de Mon Faust mérite bien autant d'attention que leur actualité. Le mythe offre d'autre part une explication de la persistance de certains motifs, de leur fécondité ou de leur stérilité passagères. Éclairer le dialogue de l'écrivain avec ce schéma dramatique déjà donné aidera à l'appréciation de l'œuvre elle-même et cette exégèse apportera un élément de plus à la sociologie littéraire ainsi qu'à une « analyse structurale de la littérature »2 qui n'en est encore qu'à ses débuts. Concurremment, une interprétation mythique devra critiquer cet univers du mythe, dans la mesure où il voile et déforme le problème exis- tentiel, et mettre en pleine lumière la signification proposée par l'auteur3. Cette signification comporte à la fois une variable historique immédiate — la traduction du mythe dans l'actualité — et une constante qui est proprement celle du mythe. En ce qui concerne Faust, il faudra envisager le problème de la moralité des actions de Faust et de son salut, le problème des influences théologiques protestantes ou catholiques. Il faudra aussi dépasser cette critique : bon gré, mal gré, Faust illustre une anthropologie, reflète la condition humaine et son débat avec l'absolu quand, dans son élan, la liberté se heurte à des limites, à des appels, et finalement au mal qu'elle pose. Le théologien, puisque maint Faust se réfère à la tradition chrétienne, devra apprécier le Streben dans la lumière de la Création et de la Rédemption, lire dans le dialogue de l'homme avec le Malin une formu- lation du problème du mal, cerner dans la tentation de Faust le choix décisif proposé à l'homme depuis toujours et dont Nietzsche nous jette à la face la version moderne : ou bien vouloir que l'homme, seul dans un monde vide, se pose en surhomme, ou bien admettre le dialogue avec le monde, avec les autres, avec Quelqu'un... Nous devons maintenant examiner comment, d'une génération à l'autre, dans le flux et le reflux des expériences collectives et individuelles, l'histoire de Faust exprime cette situation fondamentale de la liberté affrontée au mal. Peut-être vérifierons-nous dans les faits que le mythe,

1. Cf. l'article déjà cité de Paul de MAN, La critique thématique devant le thème de Faust, dans Critique, n° 120 (mai 1957), p. 387-404. 2. Georges GUSDORF, Mythe et métaphysique, Paris, 1953, p. 246. 3. Nous rejoignons ici les formules bien connues de Rudolf BULTMANN sur la « démy- thisation » nécessaire, sans nous en tenir à sa conception très critique du « mythe )J. Comme il s'agit d'une discussion purement exégétique et philosophique, nous renvoyons au dossier de la querelle : Kerygma und Mythos, I : Neues Testament und Mythologie (1941), et II : Zum Problem der Entmythologiesierung (1951), ainsi qu'à René MARLÉ, Bultmann et l'interprétation du Nouveau Testament, Paris, 1956, 205 p. toujours menacé, oscille entre la dégradation en idéologies et la réduction à des motifs littéraires mineurs, mais que, chaque fois qu'on revient à l'une des formes premières du drame, la vision s'approfondit, et avec elle l'œuvre littéraire parce qu'elle rejoint et exprime plus profondément une situation existentielle.

PREMIÈRE PARTIE

FAUST AU DÉBUT DU SIÈCLE (1900-1914)

CHAPITRE PREMIER

SITUATION DE FAUST AU DÉBUT DU SIÈCLE

Le 2 avril 1908, dans l'immense salle de Carnegie Hall, à New York, Julius Goebel célèbre devant un auditoire imposant le « Jubilé » du chef- d'œuvre centenaire. Oratoire et abondant, son discours1 n'apporte rien de bien neuf, mais vulgarise à l'usage du grand public les idées alors reçues. On y perçoit l'écho de la critique au tournant du siècle : ainsi lorsque l'orateur résume l'histoire du thème de Faust depuis le xvie siècle ; ainsi lorsque, devant son auditoire germano-américain, il campe Faust en image idéale de l'Allemand, de l'Allemagne et de l'humanité ; ainsi encore lorsqu'il défend son héros contre les critiques « moralisantes » alors assez fréquentes en Angleterre ou en Amérique. Ce panégyrique d'un rêve de la vieille Europe, prononcé dans la métropole du Nouveau Monde, sym- bolise assez bien le rayonnement du chef-d'œuvre gœthéen au début du xxe siècle. La conférence sans doute ne suffirait pas à marquer, à elle seule, la date d'un « jubilé ». Mais elle s'inscrit au milieu d'une véritable éclosion de Faust à la devanture des libraires et sur les scènes des théâtres du monde entier.

I. — AUTOUR D'UN CENTENAIRE

SUR TOUTES LES SCÈNES DU MONDE.

Sur les scènes allemandes, 1908 est « l'année Faust » : La première partie du drame de Gœthe, dont on fête précisément le centenaire, est jouée un peu partout2 avec un grand luxe de décors et de mise en scène et elle continuera de paraître à l'affiche les années suivantes en Allemagne. On tente aussi de représenter l'ensemble du drame3 : pas moins de cinq mises en scène différentes pour les deux saisons de 1907 et de 1908 ! La plus

1. Julius GOEBEL, Das « Faust »-Jubilâum, publié dans l'Internationale Wochenschrift für Wissenschaft, Kunst und Technik (Berlin), 1908, p. 750-758. 2. Et montée notamment par deux jeunes metteurs en scène promis à un brillant avenir, Gustav Lindemann (à Düsseldorf en 1908) et Max Reinhardt (à Berlin en 1909). 3. L'Urfaust va être porté à la scène à Weimar en 1912 pour la première fois. sobre est celle de Georg Witkowski, gœthéanisant bien connu. qui à Leipzig, en 1907, réduit le drame à deux longues soirées' ; par contre, celle de Karl Weiser à Weimar, l'année suivante, comporte quatre parties et occupe deux après-midi et deux soirées. A Hambourg, Alfred von Berger s'est contenté de la deuxième partie du drame, accompagnée par une musique de scène de Félix Weingartner. A Berlin, Sydow sacrifie quelque peu au goût de son public pour le style d'opéra. Paul Schleuther peut utiliser une scène tournante et une machinerie compliquée à Vienne, où l'un des grands acteurs du temps, Joseph Kainz, incarne en Méphisto la mélancolie d'un ange déchu. D'autres mises en scène, en général allégées de bien des passages et plus ou moins stylisées, verront le jour à Zurich en 1909, à Cologne en 1909 et 1910, à Altenburg en 19132. Il faut ici accorder une mention spéciale à un jeune metteur en scène dont la carrière résumera une bonne partie de l'histoire des scènes allemandes au xxe siècle : Max Reinhardt3 a, dès lors, commencé à secouer les oripeaux naturalistes et la poussière du siècle précédent pour rendre au symbole toute sa valeur théâtrale4. En 1911, il fera jouer à Berlin un mémorable Second Faust en une seule soirée — sept heures de spectacle coupées d'une heure de pause — après l'avoir amputé de quelque deux mille vers, ce qui n'était alors qu'un moindre mal. Le public étranger n'a longtemps connu Faust qu'à travers l'opéra de Gounod, dont la carrière triomphale a contribué, plus que tout autre, sans doute, à populariser, avec la touchante Marguerite, son- jeune et bel amoureux ! Les mélodies de Gounod gardent la faveur du grand public", en Espagne et en Amérique du Sud notamment, en France, bien entendu6, mais aussi, dans une moindre mesure, en Hongrie ou en Russie. Elles ont

1. Le Premier Faust prend 4 h 1/2, le Second 5 h. De la Première Partie, Witkowski a surtout gardé ce qui correspond au schéma primitif de l'Urfaust. La musique de same est de Feldweg. 2. Pour plus de détails, voir Karl THEENS, Knitllinger -Archiv, Y Il (1958), p. 207-212 : Kleine Biihnengeschichte zu Goelhes Fausl 1I, avec une bibliographie. 3. Autrichien d'origine, Max Reinhardt (1873-1945) dirige, depuis 1905, le Deutsches Theater à Berlin. Son influence sera immense sur des générations d'acteurs allemand et même étrangers. Deux points culminants dans sa carrière : il inaugurera, en 1920, les Festspiele de Salzburg et y montera, en 1934, le Premier et le Second Faust (avec Griind- gens dans le rôle de Méphisto). 4. Dans cette lignée symboliste s'inscriront bientôt (à partir de 1917) les essais scé- niques de Rudolf et Marie Steiner qui tentent de restituer, par la déclamation et il « eury- thmie », l'ambiance « mystérique » d'un drame anthroposophique. Leur influence, quoique originale, joue dans le même sens que celle de Reinhardt, surtout dans les années 1920- 1930. Cf. plus loin, chap. VI. 5. Et celle des parodistes, au xx" siècle comme au XIXC ! cf. chapitre -uivant. 6. En France, c'est l'opéra par excellence, celui qu'on va voir avant tout autre, celui que le peuple même connaît. Il a passé, dès le 14-12-1894, le cap des 1 0n0 représentations à l'Opéra de Paris — sur toutes les scènes du monde, on peut en supposer quatre ou cinq fois plus — et verra, quarante ans plus tard, la 2 000e séance (le 31-12-1934) sur cette scène célèbre qui, à chaque occasion marquante, ne peut faire mieux que de rouvrir avec une nouvelle mise en scène de Faust (ainsi, après des réparations importantes, le 27-1-1908 ou le 15-9-1922). On ne peut mieux évoquer qu'à travers cet opéra les artistes et la société qui fréquentent le palais de Charles Garnier : ainsi fera, par exemple, Gaston LEROI'X, dans son roman policier Le fantôme de l'Opéra (Paris, 1910), auquel les scènes de Gounod apportent à la fois un décor et un fond musical. souvent servi d'introduction1 au drame gœthéen qui, peu à peu, s'impose maintenant au spectateur cultivé. Le Premier Faust au moins est repré- senté (parfois largement transposé) un peu partout?, jusqu'à Manille3, à Pékin4 et à Tokyo5. A Londres, on a joué en 1908, à grand renfort de machinerie, une adaptation assez libre de Gœthe6 et par ailleurs le Mefis- tofele de Mario Giobbe, dont les quatre premiers actes rappellent de près le drame gœthéen7, poursuit depuis 1902 une carrière honorable, tandis que de Berlioz, jusque-là jouée comme oratorio, est transposée en opéra par Raoul Günsburg en 1908, pour les scènes de Monte-Carlo et de Hambourg, et reprise ainsi à l'Opéra de Paris en 1910. L'art du siècle, le cinéma, encore balbutiant, montre ici une préférence hautement significative : alors que les premiers réalisateurs doivent assurer la rentabilité de leurs films en choisissant des sujets qui passionnent leur public, dix-huit films sur Faust en dix-huit ans (de 1896 à 1914)8 sont un signe non équivoque de l'intérêt de la foule. Or presque tous, même l'unique Faust tourné en Allemagne à cette période, celui d'Oskar Mess-

1. Même dans les pays qui connaissent Gœthe depuis le début, en Russie par exemple : Nicolas CHOLODKOVSKI, premier traducteur russe du Second Faust en 1878, note dans sa préface pour la réédition de 1914 : « Quoiqu'il existe chez nous une vingtaine de traduc- tions du Faust de Gœthe, dont quelques-unes rééditées, on rencontre pourtant assez rarement un Russe qui connaisse l'œuvre dans son ensemble (fût-ce le Premier Faust seulement) ; mais tout homme qui sait lire et écrire connaît l'opéra de Gounod ! » Or, Gounod risque bien de fausser la compréhension de Gœthe (le cas ne sera pas rare, en France ou en Espagne, par ex.) et donc « l'opéra de Gounod a porté chez nous à la connais- sance du vrai Faust de Gœthe d'autant plus de tort qu'il nous charme davantage dans le domaine musical )J (éd. 1914, t. II, p. 94). 2. Par exemple à Budapest trois années de suite (1909, 1910, 1911). En France, après les essais de Henri Bataille et d'Edmond Rostand (cf. chapitre suivant, p. 51), signalons l'adaptation d'Émile VEDEL (texte dans la Petite Illustration, no 230, du 18-1-1913) qui retient du Second Faust l'histoire d'Hélène et un abrégé du final et pour laquelle Florent Schmidt a écrit une musique de scène partiellement originale et partiellement adaptée de Gluck, Beethoven, Berlioz, Liszt et Schumann. 3. En 1899, Faust y était transposé en un drame en quatre actes, joué en tagalog (en fait interprété en pantomime autant ou plus qu'en dialogue). Le rôle de Valentin y était particulièrement développé (d'après la Frankfurter Zeitung, 23-10-1899, feuilleton). 4. A Pékin, en 1913, on fera passer sous le nom de Gœthe des variations assez libres dans le style du vieux théâtre chinois : Faust est le magicien traditionnel qui, avec l'aide d'un dieu puissant (Méphisto, qui apparaît sous la forme d'un chien à tête de dragon), délivre Marguerite d'une bande d'hommes pervers, la ramène à la vertu par sa magie et finalement promet de l'épouser... Voir les échos dans la presse allemande, par exemple dans Badische Neueste Nachrichten (Mannheim), du 24-4-1913. 5. Tokyo a vu en 1904, au théâtre impérial, un Faust « japanisé » et très actuel : « Méphisto est représenté comme un « méchant Russe ». » Marguerite épouse au dernier acte un soldat japonais qui rentre de Mandchourie avec les troupes victorieuses. Le pauvre Faust, déçu dans ses espérances, s'ouvre le ventre suivant le procédé classique du hara- kiri. C'est charmant. Et dire que nous ne verrons jamais ça ! ", conclut un reporter français (Arsenal, Re 13.481-81). Au contraire, en 1912, le Premier Faust est joué et obtient un grand succès dans la traduction que vient d'achever Ogai MORI, bon gœthéanisajit et lui-même écrivain japonais bien connu. 6. Goethe's Faust, adapted by Stephen PHILLIP and J. COMMYNS CARR, est joué à Londres en septembre 1908. Cf. chapitre suivant, p. 47. 7. Tandis que le suicide de Faust au Ve acte rappellerait plutôt Lenau. Cf. chapitre suivant, p. 59. 8. Pour l'histoire de Faust sur l'écran, cf. chapitre suivant, p. 50. ter (1910), s'inspirent de l'opéra de Gounod et confirment, pour le public de tous les pays, que, si la raison de plus en plus choisit Gœthe, le cœur est pour Gounod. FAUST A LA DEVANTURE DES LIBRAIRES. Une fois sorti des salles de spectacle, quel est donc le « Faust » que lit ce public, et comment peut-il le comprendre? La réponse ici est plus simple : la poussière des Faust du xixe siècle a passé comme le vent ; les poèmes romantiques de Lenau et de Spohr, comme la parodie de F. Th. Vischer ne sont plus que des noms. Le livret de Carré et Barbier trahit une pauvreté que seule la musique de Gounod a pu faire oublier sur la scène. Les textes anciens des Puppenspiele, peu à peu remis au jour depuis la version de Karl Simrock (1838) et systémati- quement réédités en ce début du siècle1, restent l'affaire des spécialistes, de même que l'Urfausl dont Erich Schmidt a découvert le texte en 1891. Le Faust dont on parle, qu'on lit et qu'on discute, c'est celui de Gœthe, le Premier Faust surtout — mais la Deuxième Partie, peu à peu éclairée par les patients commentaires des « Philologues », plus souvent portée à la scène désormais, commence à impressionner le grand public : voilà qui va considérablement modifier les perspectives sur le chef-d'œuvre ! Au lieu de s'attacher d'abord aux scènes profondément humaines et à la poésie tragique de la Première Partie, on va être de plus en plus conduit à considérer le drame cosmique, les idées et les symboles parfois difficiles qui font l'unité de la Deuxième Partie et de l'ensemble de l'œuvre. De la sorte, ce qui est déjà acquis pour les spécialistes sera peu à peu vulgarisé à l'usage de tous. En ce qui concerne l'exégèse du texte, l'année 1906 a vu paraître en Allemagne deux éditions fondamentales qui représenteront jusque bien après la guerre « le Faust » de l'Allemand cultivé. Erich Schmidt, qui déjà en 1887-1888 a préparé et annoté le drame pour la grande « Édition de Weimar », renouvelle maintenant, pour l'édition dite « du Jubilé »2, son commentaire où il recueille tout le vaste héritage des Kuno Fischer (1878)3, Wilhelm Scherer (1883), etc. La même année, Georg Witkowski, tirant parti des recherches les plus récentes, inclut dans son commentaire très érudit divers passages des brouillons de Gœthe, l'épisode de Faust et

1. Citons entre autres : Elisabeth MENTZEL transpose Das Puppenspiel vom Erzzau- berer Dr. Faust en 4 actes et 8 tableaux (Frankfurt, 1900) ; Robert PETSCH édite Das Friinkische Puppenspiel l'om Dr. Faust (dans Zeitschrifl des Vereins für Volkskunde, 1905) ; Alexander TILLE édite Das Kalholische Faustslück (Zeilschrifl fur Bûcherfreunde, 1906) ; Georg EHRHARDT édite un Puppenspiel vom Dr. Faust (Dresden, 1905, 52 p.) ; Rudolf FRANK fait paraître Dr. Faust, oder der grosse Nekromantist (Leipzig, 1912, avec une bibliographie sur les Puppenspiele) ; Rupert SPITZL adapte Dr. Joh. Fausls Leben und Hôllenfahrt nach dem Wiepking'schen und Wiedemann'schen Manuskript (1913, 34 p. dactylographiées à la Bibl. der Deutschen Klassik à Weimar) ; J. LEWALTER-.J. BOLTE, Drei Puppenspiele vom Dr. Faust, dans Zeitschrifl des Vereins fur Volkskunde, Berlin, 1913, nOS 1-2. Les anciens V olksbücher sont toujours réédités : par exemple B. OTTO, Die Sage von Dr. Faustus der Jugend erzâhlt, Leipzig, 1909. 2. Jubildums-Ausgabe (Cotta Verlag, Stuttgart), Bd XIII (1903) u. XIV (1906). 3. Qui est réédité en 1902-1904 et en 1913. IIélène, paru en 1823, et surtout l'Ui-jausl. Son livre restera longtemps le Faust-Handbuch des germanistesl. A côté de ces deux ouvrages de base et de tant d'autres savants travaux d'Oskar Walzel, Robert Petsch, etc., il ne faut pas négliger les anthologies2 et les commentaires moins scientifiques qui prétendent intro- duire au chef-d'œuvre gœthéen un public plus moyen, mais plus étendu : ainsi les commentaires de Pniower (1903), de Wilhelmi (1908) ou de Traumann (1913)3 ou de Friedrich Lienhard (1913). Ce dernier en particulier, qui vulgarise excellemment dans son petit livre l'érudition accumulée par les « philologues », trouvera une large audience4. N'oublions pas enfin qu'en Allemagne l'explication du Faust cons- titue le couronnement des études secondaires et que nombre d'érudits consacrent une bonne part de leurs loisirs — en liaison souvent avec une Gœthe-Gcsellschaft — à des recherches historiques sur le drame de Goethe et sur la légende de Faust5. Pour beaucoup, c'est le livre qu'on relira, qu'on saura par cœur — un chancelier d'Empire ne donne-t-il pas l'exemple ?6 — qu'on emportera avec soi, d'instinct, pour les heures difficiles, dans les tranchées de France par exemple7.

1. G. WITKOWSKI, Goelhes Faust, Leipzig, 1907, 2 vol. (texte et commentaire), 1180 p. Avec la 7e (1923) et la 8e édition (1929), ce monument d'érudition atteindra un tirage de 50 000 exemplaires ! (10e éd. 1950). 2. Notons, à côté de l'anthologie bien connue de K. G. WENDRINER, Die Fausldich- tungen vor, neben und nach Goelhe (Berlin, 1914, 4 vol.), un excellent recueil (publié par Rudolf FRANK en 1911, sous le titre : Wie der Faust entstand, Berlin, 350 p.), des prin- cipaux textes qui marquent le développement du thème de Faust, depuis le Volksbuch et les Fliegende Bliiller jusqu'à Lenz et Maler Müller, le tout accompagné d'un survol historique fort éclairant, qui est repris d'un volume d'essais littéraires du P. Expeditus SCHMIDT (cf. plus loin, n. 6, p. 36). 3. Otto PNIOWER, dans la Panlheon-Ausgabe des œuvres de Goethe (Frankfurt, 1903) ; R. WILHELMI, Goethes Faustdichlllng, Hamburg, 1908, 92 p. ; Ernst TRAUMANN, Goelhes Faust, 424 p., Munchen, 1913-1914 (3e éd. 1924). Notons encore, à l'usage d'un public plus simple : Maria POSPISCHIL, V olksliimliche Erkliirung von Goelhes Faust, Hamburg, 1900, 98 p. Pour une liste plus complète, cf. Ada M. KLETT, Der Streil um Fausl II, Iéna, 1939, p. 5-11. Un catalogue, édité en 1913 par le libraire Ackermann de Munich, Faust und Faustverwandles (c'est le 6e catalogue de « Faust-Literatur » édité par ce libraire), compte 113 pages, 1 153 titres — incluant, il est vrai, les « cousins » : Ahasver, Don Juan, , etc. 4. Friedrich LIENHARD, Einführung in Goelhes Faust, Leipzig, 1913. 1923 verra la 7e édition ! Nous citons la 3e édition, Leipzig, 1918, 116 p. 5. Citons, parmi eux, Robert BLUME, attaché à tout ce qui concerne le séjour et la mort du Dr Faust à Staufen (cf. de lui, outre nombre d'articles rapides : Die sachlichen Beziehungen der Fauslbucher zu Staufen, Freibürg, 84 p., s. d. (vers 1910-1915), et le médecin Gerhard STUMME constituant, depuis 1886, une Faust-Sammlung qui deviendra la plus importante documentation aujourd'hui existante sur Faust. On sait que la première des Goethe-Gesellschaflen a été fondée à Weimar en 1885. 6. Le prince de Bülow fut chancelier de 1900 à 1909. « Den Faust rezitierte er, wie mir sein Freund versichert hat, an einem Nachmittag-e buchstablich durch, wenigstens die ersten Akte, und liess sich nur ein halbes Dutzend Maie aushelfen », raconte dans ses mémoires Emil LUDWIG ( Geschenke des Lebens, Berlin, 1931, p. 378 ; trad. fr. : Le monde lel que je l'ai vu, Paris, 1932, p. 223). 7. Sur Faust dans les tranchées de la première guerre mondiale, cf. plus loin, chap. IV. En 1910 paraît, assez joliment imprimé, un Fausl-Tagebuch, Gedanken und Slimmungen aus Goelhes Faust, Zusammengestellt von Irma Grâfin ADELMANN, Stuttgart, 1910, 134 p. in-16. Dans ce « choix de pensées pour tous les jours de l'année », plus de la moitié (exactement à partir du Il juin) est extraite du Second Faust. A l'étranger, naturellement, nous sommes bien loin de ce foisonnement. Les traductions et surtout la critique littéraire atteignent un public infi- niment plus restreint et le « jubilé » ne sera marqué le plus souvent que par quelques conférences ou quelques articles de revues. Toutefois, les traductions se multiplient au début du siècle dans différents payst, parfois aussi les reprises des versions anciennes de la légende : éditions savantes des Volksbucher2 ou éditions populaires, en Bohême notamment, où la légende de Faust remonte à des traditions originales très anciennes3 et où le Puppenspiel connaît, sous l'impulsion de J. Vrchlicky et I. Vesely, dès le début du siècle, une nouvelle jeunesse4. Les travaux sérieux d'histoire littéraire ne manquent pas. Pour les pays de langue anglaise, le commentaire érudit de Calvin Thomas a marqué une date, mais d'autres études suivent5. En Italie, Benedetto Croce applique à Goethe et à Faust sa méthode philosophico-littéraire6. Ici et là paraissent d'autres ouvrages historiques de valeur, d'Ogai Mori au Japon7, de Gustav Heinrich en Hongrie8, etc. La critique française

1. Quelques exemples, sans prétendre à un panorama complet : En Norvège, les deux Faust sont traduits (pour la première fois) par A. M. S. ARCTANDER en 1908. Au Danemark, où on connaît déjà deux traductions complètes (1847 et 1881-1889), deux éditions populaires ont été largement répandues autour de 1900. En Hongrie, le Second Faust a été traduit pour la première fois par Anton VARADY en 1899. Le Premier est traduit deux fois en bulgare, en 1906, par Ivan GANTSCHEV (d'après la version russe de Cholodkovski) et par Alexandre BALABANOV ; il est traduit en slovaque, en 1914, par Pavol HVIEZDOSLAV. En Roumanie, deux traductions par Ion GORUN (1906) et par Josif NÃDEJDE (1908). Au Japon, première traduction complète par Ogai MORI en 1912. En France, deux traductions nouvelles, celle de Suzanne PAOUELIN, 2 vol. (1903-1908), qui plus tard, sera reprise (pour le Second Faust) dans la bibliothèque de la Pléiade et celle de R. R. SCHROPP FR (1908), sans compter diverses rééditions de la version de Nerval. Notons au passage la transposition d'Élie-André CLOT, Faust, poème d'après Lenau, Paris, 1913, 177 p. 2. A. E. RICHARDS édite et annote The English Wagner-Book of 1594 (Berlin, 1907, 178 p.). De même De Hellevaart van Dr. Joan Faustus, version hollandaise du xvue siècle, éd. par E. F. KOSSMANN, La, Haye, 1910. 3. Dr. Faust. Zivot jeho, skutkové a hrozny konec, Bachorka pro lid (légende populaire), Praze, 1893, 48 p. ; Dr. Faust, a jiné staré povesti ceské — sebral K. PETRIK, Praze, 1911, 98 p. (la légende tchèque de Faust, p. 1-51) ; Tajnosti Faustova Domu v Praze. Z prazskych povesti. Ceskemu lidu napsal A. B. STASTNY (Histoire de la maison de Faust à Prague, racontée au peuple tchèque), Praze, vers 1919, même collection ; Cernokneznik Dr. Faust (Le magicien Faust). Vypravuje Franticek HURT, Praze, vers 1910-1915, 24 p. (coll. Storch de contes populaires). 4. Imdrich VESEL^ publie d'abord une étude historique : Faust v ceslcé liierature, Praha, 1908, puis diverses versions, anciennes (Johan Doktor Faust, slarych ceskych Loutkaruv, Praha, 1911, 96 p.), ou plus récentes (Praha, 1916) des Puppenspiete tchèques. Cf. Jan MALIK, Les marionnettes tchèques, Prague, 1948 (repris dans K. BEDNÀR, Johanes Dr. Faust, Praha, 1958, p. 91-130). 5. Calvin THOMAS, Goetlze's Faust, 2 vol., New York, 1892-1897 (3e éd. 1912). Pour un bilan des études anglaises sur Faust et Gœthe, cf. J. G. ROBERTSON, Goethe and the XX. Centurg, New York, 1912, 155 p., et Henry WOOD, Faust-Studien, Berlin, 1912, 294 p. 6. Cf. entre autres sa Prefazione al « » di Mario GiOBBE, Napoli, 1902, p. 3-13. 7. Ogai MORI, Ueber Goethes Faust, Tokyo, 1913. Sa traduction de Faust est de l'année précédente. 8. Gustav HEINRICH, IrodalomtÕrténeti czikkèk, Budapest, 1014, 260 p. commence aussi à renouveler son point de vue sur Faust, profitant des recherches allemandes, mais développant une méthode originale, notam- ment avec « l'essai de critique impersonnelle » d'Ernest Lichtenbergerl.

II. — FAUST ET LES IDÉES DU SIÈCLE

Assez éclectique dans le choix de ses explications, le commentaire de Friedrich Lienhard résume toute l'histoire du thème de Faust, voire celle de mythes plus anciens ; il montre à la fois dans le drame de Gœthe un poème d'humanité et un poème nationa12, l'itinéraire de l'homme médiéval et allemand3 en même temps que le « drame de l'homme intérieur »4 et un mysterium : toute une initiation à une religiosité moderne5 qui trouve son expression dans « le don total à l'Action », la « noble activité » au service des autres6, en somme une « mystique » qui promet à l'homme d'aujourd'hui, en la personne de Faust, le « salut » qu'il cherche7. Lienhard ne fait ici que refléter (en les simplifiant !) tout un éventail d'interprétations et de déformations où l'on peut retrouver les idées du siècle. Car Faust est beaucoup plus qu'un personnage littéraire ; il incarne un idéal, il symbolise toute une vision du monde, à tout le moins une certaine conception de l'humanité, et à ce titre il trouve sa place dans les querelles politiques, idéologiques ou religieuses de l'actualité. Même la critique qui se veut purement objective, voire historique et philologique, se voit sans cesse exposée, quand il s'agit de Faust, à dériver du commen- taire littéraire dans l'apologie ou le panégyrique, de l'explication objective dans la discussion idéologique — et certains, même parmi les « philologues », n'y mettent pas la même modération que Lienhard, à beaucoup près !

FAUST, HÉROS NATIONAL.

Il y a bien longtemps qu'on voit en Faust le type et l'idéal de l'homme allemand, avec ses aspirations indéfinies et sa méfiance pour la logique abstraite, ses passions et son activité : c'est déjà l'un des thèmes favoris

1. Ernest LICHTENBERGER, Le Faust de Gœthe, esquisse d'line méthode de critique impersonnelle, in Revue germanique, n° 1, 1905, p. 1-36. Du même, Le Fallst de Gœthe, essai de critique impersonnelle, Paris, 1911, 224 p. En 1911, la librairie Hachette publie une édition classique de Faust (texte du Premier et quelques scènes du Second Faust avec la traduction de Jacques PORCHAT, revue et présentée par Henry MASSOUL, 220 p.), grâce à laquelle des générations de jeunes Français se familiariseront en classe avec les scènes les plus importantes du drame. Pour plus de détail, cf. Fernand BALDENSPERGER, Gœthe en France, Paris, 1912, 393 p., et Bibliographie critique de Gœthe en France, Paris, 1907, 251 p. 2. Friedrich LIENHARD, Einfiihrung in Goelhes Fausl, 1913, 3e éd. 1918, p. 68-71. 3. Faust comme « mythische Figur des deutschen Spat-Mittelalter » (p. 68). 4. Le drame est, comme chez Dante, « ein Drama vom inneren Menschen » (p. 20). 5. « Mysterium » (p. 7), « die Wanderung eines Mysten. Faust macht stufenweise eine Einweihung durch » (p. 112), et Lienhard renvoie là-dessus à Schuré et à Steiner (cf. plus loin, chap. V, p. 115-117). 6. « Das Entscheidende ist immer die volle Hingabe an die Tat » (p. 105), « die edle Tat » (p. 100), « die schöne Tat » (p. 64). 7. « Faust als Erlösungswerk », p. 7, 100 sq. des grands commentaires du Faust gœthéen aux années décisives de la fondation du lie Reich1, thème à vrai dire déjà enrichi de variations signi- ficatives par Schelling et Jahn2 lors du sursaut nationaliste qui précéda la « guerre de libération » de 1813. Depuis lors, « Faust est devenu un héros de l'époque de Bismarck, un symbole de l'être allemand »3, et un chancelier d'Empire conclura tout naturellement ses mémoires en assi- gnant pour norme et idéal à La politique allemande l'attitude résolue d'un Faust conquérant4. Une tradition ininterrompue a imposé cette image de Faust comme une évidence et tout le monde s'en fait l'écho, sans même y prendre garde, un Erich Schmidt5 comme bien d'autres commentateurs, souvent plus « humanistes » que « nationalistes »6. En fait, le Faust alle- mand et le Faust idéal d'humanité font bon ménage dans l'Allemagne de 1900, le divorce ne s'imposera que plus tard. Cependant, un harmonique nouveau vient déjà enrichir et colorer cet accord, avec le nationalisme romantique et ombrageux d'Arthur de Moeller Van den Bruck qui reven- dique un Gœthe allemand, à l'exclusion du Gœthe classique et étranger, et voit en Faust « l'expression de notre être national en lui-même »7. Après la défaite, sa voix ne sera, hélas ! que trop entendue... La critique étrangère de son côté s'accorde assez généralement à consi- dérer Faust comme « la plus admirable personnification du génie ger- manique »8, quitte à faire les plus expresses réserves sur ce génie roman- tique et instable, enivré de « la confiance en soi-même d'une jeunesse qui recrée le monde et d'une foi mystique dans la volonté et l'action : le

1. Sur ces commentaires des « Gründerjahre J) (Loeper, 1871 ; F. Th. Vischer, 1875 ; K. Fischer, 1878, etc.), cf. Hans SCHWERTE, Faust und das Faustische, Stuttgart, 1961, chap. VI (p. 148 sq.) : Ideologische Aufhôhung [des Faustischen] seit 1870. Chez Loeper, le germanisme confine déjà au racisme (texte caractéristique dans Schwerte, p. 157). 2. Pour JAHN (Deulsches Volkstum, 1810), Faust est « ein deutsches volkstumliches Wesen » ; il ajoute : cc Was ich vom Faust weiss, habe ich zuerst von Goethe gelernt, dem deutschesten Dichter » (Ed. F. Brümmer, Leipzig, s. d., p. 223-224). Quant à SCHELLING, il reconnaît déjà dans le Fragment de 1790 : « unsere mythologische Hauptperson (...), da er recht aus der Mitte des deutschen Charakters und seiner Grundphysionornie wie geschnitten ist » (Philosophie der Kunst, 1802, éd. Cotta, V, p. 438 ; éd. Schrôter (Jubi- Hiumsausgabc, München, 1927, rééd. 1958), III, p. 458). Il est vrai que, si Faust est « ein wahrhaft mythologisches Gedicht », c'est qu'il incarne, autant ou plus que l'Allemagne, « die innerste reinste Essenz unseres Zeitalters », étant par ailleurs « seiner Intention nach bei weitem mehr aristophanisch als tragisch » (éd. Cotta, p. 446 et 731 ; éd. Schrôter, p. 466 et 382). 3. Emil STAIGER, Goethe, Bd II, Zürich, 1956, p. 351 : « Faust ist zum Held der Bismarck-Zeit, zum Symbol des deutschen Wesens geworden. » 4. « Das deutsche Volk weiss, dass Goethe nicht im Wagner (...) das deutsche Volk im deutschen Menschen gestaltet hat, sondern im Faust, der in hochgespannten Selbstver- trauen immer strebend sich bemüht und als der Weisheit letzten Schluss die Wahrheit findet : « Nur der verdient sich Freiheit wie das Leben, der täglich sie erobern muss » » (Fürst von BÜLOW, Deutsche Politik, Berlin, 1914, p. 353 (conclusion) de la 81- 100e mille, 1917). 5. Cf. textes intéressants dans SCHWERTE, p. 176-178. 6. Par exemple E. TRAUMANN, Goelhes Faust, München, 1913-1914,2 vol. (3e éd. 1924), le P. Expeditus SCHMIDT, O.F.M., Die deutsche Seele in Goelhes Faust dans Über den Wassern, IV (1911), 169-173. 7. « Der Ausdruck unseres Nationalwesens überhaupt » (Arthur MOELLER VAN DEN BRUCK : Goethe, Minden, 1907, p. 188). S. Alfred FOUILLÉE, Esquisse psychologique des peuples européens, Fans, lyuo, p. CJC. plus sublime monument érigé à ce romantisme est le Faust de Gœthe »1. Qu'il s'agisse ailleurs d'un artiste, « la lutte faustienne que reflètent ses tableaux est l'expression de son caractère allemand »2. Pourtant, si le caractère germanique de Faust paraît un point acquis, il faudra, pour réveiller la ferveur allemande sur ce point, une crise autrement grave et, en attendant, l'ensemble des critiques, à l'étranger et même en Allemagne, s'attachent bien davantage à l'idéal universel d'humanité que peut représenter Faust. FAUST, IDÉAL D'HUMANITÉ. La critique en effet dessine plus souvent — à travers bien des diver- gences, sur les étapes de l'itinéraire notamment — l'image d'un Faust exemplaire, peu à peu conduit, au cours d'un progrès aux modalités discutées, à la victoire sur le mal, à l'action libératrice, à la perfection de l'homme. La nécessaire fidélité au texte oblige les commentateurs à quelque mesure dans la glorification de leur héros — encore peut-on raffiner sur les ambiguïtés des images gœthéennes et faire de Faust le porteur d'une révélation ésotérique et chiffrée, à l'exemple de Ferdinand-Auguste Louvier3. Au contraire, dès qu'on peut se détacher du texte, il n'est que trop tentant de choisir et d'idéaliser, pour projeter dans le personnage les aspirations et les revendications de l'inquiétude moderne : « Faust reflète exactement la physionomie morale de notre temps, la complexité et la multiplicité des inquiétudes contemporaines »4. Comme aux siècles passés, Faust incarne particulièrement le savant5

1. Giorgio SANTAYANA, Three philosophical poets : Lucretius, Dante and Gœthe, Har- vard, 1910, p. 7 : cc It expresses the self-trust of world-building youth, and mystical faith in will and action. The greatest monument to this romanticism is Goethe's Faust. » Le philosophe nie tout progrès chez Faust (id., 173), et ne voit dans son aspiration obstinée qu'un trait typiquement romantique (id., 181, 187, 196). 2. C'est l'appréciation de Rodin sur le peintre allemand Hans von Marées. Le sculp- teur continue : « Puvis était plus serein. Marées m'apparaît comme le Dr Faust, rêveur et lutteur plein de tourments... » (cité par B. GOLZ, Fauslisch und Deutsch, Hamburg, 1922, p. 9-10). 3. L'ouvrage de base de LOUVIER, Sphinx lucuia est. Goethes Faust und die Resullate einer ralionellen Melhode der Forschung a paru à Hambourg en 1887 en 2 volumes, mais l'auteur continue à publier divers opuscules dans la même ligne « méthodique et ration- nelle », par exemple : Chiffre und Kabbale in Goethes Faust, Neue Beitrage zur neuen Faust-Forschung ; Die neue rationelle Melhode der Faust-Forschung und der alle und der neue Alephistopheles, zwei Vortrâge — Goethes Faust, ein Geheimbuch. Nachweis aus des Dichters Briefen, Tagebûchern, usw. zusammengestellt von 0. STEINZÀNGER (pseud. pour Louvier). D'autres s'inspireront de Louvier, négligeant comme lui les significations immédiates et la cohérence de l'ensemble pour développer, à partir de « clefs » arbitraires, les symbo- lismes les plus échevelés. Citons Albert ULLRICH, Goethes Testament. Die Lôsung des Faustràtsels. Der Deutung 1. bis 3. Buch, Faust-Verlag, Dessau, 1919, 208 p., et Else FRUCHT, Goethes Vermachtnis. « Eine frohe Botschaft », Munchen, 1913, 252 p. 4. « Fausto (...) rispecchia esattamente la fisionomia etica del tempo nostro, la comples- sità e la molteplicità delle inquietudine contemporanee. » G. B. PRUNAJ, Le ire leggende eterne : il Cid, Don Giovanni, Fausto, Milano, 1915, 88 p. (coli. « La Cultura del Popolo »). 5. Souvent à un niveau assez élémentaire, un grand savant sera facilement comparé à Faust : Emile LUDWIG, en visite chez Edison devenu sourd, écrit sur son bloc-notes : « Dr Faust », ce qui enchante le vieillard. (E. LUDWIG, Gesc/zenke des Lebens, Berlin, 1931, ambitieux de dominer la nature — et bientôt de rendre à l'humanité sa jeunesse. De la confiance éperdue en la science, on passe facilement à une profession de foi au progrès de l'humanitél. Un éminent représentant de la science (et du scientisme) de 1900, Elie Metchnikoff reconnaît entre le premier et le second Faust le passage décisif du pessimisme (parce que « Faust demande trop à la science et à la vie ») à l'équilibre optimiste de l'homme mûr : « dans la deuxième partie, c'est un homme... assagi et optimiste qui, après avoir satisfait les aspirations de sa vie individuelle, consacre le reste de ses jours au bien de l'humanité »2. Ailleurs, Faust tourne au Prométhée moderne3, héros de la révolte, symbole de l'humanité qui se libère des oppressions obscurantistes du Moyen Age et revendique contre toute morale la liberté du désir4, contre toute religion les droits de l'homme majeur et affranchi. Ainsi Laurent Tailhade racontera-t-il comment la légende de Faust (en fait, usurier habile associé à Gutenberg) a été forgée par les moines qui voulaient assimiler sa passion pour la vérité à une association diabolique5. Moins polémique en général, la critique anglo-américaine, parfois aussi la critique allemande, voient volontiers dans le drame de Gœthe une religiosité p. 655 ; trad. fr. : Le monde tel que je l'ai vu, Paris, 1932, p. 340), cf. aussi Der elekirische Faust, compte rendu par Emile KUH de la traduction de L'Ève future (1886), de VILLIERS DE L'ISLE ADAM, par Annette KOLB sous le titre de Edisons 1Yeib der Zukunft, München, 421 p., 1909, dans Neue Wiener Tagblalt (14-7-1909). Un peu plus tard, les espoirs suscités par les tentatives de Voronoff pour rajeunir les tissus par des greffes humaines appelleront les clichés attendus : La légende de Faust est-elle [maintenant] une vérité scientifique ? (Le Gaulois du 10-10-1922) ; Les vieux rêves Surnoms : Faust (La Presse du 11-10-1922). 1. Faust a été revendiqué déjà au xixe siècle pour le positivisme et le progrès, par exemple, par Pierre LAFFITTE qui le donne (dans un cours de 1890, publié en 1899 : Le Faust de Gœthe, 109 p.) pour le type même du poème sociologique que Gœthe malheureuse- ment n'a pu mener à terme. Faust patronne de même un petit plaidoyer, emphatique et vague, pour une morale sociologique : Le Dr Faust. Aux antipodes de la morale. Critique de la morale bourgeoise, Paris, 1910, 39 p. 2. Elie METCHNIKOFF, Gœthe et Fausl, p. 337-385 (cit. p. 372 et 384), dans Essais oplimistes, Paris, 1907, 438 p. De même, pour Alfred FOUILLÉE (Esquisse psychologique des peuples européens, Paris, 1903, p. 354), la philosophie du Faust de Gœthe, c'est « l'action console de tout ». 3. Le romantisme, puis le scientisme triomphant, ont de plus en plus rapproché, au cours du xixe siècle, Faust et Prométhée. Hermann HANGO a publié, en 1895, à \ ienne, un Faust und Prometheus.., 4. Ainsi Paul MARGUERITTE évoque-t-il « cette tristesse de l'inassouvi, le regret de sentir tarir son cœur insatiable (...) le drame de Faust épris des formes chatoyantes de la vie et voyant fondre entre ses mains tout ce qu'il touche ! » (préface à La bien-aimée de Thomas HARDY, trad. par Ève-Paul-MARGUERITTE, Paris, 1909, où, tel Faust en quête d'Hélène, Jocelyn Pierston recherche, dans trois générations successives, la beauté idéale dont il rêve). 5. Laurent TAILHADE, La légende de Faust. Nouvelle Revue, 1910, p. 505-514. Sans doute marqué par l'actualité politique française, l'article est un brillant exercice de style, plein d'à-peu-près et d'inexactitudes, qui se termine sur un véritable panégyrique de La désespérance de Faust d'Edmond PICARD (Bruxelles, 1904), présenti' comme » du théâtre d'idées » plein d'originalité, alors qu'il s'agit purement et simplement d'une tra- duction assez large, en vers pompeux et abstraits, des premières scènes du Fausl de GŒTHE. Notons que, dans son Douzain de sonnets, en 1881, TAILHADE avait consacré quelques vers à l'apparition d'Hélène à Faust dans son laboratoire : mais l'histoire ne souffre pas les mêmes fantaisies que la poésie... Pour W. BOLSCHE, Faust est aussi « der grôsste Protest gegen den alten Schuldgedanken )1 ( Goethe im XX. Jahrhunderl, Berlin, 1901, 57 p.). peu orthodoxe, mais qui pourrait bien servir de base à une religion moderne pour l'homme de demain1. Parmi les tendances « libérales » qui feront volontiers de Faust leur porte-drapeau, la franc-maçonnerie a depuis longtemps reconnu en lui un de ses grands exemples2 et le mythe de l'homme moderne3, affranchi par la raison et consacrant sa vie « au travail, à l'action au service des autres... Ce mythe du travail, en quoi se résument la forme et l'action du mysterium de Faust, est la plus haute réalisation de l'esprit allemand et notre présent le plus original de l'humanité »4. Faust se voit enfin revendiqué par les monistes et par les nietzschéens en quête de surhomme5 : ne compte-t-il pas parmi ces « hommes hardis et sans peur qui s'arrachèrent à la domination des prêtres et préférèrent conclure un pacte avec le diable plutôt que de se laisser intimider et réduire en esclavage » ? N'est-il pas « le révolutionnaire qui se raille de tous les ordres ou interdits des prêtres et des limites qu'ils prétendent fixer à sa connaissance » ?6. Le cas de Maurice Barrès mérite qu'on s'y arrête. On connaît l'éloge appuyé (et peut-être un peu envieux) du chef-d'œuvre de Goethe dans L'appel au soldai : « Une conception solide, enracinée dans la réalité, libre jusqu'à l'audace, disciplinée jusqu'au traditionalisme et qui restera dans

1. Cf. par exemple : William Page ANDREWS, Goethe's Keg to Faust. A scientific basis for religion and morality and for solution of the enigma of evil, Boston, 1913, 79 p., et naturellement toute la littérature théosophique et anthroposophique (cf. plus loin, chap. V). 2. Un seul exemple : au seuil du siècle, telles loges allemandes fêtant leur cinquan- tenaire n'ont pu trouver meilleur paradigme de l'homme maçonnique qu'une variation sur la fin du Faust gœthéen : MANNHEIMER, Erlôsung. Festspiel zum Stiflungsfeste der Logen der V.O.B.B., in einem Aufzug, Oldenburg, 1901 40 p. 3. Vom Mythos der neueren Zeit (zum dreihundertjährigen Todestage von Shakespeare), dans Der Vorhof, Supplement ä Der Unsichtbare Tempel, Monatschrift für Sammlung der Geister, hrsg. von den Brüdern Dr. Ernst und Dr. August HORNEFFER, München, Bd. I (1916), p. 229-233. 4. Faust intervient là où Hamlet s'arrête : « Der Mythos der Arbeit, der Tat für andere (...). Dieser Mythos der Arbeit als Gestalt und Handlung des Faust-Mysteriums ist die hôchste Leistung des deutschen Geistes und unser eigentliches Geschenk an die Menschheit » (p. 231-232). Notons que l'auteur anonyme superpose au mythe de Faust, pour le compléter, le « mythe de l'irrationalisme » religieux, tel que le présentent Les frères Karamazov et L'idiot, de DOSTOÏEVSKI (p. 233). 5. Le vrai Faust, c'est « l'Uomo protagonista (...) cioé l'aspirazione al Vero », conclut Ildebrando PIZZETTI à la fin d'un article, d'ailleurs plus éloquent qu'exact, sur Il Faust della leggenda, del poema, del drama musicale, dans Rivista Musicale Italiana, XIII (1906), p. 49. Sur le monisme, alors florissant, cf. la fin de ce chapitre, p. 44, et l'ouvrage collectif édité par A. DREWS, Monismus, Iéna, 1908, 2 vol. Le premier volume contient un chapitre de Bruno WILLE, Faustischer Monismus, p. 243-289, où l'on lit par exemple que « Faust vertritt den Menschen überhaupt, in seinem titanenhaften Ringen nach hôchster Entfal- tung, in seinem Ringen mit Gott — « ich lasse dich nicht, du segnest mich denn » — und Fausts Sieg ist ein Triumph der Menschheit, ein Evangelium )J... (p. 263). 6. Hermann HESSE, Faust und Zarathustra, Bremen, 1909, 32 p. : K Es gab wohl zu allen Zeiten schon kühne, unerschrockene Menschen, die sich der Herrschaft der Priester entzogen und die lieber einen Bund mit dem Teufel eingingen, als dass sie sich knechten und einschüchtern liessen » (...). « Faust ist im alten, dualistischen Weltbilde der Revolu- tionär, der aller priesterlichen Gebote, Verbote und Erkenntnisbegrenzung spottet; er ist im alten Weltbilde der Typus, das kristallisierte Ringen der ganzen Menschheitsseele nach Licht, Freiheit, Erlösung... » (p. 9). la construction humaine comme un témoin de la conscience allemande »1. C'est que, pour ce Lorrain au nationalisme ombrageux, Gœtlie ne relève pas de l'Allemagne prussienne de 1870 et incarne plutôt, dans son Faust tout particulièrement, le prestige de la réussite humaine en face du vertige de Pascal2. Toute sa vie Barrès s'est cherché, s'est expliqué face à ces

deux « Maîtres » et ses Cahiers nous conservent les étapes de sa longue méditation. Comme Gide son cadet, Barrès a cherché tout d'abord en

Faust l'exemple qui permet de « comprendre, justifier et revivre toutes

les formes de la vie »3. Plus tard, à mesure qu'en lui la fureur de vivre et l'individualisme élargissent leurs horizons, Barrès, qui revient avec prédi-

lection au Second Faust*, admirera de plus en plus en son héros la person-

nalité créatrice, le « penseur »5 qui trouve en soi la force de se refaire un monde et un dieu : « Il y a des esprits qui peuvent se créer une vision du monde, des Faust... » « Ces hommes supérieurs, ces Faust, ils ont leurs rêveries, leurs imaginations, leur esprit, leur religion »6. En somme, la figure de Faust a grandi à mesure que le « Culte du Moi », dont elle est un si beau symbole, débouchait sur le monde. La guerre se chargera de bous- culer cette vision par trop personnelle et idéale et acculera cette médi- tation gœthéenne à l'approfondissement décisif7.

LE HÉROS CONTESTÉ, FAUST EST-IL « FAUSTIEN » ? A vrai dire, sauf dans le cas de Barrès, où Faust patronne l'individua- lisme triomphant, l'idéalisation du personnage comme héros du travail,

1. Lettre de Roemerspacher, après la lecture du Faust sur le Brocken avec des étu- diants, dans L'appel au soldat, Paris, 1900, t. I, p. 26. Voir aussi les pages sur « les Mères » dans Leurs figures, Paris, 1901, p. 177-179. 2. cc... Goethe, grand homme qui fut l'antithèse exacte de Pascal, et celui qui sentirait ces deux êtres aurait senti toute l'humanité supérieure »... (L'angoisse de Pascal, écrit en 1909, publié dans Les maîtres, Paris, 1927, p. 97). Cf. de même dans Mes cahiers (14 vol. publiés de 1929 à 1957), t. VII, p. 169 (1909) : « Deux adversaires. Ils nous donnent les deux plus puissantes visions du monde. » 3. « ... cette doctrine-là, c'est celle de Gœthe », qu'il oppose à la « règle de vie » que demande Bourget (Mes cahiers, I, 152, 1-4-1897). Cette autre phrase des Cahiers, citée par P. de BOISDEFFRE, Barrès parmi nous (Paris, 1952, p. 225) : « Toujours désirer, et savoir que notre désir que tout nourrit ne s'apaise de rien ! » consonne-t-elle avec le Streben de Faust, ou bien avec le vertige de Pascal et de saint Augustin ? Sur Gide, cf. plus loin, chap. XIII, p. 273. 4. « Combien je les aime, ces œuvres mystérieuses des grands artistes devenus des vieillards, le Second Faust de Gœthe, la Vie de Rancé de Chateaubriand et le bruissement des derniers vers de Hugo JI... (Mes cahiers, IX, p. 50, mars 1911). 5. « Vous avez des penseurs, des Faust, et puis des bêtes » (Mes cahiers, IX, p. 229, fin 1911). La même année, Barrès a plaidé publiquement pour l'inquiétude religieuse, « la magnifique détresse de Faust et de Pascal » : « il y a une part de l'âme que le rationalisme et la science ne rassasient pas (...) Cette inquiétude, cette tristesse, cet inassouvi au milieu du laboratoire, c'est l'aventure de Faust, l'aventure de tous les Faust, des plus hautes et plus savantes intelligences » (Pour nos églises, Discours à la Chambre des députés, Journal officiel, 17-1-1911, repris dans La grande pitié des églises rie France, éd. définitive, Paris, 1925, p. 62-63). 6. Mes cahiers, VIII, p. 148 et 163 (1910, à propos des discussions sur l'école) et déjà en 1907 (VI, p. 228) : « Un Faust, une âme capable de créer Dieu... » Les Cahiers des années 1907-1913 conservent l'écho de fréquentes discussions et lectures sur le problème de la religion. 7. Cf. plus loin, chap. VII. du progrès et de la révolte libératrice en reste aux développements ora- toires et vagues. Les variations prométhéennes sur ce thème dérivent dans un irréel brumeux et l'on comprend qu'elles aient trouvé leurs contradicteurs1. Du côté socialiste d'abord, l'accueil est hésitant. Si un Blum et un Lunatcharski2 voient tout l'intérêt de reprendre et de prolonger la leçon finale du Faust colonisateur qui songe à l'avenir du peuple, un Marcus Hitch récuse avec violence cette colonie fondée par le crime et construite sur l'esclavage du peuple3. Faust est à ses yeux l'intellectuel typique dans un monde livré à la domination du démon, c'est-à-dire de la classe bourgeoise, et dont la délivrance n'est qu'un satisfecit que se décerne à elle-même, sous les traits de l'Éternel Féminin, la conscience bourgeoise4.

De même Robert Riemann trouve peu d'intérêt au drame et peu d'actua- lité à son héros5. Mais peut-être est-ce là le lot de tous ceux qui cherchent chez Gœthe une leçon et un exemple concrets plutôt qu'un idéal.

D'autres esprits, voyant la faillite du Scientisme, mesurent trop combien la civilisation moderne est menacée par le matérialisme déshuma- nisant, alors même qu'ivre de science elle croit dominer le monde : « Son symbole, son vrai symbole, c'est un être de fiction, le Dr Faust. » « Qui ne connaît son Faust, notre Faust ? », ajoute Miguel de Unamuno, au sou- venir du héros de Marlowe qui tentait désespérément de retenir son Hélène au baiser enivrant : « Rends-moi mon âme ! voilà le cri de Faust, le docteur, quand, après avoir baisé Hélène, il va se perdre pour toujours »6.

On comprend aussi que l'image anti-religieuse du Faust des « libéraux » se voie vivement contestée par les critiques chrétiens, catholiques surtout.

En ce qui concerne Gœthe, l'attitude catholique reste dominée en Alle- magne, pour une large part, par les méfiances héritées des luttes récentes et que reflète l'ouvrage imposant du P. Baumgartner7. Cette réaction que

1. Nietzsche déjà avait cruellement raillé l'engouement de ses contemporains pour un héros dont ils ne gardaient que les plus vagues et les plus plates aspirations romantiques (cf. plus loin, chap. VI, p. 146 et chap. VII, p. 163). 2. Cf. chap. suivant, p. 62-66. 3. Marcus HITCH, Goethe's Faust — A Fragment of socialist Criticism (Chicago, 1908, 127 p.) :« Faust's colony was won by war, drained by slaughter, enriched by piracy and supported by the permanent subjection of the people (...). Nothing is said about the education of these people » etc. (op. cit., p. 34 et 92). 4. Op. cil., p. 70 et 76, 102-104. 5. Ce n'est qu'une Uebergangsdichtung, conclut-il dans sa brochure : Goethes Faust, eine historische Erliiuterung, Leipzig, 1911, p. 60. 6. « Su Simbolo, su verdadero simbolo es un ente de ficcion, el Dr. Fausto (...). Devuel- veme el alma ! He aqui el grito de Fausto, el doctor, cuando despues de haber besado a Helena, va a perderse para siempre (...). i, Y quien no conoce a su Fausto, nuestro Fausto (...) ? » (Miguel de UNAMUNO, Del sentido tragico de la vida (1912), dans Obras Completas, XII (Madrid, 1958), p. 422-423 ; trad. fr. : Le sentiment tragique de la vie, Paris, 1937, p. 182-183). 7. A. BAUMGARTNER, Goethe, sein Leben und seine Werke, 2 Bde., Freiburg, 1885-1886 (le livre est issu d'articles parus dans les Stimmen aus Maria Laach à l'époque du Kultur- kampf) ; 3e éd. revue par le P. A. STOCKMANN en 1911-1913, 4e en 1923. Sur l'attitude catholique et l'influence du livre de Baumgartner, cf. Hans SCHWERTE, Faust und das Faustische, Stuttgart, 1961, p. 214-218, et W. J. MULLOY, The German Catholic Estimate of Goethe (1790-1939), in University of California Publications in modern Philology, XXIV (1944), p. 357-458. le passé explique, sinon justifie, n'est d'ailleurs nullement universelle1. Une nouvelle possibilité de dialogue s'est ouverte depuis que Karl Muth a fondé, avec quelques amis catholiques et protestants, la revue Hochland : dès sa première année, celle-ci esquisse une tout autre vision de Faust à la lumière du chrislianisme2, tandis que le P. Expeditus Schmidt prépare les éléments d'un commentaire3 qui se souciera moins de mettre en garde le lecteur que de lui faire apprécier l'œuvre littéraire. La querelle n'est pas vidée pour autant, et pas davantage par une remarque de Péguy sur la situation de Faust et l'irréalisme qui menace le sérieux de la vie4. Il faudra une bien autre crise pour que nous arrivions au fond du problème, pressenti naguère par Dostoïevski quand il rangeait parmi ses Possédés telle figure assez évidemment « faustienne »5. Comme chez Péguy, un certain réflexe religieux et un souci très français du vraisemblable et de l'irréel expliquent que Sâr Peladan s'en prenne, en 1913, à ce Faust qui « est le héros moderne )6, mais qui n'a pas su rester le mage affronté au mystère du monde : « Les dernières paroles du magicien vieilli sont insignifiantes (...), sentence de manuel, phrase pour écolâtre : cette brusque préoccupation humanitaire et sociale, sans force, sans développement, tombe à l'incohérence. (...) Pour qui a bien lu le poème, ce n'est pas une vision prophétique ; c'est l'obscurcissement d'un vaste esprit, le Progrès devait être la dernière illusion de ce grand évoca- teur d'illusions »7. D'autres critiques encore reprochent au « Héros de l'Action » de finir dans un paradis de roses et de parfums d'une façon

1. Certains critiques (ainsi P. G. GLEIS, in Journal of English-German Philology, 1945, p. 321) pensent qu'il ne faut pas exagérer l'influence de Baumgartner : d'autres auteurs catholiques se montrent très favorables à Gœthe, tout en faisant des réserves, surtout morales, sur son Faust (ainsi P. LEO, Goethes Faust, eine Gloriflkation des Chris- tentums, in Die Wahrheit, V (1899), p. 122-125) ; de même les livres de lecture et morceaux choisis utilisés dans les écoles catholiques. 2. W. P. ENGLERT, Goethes Faust im Lichte des Christentums, in Hochland, 1 (1903), p. 649-664, et II (1904), p. 10-24. 3. Expeditus SCHMIDT, Die Grundidee der Faust-Sage und Goelhes Lebensdichlung — Das Reuemotiv in Goelhes Faust, in Anregungen, München, 1909, p. 52-79. ID., Die deutsche Seele in Goethes Faust [1], in Über den Wassern, IV (1911), 169-173. Son commentaire paraitra après la guerre : Goethes Menschlzeitsdichiung, München, 1923 (2e 6d. 1930), 240 p. 4. « Une vie ne se joue pas deux fois (...). Un homme qui ferait deux fois, qui recommen- cerait, qui vivrait, qui jouerait deux fois sa vie ne serait point un homme, une misérable créature pécheresse et précaire, un chrétien ; il serait un être imaginaire, un Faust. Un homme qui aurait le droit, qui aurait ce pouvoir exorbitant, de recommencer, il ne serait point un homme, il serait un dieu, mon ami. Nous, nous sommes des êtres réels. Nous sommes des pauvres êtres, de très pauvres êtres )J... (Charles PÉGUY, Victor-Marie comte Hugo, 1911, dans les Œuvres complètes, t. IV (1916), p. 267). 5. Surtout par une volonté de domination (même spirituelle) qui semble aussi nietz- schéenne (avant la lettre) que gœthéenne. Cf. A.-L. BEM, Fausl dans l'oeuvre de Dos- toïevski, in Bulletin de l'Association scientifique russe à Prague, 1937, n° 29, et une page rapide, mais éclairante, de Fritz STRICH, Goethe und die Wellliteralur, Bern, 1946, p. 331. 6. PELADAN, La doctrine de Gœthe d'après les deux Faust, in La grande revue, 10-1-1913, p. 109-123 (cit. p. 110). L'auteur insiste sur les invraisemblances et note pour les épou- sailles de Faust et d'Hélène : « Ici la fantaisie dépasse ses droits et nous sommes en présence d'une inexplicable impéritie de composition. » Par ailleurs, il voit partout des échos de la kabbale (p. 111) et d'une religion à son goût : cc Le salut de Faust est à peu près le salut chrétien (...). L'Éternel Féminin, cela veut dire que la vérité ne sort ni des textes, ni de l'expérience, mais du cœur humain » (p. 119 et 123). 7. Op. cil., p. 117 et 121. qui n'a plus rien de « faustien » : peut-être Maximilian Harden se souvient-il, en 19111, de la critique retentissante que Hermann Türck a inaugurée en 18972 et qu'il renouvellera périodiquement jusqu'à sa mort3 : ce Faust qui, en même temps qu'à la magie, renonce à ses rêves titanesques et à son effort héroïque, est retombé au niveau des « Philistins », sa mort misérable d'homme raisonnable mesure le drame d'un héros né pour un destin plus « faustien ». Cette opposition est caractéristique, elle marque le seuil d'un siècle nouveau. Jusqu'ici, le modèle prestigieux proposé par Gœthe servait de norme pour tout ce qui voulait se couvrir de son nom. Désormais, aux yeux de certains, le personnage gœthéen ne répond plus exactement à l'idéal que les modernes veulent mettre sous ce nom. L'adjectif va se détacher du substantif, « l'idée » s'affranchira du personnage et vivra sa vie propre4. Dès 1908, Oskar Walzel5 a constaté combien des expressions comme « nature faustienne » revenaient couramment dans la presse et la critique, sans qu'on se soucie trop de définir exactement leur sens, mais pour exprimer tout autre chose que le caractère incarné par Gœthe dans son Faust, voire dans l'Urfaust de sa jeunesse. Walzel se contente, quant à lui, de définir le « faustisme » par la polarité fondamentale du Faust primitif, cet homme divisé entre les deux élans contraires vers la jouis- sance et vers la connaissance — ce qui lui permet de décrire le dévelop- pement historique de cet élément c( faustien » depuis l'Antiquité 16. D'autres, moins soucieux encore de rattacher le faustisme à Gœthe, le réduiront à l'élan quasi prométhéen de l'homme de la Renaissance7, et même un éco- nomiste comme Werner Sombart en fait le signe distinctif de ce siècle : « Cet élan général de l'époque vers la connaissance du monde, c'est,

1. Maximilian HARDEN, Faust, dans Die Zukunfi, 75 (1911), 101-124, notamment p. 112-113. Autre critique ironique du faux héros dans A. FREYBE, Faust, das personlich gefârbte Abbild des deutschen Geisfes in seiner Art und Entartung, Halle, 1911, 138 p. (2e éd. 1916). Du même, Faust und Parcival : eine Nacht- und Lichtgestalt von volks- geschichtlicher Bedeutung ?, Gütersloh, 1896, 366 p. 2. Hermann TÙRCK, Der geniale Mensch, Iéna, 1897 (7e éd., 1910, xn-400 p.). 3. H. TÜRCK est parti du personnage de Hamlet (sa thèse concerne Das psychologische Problem in der Hamlet-Tragôdie, Leipzig, 1890) ; il liera toujours les deux héros, notam- ment dans Faust, Hamlet, Christus (Berlin, 1917, 405 p.) et dans l'introduction qu'il écrira pour une édition de Faust (Leipzig, 1923) ; cf. encore de lui : Die Bedeutung der Magie und Sorge in Goethes Faust, in Goethe-Jahrbuch, XXI (1900), et Eine neue Faust- Erkliirung, Berlin, 1901, 150 p. (5e éd. Schwerin, 1911, 178 p.). 4. De la même façon que l'idée « prométhéenne » (et l'adjectif) au xxe siècle se détachent de plus en plus de Prométhée lui-même, de même que, dès le xixe siècle, le « donjuanisme » s'est détaché des divers Don Juan de la légende. Cf. plus loin, p. 155, 275 sq, 293, 307, etc. 5. Oskar W ALZEL, Goethe und das Problem der faustischen Natur, dans Internationale Wochenschrift für Wissenschaft (Munchen), 1908, p. 1089-1110. Repris dans Vom Geistes- leben alter und neuer Zeit, Leipzig, 1922, p. 366-389. 6. Ce « dépassement » du personnage se trouve déjà dans un article de K. KEMMER, Der Fauslgedanke im Altertum, in Zeitschrift für den deutschen Unterricht, XV (1901), p. 500-517. La conférence, d'ailleurs sommaire et confuse, date de 1894; elle conclut : « Prometheus ist der idealere goethesche Faust » (!) (p. 515). 7. Tous les grands hommes de la Renaissance se voient tour à tour qualifiés de c person- nalités faustiennes » et le xvie siècle devient le siècle du « faustischer Forschertitanismus » (cf. Hans SCHWERTE, Fausl und das Faustische, Stuttgart, 1961, p. 177). Du moins cet élargissement abusif garde-t-il une référence historique déterminée. pourrait-on dire, le trait faustien du temps D'autres encore se réclament de la science moderne et présentent par exemple une vision unitaire de l'univers, d'inspiration à la fois scientiste et panthéiste, sous le nom de jaustischer Monismus2 — un monisme où, finalement, on ne parle plus g'uère de Faust !

L'IDÉAL D'HIER ET CELUI DE DEMAIN.

On dirait donc, ici et là, que l'étoile de Faust pâlit, que le personnage recule devant l'idée, plus apte à exprimer un contenu plus actuel. Aux yeux de certains, du moins, l'avenir exige une race nouvelle et ils doutent, après Hermann Türck, que Faust puisse même annoncer le Surhomme. Ce doute se manifeste entre autres chez un jeune écrivain féru de Nietzsche et promis plus tard à une large audience : dans une conférence à un cercle moniste, en 19093, Hermann Hesse procède à une confrontation éclairante, sinon décisive, entre Faust et Zaralhuslra. Chacun des deux personnages représente pour nous un idéal religieux4, mais tandis que l'un incarne « le visionnaire inspiré d'une nouvelle conception du monde, unitaire et moniste, par-delà le bien et le mal »6, Faust reflète encore « l'homme qui lutte pour la connaissance, l'homme idéal de l'ancienne conception du monde ; son être est divisé par un dualisme strict en corps et âme, en bien et mal, et son existence est accablée par l'idée traditionnelle du péché, dont il lui faut être délivré )6. S'il s'est affranchi de l'autorité des dogmes et des entraves de la morale, il est devenu en revanche, dans ce monde encore sombrement dualiste, le maudit, à qui le salut est interdit, et le déploiement de symboles religieux des scènes finales, chez Gœthe, n'arrive pas à nous convaincre de son salut7. Au lieu que, Nietzsche ayant démys- tifié la morale et les scrupules de l'homme divisé, tandis que la science moderne désacralisait la création en imposant un monisme de l'évolution8, Zarathustra apporte, avec ce renversement des valeurs, « un évangile neuf, sublime et précieux »9, celui du monisme dont la vision unitaire doit

1.... « der allgemeine Drang der Zeit (...) nach der Erkenntnis der Welt, ist der Faus- tische Zug der Zeit, wie man auch sagen könnte » (Werner SOMBART, Der moderne Kapi- talismus, Leipzig, 1902, 2e ed. 1916, t. I, p. 476. 2. « Wie der mystische Verfasser der Deutschen Theologie mit Recht sairt, ist das Vollkommene « das Eine Wesen » und folglich besteht unsere Vervollkommung in der Vereinigung mit diesem Wesen; auch Faust ist solch ein Mystiker »... (Bruno WILLE, Faustischer Monismus, dans Monismus, hrsg. von A. DREWS, Jena, 190b, Bd. I, p. 262) ; l'adjectif faustisch revient souvent dans ces pages ; Faust, lui-meme, rarement. 3. Hermann HESSE, Faust und Zaralhustra. Vortrag, gehalten in der Bremer Orts- gruppe des deutschen Monistenbundes am 1. Mai 1909, Bremen, 1909, 32 p. Nietzsche eut-Íl approuve ces id6es ? cf. chap. VI, p. 145. 4. « Altäre sind sie beide (...), Tempel und heilige Stätten » (p. 3). 5. « Der begeisterte Seher eines neuen, einheitlichen, monistischen Weltbildes, der sich jenseits begiebt von Gut und Böse »... (p. 7). 6. « Der nach Erkenntnis ringende, höchste Mensch der alten Weltbildes, dessen Wesen dualistisch geteilt ist in Körper und Seele, in Gut und Böse, dessen Dasein belastet ist mit der traditionellen Vorstellung der Sünde, von welcher er Erlösung finden muss » (p. 7). 7. Op. cit., p. 13-15. 8. Op. cil., p. 15-17. 9. « Ein grosses, neues, kÕsf liches Evangelium » (op. cil., JI. 19). se substituer à « l'ancienne conception du monde, dualiste, faustienne a1. L'homme d'aujourd'hui doit donc choisir entre le héros divisé du monde d'hier, le temple dualiste avec la croix, et le « nouveau temple » de Zara- thustra2 — or, pour le jeune orateur de 1909, en tout cas, l'hésitation ne saurait être longue : Nietzsche nous a délivrés de Faust en même temps que de son monde rétréci de barrières périmées...

Il n'était pas question ici de dresser un bilan complet de la critique concernant le drame de Gœthe — un volume n'y suffirait pas3 — mais seulement de donner un aperçu des opinions contemporaines sur le person- nage de Faust, tel qu'il apparaît au public et aux auteurs de l'époque. Il s'agissait en somme de « situer » Faust dans ce début du siècle. Au total, malgré quelques voix discordantes, comme celle de Hermann Hesse, glorifié ou discuté, Faust apparaît bien vivant dans le monde intellectuel de ces années-là, mêlé aux luttes d'idées de l'époque, en Allemagne comme à l'étranger, comme un grand symbole, à la fois figure idéale et reflet vivant d'une humanité qui hésite au seuil du xxe siècle. Puisque Faust incarne assez ordinairement l'optimisme de l'homme moderne, on peut déjà prévoir que le personnage ressentira fortement toute crise qui mettrait en question cette foi en l'homme et au progrès. De même, dans la mesure où le nationalisme allemand se reconnaît instinc- tivement en lui, Faust risque de devenir comme le résonateur de toutes les secousses que connaîtra l'idéal national. Nous avons noté d'autre part, autour de 1900, un glissement déjà assez accusé vers l'idéologie : on ne se réclame plus aussi constamment de Gœthe et, même lorsqu'on croit prêcher Goethe, c'est souvent un idéal politique, social, historique, reli- gieux (ou anti-religieux), c'est un idéal « faustien » qui vient insidieusement colorer et souvent déformer ce que l'on prend encore pour le pur Faust gœthéen. Pour le moment, le calme extérieur peut laisser croire à un assou- pissement. Mais que survienne la tempête, qu'une voix sache exorciser les forces mythiques que couvent ces interprétations idéologiques, et il se vérifiera vite que Faust compte parmi les figures mythiques de notre époque. Mais il ne suffit pas de situer Faust par rapport aux idées du siècle : il reste à voir si le monde littéraire et artistique suit les voies tracées par les « intellectuels ». Le Faust des poètes exprime-t-il les mêmes messages, les mêmes attitudes devant le monde ? Reste-t-il d'ailleurs un type vivant dans la littérature moderne, sur la scène, à l'écran ? Face à l'exemple prestigieux et redoutable laissé par Gœthe, quelle perspective ouvre-t-il sur l'avenir de la littérature et de l'homme ?

1. « Das alte, dualistische, faustische Weltbild » (op. cit., p. 30). 2. Op. cil., p. 30. 3. On en trouvera les éléments dans : Ada M. KLETT, Der Streit um Faust II, Jena, 1939, 216 p. (Bibliographie) ; Heinz KINDERMANN, Das Goethe-Bild des XX. Jahrhunderts, Wien, 1952, 729 p. ; Hans SCHWERTE, Faust und das Faustische, Stuttgart, 1961, 359 p. CHAPITRE II

LE FAUST DE LA BELLE ÉPOQUE A TRAVERS LE MONDE

Faust compte donc parmi les figures idéales du siècle. Que la littérature aussi l'ait adopté un peu partout comme un thème toujours actuel, c'est ce que nous montrera une rapide enquête aux divers échelons de la pro- duction littéraire ; l'éventail s'ouvre même si largement qu'une classi- fication s'avère difficile. Il est visible toutefois que bon nombre d'auteurs songent surtout à profiter des modèles éprouvés que leur lègue le passé, Gounod, Goethe ou encore la légende primitive, dont ils se font simplement les échos. D'autres, moins nombreux, confrontent au contraire ces modèles avec les problèmes que leur pose le xxe siècle et n'hésitent pas à dépasser, voire à bousculer le point de vue de leurs devanciers pour proposer à leurs contemporains le Faust d'aujourd'hui ou même celui de demain.

I. — LA POSTÉRITÉ DE GOUNOD : MARGUERITES...

Quoique l'opéra de Gounod n'ait guère suscité d'imitations, son prestige est immense et son influence prépondérante à un certain niveau littéraire. Impressionnés par le succès populaire de cette histoire d'amour si simple, nombre d'auteurs sont naturellement tentés de reprendre indéfiniment le même thème, voire de n'en retenir qu'une idée ou un motif sentimental. Faust a bon dos...

DE L'AMOUR... Faust en roman rose peut s'inspirer à la fois de Gounod et de Gœthe. Bon nombre d'adaptations réduisent le Premier Faust à l'histoire de Marguerite, par exemple le drame de Louis Hébert1 ou le roman, plus fantaisiste, de Roger Verneuil2, ou l'adaptation, assez libre et platement romantique, de Stephen Phillip et John Commyns Carr, jouée à Londres

1. Louis HÉBERT, Faust et Marguerile, drame eli 12 tableaux tiré de la première partie du Faust de GŒTHE, Paris, 1905, 124 p. La pièce s'ouvre avec la kermesse, mais rend ensuite assez fidèlement le texte de Goethe, quoique en vers libres assez piètres. 2. Roger VERNEUIL, Faust, roman, Paris, 1910, 318 p. D'entrée Faust évoque le diable. Les monologues et discussions trop sérieuses sont réduits à leur plus simple expres- sion. Marguerite se révèle fort délurée et sur le cadavre de Faust, tué en sortant de la prison, Méphisto fixe le pacte d'un coup de poignard (ces dernières scènes prennent dix lignes). en 1908, qui fait une large place à Valentin et surtout à Méphisto (joué par le metteur en scène Beerbohm Tree dans le style des anges déchus de Milton) ; Faust et Marguerite meurent en prison dans les bras l'un de l'autre et sont emportés au ciel au son d'un choral angélique1. Même insistance dans les romans populaires, que leur prix met entre toutes les mains et qui, dans tous les milieux, vulgarisent largement l'idylle malheureuse de Faust et de Marguerite : ainsi en Italie les récits de M. Mariani, Corrado Riccio et G. B. Prunaj, en Espagne un « roman rose » de Cabanas Ventural2; ainsi, en France, un roman fort répandu jusque dans les kiosques de gares, où Wagner apparaît comme le fiancé de Mar- guerite et où Faust trouve la mort avec celle-ci dans la prison3. Au contraire, les aventures de Faust et Marguerite, vrai roman de cape et d'épée, racontées par Michel Morphy4, se terminent au mieux : Méphisto tué, Faust et Marguerite vivront heureux avec leur petit Henry. Le roman américain de Ethel M. Wilmot-Buxton5, quoiqu'il affirme, lui aussi, que « la véritable histoire de Faust est contenue dans celle de Marguerite »6, suit plus fidèlement le drame de Gœthe et lui emprunte au moins son cadre grandiose7. La Margariteda de Juan Maragall atteint, par la beauté des vers et par la saveur populaire de la transposition8, à un tout autre niveau de poésie, mais l'intention est semblable : principal artisan du renouveau des lettres catalanes, Maragall veut mettre à la portée de son peuple ce drame si humain et si universel9, le drame authentique de Faust, c'est-à-dire l'histoire de Marguerite10.

1. La presse allemande voit dans cette adaptation une sorte de mélodrame qui évoque plutôt Gounod (cf. Frankfurter Zeitung, 12-9-1908), et parle d'une « Goethes Verballhor- nung » (E. GROTH, dans Grenzboten, 1909, n° 14, p. 29). 2. M. MARIANI, Faust, romanzo popolare, Milano, 1891 ; C. Riccio, Faust, raconto popolare, Milano, 1911, 66 p. Ajoutons un anonyme : Goethe : Il Faust, narrato alla gioventù, Roma, 1904. Le récit de G. B. PRUNAJ, Faust (dans Le tre Leggende eterne : Il Cid, Don Giovanni, Faust, coll. « La Cultura del Popolo », Milano, 1915, p. 69-88), rapide mais plus ambitieux, restitue assez adroitement dans le fil de l'histoire l'épisode d'Hélène, les voyages de Faust et divers traits de la légende, le tout bien encadré entre deux nuits de Noël, celle du pacte et celle de la fin que l'auteur nous laisse le choix d'ima- giner selon Marlowe ou selon Goethe. Par contre, le roman de CABANAS VENTURAL, Fausto (paru dans les premières années du siècle, sans indication de lieu ni de date), relève du sentimentalisme le plus insipide : un amoureux transi épousera finalement la riche jeune fille qu'il adore, grâce aux inter- ventions singulières d'un étranger mystérieux. 3. Sur quoi Méphisto accroche au cadavre le parchemin du pacte. Ce Faust, Roman attribué à Gœthe est paru, sans indication de date ni nom d'auteur, sans doute autour de 1900. 4. Paru d'abord en 108 « petits volumes à 5 centimes » de 12 pages chacun, puis en 2 volumes (1 600 p.), Paris, 1901. 5. Ethel M. WILMOT-BUXTON, Faust and Marguerite, coll. « The World's Romances », Boston, 1913, 95 p. illustré. 6. « The real story of Faust is contained in the story of Marguerite )) (op. cit., p. 87). 7. II resume en deux pages le Prologue in Heaven (p. 7-8) et, en un dernier chapitre : « The Satisfaction of Faust ». tout l'itinéraire du Second Faust. Faust y est sauv6 k la fois par Marguerite (p. 87) et par son self-progress (p. 95). 8. Juan MARAGALL, La Margariteda est jouée en 1903 à Barcelone. Nous citons le texte repris dans les Obras complétas, Barcelona, 1947, p. 173-205, 9. Cf. Advertencia del traductor : «... Provem de donarlo [el drama] pur a la gent (...). No és un drama tan humà i que passa sempre i pertot ? » libid., p. 177). 10. « El Faust mateix de Goethe no és or pur sino en aquest drama de la Margariteda » D'autres oublient même le drame et ne voient plus en Faust que « le pèlerin de la passion » : le poète germano-américain Georg Sylvester Viereck1, par exemple — ou au contraire, le vieux docteur qui n'a pas su aimer : ainsi Maurice Magre2. Si Roger Ducasse, dans un poème sympho- nique, ramène Faust Au jardin de Marguerite3, c'est seulement pour y effeuiller, parmi la nuit et les fleurs, les souvenirs des amours passées. Quant à la cantate, écrite par Eugène Adenis et proposée au concours du Conservatoire de Musique de Paris en 1913 sous le titre de Faust et Hélène4, elle puise évidemment l'inspiration première chez Gœthe, mais réduit le dialogue à un hymne alterné adressé à l'amour et à la beauté : Faust cherche en Hélène « toute la femme, toute l'âme, tout le poème de l'amour » et quand, frappée des ruines qu'a causées sa beauté, elle conclut tris- tement : « L'amour est maudit », Faust ne sait que répondre : « L'amour est divin. » Mais Méphisto interrompra leur duo : les spectres sanglants des guerriers morts pour Hélène se dressent dans l'orage autour d'eux ; Faust refuse d'aban- donner avec elle « l'amour conquis, le bonheur éternel » et la foudre les atteint unis. Les vers un peu vieillots seraient acceptables pour un livret d'opéra, mais ils évoquent assez mal une scène à la fois lyrique et fantastique de cette ampleur5, pour laquelle Marie-Juliette (dite Lili) Boulanger devait écrire les meilleures mélodies6. Comme source d'inspiration, l'écran mis à part, l'opéra de Gounod a surtout engendré des parodies7 qui témoignent à leur façon de sa popularité

(ibid., p. 178) : c'est là la vraie « realtàt J), que l'opèra, hélas ! a trop chargée d'enjolivures et de sentimentalisme... Maragall « traduit » Faust sobrement, mais en mots, en images de son pays : Marga- riteda chante en se déshabillant La filla del marxant et le diable n'apparaît que comme un ironique company. 1. Georg Sylvester VIERECK, Fausts Absiieg vom Himmel, dans Songs of Armageddon, New York, 1916. Nous le citons d'après sa version allemande, parue dans ses Gedichte, Leipzig, 1922, p. 102-105. Faust y est le toujours insatisfait « Pilger der Leidenschaft » qui voit Marguerite et Hélène en chaque femme. Un court poème de Jules Bois, La confession de Faust, paru dans La Nouvelle Revue, 15-10-1908, p. 491-492, conclut tout simplement : Fais que je sois aimé, fais que j'aime, ô déesse ! J'ai trop longtemps souffert du vain mal de penser... 2. Maurice MAGRE, Le premier amour du Dr Faust, courte nouvelle parue dans la Revue hebdomadaire du 6-9-1902, met le vieux Faust en parallèle avec Fritz, le jeune amoureux déçu : « L'un avait beaucoup aimé, l'autre beaucoup rêvé, il devait leur être beaucoup pardonné. » 3. Roger DUCASSE, Au jardin de Marguerite, Paris, 1912, 15 p. Le livret de ce « poème symphonique » respire une mélancolie un peu douceâtre. De même le Souvenir de Faust (Scène du jardin), de Charles LORBAC, 4 p., Paris, s. d. 4. Texte dans Institut de France, Académie des Beaux-Arts, Séance publique annuelle du 8-11-1913. 5. Oui fait surgir sans vergogne autour de la beauté grecque les spectres des mytho- logies nordiques. Le décor est d'ailleurs « le paysage mystérieux des nuits de Walpurgis (...) en Allemagne ». 6. Première femme à remporter le premier grand prix, elle devait mourir en 1918. (Un « second Premier Grand Prix » (sic) fut décerné à Claude Delvincourt.) La partition a été publiée chez Ricordi (61 p. in-4°, s. d.). 7. La plus célèbre d'entre elles, Le petit Faust (1862), opéra bouffe dans le style d'Offenbach, de Florimond HERVÉ, sur un livret de H. Crémieux et A. Jaime, est encore internationale. Leopoldo Fregoli, en Italie, fait de Faust un vieux cordon- nier qui veut rajeunir pour séduire Mariquita pendant que le frère de celle- ci, Valentuccio, est parti à la chasse1... et Gaston Duchesne, à Châtelguyon en 1910, vante les charmes de la Source Marguerite «( Salut, ô source chaste et pure !... »), capable de transfigurer en jeune héros romantique un malade hypocondriaque2. A Londres, un attaché allemand fait s'af- fronter, dans un pot-pourri parodique3, deux Méphistos différents, celui de Gœthe et celui de Gounod, qui toutefois finiront par s'accorder pour mener Faust et Marguerite à un happy end. Henri Carbonelle et Camille Ganel n'ont sans doute pas voulu écrire une parodie, mais « un Faust pour la foule »4 : le résultat, hélas ! n'est supportable que pour qui prend le parti de rire. Enfin, c'est en 1911 que paraissent les Gestes et opinions du Dr Faustroll Pataphysicien, roman « néo-scientifique » qu'Alfred Jarry a écrit dans les dernières années du siècle passé5. Agglutinant dans son personnage le vieux savant de Gœthe et les trolls du Peer Gynt d'Ibsen, Jarry le promène par le monde, accompagné d'un singe aussi sage que concis, en des voyages qui évoquent nettement le Quart Livre de Rabelais. Mais sans doute faut-il se garder, beaucoup plus encore que pour le Pantagruélisme, de prendre trop au sérieux la Pataphysique... jouée, par exemple à Paris en 1898, et reprise en un « grand ballet pantomime » en 4 tableaux, de GARDEL, joué à Genève en 1905. En France, Guignol a popularisé Faust par ses parodies, inspirées aussi de Gounod, par exemple Pierre ROUSSET, Faust, dans Parodies de Guignol, Lyon, 1911, t. 1, p. 523-567 ; D. VALENTIN, Faust, dans Théâtre du Guignol lyonnais, Se série (Lyon, 1921). 1. Leopoldo FREGOLI, Fauslino, Milano, 1904. Le début est bien enlevé, la fin moins heureuse : cinquante ans plus tard, Mariquita, vieillie, signera elle aussi le pacte pour rajeunir. Finalement, de désespoir, tout le monde se précipite en enfer ! 2. Gaston DUCHESNE, Faust à Châtelguyon, à-propos-féerie en un acte, représenté à Châtelguyon, le 21-8-1910, Clermont-Ferrand, 1910, 32 p. Citons pour mémoire une rapide pochade de Raoul PONCHON, de 1910 ou 1911 (Arsenal : Re 13.415,1), où « Méfitoi » convainc Faust, pour ses vacances, d'aller « faire une saison en enfer », car là au moins il aura chaud ! 3. on the horns of a dilemma belween Herr von Goethe's Faust and Mon- sieur Gounod's Marguerite. A potted version of the two masterpieces rolled into one unhappy concoction and presenled (...) to Sir Thomas Borr Crosby (lord-maire de Londres, pour sa visite au German Officer's Club, le 23-10-1912). Ce long sketch de circonstance doit être attribué à L. Holthusen qui jouait l'un des deux Méphistos. 4. Henri CARBONELLE et Camille GANEL, Faust, adaptation nouvelle en 5 actes et 15 tableaux, jouée au théâtre Montparnasse le 9-2-1907. Cf. une lettre de C. Ganel à K. H. Kube, citée par celui-ci dans sa thèse : Goethes Faust in franzôsischer Auffassung und Biihnendarstellung, Berlin, 1932, p. 168-169 : dans ce « Faust pour la foule », Méphisto fait jeter par la sorcière Memroth dans le verre de Faust et de son vieil et pieux ami Geronimus deux perles magiques. Mais ce sont Siébel et Wagner qui, par erreur, vident les verres et se voient engagés dans les aventures les plus curieuses. Faust entre-temps a séduit Marguerite, mais, repentant, il s'interpose quand on la conduit au supplice. Méphisto disparaît devant les exorcismes de Geronimus et le grand-duc pardonne à Marguerite et à Faust. En revanche, Siébel devra se contenter de Dame Marthe ! 5. Le texte a été repris dans le volume 1 des Œuvres complètes d'A. JARRY, Lausanne, 1958, p. 195-320. Un bref Commentaire pour servir à la construction de la machine à explorer le temps, par le Dr FAUSTROLL, a paru dans le Mercure de France du 1-2-1899 (et de nou- veau dans le n° 2 (1950) des Cahiers de Pataphysique). ...ET DU CINÉMA.

Un souci assez constant du goût des spectateurs guide déjà les premiers artisans du cinématographe1. Dans les dernières années du xixe siècle, les pionniers se sont sentis attirés déjà par les « truquages » dont l'histoire de Faust et de Méphistophélès offre tant d'occasions2. Or, en Angleterre comme en France, cette histoire est celle que raconte Gounod. Il ne faudra que quelques années pour sentir ensuite combien la touchante histoire de Marguerite est un sûr atout pour émouvoir le spectateur moyen. Celui-ci fredonne depuis son enfance les mélodies si faciles à retenir qui ont fait le succès de Berlioz (en France du moins) et surtout de Gounod. Les auteurs de films commenceront par plagier les épisodes de l'opéra, puis, très vite, ils songeront à faire accompagner ces scènes muettes par des enregistrements phonographiques où chacun retrouvera les airs bien connus. Après s'être essayé déjà plusieurs fois à des exercices sur « Faust » dans les premières années du cinématographe, Georges Méliès, qui lui- même joue volontiers les rôles de Méphisto dans ses propres productions, tourne successivement en 1903 Faust aux enfers (quinze tableaux, plus ou moins inspirés de Berlioz, sur 130 mètres de pellicule), puis en 1904 Faust et Marguerite (290 mètres, vingt tableaux) où il restitue fidèlement le drame de Gounod. Les images restent muettes jusqu'à ce que Léon Gaumont en 1906, puis Edison en 1908 à La Nouvelle-Orléans sonorisent leurs propres films à l'aide de disques de Gounod. En 1909, H. Selig et J. Searle Dawley en Amérique ; en 1910, F. A. Thomassin en Angleterre, Mario Caserini en Italie et même Oskar Messter pour le premier film allemand sur Faust3, tous s'inspirent, avec plus ou moins de fantaisie, du thème tel qu'il est proposé par Gounod. Peu à peu cependant, de plus en plus maîtres de leurs moyens, les cinéastes cherchent de nouvelles inspirations. En France, M. Andreani et G. Fagot tournent en 1910 un film coloré, mais dont la technique et le style laissent à désirer ; en 1911, Émile Cohl présente, avec Le tout petit Faust*, le drame de Gounod filmé avec des marionnettes en guise d'acteurs. Mentionnons enfin, outre L'étudiant de Prague5, un film américain, Faust and the Lily (1913) et un Faust danois (1914) de R. Dinesen, joué en costumes modernes.

1. Nous nous basons ici sur deux articles, l'un de Karl THEENS, Geschichle des Fausl- Motivs im Film, dans Knitllinger Doktor Faust-Archiv, XI (1960), p. 425-447, et l'autre de Georges SADOUL, Soixante années de Faust, dans Cinéma 1957, n° 21, p. 33-43. 2. Le premier Faust, tourné par les frères Lumière en 1896, est surtout un exercice (17 mètres seulement) et un inventaire des possibilités du nouveau procédé. Georges MÉLIÈS commence par une bande du même genre : Faust et Marguerite. Les amours passionnés d'un grand savant (1897), 20 mètres. Deux autres bandes de lui sont datées par G. Sadoul de 1897 encore (Le cabinet de Méphisto, 75 mètres) et de 1898 (La Damna- tion de Faust, 20 mètres). C'est aussi en 1898 que G. A. SMITH produit le premier film anglais, Faust and , où il utilise, entre autres techniques nouvelles, le tournage en surimpression. 3. Où la plus célèbre « star » allemande du temps, Henny Porten, joue Marguerite, face à son père, Franz Porten, dans le rôle de Faust. 4. Par allusion sans doute à la joyeuse parodie de GOUNOD, Le Petit Faust, encore bien connue à l'époque : cf. n. 7, p. 48. 5. Cf. chapitre suivant, p. 79. Publications de la Faculte des Lettres et Sciences humaines de Paris - Sorbonne

• SERIE " TEXTES ET DOCUMENTS »

I — Correspondance de Babeuf avec l'Academie d'Arras (1785-1788), in-8° raisin, 1961 F. 18 »

II — Andre CHIlI. — L'Occident « chretien » vu par les Chinois vers la fin du XIX'- siede (1870-1900), in-8° raisin, 1962 F. 12 »

III — L'Allemagne et les problemes de la paix pendant la premiere guerre mondiale. Tome I : Aoüt 1914-31 janvier 1917, in-8° raisin, 1962 F. 35 »

IV et V — Eugene SUSINI. — Angelus Silesius. Le pelerin cherubique, 2 volumes in-8° carre, 1964 F. 60 »

VI et VII — Lettres et Memoires adresses au Chancelier Seguier (1633- 1649), 2 volumes in-So carre, 1964 F. 60 »

VIII — L. Annaei Senecae operum moralium concordantia, P. GRD1AL cura edita. I. Ad Marciam. De consolatione, in-8° raisin, 1965 F. 18 "

IX — R. MOUSNIER, J.-P. LABATUT, Y. DURAND. — Problemes de strati- fication sociale. Deux cahiers de la noblesse (1649-1651), in-8° raisin, 196 5 F. 12 »

X — Helene CADELL. — Papyrus de la Sorbonne, in-folio pot, 1966 F. 55 »

XI — L. Annaei Senecae operum moralium concordantia, P. GRIMAL cura edita. II. De constantia sapientis, in-8° raisin, 1966 F. 18 »

XII — Index des noms propres dans les Annales principales de l'histoire des Song, etabli par CHiNG-YiNG LEI-: MKI, in-8° raisin, 1966 ... F. 24 »

XIII — Cahiers de doleances des paroisses du bailliage de Troyes pour les Etats generaux de 1614, in-SO raisin, 1966 F. 35 »

XIV — L'Allemagne et les problemes de la paix pendant la premiere guerre mondiale. Tome II : ier fevrier 1917-7 novembre 1917, in-8° raisin, 196 6 F. 35 »

XV — L. Annaei Senecae operum moralium concordantia, P. GRIMAL cura edita. III. De breuitate uitae, in-SO raisin, 1967 F. 29 »

XVI — Eugene SUSIXI. — Lettres inedites de Franz von Baader, in-So rai- sin ...... ,...... (sous presse)

12 -1» -';i- H F. 52 » + T. L.