Coulisses Revue de théâtre

43 | Automne 2011 Reviviscences de Au théâtre, à l’opéra et sur la scène littéraire

Julia Peslier (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/coulisses/197 DOI : 10.4000/coulisses.197 ISSN : 2546-9460

Éditeur Presses universitaires de Franche-Comté

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2011 ISBN : 978-2-84867-404-9 ISSN : 1150-594X

Référence électronique Julia Peslier (dir.), Coulisses, 43 | Automne 2011, « Reviviscences de Faust » [En ligne], mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 22 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/coulisses/ 197 ; DOI : https://doi.org/10.4000/coulisses.197

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Coulisses 1

« Leurs Faust », une revue (non exhaustive) de l’actualité faustienne au théâtre, à l’opéra et dans nos bibliothèques Archéologie, intempestivité ou (in)actualité de Faust ? De quel temps Faust est-il le contemporain ? Du monde médiéval ? De celui de Goethe et de Marlowe ? Ou bien est-ce du nôtre qu’il faut le tirer, afin d’en cartographier les enjeux contemporains ? Souvent identifié comme dernier mythe hérité du monde médiéval, Faust trouve une vivacité remarquable dans les arts, de la littérature à l’opéra, du théâtre au cinéma. Ces nouvelles (ré)créations faustiennes sont motif à s’interroger sur la figure, quand Faust totalise un savoir sur le monde et sur le livre, sur la science et sur l’art. Alliant les réflexions d’écrivains, de compositeurs et de chercheurs, ce numéro se propose de dresser une revue (non exhaustive) de « Leurs Faust », appliquant à tous le mot de Valéry, du XIXe au XXIe siècles.

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SOMMAIRE

« Leurs Faust », une revue (non exhaustive) de l’actualité faustienne au théâtre, à l’opéra et dans nos bibliothèques Julia Peslier

Leurs Faust et notre temps : actualité et inactualité faustiennes Cahier Critique

Entrée 1. Théâtres XXe et XXIe siècles

Un personnage plus faustien que Faust Entretien avec le dramaturge Ewald Palmetshofer. Propos recueillis et traduits par Catherine Mazellier-Lajarrige Ewald Palmetshofer et Catherine Mazellier-Lajarrige

Sous un ciel muet : faust a faim. immangeable marguerite, d’Ewald Palmetshofer Catherine Mazellier-Lajarrige

Low cost, ou le Faust de tout le monde Peter Szendy

Faust Fragments. Penser les théâtres de Pessoa avec le comparatisme Julia Peslier

Entrée 2. Opéras et performances musicales à l’écran

Entretien avec Bachar Khalifé Propos recueillis par Julia Peslier Bachar Khalifé et Julia Peslier

Les derniers avatars musicaux du mythe de Faust Emmanuel Reibel

Quatre prologues pour Faust (et quelques personnages pour accueillir le public) François-Gildas Tual

Le Petit Faust d’Hervé, parodie d’un succès et succès d’une parodie Pierre Girod

Entrée 3. Actualité des classiques faustiens

Poésie et philosophie dans Faust I de Goethe Bénédicte Abraham

Edmond Rostand entre Faust et Don Juan Bertrand Degott

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Le pacte et le legs : Les réécritures de Faust dans Moby Dick d’Herman Melville Anne Bourse

Théâtres d’ailleurs Théâtre des Antilles – Cahier de la création

Le Chemin des Petites Abymes ou Sans amour on est rien du tout (Inédit, 1999) Michèle Montantin

Recension critique Cahier des professionnels et des spectacles

John Webster, La Duchesse de Malfi [The Tragedy of the Duchesse of Malfy] Mise en scène d’Anne-Laure Liégeois au Nouveau Théâtre de Besançon, mars 2011 David Ball

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« Leurs Faust », une revue (non exhaustive) de l’actualité faustienne au théâtre, à l’opéra et dans nos bibliothèques

Julia Peslier

1 Archéologie, intempestivité ou (in)actualité de Faust? De quel temps Faust est-il le contemporain? Du monde médiéval, de ses pactes, de ses peurs et de ses savoirs de derrière les fagots (Valéry, « Mon Faust »)? Quelle antiquaillerie de carnaval alors, entre pactes et plumes teintées de sang, cornes de bouc et costume rouge du diable! De celui de Goethe et de Marlowe, dans la reconfiguration de la mémoire et du savoir à engendrer entre pensée médiévale, alchimie et sciences du monde moderne? Ou bien est-ce du nôtre qu’il nous faut le tirer, le pousser et le ré-enchanter, au delà même de la bibliothèque fantasmatique mondiale, afin d’en cartographier les enjeux contemporains? Souvent identifié comme l’un des derniers mythes hérités du monde médiéval, Faust trouve une nouvelle vivacité dans les arts, de la littérature à l’opéra, du théâtre au cinéma.

2 Ces nouvelles (ré)créations faustiennes, données dans la cour des Grands (car comment écrire un Faust après Goethe, tourner après Murnau ou concurrencer le Don Giovanni de Mozart à l’opéra?), sont ainsi un motif de s’interroger sur le travail de la mémoire à l’œuvre dans ces œuvres, où Faust totalise un savoir sur le monde et sur le livre, sur la science et sur l’art, qu’il soit un Faust livresque, musical, ou cinématographique. Alliant les propos d’écrivains, de dramaturges et de compositeurs aux réflexions de chercheurs, comparatistes, germanistes et musicologues, rassemblant Faust classiques et nouveaux Faust, ce numéro de Coulisses se propose de dresser un inventaire suggestif, une revue (non exhaustive) de « Leurs Faust », pour reprendre le mot de Valéry et l’appliquer à tous, du XIXe au XXIe siècles. Le créateur de ces deux-ci, Faust et l’Autre, les a engendrés tels qu’ils devinssent après lui des instruments de l’esprit universel : ils débordent de ce qu’ils furent dans son œuvre. Il leur a donné des « emplois », bien mieux que des rôles ; il les a

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voués à jamais à l’expression de certains extrêmes de l’humain et de l’inhumain ; et par là, déliés de toute aventure particulière. J’ai donc osé m’en servir1.

3 Ainsi il ne s’agirait plus tant d’être ou ne pas être Faust, mais bien de faire du Faust pour tout le monde, de le refaire, dans tous les sens du terme, pour le doter d’une nouvelle fortune, de le rendre accessible pour un nouvel envol planétaire – d’érudition, de parodie mais aussi de type low cost, selon le bon mot de Peter Szendy. Or, être à tu et à toi avec Faust plutôt, une fois n’est pas coutume, qu’avec le Diable, cette figure duelle, voltairienne et drôle chez Goethe sur laquelle il est toujours tenter de s’attarder, tel serait l’un des gestes communs aux articles ici rassemblés. Personnage plutôt falot chez Goethe, il gagne ici en consistance, en puissance de (ré)incarnation, fût-ce sur la scène du théâtre, pour la parodie. Il est bel et bien, décidément, un « Faust de notre temps », pour reprendre la belle expression de Jean Lacoste et Jacques Le Rider, éditeurs de la nouvelle édition chez Bartillat de Faust. Urfaust, Faust I, Faust II, publiée en 2009 et qui fera date.

4 Trois infléchissements présentés sous la forme d’entrées constitueront ces théâtres faustiens, volontairement pris à rebours de la chronologie. L’Entrée 1 sera consacrée aux Théâtres XXe et XXIe siècles; l’Entrée 2, aux Opéras et performances musicales du ciné-concert; l’Entrée 3, à l’Actualité des classiques faustiens. Le fil d’actualité peut être fort. Ainsi la vivacité de la figure faustienne à l’opéra est remarquable du Doctor Atomic de Peter Sellars et de John Adams (2005), aux Faustus The Last Night de Dusapin (2006), du Faust de Philippe Fénelon (2007), la première traduction de faust a faim. immangeable marguerite de l’écrivain autrichien Ewald Palmetshofer, ainsi que sa mise en scène à Toulouse dans le cadre du festival Universcènes, à la philologie des Faust pessoens. Il tisse parfois des liens plus ténus et spécifiques: à l’occasion d’un manuscrit publié (Rostand traduisant le Faust goethéen mais trouvant sa verve dans le La Dernière nuit de Don Juan), d’un programme de l’agrégation d’allemand (Faust I de Goethe) en 2011, de la réapparition à l’opéra du Petit Faust (par la Maîtrise des Hauts-de-Seine) ou de la vivacité d’Achab, le diable de héros faustien inventé par Melville, il s’agissait de déployer de nouvelles synthèses sur quelques classiques de la bibliothèque faustienne.

5 L’année 2011 apporte de nouveaux opus à ces actualités faustiennes, sur les scènes notamment musicales: l’opéra rock composé par Rodolphe Burger et adapté par Olivier Cadiot pour Docteur Faustus lights the lights, de Gertrude Stein, et, contemporain de la parution de ce numéro, le Faust de Gounod sera de nouveau incarné par Roberto Alagna à l’Opéra Bastille, dans une mise en scène d’Alain Lombard et de Jean-Louis Martinoty (nouvelle production). Notre revue non exhaustive n’aura pu couvrir tous ces Faust renaissants en scènes, elle en aura pourtant rassemblé quelque matière vive, afin qu’on prenne mieux la mesure de ses échos nombreux et de ses (ré)apparitions artistiques. Je tiens ici à remercier chaleureusement Laure Depretto pour son concours précieux dans la relecture des articles, ainsi que les auteurs et artistes qui ont bien voulu consacrer quelque énergie et quelque passion faustiennes à enrichir le sommaire de ce numéro.

6 Nous poursuivrons la publication des inédits et de l’exploration des théâtres de l’ailleurs, avec l’écrivaine antillaise Michèle Montantin. Dans la pièce Le Chemin des Petites Abymes, elle réfléchit au métissage dans la société antillaise, à sa violence mais aussi à ses richesses, au sein d’une famille dont elle fait dialoguer les vivants et les morts sur un ton enlevé. David Ball terminera le numéro, avec sa recension sensible et passionnante de la belle mise en scène de La Duchesse de Malfi, par d’Anne-Laure Liégeois au Nouveau Théâtre de Besançon.

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NOTES

1. Paul Valéry, « Au lecteur de bonne foi et de mauvaise volonté », préface de « Mon Faust » (Ébauches) in Œuvres, édition de Jean Hytier, T. 2, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 276.

INDEX oeuvrecitee Faust

AUTEUR

JULIA PESLIER Université de Franche-Comté

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Leurs Faust et notre temps : actualité et inactualité faustiennes Cahier Critique

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Leurs Faust et notre temps : actualité et inactualité faustiennes

Entrée 1. Théâtres XXe et XXIe siècles

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Un personnage plus faustien que Faust Entretien avec le dramaturge Ewald Palmetshofer. Propos recueillis et traduits par Catherine Mazellier-Lajarrige

Ewald Palmetshofer et Catherine Mazellier-Lajarrige Traduction : Catherine Mazellier-Lajarrige

NOTE DE L’ÉDITEUR

L’original a paru dans la postface de : Ewald Palmetshofer, faust hat hunger und verschluckt sich an einer grete / faust a faim. immangeable marguerite, trad. Laurent Muhleisen, Catherine Mazellier et Hilda Inderwildi, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, « Nouvelles Scènes. Allemand », 2011, p. 195-200. En accord avec l’auteur, l’usage des minuscules pour désigner « faust » et « grete » n’est conservé que dans le titre de la pièce. Cet entretien a eu lieu le 10 mars 2011 à Vienne. Ces propos ont été recueillis et traduits de l’allemand par Catherine Mazellier-Lajarrige.

Catherine MAZELLIER – Ewald Palmetshofer, quelle importance accorder à l’opposition entre la ville et la campagne, entre la grande ville et la province dans votre pièce faust a faim. immangeable marguerite ? Ewald PALMETSHOFER – Ce n’est pas tellement le déséquilibre géographique entre grand centre urbain et périphérie qui m’importe. L’antithèse ville / campagne, je l’associe avant tout à une différence dans l’accès aux ressources et à l’éducation. En même temps, j’ai le sentiment que la ruralité a une autre connotation que la précarité urbaine. Il ne s’agit pas simplement d’une structure binaire, mais du fait que, dans le regard des citadins, les régions rurales sont encore chargées d’un fort romantisme social. Bien sûr, la ruralité est toujours perçue comme une chose abîmée et détruite, et on la croit parfaitement capable d’une régression à un stade d’avant la civilisation, mais dans le fond, tout cela peut toujours être neutralisé par la nature, par le

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paysage. En réalité, la province n’est jamais une menace pour les grands centres urbains.

Catherine MAZELLIER – Cet aspect est-il présent à travers le personnage de Grete ? Ewald PALMETSHOFER – Oui et non. Il s’exprime de façon peut-être plus radicale dans ma dernière pièce [tier. man wird doch bitte unterschicht / animal. on glisse tout de même vers les couches inférieures, création au Staatsschauspiel de Dresde le 11.09.2010]. Elle aborde beaucoup plus nettement le danger que représentent les régions rurales et le regard quasiment sociologique qui passe à côté de cet aspect. Dans cette pièce, si le personnage principal féminin ne cesse d’avoir le mot « animal » à la bouche, c’est pour évoquer non pas la violence originelle ou bien un potentiel primitif, mais ce qui est soustrait à l’être humain, ce qui est bafoué, comme un chien battu. Ici, l’animal n’est pas le loup, il ne symbolise pas le danger du non-apprivoisé, c’est le chien battu, par opposition au loup. C’est l’être humain aliéné qui dit « je suis un animal », non pas une bête sauvage, mais la part restante a perdu son humanité. Dans faust a faim, Grete porte certes ce danger en elle, mais en fin de compte, elle le retourne contre elle-même. Pour le groupe, elle n’est dangereuse que tant que subsiste l’incertitude sur l’enfant mort retrouvé dans la forêt : à savoir s’il s’agit d’Ismaël ou de son propre enfant.

Catherine MAZELLIER – Et l’incertitude est maintenue à dessein ? Ewald PALMETSHOFER – Oui, provisoirement. Bien sûr, il est probable qu’il s’agisse de l’enfant de Grete, beaucoup d’éléments parlent en faveur de cette hypothèse. En même temps, jusqu’à la fin de la pièce, un tout autre scénario reste possible. Lorsqu’Anne et Fritz parlent du babyphone dans la dernière scène, il est possible que cet objet revête soudain une autre signification que pendant les scènes de fête, au début de la pièce. Tout à la fin, il se pourrait que ce babyphone soit la trace de l’enfant mort, un reste de normalité, la tentative de ce couple orphelin de ne pas laisser entrer dans sa vie la mort de l’enfant. On se passe le babyphone même si plus aucun son n’en sort. L’allusion au danger que représente Grete est donc contenue dans l’éventualité de l’autre enfant mort. Mais finalement, Grete s’en prend à elle- même et probablement à son propre enfant, en tout cas elle porte atteinte à son corps. Sa dangerosité, elle-même n’y a pas accès, c’est plutôt une faiblesse, une insatisfaction, un manque, et non pas une ressource dont elle pourrait tirer parti.

Catherine MAZELLIER – Vous portez un regard analytique critique sur les relations humaines, en particulier sur le couple. Qu’est-ce qui motive cette analyse presque structuraliste ? Ewald PALMETSHOFER – Ce qui m’a poussé à écrire cette pièce, c’était la question de notre conception du bonheur. Je crois que notre notion du bonheur est profondément individualiste. Nous ne pouvons plus penser cette notion autrement que comme bonheur de l’individu, et le seul pluriel qui soit encore envisageable, c’est l’individu redoublé en tant que couple. Nous sommes démunis face à une notion collective et politique du bonheur, qui se demande si le bonheur ou le malheur des autres pourrait encore bouleverser le cours de notre vie.

Catherine MAZELLIER – L’engagement humanitaire et le personnage de l’assistance sociale dans votre pièce expriment-ils une possible notion de bonheur collectif ? Ewald PALMETSHOFER – Il ne s’agit que d’une intervention, pas de politique. Pour reprendre la différence entre police et politique, l’engagement humanitaire relève encore de la police, et l’assistance sociale aussi. Cela ne change rien au fait que notre

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discours sur le bonheur ne fait pas de place aux autres. Je crois que c’est l’aboutissement d’une longue histoire, une histoire de la tradition chrétienne. La question, c’est justement de savoir ce que signifie Faust aujourd’hui et ce qu’est ce « bel instant » dans un monde sans Dieu, post-religieux, où l’on n’est plus sous la protection d’un contre-monde transcendant.

Catherine MAZELLIER – Mais ce n’était déjà plus le cas pour le Faust de Goethe. Ewald PALMETSHOFER – Oui, pour Goethe non plus, je crois. Sa pièce porte un regard ironique sur le monde, mais la réception n’en a pas toujours tenu compte. Car c’est un scandale, ce Dieu du prologue, une représentation terrible. La morale, « L’homme erre aussi longtemps qu’il cherche », montre un Dieu qui ne se laisse plus perturber par rien, cette phrase rend toutes choses égales. Dans mon faust, la seule chose qui se prête à l’universalisation, c’est la morte dans la forêt. Seule l’image de la cabane dans la forêt, seul l’enfant mort peuvent dire le « bel instant » qui soit compréhensible partout, c’est-à-dire en fait le malheur radical. Bien sûr, cela prend une forme exacerbée, mais il faut bien faire le triste constat que nous n’avons pas de politique du bonheur pour le grand nombre, qui se laisserait perturber par le malheur là où il se trouve. Toute la pièce tourne autour de cela. C’est ce qui sert de substrat à ce groupe. Car au fond, Grete n’existe pas, seul le groupe existe.

Catherine MAZELLIER – Et y a-t-il un Méphisto ? Ewald PALMETSHOFER – Je crois que Méphisto, c’est le groupe tout entier. Il séduit, dirige le désir d’Henri, le conduit vers un objet. Il a le côté entremetteur de Marthe et de Méphisto et tente de persuader Henri de rester auprès de cet objet.

Catherine MAZELLIER – Chez Goethe, Méphisto soumet Henri à la tentation purement charnelle, celle de la jouissance et de la possession. Comment se comporte le groupe chez vous ? Ewald PALMETSHOFER – Je ne crois pas qu’il y ait cette séparation entre la chair et le sentiment, ou l’âme, par exemple quand Paul tente de persuader Henri qu’il faut tout de même faire des efforts pour être heureux. Il ne s’agit pas tout simplement de mettre Grete dans son lit. Ce qu’il lui conseille, c’est la totalité des possibilités. Du sexe, ils peuvent tous en avoir d’une manière ou d’une autre, ce n’est pas un souci. Ce n’est pas une aspiration simplement charnelle. Les temps ont changé. Pour moi, il était important de se demander comment raconter aujourd’hui cette Grete. Elle ne peut plus être une jeune fille de seize ans qui ne sait pas du tout comment ce rapport sexuel lui arrive. C’est une femme adulte, la trentaine dépassée, et ce n’est pas une victime du désir masculin. En fait, c’est elle le personnage le plus radicalement faustien, parce que c’est elle qui va jusqu’au bout de son désir, celle qui dit : « S’il n’est pas possible de tout avoir, alors mieux vaut ne rien avoir du tout ». Elle est face à cet absolu comme si c’était sa dernière chance : c’est maintenant ou jamais. Et en cela, c’est un personnage beaucoup plus faustien que Faust. Il m’importait de l’arracher à cette image de victime, avec des nattes blondes et ce côté « ah, je ris de me voir si belle en ce miroir ». Et à la fin, il n’y a pas de voix qui descende du ciel pour dire : « Elle est sauvée ». Cette voix n’existe pas. C’est la mort et l’échec dans toute leur radicalité.

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Catherine MAZELLIER – Au fond, Faust savait déjà dans la version primitive, le Urfaust, qu’il n’y a pas de « salut » à la fin, c’est un élément ajouté plus tard, dans la dernière phase de création, en guise de consolation. Ewald PALMETSHOFER – Et ce revirement est impossible aujourd’hui. Croire qu’à la fin un deus ex machina va venir et que tout finira bien, cela ne marche plus. Les morts sont irrémédiablement morts et c’est le dernier mot. Ce qui est définitif n’est pas annulé. D’où aussi le fait que les personnages parlent beaucoup à la fin de la pièce. Parce qu’il n’y a pas de voix pour prodiguer des paroles d’en haut.

Catherine MAZELLIER – Pour en revenir à la question du bonheur individuel dans votre pièce, la quête d’un bonheur à deux semble se résumer à une restriction de la liberté. N’existe-t-il pas de modèle alternatif ? Ewald PALMETSHOFER – Ce qui m’importe, ce n’est pas du tout le regard porté sur le fonctionnement interne de la relation, un éventuel sentiment de restriction, mais c’est le couple en public : la façon dont les couples se donnent à voir, à quel point on se ferme au monde, à la société, pour devenir un tout organique, pour n’être qu’un, et non pas deux.

Catherine MAZELLIER – Peut-on y voir précisément la façon dont vous concevez la mission du théâtre, par opposition à une approche psychologique ? Ewald PALMETSHOFER – La dynamique psychologique de la relation ne m’intéresse pas particulièrement. Pour moi, c’est la dimension politique de la relation qui est intéressante. Pourquoi nous fuyons nos responsabilités en nous réfugiant dans la relation, telle est la question. La relation bourgeoise est-elle ce qui nous fait miroiter une diminution de la menace que représente le monde extérieur ? Ce bonheur du « deux ne faisant qu’un » est-il l’espoir suprême parce que nous échouons dans notre confrontation avec le monde, parce que nous avons perdu tout espoir de changer la société ?

Catherine MAZELLIER – Vous rejetez ainsi l’idée d’un théâtre psychologique ? Ewald PALMETSHOFER – La psychologie au théâtre entraîne toujours un trop-plein de causalité, elle n’est jamais surprise par une révolution parce qu’elle croit toujours comprendre après-coup. Cependant, il y a des choses que nous faisons sans les comprendre. Il y a des changements que l’on pourra éventuellement expliquer a posteriori mais qui, avant le passage à l’acte, ne semblent pas si nécessaires. La psychologie peut toujours transformer le discontinu de l’être humain en lignes de continuité. Cela rend les actions plates parce qu’on leur enlève ainsi de leur tranchant.

Catherine MAZELLIER – La langue est-elle là pour montrer le tranchant ? Je songe par exemple aux ellipses dans votre écriture : ont-elles une signification sociale ? Ewald PALMETSHOFER – Je crois que cette langue ne doit pas être interprétée sous un angle psychologique, par exemple dans le sens d’une incommunicabilité. Il ne s’agit pas de représenter une intériorité au moyen de la langue mais de rendre visible un processus de positionnement permanent. C’est intentionnellement que les phrases ne s’achèvent pas sur des points de suspension. Elles ne s’écoulent pas comme des gouttes de pluie. Les personnages ne cessent de recommencer du début, chaque phrase est une nouvelle tentative parce que cette intériorité n’existe pas et que l’on a toujours le sentiment de ne pas être exact ou suffisamment précis. Ou bien on se surprend à dire certaines choses.

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Catherine MAZELLIER – Cette intériorité, justement, se définit-elle par l’image que l’on donne à l’extérieur ? Ewald PALMETSHOFER – Oui, et avant même que l’image ne soit présente, il faut déjà passer à la suite, parce que la langue n’est pas en mesure d’exprimer la substance, le noyau. Dans le meilleur des cas, il se constitue au fil de la pièce quelque chose qui désigne ce noyau en creux. Cela émerge précisément au fil du déroulement.

Catherine MAZELLIER – Votre travail avec les acteurs pour les mises en scène de Mannheim et de Vienne allait-il dans cette direction ? Ewald PALMETSHOFER – Je crois que les acteurs et actrices connaissaient déjà ce processus par ma pièce hamlet est mort1. On se rend compte pendant les répétitions que les phrases ne peuvent recevoir un contenu psychologique. Sinon, vous êtes éjecté. Il faut un rythme, une vitesse intérieure.

Catherine MAZELLIER – Le fait que les rôles de Grete et Henri soient répartis sur plusieurs acteurs va aussi à l’encontre de la psychologie. Ewald PALMETSHOFER – Cela empêche l’identification. C’est une frustration : chaque fois que l’on a le sentiment de « posséder » le personnage de Grete, il y en a une autre qui vient pour vous l’enlever et continuer à jouer Grete. Le personnage circule à travers les corps.

Catherine MAZELLIER – Un choix dramaturgique, donc. Ewald PALMETSHOFER – La question était : comment jouer la mort sur scène ? Je ne voulais pas d’une Grete qui meure sur scène et vienne saluer à la fin. Si l’on prend la mort au sérieux, il s’agit de la faire ressentir comme un fait irrémédiable, comme le manque d’un être. On ne peut donc pas jouer à mourir, au contraire, le personnage doit être absent dès l’origine. Nous avons six personnages sur scène, et à un moment, on a le sentiment qu’il y en sept, puis huit. Mais il y a cette femme morte qui manque.

NOTES

1. hamlet ist tot. keine schwerkraft : création en novembre 2007 au Schauspielhaus de Vienne, mise en scène : Felicitas Brucker (NdT).

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INDEX oeuvrecitee Faust, faust hat hunger und verschluckt sich an einer grete / faust a faim. immangeable marguerite Keywords : intertextuality Palavras-chave : intertextualidade Mots-clés : réécriture Palabras claves : reescritura

AUTEURS

EWALD PALMETSHOFER Dramaturge, écrivain

CATHERINE MAZELLIER-LAJARRIGE Université de Toulouse II-Le mirail, CREG

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Sous un ciel muet : faust a faim. immangeable marguerite, d’Ewald Palmetshofer

Catherine Mazellier-Lajarrige

1 Le Faust de Goethe ne cesse de nourrir la langue et l’imaginaire de l’espace culturel germanophone. Au théâtre, tout particulièrement dans le contexte de la « Wende » depuis l’unification allemande, de nombreuses mises en scène interrogent cette tragédie sur son actualité avec des choix dramaturgiques relevant pour la plupart d’une esthétique postdramatique. Dans les années 1990, on peut citer les mises en scène d’Einar Schleef à Francfort, de Michael Engel à Dresde, Dieter Dorn à Munich ou Christoph Marthaler à Hambourg et, plus récemment, celles de Michael Thalheimer à Berlin ou de Matthias Hartmann à Vienne1. Dans le cas d’Ewald Palmetshofer, qui avait déjà fait référence à un classique du théâtre européen pour sa première pièce hamlet ist tot. keine schwerkraft (hamlet est mort. gravité zéro2), le mythe de Faust a inspiré au dramaturge autrichien une variation qui transpose le texte source de Goethe dans la société contemporaine et accorde une large place au personnage de Marguerite, explicitement nommée dans le titre : faust hat hunger und verschluckt sich an einer grete (faust a faim. immangeable marguerite)3. À la structure chiastique du titre correspond son contenu anthropophage, perceptible dans un jeu de mots intraduisible sur l’homophonie entre Grete – diminutif de Marguerite – et Gräte, qui signifie « arête » : littéralement, « faust a faim et avale une grete / une arête de travers », nous dit l’original. Le trait d’esprit et la minimisation des protagonistes par l’utilisation des minuscules – un procédé cher à l’avant-garde viennoise des années 1960-70 (Groupe de Vienne, Ernst Jandl, Oskar Pastior…) et repris chez les dramaturges autrichiennes F0 Elfriede Jelinek et Kathrin Röggla 2D mettent à distance le monument littéraire que constitue le modèle goethéen. Ce titre, malgré son ironie légère, annonce le thème central du désir tout-puissant, égotique, qui engloutit l’autre et le nie en tant que sujet.

2 Il touche ainsi aux préoccupations majeures d’Ewald Palmetshofer, l’un des représentants majeurs de la nouvelle génération théâtrale autrichienne. Après des études de théâtre et de littérature allemande, l’auteur s’est tourné vers la psychologie,

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la philosophie et la théologie afin d’être au plus près des questions centrales à ses yeux : le mal, l’injustice, la mort – y compris et surtout dans un monde où le ciel est désormais vide, comme le dit Mani, le personnage du fils dans hamlet est mort : « Depuis que Dieu est mort, le ciel est vide, mais pas tout à fait, disons presque vide, le ciel, et c’est pourquoi on peut dire, selon une topographie générale du ciel, que certes le ciel est vide, mais qu’en tant que tel, en tant que ciel vide, le ciel est une machine »4. Selon Mani, cette machine distribue à tous un numéro qui sera pris en compte dans le bilan général de l’humanité, à la fin des temps.

3 Ewald Palmetshofer commence par écrire des nouvelles dans un style très attentif au rythme, aux effets de répétitions et à la construction d’une oralité, découvre alors le plaisir performatif de les lire à haute voix, ce qui le conduit insensiblement vers l’écriture dramatique5. Après la création de hamlet ist tot. keine schwerkraft au Schauspielhaus de Vienne, le théâtre accueille également sa pièce wohnen. unter glas [habiter. sous verre] dans la mise en scène de Barbara Weber en février 2008 et propose à l’auteur une résidence pour la saison 2008-2009, qui s’achève par la création de faust hat hunger […]6. Alors que pour hamlet est mort, les allusions à la pièce de Shakespeare s’étaient immiscées dans le texte de Palmetshofer au fil de l’écriture7, le mythe de Faust élaboré par Goethe constitue véritablement le point de départ de faust a faim […] et les références à l’hypotexte goethéen y sont légion. D’emblée, l’auteur décide d’envisager ce qu’il reste du mythe de Faust à l’époque contemporaine, « sous un ciel vide et aussi, de [son] point de vue, devant un enfer vide »8. Dans cette perspective, Faust incarne le désir de bonheur terriblement individualiste qui caractérise nos sociétés industrialisées, peu soucieuses de poser comme exigence fondamentale la recherche d’un bonheur partagé par tous. La référence à Goethe structure cette réécriture qui s’articule, jusque dans le traitement de la langue, autour de l’absence et des implications politiques de la quête du bonheur.

Réminiscences goethéennes

4 L’hypotexte du plus grand classique de la littérature germanophone est présent sous diverses formes dans la réactualisation qu’en propose Ewald Palmetshofer, depuis la structure même de la pièce, composée elle aussi de 25 scènes, numérotées de -1 à 23, jusqu’aux allusions les plus ténues. Les trois textes d’ouverture, dont Goethe a fait précéder son Premier Faust à partir de 1797-98, se retrouvent également, de manière plus ou moins visible, dans faust a faim. À la « Dédicace », qui inscrit la tragédie dans la matière temporelle et le regret des temps enfuis, fait écho une citation de François Jullien, extraite de son essai Du « temps ». Éléments d’une philosophie du vivre9 : le philosophe s’y inspire de la pensée chinoise pour dépasser l’opposition entre temporalité et éternité, entre passé, présent et futur et, face à l’angoisse de la mort, s’inscrire dans le moment présent afin de « penser une “ insouciance ” qui ne soit pas une fuite »10. En guise de « Prologue sur le théâtre », Palmetshofer propose au spectateur un « Prologue à la télé », numéroté « -1 », qui sert de soubassement à l’ensemble11. De même que le directeur de théâtre, dans l’hypotexte goethéen, réclame « De l’action ! / On vient pour le spectacle, on veut surtout voir »12 (v. 90), Palmetshofer transporte cette ouverture dans notre « société du spectacle », dont Guy Debord a bien décrit les dérives et les formes d’aliénation13. Le rôle du personnage comique (lustige Person) ou bouffon, défenseur du divertissement dans le « Prologue sur le théâtre », y

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est endossé par un couple habitant le village d’enfance de la protagoniste Grete : friands de commérages, ces voisins sont la réduplication grotesque de la lustige Person. La tragédie, suite de flashbacks et de reconstitutions, s’inscrit en effet dans un cadre métadramatique, celui d’une émission de téléréalité ou d’un documentaire policier sur un cas d’infanticide, propre à satisfaire la curiosité malsaine des spectateurs. Un troisième cadre, métaphysique, intitulé « Prologue [pas de ciel] » et numéroté « 0 » oppose d’emblée au « Prologue au ciel » la radicalité d’un monde sans Dieu, où les humains disent leur chute à travers le néant, leurs ailes « réduites en cendres et F0 déplumées » (p. 53). Ironie du sort, c’est précisément « l’étincelle » 2D terme cher aux mystiques chrétiens – qui a embrasé les ailes et contraint ces anges déchus à vivre sur terre, dans le froid et l’obscurité.

5 La scène numérotée « 1 » se situe donc quelque part sur terre, plus exactement dans un appartement où se retrouvent deux couples de trentenaires petits-bourgeois – Inès et Paul, Tania et Robert –, habitués à s’inviter mutuellement pour des soirées « bring what you eat » autour d’un barbecue. Ce soir-là, ils ont décidé d’intégrer à leur petit cercle un troisième couple, Anne et Fritz, dont la vie sociale a été réduite par la naissance de leur enfant, Ismaël. Tandis que Paul s’essaie à un ridicule discours de bienvenue pour faciliter leur intégration, ou leur ingestion, deux célibataires viennent agrandir le cercle, variation moderne du cercle magique qui protège les rituels ésotériques d’influences néfastes14 : Grete, une amie d’Anne, assistante sociale tout comme elle, et Henri, un ami de Paul engagé « dans l’humanitaire ». C’est leur rencontre que racontent alternativement les trois couples tout au long des 25 scènes, depuis les premiers regards échangés jusqu’à la catastrophe inspirée de la tragédie de Marguerite, en passant par la découverte émue de goûts et d’intérêts communs. La perspective d’ensemble est donc narrative, elle fait alterner, avec un système typographique de mises en retrait correspondant à des temporalités et des situations d’énonciation différentes, des dialogues qui rejouent le passé et des commentaires après-coup, témoignages destinés aux reporters de la télévision, mettant ainsi bout à bout ces « fragments d’un discours amoureux » dont Roland Barthes a mis à nu l’immuable structure15.

Une écriture de l’absence

6 Les prénoms des deux protagonistes, Henri et Grete, sont absents de la liste des personnages, et ce ne sont d’ailleurs que des « noms de code », voulus par le mythe. Leurs rôles doivent être distribués entre les autres personnages : « Quand le nom d’un personnage est barré d’un trait, cela signifie que le personnage en question est en train de jouer Henri ou Marguerite. On ne connaît pas leur véritable nom. » (p. 39). Dans la mise en scène de Felicitas Brucker à Vienne, l’un des trois personnages féminins qui incarnent « Grete » à tour de rôle enfilait une jupe portant l’inscription « GRETE » pour indiquer cette identité surajoutée, tandis que le personnage de Fritz, habité par le rôle de « Henri », revêtait un tee-shirt marqué à son nom16. À aucun moment les protagonistes ne sont nommés par les autres personnages : ils sont évoqués par le biais des pronoms « LUI » et « ELLE ». Le nom barré est le moyen graphique qu’Ewald Palmetshofer, lecteur assidu de Lacan, a trouvé pour matérialiser l’absence de sujets littéralement « barrés »17, tout en problématisant le triangle acteur / personnage / rôle et la non-identification de l’acteur au personnage. L’auteur ne voulait pas d’une Grete

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qui meure sur scène et vienne saluer à la fin, il lui fallait rendre palpable cette mort comme un manque inéluctable et irrémédiable. C’est pourquoi « Grete » est absente dès le début de la pièce18.

7 Quant à Henri, rejetant le « bonheur en série » (p. 75) que lui propose la société de consommation, il cherche à donner un sens à son existence à travers son engagement humanitaire dans des zones de conflit. Lorsqu’a lieu la rencontre avec Grete, il est assis derrière son ordinateur portable, en train de passer de la musique pour animer cette soirée un peu ringarde où les deux célibataires ne se sentent pas à leur place. Avant même son arrivée, Henri est annoncé comme celui que l’on attend, « le monsieur avec la musique » (« den Herrn mit der Musik », p. 62), l’allemand reprenant le terme de Herr – monsieur, seigneur ou encore Seigneur Dieu – qui désigne l’interlocuteur divin de Méphistophélès dans le « Prologue au ciel ». L’ordinateur, trace contemporaine de cette « mélancolie du savoir » caractéristique de Faust19, fonctionne ici comme un signe extérieur de savoir postmoderne, à l’instar de la toge pour le savant de la Renaissance.

8 Heureuse coïncidence, le morceau qu’Henri passe sur son ordinateur est justement la chanson préférée de Grete, mais aujourd’hui, Marguerite ne chante plus au rouet son cœur lourd et la paix enfuie. Elle sait qu’à la différence de l’héroïne de Goethe, elle n’a plus seize ans depuis longtemps et que, la quarantaine approchant, l’heure de la dernière chance est peut-être arrivée. Mais en rentrant seule chez elle, après avoir fui cette soirée ennuyeuse, elle peut reprendre à son compte la réplique que prononce la Marguerite de Goethe : « Je ne suis ni demoiselle ni belle / Et rentrerai bien toute seule à la maison »20 (v. 2607 s.). À l’ère de la postmodernité, ce sont deux êtres désabusés qui se croisent. La femme d’âge mûr est sans complaisance à l’égard de son comportement de gamine énamourée, elle s’en veut d’être dupe de cette attirance qui voudrait lui faire oublier que son corps de provinciale « trahit sans cesse sa provenance » (p. 111), tout comme Henri, dans un monologue qui fait écho à la scène « Nuit » chez Goethe21, raille sa propre incapacité à retenir le bonheur dans son for intérieur aux parois lisses, aussi lisses que le poêle de faïence dans le cabinet d’étude de Faust.

9 Que devient alors l’esprit diabolique qui, chez Goethe, sort de derrière le poêle pour apparaître à Faust sous l’apparence d’un étudiant ambulant ? Métamorphose contemporaine, il vient se loger dans l’esprit de négation qui anime Henri et Grete : ce sont deux êtres « qui toujours nient »22, trouvent dans ce principe de négation un dénominateur commun et croient « que dire “ non ” ensemble / ça revient à un oui » (p. 143), sans voir que l’addition de deux souffrances ne peut avoir pour somme le bonheur tant désiré. Le rôle de Méphisto est également endossé par le groupe qui gravite autour du couple : selon l’auteur, le groupe « séduit, dirige le désir de Henri, le conduit vers un objet. Il a le côté entremetteur de Marthe et de Méphisto et tente de persuader Henri de rester auprès de cet objet. »23

10 Méphisto n’est ici l’adversaire d’aucun Dieu, et l’on peut observer que les différentes notions et valeurs métaphysiques autour desquelles s’articule la pièce de Goethe sont déplacées ou perverties. Le Dieu judéo-chrétien ne subsiste plus qu’en filigrane, dans le prénom de l’enfant d’Anne et Fritz : Ismaël, qui signifie en hébreu « le Seigneur Dieu entend », permet une remotivation ironique de l’expression idiomatique « das Kind F0 beim Namen nennen », utilisée en sa présence 2D littéralement : appeler l’enfant par son F0 24 nom2D , autrement dit « appeler les choses par leur nom » . Or, le Dieu de l’Ancien Testament, qu’Ismaël contient dans son nom, est précisément celui qui ne peut être nommé et qui, selon Palmetshofer, est aujourd’hui le grand absent ou du moins reste

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sourd au tragique de la condition humaine. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles, jusqu’à la fin de la pièce, l’identité de l’enfant retrouvé mort dans la forêt, aux côtés de Grete, reste indéterminée. Jusqu’au bout, le doute plane : il pourrait s’agir d’Ismaël, l’enfant-Dieu, confié par ses parents à Grete le temps d’un week-end entre amis.

11 Dans ces conditions, une alliance de Faust avec Méphisto ne peut se dessiner qu’en creux. De même que Goethe ne pouvait plus reprendre la forme traditionnelle du pacte avec le diable, ancrée dans la foi chrétienne et une grande peur du diable, et qu’il dut attendre trente ans avant de trouver une forme qui fût adaptée à son époque déjà marquée par la sécularisation – celle du pari dans la scène « Cabinet d’étude II » –, Ewald Palmetshofer ne peut reprendre tel quel cet élément dans son faust postmoderne. Aujourd’hui, déclare Fritz, « peut-être qu’il faut parier sur l’existence d’une substance dans l’être humain » (p. 139). Le pari est dans la relation à l’autre, et il subsiste à l’état de trace lexicale, vidée de son contenu sémantique premier, dans la dernière scène de la pièce, où il équivaut à un pronostic négatif sur l’avenir du couple Elle-Lui, à propos duquel Tania déclare : « je ne parlerais pas de pari » (p. 193). De la même façon, la terrible damnation qui attendait le Faust de la Renaissance n’est plus chez Palmetshofer qu’un lointain souvenir, figé dans un juron répété en toute circonstance : « verdammt », rendu dans la traduction française par « bon dieu ».

12 Cette dilution sémantique est relayée par l’ellipse de termes attendus, comme celui de « religion » dans une parodie de la célèbre Gretchenfrage. Dans sa réponse à cette question de Margarete, qui presse Henri de s’exprimer sur sa foi – dans l’original : « Nun sag’, wie hast du’s mit der Religion ? » (v. 3415) –, le personnage de Goethe déplace la question de la transcendance vers l’immanence pour proclamer, sur fond de panthéisme, une religion du sentiment sacralisé, élevé au rang de valeur suprême : « Et si par ce sentiment tu es heureuse, / Nomme-le comme tu voudras, / Bonheur ! Cœur ! Amour ! Dieu ! / Moi, je n’ai aucun nom / Pour cela ! Le sentiment est tout, / Le nom n’est que bruit et fumée / Qui nous voile l’éclat des cieux. » (v. 3452-3458). Chez Palmetshofer aussi, dans une scène littéralement centrale, puisqu’il s’agit de la treizième sur un ensemble de 25 scènes, la réponse à la question cruciale posée par Grete contient un déplacement de la « religion » vers « l’amour », mais ce dernier terme est trop lourd, trop difficile à prononcer, prisonnier de la polarité entre matière et idéal. Il reste inéluctablement en creux, perceptible entre les bribes d’une profession de foi fragmentaire et disloquée : comment voit-il, et lui il répond, il faudrait déjà commencer par soi-même, oui, il dit, et cet, oui, pour soi-même, tu sais, c’est cela qui fait naître un, oui, pour l’autre, intérieur, complètement différent de cette enveloppe extérieure qu’il appelle le corps, si soi-même on, oui (p. 131)

13 Le terme omis dans ce fragment, c’est le mot « amour », celui qui viendrait combler les manques mais n’y parvient jamais, car pour cela, il faudrait déjà commencer par s’aimer soi-même, de sorte que le « oui » prononcé comme un tic de langage ne peut équilibrer un « non » fondamental.

14 Si l’amour de soi et de l’Autre est si problématique, le bonheur est tout aussi fragile. « Le bonheur, c’est un chevreuil », déclare Tania à la scène 7 (p. 109), choisissant cette image insolite, évocatrice de Bambi. Ce symbole de l’extrême vulnérabilité est lié à la fugacité de l’instant présent, soulignée par des bribes du célèbre vers de Goethe sur

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l’objet du pari faustien, « Verweile doch du bist so schön » (v. 1700 : « Attarde-toi, tu es si beau ! ») : PAUL attarde-toi TANIA mon chevreuil INÈS si beau (p. 185)

15 Retenir l’instant fugace est le désir d’une humanité qui cherche dans l’immanence une parcelle de divin. Chez Goethe, Faust cherche à connaître, au moyen de la magie, « ce par quoi le monde / Est, en son tréfonds, maintenu ensemble » (v. 382-383), tandis que chez Palmetshofer, Henri se met en quête du tréfonds de l’être humain, de ce que l’on pourrait se risquer à nommer une « âme » : la « petite étincelle de lumière » chère aux mystiques. Mais devant ses interrogations, le « ciel étoilé », réminiscence kantienne, reste muet : « dans le doute tu lèves la tête vers le haut, regard vertical cherche, en haut, nuque figée, une étincelle de lumière, le ciel étoilé se tait, tu cherches quand même, tu n’appelles plus ça le bonheur maintenant mais la vérité […] » (p. 77). Et des âmes, il ne subsiste plus que « des mèches de bougies carbonisées / froides » (p. 57).

16 La nostalgie d’une substance s’exprime à travers le terme « Kern » (littéralement : noyau), récurrent dans cette pièce et d’une manière générale chez Palmetshofer, notamment dans hamlet est mort et dans tier. man wird doch bitte unterschicht [animal. on glisse tout de même vers les couches inférieures]25. Ce terme fait écho à la réplique, devenue proverbiale, du Faust de Goethe, lorsque le caniche qui l’a suivi dans son cabinet d’étude se métamorphose en « étudiant voyageur » : « Das war also des Pudels Kern ! » (v. 1323 : « C’était donc le secret du barbet ! »). Comme le Faust de Nikolaus Lenau, en 1836, dissèque des corps à la recherche du secret de l’humain – image forte qui a inspiré Mark Ravenhill pour son Faust is Dead [1996]26, son avatar chez Palmetshofer fouille de manière obsessionnelle le corps de Grete à la recherche d’une substance, d’un « noyau » qui reste introuvable27. La femme abandonnée exprime son désespoir dans un monologue qui fait écho à la scène « Cathédrale » du Faust I, où le mauvais esprit vient tourmenter Marguerite et brandir le courroux céleste du dies irae. Elle en tire la conséquence la plus radicale qui soit par le meurtre de l’enfant, de cette matière née entre deux corps d’une idée de l’amour.

17 L’évidement des valeurs ontologiques et métaphysiques se traduit par une écriture de l’absence, de l’ellipse et du fragment, dont nous avons donné un aperçu. Un procédé cher à l’auteur – qui n’utilise pourtant jamais les points de suspension – consiste à laisser en suspens la fin des phrases, et ce non pas en signe d’une impossible communication entre les êtres, mais parce qu’il leur est nécessaire de reprendre leurs formulations, encore et toujours, dans une vaine recherche de l’adéquation entre le mot et à la chose. La langue porte la marque de l’inadéquation permanente entre ce qui est dit et la vérité de l’être, symptôme d’une éternelle insatisfaction. Ainsi que l’a déclaré Ewald Palmetshofer au critique Andreas Klaeui, des éléments de vérité ne peuvent devenir perceptibles que dans la rupture, « ex negativo et non dans la mise en scène d’un sens affirmatif »28.

18 C’est la musicalité de la langue, son rythme, qui sont signifiants, indépendamment du contenu sémantique, pour ces personnages en quête d’une langue. Le rythme naît aussi du télescopage entre présent et passé, dialogues commentant la catastrophe et reconstitution des actions qui l’ont précédée, parties dialogiques et blocs narratifs monolithiques, un procédé choral qu’Ewald Palmetshofer a poussé jusqu’au raffinement extrême dans sa dernière pièce, tier. man wird doch bitte unterschicht. Cette

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tension entre des temporalités et des identités différentes, source d’un effet de distanciation permanent, s’exprime également dans les scènes où les couples rejouent les personnages de Grete et Henri, à la manière d’une pièce dans la pièce. Anne, Robert, Inès deviennent les acteurs d’une illusion théâtrale et démultiplient la distanciation en jouant la rencontre amoureuse : ANNE alors, toi aussi tu t’es cassé, elle dit ROBERT oui enfin pas aussi vite que toi INÈS et ils se mettent à rire sûr qu’ils se mettent à rire ANNE je connaissais personne et Anne elle comprendra INÈS elle a de ces copines, Anne, des copines comme moi, qui foutent le camp ANNE pas vraiment la fibre sociale, cette copine d’Anne, moi donc pas la fibre sociale en privé mais ils comprendront, sûrement, et Anne aussi puisque je connaissais personne (p. 115)

F0 19 Le sujet – « moi donc » 2D se dissout dans les multiples jeux de miroir. Dans ces conditions, comment penser l’être dans le monde ?

De la métaphysique à la politique de la relation

20 Le questionnement métaphysique, la pensée de la mort et la quête du bonheur, face à cette donnée inéluctable sont indissociables, chez Palmetshofer, d’une réflexion politique sur la place de l’homme dans la société et les lois impitoyables qui régissent les rapports humains. En particulier, le mode de relation entre les êtres est décrit comme relevant de la pure économie capitaliste ; selon Henri, l’homme spécule sur une intériorité chez ses congénères – avatar postmoderne de l’âme –, créant ainsi une valeur ajoutée : des milliers de fois déjà, tu as déjà investi dans un être humain pour une production de plus-value, tu as spéculé sur une intériorité qui lui insuffle une substance et produise en contrepartie une création de valeur, peut-être, dont on n’aurait pas cru capable cette surface, cette surface d’être humain et qui laisserait transparaître une substance à contre-jour, qui devrait la laisser transparaître, à condition qu’on y injecte et qu’on y transfère un capital suffisant, et que, par un effet secondaire de ta spéculation, une plus-value d’intériorité soit fabriquée dans cette surface d’être humain et que le capital t’ait appris à créer ex nihilo, et tu te projettes vers une création, une création de valeur humaine et tu abordes cet être humain avec un endettement que tu peux à peine te permettre, et tu lui as déjà financé son intériorité des milliers de fois […] (p. 139)

21 Cette vision économiste est corroborée par la possibilité d’une lecture sociale de la relation entre Henri et Grete, au sens d’un antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat, entre grande ville et province, centre et périphérie. Grete l’exprime dans une attaque qui cristallise ainsi leurs oppositions : seulement que le prolétariat auquel j’appartiens ne tend qu’à l’embourgeoisement et que la bourgeoisie comme lui continue de tendre vers l’idéal et que moi je suis pas née pour l’Essentiel (p. 171)

22 L’antagonisme est sensible à travers une certaine vision de la nature, idéalisée dans la bourgeoisie urbaine, tandis que Grete, par l’horreur de son acte, y oppose le réalisme d’une violence primitive en réaction à une violence relationnelle qui ne fait

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qu’exacerber son sentiment d’être déclassée. La scène de la découverte des corps dans la forêt est d’autant plus forte à cet égard qu’elle met la terrible réalité à distance par une parodie, à la manière d’Elfriede Jelinek29, de discours visant à idéaliser la nature, notamment la belle forêt autrichienne : ROBERT la nature est restée vierge ici INÈS la femme spécialiste de la cueillette et de la chasse TANIA on lâche les chiens PAUL le médecin secouriste bondit à travers les fourrés INÈS la civière, vite, bon dieu PAUL l’hélicoptère de secours ne peut pas atterrir ici dans la forêt ROBERT il atterrira sur le terrain de foot INÈS une photo qu’on a malheureusement laissé passer TANIA puis les brancardiers qui slaloment entre les sapins avec leur civière INÈS leur couleur rouge dans la forêt mixte un enchantement rouge vert, superbe contraste ROBERT l’hélicoptère atterrit pile dans le cercle au milieu du terrain de foot balaie la marque blanche de la chaux PAUL l’équipe pleure TANIA un chevreuil interrompt son chant (p. 157)

23 Si l’antagonisme et la lutte sont au cœur des rapports entre les humains, se pose alors la question du fonctionnement du corps social. Soucieux d’unité et de totalité, ce dernier cherche à intégrer, assimiler l’autre, le nouveau, l’étranger, tel Paul, avec son discours de bienvenue destiné à intégrer dans le groupe de quatre amis déjà constitué le couple de « nouveaux », Anne et Fritz, restés à l’écart de la société depuis la naissance de leur enfant Ismaël. Ou encore à la manière anthropophage de Faust, avalant une Marguerite de travers. Elle fait écho à l’ingestion du corps christique à travers l’eucharistie, dont l’image sous-tend cette réplique de Robert : ROBERT et la voix du peuple ne s’y trompe pas, les gens se rassemblent en parlant et en bouffant et ouvrent pleins de grâce la voix du peuple nous la faisons entendre et invitons, invitons les autres dans la gueule du peuple par l’ouverture du corps collectif, corps gras, où il reste un peu de place pour quelques autres, qu’on intègre et incorpore volontiers (p. 93)

24 Le « Streben », cette aspiration à la connaissance et à la vérité qui justifie Faust in fine et le sauve dans la tragédie de Goethe30, est réduit ici à un désir d’assimiler autrui au sens propre, et l’acte amoureux n’est plus qu’une ingestion de l’autre, dans une quête désespérée de la complémentarité et de la totalité perdue, de sorte que le mythe de l’homme-sphère, développé dans Le Banquet de Platon, est encore bien vivace 31. L’être humain consomme ses congénères, chaque cadavre vient engraisser un peu plus le Capital, déclare Palmetshofer32. Même les projets humanitaires, comme ceux qui procurent à Henri une bonne conscience, ne relèvent pas d’une véritable politique pour les autres33. Son interventionnisme humanitaire transpose au début du XXIe siècle l’activité colonisatrice que décrit la fin du Second Faust, celle-là-même qui a permis d’interpréter le protagoniste goethéen comme une figuration des dangers de la modernité34.

25 Clin d’œil à ce projet titanesque, où Faust se pose en bienfaiteur de l’humanité par la réalisation d’une grande digue – balayée par une prédiction de Méphisto –, Henri, lui, contient les flots en creusant des latrines dans des zones de conflit mais reste sourd à la catastrophe qui se prépare à côté de lui. Grete, de son côté, regarde « le purin » couler le long de ses jambes dans la forêt où elle commet l’irréparable35. Les références aux excréments sont nombreuses, complétées par l’image du poison. Mais tandis que le

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poison reste extérieur à l’homme chez Goethe – sous la forme de la fiole pour Faust tenté par le suicide, ou encore du « somnifère » qui sera fatal à la mère de Marguerite –, c’est le corps humain lui-même qui est, à présent, déclaré toxique : le poison sécrété par les cadavres, ça n’existe pas c’est un mythe ça n’existe pas, ce poison c’est seulement quand le corps est vivant que c’est un poison (p. 121)

26 Alors, où trouver l’absolu ardemment désiré ? Nulle alchimie ne vient transmuter la vile matière en or : Henri n’a pas trouvé ce « tout » auquel il aspire. Aucune conciliation ni réconciliation n’est possible. Cependant, l’absolu vient se loger précisément dans la radicalité de Grete, personnage plus faustien que Faust lui-même, selon Ewald Palmetshofer36. L’identité indéterminée de l’enfant mort, à l’image de l’indétermination de la valeur « être humain », permet de transposer le tragique du destin de Grete, ainsi arraché à l’évidence figée du mythe, pour retrouver l’horreur première.

*

27 La Grete d’Ewald Palmetshofer « n’est pas la première »37, mais le dramaturge autrichien parvient pourtant à faire ressentir son unicité et la douloureuse radicalité de son absence. Par le moyen des personnages « barrés », il rend palpable le manque irrémédiable que constitue la mort d’un être. Et si cette transposition contemporaine du mythe de Faust ne peut laisser indifférent, c’est qu’elle interroge avec une acuité particulière la capacité de l’homme à concevoir un bonheur qui ne soit plus individualiste mais tourné vers l’Autre, attentif aux liens entre les êtres, à défaut d’être relié à une transcendance. Ewald Palmetshofer illustre ainsi, dans un gestus cher à son mentor Alain Badiou, à quel point le religieux a trouvé refuge dans le politique. Et le recours au mythe lui permet précisément de poser la question de la singularité : celle du « bel instant » et celle de la catastrophe.

NOTES

1. Cf. Im Auftrieb. Grenzüberschreitungen mit Goethes « Faust » in Inszenierungen der neunziger Jahre, hg. v. Hans-Peter Bayerdörfer, Tübingen : Niemeyer, 2002. Le travail du metteur en scène Michael Thalheimer au Deutsches Theater entre 2004 et 2006 a suscité un colloque et une publication, « Verweile doch » – Goethe Faust heute, hg. v. Michael Jaeger, Roland Koberg, Bernd Stegemann, Henrike Thomsen, Berlin, Henschel 2006. 2. Cette pièce, créée en novembre 2007 au Schauspielhaus de Vienne (mise en scène : Felicitas Brucker) et traduite en français par Laurent Muhleisen, a donné lieu à une création radiophonique sur France Culture le 17 avril 2010 (réalisation : Alexandre Plank). 3. La pièce sera citée dans l’édition bilingue : Ewald Palmetshofer, faust hat hunger und verschluckt sich an einer grete / faust a faim. immangeable marguerite, trad. Laurent Muhleisen, Catherine Mazellier et Hilda Inderwildi, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, « Nouvelles Scènes Allemand », 2011, en abrégé : faust hat hunger, suivi du numéro de page. En accord avec l’auteur,

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l’usage des minuscules pour « faust » et « grete » ne sera conservé que dans le titre de la pièce. La polysémie de « marguerite » dans le titre français – héroïne goethéenne et fleur qu’effeuillent les

F0 amoureux 2D permet de transposer le jeu de mots sur Grete / Gräte dans l’original. 4. Cf. Ewald Palmetshofer, hamlet est mort. gravité zéro, trad. Laurent Muhleisen, tapuscrit non publié. L’Arche est agent de l’auteur en France. E. Palmetshofer, hamlet ist tot. keine schwerkraft, in Theater Theater. Aktuelle Stücke 18, Frankfurt a.M. : Fischer, 2008, p. 451 : « Seit Gott tot, ist der Himmel leer, aber nicht ganz, also fast leer, der Himmel, und drum kann man in einer allgemeinen Topographie des Himmels sagen, dass der Himmel selber zwar leer, aber als solcher, als leerer Himmel ist der Himmel eine Maschine ». 5. Cf. le portrait de l’auteur par Andreas Klaeui, « Der radikale Theatertheologe » sur le site nachtkritik.de : http://www.nachtkritik-stuecke08.de/stueckdossier3/portraet-ewald-palmetshofer. 6. Création le 2 avril 2009 au Schauspielhaus de Vienne (mise en scène : Felicitas Brucker). 7. Cf. à ce sujet les sept questions posées à Ewald Palmetshofer sur le site nachtkritik.de, « Sieben Fragen an Ewald Palmetshofer » : http://www.nachtkritik-stuecke2010.de/ewaldpalmetshofer/sieben-fragen. 8. Ibid. : « die Frage, was bleibt von Faust unter den Vorzeichen der Gegenwart und unter einem leeren Himmel und von mir aus auch vor einer leeren Hölle ». 9. François Jullien, Du « temps ». Éléments d’une philosophie du vivre, Paris, Grasset, 2001. 10. faust hat hunger, p. 39. 11. La pièce est également rythmée par un « Interlude à la télé » (scène 15) et s’achève sur un « Épilogue devant la télé » (scène 23). 12. La tragédie de Goethe sera citée dans la nouvelle traduction : Goethe, Faust, édition établie par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Bartillat. Nous indiquerons simplement le numéro de vers. 13. Guy Debord, La Société du Spectacle, Oaris, Buchet-Chastel, 1967. 14. Alors qu’Henri manque encore à l’appel, Paul constate l’incomplétude du groupe : « en tout cas nous sommes donc sept aujourd’hui / enfin, pas tout à fait encore, / donc, presque sept » (faust hat hunger, p. 63). L’illusion de la totalité symbolisée par le chiffre 7 est révélée par l’intrusion d’un huitième personnage, Grete, qui vient briser cette harmonie factice et reste surnuméraire. 15. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977. 16. Cf. l’article de Franz Wille, « Nette Nachbarn », in Theater heute 6/2009, p. 44-45. 17. Sur les philosophes qui ont marqué Palmetshofer (Lacan, Saussure, Deleuze, Badiou), cf. l’éclairante introduction de Sylvie Arlaud, « faust hat hunger : un reader’s digest ? », in : faust hat hunger, p. 9-36 ; en particulier p. 10 et 14 pour l’influence de Lacan. 18. Cf. l’entretien avec Ewald Palmetshofer reproduit dans le présent numéro, citation p. 22 : « Si l’on prend la mort au sérieux, il s’agit de la faire ressentir comme un fait irrémédiable, comme le manque d’un être. On ne peut donc pas jouer à mourir, au contraire, le personnage doit être absent dès l’origine. Nous avons six personnages sur scène, et à un moment, on a le sentiment qu’il y en sept, puis huit. Mais il y a cette femme morte qui manque. » Selon Palmetshofer, il s’agissait de marquer une gradation dans la représentation de l’absence : seul Fritz joue Henri, parti en Afrique au moment de la catastrophe‚ tandis que trois personnages féminins se partagent le rôle de Grete, radicalement absente (information donnée dans un entretien à l’auteur de ces lignes). 19. Jean-Yves Masson (éd.), Faust ou la mélancolie du savoir, Paris, Desjonquières, « Littérature & Idées », 2003. L’éditeur de cet ouvrage y évoque les formes de la mélancolie chez Faust, dont celle « de ne pouvoir atteindre à la maîtrise de la totalité des savoirs comme pouvaient y prétendre les savants antiques et, encore, les premiers humanistes de la Renaissance » (p. 10). 20. Nous citons ici la traduction d’Henri Lichtenberger, Paris, Aubier Montaigne, 1976.

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21. Ce monologue, placé à la scène 2, était initialement prévu à la première scène, afin de souligner le parallélisme avec le Faust de Goethe. Mais à l’épreuve du plateau, l’auteur a modifié l’agencement des scènes afin de rendre l’action plus compréhensible. 22. faust hat hunger, p. 143 : « nier, voilà ce qu’ils veulent ». 23. « Un personnage plus faustien que Faust », art. cit., p. 17-22. 24. faust hat hunger, p. 67 : « ensuite Inès commence avec ce putain de cantique de merde / pourquoi ne pas appeler tout de suite les choses par leur nom ». 25. La pièce tier. man wird doch bitte unterschicht est reproduite dans le cahier détachable de la revue Theater heute 10/2010. 26. Cf. l’entretien avec Mark Ravenhill in Mireia Aragay, Hildegard Klein, Enric Monforte, Pilar Zozaya (éd.), British Theatre of the 1990s, Houndmills, Palgrave Macmillan, p. 96-97. La pièce de Mark Ravenhill s’appuie sur la biographie de Michel Foucault. 27. faust hat hunger, p. 171 : « il […] a cherché la lumière à l’intérieur de moi en me baisant comme un fanatique / a pas trouvé de grand tout à l’intérieur de moi. » 28. « Momente von Wahrheit können nur im Bruch sichtbar werden, “ in Ex-negativo-Momenten, nicht im affirmativen Sinn inszeniert. Wahrheit ist Misstrauen der Sprache gegenüber. ” » (portrait de Andreas Klaeui, art. cit., cf. Note 5). 29. Cf. par ex. Elfriede Jelinek, Oh Wildnis, oh Schutz vor ihr [1985], Reinbek, Rowohlt, 2004, trad. Yasmin Hoffmann et Maryvonne Litaize, Méfions-nous de la nature sauvage, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1995. 30. « Wer immer strebend sich bemüht, den können wir erlösen » / « Celui qui, dans son constant effort, n’épargne pas sa peine / Celui-là, nous pouvons le sauver », déclare le chœur des anges à la fin du Second Faust, v. 11936/37. 31. Sur le mythe de l’androgyne chez Platon, évoqué par l’auteur, cf. Ewald Palmetshofer, « Liebe deine Katastrophe », in Theater heute, Jahrbuch 2008, p. 76-80. 32. Ibid. : « So wird auch das Kadaver mit jedem Kadaver, den es frisst, nur feister […] ». 33. Sylvie Arlaud, art. cit., p. 33, souligne ici l’influence d’Alain Badiou, qui a montré dans son essai L’Éthique, « que les œuvres caritatives et les ONG, dans leur victimisation des êtres humains, c’est-à-dire dans leur réduction de l’homme à sa condition d’animal vivant, révélaient leur véritable visage impérialiste. » 34. Cf., entre autres, Ulrich Gaier, Modernität, Stuttgart, Reclam, 2000. 35. faust hat hunger, p. 173. Cf. aussi p. 77, où Faust déclare : « nous sommes des latrines ». 36. Cf. l’entretien avec l’auteur dans le présent volume, art. cit. 37. Ce vers célèbre du Faust de Goethe (« Sie ist die erste nicht ») est cité dans faust hat hunger, p. 182.

INDEX

Palavras-chave : intertextualidade oeuvrecitee Faust, faust hat hunger und verschluckt sich an einer grete / faust a faim. immangeable marguerite Mots-clés : intertextualité Keywords : intertextuality Palabras claves : intertextualidad

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AUTEUR

CATHERINE MAZELLIER-LAJARRIGE Université de Toulouse II-Le Mirail, CREG

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Low cost, ou le Faust de tout le monde

Peter Szendy

« LUST. – […] vous ressemblez à tout le monde. MÉPHISTOPHÉLÈS. – Prenez garde… Rien n’est plus dangereux que tout le monde. Écoutez donc un peu ce que tout le monde dit de tout le monde… » (Paul Valéry, Lust, I, 3)

1 Moi aussi, comme tant d’autres, comme tout le monde sans doute, j’aurais aimé pouvoir dire : voici, ceci est mon Faust. Comme d’innombrables lecteurs avant moi, j’aurais voulu pouvoir user de ce syntagme, me le prononcer au moins à moi-même, car il n’est autre que la formule attestant d’une lecture.

2 « Mon Faust » : si je pouvais en effet énoncer ces mots, on saurait tout au moins qu’une lecture a bien eu lieu et que ce fut la mienne. Elle vaudrait ce qu’elle vaudrait, elle pourrait être une simple lecture parmi tant d’autres ou une réécriture fabuleuse, toujours est-il qu’elle porterait ma marque (ne serait-ce que dans ma mémoire de lecteur), elle garderait les traces de mon passage (même silencieux, discret, à moi seul connu) à travers le texte du mythe, à travers les archives de tous les Faust qui, à leur tour et tour à tour, se seront lus entre eux.

3 Or, « Mon Faust », on le sait, c’est le titre général sous lequel Paul Valéry a regroupé ces « ébauches » que forment Lust, une « comédie », et Le Solitaire, une « féérie dramatique » 1. Si bien que quiconque oserait aujourd’hui dire : voici, ceci est mon Faust ; quiconque prétendrait ainsi avoir lu Faust, d’une lecture digne de ce nom et qui soit donc proprement sienne, se trouverait déjà en train de citer le geste d’appropriation valéryen. Difficile d’imaginer plus cinglante dépossession : à l’instant même où je revendiquerais la Chose faustienne comme mienne – cette Chose, oui, qui n’est peut- être rien d’autre que cette revendication même –, elle s’avérerait sienne. Ou mieux : la forme de sa mienneté serait d’être sienne.

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4 Mais la dépossession, quand il s’agit de Faust, ne s’arrête pas là. Car Valéry, lui qui aura signé ce syntagme – « Mon Faust » – en en faisant sa Chose et en nous la soustrayant d’avance, Valéry lui-même aura dû le faire entre guillemets2, comme s’il devait s’en défaire aussitôt : « Mon Faust », semble-t-il dire, n’est « mien » que pour ainsi dire. Et tout se passe dès lors comme s’il prédisait à chaque lecteur faustien à venir que Faust n’est et ne sera que faussement tien, qu’il vaut donc sans doute mieux s’en défausser, mais oui, tiens ! je te le refile, nous dit-il, ce Faust qui te fausse faustiennement compagnie dès que tu le dis tien.

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5 Qu’est-ce donc que son « Mon Faust » nous donne à entendre, avant même de le lire ?

6 Qu’est-ce qu’il nous laisse entrevoir, à nous, mauvais lecteurs d’aujourd’hui, lecteurs pressés qui tendons à deviner, comme l’écrit Valéry en 1915, plutôt qu’à nous donner la peine d’une lecture digne de ce nom3 ?

7 Sur le seuil de son « Mon Faust », nous sommes déjà comme voués à faire l’expérience, en le lisant, d’une expropriation radicale qui se loge au cœur même de sa propriété : à chaque fois que je lirai son « Mon Faust », à mesure que son « Mon Faust » deviendra un peu plus mon « Mon Faust », il redeviendra sien pour cette raison même, il m’échappera en lui revenant par le mouvement même qui le fera mien… Telle est l’abyssale logique du défaussement qui pointe dans l’entrebâillement des guillemets du titre.

8 Mais cette logique est plus vertigineuse encore. Car Faust lui-même – le personnage du docteur Faust – est synonyme d’un épuisement qui affecte d’avance tout ce qu’il pourrait s’approprier, c’est-à-dire tout. Comme le dit Méphistophélès dans la première partie de la tragédie de Goethe4 : Le destin a donné à cet homme un esprit / Qui va toujours frénétiquement de l’avant, / Et dont l’élan précipité / Aura bientôt sauté par-dessus toutes les joies de la terre ! (Ihm hat das Schicksal einen Geist gegeben, / Der ungebändigt immer vorwärts dringt, / Und dessen übereiltes Streben / Der Erde Freuden überspringt.) Lire Faust, ce sera donc suivre Faust dans la vitesse excessive d’une consumation ou consommation générale qui, de Goethe à Valéry, devient de plus en plus clairement synonyme d’une « mise en exploitation du globe » que nous nommerions aujourd’hui : mondialisation5.

9 Mais, dans la mesure où la lecture elle-même n’échappe pas à ce processus consumant (elle en participe plutôt qu’elle ne le constate), lire Faust, ce sera aussi, en tant que lecteur, faire l’épreuve de cette exhaustion qui inscrit d’avance, et à plus d’un titre, le signe d’une expropriation radicale au cœur de l’appropriation la plus déchaînée.

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10 Goethe avait suivi de près les premiers vols en montgolfière, assistant par exemple, dans son propre jardin, à un essai réussi en juin 1784. Et il s’était fait l’écho, dans ses Maximes et réflexions (§ 402), de « l’émotion universelle » suscitée par cette invention. Weltbewegung, disait-il : ce que l’on peut aussi entendre, d’une autre oreille et dans un sens à peine déplacé, comme un mouvement mondial ou mondialisant, à l’instar de

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celui qui porte la Weltliteratur, cette « littérature mondiale » dont Goethe avait forgé le concept6.

11 Dans le Premier Faust, la lecture elle-même est d’emblée placée sous le signe de l’envol et du survol, lorsque Faust, au cours du long monologue nocturne qui suit immédiatement le prologue dans le ciel, apostrophe la lune (v. 386 sq., je souligne) : Ô, pleine clarté de la lune, si tu jetais / Pour la dernière fois un regard sur ma peine, / Toi que j’ai si souvent, à minuit, par mes veilles / Fait venir à ce pupitre : / Car par-dessus cet amas de livres et de papiers (über Büchern und Papier) / Mélancolique amie, tu m’apparaissais ! / Ah ! Si seulement je pouvais parcourir les hautes montagnes / À ta douce clarté, / Planer avec les esprits (mit Geistern schweben) à l’orée des cavernes, / Flotter (weben) sur les prairies à ta pâle lumière… Tout se passe donc comme si c’était la lecture elle-même qui, en décollant de la myope proximité des lignes sur la page, était appelée à devenir planante ou flottante7, suspendue dans ce surplomb qui serait aussi, nous y viendrons, l’élément du dé-lire inhérent à la figure d’un lecteur devenu lui-même faustien.

12 De fait, c’est d’un lecteur endiablé, c’est d’un lecteur porté à la précipitation et à l’épuisement rapide que parle le directeur du théâtre dans le prologue du Premier Faust de Goethe : « ils ont lu une effroyable quantité de livres », dit-il à propos des spectateurs qui ont déjà pris place pour assister à la tragédie (v. 46, sie haben schrecklich viel gelesen), et « nombre d’entre eux viennent après avoir lu la presse » (v. 116, gar mancher kommt vom Lesen der Journale). Si bien qu’ils ressemblent déjà aux lecteurs modernes, aux lecteurs actuels évoqués par Valéry dans nombre d’entrées de ses Cahiers : « des gens qui ne peuvent pas me donner une quantité de temps et qualité d’attention comparable à ceux que je leur donne », des gens qui, voués à la rapidité et au style télégraphique des journaux, ne font que « deviner au lieu de lire »8.

13 Ce qu’il faudrait donc penser, et sans se dépêcher d’en juger, ce serait une alliance, une collusion, une sorte d’entente tacite entre, d’une part, le point de vue surplombant de la Weltbewegung et, d’autre part, le régime précipité du lire (ou du dé-lire) divinatoire qui aurait peu à peu émergé de la mondialisation littéraire, de la Weltliteratur.

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14 Faust vole, on le sait, dans le premier volet de sa tragédie : « Il suffit d’étendre ce manteau, / Il nous portera à travers les airs », lui dit Méphistophélès au vers 2065, en expliquant qu’« un peu d’air inflammable » (ein bisschen Feuerluft) les aidera à s’élever de cette terre.

15 Mais c’est dans le Second Faust que le regard aérien, que la vue d’en haut finit par déployer sa véritable portée cosmopolitique. L’acte quatrième (Haute montagne) s’ouvre ainsi sur les « cimes de rochers abrupts et dentelés », dans un décor qui évoque d’avance le « toit du monde » où se jouera Le Solitaire de Valéry9. « Est-ce que rien ne t’a plu sur notre surface ? », demande Méphistophélès (v. 10129) à Faust qui vient de sortir d’un nuage, avant de paraphraser les évangiles : « Tu as embrassé du regard (du übersahst), dans des lointains sans borne, / Les royaumes du monde et leur gloire » 10. Plus loin, à l’acte cinquième, au seuil de la tombe que lui creuseront les lémures, sur le point de devenir aveugle, Faust déclare (v. 11441) : « Le cercle de la terre m’est suffisamment connu. » Et si, entre-temps, ce même « cercle terrestre » (Erdenkreis) lui semble « offr[ir] encore de l’espace aux grandes actions » (v. 10181), c’est dans la

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perspective de parachever son « empire [qui] est infini » (v. 11153) : tandis qu’affluent les « produits de régions du monde étrangères » (Erzeugnissen fremder Weltgegenden, v. 11165 sq.), il ordonne la destruction du dernier lopin de terre non conquise ni exploitée, à savoir le petit jardin de Philémon et Baucis sur la dune, préparant ainsi la revanche des éléments, l’entropique « anéantissement » (Vernichtung) qui réjouit d’avance Méphistophélès (v. 11550).

16 Ce qu’il importe de souligner ici, c’est que le terme de l’appropriation globale du globe terrestre entreprise depuis le point de vue surplombant du survol, la fin de cette prise de terres s’achevant dans l’épuisement coïncide avec la mort de Faust11. Mais cette mort, à son tour, c’est l’instant tant attendu où Faust appartiendra à Méphistophélès. Il deviendra enfin sa propriété à lui, qui pourra dès lors dire lui aussi, au bout du compte : « Mon Faust ».

17 Ou plutôt : il pourrait le dire, oui, si la mort était toujours ce qu’elle était, elle qui doit en quelque sorte faire le deuil d’elle-même, comme si un certain régime du mourir était lui-même en train de mourir. Parlant de l’âme, Méphistophélès déclare en effet (v. 11622 sq.) : On ne peut plus se fier à rien (man kann auf gar nichts mehr vertrauen). / Autrefois elle s’échappait avec le dernier soupir, / Je la guettais et, comme la souris la plus rapide, / Hop ! Je la tenais dans mes griffes solidement fermées. / Maintenant, elle hésite et, cet endroit sinistre, / La demeure nauséabonde du cadavre gâté, elle ne veut plus les quitter ; / […] La mort ancienne a perdu sa force rapide, / Même de savoir si reste longtemps une question douteuse ; / Souvent j’ai regardé avec convoitise les membres raides : / Ce n’était qu’apparence, cela bougeait, cela remuait à nouveau. L’expropriation générale – revers de cet avers qu’est la mise en exploitation totale – prend donc la forme extrême d’une crise de confiance qui touche la mort même.

18 Se pourrait-il que ce discrédit thanatologique qui dépossède Méphistophélès au moment même où il s’apprête à entrer en possession de son Faust, se pourrait-il que cette déstabilisation de la crédibilité du point final scellant le pacte consonne avec ce qui s’annonce comme une banqueroute du lecteur, condamné à ne pouvoir dire « mon Faust » qu’entre guillemets ?

19 Faust, synonyme de la saisie globalisante du monde comme tout, apparaît aussi comme le nom de cette Chose qui, n’étant à personne, est finalement à tout le monde. Voilà ce dont le lecteur des trois Faust non seulement prendrait peu à peu connaissance, mais aussi ce dont il ferait, dans sa lecture même, l’expérience.

*

20 Au fil des ébauches pour son « Mon Faust », Valéry accélère et amplifie la Weltbewegung goethéenne. Déjà, ce Troisième Faust, comme il l’appelle, est un Faust de l’ère de la conquête des airs. Il est vrai qu’il n’y a guère d’allusions au vol dans les scènes achevées, mais on peut lire par exemple sur tel feuillet d’esquisse12 : Faust est le personnage européen par excellence. / Le voici qui reparaît au bout de cent ans. L’heure est excellente. / Toute une mythologie réalisée. Hommes volants, Centaures d’acier… Si l’époque de ce nouveau Faust est donc plus que jamais celle des survols, elle voit également la concrétisation, certes balbutiante et le plus souvent risible, de l’idée kantienne d’une Société des nations13. Celle-ci est présente dans plus d’une note de Valéry pour son « Mon Faust », en s’y entrelaçant avec un autre motif récurrent et

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souvent commenté : la dévaluation des valeurs. Tout se passe dès lors comme si, dans ce Troisième Faust, les choses, vues d’en haut et depuis un point de vue cosmopolitique surplombant, apparaissaient de plus en plus égales, dans une indifférence ou équivalence générale ; ainsi peut-on lire dans telle entrée des Cahiers14 : Un IIIme Faust / Toute magie dépréciée – […] Vulgarisation des puissances et des prestiges. Le nigaud vole. La sottise chevauche la lumière. / […] Nations – Société des Nations – À Genève [*]. / Méphistoph[élès] en noir pur. / Toujours en retard – / La vitesse – / Nature empoisonnée. [* ajout :] Séance où par la sorcellerie de Méph[istophélès] ils disent tout à coup la vérité – l’arrière-pensée. Mais [phrase inachevée.] Les ascensions qui, chez Goethe, étaient propulsées par l’air inflammable (Feuerluft), ces décollages sont devenus des envolées dévaluées, des vols low cost. En faisant circuler Faust toujours plus vite et toujours plus souvent autour du globe, en lui faisant faire et refaire, comme à tout le monde, le tour du monde, ce survol à bon marché le place pour ainsi dire sur l’orbite d’une version rognée, rongeuse et corrodée de l’éternel retour, que les Cahiers nomment « cyclose », comme s’il s’agissait d’une maladie15 : Je fus frappé et exaspéré de fort bonne heure par la nature périodique de la « vie » – dans son cadre d’orbites, de saisons – de redites […]. « Mon Faust » est l’homme qui a trop conscience de cette cyclose et cette conscience lui remet tout le temps le nez dans cette cyclomanie de notre essence. Ça tourne et ça retourne, jusqu’au vertige : tout le monde circule cyclomaniaquement autour du monde comme tout. Et c’est depuis cette pathologie circulaire de la circulation générale accélérée qu’émerge l’affect du bouleversant ennui, tel qu’on peut l’entendre lorsque Faust s’adresse au Disciple (Lust, II, 116) : J’ai fait le véritable tour du véritable monde… Puis, toujours entraîné par ma fatalité, je revins dans le temps… Je vins revivre. Je revis. Je vis, je vois, je connais, si c’est vivre, voir et connaître que de revivre, de revoir et de reconnaître. […] L’idée la plus rare et la plus hardie qui me vienne ne me donne jamais plus l’impression d’une nouveauté. Il me semble, aussitôt surgie, l’avoir déjà pensée et repensée… L’ennui était certes déjà présent chez Goethe : tel spectateur de la tragédie, disait le directeur du théâtre dans le prologue du Premier Faust, « vient poussé par l’ennui » (diesen Langeweile treibt, v. 113), tandis que, dans le Second Faust, Méphistophélès s’ennuie déjà (mich langeweilt’s, « ça m’ennuie », v. 6958) sur le seuil du voyage en ballon qui le fera arriver à la Nuit de Walpurgis classique en ayant survolé à rebours, vers le passé, tout un pan de la bibliothèque mondiale.

21 Mais jamais l’ennui, chez Goethe, ne gagne encore tout le monde et le tout du monde, comme il le fera en revanche dans le Troisième Faust, lors de l’inoubliable conversation blasée entre les deux diables que sont Astaroth et Bélial, figures du monnayage universel et de la salissure générale : ASTAROTH. – Je m’ennuie, je m’ennuie… Oh ! que je m’ennuie !… Krèk, krèk. […] Je ronge, je rogne, je lime, j’effrite… Tout m’ennuie, l’ennui me ronge… Krèk, krèk… BÉLIAL. – Oh ! ce crin, crin… Qu’est-ce que tu ronges ? ASTAROTH. – Tout… Les cœurs, les corps, les gloires, les races, les roches, – le Temps lui-même… Je mets en poudre… Krèk, krèk… BÉLIAL. – Chacun son goût… Tu ronges, moi, je souille !… ASTAROTH. – Pouah ! Et qu’est-ce que tu souilles ? BÉLIAL. – Tout. (Lust, III, 1 ; ibid., p. 332-333) Cette érosion entropique (qui a tant à voir avec ce que Nietzsche décrivait comme un devenir-sable17), c’est l’effritement qui accompagne comme son ombre la globalisation de la Weltbewegung. Mais pareille dislocation s’annonce aussi, simultanément, au sein du mouvement totalisant de la Weltliteratur. Non seulement parce que celle-ci décrit, représente, peint ou donne à voir ce que le Troisième Faust, dans la lignée des deux

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premiers, nomme le « véritable tour du véritable monde ». Mais aussi parce qu’elle accomplit, dans l’élément même du langage, une « panthèse », comme dit joliment Valéry : « Idées p[our] Faust III – Théanthropomythologie ou Panthèse », lit-on dans une entrée des Cahiers (1940, II, p. 1344), comme si la langue elle-même était entraînée dans un mouvement d’accumulation universelle où le texte faustien tendrait à la limite à devenir un unique et vaste mot-valise, à se gonfler en un signifiant monstre (« théanthropomythologie ») qui se craquèle néanmoins (« théo »), qui se fragmente (« anthropo »), se désagrège (« mytho ») dans le mouvement même du logos qui le totalise (« logie »).

22 De fait, nous y venons, avec le sablage corrosif de tout le monde, ce qui guette, c’est aussi la ruine dans le commerce avec les signes.

23 Une banqueroute, disions-nous, de et dans la lecture.

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24 La ruine du lecteur s’annonçait déjà, chez Goethe, dans la figure vaguement frankensteinienne de l’homunculus qui apparaît à l’acte II. Ce petit homme artificiel, obtenu non par « la procréation à l’ancienne mode » (laquelle « n’était qu’une farce », v. 6839) mais « à partir de plusieurs centaines de matières, par mélange » (v. 6850), cet humanoïde accompagne Méphistophélès et Faust endormi dans le voyage en ballon qui les fait arriver, après avoir surplombé des siècles et des siècles de littérature universelle, à la Nuit de Walpurgis classique. Volant avec Faust et Méphistophélès, planant un peu au-dessus d’eux, il est comme leur lampe de chevet aérostatique : « Quel météore inattendu ! / Cela brille et éclaire un corps en forme de ballon », s’exclame la magicienne Érichtho en voyant l’étrange liseuse flotter dans les airs (v. 7035). Et l’on comprend sa surprise, à ce personnage littéraire qui fut évoqué par Ovide comme par Dante ; on comprend la stupéfaction d’Érichtho, depuis ce qui semble être son point de vue à ras du sol (ou mieux : à ras du texte qu’elle habite), lorsqu’elle aperçoit au-dessus d’elle l’improbable dispositif de lecture qui est en train de la lire au vol…

25 L’homunculus, dans cette scène plus fantastique encore que toutes les autres, est comme un rayon de lumière qui scanne à perte de vue l’archive des belles lettres (« je parcourrai un petit morceau de monde », ein Stückchen Welt, dit-il au vers 6993), en faisant remonter le temps de la lecture aux lecteurs volages qu’il transporte dans l’atmosphère. Mais ce n’est pas seulement vers le passé qu’il les fait s’envoler, lui qui est aussi l’incarnation de l’anticipation inhérente à l’acte de lire : lévitant au-dessus de Faust et l’éclairant (schwebt über Faust und beleuchtet ihn, v. 6903), il entrevoit ce que celui-ci songe ; si bien qu’il se téléporte ainsi d’avance, en « grand visionnaire » qu’il est (v. 6922), vers ce que Faust ne vivra que plus tard avec un sentiment de déjà-vu18. C’est ainsi, en somme, que l’homunculus décolle vers le passé ou l’avenir de la lecture, en un mouvement dont le paradigme est plus que jamais la circumnavigation aérienne.

26 Or, cette tête de lecture androïde est une figure du lecteur qui reste absolument indécidable. D’une part, en effet, il est l’hyperlecteur, devin ou prophète en même temps que dépositaire de l’histoire de la littérature mondiale, hypermnésique autant qu’hypervoyant. Mais d’autre part, il est aussi comme l’allégorie d’un lecteur cloné, artificiellement reproduit, machinal ou machinique. Bref, il est également celui que Valéry rend responsable de l’agonie de la littérature, elle qui se meurt d’être lue à coups de divinations et de survols surplombants :

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L’évolution de la littérature moderne n’est que l’évolution de la lecture qui tend à devenir une sorte de divination d’effets au moyen de quelques mots vus presque simultanément et au détriment du dessin des phrases. / C’est le télégraphisme et l’impressionnisme grossier dû aux affiches et aux journaux. L’homme voit et ne lit plus. / […] En somme la littérature veut essayer de survivre aux conditions de la littérature, – qui sont lecture et science de la lecture ; culture ; connaissance des mots et des formes, poids des significations ; nuances – Toutes choses moribondes. (Cahiers, 1918-1919, II, p. 1183) Chez Valéry, c’est donc chacun, c’est tout le monde qui tend à devenir l’homunculus, c’est- à-dire le lecteur volage, lisant au vol et à une allure que Goethe qualifierait peut-être de vélociférienne19. La lecture survolante et surplombante, avec ses vertus divinatoires et ses transports globalisants, s’en trouve évidemment dévaluée, même si elle reste pourtant le modèle sur lequel se règle implicitement le livre absolu, l’hyperlivre que Faust rêve d’écrire : FAUST. – Écoute : Je veux faire une grande œuvre, un livre… MÉPHISTOPHÉLÈS. – Toi ? Il ne te suffit pas d’être toi-même un livre ?… FAUST. – J’ai mes raisons. Il serait un mélange intime de mes vrais et de mes faux souvenirs, de mes idées, de mes prévisions, d’hypothèses et de déductions bien conduites, d’expériences imaginaires : toutes mes voix diverses ! On pourra le prendre en tout point, le laisser en tout autre… MÉPHISTOPHÉLÈS. – Ceci n’est pas trop neuf. Chaque lecteur s’en charge. FAUST. – Personne, peut-être, ne le lira ; mais celui qui l’aura lu n’en pourra plus lire d’autre. MÉPHISTOPHÉLÈS. – Il sera mort d’ennui… FAUST. – […] J’ai donc ce grand ouvrage en tête, qui doit finalement me débarrasser tout à fait de moi-même, duquel je suis déjà si détaché… (Lust, I, 2, p. 297-298) Le livre de Faust, cet ouvrage dans lequel il se raconterait si bien qu’il pourrait enfin (se) dire (de) lui-même : je suis à moi, je suis mon Faust – ce livre serait aussi celui qui interdirait toute coïncidence de Faust avec soi (« ce grand ouvrage […] qui doit finalement me débarrasser tout à fait de moi-même »).

27 Ce « Mon Faust » serait le chef d’œuvre de chaque lecteur (« chaque lecteur s’en charge » 20) – à condition d’être indifférent à ses lectures (« on pourra le prendre en tout point, le laisser en tout autre »).

28 Ce livre de tous les Faust serait le livre des livres (« qui l’aura lu n’en pourra plus lire d’autre ») – mais qui ne vaudra pas plus que tous les autres (« qui l’aura lu […] sera mort d’ennui »).

29 Et face à Méphistophélès, dépossédé comme tout le monde21, face à ce représentant d’un Diable en faillite qui parle également pour le lecteur quelconque (« chaque lecteur »), ce livre serait enfin, en un volume, sous une seule et même couverture, la Weltliteratur, la littérature mondiale devenue la littérature de tout le monde.

NOTES

1. « Mon Faust » (Ébauches), in Œuvres, II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 276 sq. 2. Sur les guillemets, cf. telle entrée des Cahiers de Valéry en 1935 (tome I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 282) : « Je mets entre guillemets comme p[our] mettre, non tant en évidence, qu’en accusation – C’est un suspect. Ou bien je suppose au sens l’idée de l’emploi

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qu’en font tels ou tels. Je ne prends pas la responsabilité – du terme – etc. / Guillemets = provisoire. » – Jean-Michel Rey parle très justement de « l’idée évoquée dans “ Mon Faust ” : qu’un titre de livre puisse être volé avant d’avoir été produit » (Paul Valéry. L’aventure d’une œuvre, Seuil, « La Librairie du XXe siècle », 1991, p. 29). 3. Cahiers, tome II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 1165 : « Le grand problème de l’écrivain moderne est de se faire lire, j’entends : d’empêcher le lecteur de deviner la phrase, la page. / On appelle obscur l’écrit qui ne livre son sens qu’à la lecture et non à simple vue. Il en sera ainsi de plus en plus. / Il faut obliger ce lecteur à l’exécution. » Je citerai désormais les entrées des Cahiers en donnant l’année, le tome et la page. 4. Faust I, v. 1854-1859. Je cite la traduction française de Jean Lacoste et Jacques Le Rider : Goethe, Faust. Urfaust, Faust I, Faust II, Bartillat, 2009. 5. Cf. la seconde des deux lettres qui composent « La crise de l’esprit », in Paul Valéry, Œuvres, I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1000 : « Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une diminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décisions absolues du destin ? ». Quant à Faust, il déclare, dans l’intermède sur lequel s’interrompt Le Solitaire : « … j’ai plus que vécu, surmonté mainte crise, / Consumé tous les biens, tous les espoirs perdu » (« Mon Faust » (Ébauches), in Œuvres, II, op. cit., p. 398). 6. Cf. les extraits traduits par Jean-Marie Schaeffer sous le titre de « Littérature universelle » in Goethe, Écrits sur l’art, Flammarion, 1996, p. 298-300. Dans la perspective qui nous intéresse ici, on notera en particulier que la question de la Weltliteratur croise celles, cosmopolitiques, de la « paix universelle » et de « ce qui appartient à toute l’humanité », mais aussi et surtout qu’elle se présente en termes d’« échange » et de « marché » (je souligne) : « Il faut apprendre à connaître les particularités de chaque nation, afin de les lui laisser, ce qui justement permet qu’on entre en échange avec elle : car les particularités d’une nation sont comme sa langue et sa monnaie, elles facilitent les échanges, davantage même, elles seules les rendent possibles dans toute leur ampleur. […] Celui qui comprend et étudie la langue allemande s’installe sur un marché où toutes les nations font offre de leurs marchandises, il fait fonction d’interprète tout en s’enrichissant lui-même. […] la traduction est et restera une des activités les plus importantes et les plus dignes dans l’échange mondial universel. » 7. Le retour du désir d’envol, aux vers 1074 sq., n’est pas loin d’évoquer également une lecture que l’on pourrait appeler « flottante » (schwebend, à l’instar de l’écoute théorisée par Freud), lorsque Faust parle de « tout un monde silencieux » se déroulant sous ses pieds (die stille Welt zu meinen Füßen). 8. 1924, I, p. 258-259. On trouve la même formule en 1916 : « Il y a la démocratie, l’affaiblissement des têtes, des disciplines de tout ordre, de la politesse d’écouter et du pouvoir de suivre. Les journaux. La rapidité. […] Deviner au lieu de lire. Etc. Style télégraphique. » (II, p. 1169) 9. « Mon Faust » (Ébauches), in Œuvres, II, op. cit., p. 381. 10. Cf. Matthieu, 4, 8 : « Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne ; il lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire… » 11. Saisissant aparté que celui de Méphistophélès au vers 11558, où ce que Faust croit être le fossé (Graben) censé permettre de gagner des territoires sur la mer s’avère être en réalité sa fosse, sa tombe (Grab). 12. « Études pour “ Mon Faust ” », f° 37, cité par Julia Peslier dans sa remarquable faustologie comparée : « Faust à l’épreuve du médiéval. Mémoires du Faust-Phénix chez Pessoa et Valéry, Boulgakov et Mann », Littérature, no148, 2007, p. 91. 13. Sur le cosmopolitisme, le surplomb et la conquête mondialisante de l’espace, je me permets de renvoyer à Kant chez les extraterrestres. Philosofictions cosmopolitiques (Minuit, 2011). 14. 1930-1931, II, p. 1331-1332. – Dans sa thèse de doctorat en littérature comparée (La Pensée à l’œuvre. Chantiers de Faust, 2007, inédit), Julia Peslier cite le f° 165 des « Études pour “ Mon Faust ” »,

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qui fait aussi allusion à un « Tableau de la Société des Nations » où « Méphistophélès fait dire la vérité par tous ». 15. 1943-1944, I, p. 313. Ailleurs, Valéry note aussi : « Faust III. […] Je ferais un F[aust] en victime du Retour éternel ; châtié d’avoir voulu recommencer – (1). / Ma 1re idée – déjà vieille – Reprendre le thème Faust pour le placer dans le Monde actuel – (2). / Si on combine (1) et (2) on trouve qu’il faut mettre en évidence l’accélération, caractère fatal du moderne. » (1940, II, p. 1345) 16. « Mon Faust » (Ébauches), in Œuvres, II, op. cit., p. 312. – Cf. aussi la « Note sur “ Mon Faust ” », citée in Cahiers, I, p. 1459 : « “ Mon Faust ” est fort différent du Faust de Goethe. Il […] semble, autant qu’on puisse le savoir, qu’il lui a été infligé pour châtiment de revivre. Il connaît la vie par cœur, et il lui faut la subir. Il ressent des événements et de tout, les mêmes dégoûts qu’un homme trouve dans son métier au bout de vingt ans qu’il le pratique. L’imprévu lui-même fait partie de ce prévu écœurant. » – Sur le bouleversant ennui comme affect de l’équivalence générale, cf. Tubes. La philosophie dans le juke-box, Minuit, 2008, passim. 17. On peut lire en effet, dans un fragment posthume de 1880 : « Plus le sentiment de leur unité avec leurs semblables prend le dessus chez les hommes, plus ils s’uniformisent, plus ils vont ressentir rigoureusement toute différence comme immorale. Ainsi apparaît nécessairement le sable de l’humanité : tous très semblables, très petits, très ronds… Jusqu’à présent ce sont le christianisme et la démocratie qui ont conduit l’humanité le plus loin sur la voie de cette métamorphose en sable. » 18. « S’agit-il de rêves ? Ou de souvenirs ? Une fois déjà, tu fus ainsi comblé de bonheur… » (v. 7275-7276) 19. Veloziferisch, mot-valise contractant Lucifer et la vitesse au § 180 des Maximes et réflexions. 20. Cf. aussi telle entrée des Cahiers consacrée aux chefs-d’œuvre de lecture : « Chefs-d’œuvre / Ce n’est jamais son auteur qui fait un “ chef-d’œuvre ”. Le chef-d’œuvre est dû aux lecteurs, à la qualité du lecteur. Lecteur étroit, avec finesse, avec lenteur, avec le temps et la naïveté armée / Lui seul peut faire chef-d’œuvre, exiger la particularité, le soin, les effets inépuisables, la rigueur, l’élégance, la durée, la reprise. / mais ce lecteur, dont la formation et les fluctuations constitueraient le vrai sujet de l’histoire de la littérature, il se meurt… » (1916, II, p. 1167) 21. « Dessaisi », lui dit Faust, « parmi tous ces gens nouveaux qui pèchent sans le savoir » (Lust, I, 2, p. 303). Tant d’autres passages de Lust parlent du discrédit et de la paupérisation du Diable : « Écoute », lui lance Faust (ibid., p. 294-295), « je ne puis te cacher que tu ne tiens plus dans le monde la grande situation que tu occupais jadis. […] Oh ! je ne parle pas de ton chiffre d’affaires, ni même des bénéfices nets. Mais le crédit, la considération, les honneurs… » Ou encore (ibid., p. 302) : « tu n’inspires peut-être plus la même confiance. Il n’est pas écrit que l’on ne trouvera jamais quelqu’un de pire… […] Tout le système dont tu étais l’une des pièces essentielles n’est plus que ruine et dissolution. » Sans doute ce dépôt de bilan de la diabolicité tient-il à ce qui s’annonçait déjà chez Goethe comme le deuil de la bonne vieille mort : « La mort », dit Faust (ibid., p. 302), « n’est plus qu’une des propriétés statistiques de cette affreuse matière vivante. Elle y perd sa dignité et sa signification… classique ».

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INDEX oeuvrecitee Mon Faust Keywords : Weltliteratur Mots-clés : Weltliteratur Palabras claves : Weltliteratur

AUTEURS

PETER SZENDY Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense

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Faust Fragments. Penser les théâtres de Pessoa avec le comparatisme

Julia Peslier

Pessoa face à la tentation comparatiste

1 Auteur de l’inachevé Fausto, tragedia subjectiva, Pessoa nomme un héros comme réincarné du Faust I et II de Goethe dans la langue portugaise. Il le voue à un genre nouveau : celui de la « tragédie subjective », qui n’est ni tout à fait un monologue de théâtre, ni un théâtre statique tel Le Marin. Comme un crâne de pensées sur le point de se faire et de se défaire en Faust, où les voix de Christ, de Bouddha, de Shakespeare et de Goethe viennent côtoyer celle du Mystère du monde, de Maria, de Lucifer, du Vieux et encore des Disciples, la fragmentaire tragédie du sujet accroît singulièrement la teneur de solitude : celle du héros, celle du lecteur et du spectateur, celle encore que la critique prête au poète portugais en personne. Or Pessoa, pour nous autres, c’est aussi l’orchestration hétéronymique, sonore dans le monde de la critique et révélée comme géniale. Se rêvant littérature à soi seul, dans un texte fameux, un Projet de préface à un livre futur1, Pessoa, face à la pénurie de littérature portugaise qu’il diagnostique, est-il à prendre au sérieux ? Inventant un remède fondé sur la pluralité auctoriale, il partage l’œuvre en œuvres, selon un mouvement de genèse singulier conté dans ses lettres à Côrtes Rodrigues et à Adolfo Casais Monteiro2, si fréquemment citées. En ces terres, chaque œuvre prend le nom d’un poète, dans l’épreuve de leur simultanéité stimulante : Pessoa l’orthonyme, lui-même, paraît sur la scène poétique en réaction au Maître Caiero, qui a également motivé la puissance du verbe de Campos, quand Reis s’illustrera plus tard. L’hétéronymie est aujourd’hui un phénomène bien connu, digne d’un manuel scolaire. Fausto, pourtant, résiste encore, tel un contrepoint qui mettrait en crise le discours sur l’hétéronymie du côté de la critique.

2 C’est là que commence notre réflexion sur les théâtres de Pessoa3 et leur face à face avec le comparatisme, là également que son Fausto trouve son actualité. Œuvre inachevée, exigeante et magnifique, elle est un défi pour l’éditeur, le metteur en scène et le philologue qui souhaitent en donner une actualisation. Lire, monter et jouer

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Fausto, c’est également situer cet ensemble de fragments dramatiques dans l’œuvre plus vaste de Pessoa, ainsi que dans la bibliothèque faustienne et son héritage. C’est à coup sûr prendre des décisions herméneutiques dans la réception pessoenne, faire de la théorie littéraire, se soucier de philologie et de dramaturgie tout ensemble. Comment appréhender l’œuvre de Pessoa, si frappée du sceau de l’hétéronymie ? Y a t-il là autant d’îlots à considérer sur le mode « À chaque poète son œuvre et son commentaire inhérent »4 ? Ou bien s’agit-il de le lire dans sa totalité, comme la geste de quelque auteur-secrétaire, poète inventeur de poètes ? Le panorama qui se dessine est celui d’une critique kaléidoscopique, qui multiplie les visions de l’œuvre (où la pulsion scopique est fragmentée et rassemblée en un même entrelacs, pour former un seul bel objet critique, dit « pessoen ») et qui dans le même temps s’enclôt comme une critique monographique des œuvres hétéronymiques (qui, de Caeiro, de Soares, de Reis, de Campos ou de Pessoa orthonyme, parmi d’autres possibles5, déploie des esthétiques, des styles, des poèmes de facture et d’influences diverses). Avec parfois des propositions plus retorses au plan biographique et auctorial – le rêve de faire de Pessoa et de ses autres une invention de Borges6, celui de faire de Tabucchi, son commentateur zélé, un énième hétéronyme7, celui, aussi, de l’écrivain Saramago, d’écrire la biographie de l’hétéronyme Ricardo Reis (O Ano da morte de Ricardo Reis, 1984), celui peut-être de Patrick Quillier, de faire tendre le traducteur vers un autre hétéronyme, celui encore, énoncé par Michel Deguy, d’être soi-même, lecteur, à la fois un hétéronyme possible de Pessoa et l’auteur d’un de ses poèmes8.

3 Les critiques inventent un comparatisme interne à l’œuvre en quelque sorte, d’où la littérature mondiale disparaît comme sous le débord et la densité hétéronymiques, quand la littérature comparée qui goûte le loisir de rapprocher Pessoa des autres monuments de la modernité9 pourrait ramasser l’hétéronymie à une invention d’auteur, si géniale soit-elle, mais qui serait toujours à lire comme œuvre de Pessoa et donc ne créditerait pas sérieusement un comparatisme entre Caeiro et Virgile, Walt Whitman ou Cesário Verde comme auteurs d’égale facture et en ce sens affaiblirait la puissance du crédit accordé à l’invention pessoenne10. Œuvre de portée plus confidentielle, plus rare dans le commentaire comme sur la scène, Fausto offre un laboratoire passionnant pour mener cet état des lieux de la critique pessoenne et de sa tentation comparatiste. Trois mouvements nous permettront d’initier cette réflexion sur les fragments dramatiques faustiens. Le premier sera une brève synthèse des inventions de la critique pour nommer la dramaturgie poétique pessoenne, ce vaste théâtre en œuvres, et la tentation de lire l’hétéronymie en Fausto. Le deuxième montrera comment, à travers le travail original de Teresa Rita Lopes, grande spécialiste de l’œuvre et elle-même dramaturge, s’est configuré un univers éditorial très singulier autour des textes inédits de Pessoa. Le troisième se focalisera sur le Fausto, pour en présenter des montages de Teresa Sobral Cunha et de Patrick Quillier, aussi originaux qu’incompréhensibles peut-être si l’on ne tenait pas compte de la spécificité de cette œuvre et de sa réception.

Du Théâtre Pessoa à Faust (tragédie subjective) : le report hétéronymique

4 Il s’agit d’esquisser les termes, les arborescences et les rameaux d’une généalogie critique sur la figure de Pessoa, oscillant entre unité et pluralité auctoriales, afin de

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mettre au jour un report hétéronymique sur le héros faustien, un réinvestissement voire une projection du quatuor Reis, Caiero, Campos et Pessoa dans la figure solitaire du penseur Faust. La réception française est initiée par Armand Guibert, qui intitule sa préface au Gardeur de troupeaux (Gallimard, « nrf Poésie », 1987) « Visages avec masques », réactivant l’étymon latin, persona, « masque » de théâtre, qui produisit le nom commun pessoa portugais (« personne » au sens de quelqu’un). Teresa Rita Lopes aura une influence majeure par son travail, sur laquelle nous reviendrons, jouant notamment sur la dramaticité de l’hétéronymie comme mode d’entrée et de pratique théâtrale dans l’œuvre – elle crée des dialogues sur le mode ludique pour construire une herméneutique. Dans sa lignée, José Augusto Seabra forge le néologisme et concept du poemodrama qui produit le poetodrama pour définir l’hétéronymie11 (il s’agit d’un essai tiré de sa thèse dirigée par Roland Barthes et soutenue en 1971) ; ailleurs il évoquera l’« hétérotexte pessoen » (O Heterotexto pessoano, Dinalivro, 1985). António Tabucchi, dans le domaine italien, mais immédiatement actif sur les réceptions portugaises et françaises notamment, relaie des mythographies pessoennes : Un baule pieno di gente. Scritti su Fernando Pessoa, Sogni di sogni, I Dialoghi mancati – Il Signor Pirandello è desiderato al telefono. Il fictionne des fragments de vie pessoens, il opère l’exercice critique en prenant littéralement acte des dispositifs par lesquels Pessoa fait entrer en fiction ses poètes et ses hétéronymes ; en un sens Antonio Tabucchi cartographie l’œuvre en se fondant sur sa double activité de critique et d’écrivain.

5 De son côté, biographe de Pessoa et commentateur de longue date, Robert Bréchon se concentre sur le poète comme sujet humain et manie le paradoxe pour compenser l’involution fictive des textes pessoens : ses biographies reflètent ce mouvement, prenant pour titres : Étrange étranger : une biographie de Pessoa (Bourgois, 1996) ; L’Innombrable. Un tombeau pour Fernando Pessoa (Bourgois, 2001), Pessoa le poète intranquille (Aden, 2002), Fernando Pessoa, le voyageur immobile (Aden, 2002). Il intitule l’anthologie de poèmes par Pessoa par la citation Je ne suis personne activant le jeu de mot bilingue entre pessoa, une personne, et le terme français personne (qui vaut, sur le mode ulysséen, l’outis grec ou le nemo latin) ; il hétéronymise Pessoa et Kafka par le poème « Franz Pessoa et Fernando Kafka » (L’Innombrable) et, enfin, construit l’expression du « Pessoa réel » quand il déploie en même temps une lecture très rimbaldienne, proche du Je est un autre, de l’œuvre. Par sa thèse de doctorat en philosophie soutenue en 1997 sous la direction de Philippe Lacoue Labarthe, relayée dans son séminaire au Collège de philosophie, Judith Balso défend la thèse d’un Pessoa le Passeur métaphysique, posant la question de la philosophie et de la poésie, montrant que sa poésie est « pensée de la poésie comme pensée » et que chaque hétéronyme se définit esthétiquement, ontologiquement, par rapport au Maître Caiero. Il y aura bien d’autres approches encore à rappeler, notamment celle passionnante de Leila Perrone- Moisés (Fernando Pessoa Aquém do Eu, Além do Outro, Marins Fontes, 1982) ou de José Gil (Pessoa ou a Metafísica das Sensações, 1987).

6 De cette synthèse, un principe ressort, c’est la puissance du dispositif hétéronymique sur le commentaire. Or cette dynamique va nous seulement investir l’espace de la publication des œuvres, et notamment des fragments dramatiques, mais elle infléchira également la lecture et les montages des fragments faustiens. Longtemps de nature hétéronymique, l’entrée dans l’œuvre de Pessoa trouve un étonnement, un émerveillement aussi, à découvrir dans le Fausto le resserrement à un sujet, qui se définit en des qualificatifs proches du Desdichado de Nerval – « Eu sou o Aparte, o

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Excluído, o Negro ! [Je suis le Solitaire, l’exclu, le Ténébreux !] »12, assumant la marge de la pensée, son mouvement aussi lancinant que celui des marées anxieuses de la pensée (à l’ouverture du Fausto), sa brisure perpétuelle sur les rivages qu’elle aborde. Au passage, la critique découvre le péril de pluralisation à l’extrême de l’auteur, voire de pulvérisation de ses écrits en une infinité d’éditions de florilèges, de fragments, de collections. Il y a alors la tentation de lire en Fausto un autre de ces théâtres de Pessoa dont l’inachèvement intrinsèque, le chaos manuscrit et la désorganisation dramatique apparente portent la marque de la pensée plurielle, composite, fragmentée – en somme hétéronymique, dans le même temps que le héros faustien, dans ses magnifiques apories et métaphores de la pensée en acte, sera identifié à Pessoa en personne, voire, ultime boutade, à personne.

7 Eduardo Lourenço décrit cet « échec apparent, ou même objectif » comme « une ruine à nu, sans envers », « son Waterloo », créant le mot composé « Pessoa-Faust » et allant jusqu’à considérer que la tragédie subjective aura « fait de Fernando Pessoa le Faust de lui-même »13. Judith Balso lit en Fausto, (tragedia subjectiva) le revers de l’hétéronymie poétique, la poursuite aporétique de sa passion pour la métaphysique (d’où son inachèvement constitutif), quand l’hétéronymie en signifierait une résolution positive, poétique14. Patrick Quillier (responsable du volume en Pléiade des Œuvres poétiques de Pessoa), avance le terme extrêmement productif d’acroamatique dans le colloque de Cerisy : Fernando Pessoa : unité, diversité, obliquité, pour penser la pluralité vocale du texte, son hétérogénéité intrinsèque de pensées. Acroamatique, « cette tentative d’ audiocritique doit bel et bien pouvoir être nommée méthode acroamatique dans la mesure où elle privilégie l’oreille comme instance centrale de l’expérience littéraire, chez l’écrivain comme chez son lecteur »15, vient également de la grande pratique de la traduction, dont Patrick Quillier connaît les théories et la pratique. Manuel Gusmão défend en Fausto un poème impossible16, dont il étudie les antagonismes, les dualismes, les apories. L’inachèvement de la pièce est reconnu comme essentiel, le mode aporétique du questionnement faustien tenant lieu d’impossibilité à conclure, de cycle indécidable de la pensée. Pascal Dethurens analyse le rapport du sujet de l’énonciation faustienne comme centrifuge et mise en spectacle de soi-même, là où Pessoa n’est plus paraît alors Faust, Pessoa (n’) étant personne : Il y a, à l’origine de la création pessoenne, et surtout dans son Faust, la béance du moi […]. Celui qui écrit et celui qui pense, chez Pessoa, n’est personne. […] Il demeure néanmoins ceci de plus important dans l’invention théâtrale pessoenne, qu’il y a mise en spectacle de soi-même, c’est-à-dire mise en théâtre de l’homme. […] Tout y est, tout le sens de la « tragédie subjective », se concentre en cette superbe strophe, qui apparaît comme la déclinaison du nom propre de l’écrivain : Pessoa, c’est personne17.

8 C’est ainsi que la question centrale, esthétique, de l’unité et de la pluralité du poète s’est localisée dans la lecture du Faust.

Un art du montage pour du théâtre en fragments

9 Le mouvement de fragmentation et de montage est plus général, il vaut pour l’ensemble de l’œuvre. À ceci s’ajoute l’orphelinage des œuvres inachevées : faisant face au défaut de l’auteur, à la lisibilité délicate des manuscrits, la philologie et le travail éditorial viennent en compensation. Et à force d’asserter la synonymie bilingue entre Pessoa et personne, on a fini par réduire l’écrivain, comme entité auctoriale, à néant ; on

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a même pu alors commencer à s’en passer, s’autorisant de son injonction même, pour pouvoir le publier sans lui, afin de lui redonner, en un retour paradoxal, une œuvre, qui n’est plus tout à fait la sienne, sans être totalement d’un autre. Le geste inaugural est donné par Teresa Rita Lopes, qui soutient sa thèse « Fernando Pessoa et le drame symboliste » en 1975, sous la direction de René Étiemble, à la Sorbonne. Elle redouble ce geste herméneutique par la proposition étonnante du Théâtre de l’Être génériquement défini comme des « textes rassemblés, traduits et mis en situation ». On y trouve des citations des divers hétéronymes pessoens, de Faust, de Soares, ainsi que tout un appareil de didascalies, qui peut à l’occasion disposer une scène d’écriture (Pessoa) ou ménager des rencontres et des dialogues improbables entre les hétéronymes et les œuvres. Improbable, bien sûr, si l’on se fie au dispositif de lecture configuré par Pessoa – Faust n’y dialogue pas avec Caeiro par exemple, ils appartiennent à des univers de fictions, à des diégèses poétiques distinctes. Si Pessoa, par la Discussion en famille et les Notes en souvenir de mon Maître18, rendait pensable la rencontre entre les hétéronymes Caiero, Campos, Reis et Pessoa notamment, rien n’indiquait que celle entre Faust et Caiero ou Campos et Reis puisse avoir lieu, y compris poétiquement. Cela revient d’ailleurs à faire du Faust un auteur à part entière, au même titre que les autres, ou, au rebours, à considérer les poètes hétéronymes comme fictions de bibliothèque au même titre que Faust – c’est-à-dire sans leur accorder le supplément d’autorité qui les fait poètes.

10 Dans son mémoire de thèse, elle note ainsi à propos du théâtre inédit qui recouvre une dizaine de pièces dramatiques : Tels qu’ils étaient réunis, ces textes paraissaient des pièces à peine ébauchées : rien ne les reliait, ils semblaient les pièces éparses d’un puzzle incomplet. On pourrait même douter que ce puzzle ait jamais constitué une unité que ce soit au niveau des réalisations de Pessoa ou même à celui de ses projets. Dans l’absence d’une véritable histoire, d’un motif, ce puzzle est bien plus difficile à assembler. C’était en quelque sorte un tableau abstrait que l’on devait reconstituer. Car ce qui intéressait Pessoa n’était pas l’affabulation. Une grande partie de ses pièces a été conçue comme les hétéronymes : il s’agissait d’un « monologue prolongé », jamais clos, poursuivi parfois à deux ou trois voix. Une fois créés, les personnages se manifestaient de façon intermittente. Comme Faust, ils ont tous écrits à leur façon le journal intime que Pessoa n’a jamais tenu19.

11 Puzzle, labyrinthe, valse, jeu de patience, voilà autant de termes étonnants qu’on pourra lire dans les appareils critiques de ces théâtres inédits pour qualifier le geste d’édition, le parcours de lecture ou la forme de l’œuvre. Ils sont les signes manifestes que la philologie invente de nouvelles pratiques pour publier les œuvres inachevées de Pessoa, prenant appui sur des spectacles, des créations artistiques, des soirées-lectures pour trouver des formes adéquates ou, du moins, poétiques et dramatiques20 qui leur donne une intensité chaque fois actualisée.

12 Figure de proue des études pessoennes, Teresa Rita Lopes ouvre ainsi une voie possible pour de nouvelles éditions, qui ne séparent pas l’activité théâtrale, sa pensée propre de jeux avec les masques, ses dispositifs scéniques, ses trouvailles en matière de dramatis personae et l’édition scientifique, a priori philologique puisqu’elle concerne un travail sur manuscrits et tapuscrits, ainsi que ses modalités de présentation et de destination aux lecteurs, voire ses prédilections théoriques (conception aristotélicienne du drame, modernité poétique et fragmentation, intertextualité, etc.). Elle posera un nouveau jalon avec une autre édition bilingue, chez Corti, dans la collection Ibérique : Le Privilège

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des chemins, montage de fragments, tirés de quatre pièces dramatiques (Dialogue dans le jardin du Palais, Mort du Prince, Salomé et Calvaire ou Christ).

Faust-fragments

13 Du paysage éditorial du Faust, on présentera trois éditions issues des réceptions portugaise et française. La première édition intégrale du dossier conservé à la Bibliothèque Nationale du Portugal est celle de Teresa Sobral Cunha (Presença, 1988 ; Bourgois, 1990), dont tous s’accordent à souligner la grande rigueur, la pertinence et l’intelligence du texte dramatique. Elle se place dans une paradoxale reconstitution de ce que la tragédie aurait pu être et reprend l’architecture en cinq actes d’une tragédie classique, avec prologue et épilogue, s’achevant – au delà de l’inachèvement même du corpus – par la mort du personnage éponyme. Sans être véritablement génétique, elle joint dans l’édition portugaise les plans d’œuvres, des notes préparatoires, quelques fac-similés précieux pour se faire une idée du texte. Elle fait signe vers du théâtre à lire plutôt – ou autant – qu’à jouer. Elle figure son geste comme tissage de Pénélope, une œuvre de couture face à des fragments désassemblés. C’est cette édition qui sert ici de texte-témoin, comme dans une pratique expérimentale.

14 Or un autre Fausto, leitura em 20 quadros de Pessoa, également agencé par Teresa Sobral Cunha, apparaît en 1994 au Portugal, chez l’éditeur indépendant de poésie, d’essais et de littérature Relógio d’Água, avec un sous-titre programmatique et une préface essentielle pour saisir la nature du montage dramatique. C’est un composite des pièces faustiennes pessoennes – le conte en prose A Hora do Diabo est fondu dans la tragédie en vers Fausto – ainsi que des didascalies de Teresa Rita Lopes qui font appel à l’imaginaire faustien (le Faust, eine deutsche Volkssage de Murnau notamment en un geste de comparatisme externe) et où les actes et scènes annoncés par Pessoa disparaissent au F0 profit de Tableaux. Il s’agit de l’argument d’un film-vidéo, A Luz Incerta 5B La Lumière F0 incertaine5D , réalisé par Margarida Gil en 1994. Elle part de la circulation possible entre les deux œuvres qui ont en commun la figure féminine, Maria, et l’apparition fugitive, à un bal, de deux hommes costumés en Faust et en Diable (opérant un comparatisme interne à l’œuvre pessoenne). De là, elle fonde une circularité et une généalogie entre les deux œuvres, selon un principe ordonnateur de réécriture et un jeu de puzzle où l’acteur jouant Faust tiendrait en puissance tous les rôles masculins. Pourtant, d’après le Dramatis Personae, l’acteur incarnant Faust et le Diable tient beaucoup de Pessoa et l’actrice jouant Maria prend les traits d’Ophélia Queiroz, l’éternelle fiancée du poète portugais : le geste d’ouverture de Teresa Sobral Cunha sur la bibliothèque faustienne est alors strictement replié sur l’iconographie pessoenne. Elle fait du poète Pessoa, le père, le fils (porté par Maria et qui deviendra à son tour poète génial), l’amant, le diable, le personnage, l’acteur l’incarnant et l’auteur, en une complexe superposition.

15 Chandeigne publie un autre état du Faust pessoen, œuvré et traduit par Patrick Quillier en vue d’une création, à Vienne, en 1994, pour la troupe, Le Théâtre du Paradoxe, qu’il dirigeait. Partant d’une « une analogie certaine »21, entre Faust et le dispositif hétéronymique et sensible à l’argument de Lourenço (« faire de Pessoa le Faust de lui- même »), Patrick Quillier s’autorise de la première édition de Teresa Sobral Cunha pour présenter ce nouveau travail dramaturgique des fragments faustiens. Son hypothèse est qu’il est difficile d’attribuer à une seule voix le dialogue de Faust, fait de voix plurielles et de fragments disparates, d’où cette démultiplication de Faust en rôles distincts. Plus

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original est le mouvement comparatiste qu’il met à l’œuvre en appliquant du Bachelard et son analyse de la « vieille partition en Animus et Anima » au personnage de Faust, qu’il reconfigure en quatre entités à l’instar de l’hétéronymie restreinte des quatre poètes Reis, Campos, Caiero et Pessoa : Il nous a semblé légitime d’incarner les quatre pôles à l’œuvre dans la subjectivité faustienne en quatre « dramatis personae » : Faust « Animus », en quelque sorte Faust orthonyme ; Faust-Anima, l’« âme » extériorisée qui fait de la femme intérieure une utopie ou un phantasme ; Faust-Lucifer, tout rayonnant comme un ectoplasme de lumière noire ; et Faust-Vénus, qui est un double luciférien de l’Anima, une Anima perverse, une « âme damnée », et même « condamnée »22.

16 Le travail sur le dramatis personae est fondé sur le quatuor d’acteurs : le quatuor hétéronymique (masculin) et le quatuor faustien (pour moitié féminin), auxquels viennent s’ajouter les autres voix, les personnages et le chœur. L’architecture se fonde sur quatre parties, découpées respectivement en six, vingt-deux, onze et treize séquences, un épilogue. La pièce débute par la Taverne, avec la question redoublée de la nomination et de l’identification du héros : « — Docteur Faust ? / (FAUST) : Oui. / — Le Docteur Faust / (FAUST) : Oui, le Docteur Faust ; qu’y a-t-il d’étonnant à l’être ? »23. La Séquence 6, Partie 1, est explicative de l’hétéronymie : phénomène extrinsèque à Fausto, mais que Patrick Quillier remet ici en situation d’ouverture, scindant les fragments liés à la Taverne, puisque la chanson du Bon Buveur, écho goethéen de la Chanson de la Puce et des Chansons à boire (In Taberna dans les Carmina Burana) inaugurera la Partie 2.

17 Véritable montage entre l’hétéronymie et la tragédie subjective, théâtre dans lequel Pessoa (l’acteur) évolue à son tour, parlant d’égal à égal avec ses créatures, la pièce conçue par Patrick Quillier va jusqu’à en orchestrer le dialogue impossible, le redoublement par répons et écho autour de questionnements pessoens – par exemple celui sur l’être, dont Hamlet n’est jamais bien loin dans le Fausto. C’est là un détail intéressant de comparatisme interne à l’œuvre dans la dramaturgie : il met en scène comme un bégaiement hétéronymique, une variation sur le verbe être (recommencé ensuite sur celui d’Existence) afin d’introduire ce mystérieux personnage tiré du dramatis personae faustien : PESSOA : Être… CAMPOS : Êêêêtre… ÊTRE : Je suis ainsi l’intime essence Du soupir et du lamento De cette profonde pensée Qui porte le nom d’« Existence »24.

18 On assiste là à la mise en théâtre de ce comparatisme interne, propre à l’œuvre pessoenne, où l’hétéronymie est partout mise sur écoute et où Campos incarne les avant-gardes modernistes, l’ironie, la vocifération, la verve de l’onomatopée. Et voici un exemple d’usage dramatique qui relèverait d’un comparatisme externe : Patrick Quillier fait dire par Goethe et Pessoa (en chorus) une même réplique – « Et le monde stupéfait sent / comme est beau ce que je lui ai donné. »25

19 D’autres déplacements conséquents ont lieu quand on se soucie d’herméneutique faustienne : Lucifer est en Faust, il est un Faust-Lucifer et non une entité séparée – c’est là une vieille question du duel Faust/Méphisto, qu’on ne résout pas si facilement en plaçant le diable à l’intérieur de l’homme comme un double, la complexité en étant tout autre (une complicité de langage, une maïeutique par le questionnement critique du

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diable). Pessoa apparaît comme l’auteur de Faust (Séquence 11, Partie 3) : il en dit l’une des didascalies, quand Faust s’évanouit et tombe à même le sol dans un clair de lune spectral. À la fin, Pessoa devient Faust, il advient en sa parole au moment précis où il dira le texte de Faust, texte fameux parce que celui où le héros énonce son projet d’œuvre – qui est un projet d’écriture. La question qu’il porte – « Écrire mais qu’écrirais-je ? »26 est bien celle de Faust au-delà même de l’œuvre pessoenne. C’est celle d’un Faust Phoenix qui revient sur la scène littéraire après Goethe, renaît de ses cendres et renoue avec la mélancolie et la vacuité du savoir, prononçant la difficulté à produire de l’inédit dans la pensée. Elle est pourtant complétée par la manière de réponse suivante : « I know not what tomorrow will bring. »27, qui sont les dernières paroles attribuées à Pessoa, en un retour sempiternel à l’autobiographie. Le tout est suivi de la didascalie : « Mort, enterrement et résurrection de Pessoa »28. Symboliquement, Patrick Quillier fait de Pessoa – et non de Faust – son Phoenix. L’acteur jouant Pessoa rejoue, en deux vers, et le drame de Faust et le dernier éclair de conscience de l’écrivain, pour à son tour, comme acteur, mourir, être enterré et entrer en résurrection – sur scène.

20 Il y a loin, de la dramaturgie d’un Fausto comme chambre parcellaire des échos hétéronymiques à la confidence intime de la tragédie du sujet Pessoa, de la radicalité d’une lecture faustienne, qui lirait la pièce comme un îlot, un texte inouï, défait et non- hétéronymique, astre chu et constellation de pensée brisées, à un comparatisme des Faust de la bibliothèque mondiale qui en manifesterait l’extrême originalité, dans son œuvre de fragmentation de la figure et de l’érudition goethéenne. Le texte porte pourtant toutes ces acceptions. Il serait aussi difficile d’en finir avec un tel héros chez Pessoa : s’il y avait place, dans ses plans où il projetait trois Faust, pour le Faust-Phoenix face au Faust-legend (goethéen) et quand certains commentateurs y ajoutent le Pessoa- Faust, il y aura désormais également à compter avec le Faust-fragment, expression à la manière des magnifiques Kafka Fragmente de György Kurtag qui formule cette consistance et cette résistance à l’unicité d’une figure. Tel est le propre de Faust, dans la continuation de Goethe, figure dont la facture est d’être elle-même un livre, un condensé et un devenir fragment de la bibliothèque au sens défini par Barthes dans La Préparation du roman. En Pessoa, il est éclats de pensée, esquilles de savoir, travail de la pensée à l’œuvre, indéfiniment. Figure de la réincarnation littéraire depuis Goethe, ce qu’avait pointé Valéry dans sa « Préface au lecteur de bonne foi et de mauvaise volonté » (« Mon Faust »), Faust devient ainsi ces poèmes dramatiques qui résistent à une lecture qui ne serait pas, au commencement, acte, décision philologique, mise en action de l’herméneutique. Chez Pessoa, c’est jusque dans la philologie, qui en agence les fragments définitifs, qu’il en vient à trouver son actualité, sa manière d’être, sur le théâtre de la pensée. Il est ainsi, toujours mouvant et présent, « notre Faust ».

NOTES

1. Fernando Pessoa, « Projet de préface à un livre futur », in Le Chemin du serpent, Christian Bourgois Éditeur, « Titres », 1991, p. 239.

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2. Lettres à Adolfo Casais Monteiro, ibid., p. 191-220. 3. Ces théâtres seront d’abord entendus au sens large comme théâtre hétéronymique propre à sa poésie, ce qu’il a appelé le Drame en personnes (Drama em gente), puis ils seront considérés au sens restreint des fragments dramatiques, ces pièces inachevées conservées à la Bibliothèque Nationale du Portugal. 4. Je me réfère ici à un entretien de Borges, qui définit les écrivains anglophones comme insulaires, tels des îles dont l’œuvre s’originerait dans la singularité, par opposition aux écrivains français, du moins certains d’eux, qui créeraient de l’impulsion d’un mouvement (esthétique, artistique, littéraire). 5. Ils seraient quelques soixante-dix et poussières, d’importances diverses. Voir le passionnant projet en ligne Pessoa. O Labirinto. Portail MultiPessoa : http://multipessoa.net. 6. Ce rêve est assez récurrent, on le retrouve, par exemple récemment, sous la plume de Jérôme de Gramont, « Sur Fernando Pessoa, “De combien de vies sommes-nous capables ?” », S.E.R./ Études, 2011/4, tome 414, p. 512. 7. Emmanuel Bouju, « Portrait d’Antonio Tabucchi en hétéronyme posthume de Fernando Pessoa : fiction, rêve fantasmagorie », Revue de Littérature Comparée, 2003/2, no306. 8. Michel Deguy, « Projet perpétuel », Rue Descartes, 3004/3, n o 45-46, p. 58-74 : « Nous nous y retrouvons. “Je” pourrais être un de ses poèmes/poètes ; ou lui un des miens. Comme s’il m’avait prévenu, lu et pastiché à l’avance. Je suis lu dans ses livres. Je suis un de ses hétéronymes. Nous sommes tous des hétéros dans la mesure où à la fois, nous n’existons pas assez et existons possiblement, multiplement, virtuellement. “Je” lui attribue parfois un poème. » 9. Des lectures comparatistes ont ainsi pu être envisagées avec Kafka, Musil, Canetti, Valéry, Cendrars, Joyce, Apollinaire, Michaux – pour ne citer que quelques noms avec lesquels on l’a rapproché. 10. Geste comparatiste qu’il cherche lui-même à créditer : voir, par exemple, le texte « Com quem se pode comparar Caeiro ? Com pouquíssimos poetas. » [« À qui peut-on comparer Caiero ? À très peu de poètes. »] (Je traduis), in Fernando Pessoa, Páginas Íntimas e de Auto-Interpretação, textos estabelecidos e prefaciados por Georg Rudolf Lind e Jacinto do Prado Coelho, Lisboa, Ática, 1996, p. 343. 11. José Augusto Seabra, Fernando Pessoa ou le poétodrame, Corti, « Ibériques », 1988, p. 17 : « Nous sommes là, simultanément, devant un drame en poèmes – ce que nous appellerons le poémodrame – et devant un drame en poètes un poétodrame. Mais ce qu’il faut essentiellement remarquer, c’est le fait que le poétodrame n’est que l’éclatement dans une pluralité de sujets poétiques du drame en poésie, c’est-à-dire, de la structure dramatique de l’œuvre des hétéronymes (le poémodrame). » [José Augusto Seabra, Fernando Pessoa ou o poetodrama, São Paulo, Perspectiva, 1974] 12. Fernando Pessoa, Fausto, tragedia subjectiva (Fragmentos), Edição de Teresa Sobral Cunha, Lisboa, Editorial Presença, 1988, p. 16 ; Faust, tragédie subjective, traduit par Pierre Léglise-Costa et André Velter, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1990. Soulignons ici l’emploi du verbe ser, de l’Essence, par rapport à estar qui aurait signifié un état transitoire : Faust est le solitaire, par essence. 13. Eduardo Lourenço, « Pessoa ou le Vertige ontologique », in ibid., respectivement p. 7, 8, 21, 23. 14. Judith Balso, Pessoa ou le passeur métaphysique, Seuil, « L’Ordre Philosophique », 2006, p. 221. 15. Patrick Quillier, « La Dramaturgie paradoxale de Faust : “ tragédie du sujet ” et tragédie de l’oreille », in Fernando Pessoa : Unité, diversité, obliquité, Christian Bourgois Éditeur, p. 434, ainsi que « Hétéronymie, traduction et acroamatique », in ibid., p. 391-406. 16. Manuel Gusmão, O Poema impossível : o Fausto de Pessoa, Caminho, 1986. 17. Pascal Dethurens, « Le Faust de Pessoa : poétique et dramaturgie », in ibid., p. 314-315.

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18. Fernando Pessoa, ibid., p. 241-278, pour les deux textes ainsi que Notes en souvenirs de mon Maître Caiero, présentés par Teresa Rita Lopes, traduits par Dominique Lecomte, Fischbacher, « Minuit rouge », 1996. 19. Teresa Rita Lopes, Pessoa et le drame symboliste, Fondation Calouste Gulbenkian/Centre Culturel Portugais, 1985, p. 121-122. 20. Pour les différents gestes et les figures de philologues propres à l’édition pessoenne, je me permets de renvoyer à mon travail « Déraison et invention de la philologie : ou comment donner à lire Pessoa aujourd’hui », LHT, no5, publié le 24 novembre 2008 [En ligne], URL : http://www.fabula.org/lht/5/64-peslier. 21. Patrick Quillier, « Le Faust de Pessoa », in Faust, La Mort du Prince, traduits et présentés par Patrick Quillier, Éditions Chandeigne, 1994, p. 8. 22. Ibid., p. 9-10. 23. Ibid., p. 13. 24. Ibid., p. 44. 25. Ibid., p. 35. 26. Ibid., p. 128. 27. Ibid. 28. Ibid.

INDEX

Palavras-chave : literatura comparada, heteronomia, fragmento Palabras claves : literatura comparada, heteronomia, fragmento oeuvrecitee Faust Keywords : comparatism, heteronym, fragment, work in progress Mots-clés : comparatisme, hétéronymie, fragment, work in progress

AUTEURS

JULIA PESLIER Université de Franche-Comté. Centre Jacques Petit (ELLIADD) Maître de conférences en littérature comparée

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Leurs Faust et notre temps : actualité et inactualité faustiennes

Entrée 2. Opéras et performances musicales à l’écran

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Entretien avec Bachar Khalifé Propos recueillis par Julia Peslier

Bachar Khalifé et Julia Peslier

Sur l’invitation de la Cinémathèque Française et dans le cadre de la rétrospective passionnante consacrée en 2006 au cinéma expressionniste allemand, les deux talentueux musiciens et compositeurs Bachar Khalifé (pianiste et percussionniste, nouvel album Oil Sick chez InFiné) et Rami Khalifé (pianiste, membre du trio Aufgang) ont créé une performance musicale pour le Faust de Murnau. Comment articuler leur travail de composition, d’une grande inventivité, entre formation classique, improvisation étonnante et originalité des propositions, à ce chef d’œuvre du cinéma muet, monument d’encyclopédie faustienne et fantasmagorie de l’ombre et de la lumière, où un vieillard se remet aux puissances du diable pour trouver du nouveau, renouer avec le monde qu’il a délaissé dans la bibliothèque et la médecine et réapprendre ce qui le fait homme aux côtés des autres, Esprit, peuples, puissants et belles à aimer ? Comment transformer F0 F0 en musique cet « opéra visuel » 5B Éric Rohmer 5D et en restituer par là la beauté picturale et mouvante ? Comment rendre sensible et intelligible sa composition extrême, afin de donner à voir et à entendre un Faust de notre temps, adressé à des spectateurs du XXIe siècle ? Telles seront quelques-unes des questions ici abordées.

Julia PESLIER – D’où vient le projet du ciné-concert autour du Faust de Murnau et quel était votre regard sur ce genre de spectacle ? Comment l’avez-vous abordé au fil des performances, depuis la première invitation de la Cinémathèque Française en 2006 à composer la musique autour du Faust de Murnau, à votre création récente sur Gribiche de Feyder ? Bachar KHALIFE – Je n’avais pas une grande expérience de ce genre de spectacles. Je n’en avais jamais fait et j’avais juste assisté à un ciné-concert – je crois que c’était Le Cabinet du docteur Caligari. C’était un ami pianiste qui accompagnait un film muet. C’était quelque chose de très exotique mais en même temps, je n’imaginais pas que le ciné-concert soit le monde qu’on a découvert par la suite, c’est-à-dire un vrai monde parallèle entre le monde du cinéma et le monde de la musique. C’était un monde à part. Quand on a abordé le travail sur Faust, nous étions complètement vierges de toute expérience similaire. Je pense qu’évidemment, avec du recul, c’était une très bonne chose cette « virginité ». Du coup ce travail a été spontané, organique, je dirai. On est entré dans la psychologie du personnage, des scènes, du film, au fur et à mesure qu’on passait du temps dessus et qu’on le revoyait. C’était un travail assez

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naturel et paradoxalement, cela nous a pris beaucoup moins de temps sur Faust que sur Feyder. On avait pris la mesure de ce monde-là, on a commencé à se poser beaucoup de questions. Gribiche c’était beaucoup plus compliqué, mis à part le fait que ce sont deux films très différents. Gribiche est un film que j’ai qualifié de social, comme je l’ai dit à mon frère. C’est le cinéma français, social, sur le sentiment de l’individualisme, la solitude de ce garçon, les difficultés de la vie et d’une certaine classe sociale, alors que Faust c’est un film plus universel, qui fait appel à tous les grands mythes, que ce soit littéraire, artistique. Tout le monde l’a repris, surtout en musique. Et aussi le fait que ce soit reconnu comme un chef d’œuvre au cinéma, avec ses images, ses effets spéciaux qui n’ont pas vieilli. C’était un travail complètement différent. On a toujours eu le sentiment, en jouant Faust, d’être potentiellement en conflit avec les spectateurs qui allaient venir voir ce spectacle, peut-être justement parce qu’on n’avait pas l’habitude de ce genre de spectacle. Peut-être qu’on pensait choquer ou décevoir, en tout cas, c’est ce sentiment de conflit potentiel qui nous a donné, je pense, une force extrême pour nous confronter à ce film. Le film, quand il arrive, on met la machine jusqu’à ce qu’il se termine. Il se termine par le mot Liebe F0 F0 5B amour5D et puis c’est la fin, et la musique devait suivre. Ce n’était pas seulement un concert de musique. Quand on est musicien, sur scène, on a beaucoup de vulnérabilité. On peut être déstabilisé par un son, un bruit, par beaucoup de choses en fait, mais là, le film avance et c’est une conception très différente de faire de la musique sur scène. Plus on le joue, et plus on se rend compte que ce genre de spectacle demande beaucoup d’expérience et surtout une connaissance et un état physique assez costaud pour l’assumer.

Julia PESLIER – Quels sont vos instruments sur scène ? Comment travaillez-vous, votre frère et vous, pendant la préparation puis la mise en œuvre du ciné-concert ? Quelle place accordez-vous à l’improvisation ? Quelles sont les principales difficultés et les spécificités propres à la mise en musique du Faust de Murnau ? Bachar KHALIFE – Les instruments… Mon frère est pianiste, il y a un grand piano sur scène ou en fosse (cela dépend des cinémas). Moi, j’ai utilisé plusieurs instruments de percussions, notamment le cajón, des cymbales, des cloches, des sacs plastiques, mais aussi la voix. Sur la voix j’avais aussi ce qu’on appelle une loop station et des effets de distorsion, un flanger, pour la travailler et la modifier. Pour un film muet, cela peut paraître étonnant… C’est un des aspects du défi : la voix est ici utilisée comme un instrument, mais les puristes diront que c’est un blasphème d’utiliser la voix sur un film muet. On travaille toujours un peu de la même manière avec mon frère, on se connaît assez bien maintenant, on se répartit les taches naturellement selon les qualités que l’on reconnaît à l’autre. Mon frère me laisse dans un premier temps voir le film et commencer un travail sur la forme, couper les scènes – les grandes scènes et les plus petites. Faire un peu les fiches sur chaque personnage, les décrire : comment ils agissent, ce qu’ils ressentent, voilà, comme une analyse psychanalytique – comprendre et apprendre. Faire vraiment la connaissance de ces personnages, dégager leurs grandes caractéristiques, découper les scènes et de là ressortir les couleurs – on parle beaucoup de couleur en musique –, et ressortir la couleur de la scène. Pour le travail sur la musique, je donne à mon frère une couleur et après une semaine, il se peut qu’il revienne avec plusieurs thèmes composés, c’est comme un puzzle : on essaie de trouver quel thème va avec quelle scène et avec quelle situation, quel personnage. Voilà le schéma général et un peu simplifié sur la méthode de travail. Concernant l’improvisation, il n’y en a pas beaucoup en tant que telle. Tout

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est très défini : au soir du concert, on sait exactement qu’est-ce qu’on joue à quel moment. Après, durant la scène et pendant ce thème précis, chaque soir est différent parce qu’on ne voit jamais le film de la même manière. Même si on le revoit dix fois en dix jours, il va y avoir dix façons différentes – je parle là des grands films, ceci leur est propre. Et on aime bien le terme de « composition aléatoire », c’est quelque chose de composé et à l’intérieur, cela va se passer différemment. Peut-être peut-on préciser aussi : comme on est trop proches de l’écran, en fait, on ne le regarde pas en tant que tel, mais on travaille avec des écrans plus petits, des sortes de moniteurs pour permettre malgré tout, pas mal de travail de synchronisation avec l’image. Je pense et cela dépend des scènes, que l’on n’est pas complètement rivés à l’écran. Il y a beaucoup de scènes assez longues, de quinze à vingt minutes, que ce soit dans Faust ou dans Gribiche, où on n’utilise qu’un seul thème, et là c’est typiquement un exemple où la musique n’est pas uniquement présente pour accompagner le film, mais où elle vit par elle-même et se développe en parallèle de l’image. C’est là où la question de l’accompagnement musical est posée. D’un coup on se rend compte – évidemment on a suffisamment vu le film, on a conscience de comment va se développer le thème, avec quelle intensité et quelle vitesse, mais c’est vraiment une évolution parallèle à l’image. Ce sont les moments les plus forts en parallèle, d autant que dans la relation avec mon frère, on échange très peu de regards. On est plongé dans l’obscurité de la salle, dans l’ambiance, on n’a pas vraiment de contact avec le public. On sait qu’il regarde le film, on est vraiment ailleurs parfois, on n’est plus dans la salle, on n’est plus là. Mon frère n’est plus là, on n’est plus ensemble. Il se passe quelque chose d’unique. Je pense que c’est propre au ciné-concert. Parce qu’à un concert « pur », on a beaucoup plus d’échanges avec le public. Là, ce sont plusieurs blocs et plusieurs forces parallèles avec le public, les musiciens et l’image. C’est en cela que ce genre-là est unique. Et aussi en parlant des difficultés, ce n’est pas propre à Faust mais au ciné- concert. Au final on a très peu de recul, en tant que musicien sur ce qui s’est passé : on n’a pas vu le film en entier, pendant qu’on a joué, donc notre perception de la performance est complètement faussée. On sort souvent de là un peu désemparés.

Julia PESLIER – Mettre en musique le Faust de Murnau aujourd’hui signifie en extraire sa part de contemporanéité, d’universalité en même temps que sa singularité et son esthétique. Quelles seraient pour vous l’actualité ou, à rebours, l’inactualité intrinsèques à ce chef d’œuvre ? En quoi Faust nous parle-t-il de notre rapport au monde, à l’œuvre d’art, aux langages du diable et aux sphères du savoir ? Bachar KHALIFE – Ce que je peux dire, c’est que ce film, on l’a joué une dizaine de fois, dans des lieux très différents, aussi bien à la Cinémathèque de Paris, au cinéma Balzac qu’à Beyrouth dans la salle Métropolis, à Ankara en Turquie, à l’extérieur dans un festival en Normandie, on l’a joué dans une église, on aurait pu le jouer n’importe où. J’ai l’impression que les gens qui viennent voir Faust savent qu’ils viennent voir quelque chose qui parle du monde, que c’est un thème universel, et en même temps, la part de contemporanéité, elle est totale quand on aborde en Faust la question de faire un choix. La vieillesse… Ou faire le choix de la jeunesse et de passer outre certaines règles morales. Évidemment la religion est abordée d’une manière directe dans ce film. On pourrait peut-être aujourd’hui remplacer la religion par l’argent ou des systèmes de société, les nouveaux modèles de société de consommation. Voilà : dans les détails, on pourrait changer la terminologie des choses, mais on vit encore dans l’époque du Faust de Murnau. Quand la peste débarque et que c’est la panique en ville et qu’on accuse la jeunesse de vouloir s’amuser, c’est le sida des années 1980,

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c’est la grippe de l’année passée… Et puis j’ai l’impression que c’est traité, assez étonnamment, avec humour. Si on arrive à avoir un peu de recul sur soi, on en rigole parce qu’on se dit qu’il s’est passé cent ans et qu’on a l’impression de ne rien avoir appris. Quant à notre rapport au monde… effectivement, ce film nous invite à avoir un peu de distance avec les événements, avec ce qu’on nous dit. À l’époque, c’était l’église ou ces forces-là, qui distillaient les informations, aujourd’hui les médias ont une force à laquelle on ne peut pas échapper. Une sorte de tyrannie médiatique. Le monde est devenu un petit village : on parle d’un seul sujet comme si tout était rétréci, au lieu d’ouvrir les portes et de voir la beauté où qu’elle se trouve, finalement on referme petit à petit ces portes et on cède à la pensée unique, qui domine et qui triomphe avec ce genre de politique – parce qu’il s’agit bien de politique. Et donc oui, le langage du diable c’est la métaphore, c’est la peur, les instances politiques, leur meilleure arme c’est de faire peur, faire peur aux populations, la loi du marché ça fait peur, on n’y comprend rien mais ça fait peur, on nous dit que le monde s’écroule, que c’est la crise et cela s’oppose aux sphères du savoir. Les sphères du savoir, c’est la science, les arts, mais aussi la poésie, c’est l’amour, le pardon, c’est le droit, la justice, voilà ce sont les sphères du savoir, ce sont les choses qui souffrent le plus et qui souffrent les premières des forces obscures.

Julia PESLIER – Comment comprenez-vous ce propos du réalisateur Éric Rohmer, dans son analyse passionnante de L’Organisation de l’espace dans le Faust de Murnau : « La puissance de l’expression plastique prend manifestement le pas sur l’anecdote, en ce drame connu de tout spectateur. Les contemporains l’ont goûté, et nous le goûtons nous-mêmes comme une sorte d’opéra visuel, la mise en scène y tenant lieu de partition » ? Bachar KHALIFE – Ce livre, je l’ai lu bien après notre travail sur Faust et j’étais content de ne pas l’avoir lu avant. C’est vrai que c’est passionnant, mais je pense que cela aurait faussé, ou en tout cas, cela aurait enlevé beaucoup de la spontanéité. Mais c’est passionnant. J’aime le terme, c’est vrai, de « partition », qu’il utilise dans cette phrase, et non seulement partition, mais opéra, et d’autres termes qui viennent du champ lexical de la musique. Faust, la première fois que je l’ai vu, comme tous les films muets que l’on aborde, c’était en silence. Un film muet peut se regarder en silence et doit pouvoir être vu en silence. Quand j’ai vu Faust sans musique, c’est la première fois que je voyais un film sans musique, car tous les films muets que j’avais vus, c’était du Charlie Chaplin. On a grandi avec ses films, mais Charlie Chaplin était compositeur, c’était sa musique. C’était la première fois que je voyais un film chez moi, seul, sans bruit. La musique ne manque pas. C’est en ce sens que je comprends ce terme d’opéra visuel, et celui de mise en scène qui tient lieu de partition. C’est une œuvre à part entière. Il n’a pas été fait et pensé avec une musique, ce film. Tous les termes de cette phrase, la puissance de l’expression – le film dégage une puissance gigantesque. Et justement le défi du ciné-concert, tel qu’on le conçoit avec mon frère, c’est « comment ne pas nuire à la puissance de l’expression, par exemple, d’un visage ? ». Ce n’est pas en plaquant un accord, forcé, que l’expression va être plus significative. L’expression est là, elle est déjà puissante et elle n’a besoin de rien. Donc comment faire avec la musique. C’est pour cela que j’ai parlé d’expression parallèle et pas intrinsèque au film. J’ai pris les termes techniques qui se rapportaient à la musique dans cette citation. On peut la comprendre par rapport à la signification et à la portée de l’œuvre. Mais je pense qu’on en a un peu parlé dans les questions précédentes.

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Julia PESLIER – Dans l’histoire du cinéma muet sonorisé par la performance musicale, la question de l’illustration, « une musique pléonasme » selon Pierre Jansen et Antoine Duhamel (ainsi des accords plaqués pour donner à entendre une porte claquée, des gammes ascendantes pour un escalier gravi) et celle de leitmotiv (une ligne mélodique que l’on attribuait à chaque apparition à l’écran d’un personnage, technique notamment déployée par Ernö Rapee et inspirée de Richard Wagner) ont longtemps fourni un cadre pour le musicien, redoublant l’image par un rapport de redondance. Y avez-vous eu recours d’une manière ou d’une autre ou avez-vous tenu au contraire à proposer d’autres modes de complémentarité, de résonance voire de distanciation entre les images à l’écran, leur rythme et leur montage d’une part et votre double performance musicale de l’autre ? Bachar KHALIFE – C’est toujours d’actualité : on attend toujours cela aujourd’hui et c’est quelque chose de très massif et de difficile à bouger, c’est quelque chose comme une institution, le ciné-concert, c’est la musique qui accompagne le film. C’est pire qu’une institution, ce serait presque une secte, d’une certaine catégorie de spectateurs, cinéphiles, ou amoureux de cinéma. Par exemple, Faust est un chef d’œuvre du cinéma muet : j’ai rencontré certaines personnes qui refusaient catégoriquement l’idée d’un accompagnement musical (« c’est un film muet donc il n’y avait pas à mettre de la musique »). Avec d’autres, on a eu des questions après coup : parmi les choses qui retenaient le plus l’attention, il y avait le moment où la fille perd sa mère au début du film, où Faust lance l’antidote par terre et la glace se brise. Comme on avait pris le parti que le verre se brise en silence, cela a retenu beaucoup l’attention, car on attend un son. On est formaté à un certain type de cinéma, et c’était là l’un des défis pour nous. Ce n’est pas le principe de jouer le contraire de ce qui se passe à l’image. Mais on a été confronté à des réactions assez passéistes. Le fait d’utiliser la voix et mêmes certains mots, dans Gribiche, je sais que c’est quelque chose qui n’est pas forcément accepté par les gens qui voient ce concert-là. Mais en même temps, je pense que tout simplement un ciné-concert n’est pas fait pour découvrir forcément un film. Le meilleur public qui puisse venir voir ce type de concert, ce sont soient les enfants, qui n’auront pas encore été formatés à un certain cinéma (hollywoodien notamment), soient des gens qui connaissent parfaitement le film en question, qui en ont saisi la portée et qui viennent le revoir d’une manière différente. Ils savent qu’il y a encore des aspects du film qu’ils n’ont pas encore vus, que certains angles leur ont échappé et que c’est une chance de voir certaines choses jusque-là invisibles à l’écran.

Julia PESLIER – Aujourd’hui, le terme de ciné-concert déplace la sphère du cinéma muet (qu’il soit accompagné musicalement, bruité de diverses manières ou orchestré) vers celle du concert pensé comme l’hybridation entre une œuvre cinématographique classique et une création contemporaine. Dans une perspective traditionnelle, il était souvent question d’un « accompagnement musical », d’une « recréation d’atmosphère » ou « d’ambiance », d’une explicitation sonore afin d’accroître, d’accentuer et de sublimer les effets de l’image en mouvement et les sensations ressenties par le spectateur. Comment définiriez-vous le rapport qui se noue aujourd’hui entre le film muet et la musique dans votre travail ? Bachar KHALIFE – Je ne sais pas s’il est vraiment approprié : ciné, c’est un peu, presque péjoratif. On va au ciné, on va passer un bon moment – un certain cinéma se prête à cela. Et concert, ce n’est pas du tout un concert. Je ne sais pas si on est obligé de trouver un terme – c’est une forme de spectacle qui est aujourd’hui assez commune, qui se fait un peu partout, mais la définir en ciné-concert… Je pense qu’il y a une mode du ciné-concert et que c’est un peu dangereux pour le genre. Ce que je dis est valable un peu pour tous les autres termes applicables à la musique : quand on dit c’est un concert de musique du monde, c’est vendeur, cela parle tout de suite à une certaine

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catégorie de personnes, mais à partir du moment où on essaie de mettre une étiquette, on perd un peu la notion de cette chose-là. C’est tout simplement un concert. Pour le ciné-concert, il faut peut-être encore un peu de temps pour trouver l’expression la plus juste, la plus adéquate.

Julia PESLIER – Comment votre expérience du ciné-concert vous incite-t-elle à penser le rapport entre le temps cinématographique et le temps musical ? Sont-ils différents, conflictuels ou complémentaires ? Comment s’articulent-ils, entre le plein et la vitesse des images et le rythme musical, la pause et le silence ? Bachar KHALIFE – Comme je l’ai dit plus haut, on touche à quelque chose d’unique dans ce genre de performance. Quand la scène dure vingt minutes, qu’il y a une image, que les personnages avancent, et qu’il se passe plein de choses et en même temps il ne se passe qu’une seule chose et cette chose unique, c’est comme si le film, l’image – je ne sais pas combien d’images-secondes il faut pour raconter ce qui se passe – comme s’il ne fallait le dire que par la musique et que, par les notes, celles qui constituent le thème, il n’en fallait que deux ou trois. C’est presque jubilatoire. Je pense à la dernière scène qui dure un quart d’heure – il s’y passe beaucoup de choses et en même temps une seule : la fin du film, on la devine, mais on attend toujours l’image pour voir ce qu’il va se passer, la dernière image. C’est un thème unique, deux ou trois notes, pendant un quart d’heure, qui monte en intensité. C’est vrai que le temps n’est pas le même. Et d’ailleurs on finit le thème après l’image. On continue à jouer après l’image, une à deux minutes, après la fin du film, quand l’écran devient noir et que les gens sont prêts à partir, on continue, aussi peut-être pour affirmer qu’il y avait plusieurs forces qui ont travaillé ce soir-là, parfois ensemble, parfois l’une contre l’autre, ou l’une à côté de l’autre et parfois l’une sans l’autre. À la fin, pour nous évidemment, c’est la musique qui triomphe. On prend un peu notre revanche sur le public qui n’avait d’yeux que pour le film. Enfin j’exagère. Cela pose de nombreuses questions, à chaque fois qu’on aborde ce travail. Est-ce qu’on peut se permettre de le faire, est-ce qu’on doit ne pas empiéter sur le film ni sur l’histoire, est-ce qu’on doit être vus, éclairés, dans des lumières ou cachés ? Et plus on en fait, plus on a des questions.

Julia PESLIER – Dans quelle mesure cette performance, qui vous amène à fixer le film de façon continue, afin de synchroniser musique et image, a-t-elle modifié votre regard sur le cinéma ? Bachar KHALIFE – C’est sûr : je pense que je n’ai plus vu un seul film de cinéma de la même manière depuis qu’on a commencé à travailler sur ces films-là. Je ne regarde plus un film pour en saisir l’histoire. Ce n’est plus l’histoire, ni le scénario qui m’intéressent ; ce qui me passionne c’est le cinéma en tant que tel, c’est le plan, c’est le rythme du film. C’est ce que les personnages ne disent pas, ce qu’on ne les voit pas faire, c’est la partie de la maison qui dépasse l’écran. Quand on parle de magie du cinéma, pour moi aujourd’hui, c’est cela. Cela se traduit en tout ce qui est caché. Et c’est de revoir aussi les films dix à quinze fois, avec toujours plus de curiosité, comme si je me rendais totalement à ce qui se passait dans le film, sans résistance.

Julia PESLIER – La pratique du ciné-concert, originale en soi, a-t-elle infléchi en retour votre travail de composition, de création et de concert ? Quelles sont les interactions avec vos autres créations artistiques et projets actuels ? Bachar KHALIFE – C’est l’inverse pour les concerts en tant que tels. Je pense que cela a changé peu de choses, peut-être parce que je suis musicien et que j’ai été formé

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depuis le plus jeune âge à cela. Par contre, dans la composition et dans la manière d’interpréter mes propres compositions, à l’image de la dernière scène de Faust où l’on joue le thème de Faust pendant un quart d’heure, plus je limite les notes, plus je vois un champ d’images infini.

Julia PESLIER – Je souhaiterai revenir sur le rapport à l’historicité et à l’hybridité productive que le ciné-concert créé en intriquant différents temps : celui de l’œuvre cinématographique, déjà classique, son inactualité présente et sa réception qui la remotive par de nouvelles acceptions d’une part et, de l’autre, celui de la performance, en prise avec sa modernité constitutive et sa généalogie musicale, son anachronisme fondamental par rapport au temps de l’œuvre. Y aurait-il, à votre avis, une analogie possible entre le cinéma muet et la performance musicale sans cesse recommencée autour du film et ce que l’on sait de l’œuvre et de sa traduction : à savoir que la première demeure et se déploie sur une longue durée en une infinitude plurielle et que la seconde vieillit, un peu à la manière d’une photographie qui jaunit plus vite que la toile de maître qu’elle représente (pour reprendre la métaphore du traducteur Bernard Lortholary), marquant là sa finitude de manière d’autant plus précieuse qu’elle a conscience de son caractère évanescent, éphémère ? Bachar KHALIFE – Est-ce qu’un ciné-concert peut être un chef d’œuvre à part entière, je ne pense pas. Cela n’enlève en rien à la beauté. Quand j’étais enfant, on nous avait amenés dans une sorte de musée : il y avait un homme assis pas terre et qui dessinait à l’aide d’un bâton sur du sable coloré. Cela faisait deux heures, trois heures. Il avait dessiné quelque chose d’extraordinairement beau, un cavalier, des chevaux, un château, tout cela avec le sable. Et quand tout a été fini, il a pris le bâton à l’horizontal et il a tout effacé, comme cela, avec sa main et c’était pour moi quelque chose de magnifique, de créer quelque chose, d’être dans le beau, et de ne pas l’archiver. Alors qu’aujourd’hui on est effectivement un peu malade d’archive. Un autre exemple me vient, celui d’un grand chef d’orchestre, Celibidache, qui était très réticent à l’idée d’enregistrer des concerts, car pour lui le concert c’est le moment et c’est tout. C’est le moment de voir et d’accepter la beauté. La beauté n’est peut-être qu’éphémère, c’est l’expérience de l’avoir vécue qui reste.

INDEX oeuvrecitee Faust (film) Palavras-chave : acompanhamento musical, performance (arte), filme mudo, adaptação Palabras claves : acompañamiento musical, cine mudo, adaptación Keywords : film scores, performance, silent film, adaptation Mots-clés : cinéconcert, performance, accompagnement musical, cinéma muet, adaptation

AUTEURS

BACHAR KHALIFÉ Compositeur (« Oil Sick », 2010, « Who’s Gonna Get the Ball from Behind… », 2013) et musicien multi-instrumentiste

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JULIA PESLIER Université de Franche-Comté. Centre Jacques Petit (ELLIADD) Maître de conférences en littérature comparée

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Les derniers avatars musicaux du mythe de Faust

Emmanuel Reibel

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte est une reprise du programme : Philippe Fénelon : Faust (2006), Théâtre du Capitole.

1 Né dans l’Allemagne luthérienne, le mythe de Faust connut une extraordinaire extension musicale au XIXe siècle : en métamorphosant l’obscur alchimiste de la Renaissance en héros titanesque du désir et de la connaissance, la tragédie de Goethe hanta une génération d’artistes qui se révéla et se comprit à travers la figure faustienne. Tandis que Berlioz, Schumann ou Liszt, pour ne citer que les plus flamboyants, s’en nourrirent une vie durant, Gounod signa un opéra qui popularisa la tragédie goethéenne sur tous les continents. Mais il n’y avait aucune évidence à ce que le XXe siècle s’intéressât encore à Faust. Le sujet n’était-il pas éculé ? Opéra le plus joué au monde, parodié à travers de nombreuses opérettes, le Faust de Gounod était devenu bon gré mal gré l’archétype du genre lyrique, et le fameux « Air des bijoux » alimenta le répertoire de plus d’une Castafiore… Après la Symphonie des mille, par ailleurs, il semblait difficile de renchérir sur le degré d’extension et d’abstraction auquel Mahler avait hissé le mythe. Plus fondamentalement, l’optimisme et le dynamisme faustiens semblaient a priori peu en phase avec un siècle qui devait s’annoncer désenchanté, et qui mit en crise l’idée même de progrès à laquelle la figure de Faust avait fini par s’identifier.

2 Le Faust de Goethe fut bel et bien mis à distance au xxe siècle : mais contre toute attente, le mythe ne finit point d’enflammer l’imagination des musiciens. Après le de Busoni, dans l’entre-deux-guerres, la deuxième moitié du siècle vit de nombreuses résurgences du sujet : s’y confrontèrent notamment Henri Pousseur (Votre Faust), Wolfgang Rihm (Doktor Faustus), Georges Aperghis (Faust et Randga), York Höller (Le Maître et Marguerite) ou Giacomo Manzoni (Doktor Faustus) ; depuis une quinzaine

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d’années, Faust est même l’une des figures mythiques les plus prisées des musiciens : suscitant le somptueux testament musical d’Alfred Schnittke (Historia von D. Johann Fausten, Hambourg, 1995), le récent opéra de John Adams outre-Atlantique (Doktor Atomic, San Francisco, 2005), un bel opéra de Pascal Dusapin, à la sombre diaprure métaphysique (Faustus, the last night, Berlin, 2006), une œuvre plus carnavalesque de Leonardo Balada (Faust-Bal, Madrid, 2009) ; et enfin ce Faust de Philippe Fénelon, créé au Théâtre du Capitole (Toulouse, 2007), à l’instigation de Nicolas Joël.

L’ombre de Thomas Mann

3 L’une des explications de cette embellie tient au renouvellement littéraire et philosophique du mythe. Après Oswald Spengler, qui vit en Faust l’archétype de l’Occident moderne dans sa propension à viser l’infini (tant dans l’ordre de la connaissance que dans celui du sentiment ou de la représentation du temps), au cœur du siècle, le magistral roman de Thomas Mann, Doktor Faustus, fit date en posant une question fondamentale : peut-on encore défendre l’Occident après la Shoah ? Sur le plan politique, l’aspiration à l’Ordre apparue dans l’entre-deux-guerres a certes dégénéré en « pacte avec le diable ». Mais la réflexion de Thomas Mann touche également l’art et la musique, dans la mesure où Faust, alias Adrian Leverkühn, n’est plus un alchimiste nécromancien mais un compositeur de musique moderne derrière lequel plane l’ombre de Schönberg. Artiste visionnaire imaginant des problèmes musicaux qu’il résout comme des parties d’échecs, Leverkühn est l’emblème d’une avant-garde radicale : il recourt à la loi implacable du nombre au point de clore effroyablement ses œuvres sur elles-mêmes. La musique moderne est le fruit d’un pacte avec le diable dont l’enjeu serait le génie mais le prix l’isolement.

4 Comment, en tant que musicien, ne pas être fasciné par l’imagination flamboyante de ce compositeur fictif ? Ce n’est pas un hasard si toute la génération d’après-guerre, de Hanns Eisler à Alfred Schnittke, se nourrit de ce Doktor Faustus. Konrad Boehmer imagina de donner corps à l’une des « œuvres » dantesques d’Adrian Leverkühn, Apocalipsis cum figuris. Une bande magnétique à huit pistes, quatre percussionnistes, deux pianistes et trois chanteurs pop sont requis pour cette Apocalypse musicale (1984). Deux ans auparavant, le compositeur norvégien Arne Nordheim avait composé à la demande de Rostropovitch un Concerto pour violoncelle et orchestre sous-titré « Tenebrae » : la dernière section en fut inspirée par la description que Thomas Mann fait de la cantate composée par Leverkühn. L’Allemand Henze écrivit de son côté en 1997 son Troisième Concerto pour violon, sous-titré « Trois portraits d’après le roman Dr. Faustus de Thomas Mann ». À l’instar de la Faust-Symphonie de Liszt, qui présentait successivement les trois personnages principaux de la tragédie goethéenne, ce concerto évoque tour à tour « Esmeralda », la femme par qui le héros-compositeur contracte la syphilis, « Das Kind Echo », le dernier amour de Leverkühn, et « Rudi S. », le violoniste à l’orchestre de Munich pour lequel Leverkühn avait composé un concerto de violon. Quant à l’Italien Giacomo Manzoni, il imagina, d’après le monumental Docteur Faustus de Thomas Mann, un opéra qui fut créé à la Scala de Milan en 1989.

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Par-delà l’idéalisme goethéen

5 Sur le modèle de Thomas Mann, puisant aux sources luthériennes du mythe de quoi miner l’idéalisme goethéen, les musiciens continuèrent à s’appuyer paradoxalement sur des sources anciennes pour mieux actualiser le sujet. Tandis que Hanns Eisler, à travers son livret d’opéra Johann Faustus, plaçait son héros dans le contexte de la « guerre des paysans » de la Renaissance germanique, pour asseoir une lecture marxiste du mythe (sans réussir à le composer en raison d’interdictions politiques), Alfred Schnittke travailla directement sur le Volksbuch de 1587 (le premier « livre populaire » à mettre en forme les légendes faustiennes) pour une cantate ensuite étendue aux dimensions d’un opéra. Dans cette Historia von D. Johann Fausten, qualifiée par son auteur de « Passion négative », Faust redevient l’Antéchrist de la Renaissance, l’assoiffé de toute-puissance qui réveille le spectre des totalitarismes récents. En revisitant pour sa part la tragédie de Marlowe, Pascal Dusapin explora l’aspect le plus sombre du mythe : mégalomane forcené et paranoïaque, totalement envoûté par l’ultime connaissance, son Faust est isolé dans une ultime nuit pour ne cesser d’incarner, avec l’ambition de totale domination, la démence narcissique – le trait saillant de notre culture selon le compositeur.

6 Un an auparavant, l’Américain John Adams avait été sollicité par l’Opéra de San Francisco pour « actualiser » le sujet. Le parcours du savant et de l’alchimiste était cette fois-ci inspiré par la vie du scientifique Robert Oppenheimer, père de la première bombe lancée en 1945 sur Hiroshima. Et voilà comment Faust, alias Doktor Atomic, devint, outre le démon de la toute-puissance technique, l’archétype de la science sans conscience aux conséquences les plus terrifiantes. Le succès contemporain de la figure faustienne, à nouveau liée à un opprobre théologique, moral ou métaphysique, s’explique donc par sa capacité à incarner la crise de la modernité occidentale. Ce n’est pas un hasard si, se penchant sur l’un des plus grands Faust du XIXe siècle, celui de Lenau, Philippe Fénelon choisit de visiter un texte d’un profond pessimisme, le plus anti-goethéen qui soit. Son livret rend saillantes les aspirations insensées de Faust, c’est-à-dire le risque d’aliénation que court l’humanité dans toute entreprise de transgression des limites de la nature. Cyclique, l’opéra ne fait relancer dans l’épilogue les interrogations existentielles posées dans le prologue : le personnage de Görg devient un nouveau Faust qui grimpe à nouveau la montagne escarpée de ses doutes. Aucune réponse véritable n’est apportée aux inquiétudes du personnage principal, comme aux menaces qu’il représente, pour lui-même ou pour les autres.

Quelle musique pour Faust ?

7 Par-delà ses enjeux philosophiques, le mythe présente une dimension spécifiquement musicale. Non seulement parce que la figure de Faust est depuis le cœur du XXe siècle souvent liée à celle du Leverkühn de Thomas Mann, et donc à celle de Schönberg – comment se positionner par rapport au visage de la modernité qu’il incarne ? – mais parce que depuis plus longtemps encore, le diable est musicien. Chanteur ou violoniste à ses heures, il ne cesse de mener le bal, entre sérénades paillardes et danses sataniques. Mais quelle est la musique du diable ? Si les romantiques jouèrent de la stridente quarte augmentée – qu’ils identifiaient au diabolus in musica –, chez le compositeur fictif de Thomas Mann, à rebours, « la dissonance exprime tout ce qui est

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élevé, grave, pieux, spirituel, alors que l’harmonie tonale est réservée au monde de l’enfer qui sous ce rapport représente le monde de la banalité et du lieu commun ». Dans Le Maître et Marguerite de York Höller, opéra post-sériel créé à Paris en 1989, les parties « diaboliques » sont dominées par l’électroacoustique ; dans l’Historia von D. Johann Fausten de Schnittke, au langage souvent néo-tonal, la marche au supplice de Faust se fait sur un tango méphistophélique chanté par une vulgaire diablesse de cabaret… L’ambiguïté tient à ce que les musiques de Méphistophélès sont souvent les plus audacieuses et les plus fascinantes. Ce qui renvoie, par-delà les différences stylistiques, à la question de l’inquiétant pouvoir de la musique.

8 Cette musique qui enivre les sens, est-elle capable d’enivrer la Mort ? Tel est, depuis l’ Orfeo de Monteverdi, l’interrogation qui sous-tend le genre de l’opéra. Or, puisqu’il est devenu un archétype de la tradition lyrique, Faust pose à tout compositeur d’aujourd’hui, bon gré mal gré, ce défi de l’opéra : le rapport à une mémoire quasi saturée, et la capacité du chant à conjurer la mort. Dès 1969, dans Votre Faust, Henri Pousseur affrontait la dimension méta-théâtrale du sujet. Dans cette œuvre expérimentale, un jeune compositeur rencontre un directeur de théâtre qui lui fait la diabolique commande d’un opéra. Il aura autant de temps et d’argent qu’il souhaitera, la seule condition étant d’écrire un Faust… Cette œuvre pose la question de la possibilité même de l’opéra – et du sujet faustien qui plus est – après les désenchantements idéologiques et artistiques du cœur du xxe siècle. Latent à travers tous les Faust postérieurs, ce questionnement ressurgit dans le Faust de Philippe Fénelon : à travers la scénographie fantasmagorique de Pet Halmen, lorsque la bibliothèque du rôle-titre n’est composée que de volumes portant le nom de Faust ; à travers la musique elle-même, lorsque les citations issues de la mémoire sonore saturent le discours. Proposer un Faust au début du xxie siècle relève bien du défi. Défi par rapport à une lourde tradition musicale, à digérer et sublimer ; défi par rapport à la possibilité de la musique de se faire Sens, par-delà les éphémères sensations : si, comme chez Lenau, la nature se dérobe, si la science est vaine, la religion muette et la sensualité éphémère, la musique n’est-elle que cet instrument de fascination (méphistophélique) ou peut-elle incarner, elle, ce lieu de vérité (faustien) représentant la liberté créatrice ? En voulant « échapper à la nuit de l’esprit », l’opéra de Fénelon relève ce double défi en conjurant tous les fantasmes mortifères.

INDEX

oeuvrecitee Faust Mots-clés : opéra, livret, avatar Keywords : opera, libretto, avatar Palabras claves : opera, libreto, avatar Palavras-chave : opera, libreto, avatar

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AUTEURS

EMMANUEL REIBEL Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense Maître de conférences HDR en littérature comparée

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Quatre prologues pour Faust (et quelques personnages pour accueillir le public)

François-Gildas Tual

Il s’agissait de préparer un spectacle qui poserait le problème du hasard, et de l’intervention du public, à partir du thème de Faust. Michel Butor1

1 Dans une de ses nouvelles, Le Romancier Martin, Marcel Aymé raconte l’histoire d’un écrivain dont les personnages échappent au contrôle, et qui ne peut plus décider des trajectoires de son œuvre. Aussi étrange que paraisse le phénomène, nous pourrions nous poser la question suivante: le compositeur maîtrise-t-il sa création, ou l’œuvre, protéiforme, revendique-t-elle son autonomie pour être seule responsable de son évolution? Par association d’idées, l’artiste n’est-il pas un Faust aspirant à la connaissance mais incapable de saisir la véritable identité de l’ouvrage pourtant enfanté? Paul Valéry, dans son adresse « au lecteur de bonne foi et de mauvaise volonté », à propos de « Mon Faust » (Ébauches), affirme que « rien ne démontre plus sûrement la puissance d’un créateur que l’infidélité ou l’insoumission de sa créature. Plus il l’a faite vivante, plus il l’a faite libre. »2 Et de promettre aux héros de Goethe un bel avenir, loin des chemins précédemment tracés par Goethe…

2 Dans Votre Faust, Michel Butor et Henri Pousseur ont décrit un musicien, Henri, qui essaie de composer un opéra, un Faust. Il ne l’achèvera jamais, contraint d’abandonner ou acculé à la mort. Au centre de l’opéra, des spectacles de marionnettes avec Faust, Don Juan et Orphée: autant de héros entraînés par leurs désirs dans d’éprouvantes descentes aux enfers. Autant d’échecs qui reflètent surtout l’impuissance de l’artiste quand celui-ci prétend commander les processus de la création, à une époque où René Leibowitz affirme, dans son Introduction à la musique à douze sons, que toute série place l’œuvre, dès sa première ébauche, sous l’emprise du compositeur… Si quelques deux cents ans d’explorations musicales n’ont pas épuisé le mythe, sans doute le devons- nous tout autant à la multiplicité qu’à l’intemporalité du sujet. Selon Michel Butor, « le thème de Faust est très encombré; on ne peut donc pas se comporter comme si on était le premier à parler de ce personnage. »3 Philippe Fénelon: « un thème comme celui de

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Faust est inépuisable, et l’on peut toujours en donner une nouvelle image. »4 Pour l’homme d’aujourd’hui comme pour l’homme d’hier, « franchir les limites de la connaissance et du pouvoir humain pour pénétrer les mystères du monde est une aspiration insensée, qui se heurte au temps et à la finitude. »5 Explication parmi d’autres; chaque société, chaque individu a une bonne raison de puiser dans le mythe. Ajoutons à cela la diversité formelle des reprises, la multiplicité des sources littéraires et historiques, du personnage et de son devenir tant il est vrai que le seul Faust de Goethe se conjugue au pluriel, et il ne reste plus qu’à adapter l’histoire au genre choisi, adapter le genre à l’histoire qu’on veut écrire, se libérer des vieux modèles et expérimenter les formes hybrides suivant l’exemple offert par Goethe dans ses versions successives et plus ou moins fragmentaires.

3 Avec ou sans voix, sur scène ou au concert, Faust est un miroir, parfait symbole d’un insatiable appétit de liberté. Miroir positif ou négatif: en 1587, dans l’Histoire du docteur Johannes Faustus parue chez Spies à Francfort-sur-le-Main, un avertissement s’étonnait déjà que personne n’ait pensé à publier cette terrible histoire en tant que mise en garde pour la chrétienté, le « juste châtiment » de Faust pouvant inquiéter les « impies pleins d’orgueil et d’excessive curiosité. » Si les enjeux moraux ont vieilli, reconnaissons que le procédé n’a rien perdu de son efficacité; presque quatre cents ans plus tard, de nombreux opéras faustiens s’ouvrent sur de tels préambules où un personnage, héritier de quelques choreutes, parle directement au public. Que l’on pense seulement au Poète de Busoni (Doktor Faust, 1925), au Narrateur de Schnittke (Historia von D. Johann Fausten, 1995), à l’Homme de Philippe Fénelon (Faust, 2007), ou au Compositeur et au Directeur de théâtre, doubles très actuels de Faust et de Méphisto dans l’étrange Votre Faust de Michel Butor et Henri Pousseur (1968)6. Certes, tous ne jouent pas le même rôle; tandis que le Poète encadre la représentation, le Narrateur demeure en marge du drame, l’Homme prend soudainement part à l’action, et le Compositeur est à la fois Henri Pousseur et, selon le prénom goethéen, Henri Faust. Mais en s’inscrivant dans une tradition où le théâtre informe le spectateur sur son propre monde, tous en disent long sur les nouvelles significations du mythe dans l’espace musical des XXe et XXIe siècles.

Prologue 1 : le Poète

4 Dans le Faust de Goethe déjà, entre la Dédicace et le Prologue dans le ciel, se trouvait le Prologue sur le théâtre avec une curieuse causerie du Directeur, du Poète et du Bouffon. Et de s’écrier avec le premier: « Ah! mon spectacle, à moi, c’est d’observer la foule, quand le long des poteaux elle se presse et roule… »7 Le théâtre regarde avant d’être regardé, voit et donne à voir ce qui n’est pas vu. La foule? Le « tourbillon vulgaire et rongé par l’ennui » du public. La postérité? « Mot bien sublime! » Sans négliger « le devoir du poète et son emploi divin! » Loin de se contenter d’installer un décor ou des personnages, l’introduction discute de la pertinence et de la valeur de l’ouvrage. On songe aux monologues qui ont accompagné les débuts de l’opéra, manifestes prononcés par la Tragédie dans l’Eurydice de Peri, par la Musique dans l’Orfeo de Monteverdi, ou quelques années plus tôt par Lelio dans l’Amfiparnaso, comédie madrigalesque d’Orazio Vechi: Illustres spectateurs, vous avez l’habitude de voir sur scène des tragédies, ou des comédies avec machines ornées de diverses manières, mais ce n’est pas une raison pour dédaigner notre comédie. Elle n’offre pas de scène riche ou gracieuse, mais présente une double nouveauté. La cité où se déroule l’action est le grand théâtre

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du monde, et c’est pour cela que tous veulent l’écouter. Mais sachez encore que le spectacle dont je parle s’apprécie seulement avec l’esprit ; on y pénètre avec les oreilles et non avec les yeux. Par conséquent, faites silence et, au lieu de regarder, écoutez8…

5 Qui mieux que Faust peut alors porter une œuvre destinée à l’esprit, parlant d’elle- même avant de faire entrer ses personnages? Faust, explique Emmanuel Reibel, est « devenu un paradigme privilégié à partir duquel on dit la musique, on décrit sa trajectoire historique, on pense son rapport au passé. »9 On pense évidemment à Adrian Leverkühn, compositeur visionnaire de Thomas Mann, mais aussi à ces prologues réfléchissant sur l’art. Ainsi le discours du Poète de Busoni, semblant compléter les propos précédents de Lelio: De la vie, la scène reproduit les gestes, mais porte en son fronton, gravé, le mot : « contrefaçon » ; afin qu’elle ne soit un modèle déformant, il faut donc que, magique, elle agisse comme un reflet honnête et beau ; reconnaissez que, si elle écorne le vrai, à l’Incroyable elle sait rendre justice : la dit-on véridique, vous vous en gaussez, mais comme simple jeu, voici qu’elle vous rend graves et attentifs. Sous cette forme seule elle en appelle aux sons, car la musique se tient loin du commun ; l’air est son corps, ses accents, le désir, et elle plane… Le merveilleux est son domaine10.

6 Renvoyant aux harangues du Dompteur de Lulu (Berg) et aux préparatifs d’Ariane à Naxos (Strauss), ce monologue est chargé d’histoire, et ses intentions théoriques pourraient faire de Doktor Faust une sorte de mise en application des principes esthétiques énoncés par Busoni dans un article publié dix ans plus tôt: L’opéra du surnaturel, ou du non-naturel, serait le seul à s’octroyer le domaine des apparitions et des sentiments, et, ainsi, il construirait un monde d’apparences, qui reflèterait la vie dans un miroir magique ou un miroir humoristique ; volontairement, il offrirait ce que le quotidien nous refuse. Le miroir magique pour l’opéra sérieux, et le miroir humoristique pour l’opéra bouffe. Entremêlons la danse, le jeu des masques, les apparitions, afin qu’à chaque instant le spectateur remarque le charmant mensonge pour ne pas le vivre comme une réalité. Comparable à l’artiste qui ne peut être ému au moment où il doit émouvoir – car il se doit de garder toute la maîtrise de ses moyens –, le spectateur ne peut considérer l’action théâtrale comme une réalité, s’il veut l’apprécier ; le plaisir artistique ne doit pas se laisser corrompre par le sentiment humain. L’acteur « joue » – il ne vit pas. Le spectateur demeure incrédule, et ainsi sa perception et son jugement restent libres11.

7 Pour Busoni, Faust force l’opéra à s’extraire du réel et à tourner le dos aux apparences du vérisme. Le sujet ayant préoccupé le compositeur pendant de longues années, devons-nous en conclure que celui-ci se dissimule sous le masque du héros12? Sans doute autant que sous le masque du Poète: « Depuis l’enfance, un conte me fascine où le démon a son mot. »13 Certes, le théâtre dans le théâtre n’efface pas, ici, les frontières entre la scène et le public. Le Poète lui-même confirme que ce qui suit n’est qu’une histoire, issue des jeux de marionnettes plutôt que du Faust goethéen surexploité. Mais le spectateur, assuré de ne pas se confondre avec son propre reflet, n’en peut que mieux se contempler. Détachement synonyme de prise de conscience, annonçant le théâtre épique de Brecht et ses principes de distanciation; quelques décennies plus tard, le public de Votre Faust vivra une expérience forcément différente quand, invité à faire entendre sa voix, il croira avoir son mot à dire sur le déroulement du drame et sur son dénouement…

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Prologue 2 : du Narrateur à l’Homme

8 En fait, comme dans le Faust de Goethe et ses préambules successifs, il y a plus qu’un simple dédoublement de l’espace scénique et temporel dans le Faust de Busoni. Ce que nous avons nommé prologue n’était qu’« adresse du Poète aux spectateurs », monologue précédant deux autres prologues. De même que dans la conférence et les petites phrases émaillant le livret de Votre Faust, de même que dans certaines pages de l’opéra de Schnittke, la voix parlée semble rompre avec les conventions pour nous remmener dans le réel. Mise en abîme des niveaux du récit: du livre remis à Faust par les trois étudiants surgit la scène d’alchimie dans le même cabinet d’étude, et de l’invocation aux esprits, le retour de Faust dans le monde social, réalité qui pourrait n’être que fable ou rêve. Tout le fantastique dépend de ce subtil glissement vers l’Action principale, réinventant sans les couper les liens traditionnels de la causalité. Jamais représentée car publiée uniquement en tête de la partition pour chant et piano, la conclusion du Poète insiste, comme la préface de 1587, sur la fonction éducative de la pièce: Durant cette soirée, une image de la nostalgie humaine s’est déroulée devant vos yeux par la magie des sons ; la pièce a voulu vous rendre compte des maladresses et F0 F0 des malheurs de Faust. 5B …5D que chacun y prenne ce qu’il lui faut, afin que dans le mouvement l’esprit s’ajoute à l’esprit : cela donnera un sens à l’ascension continue. La danse se refermera alors en un cercle parfait14.

9 De nouveau, on devine que le personnage principal pourrait-être à la fois Faust et le théâtre. Le contenu et la forme peut-être. Ou bien le sujet apparent et connu à côté de sa réinterprétation. Le « chacun » de Busoni, c’est le spectateur et le poète. La pièce doit être exemplaire d’un point de vue moral et d’un point de vue dramatique. Et parce que, trop souvent, « le public ne sait pas et ne veut pas savoir que, pour goûter une œuvre d’art, la moitié du travail doit être effectuée par celui qui la goûte »15, le plus remarquable trait commun à nos opéras faustiens serait leur façon d’interpeller le spectateur. Que l’on pense, par exemple, à l’Historia von D. Johann Fausten de Schnittke, elle aussi inspirée par le Faust du seizième siècle et, sinon œuvre de toute une vie, résultat d’une longue élaboration qui a vu son projet initial remis en cause et modifié à maintes reprises. Pour Schnittke, Faust n’était pas « le pécheur marqué au fer rouge, définitivement condamné, car son destin (pas celui du personnage “ physique ”, mais du personnage “ moral ” qui continue à vivre) n’est pas encore écrit jusqu’au bout et renferme des possibilités qui dépendent à leur tour de l’attitude que les hommes adopteront, dans la perspective posthume, à l’égard de sa destinée. »16 Devenu Narrateur, le poète n’en intervient que plus souvent, dans le prologue tout d’abord où il n’hésite pas à informer le public sur le futur dénouement, puis de façon ponctuelle, parfois secondé par un chœur changeant régulièrement de costume. Chose fascinante que le partage du récit au début du troisième acte, quand Méphisto entreprend de raconter à son tour la mort de Faust, ou quand le Narrateur reprend la parole pour terminer l’histoire et, tourné vers le public, conclure la « leçon » sur un « épilogue » éloquent: Soyez lucides et veillez, car votre adversaire, le diable, est comme un lion rugissant qui rôde, à la recherche de qui dévorer : Résistez-lui dans la fermeté de la foi17.

10 Ainsi encore le Faust d’après Lenau de Philippe Fénelon: Une modification importante du texte de Lenau est ma décision de rajouter un personnage, celui de l’Homme, qui est un peu comme le voyeur de cette histoire. Ce

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n’est pas l’ombre d’un Faust, mais plutôt son positif. Il raconte le cheminement de Faust un peu comme le ferait un évangéliste, même si l’écriture n’a rien à voir avec celle des passions de Bach. C’est évidemment la voix même de l’écrivain. Mais cet homme prendra à la fin une dimension singulière et m’a permis d’envisager une fin qui ne soit pas tragique. Au dernier tableau, l’Homme prendra en effet l’identité de Görg et révèlera à Faust qu’il y a toujours un chemin pour approcher de la vérité, et que ce chemin est celui de l’amour de la vie terrestre. Et lui n’aura pas besoin d’un Méphisto pour le guider. Du moins jusqu’à nouvel ordre18.

11 L’Homme alter ego de Faust? Tel l’Évangéliste évoqué par le compositeur, il « commente tout d’abord ce qu’il voit, regarde ce qui se passe avec une certaine distance, voudrait peut-être participer mais ne peut rien faire, impuissant face aux agissements de ce – son – héros. Incapable de pénétrer l’espace théâtral proprement dit, il semble condamné à demeurer “ à la limite ” de cet espace, n’a que sa voix pour exprimer son désarroi. Pourtant, il ne s’adresse pas non plus directement au public et, contrairement à Tonio dans Pagliacci, ne suggère pas que le drame puisse le concerner. »19 Sa situation change néanmoins quand, gratifié d’un nouveau nom, il réapparaît sous les traits de Görg pour poursuivre l’action une fois l’opéra achevé: Entré dans l’histoire, il devient le seul à pouvoir montrer à Faust le chemin de la Vérité. Et Faust ne l’entend toujours pas. Le septième tableau sera déjà une chute en soi, puisque l’Homme devenu Görg sera le nouveau Faust, et parce que le public comprendra alors que son tour aussi viendra… Dès lors, l’Homme n’est peut-être pas aussi anonyme qu’on le pense. Mais il est aussi une sorte de protecteur du monde, et nous invite peut-être à relativiser le pessimisme de l’opéra. Rappelons- nous que, pour Lenau, l’œuvre était une réponse à des problèmes personnels et sociaux. Déçu par son voyage en Amérique, celui qui n’a pas réussi à s’adapter à la rudesse du Nouveau Monde s’interroge sur cette liberté qu’il avait cru enfin trouver, désirant échapper à l’Autriche de Metternich. Pour nous, le drame demeure toujours actuel dans l’atemporalité du tragique de l’existence humaine. Et Görg – conscience de Faust – apporte la clé en faisant découvrir que la liberté désirée est en chacun de nous et qu’il est vain de la chercher ailleurs. Cette révélation de l’homme libre entraîne donc le rebelle vers sa destruction. Ses aventures douloureuses n’ont été que l’histoire d’un sursis20.

Action principale : le public en scène

12 Entrant ou sortant de scène sans que nous sachions bien par quelle porte il se faufile, parvenant ou non à influencer le destin de Faust, le protagoniste du prologue possède un peu des sortilèges de Méphisto, plus humain toutefois à l’image du serviteur Wagner, également double du héros, non pas condamné à suivre la même route mais devant trouver ses propres réponses aux mêmes questions. Pour Philippe Fénelon (comme pour Schnittke et Busoni), Faust pose la question de l’ambivalence et de l’obligation de choisir. « Le thème de l’opéra », précise le compositeur, « est la quête de la liberté dans le rapport de l’intellect avec la sensibilité. » Un questionnement si vaste qu’il peut s’appliquer à toutes les époques et à tous les contextes, jusqu’à nourrir le débat sur les rapports que doit entretenir le créateur avec sa création. Venons-en alors à Votre Faust: s’ouvrant sur la conférence d’un musicien, on s’y interroge naturellement sur la place du compositeur. Se détourner de la maîtrise illusoire de l’œuvre impose un acte d’humilité. En introduisant différentes références stylistiques grâce à la combinatoire sérielle, Henri Pousseur accepte du langage tout ce qui ne lui appartient pas en propre, c’est-à-dire travaille à partir d’un langage déjà largement stylisé. C’est pourquoi il reconnaît, tel Michel Butor dans le domaine littéraire, des objets naturels

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d’identification dans le langage, indépendants de toute conception systématique ou formelle. Dans son article Composer (avec) des identités culturelles, il écrit: Il est difficile de nier ou même tout simplement d’ignorer que les faits sonores élémentaires, qu’ils soient intentionnels ou non, deviennent des signes parce qu’ils rencontrent et stimulent une fondamentale capacité d’identification21.

13 Votre Faust superpose donc plusieurs niveaux d’identification, du bruit-signal immédiatement intelligible à la référence complexe, citation musicale ou littéraire exigeant du spectateur une quasi-égalité culturelle avec l’auteur. Investie d’une fonction critique, la confrontation stylistique ne s’oppose pas aux sources du sérialisme. À l’encontre de la prétendue table rase de Darmstadt, elle invite à ne pas sous-estimer le passé22 en reprenant à son compte la leçon de Schoenberg, défendant une modernité redevable à la tradition; chaque référence s’inscrit dans une nouvelle unité tout en préservant son identité et son autonomie, jamais malmenées mais dotées de nouvelles propriétés d’adaptation. Chez Busoni, chez Schnittke et chez Fénelon, le paysage musical étant aussi parsemé de nombreuses allusions faustiennes ou non, nous n’en pouvons que mieux constater, avec Emmanuel Reibel, que « Traiter le sujet de Faust aujourd’hui revient donc peu ou prou à mettre en scène la mémoire. »23

14 Développant un procédé déjà employé par Henri Pousseur dans une révision de Répons (1965), Votre Faust s’ouvre donc sur la diffusion d’une conférence enregistrée. Théâtre dans le théâtre: le Directeur entre sur scène et commande au musicien un opéra. Seule condition: que cela soit un Faust. Évidemment, nous sommes déjà dans la pièce, et la mise en abîme se poursuit lorsque les personnages entendent assister à leur tour à une représentation de marionnettes:

Schéma 1. Le théâtre dans le théâtre de Votre Faust

@François-Gildas Tual

15 Temps pédagogique préparant le public à l’opéra, la conférence est introduction à l’opéra et déjà dans l’opéra, soulignant l’intérêt de mieux associer le musicien et le

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public afin qu’il y ait compréhension mutuelle. Sans concession bien sûr. Souvenons- nous des recommandations de Busoni: « Même si l’art devait être complètement à la merci du public (ce que, pour ma part, je refuse), il faudrait maintenir une distance. Il descendrait au milieu du peuple et serait en même temps séparé de lui, comme il sied à un monarque. »24 Au compositeur la responsabilité de rendre son langage intelligible en considérant le niveau culturel de son auditoire; au public d’accepter d’être formé. Délivrer l’œuvre des exigences de son créateur implique les forces conjuguées de différents types de critiques. À celle des références s’ajoute l’entrée du public et de l’interprète. Si le style d’Henri Pousseur intègre les préoccupations prospectives et individuelles du musicien à partir d’un regard rétrospectif sur l’héritage collectif, elle repose aussi sur un renversement des données, par lequel le compositeur situe ses choix personnels dans l’élaboration, avant l’intervention du collectif en direct pendant l’exécution.

16 Dans Votre Faust, lorsque le public n’est pas satisfait par un dénouement, on revient en arrière pour prendre une nouvelle direction. La mobilité de la forme permet à l’œuvre de se corriger selon les attentes, et d’oublier les lois sérielles de l’irréversibilité au profit d’une poétique de l’imprévisibilité et de l’instant. L’issue n’est plus dictée par les choix initiaux du compositeur ou par un système musical logique et fermé, mais se dessine au fil des interventions extérieures en accord avec les alternatives prédéterminées. Compositeur, personnages, interprètes et spectateurs s’influencent mutuellement, mais chacun est seul maître et responsable de ses décisions. Il en résulte un réseau circulaire (et fermé) où chaque individu a un niveau différent de perception; le Directeur connaît les différents dénouements possibles mais essaie d’entraîner le public vers une fin négative, tandis que le public ne sait rien des futurs possibles mais tente de gagner la sortie la plus positive. Au centre, les interprètes obéissent plus ou moins docilement aux ordres…

Schémas 2 et 2 bis. Interactions dans Votre Faust

Interactions entre le directeur, le compositeur, le public et les interprètes. @François-Gildas Tual

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17 Votre Faust est une œuvre ouverte. En insérant un maximum de données qui ne lui sont pas personnelles, Henri Pousseur perd le contrôle de sa création, réalisation inespérée du rêve d’Ernst Bloch de voir un jour le spectateur non pas « s’identifier purement et simplement » à ce qui se passe, mais de le voir « rester lucide » et, gardant ses distances avec le drame, dépasser le divertissement pour « apprendre en se recréant »25. De le voir surtout participer à l’action au point d’en interrompre le déroulement: « Peut-on dire “Cela est”, quand tout ne fait que passer? » se demandait Werther… Et Faust: « Arrête-toi, tu es si beau ». Reste que le public de Votre Faust ne découvre pas « l’instant suprême » puisque la pièce bientôt reprend. Mais tantôt passif, tantôt actif, à la fois passif et actif, le spectateur dialogue – a l’illusion de dialoguer – avec le compositeur. Extraordinaire réalisation scénique du schéma tripartite de la communication de Jean Molino26, Votre Faust non seulement rend perceptible la variabilité, mais propose aussi un nouveau réseau collectif de la création caractérisé par la réversibilité des relations:

Schéma 3. Le éseau collectif de création dans Votre Faust

@François-Gildas Tual

18 Que reste-t-il alors au compositeur pour ne pas se faire, comme dans la nouvelle de Marcel Aymé, rejeter par son œuvre? Sans doute l’espace de satisfaction a-t-il évolué, et Jean-Yves Bosseur parle, à ce propos, d’écriture non pas d’« une œuvre, mais dans une œuvre »27. Votre Faust est l’histoire d’un opéra en devenir, d’une œuvre qui se forme progressivement sous les yeux du public, semblant sans cesse reposer la question du Commandeur à Don Juan – « Viendras-tu? » – celle du directeur à Henri – « Voulez-vous me composer un opéra? » Pendant l’entracte, au moment du vote, avec l’invocation aux esprits: « Veni, veni O Mephistophelis! » Dans chaque décor et dans chaque petite phrase apparemment anodine: « Tu viens, chéri! »; « Maman! – Quoi! – Viens! – La paix! ». Dans l’appel de Maggy malade, rapporté par son médecin, et dans l’hésitation à se rendre aux spectacles… Partout cette idée de « venir ». Il y a les formes positives, celles interrogatives – « Viendra-t-il? » –, les réponses négatives: « Il ne viendra pas. » Les variations sur le verbe accompagnent les décisions d’Henri et du public parce que l’un et l’autre composent simultanément leur œuvre. Avec, pour aboutissement, non- composition dans le premier cas, fixation sur un disque ou sur une bande cinématographique dans le second. Une fixation qui, aussi réussie soit-elle, a peut-être trahi les grandes idées, et laissé à l’épilogue indécis de Busoni, voire à l’inachèvement ou au possible prolongement des opéras de Schnittke et de Fénelon, l’honneur d’avoir su affranchir l’œuvre de la possession despotique de son créateur…

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Épilogue

19 En 1969, Votre Faust est créé à la Piccola Scala de Milan dans un tel désordre qu’Henri Pousseur et Michel Butor ne peuvent que constater le désastre. Interprètes et spectateurs sont totalement perdus dans la mobilité de l’ouvrage. Les uns ont incriminé le manque de répétition, les autres l’incohérence du livret ou de la mise en scène. Ce jour-là, l’œuvre en devenir a échappé à ses créateurs et à son public. N’écoutant qu’elle- même, elle a eu un comportement scandaleux. « J’espère que nous aurons encore souvent l’occasion de vous entendre », s’écriait le Directeur. « Merci, encore merci, et bravo! » Triste sort, l’histoire n’a pas exaucé les vœux formulés dans le prologue, n’a pas non plus tenu les promesses de l’épilogue. La réalité n’a pas rendu au théâtre la monnaie de sa pièce, a refusé de se faire miroir de la scène… Faut-il en déduire que l’ambition du compositeur a mené l’opéra à sa perte? Si une reprise dans de meilleures conditions permettrait, selon Henri Pousseur, de répondre, la beauté et l’originalité de la démarche demeurent tout entières dans cet échec scénique, y demeurent bien plus encore que dans les déceptions et les explications théoriques de l’auteur. Imaginer une œuvre singulière en la déchargeant d’une individualité trop embarrassante: n’était-ce pas là l’acte le plus individuel qu’Henri Pousseur pouvait imposer à Faust? Henri : Mais cet opéra ? Le Directeur : Vous n’en avez jamais écrit une note…

NOTES

1. Michel Butor, « Collaboration Butor/Pousseur », Musique en Jeu, 4, 1971, p. 81. 2. Paul Valéry, « Mon Faust » (ébauches), repris dans les Œuvres complètes, édition de Jean Hytier, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome 2, 1960, p. 276. 3. Michel Butor, op. cit., p. 86. 4. Philippe Fénelon, « Un état de nostalgie », propos recueillis par Christophe Ghristi, Programme du Théâtre du Capitole, repris par l’Opéra National de Paris, 2010, p. 35. 5. Philippe Fénelon, Opéra Magazine, avril 2007, p. 29. 6. À cette liste, n’ajouterions-nous pas le Lecteur de L’Histoire du soldat, voire le personnage de Sly, étrangement passé d’un prologue shakespearien à l’opéra sans prologue de Pascal Dusapin ? « J’ai eu beaucoup de plaisir à réinventer le rôle de Sly », confie le compositeur, « Sly est probablement mon personnage shakespearien préféré. C’est un vagabond ivrogne qui, lors du prologue de La Sauvage apprivoisée, s’écroule ivre mort dans un coin de la scène. […] Il s’agit donc bien d’une mise en scène du “théâtre dans le théâtre” qui était déjà une convention du XVIe siècle. Mais le plus intéressant est que, une fois la vraie pièce commencée, Sly disparaîtra progressivement pour n’y plus revenir ! Je me suis donc toujours demandé où il avait pu passer ! […] Lorsque enfin Faustus daigne l’apercevoir, il lui demande : “D’où viens-tu ?” ; et Sly de répondre par une phrase quelque peu agrémentée du Livre de Job : “Je cours le monde, je vague, je baguenaude”. » « À propos d’une histoire de Faustus », Faustus, The last night, Programme de l’opéra de Lyon, 2006, p. 127-128.

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7. Goethe, Faust, traduction de Gérard de Nerval, reprise dans le Théâtre complet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 955. 8. Traduction de Colette Trabucci, Disque Harmonia mundi HMC 901461, 1993. 9. Emmanuel Reibel, Faust, la musique au défi du mythe, Fayard, 1998, p. 303. 10. Traduction de Philippe Godefroid, L’Avant-Scène Opéra, 193, novembre-décembre 1999, p. 17. 11. Ferruccio Busoni, « De l’avenir de l’opéra » (Von der Zukunft der Oper, Berlin 1913), L’Esthétique musicale, textes réunis par Pierre Michel et traduits par Daniel Dollé et Paul Masotta, Minerve, 1990, p. 89. 12. De Faust, on devine déjà la présence dans un conte fantastique rédigé par le musicien à l’âge de seize ans, où un pécheur signe un pacte avec le diable afin de s’emparer d’un trésor englouti. 13. L’Avant-Scène Opéra, 193, op. cit., p. 17. 14. Ibid., p. 75. 15. Ibid., p. 90. 16. Alfred Schnittke, « Über das Faust-Problem und über Peer Gynt », entretien avec Alexander Iwaschkin (1989), reproduit dans le programme de l’Opéra de Hambourg, mai 1996, p. 30. 17. Traduction de Jacques Fournier, Disque RCA 09026 68413 2, 1996. 18. Philippe Fénelon, « Un état de nostalgie », op. cit., p. 35. 19. Philippe Fénelon, propos recueillis par nous-mêmes, avril 2011. 20. Idem. 21. Henri Pousseur, « Composer avec des identités culturelles », InHarmoniques, 2, I.R.C.A.M./ Christian Bourgois Éditeur, 1987, p. 174. 22. Sur le retour aux sources, voir aussi le Procès du jeune chien où Michel Butor et Henri Pousseur, de nouveau réunis, racontent l’histoire d’un jeune compositeur confronté à ses propres origines. 23. Emmanuel Reibel, op. cit., p. 296. 24. Ferruccio Busoni, « Combien de temps encore » (Wie lange soll das gehen ?, 1910), L’Esthétique musicale, op. cit., p. 96. 25. Ernst Bloch, Le Principe Espérance (1959), traduction de Françoise Wuilmant, Gallimard, volume 1, 1976, p. 490. « Il est vrai que jusqu’à présent, aucune dramaturgie – et certainement pas celle dont les formes atteignent à la plus grande perfection – n’a témoigné d’une relation autonome de théorie à pratique, n’a présenté le drame comme un apprentissage susceptible de toujours se corriger (par l’irruption de tableaux). […] N’a-t-il pas toujours existé des drames à plusieurs versions possibles, à plusieurs valorisations du parcours et du dénouement ? » (ibid., p. 482) 26. Jean Molino, « Fait musical et sémiologie de la musique », Musique en jeu, no17, 1975, p. 37-62. 27. Jean-Yves Bosseur, Votre Faust, thèse de Doctorat de l’Université de Paris VIII, 1976, p. 129.

INDEX oeuvrecitee Faust Palavras-chave : O Seu Fausto, opera, intertextualidade, adaptação Palabras claves : Su Fausto, opera, intertextualidad, adaptación Keywords : Your Faust, opera, intertextuality, adaptation Mots-clés : Votre Faust, opéra, intertextualité, adaptation

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AUTEURS

FRANÇOIS-GILDAS TUAL Conservatoire à Rayonnement Régional de Grenoble

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Le Petit Faust d’Hervé, parodie d’un succès et succès d’une parodie

Pierre Girod

1 La parodie d’opéra occupe une place discrète dans la musicographie du dix-neuvième siècle, à telle enseigne qu’il faut attendre 1872 pour trouver une première mention du genre dans le Dictionnaire de musique d’Escudier. Or trois ans plus tôt, un opéra de Gounod qui avait connu un succès international, Faust, était tourné en dérision dans un opéra-bouffe: Le Petit Faust d’Hervé. Pour Octave Delepierre, auteur d’un Essai sur la parodie précisément publié en 1869, une pièce comme Le Petit Faust relève du burlesque. Pourtant, c’est sous « parodie » qu’elle est citée dans le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse (1874); il semble que la tradition d’appeler tout dérivé d’une œuvre lyrique originale « parodie » ait été plus forte que la logique taxinomique. Dépassant l’idée d’un modèle unique, nous avons pris en compte la série littéraire, c’est-à-dire « tout un ensemble fondé sur les rapports que le public peut et doit saisir pour appréhender la totalité, ou l’essentiel, du sens et de la portée de l’œuvre »1. Ce contexte de réception plus vaste comprend notamment l’œuvre peint d’Ary Scheffer2, de nombreuses parutions satiriques dans la presse et la publication d’arrangements divers. Jamais, nous l’avons dit, opéra n’obtint un aussi rapide et aussi brillant succès que Faust. Mais ce succès ne s’est pas borné aux représentations théâtrales. La partition, les morceaux de chant, les morceaux d’orchestre arrangés pour le piano, pour les musiques, pour les orphéons, se sont vendus à des chiffres inimaginables. […] Rien n’a manqué à la gloire de Faust, pas même une parodie, cette consécration des chefs-d’œuvre3. La parodie peut être considérée comme le point culminant d’un massif de transcriptions qui avait permis au Faust de Gounod d’atteindre des cercles très éloignés de ceux des spectateurs du Théâtre-Lyrique. Au vu des nombreuses reprises du Petit Faust, de la foison d’arrangements et même de la parodie4 que cette parodie a suscitées, nous pouvons affirmer que le succès a été suffisamment vivace pour engendrer un autre succès. Pour décrire ce processus et en particulier les ressorts comiques liés au détournement d’une œuvre originale supposée connue, il faut tenir compte d’usages ancrés dans une pratique historique.

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2 Comment reconstituer la culture potentielle d’un spectateur de la création du Petit Faust? Nous pouvons imaginer que sa voisine joue des quadrilles à la mode sur des motifs de Faust; qu’il est invité dans des salons où les transcriptions d’opéra connaissent une vogue importante; qu’il a vu Faust à l’Opéra; qu’il a lu la dernière traduction du poème de Goethe augmentée d’un commentaire savant5. Notre travail consistera à prendre la mesure de la médiatisation de Faust pour comprendre la réception du Petit Faust. Cela recouvre la diffusion des œuvres musicales par la presse, par des partitions, par des images… et les modalités d’adaptation en fonction du genre considéré. Nous traiterons du lien parodique entre les deux œuvres jusqu’à leur passage à la postérité dans les années qui suivent immédiatement les décès de Charles Gounod (1818-1893) et Florimond Ronger alias Hervé (1825-1892):

Faust, opéra en cinq actes de Charles Gounod, Le Petit Faust, opéra-bouffe en trois actes d’Hervé, paroles de MM. Michel Carré et Jules Barbier paroles de MM. Hector Crémieux et Jaime fils Première le 19 mars 1859 au Théâtre-Lyrique Première le 23 avril 1869 aux Folies-Dramatiques Reprise à l’Académie le 3 mars 1869 Reprises sur ce théâtre en 1876 500e le 4 novembre 1887 à la Porte Saint-Martin en 1882 et 1891 1000e le 14 décembre 1894 aux Variétés en 1897 Édité par Antoine de Choudens Édité par Henri Heugel

3 L’argument du Petit Faust tient en peu de mots. Faust est un vieux maître d’école qui tient une classe de garçons et de filles. Marguerite lui est amenée par son frère Valentin, qui part pour la guerre; elle met l’école sens dessus dessous, et se sauve. Faust, rajeuni par Méphisto, court après sa belle, la trouve dans un bal public, l’enlève dans un fiacre après avoir tué son frère. Le spectre de Valentin apparaît aux coupables et les entraîne aux enfers. Nous retrouvons les quatre personnages principaux du Faust de Gounod, conservant leurs noms, âges, positions sociales, liens de parenté et interactions essentielles avec des nuances que nous détaillerons au fur et à mesure de notre étude. Tout ceci doit s’intégrer dans un nouveau genre avec sa poétique, ses emplois, ses formes, ses attendus, ses moyens humains en fosse et sur scène. La réécriture fait appel à un savoir-faire très précis pour rentrer en phase avec un cahier des charges complexe – nous nous bornerons ici à relever ponctuellement les contraintes auxquelles le livret final répond. De plus, la transformation s’adjoint des parts de création ex nihilo qui viennent justifier le jugement suivant: Puisque parodie il y a […], le difficile, pour les collaborateurs de M. Hervé, n’était point de faire du docteur de Goëthe un magister de village, de la Marguerite au rouet une blanchisseuse, de Méphistophélès un diable rose de féerie ; – mais ces transformations étant aisément trouvées et acceptées, de créer quelque chose à l’envers et en prenant le contre-pied du poëte original ; en un mot, en retournant l’habit de Goëthe, d’attirer l’œil du spectateur sur la couleur et l’étoffe de la doublure6. Autrement dit, il faut une compréhension supérieure du fonctionnement de l’œuvre originale pour réussir à la manipuler. Il nous incombera donc d’analyser conjointement l’opéra-bouffe et ses modèles pour rentrer dans l’atelier des parodistes.

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Quelques ficelles d’un livret d’opéra-bouffe

Le livret du Petit Faust joue sur les attentes du public. Dans sa première scène avec le diable, Faust rappelle comment les choses se passent normalement avant que la tradition ne soit tournée en ridicule : « – C’est dit… Ton papier !… – Quel papier ? – Le pacte que le diable fait toujours signer. – Ancien jeu !… Autrefois c’était bon… Aujourd’hui tout le monde se donne au diable… sans papier ! » Plus tard, Méphisto déstabilise Valentin sans user de pouvoirs maléfiques mais en lui proposant de puiser dans sa tabatière ; le soldat s’exécute poliment et en oublie de parer le coup suivant. Alors que le Méphistophélès de Barbier et Carré provoque des visions, brise le fer, fait couler du vin et le change en feu, son pendant est confiant dans la propension des choses à tourner mal d’elles-mêmes et ne se livre pas à la moindre sorcellerie au cours de la pièce : « Je laisse à Satan, pour prouver sa haine, / Le fer, le poison, la guerre et le sang. / Je garde pour moi la sottise humaine, / Convaincu qu’un sot vaut bien un méchant. » Ce déplacement est une marque du changement de genre. Le merveilleux est systématiquement discrédité par le bon sens ou le terre-à-terre ; la méditation sur l’homme est remplacée par une satire des mœurs. La difficulté de cette première démarche parodique, c’est que pour renverser ainsi les situations il faut bien les faire advenir – au risque parfois de paraître un peu artificiel aux yeux des critiques : Le Petit Faust est une parodie, mais, par cela seul qu’elle suit assez fidèlement les contours du modèle, elle en garde un peu l’intérêt. La popularité du grand Faust profite à l’opérette. Ce que le public ne comprendrait pas dans la pièce de MM. Crémieux et Jaime, il se l’explique en se souvenant du poème de Michel Carré et de Jules Barbier7. Une seconde stratégie consiste à déranger la typologie des personnages. Ainsi, la particularité de la Marguerite d’Hervé est de se trouver à contre-emploi dans l’intrigue de Goethe. Cette incompatibilité met très en valeur le personnage et amène le rire, selon une mécanique ancienne déjà décrite par le théoricien Boisquet : « Le comique de situation a lieu, lorsque le poëte a mis ses personnages dans des positions où leur caractère se déploie entièrement par les contrariétés qu’on lui oppose. »8 Le meilleur exemple de ce procédé est peut-être l’air d’entrée de Marguerite. Comme chez Gounod, il s’agit d’une valse ; mais au lieu du tourbillon plein de fraîcheur mettant en scène l’ingénue tout émoustillée par l’aventure extraordinaire qui vient nourrir ses rêves de princesse (« C’est la fille d’un roi »), celle d’Hervé est lente. Au premier degré, elle semble exprimer une naïveté simple suggérée par les premiers mots : « Fleur de candeur, je suis la petite Marguerite. » Après un temps d’acclimatation durant lequel l’auditeur croit à une exagération outrancière de ce caractère, il devient clair que cette innocence feinte cache un libertinage scandaleux : « Il faut me voir, quand la moisson commence, / Avec Siebel, me rouler dans le foin : / Ma vertu va jusqu’à l’inconséquence, / Peut-être, un jour, ira-t-elle plus loin. »

4 Plutôt que de prendre le modèle à contre-pied, les satiristes ont parfois choisi de le caricaturer et d’élaborer une distanciation humoristique à l’échelle de toute une scène. Un contemporain avait déjà noté que la fin du troisième acte de Faust était l’objet d’un tel jeu de miroir déformant: Et comme il [Milher, l’acteur jouant le rôle de Valentin] meurt dans la scène du duel à tabatière ! (un morceau, pour le dire en passant, très spirituellement calqué en charge sur le beau final de Gounod)9. La tension de ce final reposait sur la malédiction de Valentin, qui scandalise l’assistance inquiète pour le salut de son âme, et la vindicte de l’opinion publique vis-à-vis de

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Marguerite dont la faute est révélée. Valentin mourant avec bonhommie et le chœur félicitant l’assassin, l’atmosphère est absolument détendue dans Le Petit Faust : « C’est un beau coup d’épée / Et donné galamment ; / La lame est bien trempée, / Recevez mon compliment. ». On confine à l’absurde avec la dernière déclaration du trépassé, soulignant le ridicule de ce type de récit à l’article de la mort : « Ainsi que tout commence, il faut que tout finisse… / Je m’en vais retrouver monsieur de la Palisse. » C’est l’opéra en tant que genre sérieux qui est attaqué. La musique est pastichée – la manière de récitation monotonique du mourant, notamment – mais le comique réside beaucoup plus dans les paroles décousues et vaines de Valentin résigné que dans l’errance étonnante des harmonies d’Hervé. Le soldat illustre un deuxième registre du détournement décrit par Boisquet : « Le comique de caractère consiste dans le choix des caractères et dans le piquant de leur originalité. »10 Faire de Valentin un Trial (emploi comique du nom d’Antoine Trial, qui s’était spécialisé dans les rôles de simplet ou de paysan) lui conserve son tempérament emporté mais le rend plus rustre dans ses manières. La fantaisie qui le prend à l’article de la mort étonne, de la part d’un personnage qui s’était montré plus sec jusque là. C’est presqu’un air de folie en miniature que composent Crémieux et Jaime fils !

5 Faust offre naturellement le cas le plus abouti. Le début de l’opéra livre un personnage en proie au tourment, tandis que celui de l’opéra-bouffe le montre parfaitement campé sur ses positions: au lieu de réfléchir sur le bien, le mal, Dieu et la vie dans son cabinet, Faust fait l’apologie de l’anatomie devant une classe de bambins dissipés. Un ressort comique important réside ici dans la prise à contre-pied des espaces scéniques utilisés sur la scène de l’Opéra. Ainsi, au levé de rideau du Faust de Gounod, le vieil homme est seul, assis à l’avant-scène jardin devant son bureau. Lorsqu’il se lève, c’est pour se diriger vers la fenêtre située immédiatement derrière lui. Le chœur, lointain, reste tapi dans la coulisse. Le diable lui-même apparaît dans ce périmètre. On imagine alors la tonalité toute différente qu’apporte la ronde des écolières avec ses enfants jouant à saute-mouton qui suit immédiatement l’Ouverture-valse d’Hervé. Les couplets qui suivent sont un bon exemple de cas limite pour qualifier la parodie. Se désolant à propos du comportement de ses élèves ou reniant la science, le personnage est contrarié dans les deux cas et le chœur l’apaise ou tente de le calmer. Hervé traduit cette similitude par l’emprunt de quelques éléments musicaux. Les interventions du chœur sont homophoniques en longues notes et strictement syllabiques à l’imitation des dernières mesures chantées dans le morceau de Gounod (sur « Béni soit Dieu »); la cadence du docteur emprunte les mêmes harmonies et un contour mélodique reposant sur les mêmes ancrages que le modèle. Mais cette cadence est surchargée d’ornementation la seconde fois, ce qui se traduit dans le style bouffe par une caricature d’exploit vocal manqué, avec des discontinuités de registres, une justesse approximative, des notes craquées… Là où l’auditeur moyen ne verra que des couplets comiques, quelques-uns discerneront une critique des accents grandiloquents du Faust de Gounod sur « Salut, ô mon dernier matin… » et de la naïveté artificielle du chœur des paysans. C’est probablement ce type de détails que nous indique Édouard Déaddé dans son compte rendu de la première représentation du Petit Faust: De même que ses collaborateurs, Hervé a suivi pas à pas les errements de son illustre confrère, et ne lui a fait grâce d’aucune allusion traîtresse. […] Plus une œuvre a de notoriété, plus elle est justiciable de la critique, surtout quand cette critique est fine et mesurée11.

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Au fil du Petit Faust, le vieux barbon se découvre progressivement un penchant pour la mélancolie qui s’exprime ouvertement dans un air au début du deuxième acte. Selon Boisquet, la didascalie qui indique cet affect impliquerait que l’acteur interprète le texte qui suit « l’œil morne et baissé, la figure pensive et la voix traînante »12 ; on imagine alors la véhémence molle de Faust perdant patience : « J’ai beau me fouetter le sang, / Tout est assommant, / Tout est énervant ! » Ce numéro comique mettant en tension deux extrêmes opposés est une pure invention des librettistes du Petit Faust. Il est suffisamment important pour fournir le matériau de la Polka-entr’acte.

Les grands tableaux à succès

Puisqu’il ne semble approprié de détourner que les éléments connus pour que le public s’y réfère, nous allons maintenant chercher à déterminer quels sont les numéros de Faust répondant en 1869 à ce critère : ceux qui avaient couru les salons depuis la création dix ans plus tôt. Pour isoler les morceaux à succès dans Faust, nous devons bien sûr consulter les avis rapportés dans la presse, mais aussi repérer la musique susceptible d’être reproduite hors de la salle de spectacle, c’est-à-dire celle diffusée par le biais des arrangements rendus disponibles par l’éditeur. Au delà des réserves qu’ils peuvent émettre, les détracteurs renseignent très précisément sur les numéros dont le succès, immédiat, évident ou prévisible, ne peut être contesté. Ainsi dans la Revue des deux mondes, le critique conservateur Paul Scudo affirme d’abord de façon péremptoire que Gounod n’est pas parvenu dans Faust à écrire le moindre air susceptible d’être retenu par le public « Il n’y a pas de morceaux proprement dits, c’est-à-dire il n’y a pas une idée simple qui se limite et s’impose à la mémoire. »13 L’analyse de son compte rendu de la création de Faust fait cependant apparaître que les passages dont il fait l’éloge au plan de l’écriture musicale sont précisément ceux qui fournissent le matériau de la majorité des transcriptions. Le tableau suivant met en regard les avis les plus positifs de Paul Scudo au fil de son parcours des grands moments de l’opéra et les arrangements dont nous avons pu identifier qu’ils utilisaient la musique correspondante. Même si les transcriptions contiennent du matériau emprunté en dehors des morceaux retenus, cette liste suffit à convoquer la quasi-totalité des partitions que nous avons pu consulter parmi les plus contemporaines de la création. Cet échantillon suffit à inscrire le chœur de soldats en tête du classement des motifs favoris, suivi de près par le chœur des vieillards – la valse fonctionnant surtout comme morceau séparé. Ces deux chœurs furent d’ailleurs bissés dès la première représentation

TRANSCRIPTIONS EXPLOITANT DESCRIPTION CE PASSAGE

Quadrille brillant sur l’opéra de Ch. Gounod par H. Marx arrangé pour piano à mains […] une petite symphonie pastorale qui annonce l’arrivée du jour […] par Carl Merz - no 3 La Poule un chœur matinal qui se chante derrière la coulisse […] Illustrations de Faust, opéra de Ch. Gounod, arrangées à 4 mains par Renaud de Vilbac / suite no 3

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Quadrille brillant sur l’opéra de Ch. Gounod par H. Marx arrangé pour piano à 4 mains par Carl Merz - no 2 Été Petite fantaisie brillante sur Faust, opéra de Ch. Gounod, pour piano par Ad. Le Un beau chœur syllabique et à l’unisson, chanté par de vieux Juifs à Carpentier / opus 221 la tête branlante, est parfaitement réussi, et le public l’a justement Polka de la Kermesse par fait répéter. Musard, réduction pour […] chœur des vieillards piano par Desgrange, arrangée à 4 mains par Carl Merz [Fantaisie sur le chœur des vieillards par Louël] Illustrations de Faust, opéra de Ch. Gounod, arrangées à 4 mains par Renaud de Vilbac / suite no 1

Valse transcrite pour orgue Alexandre & piano par H.L. d’Aubel Valse transcrite pour piano & violon par d’Aubel & Périer Petite fantaisie brillante sur Faust, opéra de Ch. Gounod, […] ce qui est charmant et délicieusement instrumenté, c’est la valse pour piano par Ad. Le avec le chœur qui en est pour ainsi dire l’accompagnement. Carpentier / opus 221 Suite de valses sur Faust opéra de Ch. Gounod par Strauss Illustrations de Faust, opéra de Ch. Gounod, arrangées à 4 mains par Renaud de Vilbac / suite no 1

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Fantaisie artistique sur Faust, opéra de Ch. Gounod, pour piano par Ch. Delioux / opus 54 Fantaisie dramatique sur Faust, opéra de Ch. Gounod pour violon avec acct. de Piano par H. Herwyn / opus 6 Polka-mazurka sur Faust, opéra de Ch. Gounod, pour piano par E. Ketterer / opus […] le chœur de soldats qui accompagnent [sic] Valentin, et 69 qu’annonce une belle marche militaire, est un chef-d’œuvre du Petite fantaisie brillante sur genre. J’aime surtout la seconde phrase complémentaire qui sert de Faust, opéra de Ch. Gounod, transition au retour du premier motif, ravivé alors par une pour piano par Ad. Le instrumentation plus chaude et plus abondante. Ce chœur est Carpentier / opus 221 redemandé tous les soirs par le public charmé. Quadrille brillant sur l’opéra de Ch. Gounod par H. Marx arrangé pour piano à mains par Carl Merz - no 4 Pastourelle Chœur des soldats de Faust de Ch. Gounod transcrit pour piano par W. Krüger / opus 89 Illustrations de Faust, opéra de Ch. Gounod, arrangées à 4 mains par Renaud de Vilbac / suite no 2

6 Le travail d’assimilation musicale fut assez unanimement porté au crédit d’Hervé, puisque même Félix Clément, par ailleurs extrêmement critique à l’égard du genre de l’opéra-bouffe, avoue que « la parodie musicale de la kermesse, du chœur des soldats, de divers procédés particuliers à M. Gounod est assez spirituelle »14. Détaillons à présent le devenir d’un de ces numéros si essentiels aux oreilles des auditeurs. Le chœur des vieillards a la particularité de présenter plusieurs groupes de chanteurs successivement puis mêlés, quoique conservant des textes distincts; La mélodie initiale des bourgeois est même superposée un court instant à celle des militaires. Hervé dépasse cette structure en composant trois voix superposables, ce qui ne manqua pas d’attirer l’attention: Les trois chœurs de la Kermesse sont sans contredit le morceau capital de l’ouvrage ; chantés séparément d’abord par chaque groupe, ils se réunissent ensuite dans un chœur général15. En effet, c’est le seul morceau strictement choral à être proposé parmi les morceaux séparés vendus dans le théâtre avec accompagnement de piano ou de guitare. La parodie est particulièrement proche du modèle puisque la scène de bal public, d’ambiance festive et grivoise s’intègre parfaitement au genre bouffe. Hervé cite même l’incipit de la mélodie des bourgeois, reconnaissant par là le succès de ce passage qui servait à désigner le morceau. Dans l’opérette, ce même groupe des ténors prend

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ouvertement le titre de « vieillards ». Le motif16, entendu trois fois dans la version de Gounod (sur les paroles en caractères gras dans notre tableau) n’a plus besoin d’être répété pour être reconnu dix ans plus tard. Les autres groupes sont simplement un peu plus extravertis qu’à l’origine : la chanson bachique des étudiants rappelle plus précisément leur état, tandis que les femmes regroupées se disent carrément demi- mondaines. Cela ressemble à une correction du chœur de la Kermesse sous le prisme même de sa célébrité, ainsi qu’on simplifie un mélisme sans s’en rendre compte en le fredonnant ; c’est un peu comme si Hervé appliquait délibérément les caractéristiques du timbre à une tradition écrite.

Faust Le Petit Faust UN GROUPE DE BOURGEOIS CHŒUR DE VIEILLARDS Aux jours de dimanche et de fête, Nous, nous sommes les vieux noceurs, J’aime à parler guerre et combats ; C’est notre bourse qui régale ; Tandis que les peuples là-bas Nous mourrons, éternels viveurs, Se cassent la tête. Dans l’impénitence finale. Je vais m’asseoir sur les coteaux Assis gaiment dans les jardins Qui sont voisins de la rivière, Que fréquentent ces demoiselles, Et je vois passer les bateaux Nous voyons passer les gandins En vidant mon verre ! Qui nous soufflent nos belles !

Extrait de la partition : « Aux jours de dimanche et de fête »

Air de la partition « Aux jours de dimanche et de fête »

Spectaculaire et publicité

Qu’en est-il des aspects visuels de la production ? Ainsi qu’en attestent les costumes, les décors et les dispositions scéniques, consignés dans les livrets de mise en scène et dans des gravures et des caricatures, la partition s’entoure de représentations picturales qui forgent à la longue sa célébrité aussi solidement que le discours critique sur l’œuvre. Au fur et à mesure des reprises, une tradition iconologique s’instaure, que la parodie peut mettre à profit doublement en s’insérant dans des codes déjà connus et en en forgeant de nouveaux. Lorsque nous avons cherché quelle scène du Petit Faust pouvait faire référence au Quatuor du jardin, c’est une série de gravures représentant les décors originaux pour le théâtre des Folies-Dramatiques qui nous mit sur la piste. La scénographie pour la fameuse Idylle des quatre saisons présente en effet une forte similitude avec celle du Quatuor, entraînant un rapprochement entre la closerie des Vergeiss-mein-nicht et le jardin de Marguerite. La parenté aide le spectateur à se situer dans une intrigue qu’il connaît déjà, et lui permet de percevoir plus facilement la parodie. L’élément visuel vient ici dénoncer et renforcer un point de la parodie.

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7 Il existe également une filiation entre les costumes de Faust et du Petit Faust, observable au travers de la ressemblance entre Méphistophélès et Méphisto17. On comptait manifestement sur cette proximité décalée – le Méphisto d’Hervé est travesti – pour susciter l’intérêt. Quant aux autres artistes représentés, leur accoutrement souligne précisément la distinction de genre entre les deux œuvres. C’est en particulier le cas du costume de Valentin qui a tout de suite retenu l’attention des dessinateurs, avec son couvre-chef voyant et son pantalon bariolé. Cette signature graphique du Petit Faust constitue une réduction de la réalité scénique du spectacle, comme l’arrangement en est une réduction de la réalité musicale. L’image rend présent et concret au public un divertissement par nature éphémère, qui une fois passé risque de lui paraître rapidement lointain. Au motif mélodique s’attache un type caricatural, et la conjonction des deux éléments construit une unique idée. La vue d’un dessin remémore au spectateur le fredon « Vaillants guerriers… » aussi sûrement que l’audition de ce thème musical convoque dans son esprit la figure cocasse de Valentin.

8 Il nous manque une chorégraphie notée pour reconstituer le ballet des soldats, mais nous disposons de manuels sur les trucs du tableau de Marguerite et Faust « tremblants » devant l’apparition du spectre de Valentin. De plus, cette didascalie du livret se réfère à un jeu scénique stéréotypé, le tremblement. Le contexte suggère une série de prescriptions concernant notamment la voix et le regard, que l’on trouve à nouveau codifiées chez Boisquet: Superstition. […] son œil est inquiet et troublé, ses manières sont étroites et craintives, sa voix se porte de la crainte à la dévotion. Crainte, frayeur et synonymes […] s’expriment graduellement par l’œil inquiet, égaré, la contraction plus ou moins forte des muscles, les cheveux hérissés, les convulsions, le tremblement de tout le corps. La voix est tremblante, hachée, effrayée, s’élançant par sauts et retombant ensuite18. Le tremblement, en particulier, est un attendu du genre comique et apporte ici un contraste bienvenu à une intrigue chargée en bonne humeur, scènes de foule et divertissements dansés. Les chances de succès augmentent car il n’est pas nécessaire de percevoir la référence et « même pour le public des petites places, qui n’a jamais entendu parler de Goëthe ni de Gounod, c’est un spectacle divertissant. »19

9 Le retour immédiat de l’administration du théâtre sur ses investissements paraît crédible, du moment que l’œuvre est durablement à la mode. Pour s’en assurer, il faut le concours d’un éditeur qui prenne en charge la destinée de l’ouvrage, à l’image d’Henri Heugel promettant en post-scriptum de son compte rendu que « le petit, comme le grand Faust, fera son tour du monde »20. Ce dernier utilise sa revue, Le Ménestrel, pour inonder ses abonnés d’informations sur la production, d’articles vantant l’ouvrage et d’arrangements divers. C’est d’ailleurs par la vente de ces transcriptions qu’il doit renflouer ses caisses de l’investissement consenti en premier lieu pour éditer la partition. Son pari est largement tenu, puisque vingt ans et plusieurs reprises plus tard, Le Petit Faust faisait partie intégrante de la culture française, ainsi qu’en témoigne un guide touristique de l’exposition Universelle de 1889: « Les succès de la Fille de Madame Angot, de l’Œil crevé, du Petit Faust et des Cloches de Corneville sont restés légendaires. »21 L’enregistrement réalisé par la troupe de l’ORTF dans les années 1950 ou encore la reprise par la Maîtrise des Hauts-de-Seine en 2009 de cette « bouffonne partition »22 confirment qu’un siècle et demi après sa création son efficacité n’est nullement émoussée.

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Conclusion

La principale stratégie comique du Petit Faust est de détourner une trame littéraire, musicale et scénique pour atteindre à un domaine plus léger. À ce titre, il est justifié de dire que l’opéra-bouffe d’Hervé est une parodie. Mieux, parce qu’elle s’appuie en priorité sur les éléments de son modèle rendus célèbres par la diffusion qui en fut faite sous forme de comptes rendus, de transcriptions et d’images, nous pouvons affirmer que c’est la parodie d’un succès. Le reste est entre les mains des entrepreneurs de spectacle du dix-neuvième siècle qui ne laissent rien au hasard : le succès du Petit Faust suit pas à pas celui du grand Faust en reproduisant à dix ans de distance le même tour du monde.

NOTES

1. Sylvain Menant, « Approche sérielle et parodie » in Sylvain Menant et Dominique Quero, dir., Séries parodiques au siècle des Lumières, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 7-14. 2. Sur la filiation des identités visuelles, voir Charlotte Loriot et Pierre Girod, « Arrêts sur image : les lithographies des piano-chant, une source pour connaître le jeu et la mise en scène » [actes du colloque L’Interprétation lyrique au XIXe siècle tenu à l’Opéra-Comique les 3 et 4 mars 2011 à paraître chez Symétrie]. 3. « La 500e de Faust », 2 novembre 1887 – Bibliothèque-Musée de l’Opéra, dossier d’œuvre. 4. Hervé a lui-même parodié Le Petit Faust avec Faust-Passementier. 5. Le Faust de Goethe, seule traduction complète [par Gustave Bord], précédée d’un essai sur Goethe, accompagnée de notes et de commentaires et suivie d’une étude sur la mystique du poème par M. Henri Blaze / Douzième édition, Paris, Charpentier, 1869. 6. Benedict (alias Benoît Jouvin), « Chronique musicale », Le Figaro, 26 avril 1869, p. 2. 7. Auguste Vitu, « Premières représentations », Le Figaro, 16 février 1882, p. 3. 8. François Boisquet, Essai sur l’art du comédien-chanteur, Paris, Longchamp, 1812, p. 175. 9. Benedict (alias Benoît Jouvin), « Chronique musicale », Le Figaro, 26 avril 1869, p. 3. 10. François Boisquet, op. cit., p. 175. 11. Édouard Déaddé, « Théâtre des Folies Dramatiques », Revue et Gazette musicale de Paris, 2 mai 1869, p. 147. 12. François Boisquet, « Mélancolie », op. cit., p. 145. 13. Paul Scudo, « Revue musicale », Revue des deux mondes, Paris, 1er avril 1859, p. 760. 14. « Petit Faust » in Félix Clément, Deuxième supplément au Dictionnaire Lyrique, Paris, Boyer, s.d., p. 807. 15. Delmary, « Folies-Dramatiques », L’Europe artiste, 2 mai 1869. 16. Courte unité de musique aisément identifiable, le motif est une caractéristique essentielle de l’art lyrique français au dix-neuvième siècle. Pierre Larousse note à propos de Faust que « chaque morceau offre une phrase ordinairement courte, mais d’une vérité d’expression forte », phrase souvent répétée à satiété – jusqu’à seize fois dans les couplets de Siebel (« Faust » in Félix Clément, et Pierre Larousse, Dictionnaire Lyrique, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1881, p. 275).

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17. Voir les gravures de Théo respectivement parues dans le Théâtre illustré no 25 (13 mars 1869) et no 32 (1er mai 1869). 18. François Boisquet, op. cit., p. 134 et 146. 19. Édouard Déaddé, « Théâtre des Folies Dramatiques », Revue et Gazette musicale de Paris, 2 mai 1869, p. 147. 20. Henri Moreno, (alias Henri Heugel), « Le Petit Faust », Le Ménestrel, 25 avril 1869, p. 164. 21. Guide dans l’Exposition. Paris et ses environs. 1re édition, Paris, Delarue, 1889, p. 234. 22. Gustave Bertrand, « Semaine théâtrale », Le Ménestrel, 18 avril 1869, p. 155.

INDEX oeuvrecitee Le Petit Faust Mots-clés : parodie, opéra-bouffe Palavras-chave : parodia, opéra-bouffe Palabras claves : parodia, opéra-bouffe Keywords : parody, opéra-bouffe

AUTEURS

PIERRE GIROD Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris Université de Rennes II

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Leurs Faust et notre temps : actualité et inactualité faustiennes

Entrée 3. Actualité des classiques faustiens

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Poésie et philosophie dans Faust I de Goethe

Bénédicte Abraham

1 L’interrogation qui porte sur l’alliance ou la mésalliance entre la philosophie et la poésie n’est pas nouvelle. Elle remonte à l’Antiquité, mais la fascination réciproque de ces deux champs du langage et de la pensée n’en est pas moins restée vive pour autant. Dans sa Poétique1, Aristote consacre plusieurs pages à la personne du poète dont il considère l’activité comme étant plus noble et plus philosophique que celle de l’historien. Ce qui constitue, aux yeux d’Aristote, la supériorité de la poésie sur l’histoire, c’est son caractère philosophique et sa tendance à exprimer l’universel, c’est- à-dire sa capacité à fournir des modèles. Platon chasse pourtant les poètes de sa cité idéale au livre III de la République et interdit aux gardiens-philosophes chargés d’administrer la cité de pratiquer la poésie au prétexte que la mimesis ne donne qu’un reflet déformé de la réalité sensible2. La disqualification des poètes par Platon est sévère et l’un des motifs de leur discrédit est la distance de leur propos par rapport à la réalité. Si la philosophie a souvent revendiqué sa suprématie spirituelle sur la poésie, la poésie a souvent affirmé sa puissance philosophique qui lui permet de dire des choses que la philosophie ne peut pas dire. La problématique d’une difficile articulation à trouver entre poésie et philosophie se retrouve sous la plume de Goethe et Schiller au sein de la correspondance assidue qu’ils entretiennent de 1794 à la mort de Schiller en 1805. Schiller en particulier, ressent douloureusement la peine qu’il éprouve à harmoniser ces deux champs du savoir et de la créativité et se plaint, dans plusieurs lettres à son ami, de la dissymétrie qui affecte la confrontation entre poésie et philosophie. La supériorité qu’il accorde à la poésie sur la philosophie, parce qu’elle est selon lui une activité noble et non prosaïque, rejoint, en certains points, la conception aristotélicienne ; il va même jusqu’à faire du poète le seul être véritablement humain et du philosophe une caricature du premier, comme il ressort d’une lettre qu’il écrit à Goethe le 7 janvier 1795 : « […] weil alle Natur nur Synthesis und alle Philosophie Antithesis ist […] so viel ist indes gewiss, der Dichter ist der einzige wahre Mensch, und der beste Philosoph ist nur eine Karikatur gegen ihn »3. Philosopher lui demande peu

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d’énergie et ne sollicite que la moitié de son être alors que les muses le vident de ses forces : Ich fürchte, ich muss die lebhaften Bewegungen büßen, in die mein Poetisieren mich versetzte. Zum Philosophieren ist schon der halbe Mensch genug, und die andere Hälfte kann ausruhen ; aber die Musen saugen einen aus4.

2 Que la philosophie soit pour Schiller une activité prosaïque, c’est une idée qu’il exprime dans une autre lettre à Goethe datée du 17 décembre 1795 : Ich habe mich lange nicht so prosaisch gefühlt als in diesen Tagen und es ist hohe Zeit, dass ich für eine Weile die philosophische Bude schließe. Das Herz tastet nach einem betastlichen Objekt5.

3 Goethe insiste, quant à lui, plutôt que sur la disjonction douloureuse entre poésie et philosophie, sur leur nécessaire harmonisation, qui est un élément constitutif de l’être humain véritablement cultivé : « […] nur in einer gewissen Verbindung der Philosophie und Poesie bestehe die wahre Bildung », écrit-il à Schiller6.

4 Évoquant la gestation de sa tragédie Faust, Goethe fait part, dans une lettre à son ami7, de l’équilibre qu’il n’a eu de cesse de rechercher entre la pensée et l’expressivité. Ce sont pourtant les philosophes de son époque qui semblent avoir attendu avec l’impatience la plus vive la parution du Faust, comme le mentionne Schiller dans une lettre du 16 mars 1801 : « Viel Glück zu den Fortschritten im “Faust”, auf den die hiesigen Philosophen ganz unaussprechlich gespannt sind »8. Comme le rappelle Richard Baum dans un article consacré à l’idée que Goethe se fait de la poésie9, l’écrivain et penseur a cherché précisément à définir l’essence de la poésie en l’opposant à la philosophie et à la mystique10. On peut donc en toute légitimité s’interroger sur la place respective de la philosophie et de la poésie dans la tragédie de Goethe et réfléchir à leur articulation et leur expression dans une pièce qui, en dernière instance, relève du drame au sens étymologique tel que le définit Aristote11, et met donc à l’honneur l’action plus que le langage ou la pensée. Peut-être Goethe a-t-il à cœur, en cherchant à harmoniser dans Faust la poésie et la philosophie, de dépasser le dualisme dans lequel elles sont enfermées en faisant de son œuvre maîtresse le chef- d’œuvre de la poésie pensante et de la philosophie expressive ?

La voix sacrée du poète

5 Considérons tout d’abord que la parole est d’emblée donnée au poète : la tragédie s’ouvre sur une dédicace du poète qui se présente sous la forme d’un poème en stances de quatre strophes dans lequel l’auteur fait part des difficultés rencontrées lors de la création de son œuvre et évoque avec nostalgie et douleur, sur un ton élégiaque, ses jeunes années où il s’était attelé à la tâche ardue d’écrire un drame qu’il reprend aujourd’hui avec peine. Il y est question du chant du poète par lequel il exprime sa douleur de n’être peut-être pas compris de la foule : Mein Leid ertönt der unbekannten Menge, Ihr Beifall selbst macht meinem Herzen bang, Und was sich sonst an meinem Lied erfreuet, Wenn es noch lebt, irrt in der Welt zerstreuet12.

6 C’est donc la voix du poète qui s’élève pour initier le drame. On la retrouve dans la scène suivante, « Prolog im Theater » (« Prologue sur le théâtre »), matérialisée cette fois par le personnage du poète siégeant sur scène aux côtés du directeur du théâtre et

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du bouffon. Le « je » lyrique qui s’était exprimé dans la dédicace fait ici l’objet d’une dissociation matérielle entre trois personnages qui reprennent chacun à leur compte les questions soulevées en préambule par le seul poète et qui concernaient les rapports entre le poète et ses personnages, le poète et son public. Deux conceptions antithétiques s’opposent dans ce prologue : il s’agit de celle du poète, épris d’absolu et d’idéalisme et de celle du directeur du théâtre, âpre au gain et soucieux de la réussite sociale et matérielle du projet13. Sans doute les réparties du directeur du théâtre sont- elles destinées, dans leur matérialisme outrancier, à souligner favorablement les ambitions éthérées du poète qui, tel un Dieu, crée et assure la pérennité de l’Olympe14. Il ressort du dernier vers du passage que l’épiphanie du génie humain est assurée par le poète. La poésie est déclarée bien supérieure à toutes les formes de langage et de pensée, elle a vocation d’absolu et confine au sacré.

La mélancolique et élégiaque méditation de Faust sur le sens

7 La tragédie proprement dite le confirme en s’ouvrant sur le savant Faust qui médite le désastre du sens et déplore l’impouvoir foncier du langage. La vanité du savoir le rend mélancolique et fait surgir en lui des idées de suicide. La première des facultés étudiées qu’il évoque en un accord initial chargé de profonde mélancolie est d’ailleurs la philosophie15. Le monologue entier de Faust est constitué de trois raisonnements antithétiques par lesquels le savant oppose ses longues et savantes études à son faible savoir16 et il achève sa tirade par une condamnation méprisante du langage17 qui n’est pas sans rappeler la haine de Herder pour ce que ce dernier appelait « la boutique de mots creux »18, mais il s’apparente à un long poème et comme le lieu où le sujet vient porter plainte. Le premier monologue de Faust est tout à la fois une crise et un procès. La déception de Faust éprouvée face à l’impuissance du savoir et à la stérilité de la pensée fait alors place à une apostrophe à la lune, empreinte de lyrisme et de douceur élégiaque, où Faust se fait le chantre de la nature qui saura le guérir de ses tourments. Le ton, le rythme, le style et le vocabulaire deviennent tout autres19. Déçu par la science livresque, constatant non sans amertume qu’il a étudié la philosophie, mais qu’il ne philosophe pas, Faust se tourne alors vers la magie blanche, espérant trouver par la pratique magique un accès intime au monde et une harmonie entre microcosme et macrocosme, homme et univers20. Conçu à l’image des alchimistes et des philosophes mystiques de la Renaissance, Faust, s’adonnant à la pratique de la magie blanche, est davantage théosophe que philosophe, dans la mesure où il cherche par l’intuition et l’extase, bien plus que par la connaissance scientifique ou le raisonnement philosophique, à s’élever vers une vision radieuse du monde et aspire à une connaissance mystique et non raisonnée de la Nature. La formule magique par laquelle Faust invoque l’Esprit de la terre vient rappeler la puissance expressive du langage et de la poésie ; Faust fait ici un usage poétique du langage ancré dans le sensible, la sensualité, le désir, qui n’est pas simple ornement ni simple jeu avec les mots, mais qui est motivé par l’invocation de l’Esprit de la terre auquel il s’adressera, comme en un hymne de gratitude, dans un second monologue dans la scène « Wald und Höhle »21 (« Forêt et caverne »). À cet usage poétique et presque extatique du langage, Goethe oppose à dessein l’admiration naïve de Wagner envers un usage rhétorique du langage et, soulignant le prosaïsme du personnage, lui donne le rôle d’un faire-valoir du

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théosophe épris d’absolu qu’est Faust22. La seule parole de Wagner que l’on pourrait, dans cet échange avec Faust, juger poétique en raison du recours à la figure du chiasme, n’est en fait qu’une pâle et scolaire imitation d’Hippocrate, fort éloignée du génie poétique créateur et inspiré : Ach Gott ! die Kunst ist lang ! Und kurz ist unser Leben23. Mon Dieu ! Que l’art est long et que la vie est brève24 !

8 C’est dans la rencontre avec son famulus, qui n’est finalement qu’une caricature de lui- même ou de son moi qu’il voudrait déjà antérieur, que Faust prend toute la mesure de sa crise existentielle et du drame de son identité. Le drame de Faust est celui de la connaissance doublé d’un drame existentiel, c’est le drame universel du sujet malheureux et scindé qui recherche la réconciliation entre le monde de la matière et le monde de l’esprit. La tragédie de Goethe est sous-tendue par un questionnement philosophique : le souci de Faust de mener une enquête sur soi, ses limitations et sur la nature du bonheur possible à l’homme. C’est un drame existentiel plus que métaphysique, en dépit du « Prologue au Ciel » qui met en scène la confrontation manichéenne entre Dieu et le Diable : Il ne faut pas oublier que la tragédie de Faust s’ouvre en cette nuit du samedi de Pâques où Dieu est mort. Faust est donc conduit à un insupportable « connais-toi toi-même » et découvre son identité comme une innommable vérité. Sa subjectivité naguère déchaînée et triomphante n’a d’autre issue que ce radicalisme de l’anéantissement25.

9 Dans sa recherche d’une vérité sur lui-même et sur les conditions du bonheur terrestre, dans sa dénonciation du potentiel mensonger du langage, Faust est engagé sur une voie philosophique dont le mode d’expression privilégié reste, en dernière instance, le dialogue. Le geste fondateur de la philosophie procède d’une exclusion du « je » au profit du couple constitué du questionnement et de ses réponses. La crise existentielle de Faust réclame des actes et une résolution que seule la forme dramatique est à même de signifier. Aussi la tragédie de Goethe s’apparente-t-elle à un poème philosophique en acte et en actes ; l’action est jugée bien supérieure au langage dans ce passage de la scène « Studierzimmer » (« Cabinet de travail ») où Faust s’apprête à traduire l’Évangile selon saint Jean26. Dans ce passage, Faust se fait poète et philosophe, bien plus que théologien. Il renie, du reste, la théologie qu’il regrette d’avoir étudiée27. Il modifie en profondeur le sens du texte biblique, fait œuvre de poète en montrant ici une parole qui bouge et cherche sa place, une parole qui existe de se chercher et subsiste de se questionner28, comme lui. Le travail du poète est de restituer à la langue sa matérialité, sa densité, son épaisseur29 et sa force, ce que Faust cherche à faire dans ce passage en cherchant la formule d’énergie, le souffle, le son qui le satisfera et qui explose au vers 1237 dans le terme « action » (« Die Tat »). La poésie rejoint la philosophie dans la mesure où toutes deux sont des activités philologiques, activités de lecture et d’écriture, lecture critique et réécriture de sa propre vie pour Faust. Faust va penser sa vie en mouvement, en se mettant en mouvement aux côtés de Méphistophélès et se faire progressivement l’artisan philosophe de sa nouvelle existence. Après la poétique du désaccord fondamental avec lui-même exprimé dans le cri déchirant suggérant sa scission intérieure « Zwei Seelen wohnen ach ! in meiner Brust »30 (« Deux âmes, hélas ! habitent en ma poitrine ») de la scène « Vor dem Tor »31 (« Devant la porte de la ville »), la question centrale du drame va s’énoncer de la manière suivante : comment réaccorder l’être humain, au double sens musical et conceptuel du verbe

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« réaccorder », comment réaccorder la pensée et le désir, le discours conceptuel philosophique auquel Faust est si exercé et le discours mythique poétique dont il est l’emblème ? La vie de Faust, dont le mouvement va de la quête du savoir à la quête du sens, devient poésie pensante, se fait « poésophie », c’est-à-dire articulation intime entre poésie et philosophie et acquisition d’une sagesse de vie par la parole poétique dont est l’emblème.

10 Goethe insiste dans son drame sur une poétique du contraste qui suggère la lente et difficile réunification à lui-même de Faust. Deux personnages sont convoqués pour suggérer la crise identitaire de Faust : il s’agit de Méphisto et de Gretchen. Méphisto représente une sorte de projection abjecte de Faust, son mauvais « moi », son double malfaisant, hétérogène et démoniaque, l’altérité qu’il a refoulée32. C’est dans le rapport à l’autre que se définit le propre, il ne peut y avoir d’identité que là où il y a différence. On ne se connaît soi-même que par la relation, le rapport établi, comme en amour. Méphisto souligne la faille identitaire de Faust, dans laquelle il s’engouffre d’ailleurs dans l’espoir de triompher dans le cadre du pari conclu avec le Seigneur. C’est précisément parce que Faust a une double nature, possède deux âmes, l’une noble, attirée par les hautes sphères de l’esprit et de la science, l’autre vile, sensible aux jouissances bassement terrestres, que Méphisto est détenteur d’un pouvoir sur Faust qu’il ne peut avoir sur Gretchen qui est une nature entière, simple, non scindée et dont il dira justement : « Über die hab’ ich keine Gewalt »33 (« Je n’ai pas de pouvoir sur elle »). Les deux thèmes principaux de la pièce sont ceux de l’amour et de la liberté. Faust est mis face à la liberté de choisir entre la voie du Bien ou celle du Mal, de répondre de ses actes en ayant éventuellement recours au repentir et à l’expiation de ses erreurs qui concernent essentiellement sa relation amoureuse à Gretchen. Pour signifier l’amour qui les lie, Goethe a d’ailleurs recours à une métaphore florale très signifiante et programmatique pour le reste de la tragédie ; elle se situe dans la scène où Gretchen-Marguerite effeuille précisément la marguerite sous les yeux de Faust et, ce faisant, signifie, en détruisant progressivement la fleur, sa propre destruction à venir, rappelant aussi que le drame bourgeois dans lequel s’inscrit la tragédie de Marguerite ne laisse aucune possibilité d’issue heureuse à l’amour-passion34.

Le personnage de Gretchen et la physique de la parole

11 Gretchen se fait poète dans le passage où elle recourt à la métaphore qui est analogie et transposition, redistribution du sens de façon imagée. Le mot renvoie à l’idée, la fleur effeuillée renvoie à la virginité menacée. Cette approche métaphorique de l’expression de son amour est une façon pour Gretchen d’entrer en relation avec sa réalité à venir. Elle exprime métaphoriquement sa propre histoire. La métaphore est ici motivée et référentielle par rapport à l’histoire de Gretchen. La scène développe une esthétique de la poésie où prédomine la logique de l’analogie, de la comparaison, de la non-identité. Gretchen est sans doute, de tous les personnages de la pièce, celui dont le mode d’expression privilégié est le plus poétique, émotionnel, non réflexif ni discursif. À trois reprises35, elle a recours au chant ou à la prière, c’est-à-dire au pouvoir incantatoire et consolateur de la parole poétique pour dissiper son malaise ou exprimer son amour. À la fin de la scène « Abend » (« Le soir »), par exemple, où Faust et Méphisto s’introduisent dans la chambre de Gretchen à son insu pour y déposer le coffret à bijoux, cette dernière éprouve confusément un malaise à son retour, elle ressent la

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présence hostile du Diable pour lequel elle avouera son antipathie dans la scène « Marthens Garten »36 (« Le jardin de Marthe ») et entonne alors la ballade du roi de Thulé pour dissiper sa frayeur37. La puissance de la poésie réside en ce qu’elle peut dire des choses que la philosophie est impuissante à dire comme la peur, l’appréhension ou encore l’amour. Le mode d’accès à l’être et à la connaissance chez Gretchen est beaucoup plus intuitif que discursif. Il y a identité chez Gretchen de l’objet et du sujet. La poésie est « mesurée », elle régule, cadastre les émotions violentes éprouvées. Gretchen est présente au réel par le chant, elle est « toute », c’est-à-dire qu’elle est dans l’existence grâce à l’essence de la parole. Les passages où Gretchen s’exprime par des chants appellent une typographie particulière, une dimension plastique, rythmique et immédiatement sensible, c’est-à-dire une physique de la parole. Le sens, en même temps qu’il est formel, est aussi, dans ces passages, existentiel. La poésie à laquelle Gretchen a recours produit du sens. La « Stimmung », qui évoque une tonalité affective inséparable de l’atmosphère, qui renvoie à l’impression qui se dégage de la configuration des choses, de la disposition des mots, n’est précisément pas l’expression d’un sujet, logique et raisonnée. Gretchen est dans le domaine de la signifiance poétique et non de la signification conceptuelle. Gretchen est une enfant qui vit dans une sorte d’enfance du langage où il n’y a pas de moyen de communiquer conceptuel. Elle redécrit le monde au lieu de le décrire. La poésie demande d’entendre avant de comprendre, de comprendre en prononçant. Le rôle des poètes n’est-il pas de retrouver l’essence des mots, des silences ? Sur ce point, elle est l’exact opposé de Faust qui incarne la réflexivité angoissée et la conceptualisation aride. Goethe semble avoir travaillé ces deux personnages en contraste, comme certaines scènes le soulignent. C’est le cas, par exemple, de la scène « Marthens Garten » (« Le jardin de Marthe ») dans laquelle s’engage entre Gretchen et Faust une conversation au sujet de la religion. Faust se présente comme un libre penseur, à peine encore attaché au christianisme teinté de sentimentalisme de son enfance. En ce sens, Faust, détourné du sacré et du religieux n’est pas un être poétique. Il y a, par ailleurs, dans la tragédie de Goethe, quelques scènes comiques ou burlesques qui viennent relativiser la figure et le pouvoir du Diable, mieux que ne sauraient le faire des réflexions philosophiques ou théologiques.

Conclusion

12 De manière générale, la tragédie de Goethe est sous-tendue par une opposition entre un discours poétique et un discours non-poétique ou prosaïque que viennent incarner quelques personnages comme Dame Marthe, veuve joyeuse et cupide, ou encore Wagner, fermé à toute dimension surnaturelle de la vie, comme on le constate dans la scène « Vor dem Tor » (« Porte devant la ville »), où il ne voit dans le barbet qui s’attache à Faust à la fin de leur promenade pascale rien d’autre qu’un vulgaire barbet, là où Faust pressent une force surnaturelle et énigmatique. La pièce de Goethe contient de nombreux passages à caractère lyrique et quelques dialogues à caractère philosophique ; il n’en reste pas moins que Goethe a choisi la théâtralisation et la forme du drame pour, in fine, donner forme au mythe de Faust. C’est-à-dire qu’il a voulu privilégier le sens de l’action. Ce sont le drame et l’action qui affirment leur primauté sur la philosophie et la poésie. Certes, il mélange les genres – lyrique et dramatique –, ne serait-ce qu’en écrivant toute sa pièce en vers (à l’exception de la scène en prose intitulée « Trüber Tag. Feld. » / « Jour sombre. La campagne »), mais ses références sont néanmoins essentiellement théâtrales, allant de la tragédie antique avec l’insertion des

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prologues et la présence de chœurs qui relèvent de la tradition antique, au drame shakespearien en intégrant de nombreuses références intertextuelles à quelques-unes des pièces de l’auteur anglais, comme Macbeth avec la présence des sorcières dans les scènes « Hexenküche » (« Cuisine de sorcière ») et « Walpurgisnacht » (« Nuit de Walpurgis »), ou encore au drame bourgeois qui est la référence sous-jacente de la tragédie dite « de Marguerite ». Ainsi, la tragédie de Goethe met en évidence la fracture et l’harmonie difficile entre poésie et philosophie incarnée par le personnage éponyme de la pièce, mais éclatée aussi selon les personnages qui forment la constellation principale, à savoir Gretchen et Méphisto. Si le langage est l’instrument privilégié de la poésie et de la philosophie, la pièce de Goethe est sous-tendue par une réflexion sur l’efficience du langage et parsemée de passages dans lesquels une critique du langage – rhétorique et mensonger – est à l’œuvre. Faust dira à Méphisto qu’il est un menteur, doublé d’un sophiste38, c’est-à-dire un ennemi du vrai philosophe. Lui-même ne sera pas à l’abri d’une telle accusation, car il va, auprès de Gretchen, faire un usage abusif du langage et faire autant de beaux mots comme amant que comme savant, ce que ne manque pas de lui rappeler le Diable dans la seconde scène intitulée « Straße »39 (« Une rue »). La tragédie de Goethe met en lumière la crise d’un sujet en quête de sens, la crise de la subjectivité comme plénitude psychologique à exprimer. La philosophie dans la pièce, le « vouloir dire », ne domine pas la poésie et c’est pour finir dans le « vouloir agir », dans l’action dramatique que Faust va entrevoir une issue à son déchirement intérieur initial. Élevant son personnage au rang de figure mythique qui cherche la réunification à lui-même par l’affirmation du désir pensant et de la pensée désirante, Goethe concourt au développement de l’idée d’une pensée poétique en action.

NOTES

1. Aristote, Poétique [Introduction, traduction nouvelle et annotation de Michel Magnien], Paris, Le Livre de poche, « Classiques », 1990, p. 98. 2. Platon, République, « livre III », cité par Michel Magnien dans Aristote, Poétique, ibid. p. 141. 3. Ibid. p. 55. 4. Lettre à Goethe du 29 août 1795, ibid. p. 103 : « Je crains de devoir expier les mouvements pleins de vie dans lesquels m’a jeté mon activité poétique. Pour philosopher, il n’est besoin que d’une moitié d’homme, quand l’autre moitié peut se reposer ; mais les muses vous sucent jusqu’à la moelle. » [Traduction B. A.] 5. Lettre à Goethe du 17 décembre 1795, ibid. p. 138-139 : « Cela fait longtemps que je ne me suis senti aussi prosaïque que ces derniers jours et il est grand temps que je ferme pour un moment la baraque philosophique. Mon cœur aspire à un objet plus palpable. » [Traduction B. A.] 6. « La véritable formation de l’individu ne consiste qu’en un certain lien établi entre philosophie et poésie » [Traduction B. A.], Lettre à Schiller du 9 août 1797, ibid. p. 388. 7. Lettre à Schiller du 27 juin 1797, op. cit., p. 366-367. 8. « Bonne chance pour avancer dans Faust, que les philosophes attendent ici avec une curiosité indicible » [Traduction B. A.], Lettre à Goethe du 16 mars 1801, op. cit., p. 360.

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9. Richard Baum, « Dichtung und Sprache : Goethes Vorstellung von Poesie », in : Faust, modernisation d’un modèle, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 95-120. 10. R. Baum, ibid. p. 95-96. 11. « [Homère et Aristophane] imitent tous deux des gens qui agissent et font quelque chose. Voilà pourquoi, selon certains, ces œuvres sont aussi appelées drames [δραματα] : elles imitent des gens qui font quelque chose », Poétique, op. cit., p. 88. 12. « Zueignung », v. 21-24 : « C’est pour des inconnus que je souffre ou que j’aime ; / Quand leur foule applaudit, j’hésite, je ne sais. / De tous ceux que mon chant émouvait à la ronde, / Le peu qui vit encore est épars dans le monde. », Goethe, Faust I et II, « dédicace » [Traduction par Jean Malaplate et présentation par Bernard Lortholary], Garnier-Flammarion, Paris 1984, p. 24. [C’est de cette édition que sont extraites toutes les traductions françaises du présent article.] 13. « Prolog im Theater », v. 37, 90 et 98. 14. Ibid., v. 59 ; v. 63-66 ; v. 156-157. [Traduction, p. 24, 26 et 28] 15. « Nacht » (« Nuit »), v. 354-357. [Traduction, p. 35] 16. Ibid., v. 358-359 et v. 364. 17. Ibid., v. 385. 18. « Wortkrämerei ». 19. Ibid., v. 386-397. Notons au passage que l’invocation à la lune est un motif récurrent chez les poètes allemands préromantiques, ce qui souligne encore davantage le lyrisme du passage. [Traduction, p. 36] 20. Ibid., v. 377-383. [Traduction, p. 36] 21. « Wald und Höhle » (« Forêt et caverne »), v. 3217-3218. 22. « Nacht », v. 522-525 ; 546-547. [Traduction, p. 41] 23. Ibid., v. 558-559. 24. Ibid., p. 41. 25. Denise Blondeau, « Le poète et le diable, ou la révolution du langage poétique », in : Faust, modernisation d’un modèle, op. cit., p. 65. 26. « Studierzimmer I » (« Cabinet de travail I »), v. 1224-1237. [Traduction, p. 63] 27. « Nacht », v. 356. 28. C’est aussi parce que sa modalité d’être au monde est interrogative et non assertive comme celle du Dieu du « Prologue au Ciel » que Faust est homme. 29. Richard Baum, op. cit., p. 117. 30. Notons ici que le « Ach ! » devient l’emblème acoustique de la césure intérieure de Faust et que la poétique du désaccord est assurée par l’intonation du « Zwei ». 31. « Vor dem Tor » (« Devant la porte de la ville »), v. 1112. 32. À ce sujet, lire l’article de Denise Blondeau, op. cit., p. 65. 33. « Strasse » (« Une rue »), v. 2626. 34. « Garten » (« Un jardin »), v. 3179-3186. [Traduction, p. 147] 35. Dans les scènes « Abend » (« le soir »), « Gretchens Stube » (« La chambre de Gretchen ») et « Zwinger » (« Le rempart »). 36. « Marthens Garten » (« Le jardin de Marthe »), v. 3472-3473. 37. Ibid., v. 2753-2760. [Traduction, p. 125-126] 38. Ibid., « Straße II », v. 3050. 39. Ibid., v. 3052-3054.

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INDEX oeuvrecitee Faust I Palavras-chave : poesia, filosofia Mots-clés : poesie, philosophie Palabras claves : poesia, filosofia Keywords : poetry, philosophy

AUTEURS

BÉNÉDICTE ABRAHAM Université de Franche-Comté Maître de conférences HDR en langue et littérature germaniques

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Edmond Rostand entre Faust et Don Juan

Bertrand Degott

1 Il est communément admis que, dramatiquement parlant, passé le triomphe de Cyrano de Bergerac (1897) Rostand n’a cessé d’écrire en dessous de lui. Au terme d’un parcours difficile, encore assombri par la guerre, il laisse inachevés son adaptation du premier Faust de Goethe et La Dernière Nuit de Don Juan. Pour la bonne intelligence de la suite de notre étude, il convient de résumer la fable de ce « poème dramatique en deux parties et un prologue ». Dans le prologue (48 vers), Don Juan, que la Statue du Commandeur traîne en Enfer, ne se sent pas sitôt happé par la Griffe du Diable qu’il lui demande et obtient d’elle dix ans de sursis. Les deux parties de la pièce (1017 vers) ont lieu dans un palais à Venise. Les dix ans sont écoulés ; alors que Don Juan se prépare pour le bal, il laisse entrer un montreur de marionnettes qui se révèle être le Diable. Celui-ci le rappelle à ses engagements, mais lui promet de ne l’emporter que vaincu. Commence alors, comme une partie de cartes, une lutte qui ne s’achèvera que lorsque Don Juan aura admis qu’il n’a rien créé. Il n’a plus qu’à rentrer à son tour dans le petit théâtre et à devenir pour l’éternité sa propre marionnette.

2 Même s’il est tentant d’associer les deux œuvres et d’écrire avec Caroline de Margerie que « Faust et Don Juan sont des pièces d’où l’espoir s’est enfui »1, cela n’est possible qu’à condition d’escamoter les composantes génériques qui distinguent une traduction, fût- elle adaptation versifiée, d’une œuvre de création. Tout porte à croire du reste que durant ces années noires Rostand n’a vraiment travaillé qu’à celle-ci, se contentant d’annoncer celle-là, mais promettant l’une et l’autre, tour à tour accréditant et étouffant les rumeurs. Or l’œuvre théâtrale est en vers, c’est dire que Rostand est aussi et avant tout poète. Parallèlement à ces deux œuvres dramatiques, il écrit des poèmes – très souvent des sonnets –, qu’il publie au gré des revues. Ceux-ci constitueront la matière de deux recueils posthumes, Le Vol de la Marseillaise (1919) et Le Cantique de l’aile (1922). C’est dans ce dernier pan de l’œuvre que nous nous proposons d’étudier la présence de Faust – sa reviviscence si l’on veut, sa résurgence du moins. En effet, si peu que Rostand se soucie de sa traduction durant cette période, le personnage de Faust et la matière même de la pièce de Goethe ne cessent pour autant de l’inspirer et d’animer

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sa création propre. Sans doute les circonstances historiques n’y jouent-elles pas un rôle moindre que sa mythologie personnelle, mais on peut tout au moins tenter de cerner leur part respective. On a pu écrire de Cyrano de Bergerac que « cette pièce se passe dans le Lagarde et Michard »2. Plus généralement encore, l’œuvre de Rostand ne cesse de réfléchir la littérature et à plus forte raison de se réfléchir elle-même. Ce qu’il en est alors des réticences de Rostand vis-à-vis de Faust – du mythe tel que l’a transmis Goethe et de sa propre traduction de l’« Ur-Faust » –, la lecture de ses poésies et surtout de La Dernière Nuit de Don Juan nous permettront d’en apprendre davantage.

Qu’il y a achèvement et achèvement

3 La traduction de Faust par Edmond Rostand a tout d’une Arlésienne : on en parle sans cesse, on la dit achevée, mais on ne la voit guère… Selon Rosemonde, qui date de 1900 l’arrivée d’Edmond au pays basque, elle « fut terminée vers cette époque »3. Le problème est d’une part qu’elle en dit autant de poèmes qui dans Les Musardises et Le Cantique de l’Aile sont datés entre 1891 et 1905 et d’autre part qu’elle ne cite que deux passages de cette « magistrale traduction… si lyriquement fidèle »4. La rumeur, les journaux et la correspondance y font d’ailleurs constamment référence. En mars 1903, Coquelin s’excuse auprès de Rostand d’avoir accrédité un faux bruit : « à propos de Faust, il y a un journal de Vienne qui m’a fait dire par la plume de M. Lothar que vous le faisiez pour moi – alors que je lui ai dit simplement ceci : on a parlé d’un Faust il y a 3 ou 4 ans, il en était question chez Sarah et puis je n’en ai plus entendu parler »5. Cinq ans plus tard, en février 1908, L’Écho de Paris annonçant que Faust va être joué, Rostand dément par télégramme : la pièce est écrite certes, mais sa priorité est Chantecler6. À n’en pas douter certaines scènes sont alors achevées, celle de l’écolier notamment, comme en témoigne une lettre de Sarah : « Richepin m’en a apporté un [de Faust] en vers et je l’ai refusé parce que j’avais encore dans l’oreille les vers que vous m’aviez dits sur la scène de l’écolier »7. Dans l’interview qu’il donne au Gil Blas en janvier 1913, Rostand fait remonter le plus clair de son travail aux années 1890 : Faust ?… Ce n’est pas une œuvre récente. Faust est antérieur à Cyrano. […] Pour ma part, je n’ai voulu qu’adapter simplement la première partie, en suivant le texte original, le plus possible. À ce moment-là, je venais de terminer mes études et je savais parfaitement l’allemand. Je me suis toujours refusé à mélanger les deux Faust si distincts et si particuliers8.

4 Mais quant aux progrès de la pièce il n’est pas autrement précis. Et s’il se refuse à la faire jouer, ce n’est plus alors parce qu’une autre a la priorité, mais par « ennui du travail matériel »9, au nom de la liberté de l’artiste. Faute d’un manuscrit qui l’infirme, il faut cependant admettre que Rostand n’a jamais achevé son adaptation en vers. Et même s’il considère qu’avec son édition en 2007 « ce Faust pourra enfin être lu et joué » 10, Philippe Bulinge n’a pu fournir qu’un texte incomplet et fautif. Nos réserves vis-à-vis de son édition s’autorisent de motifs non seulement génétiques mais également métriques : l’éditeur établit son texte à partir de sources aussi variées qu’incertaines et surtout témoigne ce faisant d’une grande méconnaissance du vers rostandien.

5 Les déclarations concernant La Dernière Nuit de Don Juan sont pareillement contradictoires. Dans la même interview de janvier 1913, Rostand en parle ainsi : C’est une sorte de poème théâtral assez long, d’une coupe singulière, qui serait fait pour tenir l’affiche avec une autre pièce, comme Salomé à l’Opéra – et sans entractes ou presque. La Dernière Nuit de Don Juan… une vieille chose encore ! Il y a quinze ou

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seize ans environ que je l’ai écrite. Je l’ai donnée à Le Bargy qui l’aime, qui veut la jouer et qui la jouera la saison prochaine. Vous vouliez savoir mes projets ? En voilà un. Il est certain11.

6 Pourtant, quelques mois plus tard, dans une lettre où il se plaint à sa sœur de ses crises de neurasthénie, il réévalue non seulement son projet, mais encore la forme de l’œuvre : Je n’irai pas à Paris tant que je ne serai pas solide. D’ailleurs D[on] J[uan] n’a aucune importance, ce n’est qu’un acte plutôt fait pour être imprimé, et plutôt que de m’épuiser pour une bluette, je l’éditerai12.

7 La pièce « sans entractes ou presque » n’est plus « qu’un acte ». Lorsqu’elle paraît en 1921, un avertissement liminaire nous dit l’état d’inachèvement où Rostand l’avait laissée : « les deux parties de cette pièce étaient entièrement écrites avant la guerre », alors que « le prologue, reconstitué sur des brouillons fragmentaires très raturés, ne peut être considéré que comme une ébauche »13. Ainsi, de l’aveu même des éditeurs, le prologue n’est pas entièrement de la plume de Rostand. Cependant, Rosemonde et Maurice avaient du vers une science assez sûre pour donner le change car les 48 alexandrins du prologue forment une suite cohérente d’un point de vue dramatique autant que syntaxique et métrique.

8 Quant au corps de la pièce, à condition de compter pour rien les didascalies rajoutées entre crochets, la seule trace d’inachèvement se trouve à la couture des deux parties. À la fin de la première, on laisse Don Juan, après sept tentatives infructueuses, s’épuiser à chercher derrière les masques l’identité des femmes qu’il a cru posséder et que les mille et trois morceaux de sa liste déchirée ont fait arriver en gondole. Cette seconde ellipse dramatique justifie donc parfaitement une solution de continuité entre les deux parties. Sur le plan métrique, comme la Ire partie finit sur la rime masculine recommençait : : c’est (p. 82), on attend une rime féminine. Or le vers 580, ouvert par une réplique muette de Don Juan, se réduit à L’Aurore, qui rime avec encore au vers suivant (p. 85). Dans un carnet que Jean Rostand avait en sa possession à la fin des années 1960, on lit pourtant les vers suivants, de la main d’Edmond : DJ D [Pas une… Elles sont là toutes… — Toutes…] L’Aurore Va-t-elle te trouver cherchant la femme encore, Diogène de pourpre au flambeau de vermeil ? J — Oh !… et dans tous ces bras, j’ai connu le sommeil !

9 Si la part du vers entre crochets – principalement constituée par la réplique de Don Juan – manque à l’édition de 1921, peut-être les éditeurs ont-ils jugé qu’elle enchaînait mal sur les derniers vers de la première partie ; peut-être aussi ont-ils utilisé d’autres manuscrits, où Rostand avait abandonné cette version. Quoi qu’il en soit, si la mère et le fils n’ont pas fait pour la traduction de Faust ce qu’ils ont fait pour La Dernière Nuit de Don Juan, tout laisse à croire que les conditions matérielles nécessaires n’étaient pas réunies.

Actes et pactes

10 En dépit du changement onomastique (du dom portugais au don espagnol), La Dernière Nuit de Don Juan propose une suite au Dom Juan de Molière. Dans le prologue, on entend même Sganarelle hurler encore « Mes gages ! » (p. 14). Pourtant, la vengeance du

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convive de pierre tourne aussitôt court : à l’instant même où ce représentant de la justice divine fait grâce au séducteur, celui-ci se sent happé par la Griffe du Diable et tout se passe alors comme si, sous cette nouvelle autorité, Molière ne pouvait que passer le relais à Goethe. Arguant qu’« il [lui] reste là-haut pas mal de mal à faire », Don Juan demande à la Griffe un délai de dix ans. C’est alors l’occasion d’un premier pacte, au cours duquel Faust se trouve convoqué tout à la fois comme précédent et comme repoussoir : C’est la peine avec moi, Griffe, de faire un pacte. Je suis celui qui fait le plus commettre l’Acte, Le meilleur rabatteur de votre chasse. Et puis, — Allons, voyons, laissez ce manteau ! — moi, je suis Autre chose qu’un docteur Faust, qui ne demande Qu’une bonne petite ouvrière allemande, Et qui, navré d’avoir, le sot, fait un enfant, Appelle au dénouement l’Ange qui le défend ! (p. 16)

11 Rappelons que le texte est peu sûr puisqu’il n’a été établi qu’à partir de brouillons. Il n’y a pourtant rien d’incohérent à ce que sous la plume de Rostand le séducteur des mille e tre (même s’il n’a « sur [s]a liste, encor, que peu de noms ») disqualifie le pacte faustien sur son objet même : la rime Acte :: pacte propose sa réévaluation, loin des projets bourgeois prêtés au docteur, sur la base d’une idéalisation diabolique, c’est-à-dire subvertie, du sexe.

12 Ce pacte initial fait l’objet d’une reconduction burlesque au cours de la première partie. En effet, c’est en badinant avec la Marionnette du Diable que Don Juan conclut un second marché : LA MARIONNETTE DU DIABLE Toi, tu me supplieras de ne pas te saisir ! Je ne t’emporterai que vaincu. DON JUAN Prends-en note : Je suis sauvé ! LA MARIONNETTE DU DIABLE, [tendant sa petite main en dehors du guignol.] Topons ! DON JUAN Tope dans ta menotte ! LA MARIONNETTE DU DIABLE Et tope dans ta main ! (p. 48)

13 Conduite sur le mode ludique, la scène n’en constitue pas moins le véritable nœud de la pièce. Comme toujours sur la scène dramatique, la théâtralité procède à un renversement de l’illusion et le jeu dans le jeu favorise le dévoilement. Sitôt ce pacte conclu dans le cadre du castelet, la marionnette disparaît et le Diable se fait reconnaître : c’est lui le vieux montreur de marionnettes ! Son rôle consistera dès lors à défaire une à une les illusions de Don Juan, jusqu’à le « décortiqu[er] de [s]a dernière écorce » (p. 136). Ce Diable montreur de marionnettes n’est d’ailleurs pas sans évoquer le Méphistophélès qui offre à Faust l’intermède du « Walpurgisnachtstraum ». « Par ici : ma parole, un vrai petit théâtre ! » (p. 90), lui lance-t-il dans la traduction de Rostand. On ne peut s’empêcher d’associer à ce « petit théâtre » l’idée d’un spectacle de guignol. Réduit in fine à une marionnette, Don Juan n’en demeure pas moins « celui qui fait le plus commettre l’[a]cte », à cette nuance près que dépouillé de sa majuscule acte n’a plus désormais que son sens théâtral…

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Trödelhexe

14 Le Vol de la Marseillaise rassemble des poésies de circonstance écrites durant la Première Guerre mondiale. Elles sont rassemblées à la mort de Rostand, dans un ordre qui est grosso modo celui de leur publication dans des périodiques tels que Le Figaro, Le Gaulois, Les Annales politiques et littéraires, La Revue des Deux Mondes… Dans le contexte idéologique des débats de l’époque, Goethe (écrit généralement Gœthe [sic !]) et son Faust sont invoqués de manière contradictoire comme facteur d’identité ou d’altérité, comme lien ou comme clivage entre les peuples. D’une part, on les loue comme preuve du cosmopolitisme et des échanges culturels entre nations (« les Leibnitz, les Schiller, les Gœthe étaient tout imprégnés de raison latine, de lyrisme anglais, de mesure, de bon sens français »14) ; mais on les dénonce d’autre part en tant qu’ils sont l’instrument de l’impérialisme intellectuel allemand, autrement dit de la Kultur : Et le Faust, revu par la Kultur, présente, en effet, quelques-uns des caractères qui sont susceptibles de flatter un Allemand de 1915 : rêve d’orgueil et d’artifice, il réalise le premier essai du kolossal – Gœthe disait lui-même « incommensurable » – et compose un monument qui n’est qu’une construction de l’esprit où le poète collabore avec l’archéologue et qu’on peut visiter sans recueillement. Mais, surtout, il produit une première ébauche du surhomme, surhomme dégoûté sans doute, ou plutôt Titan, de la race qui honore les géants en persiflant les dieux. […] C’est le troisième Faust dont le scénario monstrueux se développe devant nos regards, un Faust plus national encore que les deux autres, qui rejoint les fables de sorcellerie et les marionnettes où le docteur, ayant vendu son âme à un vrai démon, entraîne dans sa chute Marguerite. Mais dans l’adaptation nouvelle, c’est l’Allemagne qui tient l’emploi de Gretchen15.

15 Moyennant une telle lecture de la fable faustienne, tout personnage risque d’être emporté dans le même discrédit. Ainsi, le traitement infligé à Faust et Marguerite dans le prologue de La Dernière Nuit participe du régime disqualifiant qui conduirait à traiter celle-ci de « vache sur champ d’azur »16 comme à ranger celui-là parmi « les héros de la Kultur, les professors, les doktors, les intellectuels par excellence, les kantiens, les wagnériens »17. Plus simplement encore tel dessin de C. Léandre, qui campe face à Faust un Méphistophélès portant croix pattée et casque à pointe, se trouve ainsi légendé : « FAUST.— Donne-moi la Jeunesse et l’Amour ! MÉPHISTO.— Donne-moi la Ruine et la Mort. »18 Il va sans dire que, dans le genre du pamphlet guerrier tel que Rostand le pratique dans Le Vol de la Marseillaise, le manichéisme fonctionne à plein rendement : c’est aussi comme Allemand que « Méphistophélès, dont le rire / Perdit quelques dents à Verdun, / Espère encor voir se détruire / Tous les hommes à cause d’un »19. Une telle axiologie sous-tend évidemment le poème « Les Deux Propagandes », sous-titré « Préface pour un catalogue de livres de guerre », où dès les premiers vers Rostand se figure en direct, en train de reprendre sa traduction de Faust : « Où donc ai-je entendu déjà ce boniment ? » Murmurai-je. On hurlait dans l’ombre, en allemand. Soudain, je reconnus, à sa verve hideuse, La Sorcière du Blocksberg, la Revendeuse De Faust, qui proposait encore, à prix réduits, Sa camelote. C’est du Gœthe. Je traduis.

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« Allons, Messieurs », criait la Mégère éloquente, « Choisissez ! Il n’est pas, dans toute la brocante, Un pareil choix. Pas un de ces objets, Messieurs, Qui n’ait fait quelque mal aux hommes sous les cieux ! Pas un poignard qui n’ait tué. Pas une buire… » C’est du Gœthe toujours, je me borne à traduire. « … Qui n’ait versé les plus corrosives liqueurs. Pas un joyau dont l’or n’ait corrompu des cœurs. Pas une épée, enfin, qui n’ait, avec vaillance, Tranché d’un coup les nœuds sacrés d’une alliance, Et frappé l’ennemi par derrière20 ! »

16 « Pas une épée, enfin, qui n’ait, avec vaillance, / Tranché d’un seul revers les nœuds d’une alliance / Ou bien qui n’ait frappé son homme dans le dos !… / Approchez ! Achetez ! Choix de jolis cadeaux ! » : ainsi s’achève dans son adaptation en vers la tirade de la « Sorcière revendeuse » (p. 97), dont Rostand ne conserve ici à peu près qu’un distique. Cela s’explique certes par l’entrelacement des voix ; la rime buire : : traduire est à ce titre particulièrement savoureuse, où l’allemand Kelch, issu du latin calix, est rendu par buire, mot rare désignant une cruche, probablement d’origine francique. Mais c’est aussi et surtout qu’il veut donner à ces vers une dimension polémique : Merci, Gœthe ! Nous nous étions demandé jusqu’ici Où l’Empereur avait acheté son épée. Ô Belgique, la nuit, par derrière, frappée, Ce parjure est allé l’acheter au sabbat, Le sabre avec lequel jamais il ne se bat21 !

17 À cette sorcière qui vante ensuite des livres plus terrifiants encore que toutes ces armes et ces instruments de mort, la suite du poème oppose une sirène, figure de vérité qui inspira la « Stella » d’Hugo, et qui se révèle pour finir être la bataille de la Marne et la fée Raison. Il n’y a que sa propagande de juste. Elle seule est pourvoyeuse des bons livres de guerre, « les livres de chevet / Qui donnent l’insomnie »22. Opposé de manière topique à la clarté latine, c’est tout l’irrationnel germanique que personnifie cette bonimenteuse de bric-à-brac. Ainsi Goethe, dans l’axiologie mise en œuvre, rejoint-il plus ou moins le paradigme du Mal, en même temps que la sorcière brocanteuse (Trödelhexe) et son étalage d’horreurs, avec le personnel de la nuit de Walpurgis et tous les sabbats jamais organisés parmi les brumes germaniques.

« Et pas une aile ! »

18 Quasi contemporain de « Zone » d’Apollinaire, « Le Cantique de l’aile » ne fait que secondairement l’éloge des premiers aviateurs. Achevé en juillet 1911, ce long poème éponyme du recueil réitère l’une des composantes du mythe rostandien, dont le panache est la première et la plus retentissante illustration. « Remarquez du reste, écrit Pierre Citti, le rôle des volatiles chez Rostand, de L’Aiglon, avec la comparaison filée dans le titre des six actes, Chantecler, le Vol de la Marseillaise. Mythologie de la plume, au vol d’épée, métaphore surtout de la renaissance de la beauté à travers la poésie, du Phénix »23. Nous allons voir que l’aile aussi devient pour Rostand un moyen de distinguer Faust et Don Juan, et de préférer l’un à l’autre. À la suite du « Cantique », le sonnet suivant vient nuancer la critique que Don Juan fait de Faust dans le prologue de La Dernière Nuit :

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GŒTHE

« Et pas une aile ! » dit le vieux Faust allemand Lorsqu’il fuit, sur les monts, un dimanche de Pâques, Ceux qui s’en vont, en bas, dans les gaîtés opaques, Danser et chopiner théologalement.

« Pas une aile ! Oh ! monter ! à chaque battement, Monter ! du fond sans fin des soirs ambrosiaques, Voir décroître une terre où luisent quelques flaques, Et boire la lumière à même un firmament ! »

Ainsi, quand, pour lui faire une âme plus petite, On n’avait pas encore usé de Marguerite, Faust poussait ce grand cri sur la cime d’un mont.

Avant de soupirer : « Ma belle demoiselle », Faust avait rêvé d’être ou Latham ou Beaumont… Car l’amour n’est jamais que le regret d’une aile24 !

19 Cinquième et avant-dernier d’une suite intitulée « Le Printemps de l’aile », il renvoie explicitement à l’épisode « Vor dem Tor » où Faust, cheminant en compagnie de Wagner, s’abandonne à la contemplation de la vallée qu’éclairent les derniers rayons du soleil. Si l’attaque très caractéristique est reprise à l’adaptation en vers « Et pas une aile, pas une aile, qui, du sol, / M’enlève, pour te suivre, ô Soleil, d’un long vol ! » (p. 27), le second quatrain en soumet les onze vers suivants au régime de la condensation. Quant au sixain, il renvoie à l’épisode ultérieur de la rencontre entre Faust et Marguerite (« Strasse »). L’hémistiche au discours direct reprend la première réplique de Faust, ainsi traduite par Rostand : « Ma belle demoiselle, est-ce qu’on peut oser, / Son bras, et son escorte aussi, les proposer » (p. 64).

20 Commune à ce sonnet et aux deux textes déjà étudiés – la scène du pacte dans le prologue et « Les Deux Propagandes » – est la façon qu’a Rostand de mettre le mot « allemand(e) » à la rime, comme pour donner d’entrée au débat une dimension nationale. Au « vieux Faust allemand » sont ici opposés deux aviateurs français, Hubert Latham (1883-1912) et Jean-Louis Conneau dit André Beaumont (1880-1937). Si l’on ne peut y réduire son propos, Rostand reste à ce point hanté par le souci de faire l’unanimité qu’il multiplie pareilles concessions aux nationalistes. De manière peut- être plus vivante et plus intime, il dépasse la conception de Faust comme repoussoir. Il le présente davantage comme un héros potentiel, accordé pour un temps à ses propres revendications ascensionnelles, mais qui y aurait ensuite renoncé pour rechercher l’amour de Marguerite. Si « l’amour n’est jamais que le regret d’une aile », c’est doublement vrai dans l’œuvre d’un idéaliste hanté par l’âme, conçue comme ce qui nous fait sortir de nous-même et nous force à nous dépasser25. En ce sens, Faust ne serait pas un anti-Don Juan, mais davantage un Don Juan qui aurait fait long feu, qui porterait comme Polichinelle le deuil de son âme. Du moins est-ce ainsi que nous comprenons cette réplique de Don Juan à la Marionnette du Diable : Je suis le monstre avec une âme, Archange fauve Qui laisse vivre encor son aile de déchu ! Si, quand je passe, un souffle agite le fichu, C’est que je n’ai pas fait comme Polichinelle Qui porte dans son dos le cercueil de son aile ! (p. 47)

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21 Le sonnet « Gœthe » pour lequel il sollicite Faust traduit les positions désabusées de Rostand sur le chapitre de l’amour. Après le prêt-à-porter sentimental des Romanesques, la fin’amor de La Princesse lointaine et l’amour religieux de La Samaritaine, les grandes œuvres renvoient davantage l’amour au chapitre des malentendus. L’amour n’est jamais qu’en partie l’âme qui fait « bondir au dessus de soi-même plus beau » (p. 122) ; ainsi Don Juan reconnaît-il avoir instrumentalisé ses conquêtes : « Oui ! Vous n’avez été que mes exaltatrices ! » (id.). L’âme, l’aile, l’exaltation, l’inspiration, le souffle : autant de mots-clés pour la poésie et pour le théâtre de Rostand. Si Faust comme Polichinelle est un Don Juan avorté, tous trois ont en commun d’avoir connu, ne fût-ce qu’à titre provisoire ou de manière embryonnaire, l’orgueil diabolique d’égaler Dieu et celui non moins diabolique de se triompher du Diable. L’âme n’est-elle pas, en même temps que l’étincelle qui nous lie à Dieu, la distance qui nous en sépare ?

22 Le théâtre de Rostand est un théâtre d’illusions. Conduit à dépouiller l’une après l’autre toutes ses écorces, confronté comme Chantecler à la mort de son rêve, il arrive à Don Juan ce qui arrive à l’Aiglon : ses ailes brisées, il ne reste plus de lui que le personnage public, ce que chacun voudra faire de lui. « Viens aux doigts des montreurs abdiquer ta personne » (p. 139), intime le Diable à Don Juan ; « J’aurai tout manqué, même ma mort », dit Cyrano. Il faut insister sur cette dynamique morbide et mortifère : le personnage de Rostand n’a de cesse qu’il ne soit délivré de ses illusions mais, loin de ressortir grandi de l’épreuve, il s’en trouve essoré, vidé. Comme si les illusions, le rêve étaient non l’enveloppe mais bien la substance, comme si ce qui abuse était en même temps ce qui soutient et qui donne la vie. « Ce maître des masques, à la fois acteur et metteur en scène qui s’était fabriqué son propre théâtre est voué à en devenir l’esclave »26, écrit justement Carme Figuerola. Privé de tout principe créateur, Don Juan n’est plus que « ce beau costume vide / Où chacun glissera son rêve » (p. 137).

23 Sur la propension qu’a Rostand à nationaliser le mythe, il faut évidemment relire L’Aiglon. Dans un dialogue avec Prokesch (Acte IV, scène 4), l’Aiglon mélange les Don Juan, sans souci de l’anachronisme (si le Don Giovanni de Mozart est créé en 1789, le poème symphonique de Richard Strauss, de cent ans postérieur, ne saurait jouer que dans le cadre de la double destination) : De la musique !… Et tu n’es plus, fils de César, Qu’un Don Juan de Mozart ! Ricanant. Pas même de Mozart : De Strauss ! Il salue gravement Prokesch. Je vais valser. Et pirouettant avec une gaieté désespérée. Il faut que je devienne Inutile et charmant, comme un objet de Vienne !

24 Ce destin de bibelot qu’il envisage ironiquement comme échappatoire à sa cage dorée mais prussienne, n’est-ce pas déjà le sort d’un Don Juan devenant marionnette à la fin de La Dernière Nuit ? Avec la Première Guerre mondiale, les choix ne feront que se confirmer. Si Rostand prend aussi souvent des distances par rapport à Faust, c’est à l’évidence par refus d’un mythe d’origine germanique. À propos de Faust justement, dans l’entretien de janvier 1913 déjà cité, il s’interroge : « […] pourquoi aller chercher des idées de pièces en dehors de notre pays ? Rien répondra-t-il jamais mieux à notre tempérament, à notre goût, à notre éducation, qu’un de ces sujets que nous offre

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l’histoire de France ? »27 D’autant plus délibérément latin, Don Juan ne veut pour épitaphe que la mention des deux extrémités de son parcours amoureux : « Il naquit à Séville et mourut à Venise ! » (p. 26).

25 Nonobstant sa composante nationale, La Dernière Nuit de Don Juan dramatise le bilan du héros, d’une vie et d’une époque. Deux siècles plus tôt Molière abandonnait son personnage dans la force de l’âge, en pleine gloire : quoique condamné par le ciel et peut-être même parce qu’il l’est, son Dom Juan nous apparaît surtout comme un héros qu’auréolent son orgueil et ses défis. Rostand le saisit au vol et lui accorde avec dix ans de plus la possibilité de persévérer. Lorsque commence son poème dramatique, le système a certes démontré son efficacité puisque la liste est pleine, mais le pouvoir est usé, la machine à séduire désormais tourne à vide. C’est ce héros sur le retour qu’il choisit de remettre, non plus à la justice céleste, mais à une justice immanente. Instruit par le Diable, le procès sera celui de Don Juan par Don Juan. Pour Otto Rank qui achève avec elle son Don Juan, la pièce de Rostand représente l’aboutissement du processus de dégradation du mythe : Don Juan y « perd le dernier lambeau de son caractère héroïque […] et c’est aussi sa fin dans la littérature »28. Quelle que soit la validité de ce jugement quatre-vingt ans plus tard29, on ne peut ignorer la dimension intime du théâtre voulu par Rostand : le procès du héros implique aussi le bilan personnel du poète bientôt cinquantenaire, qui depuis plus de dix ans se survit difficilement à lui-même. Enfin, au- delà de ces deux bilans unis par la première personne, La Dernière Nuit de Don Juan pourrait instruire également le procès du théâtre en vers, parmi toutes ces vieilleries qui ne passeront pas le cap de la Première Guerre.

NOTES

1. Caroline de Margerie, Edmond Rostand ou le baiser de la gloire, Paris, Grasset, 1997, p. 213. 2. Pierre Citti, « Théâtre littéraire et théâtre à succès : la fausse réconciliation de Cyrano de Bergerac », in Littérature et Nation no 5 (2e série), mars 1991, Tours, Publication de l’Université F. Rabelais, p. 35. 3. Rosemonde Gérard, Edmond Rostand, Paris, Fasquelle Éditeurs, 1935, p. 81. 4. Ibid. 5. Lettre écrite de Lyon, le 14 mars 1903, éditée dans Histoires littéraires no38, avril-mai-juin 2009, p. 70. 6. Caroline de Margerie, Edmond Rostand…, op. cit., p. 189. 7. Lettre à Edmond Rostand du 12 février 1908, éditée dans Histoires littéraires, loc. cit., p. 80. Cette scène confronte Méphisto travesti en Faust et un écolier venu prendre conseil auprès du vieux maître. 8. Cité par Jacques Lorcey, Edmond Rostand, Atlantica-Séguier, coll. « Empreinte », 2004, p. 251. 9. Ibid., p. 253. 10. Faust de Goethe. Adaptation inédite par Edmond Rostand. Édition établie par Philippe Bulinge, Paris, Éditions théâtrales, 2007, p. 131. Toutes nos références en corps de texte seront faites à cette édition. 11. Cité par Jacques Lorcey, loc. cit., p. 253.

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12. Lettre de décembre 1913 à sa sœur Jeanne, cité par Émile Ripert, Edmond Rostand, sa vie et son œuvre, Paris, Hachette, 1968, p. 181. 13. Edmond Rostand, La Dernière Nuit de Don Juan, Paris, Fasquelle, 1921, p. 10. Toutes nos références en corps de texte seront faites à cette édition, lisible sur Gallica. 14. George Fonsegrive, « “Kultur” et civilisation », La Revue hebdomadaire no18, mai 1915, p. 60. 15. Francis Chevassu, « Le troisième Faust », Le Figaro no 35 du jeudi 4 février 1915, p. 1. 16. Ibid. 17. Alexandre Hepp, « L’inutile Gœthe », Le Figaro no 46 du 15 février 1917, p. 1. 18. « Nouvelle édition de Gœthe », Le Gaulois no 13740 du vendredi 28 mai 1915, p. 1. 19. Edmond Rostand, Le Vol de la Marseillaise, Paris, Fasquelle, 1919, p. 237. 20. Le Vol de la Marseillaise, op. cit., p. 241 et 242. 21. Ibid., p. 242 22. Ibid., p. 247. 23. Pierre Citti, « Théâtre littéraire et théâtre à succès… », art. cit., p. 33. 24. Edmond Rostand, Le Cantique de l’aile, Paris, Fasquelle, 1922, p. 24. 25. Pour les développements qui suivent, voir B. Degott, « Mourir (et renaître) pour des idées. Le théâtre en vers de Rostand », in Mourir pour des idées, textes réunis et présentés par Caroline Cazanave et France Marchal-Ninosque, Besançon, pufc, 2008, p. 471-490. 26. Carme Figuerola, « La Dernière Nuit de Don Juan ou le chant du cygne », in Edmond Rostand : renaissance d’une œuvre. Textes rassemblés par Guy Lavorel et Philippe Bulinge, Université Jean- Moulin. Lyon 3, C.E.D.I.C., 2007, p. 165. 27. Cité par Jacques Lorcey, Edmond Rostand, loc. cit., p. 250. 28. Otto Rank, Don Juan et Le Double [Don Juan und Der Doppelgänger, 1932], Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 225. 29. Voir Géraldine Vogel, « Démythification de Don Juan dans La Dernière Nuit de Don Juan d’Edmond Rostand », Le Paon d’Héra no 7, décembre 2010.

INDEX oeuvrecitee Cyrano de Bergerac, Don Juan Palavras-chave : verso, teatro Palabras claves : verso, teatro Keywords : verse, theater Mots-clés : vers, théâtre

AUTEURS

BERTRAND DEGOTT Université de Franche-Comté Maître de conférences en littérature française

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Le pacte et le legs : Les réécritures de Faust dans Moby Dick d’Herman Melville

Anne Bourse

1 Ainsi qu’en témoignent les quatre-vingt épigraphes postées par Melville en exergue de Moby Dick, offrant en guise de préambule une recension des considérations cétologiques amassées depuis la Bible jusqu’aux chansons populaires de Nantucket, l’auteur du roman-monstre a lui-même vécu comme un personnage faustien. Lecteur avide débordant littéralement de citations, de références et de tutelles prestigieuses, il est l’alchimiste « saugrenu » qui s’est efforcé de transformer la graisse de baleine (« blubber ») en un immense in-folio, en parchemin hiéroglyphique (sur)chargé contre vents et marées, roulis et tangage, d’énoncer la fuyante Vérité et de contribuer, au même titre que The Prairie de Cooper, The Narrative of Arthur Gordon Pym de Poe et The Scarlet Letter de Hawthorne, à la glorieuse « Renaissance » des lettres américaines1. C’est une perspective éminemment faustienne que celle adoptée par Melville en 1851 : comment sortir du temple babélien de la connaissance livresque et que faire, concrètement, poétiquement, des monceaux de savoir arrachés à la patience de l’étude et stockés en fond de cale de la création littéraire ? Les fondre dans les cuves brûlantes du Pequod afin d’en extraire l’huile susceptible d’éclairer les pistes encore inexplorées du Pacifique ? Les laisser pourrir et redevenir poussière à l’instar du « pauvre diable de ver de terre » (« grubworm of a poor devil ») qui hante de son érudition tuberculeuse l’avant- texte de Moby Dick ? Les saborder énergiquement afin de révéler la page blanche originaire (« blank ») sur laquelle signer de son nom propre ? Les abandonner au large comme on le ferait de bouteilles à la mer, avant de s’élancer hardiment, enfin délesté du « bric-à-brac ancestral » (« Urväter-Hausrat drein gestopft »2), au-delà de tout cadastre et de toute frontière connue ?

2 Entre le corpus mouvant qu’alimentent les multiples versions de Faust et la chair gargantuesque du roman-monstre surgit ainsi l’épineuse question de l’héritage à consommer et de l’autorité à conquérir. Comparable à l’écrasant patrimoine shakespearien dont Melville revendique avec détermination la labilité et l’accessibilité pour ses

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successeurs anglophones3, la réécriture de Faust par Moby Dick cristallise de manière exemplaire le problème de l’indépendance des écrivains américains à l’égard de la tradition littéraire et philosophique des siècles passés ; conflit de perspective et de regard que résume Emerson dès l’introduction de Nature (1836) : Our age is retrospective. It builds the sepulchres of the fathers. It writes biographies, histories, and criticism. The foregoing generations beheld God and nature face to face; we, through their eyes. Why should not we also enjoy an original relation to the universe? […] why should we grope among the dry bones of the past, or put the living generation into masquerade out of its faded wardrobe? The sun shines to-day also4.

3 Cette menaçante emprise du legs qui obstrue la perception émerveillée du Nouveau Monde, cette « hantise jamais exorcisée de l’hypothèse coloniale » remarquablement analysée par Pierre-Yves Pétillon dans La Grand-route5, dont les œuvres inquiètes de Hawthorne et de Faulkner sont d’autres frappantes illustrations, se précise dans le rapport qu’entretient Melville avec Marlowe et Goethe. Au-delà de l’émancipation culturelle, littéraire et linguistique des auteurs d’Amérique du Nord vis-à-vis de la Grande-Bretagne, Moby Dick interroge la liquidation de l’héritage plus largement européen dont Faust est à la fois le parangon et, comme nous le rappelle justement le Méphistophélès de Valéry6, la très matérielle récapitulation.

4 L’ingestion de la cartographie faustienne et de la figure palimpseste de Faust au sein de la « baleine de livre » relève donc de la généalogie, au sens que Nietzsche et Foucault accordent à ce terme : nourri d’érudition et de patientes relectures, c’est un rapport critique au passé, qui scrute « le corps tout imprimé d’histoire, l’histoire ruinant le corps »7 afin de déjouer les voies coutumières de l’ascendance et de l’« origine ». Comment du théâtre, des rôles et des schémas dramaturgiques établis inventer la forme informe du roman américain ? Comment de la mémoire d’un continent déjà saturé de praescriptae mettre le cap vers l’inarchivé ? Comment se dépouiller des exégèses et devenir à soi-même son propre Ur-text ? Quelques années avant le dénuement de Thoreau au bord de l’étang de Walden et la rhapsodie autochtone de Whitman parmi les herbes folles, Moby Dick répond à ces questions de plusieurs manières. La matière faustienne travaillée par Melville est d’abord redoublée, toujours située à la croisée du drame élisabéthain de Marlowe (The Tragicall History of the Life and Death of , 1604) et du Faust I de Goethe (1808), dont l’esthétique médiévale et « rustique » (contrastant avec le classicisme « antique » du Faust II) fait écho aux scènes burlesques que Marlowe emprunte au folklore anglais des Mummers’ Plays8. Ce double héritage théâtral tendu entre Humanisme et Romantisme est copieusement exhibé par Moby Dick. Il est également soumis à diverses stratégies de contrefaçon : c’est par la reprise littérale de grands thèmes goethéens, l’outrance des références et des attributs méphistophéliques, la prolifération des scènes de pacte et de sabbat, le brouillage du dramatis personae, que Melville affronte avec exubérance « l’impossibilité du roman américain »9.

Larguer les amarres

5 Dès le péritexte de Moby Dick apparaissent deux leitmotive faustiens : l’écœurement provoqué par le trop-plein de culture et l’impuissance du savoir (philologique, théologique, scientifique, technique, littéraire, historiographique) à susciter l’épiphanie de la Baleine originale. Tout comme le Faust goethéen condamne sans appel

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la somme stérile des connaissances engrangées par Wagner, son navrant disciple (« Man läuft euch bei dem ersten Blick davon. / Ein Kehrichtfass und eine Rumpelkammer Und höchstens eine Haupt- und Staatsaktion / Mit trefflichen pragmatischen Maximen, / Wie sie den Puppen wohl im Munde ziemen ! »10), Melville prend d’emblée ses distances avec le pathétique huissier (« Sub-Sub Librarian ») officiant dans le vestibule surpeuplé de Moby Dick. Il lui attribue l’entière responsabilité de l’archivage (l’« Étymologie » des noms de la Baleine et les quatre-vingt « Extraits ») et revêt ironiquement le rôle de simple commentateur.

6 À l’instar du cabinet de travail outrancièrement moyenâgeux que met en scène l’acte I du Faust I (« In einem hochgewölbten, engen gotischen Zimmer »11), l’avant-texte bibliothécal de Moby Dick répond autant à une exigence d’ institutionnalisation (le capital épigraphique rappelle la fidélité d’une tradition qui légitime l’œuvre à venir et oriente sa réception) qu’à une stratégie duplice et déceptive de monstration. Par sa démesure, sa profusion et son hétérogénéité, l’exergue tente bien de domicilier le Léviathan (avant de passer le relais à Ismaël qui échouera lui aussi à circonscrire ce « monstre expansif » au sein d’un savant système), mais il révèle surtout le « mal d’archive »12 qui mine de l’intérieur le discours encyclopédique et son vertigineux désir de consignation. Ni les traductions, ni les gloses, ni les variations livresques autour de la Baleine ne suffisent à en saisir la nature et à en quadriller efficacement le corpus au sein d’un Tout harmonieux. Melville renouvelle ainsi la mise en garde goethéenne contre l’ambition de maîtrise et de clôture du savoir (la Sammlung européenne que Pierre-Yves Pétillon oppose à la « fugue » américaine), signalant d’entrée de jeu la faille inhérente à son vain recensement intertextuel : « therefore you must not, in every case at least, take the higgledy-piggledy whale statements, however authentic, in these extracts, for veritable gospel cetology. Far from it. »13 Le panorama prétendument exhaustif (« glancing bird’s eye view ») sur lequel s’ouvre Moby Dick ne peut donc rester qu’inachevé, à l’état de ruine, telle la Bibliothèque de Faust rongée « de fumée et de moisissure », telle l’« esquisse d’esquisse » à laquelle Ismaël finit par vouer son grand projet taxinomique : My object here is simply to project the draught of a systemization of Cetology. I am the architect, not the builder. It is a ponderous task; no ordinary letter-sorter in the Post-Office is equal to it […]. But I now leave my Cetological System standing thus unfinished, even as the great Cathedral of Cologne was left, with the cranes still standing upon the top of the uncompleted tower. For small erections may be finished by their first architects; grand ones, true ones, ever leave the copestone to posterity. God keep me from ever completing anything. This whole book is but a draught – nay, but the draught of a draught. Oh, Time, Strength, Cash, and Patience14 !

7 C’est qu’à la tentative inaugurale de somme cétologique (« whole / whale ») manque encore l’expérience d’un monde neuf, décapé des anciens récits et lavé de l’usure des mots. Puisque l’Arche du savoir prend l’eau, il faut vite lever l’ancre (« take to the ship ») et changer radicalement de repères (« make shift ») – quitte à conclure un nouveau pacte avec le diable et à invoquer quelques menaçants Esprits. On verra Achab, le « météorique » Old Thunder, défier le « clair esprit du feu clair » au paroxystique chapitre CXIX15 mais l’invocation fantastique (« there is magic in it » souligne malicieusement Melville) commence dès l’incipit, lorsque l’esprit marin offre à Ismaël la possibilité de s’arracher à l’enclos terrestre de l’habitude et de se délester du passé comme d’un encombrant corps-mort. Ismaël propose ainsi au lecteur de frayer « calmement » sa route à travers les vertes prairies devenues Océan sans limite, à

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l’image goethéenne du « monde paisible » (« stille Welt ») qu’aperçoit Faust lors de sa promenade aux portes de la ville : Whenever I find myself growing grim about the mouth; whenever it is a damp, drizzly November in my soul ; whenever I find myself involuntarily pausing before coffin warehouses, and bringing up the rear of every funeral I meet ; and especially whenever my hypos get such an upper hand of me, that it requires a strong moral principle to prevent me from deliberately stepping into the street, and methodically knocking people’s hats off- then, I account it high time to get to sea as soon as I can. This is my substitute for pistol and ball […] ; I quietly take to the ship16.

8 Comme le laisse présager la sombre analogie établie entre le suicide et l’embarquement maritime (« This is my substitute for pistol and ball »), Ismaël se prépare également à affronter le risque mortel que comporte toute exposition à la nature sauvage : « I am tormented with an everlasting itch for things remote. I love to sail forbidden seas, and land on barbarous coasts. Not ignoring what is good, I am quick to perceive a horror, and could still be social with it – would they let me – »17. Qu’il soit vagabondage à la lisière du monde, sublime contemplation de l’espace ou troublante « horreur » avec laquelle pactiser, le Démon demeure chez Melville une tentation du Lointain, aiguillée par un violent désir d’autonomie et de connaissance. Il prend ainsi corps avec le tyrannique Achab qui cherche obstinément à « frapper à travers le masque » (« strike though the mask ») et à « percer la muraille » (« thrusting through the wall ») de l’insondable, et se concentre idéalement dans la Blancheur « anomale »18 de Moby Dick – cette pure vibration de la couleur (« white living spot ») à laquelle est consacrée le chapitre XLII.

« Dans la légende ou à la foire » : Melville brocanteur de Faust

9 S’il adopte le mode solaire et aventureux de la fugue dans l’espace, Moby Dick se caractérise également par son esthétique carnavalesque et son décorum faustien, dont les rouages sont démultipliés et soulignés à loisir par Melville. Comment expliquer une telle pléthore de références théâtrales au sein d’une œuvre romanesque qui tend farouchement à s’affranchir de tout ancrage ? Comment interpréter l’irrésistible tropisme par lequel l’Europe continue de fournir à l’Amérique le canevas légendaire et les instruments éculés d’un spectacle qui se veut inédit ?

10 De Faust, en effet, Melville ne retient pas seulement la rébellion contre la mélancolie des savoirs et la rigidité des dogmes établis. Il amplifie les scories d’un folklore médiéval qui peuple à divers degrés les œuvres de Marlowe et de Goethe. Bien loin de la posture du philologue, de l’archiviste et de l’historiographe mises à mal par Moby Dick, Melville manie alors la dramaturgie faustienne avec la faconde et l’assurance ostentatoire d’un bateleur roué aux ficelles du mythe. Les formules définitoires du Démon (légion chez Marlowe, intériorisées chez Goethe), resurgissent à l’excès sous sa plume : « Death and damnation, men ! » (« Mort et damnation, les gars ! »), « Blast it ! » (« Que le diable l’emporte ! »), « Starbuck now is mine; cannot oppose me now »19, « ’tis hot as Satan’s hoof. It spiralizes in ye; forks out at the serpent-snapping eye »20. Cet attirail lourdement symbolique innerve jusqu’à la correspondance. Dans une lettre de juillet 1851, Melville rappelle avec jubilation à Hawthorne la « devise secrète » du roman, énoncée par Achab lorsqu’il baptise son harpon du sang des trois harponneurs païens (Queequeg le Maori, Tashtego l’Indien et Daggoo l’Africain) : « Shall I send you a fin of the

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Whale by way of a specimen mouthful? The tail is not yet cooked – though the hell-fire in which the whole book is broiled might not unreasonably have cooked it all ere this. This is the book’s motto (the secret one), – Ego non baptismo in nomine patris, sed in nomine [diabolis] – but make out the rest yourself. »21

11 Aux marquages oraux de la subversion diabolique s’ajoute l’incarnation à la fois archétypale et fluctuante du dramatis personae. Tous les masques deviennent réversibles : Achab est à la fois Faust désireux de percer le mystère de la Baleine blanche ; mais avec sa cicatrice blafarde, sa jambe d’ivoire, sa boiterie sonore et son harpon, il campe un Méphisto haut en couleurs qui n’a rien à envier à la légende. Son apparition tardive (Melville étire le suspense jusqu’au chapitre XXVIII) est exhaussée par le personnage caricatural de Fedallah. Mystérieusement sorti des tréfonds du Pequod, le « Parsi » forme avec quelques autres adorateurs du feu le doublon maléfique de l’équipage officiel – qui ne s’y trompe pas et identifie en lui le « diable travesti » (« the devil in disguise ») : Do you believe that cock and bull story about his having been stowed away on board ship? He’s the devil, I say. The reason why you don’t see his tail, is because he tucks it up out of sight; he carries it coiled away in his pocket, I guess. Blast him! now that I think of it, he’s always wanting oakum to stuff into the toes of his boots22.

12 Outre l’abondance des attributs, des rôles et des formules-types, on retrouve concentrée aux chapitres XXXVI et XXXVII la structure dramaturgique qui relie depuis Marlowe et Goethe toute scène de tentation à une scène de pacte (« SAVOIR, POUVOIR, VOULOIR… Voilà la triple clé », résume le Disciple de « Mon Faust »23). Après avoir tenté son équipage au moyen d’une énorme pièce d’or clouée au mât du navire, c’est dans le rhum et le métal qu’Achab scelle l’engagement des marins contre la Baleine blanche. Un sabbat mortifère se substitue alors à la symphonique « Nuit de Walpurgis » du Faust I, ce moment de bascule carnavalesque où la contre-société des bêtes, des sorcières et des feux-follets entraîne Faust dans une danse fabuleuse. Chez Melville, le chaos collectif qui signale l’anti-conversion des marins est immédiatement suivi du traditionnel temps de réflexion solitaire, où la part faustienne d’Achab reprend peu à peu conscience (« Gifted with the high perception, I lack the low, enjoying power ; damned, most subtly and most malignantly ! »24) mais où la part « sultanesque » du personnage affine également sa stratégie de conquête dans un monologue saisissant de violence. Créature prométhéenne qui se rêve en Tout absolu, Achab dénonce un monde sans transcendance (le « maybe there’s naught beyond » lancé à Starbuck répond ainsi à la provocation de Marlowe : « I think hell’s a fable »25) où ne compte plus que l’affrontement démonique : Come forth from behind your cotton bags! I have no long gun to reach ye. Come, Ahab’s compliments to ye; come and see if ye can swerve me. Swerve me? […] The path to my fixed purpose is laid with iron rails, whereon my soul is grooved to run. Over unsounded gorges, through the rifled hearts of mountains, under torrents’ beds, unerringly I rush! Naught’s an obstacle, naught’s an angle to the iron way26 !

13 Avec Moby Dick, la mythologie faustienne devenue tall-tale – ce récit mensonger tenant de la farce et de l’exagération qui marque la conquête du grand Ouest américain – se découvre l’actualité d’une « infernale orgie » ou, plus précisément, d’une brocante à ciel ouvert où s’empilent, s’échangent et se démultiplient les signes exutoires du Malin, les costumes de bouc de même que les titres à retraiter, les parchemins à gratter et les pactes à conclure. Chaque support fait ainsi office de palimpseste (contrat d’embarquement des marins, peau tatouée de Queequeg, chair striée de la baleine, front

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ridé d’Achab) ; quant au pacte, il apparaît dès l’incipit et l’invitation faite au lecteur à appareiller vers la haute mer (« Call me Ishmaël »). Melville décline ensuite ce leitmotiv sous toutes ses formes : cela va de la signature de Queequeg (chapitre XVIII) au marché passé entre Achab et Fedallah au chapitre LXXIII, de la tentation du doublon proposé aux marins en échange de la capture de Moby Dick (chapitre XXXVI) à la forge infernale des armes (chapitre CXIII), en passant par le raffermissement du serment « de violence et de vengeance » d’Ismaël au chapitre XLI et la rédaction de son testament au chapitre XLIX : « finally considering in what a devil’s chase I was implicated, touching the White Whale: taking all things together, I say, I thought I might as well go below and make a rough draft of my will. »27 Ismaël apparaît ainsi comme le plus fidèle avatar de Faust, manquant de succomber à la danse macabre imposée par Achab mais demeurant, après le naufrage du Pequod, le seul maître de l’écriture.

*

14 Que retenir de ce mouvant carnaval orchestré par Moby Dick et dans quelle mesure participe-t-il à la liquidation de l’héritage européen ? On l’a vu, Melville commence par rassembler les fragments d’une Bibliothèque-source, mais c’est pour mieux la faire fuir et inventer par d’autres moyens la geste foraine et luxuriante de l’Amérique. Seul l’arrachement au « maudit cachot » liminaire libère en effet la possibilité d’éprouver pour soi-même la « vivante Nature »28 évoquée par Faust et d’exposer son œil à l’éblouissante beauté de la « Wilderness ». Condamné d’avance, le misérable « adjoint- de-l’adjoint » ne survit pas au seuil empoussiéré de Moby Dick. Comme chez Marlowe et Goethe, le voyage sans carte ni boussole auquel nous convie Melville, déjà entamé avec l’utopique Mardi (1849), a bien sûr un prix : l’exil volontaire hors de l’espace livresque permet certes à Ismaël de faire l’expérience d’Autrui, mais il se paye aussi de l’aliénation, de l’égarement, de la fragmentation intime et de l’apocalypse finale.

15 Tout au long de ce trajet paradigmatique qui nous mène de l’obscurité vermoulue des registres jusqu’au « still point » de l’ultra-blanc, Melville entrelarde son récit de clinquantes références faustiennes, dont il importe de souligner la fonction déictique et réflexive. Elles jouent en effet le même rôle de panneaux indicateurs que les topoï gothiques exploités par Julien Gracq. On se souvient de l’étonnant avis adressé au lecteur d’Au Château d’Argol : « Quant aux machines de guerre qui dans ce récit sont mises en œuvre çà et là, et destinées à faire mouvoir les ressorts toujours malaisément maniables de la terreur, un soin particulier a été apporté à ce qu’elles ne fussent, et surtout ne parussent pas inédites, et pussent par conséquent jouer du plus loin possible le rôle d’un signal avertisseur. »29 Roman grandiloquent de la perversion et de la contrefaçon, Moby Dick revêt ainsi la forme d’un théâtre de machines lancé à plein régime, dévoilant au lecteur-spectateur les coulisses et les chaudières où l’auteur enfourne les matériaux de la fabrique romanesque. L’apparente naïveté (voire maladresse) de la reprise littérale cache ici une extraordinaire maîtrise dans le traitement des coordonnées faustiennes et dans la connaissance des « emplois » qui seront ensuite repris par Valéry et Pessoa en vue d’un Faust III30.

16 C’est par son esthétique de pacotille que Melville emblématise les actes d’un roman- continent à la fois épique, comique et tragique. Ainsi « cueilli à l’état de fantoche »31, l’héritage faustien de Moby Dick n’est plus un poids qui menace le vivant ; exacerbé à l’extrême, disséminé dans l’épaisseur foisonnante du texte-Léviathan, le legs se fait

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léger masque de carton, persona de papier à travers lequel résonne la voix inouïe de l’« auctor ». Derrière le Faust-legend et la parade de cirque, l’héritage redevient ce mince, fragile et réversible vélin qui permet à Melville de s’affranchir de l’emprise du passé et de signer pour la postérité.

NOTES

1. La formule a été introduite en 1941 par le critique Francis Otto Matthieussen (American Renaissance : Art and Expression in the Age of Emerson and Whitman, Kessinger Publishing, LLC, 2007). Elle désigne une sorte d’âge d’or de la littérature américaine qui s’étend des années 1830 jusqu’à la fin de la Guerre civile (1865). La demi-décennie 1850-1855, marquée par la publication des grands textes d’Hawthorne (The Scarlet Letter et The House of the Seven Gables, 1950-1951), de Melville (Moby-Dick, 1851), de Thoreau (Walden, 1954) et de Whitman (Leaves of Grass, 1955) est considérée comme l’acmé de ce mouvement fondateur par lequel les écrivains américains s’affranchissent de leur dépendance coloniale vis-à-vis de la littérature britannique. Pour une mise en perspective contemporaine du concept de Renaissance américaine et de ses enjeux, voir David Reynolds, Beneath the American Renaissance : The Subversive Imagination in the Age of Emerson and Melville, Harvard University Press, 1989. 2. Goethe, Faust, trad. J. Amsler revue par O. Mannoni, Paris, Gallimard, « Folio bilingue », 2007, p. 60. 3. Herman Melville, Hawthorne et ses mousses, trad. P. Leyris, Paris, Gallimard, 1986, p. 233. 4. Ralph Waldo Emerson, Nature, dans The Spiritual Emerson : Essential Writings, éd. David M. Robinson, Boston, Beacon Press, 2003, p. 23. (« Notre âge est rétrospectif. Il bâtit les mausolées de nos pères. Il écrit des biographies, des histoires et de la critique. Les générations précédentes regardaient Dieu et la nature en face ; nous le faisons à travers leurs yeux. Pourquoi ne pas jouir,

F0 F0 nous aussi, d’une relation originale à l’univers ? 5B …5D pourquoi devrions-nous alors tâtonner parmi les os secs du passé ou faire de la génération vivante une mascarade à la garde-robe surannée ? Le soleil brille aujourd’hui aussi. » Essais, trad. A. Wicke, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2010, p. 15) 5. Pierre-Yves Pétillon, La Grand-route, Paris, Seuil, 1979. 6. « Il ne te suffit pas d’être toi-même un livre ?… », Paul Valéry, « Mon Faust », Paris, Gallimard, 1946, p. 37. 7. Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 1994, p. 143. 8. Comme le rappelle François Laroque, il s’agit de saynètes populaires que l’on jouait à Noël et à Pâques, dont les protagonistes se paraient de masques d’animaux et qui traitaient de thèmes carnavalesques (luxure, goinfrerie, démembrement, danses macabres). Cf. Christopher Marlowe, Le Docteur Faust, trad. F. Laroque et J.-P. Villquin, Paris, Flammarion, « GF bilingue », 1997, p. 22-25. 9. Jacques Cabau, La Prairie perdue, Paris, Seuil, 1981, p. 12. 10. « Rien qu’à vous voir, on se sauve : / une tonne à déchets, et un bric-à-brac, / au mieux une tragédie classique / frappée de valables maximes pragmatiques, / telles qu’elles conviennent dites par des pantins ! » Goethe, op. cit., p. 74-75. 11. Ibid., p. 56.

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12. Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995. 13. Herman Melville, Moby Dick, London, Penguin Books Popular Classics, 1994, p. 10. (« Aussi ne doit-on pas toujours prendre ce salmigondis de citations, si authentiques soient-elles, pour un véritable évangile de cétologie. Loin s’en faut. » Moby-Dick, Œuvres III, trad. P. Jaworski et P. Leyris, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p. 5) 14. Melville, op. cit., p. 139 et 149. (« Mon seul objet est d’esquisser le projet de taxinomie cétologique. Je suis l’architecte, non le maçon. Mais c’est là une tâche considérable ; aucun vulgaire trieur de lettres du service des postes ne saurait y suffire […]. Je laisse mon système cétologique inachevé, comme est demeurée inachevée la grande cathédrale de Cologne, avec sa grue oisive au sommet de la tour incomplète. Car si les petits édifices peuvent être terminés par leur architecte primitif, les grands, les vrais, confient toujours la pose du couronnement à la postérité. Dieu me garde de jamais rien parfaire. Ce livre tout entier n’est qu’une esquisse… même pas : l’esquisse d’une esquisse. Ô Temps, Force, Argent, Patience ! » Trad. p. 159 et 170) 15. Voir les analyses de Peter Szendy dans Les Prophéties du texte-Léviathan (Paris, Minuit, 2004, p. 97-101). 16. Melville, op. cit., p. 21. (« Quand je sens l’amertume plisser mes lèvres, quand bruine dans mon âme un humide novembre et que je me surprends à faire halte, malgré moi, devant les marchands de cercueils, à me glisser dans le premier cortège funèbre que je croise, et, surtout, quand la noire mélancolie me tient si fort que seul un robuste sens moral peut m’empêcher de descendre d’un pas décidé dans la rue et d’envoyer méthodiquement valser les chapeaux des passants – alors, j’estime nécessaire de m’embarquer sans délai. D’autres auraient recours à un pistolet chargé […] ; moi, tranquillement je lève l’ancre. » Trad. p. 21) 17. Ibid., p. 26. (« j’ai, des choses lointaines, une inguérissable démangeaison. J’aime immodérément sillonner les mers interdites et aborder aux rivages barbares. Sans méconnaître ce qui est bon et bien, je suis prompt à percevoir une horreur et puis même établir avec elle, si nul n’y fait obstacle, la plus cordiale relation. » Trad. p. 26-27) 18. « L’Anomal est toujours à la frontière, sur la bordure d’une bande ou d’une multiplicité ; il en fait partie, mais la fait déjà passer dans une autre multiplicité, il la fait devenir, il trace une ligne- entre. C’est aussi l’“outsider” : Moby Dick, ou bien la Chose, l’Entité de Lovecraft, terreur. » Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 54. 19. Melville, op. cit., p. 168. (« Starbuck est à moi, désormais il ne peut s’opposer. » Trad. p. 193) La formule péremptoire d’Achab rappelle sans détour le blasphématoire « Consummatum est. The bill is ended. / And Faustus hath bequeathed his soul to Lucifer » de l’acte II du Doctor Faustus, par lequel Marlowe détourne les dernières paroles du Christ sur la croix. (« Tout est accompli. Cet acte est conclu, / Et Faust a légué son âme à Lucifer. », Christopher Marlowe, op. cit., p. 94-95) 20. Ibid. (« C’est brûlant comme le sabot de Satan. Ce rhum descend en vous comme une vrille, vous met dans le regard la hargne venimeuse du serpent… ») 21. The Letters of Herman Melville, ed. Merrell R. Davis et William H. Gilman, New Haven, Yale University Press, 1960, p. 133. (« Vous enverrai-je une nageoire de la Baleine pour y goûter ? La queue n’est pas encore bien cuite, bien que le feu d’enfer où flambe tout le livre ait déjà pu, raisonnablement faire son œuvre. Voici la devise du livre (la secrète), – Ego non baptismo in nomine patris, sed in nomine – mais je vous laisse achever le reste. » Melville, D’où viens-tu, Hawthorne ? trad. P. Leyris, Paris, Gallimard, 1986, p. 126-127) 22. Melville, op. cit., p. 315. (« Croyez-vous vraiment à cette histoire abracadabrante d’embarquement clandestin ? C’est le diable, vous dis-je. La raison pour laquelle on ne voit point sa queue, c’est qu’il la dissimule aux regards, lovée dans sa poche, j’imagine. Maudit soit-il ! Et maintenant que j’y pense, il demande toujours de l’étoupe, dont il bourre la pointe de ses bottes. » Trad. p. 362) 23. Paul Valéry, op. cit., p. 129.

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24. Melville, op. cit., p. 170. (« Doué de la plus haute perception, je suis privé de l’humble faculté de jouissance. » Trad. p. 195) 25. « Moi je pense que l’Enfer n’est qu’une fable », Christopher Marlowe, op. cit., p. 98-99. 26. Melville, op. cit., p. 171. (« Sortez de derrière vos balles de coton ! Je n’ai pas de fusil dans les mains. Venez, Achab vous présente ses compliments ; approchez et voyez si vous pouvez me dérouter. Me dérouter […] ? La voie qui mène au but que je me suis fixé est un rail d’acier auquel sont ajustés les roués de mon âme. Infailliblement je me rue, franchis les ravins insondés, traverse le cœur des montagnes, file sous le lit des torrents ! Nul coude, nul obstacle sur mon chemin de fer ! » Trad. p. 196) 27. Ibid., p. 227 (« considérant enfin que, poursuivant le cachalot blanc, j’étais engagé dans une chasse de tous les diables – je me dis que tout compte fait, j’avais intérêt à descendre au poste pour y rédiger le brouillon de mes dernières volontés. » Trad. p. 259) 28. Goethe, op. cit., p. 60-61. 29. Julien Gracq, « Avis au lecteur », Au Château d’Argol, Paris, José Corti, 1938, p. 10. 30. Voir à ce sujet Julia Peslier, La Pensée à l’œuvre. Chantiers de Faust ouverts par Goethe (Valéry, Pessoa, Mann, Boulgakov), Thèse de doctorat dirigée par T. Samoyault et J.-M. Rey, Université de Paris 8, 2007. 31. Paul Valéry, op. cit., p. 7.

INDEX oeuvrecitee Moby Dick, Faust Mots-clés : roman-monstre Keywords : novel Palabras claves : novela Palavras-chave : novela

AUTEURS

ANNE BOURSE Docteure en littérature comparée Centre parisien d’études critiques

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Théâtres d’ailleurs Théâtre des Antilles – Cahier de la création

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Le Chemin des Petites Abymes ou Sans amour on est rien du tout (Inédit, 1999)

Michèle Montantin

RÉFÉRENCE

Michèle Montantin, Le Chemin des Petites Abymes ou Sans amour on est rien du tout, 1999, Inédit Création en 1999 au Centre Dramatique Régional de la Martinique, Théâtre Municipal de Fort de France. Mise en scène de Michèle Cesaire

Présentation

Personnages

LA PETITE FILLE. Kilt, fendu sur le côté fermé par une barrette. Petit chapeau de feutre rond sur cheveux noirs raides coupés à la Jeanne d’Arc ou à la chinoise. « Exotique » pour les européens et totalement indéfinissable: chinoise, indienne, eurasienne, mulâtresse, n’importe quoi, qui, dans le monde des blancs, porte la marque de l’ailleurs… lèvres charnues « africaines ». Elle aura tous les âges…

LE PÈRE. Un grand mec noir lisse beau. Pardessus anthracite, écharpe blanche, gants de cuir blond doublés de soie.

LA MÈRE. Tailleur noir croisé élégant, cape courte sur les épaules, chapeau surmonté d’une plume noire sur cheveux blonds décolorés, chaussures comme après-guerre semelles compensées.

EUGÉNIE. Peau foncée, cheveux très longs, métisse de blanc et de nègre dont le mélange a donné quelque chose d’indien. Elle est menue, a de très grands yeux qu’elle plisse avec dédain. Sa robe est bleue à pois blancs, de coupe créole dite « à

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corps »1 et met en valeur des seins ronds et hauts. Elle porte des bottines de cuir bleu outre-mer. Elle s’appuie sur une ombrelle de madras bleu. Elle possède aussi un éventail caché dans son châle et dont elle s’évente souvent. Maintien aristocratique et définitivement supérieur. Cheveux roulés en chignon. Elle pourra défaire cette chevelure très longue et la brosser sur son épaule droite. Tout en étant une vieille dame, elle a souvent un air de petite fille mélancolique.

MATHILDE. Elle est blanche. Elle est maquillée. Ses cheveux très noirs mi-longs, coiffés comme après guerre, remontés sur le front. Bijoux perles et or. Chaussures de cuir luisant, hauts talons. Robe moderne, blanche, de bonne coupe, découvre ses jambes, belles, et presque ses genoux. Bas fins. Air… très sûr d’elle. Quelque chose de dominateur et de voluptueux. Accent parisien orné d’expressions faubouriennes. Paraît 60 ans mais doit en voir 70. Elle « promène » une capeline de paille d’Italie bleu foncé, ornée d’un ruban blanc. Elle est encore très coquette.

La Musique

J’ai descendu dans mon jardin sera chanté sans accompagnement. Le motif des huit premières notes pourra être réutilisé avec un son semblable à celui des petites machines à musique en fer blanc que l’on remontait avec une clef.

Le motif pourra être repris sur un phrasé léwoz2. Deux chansons se feront entendre aux moments indiqués: « La Goualante du pauvre Jean », dans une version très réaliste, style chanteur des rues, et « Sûrement mon bonheur », vieille valse créole chantée par une femme.

Le tambour ka improvisera des rythmes à l’évocation des rêves de la petite fille.

La pièce

Scène 1

(Eugénie entre en scène côté jardin avec l’air de ne pas vouloir qu’on la rattrape. Mathilde la suit de peu. Eugénie accélère le pas comme pour la perdre.)

MATHILDE (Dans les coulisses.) Eugénie, où vous êtes encore une fois? Oh la la… EUGÉNIE Ou vlé maché, pou maché ou ké maché3!! On va voir qui de toi ou de moi… est capable de soutenir un rythme de marche. MATHILDE (Toujours dans les coulisses.) Ma p’tite poulette, si tu crois m’semer… Tu t’goures!! EUGÉNIE En tout cas je te ferai transpirer… Ou ké vwè sa ou ké vwè4… MATHILDE (Entrant sur scène essoufflée et suante.) Si tu voulais m’tuer… il fallait l’faire… ya longtemps… Maintenant c’est trop tard…

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EUGÉNIE (Faisant semblant de ne pas l’entendre et poursuivant sa course trébuchante.) J’ai descendu… dans mon jardin… J’ai des…cendu… dans mon jardin… Pour y cueillir… du romarin… Pour y cueillir… du romarin… Gentil coquelicot mesdames… Gentil coquelicot nouveau… MATHILDE Ah je l’entends!… avec ses airs de grande dame ce n’est qu’une petite garce…! EUGÉNIE (S’écroulant, à bout de souffle, s’assied à même le sol et s’évente avec force en chantant d’une voix épuisée.) J’ai… descendu… dans… mon jardin… J’ai… descendu… dans… mon jardin… MATHILDE (L’apercevant ralentit sa course, s’avance chancelante et s’assied lourdement à ses côtés en s’éventant elle aussi avec sa capeline. C’était vraiment pas la peine tout c’cinéma pour en arriver là… C’est plus d’mon âge, et encore moins du tien!! EUGÉNIE Nul ne vous a demandé de me suivre, encore moins moi… « Gentil coquelicot mesdames, gentil coquelicot nouveau… » MATHILDE IH! IH! IH!: « Le jardin de ton père », on peut laisser passer, mais alors! « Ton coquelicot nouveau », Alors ça! Où t’as vu pousser des coquelicots sur ton île à la noix! EUGÉNIE Je chante ce qu’il me plaît, vous n’allez pas prétendre me dicter les paroles des chansons que je chante? Et puis pourquoi adressez-vous la parole à une habitante d’une île à la noix? Personne ne vous a forcée à venir y habiter… MATHILDE Ça c’est vrai… Personne m’a forcée… EUGÉNIE Pourtant vous y êtes venue… Je ne sais pas, moi, pourquoi… si vite après la guerre… on vous a vus débarquer vous et votre… quatrième futur mari… MATHILDE Pas le quatrième, le troisième… EUGÉNIE Troisième, si vous voulez… de toutes les manières, pour moi cela ne fait aucune différence. Dans mon milieu on se marie une fois et une seule! MATHILDE Ah! Oui? Mariée, vraiment mariée??… À moi on m’a dit qu’il ne t’avait pas épousée à l’église, rapport à ses convictions athées. Il paraît même que tu écrivais tous les mois au pape, Madame, pour qu’il bénisse ton union. Malgré ça, tu as tout supporté en bonne catholique: ses maîtresses… les enfants de ses maîtresses… Eh ben dis donc, quelle patience, Eugénie, quelle patience!!

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EUGÉNIE Je vous interdis, Mathilde, de prendre avec moi cet air de pitié. Et puis… nous ne sommes pas ici pour parler de nous, de vos maris ou du mien, mais à cause… à cause de quoi? Vous m’embrouillez les idées avec vos souvenirs… Mais enfin, pourquoi nous a-t-on réveillées?? MATHILDE C’est bizarre ce qui nous arrive. Je n’arrive pas non plus à me rappeler pourquoi je me suis réveillée… EUGÉNIE Je me le demande bien moi aussi… MATHILDE Je dormais… et dans ce sommeil je faisais un rêve… EUGÉNIE Moi aussi j’étais dans un rêve, je m’en souviens… MATHILDE Je revoyais cette vie d’avant… quand j’ai débarqué du Colombie, la foule qu’il y avait sur le quai! Il était, c’est le cas de le dire, « noir » de monde! Je débarque à la Pointe-à-Pitre, et me voilà entourée de gens tout noirs… quel étourdissement, quel dépaysement, quel déplacement… EUGÉNIE Arrêtez de prendre vos airs de surprise imbécile… Vous aviez déjà vu des Noirs… non?! Mon fils… le mari de votre fille… par exemple… À Paris… avec tous les amis qu’ils avaient… vous aviez déjà pu apprécier, vous qui aimiez tant les hommes, comme ceux d’ici peuvent être intéressants… Et puis cessez de jouer pour moi, je ne serai jamais bon public en ce qui vous concerne, vous semblez oublier que ma mère était noire et mon père blanc… Moi, je n’ai jamais trouvé étonnante la couleur des gens, par contre, le degré de bêtise qu’ils peuvent atteindre ne cesse de me surprendre… MATHILDE Prenez vos airs de grande dame, Eugénie, n’empêche que votre cervelle a l’air tout aussi ramollie que la mienne… ...... Dans quel sommeil étions-nous exactement plongées? Et puis, je voudrais quand même bien me rappeler pourquoi ils ont cru bon nous faire à nouveau nous rencontrer sur ce morne… D’ailleurs, vous, qui savez tout de cette île… Il s’agit bien du morne que l’on trouve quand on prend le chemin des petites Abymes, le morne… Udol, d’où l’on aperçoit l’hôpital et Baimbridge? Derrière la villa de ma fille… EUGÉNIE Derrière la villa de Mon fils et de votre fille. MATHILDE Ah oui, Votre fils… un des plus beaux nègres de Paris… intelligent, raffiné et sensible… les femmes l’aimaient… beaucoup… il le leur rendait bien… celui-là… on pourrait en dire qu’on n’dira pas… parce que l’on n’est pas de celles qui cherchent à semer la zizanie… mais il y en aurait beaucoup… beaucoup à raconter…

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EUGÉNIE Vous savez Mathilde, mon éducation m’a toujours empêchée de vous le dire de notre vivant, mais en cet instant je vais passer outre: Mathilde je ne vous aime pas! MATHILDE Et c’est peu de le dire… Merci quand même pour ta franchise mais je le savais… Ah ce chemin des Petites Abymes, voilà un nom qui m’a toujours fait rêver… Pas toi? Parce que, les abymes, généralement c’est profond, insondable même. Et là, dans cette île où je débarquais pour rejoindre ma fille, il fallait qu’elle habite aux Petites Abymes. Petites abymes du plaisir, Première rides au coin du regard, Premières flétrissures de l’amour. Où habitez-vous? Aux Petites Abymes chez ma fille et mon gendre… en attendant de trouver mieux… Ouais, drôle de nom…

Je me souviens maintenant! Brusquement, je n’étais plus dans mon rêve… Je t’ai aperçue courant comme une vieille folle devant moi montant à toutes jambes le chemin des Petites Abymes… Je me suis dit que tu allais voir les enfants et qu’il fallait que je sois là pour qu’ils n’oublient pas qu’ils sont aussi de mon sang… J’ai couru derrière toi… Tu as essayé de me semer. Et voilà… Pourquoi tout ça?

(On entend une voix de petite fille.)

« J’ai descendu dans mon jardin J’ai descendu dans mon jardin Pour y cueillir du romarin Gentil coquelicot mesdames Gentil coquelicot nouveau » EUGÉNIE C’est elle! Elle est venue dans mon rêve… MATHILDE Ouais… c’est bien elle, la fille de ma fille, c’est elle tout craché, venir me trouver jusque dans mes rêves… EUGÉNIE Ce rêve était affreux: des hommes brûlaient tout vifs dans une pièce de cannes… Des cavaliers montés sur des chevaux tournaient tout autour pour que personne n’échappe au brasier… Ceux qui brûlaient paraissaient encore plus noirs que d’ordinaire… Seuls leurs yeux vivaient encore dans la grimace hideuse de leur face torturée… Il y avait une odeur… de poulet grillé. À ce moment-là, j’ai vu ma petite fille… Elle se tenait devant moi et tendait le doigt vers le champ… elle ouvrait et fermait la bouche, ouvrait et fermait la bouche…

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MATHILDE Ça pour ouvrir la bouche, ni ma fille ni ton fils n’ont su lui apprendre quand il fallait parler et quand il fallait se taire! EUGÉNIE Elle me criait quelque chose… et je voyais des larmes couler en abondance sur ses joues… mais je n’entendais pas ses paroles… c’est cette vision qui m’a tirée en sursaut de mon sommeil… MATHILDE Ouais, tu as raison… c’est bien elle. Elle était aussi dans mon rêve, elle ouvrait aussi la bouche… mais j’entendais très bien ce qu’elle me disait… avec son air supérieur:

(Imitant la petite fille et faisant sonner tous les « p »)

« – C’est inutile, tu sais, d’éplucher les radis, c’est dans la peau que se trouvent toutes les vitamines… Chez le père de mon père, on n’épluche pas les radis! »… EUGÉNIE C’était la grande idée de mon époux, son grand-père: « Les vitamines sont dans la peau! »… Ils ont toujours eu une sorte de folie de l’imagination dans cette famille-là… MATHILDE Ça, pour avoir des idées, il n’en manquait pas, il en avait des tas, mais à part ça: rien dans les mains, rien dans les poches… EUGÉNIE Les terres que mon père m’avait données pour dot, il les avait offertes, au nom de la République, à la toute jeune commune Noire des Abymes… « Que la terre soit à ceux qui la travaillent! »… La plus riche terre à cannes du Morne-à-l’Eau… MATHILDE Un vrai communiste celui-là… EUGÉNIE Une terre noire, profonde, produit ancien du calcaire de bonites et de l’humus des forêts, l’eau en bas… MATHILDE Un vrai fou… EUGÉNIE Alors nous n’avions que ce que mes sœurs richement mariées… MATHILDE Et dont les maris n’avaient pas refusé, eux, la dot… EUGÉNIE … m’avaient offert… N’exagérez pas Mathilde! En fait vous ne supportiez pas l’amitié de ma petite fille et de son grand-père, et comme elle ne vous a jamais aimée… MATHILDE Ça te ferait plaisir de croire ça, hein? Mais la vérité c’est que ma petite fille me ressemble beaucoup plus qu’à toi! EUGÉNIE Ah bon? Vraiment? Qu’est-ce qui vous fait dire ça? MATHILDE Ton mariage, ton histoire de pape, les maîtresses de ton mari, tout ça… Elle, elle aurait fait comme moi!

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EUGÉNIE Quoi? MATHILDE Pfuit!! Partie, envolée…

(On entend de nouveau la voix de la petite fille.)

J’ai descendu dans mon jardin Pour y cueillir du romarin Gentil coquelicot mesdames Gentil coquelicot nouveau MATHILDE Mais qu’est-ce qu’elle veut à la fin?… EUGÉNIE Mathilde vous n’avez pas changé… vous serez la même de toute éternité: tout, tout de suite… Enfin… Et bien, montons jusqu’au sommet du morne5, nous y verrons les choses d’un peu plus haut… mais inutile de me tenir la main si je trébuche ou de me souffler dans la figure si je suffoque… mon éventail et mon ombrelle feront très bien l’affaire…

(Elles s’éloignent l’une suivant l’autre.)

Scène 2

Le Décor (La scène est le signe d’une rue qui coule comme un fleuve du côté jardin au côté cour, délimitée par un chemin de lumières chaudes: entrées des beuglants, des brasseries et des théâtres comme après la guerre rue de la Gaieté. En fond de scène le ciel de Paris sur un écran où pourront également être projetés les champs de canne en flammes et la haute mer profonde couleur d’encre bleue. Un petit pont en forme de croissant de lune franchit la rue en son milieu et peut s’élever dans les cintres en supportant une ou deux personnes. La petite fille est assise au bord de la scène, les pieds balançant dans la salle, elle a l’air un peu fiévreux… L’homme est debout côté cour, il fume des gitanes avec des gestes élégants et précis. La mère est côté jardin, seule la plume de son chapeau accroche la lumière. Le père et la mère se déplaceront et viendront s’asseoir l’un sur le banc et l’autre sur le pont, se faisant presque face… Eugénie et Mathilde descendront des cintres assises sur des balancelles.)

LA PETITE FILLE (Chantant songeuse) Je cherche après Ti-ti-ne Ti-ti-ne ô Ti-ti-ne je cherche après Ti-ti-ne et je ne la trouve pas… Tu sais qui est Titine toi? LE PÈRE ...... LA PETITE FILLE Je savais que tu ne répondrais pas. Tu fais ça souvent… Tu écoutes… tu restes là l’air de quelqu’un qui cherche une réponse… ou l’air de quelqu’un qui, tout près de donner une réponse, doute qu’elle soit la bonne.

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LE PÈRE Ah oui? LA PETITE FILLE Oui! c’est comme ça qu’tu fais…

(Chantant)

Je cherche après Ti-ti-ne, Ti-ti-ne ô Ti-ti-ne Je cherche après Ti-ti-ne et je n’ la trouve pas… Moi je la vois tout à fait bien, Titine, une petite femme pressée… une midinette… une petite main, comme disait ma grand-mère du côté blanc: Elle passe vite en martelant le trottoir de ses chaussures un peu trop hautes, avec un déhanchement calculé pour se donner de l’assurance. Je ne vois pas son visage puisqu’elle passe son temps à marcher vite dans la ville pour que l’autre qui cherche après elle, ne la trouve pas… Et elle fait bien attention à ne pas tourner la tête pour que si l’autre la suit, il ne la reconnaisse pas. LE PÈRE Et lui, celui qui cherche Titine ? LA PETITE FILLE Ben c’est Panam, Monsieur Paris, quoi ! tu sais…:

(Chantant.)

Panam, Panam, Panam, je te suis en marchant derrière toi Panam, Panam, Panam, tu me fais le coup du souviens-toi… Panam, Panam Panam, lalalalallalalalallalalallalalla La la la lalalalalalalalal la la lalalalalalallalalallalalll Panam! C’est bien comme ça que la mère de ta femme appelait Paris… Elle en parlait sans arrêt de son Panam, et Panam ci et Panam là, et comment à Panam c’est bien mieux que chez nous, dans l’île… Et bien Panam porte un imperméable gris, comme dans les films de gangsters, un feutre gris dont il rabat le bord et l’on ne voit pas son visage à lui non plus. Monsieur Paris c’est lui, il court après Titine.

Tu me diras: Mais pourquoi Panam court-il après Titine ? Qu’est-ce qu’il lui veut ?

Et bien certainement pas des choses très belles, si Titine elle se cache comme ça et si elle court si vite sur ses talons trop hauts, c’est bien parce que ce Monsieur Paris ne lui veut pas du bien, pas vrai papa ? LE PÈRE Tu as toujours de drôles d’idées… Paris… un homme !?

(Dans une jubilation intense.)

Paris c’est une ville! La ville la plus fantastique que je connaisse! 1935: La première fois que je suis descendu du train après avoir débarqué au Havre et que j’ai vu tout ça, je suis resté muet, étonné… je ne peux te dire le sentiment que j’éprouvais. Paris, la ville Lumière! Et c’est vrai! Il y avait de la lumière partout. Je ne pensais pas qu’une telle chose soit possible:

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Tant de maisons, Tant d’avenues, Tant de rues, Tant de librairies, Tant d’autos, tant de gens, Tant de femmes ! Mon île m’est alors apparue comme la province… de la province. Contrée malhabile et fermée sur elle-même, escargot enroulé sur son hélicoïde… Paris! Ville heureuse où les Nègres comme moi, avec leurs frères d’Afrique et de Madagascar menaient la vie de zazous dans les bals nègres d’avant guerre. LA PETITE FILLE Et on ne vous détestait pas? On ne vous injuriait pas parce que vous étiez noirs? Vraiment? LE PÈRE Si certains haïssaient notre couleur, nous ne le voyions pas. Nos maîtres nous tenaient en grande estime… des camarades français étudiants partageaient notre amitié et dansaient sur nos musiques. Les femmes nous aimaient et j’ai aimé Paris… Je ne suis pas d’accord avec toi, Paris est une femme… LA PETITE FILLE (Se dressant rageuse.) Et moi, j’ai détesté cette ville, grise! Sale! Triste! Qui sentait encore la guerre! Ah oui je la détestais!!! Tous ces mendiants sous les ponts… Tous ces gens qui ont faim et froid… J’ai tellement peur de devenir comme eux… mais je n’ai pas pitié d’eux, non père, je n’ai pas pitié d’eux. Je me suis guérie une fois pour toute de toute ma pitié, Comme tu me l’as demandé, Débarrassée une fois pour toute de peur de m’en déchirer le cœur.

(Avec la même jubilation que son père plus haut.)

La seule, la seule chose que j’aime: les chansons qui gueulent par toutes les portes battantes des bars et des brasseries jusque sur le trottoir où nous passons. Chansons déchirées qui vous cognent là et vous laissent sans souffle! LA VOIX D’UN HOMME QUI HURLE « Demandez le Figaro, le Figaro, demandez le Figaro, dernière édition!!! » LA PETITE FILLE (Comme une litanie avec distance sinon froideur.) Nous marchions sur le boulevard et l’homme venait vers nous traînant sa jambe de bois. Son appel était si désespéré… il avait l’air de crier: — « Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi! » — Papa achète lui son journal papa, je t’en prie! Tu vois bien comme il est malheureux, tu vois bien comme il souffre, tu vois bien sa jambe de bois! Tu vois bien que personne ne veut de son journal parce qu’il fait trop froid ce soir dans cette avenue, parce qu’il est trop seul et trop malheureux, et qu’il fait peur et qu’il fait mal… LE PÈRE (De même, l’air d’une leçon apprise souvent à lui même répétée.) Il faut apprendre à résister, si tu te penches sur la souffrance des autres tu ne pourras

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pas survivre. Elle t’envahira, elle te fera mourir. Il faut te rendre imperméable, il faut savoir résister à la tentation de recevoir cette souffrance, de la partager, si tu te laisses allée à cette faiblesse, ils finiront par t’avoir… LA PETITE FILLE J’essaie, j’essaie, papa, j’essaie de me rendre imperméable, mais je n’y arrive pas toujours. LE PÈRE (Chuchotant.) C’est comme les regards… as-tu remarqué les regards? LA PETITE FILLE (De même.) Je les vois et je les sens. Mais c’est vrai que déjà j’ai beaucoup progressé dans la technique de l’évitement. LE PÈRE Ah! Tu dis l’évitement… LA PETITE FILLE Tu ne peux pas savoir ce qui se passe en vérité. Même quand je suis seule, même quand tu ne m’accompagnes pas, et que les gens se disent juste un peu que j’ai quelque chose de bizarre, dans les yeux, la bouche ou le regard, et bien j’évite de leur faire savoir que je sais qu’ils me regardent. Je les frôle comme si je n’étais pas là … Regarde comment je fais… (Elle a sauté sur le pont et y marche comme une équilibriste sur son fil.) Je marche avec une telle supériorité, je suis réellement à une telle hauteur, que je ne suis même pas là… LE PÈRE (Se chantonnant à lui-même une chanson très ancienne dont il se souvient pas à pas.) Je suis l’étranger… Celui qui n’est pas d’ici… Celui qui vient d’ailleurs… Celui dont le nombril ne repose pas sous l’arbre de la cour… Celui… qui sent les odeurs que vous ne sentez pas Celui dont… vous sentez l’odeur différente Celui qui… se sent différent. LA PETITE FILLE Non! Moi je ne me sens pas étrangère! C’est ici qui est différent. Tu as vu ces arbres si gris noirs et décharnés, sans feuilles ? LE PÈRE Mais tu as aimé la neige ? Souviens-toi de la neige ! LA PETITE FILLE Ah oui, la neige ! C’était à la pension Maintenon. Nous étions dans le dortoir et une fille qui était à la fenêtre a dit : « Venez voir ! Venez voir la neige ! La neige elle tombe !!! » Et toutes les filles se sont précipitées à la fenêtre. Moi je respirais très fort l’odeur de neige, l’odeur de froid. Nous sommes, toutes sorties, dans la cour, au pied des marronniers noirs, la tête renversée en arrière, un goût de sang dans mes narines, les yeux remplis de neige fondue tourbillon de douceur blanche et même nos cris n’étaient plus aigus

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et tout m’étourdissait, et j’oubliais à quel point je détestais ce pays et son hiver !… LE PÈRE L’hiver… il y a dans l’hiver un moment particulièrement propice à l’activité intellectuelle, et puis cela débouche sur quelque chose de tellement prodigieux… le printemps… ne me dis pas que tu n’aimes pas le printemps… LA PETITE FILLE Je haïssais l’été plus que l’hiver. Je craignais toujours qu’il ne fasse pas beau. Et, quand le soleil était enfin là, je savais la saison fragile, éphémère… Je vivais les étés d’Europe avec la certitude de leur fin prochaine, une brûlure au cœur pareille à celle que le soleil causait à ma peau blanchie par leur hiver. LE PÈRE Ne me dis pas que tu n’aimes pas le printemps… LA PETITE FILLE (Tout à fait excitée.) Les marronniers qui paraissaient des êtres morts se mirent à bourgeonner ! A-t-on jamais vu quelque chose d’aussi extraordinaire que des bourgeons de marronniers ? Ça gonfle, pousse, grossit, Ça se tend et brille comme une peau huilée et la gomme perle au bout, Ça éclate! Ça laisse passer des petites feuilles qui se mettent à se déplier de plus en plus vite. Cela s’ouvre… s’étend… du vert, du vert… j’en aurais mangé si j’avais pu ! LA MÈRE C’est en automne que nous nous sommes rencontrés… LA PETITE FILLE Moi, c’est l’automne que je préférais… Je n’avais plus peur que l’été s’achève puisqu’il était déjà fini… Il s’éternisait dans une mort très douce avec ses ors, ses rouges, ses bruns qui apaisaient ma brûlure. Quand tout était fini, ne restait que la poussière de toutes les feuilles tombées et l’odeur mélancolique des feux qui me rappelaient les boucans6 de ton jardin. LE PÈRE (Répondant à la mère.) Je m’en souviens. LA PETITE FILLE Racontez moi, racontez-moi encore, j’aime tellement cette histoire… LA MÈRE (Sortant de la semi pénombre où elle demeurait cachée.) Ma meilleure amie sortait avec un étudiant antillais, elle s’appelait Olga Olszewska… très belle, très intelligente… Un jour elle m’a conduite chez lui, André, c’était son prénom, il habitait une chambre minuscule sous les combles au quartier latin… le phonographe tournait… de la musique… des biguines7… la fête quoi… et ton père est entré, il étudiait chez un de ses amis dont la chambre était voisine… il était venu demander que l’on fasse moins de bruit… LA PETITE FILLE Vraiment… c’était bien là la raison ?…

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LE PÈRE Quand je l’ai vue, j’ai cru qu’elle était elle aussi une étrangère… c’est cela qui m’a donné l’audace… LA MÈRE Je revenais de vacances à la Baule, j’avais tellement bruni que j’en étais noire… LE PÈRE Je t’ai prise pour une Algérienne… LA MÈRE D’ailleurs tu m’as demandée si j’étais d’Afrique du Nord… LE PÈRE Tu m’as répondu: « Non, je suis parisienne… » C’était très impressionnant… LA MÈRE (Éclatant d’un rire sonore et triomphant.) Oui, tu avais l’air bizarre, tu croyais que je me moquais de toi… LA PETITE FILLE Il était comment? LA MÈRE Beau, grand, fort, bien fait, avec un sourire lumineux et très doux… LA PETITE FILLE Vous êtes tout de suite tombés amoureux… le coup de foudre quoi !? LA MÈRE Le coup de foudre… LA PETITE FILLE C’était ton premier amour? LA MÈRE Mon premier important grand amour… J’avais eu un premier amoureux, un coup de foudre quoi ! Violent, fugace… Je l’ai rencontré aux pieds de la tour Eiffel… il était tchécoslovaque… de Prague… il visitait Paris… en quelques minutes j’étais dans ses bras, nous sommes montés à pied presque jusqu’en haut, et nous ne cessions de nous embrasser. Ah ! Comme nous nous sommes embrassés, tu ne l’imagines pas… je ne voyais plus rien, je n’entendais plus rien, je savais que Paris était là, la Seine, les boulevards, je savais que le monde était là, mais il n’existait pas, rien ne comptait que sa bouche et ses bras et nos baisers sans fin, sans fin, sans fin, sans fin… LA PETITE FILLE Et après… LA MÈRE Quoi ? LA PETITE FILLE Et après… puisque ce n’est pas avec lui que tu m’as faite mais avec papa… LA MÈRE Oh ! Rien… nous avons eu un rendez-vous… mais il ne s’est rien passé, nous étions redevenus des étrangers… LA PETITE FILLE Et avec papa, c’était comment ? LA MÈRE Des promenades, tout Paris, du Nord au Sud et du Sud au Nord, des discussions à n’en

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plus finir… Je travaillais à Montparnasse et lui était pion à Chaptal… alors nous nous croisions à Saint-Michel… mais moi sur un quai, lui sur l’autre, séparés par le chemin de rail. Nous nous adorions de loin, nous nous envoyions des baisers… Je ne pouvais imaginer la vie sans lui… LA PETITE FILLE Vraiment vous faisiez ça? LE PÈRE Et moi la vie sans elle… LA PETITE FILLE Et ta mère, elle ne disait rien ? Il était noir quand même… comment ça se passait avant-guerre à Paris avec les Noirs ? LA MÈRE Ah ! Ma mère ne l’aimait pas ! Ma mère n’aimait pas les Noirs ! Mais je lui ai dit, « c’est lui que j’aime et si tu ne veux pas de lui, c’est lui que je choisis et tu ne me reverras pas ! »… Alors elle a accepté… LA PETITE FILLE Et ton père ? LA MÈRE À cette époque je n’avais pas encore fait sa connaissance. Il avait abandonné Bruxelles après le départ de ma mère, et l’avait suivie jusqu’à Paris… Nous ne nous étions jamais vus… Nous nous écrivions depuis deux ans, et justement, six mois après avoir rencontré ton père, je lui ai fixé rendez-vous dans un café du quartier latin. Il devait avoir un journal à la main et moi un chapeau que je lui avais décrit. Il est venu s’asseoir, il a eu l’air surpris en me voyant. En fait nous prenions souvent la même ligne de métro, nous nous croisions, et il me dit d’ailleurs: — « Ainsi c’est toi la Blanche qui sort avec ce Nègre… » LA PETITE FILLE C’est vrai il a dit ça!? Et alors, ça t’a fait de la peine… LA MÈRE Oui… LA PETITE FILLE Et après… LA MÈRE Après j’ai dit à mon père que s’il voulait me revoir, comme j’aimais ce Noir, qu’il faudrait qu’il l’accepte pour me revoir moi… Il s’est fâché, on ne s’est plus revu ni parlé… quelques mois… et puis il a demandé à rencontrer ton père et ils sont devenus amis… LA PETITE FILLE Elles se sont rencontrées quelques fois, hein maman ? LA MÈRE Qui donc? LA PETITE FILLE Ma grand-mère noire et ma grand-mère blanche: Eugénie et Mathilde. LA MÈRE Oh ! Oui, quelques fois. Elles ne s’aimaient pas vraiment.

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LA PETITE FILLE Pourquoi ? LA MÈRE Pas la même éducation, pas la même vie. Ta grand-mère Eugénie avait reçu une éducation classiquement bourgeoise très catholique et très « bien pensante ». Ta grand-mère Mathilde était une femme moderne. Elle prétendait ne se laisser faire par rien et par personne et avait décidé de survivre à tout et contre tous. LA PETITE FILLE Et grand-père, le père de papa ? LA MÈRE Ah ! Lui, je l’aimais vraiment bien… Quand je suis arrivée à la rue Schoelcher où se tenait sa petite maison, je n’oublierai jamais son grand sourire d’accueil… LA PETITE FILLE (Chantonnant.) Chinoise verte, baguettes de tambour ! Chinoise verte, baguettes de tambour ! À la communale mes petits camarades m’appelaient Chinoise verte à cause, disaient-ils, de la couleur de ma peau. Moi je ne la trouvais pas verte ma peau ! Ils tournaient autour de moi dans la cour de récréation en se tenant par la main et criaient à tue-tête : « Chinoise verte Baguettes de tambour ! Chinoise verte ! Baguettes de tambour »

À cause de mes cheveux raides, raides, tu sais… Je leur dis : — « je ne suis pas chinoise » je suis antillaise. Elles ne savaient même pas où c’était — Je leur dis : Mais oui: l’Amérique est là, et bien mon île est là, dans la Caraïbe. Alors elles croyaient que je leur parlais de l’Afrique, où d’après elles, vivaient les nègres cannibales ! Alors quand je leur ai dit qu’il n’y avait dans mon île ni serpents venimeux, ni lions, ni cannibales, elles refusèrent de me croire ! Mais j’ai lu tant de déception dans leurs yeux, maman, que j’ai raconté des histoires: « Je viens d’un pays où vivent les éléphants qui trompent énormément, Les tigres griffus, Les panthères noires, comme les habitants, Les hippopotames aux narines impudiques, Les zèbres à rayures ! Bien entendu, tout le monde est cannibale !! Nous adorons manger de la chair humaine. Dans ma tribu à moi, nous dévorons ceux que nous capturons dans les tribus voisines… et… vous savez le morceau du corps humain que je préfère ? »

(Imitant les petites camarades.)

— Non, nous ne savons pas ! Quel morceau ? Dis-le nous, dis-le nous ! — Je ne peux pas vous le dire !

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— Si ! Dis le nous, ô je t’en prie, dis-le nous ! — Eh bien ! (Chuchotant.) ce sont les oreilles, c’est é-las-tique comme du schweem-gum ! Je mâche longuement, très longuement les oreilles de mes ennemis… AH AH!! LA MÈRE Tu exagères !! LA PETITE FILLE (Très froide.) Mais non maman, je n’exagère pas. D’ailleurs c’est toi qui exagères avec ton air d’être toujours passée au travers des gouttes d’eau ! LA MÈRE La vie t’apprendra… EUGÉNIE (Elle est descendue tout doucement des cintres sur sa balançoire qui se stabilise 1 mètre 50 au dessus du plateau.) La vie n’apprend rien qu’on ne sache déjà, intimement: on sait l’amour, on sait la mort, on sait les blessures quand elles vous arrivent, on reconnaît le goût des larmes… On joue seulement à ne pas savoir pour ne pas avoir trop peur… LA MÈRE C’est ta grand-mère, mère de ton père, qui me disait souvent: « La vie nous lave et nous relave dans l’eau de toutes peines si bien que nous rétrécissons et que la mort nous trouve plus désarmés que l’enfant qui vient de naître. » LA PETITE FILLE Je n’aime pas que tu parles de la mort ! Pourquoi tu parles tout le temps de la mort ? LA MÈRE (Prenant le père à témoin.) Moi ? Tu trouves vraiment que je parle souvent de la mort ? LE PÈRE Mais non, elle exagère ! LA PETITE FILLE (Criant presque.) Si ! Elle parle de la mort ! Elle en parle d’une manière terrible, comme si c’était quelque chose de normal, que ça devait arriver de toutes les manières… demain peut-être… MATHILDE (Elle est à son tour descendue sensiblement à la même hauteur qu’Eugénie.) C’est vrai, je suis d’accord avec ma petite-fille, c’est agaçant à la fin cette tendance à philosopher qu’a toujours eu ma fille: la vie, la mort, l’amour, la vie, la mort, l’amour… LA MÈRE (Avec simplicité et détachement.) La mort ne me fait pas peur. J’ai vu la mort, je la connais, elle m’est arrivée et j’ai découvert que je n’étais pas mortelle que j’avais une âme et que je rejoindrai le grand tout. LA PETITE FILLE (Elle l’observe comme un être étrange.) Alors la mort ne te fait vraiment pas peur du tout ?! LA MÈRE Non ! Si on me dit « tu dois mourir tout à l’heure », et bien, je me préparerai mais je n’aurai pas peur. LA PETITE FILLE (Se bouchant les oreilles.) Je ne veux pas entendre tes paroles, moi, je ne veux pas entendre parler de mort, je veux vivre !

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LA MÈRE (riant) La mort n’est pas une fin. De toutes les manières elle t’arrivera comme elle arrivera à nous tous. LA PETITE FILLE (En colère à son père.) Alors elle parle de l’âme, de la vie après la mort, de toutes sortes de choses que toi le marxiste tu nies, et tu la laisses parler ? Tu ne lui dis rien ? Tu y crois aussi alors ? Mais nous savons bien tous que nous ne sommes là que pour vivre dans l’instant, que rien n’existe en dehors… dieu… l’au-delà… l’âme… la vie après la mort, contes et balivernes, enfin papa, c’est ce que tu m’as appris… je l’ai lu dans les livres !!!… LE PÈRE Elle était terrible cette route qui reliait l’île plate au volcan par delà la rivière salée. Je conduisais la voiture que nous n’avions pas fini de payer et les Nègres des campagnes nous faisaient de grands signes de la main en me voyant moi, le Nègre savant, assez riche pour se payer une automobile avec cette femme belle et blonde dont les cheveux bougeaient comme des vagues au vent. LA MÈRE On s’élevait rapidement à plus de 700 mètres au dessus de la mer. On voyait les îles si proches dans tout le bleu du ciel et de la mer, que je pensais souvent, qu’il suffirait de le vouloir vraiment, pour plonger au milieu d’elles comme un poisson volant. LA PETITE FILLE Et toi qu’est-ce que tu pensais des histoires de Blancs et de Noirs ? LA MÈRE (Riant de son rire insouciant et libre.) Je les saluais de la main ! Une bonne fois pour toutes ma chérie: les hommes ne se distinguent qu’apparemment par la couleur de leur peau, la texture de leur cheveu, la transparence de leur prunelle, ou par le rythme de leurs musiques. Les hommes sont pareils du Nord au Sud et d’Est en Ouest: humains… horriblement. LE PÈRE La route était libre, j’avais plaisir à prendre les tournants en suivant bien les courbes. Tout d’un coup, ce camion s’est trouvé face à moi descendant une ligne droite complètement sur sa gauche à lui… Je n’ai pensé qu’à l’éviter, me jetant dans le fossé, la voiture s’est enfoncée dans le talus et… ta mère… ta mère s’est envolée par la portière, sa tête en retombant est venue frapper le poteau électrique. Elle était couverte de sang, désarticulée comme les poupées que l’on t’offrait et auxquelles tu arrachais la tête et ouvrais le ventre… je l’ai cru morte… LA PETITE FILLE Je ne faisais pas partie du voyage. Je ne sais plus pourquoi. Vous deviez rentrer le soir. Le soir tombait et vous ne rentriez pas. J’errais dans le jardin, habitée par un sentiment funeste comme est funeste la rupture du jour dans l’île où toute lumière s’écroule soudainement, sans défense, devant l’invasion de la nuit. Une voiture est entrée en trombe dans le jardin du haut. Un homme m’a demandé à parler à la mère de ma mère. Je me suis approchée d’eux… j’ai entendu : « Accident… fracture du crâne… coma. »… L’issue semblait, elle aussi, funeste. J’ai entendu aussi la mère de ma mère, cette femme qui n’avait jamais aimé les Noirs,

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dire que c’était ta faute papa… je l’ai détestée un peu plus et j’ai commencé à prier sans l’avoir jamais appris pour que tu ne meures pas, maman… MATHILDE Cette enfant n’a pas changé. Toujours une véritable peste… EUGÉNIE C’est sa perspicacité qui vous gêne ? LA MÈRE J’ai senti que je quittais mon corps, sur la trajectoire d’une spirale qui me conduisait toujours plus haut vers une lumière intense et belle ! Je voyais la terre de très haut, Je voyais les fourmilières humaines, les hommes mesquins et jaloux, les crimes atroces, les viols, les vols, les maladies, les souffrances, Je voyais les peuples s’entre tuer, la mort cent fois recommencée sans qu’il en résulte aucun progrès pour l’homme, et je montais, montais vers cette lumière et plus je montais plus je me sentais délivrée de toute peur et de tout regret, délivrée du mal de vivre. LA PETITE FILLE Dès l’aube j’étais dans le jardin guettant l’arrivée de quelque envoyé. J’ai vu arriver marchant sur ses deux pieds nus couverts de poussière et tenant une boîte à la main au bout d’une ficelle, une femme assez âgée et qui me demanda à quelle heure et dans quel endroit se tiendrait la veillée funèbre pour ta mort, maman. LE PÈRE La nouvelle avait parcouru l’île et Miréna qui t’avait servie sept années était venue depuis Basse-Terre pour être sûre de te veiller la première. LA PETITE FILLE Je dis que tu n’étais pas morte !… seulement dans le coma… À mes paroles elle ne fit que s’asseoir sur le muret qui bordait les rosiers et me dit qu’elle avait acheté, exprès, une paire de chaussures neuves pour ton enterrement – c’est ce que contenait la boîte qu’elle tenait au bout de sa ficelle – soulagée que tu ne sois pas morte et regrettant sa dépense… LA MÈRE Soudain j’ai senti que l’on me tirait de nouveau vers la terre que je voyais se rapprocher dans les ténèbres. Je résistais de toutes mes forces, je ne voulais pas revenir, je voulais continuer à monter vers la lumière… LE PÈRE Un autre camion s’est arrêté et nous l’avons menée à la clinique du docteur C. On la donnait pour morte, cependant on fit tout ce qu’on put: oxygène, massage cardiaque. Et on la déclara sauvée, mais elle restait dans ce coma… deux mois, deux mois elle fut absente. LA PETITE FILLE Papa me conduisit vers toi, tu venais de te réveiller. LA MÈRE Oui, peut-être… Je ne m’en souviens pas… LA PETITE FILLE Tu avais le crâne recouvert de bandelettes blanches comme une momie. Je ne voyais que tes grands yeux couleur de miel liquide et qui me regardaient avec absence et

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étonnement. Tu me dis: — On me dit que vous êtes ma fille…

Tu n’avais pas l’air d’y croire. Tu fus très polie et gentille. Tu ne me reconnaissais pas ! LA MÈRE Oui, peut-être… Je ne m’en souviens pas… LA PETITE FILLE Et quand tu es revenue à la maison, ce fut pire… LE PÈRE Elle avait fini par accepter que nous soyons sa famille, mais elle n’avait pas fini de regretter qu’on l’ait obligée à revenir. LA PETITE FILLE Surtout quand elle avait trop mal à la tête. Tu descendais en disant : — votre mère souffre de la tête les enfants… et tu allais aussi jusqu’à la cuisine ou la buanderie pour le dire aux servantes. Aussitôt il fallait que tout bruit disparaisse de la maison et nous errions comme des fantômes prenant garde que rien ne résonne. Mais quand les chiens avaient hurlé et aboyé toute la nuit… LE PÈRE Les chiens sur l’île sont maîtres de nos nuits… LA PETITE FILLE Elle se prenait la tête à deux mains : — Ces chiens, ces chiens, faites les taire ! Plusieurs fois tu l’as trouvée penchée sur le balcon de la terrasse du deuxième étage et regardant en bas… LE PÈRE Je l’ai trouvée, penchée et regardant le vide… quand je lui ai saisi les épaules pour la ramener en arrière, elle a tourné vers moi son visage et m’a dit qu’elle voulait mourir et retourner vers la lumière. LA PETITE FILLE (Tout doucement.) Je t’ai vu descendre l’escalier et… tu pleurais papa… tu pleurais… et je ne savais pas qu’un père pouvait pleurer. LE PÈRE (Sans émotion exprimée.) Alors tu m’as serré dans tes bras, petite fille, tu m’as serré très fort contre toi en me disant de ne pas pleurer. LA PETITE FILLE (De même.) Quand nous marchions dans les rues de cette ville, Paris, tu me tenais toujours par les épaules ou la main posée sur ma nuque comme pour dire que j’étais bien de toi. J’aimais la douceur et la force de ta main sur ma nuque.

Tu n’as pas répondu à ma question papa… Tu y crois toi à la vie après la mort ? LE PÈRE Il y a longtemps dans les campagnes, il est arrivé, lorsqu’un ami mourait, que les hommes se saisissent de lui la nuit venue, tout raide et tout mort qu’il était, le soutenant sous les aisselles, le transportent de case en case où ils toquaient

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bruyamment chantant, riant et pleurant tout à la fois. Les gens sortaient sur le seuil et régalaient la compagnie: À la santé du mort !! Avant de boire ses amis n’oubliaient jamais de lui en verser une rasade… LA PETITE FILLE Alors ils croyaient vraiment qu’il vivait toujours et savait ce qui lui arrivait ? LE PÈRE Croyances imbéciles… il n’y a rien après la mort. LA PETITE FILLE Rien c’est quoi ? LE PÈRE Rien c’est rien, rien qu’on puisse imaginer, rien qu’on puisse concevoir. LA PETITE FILLE Ni paradis et pas d’enfer ? LE PÈRE Le paradis est éphémère et l’enfer de toute éternité sur terre. LA PETITE FILLE (En aparté. Disant cela elle sort.) Alors pourquoi ceux qui sont morts me parlent dans mes rêves ?

(Elle sort.)

LE PÈRE Je me souviens quand elle est née. Elle était si petite dans le pli de mon bras, sa tête dans le creux de ma main, me fixant de son regard intense, m’interrogeant déjà sur sa place dans l’univers. Quelle drôle de petite fille c’était. (Riant) Alors que ses camarades, jouaient à la poupée, elle leur arrachait la tête et leur ouvrait le ventre pour savoir ce qui était dedans. Les livres ! Elle lisait tout, tout le temps. Elle levait vers vous des yeux remplis d’images et vous questionnait sans cesse sur les choses les plus saugrenues. Un jour, nous étions à table, et puis soudain elle nous demanda: « comment vous faites quand vous vous embrassez est-ce que vous mélangez vos langues ? » Nous n’avons pas su quoi dire et j’ai fini par lui répondre que cela ne la regardait pas. Elle accueillit cette non-réponse avec un regard entendu qui mesurait notre malaise. Ainsi les jours succédaient aux jours. J’étais un homme heureux comme les hommes le sont, avec le désir d’autre chose toujours dans le cœur. Il fallait faire la révolution, sortir le pays de son endormissement. J’entrais au Parti8. C’était un vrai combat. J’écrivais dans le journal du Parti, je me réunissais avec les camarades. À l’époque des élections nous devions défendre farouchement nos votes. Des combats pétaient, les grèves étaient souvent mortelles et j’avais l’impression d’être au cœur des choses.

Elle grandissait. Un jour elle frappa à la porte de mon bureau : — Alors les Gaulois sont vraiment nos ancêtres ? J’ouvris son livre d’école. On y parlait des Gaulois, ancêtres des Français et des Caraïbes, premiers habitants de l’île qui se couvraient le corps de roucou9. Mais de ceux d’Afrique pas un mot… Mais de ceux d’Afrique pas un mot… Alors je l’assis sur mes genoux et lui racontais ce que je n’avais jamais osé lui dire et que

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l’on taisait hermétiquement. Ce passé maudit d’esclave. Je nommais aussi Delgrès et le Matouba10. Je lui répétais ce que mon propre père m’avait dit: Nous n’avions pas été que des esclaves mais aussi des combattants. Elle avait tout juste 6 ans. LA MÈRE Tu te souviens le jour où elle est entrée ? LE PÈRE À hauteur de morne, notre chambre, une porte fenêtre au Levant… LA MÈRE Cela faisait un moment sans doute qu’elle nous regardait...... C’était cela qu’ils n’aimaient pas… LE PÈRE Ils? LA MÈRE Les blancs de ton pays, ils détestaient nous imaginer… au lit… ensemble… LE PÈRE (Rageur et riant.) Ça les rendait jaloux, tous autant qu’ils étaient, qu’une fille aussi belle soit ma femme… LA MÈRE Ça les gênait vraiment… simplement d’imaginer ta main sur moi… LE PÈRE Je caressais la blancheur de tes seins. LA MÈRE Nous avons ensemble perçu sa présence. Elle était au seuil de notre chambre, grave et émerveillée… contente elle était contente… LE PÈRE Je me rappelle son sourire. Elle nous tenait tout entiers nous aimant dans son regard… LA MÈRE Qu’est ce qui les gênait ? Que nous soyons mari et femme, amant et amante ? Que nous jouissions l’un de l’autre ? LE PÈRE Non, tu l’as dit, tu l’as bien dit, que ma main noire caresse ta peau blanche, juste cela pour eux le contraste indécent du noir et du blanc. LA MÈRE Le noir inscrit comme un signe sur le blanc. Juste pour ça ? LE PÈRE (Avec fureur peut-être ou ironie.) Celui qu’il était si confortable de considérer comme un sous-homme… LA MÈRE (Riant) J’aime le noir… c’est une belle couleur !

(Ils rient)

LA MÈRE Et puis elle a refermé la porte, toujours nous souriant.

(On entend « À la claire fontaine » sur un rythme de léwoz.)

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Scène 3

(Mathilde et Eugénie assises chacune dans sa nacelle. Elles ne sont pas si distantes que certaines fois, en se balançant, elles se rapprochent assez pour s’effleurer peut- être la main, mais ne le feront pas. Elles descendront toutes les deux de leur nacelle à un moment donné et iront s’asseoir sur le banc.)

MATHILDE (Très digne et très peinée de ce que sa petite fille a dit d’elle plus haut.) C’est vrai, la petite dit vrai, je n’aime pas les Noirs… EUGÉNIE On s’en serait douté ! MATHILDE (Répétant ce que sa fille a dit d’elles deux plus haut.) Ta grand-mère Eugénie avait reçu une éducation classiquement bourgeoise très catholique et très « bien pensante ». Ta grand-mère Mathilde était une femme moderne. Elle prétendait ne se laisser faire par rien et par personne et avait décidé de survivre à tout et contre tous. Tu vois, j’ai au moins réussi ça de bien: ma fille est capable de résumer nos deux vies en trois phrases. EUGÉNIE On reconnaît bien là les paroles d’une fille pour sa mère, la vérité ne visite pas toujours les paroles aimantes… MATHILDE (De même et retrouvant peu à peu son assurance.) Je ne vois pas pourquoi je ne dirais pas c’que j’aime ou c’que j’n’aime pas. C’est toute la différence entre nous ! Toi tu as passé ta vie à faire semblant de ceci ou de cela ! Moi, quand j’aime, j’aime et quand j’ n’aime plus… je passe à autre chose. D’ailleurs ce n’est pas que je n’aime pas les Noirs en tant qu’hommes… Enfin… tous les hommes sont des hommes, n’est-ce pas ? Avec un sexe, là où il doit être… et un autre dans la tête ! IH IH IH IH !! Nous sommes bien d’accord là-dessus, Eugénie ! Non… c’est que les Noirs et nous, sommes… si différents… Notre manière d’être, nos habitudes, Notre culture quoi ! EUGÉNIE (L’imitant.) « Notre culture, quoi ! » Vous pourriez en dire autant de nous deux, Mathilde : Nous sommes pareilles, avec notre sexe, nos cœurs et nos ventres et pourtant nous ne nous ressemblons pas! Et savez vous pourquoi ? Ce n’est pas notre couleur, où notre éducation, non ma chère. Ce qui vraiment nous fait différentes… c’est que, malgré tout ce que vous prétendez, vous aimez les hommes et que je ne les aime pas ! MATHILDE J’aime les hommes… j’aime les hommes ! Pas tous les hommes ! Certains… enfin ça dépend ! Je crois plutôt que c’que j’aime c’est être aimée, c’est normal, non ?

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EUGÉNIE Comment ne les aimeriez vous pas ! Après vous êtes mariée… trois fois… Dans notre milieu le sacrement du mariage était sacré, nous ne divorcions pas ! Vous avez divorcé… deux fois. Pourquoi l’auriez vous fait si vous ne les aimiez pas ? MATHILDE C’est vrai, je me suis mariée plusieurs fois. EUGÉNIE Et vous les avez tous… aimés ? Seriez-vous capable de me dire, Mathilde, véritablement, ce qui vous a poussé à épouser TROIS HOMMES ! MATHILDE Vraiment tu dis ça d’une manière ! Comme si je les avais mariés tous les trois en même temps ! Faut quand même pas exagérer… Tu sais qui était le premier ? Un Belge appartenant à une grande famille de banquiers wallons… EUGÉNIE Wache11! D’après ce que m’a expliqué votre fille, la femme de mon fils, ce n’était pas lui le banquier, il travaillait dans la banque de ses cousins banquiers… Vous conviendrez que ce n’est pas du tout la même chose. Et vous l’avez quitté ? MATHILDE Je peux beaucoup pardonner à un homme, sauf l’ennui. Je me suis tant ennuyée à Bruxelles… Je comptais les passages des tramways dans l’avenue depuis les fenêtres de mon appartement, en berçant ma fille bébé qui hurlait d’ennui elle aussi. Je me suis enfuie sans rien lui dire. Je détestais sa souffrance. Je n’ai rien demandé, ni pension, ni biens. J’ai divorcé très vite...... Tu sais ça, Eugénie, que le divorce existe et n’est pas pour les chiens ? ...... J’étais libre, Libre!! Ah ! La liberté ! cette chose qui vous saute là, au milieu de la poitrine et au milieu du ventre, quand toute la vie est à nouveau ouverte devant soi, et toutes les directions à prendre !! EUGÉNIE Kip12 ! Sentiment qui ne dure qu’un moment… ensuite il faut choisir quel chemin prendre… et le sentiment de liberté fait place à celui du devoir… Et l’autre, le deuxième ? MATHILDE Un Français. Un technicien, une tête, des mains… Ce fut un amour fou… oh lala, avec lui on ne s’ennuyait pas… Il aimait la vie, plus qu’ moi-même. Tu n’peux pas rêver les jours et les nuits… brûlés, pfuitt… une allumette… c’était… C’était un amant – Eugénie, ne prend pas ton air de sainte-nitouche – d’une invention rare… EUGÉNIE Avec le portrait que vous en faites, c’était l’homme idéal ? Alors je ne comprends pas pourquoi vous l’avez quitté celui-là. Et tu as préféré le troisième, celui avec lequel tu as débarqué…

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MATHILDE Tu m’en veux encore tant que ça, mère du mari de ma fille, d’avoir été toujours une femme, alors que tu t’étais résignée à être vieille et oubliée ? EUGÉNIE J’apprécie ton art de détourner la conversation mais je continue à ne pas comprendre comment tu as pu te marier à cet homme vulgaire, malhonnête et… vicieux. D’ailleurs tu ne m’ôteras pas de l’idée qu’il t’a si vite accompagnée pour mettre entre Paris libéré et lui… quelques distances… MATHILDE Il était peut-être tout ça, mais ses désirs correspondaient exactement aux miens. Ah ! Ce qu’on a pu rire !! EUGÉNIE … marché noir, collaboration… enfin dieu reconnaîtra les siens… à part cela, tu l’as installé chez toi, alors que vous n’étiez pas encore mariés, il avait plus de dix ans de moins que toi, et haïssait mon fils, ça, je n’arrive pas à te le pardonner… MATHILDE Et toi, avec ton unique mari, tu vas peut-être me dire que ce fut le grand amour ! EUGÉNIE Oui ! Je l’ai aimé !… Figure-toi que j’avais le choix : Tu ne peux t’imaginer la quantité d’hommes qui demandaient ma main. J’avais décidé d’être difficile… Dans l’habitation de mon père aux Abymes, j’attendais, me chantonnant une des chansons françaises que La Reine chantait à mon père quand il était enfant et qu’il m’avait apprise. « Ah ! Que j’ai douce souvenance Du joli lieu de ma naissance, Mon frère, qu’ils étaient doux les jours de France Ah mon pays sois mes amours toujours… » MATHILDE Ah ! Vraiment la reine était votre grand-mère ?… et tu dis que c’est moi qui exagère ?… EUGÉNIE La reine, parfaitement ! Mon grand-père et ma grand-mère, des habitants de haute souche, étaient nommés Roi et Reine des Abymes aux frontières de Bordeaux Bourg et du Moule. Et, Mathilde, ou ka énervé mwen… si ou pa pé bouch aw ti brin an pé ké continué13 ! Bon ! MATHILDE Bon, bon, pas la peine de t’énerver comme ça ! Je n’vais plus t’interrompre, continue-la ton histoire… EUGÉNIE Alors… Leurs propriétés couvraient des hectares et des hectares de terre à cannes, de jardins à légumes et de vergers d’orangers verts et de citronniers blancs… MATHILDE (Très énervée.) « Des citronniers blancs, des hectares et des hectares », et pourquoi pas « cerisier rose et pommier blanc » ? Puis quoi encore ? Dans une île aussi minuscule cela ne fait jamais que terres très étroites, vite bornées, sans issue… et malgré ton éducation, Eugénie,

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aucun blanc ne voulait épouser la bâtarde noiraude d’un grand blanc… même reconnue ! EUGÉNIE Tu es mauvaise, Mathilde… MATHILDE Non ! C’est la vérité qui l’est ! Et tu as passé des années, des mois, des jours, des heures, des minutes sur cette véranda, trompant ton ennui, donnant des ordres à tes servantes, telle sœur Anne ne voyant rien venir, dans l’attente du prétendant idéal… Celui qui serait le… moins noir… EUGÉNIE (Sur le ton véhément de celle qui subit l’offense.) Ce serait bien simple. Mais il ne me suffisait pas à moi, qu’il soit moins noir, il était important qu’il soit éduqué, cultivé que j’ai quelque raison d’avoir pour lui du… respect.

Ma pauvre Mathilde, ce n’était pas seulement une question de couleur. J’attendais aussi quelqu’un de mon éducation ! D’ailleurs tu l’as connu et tu ne peux nier qu’il avait de l’allure, beaucoup de classe...... C’était un Noir clair… presque mulâtre… avec quelque chose de chinois… éduqué… un instituteur… il possédait déjà une belle collection de livres… MATHILDE Je crois que c’est cela qui a aussi séduit ma fille chez ton fils, les livres, les livres, les livres… EUGÉNIE Mes servantes m’avaient annoncé sa visite depuis une semaine déjà. À chaque fois qu’un homme se présentait pour m’épouser, je trouvais en elles des commères avisées, sachant tout de leur cour et de leur arrière-cour, tout de leur parentèle, tout de leurs vices, tout de leurs qualités… si l’on pouvait leur en soupçonner quelqu’une ! MATHILDE C’est bien c’que j’détestais sur cette île: On savait tout d’tout l’monde… Ah ! Panam ! J’en avais marre en pensant à toi dans cette île ridicule, avec tous ces gens qui nous regardaient comme des habitants de la lune, nous qui n’étions ni blancs créoles, ni nègres, ni mulâtres et qui n’appartenions pas à la famille une telle ou une telle… J’étais la parisienne, la mère de l’autre parisienne, ma fille, celle qui marchait si vite dans les rues que l’on croyait toujours qu’elle avait oublié sa casserole sur le feu… et je rejoignais ce jeune couple de mariés, très beaux, très intelligents, qui s’aimaient comme Roméo et Juliette, avec seulement un tout petit quelque chose qui gâchait le tableau, lui était noir, et elle… blanche… EUGÉNIE Vous, les blancs, ce que vous appelez notre nonchalance, vous n’y comprenez rien et peut-être nous-mêmes avons nous oublié ce qu’il y avait d’insolence et de résistance dans cette manière de prendre le temps, d’occuper le temps de chaque geste comme pour défier les ordres et le rythme du travail forcé… Je continue mon histoire ou bien tu m’as seulement interrogée sur moi pour pouvoir parler de toi ? MATHILDE Malgré tes années de grand sommeil je vois que tu as su conserver toutes tes épines !!! EUGÉNIE Imagine-toi… Il est entré dans le jardin de mon père sur sa jument alezane. Il portait un

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costume clair et le casque colonial blanc… comme tous les hommes à cette époque. Mon père l’a reçu dans la bibliothèque… Une maison sans livres… MATHILDE … est une maison sans âme… Oui je sais ! J’ai assez entendu ton époux me répéter ça de son air supérieur… EUGÉNIE … est une maison sans âme… mais oui… MATHILDE Ne le singe pas trop ! Tu sais très bien qu’il t’associait à moi dans son mépris des femmes !! EUGÉNIE C’est bien ça! Tu ne supportes pas que les autres aient aussi un destin… MATHILDE Je me rappelle ce livre que j’ai feuilleté un jour chez toi : Sur le cahier de pages que ton époux faisait brocher au début de chaque ouvrage, il avait inscrit de sa grande écriture violette :

« Nota. Le jeudi 5 Décembre 1935, matin, j’ai trouvé que les 32 premières pages du livre ont été enlevées par une vandale… de la maison… (je ne sais encore laquelle…) Vendredi 6 Décembre 1935, 7 heures du soir. »

Nous n’étions rien d’autre que des vandales pour lui, tu t’en souviens maintenant ? EUGÉNIE ...... MATHILDE Et puis il n’a jamais voulu se marier à l’église ! EUGÉNIE Ma petite-fille a raison, tu es méchante ! MATHILDE N’oublies pas que ta petite-fille est aussi la mienne… Et puis, c’est vrai ! Il n’a pas voulu se marier à l’église !! EUGÉNIE Mais tu sais très bien comment cela s’est passé, alors pourquoi tu insistes comme ça ? Quand il a demandé ma main, il m’a dit qu’il s’agirait d’un mariage républicain, qu’il ne faisait confiance ni aux curés ni au pape. Il disait que la religion était une menace pour l’homme car portant soi-disant réponse, même aux questions qui n’étaient pas encore posées. En particulier il méprisait les curés qu’il jugeait hypocrites et menteurs. MATHILDE Je crois que c’est pour ces quelques petites choses là que je l’aimais bien malgré tout: nous avions tous deux le même mépris pour la papauté… EUGÉNIE Il était rousseauiste, républicain et démocrate « pourvu que le peuple soit libre et éduqué, répétait-il, et le monde changera ! ». Imagine-toi la sensation que me firent ses paroles: Personne ne m’avait jamais parlé de ces choses là. Mes modèles avaient été la Reine, mère de mon père et ses filles, mes tantes, si fortes en dévotion, qui ne manquaient ni pater ni ave, ni messes des rameaux, ni procession de la

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vierge, ni chemin de croix, ni rosaire. Et voilà qu’il entrait dans ma vie comme un coup de vent venu de la mer précède les fortes pluies de novembre. Il était plus aristocratique que les aristocrates qui fréquentaient jadis l’habitation de mon père, plus cultivé aussi, plus provocateur et arrogant, ne respectant rien, « ni dieu, ni maître », disait-il, Il commandait ses livres à Paris et Amsterdam… Il me sembla que c’était là l’homme idéal. MATHILDE L’homme idéal, l’homme idéal… mais tu sais bien que ça n’existe pas ! Et puis arrête de pleurnicher sur ton passé, Eugénie, ça m’énerve… Tu oublies les autres femmes… Toutes les autres femmes avec lesquelles il te trompait à la vue et au su de tout le monde… toutes ces femmes auxquelles il a mis dans le ventre ses enfants de « dehors » comme on dit chez vous. EUGÉNIE Non, je n’ai rien oublié !! Mèm gen an éméye, mèm jan an haye li… Aussi vite je l’ai aimé, aussi vite je l’ai haï… Et tes hommes, ils ne te trompaient guère, je suppose ? MATHILDE Je ne leur en laissais pas le temps… EUGÉNIE Lorsqu’il a repris son commerce avec une maîtresse que j’appelais la « petite vache », je crus que dieu me punissait pour ce mariage républicain… Je l’ai supplié, s’il m’aimait encore, de m’accorder la bénédiction chrétienne de notre union… il n’a jamais cédé. Après la naissance de mon deuxième fils, j’ai fermé ma porte à clef. Cela l’a rendu furieux, et puis il s’est senti soulagé, je suppose, de ne plus être obligé de jouer la comédie… LA PETITE FILLE J’ai descendu dans mon jardin, J’ai descendu dans mon jardin, Pour y cueillir du romarin, Pour y cueillir du romarin, Gentil coquelicot mesdames, gentil coquelicot nouveau… EUGÉNIE Écoutez ! Mathilde, la petite nous appelle dans son rêve… MATHILDE Encore cette histoire de jardin, décidément, vous y tenez dans votre famille… EUGÉNIE Elle vient vers nous… MATHILDE Cette enfant nous entend peut-être. EUGÉNIE Et cela te gêne qu’elle saisisse nos pensées ? MATHILDE Tais-toi… la voilà.

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Scène 4

(Couchée sur le pont, la petite fille. Le pont s’enlève peu à peu dans les airs et s’immobilise pareil à un croissant de lune, entre la balancelle de Mathilde et celle d’Eugénie.)

LA PETITE FILLE (Chantant pendant que le pont s’élève.) J’ai descendu dans mon jardin, J’ai descendu dans mon jardin, Pour y cueillir du romarin, Pour y cueillir du romarin, Gentil coquelicot mesdames, gentil coquelicot nouveau…

(S’asseyant sur le petit pont et découvrant ses voisines… sur un ton badin.)

Ah ! Enfin ! Vous êtes là vous deux ?… Depuis le temps que je vous appelle… Ah! Alors comme ça, vous vous faites la conversation… L’éternité apporte donc un certain changement dans la manière des hommes… Car, ma grand-mère du côté blanc et ma grand-mère du côté noir, Je ne me souviens pas vous avoir jamais vu vous parler. En quelques rares occasions, vous vous êtes retrouvées dans le même lieu, faisant semblant de ne pas vous considérer, mais chacune savait ce que faisait l’autre comme si elle eut été l’autre même, c’est cela n’est-ce pas, je l’ai bien deviné ? MATHILDE Je ne te le fais pas dire. Elle soupesait le poids de mes bijoux, détaillait la finesse de mes bas, soupçonnait l’onctuosité de mon rouge à lèvres et humait en sourdine la rareté de mon parfum… EUGÉNIE Elle épiait chacun de mes gestes cherchant à savoir de quelle nature ils étaient, comment il se faisait qu’ils puissent être à ce point inévitables… MATHILDE C’est vrai, je n’avais jamais rencontré quelqu’un tellement à sa place que j’en étais mal à l’aise… EUGÉNIE Elle avançait avec des jambes légères qui soulevaient sa jupe, même lorsqu’il n’y avait pas un souffle d’air, on avait toujours l’impression que ses vêtements allaient la quitter et qu’elle serait bientôt nue sous le regard de tous. MATHILDE Elle jouait son rôle à la perfection, régnait sur un peuple de servantes, considérait son mari avec un mépris bien élevé mais néanmoins tuant, et ils se vouvoyaient tous deux avec une froideur qui donnait le vertige. EUGÉNIE Elle suivait le regard des hommes sur elle dans tous les miroirs, leur faisait savoir qu’elle savait qu’ils la désiraient… sans rien leur céder pourtant… quelle garce ! LA PETITE FILLE Vous n’allez pas vous disputer… MATHILDE Mais on ne se dispute pas ma chérie, on discute…

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EUGÉNIE On se dit des choses qu’on ne s’est jamais dites et je ne sais pas si c’est vraiment une bonne chose… Bon… Dis-moi ce qui ne va pas, petite, si je peux t’aider je le ferai. MATHILDE Mais bien sûr, voyons, je n’ai jamais dit le contraire, s’il est possible d’aider quelqu’un on le fera bien pour toi, alors raconte… LA PETITE FILLE Vous êtes parties si vite, je me suis retrouvée seule entre eux deux, papa et maman, leurs paroles apparemment légères et leurs silences… MATHILDE Je l’ai toujours dit, il faut se marier dans son pays, dans son milieu, avec des gens de sa race… EUGÉNIE Et on peut dire, Mathilde, que vous avez largement pratiqué cet adage ! LA PETITE FILLE L’étrangeté de leur couple tissait tout autour comme un grand espace, une terre à part… Nous avions quitté l’île pour toujours, on dirait. Quelques amis nous visitaient, armés de propagande colorée aux senteurs socialistes qui vantaient la Russie soviétique, en Chine une nouvelle révolution… L’île me manquait tant que je passais mes nuits à la revisiter en rêve et à vous chercher sur les mornes de mon enfance… MATHILDE … ça, on s’en est aperçu ! Ta voix s’élevait jusqu’à nous, c’est très désagréable, quand on dort aussi profondément, d’être appelé comme ça ! LA PETITE FILLE Une question s’imposa bientôt à moi comme la plus importante: quand sommes-nous éveillés et quand dormons-nous ? La vie est-elle la vraie vie ? EUGÉNIE Des questions, toujours des questions. LA PETITE FILLE Ce ne sera pas toujours ce matin froid du noir hiver, avant l’école, quand une lueur improbable ne vous permet même pas de croire que le soleil existe ! J’en avais la conviction ma vraie vie à moi, elle commençait lorsque j’avais posé la joue sur mon oreiller, égrenant mes souvenirs comme autant de trésors à jamais préservés de la mort et de l’oubli, et je plongeais dans le sommeil comme dans les livres qui ouvrent toutes les portes de tous les mondes passé, présents et futurs !! EUGÉNIE Bon dié bon, Mi on ka, mi14… MATHILDE Tu sais bien que je ne comprends pas tout de ton créole… LA PETITE FILLE Elle a dit que je suis bizarre. MATHILDE Pour une fois je serai d’accord avec elle… C’est bien compliqué ton histoire !! EUGÉNIE Mais laisse la continuer!

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LA PETITE FILLE Depuis trop longtemps mes nuits sont plus importantes que mes jours et pourtant mes rêves sont si affreux, que j’ai peur de m’endormir… MATHILDE Pour ta grand-mère et moi-même, c’est exactement l’état dans lequel nous nous trouvons toutes deux: crois-nous, notre nuit est notre jour… EUGÉNIE Mais enfin Mathilde, elle, elle n’est pas dans notre monde, elle est vivante !!

(Le pont et les balancelles sont descendus la petite fille saute la première, Mathilde et Eugénie se hâtent de la suivre…)

LA PETITE FILLE (Tantôt marchant tantôt courant, Mathilde et Eugénie s’essayant à la suivre.) Des rêves féroces et si vrais… Je me réveille le corps dur comme du bois et le cœur torturé. Je fuis, je cours dans des forêts jamais assez profondes… terreur, et arrachement. La pire des choses c’est l’entravement… torture humiliante des liens… je serai une femme, sans collier, ni bracelets, ni guêpière… Je me dis que peut-être mon corps se souvient des temps d’esclavage et j’ôte de mon corps ces poids.

(La petite fille s’assoit au sol, Eugénie et Mathilde s’assoient à leur tour dans un demi cercle.)

EUGÉNIE Et alors ? Dans tes rêves ? LA PETITE FILLE Je rêve le viol… et… plus que tout… je ne pense qu’à rester vivante, je lutte pour ne pas être repoussée dans le ventre obscur du non-être. Ce n’est pas digne… je sais… Mais j’y peux rien… MATHILDE La dignité, la dignité, voilà encore un mot qu’ont inventé les hypocrites. Pour être digne il faut être vivant, rester vivant c’est le premier devoir… LA PETITE FILLE Je me souviens aussi de la faim… Pourtant je n’en ai jamais souffert, il me suffit d’ouvrir le frigidaire, il y a du beurre, des œufs, du jambon, de la viande… dans mes rêves, je me souviens d’avoir eu faim à m’en sucer le sang à travers la chair de mes joues à l’intérieur de ma bouche… je faisais comme ça… regarde.

(Elle avance la bouche en cul de poule et aspire ses joues à l’intérieur en fermant les yeux.)

MATHILDE C’est exactement ça… quand on a vraiment faim, on rêve d’être vampire de soi-même… LA PETITE FILLE Je l’ai lu dans un livre : Certaines se sont suicidées qui sont de mes ancêtres et que je ne connais pas… Et bien moi, dans mes rêves, je ne me suicide pas… je me tends vers eux comme une femme couleuvre. Qu’ils n’aient plus de raison d’exercer leur force…

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Je ne ressens alors ni douleur, ni peur, ni haine, je m’applique seulement à rester vivante… C’est affreux non ? Lorsque je suis réveillée, couverte de sueur et le visage mouillé de larmes, le cœur battant à grands coups dans ma poitrine, je suis remplie de désespoir… EUGÉNIE Alé, alé pitit mwen, pa chaviré kow’aw15. Et si tu veux savoir… ma mère, tu le sais, était une africaine, une dont le sang n’était pas mêlé… Ah yayaye… petite… Aïe mon dieu… Que de peine… « Si noire que bleue », dans ses yeux se reflétaient les nuages et même le vent ondoyant sur les champs de cannes, je n’oublierai jamais la tristesse qu’on y lisait et qui faisait douter de toute joie, de la vie même… C’est malgré moi qu’un jour elle me raconta ces choses, et je détestais qu’elle me parle de ce temps d’infamie et de deuil: « Certaines d’entre elles, les plus sauvages ou les plus douces… il se trouvait des cas dans ces deux extrêmes… n’avaient de cesse que de cesser de vivre. Elles servaient peu de temps le poids du corps des hommes. On les retrouvait mortes. On ne savait comment. Quelque fois elles s’arrangeaient pour sauter par dessus bord et disparaissaient dans les vagues en poussant un grand cri de triomphe. Pour ne pas perdre la marchandise on ne les détachait plus quand on les menait sur le pont. On leur jetait quelques seaux d’eau salée. On écartait leur cuisse et commençait le va et vient douloureux en leur corps. » LA PETITE FILLE (Le visage tordu de douleur.) Comment peut-on faire cela à des êtres humains, comment ? EUGÉNIE D’autres, comme tu le rêves, souffraient et gardaient en elles la force de survivre malgré tout. LA PETITE FILLE Et quand naissait leur bâtard… EUGÉNIE « Certaines d’entre elles, les plus sauvages ou les plus douces… il se trouvait des cas dans ces deux extrêmes… accueillaient leur enfant dans un grand dégoût de vie. Si on ne les retirait pas de leurs mains, elles les étranglaient sans larmes et s’ôtaient la vie de quelque manière violente et sans rémission. » LA PETITE FILLE Mais il s’en est trouvé pour les aimer, eux qui étaient nés de la violence et du rut… EUGÉNIE Il s’en trouvait, c’est vrai, qui maîtrisant leur grande haine prenait pitié des petits êtres. Elles les aimaient… jusqu’à ce qu’on les arrache à leur bras pour les vendre. LA PETITE FILLE Il ne faut pas oublier ça. Je le dirai à mes enfants. Je demanderai à mes enfants de le dire à leurs enfants. Il faut que nous nous souvenions de toutes ces femmes, nos mères anciennes dont le tombeau n’est pas connu et qui ont nourri de leur chair les grandes plaines au sol noir et rouge où poussent les cannes.

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MATHILDE (Avec une certaine rage.) Oh la la Bon !… Bon, Bon, c’est vrai l’esclavage… J’trouve ça écœurant, dégueulasse… Bon, mais pour ce qui est du viol, il n’est pas nécessaire d’être noire, ni esclave: les blanches en ont eu autant leur compte… Temps de guerres ou temps de paix ! Tout est bon pour forcer leur orifice… AH ! AH AH AH !! Ce n’est pas une question de couleur, ma fille: Les femmes sont faites pour être violées et les hommes pour être des violeurs, ouais, c’est exactement ça que j’ai compris dans toutes leurs histoires depuis la nuit des temps… Et ne me dis pas, Eugénie, que tu ne le sais pas… EUGÉNIE De quoi vous plaignez-vous, Mathilde, ce n’est pas ainsi que vous les aimez ? : des violeurs en puissance… et arrêtez de vous donner le beau rôle. Il faut sans doute que nous admirions votre force. Mais qu’avez-vous gagné finalement ? MATHILDE Ma vie fut sans doute plus drôle que la tienne, et si tu as duré quand même tout ce temps, c’est que l’ennui ne tue pas, bien que j’ai prétendu le contraire. EUGÉNIE Si les vomissures vous égaient c’est que vous n’avez pas d’odorat… MATHILDE Contrairement à toi, je n’ai pas attendu 30 années de ma vie perchée sur une véranda à attendre qu’un homme pas trop noir et ayant quelques livres, vienne demander ma main à mon père. Je n’ai fait aucun rêve de prince charmant, moi, j’ai toujours su qui étaient les hommes, exactement. Il suffisait que je croise leur regard pour connaître dans leur amour la part de chair et la part d’âme. Mais tu te trompes Eugénie, généralement je n’aime pas les hommes, je les trouve communs, menteurs, prétentieux et souvent très laids… LA PETITE FILLE C’est vrai ça ! Je me dis souvent que je ne dois pas appartenir tout à fait à la race humaine pour trouver tant d’êtres si étrangement laids… EUGÉNIE Grossiers, égoïstes et fourbes… MATHILDE Lâches et sans talents… LA PETITE FILLE Quelque fois cette laideur même m’attire… moi aussi je suis un être étrange, né d’un mélange proscrit. MATHILDE Je suis comme toi, petite fille, j’ai survécu à tous les viols, j’ai décidé de rester vivante, de faire partie des plus forts: résister, survivre, et, au bout du compte, obtenir ce que je voulais. LA PETITE FILLE AH ! Quand ça t’arrange tu dis que je te ressemble, mais quand tu crois lire dans le regard des autres le reflet de mon étrangeté… MATHILDE Arrête, arrête !! Ça tu l’inventes !!

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LA PETITE FILLE Non, c’est vrai ! D’ailleurs un jour je t’ai rendu visite dans ta bonne ville de Meaux. Nous marchions, échangions quelques paroles sur ta fameuse endurance qui te voyait si vieille et pourtant munie de toutes tes dents, quarante deux, pas une de moins, authentiquement tiennes. J’essayais d’être gentille et je t’ai dit quelque chose comme: « ô grand-mère, comme vous avez de belles dents !! » MATHILDE J’ai toujours eu une excellente santé ! LA PETITE FILLE Et tu m’as répondu: « Nous, nous sommes de bonne race ». MATHILDE Dans notre famille nous vivons vieux et vigoureux… LA PETITE FILLE Je n’aime pas cette manière là. Quand on dit cela, c’est comme si l’on disait que les autres ne sont pas de bonne race !! Et moi alors ? Dans quelle race tu me mets moi ? Si tu n’aimes pas les Noirs, comment peux-tu m’aimer moi qui suis le produit de ce mélange, en fait, j’ai toujours lu dans ton regard un sentiment bizarre, tu m’a toujours perçue comme un être différent de toi, et je suis d’accord avec toi ! MATHILDE C’est pas vrai, je t’ai aimée, même si je n’ai pas su te le dire, et quand je dis dans notre famille, je parle aussi de toi… LA PETITE FILLE C’est pas vrai ! Je suis de ta famille quand ça t’arrange et je suis d’une autre race quand ça t’arrange aussi !! EUGÉNIE Parlons en de ta famille, Mathilde… Tu nous en as peu dit… MATHILDE Mais je me fous de la famille, c’est toi Eugénie, qui es obsédée par qui était le père de ton père et les ancêtres si vertueux qui ont précédé ta venue sur terre… LA PETITE FILLE (Avec vivacité et plaisir.) Ah ! Mais moi je sais, je sais… Maman m’a raconté… Le père de sa mère possédait un cirque et mon arrière arrière grand-mère était danseuse écuyère à cheval… EUGÉNIE Voyez-vous ça ! Un cirque… LA PETITE FILLE Ils aimaient les chevaux, les élevaient, les dressaient, dansaient avec eux, voltigeaient de la croupe à l’encolure et couraient à leurs côtés aussi vifs et légers que s’ils appartenaient à une espèce tout à fait étrangère à la terre… EUGÉNIE (Éclatant d’un rire vengeur et aigu.) Des tziganes !!!… Ta famille était tzigane… j’ai lu quelques romans où ils figurent… voleurs d’enfants, voleurs de poules… errants… et sales, très sales… Je comprends pourquoi tu es jalouse de moi et de mes origines, tu n’as jamais été qu’une saltimbanque déguisée en parisienne… MATHILDE (Sur le ton de la protestation véhémente.) La famille de mon grand-père possédait un des plus grands cirques du monde ! Qu’est-

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ce qu’il y a à dire à ça ? Il sillonnait l’Europe de la Baltique à l’Atlantique, toutes les capitales… mais ils n’étaient pas tziganes… EUGÉNIE Tout est toujours « grand » avec toi… (La singeant.) « les plus grands banquiers de Bruxelles, un des plus grands cirques d’Europe ! » Je vois que ta mégalomanie n’a pas cessé dans notre vie après la mort !… MATHILDE Et toi, tu ne t’entends pas et « la reine ma grand-mère » par ci et « le roi mon grand- père par là !! » Ils ne te reconnaissaient même pas ! EUGÉNIE Mais leur fils, mon père, m’avait reconnue moi, et tous mes frères et sœurs, j’étais sa fille, née de Libre16, je portais son nom ! MATHILDE Parlons-en de ton nom… il avait un drôle de son ce nom, un son juif… EUGÉNIE Tous ceux qui portent ce nom ne le sont pas… MATHILDE Mais sûrement tous l’ont été… EUGÉNIE Ils venaient de Bordeaux, et de Franche-Comté, étaient chirurgiens militaires, furent corsaires sur les vaisseaux du roi contre les pirates entre Curaçao et Cuba, de la noblesse depuis nanni – nannan17. J’ai tous les papiers, les sceaux, les certificats de mariage et de baptême. MATHILDE Et moi je te dis que part de tes ancêtres n’étaient que juifs venus chercher bonne fortune aux Amériques… EUGÉNIE Et ils n’ont pas été les seuls ! LA PETITE FILLE Vraiment mes grands mères, Je rêvais de vous depuis longtemps. Grand-mère Eugénie, je peignais tes longs cheveux qui descendaient jusqu’en bas de tes reins tandis que tu me contais et re-contais l’histoire de mon père qui refusa d’apprendre à lire et à écrire jusqu’à neuf ans avant que de devenir un grand Grec18… EUGÉNIE Cette histoire est vraie. LA PETITE FILLE Quant à toi, mère de ma mère, j’imaginais que peut-être tu étais capable d’amitié pour moi et puis j’aimais ton air de dominer les hommes et de les rendre totalement stupides… MATHILDE Mais c’est vrai je t’aime… LA PETITE FILLE (De plus en plus en colère.) Et puis voilà, je vous ai appelées, vous venez dans mon rêve et je vous vois telles que vous êtes, pareilles toutes les deux malgré vos soi-disant différences: de vraies sottes, rétrécies de la cervelle, égoïstes et menteuses… MATHILDE Cette enfant est vraiment mal élevée. Eugénie, dis à ta petite fille de tenir sa langue !

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LA PETITE FILLE (Sautant autour de Mathilde comme un indien autour d’un totem.) Tu vois, tu vois, je l’avais bien dit, quand je te dérange je ne suis plus ta petite fille. Ah que tu es bête !! EUGÉNIE C’est vrai, elle est bête, mais c’est quand même ta grand-mère, alors un peu de respect, jeune fille… LA PETITE FILLE Je déteste le respect, je ne vous respecte pas, je n’avais que mes souvenirs et des lambeaux d’autres vies que je retrouvais dans mes rêves et voilà que vous m’apportez la preuve de ma solitude absolue malgré tous ces ancêtres dont vous êtes la descendance. Celui que j’aurais dû appeler, c’est grand-père. Lui il m’a toujours dit la vérité… EUGÉNIE Cette petite est folle… déjà toute enfant, elle partait avec des bandes de garçons jusqu’à la Lézarde19, vers les roches blanches, pêchait les wassous20 à la main, piégeait les grives à la glu, chassait les merles et les kiows à la carabine à plomb, sifflait comme un homme et refusait obstinément mes ordres et mes conseils… LA PETITE FILLE Je m’en souviens de tes conseils : « Ne grimpe pas aux arbres, tu n’es pas un garçon. Ne cours pas ! Tu vas déchirer ta robe. Ne siffle pas ! Ça porte malheur. » Ah ! Oui ? Et quel malheur grand-mère ? « Fille qui siffle au bord de la rivière, la rivière déborde et emporte la maison. » IH IH IH, je n’ai jamais cru à tes histoires… MATHILDE Ton grand-père, vraiment ? Ce grand amateur de femme, ce misogyne, qu’est-ce qu’il a pu te dire ? Tu rêves pour de vrai cette fois…

(Une lumière très douce nimbe peu à peu les cintres et deviendra de plus en plus forte.)

LA PETITE FILLE Non ! c’est la vérité… Un jour que j’étais petite, à la suite d’une visite à une imprimerie ou fabrique de cacao où il nous avait conduites, ma sœur et moi, il nous prit sur ses genoux, mais au lieu de nous conter compè Zamba et compè Lapin21, il nous dit comme chuchotant quelque secret mais avec force et conviction : « Écoutez bien ce que je vais vous dire: Méfiez vous des hommes, ce sont des menteurs invétérés. Ne dépendez jamais d’aucun d’eux, ayez un métier, conservez votre nom. » MATHILDE Ah ! Le vieil hypocrite, quel remord pouvait bien le travailler pour qu’il se dévoile de la sorte… EUGÉNIE Et te livre le seul secret capable de préserver la dignité des femmes… LA PETITE FILLE Ce fut son unique héritage, avec un vieux livre aux pages sèches comme feuilles de mahogany22 en leur automne et qui tombent en poussière quand on les froisse. Il y a des notes à l’écriture violette, et une phrase étrange où il traite quelqu’une de vandale… MATHILDE Nous connaissons déjà cette histoire.

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LA PETITE FILLE Alors vous n’avez rien de plus à m’apprendre ? EUGÉNIE La vie n’apprend rien qu’on ne sache déjà, intimement: on sait l’amour, on sait la mort, on sait les blessures quand elles vous arrivent, on reconnaît le goût des larmes… MATHILDE On joue seulement à ne pas savoir pour ne pas avoir trop peur… LA PETITE FILLE Je savais déjà tout ça avant de vous rencontrer, je l’avais lu dans les livres et vérifié dans mes rêves. MATHILDE Le passé est un pays que je te conseille de ne plus habiter, laisse-le de l’autre côté de la montagne, abandonne tous tes souvenirs, ne te retourne pas, et marche là où tu sens qu’il faut marcher… LA PETITE FILLE Abandonner mes souvenirs ? Non jamais !! MATHILDE Et bien c’est comme ça… Il faut bien que tu l’apprennes un jour ou l’autre… EUGÉNIE Elle a raison, il faut laisser le pays des rêves, quitter la terre du passé, le présent tout entier t’appelle… retire-toi, petite fille… LA PETITE FILLE Alors c’est ça : Vous voulez que je vous oublie ? EUGÉNIE Ne sois pas triste, mais nous sommes épuisées, ne viens plus nous déranger… laisse nous nous en aller pour de bon… cesse de croire que nous pouvons te donner les réponses que tu possèdes déjà… MATHILDE Tu vois la lumière Eugénie ? Ouais ! Ça flamboie quelque part vers en haut… LA PETITE FILLE Je m’en veux de vous avoir traitées de vieilles sottes, mais c’est vrai vous n’êtes pas très malignes…

(Eugénie et Mathilde donneront des signes de plus en plus évidents d’une belle impatience.)

MATHILDE Oh lala ! Petite, ne nous juge pas, on a quand même eu du courage pour supporter tout ça… EUGÉNIE Tu as raison, il y a quelque chose qui ressemble à de la lumière et qui est plus que de la lumière… il faut partir…

(On entend tour à tour « La goualante du pauvre Jean » mêlée à « Sûrement mon bonheur », vieille valse créole, un air chassant l’autre, comme porté par le vent.)

LA PETITE FILLE On se reverra un jour ?

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MATHILDE Je n’sais pas c’que tu ressens, Eugénie, mais j’ai bien envie d’aller voir ce qui peut produire un tel éclat… Et la musique, tu l’entends la musique ? EUGÉNIE Oui je l’entends, c’est bizarre de ressentir tant de joie et tant de peine… l’essence même du désir…

(Elles remontent dans leur nacelle et s’élèvent dans les cintres.)

MATHILDE Adieu fille de ma fille… souviens-toi : « sans amour on est rien du tout »… Ah que cette lumière est belle… et que ce sentiment est doux… EUGÉNIE Retourne vers les vivants, fille de mon fils, tu nous portes dans toi, nul besoin de nous appeler encore !… Regarde comme tout s’éclaire dans le ciel et dans nos cœurs… MATHILDE (Comme une petite fille.) D’ailleurs nous serons bientôt si loin que nous ne t’entendrons pas… Ah Eugénie, comme c’est bon de se sentir de nouveau le cœur aimant…

(Elles disparaissent. La petite fille cherche à les apercevoir encore, juchée sur le pont, la musique s’amplifie et remplit tout l’espace. La petite fille est immobile, puis elle lève les bras joints vers le ciel dans la position d’un plongeur de haut vol et saute vers le haut. (Trempolin). Le noir absolu se fait. Dans le silence on entend la petite fille.)

LA PETITE FILLE Alors elles sont parties, et je suis restée seule, et au moment même où se faisait cette séparation, elles sont rentrées dans mon cœur à jamais réconciliées et moi réconciliée avec elles. Et j’ai su que j’étais bien debout dans le monde des vivants…

FIN

NOTES

1. Robe très près du corps, inspirée de la mode européenne du XVIIIe. 2. Le Léwoz est en Guadeloupe l’expression de l’héritage africain, rythmique, musical et corporel. Le Léwoz rassemblait les esclaves généralement après la récolte de la canne. 3. Puisque tu veux marcher, tu vas marcher. 4. Tu vas voir de quoi je suis capable. 5. Vieux français: colline. 6. Les feux de bois et d’herbes sèches. 7. Rythme issu de la créolisation des héritages musicaux africain et européen. 8. Il s’agit du parti communiste qui joua un rôle important en Guadeloupe jusqu’à la départementalisation.

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9. Graine du roucouyer de couleur rouge. Utilisée par les Caraïbes qui s’en couvraient le corps et de nos jours dans la gastronomie et la pharmacopée. 10. Officier Mulâtre rebelle né à St Pierre en Martinique en 1766. Opposant déterminé au rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe, il se fait sauter avec ses hommes en 1802 au Matouba et incarne la figure emblématique de la résistance à l’oppression. 11. Onomatopée du son d’un fouet frappant le sol, utilisée de manière ironique par Eugénie pour marquer la forte impression que devrait lui faire les paroles de Mathilde. 12. Onomatopée d’une moue de mépris qui exerce une succion sonore à l’intérieur de la bouche et crispe la bouche. 13. Mathilde tu m’énerves si tu ne te tais pas un peu je ne continuerai pas. 14. Mon dieu, quel phénomène (cette petite). 15. Allez ma petite ne te mets pas dans cet état. 16. Enfant d’une esclave faite Libre. 17. Depuis des temps immémoriaux. 18. Terme par lequel on désignait les Noirs ayant fait leurs humanités (Lettres Classiques). 19. Rivière de la Basse Terre. 20. Écrevisses de rivière. 21. Le renard et le lapin: contes traditionnels racontés lors des veillées. 22. Acajou.

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Recension critique Cahier des professionnels et des spectacles

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John Webster, La Duchesse de Malfi [The Tragedy of the Duchesse of Malfy] Mise en scène d’Anne-Laure Liégeois au Nouveau Théâtre de Besançon, mars 2011

David Ball

RÉFÉRENCE

John Webster, La Duchesse de Malfi [The Tragedy of the Duchesse of Malfy] Mise en scène d’Anne-Laure Liégeois au Nouveau Théâtre de Besançon, mars 2011

1 La Duchesse de Malfi est sans doute la plus grande tragédie du théâtre élisabéthain, à part, bien entendu, presque toutes celles de Shakespeare. J’étais sur le point de dire : la plus grande pièce toutes catégories confondues, mais cela serait oublier les quatre ou cinq meilleures pièces de Ben Jonson, surtout Volpone et L’Alchimiste, dont la comédie satirique féroce comporte un élément tragique, tellement la cupidité des dupes est aveugle et l’énergie immense de ceux qui les trompent est dévoyée. Dans La Duchesse de Malfi tout le monde trompe ou espère tromper mais se trouve trompé à son tour.

2 Résumons l’intrigue, qui dans ses grandes lignes n’est pas trop compliquée. La Duchesse, jeune veuve, épouse en deuxièmes noces son intendant, Antonio, homme noble d’esprit mais pas de naissance. Un mariage qu’elle cache donc, par peur de la réaction violente de ses deux frères, Ferdinand, le duc de Calabre, et le Cardinal, trop fiers de leur sang noble. Bosola, l’espion du Cardinal, découvre d’abord les grossesses de la Duchesse, et puis c’est la Duchesse elle-même qui lui révèle naïvement l’identité du père, informations qu’il transmet à ses maîtres, qui décident de faire assassiner non seulement les deux fautifs mais aussi leurs trois enfants. Mais en voyant le corps étranglé au visage toujours beau de sa sœur jumelle, Ferdinand, pris de remords, tombe dans la folie, et le Cardinal, cherchant à terminer et à étouffer l’affaire en faisant assassiner tous ceux qui pourraient le gêner ou le trahir, trouve lui aussi la mort avec eux dans une confusion désespérée et meurtrière. Bosola tue Antonio par méprise et

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puis, volontairement, le Cardinal et le duc Ferdinand. Mais qui tue Bosola ? Ferdinand, qui le blesse à mort, avant que Bosola ne le tue.

3 Je me ravise : même le résumé le plus sommaire est assez compliqué ! Retenons donc les mots clés de trahison et de vengeance. Ajoutons à cela l’impuissance, l’impuissance d’abord de l’innocence à résister aux forces déchaînées du mal, mais aussi celle de ces mêmes forces, incapables de maîtriser toutes les conséquences de leurs gestes.

4 Au mal absolu des deux frères s’oppose l’innocence de la Duchesse, innocence qui est à la fois vertu et naïveté. Et entre ces deux extrêmes se situe l’ambiguïté de Bosola, malcontent mélancolique, l’agent et la victime d’une société déjà instable, où les vieilles valeurs féodales d’une hiérarchie sociale et morale se perdent dans l’individualisme du chacun pour soi. « Je me prendrai pour seul modèle » dit-il vers la fin, en rejetant et la grandeur d’âme de la Duchesse et d’Antonio et la bassesse maléfique de Ferdinand et du Cardinal.

5 Le malcontent est un personnage typique du théâtre de l’époque : un homme déclassé ou déguisé, marginal, qui se fait censeur et satiriste, et, par ses extravagances mêmes, se trouve aussi libre qu’un clown ou qu’un fou de critiquer tout le monde. Il y a une pièce de John Marston qui s’appelle justement Le Malcontent (The Malcontent, 1604), pour laquelle Webster écrivit une scène d’introduction quand elle fut reprise par les Comédiens du roi, la compagnie de Shakespeare et de Webster, une dizaine d’années avant La Duchesse de Malfi.

6 Le malcontent est différent du machiavel. Ce dernier, d’une vraie méchanceté, cherche à détruire par l’intrigue quiconque le gêne dans la réalisation de ses ambitions. L’Iago et l’Edmund de Shakespeare, tout comme le Juif de Malte de Marlowe, sont des machiavels, qui annoncent directement aux spectateurs la méchanceté qu’ils cachent aux autres personnages. Bosola, peut-on dire, est un mélange de malcontent et de machiavel. Il condamne ceux qu’il trouve pires que lui et dénonce les vices et les hypocrisies qu’il voit dans le monde mais il est sans scrupules lorsqu’il s’agit de défendre ses propres intérêts. « Ah ! le vil métier d’espion ! » s’écrie-t-il, en toute connaissance de cause, mais en se justifiant comme il peut : « Bah ! tous les métiers du monde se valent ! Ce qui compte, c’est le gain ou la gloire qu’on tire. » (acte III, sc. II)

7 Toutes les citations sont de la traduction de Gisèle Venet de 1992 (Belles Lettres), qui manque, malheureusement, à notre avis, de limpidité et de fidélité. La traduction de la mise en scène, par Anne-Laure Liégeois et Nigel Gearing, n’est pas tout à fait la même mais elle aurait pu être sans doute un peu plus claire et plus exacte.

8 Dans son « Introduction », la même Gisèle Venet emploie, pourtant, une expression juste à propos de Bosola : « l’ange exterminateur, le justicier sans justice, l’ange aveuglé par les valeurs du monde ». C’est lui le responsable principal de l’hécatombe des personnages, avec laquelle se termine d’ailleurs la plupart des tragédies du théâtre élisabéthain, hécatombe où coupables et innocents trouvent ensemble une mort violente, comme si la mort méritée des seuls coupables n’aurait pas été suffisamment forte dans le tragique. Il est à remarquer, cependant, que Shakespeare, après Hamlet, la première de ses grandes tragédies, a tendance à éviter les hécatombes, où à la fin du dernier acte la scène est jonchée de corps. Même à la fin du Roi Lear, peut-être la plus noire, la plus terrible de toutes les tragédies, la plupart des morts ont lieu hors scène. Et plus loin encore, dans la pratique de la tragi-comédie de ses successeurs les plus en

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vue du théâtre londonien, Beaumont et Fletcher, ce sont même l’élégance et la douceur des mœurs qui commencent à régler l’évolution de l’intrigue.

9 Mais dans les morts violentes qui, à l’époque, se produisaient au théâtre public devant les yeux grands ouverts des spectateurs tout proches du plateau, il y avait, bien sûr, un élément de spectacle populaire. Une telle furie sanguinaire, pourtant, qui outrait les esprits néoclassiques du dix-huitième siècle, risque aujourd’hui de tout simplement nous faire rire. Et la metteure en scène a ici anticipé cette réaction, en faisant jouer Ferdinand et Bosola avec les poches de liquide rouge qu’ils portent sous leurs chemises pour les derniers coups de poignard. La furie sanguinaire se réduit ainsi à une farce d’enfants qui jouent avec la peinture mais l’épouvante de la mort se retrouve dans le positionnement pervers des corps enfin immobiles.

10 Pour infliger une torture morale à sa sœur, Ferdinand fait mettre sur scène devant elle des effigies en cire qui représentent, derrière un voile transparent, l’intendant Antonio et leurs enfants, morts, créant non seulement un effet de grand guignol populaire mais aussi une espèce de memento mori typique de l’iconographie baroque du XVIIe siècle. Dans la mise en scène d’Anne-Laure Liégeois, c’est un Antonio nu qui passe rapidement au fond de la scène sur un chariot. Mais pour la mise à mort de la Duchesse on met sur le plateau un squelette et plusieurs rapaces empaillés. Il est clair que l’iconographie baroque, chère à la piété de la Contre-réforme catholique, touchait aussi des pays protestants. Et Webster, plus que d’autres, semble désireux de nous rappeler que sous la peau la plus belle, la plus lumineuse, se trouve toujours le crâne vide et ricanant. L’idée de la metteure en scène n’est pas ici très différente en soi mais beaucoup plus voyante au théâtre : que sous les vêtements les plus élaborés se trouve toujours le corps nu, vulnérable et attendrissant.

11 Un aspect plus évidemment protestant du théâtre élisabéthain est la joie que semblent avoir eue ses auteurs à présenter des grands ecclésiastiques italiens comme cruels et corrompus. Le personnage du Cardinal dans la pièce de Webster est typique de cette vision à la fois xénophobe et sectaire. Il se débarrasse de sa maîtresse, une femme mariée, par une méthode qui en dit long sur les conceptions populaires des mœurs italiennes de l’époque : il lui fait embrasser un livre, sans doute une bible, dont la couverture est empoisonnée ! Et cet homme a failli devenir pape ! « Il aurait dû être fait Pape, dit de lui Antonio au début de la pièce, mais au lieu de s’y préparer avec l’humilité de l’Église primitive, il a préféré soudoyer son entourage par une prodigalité impudente, à croire qu’il cherchait à l’emporter à l’insu du ciel. »

12 Lors d’une autre épreuve morale infligée à sa sœur, Ferdinand fait jouer à côté de sa chambre des fous, qui parlent comme des malcontents mais de façon plus décousue, et Bosola, déguisé, joue à être fou avec eux de la même façon. Mais quand, un peu plus tard, Ferdinand tombe lui-même dans la folie, il se croit transformé en loup et obligé ainsi de déterrer des corps des cimetières. Ces deux variétés de la folie dans la pièce, la mécontente et la macabre, deviennent, dans la mise en scène, plus farfelues, comme le comique d’un fou qui traverse le plateau un ballon attaché à une ficelle au-dessus de la tête. On se moquait des fous aux XVIe et XVIIe siècles ; on les battait, pour en chasser les démons, mais on les tolérait parfois aussi, dans l’espoir d’en tirer une inspiration, divine ou autre. Et de toute manière, avec sa vocifération et son coq-à-l’âne, la folie fait toujours du bon théâtre !

13 De l’auteur, John Webster, nous savons très peu de choses. On suppose qu’il est né autour de 1580 et mort vers 1630 mais aucun document ne l’atteste. De ses activités

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littéraires, poétiques et théâtrales, nous avons quelques traces mais ce qui nous reste de précieux de lui ce sont ses deux tragédies, Le Démon blanc et La Duchesse de Malfi, écrites dans les années 1612, 1614, et toutes deux remarquables pour leur goût du macabre, leur fascination à l’égard d’une Italie chaotique et corrompue, et leurs deux héroïnes, la Duchesse et Vittoria Corombona, femmes d’esprit et de courage. Vittoria, le démon blanc, moins vertueuse donc que la Duchesse, est une femme mariée détruite par son amour pour un grand homme impétueux prêt à tuer pour pouvoir l’épouser.

14 Les rôles principaux de la Duchesse et de Bosola sont très bien assurés dans cette mise en scène par Valérie Schwarcz et Olivier Constant. On n’a pas lésiné sur le nombre d’acteurs employés. Il y en a même suffisamment pour faire un entourage de quatre courtisans pour Ferdinand, la Duchesse ou le Cardinal, entourage d’une flagornerie, comme il se doit, grotesque et dérisoire. Les autres rôles de personnages nobles, nobles de sang ou d’esprit, Ferdinand (Olivier Dutilloy), le Cardinal (Nils Öhlund) et Antonio (Sébastien Bravard), sont joués pour la plupart avec passion et sérieux, même si la passion s’exclame parfois un peu trop fort. Ferdinand est certes un personnage qui maîtrise mal sa colère mais s’il crie trop fort certains des spectateurs auront des difficultés à le comprendre.

15 Le décor, par contre, est d’une grande sobriété, sans changement, sombre et austère : une immense salle aux murs vides et presque noirs dont les portes étroites sont cachées dans les panneaux. Au fond il y a une arrière scène, un peu comme au théâtre élisabéthain, qui représente la chambre des époux ou un ailleurs, un dehors, selon les déplacements des personnages. Les lumières sont atténuées, avec parfois des effets de brillance qui frappent comme un éclair. Et la musique est lente, forte, avec une dominance évidente du violoncelle.

16 Les costumes aussi sont pour la plupart sombres, du noir et blanc, mais, prêtés par la Comédie-Française, ils sont somptueux, dans le style Renaissance italienne des portraits d’homme et de femme de Titien. Le Cardinal porte une soutane d’un rouge sang éclatant, et la Duchesse aussi s’habille en rouge après le départ de son mari. Est-ce la couleur d’une victime sacrificielle, de la putain de l’imagination de ses frères, ou de la femme mûre, mère de famille… ?

17 Un aspect remarquable de cette pièce est l’insistance de la Duchesse, mais aussi de Bosola, qui le dit sans doute sincèrement, que la vraie noblesse n’est pas dans la naissance mais dans l’âme et l’esprit, avec, comme corollaire, que le mariage doit être le libre choix des deux époux. Ce sont là deux lieux communs, peut-être, mais leur répétition donne à la pièce, autrement très évidemment d’un autre âge, une modernité surprenante et bienvenue, que la mise en scène a su mettre en valeur.

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INDEX oeuvrecitee Duchesse de Malfi (La) Mots-clés : mise en scène Keywords : mise-en-scène Palabras claves : puesta en escena Palavras-chave : cenografia

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