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OLARI S Science-fiction et S

PRIX SOLARIS 2012 JEAN-LOUIS TRUDEL LE JARDIN DES DERNIERS HUMAINS

Romain BENASSAYA Geneviève F. GOULET Guillaume BOURQUE Martin HÉBERT Philippe-Aubert CÔTÉ Steve STANTON Luc DAGENAIS Mario TESSIER

L’ANTHOLOGIE PERMANENTE N˚ 183 DES LITTÉRATURES DE L’IMAGINAIRE 10 $

Sommaire Solaris 183 Été 2012 Vol. 38 n° 1

Éditorial 3 Joël Champetier

Le Jardin des derniers humains 7 Jean-Louis Trudel Prix Solaris 2012 Aux frontières de l’impossible 29 Mario Tessier Petit Poucet en salade 43 Geneviève F. Goulet Le Disséminateur 45 Philippe-Aubert Côté L’Étrange cas du 234, Joseph-Bouchette 49 Un reportage de Guillaume Bourque Les Amants liquides 59 Romain Benassaya Les Dieux pure laine 73 Luc Dagenais

Une parfaite correspondance Fan de la première heure, 89 Steve Stanton illustrateur, gagman et éditeur du La science-fiction et l’anthropologie: des regretté fanzine Blanc Citron, 103 récits entrecroisés - Partie 1: Des ori- Mario Giguère est un des plus gines aux livres-univers anciens et fidèles collaborateurs de Martin Hébert Solaris. Nos lecteurs le connaissent Les Carnets du Futurible surtout pour son travail d’humoriste, 125 Le Thérémine, ou la première musique mais cette couverture nous rappelle électronique avec éloquence que le talent de Mario Tessier Mario déborde largement celui de la caricature. Pour en savoir plus 143 Les Littéranautes sur ses goûts insolites: M. Ross Gaudreault, P. Raud www.clubdesmonstres.com. Lectures 148 M. Arès, V. Bédard, R. Bozzetto, N. Faure, M. Ross Gaudreault, J.-P. Laigle, S. Lermite, P. Raud, J.-L. Trudel

Solaris 183 en ligne (www.revue-solaris.com) Illustrations Lectures Mario Giguère: 29 161 Julie Martel: 43, 45 Sur les rayons de l’imaginaire Marc Pageau: 7, 49, 59, 73, 89 165 et Écrits sur l’imaginaire Suzanne Morel: 103, 125 Pascale Raud et Norbert Spehner 179 Sci-néma Le Prix Solaris s’adresse aux auteurs de nouvelles canadiens qui écrivent en français, dans les domaines de la science-fiction, du fantastique et de la Dispositions générales Les textes doivent être inédits et avoir Le lauréat ou la lauréate recevra une un maximum de 7 500 mots (45 000 bourse en argent de 1 000 $. L’œuvre signes). Ces derniers doivent être envoyés primée sera publiée dans Solaris en en trois exemplaires (des copies car les 2013. originaux ne seront pas rendus). Afin de Les gagnants (première place) des prix préserver l’anonymat du processus de Solaris des deux dernières années, ainsi sélection, ils ne doi vent pas être signés que les membres de la direction littéraire mais être identifiés sur une feuille à part de Solaris, ne sont pas admissibles. portant le titre de la nouvelle ainsi que le nom et l’adresse complète de l’auteur, Le jury, formé de spécialistes, sera réuni le tout glissé dans une enveloppe scellée. par la rédaction de Solaris. Il aura le On n’accepte qu’un seul texte par auteur. droit de ne pas accorder le prix si la partici pation est trop faible ou si aucune Les textes doivent parvenir à la rédaction œuvre ne lui paraît digne de mérite. La de Solaris, au C.P. 85 070, Québec participation au concours signifie l’ac- (Québec) G1C 0L2, et être identifiés sur l’enveloppe par la mention « Prix ceptation du présent règlement. Solaris ». Pour tout rensei gnement supplémentaire, La date limite pour les envois est le contactez Pascale Raud, coordonnatrice 15 mars 2013, le cachet de la poste fai- de la revue, au courriel suivant: sant foi. [email protected]

Rédacteur en chef: Joël Champetier Solaris est une revue publiée quatre fois par année par les Publications bénévoles des litté- Éditeur: Jean Pettigrew ratures de l’imaginaire du Québec inc. Fondée Direction littéraire: Joël Champetier, Jean en 1974 par Norbert Spehner, Solaris est la Pettigrew, Daniel Sernine et Élisabeth première revue de science-fiction et de fantastique Vonarburg en français en Amérique du Nord. Site Internet: www.revue-solaris.com Solaris reçoit des subventions du Conseil des Webmestre: Christian Sauvé arts du Canada, du Conseil des arts et des lettres du Québec et reconnaît l’aide financière accordée Abonnements: voir formulaire en page 6 par le gouvernement du Canada pour ses coûts de production et dépenses rédactionnelles par l’entre- Coordonnatrice: Pascale Raud [email protected] mise du Fonds du Canada pour les magazines. (418) 837-2098 Toute reproduction est interdite à moins d’entente Trimestriel: ISSN 0709-8863 spécifique avec les auteurs et la rédaction. Les collaborateurs sont respon sables de leurs opinions Dépôt légal à la Bibliothèque nationale du Québec qui ne reflètent pas nécessairement celles de la Dépôt légal à la Bibliothèque nationale du Canada rédaction. © Solaris et les auteurs Date d’impression: juillet 2012 Éditorial

Au moment où j’écris ces lignes, le Québec vibre sous le tinta- marre des casseroles et de la contestation populaire. Les étudiants ont été la bougie d’allumage du mouvement en protestant contre la hausse des frais de scolarité annoncée par le gouvernement Charest, mais il ne faut pas être un docteur en sociologie pour comprendre que la grogne dépasse le simple mouvement d’humeur estudiantin. Des observateurs prétendent que cette agitation était imprévue. Je la trouvais prévisible, au contraire, une réaction allergique aux dérives de l’idéologie néolibérale, la complaisance des États envers le « grand capital » qui a fait suite au fiasco boursier de 2008 n’en étant que la partie la plus visible. Une chose est sûre: on devrait nous épargner pour quelque temps la complainte voulant que la jeunesse québécoise moderne soit apathique et politi- quement déconnectée! J’aurais aimé tracer un lien ingénieux entre cette crise sociale et le sommaire de ce 183e numéro de Solaris, mais j’aurais l’impression de forcer la note. Quoique, j’imagine qu’on peut trouver des échos de l’actualité dans la nouvelle lauréate du Prix Solaris 2012, remis cette année à Jean-Louis Trudel à l’occasion du congrès Boréal, le 6 mai dernier, à Québec, le tout étant accompagné d’une bourse de 1000 $. Faut-il présenter cet auteur qui, depuis 1994, a signé sous son propre nom vingt-huit ouvrages pour jeunes et pour adultes ? Ses nouvelles sont parues dans de nombreuses autres revues ou collectifs, au Canada comme en Europe… et dans Solaris bien sûr. En réalité, c’est l’auteur qui a publié le plus de nouvelles dans nos pages depuis la fondation de la revue! Le jury, appelé à délibérer selon un processus de sélection anonyme, était composé d’Élisabeth Vonarburg, écrivaine et directrice littéraire de Solaris, Francine Pelletier, écri vaine et adjointe à l’édition chez Alire, et Josée Lepire, nouvelliste et lauréate du prix Solaris 2011. Elles ont dit de cette nouvelle qu’elle « nous enveloppe et nous emporte par son atmosphère nostalgique, servie par un style envoûtant. Se déroulant dans un futur complexe et nuancé, d’une complétude éton- nante, l’histoire met de l’avant des enjeux de toutes les magnitudes, du drame personnel et intime au sort de toute vie sur la planète. » La participation au Prix Solaris 2012 a été de trente-quatre textes, dont neuf écrits par des femmes. Toute l’équipe de Solaris remercie chaleureusement les participants et les membres du jury de leur collabo- ration et prie ses lecteurs de bien noter que la date limite de participation pour l’édition 2013 est le 15 mars 2013. Depuis que le congrès Boréal a déménagé au printemps, c’est désormais le lieu privilégié pour remettre les prix qui concernent notre petit monde des littératures de l’imaginaire. Ainsi, juste après la remise 4 SOLARIS 183 du prix Solaris, on a remis les Prix Aurora/Boréal, tel que déterminés par le vote des inscrits au congrès. Le prix Aurora/Boréal du Meilleur Roman a été décerné à Éric Gauthier pour Montréel (Alire). Le prix est accompagné d’une bourse de 500 $ remise par SF Canada et l’Asso - ciation canadienne de la science-fiction et du fantastique. Le prix Aurora/Boréal de la Meilleure Nouvelle a été accordé à Ariane Gélinas pour L’Enfant sans visage (XYZ). Le prix de la catégorie Meilleur Ouvrage connexe a été remis à Claude Janelle pour Le Dictionnaire des auteurs des littératures de l’imaginaire en Amérique française (Alire). Le prix Boréal de la Création artistique visuelle et audiovisuelle a été remis à Valérie Bédard pour sa couverture de Solaris 177 et ses illustrations intérieures dans la même revue. Finalement, encore cette année Brins d’éternité s’est mérité le prix Boréal pour la fanédition. Toujours à Boréal, deux nouveautés attendaient les participants au concours de Création sur place, sympathique tradition qui consiste à écrire une nouvelle en une heure. Premièrement, l’organisatrice du concours, Julie Martel, a accordé deux prix, l’un pour les écrivains chevronnés – en l’occurrence, Philippe-Aubert Côté –, l’autre pour les écrivains novices – Geneviève F. Goulet. La seconde nouveauté, c’est qu’au lieu de s’inspirer d’un bout de phrase, les participants devaient s’inspirer d’une photographie. La tradition voulant que les nouvelles lauréates soit publiées dans nos pages, ce n’est donc pas une erreur de montage si la même photo sert à illustrer deux textes. Finalement, le prix Jacques-Brossard 2012 a été décerné à Éric Gauthier, pour Montréel, honneur accompagné d’une bourse de 3000 $. Qu’une œuvre remporte à la fois le prix Jacques-Brossard et le prix Aurora/Boréal n’est pas rare, et n’aura pas surpris les lecteurs qui ont lu cet excellent roman. Mylène Benoît, avec le roman Les Jours qui penchent (Triptyque), et Sylvie Bérard, avec La Saga d’Illyge (Alire), complétaient le trio des finalistes. Les jurés ont enfin voulu souligner la qualité d’écriture déployée par Marisol Drouin dans le roman Quai 31 (La Peuplade) en lui attribuant une mention spéciale. Eh non, la question des prix n’est pas terminée! Alain Ducharme a profité du congrès pour annoncer la naissance d’un nouveau prix lit- téraire: l’Hommage visionnaire de la science-fiction et du fantastique. Cette distinction visera à célébrer les auteurs majeurs de la science-fiction et du fantastique québécois qui, depuis les quarante dernières années, ont su produire des œuvres d’ampleur et de qualité exceptionnelles. Le ou la récipiendaire du tout premier Hommage visionnaire sera annoncé au printemps 2013, et par la suite un nouvel auteur sera honoré tous les deux ans. Les lecteurs intéressés à obtenir plus de détails sur ces divers prix sont invités à consulter les communiqués dans la section Actualités SFQ de notre site, à: www.revue-solaris.com. N’oublions pas non plus SOLARIS 183 5 notre page Facebook, sur laquelle de nombreuses informations sont relayées. Me reste-il un peu de place pour continuer de parler des fictions de ce numéro? J’ai peine à me souvenir de la dernière fois où nous avons aligné quatre textes humoristiques au même sommaire. Romain Benassaya, notre invité français du numéro, met en scène un héros aussi déterminé que candide lancé dans une burlesque quête de la beauté. Guillaume Bourque, à qui on souhaite également la bienvenue dans la revue, nous livre les résultats d’une enquête sur un cas de possession démoniaque aussi surprenant qu’hilarant. L’humour qui sous-tend la délicieuse fiction de Luc Dagenais n’est pas du genre à faire éclater de rire… mais le sourire qui fleurit sur nos lèvres y reste pour longtemps. Le quatuor de comiques est complété par Mario Tessier, présence qui ne surprendra pas nos fidèles: que ce soit dans ses fictions ou dans ses chroniques du Futurible, l’humour n’est jamais très loin. Il reste la fiction de Steve Stanton, notre invité Canadien-Anglais, qui n’est pas comique du tout, triste et glaçante pour tout dire. S’il y avait une fiction avec laquelle j’aurais pu faire un lien avec la crise sociale du moment, ce serait celle-ci. Côté articles, les lecteurs qui ont apprécié dans notre numéro précédent le survol d’Élisabeth Vonarburg consacré aux thèmes de la science-fiction, devraient également apprécier le premier volet d’un essai examinant les liens entre la science-fiction et l’anthropologie. De quoi stimuler la réflexion en attendant le prochain Solaris, un spécial consacré à Isaac Asimov, qui paraîtra à temps pour la prochaine édition du festival littéraire Québec en toutes lettres, dont la thématique sera « Isaac Asimov et la science-fiction ». Ne soyez donc pas surpris si la revue s’y retrouve mêlée d’une manière ou d’une autre.

Joël CHAMPETIER

Ray Bradbury (1920-2012)

Au moment d’entrer en im pression, en ce matin du 6 juin, nous apprenons le décès de Ray Bradbury, l’un des très grands noms de la science-fiction moderne. Toute l’équipe tient à saluer bien bas ce géant des lettres qui nous a offert en son temps ses inoubliables Chroniques martiennes, L’Homme illustré, Les Pommes d’or du soleil, Fahrenheit 451 et tant d’autres chefs-d’œuvre… Abonnez-vous ! Abonnement: Numérique (pdf) Québec: 30 $CAN 20 $CAN Canada: 30 $CAN 20 $CAN États-Unis: 30 $US 20 $US Europe (surface): 35 € 16 € Europe (avion): 38 € --- Autre (surface): 46 $CAN 20 $CAN Autre (avion): 52 $CAN --- Nous acceptons les chèques et mandats en dol- lars canadiens, américains et en euros seule- ment. On peut aussi payer par Internet avec Visa ou Master card. Pour toute information : www.revue-solaris.com Par la poste, on s’adresse à: Solaris, 120, Côte du Passage, Lévis (Québec) Canada G6V 5S9 Courriel: [email protected] Tél.: (418) 837-2098 / Fax: (418) 838-4443 Nom: Adresse:

Courriel: Téléphone: Veuillez commencer mon abonnement avec le numéro: Format papier: Format numérique (pdf): Anciens numéros disponibles Attention, collectionneurs: plusieurs numéros ici offerts sont en quantité très limitée. N’attendez plus avant de compléter votre collection! 53, 55 2.00 Pour le calcul, ajoutez les Frais de port outre-mer frais de transport (voir (surface) 57, 58 2.00 grille) + taxe de 5 % (pour 1 exemplaire 6,00 $ 96, 97 3.00 le Canada) + 9,5 % (pour le 2 exemplaires 8,15 $ 99, 100 3.00 Québec). 3 à 10 ex. 20 $ 102, 103 3.00 Frais de port Canada Pour commander 1 exemplaire 2,25 $ 105 à 111 3.00 de plus grandes quantités, 2 exemplaires 3,15 $ ou par avion, ou pour toute 113 à 132 3.00 3 à 10 ex. 9,00 $ au Québec autre question concernant 3 à 10 ex. 13,00 $ au Canada 134 à 162 4.00 les frais d’expédition, Frais de port États-Unis consultez notre site Web, 163 à 166 8.69 1 exemplaire 4,00 $ ou contactez la rédaction à 167 à présent 10.00 2 exemplaires 6,00 $ l’une des coordonnées indi- 3 à 4 ex. 16,50 $ quées plus haut. Prix Solaris 2012 Le Jardin des derniers humains par Jean-Louis TRUDEL

Marc Pageau

e coucher de soleil rougissait la Méditerranée au large des Cinque Terre. Entre deux tunnels, le train avait filé sur une L voie qui surplombait la mer et offrait des aperçus de l’em- brasement des vagues. De son siège, l’artiste n’accorda qu’un coup d’œil au spectacle sans surprise. Quelque part en Inde, une forêt brûlait. 8 SOLARIS 183

Quand l’artiste débarqua du train, l’haleine de fournaise de l’été italien l’enveloppa avec une férocité qui fit aussitôt perler la sueur à la surface de sa peau. La fraîcheur des forêts pluviales de Haïda Gwaii n’était qu’un lointain souvenir. Il essaya de se cram- ponner au souvenir des plages du Pacifique de l’archipel au large de l’Alaska, battues par les vagues et jonchées de bois mort ap- porté par les tempêtes. Même s’il se retrouvait à deux pas de la mer, la moitié de la planète le séparait désormais de ses îles natales, tellement plus vertes que les collines désertiques de l’Italie. Il n’avait pas eu si chaud dans le train. Des panneaux de gra- phène surmontaient chaque wagon et les cellules solaires à nano- cristaux alimentaient en électricité la climatisation du train. Et puis, il n’y avait pas foule dans les wagons. La gare de Riomaggiore était presque déserte. Les touristes ne venaient plus aussi nombreux qu’avant. Ce n’était pas uni- quement une question d’argent, même si la hausse du coût des carburants avait fait des voyages d’agrément un luxe. Le prix des matières premières requises pour opérer un chemin de fer ou construire un avion n’aidait pas, bien sûr. L’artiste n’avait jamais envisagé de visiter l’Europe avant de connaître le succès en Chine. Mais si la gare paraissait trop grande pour la poignée de personnes qui l’arpentait, c’était pour une tout autre raison. Le temps de remonter le quai, il s’aperçut que la personne qu’il devait rencontrer n’était pas seule. Il laissa les autres passagers le dépasser pour quitter la gare. Il y avait parmi eux plus de personnes âgées que d’enfants. La décroissance démographique en Europe et au Maghreb avait tari à la source les afflux de touristes d’antan. Quant aux touristes d’Amérique du Nord ou d’Asie orientale, il n’y en avait presque plus. La distance jouait – et elle pesait de plus en plus lourd. Quand il s’avança, il avait eu le temps de se composer sa contenance d’entrepreneur. Pour faire vivre l’artiste, il était bien obligé de jouer de temps en temps à l’homme d’affaires, même si le rôle ne lui plaisait guère. Il était sculpteur, pas acteur. Le jeune homme qu’il s’attendait à trouver était flanqué d’une militaire aux traits carrés et d’un homme à l’âge indéfini qu’il décida de négliger pour l’instant. — Rufus Boyko, se présenta-t-il en anglais. — Lieutenante Marzouki, de dire la militaire. De l’armée européenne au Maghreb. SOLARIS 183 9

— Et je suis Arthur Huang, déclara l’autre, également en an- glais mais avec un accent exécrable. De l’Agence de veille stra- tégique de Bruxelles. — Un auteur de science-fiction? devina l’artiste, en se de - mandant s’il devait considérer Huang comme un confrère. — À l’occasion, répondit Huang. L’artiste se tourna vers le jeune homme pris en tenaille entre les deux autres. Il le dévisagea un bref instant pour retrouver des traits devenus familiers: fine moustache noire, cheveux bouclés, nez busqué, front juvénile. — Et vous êtes Paolo della Chiesa, n’est-ce pas? Mon porteur indigène, n’ajouta-t-il pas. Le jeune fonctionnaire italien confirma de la tête. Ils avaient abondamment communiqué par voie informatique, mais un visage en chair et en os différait toujours un peu de son image à l’écran. Paolo avait été chargé de réceptionner son matériel de sculpture et de l’entreposer dans un endroit sûr. Rufus se demanda soudain si la présence de Marzouki et de Huang voulait dire qu’il était arrivé malheur à son équipement. — Nous avons été désignés pour former votre cellule de crise, annonça Marzouki. — Que se passe-t-il? — Vous n’avez pas relevé vos messages? — Dans le train? J’admirais le paysage. — Il y a un problème. Nous avons convoqué une réunion de crise à l’hôtel pour en parler. — Avec qui? — Li Chutu, pour vos commanditaires. — En personne? s’étonna Rufus, en songeant que la situation devait être grave si le délégué chinois à l’Agence environnementale mondiale s’était déplacé de Beijing. — Non, bien sûr. Il sera représenté. Et le maire Enzo Bos- caiolo, pour le conseil intercommunal des Cinque Terre. — Mais à quel sujet? Il ne pouvait pas s’agir uniquement d’un pépin technique ou de la perte de son équipement. Ni son vieux chalumeau oxyacé- tylénique, ni sa perceuse diamant, ni sa machine de découpe au jet d’eau, ni le reste de sa panoplie n’avaient assez de valeur pour justifier un semblable remue-ménage officiel. par Mario TESSIER

Mario Giguère

ux frontières de l’impossible, malgré son titre insipide, fut sans aucun doute la série de science-fiction la plus impor- A tante de l’histoire de la télévision canadienne-française. Quarante ans après sa disparition des écrans, elle influence encore non pas seulement les feuilletons canadiens et européens, mais également la télévision américaine, dans laquelle nous retrouvons 30 SOLARIS 183 maintenant les thématiques insolites ainsi que l’esthétique ba - roque de cette série bien de chez nous. Le coffret de sept disques optiques dans lequel vous sont présentées les émissions de cette série-culte est d’ailleurs un hom- mage à la technologie prédite dans quelques-uns des épisodes d’Aux frontières de l’impossible. Nous encourageons les specta- teurs à prendre connaissance des divers documentaires réalisés à l’occasion du quarantième anniversaire de la série, qui se trouvent sur le septième et dernier disque du coffret. Nous vous recom- mandons tout particulièrement celui de Ken Burns, qui prépare en ce moment pour le réseau PBS une longue série documentaire sur l’impact international d’Aux frontières de l’impossible. Les séries de science-fiction ont chacune leur manière propre de capturer l’attention du public. Ainsi, l’intérêt d’Au-delà du réel et des Dossiers brûlants de Kolchack reposaient sur le caractère singulier du monstre de la semaine, La Quatrième Dimension, quant à elle, faisait la morale par l’intermédiaire du monologue de Rod Serling. Mais pour beaucoup de téléspectateurs, leurs souvenirs d’Aux frontières de l’impossible résident dans les trou- vailles surprenantes que chaque nouvel épisode apportait: inven- tions prémonitoires de notre futur, personnages excentriques et légèrement décalés, le quotidien bizarre mais étrangement familier de l’avenir envisagé. Les amateurs de télévision se rappelleront surtout la complexité des intrigues, le thème musical minimaliste de Terry Riley et les cadrages baroques de la cinématographie de Conrad Hall. De plus, si bon nombre de comédiens de la scène artistique montréalaise jouèrent un rôle dans le feuilleton, plu- sieurs acteurs invités ont également contribué au succès – inter- national – d’Aux frontières de l’impossible. Citons en particulier Buster Keaton, dans la peau du Docteur Kant, qui fut son dernier rôle comique, et muet, ainsi que la jeune Marie-Christine Bar - rault, le vétéran Leo McKern et l’Autrichien Oskar Werner dans les rôles respectifs de Marie Ausier, Iosef Kibking et de l’Étranger. La série possédait un cachet visuel qui la distingue immédia- tement des émissions de télévision francophone de cette période. En effet, la série empruntait à l’expressionnisme allemand des années vingt et au film noir américain des années quarante et cinquante, dans un mélange de style qui aura par la suite une grande influence sur la télévision d’ici et d’ailleurs. Et ce n’est que l’un des nombreux héritages que nous a laissés ce classique. SOLARIS 183 31

Car si Aux frontières de l’impossible marque un clivage profond dans la production télévisuelle des années soixante et soixante- dix, elle signale également le début de l’ascendant de la science- fiction sur la littérature francophone, qui trône au sommet des succès de librairie depuis maintenant une quarantaine d’années.

Visionnaires Bien que les séries de télévision doivent généralement leur suc- cès à des équipes entières de réalisateurs, de techniciens, d’éclai- ragistes, de preneurs de son, d’accessoiristes, de ma quilleurs et de comédiens, il n’en reste pas moins que la fortune d’Aux fron- tières de l’impossible reposait principalement sur les épaules des deux producteurs/réalisateurs, Jean-Pierre et Pierre-Paul Tremblay. Les deux frères se partagèrent fréquemment les responsabilités de production et de réalisation, comme le font aujourd’hui Ethan et Joël Cohen dans leurs films. Jean-Pierre Tremblay est né en 1935, dans le petit village de Saint-Charles-Borromée, près de Joliette, dans la région de La- naudière. Il a une feuille de route assez quelconque avant de tra- vailler avec son frère. Après des études classiques chez les frères Eudistes, il entreprit sa carrière de réalisateur avec les émissions pour enfants de Radio-Canada, tel que Bobino, puis dirigea plusieurs épisodes dans quelques séries à succès comme Les En quêtes Jobidon et Septième nord. L’origine de la série remonte à 1965, lorsque Jean-Pierre Tremblay effectue un voyage à l’étranger. Dans une entrevue réalisée après le succès de la première saison, il raconte qu’il se trouvait dans un bar de Beverley Hills quand il fit la rencontre de Joseph Stefano, le créateur de la télésérie américaine Au-delà du réel. De fil en aiguille, tout au long de la soirée, ce dernier l’emmena à une réception donnée par David Janssen, connu pour son rôle de Richard Kimble dans Le Fugitif. C’est là que Jean- Pierre Tremblay fit la connaissance de plusieurs comédiens d’Hollywood ainsi que de Larry Cohen, le créateur de la télésérie Les Envahisseurs. Au cours de la soirée, en discutant avec ses pairs, il imagina les principaux éléments de la série-culte à la- quelle il devait se consacrer pendant les années suivantes. (Son preneur de son, Henri Flamand, quant à lui, affirme qu’il s’agit là d’une histoire apocryphe bâtie de toutes pièces, puisque Tremblay semble ne jamais être allé en Californie.) Petit Poucet en salade par Geneviève F. GOULET

Julie Martel

oucet le Quatrième se réveille. Il ouvre les yeux, l’un après l’autre. Sur ses lèvres, le goût mielleux du nectar dont on P l’a humecté de la tête aux pieds. Il commence à voir un peu mieux, progressivement. L’éclairage est fort. Ses pieds sont dans des citrouilles bouillies qui embaument le persil. Leur chaleur résiduelle lui fait du bien. Près de lui, sous lui, des branches de toutes les sortes. Du chêne, mais surtout du cèdre. Une odeur fraîche. Ça et là, des pommes grenades rehaussent l’ensemble. Une magnifique salade géante. Au centre de laquelle il trône, magnifique lui aussi. Il se sait irrésistible, bien gras, bien juteux, préparé depuis l’enfance pour cette unique croquée. Il repense à son teint parfaitement buriné, à ses cheveux huilés à l’olive. Bouffée d’orgueil. Il sera l’offrande la plus appétissante. Son corps se relâche contre les feuilles, il est bien, il est à sa place. Bientôt, l’heure arrive. Avec elle, les forts bruits de pas et l’éclat de la gigantesque fourchette dorée de l’. Poucet pourrait penser, regretter que son arrière-arrière-grand-père ait provoqué Le Disséminateur par Philippe-Aubert CÔTÉ

Julie Martel

e ne chasse que la nuit, quand l’absence des rayons du soleil me permet de consommer le glucose que j’ai pu fabriquer pendant la journée, en fixant le CO atmosphérique. Dès J 2 que le crépuscule cède la place à un ciel ponctué de milliers d’étoiles, je me mets en marche, transportant toute ma ménagerie entre mes branches – oiseaux, lézards, araignées, insectes, pa - pillons – et je parcours des kilomètres et des kilomètres en quête de mammifères. Ou d’êtres humains, quand la chance me permet de refermer mes rameaux sur l’un des derniers spécimens peuplant ce continent – peut-être même la Terre entière ! Je me faufile entre les conifères, semblables à un cèdre parmi les cèdres, sans me soucier de la moiteur de l’air, des chaleurs trop intenses ou des nombreux orages sur mon chemin. Je ne me préoccupe d’aucun obstacle, mais je ne peux m’empêcher de m’arrêter devant les L’Étrange Cas du 234, Joseph-Bouchette Un reportage de Guillaume BOURQUE

Marc Pageau

ersonne n’est à l’abri des phénomènes étranges, c’est Michel Dumont qui l’a dit dans Dossier mystère, quelque trente ans P après avoir tenu le rôle de Fantoche dans Picotine. Au cours de la soirée du 6 septembre 1994, la bande de Père-Marquette, qui devait son nom à l’école primaire de quartier où ses membres traînaient pour consommer du cannabis, a vécu une inquiétante rencontre avec le paranormal. Ce qui allait se révéler une terrifiante soirée a marqué à tout jamais ces durs à cuire de Boucherville, dont certains poussaient parfois la crimi- nalité jusqu’à lancer des bouteilles vides sur des vitres d’abribus. Après avoir longtemps gardé le silence, certains d’entre eux ont eu le courage de livrer le compte rendu des effroyables expériences surnaturelles dont ils ont été témoins ce soir-là bien malgré eux. 50 SOLARIS 183

Les terribles incidents ici rapportés ont eu lieu lors de la fête de la rentrée scolaire que Jean-François Dompierre organisait à chaque premier vendredi de septembre depuis trois ans. Tous les invités étaient des amis du voisinage qui fréquentaient l’école De Mortagne avec Dompierre. Peu avant sa tenue, l’hôte de la soirée avait fait l’acquisition d’une nouvelle guitare électrique, une Stratocaster du même modèle que celle de son idole musicale, Ingwie Malmsteen, une rock star adepte du démon. Selon des sources fiables, l’adolescent se serait payé cette enviable acqui- sition grâce aux profits que lui procurait la revente de hachich jamaïcain, qu’il importait directement de Repentigny. « J’avais hâte que l’monde soit ben installé pis que j’puisse leur jouer la Trilogy Suite Op. 5 de Malmsteen avec ma nouvelle guite. Y a juste moé à poly qui pouvait jouer une toune toffe de même. » « Au fond, Dump (Dompierre), y faisait ce party-là juste pour pouvoir faire son show, pour pouvoir se gratter le nombril à 208 su’l tempo avec sa nouvelle guite de frais chié. » Les parents du jeune Dompierre avaient quitté le domicile vers 18 heures pour une fin de semaine au chalet, laissant à leur fils unique la plus totale liberté, une liberté qui allait le conduire tout droit dans les sinistres territoires de l’étrange. « Dès que mes parents sont partis, j’me suis mis à préparer la piaule pour le party. J’ai vidé l’fridge pour qui aye plus de place pour les bières pis après ça j’ai loadé de disques mon lecteur de 25 CD: des nouveaux bands de prog metal que je voulais faire découvrir aux gars, comme Queenrÿch pis Dream Theater, pis nos vieux classiques : Sanctuary, Sepultura, Obituary, Death, Me - gadeth. » Selon certains témoins, Dompierre aurait également mis en évidence sur le comptoir des couteaux aux lames noircies destinés à la consommation de cannabis, de même qu’un narguilé au centre de la table du salon. Les lieux étaient donc déjà aménagés en fonction d’un voyage périlleux dans les paradis artificiels quand les premiers convives se sont présentés chez Dompierre: Shake (de son véritable nom Martin Tremblay), cheveux longs, boucle d’oreille, souliers de course blancs, jean très moulant, une chaîne reliant son portefeuille à une ganse de son pantalon et un chandail à l’effigie de la formation Deicide; de même que Julien Samson SOLARIS 183 51

(alias Without-Sound), cheveux longs, boucle d’oreille, souliers de course blancs, jean très moulant, une chaîne reliant son porte- feuille à une ganse de son pantalon et un chandail à l’effigie de la formation Testament. « Moi, j’avais rien r’marqué de weird quand chu arrivé, j’veux dire, tout était genre comme normal, sauf pour la nouvelle guite. » « L’esti de frais chié, y l’avait mis ben en évidence, sa grosse guite de riche. » D’après la plupart des témoignages, toute la bande de Père- Marquette était présente sur les lieux vers 20h15, soit huit garçons et trois filles, ces dernières étant bien sûr des amies de cœur des membres du gang, seule manière d’expliquer leur présence dans cet antre de la virilité. Les couteaux étaient insérés dans le rond de poêle ardent, le narguilé gloussait en permanence, les pièces de 25 cents bondis- saient de la table vers des pintes de bière combles, les haut-parleurs crachaient des mélodies aux airs variés: trash metal, power metal, speed metal, death metal et, à l’initiative de Dompierre, en vue d’une diversification éventuelle des genres musicaux, du prog metal. « Tout était super cool. Moé, j’attendais juste le meilleur moment pour plugger ma Strato dans l’ampli. » Quelque deux heures après son commencement, la soirée se déroulait tel que souhaité, certains avaient même déjà commencé à vomir. Le Hobbit (qui devait son pseudonyme à l’assonance de son véritable nom, Bibeau, avec celui du légendaire Bilbo du Seigneur des anneaux), L’Esti-De-Français (qui n’avait pas grandi en France mais bien à Outremont) et Dagneault (qui n’avait aucun surnom), faisaient respectivement de l’« air guitar », de l’« air bass » et du « air drum » sur le rythme endiablé de la musique décadente. Tous les convives célébraient, enivrés par l’alcool, les psychotropes et le rock metal, réunis dans le grand salon-cuisine de Dompierre, à aimer Satan. Mais aux alentours de 23 h 15, après trois heures d’excès paisibles, une situation insolite vint momentanément troubler l’euphorie des jeunes fêtards, la première manifestation paranor- male de cette marquante soirée du 6 septembre 1994. « J’me suis dit qu’y était temps que j’joue ma toune avant qu’le monde soit trop vedge. » Alibis, c’est le rendez-vous trimestriel des amateurs d’histoires policières, noires et mystérieuses écrites par les meilleurs auteurs du Québec. Suspense, émotions fortes et plaisir garantis !

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Courriel: Téléphone: Veuillez commencer mon abonnement avec le numéro: Format papier: Format numérique (pdf): Les Amants liquides par Romain BENASSAYA

Marc Pageau

es habitants de la planète Imsis, dans l’amas de Ciriola, ont toujours été connus pour le raffinement de leurs recherches L et inventions dans le domaine de l’érotisme. Certains scientifiques de l’Institut d’anthropologie galactique d’Hilamba affirment que cette particularité culturelle est le résultat de tradi- tions millénaires héritées des premiers colons – ceux-ci, selon l’Institut, étaient tous membres d’une secte ayant adopté les cou- tumes orgiaques et la sensualité d’un peuple oublié de l’Ancienne Terre. Les voyageurs ont plutôt tendance à penser que c’est une 60 SOLARIS 183 variété de fleurs à l’odeur puissante, très répandue sur la planète, qui incite les habitants à un tel hédonisme érotique. Sans doute ces deux opinions renferment-elles une part de vérité. Mais ces questions ne préoccupent généralement pas l’esprit des nom- breux touristes qui affluent de toute la galaxie et même de tout l’univers en quête de sensations nouvelles. Emerick ne faisait pas exception: ce qui l’attirait sur Imsis, c’était ce qu’en laissait supposer sa réputation, et non les causes de cette réputation. Toutefois, il ne s’estimait pas un simple tou- riste pour autant, et sa venue sur la principale station touristique de l’amas de Ciriola était selon lui motivée par un impérieux désir d’ordre non pas charnel mais mystique. Emerick se voulait avant tout poète. Il voyageait au gré des vents stellaires depuis des années, en quête d’inspiration. Sur la planète-océan Tiantan, dans le Nuage de Magellan, il avait stocké sa personnalité dans une puce biotechnologique à interface neurale, qu’il avait ensuite fait réimplanter dans le corps d’un mollusque géant afin d’accéder à un nouveau type de perception. Ce procédé, appelé métempsychose artificielle, lui avait coûté assez cher mais avait renouvelé en profondeur sa créativité poétique. Son succès avait été immédiat auprès des populations aquatiques du système Tiantan, mais beaucoup plus mitigé auprès des autres habitants galactiques. De retour sur sa planète natale, Emerick avait été très déçu de ne rencontrer que si peu d’enthousiasme de la part de ses amis. Son œuvre ne les séduisait pas, pas plus que son nouveau corps d’ailleurs, par le biais duquel il avait tant appris. Se sen- tant également rejeté par les représentants des cinq sexes, il avait décidé de s’exiler, du moins pour un temps, afin de comprendre pourquoi la vie l’avait conduit dans cette impasse, et de quelle manière il devait agir à présent. Après avoir fait greffer dans son cerveau un microprocesseur lui permettant de communiquer avec toutes les créatures intelli- gentes qu’il serait susceptible de rencontrer durant son voyage, il avait affrété un petit vaisseau à propulsion quantique et était parti à l’aventure. Son premier déplacement quasi instantané l’avait conduit près de Marchipel, dans l’anneau de glace de Solapia. Il avait dérivé plusieurs heures au milieu des cristaux géants valsant SOLARIS 183 61 dans le vide, l’esprit rêveur. La solitude des étendues galactiques lui avait apporté un grand soulagement. Sur Marchipel, il avait rencontré un aventurier qui, à la suite d’un jeu de hasard en compagnie de sinistres autochtones insec- toïdes, avait dû troquer son corps d’humain contre celui d’une sorte de petit écureuil à antennes, doté de huit pattes. Il se nommait Goran. C’est lui qui avait parlé pour la première fois à Emerick de la planète Imsis, où il désirait se rendre dans l’espoir d’y trouver un nouveau corps bon marché. Emerick avait été enchanté par les descriptions que lui avait faites Goran de cette planète lointaine, mais aussi très troublé. Un monde luxuriant, des indigènes dédiant leur vie à la sensualité, un langage construit autour des notions de plaisir et de beauté… Imsis était la planète qu’il recherchait depuis toujours, celle où tout son talent poétique pourrait s’exprimer. Aussi, spontanément, avait-il proposé à son nouvel ami de l’y accompagner. Et c’est ainsi qu’ils avaient mis le cap sur Imsis.

F

Dans son vaisseau, Emerick avait aménagé un petit salon propice à la conversation. Pendant le trajet en direction d’Imsis, les deux passagers décidèrent de s’y asseoir pour échanger quelques idées autour d’une tasse de thé. — Vois-tu, expliquait Goran, les Imsiens sont obsédés par la beauté physique. La plupart choisissent de s’incarner dans des corps de Vénus ou d’Apollon. — De Vénus ou d’Apollon? s’enquit Emerick, curieux. — Ce sont des modèles de corps grand luxe, disponibles sur catalogue et fabriqués par les esthéticiens d’Imsis. Ils sont prédisposés génétiquement à la sensualité. Cela étant, de nom- breux Imsiens choisissent aussi de s’incarner dans des corps de sirènes, de satyres ou encore de nymphes… Emerick semblait avoir un peu de mal à suivre. — Toutes ces créatures proviennent du folklore imsien, pré- cisa Goran. — Ce que tu me racontes m’enchante, ô mon ami, dit le poète. Les Dieux pure laine par Luc DAGENAIS

Marc Pageau

… le grand battement de la vie des âges, c’est dans mon sang qu’il danse en ce moment. Rabindranath Tagore

C’est mardi, OK, tu vas bouffer du jambon comme à tous les osties de mardi! Geneviève Blouin

aoul, le dos affaissé par le poids des ans, rêvait de bouleaux et d’épinettes. Appuyé sur le rebord de l’unique fenêtre de R sa chambre, sa marchette à portée de main, le regard perdu dans le vide, se grattant machinalement la barbe qu’il avait aussi blanche qu’un lac gelé au lendemain d’un blizzard, il rêvait aussi de neige, de drave et de grand air. Il étouffait entre les quatre murs de leur minuscule « appartement », à Yvette et à lui. Il mourait d’ennui dans ce foyer pour personnes âgées. Il regardait son 74 SOLARIS 183

Yvette, la déesse du foyer, rayonnante, un sourire paisible et satisfait aux lèvres, tricoter en se berçant, et il se demandait à quoi son existence à lui rimait. — T’es pas tannée, toé ma Yvette, de te bercer à longueur de journée, de manger le même maudit manger à toutes les se - maines, aux mêmes heures du jour, tout le temps, pis avec rien d’autre à faire que de regarder dehors steady même si y a même pas de machines qui passent par icitte? — Hein? Quoi? Tu m’as fait échapper une maille là! Yvette avait sursauté: il y avait plusieurs mois qu’ils ne s’étaient pas adressé la parole, depuis la fin de l’hiver passé en fait. Si son Raoul recommençait à se plaindre, ça voulait dire que le printemps arriverait bientôt. Depuis qu’ils habitaient ici, leur existence était réglée comme une horloge, tous les jours pareils, sans heurt, sans surprise. Une routine rassurante. Tic, tac, tic, tac, le bonheur domestique dans sa plus pure expression. Non, ils n’avaient plus besoin de se parler; mais chaque printemps, Raoul attrapait la bougeotte et se plaignait de son sort. Il commençait toujours par se plaindre qu’il vieillissait… — C’est pas une fin digne du dieu du Nord pis du Bois ça, une chambre grande comme ma poche, avec pas moyen de bouger pis d’avoir du fun. Je suis en train de devenir sénile à force de rien faire, à force de pus danser de rigodons ni de reels; de pus boire de fort ni de caribou, jamais. Regarde-moé les bras pis les jambes, Yvette, y ont pu ben l’air de la roche pis des troncs d’ârb comme dans mon jeune temps, mon linge me fait même pus tel- lement j’ai ratatiné! — Tu radotes, mon Raoul. Je te l’ai déjà dit: c’est pas grave ça, que tu ratatines un peu. T’es toujours aussi beau dans ta che- mise carreautée, tes grosses bottes pis ta tuque. T’as juste à serrer tes bretelles si ton linge agrandit. Certain que j’aimais ben mieux quand t’étais jeune pis fringant, que j’étais encore une belle pou- lette pis qu’on se courait dans le foin, mais là, les ceuses qui nous vénéraient, y sont morts, ou y sont rendus vieux pis d’in foyer comme nous autres. C’est pour ça qu’on est là, pis tu le sais aussi ben que moé. … qu’il voulait changer… — Ça fait assez longtemps que je mange mes breaks. Je veux me recycler. C’est à mode, ça, se recycler, Yvette. À quoi ça sert SOLARIS 183 75 d’être un dieu si t’es obligé d’être à l’image de tes suiveux ? Pourquoi ce serait pas le contraire pour une fois? — Dis pas de folies, mon homme. Ç’a toujours été de même, pis c’est ça qui est ça. C’est pas moi qui décide, c’est Mémère. Depuis toujours, pour toujours. Pis le recyclage, c’est une affaire de jeunes, ça. Nous autres, on a fait notre temps. Y faut laisser la place aux nouvelles générations, mon Raoul. … parce qu’il ne servait plus à rien… — On a fait notre temps, on a fait notre temps! Facile à dire pour toé; t’as encore des maisons, des ménages, des loyers pis des foyers à runner. Pis y va toujours y en avoir, même si sont différents que dans notre temps. Mais moé… Comme c’est là, je sers pus à rien pis pus personne me vénère. — Ben oué, c’est fini la drave pis l’abattage, mon homme. Astheure, c’est des machines qui s’occupent de toute ça; les sui- veux, y restent en ville, pis y vénèrent d’autres dieux que nous autres, comme Ceuline, ou ben la grosse de Victoriaville, là, Poutine. C’est eux les nouveaux dieux du Québec. Mais je t’aime pareil même si t’es pus le dieu de rien, tsé. … qu’il étouffait… — J’en peux pus d’être pogné entre quatre murs tout le temps, avec rien qu’une fenêtre grande comme ma main pour regarder dehors! … et il finissait toujours par se fâcher noir contre les cooks du foyer… — Pis j’en peux pus de manger la même affaire à toué jours. Mardi du jambon, jeudi du pâté chinois, vendredi du poisson, samedi de la soupe minestrone. Simonac! — Ben voyons donc, mon homme, t’as passé ta vie à juste manger des bines pis du lard sur les chantiers que tu visitais. — Au moins, les bines j’aime ça! Pourquoi y a jamais de bines ni de lard icitte? … avant de finir par se calmer… —… Voilà, c’était fini pour cette année. Avec un branlement de tête découragé, Yvette se remit à tricoter en se berçant. Son pauvre Raoul avait été tellement fier dans sa jeunesse; commander aux bûcherons et aux raftmans, ce n’était pas rien. En plus, il avait en partie raison; elle se portait encore assez bien, malgré le passage Une parfaite correspondance par Steve STANTON

Marc Pageau

hyla Clearly leva les yeux d’une casserole de lentilles, lorsque son mari Ryin entra dans leur minuscule appartement. Elle S l’étudia avec attention, cherchant la moindre lueur d’espoir. Elle était toujours en mesure de dire comment sa journée s’était déroulée rien que dans les premières minutes de son retour. Ryin était dépourvu d’artifices et ne maîtrisait aucunement l’art du subterfuge; un homme trop honnête pour son propre bien. Ses lèvres fines formaient une ligne dure, son front était baissé: une autre mauvaise journée. La peau de Ryin était sombre, même pour un homme noir, et ses longs cheveux camouflaient son ex - pression, mais sa posture en disait long: voûtée et sur la défensive. Dans son esprit, Shyla pouvait se représenter son corps parfait sous la chemise miteuse et le bleu de travail crasseux – une statue d’ébène faite de muscles fermes, bâtie pour le plaisir: voilà ce qu’était son ange de minuit. Elle s’accrochait à cette vision comme à un talisman. 90 SOLARIS 183

« Tu as vu qu’ils sont en train de mettre des reins aux en- chères? » cria-t-il presque. Secouant un bulletin d’informations pour mettre de l’emphase à ses paroles, il le brandissait bien haut telle une preuve dans un tribunal pour un jury qui n’en lirait jamais les petits caractères. « J’aurais dû garder mes pièces de réserve, tout comme toi. Nous serions riches aujourd’hui. » Il secoua tristement ses dreadlocks emmêlées et se laissa tomber dans un fauteuil rembourré recouvert d’une couverture grise déchirée. Il essuya ses joues lisses d’une main robuste. Shyla scruta l’intérieur de la casserole fumante, qu’elle re - muait sur la plaque chauffante. Le linoléum était moite sous ses pieds nus et de petits ruisseaux de sueur s’écoulaient sous sa tunique en filet de pêche. La température avoisinait les 100 oF depuis plusieurs jours: une chaleur incandescente et épuisante qui cuisait l’asphalte de la ville comme une plaque de fonte. « Les reins ont toujours été un bon investissement », répondit- elle en frottant son ventre d’un geste protecteur, mettant en évi- dence les stries familières de tissu cicatriciel. Elle pouvait sentir le regard de Ryin sur son abdomen sans avoir à même regarder son œil bleu comme du cristal et son cache-œil noir. Parfois, elle imaginait que son œil manquant pouvait la voir plus clairement que le vrai, qu’il pouvait plonger dans son cœur, dans son esprit, et tout révéler au grand jour. Elle souhaitait que Ryin mette un œil factice, un œil de verre, et se débarrasse de son cache-œil de plastique noir. Mais non, il attendait pour un implant sur mesure, avec une lentille infrarouge télescopique, et ne se contenterait pas de moins. Le cache-œil était pour lui le symbole de temps meilleurs, une porte ouverte sur un futur plein d’espoir. « Tu penses que c’est le moment de vendre ? » demanda Ryin d’un air trop délibérément décontracté, manifestement feint. Il gratta le denim bleu déchiré autour de sa rotule. « Je ne pense pas », répondit Shyla avec une nonchalance tout aussi forcée. « Peut-être quand le marché remontera. » Ryin lui sourit finalement et hocha la tête : le rituel était complété, leur conviction partagée renforcée par leur éloquence muette. Quand on regarde le désespoir droit dans les yeux, on n’ose jamais mentionner son nom. Shyla servit de grandes cuillerées de soupe de lentilles dans trois bols de plastique rouge. « Prêts pour le souper? » demanda-t- elle en faisant un signe de la tête vers le cadre de porte de la chambre. SOLARIS 183 91

Ryin posa le bulletin d’informations sur une boîte de rangement en face de lui et se dirigea tranquillement vers la chambre pour prendre leur fils Kitrel: deux ans et déjà la fierté de la famille; il commençait déjà à parler, à comprendre. « ‘jour, papa », s’exclama une voix chantante pleine d’une joyeuse innocence. « ‘jour, Kit », répondit en écho le plus vieux, un soupçon de lassitude impassible perçant la façade paternelle. « C’est l’heure du souper. » « Tourner, papa! » « Tourner? La tête en bas? » Un cri aigu et vibrant résonna dans la chambre et emplit de vie et d’espoir le minuscule appartement. Ryin passa sous l’em- brasure de la porte, Kitrel sur les épaules, et le garçon tapa le cadre au-dessus avec ses paumes comme il aimait le faire. Shyla posa les trois bols sur la boîte de rangement en bois et versa avec précaution de l’eau dans trois tasses en plastique. Elle parcourut du regard le bulletin d’informations, le poussa de côté sur le sol – les prix avaient encore explosé, la population vieillissante récla- mant le peu de ressources disponibles. Elle posa à côté du bol de Ryin son supplément de donneur de sang et poussa leur seul fau- teuil le plus près de la table pour lui. Le supplément vitaminique était fourni gratuitement aux donneurs à « plein temps ». Shyla, légèrement anémique, pouvait donner du sang seulement une fois par mois et n’y avait donc pas droit. Elle poussa sa chaise en bois depuis le coin de la cuisine et s’assit. Elle scruta l’énorme capsule pourpre et se demanda comment son mari réussissait à l’avaler. Ryin installa Kit sur son tabouret et s’installa le fauteuil en face de lui, père et fils, souriant tous deux maintenant. Le même sourire, les mêmes lèvres, le même nez; la peau de Kit était cependant plus pâle: un mulâtre crème, tout comme Shyla. Les cheveux de Kit allaient être épais et droits, comme ceux de sa mère – pas de dread- locks –, de bons cheveux pour les transplantations. Elle passa un doigt à l’arrière de son propre crâne, sur la partie nue, là où les follicules avaient été enlevés. Laisser pousser long les cheveux du dessus permettait de ne pas le voir, de ne pas remarquer l’absence: mais on le sait, on se souvient, et de nouveau les factures impayées se mettent sur le chemin comme des panneaux de déviation, nous forçant à tourner, à nous con torsionner pour trouver une route La science-fiction et l’anthropologie: des récits entrecroisés1 PARTIE 1 Des origines aux livres-univers par Martin HÉBERT

Suzanne Morel

i l’on compare l’histoire des sciences sociales et celle des lit- tératures de l’imaginaire, nous constatons qu’il s’agit de deux S formes de discours qui se sont influencées mutuellement à de multiples reprises. Nous pouvons certainement documenter ces entrecroisements à une époque ou une autre. Le véritable intérêt de 104 SOLARIS 183 ces contacts, cependant, est de nous permettre de les mettre bout à bout pour constater à quel point ces deux domaines d’écriture, pour- tant bien différents à première vue, se sont constamment nourris l’un à l’autre au fil de leur histoire. Dans ce texte, j’aimerais peindre à grands traits cette parenté qui remonte à plusieurs siècles. Bien sûr, en tentant de prendre un pas de recul et de regarder la forêt dans son ensemble, plutôt que d’entreprendre une étude détaillée des arbres qui la composent, je vais nécessairement faire violence tant à l’his- toire des littératures de l’imaginaire en général (et à l’histoire de la science-fiction en particulier) qu’à l’histoire de mon propre champ de recherche qu’est l’anthropologie. Il me semble cependant que le jeu en vaut la chandelle, dans la mesure où ce tableau peint à grands traits une parenté entre des récits « constructeurs de mondes » qui devrait être célébrée, mais qui est malheureusement souvent cachée. Les anthropologues doivent comprendre les affinités de leur disci- pline avec les littératures de l’imaginaire. En ce sens la présente réflexion s’inscrit en continuité avec des études qui non seulement ont tenté de mettre ces affinités générales en évidence, mais plus spécifiquement avec des études qui ont documenté les incursions des anthropologues dans le champ de la SF en particulier2. Les recoupements qui existent entre l’anthropologie et la SF marquent l’histoire de cette discipline. Ils aident les anthropologues à com- prendre leur propre rôle créateur dans l’écriture scientifique qu’ils produisent et, comme nous le verrons, à comprendre l’intersection entre deux formes de discours qui peut servir d’incubateur à des visions radicalement nouvelles de l’humain et de la société. Pour leur part, les créateurs et amateurs de science-fiction ont aussi intérêt à mieux connaître la parenté qui existe entre leur genre préféré et l’anthropologie. Les univers humains sont d’une richesse et d’une variété qui font souvent pâlir la fiction. Plonger dans une mono - graphie sur les Abkhasiens du Caucase, où il est coutume pour les femmes de chefs d’allaiter les enfants de leurs ennemis en guise de rituel de réconciliation, peut être plus dépaysant que n’importe quelle fiction prenant place sur la planète Triton X-34. Les auteurs de SF sont en dialogue, consciemment ou non, avec le savoir an- thropologique de leur temps. Ils y puisent souvent de manière à peine déguisée pour inventer leurs sociétés. Apprendre à reconnaître la « théorie » anthropologique sous-jacente à cette invention peut apporter un nouveau degré d’appréciation des œuvres elles-mêmes. Par ailleurs, à mesure que la science-fiction cesse d’être l’affaire d’hommes blancs occidentaux et devient plus représentative de la SOLARIS 183 105 diversité des expériences humaines, de nouveaux univers science- fictionnels s’ouvrent à nous. Mais pour les apprécier pleinement, il peut être utile de comprendre pourquoi, et en quoi, la SF mexicaine, sénégalaise, aborigène australienne, afro-américaine ou indienne diffère des formes re - connues du genre. Nous vivons dans un monde de plus en plus science-fictionnel. Des auteurs s’associant naguère à la SF, comme William Gibson, se transforment par degrés insensibles en commentateurs de la culture mondialisée contemporaine. Des phi- losophes comme Jean Baudrillard ou Donna Haraway se tournent vers la SF pour penser un monde dans lequel le rythme des change- ments sociaux et technologiques a dépassé depuis longtemps notre capacité à comprendre ces trans - formations en temps réel. Bref, il semble aujourd’hui que si vous n’écrivez pas de science-fiction, votre anthropologie est périmée et que si vous ne lisez pas d’anthropologie, votre science-fiction est dépassée. Pas de panique cependant, ce n’est là que le visage actuel d’une ancienne symbiose… Les origines Tant les frontières de la science-fiction que celles de l’anthro- pologie sont contestées, contestables et pourtant activement pa - trouillées par des armées de critiques. Comme le notaient les édi- teurs d’un volume récent, plusieurs personnes ont une idée plutôt claire de ce qu’elles pensent être de la science-fiction, mais généra- lement il n’y en a pas deux qui s’entendent sur le sens précis qu’elles donnent à ce terme3. Nous pourrions en dire autant de l’anthropologie. Pour situer, sans trop nous perdre, l’exploration que je propose ici, disons simplement que les pages qui suivent porteront sur ce que certains ont nommé la « sciences-sociales fiction » (social-)4 ou encore « ethno-fiction »5. Il s’agit de formes d’écriture spéculative, dont la matière première est la nature et la diversité des so ciétés. Ces sociétés peuvent être celle de l’auteur, ou encore lui être « exotiques », incluant des sociétés du passé, des sociétés ani- males, ou encore des sociétés liant des humains avec d’autres types de non-humains tels des plantes, des éléments du paysage, des machines ou des objets. Partant de ces savoirs, et bien sûr de l’ima- gination propre de chaque auteur d’ethno-fiction, ces derniers pro- duisent des univers inédits. Dans le monde de la fiction, cette pro- duction est nommée « création » et dans celui de la science elle est Le Thérémine, ou la première musique électronique par Mario TESSIER

Suzanne Morel

e devais avoir une quinzaine d’années quand ma tante, pour mon anniversaire, m’acheta un instrument de musique. Sans doute s’imaginait-elle que j’apporterais ainsi de l’entrain à nos réunionsJ de famille, à l’instar de mon grand-père, qui jouait du violon. Malheureusement, à mon grand désarroi, l’instrument en question n’était pas un instrument noble comme un cuivre ou un instrument exotique, mais un… accordéon à boutons. 126 SOLARIS 183

Je m’imaginais avec ce branle-poumons, habillé de tyroliennes, en train de jouer le reel du p’tit sapin ou la polka du père Couillard… Bien que je sois devenu par la suite un amateur de musique folklorique, et en particulier du blue- grass, je ne me voyais pas en train de me trans- former en Adélard Lebrun du pauvre. L’ac- cordéon prit donc le chemin du placard et je le perdis de vue quelques mois plus tard. Mes parents durent me prendre en pitié et nous nous débarrassâmes de cet encombrant piano à bre- telles. J’espère qu’il trouva un foyer accueillant chez un accordéoniste en puissance. Ma fascination d’alors s’orientait plutôt vers un autre type de musique, que j’avais découvert dans le film de science-fiction de Stanley Kubrick, l’Orange mécanique, où le synthétiseur de Walter Carlos1 associait les mélodies classiques de la musique baroque aux nouvelles sonorités de la musique électronique. Et dans d’autres films de SF, comme ceux de la Planète interdite ou de Le Jour où la Terre s’arrêta, on pouvait en - tendre un instrument bizarre qui est l’ancêtre de la lutherie électrique: le thérémine.

L’étrange cas de Léon Theremin Léon Theremin, de son vrai nom Lev Ser- gueïevitch Termen, est né le 15 août 1896 à Saint-Pétersbourg. (Termen prit un nom à conso- nance francophone lors de sa tournée européenne car sa famille avait, semble-t-il, des origines SOLARIS 183 127

françaises. Ses ancêtres avaient émigré en Russie sous l’Ancien régime.) Très jeune, il se passionne pour la physique, qu’il choisit d’étudier à l’université. Mélomane invétéré, il suivra par la suite des cours de violoncelle au conservatoire pendant de nombreuses années. Lors de la Première Guerre mondiale, il s’enrôle dans le département radio de l’armée rouge, puis travaille dans un insti- tut polytechnique. C’est là qu’il se familia- rise avec l’électronique naissante et qu’il découvre la propriété du corps humain à conduire l’électricité et à stocker des charges, connue sous le nom de capacitance. Léon réalise à cette époque que la capacitance d’une personne se tenant à proximité d’un circuit électrique peut s’ajouter à la capacitance du circuit lui-même pour modifier le courant. Au début des années 1920, il construit un appareil permettant de mesurer la densité d’un gaz. Il remarque que les mouvements de sa main près du circuit sont interprétés comme des fluctuations de la densité, ce qui provoque des sifflements plus ou moins aigus. Cela éveille immédiatement son oreille de violoncelliste. Travaillant sur des senseurs de proximité pour le gouvernement à l’Institut de Physique de Petrograd (maintenant Saint-Pétersbourg), il développe alors son invention, l’aetherophone, qui aboutit au thérémine (ou thereminvox), le premier instrument musical – pratique – fonctionnant à l’électricité et capable de générer un son au moyen d’oscillateurs électroniques. Notons qu’en plus de travailler sur le thérémine, l’inventeur russe expérimenta sur des instruments de musique combinant la lumière, les couleurs et les odeurs. Il fabriqua même quelques prototypes de Jean Avril une agaçante tendance à la surenchère Orianor 1: La Cité aux sept murailles de qualificatifs et qui auraient pu être s. l., Cima, 2012, 113 p. épurés lors du travail de direction litté- Tolkien a laissé une empreinte mani- raire, de même que certains tics de lan- chéenne sur la fantasy dont le genre a gage à proscrire (notamment cette fâ - une singulière difficulté à se départir, et cheuse manie de placer une virgule après c’est particulièrement vrai pour la litté- une conjonction débutant une phrase). rature jeunesse. Orianor T.1 : La Cité S’ensuit les péripéties en eux-mêmes, aux sept murailles, premier tome d’une qui consistent, pour un chevalier resca- nouvelle série publiée chez Cima et pé in extremis d’un siège de quarante signée Jean Avril, n’échappe pas à ce ans (wow, il y avait de sacrés stocks de constat – et c’est un euphémisme. Est- nourriture là-dedans !!! Sérieusement, ce vraiment nécessaire de n’avoir que c’est un oubli d’un illogisme déconcer- des personnages sans nuances, soit tant…) s’étant terminé dans la défaite totalement « bon », soit complètement pour les assiégés, à ramener le fils du « méchant »? Il me semble que la fan- roi sain et sauf dans la contrée voisine, tasy n’en est plus là – en fait foi les alliée des vaincus. La reine est morte, œuvres de Glen Cook (Annals of the tuée des mains d’un traître au service Black Company), de G. R. R. Martin des très très méchants et sombres ra- (The Game of Thrones) ou encore, plus khanes, créatures qui auraient pu por- près de chez nous, d’Héloïse Côté (La ter le nom d’orques que ça n’y aurait Tueuse de ). Et ce n’est pas strictement rien changé. parce qu’un roman s’adresse à un public La chute du roman laisse cependant de jeunes adolescents qu’il faut néces- entrevoir un certain potentiel pour les sairement insulter leur intelligence, en numéros qui suivront (« spoiler alert »!). fait foi le succès populaire d’une série Les derniers chapitres introduisent ainsi comme Les Désastreuses Aventures des le personnage d’Uriss, le roi déchu de la orphelins Baudelaire de Lemony Snicket. citadelle de Rihel, au tempérament Le roman s’ouvre pourtant sur un ultra-vertueux que le manichéisme du superbe incipit. Un « chapitre zéro » récit appelle père de l’enfant, désor- absolument délicieux, qui raconte la mais esclave des Rakhanes et enchaîné mort d’un sculpteur esclave, et qui pré- au traître qui a tué son épouse. C’est cède un prologue dont la fonction est sur cette note que s’achève ce premier de présenter la mythologie sur laquelle tome, laissant peut-être entrevoir une repose le roman. Il faut dire que l’au- plus grande nuance dans la caractérisa- teur a un certain style, même si je note tion à venir des personnages; mais pour

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tout particulièrement Léonie, la vétéri - nai re du chenil, qui ne cesse de la harceler et la rabaisser. Jusqu’au jour où Léonie va trop loin et frappe Anuun: Anissa laisse Anuun égorger la vétérinaire sans l’ombre d’un remords. Pour Anissa, cette mort, ce sang répandu, c’est certainement le signe qu’elle attendait depuis longtemps et dont sa grand-mère avait parlé: « Les présages seront incontestables lorsqu’il sera temps pour l’héritière écarlate de revenir au village. » Forte de cette con- viction, elle libère tous les chiens du chenil et prend la route au volant de sa vieille Lincoln. Direction Combourg, le village fantôme dont elle est l’unique héritière. Dans son coffre, le cadavre de Léonie, dont elle pense faire offrande au village à son arrivée. Ce village, c’est sa grand-mère Elda qui l’a créé avec ses disciples. Elle voulait s’isoler du reste du monde, s’en protéger, l’heure, la chose m’a profondément c’est pourquoi le village est invisible aux agacé, au point où j’avais envie de étrangers. Il est protégé par une barrière stopper net une lecture pourtant facile psychique, entretenue par les sacrifices de et rapide (le roman est court) – ce qui sang offerts à la terre: les âmes des morts m’apparaît comme une bien pauvre nourrissent cette puissante barrière. entrée en matière pour une nouvelle Ce village, sa mère Odalie s’en est série populaire. Mais laissons la chance enfuie en emportant avec elle Anissa, au coureur – il se peut que l’intrigue qui avait quatre ans à l’époque. Elle en s’approfondisse avec la parution des est partie en emportant aussi avec elle tomes subséquents. un des journaux intimes d’Elda, dans Marc Ross GAUDREAULT lequel Anissa a trouvé bien plus tard de nombreuses réponses à ses questions con cernant son héritage spirituel. Ce village, Anissa compte bien en Ariane Gélinas prendre la tête à la suite de sa grand- Les Villages assoupis T.1: mère, en faisant autant de sacrifices que Transtaïga nécessaire pour le protéger du monde Montréal, Marchand de feuilles (Ly - extérieur. Mais pour le moment, Anissa canthrope), 2012, 156 p. roule de nuit vers Combourg, dont per- Anissa est une jeune femme qui tra- sonne n’a jamais su l’existence, et dont vaille dans un chenil de huskies sur la elle avait promis à sa mère de ne jamais route de la Baie-James, dans la ville de en parler à personne. Cette mère qui est Radisson. Asociale, solitaire, elle n’aime morte noyée quelques années aupara- que ses chiens, surtout Anuun, qu’elle a vant, lors d’une partie de pêche sur glace dressé comme chien de tête. Elle déteste en compagnie d’Anissa. Jean-Philippe Jaworski Gagner la guerre Paris, Folio SF, 2012, 978 p. Après avoir affûté sa plume et son style dans le recueil de nouvelles Janua Vera, Jean-Philippe Jaworski nous offre son premier roman avec Gagner la guerre. Ce pavé imposant de près de sept cents pages a reçu avec raison le prix du meilleur roman en France aux Imaginales en 2009. Voici les aventures d’un personnage que nous avons découvert au détour de « Mauvaise Donne » : Benvenuto Ge- sufal. Assassin notoire et membre de la Guilde des Chuchoteurs, il est devenu au début du récit l’homme de main du podestat Leonide Ducatore, sénateur puissant de la République de Ciudalia. Nous l’accompagnons donc à bord d’un principal objectif, outre sa mission, est vaisseau de guerre, alors que le conflit de sauver sa peau. Benvenuto est terre entre le Chah Eurymaxas et la Ré pu - à terre: il sait que son patron fomente des blique se termine. Serviteur des intrigues intrigues politiques complexes et qu’il du podestat, Benvenuto a pour double n’est jamais qu’un pion sur l’échiquier. mission de tuer l’étoile montante d’une Galères en feu, batailles, intrigues, Maison concurrente et d’être aussi un coups dans la nuit, torture, envoûte- émissaire chargé de mener des né go - ments, prison, périples, gloire, déchéance, ciations secrètes avec le Chah, au prix exil, se succèdent pour Benvenuto sans de sa sécurité. Ces événements ne seront laisser trop le loisir de souffler au lec- que le début d’un enchaînement d’aven - teur… De combats en combines, ce tures et d’intrigues dignes de la Renais - roman qui se lit en cinémascope ne sance Italienne et d’un certain Nicolas ralentira que lors de descriptions par- Machiavel. fois trop fouillées. Il faudra bien de la Homme de main, espion, tueur, bouc- ressource à notre héros pour se sortir émissaire, Benvenuto garde un regard des pièges et difficultés qu’il trouvera critique et parfois cynique sur sa situa- sur son chemin, comme cette course sur tion. Narrateur et personnage principal, les toits à dimension purement épique! sa verve et sa vision des événements sont Gagner la guerre est un croisement pleines de piment et d’humour. Son entre le roman historique le plus exigeant SOLARIS 183 149 et une fantasy relativement discrète: le Le deuxième numéro de 2011 est con - sorcier Sassanos, autre homme de l’ombre sacré à une auteure d’ici, Élisabeth Vo - du Podestat, ne fait que quelques appa- narburg. Il s’agit du premier numéro de ritions de poids et la magie reste très Femspec à consacrer un dossier à une secondaire dans l’intrigue. L’autre véri- écrivaine non-anglophone, et aussi du table héroïne c’est Ciudalia, une ville premier à en consacrer à une seule écri- qui semble avoir existé, avec ses gens vaine. C’est donc un honneur sans pré- du peuple, ses familles sénatoriales qui cédent qu’on lui fait. luttent pour le pouvoir, ses corps de mé - La chercheuse Amy J. Ransom, de tiers qu’on retrouverait facilement dans l’Université du Wisconsin, bien connue un ouvrage historique sur la Renaissance. des habitués du congrès Boréal, a réuni Par la précision du vocabulaire, des les pièces du dossier. Elle signe un sur- descriptions et des références, les per- vol de l’œuvre vonarburgienne en guise sonnages vivants, attachants et bien d’introduction, assortie d’une bibliogra- campés, Jean-Philippe Jaworski démontre phie précieuse. Suivent alors un entre- une très grande maîtrise de l’écriture et tien avec Élisabeth Vonarburg, présenté un style typique capable de jouer sur en anglais et en français, un article plusieurs registres. Il donne à voir, à d’Anna L. Bedford, « Reluctant Trave - sentir, à frémir, à réfléchir, à vibrer et à lers: Vonarburg’s Postcolonial Posthu- frissonner. Difficile à résumer sans trop man Voyagers », et un article de Sharon déflorer l’intrigue, ce roman est énorme, Taylor, « Sexualects in Vonarburg’s In non seulement par sa taille mais aussi the Mothers’ Land », lui aussi présenté par la verve de l’auteur, la richesse du dans les deux langues. Enfin, la princi- vocabulaire, les idées, l’amplitude des pale concernée signe elle-même le mot scènes d’action et de l’intrigue politique. de la fin, encore une fois présenté dans Même si quelques longueurs l’alourdissent les deux langues. parfois un peu, c’est du grand art! Il s’agit donc d’un dossier presque Avec Gagner la guerre Jean-Phi lippe entièrement bilingue et qui pourra aussi Jaworski est entré dans la cour des grands être lu avec profit par les francophones. dès son premier roman. Un auteur à Le survol de Ransom donne envie de surveiller de très près dans les années à relire les romans et nouvelles de Vo- venir. narburg et cette envie survit à la lecture Nathalie FAURE

Batya Weinbaum (ed.) Femspec vol. 2, no 2. Cleveland Heights, Femspec Journal, 2011. La revue savante Femspec, basée aux États-Unis, occupe un créneau rela- tivement spécialisé dans la mesure où elle s’intéresse aux genres de l’imagi- naire pratiqués par des femmes ou sus- ceptibles d’une analyse féministe, tout en favorisant la participation non seule- ment des universitaires patentées mais aussi des amatrices et lectrices éclairées. J. F. Lewis de l’existence des créatures surna- Void City T.1 : turelles, car la police est corrompue Un pieu dans le cœur pour oublier leurs méfaits, et des Paris, Milady (Bit-lit poche), 2011, magiciens effacent les mémoires. 377 p. Les sont rois, les magiciens En octobre dernier, les éditions jouent dans l’ombre, tout comme les sorcières; les loups-garous sont Mi lady enrichissaient leur collection des croyants ultra-religieux catho- de bit-lit par la présence d’un jeune liques et les démons sont invoqués auteur américain du nom de J. F. de temps en temps. Il existe aussi Lewis. Le premier roman de sa série d’autres types de créatures, mais Void City s’appelle, en français, Un on ne les connaît pas toutes. pieu dans le cœur et met en scène Ce premier roman nous permet Éric, un sans scrupule et d’en connaître un peu sur Éric, un gérant d’un club d’effeuilleuse. Éric personnage complexe qui a sa part a la particularité de perdre la carte de Mister Hyde et qui se retrouvera de temps à autre sans se souvenir de rapidement dans de beaux draps. ses derniers meurtres, conséquence Un pieu dans le cœur commence de l’embaumement qu’il a subi à sa donc sur les chapeaux de roues avec mort, avant de se réveiller vampire. le réveil d’Éric dans une ruelle à côté Dans son entourage, nous retrouvons du cadavre déchiqueté d’un vampire une belle galerie de personnages : et d’un clochard qui se trouve être un sa copine Tabitha, une danseuse loup-garou qu’Éric devra mettre en amoureuse de lui, Roger, un de ses pièces. Dès cet instant, il se retrouve amis du temps où ils étaient vivants, pris dans une vendetta menée par et Rachel (la sœur de Tabitha), avec l’alpha du coin, mais ce n’est qu’une qui il finira par entretenir une rela- partie de ses problèmes : Tabitha tion très profonde. souhaite devenir vampire, au grand Dans le monde de Void City – à dam d’Éric, qui préfère ses copines peine esquissé au fil du ro man – chaudes et gorgées de sang plutôt les humains ne sont pas au courant que mortes et froides. 162 SOLARIS 183 Nous suivrons donc en alternance Éric et Tabitha, l’un aux prises avec ses pertes de mémoire et les loups- garous, tandis que l’autre découvre le monde des vampires. Le rythme y gagne beaucoup, car même si l’his- toire d’Éric est prédominante, elle se révèle finalement moins intéressante que celle de Tabitha, qui avait l’air, au départ, d’une potiche, mais qui devient un personnage complexe au fil des pages. L’histoire d’Éric gagne en intérêt lorsqu’il devient évident qu’une personne de son entourage est impliquée dans les malheurs qui lui arrivent. Comme dans toutes les histoires de fantasy urbaine, c’est la création Évidemment, on est assez loin de d’univers qui donne un inté rêt au ro- Twilight, car les scènes sanglantes man: sur quelles variations l’auteur ne manquent pas et les histoires sera-t-il intéressant? Ici, l’organisa- d’amour ne sont pas des amourettes tion des vampires est esquissée mais innocentes. Nous sommes aussi à ouvre sur de multiples possibilités. des miles de certains romans bit-lit On pourra reprocher à l’auteur d’avoir de Milady qui flirtent plus avec la créé des vampires hyperpuissants comédie romantique que la fantasy qui souffrent du complexe du « j’ai urbaine. Ici, les amateurs de trucs tellement de pouvoir que je me sors qui brassent seront contents. de toutes les situations en étant fort Si le premier quart du livre était et rapide », mais il laisse entendre, à assez peu convaincant, le reste du la fin du roman, qu’ils ne sont pas si roman amène son lot de questions, puissants pour rien. Le personnage d’intrigues et d’éléments suffisam- de Rachel est lui aussi très intrigant, ment intéressants pour y prendre car Tabitha laisse entendre rapide- plaisir. Si la traduction franchouillarde ment que sa sœur est morte, tandis en rebutera certains, la persévérance que nous suivons les aventures de est de mise pour ceux qui aiment le la cadette avec celles d’Éric. genre. Si la véritable nature de Rachel Preuve que le roman fonctionne, n’est pas élucidée à la fin du premier j’ai envie de lire le second volume, volume, les trente dernières pages ce qui, en soi, est une confirmation apportent beaucoup de révélations de l’efficacité du premier volume. sur Tabitha et Éric, tout en nous Mathieu FORTIN laissant avec beaucoup d’éléments en suspens. par Pascale RAUD et Norbert SPEHNER

En raison de sa périodicité trimestrielle, de sa formule et de son nombre restreint de collaborateurs, la revue Solaris ne peut couvrir l’ensemble de la production de romans SF, fantastique et fantasy. Cette rubrique propose donc de présenter un pourcentage non négligeable des livres disponibles en librairie au moment de la parution du numéro. Il ne s’agit pas ici de recensions critiques, mais strictement d’informations basées sur les communiqués de presse, les 4es de couverture, les articles consultés, etc. C’est pourquoi l’indication du genre (FA: fantastique; FY: fantasy; SF: science-fiction; HY: plusieurs genres) doit être consi - dérée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une simple indication préliminaire! Enfin, il est utile de préciser que ne sont pas présentés ici les livres dont nous traitons dans nos articles et rubriques critiques. La mention (R) indique une réédition.

Ben AARONOVITCH (FY) Le Dernier Apprenti sorcier T.1 : Les Rivières de Londres Paris, Nouveaux millénaires, 2012, 379 p. L’agent Peter Grant monte la garde sur une scène de crime lorsqu’un témoin se présente. Le seul hic: il est mort de plus d’un siècle et est un fantôme… Peter est alors engagé par l’inspecteur Nightingale dans l’unité de la police londonienne chargée des affaires surnaturelles.

Joe ABERCROMBIE (R) (FY) La Première Loi T.2: Déraison et sentiments Paris, J’ai Lu (Fantasy), 2012, 701 p.

Mouloud AKKOUCHE (SF) Si à 50 ans, t’as pas ta Rolex Serres-Morlaàs, Atelier in 8 (Quelqu’un m’a dit…), 2012, 96 p. Un homme rentre chez lui en voiture. Au même moment, des caméras de surveillance du Dôme enregistrent l’évasion d’un dangereux individu. Novella d’anticipation.

Fabrice ANFOSSO (FY) Le Bord du monde T.2 Triel-sur-Seine, Lokomodo, 2012, 432 p. Aplecraf et ses compagnons poursuivent leur chemin dans les ténèbres et le froid pour découvrir la forme du Monde jaune. 166 SOLARIS 183

Paolo BACIGALUPI (SF) La Fille automate Vauvert, Au diable Vauvert, 2012, 595 p. XXIe siècle. Après le grand krach énergétique, et tandis que les effets secondaires des pestes génétiquement modifiées ravagent la Terre, les producteurs de calories sont devenus les maîtres du monde. Prix Locus du premier roman 2010.

Iain BANKS (SF) Transition Paris, Orbit, 2012, 430 p. Une puissante organisation occulte appelée le Concern cherche à contrôler le monde. Un mouvement de résistance se constitue, mené par Mrs Mulverhill.

James BARCLAY (R) (FY) Les Chroniques des Ravens T.1: AubeMort (R) (FY) Les Chroniques des Ravens T.2: NoirZénith (R) (FY) Les Chroniques des Ravens T.3: OmbreMage Paris, Milady, 2012, 648, 672 et 648 p.

Jean-Pierre BONNEFOY (R) (SF) Polynesia T.1: Les Mystères du temps Paris, Pocket (Best), 2012, 928 p.

Pierre BORDAGE (SF) La Fraternité du Panca T.5: Frère Elthor Nantes, L’Atalante (La dentelle du cygne), 2012, 419 p. Pour sauver l’humanité, la Fraternité du Panca a entrepris de constituer une chaîne quinte : chaque maillon de la chaîne insuffle une énergie qui permettra au cinquième frère de mener le combat final. Dernier volume de la série.

Pierre BORDAGE (R) (SF) Ceux qui rêvent Paris, J’ai Lu (Science-fiction), 2012, 316 p.

Benoît BOUTHILLETTE, Maxime CATELLIER, Alain Ulysse TREMBLAY et Michel VÉZINA (SF) Les Derniers Vivants (La Série Élise) Montréal, Les 400 Coups (Coups de tête), 2012, 268 p. « Dix ans après l’accident Virillio, Ender et Élise se retrouvent dans une cabane perdue des Cantons de l’Est pour y consigner les confessions et les déclarations des responsables de ce qui est devenu le plus important génocide de l’histoire de l’humanité. À partir de bandes magnétiques conservées par Ender, Élise construit un codex qui deviendra le témoin ultime de cette fin d’un monde. »

Patricia BRIGGS (FY) Le Voleur de Paris, Milady, 2012, 352 p. Une esclave qui a fui son maître voit dans le projet d’abolition de l’esclavage d’un seigneur une occasion de se venger.

Ophélie BRUNEAU (SF) Et pour quelques gigahertz de plus… Laval, Ad Astra (Ad-ventures), 2012, 216 p. À la veille d’une guerre interplanétaire, Serrano, le commandant du vaisseau le Viking, projette de quitter le système inexploré dans lequel il se trouve. Sauf que les autochtones vont peut- être les obliger à participer à leur conflit… SOLARIS 183 167

Lois McMaster BUJOLD (R) (SF) La Saga Vorkosigan, l’intégrale T.2 Paris, Nouveaux Millénaires, 2012, 861 p. Comprend L’Apprenti guerrier, Les Montagnes du deuil et La Stratégie Vor.

David CALVO (FA) Elliot du néant Clamart, La Volte, 2012, 248 p. Islande, 1986, dans une petite école primaire. « À la veille de la grande kermesse annuelle, Elliot, le très vieux concierge muet, a quitté sa chambre sans fenêtres, fermée de l’intérieur. »

Jack CAMPBELL (SF) La Flotte perdue. Par-delà la frontière T.1: Intrépide Nantes, L’Atalante (La dentelle du cygne), 2012, 414 p. Nouvelle série dans le cycle de la Flotte perdue. John « Black Jack » Geary, a réussi à ramener la flotte de l’Alliance qui était piégée dans les Mondes syndiqués. Grâce à lui, la guerre de cent ans est terminée. Mais tout danger n’est pas écarté.

Gail CARRIGER (FA) Le Protectorat de l’ombrelle T.3: Sans honte Paris, Orbit, 2012, 350 p. Alexia est retournée vivre chez ses parents et a été exclue du Cabinet fantôme par la reine Victoria. La seule personne qui pourrait expliquer cela a quitté la ville. Et pour finir, il semble que les vampires de Londres aient juré sa mort.

Lin CARTER (R) (FY) Thongor T.2 Paris, Mnémos (Icares), 2012, 376 p. Comprend Thongor et la cité des magiciens, Thongor à la fin des temps et Thongor contre les pirates de Tarakus.

Christine CASHORE (FA) Bitterblue Paris, Orbit, 2012, 440 p. Bitterblue est la reine de Monsea depuis l’assassinat de son père: elle a par ailleurs hérité de son pouvoir de contrôler les esprits. Aidée de deux voleurs, elle va enquêter sur son passé.

Christine CASHORE (R) (FY) Rouge Paris, Le Livre de Poche (Fantasy), 2012, 432 p.

David CHANDLER (FY) Les Sept Lames T.1: L’Antre des voleurs Paris, Milady (Poche fantasy), 2012, 648 p. Pour pouvoir payer son entrée dans l’organisation criminelle du seigneur du monde souterrain, Malden le voleur envisage de subtiliser la couronne du burgrave,

Fabien CLAVEL (FY) Furor Paris, Nouveaux millénaires, 2012, 283 p. Quelques soldats Romains, acculés par la hargne des Ché- rusques dans l’enfer de la Germanie, envisagent de se cacher dans une étrange pyramide, noire comme l’obsidienne, dressée au milieu du bourbier. par Christian SAUVÉ

The Hunger Games Que Potter se pousse, que Twilight se tasse ! La nouvelle référence en adaptation de littérature jeunesse au grand écran s’appelle Katniss, et elle est l’héroïne d’une trilogie dystopique annoncée par The Hunger Games [Hunger Games: Le film]. Au printemps 2012, il était impossible d’échapper au raz-de-marée médiatique hollywoodien visant à nous convaincre qu’il s’agissait du phénomène de l’heure. Les résultats exceptionnels du film au box-office étaient garantis d’avance, mais quel a été l’accueil critique du film? Dans un futur post-post-apocalyptique où l’Amérique a été partitionnée en douze « Districts », une compétition annuelle op - pose dans une gigantesque arène des représentants adolescents de chacun de ces districts. Le dernier survivant des vingt-quatre conscrits couvrira son district de gloire et de rations supplémen- taires de nourriture. Une loterie désigne les participants, mais certains districts ont plus de ressources que d’autres, et Katniss vient justement du très pauvre District 12… Si vous n’êtes pas convaincu par la vraisemblance de cette sanguinaire prémisse, ne vous en faites pas trop. Le véritable intérêt de The Hunger Games est de voir comment Katniss se 180 SOLARIS 183 démène contre une vingtaine d’adversaires prêts à lui trancher la gorge, et ce récit se développe avec suffisamment de vigueur pour qu’on ne se pose pas trop de questions. La première section du film porte plus d’emphase sur les obligations familiales de Katniss que sur les Jeux. Située en plein District 12, elle est réalisée selon une esthétique naturaliste lassante à regarder. Heureusement, le réalisateur Gary Ross peut compter sur la performance fort crédible de Jennifer Lawrence dans la peau de Katniss. Incarnant un personnage presque calqué sur celui qu’elle tenait dans Winter’s Bone, elle s’impose comme une héroïne attachante, une qualité d’autant plus importante que le film ne s’éloigne jamais bien loin d’elle. Katniss se révèle rapide- ment comme un modèle positif pour les jeunes filles, ce qui n’est pas si courant. Elle est forte sans être infaillible, décidée tout en étant pourvue d’une vie affective complexe. Bien entendu, le scé - nario est agencé pour éviter d’en faire une tueuse de sang-froid. Pour le reste, on parlera d’un film efficace. Après les pre- miè res minutes dans la grisaille des quartiers pauvres, The Hunger Games prend des couleurs quand l’action se transporte à Capitol, puis trouve sa voie une fois que commence le long affrontement entre les participants aux jeux de la faim. Les participants ont beau lutter chacun pour leur survie, des alliances émergent naturellement et les relations entre les personnages s’imposent comme des SOLARIS 183 181

ressorts importants de l’intrigue. L’ambivalence de Katniss à jouer selon les règles du jeu apporte une certaine profondeur au film, et ce ne sont pas certaines scènes maladroites (en parties conçues pour compenser l’absence de la narration à la première personne du roman original) qui gâchent le plaisir de l’expérience. Comme lecteur, il y a cependant lieu de se demander s’il s’agissait de la meilleure adaptation possible du livre de Collins. Si l’adaptation est généralement assez fidèle aux grandes lignes de l’intrigue, au niveau des détails les différences entre les deux œuvres sont nombreuses et ont tendance à avantager le roman. La plus fondamentale de ces différences est la transposition d’une narration à la première personne en un film de nature plus objective. Parfois, la transposition est réussie et nécessaire: l’envi - ronnement qu’habite Katniss étant différent du nôtre, il faut donc bien en expliquer les détails. En revanche, certaines de ces scènes ajoutées semblent artificielles et platement explicatives. Le film est également beaucoup moins dérangeant que le livre. L’épopée de Katniss est beaucoup plus pénible sur la page qu’à l’écran, avec des sacrifices physiques que l’héroïne du film ne subit par contre jamais. Plusieurs détails du livre au sujet de l’oppression de Capitol sur les Districts n’apparaissent pas à l’écran: les Avox muets, l’origine des Loup-clébards et autres détails repoussants. Ces adoucissements se prolongeront-ils dans les deux prochains films, censés être beaucoup plus explicites au sujet de la rébellion des Districts? Et que dire du scepticisme romantique de Katniss, beaucoup plus étayé sur la page? LA CRITIQUE ET LE PUBLIC SONT UNANIMES !

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608 pages 17,95$

« Un autre fabuleux tour de prestidigitation d’Éric Gauthier, un de nos maîtres du genre. » L’Actualité « Oh, et puis zut: chef-d’œuvre! » Le Libraire

431 pages 16,95$

PRIX AURORA-BORÉAL 2012 PRIX JACQUES-BROSSARD 2012

« Ce roman est riche, multidimensionnel, fascinant et totalement différent du premier roman (primé!) de l’auteure. » Le Libraire FINALISTE PRIX AURORA-BORÉAL 2012 FINALISTE PRIX JACQUES-BROSSARD 2012

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