Cahiers d’études africaines

225 | 2017 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/20541 DOI : 10.4000/etudesafricaines.20541 ISSN : 1777-5353

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 1 avril 2017 ISBN : 978-2-7132-2688-5 ISSN : 0008-0055

Référence électronique Cahiers d’études africaines, 225 | 2017 [En ligne], mis en ligne le 01 avril 2019, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/20541 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ etudesafricaines.20541

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© Cahiers d’Études africaines 1

SOMMAIRE

Éditorial Eloi Ficquet et Benoit Hazard

Masthead Headline Story

Nécrologie Alain Ricard (1945-2016) Anthony Mangeon

études & essais

Arab Diasporas in Geopolitical Spaces Imperial Contestation and the Making of Colonial Subjecthood in the Port of Djibouti (1919-1939) Samson A. Bezabeh

Les célébrations du Maouloud au nord de la Côte-d'Ivoire Entre espace de réislamisation, socialisation et quête de légitimité politique Issouf Binaté

Les massacres de Diapé et de Makoundié (Côte-d'Ivoire, juin 1910) Entre répression coloniale et violences interafricaines Fabio Viti

Le Pays du miel et du lait Ethnographie de la campagne électorale d'un professional au Kenya Dominique Connan et Chloé Josse-Durand

Bons, fax et sacs de riz Tenir et maintenir un circuit économique transnational (, Sénégal) Amélie Grysole et Aïssatou Mbodj-Pouye

chronique bibliographique

CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE Comparing Visions and Voices of Child Narrators in Kotia-Nima I and Allah is Not Obliged Aissata Sidikou

Analyses et comptes rendus

ANONYME. — Somalie.e.s. Synthèse de lecture sur la Corne de l'Afrique Alain Gascon

CERIANA MAYNERI, Andrea. — Sorcellerie et prophétisme en Centrafrique : l'imaginaire de la dépossession en pays banda Yvan Droz

COOPER, Frederick. — L'Afrique dans le monde. Capitalisme, Empire, État-nation Catherine Coquery-Vidrovitch

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GOUÉRY, Franck & JEANGÈNE VILMER, Jean-Baptiste. — Érythrée. Entre splendeur et isolement Alain Gascon

JOHANN, Michel. — Devenir descendant d'esclave. Enquête sur les régimes mémoriels Rocío Munguia Aguilar

LUCARELLI, Carlo. — La huitième vibration Alain Gascon

OLIVIER DE SARDAN, Jean-Pierre & RIDDE, Valéry (dir.) — Une politique publique de santé et ses contradictions. La gratuité des soins au , au et au Philippe Lavigne Delville

LOZERAND, Emmanuel (dir.) — Drôles d'individus. De la singularité individuelle dans le Reste-du-monde Josep Martí

PUGACH, Sara. — Africa in Translation: A History of Colonial Linguistics in Germany and Beyond, 1814-1945 Clélia Coret

SÉRAPHIN, G. (dir.) — Religion, guérison et forces occultes en Afrique. Le regard du jésuite Éric de Rosny Valérie Nne'e Onna

SOUYRIS, Bernard. — Oppression coloniale et résistance en Haute-Volta. L'exemple de la région de la boucle du Mouhoun (1885-1935) Fabio Viti

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Éditorial

Eloi Ficquet et Benoit Hazard

Histoire d'ours

1 Georges Balandier est le fondateur des Cahiers d'Études africaines. Ce rappel peut paraître incongru, tant l'affirmation relève de l'évidence pour les auteurs et les lecteurs de la revue. Cependant, pour des raisons qui résident dans l'archéologie de la revue, quelque part entre l'alternance des équipes de rédaction et les transformations de maquettes, quelques membres fondateurs avaient disparu de l'ours de la revue et Balandier apparaissait dans la composition d'un comité de direction dont la fonction ne correspondait plus à aucun rôle. De recomposition en ajustement, ces appartenances à des catégories floues étaient reproduites mécaniquement d'un numéro à l'autre.

2 Dans les premières lignes de son introduction au numéro cinquantenaire des Cahiers, Jean-Loup Amselle rend hommage à Georges Balandier en tant que fondateur et se souvient de « l'articulation entre engagement politique et pratique scientifique » qui avait donné l'élan initial à la revue, dans un contexte d'espoirs portés par la fin des régimes coloniaux et la libération des sociétés africaines. En effet, le projet d'une revue dédiée aux études africaines est venu à Balandier après plusieurs tentatives lancées à pendant les années 1950, d'abord la revue Découvertes, ensuite quelques numéros de la revue des étudiants du « Groupe des étudiants en Sociologie de l'université de Paris 1 » et, plus tard, son active collaboration avec Présence africaine. La mémoire de la revue n'était donc pas défaillante, mais il fallait remonter la piste de l'ours, pris au piège d'un copier/coller défectueux !

3 Ce travail de mise à jour de l'ours et de restitution d'une liste de fondateurs correspondant aux membres du comité de direction indiqué dans les deux premiers numéros des Cahiers, a été motivé par plusieurs changements importants faisant suite à la transmission de la direction de la revue à deux nouveaux rédacteurs en chef, redevables à leur prédécesseur d'avoir maintenu la revue au plus haut niveau d'ouverture et d'inventivité scientifiques. Il s'en est suivi la refonte du comité de rédaction et de la rédaction. La modification de la liste des fondateurs aurait pu rester à

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un niveau technique et se passer d'un édito, mais elle prend ici un caractère d'hommage depuis le décès de Georges Balandier, le 5 octobre 2016.

4 En inaugurant la première livraison des Cahiers d'Études africaines en janvier 1960 par un article consacré aux « Structures sociales traditionnelles et changements économiques », Balandier appelait à développer et consolider un programme de travail déjà systématisé dans ses premières thèses. Ce programme associait l'étude des formes et pratiques de conservation des rapports sociaux dans la durée avec l'analyse de la « plasticité des institutions » contemporaines. Cette résolution dynamique de rapports entre masse et énergie se jouait dans un dialogue à la fois ouvert et concurrentiel avec les innovations conceptuelles formulées par la recherche internationale, notamment l'École de Manchester.

5 L'hommage appelle la réflexivité. Dans sa présentation déjà citée du triple numéro cinquantenaire, Jean-Loup Amselle se demandait « que sont nos amours africaines devenues ? » concluant au nécessaire dépassement de l'étrangeté attribuée à l'Afrique dans la pensée européenne, pour comprendre la familiarité profonde entre les dispositifs de pouvoir et de savoir qui unissent l'ensemble des cultures du monde.

6 L'ambition de la nouvelle équipe rédactionnelle n'est pas de rompre la transmission longue et variée des rédacteurs, auteurs et lecteurs qui ont fait les Cahiers, mais de poursuivre une démarche attentive au renouvellement constant des objets étudiés, des terrains d'enquête, des méthodes de recueil de données, des dispositifs de restitution par l'écriture et des cadres d'interprétation. L'objectif, vers lequel la mise au point est constamment ajustée, est de comprendre et de rendre intelligibles les expressions vécues, imaginées ou remémorées du devenir des sociétés africaines ou liées à l'Afrique, sans exclusivité disciplinaire, sans limitation chronologique ou territoriale, sans répondre à des problèmes prédéfinis qui font de l'Afrique un syndrome, sans négliger ni clore aucun débat. L'Afrique ne peut être enfermée dans l'approche des « aires culturelles ». Pour nous l'Afrique représente un lieu stratégique, à la fois objet et producteur de sens à l'échelle globale, correspondant à l'idée initiale du « système monde » de Fernand Braudel. Le principe central qui guide chaque étape du travail de publication, depuis la sélection des articles reçus, leur évaluation et leur mise en valeur rédactionnelle, privilégie l'originalité et la validité des matériaux d'enquête et leurs appuis argumentatifs.

7 Dans ce numéro varia no 225, ainsi que dans les deux prochains numéros thématiques qui porteront sur la formation des élites africaines en ex-URSS (no 226) et sur les monuments publics (no 227), les lecteurs trouveront un témoignage de cette approche et pourront participer aux débats qui s'ouvriront.

8 Face aux défis posés par les nouvelles technologies de communication et de diffusion instantanée d'informations, à partir desquelles s'élaborent des régimes désormais qualifiés de « vérité alternative », la responsabilité des Cahiers, en tant que revue scientifique, consiste à maintenir un haut niveau de vérification des faits, de critique des idées, de clarté des énoncés.

9 « Il reste une certitude. Le sens ne se formule pas par délégation et ne se quémande pas. Il se crée par l'œuvre de tous, surtout lorsque la puissance des moyens matériels de production et de destruction le met à tout instant en balance. » Georges Balandier, Histoire d'Autres, 1977, p. 242.

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10 Une nécrologie ne suffirait pas à exprimer toute la reconnaissance que plusieurs générations de chercheurs formés en Afrique et par l'Afrique ont à l'égard de l'œuvre exigeante et lucide de Balandier, de sa personnalité libre et engagée, de son attention portée par angles détournés aux désordres qui se font dans les dédales du monde actuel. C'est pourquoi, en débutant l'année 2017 par un humble rappel du rôle inaugural joué par cette grande figure de la sociologie contemporaine, les Cahiers se préparent à accueillir dans le dernier numéro de l'année plusieurs textes proposant non seulement des souvenirs de l'homme et des relectures de l'œuvre, mais aussi de nouvelles lignes de départ tracées à partir des outils de pensée qu'il avait mis au point.

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Masthead Headline Story Translation : Lysa Hochroth

1 Georges Balandier founded the Cahiers d'Études africaines. This reminder might appear incongruous, given how obvious a statement that is for both the authors and readers of our journal. Nevertheless, for reasons related to the archaeology of the review, at some point, during changes between editorial teams and cover designs, some of the founding members seemingly disappeared from the journal's masthead and Balandier appears as member of the “Comité de direction” or Steering Committee whose function no longer matched any specific role. Over time, through various transitions, these vague categories were mechanically reproduced from issue to issue.

2 In the first lines of his introduction to the fiftieth anniversary issue of the Cahiers, Jean- Loup Amselle pays homage to Georges Balandier as founder of the review, recalling the “articulation between political engagement and scientific practice,” which had given the initial impulse to the journal, in a context of hopefulness for the liberation of African societies with the ending of colonial regimes. Indeed the project of a journal dedicated to African studies came to Balandier after many attempts launched in Dakar during the 1950s, first the journal Découvertes, then, some issues of the review of the “Groupe des étudiants en Sociologie de l'université de Paris 1” and later, with his active collaboration with Présence Africaine. The journal's memory was not suffering, but it took retracing the life of the masthead, no doubt victim of a defective cut and paste, to rectify the oversight!

3 Updating the masthead and reestablishing the list of founders to match the first editorial board, as per the first two issues of the Cahiers, comes at a time when the journal is undergoing several important transformations, including a change in direction, now managed by two new editors in chief, indebted to their predecessor for having maintained the high level of openness and scientific innovation we have come to know. Recent developments include a revamped editorial board and editorial team. The amendment of the masthead might have been left without editorial commentary, as a technical issue resolved along the way, but takes on the value of a tribute since the passing of Georges Balandier on October 5, 2016.

4 In the first issue of the Cahiers d'Études africaines, published in January of 1960, in “Structures sociales traditionnelles et changements économiques,” Georges Balandier called for a research program to develop and consolidate work systematized in his first

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theses. Notably, this program associated the study of forms and practices conserving social relationships over time with the analysis of the “plasticity of institutions” in the contemporary era. This dynamic resolution of relationships between mass and energy was played out in a dialogue that was both open and competitive with the conceptual innovations formulated by international researchers, in particular, the Manchester School.

5 Tribute calls for reflexivity. In his above-cited presentation to the fiftieth anniversary triple issue, Jean-Loup Amselle asked “Que sont nos amours africaines devenues?” He concluded how necessary it was to get beyond the strangeness that European thought maintained with regard to everything African in order to embrace a deeper familiarity with the workings of power and knowledge that unite all world cultures.

6 The ambition of the new editorial team is not to break with the long and varied heritage of editors, authors, and readers who have made the Cahiers, but rather to pursue an attentive approach to the constant renewal of the objects studied, the fields surveyed, the methods for data collected, in modes of writing and interpretative frameworks. The objective, towards which this fine tuning is constantly adjusted, is to understand and make intelligible lived, imagined or remembered expressions of the becoming of African societies and those connected with Africa, without any disciplinary, chronological or territorial exclusivity, without answering predefined problems that make Africa into a syndrome, and without neglecting or closing any debates. As such, Africa cannot be confined to the “cultural area studies” approach. For us, Africa represents a strategic place, both the object and producer of meanings on a global scale, which corresponds to Fernand Braudel's original idea of “world system.” The guiding principle, at each stage of publication, from the selection of articles received to their peer evaluation and editorial refinement, is to privilege the originality and validity of the investigative materials and the value of their arguments.

7 In this issue of varia no 225, and in the two thematic issues to follow on the education of African élites in the ex-Soviet Union (no 226) and on public monuments (no 227), readers will find evidence of this approach and partake in the debates it opens.

8 Confronted with the challenges posed by new communication technologies and the instantaneous dissemination of information, through which have emerged regimes now qualified as “alternative truth,” the responsibility of the Cahiers, as a scientific journal, is to maintain a high level of verification of facts, the critical review of ideas, and the clarity of discourses.

9 “One thing is for certain. Meaning is not formulated by delegation and cannot be begged for. It is created by the work of all concerned, especially if the forces of the material means of production and destruction constantly put it in the balance.” Georges Balandier, Histoire d'Autres, 1977, p. 242.

10 A single tribute is not enough to express the recognition of several generations of researchers trained in Africa and by Africa or their indebtedness to Balandier's demanding lucidity, his free and engaged personality, the attention he paid to disorders by way of detours, which make for the mazes of today's world. This is why we begin the year 2017 with a humble reminder of the inaugural role played by this grand figure in contemporary sociology and announce that the Cahiers will close the year (no 228) with contributions from those who not only remember Georges Balandier and

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reread his work, but who also inaugurate new lines of inquiry traced by the tools for thought he perfected.

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Nécrologie Alain Ricard (1945-2016)

Anthony Mangeon

1 Alain Ricard est décédé le 27 août 2016, vaincu par une leucémie. À sa mort, nombreux furent les hommages spontanés qui parsemèrent la toile et les listes de diffusion, en particulier celle de l'Association pour l'étude des littératures africaines (APELA). Beaucoup de personnes se souviennent avec vivacité de leurs premières ou diverses rencontres avec cet africaniste chevronné, humaniste et généreux.

2 Né en 1945, il fit des études de lettres à Bordeaux avant de s'envoler pour la Californie, inaugurant un programme d'échanges entre son université et celle de Los Angeles. Lecteur de français à UCLA, il bénéficia d'une bourse de recherches en études africaines et suivit notamment, durant sa formation de maîtrise, les séminaires de Daniel Kunene sur la littérature sud-africaine et ceux de Leo Kuper sur l'anthropologie africaniste. Il participa également au lancement de la revue African Arts, ainsi qu'au Congrès de l'Africana Studies Association (ASA) à Montréal, en 1969, qui devait aboutir à une scission avec l'African Heritage Studies Association (AHSA), destinée à promouvoir désormais les Black et bientôt les African Studies.

3 Contraint par ses obligations militaires à revenir en France, il effectua son service en qualité de volontaire de la coopération et vint enseigner à l'Université du Bénin, au , où il continua de travailler dans les années 1970 et 1980, en particulier à l'Institut de recherche pour le développement. À partir de Lomé, il effectuait de fréquents séjours au Nigeria voisin, notamment dans les villes de Lagos et d'Ibadan, pour y mener ses recherches sur le théâtre africain et les politiques du livre en Afrique de l'Ouest (Théâtre et nationalisme, 1972 ; Livre et communication au Nigeria, 1975). C'est ainsi qu'il se lia d'amitié avec des écrivains et dramaturges africains comme Nestor Zinsou et Wole Soyinka, auxquels il consacrera plusieurs livres et articles.

4 Après une thèse en littérature comparée sous la direction de Robert Escarpit (Texte moyen et texte vulgaire : essai sur l'écriture en situation de diglossie, 1981), Alain Ricard entre au CNRS. Il y lancera (avec entre autres le concours de Bernard Mouralis) une « recherche coopérative sur programme » sur les littératures africaines imprimées, adossées d'abord au Laboratoire des sciences de l'information et de la communication

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(LASIC) puis au Centre d'études sur l'Afrique noire (CEAN) à Bordeaux. C'est à la même époque qu'il participe, avec Jean-François Bayart et Christian Coulon, au lancement de la revue Politique africaine, dont il deviendra rédacteur en chef et directeur de publication (1993-1996), ainsi qu'à la création de l'APELA, qu'il présidera de 2010 à 2013. De 1989 à 1991, Alain Ricard dirige le Centre de recherche, d'échanges et de documentation universitaire (CREDU, aujourd'hui Institut français d'études africaines) à Nairobi. Son ouvrage de synthèse, Littératures d'Afrique noire : des langues aux livres, paraît en 1995 et s'impose très vite comme une somme incontournable, notamment dans sa traduction anglaise et version augmentée de 2004.

5 Directeur de recherches au CNRS, Alain Ricard œuvre désormais au sein du LLACAN (Langage, langues et cultures d'Afrique noire), unité mixte de recherche avec l'Institut national des langues et civilisations orientales, de 1999 à 2009, avant de rejoindre le laboratoire « Les Afriques dans le monde » à sa création à Bordeaux, dans le sillage du CEAN. Lauréat du prix Gay-Lussac-Humboldt en 2002, il bénéficiera à nouveau du soutien de la fondation allemande Humboldt Stiftung en 2010 et en 2013, pour des séjours à l'Université de Bayreuth qui lui permettront de mettre la dernière main à ses essais Le Sable de Babel (2011) puis Wole Soyinka et Nestor Zinsou : de la scène à l'espace public (2015). Habitué de longue date des colloques et des réunions scientifiques internationales, Alain Ricard jouera de fait un rôle moteur, dans les années 2000, pour le développement de réseaux et de rencontres africanistes en Europe. Un de ses derniers textes, « Vertus de l'in-discipline : langues, textes, traductions », est précisément sa conférence inaugurale aux quatrièmes rencontres des études africaines en France (Paris, juillet 2016), que la détérioration de son état de santé ne lui permit malheureusement pas de délivrer.

6 Rapidement survolée, cette longue et brillante carrière appelle plusieurs constats. Le parcours d'Alain Ricard s'est tout d'abord mené à la croisée de nombreuses filiations. Initié aux African Studies aux États-Unis, il fit fond de l'africanisme français, transformé par Georges Balandier et Pierre Alexandre avec la création des Cahiers d'Études africaines, et il s'ouvrit également très tôt à l'Afrikanistik et à la Bantuistik allemandes : à cet égard, il devint rapidement un interlocuteur privilégié autant qu'un passeur incontournable entre divers réseaux africanistes.

7 Non content de mettre en dialogue des traditions éparses, il mit également en relation, dans ses travaux, des disciplines habituellement distinctes (si l'on s'en tient aux sections du Conseil national des universités), en articulant constamment les exigences philologiques de la littérature comparée à celles, plus pragmatiques, des études théâtrales et visuelles, sans oublier la pratique de l'enquête de terrain empruntée à l'ethnologie. On lui doit ainsi une méthode originale, qui conjugue efficacement les études linguistiques et littéraires (sur les passages de l'oral à l'écrit, de la performance au texte, puis du texte à la littérature), l'anthropologie sociale et culturelle (avec la collection de données et d'entretiens sur le terrain, et l'observation participante de spectacles vivants), sans oublier les approches plus historiques, par la consultation d'archives et l'édition de textes inédits ou méconnus. Au fil de ses travaux, Alain Ricard a su mobiliser — au double sens d'« employer » et de « mettre en mouvement » — des notions novatrices comme celles de « conscience linguistique », « littérature locale », « chaîne de sens », « traduction dialogique » qui ont nourri et continueront d'alimenter longtemps encore les travaux sur les littératures d'Afrique et d'ailleurs.

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8 Outre ses affinités clairement revendiquées avec des africanistes américains (Melville Herskovits, Larry Hyman), européens (Karin Barber, Johannes Fabian, Albert Gérard, János Riesz) ou sud-africains (David Coplan, Antjie Krog), Alain Ricard s'est de surcroît engagé dans un dialogue constant avec divers écrivains et penseurs africains comme Daniel Kunene, Wole Soyinka, V.-Y. Mudimbe, Clémentine Nzuji, auxquels il empruntait volontiers des hypothèses de recherche sur les continuités et les interactions profondes entre littératures orales et écrites, africaines et européennes, coloniales et postcoloniales.

9 Enfin, choix remarquable dans les études africaines, Alain Ricard fut l'un des rares spécialistes de littérature à travailler et écrire sur plusieurs zones, de l'Afrique de l'Ouest (Togo, Ghana, Nigeria) à l'Afrique du Sud en passant par l'Afrique Centrale et de l'Est (Congo, Rwanda, Kenya, Tanzanie, Ouganda). Après avoir consacré plusieurs années à l'apprentissage de langues tonales comme l'ewe ou le yoruba, il devint un spécialiste des productions en kiswahili et en sesotho, ainsi que de celles en français et en anglais, conférant à son œuvre critique un caractère aussi encyclopédique que comparatiste.

10 Il ne concevait pas la critique autrement que « dialogique »1, et de ce fait cédait aussi volontiers à un certain penchant polémiste, notamment à l'égard des études francophones qu'il avait pourtant contribué à développer2. Ces dernières ont finalement acquis une dimension transnationale et interdisciplinaire. Pas plus que les études africaines, les études francophones ne sauraient être enfermées dans la genèse suspecte des logiques politiques et institutionnelles qui ont présidé à leur émergence. Mais Alain Ricard ne s'embarrassait pas toujours de nuances dans ses critiques épistémologiques. Ainsi, quand il déplore la supposée absence, au sein de l'africanisme français, des études éthiopiennes ou de l'égyptologie, longtemps rattachées à la tradition orientaliste3 : il avait assurément raison sur la nécessité d'intégrer toutes les Afriques au sein des études africaines, mais il aurait pu prêcher par l'exemple en embrassant lui-même les productions de l'Afrique du Nord au sein de ses histoires littéraires. De même, quand il juge les notions de littérature et de champ « inopérantes » pour penser les espaces africains, après avoir coordonné un volume sur Le Champ littéraire togolais (1991), il n'évite pas un léger paradoxe4. Car tout en célébrant les initiatives missionnaires qui, au XIXe siècle, présidèrent à l'émergence de productions écrites dans les langues africaines, et tout en identifiant dans l'œuvre francophone de Félix Couchoro une « naissance du roman africain », Alain Ricard ne put que constater leurs échecs répétés à transformer les préjugés évolutionnistes de leur époque, ou à faire imprimer sous forme de livres d'abondantes créations et traductions auxquelles lui-même consacra dès lors d'importants efforts de réhabilitation et d'édition5. Ces seuls échecs, suivis d'éditions posthumes dans un autre contexte historique, suffiraient sans doute à corroborer la pertinence de la notion de champ.

11 En définitive, par-delà quelques doublons d'un ouvrage ou d'un article à l'autre, on retiendra quatre fils conducteurs qui ont contribué à faire d'Alain Ricard un chercheur aussi constant que novateur. D'abord, la prime importance qu'il accorda toujours au théâtre et aux comédiens en Afrique noire, ainsi qu'à l'articulation féconde des pratiques langagières populaires et de la littérature imprimée. Ensuite, une attention permanente à l'histoire et à l'imbrication, sur plusieurs siècles, des littératures d'Afrique et des littératures sur l'Afrique. À cela s'ajoutait son intérêt pionnier pour la

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littérature missionnaire et d'édification chrétienne, depuis les récits de voyage et traductions des Français Thomas Arbousset et Victor Ellenberger jusqu'aux « cantates » et « concert parties » ghanéennes et togolaises, en passant par les romans de Félix Couchoro ou de Zamenga Batukezanga6. Enfin, Alain Ricard a consacré de nombreux articles ou chapitres de livres à l'histoire des études africaines, leurs diverses branches, leur devenir. Pour toutes ces raisons, il continuera d'être un passeur et un éclaireur pour les chercheurs africanistes, toutes origines et toutes générations confondues. Et l'on peut d'ores et déjà continuer à le suivre en découvrant son essai posthume, Le Camp des pionniers, qu'il écrivit comme un essai d'ego-histoire et d'auto-analyse, dans les dernières semaines de son existence7.

BIBLIOGRAPHIE

Essais sur le théâtre africain

1972 Théâtre et nationalisme : Wole Soyinka et Le Roi Jones, Paris, Présence Africaine.

1986 L'Invention du théâtre : le théâtre et les comédiens en Afrique noire, Lausanne, L'Âge d'Homme.

1997 (avec K. Barber & J. Collins), West African Popular Theatre, Bloomington, Indiana University Press ; Oxford, James Currey.

2015 [1998] Ebrahim Hussein : théâtre swahili et nationalisme tanzanien, Paris, Karthala.

2015 Wole Soyinka et Nestor Zinsou : de la scène à l'espace public. Politique et religion, Paris, Karthala (« Lettres du Sud »).

Essais sur les littératures imprimées, monographies

1975 Livre et communication au Nigeria : essai de vue généraliste, Paris, Présence Africaine.

1987 Naissance du roman africain : Félix Couchoro (1900-1968), Paris, Présence Africaine.

1988 Wole Soyinka ou l'Ambition démocratique, Paris, Silex ; Lomé, Nouvelles Éditions Africaines.

1995 Littératures d'Afrique noire : des langues aux livres, Paris, CNRS Éditions, Karthala.

2004 The Languages and Literatures of Africa : The Sands of Babel, Oxford, James Currey ; Trenton, Africa World Press ; Cape Town, Dave Philip.

2006 Histoire des littératures de l'Afrique subsaharienne, Paris, Ellipses.

2009 Le Kiswahili, une langue moderne, Paris, Karthala.

2011 Le Sable de Babel. Traduction et apartheid : esquisse d'une anthropologie de la textualité, Paris, CNRS Éditions.

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Essais autobiographiques (et d'épistémologie africaniste)

2004 « De l'africanisme aux études africaines : textes et “humanités” », Afrique & Histoire, 1 (2) : 171-192.

2004 (avec Alison Rice) « Mémoires du “bled” : entretien avec Alain Ricard », Paroles gelées, 21 (1) : 64-72.

2005 La formule Bardey. Voyages africains, Bordeaux, Confluences.

2014 « Classique, africain, local : francophone ? », in C. COSTE & D. LANÇON (dir.), Perspectives européennes des études littéraires francophones, Paris, Honoré Champion : 123-139.

2015 « Nécessaire retour de l'africanisme ? », Études Littéraires Africaines, 40 : 159-175.

2016 « Vertus de l'in-discipline : langues, textes, traductions », Études Littéraires Africaines, 42 (à paraître).

2017 Le Camp des pionniers : de Bordeaux à Bordeaux, par Leningrad, Beersheba, Los Angeles, San Salvador, Ibadan et Lomé, Bordeaux, Confluences.

Éditions critiques et préfaces

1981 Mister Tameklor, suivi de Francis-le-Parisien, par le Happy Star Concert Band de Lomé, Paris, SELAF.

1999 Au temps des Cannibales, suivi de Dans les Cavernes sombres, de Edouard Motsamai et James Machobane, traduction du sesotho par Victor Ellenberger, Bordeaux, Confluences.

2000 Voyages de découvertes en Afrique, Paris, Robert Laffont (« Bouquins »).

2000 Excursion missionnaire dans les montagnes bleues, suivie de Notice sur les Zoulas, de Thomas Arbousset, Paris, Karthala.

2003 L'Homme qui marchait vers le soleil levant, de Thomas Mofolo, traduction du sesotho par Victor Ellenberger, revue par Paul Ellenberger, Bordeaux, Confluences.

Ouvrage consacré aux travaux d'Alain Ricard

COULON, V. & GARNIER, X. (DIR.) 2011 Les Littératures africaines. Textes et terrains : hommage à Alain Ricard, Paris, Karthala.

NOTES

1. A. R ICE, « Mémoires du “bled” : entretien avec Alain Ricard », Paroles gelées, 21/1/2004, p. 70 (escholarship, University of California : http://escholarship.org/uc/ item/8031p7sm). Voir également La Formule Bardey, Bordeaux, Confluences, 2005, pp. 144-145.

2. A. RICARD, « Classique, africain, local : francophone ? » in C. COSTE & D. LANÇON (dir.), Perspectives européennes des études littéraires francophones, Paris, Honoré Champion, 2014, pp. 123-139.

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3. A. RICARD, « De l'africanisme aux études africaines : textes et “humanités” », Afrique & Histoire, 2 (1), 2004, p. 185 ; « Nécessaire retour de l'africanisme ? », Études Littéraires Africaines, 40, 2015, p. 166. 4. A. R ICARD & J. R IESZ, Le Champ littéraire togolais, Bayreuth, Université de Bayreuth (« Bayreuth African Studies »), 1991 ; A. RICARD, Le Sable de Babel, Paris, CNRS Éditions, 2011, p. 296. Voir également l'article de X. GARNIER : « Texte / terrain : la littérature incarnée comme perspective critique », in V. COULON & X. GARNIER (dir.), Les Littératures africaines. Textes et terrains : hommage à Alain Ricard, Paris, Karthala, 2011, p. 370. 5. Le Sable de Babel, op. cit., p. 379. Alain RICARD a notamment participé à l'édition, en 2006, des Œuvres complètes de Félix COUCHORO en trois volumes et trois mille huit cents pages aux éditions Mestengo Press (London, Ontario). 6. Voir notamment le chapitre X dans Le Sable de Babel, 2011. 7. A. RICARD, Le Camp des pionniers : de Bordeaux à Bordeaux, par Leningrad, Beersheba, Los Angeles, San Salvador, Ibadan et Lomé, Bordeaux, Confluences,2017.

AUTEUR

ANTHONY MANGEON Configurations littéraires, Université de Strasbourg.

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études & essais

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Arab Diasporas in Geopolitical Spaces Imperial Contestation and the Making of Colonial Subjecthood in the Port of Djibouti (1919-1939)

Samson A. Bezabeh

1 Scholars of the Indian Ocean have recently made an active attempt to look at the translocal and transnational existence of Muslims in the western Indian Ocean and eastern coastal areas of Africa.1 They have particularly tried to show how Muslims existed within a larger geographical impasse. Researchers have done this by examining Islamic discourses (Reese 2008, 2012), the presence of Islamic/diasporic networks (Bang 2003; Loimeier 2006) and the formation of cosmopolitan spaces (Simpson & Kress 2007; Miran 2009). Following this lead, the aim herein is to document the transnational existence of Arabs by focusing on the geopolitical contestation that occurred between empires during the interwar period in the Horn of Africa, particularly in the Côte française des Somalis, present-day Djibouti.

2 The colony of Djibouti was created in 1884 and constituted the only French colony in this part of sub-Saharan Africa (Thompson & Adolf 1968; Dubois 1997). Situated on the African side of the Gulf of Aden, opposite to Yemen and the British colony of Aden, Djibouti was bordered by Italian-controlled Eritrea to the north, the British colony of Somaliland to the south and Ethiopia in the west. The colony of Djibouti saw the in- migration of many Muslims from these regions. Having itself a large indigenous Muslim population, the ‘Afar and the ‘Issa Somali, the colony in addition hosted Muslims from British Somaliland and the colony of Eritrea. There were also a substantial number of Arab and Indian Muslims who settled in the colony. Most of these Muslims were Sunnī Muslims who followed the Shāfi' school of Islām.2

3 This article shows the importance of geopolitics in the analysis of Muslim and Arab transnationalism in the Indian Ocean, and focuses exclusively on Arab Muslims in the territory.3 The Muslim Arabs of Djibouti were almost exclusively from present-day Yemen.4 They were Hadramīs from the region of Hadramawt, in what is now known as South Yemen. There were also men who came from the northern part of Yemen,

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from such places as Tai‘izz, Hudayda and Tihamā. Most of the Yemenis came to Djibouti because of economic opportunities that emerged following the creation of the colony in 1884, including the construction of the port of Djibouti and a railroad connecting Djibouti with the hinterland of Ethiopia, including a stop in the Ethiopian capital of Addis Ababa. In the early twentieth century, Yemenis coming from the area of Hadramawt were British subjects. But they were also living under the rule of the Qu'aiti and Kathīrī sultanates, which were created in the late nineteenth century. Those from the northern regions were by and large the subjects of Imām Yahyā. Despite this differentiation, both Hadramīs and Yemenis of the colony presented themselves as “Arabs” and took joint action to demand their rights as we shall see further on in the correspondence cited. They were also members of the same association that represented the interests of the Arab population of the territory. In view of this, in this article I use the term “Arab” rather than “Hadramī” or “Yemenis”, both as a way to reflect self-identifications of the period and also to simplify the flow of discussion.

4 This article will present the history of French interaction with the Muslim population of its territory by largely basing itself on French colonial sources and American archives. The author fully acknowledges the weaknesses associated with these sources. Ideally, it would have been better to document the issue by basing the stories on local sources rather than the colonial and foreign national archives. The state of documentation in Djibouti, however, does not permit this, as there are very limited indigenous sources available. Although there are, in Djibouti, the personal archives of notable individuals, even this material does not shed light on the specific topic that this article aims to cover. The author has also found oral information regarding the subject covered to be very scant. The Arab population in present-day Djibouti is in the third and fourth generation and many key actors who were involved in the politics of the interwar period have not left documents resulting in their descendants' unawareness of the details regarding their forefathers' interaction with different colonial powers during the period under study. In view of this, despite the weaknesses, the colonial archives remain the only viable source that can be put to use in order to demonstrate the existence of the Arab community during the interwar period.

5 This article will present the historical materials in two sections. In the first section, the article describes the interaction of Muslim Arabs with the French authority from 1919, marking the end of World War I to 1934. The second section looks at events beginning from mid-1935 up to the start of World War II in 1939. In describing the interactions of Muslims with colonial authorities during these periods, this article will, in each case, first outline the relevant international and geopolitical dynamics.

1919-1929: Aspirations and Reform within a New World Order

6 At the international level, the year 1919 signals the end of WWI. It was in that year that the Paris Peace Conference, which set the terms for the punitive settlement with the defeated Central Powers, was conducted. It was also after this year that a new agenda regarding the nature of modern state sovereignty was discussed and brought to the forefront on the world stage. President Woodrow Wilson of the United States had

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introduced a particularly advanced perspective, outlining “the interests of populations” and “autonomous development” in his “Fourteen Points.”5 Developed from the Fourteen Points presented to Congress on 8 January 1918, his 11 February 1918 speech outlined sovereignty as conditioned by “self determination” and the “imperative principle of action”: “National aspirations must be respected; people may now be dominated and governed only by their own consent. Self determination is not a mere phrase; it is an imperative principle of action.” Though applied to redesigning the borders of nation-states (Poland, Austria, Hungary, Czechoslovakia, the State of Slovenes, Croats and Serbs (then, Yugoslavia), Estonia, Latvia, Lithuania...) to disintegrate the German, Austro-Hungarian, Russian and Ottoman Empires, its impact fueled various other claims for sovereignty or independence from colonial authorities as a ripple effect. Subsequently referred to as Wilsonian sovereignty,6 it was affirmed that nations and minorities would only be incorporated in a state if they willingly accepted their incorporation. In many parts of the world, the Wilsonian principle of sovereignty led to the independence of previously oppressed peoples through the exercise of self-determination, resulting in the creation of new nations, but in Africa and in the Middle East, the mandate system was used under the League of Nations to ensure Britain, France, Belgium and Italy be allowed to control former German colonies and Ottoman Empire domains while agreeing on how to extend their own existing colonial territorial interests.

7 In northeastern Africa and the Gulf of Aden, where Djibouti is located, 1919 and the years that followed were marked by territorial reconfiguration and imperial contestation. In that year, a street revolt erupted in Egypt leading to the mass demonstrations throughout the Spring known as the “1919 Revolution.” Protesting the British-declared protectorate of 1914, these eventually resulted in the country's obtaining independence in 1922.7 To the south of Egypt, in the Horn of Africa, the European powers of France, Italy and the Britain competed for influence.8 The Italians sought to take Djibouti from the French in order to create an Italian East African empire, bringing Djibouti and Italy's other spheres of influence in Somalia, Eritrea, and Ethiopia, into a single territory.9 Ethiopia's independence was becoming a subject of negotiation as the country, the only independent African nation, sought entry into the League of Nations. Although firmly opposed by Italy, it was championed by France, which eventually succeeded in helping Ethiopia (Abyssinia) join the League of Nations in September of 1923.10 On the other side of the Gulf of Aden, in the original territories of the Arabs, a similar game was being played. After pushing out the Ottomans, who had controlled the northern part of Yemen since the mid-nineteenth century, Italy and the United Kingdom aimed to exert greater influence in the region.11 The Italians backed Imām Yahyā who replaced the Ottomans and recognized Yemeni sovereignty and his rule in August of 1926.12 The British, meanwhile, backed the ‘Asīr state, which had been formed in 1906 by Sayyid Muhammad Ibn al-Idrisi. Following the departure of the Turkish authority, the ‘Asīr state came into conflict with Imām Yahyā, who sought to expand the territory under his control.13

8 In the period under discussion, the above-mentioned wider developments, which are linked with post-WWI reconfiguration, became important in the interaction between the Arabs of Djibouti and the colonial powers. In Djibouti, the first sign of political revivalism occurred in 1919 when a Hadramī Arab by the name of al-Hājj Abdul Kadir ‘Umar Bā Wāzir sent a letter to the United States Consulate in Aden demanding

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independence for the eastern region of Ethiopia which was actually adjoining the colony of Djibouti. This was precisely the region identified as a French sphere of influence in a colonial agreement that was signed between the Great Britain, Italy and France in 1906.14 Al-Hājj Abdul Kadir ‘Umar Bā Wāzir claimed to represent the Muslims of Ethiopia and wrote at length how the eastern part of Ethiopia, inhabited by ‘Afar and Somali Muslims, came to be included in the territory of modern Ethiopia.15 He wrote that this had happened through the expansion of the Christian Shäwa state16 led by Emperor Menelik II.17 He wrote of the repression that Muslims of this eastern territory faced after the annexation of the territory to the Christian Ethiopian state; it was claimed that the Muslim population fell from 830 million to just 18 million after incorporation.18 In view of this, the author demanded that President Woodrow Wilson support their independence from Ethiopia. They demanded proportional representation for the Muslim population; freedom of religion, access to education, freedom of assembly and association; the establishment of independent Muslim courts and the right to form Muslim militias.19

9 From the available documents of the time it is not clear whether or not these Muslims were also in contact with British and Italian powers in the region, and if these regional powers considered the demands of Bā Wāzir writing in the name of all Ethiopian Muslims. The US consul of Aden, to whom the letter was addressed, was very supportive about the proposal. He wrote a series of letters to the State Department about the need to reform the political system of Ethiopia, which he considered as an urgent act within the framework of the 1919 Paris Peace Conference, the Treaty of Versailles, and the Wilsonian form of sovereignty, self-determination, which was advocated henceforth. The consul proposed a Philippines-like sovereignty for Ethiopia in which Ethiopians would have a limited self-government until they reached the stage of civilization where they were ready for full independence.20 He noted that the French, based in Djibouti, advocated an approach based on negotiation while the British and Italians, he claimed, advocated a measure of force involving the occupation of Ethiopia. The consul characterized the French approach as being too soft and the British and Italian measure as too hard, as compared to what he was proposing. The proposal of Bā Wāzir that he was asked to forward to Washington was a cause that he willingly supported in his writing to the State Department.

10 Following the 1919 appeal, an aspiration to an independent existence was formulated in 1927, although this time the demand was limited. Made in the city of Djibouti in 1927, the demand concerned itself with obtaining full citizenship rights and recognition for the Arab population of the territory.21 According to the system established by the French in Djibouti, Arabs were classified by the colonial authorities as “indigenous” rather than viewed as people belonging to a separate nation.22

11 In the 1927 protests, the Yemenis opposed the lumping of the Arabs with the ‘Afar and Somali groups of the territory. While they shared a common religion, the Yemenis regarded the ‘Afar and Somali groups as their inferiors.23 The timing of their demand could not have been better. The previous year, in 1926, Italy recognized the sovereignty of Imām Yaḥyā and granted independence to Yemen. The year 1927 also was a time when Imāma Yaḥyā had substantial control over the ‘Asīr region. When the Arabs of the territory demanded full citizenship rights, they pointed to the independence of Yemen. Despite the fact that the “independence” was only

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recognized by Italy, within the context of Anglo-Italian rivalry in Arabia, it becomes an important signpost. The Arabs wrote on 8 December 1927 to the colony's governor: The Arabs who reside in Djibouti form a distinct group and they are the citizens of a state that has a national government, which is not administered by an imperial power. This state is the state of Yemen. Since the War, Yemen forms an independent state, which is not placed under any power. The country's territorial integrity is guaranteed by international treaties. Its situation is the same as Abyssinian [Ethiopia] and no power can proclaim the annexation of its territory. This shows that we actually enjoy a status, which does not have any analogy with those who are indigenous to the French Somaliland [Djibouti], because the status of the latter is subordinate to the will of the French government.24

12 The territorial contestation and reforms that occurred after 1919, however, were not only linked to political aspirations expressed in a manner that was directly political. Post-1919 also coincided with the emergence of several Islamic reformist movements that sought to challenge the presence of colonial powers. They chose a much softer strategy that did not involve direct political demands, but which concerned itself with reviving the moral values of Muslims. The movements sought to eradicate practices that were considered un-Islamic or damaging to the Muslim community. The quasi- political and quasi-moralistic project, which was based on Islamic tradition, was organized through associations and cultural clubs throughout the Islamic world. In Egypt, for example, the Young Men's Muslim Association/ YMMA (Jam ‘iyyat al-shubban al-muslimin) was formed in 1922 by Muslims who were frustrated by the continued presence of British administrators and troops, despite the 1922 formal independence of Egypt from Britain.25 Once it was formed, this type of association was replicated throughout the Arab world. Egypt also saw the establishment of the Muslim Brothers (al-‘Ikhwān al-Muslimūn), whose ideas of Muslim unity spread to many parts of the Arab world. But Egypt was not the only place where associations with moralistic, pan- Arabic and Islamic ideas were being formed.

13 There was a similar trend in Aden, with the formation of the Arab Islamic Reform Club (Nadi al-Islah al-‘Arabi al-Islami) by Muslims with a Salafist orientation. Presided over by personalities such as Aḥmad Muhammad al-Asnaj and Muhammad ‘Ali Luqman, the club aimed at reviving the morals of the Muslims in Aden (Reese 2012: 71-75). In this quest, however, the club was not alone: it was part of a wider emergence of similar movements. In fact, according to Muhammad ‘Ali Luqman, the opening of the club was inspired by ‘Abd al-‘Aziz al-Tha'alibi, a Tunisian personality who founded the anti- French, anti-colonial Al-Hizb Al-Hurr Ad-Dusturī party in 1921.

14 In Djibouti, the softer form of expressing and engaging in the revivalist movement emphasized Arab unity and the following of strict Islamic morality. This strategy was used to challenge not only imperial power but also to create a pan-Islamic and pan- Arabic unity that crossed colonial borders. In time, it came to have great importance to the Arab Muslims of the territory. In the colony of Djibouti, one of the early signs of revivalist Islam tied to pan-Arabism and pan-Islamism was the arrival of a blind Salafi shaykh in Djibouti in the 1920s. According to a French source, the blind shaykh of Aden came to the port of Djibouti in 1920 and started to advocate a Wahhābī form of Islam.26 The French authorities asserted that this blind shaykh of Yemen was the first shaykh in the territory to advocate Wahhābīsm.27 Indeed, whether this is true or not,

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the career of the blind shaykh, from what we read in the French record, seems to have been short-lived. French documents inform us that the blind shaykh was initially sponsored by ‘Abd al-Karīm Dorani, an Arab whom the French kept under surveillance as they suspected him of advocating a Salafist perspective. But the blind shaykh only preached for a short while as his teaching was strongly opposed by the local shaykh.28

15 Nonetheless, agitation for the reform and revival of Muslim morality in the region seems to have been an ongoing affair, and the events in Djibouti echoed movements that were present in places such as Aden. In Aden, the supposed moral decadence of Muslims was of concern to people like Aḥmad Muhammad al-Asnaj and Muhammad ‘Ali Luqman (Reese 2012). In Djibouti, this theme of moral decadence was picked up on by Hassan Bā Nabila, an Arab. Bā Nabila, member of a prominent Djibouti Arab family, wrote about what he considered the moral decay in the Muslim community in a letter from Saigon.29 Bā Nabila described how in previous letters he had written about the problem of alcoholism and said that he now wanted to demonstrate the evils connected with prostitution. Bā Nabila believed that what set man apart for other animals was his ability to control his sexual desire. He described, at length, the various forms of sexually transmitted disease that were spread through sex outside marriage. He went on to argue that prostitution was the source of these sexual diseases and, hence, was at the root of all problems among Muslims in the territory. What is interesting is the direct, moralistic challenge that he presented to the colonial authorities. The colonial powers claimed, in part, to be occupying places such as Djibouti on the basis of their moral superiority and in order to bring enlightenment and civilization to the people they were colonizing. He wrote: Is it in line with the principles of protecting, civilising powers to introduce and maintain alcoholism and prostitution in their colonies when they fight to curb them in their cities? Is it humane and logical that these powers tolerate this mortal danger contaminating their subjects throughout their lives with shameful diseases and condemning them to live as pariahs when their mission, surely, is to guide the less educated and the uncivilised in progress in order to increase their standard of living?!30

16 In Djibouti, attempts to rejuvenate the morals of the Muslim community were not, however, limited to the activity and interventions of individuals such as the above- mentioned Bā Nabila. In the 1930s, this individual effort was replaced with a more organized approach, including the formation of the first Islamic association. The Association de Bienfaisance Islamique was founded on February 10, 1930 (10 Chaban 1348) by seven prominent Arab merchants and three other local people.31 Headed by the Arab merchant Ahmed Ben Ahmed, the association sought to support fellow Muslims, particularly during the deaths of loved ones and associated funeral ceremonies.32 Although this was the stated goal, the association was also involved in a moralistic endeavor aimed at eradicating social evil. One theme that preoccupied the association was the same one identified by Bā Nabila: prostitution. Shortly after it was founded, the organization constructed houses on the outskirts of Djibouti where prostitutes would be lodged.33 The houses were built for a cost of 5,583.75 francs. The idea was that all prostitutes would be restricted to living there, the neighborhood serving as a sort of reserve or enclosure.34 In so doing, the association hoped to restrain its members from the evils of promiscuity.35

17 To summarize, we saw in this section the creation of a new global order linked with territorial reconfiguration. Indeed, Yemenis used the opportunities raised by this

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global initiative to demand greater political rights. Awareness of and a demand for these new political rights were linked to the geopolitics playing out in the region and across the world. Thus, at the beginning of the post-WWI period we saw how Arabs drew on Wilsonian notions of self-determination and sovereignty to demand an independent Islamic sovereignty in eastern Ethiopia. In making this demand, however, they were not just playing on the new Wilsonian sovereignty principle but also on the 1906 colonial agreement that made the eastern part of Ethiopia a French sphere of influence. Subsequently, their attempt was again to use the opportunity raised by the Italo-British rivalry in southern Arabia.

18 As we have seen, this was a good opportunity to advance a claim for an independent juridico-political existence in Djibouti. This was not, however, the only event that occurred in the 1920s. Arabs in Djibouti also engaged in a softer form of politics based on raising the morals of Muslims for the purpose of ridding the region of the colonial powers. This endeavor was not an isolated event but was connected and responded to the wider presence of western empires. Organized under the banner of associations and clubs, this movement had a pan-Islamic and pan-Arabic ideology. In the middle part of the 1930s, as will be discussed in the next sections, these groups mobilized for more political activities, including the raising of funds to support the Muslim community. Thus, from this section it is clear that geopolitical maneuvers impacted the lives of Muslims Arabs in Djibouti. In the following section, the article looks at events in the decade before the start of World War II.

1930-1939: Arabs within the Context of pre-World War II Geopolitical Contestation

19 The nine years that preceded the start of WWII was a period during which the geopolitical game between the region's European powers was of paramount importance. Hitler's aggressive moves left no doubt in the minds of the French and British regarding the inevitability of war. Although war could not be avoided, the politicians of the two states tried to delay the start of the conflict, if not prevent it, by weakening Hitler's Germany. One such move was to bring Italy onto the side of the British and French.36 In this regard, the French state, through Foreign Minister Pierre Laval, made an agreement that allowed the Italians a free hand in Abyssinia.37 This move allowed the Italians to enter and assert control over Ethiopia, leading to the eventual occupation of Addis Ababa and the proclamation of Italian East Africa. Although the British did not explicitly give the Italians as free a hand as the French, they did eventually start to negotiate with the Italians over their sphere of influence in Ethiopia, namely the region of Lake Thana in northern Ethiopia, which is the source of the Blue Nile (Sbacchi 1997).

20 Both the British and the French, however, refused to automatically recognize the legitimacy of Italy's occupation of Ethiopia.38 This not only irritated the Italians but made some within the government adopt a strategy of increasing efforts to strengthen Italy's position in the Middle East and destabilize that of the British and French, a tactic which they hoped would eventually lead to the two powers' recognition of the Italian ambition in the Horn of Africa.39 They came also to support the revolt of the Arab population of Palestine who, frustrated by the increased immigration of Jews (which occurred with the tacit approval of the British, who were controlling the area), aimed

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to stage a street protest like the 1919 Egyptian protest that led to the ouster of the British (Arielli 2008: 188). The Italians actively financed and supported the Palestinian revolt. This was consistent with Italian foreign policy that sought to weaken the role of the British in the region, and pressure Britain into recognizing Italy's imperial ambitions in the Horn of Africa and in the Middle East.

21 At the core of the geopolitical game played by the international powers was the threat of war in Europe. The balancing act needed to either delay the start of the war, or prevent its outbreak, had an immediate impact on Muslims in the region. In Cairo and Aden, among other places, Arab intellectuals were pro-Ethiopia, much to the relief of the French colonial authorities in Djibouti.40 But there were other voices, as well. In Cairo, the Lebanese historian Amir Shakib Arslān spread an Islamist, pro-Italian and anti-Ethiopian ideology that called for preservation of the Ottoman Empire. There were also many publications that supported an Italian presence in the region (Erlich 2002: 111-112). In Italian-controlled territory, the pro-Italy position, which affirmed Italy's friendship with Muslims and Arabs in the Middle East, was naturally more pronounced and explicit. In neighboring Ethiopia, which fell under Italian control in 1936, the fascist regime was quick to organize a pro-Italian campaign. That same year, seven Arabs were made to write a pro-Italian article in the newly founded Italian journal Giornale di Addis Ababa.41 Subsequently, Arabs living in Addis Ababa were forced to take part in a pro-Italian demonstration that marched to the palace to express support for Italy's policies towards Arabs and Muslims.42 In March 1937, the Duce himself went to Tripoli, Libya, to express Italy's pro-Muslim stance. Waving a sword of Islam presented to him during his visit, Benito Mussolini said that “fascist Italy intends to guarantee the ‘Muslim population’ of Libya and Ethiopia peace, justice, welfare, the respect of the laws of the Prophet, and wishes to show its sympathy to Islam and the Muslims of the entire world” (Allievi 1996: 183).

22 The French authorities in Djibouti grew increasingly concerned about Italy's involvement in the Middle East, including the support for Italy from Muslims with a Salafist orientation. As we saw earlier, Italy had long sought to take control of Djibouti. The fact that Italy was now in neighboring Ethiopia, agitating amongst the Arab and Muslims of that country, was seen as a direct threat to French colonial rule. To make matters worse, some of the Djibouti Arab Muslims whom the French had identified as having Salafist sympathies were organizing in support of the Palestinian revolt. Italy was seen to have a hand in the revolt, using the Palestinian case in a bid to strengthen its position in the Middle East and create a fascist empire in East Africa.

23 In June 1936, instigated and encouraged by the Arab Club of Djibouti and particularly by one the wealthiest Arabs of the territory, ‘Alī Coubeche, Djibouti Arabs and Muslims signed a petition in support of the Arabs and their revolt in Palestine.43 The Arab Club raised money that was to be sent to Al Ganah Al Makrazyah Li Aanat Mankoubin Falastine, an organization established to help families affected by the revolt.44 As part of its fundraising, the Arab club of Djibouti sold pamphlets on the streets of Djibouti. These political activities sent a shockwave through the French colonial authority. The governor ordered the cancelation of all fundraising and ordered the arrest of anyone found selling pamphlets in the street, an order that led to the arrest of two youths who were members of the Arab Club of Djibouti.45

24 This, however, was not the only alarming act that the French authorities had witnessed. Among the most influential Arabs in Djibouti was ‘Abd al-Karīm Dorani. In

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the 1920s, Dorani was accused of sponsoring the blind Shaykh of Aden to visit Djibouti. Dorani was also, at that time, the leader of the Arab Club of Djibouti, and enjoyed good relations with regional personalities known for their anti-colonial and Salafist views, often arranging their stays in Djibouti. In January 1936, Dorani boarded the vessel Chenonceau to receive ‘Abd al-Hamīd Sa'īd Bey, a known Salafist, who was President of Egypt's Red Crescent Society, and not only organized a conference at which he spoke but allowed him to stay in his house.46 All of this was viewed with suspicion by the French. To make matters worse, Dorani shortly afterwards received Aḥmad Muhammad al-Asnaj, the president of the Arab Islamic Reform Club, which, as mentioned previously, was formed in the 1920s with a Salafist/reformist agenda.47 During al-Asnaj's January 1936 visit, Dorani again organized a conference at which al- Asnaj was to speak. The conference, held on 17 January, was remembered for its anti- colonial rhetoric.48 Present at the event were the richest and most influential Arabs in the territory, including ‘Alī Coubeche, Salīm Mouti, Bā Zar'a and Sa'īd Ahmed. At the conference, al-Asnaj defended the cause of pan-Islamism and called for the colony's young people to be organized in support of the cause. He also spoke of the need for constant agitation, claiming that they had been able to force the British authority in Aden to include a Qur'ānic class in the curriculum through this tactic.49

25 For the French, these invitations and conferences were a clear sign of the presence of an underground pan-Islamic organization in Djibouti. They suspected that Dorani was the leader of the organization, which they claimed was financed by some of territory's wealthy Arab merchants, including ‘Alī Coubeche, Sālim Muṭī', Bā Zar'a and Sayf Sa'īd Muhammad.50 To curb their activities, the security service stepped up their surveillance. They also decided that Dorani should be expelled from the territory if he continued to facilitate activists spreading a pan-Arab, pan-Islamic ideology.51

26 The reaction of the French to the activities that occurred in their territories during the 1930s was understandable given the Italian plan that involved creating an East African empire by sowing agitation in the Middle East. The French response was not only limited to surveillance and monitoring of dissidents, since they produced their own counter-propaganda in order to defend their privilege in Djibouti and curb the influence of the Italians.

27 Among their efforts, they encouraged Djibouti's Muslims to make an anti-Italian demonstration, following a series of demonstrations staged by the Italians. The protest was held one year after the Ethiopian demonstration. It is to be remembered that during Mussolini's visit to Tripoli during the month of Ramadan in 1937, following a prayer, he had theatrically waved the sword of Islam. The demonstrators, who were Arabs and Somali Muslims living in the territory, declared their unwavering support for France and their recognition of Djibouti as a French territory. The French journal Correspondance d'Orient described the demonstration: After the great prayer, notables and Sheiks from the tribes of Dankils, Somalis, and Arabs, came in a single procession at the Government Palace and requested the head of the colony to firmly inform the Colonial Secretary and the government regarding the unwavering commitment of the population to France; the Cadi of Djibouti has declared that France was an ally and supporter of Islam, and that it is much better than the Duce's statement proclaiming itself on the African soil as “Sword of Islam.” The Ethiopians have well realized that if he came to them with a sword in his hand it was the sword of Rome and this did not represent anything good for Islam, while on the other hand France has always been the protector of the faithful of this religion.52

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28 The demonstration organized in Djibouti was a tactic of pure propaganda on the part of the French government. But the allusion to France as the real protector of Islam was something that should be noted in order to understand the position of the Muslims who were caught up in the geopolitics of the era. France, like Italy, had presented itself as a Muslim power long before Italian invasion.53 French civilization and power, it was asserted, was also Muslim as France's empire included a large number of Muslims. Following on from this logic, France saw itself as a protector of the religion of Islam and its followers.

29 In the colonial assessment of the state of Muslims, in the context of Italian propaganda in 1938, this theme of France being a Muslim power was a given. The report condemned the Italians for being the only outsider force exerting a bad influence on the Muslims of Djibouti. It goes on to describe how the prevalent social order among Muslims in Djibouti had been disrupted by the nepotism of the indigenous people and a prevailing mood of reform, in which young men aspired to liberate themselves from all constraints.54 The report recommended that the colonial authority put everyone in his place, moderate the extreme momentums and reduce resistance.55 They should do this, the report stated, as in a Muslim country one has to act in a very firm manner.56 In 1938, the French authorities' use of a firm hand and maintenance of the social status quo was not seen as a new policy. Rather, it was just a continuation of France's traditional role as a Muslim power guiding its Muslim population. We read: “It is legitimate to declare in the face of the world that France is a Great Muslim power. Despite some few errors she is among the few countries for understanding and guiding Islam toward a progress.”57

30 The colonial subjecthood of Arab Muslims was, therefore, something that was embedded in the imperial framework and referenced in the rhetoric these empires presented, as evidenced in the above quote. In neighboring Ethiopia the Arabs were pawns in the hands of the Italians, while in Djibouti they were equally under an imperial framework, the rulers of which also claimed to be a Muslim power. This existence was not a very easy one as these Arabs formally belonged or were attached to different colonial powers. As Muslims, they aspired to unity and independence that, as we observed, was expressed in the 1920s through demands for Wilsonian sovereignty. Yet they were the subjects of Britain, Italy and France. For the colonial powers, which sought to use the Yemenis in the ongoing geopolitical game, they were, however, Muslim. This fact of being Muslim on the one hand and a subject of colonial power with a specific and formal obligation of attachment required a great deal of juggling.

31 The materials from Djibouti found in the French archive do not tell us what it meant to be an Italian Muslim subject in Djibouti during the demonstration, a demonstration organized by a French power which, at the same time, was claiming to be the protector of Muslims. The archival material on the demonstration held in Addis Ababa however reveals the conflicted experiences of Arabs who were the formal subjects of an enemy nation, but who were also involved in Muslim politics that required contact with a colonizing power engaged in wider geopolitical considerations.

32 During the Addis Ababa demonstration, many of the protesters, including the chief representative of the Arabs, were Arab Muslims who were also British subjects. The seven Arabs who wrote the original letter in December 1927 were British subjects, as were some of the Arab representatives in the palace. The fact that they organized a pro-Italian demonstration was something that had to be explained to the British

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authorities in Ethiopia. This task fell to Sayyid Muhammad al-Mihdār, the main Arab representative at that time. Following the demonstration, al-Mihdār went to the British legation to explain their actions. According to the British report of the meeting, al-Mihdār apologized for the protest but explained that they had been put in a difficult position because of the Italian occupation. The British officer in Addis Ababa, who had received al-Mihdār, reported: Although he is a rugged old man, he nearly broke down, explaining how difficult their position was, loyal to Great Britain as they were, with spies everywhere ready to denounce them to Italian authorities for disloyalty to Italy. “When I leave you know,” he ended, “I shall be stopped at the legation gates and cross-questioned about my business here with you. But rather than neglect, in future, my duty to the British government, I will gladly go to prison, and deem it an honour.”58

33 From this narrative, it is clear that being Muslim was a very complicated affair. The Muslims of Djibouti had aspired to become independent. They expressed this in political terms, but were also engaged in a strategy aimed at liberating the Muslim from within by renewing his sense of morality. In spite of their aspirations and desires, they nevertheless were caught up in the geopolitical games of the European colonial powers. In this, their identity as Muslims was important, as were their alliances with the different powers.

34 The post-WWI period, which started in 1919 with the signing of the Versailles Peace Treaty, ended in 1939 when Germany invaded Poland. This also brought to an end the diplomatic campaigns between Italy, France and Britain regarding the recognition of Italy's occupation of Ethiopia. On 29 November 1938, France finally recognized Italy's control of Ethiopia. France's Prime Minister, Édouard Daladier, accredited André François-Poncet as France's Ambassador to the King of Italy and Emperor of Ethiopia (Sbacchi 1997: 252). This recognition, however, was too little and too late. Vis-à-vis the French, the Italians by 1938 were not only interested in the recognition of their control of Ethiopia: they also asserted their colonial right to Djibouti, Tunisia, Nice, Savoy and Corsica. By 1940, the government of Daladier was prepared to hand over Djibouti to the Italians, who now controlled Ethiopia, Eritrea and Italian Somaliland as one territory (ibid.: 253). The effect this had on the Arab Muslims of Djibouti is, regrettably, beyond the scope of this short article.

35 Although we might be curious to know more about what happened to the Arabs after 1939, the interwar period has provided ample evidence to demonstrate how the colonial subjecthood of the Arab Muslims of Djibouti was constituted. We learned that although the Arabs were resident in the geographically bounded locality of the colony of Djibouti, the geographical scale of their existence went beyond the immediate geography of the colony. Their interactions with France were shaped by the dynamics of the wider geopolitical situation, which had introduced influences originating from distant geographical spaces. Among those influences were the United States, with its Wilsonian notion of sovereignty; post-WWI Europe, with the competition between states for power; and unfolding events in Palestine, Egypt, Yemen and Ethiopia. This wider context was of importance for Djibouti Muslims and the French colonial authority that was interacting with them.

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36 Through the analysis of French colonial documents, this article has shown that the Muslim Arab diaspora in the Indian Ocean port space has been shaped by wider geopolitical concerns and interactions, rather than a one-to-one interaction with the colonial power that dominated a particular geographically defined region such as the territory of Djibouti. It is indeed much easier to analyze the colonial policy of x or y colonial power in a specific colony without taking into account international relations and geopolitical factors. Looking at geopolitical issues in the formation of this specific interaction poses challenges for the researcher but provides a more in-depth understanding.

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NOTES

1. As an example, see the following works on Islam in Indian Ocean Africa by G. CAMPBELL (2007) and R. LOIMEIER & R. SEESEMANN (2006). The present article is a new study of the interwar years' underpinning issues discussed in the author's recent publication (BEZABEH 2016).

2. C HAMBRE DE C OMMERCE DE D JIBOUTI (C CD), “Population de Djibouti”, Services des renseignements commerciaux et de la colonisation, Revue Coloniale, July-August 1901,< >19 (1), pp. 228-238. 3. A number of studies have shown the geopolitical significance of Djibouti. This article aims to go beyond that and show how the Arabs of Djibouti were affected by geopolitical contestation that occurred during the interwar period. For studies that show the geopolitical significance of Djibouti see, for example, A. GASCON(2005).

4. Regarding the Yemenis of Djibouti, see A. ROUAUD (1997) and S. A. BEZABEH (2016). 5. http://avalon.law.yale.edu/20th_century/wilson14.asp. 6. For an interesting discussion regarding Wilsonian sovereignty, see L. SMITH (2009). 7. Regarding the 1919 Revolution and the eventual independence of Egypt, see S. BOTMAN (1991). 8. Aden American Consulate to the Secretary of State, “Present Interest and Relation of Great Britain, France and Italy in Abyssinia, 22 April 1919,” in Records of the Department of State relating to the internal affairs of Ethiopia (Abyssinia), Rol. I, Washington: National Archive and Record Service (U.S. DEPARTMENT OF STATE 22 April 1919). 9. Ibid. 10. On the political contestation that resulted from Ethiopia's attempt to enter into the League of Nations, see J. ALLAIN (2006). 11. Regarding European rivalry in the region during the interwar period, see J. BRADLEY(1976). 12. Ibid. 13. On the state of Asir, see A. K. BANG (1996).

14. Regarding this agreement, see P. CAMBON, E. GREY & A. DI SAX GIULIANO (1908). 15. American Consul of Aden to The Secretary of the State, “Suggestions as to the Possible Methods of Reforming Abyssinian Affairs”, with attached letter of Haj Abdul Kadir Ba Wazir, April 23, 1919, in Records of the Department of State relating to the internal

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affairs of Ethiopia (Abyssinia), 1910-1929, Rol. I, Washington: National Archive and Record Service (U.S. DEPARTMENT OF STATE 1919). 16. At the beginning of the twentieth century, the Christian Shäwa state which, throughout the long history of Ethiopia occupied a marginal position in the Ethiopian empire, became the power base of the country as the nobilities of this region took control of the state machinery. Led by Emperor Menelik II who defeated the Italians in the Battle of Adwa on 1 March 1896, the Shäwa state expanded to incorporate regions that were not previously under the domain of the state of Ethiopia. The eastern region, with which Al-Hājj Abdul Kadir ‘Umar Bā Wāzir was concerned, was predominantly inhabited by Muslims and was included in this process of expansion. For an excellent discussion regarding the expansion of the Ethiopian state during this period, see DONHAM & JAMES (1986). 17. Ibid. 18. Ibid. 19. Ibid. 20. U.S. DEPARTMENT OF STATE (22 April 1919), op. cit. 21. Jean La Franchi, Président du tribunal de première instance, to Monsieur le Président du tribunal supérieur, 21 July 1930. File: Affaire Barrognes, Farnines, Magistrats. ANOM 1AFF-POL 697 (ANOM 21 July 1930).

22. Regarding issues of citizenship in Djibouti, see S. BEZABEH (2011).

23. ANOM (21 July 1930), op. cit. 24. Ibid. 25. Regarding the Young Men's Christian Association (YMCA), see S. BOTMAN (1991: 116). 26. L'évolution islamique à la Côte Française des Somalis. File: Note sur l'Islam en Afrique noire. ANOM CFS 4e 2, 3, 4 (ANOM 1937). 27. Ibid. 28. Ibid. 29. Ali Bā Nabīla to Muslims of Djibouti, December 1920, Saigon. File: “Correspondance des opérateurs de Djibouti (8 January 1907 to 17 June 1957).” Box: “Correspondance des Opérateurs Économiques de 1907 à 1957” (CCD 1920). 30. Ibid. 31. The names of the founders are Ahmed Ben Ahmed, Ali Coubeche, Hassan Dorani, Nadj Mohamed, Salem Abdelah Mooti, Abdourkhman Dorani, Cheikh Omar Ba Zara, Rached Dallab Hay, Mohamed Delleitah, and Hadj Hussein Nour. 32. Approbation de Statut, Le Président du Comité, 10 December 1930, File: Association de Bienfaisance Islamique; Règlement de L'Association Islamique de Bienfaisance à Djibouti. File: Association de Bienfaisance Islamique. ANOM 4e 8-9 (ANOM 1930). 33. Le Comité de L'Association Islamique de Bienfaisance à son Excellence Monsieur le Gouverneur de la Côte Française des Somalis, 5 January 1931. File: Association de Bienfaisance Islamique. ANOM 4e 8-9 (ANOM 1931). 34. Ibid. 35. Ibid. 36. Regarding the diplomatic maneuvers of the time, see A. SBACCHI (1997).

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37. On the agreement between Laval and the Italians, see G. B. STRANG (2001). 38. Ibid. 39. On Italian propaganda, see M. A. WILLIAMS (2006). For an excellent discussion of the link between Italy propaganda in the Middle East and its ambition of colonizing Ethiopia, see H. ERLICH (1994).

40. On the pro-Ethiopian stance in Cairo, see H. ERLICH (2002). On the pro-Ethiopian stance in Aden, see S. REES (2008). 41. From H. M. Consul to Secretary of State of Foreign Affairs, Memorandum and Enclosure: Italian Muslim Policy, 18 August 1936. FO/371.20202 (BRITISH FOREIGN OFFICE RECORD 18 August 1936). 42. Ibid. 43. Le Gouverneur de la Côte française des Somalis et dépendances A. Annet à Monsieur l'administrateur Commandant le cercle de Djibouti, 16 June 1936. File: Note sur L'Islam en Afrique noire. ANOM, CFS 4e 2, 3, 4 (ANOM 16 June1936). 44. Le Commissaire de Police de Djibouti to Monsieur le Gouverneur de la Côte Française des Somalis (sous couvert de M. le Commandant de cercle), A/S Papiers vendues en ville, 9 June 1936. File: Note sur L'Islam en Afrique noire.ANOM, CFS 4e 2, 3, 4 (ANOM 9 June 1936).

45. ANOM 16 June 1936, op. cit.

46. ANOM 9 June 1936, op. cit. 47. Ibid. 48. Ibid. 49. Ibid. 50. Ibid. 51. Ibid. 52. “Une manifestation musulmane significative,” Correspondance d'Orient, December 1937, p. 560. 53. Regarding the self-characterization of France as a Muslim power (“puissance musulmane”), see D. ROBINSON (1999). 54. L'évolution Islamique à la Côte Française des Somalis, 1938. File: Association de Bienfaisance Islamique. ANOM, CFS 4e 8-9 (ANOM 1938). 55. Ibid. 56. Ibid. 57. Ibid. Author's translation. 58. BRITISH FOREIGN OFFICE RECORD (18 August 1936), op. cit.

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ABSTRACTS

This article argues that imperial geopolitical contestations were important for the transnational existence of Muslim diasporas of Djibouti during the interwar years (1919-1939). The author examines global geopolitical processes as part of his analysis of diasporic formation in the region. Contemporary studies of the Indian Ocean have viewed diasporas as creating connections between Oceanic systems and focused on discourses, networks, genealogy and cosmopolitanism to explain transnational existence. While the study of diasporas through these lenses is a legitimate point of departure, this article shows how geopolitical contestations at the global level place the region's Muslim community in a different and broader geographical scale of existence. This article examines how Arab Muslim diasporas adopted the language of empires to express political aspirations. It also demonstrates how, through the formation of associations, diasporas engaged with the geopolitical game between competing European colonial powers. Because members of Arab Muslim diasporas were not free agents, living as they were under colonial occupation, geopolitical contestations of empire structured the lives of Muslim Arabs in colonial Djibouti.

Cet article suggère que les contestations géopolitiques des empires avaient de l'importance pour l'existence transnationale des diasporas musulmanes à Djibouti pendant l'Entre-deux-guerres (1919-1939). L'auteur étudie les processus géopolitiques internationaux dans son analyse des formations diasporiques de la région. Afin de décrire leur existence transnationale, des chercheurs contemporains de la région de l'Océan indien considèrent que les diasporas créaient des liens entre les différents systèmes océaniques par leurs discours, réseaux, généalogies et leur cosmopolitanisme. Alors que l'étude des diasporas à travers ces optiques constitue un point de départ légitime, cet article démontre comment les contestations géopolitiques au niveau mondial finissaient par situer la communauté musulmane de la région au sein d'une échelle d'existence à la fois différente et plus large. Cet article analyse comment les diasporas arabo-musulmanes adoptaient le langage des empires afin d'exprimer leurs aspirations politiques. D'ailleurs, en établissant des associations, les diasporas s'engageaient dans le jeu géopolitique entre les puissances coloniales européennes concurrentes. Parce que les membres de ces communautés n'étaient pas des « agents libres », vivant sous l'occupation coloniale, les contestations géopolitiques des empires structuraient les vies des diasporas arabo-musulmanes à Djibouti sous le colonialisme.

INDEX

Mots-clés: Djibouti, Océan indien, diasporas arabes, subjectivité coloniale, géopolitique, islam Keywords: Djibouti, Indian Ocean, Arab diasporas, colonial subjecthood, geopolitics, Islam

AUTHOR

SAMSON A. BEZABEH Makerere Institute of Social Research, Kampala, Uganda; African Studies Center, Leiden (Netherlands).

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Les célébrations du Maouloud au nord de la Côte-d'Ivoire Entre espace de réislamisation, socialisation et quête de légitimité politique1

Issouf Binaté

1 Le Maouloud1 ou la commémoration de la naissance de Muhammad est un culte de dévotion au prophète de l'islam. Ses célébrations en Afrique de l'Ouest, peu visibles et circonscrites à certains grands centres religieux — notamment Djenné, Tombouctou, Kong, — avant l'entreprise coloniale à la fin du XIXe siècle, sont une pratique des musulmans de rites malékites, l'école juridique dominante sur cet espace du continent. À partir de la décennie 1940, des débats sur sa légitimité ont opposé ce groupe aux hanbalites, plus connus sous les appellations de wahhabites, et ont parfois débouché sur des rixes (Kaba 1974 ; Triaud 1979 ; Brenner 1991 ; Miran 1998 ; Binaté 2012). Même s'il ne tire pas sa source du Coran et des hadiths, le Maouloud continue d'être une fête religieuse bénéficiant d'une popularité croissante (Holder 2009 ; Soares 2010 ; Holder & Olivier 2014 ; Binaté 2015).

2 La Côte-d'Ivoire, située dans cette partie de l'Afrique, connaît aussi cette effervescence autour de la naissance de Muhammad. Cette commémoration appelée domba est une tradition religieuse dans les régions au nord du pays où l'islam a fait son entrée des siècles plus tôt. Toutefois, le peu d'engouement autour d'elle, comparativement à l'Aid al-fitr et l'Aid al-Adha, respectivement les fêtes de la rupture du jeûne de Ramadan et du sacrifice, et sa relative discrétion jusqu'à la fin des années 1980 semblent expliquer pourquoi les chercheurs et missionnaires de l'administration coloniale s'y sont peu intéressés (Tauxier 1921 ; Marty 1922 ; Triaud 1974 ; Haidara 1986 ; Launay 1997 ; LeBlanc 1998 ; Savadogo 1998 ; Miran 2006 ; Binaté 2012).

3 Mais au tournant de la décennie 1990, marquée par la fin du régime politique de parti unique qui a longtemps symbolisé l'absence de liberté d'expression dans l'espace public, de nouvelles mesures prises par l'État allaient donner de la visibilité à ces festivités islamiques. En effet, ce décloisonnement de la vie politique a entraîné la reconnaissance officielle et l'apparition d'organisations religieuses parmi lesquelles la

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Ligue islamique des prédicateurs en Côte-d'Ivoire (LIPCI), le Conseil supérieur des imams (COSIM) et le Conseil national islamique (CNI). Ces structures islamiques étaient des interfaces de la communauté musulmane dans ses rapports avec les pouvoirs publics. Dans un environnement sociopolitique dominé par les questions d'intérêt public, notamment l'« ivoirité » — avec en toile de fond le problème de la citoyenneté du musulman nordiste —, elles parvinrent à obtenir de leurs doléances adressées au gouvernement des jours fériés et payés pour des fêtes religieuses comme le Maouloud en 1991 (Miran 2006).

4 Cette institutionnalisation du Maouloud au titre des fêtes nationales religieuses, loin de satisfaire toutes les attentes communautaires, constitua néanmoins une aubaine pour sa meilleure organisation. Ainsi, dans les communautés organisées autour de mosquées, la nuit du 11 au 12 de Rabbi'al-Awwal2 est consacrée à la prière et le lendemain, jour férié, au repos. Toutefois, cette fête a une particularité pour les populations originaires du nord du pays. En effet, c'est l'occasion pour elles d'un retour au faso (litt. le pays, ici au sens de « la terre des ancêtres » en langue malinké) pour des retrouvailles familiales. Organisés individuellement à l'origine, ces mouvements de retour au faso ont pris des allures importantes avec l'initiative de figures religieuses charismatiques comme Matié Boiké Samassi et son disciple Ousmane Doumbia. Installés dans la région du Kabadougou, précisément dans les villages de Kélindjan et Dabadougou, ces guides religieux, peu connus du milieu communautaire avant la décennie 2000, ont réussi, sur le modèle des organisations confrériques, à s'affirmer comme des religieux de premier plan au nord du pays et au-delà. Cette posture d'hommes de foi, construite en partie durant la période délicate de crise militaro-politique3 qu'a connue la Côte-d'Ivoire à partir de 2002 — avec ses effets de paupérisation, de partition du pays entre forces belligérantes, ajoutés au retour de pratiques cultuelles frisant le paganisme (Fofana 2011 ; Miran 2015) —, a fait d'eux des personnes-ressources autour de qui des projets de retour à la normalisation de la vie pouvaient être réalisés. Déjà sollicités pour leur baraka — perçue dans l'imaginaire collectif comme nécessaire à la réalisation de soi (Bava 2002) —, ces guides participeront à faire des commémorations de la naissance du prophète Muhammad, entreprise mobilisant des masses, des espaces de rencontres et d'échanges sur les défis du moment.

5 La présente étude sur les célébrations du Maouloud s'appuie sur des données empiriques collectées depuis 2008 en Côte-d'Ivoire. À partir d'une approche diachronique, elle analysera l'évolution de cette pratique religieuse aussi bien à Kélindjan qu'à Dabadougou et son apport à la réislamisation de cette partie du pays où les pratiques musulmanes avaient été en partie délaissées pendant l'occupation des mouvements rebelles. Ces festivités bénéficiant d'un soutien populaire, un regard sera porté sur leurs enjeux, surtout avec le retour massif des populations sur leur terre d'origine et l'implication des entrepreneurs politiques.

Kélindjan et Dabadougou : historique de villages et de figures religieuses en expansion

6 La cartographie religieuse historique de la Côte-d'Ivoire indique un partage du pays entre un Sud chrétien et un Nord fortement islamisé. Même si cette configuration a évolué au fil du temps, du fait même de la mobilité sociale observée dans ce pays, certaines régions ne demeurent pas moins des bastions de l'une ou l'autre de ces

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religions. Ainsi, malgré une large diffusion sur l'ensemble du territoire au XXe siècle, l'islam est la religion dominante au Nord, avec des localités-symboles ayant servi de têtes de pont à son introduction. Dans le Kabadougou, Samatiguila est l'un des centres religieux, présentée par Paul Marty (1922) comme étant la « ville sainte » précoloniale de la région. C'est sur des terres aux alentours de cette cité que naîtront les villages de Kélindjan et Dabadougou.

7 Soumis à un climat de type soudanais avec une végétation de savane, Kélindjan et Dabadougou sont situés dans l'ancien royaume du Kabadougou (Person 1975). Ces deux localités ont la particularité d'être apparues dans les années 1920, plusieurs siècles après la création de Samatiguila que Jean-Louis Triaud (à paraître) — en s'appuyant sur les travaux de John M. O'Sullivan et Yves Person —, situe au début de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Kélindjan s'inscrit dans la reconfiguration du patrimoine foncier de Samatiguila dont il est distant d'environ 13 kilomètres. En effet, la terre sur laquelle s'implante Kélindjan est une ancienne propriété des Peuls du village de Bougoussa dans le canton Folon. Elle fut accordée par Kassou — alors chef du canton Folon installé à Minignan — à Mohamed Samassi ou Ladji Tchokoro (1876-1979) à la demande de celui- ci pour ses besoins agricoles. Cette attribution est intervenue dans la décennie 1920, une période au cours de laquelle les espaces cultivables4 autour de Samatiguila étaient devenus peu rentables en termes de production. Le choix de ce site a été motivé pour ses atouts, notamment sa richesse en faune et en flore. Il servait déjà de terrain de chasse aux populations, mais c'est sa proximité avec le fleuve Baoulé qui allait en faire une terre propice à l'agriculture. La dénomination « Kélindjan » a d'ailleurs un lien avec cette particularité topographique puisqu'il s'agit en réalité d'un nom composé de kélin (bande de terre entre des cours d'eau) et djan (long), soit littérairement « longue bande de terre entre des cours d'eau ». Cette précision relative à la taille (djan) distinguait ce site des autres espaces entourés d'eau de la région qui servaient de lieux de pêche aux femmes.

8 Le site de Kélindjan est ainsi bordé par le fleuve Baoulé et trois autres cours d'eau que sont Bagonni, Korokoni et Léléko5. Il servait à son acquéreur Ladji Tchokoro de domaine pour ses activités agricoles où il y séjournait pendant la saison des pluies (d'avril à septembre) avant de retourner vivre à Samatiguila à la fin des récoltes. Les activités saisonnières tournaient autour de la culture du riz, du maïs, de l'arachide, etc. à laquelle prenait part sa famille. Matié Boiké, l'un des membres de cette famille, confie avoir fait partie des expéditions sur Kélindjan dès son bas âge6. D'ailleurs, c'est ce dernier qui donnera à cette terre agricole une nouvelle allure.

9 Matié Boiké, de son vrai nom Aboubakar Samassi, est l'unique fils de Ladji Tchokoro Samassi et Matié Sanogo. Il a passé son enfance et fait son éducation religieuse auprès de ses parents à Samatiguila où il vit le jour en 1931. À l'adolescence, il s'initia au négoce qui le conduisit dans les régions du sud et de l'ouest du pays pour la vente de noix de cola et le commerce de bétail. Mais ces entreprises tournèrent court et il regagna son village pour assister son père qui, du fait de son âge avancé, éprouvait de plus en plus de difficultés à faire les allers-retours entre Samatiguila à Kélindjan. Matié Boiké, alors marié et père de plusieurs enfants, prit le relai de la conduite des activités champêtres sur le même rythme en y associant la chasse du gibier. De nombreux témoignages recueillis informent sur sa loyauté envers ses géniteurs. Un jour, son père qui sentait sa fin approcher, lui demanda de faire une promesse (Binaté 2015) :

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Je veux que tu me fasses une promesse. [Laquelle ? demande le fils]. C'est au sujet de Kélindjan. Je veux que tu t'y installes après ma mort pour fonder un village. Cette terre n'est pas à Samatiguila. Elle est une propriété des Peuls qui m'a été accordée par amitié. Après ma mort, si personne ne s'y installe, elle reviendra aux Peuls. Par contre, si tu acceptes d'honorer cette promesse, non seulement la terre sera à Samatiguila, mais tu y seras comblé d'une grandeur et d'une réputation que même moi, ton père, n'ait eue.

10 Peu après ces conversations, le père rendit l'âme en 1979. Suivant la volonté du défunt, le fils poursuivit ses allers et retours entre le village et la terre agricole au gré des saisons. Par ailleurs, la famille Samassi n'était pas seulement connue pour ses activités de cultivateur. Aux côtés des familles Diaby détentrices des deux pôles du pouvoir (imamat et chefferie du village) à Samatiguila, elle jouissait d'un prestige religieux hérité de leurs ancêtres Kissi Magan Souaré7 et Salim Souaré ou Swary (Wilks 1968). Cette place importante des Samassi dans l'islamisation de la région du Kabadougou à travers leurs écoles coraniques a été reconnue par Paul Marty (1922). Aussi, le rôle de « duwahukèla » (litt. en langue malinké, « celui qui fait des bénédictions » lors de cérémonies socio-culturelles) que les descendants de cette famille continuent de jouer est illustratif de cette légitimité religieuse. Dans cette configuration, Matié Boiké, même s'il affirme ne pas être instruit, n'était pas moins disposé à la fonction de religieux. Il avait d'ailleurs été initié à la Qâdîriyya par son père — Ladji Tchokoro — et faisait déjà parler de lui pour les bienfaits de sa baraka.

11 Ainsi, en s'installant définitivement à Kélindjan à la fin de la décennie 1980, Matié Boiké voulut en faire un lieu consacré à l'islam, en marge de la localité de Samatiguila qui a perdu de son rayonnement de « ville sainte », où des personnes en quête d'expiation de leurs péchés trouveraient refuge. Il élaborera alors une charte non écrite dont les principes, puisés en partie dans l'islam, serviront de base à l'organisation du village : interdiction de l'alcool, de la musique et de la cigarette. Dans la pratique, il réussit avec sa famille à mobiliser du monde autour de cette idée, puis à constituer un patrimoine cultuel composé d'une mosquée d'une capacité de plus de deux cents places, d'un lieu de retraite spirituelle et d'une école coranique qui accueillera de nombreux talibés, dont Ousmane Doumbia, venu de Dabadougou.

12 Dabadougou, l'autre terrain de notre étude, est un village situé à cinquante kilomètres sur l'axe Odienné-, au pied d'une chaîne de collines. Il tient son nom de Daba, chef du canton Nonhoulo et originaire du village de Séguélon, mort en 1916. Ses habitants, essentiellement des Malinkés, Peuls et Sénoufos « malinkéisés », étaient préalablement installés à Gessogo, à sept kilomètres au nord de l'actuel Dabadougou. Ils y seraient arrivés par vagues successives : une première conduite par la famille Koné en 1932, suivie deux ans plus tard par une autre, la famille Doumbia. Après quelques années de cohabitation, une rencontre réunit les habitants au sujet de l'organisation du village en avril 19368. Il a alors été décidé que la fonction de dugutigui ou chef de village revienne à la famille Koné, des Sénoufos animistes, considérés comme les premiers occupants. La famille Doumbia, avec à sa tête Mory Doumbia, un musulman négociant qui faisait le commerce entre la zone forestière de la colonie de la Côte-d'Ivoire et Nioro du Sahel (Soudan français, actuel Mali)9, obtint la charge des affaires religieuses.

13 La gestion, ou du moins, la pérennisation de cette fonction liée au culte nécessitait la construction d'une lignée d'ulémas. Ce projet partit de Youssouf Fofana, un esclave affranchi de Mory Doumbia qui dirigeait la prière au village en l'absence de ce dernier occupé à ses activités commerciales. Youssouf Fofana assurait déjà l'imamat à Gessogo

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avant d'être reconduit dans ses fonctions à Dabadougou. À son décès en 1936, ce fut l'un de ses élèves, Yacouba Doumbia10, qui reprit l'imamat et se chargea d'organiser l'enseignement coranique. Il officia ainsi durant plusieurs décennies, ce qui permit d'asseoir l'hégémonie religieuse de la famille Doumbia dans le village. Mais lorsqu'il mourut en 1994, Karamoko Fofana, son assistant et fils de son prédécesseur, fut nommé à son poste. Cette disparition fut un coup dur pour la famille Doumbia qui, en l'espace de deux ans, avait perdu deux des leurs. Ousmane Doumbia (connu sous le nom de Ladji Daba11), alors adolescent et orphelin de père12, décida de poursuivre sa formation religieuse en dehors de son village. [...] j'ai commencé à approfondir mes connaissances en matière de spiritualité en suivant la voie des cheikhs, le chemin qui mène à Dieu. Pour cela, je visitais les oulémas dont j'avais entendu parler au Burkina, Gambie, Ghana, Sénégal, etc. pour un séjour d'un à deux mois pendant lequel j'observais leurs comportements et manières de faire de sorte à pouvoir en faire autant13.

14 Cette initiative le conduisit à Kélindjan en 1995, où il avait eu écho de la présence d'un homme saint ou walî, Matié Boiké Samassi. Les rapports entre les deux hommes furent ceux de maître à disciple. Le premier, après quelques années passées simultanément à l'école primaire publique de son village et à l'établissement coranique familial, avait une connaissance relative du français et de l'arabe. Son niveau d'instruction islamique n'excédait pas le premier cycle d'étude14, même s'il avait une connaissance en matière de sciences ésotériques reçue d'ulémas et mystiques auxquels il avait rendu visite. Mais ce fut sa rencontre avec Matié Boiké Samassi, déjà populaire dans la région pour sa baraka, qui allait être décisive dans son parcours.

15 Le séjour d'Ousmane Doumbia à Kélindjan avait pour objet la recherche de baraka, l'élément indispensable à ses yeux pour atteindre ses objectifs. En effet, la baraka, en tant que ressource religieuse, ne s'obtient que dans la pratique de dévotion du disciple à son maître ou d'un individu à un être suprême, à l'issue d'une formation islamique classique (Lings 1990 ; Brenner 2000, 2005 ; Soares 2005). Du coup, sa transmission reste de l'ordre du subjectif, voire du surnaturel. Parce qu'elle peut se transmettre par la filiation — dans le cas des lignées d'ulémas — ou simplement par le mérite. Du fait de son expérience du monde religieux, Ousmane Doumbia avait conscience de cette réalité. Ainsi, le service pour la satisfaction de Matié Boiké Samassi occupait un pan important de ses activités à Kélindjan. Parallèlement aux études islamiques qu'il poursuivait auprès de Vakamoko Samassi, le fils aîné du cheikh et responsable de l'école coranique du village, il s'adonnait aux activités agricoles, de pêche et assistait les épouses de ses hôtes en approvisionnant leur ménage en eau et en bois de chauffe pour la cuisine. Ce dévouement au travail qui dura sept années, finit par lui attirer l'attention du cheikh Matié Boiké Samassi. Un jour, il m'a appelé en disant : « Daba [Ousmane Doumbia], j'ai appris que tu ne fais aucune autre utilisation personnelle de tes récoltes à part me les rendre ! Pourquoi fais-tu cela ? » « C'est pour ton respect Ladji [Matié Boiké Samassi]. C'est en ton nom que j'ai fait ces champs. Je me suis interdit ces récoltes pour te servir » répondais-je. Il me dit : « Tu t'es interdit de consommer tes récoltes que tu m'as promises pour mon respect ! Saches que tout ce que tu prononceras de bien en faveur de quelqu'un Dieu l'exaucera »15.

16 Ces échanges, outre le témoignage de la reconnaissance d'un maître à son disciple, indiquent qu'Ousmane Doumbia avait rempli sa mission : c'est-à-dire réussir à satisfaire le cheikh, en d'autres termes, avoir sa baraka. Lorsqu'il retourna à Dabadougou à la fin de son séjour en 2002, il en fit l'expérience, d'abord en s'installant en tant que guide

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spirituel pour des personnes en quête de bien-être social et, plus tard, en instituant la commémoration de la naissance du prophète ou Maouloud sur le modèle de celui de Kélindjan.

Le Maouloud : singularité d'une pratique religieuse et vecteur d'une réislamisation au nord du pays

17 En s'établissant à Kélindjan, Matié Boiké Samassi voulut faire de cette exploitation agricole un centre religieux. Cela passa par une série d'actions, notamment sensibiliser autour des normes régissant l'organisation du village, bâtir des infrastructures pour les pratiques cultuelles et accueillir les personnes en quête de spiritualité. Mais ce fut le Maouloud qui donna une grande visibilité au village.

18 La célébration du Maouloud, en effet, est une tradition chez les populations musulmanes au nord de la Côte-d'Ivoire. On ne saurait dater avec précision le point de départ de cette pratique dans cette partie du pays. Toutefois, il convient de noter qu'elle s'est imposée dans le monde musulman au cours du XIIIe siècle, après son institution à l'an 362 de l'hégire en Égypte par le calife Fatimide Al-Muizz Din-Allah (932-975). Si le Maouloud, une pratique non attestée explicitement dans le Coran et les hadiths, suscite depuis longtemps de nombreux débats dans le monde musulman, en Afrique, au sud du Sahara, où il connait une effervescence, les polémiques ne sont apparues qu'au milieu des années 1940, avec le retour de jeunes réformistes des universités des pays arabo-musulmans. Mais en dépit des incidents et des scissions au sein de la communauté, le Maouloud s'est maintenu avec une pluralité de rites de célébration.

19 Dans les villes de Djenné et Tombouctou (Mali), où l'islam a une présence ancienne, les 12e et 18e jours du mois de Rabbi'al-awwal, correspondant à la naissance et à la dation de Muhammad, sont des moments de prières et de louanges au Prophète, mais aussi de liesses populaires (Holder & Olivier 2014). Ce même rituel est suivi dans le pays voisin de la Côte-d'Ivoire, avec seulement la nuit de la naissance célébrée officiellement, assortie d'une pluralité de pratiques observables au sein de la communauté. L'initiative de Kélindjan que l'on va décrire en est une illustration.

20 En instaurant la commémoration de la naissance du Prophète, Matié Boiké Samassi a rendu publique sur sa terre une de ses pratiques cultuelles favorites : la prière sur Muhammad. En plus de ne faire aucun mystère sur ses relations avec ce dernier — qu'il voyait en songe —, il construisit un véritable projet en s'appuyant sur des références coraniques : « [...] Allah et Ses Anges prient sur le Prophète ; Ô vous qui croyez priez sur lui et adressez-lui vos salutations » (Coran S.33 - V.56). Le projet, soumis à ses enfants et au reste du village en 1996, fut dévoilé en ces termes : Nous sommes à une époque qui m'inquiète. Parce que le Coran est tout ce qui lie Muhammad à Dieu. Mais de nos jours, le Coran est devenu un instrument de jeu servant même, à certains, de moyen pour se faire de l'argent et, d'autres, pour se divertir [musique]. Or, le Coran n'est pas destiné à cela. Au vu de toutes ces choses, je souhaite qu'on initie la prière sur le Prophète du début au 10e jour du mois de sa naissance16.

21 Le rituel de la célébration du Maouloud consiste à faire acte de dévotion au Prophète à travers la lecture et les dhikr, mais sur un mode d'organisation différent des pratiques connues en Côte-d'Ivoire. En effet, aux récitations de poèmes en usage que sont le

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Takhmis al-wasa'il al-mutaqabbila fi madh al-nabi et Takmis al-witriyya (Triaud 2013), Matié Boiké Samassi préféra la lecture du Dala'il al-Khayrat du soufi marocain Muhammad Ibn Sulayman al-Jazuli17, structurée à partir d'une gestion en trois temps : 1er au 10 Rabi'al-Awwal ou étape 1 : consacré au N'ganian siri (litt. « lier l'intention », entendu ici par la « formulation des intentions » en langue malinké), inaugurant les séances de lectures du Dala'il al-Khayrat et de dhikr. Pendant 10 jours, les talibés, par petits groupes ou individuellement, se retrouvent aux alentours de la mosquée pour la lecture et les invocations. 11 Rabi'al-Awwal ou étape 2 : Konti bo (litt. « faire les comptes ») ou le comptage du nombre de lectures et d'invocations réalisées. C'est le jour le plus important. Il est consacré au bilan des activités des talibés et constitue une occasion de rassemblement de masse au cours de laquelle le cheikh Matié Boiké et ses invités font des bénédictions aux pèlerins. 12 Rabi'al-Awwal ou étape 3 : Saraka bô (litt. « faire le sadaqa ») ou les cérémonies d'offrandes (en langue malinké). Cette étape se résume à l'immolation de bœufs, moutons, etc. dont la viande est distribuée aux ménages du village et aux participants. Elle met fin aux festivités du Maouloud.

22 Cette initiative a commencé avec les résidents du village en 1996. Au cours de la même décennie, ses échos atteignirent des localités au sud du pays d'où provenaient des convois de pèlerins en quête de spiritualité. Peu à peu, ces commémorations se révélaient, avec l'affluence des participants due aux supposés bienfaits de la baraka de Matié Boiké Samassi, être des espaces d'échanges en dehors des tribunes traditionnelles d'expression de la religiosité. Cet « espace public religieux » (Holder 2009) en construction, dans une Côte-d'Ivoire alors en proie à un conflit militaro-politique sans précédent (Akindès 2004), constitua bientôt une sorte d'espace de réislamisation dans une région qui avait commencé à revenir aux cultes traditionnels, voire syncrétiques. En effet, ce conflit, qui avait entraîné la partition du pays, a vu l'entrée en scène, aux côtés des mouvements rebelles de chasseurs traditionnels ou dozo, de jeunes civils (Fofana 2011 ; Miran 2015). Ces derniers étaient soumis à des rituels de protection imaginaire — contre les balles d'armes à feu — concoctés par des oulémas et mystiques tels les imams Tiémoko Diarra à Bouaké, Sangaré Moussa18 (plus connu sous le nom de Somonkoro Moussa) à Odienné. Ousmane Doumbia, alors nouvellement installé à Dabadougou au moment des faits, relate son expérience dans ce conflit ivoirien : De mes voyages dans la sous-région, j'avais reçu d'un vieux au Burkina le secret de l'usage de deux versets du Coran pour en faire un moyen de protection. Si tu te laves avec cette mixture, les balles du fusil ne t'atteignent pas. [...] Pendant la rébellion, j'ai mis cette connaissance à la disposition des militaires et ce fut un succès. Lorsque je remplissais une barrique d'eau, tout le monde venait se laver. Cela les protégeait du fer. Ma maison était ainsi devenue comme un camp militaire19.

23 Cette intercession du religieux, à travers l'attribution de pouvoirs d'invincibilité et son rapport aux succès des opérations militaires sur le terrain, a participé à faire émerger chez les jeunes un sentiment de bravoure et de fierté à participer à une guerre légitime (Fofana 2011). Cependant, dans une région comme Odienné où l'islam avait un fort ancrage social, ces pratiques incluant le recours fréquent aux amulettes et à la sorcellerie, ont mis à mal les acquis d'un long processus d'islamisation et ont fini par faire réagir les élites musulmanes (Miran 2015) : Des imams ont été dénoncés pour avoir utilisé leurs pouvoirs occultes à des fins malveillantes et contraires à l'islam [...]. [Aussi] des voix musulmanes se sont élevées dans le Nord rebelle pour se plaindre du retour en force du « paganisme ».

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24 La rhétorique des condamnations de ces faits fut suivie d'une politique de retour à la normalité à travers le Maouloud. Comme cet événement mobilisait déjà du monde à Kélindjan et, à partir de 2006, à Dabadougou, il allait servir à des actions de réislamisation de cette région. Ce site étant une ancienne terre d'islam, la notion de « réislamisation » est perçue ici dans le sens d'une « renaissance religieuse », voire d'une « réforme des pratiques cultuelles des musulmans », comme l'entendent Murakam Toktogulova (2007), Maud Saint-Lary et Fabienne Samson (2011). Cette renaissance prit effet à travers l'instauration de la commémoration de la naissance du Prophète à Kélindjan et Dabadougou. En effet, le mode d'organisation du Maouloud initié dans ces villages était singulier, à la fois du fait de sa rupture d'avec les pratiques syncrétiques et festives observées ailleurs dans le pays et de l'engouement populaire autour de cet événement. Piétiste dans sa conception, cette réforme dans les pratiques cultuelles revêtit la forme d'une tribune d'expressions entre religieux et laïcs, cadets et aînés dans un contexte de crise de valeurs. Le 11 de Rabbi'al-Awwal servit de cadre à ces échanges.

25 Le programme des activités de ce jour se présente comme suit : comptage des lectures du Dalai'l al-Khayrat et dhikr, accompagné des bénédictions du cheikh. Cette occasion de captation de baraka qui suscitait la mobilisation d'une foule considérable à Kélindjan et Dabadougou fut mise au service de la daw'a. Cette nouvelle mission assignée au Maouloud contribua à allonger le protocole des discours avec des interventions de responsables d'organisations islamiques et autorités publiques sur des thèmes en rapport avec les préoccupations du moment. Le Conseil supérieur des imams (COSIM)20, prétendant être la structure faîtière des organisations islamiques du pays, donna le ton avec son émissaire l'imam Moussa Diabaté, en visite à Kélindjan en 2014 : Nous avons oublié Dieu et Dieu aussi nous a oubliés. [...] Nous négligeons la religion, vilipendons les mœurs, ne faisons plus attention au respect des parents. Les gens sont devenus leur propre arbitre. Le cheikh [Boikary Fofana, président du COSIM] demande aux sages d'exhorter tout le monde à retourner à nos valeurs. Ici à Odienné, ce sont les Touré qui ont le pouvoir de décision. Aujourd'hui, ceux-là ne font pas face à leur responsabilité. La conséquence de ce fait est que tout le monde est devenu son propre arbitre. Aujourd'hui, chez nous ici, c'est l'alcool qui est consommé. Nos mères [les filles] en font le commerce. Il y a chez nous aujourd'hui toutes sortes de dépravations21.

26 À l'étape de Dabadougou où il s'est rendu après celle de Kélindjan, son discours a porté sur le comportement des jeunes : Depuis la fin de la guerre, beaucoup de jeunes sont devenus idolâtres. Leurs poches sont remplies de talismans et leurs doigts d'anneaux. Ils pensent que d'autres voies peuvent répondre à leurs aspirations autres que celle de Dieu. Revenons à Dieu. Seul Lui dissipe les soucis. Il n'existe pas de pouvoirs mystiques qui n'émaneraient pas de Lui. Mettez fin à l'associationnisme qui consiste à suivre deux voies. Suivez la voie tracée par notre prophète en abandonnant les pratiques fétichistes qui ont pris de l'ampleur22.

27 Les autorités publiques, à qui revient la gestion des politiques de développement de cette région enclavée en partie à cause de son siège pendant le conflit, ont inscrit elles aussi leur intervention dans ce sens. Toutefois, elles ont insisté sur les responsabilités collectives dans la situation de précarité d'Odienné et incité à un retour aux valeurs caractérisant ses habitants : Les jeunes attendent les mains croisées qu'on leur trouve du travail. On leur dit qu'il n'y a pas de travail à la fonction publique. Les odiennéka [originaires d'Odienné,

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en langue malinké] ne sont pas connus pour ce type d'activités. Les odiennéka sont connus pour le juulaya [activités de négoce]. Quand je dis juulaya, je veux dire n'importe quel type de travail pourvu qu'il soit fait avec du sérieux. Si tu es un cultivateur ou un transporteur, sois le meilleur. C'est en cela qu'Odienné était connu. [...] Aujourd'hui, tout le monde a démissionné dans l'éducation des enfants. On ne parle plus à nos enfants. Chaque enfant fait ce qu'il veut. Mais si on fuit nos responsabilités, nous serons les premiers à en subir les conséquences23.

28 Les religieux qui avaient promu les rites de protection magico-religieux durant le conflit n'ont pas manqué d'appeler à leur tour à l'abandon de ces pratiques. Certes, Ousmane Doumbia était l'un des préparateurs mystiques à la base de la vulgarisation des pratiques anti-islamiques. Mais avec le constat de toutes les dérives de la soldatesque (vols, viols, meurtres), il a affirmé avoir tiré les leçons et s'être « reconverti » sur les conseils de Matié Boiké Samassi. Ce dernier, peu bavard par nature, n'accordait sa bénédiction à la foule qu'après avoir partagé avec elle les enseignements de l'islam. À l'occasion du Maouloud à Dabadougou en 2015, s'adressant aux populations en majorité paysannes de cette localité, il leur conseilla : Tout ce que vous entreprenez doit être accompagné de l'acquittement de l'aumône. Tout projet à succès qui n'est pas suivi de l'acquittement de l'aumône, ne plaît pas à Dieu. Même si vous disposez de bœufs, lorsque leur nombre devient important jusqu'à atteindre un certain niveau, vous devez consulter les oulémas pour savoir la mesure à tenir pour s'acquitter de l'aumône. Ainsi, votre activité se conformera aux principes de Dieu. [...] Puisse Dieu accorder Sa bénédiction aux activités champêtres, afin qu'à l'issue des récoltes vous puissiez vous acquitter de l'aumône24.

29 En somme, les célébrations du Maouloud sont une pratique connue des musulmans en Côte-d'Ivoire, même si certains — notamment les wahhabites — y voient une « bid'a » ou « innovation blâmable ». Mais étant donné l'effervescence et la mobilisation sociale suscitées par cet événement, désormais conduit par des cheikhs, le Maouloud a acquis de la notoriété. Celui-ci est en effet devenu un véritable « espace public religieux » aux enjeux multiples, allant de la réislamisation dans un contexte de crise de valeurs, d'une part, à une socialisation de personnes de retour au faso et d'entrepreneurs politiques en quête de légitimité, d'autre part.

Le Maouloud : d'un espace de socialisation à une « arène » de positionnement politique

30 Le nord de la Côte-d'Ivoire, pour avoir servi de porte d'entrée à l'islam, est resté le bastion de la religion musulmane. Sa population en majorité mandé malinké est connue pour les activités de juulaya auxquelles on peut associer celles des transports. Toutefois, cette région, à la limite de la zone soudanaise, a la particularité d'être l'une des plus pauvres et des moins peuplées de Côte-d'Ivoire. Cette situation, qui impacte négativement le développement socio-économique de la localité, trouve son origine dans l'histoire coloniale du pays. En effet, de la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la partie septentrionale de ce territoire fut le théâtre d'une série de bouleversements sociopolitiques dus à plusieurs événements : la résistance armée à la conquête coloniale menée par Samory Touré, la fin de l'esclavage domestique, l'introduction du travail forcé et l'apparition des épidémies de lèpre, de grippe, de variole, etc. Ainsi, lorsque le colonisateur ouvrit les voies commerciales en direction des zones forestières en vue

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d'une meilleure exploitation des ressources naturelles, ces sociétés souvent désintégrées virent partir leurs populations.

31 Selon le recensement de 1926 (Kipré 1987), on estimait à environ 20 000 le nombre de personnes ayant quitté les subdivisions administratives de Séguéla, Mankono, Odienné et Touba — soit 10 % de la population de ces zones — pour s'installer dans d'autres localités. Ces chiffres devinrent importants pendant la décennie 1930 au cours de laquelle les besoins en main-d'œuvre pour les travaux d'infrastructures publiques avaient entraîné le démantèlement de la colonie voisine de la Haute Volta (actuel Burkina Faso) créée en 1919. Ces populations installées dans les cercles administratifs situés le long des voies commerciales furent à l'initiative de l'implantation des foyers mandé malinké de Dioulabougou, Koko, Odiennékourani, etc.

32 Ce mouvement de déplacements circonstanciels qui a séparé des familles entières, n'a pourtant pas réussi à rompre les liens de parenté. Ceux-ci ont été entretenus au travers des fêtes musulmanes canoniques et du Maouloud. Dans la région du Kabadougou, la commémoration de la naissance du Prophète constitue ainsi la période des retrouvailles sur la terre des ancêtres. À l'origine, on y allait simplement pour visiter les familles, conclure des mariages, régler des différends, etc. Pour les personnes nées à l'étranger, c'était une occasion de faire la connaissance des parents et de mieux s'imprégner de leur histoire. Mais, depuis ces dernières années, avec la présence de Matié Boiké Samassi et de son disciple Ousmane Doumbia, ces déplacements occasionnels sont motivés par une autre raison : la conviction d'y revenir avec la baraka d'un cheikh.

33 Au début des années 2000, marquées par une paupérisation due à une décennie de conflit politico-militaire, un nombre important de personnes se déplacèrent vers la région d'Odienné avec cette motivation particulière. Les célébrations du Maouloud, qui en 1996 n'avaient réuni que les résidents du village, ont commencé à enregistrer des pèlerins venus des diverses villes du pays — notamment , Anyama, Bouaké, Boundiali, Daloa, Divo, Gagnoa, Man, Toumodi, Vavoua et Yamoussoukro — et même de la sous-région — Guinée, Mali, Nigéria, Sierra Léone, etc. Cette dynamique de mobilisation de populations composées en majorité de jeunes (odiennéka ou non) en quête d'un bien-être social s'est accompagnée de la mise en place d'une structure dénommée l'Union des talibés de Matié Boiké Samassi (UTMBS) en 2013. L'UTMBS est une initiative des proches du cheikh de Kélindjan formés essentiellement dans les établissements islamiques locaux et des pays arabo-musulmans. Les membres de l'association sont majoritairement originaires de la région d'Odienné ; mais son ossature suit le modèle des organisations de jeunesse musulmane déjà existantes. On y distingue deux composantes principales : un organe consultatif qui est aux mains des oulémas et des responsables des sections implantées dans les villes ; et un organe exécutif composé des commissions techniques en charge des activités du cheikh Matié Boiké Samassi. Cette structuration de l'organisation qui lie le temporel au séculier, assure la coordination des festivités du Maouloud et sert de pont aux politiques pour investir le terrain du religieux.

34 L'établissement de rapports entre religieux et politiques dans cette région est antérieur aux célébrations du Maouloud. En effet, il ressort de nos enquêtes qu'au cours de la décennie 2000 qui a vu émerger Matié Boiké Samassi et Ousmane Doumbia, d'importantes personnalités politiques et du monde des affaires se rendaient déjà à Kélindjan et Dabadougou pour des besoins de baraka. Ces relations, longtemps tenues

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dans la sphère privée, se sont publicisées avec les commémorations de la naissance du prophète Muhammad. Dans le contexte des compétitions électorales qui s'annonçaient, ces rencontres occasionnelles, avec leur mobilisation sociale considérable, ont commencé à présenter des enjeux pour les entrepreneurs politiques.

35 Gaoussou Touré, député de la région et ministre du Transport au sein du gouvernement du président Alassane Ouattara, a été la cheville ouvrière de cette immixtion du politique dans l'organisation du Maouloud. Sous le prétexte de soutenir l'islam — et par extension les projets de développement d'Odienné —, il a pris attache avec l'UTMBS et fait de ces célébrations un espace d'échanges sur des questions politiques. Pourtant, en organisant autour de lui les cadres de la région dès 2012, l'idée était de soutenir les activités de Matié Boiké Samassi et d'Ousmane Doumbia. Cette assistance financière, estimée à quinze millions de francs CFA [soit 22 901 euros], ajoutée à la subvention accordée pour les frais de transport des pèlerins membres de l'UTMBS, a commencé pour l'édition de 2013. Bien qu'elle ne soit pas indispensable à la survie du projet25, elle a toutefois fini par conférer aux donateurs un droit de regard sur l'organisation de cet événement désormais baptisé « Méga Maouloud », avec des activités étendues sur trois jours et autant de sites : le 11 Rabbi'al-Awwal à Kélindjan, le 12 Rabbi'al-Awwal à Dabadougou et le 13 Rabbi'al-Awwal à Odienné.

36 Cette transformation des cérémonies en « Méga Maouloud » a contribué à un certain nombre de modifications dont celle du calendrier des jours consacrés aux bénédictions des cheikhs. Cela a eu pour conséquence, non seulement de rallonger le temps des rituels, mais aussi d'élargir l'audience des politiques dont l'objectif sous-jacent de leur implication ne semble pas loin d'être guidé par une stratégie de positionnement politique (Banégas & Warnier 2001). Les actions de Gaoussou Touré, responsable des cadres et membre du parti politique au pouvoir, instruisent mieux sur cette idée. Dans ses adresses au public, il s'est toujours présenté comme le messager d'Alassane Ouattara dont la mère est originaire de la région. Ce lien ainsi fait, il en use, dans une langue malinké qu'il manie avec aisance, pour évoquer la politique de ce dernier en faveur du développement de la région. En guise de preuve de ce soutien, il s'est fait accompagner par la sœur cadette du président de la République aux célébrations du Maouloud en 2013 et 2015. Certes le nord de la Côte-d'Ivoire est considéré comme un bastion de l'électorat d'Alassane Ouattara. Mais il n'en demeure pas moins que ces annonces en termes de développement local au public ont participé à l'entretien de ce militantisme politique. À l'élection présidentielle d'octobre 2015, 99 %26 des voix ont ainsi été pour Alassane Ouattara dans cette partie du pays.

37 L'impact de ces instants de communion largement couverts par les médias d'État et privés (TV, radio et presse) avait déjà été mesuré par d'autres acteurs politiques, notamment les élus locaux. Chacun d'eux essaie, à cette période de grande affluence vers le faso, d'avoir une visibilité sociale capable de leur assurer une réélection. Ils rivalisent alors d'ingéniosité dans les actions et surtout les promesses de développement économique. Au journal télévisé de 13 h, le 30 décembre 2014, le responsable du Conseil général annonçait ainsi avoir investi 712 millions de francs CFA [soit 1,117 millions d'euros] dans les travaux de connexion de villages au réseau électrique. Quant à Nasseneba Touré, la première femme maire d'Odienné, elle a profité de l'occasion du Maouloud de 2015 pour effectuer les travaux de réhabilitation de la grande mosquée de sa circonscription administrative. Pour informer de la paternité du projet, une pancarte avait été dressée à l'entrée du lieu de culte, portant la mention

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« don de Nasseneba Diané (épouse Touré) ». Elle viendra le rappeler publiquement un an plus tard : Pour avoir eu une foi assez grande, nos aïeuls ont pu bâtir cet édifice religieux, cette mosquée pour en faire un lieu de pèlerinage. Ils nous ont donc éduqués et transmis cette foi qui nous permet toujours de poser des actions pour garder cet endroit propre afin de lui donner une fière allure et en faire un lieu par excellence du témoignage de notre relation personnelle avec le Créateur27.

38 Parties d'un espace de socialisation de personnes nées loin du faso ou en migration de travail au sud du pays et à l'étranger, les célébrations du Maouloud, avec la présence des cheikhs et l'engouement populaire autour d'eux, ont pris une nouvelle tournure. Le Maouloud se présente désormais comme une tribune de libre échange où les entrepreneurs politiques en quête de légitimité rendent compte de leur gestion à travers des discours et des actes. Cette attribution conférée de fait à cette célébration pieuse, suivant le modèle d'initiatives similaires dans la sous-région, est révélatrice d'un « espace public religieux » (Holder 2009) en construction au nord de la Côte- d'Ivoire où l'islam reste un important marqueur identitaire.

39 La commémoration de la naissance du prophète Muhammad est aujourd'hui une pratique populaire en Afrique de l'Ouest, en dépit d'une opposition doctrinale conduite par certains littéralistes musulmans. Elle est célébrée avec faste au Burkina Faso, au Mali, au Niger, au Sénégal, etc. En Côte-d'Ivoire où on l'appelle domba, le Maouloud a été érigé en 1991 au rang des fêtes religieuses nationales au même titre que les Aïd pour les musulmans, la Noël et Pâques pour les chrétiens. Organisées dans la nuit du 11 au 12 Rabbi'al-Awwal à travers notamment des prêches et des récitations de dhikr, ces festivités ont acquis une visibilité importante suite aux initiatives du Matié Boiké Samassi.

40 Ce cheikh soufi installé à Kélindjan était déjà connu pour sa baraka. En initiant les célébrations du Maouloud autour d'un rituel particulier (lecture du Dalai'l al-khairat) et un mode d'organisation propre, il fit venir vers lui et la région d'Odienné des foules de fidèles en quête de bénédictions pour leur bien-être social. Lorsque son disciple Ousmane Doumbia prolongea par la suite son entreprise dans la localité de Dabadougou, ce mouvement de masse devint encore plus important et permit alors d'instaurer un espace de débats où se mêlaient préoccupations religieuses, sociales et politiques.

41 Plongée dans un conflit de plus de dix ans, durant lequel on observa un engouement croissant pour les pratiques magico-religieuses, la région effectua un retour à l'islam à travers cette instauration du Maouloud. Par l'ampleur de ces rassemblements occasionnels autour des cheikhs, celui-ci prit alors peu à peu des allures d'espace de réislamisation, tandis que les entrepreneurs politiques, sous le prétexte d'aider l'islam, investirent ce moment de ferveur religieuse à ancrage sociale importante pour le constituer en une tribune de libres échanges loin de sa vocation initiale.

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NOTES

1. Cet article a fait l'objet d'une communication lors de la conférence internationale interdisciplinaire Cadbury organisée du 30 juin au 1er juillet 2016 à l'Université de Birmingham. Remerciements à J.-L. Triaud, L. Brenner, M. Miran, I. Nolte, D. Kerr, K. Skinner et G. Holder pour leurs conseils avisés. 1. Le Maouloud est une expression dérivée de Mawlid an-Nabi désignant en langue arabe la commémoration de la naissance du prophète Muhammad.

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2. Rabbi'al-Awwal est le troisième mois du calendrier lunaire. 3. Dans la nuit du 18 au 19 septembre s'est déclenché un conflit armé qui s'est mué en rébellion. Il prendra fin en 2011. 4. La surexploitation des terres cultivables, situées de plus à proximité du village et des zones de pâturage du bétail, était à l'origine de ce déficit de production. 5. Bagonni, Korokoni et Léléko sont les appellations données par les populations de la localité à ces cours d'eau. 6. Entretien avec Matié Boiké Samassi, le 18 juin 2008 à Kélindjan. 7. Kissi Magan Souaré est la première personne de la lignée des Samassi à s'installer à Samatiguila. On ne dispose d'aucune information sur la date de sa présence. Toutefois, l'arbre généalogique de cette famille se présente comme suit : Kissi Magan, père d'Amara, père de Mamery Gbè, père de Naminata Siriki, père de Ladji Tchokoro, père de Matié Boiké. 8. Entretien avec Ousmane Doumbia, le 3 octobre 2015 à Dabadougou. 9. Nioro du Sahel est le fief de la Tijâniyya hamawiyya, une branche réformée de la Tijâniyya ouest-africaine fondée par le cheick Hamahoullah (1883-1945). Selon les informations recueillies sur le terrain, Mory Doumbia aurait rendu visite à Hamahoullah pendant son séjour carcéral à Adzopé, en Côte-d'Ivoire, entre 1930 et 1935 (TRAORÉ 1983 ; SAVADOGO 1998). 10. Entretien avec Ousmane Doumbia, op. cit. 11. Il est l'homonyme d'un de ses oncles du nom de Ladji Bazoumana Doumbia (Bazoumana est un dérivé linguistique de Ousmane en langue malinké). En tant qu'originaire de Dabadougou, on lui attribua le pseudonyme Daba (diminutif de Dabadougou) pendant sa formation coranique pour le distinguer des autres enfants portant le prénom Ousmane ou Bazoumana. 12. Ousmane Doumbia est le fils de Yaya Doumbia décédé en 1993, soit un an avant l'imam Yacouba Doumbia. Nos démarches pour obtenir sa date de naissance n'ont pas encore abouti. Toutefois, le recoupement des informations collectées situe cette naissance dans la seconde moitié de l'année 1970. 13. Entretien avec Ousmane Doumbia, op. cit. 14. Le premier cycle d'études coraniques ou Kologbè kalan est consacré exclusivement à la lecture, l'écriture et la mémorisation de sourates. 15. Entretien avec Ousmane Doumbia, op. cit. 16. Extrait du discours de Matié Boiké Samassi à la réception des participants au Maouloud originaires de la région du Zanzan (Nord-Est), le 29 décembre 2014. 17. Muhammad Ibn Sulayman al-Jazuli est un Berbère connu pour son recueil de prières sur le prophète Muhammad (Dala'il al-Khayrat). Mort en 1465, il est considéré au Maroc comme l'un des sept saints de Marrakech. 18. Ils sont tous les deux décédés avant la fin du conflit. Toutefois, les informations recueillies indiquent l'importance de leur apport en termes de rituels de protection au bénéfice des soldats de la rébellion. Tiémoko Diarra était imam de la mosquée Mangorotou à Bouaké et Moussa Sangaré officiait les prières au quartier Sokourani à Odienné. 19. Entretien avec Ousmane Doumbia, le 3 octobre 2015 à Dabadougou.

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20. Le COSIM partage l'espace religieux ivoirien avec la structure des musulmans wahhabites dénommée Conseil des imams sunnites (CODIS). Celle-ci s'oppose aux célébrations du Maouloud. 21. Allocution de l'imam Moussa Diabaté lors du Maouloud à Kélindjan, le 13 janvier 2014. 22. Allocution de l'imam Moussa Diabaté lors du Maouloud à Dabadougou, le 14 janvier 2014. 23. Allocution du ministre des Transports Gaoussou Touré lors du Maouloud à Odienné, le 15 janvier 2014. 24. Allocution de Matié Boiké Samassi lors du Maouloud, le 24 décembre 2015 à Dabadougou. 25. Matié Boiké Samassi et Ousmane Doumbia organisent le Maouloud sur des fonds propres, l'assistance de l'UTMBS et des personnes anonymes. 26. Les résultats par région de l'élection présidentielle d'octobre 2015 sont consultables sur http://www.abidjan.net/ELECTIONS/presidentielle/2015/resultats.html. 27. Allocution de Nasseneba Touré lors du Maouloud à Odienné, le 25 décembre 2015.

RÉSUMÉS

Cet article décrit un processus de réislamisation en cours dans la région d'Odienné, au nord de la Côte-d'Ivoire. Ce processus débute en 1996, lorsque le cheikh Matié Boiké Samassi instaure la célébration d'un Maouloud (Mawlid an-Nabî) dans son village de Kélindjan, en proposant une série d'innovations rituelles et organisationnelles mêlant sainteté, ferveur religieuse et moment festif. L'attractivité de ce Maouloud étant de plus en plus manifeste, le village devient alors un important centre religieux qu'investiront d'autres acteurs musulmans et des entrepreneurs politiques dans un contexte de retour à la normalité consécutive à une décennie de crise militaro-politique. Avec l'action conjuguée de ceux-ci, cette cérémonie annuelle s'est institutionnalisée en un « Méga Maouloud » sur le modèle, quoique d'ampleur moindre, des initiatives malienne et sénégalaise. En s'appuyant sur une approche diachronique, cette étude analyse la manière dont ces rencontres pieuses se sont muées au fil du temps en un espace de libre échange sur les problèmes séculier et temporel de la région.

This article describes the process of re-Islamization in progress in the region of Odienné, in northern Côte-d'Ivoire. This process began in 1996 when Sheikh Matie Boiké Samassi established a Maouloud (Mawlid an-Nabi) celebration in his village, Kelindjan, by proposing a series of ritual and organizational innovations combining holiness, religious fervor and festivities. Since the attractiveness of Maouloud is becoming more and more evident, the village has become an important religious center that is being invested by other Muslim actors and political entrepreneurs in a context of return to normality following a decade of military- political crisis. With these combined actions, this annual ceremony has become institutionalized in a “Mega Maouloud” modeled on the Malian and Senegalese celebrations, albeit to a lesser extent. Based on a diachronic approach, this study analyzes how these pious encounters have

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evolved over time into a space of free exchange about the secular and temporal problems of the region.

INDEX

Keywords : Côte-d'Ivoire, Dabadougou, Kélindjan, Maouloud, Islam, politics, socialization, public space Mots-clés : Côte-d'Ivoire, Dabadougou, Kélindjan, Maouloud, espace public, islam, politique, socialisation

AUTEUR

ISSOUF BINATÉ Département d'Histoire, Université Alassane Ouattara, Bouaké (Côte-d'Ivoire) ; Département des Études africaines et d'anthropologie, Université de Birmingham (Royaume-Uni).

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Les massacres de Diapé et de Makoundié (Côte-d'Ivoire, juin 1910) Entre répression coloniale et violences interafricaines

Fabio Viti

« Un document recèle deux vérités au moins, dont la première est toujours insuffisante » (Didi- Huberman 2009 : 33).

1 La conquête coloniale et la résistance qu'elle a eu à contrer offrent un observatoire et un cadre d'analyse privilégiés sur les sociétés africaines aux prises avec des transformations rapides et imprévues1. La richesse et la variété des sources d'archive à ce sujet permettent — y compris par leurs silences et omissions — un regard anthropologique rapproché, une observation au « ras du sol » des violences ainsi qu'une analyse du discours produit sur ces violences, de la guerre guerroyée et de la guerre d'écriture. À partir d'un « terrain d'archives »2, une véritable « ethnographie historique » devient alors possible, ayant comme objet la matérialité brute de la violence telle qu'elle transparaît derrière le masque policé de l'écriture administrative. La tâche que je me propose par ce « retour à l'archive, au document brut », au texte et au lexique des acteurs (Chartier 2009 : 9-12) est donc de creuser le discours officiel, ses rhétoriques, ses élaborations narratives et ses contradictions, à la recherche, en creux, des voix des victimes qu'il peut receler. Par la seule langue coloniale — souvent une novlangue ou une langue de bois — le faible son de la parole des « indigènes » peut être encore audible en dissonance, notamment par le biais des violences subies et infligées et de la souffrance des corps meurtris. L'archive « parle », certes, de manière intentionnelle, et elle fait partie intégrante de la « machine de guerre » coloniale, dont elle constitue une composante discursive puissante et un élément symbolique majeur, essentiel à la domination ; mais l'archive « est parlée » aussi, et elle peut toujours être interrogée à nouveaux frais, mettant en relief les discordances et les contrastes, et en exhumant, c'est le cas de le dire, les épisodes moins reluisants et volontiers enfouis.

2 En particulier, la conquête de ce qui deviendra la Côte-d'Ivoire a été, de par la résistance rencontrée, l'une des plus longues et sanglantes que la colonisation française ait eu à affronter en Afrique de l'Ouest, et la production d'archives en a été

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conséquente. Presque aucune des régions de la future colonie n'a été acquise « pacifiquement », même si les formes d'opposition ont été différentes, échelonnées dans le temps et rarement coordonnées entre elles. Pour décrire la variété prise par ces oppositions à l'intrusion coloniale, on pourrait en effet parler de résistance, rébellion, révolte, insurrection, soulèvement, mais aussi de rejet, insoumission, insubordination, hostilité, soustraction (au travail, à l'impôt), absence de collaboration, inertie, autant de termes couramment employés par les autorités coloniales elles-mêmes. Ces résistances à la conquête ont pris des aspects actifs ou passifs, ouverts ou voilés. Des formes de collaboration, plus ou moins spontanées et convaincues, n'ont pas non plus manqué, les lignes de séparation entre des attitudes opposées pouvant traverser la même population ou la même région ; de plus, les ambiguïtés, les hésitations, les revirements et les changements de camp ont été nombreux.

3 Dans son ensemble, la résistance s'est poursuivie pendant plus de deux décennies, intermittente et discontinue, accompagnant l'histoire de la colonie, de sa création officielle en 1893 (et même avant) jusqu'à la Première Guerre mondiale. Pendant cet arc temporel, les troupes coloniales ont dû faire face à l'Empire de Samori Touré (1895-1898) au Nord, à la résistance des Baoulé (entre 1891 et 1911, par intermittence) et des Abouré (1894), à celle des populations Guro, Dida et Bété du Centre-Ouest (1912-1915), des Dan, Toura et Wè de l'Ouest (1913). Sans compter que les dernières opérations contre les Lobi du Nord-Est ne se sont achevées qu'en 1920-19213.

4 Parmi les populations « récalcitrantes » de la partie méridionale et forestière de la Côte-d'Ivoire, il faut compter aussi les Abbey, protagonistes de l'une des révoltes les mieux organisées, qui éclata en janvier 1910. Pendant trois mois, les Abbey, qui avaient entrainé dans leur mouvement les Attié voisins, avaient tenu en échec les troupes coloniales, jusqu'à la reddition au mois d'avril. La révolte, qui avait pris pour cible le chemin de fer, s'était soldée par un nombre important de victimes, la destruction de nombreux villages et des cultures, le désarmement, l'imposition d'une amende de guerre, la capture et la déportation des chefs et des « meneurs » (voir infra). En juin 1910, des « reconnaissances » étaient donc en cours, en vue d'établir les conditions de la soumission définitive. C'est alors que deux épisodes similaires et concomitants, advenus à quelques dizaines de kilomètres de distance l'un de l'autre, vinrent troubler une phase de relative accalmie. Touchant principalement deux villages, l'un attié (Diapé), l'autre abbey (Makoundié)4, la dure répression qui s'abattit contre des populations désarmées, comprenant vieillards, femmes et enfants, révéla un fort esprit de vengeance de la part des troupes coloniales et l'inertie coupable des autorités civiles. Ces massacres se situaient, en effet, dans le contexte de la « pacification » de la colonie, poursuivie de 1908 à 1915 sous la direction du lieutenant gouverneur Gabriel Angoulvant. Celui-ci, pourtant pourfendeur de la « conquête pacifique » de son prédécesseur F.-J. Clozel et partisan de la « manière forte » (Angoulvant 1916), fut pris de court par l'initiative largement autonome des militaires, ce qui l'amena à ouvrir avec eux un contentieux très dur, où, toutefois, ces massacres tenaient un rôle secondaire.

5 Face à des événements localisés, certes, mais pas tout à fait isolés, et qui ne sont évoqués dans la littérature que de manière allusive et superficielle, ma démarche consiste à prendre en charge ces micro-histoires afin d'essayer de montrer les possibilités de lecture en creux des archives coloniales, dont les silences, les « blancs » dans l'écriture, peuvent être réintégrés dans l'analyse, au même titre que le discours

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qu'elles portent, notamment à la lumière des contradictions internes au dispositif colonial.

Le massacre de Diapé

6 La répression particulièrement violente du village attié de Diapé par un détachement de tirailleurs commandé par le lieutenant Alessandri ne sera initialement connue par le gouverneur Angoulvant qu'à travers le témoignage de « M. Donat Lamblin, colon installé à Anyama », en juillet 1910. Angoulvant en informa promptement le gouverneur général de l'AOF à Dakar, William Ponty, faisant état de plusieurs villages brûlés pour avoir donné refuge aux rebelles abbey ; de plus, « une partie de la population, femmes et enfants compris, aurait été massacrée »5. Suite à cette dénonciation, où les faits apparaissaient déjà dans toute leur gravité, Angoulvant chargea l'inspecteur des affaires coloniales Charles de la Bretesche d'une enquête sur place. Celui-ci put interroger de nombreux indigènes, ainsi que des interprètes et des représentants6. Tous ces témoignages concordent sur le fond, mis à part certains détails, au sujet desquels les divergences dépendent de la position respective des témoins sur la scène7. Le récit qui ressort de l'enquête est accablant pour le lieutenant Alessandri et ses hommes8 : entre avril et juin 1910 (les dates exactes ne seront jamais précisées, les faits se déroulant sur plusieurs jours), une série de tournées de police, chacune dirigée par un officier, avait investi les villages attié de Boudépé, Agou, Andé, Diapé et Akoudzen, à la recherche des rebelles abbey ayant pu se soustraire à la capture et en particulier des trois « meneurs » de la révolte de janvier 1910. Les officiers français accusaient les villageois attié de cacher les rebelles abbey dans leurs plantations et ne croyaient pas à leurs dénégations. Les chefs et notables attié juraient, de leur côté, qu'ils n'avaient pas donné refuge aux Abbey, avec lesquels ils se disaient en mauvais termes et protestaient de leur fidélité aux autorités coloniales du poste d'Adzopé, où ils avaient toujours dénoncé les rebelles.

7 Le premier village, Boudépé, fut soumis à une amende de 1 000 francs par le capitaine Foulon ; cette amende fut ensuite jugée injustifiée par l'inspecteur de la Bretesche. À Agou, « les habitants auraient reçu les Abbeys mais les auraient renvoyés avant l'arrivée du capitaine Foulon ». Devant les demandes de cet officier, les habitants avaient pris la fuite ; huit d'entre eux avaient été tout de même capturés, dont trois étaient morts en détention ; le village avait subi également une amende de 2 500 francs, le vol d'une grosse caisse et avait été finalement incendié.

8 Après cet épisode, le capitaine Foulon quittait la scène, remplacé par le lieutenant Alessandri, qui organisa son action de police au mois de juin. Le village d'Andé était alors indiqué, par les représentants au poste d'Adzopé9, comme le village ayant hébergé les rebelles venant d'Ekoupé, « affirmation non vérifiée [...] » — écrira l'inspecteur de la Bretesche — s'appuyant uniquement « sur la proximité des deux villages qui cependant étaient en mauvais termes ». Selon le témoignage des habitants, le Lieutenant Alessandri, dès son arrivée, fit appeler quatre notables et leur demanda de lui livrer les gens d'Ekoupé. Il les fit ensuite attacher et enfermer. Ces quatre hommes furent gardés pendant un mois. Les habitants effrayés par les menaces qu'ils recevaient ayant commencé à se sauver, les tirailleurs tirèrent sur eux et tuèrent un nommé Odo. Le village fut frappé de mille francs d'amende. Le lendemain, des reconnaissances furent envoyées dans la forêt. Trois hommes, un enfant de dix ans et trois femmes furent tués à coups de fusil et

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eurent la tête tranchée ensuite avec la matchete. Seule une de ces femmes fut prise dans une plantation et eut la tête coupée avec une matchete. Trois femmes sont mortes dans la forêt des suites de leurs blessures. Le nombre des morts s'élève à onze. Le village fut brûlé, le bétail — 15 bœufs, 80 moutons, 100 cabris fut enlevé10.

9 Ce témoignage était confirmé, du moins partiellement, par d'autres sources, toujours rapportées par l'inspecteur de la Bretesche : L'interprète Léon N'Cien, du poste d'Adzopé, qui accompagnait le Lieutenant Alessandri, a vu tirer sur le nommé Odo. Le Lieutenant a envoyé trois hommes pour lui couper la tête. L'homme essayait de se relever. Le lendemain les soldats sont envoyés dans les plantations et, en partant, ils tuent trois hommes à coups de fusil et leur coupent la tête. Le brigadier de police Mamadiou Diallo, d'Agboville qui accompagnait le Lieutenant, dit que le Lieutenant a fait arrêter et attacher quatre notables, que les habitants effrayés des menaces se sauvent, que les tirailleurs tirent sur eux et blessent grièvement un homme (Odo). Le Lieutenant envoie deux soldats lui couper la tête, se la fait rapporter et la montre aux prisonniers en les menaçant de couper toutes les têtes. Le lendemain, le Lieutenant envoie un sergent en reconnaissance, trois hommes et un enfant sont tués. On apporte leurs têtes. On emmène 3 moutons, 97 cabris, un bœuf. On tue un veau pour le manger. On brûle le village. Il n'a vu que quatre hommes tués. On lui a dit qu'on a tué une femme. Il ne l'a pas vu11.

10 Dans le village de Diapé, le fils du chef était également accusé d'avoir accueilli les rebelles dans son campement. Les notables allèrent toutefois à la rencontre du lieutenant Alessandri, lui envoyant deux porte-cannes à Andé et lui offrant des bananes et un bœuf. L'incident paraissait clos avec une amende de 1 000 francs. Les villageois lui envoyèrent aussi une « petite femme » à Adzopé. La suite est moins reluisante : Quelques jours après, le Lieutenant arrive à Diapé où on ne l'attend pas. Il place des tirailleurs à la porte des cases, il envoie des tirailleurs qui tirent des coups de fusil. Les sentinelles rassemblent dans une cour les femmes et les enfants et les fusillent à bout portant, ils leur coupent ensuite la tête (fait contesté plus loin). Les jeunes gens se sauvent. On tire sur eux. Quelques-uns sont blessés et vont mourir dans la forêt. Il y a cinquante-quatre morts, vingt hommes, vingt deux femmes, 5 petits garçons, 7 petites filles. Trois hommes ont été arrêtés et décapités. Les autres ont été tués à coups de fusil et décapités ensuite. Des enfants ont été tués sur le dos de leur mère, on a tiré sur d'autres qui se sauvaient. Le Lieutenant ramasse 15 bœufs, 80 moutons et cabris. 12 vols sont signalés. La grosse caisse du village est prise. Le village est brûlé12.

11 Un autre témoin, l'interprète Alphonse Ahua, originaire de Memmi, village ebrié, confirme partiellement les faits :

13

12 Dernier village de la tournée, Akoudzen fit également l'objet des attentions du lieutenant Alessandri, toujours à la recherche des fugitifs d'Ekoupé. Après ses premières menaces, le lieutenant se rendit faire « la guerre à Diapé » et revint avec ses tirailleurs tuer et décapiter un homme, brûler le village et emmener moutons, canards, argent et effets. C'est ainsi que prit fin sa tournée sanglante, qui avait duré cinq jours.

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13 Le rapport de l'inspecteur de la Bretesche cite également une lettre du lieutenant Alessandri au chef de poste d'Adzopé, datée du 20 juin 1910, où il déclarait qu'il a détruit cinq campements sur le bord du Mafou et qu'il a coupé deux têtes ; qu'il s'est rendu à Andé où il a tué deux hommes et en a blessé un 3e ; qu'il a brûlé Akoudzen où un homme qui venait pour prendre des moutons a été tué ; qu'il a surpris le village de Diapé et lui a tué 33 hommes14.

14 Le bilan dressé par le lieutenant Alessandri en personne, 38 morts au total15, était donc moins lourd que celui qui ressortait des témoignages des villageois (54 tués à Diapé, plus 12 dans les autres villages) et ne faisait pas état des meurtres de femmes et d'enfants. Malgré ces différences, le cadre général demeurait celui d'une expédition punitive menée sans avoir subi aucune agression.

15 Répondant à une question précise posée par Angoulvant, l'inspecteur de la Bretesche attestait aussi qu'aucune responsabilité ne pouvait être attribuée aux autorités civiles, qui s'étaient limitées à demander au lieutenant Alessandri d'infliger des amendes, d'arrêter quelques chefs et notables et de détruire deux campements. En revanche, l'autorité militaire, en la personne du commandant Maritz, avait donné l'ordre au lieutenant Alessandri d'agir « avec la dernière rigueur contre les indigènes récalcitrants », ce qui avait été interprété avec le plus grand zèle. Le rapport de l'inspecteur de la Bretesche se terminait par la reconnaissance explicite que le châtiment infligé aux villages attié avait « dépassé la mesure » et qu'il y aurait lieu d'« accorder des réparations aux indigènes ».

Minimiser les faits

16 En dehors de sa conclusion prudemment critique, dans aucun de ses documents, l'inspecteur de la Bretesche ne s'autorise le moindre commentaire, non seulement sur les faits relatés, mais aussi sur les conditions de l'enquête, la fiabilité des témoins, etc. On pourrait donc essayer de le faire brièvement à sa place. Tout d'abord, les témoignages des villageois, souvent précisément identifiés par leur nom, sont détaillés et concordants ; des listes nominatives des victimes, distinguant hommes, femmes, garçons et petites-filles sont aussi dressées, de même que les listes des biens confisqués. Il est donc fort improbable que les villageois aient pu inventer ou exagérer des accusations semblables, se sachant facilement visés par des représailles toujours possibles. Cela vaut encore davantage pour les interprètes, certainement plus liés au pouvoir colonial qu'aux villages attié dont ils n'étaient pas forcément issus. Ces témoignages concordants révèlent une attitude d'extrême violence de la part des troupes coloniales, guidées par un officier français et non pas laissées à elles-mêmes, comme plus tard les rapports essaieront de le dire pour Makoundié (voir infra). De plus, le massacre d'hommes, femmes et enfants semble avoir été programmé, notamment à Diapé, où les tirailleurs étaient revenus quelques jours après la première visite, sans prévenir, et avaient ouvert le feu sans sommation et sans qu'aucune menace ne pèse sur eux. La violence déjà peu ordinaire de la fusillade contre des civils désarmés, était, en outre, doublée par la cruauté des têtes coupées à des gens blessés ou déjà morts ; des têtes qui étaient ensuite transportées, exhibées, pour être finalement jetées ou abandonnées.

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17 Dès que cet épisode fut connu, l'attitude du gouverneur Angoulvant avait été orientée, comme elle le sera ensuite pour Makoundié, par la volonté de dessaisir l'administration civile de toute responsabilité, du moins directe16, l'adossant entièrement aux méthodes expéditives des militaires qui, de plus, lui cachaient le déroulement des faits. Angoulvant exprimait aussi sa préoccupation au sujet de la diffusion de la nouvelle concernant cet incident et en appelait à une enquête administrative. Les soucis d'ordre politique et le contentieux ouvert avec les militaires prenaient donc le dessus sur la gravité des faits : massacres d'hommes, de femmes et d'enfants. En particulier, Angoulvant soulignait « les inconvénients de la latitude donnée au Commandant militaire de correspondre directement avec les fonctionnaires des régions soulevées », sans qu'il ne soit lui-même tenu au courant des « résolutions projetées » ; il demandait donc au gouverneur général Ponty un « contrôle étroit sur les agissements de l'autorité militaire »17.

18 Une deuxième enquête sur cet épisode avait été demandée par le gouverneur général Ponty au général Caudrelier, commandant supérieur des troupes, mais seulement le 15 septembre 1910, donc après les résultats de l'enquête diligentée par de La Bretesche et surtout après que l'opinion publique métropolitaine en ait été informée par Le Siècle18. Finalement, la version arrêtée de cet épisode sera moins grave que la première dénonciation faite par le colon d'Anyama et confirmée par l'inspecteur de la Bretesche. En effet, la relation que le général Caudrelier adressa au gouverneur général Ponty et que celui-ci renvoya au ministre des Colonies, présentait les faits sous une lumière justifiant en substance les excès commis. Dans sa synthèse au ministre, Ponty écrivait : Il est indiscutable que la répression a été d'une sévérité excessive et qu'elle a dépassé ce qui était demandé par l'Administrateur civil du poste d'Adzopé. Mais, il faut remarquer qu'à l'époque où se sont passés ces faits, la région se trouvait placée sous l'autorité politique aussi bien que militaire du Directeur des Opérations19.

19 La responsabilité entière retombait donc sur le commandant militaire de la Côte- d'Ivoire, le lieutenant-colonel Lagarrue, ainsi que sur le commandant du secteur, Maritz. Toutefois, continuait Ponty dans le souci d'atténuer également les responsabilités des militaires, pour triompher de la mauvaise volonté d'indigènes récalcitrants et rendre effectives les soumissions qui traînaient en longueur le Commandant Maritz a prescrit, dans l'exercice de ses pouvoirs, au Lieutenant Alessandri chargé de diriger une reconnaissance, de se montrer sévère. Le lieutenant ayant vu fuir, sans pouvoir rien en obtenir, les indigènes du village de Diapé auquel il voulait notifier ses conditions a considéré dès lors ces gens comme des rebelles. Il a marché quelques jours plus tard [nos italiques] sur ce village et a ouvert immédiatement [nos italiques] le feu sur ses habitants. Deux femmes ont été atteintes par balles. Ces faits fort regrettables se présentent donc comme la conséquence d'une dureté trop grande dans la répression, mais il n'y a pas eu massacre et il ne semble pas qu'il y ait lieu de poursuivre ou de punir les Officiers mêlés à cette affaire20.

20 L'opération de mystification mise en acte par le gouverneur général Ponty apparaît clairement, du moins à la lumière de l'enquête menée par de la Bretesche : les femmes « atteintes par balle », sans plus de précision, n'étant que deux, il n'y avait pas lieu de parler de massacre ; ni les hommes tués pour ainsi dire « régulièrement », ni les circonstances aggravantes de l'absence totale d'agressivité de la part des victimes qui avaient tout au plus essayé de fuir, ne comptaient dans le bilan final. Quant aux têtes coupées aux victimes, elles disparaissaient purement et simplement. Il est à remarquer,

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en effet, qu'à chaque passage hiérarchique — de l'enquête de terrain jusqu'au rapport au ministre — le récit des faits est expurgé, au point de les rendre insignifiants.

Un nouveau massacre : Makoundié

21 En même temps que la répression s'abattait sur les Attié, leurs voisins abbey n'en étaient pas épargnés. L'épisode le plus grave qui eut lieu à Makoundié21 est également connu à partir d'un nouveau rapport de l'inspecteur de la Bretesche22 — qui se trouvait déjà près des lieux pour procéder à l'enquête relative « aux affaires des Attiés »23 — et à partir des rappels et commentaires qui en seront faits par les acteurs impliqués dans la vive controverse qui s'en suivra24.

22 Charles de la Bretesche interrogea comme témoins le représentant local de la CFAO, l'interprète du poste et le porte-canne (ou représentant) du village de Makoundié. Il ne put en revanche interroger ni le lieutenant de Lavigerie, ni le sergent Makan, respectivement mandant et exécuteur matériel du massacre.

23 Voici les faits : une reconnaissance conduite par le lieutenant de Lavigerie s'était égarée suite à la fuite d'un guide recruté dans le village de Makoundié. Rentré au poste d'Agboville, le lieutenant, que l'on imagine furieux, avait commandé au sergent indigène Makan, du 1er bataillon sénégalais, de se rendre le lendemain, 11 juin 1910, au village avec une quinzaine de tirailleurs et d'y saisir dix otages parmi le chef et les notables, en attendant que les habitants lui livrent le guide fugitif. L'ultimatum communiqué n'avait laissé qu'une demi-journée de temps (voire moins, selon d'autres sources)25 pour accomplir cette tâche. L'échec des recherches menées par les villageois, qui avaient pourtant demandé un nouveau délai et avaient remis au sergent la femme du guide accompagnée de son enfant en bas âge, avait déterminé la colonne à faire retour au poste, avec ses dix otages. Sur la route entre Makoundié et Agboville, à proximité de la voie ferrée, les otages avaient été toutefois exécutés sans autre forme de procès, ligotés et décapités deux à deux par les soins du sergent Makan que l'on vit rentrer à Agboville l'uniforme couvert de sang. D'après le témoignage de l'interprète Beni : Le sergent dit : On ne peut plus attendre, et prenant deux hommes, il les emmenait à l'écart assez loin les tuant, en leur coupant la tête avec sa matchette, puis deux, puis deux jusqu'à la fin. Quand il eut fini de tuer, il commença à leur couper les oreilles droites26.

24 Les oreilles coupées aux otages avaient été ramenées au poste comme preuve de l'exécution advenue, enveloppées dans une feuille de bananier. Après avoir été montrées au lieutenant de Lavigerie, les oreilles avaient été enfouies, pendant que les corps abandonnés et mutilés des otages étaient récupérés par des villageois ayant suivi discrètement la colonne. La nuit suivante, le guide finalement retrouvé dans un village voisin avait été conduit au poste par les gens de Makoundié. Au petit matin, après que sa femme et son enfant avaient été renvoyés chez eux, il avait été à son tour décapité et son corps abandonné sans sépulture27.

25 La faute qui avait amené à la décapitation des dix otages et du guide était bien mince par rapport au châtiment infligé : il ne s'agissait pas d'une agression mais seulement d'un refus de collaboration (de la part du guide) ou d'une impossibilité (de la part des otages). Ce qui était puni n'était pas un acte d'hostilité ouverte mais plutôt une soustraction ; ce n'était pas un geste inspiré par la haine, mais par un manque d'amour.

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Les coloniaux ne voulaient en effet pas seulement être respectés par la force ; ils voulaient, en plus, être aimés et ne comprenaient pas que l'on puisse se dérober, même passivement, à leurs étreintes.

26 La gratuité de la punition collective infligée au village de Makoundié, frappé dans les personnes de dix de ses notables, dont le chef et les deux doyens d'âge, apparaît d'autant plus grave à la lumière d'un document remontant à la veille de la révolte abbey de janvier 1910. En effet, le 6 de ce mois, le chef de poste d'Agboville, Clerc, écrivait une lettre à M. l'administrateur des Lagunes, signalant que le matin même, une femme envoyée de Benguié venait avertir qu'un fort groupe d'Abevés (Guessigué, Loviguié, Bessé) et des gens d'Ouenguié, d'Amangbo, Coumassi, Eudon, était près de Makouguié et se préparait à attaquer les gens le long de la voie ferrée et ensuite le Poste28.

27 ... ce qu'ils firent effectivement dès le lendemain, attaquant le chemin de fer à plusieurs endroits. La lettre continuait : Peu après arrivait le porte-canne de Makounguié [le même qui, six mois plus tard, collabora à la recherche du guide fugitif] qui précisait 500 fusils près du village et une quarantaine dans un campement près du Poste29.

28 Le village de Makoundié comptait donc aussi bien des rebelles que des mouchards, fort mal récompensés par la suite par les autorités coloniales.

29 Encore une fois, le massacre, survenu le 11 juin 1910, ne sera connu par le gouverneur Angoulvant que deux mois plus tard, suite à la dénonciation que M. Bohn de la CFAO en avait faite à Eugène Etienne, vice-président de la Chambre des députés et leader du parti colonial30. Aucune communication directe à ce sujet ne semble être intervenue entre le commandant militaire, le lieutenant-colonel Lagarrue, et Angoulvant avant le 8 août, date à laquelle celui-ci chargeait d'une enquête sur place l'inspecteur de la Bretesche31.

30 Sur la base d'informations venant de la métropole, le gouverneur Angoulvant se limitait alors à demander au commandant militaire un démenti ou une sanction pour « ces procédés d'un autre âge », soulignant « l'émotion que provoquerait dans la métropole de pareils actes, s'ils étaient connus ». La responsabilité de ces « actes de cruauté » était entièrement imputée aux tirailleurs agissant hors de la présence des officiers. D'ailleurs, Angoulvant admettait que des excès individuels pourront encore être commis, car on ne saurait demander à des gens primitifs et qui se battent, de se conduire comme des « sages », mais recommandait en même temps « de ne jamais envoyer une reconnaissance qui n'ait à sa tête un officier »32.

31 Avant même que l'enquête n'ait lieu, les responsabilités semblaient donc déjà établies et les responsables justifiés par leur état « primitif ».

32 Au-delà des justifications officielles, ce qu'il faut retenir de cet épisode, tout comme de celui de Diapé, c'est surtout que la répression eut lieu « à froid », sans qu'aucune action violente ou menace réelle ne soit mise en acte par la population, frappée de manière indiscriminée. L'esprit de vengeance eut donc nettement le dessus sur toute considération et opportunité d'ordre strictement militaire ou politique. Pire, dans un cas ce sont des femmes et des enfants qui furent frappés, dans l'autre des vieillards incapables non seulement de nuire mais aussi de se défendre.

33 Ces affaires sont fort emblématiques non seulement de l'état général des relations entre colonisateurs et populations locales à la veille de la « pacification » définitive de la Côte-d'Ivoire, mais aussi des rapports tendus qui existaient au sein même de la

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colonisation, entre le « commerce », l'administration civile (centrale et locale) et les militaires (européens et africains), sans compter l'opinion publique métropolitaine, parfois invoquée comme observateur sensible de ce qui se passait dans les colonies. De plus, ces incidents mettaient en lumière la complexité des relations entre des populations « indigènes » différemment situées vis-à-vis du dispositif colonial et le principal support matériel de celui-ci, à savoir les tirailleurs « sénégalais ». L'ensemble de ces acteurs ne peut pas être réduit au seul clivage manichéen entre colonisateurs et colonisés et encore moins à celui entre Africains et Européens. D'ailleurs, dans cette même année 1910, un contentieux très dur opposa le gouverneur civil Gabriel Angoulvant et le commandant militaire, le lieutenant-colonel Lagarrue. L'incompréhension réciproque et l'incompatibilité de caractère finiront par dégénérer en une querelle de chefs susceptible d'occulter la gravité de ces massacres (voir infra).

La révolte des Abbey et les « atrocités »

34 Pour justifier ces faits ou en atténuer la gravité, les autorités coloniales les reliaient aux troubles de cette année 1910 particulièrement mouvementée33. Les massacres de Diapé et de Makoundié faisaient en effet suite à la révolte des Abbey, qui s'étaient insurgés en janvier 1910 et avaient été « réduits » à la fin du mois de mars par l'intervention des troupes du commandant Noguès34. Avec une coordination parfaite, le 7 janvier, les rebelles avaient attaqué le chemin de fer à plusieurs endroits, tuant les voyageurs d'un convoi, dont un Européen, Rubino, employé de la CFAO, qui eut la tête et les mains coupées (Viti 2016). Durant les semaines qui suivirent, les insurgés avaient non seulement endommagé la voie ferrée sur plusieurs dizaines de kilomètres, mais ils s'en étaient pris également aux colporteurs dyoula35, aux travailleurs du rail et aux coupeurs d'acajou, faisant de nombreuses victimes36.

35 Le bilan final de la révolte, dressé par les autorités coloniales, faisait état, pour les Abbey et les Attié confondus, de 574 rebelles tués et 60 blessés « constatés », ce qui laisse supposer un nombre plus important de victimes. En face, les troupes coloniales avaient subi des pertes bien moindres : 21 indigènes tués, dont 13 tirailleurs, 5 Européens blessés, dont 4 officiers, et 66 tirailleurs blessés37.

36 Un bilan à part concernait les victimes faites par les insurgés aux dépens des populations civiles. La question des colporteurs assassinés est d'ailleurs capitale pour comprendre l'explication qui sera donnée aux excès des tirailleurs, exaspérés par les massacres que les insurgés faisaient subir à leurs « frères ». À ce sujet, le chiffre de 500 colporteurs tués — plus ou moins l'équivalent des pertes subies par les insurgés — sera avancé par le gouverneur Angoulvant, sans que son fondement ne soit précisément établi38. Dans son rapport annuel de 1910, lu devant le conseil de l'AOF, le gouverneur général de l'AOF W. Ponty faisait état de « plus de 300 Sénégalais [...] dyoula et travailleurs » égorgés et mutilés « avec une féroce inouïe » (BCAF 1910b : 214). Ce rapport reprenait d'ailleurs les termes d'un télégramme du même Angoulvant qui, à chaud, écrivait : Les sauvages ABBEYS39 ont assassiné dans des conditions [de] férocité inouïes tous les indigènes d'origines Sénégalaise dioulas appoloniens et Agnis. Nos troupes ont trouvé ainsi 330 cadavres40.

37 Finalement, Angoulvant (1916 : 149) reprendra le chiffre de « 500 indigènes étrangers » massacrés par les Abbey dans son ouvrage de synthèse.

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38 Si l'on dresse un bilan complet de la révolte des Abbey, on obtient donc le chiffre total d'environ mille tués, insurgés, civils, tirailleurs, tous Africains, dans une petite région et en trois mois seulement. Ce bilan montre de manière dramatique, mais pas exceptionnelle, que la conquête coloniale a été pour l'essentiel une guerre interafricaine, ce en quoi consiste le principal succès de la colonisation, qui a su se servir de troupes indigènes réduisant au minimum les forces, et les pertes, « européennes ».

39 À ce bilan déjà dramatique, il faut ajouter la décapitation des victimes. Ce genre d'« atrocités » a été fréquent dans l'histoire de la conquête coloniale de la Côte-d'Ivoire. Il s'agissait d'actes d'acharnement, surtout des mutilations infligées aux cadavres. De part et d'autre, insurgés et tirailleurs se sont laissés aller à ces cruautés, imitant réciproquement les pratiques de l'adversaire, dans une circularité qui devenait vite une surenchère (Viti 2012).

40 Dans les cas qui retiennent ici notre attention, la décapitation par les tirailleurs des prisonniers de Makoundié ou des tués des villages attié a été systématique et certainement pas laissée au hasard, d'autant plus que les officiers français non seulement ne s'y opposaient pas, mais étaient très souvent les destinataires de ces trophées humains.

41 En juin 1910, donc après la soumission des rebelles, ces gestes violents, non strictement nécessaires, voire démesurés et apparemment gratuits, appliqués aux civils en dehors de tout conflit, visaient à provoquer un surplus de souffrance aux victimes ou d'offense à leurs cadavres. Quelle utilité pratique pouvait avoir ce supplément de violence allant au-delà de la mort ? L'utilité ne peut se résoudre à l'objectif apparemment maximal et définitif de l'élimination physique de l'ennemi (au demeurant constitué d'une population désarmée) ; il peut y avoir aussi un objectif ultérieur à atteindre. L'acharnement sur la victime visait en effet à ajouter de la souffrance morale pour les vivants au châtiment physique infligé aux morts. Le but recherché était une deuxième mort, provoquée par la profanation des cadavres et ressentie comme une humiliation par les proches des victimes.

42 Ces décapitations ne suivaient même pas la bataille, comme cela avait été le cas contre les Baoulé-Agba en 1902 et les Ayaous en 1909 (ibid.) ; elles s'expliquent moins par l'entrain spontané que par une violence débridée mais autorisée, accompagnée du désir de profanation et de suprématie. D'ailleurs, dans le vif de la bataille, il serait trop long et dangereux de s'attarder à la mutilation de l'ennemi vaincu. Il faut penser aussi à la difficulté matérielle du geste de trancher sur-le-champ les têtes des vivants, des blessés ou des morts, à l'aide d'une machette, d'un sabre ou d'une baïonnette. Ce geste demandait une force et une brutalité peu communes et il impliquait un rapprochement, un corps-à-corps entre le bourreau et sa victime (Larson 2014). La décapitation faisait donc suite à la victoire déjà obtenue sur le terrain et la transformait en un triomphe complet.

43 Ces actes montraient une rationalité dans l'excès. Leur fréquence n'était pas un signe de banalisation ni de perte de contrôle ; il s'agissait bien d'excès ressentis comme tels, d'un surplus dans une économie de la guerre qui est toujours une économie de la vie et de la mort, infligée et reçue. Le traitement du corps sans vie de l'ennemi mettait en jeu les passions guerrières, à l'humiliation du vaincu correspondant la satisfaction du vainqueur, ces tirailleurs dont l'esprit de vengeance était soigneusement entretenu par les officiers français. Cette satisfaction accessoire41 montrait aussi que les « raisons des

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soldats » pouvaient ne pas coïncider exactement avec les « raisons de la guerre » (Drévillon 2013 : 80-81).

44 Dans cette logique de frapper l'adversaire au plan matériel tout autant qu'au plan symbolique, la tête coupée prend un sens tout à fait spécial de par sa valeur universellement métonymique et métaphorique : la tête n'est pas seulement la partie la plus importante du corps, elle est la personne ; inversement, un cadavre sans tête n'est pas reconnaissable, se trouve privé de son identité et par là déshumanisé. La tête décollée est le symbole le plus puissant de l'appropriation et ensemble de l'annihilation définitive et radicale de la victime. Au trophée le plus précieux, emporté par les vainqueurs, correspondait, de l'autre côté, un manque, un vide, le corps mutilé et dépersonnalisé, les restes, laissés aux proches. Prélever des têtes (ou des oreilles) à exhiber comme des trophées peut être également une manière brutale de décompter les pertes infligées à l'ennemi ou d'apporter une preuve de sa disparition, mais la force symbolique de cette réduction du corps à un objet reste dominante.

45 Les épisodes dont les récits nous frappent aujourd'hui par leur cruauté devaient frapper aussi les esprits des protagonistes, si l'on croit à leur efficacité, pratique et symbolique. Le corps meurtri et supplicié parle aux ennemis que l'on cherche à humilier ou à décourager, mais il parle aussi de ceux qui le supplicient, de leurs conceptions de la vie et de la mort, et de celles qu'ils prêtent au camp adverse.

46 Qui étaient donc ces Tirailleurs sénégalais, responsables de tant d'exactions commises en Basse Côte-d'Ivoire ? En l'absence de données précises sur la composition des « troupes indigènes », on peut supposer qu'il s'agissait d'hommes pouvant provenir indifféremment d'une vaste région comprenant le Sénégal, le Soudan, la Guinée et le nord de la Côte-d'Ivoire, sans oublier la préférence affichée de la part de l'état-major français pour les Bambara, ethnonyme par ailleurs générique et aux usages très extensifs (Bazin 1985). Le nom du Sergent Makan, le seul connu, est du reste très répandu dans l'ensemble de cette macro-région42. Globalement, il pouvait s'agir d'éléments différemment recrutés, aussi bien de manière volontaire que prélevés parmi les anciens captifs rachetés et engagés, ou parmi les prisonniers de guerre des campagnes précédentes (Echenberg 2009 : 31-43). On pourrait également leur prêter une proximité familiale, ethnique ou régionale avec les (anciens) captifs, très nombreux dans les régions akan de la Côte-d'Ivoire méridionale, sans oublier que les tirailleurs eux-mêmes pouvaient avoir participé à la distribution de captifs — notamment des femmes — au titre de butin de guerre, argument parfois décisif pour le recrutement des « mercenaires » (ibid : 36)43. Puisqu'en 1910 la présence des troupes coloniales en Côte- d'Ivoire datait d'environ deux décennies, il est fort probable que, parmi les victimes des rebelles, se trouvassent aussi bien des anciens tirailleurs démobilisés44 que des épouses et des enfants de tirailleurs en service, qui avaient le droit d'être accompagnés de leur famille jusque dans les zones d'opérations (ibid : 54). À cette population civile et désarmée, il faut ajouter les nombreux porteurs d'origines disparates, également proies faciles des insurgés et, dans ce cas spécifique, les travailleurs du railway, armés par les autorités coloniales suite à la révolte de janvier, ce qui les transformait en objectifs « légitimes ».

47 Frappant durement cette population civile étrangère en vue de contrer le dispositif d'oppression colonial, les insurgés ne se trompaient pas vraiment de cible. De leur côté, les tirailleurs pouvaient considérer ces violences adressées à leurs proches comme étant finalement dirigées contre eux-mêmes, ce qui transformait la conquête coloniale

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en grande partie en une guerre interafricaine, où tous les coups étaient permis, voire en une guerre civile alimentée par un cycle meurtrier de violences, vengeances et représailles.

48 Ce qui est certain, en effet, c'est que les Tirailleurs sénégalais ont joué un rôle fondamental dans la conquête coloniale de l'Afrique aux différentes époques, ainsi que dans le maintien de l'ordre en tant que forces d'occupation et de contre-insurrection. Ce rôle justifie largement l'image négative de ces soldats en Afrique occidentale et ailleurs dans l'Empire (Maroc, Algérie, Madagascar, Indochine, etc.). Toutefois, ces aspects négatifs se trouvent souvent occultés, voire renversés, non seulement par une forme de romantisme colonial et par le patriotisme métropolitain lié aux mobilisations dans les deux guerres mondiales, mais aussi par l'adhésion africaine aux valeurs républicaines menacées et par la conscience que cette adhésion n'a pas été pleinement reconnue, comme l'atteste dramatiquement le massacre du camp de Thiaroye en 1944.

Les réactions coloniales

49 Survenus au mois de juin 1910, donc après la soumission des Abbey, ces massacres apparaissaient désormais comme gratuits, aucune menace réelle n'étant adressée contre les troupes coloniales. Toutefois, la situation des mois précédents était rappelée par le lieutenant gouverneur Angoulvant afin de ne pas trop accabler de responsabilités les militaires. Par exemple, tout en réclamant contre le lieutenant de Lavigerie, responsable du massacre de Makoundié, « une sanction des plus sévères », Angoulvant fournissait lui-même un argument en sa défense écrivant, le 1er septembre 1910, au gouverneur général de l'AOF, William Ponty : Les populations qui ont été victimes sont peu intéressantes [sic]. Elles appartiennent aux groupements de Makounguié et de Yapo qui ont le plus participé à la destruction de la voie ferrée et aux massacres des dioulas. C'est par eux que furent blessés le Capitaine Ballabey et le Lieutenant Boudet. Elles pouvaient donc passer, à bon droit, pour suspectes au moment où se déroulaient les événements dans lesquels le Lieutenant Lavigerie joue le principal rôle. Et ceci atténue dans une certaine mesure sa responsabilité45.

50 Deux semaines plus tard, les mêmes arguments étaient employés par Angoulvant dans une lettre adressée à M. Etienne, vice-président de la Chambre des députés, où il évoquait à nouveau les assassinats des colporteurs pendant la révolte de janvier, et considérait que « la conduite de l'Officier en cause est inqualifiable, encore que dans le rapport que j'ai adressé à M. PONTY [cité ci-dessus], je lui ai trouvé quelques circonstances atténuantes ». Et il ajoutait : « J'ai demandé à M. Ponty d'intervenir pour qu'une punition disciplinaire soit infligée [...]. Il ne me convient d'ailleurs pas de me transformer en accusateur »46.

51 La suite de la missive était un plaidoyer en sa défense (« Je me trouve tout à fait à l'écart de ces incidents » ; « ma responsabilité ne saurait être mise en jeu »), le général commandant supérieur l'ayant dessaisi de toute autorité sur les militaires et leurs agissements47. En vue d'atténuer la responsabilité des militaires et les siennes, Angoulvant faisait donc référence à la révolte des Abbey des mois précédents, mais il passait sous silence le fait qu'aucun acte violent n'avait été porté par le village de Makoundié au moment des représailles des tirailleurs. D'ailleurs, comme le reconnaîtra le gouverneur général W. Ponty dans son rapport conclusif au ministre des Colonies,

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« rien dans la situation politique ne justifiait une telle mesure d'exception ». Cependant, à la conclusion de l'affaire, le lieutenant de Lavigerie — dont la position était considérée plus grave que celle de son collègue Alessandri qui avait suivi les instructions reçues — n'écopa que d'une peine très clémente : trente jours d'arrêts48.

52 Après l'établissement des faits par l'inspecteur de la Bretesche, toute l'action d'Angoulvant se trouva toutefois concentrée dans la prise de distance par rapport au commandement militaire et dans la négation de toute responsabilité des administrateurs civils, dessaisis de tout pouvoir. Le seul responsable du massacre de Makoundié était le lieutenant de Lavigerie qui, d'ailleurs, n'avait produit aucun document sur les faits qui lui étaient reprochés. La conclusion d'Angoulvant était imparable : « Ce qui démontre que l'autorité civile ne peut être mise en cause c'est que l'on ne lui a pas rendu compte de cet incident. » En outre, écrivait encore Angoulvant, « il faudrait s'entendre une fois pour toutes sur le rôle et les responsabilités de l'autorité civile »49. L'autodéfense d'Angoulvant se couvrait ainsi d'un voile d'hypocrisie, fondée sur la bureaucratie coloniale.

53 À partir de ce moment, toute l'affaire allait désormais tourner autour de questions réglementaires, à savoir que la Direction des opérations militaires devait « assumer [...] la responsabilité de tous les incidents survenus en cours d'opérations ». Selon les instructions du général Caudrelier, citées de manière polémique par Angoulvant, les Lieutenants Gouverneurs n'ont aucune autorité hiérarchique sur les Officiers ; [...] ceux-ci dépendent uniquement du Commandant Supérieur sans autre intermédiaire que leurs Chefs militaires. Bref, continuait Angoulvant, « l'autorité militaire doit, pour rester logique avec la thèse qu'elle a toujours soutenue, ne pas essayer de partager les responsabilités encourues, avec une administration civile qu'elle n'admet pas au partage de ses prérogatives et de ses attributions »50.

54 Finalement, Angoulvant, quelque peu débordé par ces événements et accusé par les milieux du commerce d'avoir causé des troubles excessifs avec sa politique de la « manière forte »51, cherchait à dessaisir son administration civile de toute responsabilité directe dans des épisodes qu'il essayait tout de même de minimiser, sans trop accabler non plus la hiérarchie militaire. S'adressant au ministre des Colonies, Angoulvant avait tout de même soin de prendre ses distances par rapport aux agissements des tirailleurs : « Si des abus ont été commis, du 1er février au 4 août [...] je ne saurais en être rendu responsable » de même que le gouverneur général Ponty. Il condamnait à nouveau les abus commis par « des détachements placés à tort sous le commandement de gradés indigènes », mais il rappelait aussi les difficultés toujours rencontrées avec les populations de la forêt, qui « ne peuvent être réduites que par la force »52.

55 Des arguments tout à fait semblables avaient été déployés dans une lettre du même mois d'août adressée au gouverneur général Ponty, à Dakar : Les pertes subies par l'ennemi — écrivait Angoulvant — sont peu importantes : d'ailleurs les rebelles Agbas, Abbeys et Ngbans avaient commis des crimes nombreux contre les indigènes étrangers53.

56 Angoulvant reprenait ensuite les mêmes arguments visant à le décharger de toute responsabilité et priait Ponty de le soutenir auprès du ministre des Colonies. Le lieutenant-colonel Lagarrue, de son côté, appelé à rendre compte des agissements des soldats et officiers placés sous ses ordres, opposait une fin de non recevoir aux demandes d'explications du gouverneur Angoulvant. Il déclarait voir, dans les « dénonciations des actes de “cruauté” qu'auraient commis des tirailleurs », l'œuvre

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d'un calomniateur « trop volontairement oublieux des atrocités commises sur la voie ferrée par les rebelles posés aujourd'hui en pitoyables victimes ». Plus qu'à un démenti, sa déclaration ressemblait fort à une revendication et, d'ailleurs, l'argument des atrocités commises par les rebelles était le même utilisé par Angoulvant auprès du gouverneur général Ponty et du vice-président de la Chambre des députés. La lettre de Lagarrue se terminait en outre sur le refus d'obtempérer à la proposition d'Angoulvant de ne laisser agir les troupes indigènes que sous le commandement d'un officier européen54, ce qui deviendra, règlements à la main, un sujet de dispute entre les deux hommes.

57 Finalement, même si leurs conclusions divergeaient, Angoulvant et Lagarrue faisaient également porter la responsabilité des excès commis — plus ou moins généreusement excusés — aux tirailleurs, combattants courageux mais dont l'élan après la bataille était toujours difficile à contenir. Angoulvant critiquait en particulier le non-respect des « lois de la guerre » par les tirailleurs et les miliciens, trop enclins à se laisser emporter « après l'action », tuant hommes, femmes et même enfants sans défense, d'où la nécessité de la présence d'officiers « après la bataille, pour réfréner les instincts des vainqueurs et faire respecter les droits que notre nation a toujours reconnus aux vaincus ». En effet, si Angoulvant louait l'héroïsme au combat des tirailleurs, il les jugeait aussi peu aptes pour la suite, la phase de la « pacification », à cause de « leurs mœurs originelles, leurs traditions ancestrales, leur atavisme »55.

58 Pour sa part, Lagarrue, faisant référence aux plaintes d'administrateurs et d'indigènes contre la conduite des tirailleurs et des porteurs dans les villages occupés, appelait les commandants de colonnes et détachements au « respect le plus absolu des biens et personnes et des habitants soumis », soulignant surtout « la nécessité d'obtenir des plus frustres de nos tirailleurs et plus proches de la nature [effacé par Lagarrue], le souci constant d'humanité »56.

59 Angoulvant eut toutefois à se plaindre auprès du gouverneur général Ponty à propos du fait que le lieutenant-colonel Lagarrue ne crut même pas nécessaire de devoir prescrire une enquête militaire sur l'affaire de Makoundié et appela « une punition sévère » envers cet officier qui préférait menacer de démissionner plutôt que collaborer avec l'autorité civile57. Le conflit entre Angoulvant et Lagarrue devenait alors irrémédiable, même s'il avait commencé bien avant que les massacres de Diapé et Makoundié ne soient commis et connus.

Le différend entre Lagarrue et Angoulvant s'envenime

60 Lorsque, entre juillet et août 1910, les affaires de Diapé et de Makoundié étaient officiellement connues, les relations entre les autorités civiles et militaires étaient déjà gravement détériorées. Dès le mois de mai, en effet, de très nombreux griefs — tous imputables à des questions réglementaires et de préséance — étaient formulés par Angoulvant à l'encontre du commandant militaire Lagarrue, dont les agissements étaient considérés comme trop expéditifs et la conduite comme trop indépendante58. Toutefois, les massacres ne semblaient pas entrer, du moins directement, dans le contentieux déjà ouvert entre les deux responsables et qui s'envenima pendant l'été.

61 Angoulvant imputait, certes, toutes les responsabilités des massacres aux erreurs de Lagarrue et à la brutalité de ses hommes et rappelait un autre motif de conflit au sujet

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de la répression des N'gban (sous-groupe des Baoulé), déclarant n'avoir « jamais voulu que mon action pacificatrice soit souillée par des atrocités qui n'ont aucun rapport avec les nécessités déjà tristes de la guerre »59. Ces incidents ne faisaient toutefois pas partie des griefs initiaux d'Angoulvant contre Lagarrue et ne réapparaissaient que plus tard, fin septembre 1910, après avoir disparu de toute correspondance pendant presque deux mois. Même alors, les massacres n'étaient évoqués que très sommairement, juste une ligne pour mémoire — à l'intérieur d'une correspondance imposante, répétitive et certainement disproportionnée — et sans qu'aucun élément nouveau ne soit révélé. Entre censures et mystifications, les massacres ont été évoqués seulement après que la guerre des chefs avait éclaté au plein jour et surtout après que Lagarrue avait quitté le commandement militaire et la colonie. Et même s'ils refaisaient surface — de manière tardive et peut-être inattendue —, ces incidents ne figuraient toujours pas au premier plan du contentieux. À aucun moment Angoulvant n'exploitait vraiment contre Lagarrue et ses hommes les résultats accablants des enquêtes de l'inspecteur de la Bretesche, se limitant à reprocher au lieutenant-colonel son manque de collaboration dans les mêmes enquêtes, ramenant donc encore une fois le problème au plan règlementaire et administratif. Le souci principal d'Angoulvant semblait être celui de ne pas provoquer un scandale en métropole, où la sensibilité et l'attention par rapport aux « atrocités » étaient moins faibles qu'auparavant, grâce aux dénonciations de certains épisodes (Weiskel 1980 ; Viti 2012). En effet, dès le début de ces affaires, à plusieurs reprises, il avait fait référence aux dommages qu'un scandale causerait à la colonie tout entière, et, on pourrait ajouter, à sa propre réputation. On pourrait aussi supposer qu'Angoulvant, qui pourtant ne dédaignait pas la « manière forte », n'évoquait ces épisodes qu'après avoir acquis la certitude que toute responsabilité des autorités civiles en était définitivement écartée, sans trop charger non plus les militaires, surtout une fois que son adversaire Lagarrue, dont il craignait peut-être la réaction à ce sujet, avait été éloigné de la colonie.

Ce dont les archives peuvent parler

62 Les nombreux documents produits au cours de cette année 1910, cruciale pour la « pacification » de la Côte-d'Ivoire, montrent une disproportion accentuée entre la gravité de ces incidents et le différend, tout interne au pouvoir colonial, qui opposait deux manières discordantes, mais associées et complémentaires, de concevoir la gouvernance de la colonie. L'archive coloniale, restituant verbosités et redondances, idiosyncrasies et antipathies personnelles, divergences de style et différences culturelles, nous révèle finalement une réalité interne à la colonisation plus nuancée que ce à quoi l'on pourrait s'attendre, où les clivages se compliquent et les acteurs se multiplient : les militaires, les fonctionnaires civils, les colons, les commerçants et aussi, muets et anonymes mais non pas absents, les tirailleurs, pour ne pas parler des « indigènes », dont une partie au moins était tout de même acquise à la cause coloniale. On constate donc des absences et des silences mais aussi une stratification de voix à l'intérieur de l'archive, selon les rôles des différents acteurs-auteurs : ainsi l'inspecteur Charles de la Bretesche est-il le seul à rendre un peu de leur humanité aux populations meurtries, tandis que les plus hauts responsables, William Ponty et Gabriel Angoulvant, rivalisent dans le jeu de la dissimulation et de la langue de bois, les militaires, quant à eux, se taisant de préférence.

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63 En particulier, Ponty et Angoulvant, deux grands portraits de la colonisation, honorés ou honnis après-coup, jouent finalement des rôles inattendus : le premier, à l'envers de son mythe, apparaît plutôt manipulateur et sans scrupules, tandis que le second se montre quelque peu éloigné de son image de « dur » et doit jouer sur la défensive. Mais surtout, une hiérarchie interne aux écrits coloniaux s'établit dans ces archives. L'enquête honnête de l'inspecteur de la Bretesche, son rapport détaillé relatant jusqu'aux noms des victimes ; les admissions partielles mais sans équivoque du lieutenant Alessandri ; les préoccupations quelque peu hypocrites du lieutenant gouverneur Angoulvant, ne valent rien face à la volonté du gouverneur général d'effacer l'affaire. Tous ces écrits restent sans effet, rendus vains par une seule phrase de W. Ponty : « Deux femmes ont été atteintes par balles [...] mais il n'y a pas eu massacre. » Plusieurs strates de discours coexistent donc à l'intérieur du même dispositif colonial, ordonnées selon l'autorité de ceux qui les produisent.

64 De plus, l'archive coloniale parle d'elle-même, de manière autoréférentielle et en circuit fermé, comme le montre le souci récurrent de ne pas donner prise à l'opinion publique, qui pourrait critiquer une entreprise coloniale triomphante, certes, mais au prix de massacres inavouables sur des populations civiles désarmées. La réalité de terrain, qui n'est pas toujours dissimulable, révèle en effet à quel point la situation réelle était éloignée aussi bien des projets d'une mission civilisatrice désirant le consensus de ses sujets (« la conquête des âmes »), que des triomphes des champs de bataille rêvés par les militaires, où une force ferme — mais non dépourvue du sens d'humanité et du respect loyal de l'ennemi — aurait pu s'exprimer. Au contraire, ces épisodes montrent l'acharnement mesquin et lâche contre un ennemi battu, humilié et sans défense, et le poids d'un esprit de vengeance peu honorable, attribué à des guerriers « primitifs » et dépourvus de tout sens de la retenue, ce qui attesterait, d'ailleurs, l'échec du processus de civilisation au sein même du dispositif colonial.

65 Qu'est-ce que, en revanche, ces archives ne nous disent pas ? Loin d'être « le reflet immédiat du réel », les archives s'expriment à travers « une écriture douée de syntaxe [...] et d'idéologie » (Didi-Huberman 2003 : 128) ; elles emploient le langage d'une écriture administrative et officielle, souvent (mais pas toujours) mesurée, qui laisse apercevoir seulement en creux, ou, en l'occurrence, avec des références plus explicites, un sous-texte fait d'échanges précédents, directs et oraux, entre les protagonistes principaux, qui confient à l'écriture adressée à des correspondants tiers seulement ce qui est dicible ou ce qu'ils souhaitent qu'il soit retenu à leur décharge. En ce sens, les redites nombreuses, notamment chez les responsables civils Ponty et Angoulvant, montrent le souci constant chez eux d'assurer leur propre position, faisant confiance à la capacité de « garder », propre de l'écriture (de Certeau 2000) et de l'écriture administrative en particulier. Leurs écrits apparaissent ainsi déjà destinés aux archives, livrés « pour mémoire ».

66 Plus important, de ces archives disparaissent les « voix » des indigènes et celles des tirailleurs, c'est-à-dire des protagonistes les plus directs des événements. Si les victimes « parlent » — non écoutées — à travers les seuls procès-verbaux des enquêtes de l'inspecteur de la Bretesche, figure distincte et éloignée des cadres coloniaux sur place, les tirailleurs sont encore plus invisibles, réduits à la pure expression d'une force aveugle, dépourvue de volonté et de discernement mais aussi, en toute logique, de responsabilité. Ce n'est donc qu'une vision partielle qui peut être tirée de ces archives ; et pourtant, on peut y apercevoir tout le désarroi d'une population non seulement

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opprimée, mais réellement défaite et réduite à l'impuissance, dont la mémoire même n'a pas droit de cité ; et, à côté, l'exaltation ambiguë du rôle des tirailleurs, chargés des sales besognes et réduits également au silence. Non, les subalternes ne peuvent pas parler, du moins pas dans ces archives, où l'on ne trouve aucune « contre-phrase » (Spivak 2009 : 77). Mais, plus important encore, les subalternes, par leur hétérogénéité, ne sont pas tous réunis dans le même camp ; ils sont, au contraire, distribués dans les deux groupes en confrontation violente entre eux, les « indigènes » et les tirailleurs, associés dans un mutisme égal et contraire.

67 Parmi les silences de l'archive figurent aussi les instructions que les officiers ont dû donner à leurs hommes : tirer sans sommation, couper les têtes des victimes. Au vu de l'acceptation sans réactions ni états d'âmes particuliers de ces actes autant systématiques que peu spontanés, il a dû y avoir une consigne, peut-être l'aval d'une pratique usuelle, sûrement une caution au plus haut niveau de la hiérarchie militaire. Toutefois, comme pour le « catch 22 »60, on ne trouvera jamais rien qui ressemble à une norme ou à un ordre écrit, ce qui n'empêche pas à une praxis consolidée de se muer en règle tacite, soigneusement appliquée. Il y a donc un écart important et inévitable entre les écrits — on ne peut plus officiels — dont sont constituées les archives et l'oralité dont était faite la pratique courante et quotidienne du commandement militaire. Et pourtant, c'est précisément par son occultation que cet écart est restitué par l'archive et rendu visible et lisible.

68 Il faut alors s'efforcer de lire les archives « à rebrousse-poil », selon la manière de « brosser l'histoire » recommandée par Walter Benjamin (2013 : 61-63), sans empathie (einfühlung) pour les vainqueurs et leur « cortège triomphal » (Löwy 2014 : 65-75), mais sans renoncer à aucune des possibilités documentaires offertes par ces mêmes vainqueurs. Il ne s'agit pas non plus de s'identifier aux victimes, une catégorie par ailleurs très fractionnée, de prendre parti pour elles, comme il serait peut-être facile de le faire. Il s'agit plutôt de « prendre position »61, et cette position est précisément la « distanciation », l'absence de parti pris, selon la distinction très pertinente proposée par Georges Didi-Huberman (2009 : 65-68) ; d'après cet auteur, en effet, « distancier, c'est montrer », mieux, « montrer que l'on montre », voire « montrer en montrant que l'on montre ». Finalement, la distanciation servirait à « conjurer le sentimentalisme aveugle où verse souvent l'empathie » (ibid. 2010 : 187).

69 « Brosser l'histoire à rebrousse-poil » signifie également prendre soin des « rapports de force qui conditionnent, à travers la possibilité de laisser des traces dans les documents, l'image globale qu'une société laisse d'elle même », sans oublier que « les instruments qui nous permettent de comprendre des cultures différentes de la nôtre sont ceux-là mêmes qui nous ont permis de les dominer » (Ginzburg 2003 : 33) ; mais cela signifie aussi que les sources historiques peuvent toujours être interrogées contre les intentions manifestes de ceux qui les ont produites (ibid.), d'autant plus lorsque ces intentions divergent. Il ne s'agit pas tellement « d'identifier un faux » (quoique cette possibilité n'est pas exclue a priori)62, « mais de montrer que le “hors-texte” est aussi “dans le texte”, niché dans ses plis : il faut le découvrir et le faire parler » (ibid. : 32). Des failles du « discours »63 colonial, il ressort alors le visage contradictoire d'un dispositif imparfait qui fait face à l'« impouvoir » (Didi-Huberman 2016) des populations soumises, déployant tous les moyens, dicibles ou indicibles, de la force, qu'elle soit d'ordre matériel ou, pour ainsi dire, purement discursif. « Retrouver derrière l'archive la situation qui l'a produite » devient alors autant nécessaire que possible, à travers un

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parcours visant à examiner conjointement le discours contenu dans le document et la genèse de celui-ci (Naepels 2011 : 52-53).

70 Globalement, les archives coloniales cachent plus qu'elles ne révèlent au sujet d'épisodes violents et peu reluisants. Toutefois, les documents existent, y compris sur les événements les plus sombres ; ceux-ci finissent occultés, littéralement noyés, sous une masse imposante et redondante de dossiers et correspondances désordonnés et éparpillés dans plusieurs fonds, mais il reste toujours possible de les interroger par un remontage des fragments dispersés, dans un travail de « chiffonnier » (Benjamin 1993).

71 De plus, dans le cas en examen, la synthèse publiée — donc rendue publique — par Angoulvant (1916) ne fait aucune référence à ces faits. Malgré la distance temporelle assez courte, la différence de style et de contenu qui distingue les rapports immédiats et l'ouvrage de synthèse relevant du même auteur, les rapprochent respectivement du « discours primaire » et du « discours secondaire », selon la catégorisation proposée par Ranajit Guha (1988) au sujet de la « prose de la contre-insurrection ». Également expression du discours officiel et de la « raison d'État », ces différents matériaux se distinguent en effet par le caractère urgent et parfois mal assuré des premiers, et la remise en ordre opérée dans un ouvrage qui se voudrait « définitif », d'où les pages obscures sont expurgées ou stérilisées, à la faveur d'une prose lissée, aplanie, référant d'une marche triomphale, dure mais juste64.

72 Ce qui ressort finalement de ces documents est aussi le conflit violent et sans quartier qui opposait les Africains entre eux : résistants et collaborateurs, indigènes et colporteurs, populations locales et tirailleurs, apparaissent comme pris dans une spirale de violences et de vengeances dans laquelle les atrocités et les actes de cruauté ne manquaient pas, de part et d'autre, chacun essayant de frapper l'ennemi de manière à lui porter atteinte non seulement au plan physique mais aussi moral. De leur côté, les autorités coloniales, civiles et militaires, jouaient les beaux rôles des civilisateurs, condamnant les excès commis en leur nom ou bien les imputant à l'initiative, certes exagérée mais somme toute compréhensible, des tirailleurs excédés, qu'il fallait tout au plus reconduire à une plus stricte discipline, mais dont on louait à tout moment la fidélité et l'abnégation ; ces mêmes tirailleurs qui ont été, et demeurent dans la mémoire, l'instrument principal et le symbole vivant de l'oppression coloniale.

BIBLIOGRAPHIE

ARCHIVES

ANCI (ARCHIVES NATIONALES DE CÔTE-D'IVOIRE, ABIDJAN) 6 janvier 1910 1 EE 18 (4/1), Le Chef de Poste à M. l'Administrateur du Cercle des Lagunes, Agboville.

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13 juillet 1910 2 DD 238, Dossier relatif à un incident survenu entre M. le Gouverneur Angoulvant et la Direction de la Compagnie Française de l'Afrique Occidentale (CFAO), Bohn à M. Etienne, Marseille.

18 juillet 1910 2 DD 238, [Angoulvant] à M. Le Gouverneur Général de l'AOF, Dakar, A.S. d'incidents en Pays Attiés. août 1910 2 DD 238, Angoulvant à Ponty [minute de lettre].

8 août 1910 2 DD 238, [Angoulvant] à M. le Commandant militaire [Lagarrue] à Dimbokro.

8 août 1910 1NN 1 (3), [Angoulvant] à M. de la Bretesche, Inspecteur des Affaires Administratives, Bingerville.

10 août 1910 1NN 1 (3), Le Lieutenant Gouverneur de la Côte-d'Ivoire à M. le Gouverneur Général de l'AOF, Bingerville.

15 août 1910 2 DD 238, [Angoulvant ] à M. le Ministre, [Bingerville] [minute de lettre].

17 août 1910 2 DD 239, Le Lieutenant-Colonel Lagarrue, Commandant Militaire de la Côte-d'Ivoire, à M. le Lieutenant-Gouverneur de la Colonie [Angoulvant], Bingerville, Dimbokro.

20 août 1910 1 NN 1 (3), Circulaire à MM. les Administrateurs des Cercles de Lagunes, du N'Zi- Comoé, du Baoulé-Nord, Baoulé-Sud, du Haut-Sassandra, du Haut-Cavally et de Lahou, Bingerville [Angoulvant].

22 août 1910 1 NN 1 (3), le Lieutenant-Colonel Lagarrue, Commandant Militaire de la Côte- d'Ivoire à MM. les Commandants de Colonne et de Détachement, Dimbokro.

24 août 1910 1 NN 1 (3), le Lieutenant-Gouverneur de la Côte-d'Ivoire à M. le Gouverneur Général de l'AOF, Bingerville.

28 août 1910 2 DD 239, L'Inspecteur [Ch. de la Bretesche] à M. le Gouverneur de la Côte-d'Ivoire, Agboville.

28 août 1910 1 EE 21 (3), L'Inspecteur à M. le Gouverneur de la Côte-d'Ivoire, Agboville.

30 août 1910 1 NN 1 (3), Câblogramme n. 551, Bingerville, [Angoulvant] au Gouverneur-Général, Dakar.

31 août 1910 1 NN 1 (3), Troupes du groupe de l'AOF, Le Lieutenant-Colonel Lagarrue, Commandant Militaire de la Côte-d'Ivoire, à M. le Lieutenant-Gouverneur de la Colonie, Bingerville, Dimbokro, Objet : Renseignements sur les tués et blessés.

1er septembre 1910 2 DD 239, Angoulvant à M. le Gouverneur Général de l'Afrique Occidentale Française, Dakar, (A.s. de cruautés commises en Pays Abbey).

14 septembre 1910 1 NN 1 (3), [Angoulvant] à M. Etienne, Vice-Président de la Chambre des Députés, Bingerville.

27 septembre 1910 1 NN 1 (2), Le Lieutenant-Gouverneur de la Côte-d'Ivoire, à M. le Gouverneur Général de l'AOF à Dakar, Dakar.

30 septembre 1910 2 DD 239, Le Lieutenant-Gouverneur de la Côte-d'Ivoire à M. le Gouverneur- Général de l'AOF à Dakar.

28 novembre 1910 2 DD 239, Le Gouverneur Général de l'AOF à M. le Ministre des Colonies à Paris, Dakar.

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NOTES

1. Ce travail fait partie d'un plus vaste projet sur la guerre et les violences coloniales en Côte-d'Ivoire, soutenu par le programme PRIN 2010-2011, « Stato, pluralità e cambiamento in Africa », 201048XHTL_004, Ministero dell'Istruzione, dell'Università e della Ricerca, Dipartimento di Studi Linguistici e Culturali, Università di Modena e Reggio Emilia (voir VITI 2012, 2016). Une première ébauche très partielle de ce texte, concernant uniquement l'épisode de Makoundié, a été présentée et discutée au Colloque « Massacres et répressions dans le monde colonial », Université de Bretagne- Sud, Lorient, 27-29 novembre 2014. Je remercie les organisateurs et les participants pour les échanges très fructueux de ces journées. Mes remerciements vont aussi aux évaluateurs anonymes, qui avec leurs remarques m'ont permis de mieux préciser mon propos, dont je garde entière la responsabilité. Merci enfin à E.L.C., pour tout ce qu'elle apporte à mon travail.

2. J'emprunte cette expression à LACOMBE (2014 : 82). 3. Beaucoup reste à faire pour la connaissance de la résistance à la pénétration coloniale en Côte-d'Ivoire, notamment en ce qui concerne les régions forestières de l'Ouest. Pour un cadre général récapitulatif, voir LOUCOU (2007) ; sur les opérations menées contre Samori, voir PERSON (1975) ; sur les Baoulé, voir WEISKEL (1980) ; sur les Lobi, voir DOMERGUE (1977). Un tableau d'ensemble avait été produit par le protagoniste principal de la « pacification », Gabriel Angoulvant, dès 1916. 4. Les régions limitrophes des Abbey (ou Abè) et des Attié (ou Akyé) se trouvent dans la partie sud-orientale de la Côte-d'Ivoire, une région de forêt traversée par la ligne du chemin de fer, enjeu majeur de la colonisation et de ses opposants. 5. ANCI, 2 DD 238, [Angoulvant] à M. Le Gouverneur Général de l'AOF, à Dakar, A.S. d'incidents en Pays Attiés, le 18 juillet 1910. 6. Il s'agit des « porte-canne » des chefs, installés auprès des commandants des postes. 7. Il nous reste de l'inspecteur Charles de la Bretesche deux documents réunis dans le même dossier et sous la même référence : les réponses synthétiques à cinq questions précises posées par le gouverneur Angoulvant par une lettre du 31 Juillet 1910 et le

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procès-verbal plus détaillé de l'enquête menée sur le terrain [ANCI, 1 EE 21 (3), L'Inspecteur à M. le Gouverneur de la Côte-d'Ivoire, Agboville, le 28 août 1910]. 8. ANCI, 1 EE 21 (3), L'Inspecteur à M. le Gouverneur de la Côte-d'Ivoire, Agboville, le 28 août 1910. La synthèse et les citations qui suivent proviennent de ce document. Plus de détails se trouvent dans le procès-verbal. 9. Il faut remarquer l'esprit de « collaboration », que l'on retrouvera plus tard, d'une partie au moins de la population attié. 10. ANCI, 1 EE 21 (3), L'Inspecteur à M. le Gouverneur de la Côte-d'Ivoire, Agboville, le 28 août 1910. 11. Ibid. 12. Ibid. 13. Ibid. 14. Ibid. 15. « 27 je crois » avait été le chiffre premièrement indiqué par Angoulvant sur la base de la dénonciation du colon Donat Lamblin (ANCI, 2 DD 238 [Angoulvant] à M. le Commandant Militaire [Lagarrue] à Dimbokro, le 8 août 1910). 16. « Si le Chef de Poste n'est pour rien dans les excès qui ont pu être commis, il a du moins fourni des renseignements sur l'abri que donnaient lesdits villages aux rebelles » (ANCI, 2 DD 238, [Angoulvant] à M. Le Gouverneur Général de l'AOF, à Dakar, A.S. d'incidents en Pays Attiés, le 18 juillet 1910). 17. Ibid. 18. AOF, 1 D 187 [ANOM, Mi 14 Miom 288], Le Gouverneur Général de l'AOF à M. le Général Commandant Supérieur des Troupes, Dakar, le 15 septembre 1910. 19. ANCI, 2 DD 239, Gouverneur Général de l'AOF [Ponty] à M. le Ministre des Colonies à Paris, Dakar, le 28 novembre 1910. 20. Ibid. 21. Le village est connu aussi sous les noms de Makounguié, Eky-Makounguié, Ery- Makounguié et autres variantes similaires. 22. ANCI, 2 DD 239, L'Inspecteur [Ch. de la Bretesche] à M. le Gouverneur de la Côte- d'Ivoire, Agboville, le 28 août 1910. 23. ANCI, 1 NN 1 (3), Le Lieutenant-Gouverneur de la Côte-d'Ivoire à M. le Gouverneur Général de l'AOF, Bingerville, le 10 août 1910. 24. ANCI, 1 NN 1 (3), Câblogramme n. 551, Bingerville, le 30 août 1910, [Angoulvant] à Gouverneur-Général, Dakar. ANCI, 2 DD 239, Angoulvant à M. le Gouverneur Général de l'Afrique Occidentale Française, à Dakar, 1er septembre 1910 (A.s. de cruautés commises en Pays Abbey). ANCI, 1 NN 1 (3), [Angoulvant] à M. Etienne, Vice-Président de la Chambre des Députés, Bingerville, le 14 septembre 1910. ANCI, 2 DD 239, Le Gouverneur-Général de l'AOF à M. le Ministre des Colonies à Paris, Dakar, le 28 novembre 1910. 25. ANCI, 2 DD 239, Le Gouverneur Général de l'AOF à M. le Ministre des Colonies à Paris, Dakar, le 28 novembre 1910. 26. ANCI, 2 DD 239, L'Inspecteur [Ch. de la Bretesche] à M. le Gouverneur de la Côte- d'Ivoire, Agboville, le 28 août 1910.

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27. Idem. Voir aussi ANCI, 1 NN 1 (3), [Angoulvant] à M. Etienne, Vice-Président de la Chambre des Députés, Bingerville, le 14 septembre 1910. 28. ANCI, 1 EE 18 (4/1), Le Chef de Poste à M. l'Administrateur du Cercle des Lagunes, Agboville, le 6 janvier 1910. Voir aussi ANGOULVANT (1916 : 281). 29. Ibid. 30. ANCI, 1NN 1 (3), Le Lieutenant Gouverneur de la Côte-d'Ivoire, à M. le Gouverneur Général de l'AOF, Bingerville, le 10 août 1910. 31. ANCI, 1NN 1 (3), [Angoulvant] à M. de la Bretesche, Inspecteur des Affaires Administratives, Bingerville, le 8 août 1910. 32. ANCI, 2 DD 238, [Angoulvant] à M. le Commandant militaire [Lagarrue] à Dimbokro, le 8 août 1910. 33. La première moitié de l'année avait été marquée par l'« action vive » des colonnes. Celle des Akoué venait tout juste de terminer lorsque les troupes du commandant Noguès, qui devaient procéder contre les N'gban, furent détournées vers la région des Abbey ; pendant les opérations contre ces derniers, plusieurs groupes baoulé (Agba, Ngban, Ouellé, Yaouré, Ayaou, Kodé) s'insurgèrent à leur tour (ANGOULVANT 1916 : 268-289). 34. AOF, 1 D 184 [ANOM, Mi 14 Miom 287], Rapport du chef de Bataillon Noguès du I Tirailleurs Sénégalais, Commandant la colonne de répression de l'insurrection des Abbeys et Tribus voisines, 9 janvier-4 avril 1910. 35. Ce terme était utilisé, et l'est encore aujourd'hui en Basse Côte-d'Ivoire, comme ethnonyme, mieux hétéronyme, générique désignant les populations originaires des savanes du Nord. 36. La révolte des Abbey sort des limites posées à ce texte. Pour un aperçu, voir BCAF (1910a, b), RCD (1910 : 296), ANGOULVANT (1916 : 279-289), SIMON (1965 : 123-124), WEISKEL (1980 : 197-199), LOUCOU (2007 : 90-92). 37. ANCI, 1 NN 1 (3), Troupes du groupe de l'AOF, le Lieutenant-Colonel Lagarrue, Commandant Militaire de la Côte-d'Ivoire, à M. le Lieutenant-Gouverneur de la Colonie, Bingerville, Dimbokro, le 31 août 1910, Objet : Renseignements sur les tués et blessés. 38. ANCI, 2 DD 238, [Angoulvant] à M. le Ministre, [Bingerville], le 15 août 1910 [minute de lettre]. 39. Plus tard, le même ANGOULVANT (1916 : 281) définira les Abbey « sauvages, farouches, au dernier échelon de l'humanité », se livrant « à la vie primitive et nomade du chasseur ». 40. AOF, 1 D 189 [ANOM, Mi 14 Miom 289], Copie de Télégramme officiel, Bingerville, le 23.1.10, Lieutenant-Gouverneur à Gouverneur Général, Dakar. Voir aussi ANOM, Côte- d'Ivoire, VII, 8c, Rapport sur la Côte-d'Ivoire. Ire Partie [Ponty], le 4 mars 1910. 41. On pourrait songer ici à la « prime de plaisir » dont parlait M. F OUCAULT (1994 : 366-368) au sujet de certaines violences policières des années 1970, apparemment gratuites, mais qui faisaient en quelque sorte « partie du salaire » des agents. 42. Le registre des pensions des troupes indigènes recense, à lui tout seul, cent tirailleurs dénommés Makan, dont vingt-quatre avaient atteint le grade de sergent à la fin de leur service. Ils étaient originaires de l'AOF, du Soudan, du Haut-Sénégal-Niger, du Sénégal, de la Haute-Volta, de la Guinée. Seize de ces vingt-quatre sergents étaient âgés d'au moins 25 ans en 1910 (voir Ministère de la Guerre, Pensions de Troupes

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Coloniales et des Troupes Indigènes. 1850-1950, sous-série GR 13 YF. Répertoire alphabétique, Service Historique de la Défense, Vincennes, 2015). 43. Sur ces pratiques, très répandues en AOF, voir aussi L OVEJOY & K ANYA-FORSTNER (1994 : 7-8), KLEIN (1993 : 178-180, 1998 : 81-83). 44. Parmi ceux-ci se trouvait, par exemple, Ali Seck, assassiné en 1909 par les parents de son épouse baoulé, qu'il avait lui-même poignardée à mort dans le village d'Ouossou (VITI 2012 : 259). 45. ANCI, 2 DD 239, Angoulvant à M. le Gouverneur Général de l'Afrique Occidentale Française, à Dakar, 1er septembre 1910 (A.s. de cruautés commises en PaysAbbey). 46. ANCI, 1 NN 1 (3), [Angoulvant] à M. Etienne, Vice-Président de la Chambre desDéputés, Bingerville, le 14 septembre 1910. 47. Ibid. 48. ANCI, 2 DD 239, Le Gouverneur Général de l'AOF à M. le Ministre des Colonies à Paris, Dakar, le 28 novembre 1910. Dans sa réponse à cette lettre, le ministre des Colonies se dessaisit entièrement de l'affaire, la renvoyant au gouverneur général W. Ponty (ANOM, Côte-d'Ivoire, VII, 8a, Le Ministre des Colonies à M. le Gouverneur Général de l'AOF à Dakar, Paris, le 2 février 1911). 49. ANCI, 2 DD 239, Le Lieutenant-Gouverneur de la Côte-d'Ivoire à M. le Gouverneur- Général de l'AOF à Dakar, le 30 septembre 1910. 50. Ibid. 51. ANCI, 2 DD 238, Dossier relatif à un incident survenu entre M. le Gouverneur Angoulvant et la Direction de la Compagnie Française de l'Afrique Occidentale (CFAO), 1910, Bohn à M. Etienne, Marseille, le 13 juillet 1910. 52. ANCI, 2 DD 238, [Angoulvant ] à M. le Ministre, 15 août 1910 [Bingerville] [minute de lettre]. 53. ANCI, 2 DD 238, Angoulvant à Ponty, août 1910 [minute de lettre]. 54. ANCI, 2 DD 239, Le Lieutenant-Colonel Lagarrue, Commandant Militaire de la Côte- d'Ivoire, à M. le Lieutenant-Gouverneur de la Colonie [Angoulvant], Bingerville, Dimbokro, le 17 août 1910. 55. ANCI, 1 NN 1 (3), Circulaire à MM. les Administrateurs des Cercles de Lagunes, du N'Zi-Comoé, du Baoulé-Nord, Baoulé-Sud, du Haut-Sassandra, du Haut-Cavally et de Lahou, Bingerville, le 20 août 1910 [Angoulvant]. 56. ANCI, 1 NN 1 (3), le Lieutenant-Colonel Lagarrue, Commandant Militaire de la Côte- d'Ivoire à MM. les Commandants de Colonne et de Détachement, Dimbokro, le 22 août 1910. 57. ANCI, 1 NN 1 (3), le Lieutenant-Gouverneur de la Côte-d'Ivoire à M. le Gouverneur Général de l'AOF, Bingerville, le 24 août 1910. 58. Plusieurs séries de documents, constituant un fort dossier de quelques centaines de pages, sont consacrées au « différend Lagarrue-Angoulvant » : ANCI, 1 EE 14 (1) ; 1 EE 18 (5) ; 1 NN 1 (2 à 11). 59. ANCI, 1 NN 1 (2), Le Lieutenant-Gouverneur de la Côte-d'Ivoire, à M. le Gouverneur Général de l'AOF à Dakar, Dakar, le 27 septembre 1910 (bis). 60. Catch 22 est le titre d'un roman de Joseph Heller (1961) et d'un film réalisé par Mike Nichols (1970) dont l'histoire se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale. Une

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norme non écrite y est illustrée, qui est devenue depuis un dilemme logique : « Qui est fou peut demander à être dispensé de mission aérienne. Mais qui demande à être dispensé de mission n'est pas fou. » Je retiendrai ici le caractère non écrit et pourtant parfaitement applicable de ce code militaire tacite. 61. « Pour savoir il faut prendre position » (DIDI-HUBERMAN 2009 : 11).

62. J'ai tenté de montrer ailleurs (V ITI 2016), toujours à partir d'un épisode lié à la révolte des Abbey (le meurtre du colon Rubino), comment les sources peuvent aussi délibérément mentir. 63. « Ensemble des énoncés qui relèvent d'un même système de formation » et qui obéissent à des règles de fonctionnement communes (FOUCAULT 1969 : 141). 64. Nous avons là une illustration du fait que les paroles consignées à l'archive n'obéissent pas à la même « opération intellectuelle » que l'imprimé (FARGE 1989 : 12-13).

RÉSUMÉS

En juin 1910, deux massacres de populations civiles désarmées eurent lieu à quelques jours de distance, dans les régions des Abbey et des Attié du sud-est de la Côte-d'Ivoire. Ces mêmes populations s'étaient insurgées quelques mois auparavant mais elles étaient désormais « pacifiées ». Dans ces massacres perpétrés de sang-froid, suivis d'actes de cruauté et sans qu'aucune menace ne soit portée contre les troupes coloniales, l'esprit de vengeance des officiers français et des Tirailleurs sénégalais apparaît nettement. Sur fond de justifications spécieuses, un contentieux s'ouvrira entre administrateurs civils et militaires, tandis que les archives demeureront muettes au sujet des protagonistes directs et des victimes de ces épisodes violents. Une enquête ethnographique menée sur un « terrain d'archives » et une lecture « à rebrousse- poil » de ces documents et de leurs silences permettent d'établir les faits et les discours qui accompagnent ces violences coloniales.

In June 1910, two killings of unarmed civilians occurred a few days apart in the regions of Abbey and Attié in southeastern Côte-d'Ivoire. Those populations had rebelled against the colonial power a few months before, but the region was now considered “pacified.” These cold-blooded massacres, followed by acts of cruelty without any threat against the colonial troops, clearly show the spirit of vengeance of the French officers and the Tirailleurs sénégalais. With specious pretexts, litigation was initiated between civil administrators and military officers, yet the archives reveal nothing either from the direct protagonists of those massacres or the victims of those violent episodes. An ethnographic survey based on the “archives as fieldwork” and a reading “against the grain” of documents and their silences enable us to establish the facts and the discourses surrounding these colonial acts of violence.

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INDEX

Mots-clés : Côte-d'Ivoire, Abbey, Attié, archives, conquête coloniale, cruauté, massacres, Tirailleurs sénégalais Keywords : Côte-d'Ivoire, Abbey, Attié, archives, colonial conquest, cruelty, massacres, Tirailleurs sénégalais

AUTEUR

FABIO VITI Institut des mondes africains (IMAF), Aix-Marseille Université (AMU), Aix-en-Provence.

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Le Pays du miel et du lait Ethnographie de la campagne électorale d'un professional au Kenya

Dominique Connan et Chloé Josse-Durand

1 En 2013, Chrisanthus Wamalwa Wakhungu, professeur d'économie à l'Université de Nairobi, consultant auprès de la Banque Mondiale et des Nations-Unies, se présentait aux élections parlementaires pour la circonscription de Kiminini, dans la région du Trans-nzoia, à l'ouest du Kenya. La campagne de cet aspirant, à la fois professional et professionnel du clientélisme politique, économiste néolibéral affrontant l'épreuve des urnes, questionne, à plus d'un titre, les manières de faire campagne en Afrique1.

Photo 1. — Chrisanthus Wamalwa en campagne dans la circonscription de Kimini

Cliché Connan & Josse-Durand, 2013. Tous droits réservés.

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2 Ce questionnement s'inscrit dans un double contexte. Le premier est lié à la chronologie politique des élections au Kenya. Depuis l'introduction du multipartisme en 1992, la violence est régulièrement utilisée par les gouvernements en place pour disqualifier la compétition électorale et la démocratie. Elle se greffe sur des différends économiques anciens, souvent fonciers, qu'elle attise sous la forme d'antagonismes ethniques. Le pays se trouve ainsi déchiré dans le sillage des élections de 2007, alors que le Président en place, Mwai Kibaki (identifié comme Kikuyu)2 est confronté à une coalition représentant presque tous les autres groupes menée par Raila Odinga (identifié comme Luo). Le scrutin présidentiel est grossièrement truqué, vraisemblablement par les deux camps mais au seul profit du Président sortant. Les troubles gagnent la plupart des villes du pays ; la police fait face à l'agitation et l'étouffe dans le sang. À mesure que la violence s'étend, elle se nourrit bientôt de vieux conflits fonciers, de rivalités personnelles et s'enchâsse dans une multitude de narrations locales, qui la rendent durable. Plusieurs médiations internationales ont lieu, notamment sous l'égide de Koffi Annan, qui aboutissent en avril à un accord de partage du pouvoir. Un gouvernement de coalition composé de plus de 90 ministres et secrétaires d'État prête enfin serment ; Kibaki reste Président et Raila Odinga devient son Premier ministre. Entre temps, près de 1 100 Kenyans ont perdu la vie et on compte environ 600 000 réfugiés intérieurs3. L'économie, de surcroît, est gravement touchée, ce qui heurte les entrepreneurs comme les hommes d'affaires, et accélère la formation d'un grand syndicat du secteur privé qui vise à protéger l'économie des vicissitudes du politique.

3 Ces violences et leur mémoire imprègnent le second mandat Kibaki et influent profondément sur la campagne et la conduite des élections suivantes, annoncées pour le lundi 4 mars 2013. Elles déterminent notamment deux processus : en premier lieu, le gouvernement de coalition nationale, pléthorique, rend impossible la prise de décision et empêche la constitution d'une opposition parlementaire (Cheeseman & Tendi 2010). Fort de l'adoption d'une nouvelle constitution à l'été 2010, qui promet un meilleur équilibre des pouvoirs et une médiation des conflits fonciers, l'essentiel de sa politique est guidée par la promotion du plan de développement « Vision 2030 », un ensemble de réformes et de grands projets d'infrastructures supposés porter le Kenya au statut de pays à revenu moyen au terme des vingt ans à venir. Ce consensus autour du développement est censé désamorcer les principaux clivages socio-économiques à l'origine de la crise de 2007.

4 En second lieu, la communauté internationale décide de juger les coupables présumés des violences et deux politiciens de premier plan, Uhuru Kenyatta (identifié comme Kikuyu) et William Ruto (identifié comme Kalenjin), qui en 2007 soutenaient l'un Kibaki et l'autre Raila, sont accusés de crimes contre l'humanité par la Cour pénale internationale (Mueller 2014). Les deux leaders se rapprochent alors et, dans la perspective de la présidentielle à venir, décident de s'allier afin de porter Uhuru Kenyatta au pouvoir. Leur campagne se décline sur le thème de la réconciliation nationale, portée par deux hommes auparavant ennemis mais qui désormais s'accordent pour diriger le pays vers un avenir meilleur, loin des antagonismes ethniques d'autrefois. Ils se présentent ainsi comme candidats de la « paix », contre Raila Odinga qu'ils accusent de semer la discorde dans le pays. Accompagnant le discours des Églises qui se mobilisent pour la tenue d'élections paisibles, ils participent à ce que Hervé Maupeu (2013) a nommé une « pentecôtisation de la vie politique » : la

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crainte de nouvelles violences contraint les candidats à exprimer leur attachement au pardon, à la réconciliation et à la paix. Cette dynamique, parce qu'elle fait passer l'expression des antagonismes politiques pour une menace à la stabilité du pays, est un puissant vecteur de dépolitisation.

5 Cette temporalité particulière aux élections rencontre un second contexte, de plus long terme, qui détermine les enjeux de la campagne de 2013. Il a trait à la montée en puissance des gestionnaires, des managers et des élites économiques dans le champ du pouvoir en Afrique. Au Kenya, c'est l'accession au pouvoir de Mwai Kibaki à la tête d'une coalition issue des milieux d'affaires qui, à partir de 2002, marque véritablement leur émergence aux sommets de l'État4. Elle acte la conversion d'une fraction importante des élites kényanes aux réformes portées par le consensus de Washington (Harrison 2001 ; Coussy 2006). Depuis une décennie, l'entrepreneur, le gestionnaire, le grand patron sont ainsi devenus des figures de l'autorité politique légitime, notamment face à celle du « politicien » réputé tribaliste et corrompu (Banégas & Warnier 2001). Sans présumer des perceptions populaires, cette figure nourrit les aspirations sociales d'une partie de l'élite, ses catégories d'entendement politique. Elle façonne un « type d'homme » né du néolibéralisme et des privatisations5. Cependant, la raison gestionnaire est loin d'être hégémonique. Elle s'enchâsse dans une économie morale du pouvoir qui s'est progressivement formée depuis l'indépendance (Thompson 1971 ; Throup & Hornsby 1998 ; Lonsdale 2003 ; Siméant 2010). Ainsi, qu'on les qualifie de corruption, de népotisme, de clientélisme, les échanges de faveurs personnalisées entre inégaux constituent toujours le ciment de la légitimité des gouvernants6.

6 Les élections de 2013 constituent ainsi le point de cristallisation d'une configuration particulière, à l'intersection de dynamiques économiques, politiques et religieuses. Elles ont vu notamment l'entrée en politique de plusieurs dirigeants d'entreprises, candidats à des élections locales7. Ces débuts sont l'occasion d'interroger la manière dont ces élites économiques investissent le champ politique. La gestion, l'économie, apparaissent ainsi comme des registres neutres, non teintés d'une ethnicité qui jusqu'alors au Kenya a défini les lignes de clivage et les frontières de la violence politique. À cet égard, comment la trajectoire de ces dirigeants d'entreprise, leurs savoirs gestionnaires, leur compétence managériale revendiquée, affectent-ils leur manière de faire campagne, dans un pays où le don et sa mise en scène constituent le répertoire d'action électorale dominant8 ? En particulier, ce capital gestionnaire, compris comme l'ensemble des savoirs et des expertises professionnels acquis par ces candidats par leur expérience de l'entreprise, est-il mobilisé comme une ressource de légitimation politique, c'est-à-dire comme une vertu dont se revendiquent les candidats et dont ils estiment, dans le même temps, qu'elle est constitutive de la société, ou, à tout le moins, qu'elle sert sa cohésion (Lagroye 1985 : chap. VII) ?

7 C'est avec la volonté de répondre à ces questionnements que nous avons entrepris une enquête ethnographique autour d'un candidat aux élections parlementaires. Il s'agit de comprendre comment les gestionnaires investissent l'arène électorale locale, et comment se dessinent ainsi, dans la contingence des interactions entre ces nouveaux acteurs et des terroirs ethnicisés d'énonciation du politique, de nouveaux styles de campagne (Bayart 1985 ; Brown 1998). Cette approche ethnographique et très localisée, attachée à la description fine des interactions et de leur cadre, se justifie parce qu'elle montre, à rebours des enquêtes englobantes menées à l'échelle nationale et sans présumer de leur effectivité, la multiplicité des « bricolages », des ajustements, des

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négociations et des redéfinitions par lesquels se dessine le style de campagne d'un candidat, forme d'évergétisme à l'intersection de sa biographie militante et des économies morales de longue durée qui définissent, sur le temps long, les rapports entre gouvernants et gouvernés9.

8 Pour ce faire, nous avons choisi de nous établir à Kitale, une ville moyenne au cœur d'une région céréalière prospère, le Trans-nzoia. Elle est partagée entre Kalenjin, Kikuyu et Luhya et fut particulièrement touchée par les violences post-électorales de 2007. Arrivés près d'une semaine avant le scrutin, nous nous rendons au Kitale Club, un club de golf exclusif et fréquenté par les élites de toute la vallée du Rift, le soir du second débat entre les différents aspirants à l'élection présidentielle, afin de rencontrer des candidats que nous pourrions suivre dans leur campagne. C'est là que nous rencontrons Chrisanthus « Chris » Wamalwa pour la première fois10.

Des déclinaisons multiples de l'évergétisme

Le Trans-nzoia, une arène politique locale

9 Il faut d'emblée comprendre que les élections générales de 2013 sont les premières depuis l'adoption de la nouvelle Constitution en 2010. La « Seconde République » kényane promet ainsi de renouveler les élites et de décentraliser le pouvoir, avec le doublement des différents échelons de l'administration provinciale par des pouvoirs élus. Ainsi, 47 comtés ont désormais vocation à être administrés par des gouverneurs à la tête de micro-gouvernements locaux. C'est également à cette échelle que sont élus les sénateurs, suivant la création d'une chambre haute, ainsi que des représentantes des femmes, qui siègent aux côtés des députés. Ces réformes ont transformé à la fois l'échelle et les enjeux des élections générales. Le scrutin met désormais en jeu six fonctions politiques : président de la République, gouverneur, sénateur, membre du Parlement (MP), représentante des femmes, représentant local. Autrefois tout-puissants dans leur circonscription, les 290 MP sont donc désormais surplombés par des gouverneurs élus et doublés par des sénateurs.

10 L'une des spécificités de cette campagne réside également dans le fait que les élections locales sont déliées de la présidentielle. Les nombreux partis politiques qui concourent à l'échelle locale se rallient à l'une des grandes coalitions nationales qui portent chacune l'un des candidats à la fonction suprême : Raila Odinga, de la Coalition for Reforms and Democracy (CoRD) et du parti Orange Democratic Movement (ODM), Uhuru Kenyatta, de la Jubilee Alliance et du parti The National Alliance (TNA), Musalia Mudavadi, de la Amani Coalition et du United Democratic Forum Party (UDF)11.

11 Le Trans-nzoia, que l'on surnomme souvent la « corbeille à pain du Kenya » est une région partagée entre Kalenjin, Kikuyu et Luhya et fut particulièrement touchée par les violences post-électorales de 200712. C'est un comté composé de cinq circonscriptions, Saboti, Kwanza, Cherang'any, Endebess et Kiminini. Ces deux dernières — créées par scission respectivement, de Kwanza et Saboti — élisent leur MP pour la première fois.

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Carte. — Les frontières électorales du comté de la Transzoia et de la circonscription de Kimini

Source : Independant Electoral Board Commission of Kenya (IEBC).

12 Dans le comté, lors des élections locales, les principaux partis qui s'opposent sont surtout FoRD-K (coalition Co RD), l'ODM (coalition Co RD), la New FoRD-K ( NFK, coalition Amani), l'United Republican Party (URP, coalition Jubilee) et le TNA (coalition Jubilee). La région est ethniquement diverse mais démographiquement dominée par les Luyha. Dans l'ensemble, FoRD, FoRD-K et l'ODM sont localement portés par des leaders luhya, l'URP par des Kalenjin et le TNA par des Kikuyu. Enfin, à la veille des élections, la région est perçue comme l'un des « points chauds » du scrutin, en raison des conflits récurrents alimentés par de nombreux différends fonciers ethnicisés.

Tableau. — Résultats des élections de 2013 dans la région du Trans-nzoia13

Coalitions et Partis (1er) Jubilee TNA, (2e) CoRD ODM,WDM-K, (3e) AMANIUDF, KANU, URP FoRD-K NFK

Candidats nationaux& Uhuru Kenyatta Raila Odinga (ODM)Kalonzo Musalia Mudavadi (UDF) principaux colistiers (TNA)William Musyoka(WDM- K) Jeremiah Kioni (KANU) Ruto (URP)

GouverneurTrans- (4e) Joel Onsare (1er) Patrick (3e) Maurice Kakai (NKF) nzoia County (TNA) Khaemba(FoRD-K)(2e) Noah Wekesa (ODM) (5e) Godfrey Wasike(WDM- K)

Membre du (4e) Priscillah (1er) Chris Wamalwa(FoRD- (2e) Battan Khaemba(NFK) ParlementKiminini Kamau(TNA) K)(5e) Paul Wanyama(ODM) (3e) Julius constituency Mbagaya(KANU)(6e) Gladys Otinga (UDF)

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Source : Independant Electoral Board Commission of Kenya (IEBC).

13 Chrisanthus Wamalwa a établi son quartier général de campagne au Kitale Club. Il s'agit d'un établissement exclusif, dont les locaux datent de la période coloniale. Dans de nombreuses circonscriptions, ces clubs abritent les états-majors des partis politiques, le plus souvent ceux des formations dominantes ou favorites. Le caractère privé du lieu est garanti par plusieurs dispositifs : le portail gardé par des compagnies de sécurité privées, l'enceinte murée et grillagée, le sas d'entrée du club, bâtiment réservé aux détenteurs d'une carte magnétique attestant de leur statut de membre.

14 Nous rencontrons Chris le lundi 25 février 2013, une semaine avant la tenue du scrutin, alors qu'il arrive en retard pour la diffusion au club du second débat entre les différents candidats à l'élection présidentielle. Son arrivée passe presque inaperçue, tant la salle est en ébullition. Dans le salon au bout duquel est disposé un téléviseur grand écran sont rassemblés une vingtaine de membres, parmi lesquels de grands fermiers de la région, des professionals de Nairobi rentrés pour le scrutin, ainsi que plusieurs figures de la vie politique locale et nationale. À gauche de l'entrée, Phoebe Asiyo et Zipporah Kittony, deux anciennes présidentes de la puissante organisation de femmes Maendeleo Ya Wanawake, partagent une table. Devant nous s'assoit Chrisanthus Wamalwa, que tout le monde, au club et en dehors, appelle « Chris ». Il est accompagné de son assistant, Jackson, qui est véritablement son homme de terrain. C'est l'ancien conseiller d'une des grandes figures de la politique luhya et ancien MP de Saboti aujourd'hui décédé, Michael Wamalwa Kijana14. Jackson est celui qui organise les relais locaux du clientélisme électoral, alors que le candidat vit à Nairobi. Ils sont accompagnés de la cousine de Chris et s'entretiennent avec elle de sa réputation.

15 La conversation se tient tantôt de vive-voix, tantôt sous forme de chuchotements qui restent volontairement audibles, à destination des autres politiciens du FoRD et du NFK présents dans la salle, alors qu'aucun des concurrents directs de Chris pour le siège de Kiminini n'est présent. La principale inquiétude de l'impétrant est de savoir ce que les gens disent de lui et s'il est parvenu, à force de dons aux écoles et d'infrastructures, à être perçu comme un candidat « local ». Chris est en effet un professional, dont l'investissement dans les affaires publiques est d'abord celui d'un gestionnaire : il a bâti sa légitimité au sein de FoRD-Kenya comme membre puis président du professional caucus, c'est-à-dire du groupe des experts du secteur privé, jusqu'à obtenir l'investiture du parti pour la nouvelle circonscription de Kiminini. Quadragénaire, ancien consultant auprès de la Banque Mondiale et des Nations-Unies, il s'agit de sa première candidature à une fonction politique. Résidant à Nairobi bien qu'originaire de Kiminini, ses doutes concernent principalement sa capacité à convaincre un électorat local qui jusque-là le connaissait peu. Par ailleurs, son épouse est Kikuyu — lui-même est Luhya — ce qui constitue un capital réversible, puisqu'il peut tout autant convaincre la minorité kikuyu que s'aliéner une partie des Luyha. Chris nous présente ce « cosmopolitisme » comme l'attribut culturel du Kényan moderne, libéré de l'archaïsme des antagonismes ethniques. C'est aussi la raison pour laquelle il nous interpelle pendant le débat et nous propose de le suivre en campagne le lendemain15 : il souhaite nous utiliser au service de sa stratégie politique, afin de renforcer son crédit auprès de son électorat en lui présentant ses « amis » européens.

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Le clientélisme comme répertoire de légitimation politique

16 Le lendemain, alors que Chris nous a donné rendez-vous au Kitale Club tôt dans la matinée, il tarde à arriver. Il est en fait occupé à récupérer des liasses de 50 et 100 KSh à la banque16. Ces petites coupures sont difficiles à obtenir en période électorale, car ce sont les plus distribuées par les candidats : il y a pénurie. Il nous rejoint donc au club en fin de matinée, avec trois liasses de 1 000 billets neufs, soit 150 000 KSh, emballés dans un film plastique.

17 L'argent de la campagne étant préparé et prêt à être distribué, nous prenons place dans un Toyota Prado à toit ouvrant en compagnie du candidat, de ses deux gardes du corps, de Jackson et de leur chauffeur. Nous sommes précédés d'un Land Rover Defender, sur le toit duquel ont été montées des enceintes : elles diffusent à plein volume des airs de rumba à la gloire du candidat. Les deux voitures ont des couvre-pneus et des autocollants à l'effigie de Chris. Les frontières de la circonscription de Kiminini jouxtent la ville de Kitale, au Sud. Nous arrivons bientôt à un premier carrefour et des dizaines de personnes accourent, criant le prénom du candidat, et accompagnent la voiture alors qu'elle ralentit et s'arrête. Chris émerge du toit ouvrant, il est vêtu d'une chemise blanche, rayée de noir et vert aux couleurs de son parti politique, son nom cousu sur la poche-poitrine comme s'il avait déjà gagné : « Hon. Chris Wamalwa. » Des lunettes de soleil et un chapeau de cow-boy en paille huilée, des chaussures de marche montantes et un pantalon de costume, une veste beige, une grosse montre dorée complètent sa tenue. Il tient à la main un petit amplificateur relié à un mégaphone. Il salue l'attroupement, descend, demande aux hommes et aux femmes de s'aligner séparément. Il veut d'abord servir ces dernières : ce sont, dit-il, des électrices plus fidèles que les hommes, et plus faciles à gagner à sa cause. Il déballe une liasse et donne un billet à chacune, les complimente, avant de laisser son assistant s'occuper des hommes. Le convoi redémarre avant que la distribution ne se termine afin d'échapper à la cohue provoquée par l'événement. À chaque point de rencontre, il s'agit d'expliquer, aux populations illettrées notamment, qu'il faut voter à la fois pour Chris et pour Raila Odinga : il fait partout scander à la foule « simba », le lion qui est l'emblème du Fo RD, imprimé sur les bulletins de vote dont on montre un exemplaire afin que chacun comprenne.

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Photo 2. — Chris (à gauche) présente le bulletin à mettre dans l'urne à ses électeurs sous l'œil vigilant de son assistant personnel (à droite)

Cliché Connan & Josse-Durand, 2013. Tous droits réservés.

18 Ainsi, ces rassemblements n'ont rien de spontané. Partout dans la circonscription, des relais locaux — les mobilizers — rassemblent les électeurs depuis le matin, à des points précis que le convoi visite. Ce sont eux qui achèvent la distribution et permettent que le départ se passe sans encombre. L'accueil est variable suivant les points de rendez-vous. C'est que la sujétion politique est, doublement, une affaire d'attente et de pénurie. Ceux qui attendent le font pendant plusieurs heures, en plein soleil, dans l'espoir d'un don. Il est toujours distribué moins de billets, de tee-shirts et de casquettes — fabriquées au Canada — qu'il n'y a de présents. On réserve surtout les vêtements sur lesquels est imprimé le visage du candidat pour les lieux où l'on est moins sûr de gagner. Arrivant dans l'une des localités les plus démunies de Kiminini, il s'exclame avant de descendre de la voiture : « This is poverty at the highest level ! »

19 Ailleurs, nous arrivons près d'une école, Chris entame un discours où il fait part de son grand intérêt pour l'éducation. Il prend à partie l'institutrice et lui offre, après un jeu de questions-réponses, quatre coupures de 1 000 KSh afin qu'elle « achète de la canne à sucre » aux élèves. La multitude d'enfants réunis autour des véhicules se mettent alors à chanter pour le politicien, à l'invitation de leur maîtresse.

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Photo 3. — La campagne de Chris donne à voir un don clientéliste aux multiples facettes et met notamment en scène sa contribution à l'éducation et la réussite scolaire des enfants de la circonscription

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20 Dans les trois années qui ont précédé les élections, il a offert des uniformes, des cahiers, des crayons : c'est en gagnant les élèves, dit-il, que l'on convainc le plus efficacement les parents. Ces investissements sont doublés de projets d'électrification, Chris explique par exemple qu'il a pris en charge sur ses fonds propres la connexion au réseau de plusieurs villages. Ainsi, l'ethnographie de la campagne de Chris révèle deux temps du don : le premier est matériel, par l'apport de projets et de biens de développement et se déploie sur plusieurs mois et années avant le scrutin. Le second est directement monétaire, par la distribution de billets de banque, qui rappelle surtout les efforts consentis jusque-là par le leader. C'est en ce sens, surtout, que le don auquel se livre Chris Wamalwa est proprement clientéliste. En distribuant lui-même des billets à des villageois mis en rangs, hommes et femmes séparés, il met en scène un lien interpersonnel extrêmement inégal où l'argent commande la sujétion. Cette mise en scène procède d'une stratégie revendiquée par le candidat, elle nécessite des relais qui expliquent à ceux qui se rendent aux points de distribution comment se conduire et se mettre en ordre pour accueillir le candidat.

Don civique et légitimation sociale

21 Pour autant, la stratégie du candidat ne fonctionne pas toujours : quelquefois, le rassemblement est raté, on ne trouve que quelques femmes qui dansent, brandissant un calendrier à l'effigie du candidat.

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Photo 4. — À la suite d'un rassemblement, une femme exprime son soutien à Chris en même temps que ses doléances

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22 Surtout, la mise en scène de la distribution échappe à ce dernier. Car plus la journée avance, plus les distributions sont violentes et suscitent des bagarres dans la foule. Les gens se suspendent aux véhicules, essaient d'arracher les billets ou les tee-shirts des mains des assistants, le chauffeur et Jackson doivent parfois les repousser à coups de pieds. Chris insiste pour descendre en plein cœur du marché de Kiminini et remonter seul la grande rue qui traverse la bourgade, où il a fait tendre une imposante banderole à son nom. Plusieurs centaines de personnes accourent rapidement, l'entourent, le suivent dans sa marche et sont bientôt si agitées qu'il lui faut remonter dans la voiture en route.

23 Si, pour le candidat, le don commande l'allégeance, rien ne permet en vérité d'établir son effectivité. Pour la foule, il semble d'abord que la distribution de ressources par les puissants soit d'abord l'expression d'« une vertu éthique et civique », un acte qui justifie leur position dominante et en cela ne commande aucune réciprocité immédiate (Banégas 1998). De l'effervescence qui accompagne le candidat, il est ainsi difficile de déduire une allégeance politique (Mariot 2006). Souvent, la foule est excitée, violente, dans un mouvement qui échappe largement au candidat et au sens qu'il veut lui donner. Dans la campagne, on peut ainsi distinguer des effets de foule, qui accompagnent le nécessaire évergétisme des dominants et la manière dont il rencontre, à travers l'accaparement violent des ressources, l'expression brutale d'une « politique du ventre » débridée, et des moments plus organisés, dans des lieux choisis, où sont réactivées par le don des allégeances politiques cimentées sur le temps long.

24 Le don civique du candidat est ainsi investi de significations différentes, selon la combinatoire des moments et des lieux dans lesquels il se déploie. Ainsi notamment dans des églises, lorsque le dimanche précédant les élections, Chris, accompagné cette fois-ci de sa femme, se rend à la messe. Il utilise trois voitures pour se déplacer. En plus

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des deux 4×4 de la campagne, son épouse suit le convoi en Mercedes. Il commence par l'église catholique de Kiminini, où il est pratiquant.

Photo 5. — la veille du vote, Chris poursuit sa campagne dans les églises de sa circonscription en compagnie de sa femme

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25 Les appartenances religieuses recoupent en partie les appartenances ethniques. Chris arrive longtemps après le début de la messe, alors que le service est déjà bien entamé. Tout le monde remarque son entrée, et ce d'autant plus qu'il va s'asseoir au premier rang, aux côtés de Patrick Khaemba qui est déjà là, lui aussi accompagné de sa femme. Le prêtre demande à ce qu'on lui fasse place, et vient écarter du bras ceux qui gênent. Alors que la messe touche à sa fin, il monte sur l'estrade en compagnie de son épouse et depuis l'autel s'adresse à tous : « God is good ! » Ce à quoi les fidèles répondent « All the time ! » Il demande le soutien de chacun pour l'élection du lendemain, leur rappelle qu'il est important de voter pour FoRD et pour CoRD, conclut en demandant une prière de tous en sa faveur. Le prêtre fait alors monter sur l'estrade les responsables des différents groupes paroissiaux qui s'alignent devant le candidat. Chris sort de sa poche une liasse de billets, et distribue 1 000 KSh à chacun. Il apporte ensuite un ordinateur portable qu'il offre de même à l'église. Puis, il donne 20 000 KSh au prêtre, devant tous les fidèles. Celui-ci compte fébrilement les billets, avant d'annoncer la somme donnée, accueillie par des cris, puis un chant. Dans la journée, le candidat visite de la sorte six églises de la circonscription, de toutes obédiences. Certaines lui sont plus hostiles, ou plus partagées, la mise en scène du don s'y fait plus sommaire. Les autres candidats MP s'y succèdent tour à tour, restant parfois à l'extérieur et écoutant à travers la porte ce que disent leurs concurrents17. Ainsi la visite des églises par tous les candidats et les dons et distributions auxquels ils se livrent relèvent, en fonction de leurs obédiences respectives, d'une pratique de légitimation sociale des dominants, ou bien d'une pratique qui vise à susciter un soutien politique spécifique18.

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Le clientélisme comme négociation

26 Pour autant, Chris déclare partout que la victoire lui est acquise. Dans cette circonscription nouvelle, les sondages de Synovate le donnent gagnant à plus de 60 % des voix, quand un autre institut le crédite de 70 %. Il dit que ses opposants sont insignifiants, qu'ils font seulement campagne pour se faire connaître, afin de décrocher le ticket FoRD-K lors des élections suivantes. Dès lors, le don civique auquel se livre le candidat n'est pas qu'une stratégie de conquête des masses. Elle est plutôt l'expression d'une forme de légitimation, qui fait du don une vertu dont Chris, comme les autres candidats, estime qu'elle sert la société. En ce sens, le don civique est à la fois une ressource et une contrainte, une manière de se produire comme dominant qui est reconnue par tous, mais aussi une forme d'évergétisme à laquelle il ne peut échapper. C'est aussi ce caractère équivoque du don civique, pas nécessairement investi du même sens par les gouvernants et les gouvernés, qui ouvre à travers sa pratique un espace de négociation.

27 Ainsi, lors du premier jour où nous l'accompagnons, le convoi s'arrête également chez un instituteur, dirigeant local de FoRD Kenya. Il a réuni dans son jardin quelques membres du parti, hommes et femmes séparés, assis sur des chaises en plastique. Un groupe de femmes se dessine, assises en tailleur autour de chaises en bois et en velours rouge sur lesquelles prennent place Chris et ses hommes. Jackson note le nom de ces femmes avant de lister des binômes afin qu'elles aillent voter ensemble : il s'agit avant tout de mobiliser les relais de FoRD pour le scrutin qui s'annonce.

Photo 6. — Une réunion politique chez un ancien instituteur de la circonscription de Kimini (à l'arrière-plan à gauche), organisée par les agents de Chris (au premier plan à gauche)

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28 Les visites du candidat mêlent ainsi plusieurs niveaux de patronage, de relais qu'il rencontre et organise, dont la hiérarchie est marquée par l'usage de l'espace et la

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disposition des sièges. Plus on s'élève dans la hiérarchie des relais et plus le lieu est privé, comme ici dans le jardin particulier d'un notable, à l'écart de la foule ; plus la rencontre est organisée, aussi, avec des tours de parole. C'est dans ce cadre qu'il reçoit des doléances collectives — ici, de toute évidence, de la part des groupes de femmes. Aussi, tout au long de la journée, se dessinent les multiples ramifications du patronage politique, sous la forme de chaînes d'individus hiérarchisés par leur richesse, à la tête d'un groupe dont ils se font les porte-paroles. Cette chaîne de dépendances définit des moments et des espaces où, à chaque rencontre, les différents relais renégocient ce qu'ils attendent du candidat ainsi que les conditions de leur allégeance.

29 Rien ne met peut-être plus en valeur cette dimension du don que la demeure du candidat. Nous nous arrêtons ainsi chez Chris pour une pause. Un groupe attend à l'extérieur son passage, devant le portail : à l'arrivée de la voiture, la foule se fait plus compacte, certains grimpent dans les arbres entourant la propriété pour pouvoir interpeller Chris. De l'extérieur, la maison neuve très colorée apparaît grandiloquente, avec une architecture qui emprunte aux villas américaines. Une antenne satellite est présente sur le toit, mais l'électricité n'a pas encore été installée. Le contraste entre l'aspect extérieur et le dépouillement intérieur de l'édifice est frappant : seul le salon, où Chris reçoit sur des canapés mis face à face, est sommairement meublé. Les murs sont décorés avec des affiches du parti, des politiciens qu'il soutient et dont il est l'obligé, alors que les autres pièces de la maison sont vides.

Photo 7. — Alors que la foule s'amasse dehors, Chris fait une pause dans le salon de sa villa, surplombé par un portrait de Raila Odinga (au centre)

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30 Pourtant, en dépit de son évidente prospérité, Chris tient à montrer qu'il vient d'une famille humble : il nous fait donc visiter d'emblée la cabane de terre installée à côté de

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sa grande maison, qui accueille sa mère et quelques membres de sa famille qu'il invite à la collation préparée dans son salon. Il fait servir des sodas et des gâteaux et conseille longuement à l'un de ses jeunes neveux souhaitant entrer à l'université et déclarant un goût pour l'actuariat de plutôt faire du droit ou du commerce. La journée s'achève par une dernière distribution, dans une école que Chris fait construire. Le long du chemin qui y mène, la foule grossit autour des véhicules, chante et danse sur la musique du Land Rover, plusieurs personnes grimpent ou s'accrochent aux portières et à la plate- forme du 4x4 sur le chemin du retour à Kitale.

Les coulisses de la compétition politique

31 Le plus souvent, le parcours du candidat dans sa circonscription donne à voir les multiples déclinaisons de la rencontre entre l'ethos évergète des dominants et l'ethos manducatoire des dominés, soit une série de moments intenses d'effervescence, de joie, de violence parfois, dont on ne peut jamais déduire qu'ils produisent une allégeance politique spécifique. Ce n'est au fond que dans les moments qu'il contrôle ou dans les espaces fermés que s'instaure entre Chris et ceux qu'il rencontre une véritable relation clientéliste. Mais l'échange interpersonnel n'est pas toujours de cette nature, notamment dans des espaces notabiliaires tel que le club qui, précisément, met à l'écart les cadets sociaux et instaure une relation égale entre les membres, mais aussi entre les différents candidats en compétition. Ces relations intra-élitaires se déploient selon différents registres.

Le club, un espace d'interdépendance notabiliaire

32 Pendant toute la durée de la campagne, soit la dizaine de jours précédant l'élection où il parcourt quotidiennement sa circonscription, Chris dort dans l'un des cottages du club. En effet, une foule de gens attend en permanence devant chez lui, près du bourg de Kiminini, à une vingtaine de kilomètres au sud de Kitale. Le candidat dit que ces gens viennent « mendier », il cherche à les éviter, en parle en termes péjoratifs qui trahissent son exaspération. C'est pour répondre à ce problème qu'à l'occasion des élections, le club a entamé la construction d'un nouveau portail, plus haut et d'un franchissement plus périlleux que le précédent ; de nombreux gardes de sécurité ont été embauchés temporairement par l'établissement. De ce point de vue, le club est un lieu important, car c'est un lieu d'« irresponsabilité », et ce d'abord au sens physique et géographique du terme, puisque les électeurs n'y viennent pas réclamer ce qu'ils estiment être leur dû. Il s'y épanouit un clientélisme inversé. Dans ce lieu, l'aspirant MP reçoit bien plus qu'il ne donne, il est l'obligé et le client d'une membership qui l'interpelle en fonction de son propre imaginaire de la responsabilité politique, au cœur duquel les normes gestionnaires prennent une place de plus en plus importante. S'il est une responsabilité mise en jeu au club, elle est horizontale et ses « sanctions » sont indulgentes : les interpellations invitent simplement à la conversion à des pratiques, des discours, dont la sanction ne peut être autre chose qu'une remarque, un détournement, une moquerie directe ou voilée, des reproches plus ou moins sérieux.

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Photo 8. — Les différents candidats et leurs assistants en terrasse du Kitale Club

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33 À trois jours du scrutin, Chris Wamalwa passe la journée au club, d'où il organise ses derniers jours de campagne. Au total, il dit avoir dépensé près de 15 millions de shillings afin de se faire élire. Ce matin-là, il est énervé : il a demandé un prêt d'un million KSh — on ignore à qui — et il manque 200 000 KSh. Il insiste en permanence sur la modestie de ses origines et peste contre Noah Wekesa et Zippy Kittony qui, à ses yeux, sont des héritiers et qui, contrairement à lui, sont incapables de réussir seuls. Lui- même n'a reçu aucune aide extérieure — ce qu'il faut comprendre comme le soutien financier d'un patron politique — ses principaux soutiens auront été ses collègues de l'Université de Nairobi et de la Kenya Polytechnic, ainsi que l'église catholique et les instituteurs de la circonscription. Beaucoup au club viennent lui apporter un soutien qui n'est pas que moral. Le proviseur d'un établissement scolaire de la région, un comptable retraité, un directeur d'ONG, revenus de Nairobi pour voter : chacun ponctuellement vient le voir pour lui prodiguer ses encouragements et lui glisser quelques billets de 10 000 ou 20 000 KSh. D'autres sont plus critiques, lui demandent ce qu'il fait encore au club, à attendre comme s'il avait déjà gagné. Chris les interpelle en retour. La télévision diffuse les résultats du Kenya Certificate of Secondary Education (KCSE), donnant le nom des meilleurs élèves du pays et de chaque région, ainsi que le classement des écoles les plus performantes. À cette proviseure d'une école de la région bien classée au KCSE, il demande : « Vous êtes bien pour le CoRD, vous êtes bien avec nous ? » Ce à quoi elle répond, sur le ton de l'évidence : « Pourquoi demandez-vous ? » Alors qu'une autre membre passe, Chris lui demande la note de sa fille, « un B+ », et ajoute qu'il passera chez elle la féliciter et lui donner quelque chose. Au club, le candidat appartient à une assemblée d'élites locales qu'il reçoit, alors que celles-ci l'interpellent et le financent. La membership n'est pas neutre et chacun a ses ennemis et

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ses soutiens. C'est également au club que le candidat s'entretient avec les femmes de sa famille — son épouse, revenue de Nairobi, sa belle-sœur, sa cousine — à propos de sa réputation locale. Assis au milieu du salon, il téléphone, parle fort, se lève régulièrement et tourne en rond, pieds nus, chemise à demi ouverte, la poitrine exposée, rompant ostensiblement les règles et les conventions de l'établissement. Ce jour-là, il s'occupe essentiellement de logistique, s'inquiétant de placer les bons intermédiaires dans les bureaux de vote ou pour accompagner les votants. Il doit rémunérer plusieurs dizaines de relais locaux. Il réserve également un avion pour le lendemain du scrutin, tôt le matin, afin de retourner à Nairobi assister au décompte de l'élection présidentielle : « Je gagne et je m'en vais », assure-t-il19.

34 Le samedi soir, le dernier jour de campagne20, Chris arrive au club et traverse le comptoir du bar sans même enlever son chapeau. Il tient à saluer tout le monde avec force exclamations, pour disparaître aussitôt. Alors qu'il tourne le dos et s'en va, Daniel, le barman, mime un serpent en joignant ses deux mains qu'il fait onduler, le comptoir éclate de rire. Un membre mime un pachyderme, prononce une phrase en mluhya qui fait s'esclaffer les autres et que Daniel traduit, reproduisant le mime : « Lui, il en a des comme ça, des énormes, comme celles d'un vieil éléphant. »

L'énonciation d'un consensus sur la paix

35 L'espace du club donne ainsi à voir une concurrence explicite mais néanmoins pacifiée entre les candidats. La sociabilité du club favorise également certains répertoires de dépolitisation. Ainsi, une « rencontre pour la paix » (« peace meeting ») est organisée au club au milieu de la semaine qui précède le vote, dans le pavillon de tennis, à l'initiative des District Peace Committees. Coordonnés par le gouvernement, par le biais du secrétariat national du Conflict Management and Peace Building, dont ils portent le badge et les gilets kaki, les comités pour la paix ont été créés après les violences post- électorales de 2008, afin d'œuvrer à la pacification du scrutin. La rencontre est dirigée par un pasteur, autour d'un petit-déjeuner qui réunit les candidats aux élections locales. Ils sont 17 à s'y rendre, de tous partis, 3 candidats aux sénatoriales, 8 aux législatives, 5 pour le siège de représentante des femmes, ainsi que Patrick Khaemba, le candidat du FoRD-K à la fonction de gouverneur. L'administration provinciale est aussi présente, avec le District Commissioner (DC) du Trans-nzoia, ainsi que plusieurs District Officers (DO). La réunion s'ouvre sur une prière. Le pasteur remercie chacun d'être venu. Le chef du comité de paix se présente, ainsi que les représentants de la mission, un par circonscription. Les DO et DC complètent le dispositif. Le chef de la commission reprend la parole. Ses propos montrent l'usage dépolitisant du discours sur la paix, assimilant d'emblée les joutes politiques à une compétition sportive dépourvue d'enjeux, à l'occasion d'un déjeuner où il importait de montrer que tous fussent disposés à manger ensemble.

36 Le DC prend ensuite le micro et s'exprime en des termes similaires. Il invite chacun des candidats à prendre la parole. Chris Wamalwa se lève et prononce d'emblée, « God is good ! », ce à quoi le groupe répond « All the time ! »21 ; Chris entame une brève allocution qu'il reprendra en partie le dimanche suivant, dans ses discours aux églises d'obédience différente de la sienne : My names are Dr. Chris Wamalwa Akuru, Member of Parliament of Kiminini, and I want to read Matthew, chapter 5, verse 1. The Bible says, « blessed are the peace-makers, for they

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shall be called the children of God ». We are here today to work as a team. Team is T.E.A.M. [il épelle les lettres] it means together everyone can change more [...]. I want to recommend the Church for this wonderful relationship, can you help me point out the problem ? Trans- nzoia is for only but a few tribes. I am a Bukusu [le principal clan luhya], I didn't apply to be born a Bukusu. If I had a chance, I would apply to be born an American because it is known as the land with milk and honey. If you are a Luo, you are a Luo, you didn't apply to be born there. So please let us campaign in peace, let's campaign peacefully for the development of Trans-nzoia County. Thank you and I wish you all the best. God bless you22.

Photo 9. — Les participants à la « rencontre pour la paix » (parmi lesquels Chris, au troisième rang à gauche) posent à l'entrée de la salle que leur a alloué le Kitale Club

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37 Chaque candidat prend la parole à son tour, prononçant des messages de paix. Surtout, le pasteur en appelle au repentir des violences passées qui ont meurtri si longtemps le Kenya. Seul un repentir sincère permettrait la guérison du pays. Un autre prêtre conclut la rencontre en ces termes, faisant référence aux 600 000 réfugiés intérieurs que la crise de 2008 avait jetés sur les routes, comme des étrangers dans leur propre pays : Je prie pour que la paix puisse l'emporter. Je prie pour que les leaders qui vont être élus, que Vous puissiez les pardonner, eux et les erreurs qu'ils ont commises. Je prie pour la paix, je prie pour la victoire, et dans chaque recoin de ce pays que Vous, Seigneur, puissiez régner. Car Seigneur, si Vous êtes le gardien et le protecteur, même ceux qui gardent les murs de votre cité, les gardent en vain. Nous prions pour la paix sur notre terre. Jéhovah, dans chaque endroit de ce pays, que la paix triomphe. Seigneur, ceux qui sont devenus comme des réfugiés d'autres pays, Seigneur, souvenez-Vous que nous les avons accueillis, que nous avons grandi en prenant soin d'eux. Je prie que les Kényans ne soient plus jamais des réfugiés, je m'élève contre l'esprit qui fait de ces hommes des réfugiés, nous expions nos péchés au nom de Jésus. Seigneur, nous prions pour la paix. Seigneur, nous souffrons par le péché et les erreurs de nos aïeux, et désormais nous déclarons que cela ne doit plus se reproduire. Nous déclarons, et décrétons que cette nation ne doit plus être ternie par le sang. Ça suffit comme ça ! Et pour chaque esprit tenté par l'ombre du sang, nous appelons à y mettre un terme, au nom de Jésus. Alors que

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nous avançons vers ces élections, nous déclarons que l'esprit du tribalisme ne doit plus régner, au nom de Jésus, mais nous devons désormais vivre en paix, au nom de Jésus23.

38 Pendant cette dernière prière, récitée sur un ton rapide et monocorde, chacun se met à genoux, incarne son repentir, se recroquevillant contre le sol ou sa chaise, approuvant chaque phrase du prêtre par des gémissements, des plaintes qui sont autant d'appels au pardon. La rencontre s'achève et chacun retourne à sa campagne24.

Photo 10. — Lors des prières qui accompagnent cette « rencontre pour la paix », les candidats se repentent et se prémunissent de toute violence politique sous l'œil vigilant des « district peace commissioners » (au premier plan)

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Les échanges trans-partisans

39 Il n'est pas anodin que ces prières pour la paix aient été organisées au club. C'est qu'il s'agit d'un lieu neutre, le seul que partagent les politiciens de différents partis sans intention directe de le gagner, alors que chacun y est présumé seul et égal, et privé de ses supporters.

40 Ainsi, la nuit tombée, tard le soir de la première journée de campagne où nous suivons Chris, plusieurs figures politiques luhya sont présentes au club et discutent avec leurs proches. À l'extrémité du comptoir du bar sont assis Cyrus Jirongo25 et David Were26 qui s'entretiennent longuement. À cet égard, le club donne à voir des échanges trans- partisans, qui néanmoins ont leurs limites. En effet, sur une table réservée de la terrasse, Musalia Mudavadi, candidat à la présidentielle, est assis avec des proches. Ce coin de la terrasse est barré par deux gardes du corps, qui font signe à Edwin, le garçon de salle, pour l'autoriser ou non à servir et à débarrasser la table de ce client d'importance. À aucun moment Mudavadi et les deux autres politiciens ne se parleront de la soirée et quand le premier se déplace, il les évite : par une porte-fenêtre qui donne directement sur le salon, il peut esquiver les membres présents au comptoir ; il se

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contentera de les saluer brièvement à son départ. À quelques jours du scrutin, il s'agit d'un moment délicat pour le chef de la coalition Amani. Donné largement perdant par tous les sondages, son seul espoir de peser dans le gouvernement à venir est l'organisation d'un second tour qui forcerait Raila et Uhuru à négocier ses voix. Les rumeurs qui circulent à cet égard sont nombreuses au club. La veille, il aurait rencontré des dirigeants de Jubilee, à l'hôtel Park Villa de Webuye, dans la perspective d'un deuxième tour. Mais l'important pour Mudavadi est de garder son choix ouvert le plus tardivement possible, afin de montrer à quel point il compte sur la scène politique nationale. Assis sur l'un des fauteuils du bar, près de Jirongo et Were qui discutent au comptoir, un homme écoute ostensiblement : c'est l'un des assistants d'Eugene Wamalwa, le ministre de la Justice, qui ne se présente pas27. Son poids politique demeure considérable dans la région et malgré l'affiliation officielle de son parti, le NFK, à la coalition Amani de Mudavadi, ce n'est plus un secret qu'« Eugene », comme chacun l'appelle, essaie de faire gagner des voix à Uhuru Kenyatta dans cette région, dont tout prévoit qu'elle votera majoritairement en faveur de Raila Odinga. Chris passe dans le bar et provoque volontairement un petit esclandre : il demande à l'agent d'Eugene, qui s'en irrite, pourquoi il ne le soutient pas, lui qui, en apparence, ne se présente à aucun poste28.

41 En dépit de cette rivalité affichée, le club est aussi un lieu dont la temporalité propre permet de mettre à distance les vicissitudes de la vie politique. Une semaine après que la commission électorale ait déclaré Uhuru Kenyatta vainqueur à la présidentielle, Zipporah Kittony, nommée pour ces élections vice-présidente de l'Équipe d'éminentes personnalités29 organisée par les Nations-Unies et chargée de veiller sur la paix dans le pays, profitait de la remise des prix du tournoi sponsorisé par le semencier Kenya Seeds pour railler « ceux qui comptaient et recomptaient encore, dans l'espoir que ce ne fût pas fini »30.

Une allégeance compétitive aux leaders nationaux

42 Mais le club est aussi un lieu de compétition entre candidats, dès lors que la campagne nationale et ses leaders s'invitent à Kitale. Le jeudi précédant le vote, Raila Odinga est ainsi attendu dans la capitale du Trans-nzoia. Assis sur la terrasse, chacun à la table qui leur est réservée, les différents partis de la coalition CoRD sont présents, localement opposés mais unis derrière Raila et son colistier, Kalonzo Musyoka : les partisans du FoRD-K, en chemises blanches rayées de vert et noir, ceux de l'ODM, vêtus d'orange, du Wiper Democratic Movement de Kalonzo Musyoka, en chemises blanches, rayées de bleu et rouge. Si les chemises et les écharpes marquent l'appartenance partisane locale, les casquettes signalent l'allégeance nationale : casquette orange pour l'ODM et FoRD-K, casquette bleue pour le Wiper. Les deux principaux concurrents pour le siège de gouverneur sont présents, Patrick Khaemba31 du FoRD-K, et Noah Wekesa32, de l'ODM. Chacun donne des ordres à ses troupes ; tous les candidats de ces partis dans le Trans- nzoia sont aussi présents. On attend avec impatience que l'hélicoptère de Raila atterrisse au club ; c'est le meilleur terrain possible. Un employé nettoie le parking au jet d'eau, et quelqu'un a été chargé de trouver une Mercedes pour l'amener au stade où il prononcera un discours. On entend bientôt un bruit d'hélicoptère : Raila, Kalonzo et leur équipe de campagne survolent le Trans-nzoia dans trois appareils différents, parcourant le district d'un bout à l'autre, n'y restant jamais plus d'une heure. À chaque fois que le son d'un rotor semble se rapprocher, la terrasse s'active, les assistants se

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lèvent. Il s'agit en effet d'un moment délicat car, dans un tel contexte, le protocole n'est pas clair : qui des membres de l'ODM ou de FoRD-K doit saluer le candidat en premier ? Chris et Patrick Khaemba sont anxieux : il faudra être les plus vifs quand l'aéronef se posera. Personne ne connaît l'heure exacte de son passage ; s'il est coutume à l'autorité de se faire valoir par l'attente et l'anxiété, la règle se vérifie à tous les échelons du pouvoir. En fin de matinée, un petit hélicoptère arrive, et vient se poser près du dix- huitième trou du parcours de golf. La terrasse s'active de nouveau, mais il apparaît bientôt aux candidats qui se sont mis en rang sur la pelouse, Noah Wekesa en tête, qu'il contient seulement des conseillers qui viennent donner leurs directives.

Photo 11. — À quelques jours des élections, les candidats de partis rivaux localement mais ralliés nationalement sous la bannière de l'ODM attendent avec fébrilité la visite de Raila, leur chef de file, au Kitale Club

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43 Ce n'est que bien plus tard, en fin d'après-midi, que l'hélicoptère de Raila Odinga, décoré en orange et à son effigie, survole le club à basse altitude en direction du stade municipal. La terrasse se vide en un instant, tous se ruent vers le parking, pour se retrouver au stade où les trois hélicoptères vont atterrir en rang.

44 Le meeting de Raila est très bref. Une grande tente a été installée, avec plusieurs rangs de chaises dont la disposition marque les hiérarchies protocolaires de la coalition. À peine chacun est-il assis — Raila et Kalonzo au premier rang — que les candidats se lèvent afin de prononcer leur discours, depuis une plateforme montée sur le toit d'un camion, alors que la population de Kitale continue à accourir vers le stade. Leur propos est simple : ils demandent à leurs supporters de leur donner la victoire, si possible dès le premier tour. Chris, comme chacun des politiciens des trois partis de la CoRD, joue des coudes afin d'accéder à l'échelle qui permettra d'être sur la plateforme, au plus près de l'orateur. Dans le public, alors que beaucoup filment avec leur téléphone mobile, les voleurs prolifèrent, arrachant les appareils et s'enfuyant ; d'autres, nombreux, sont passés à tabac par la police, alors que les discours s'enchaînent. Ils dureront moins d'une heure, avant que les hélicoptères ne repartent vers Bungoma33.

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45 Le jour des élections, Chris parcourt Kiminini dans son 4x4. Dans les bureaux de vote- clés, il a placé ses hommes qui surveillent le bon déroulement du scrutin. Il apparaît en effet qu'une victoire électorale se défend et se gagne dans un combat qui ne se joue pas seulement dans les urnes. Tard dans l'après-midi, comme à l'école de Kiminini où nous rejoignons Jackson, un incident l'illustre. Eugene Wamalwa arrive dans la cour, avec deux voitures qui transportent une dizaine d'hommes. Le vote a commencé tard car le matériel électoral n'était pas prêt à temps. La cour de l'école ne désemplit pas, plusieurs centaines de personnes doivent encore voter. Aussi, la nuit tombe, et l'école n'a pas d'électricité. Profitant de la pénombre et de la confusion, les hommes d'Eugene Wamalwa pénètrent dans les bureaux de vote. Personne, dehors, ne sait ce qui s'y trame, mais tout le monde semble s'en inquiéter et la foule commence à s'agiter. Des rumeurs de trucage s'élèvent, alors que le personnel de la commission électorale tarde à apporter des lampes. Les hommes de la FoRD-K se fraient un chemin dans la foule et s'engouffrent à leur tour dans les bureaux. Soudain, la voiture de Chris Wamalwa arrive. Il est accueilli par des cris de bienvenue. Il a l'air furieux, trouve une table sur laquelle il monte pour s'adresser à la foule : il demande où se trouve le ministre. Celui- ci sort alors d'une salle de classe, les deux hommes s'interpellent, se font bientôt face, des dizaines de supporters derrière eux. Le ton monte, pendant une vingtaine de minutes, ils s'intiment mutuellement de quitter immédiatement les lieux, chacun accuse l'autre de chercher à truquer le scrutin, de « cuisiner » le vote. La police administrative arrive alors, fait retenir une sirène, des dizaines d'hommes casqués et munis de bâtons descendent, font reculer la foule, intiment aux politiciens d'évacuer l'école, ces derniers finissant par obtempérer. Chris Wamalwa rejoint alors le centre de décompte, pour attendre pendant de longues heures les résultats du vote34. Le lendemain matin, il est déclaré vainqueur.

46 On peut penser que la victoire de Chris Wamalwa à Kiminini procède de deux éléments convergents. D'abord, une pratique du clientélisme qui s'inscrit dans des pratiques anciennes et attendues d'échange politique. Sa singularité est de s'adapter à un contexte de dépolitisation des enjeux de la campagne par les autorités administratives et religieuses, alors que le pays redoute plus que tout de nouvelles violences, une peur qui paralyse le débat politique et l'expression antagoniste des intérêts en jeu. Ainsi, sa campagne se singularise car elle n'est pas ouvertement discriminante, dans une circonscription pourtant partagée entre différents groupes ethniques. Certes, à l'église, dans certains lieux, il s'adresse à la foule en mluhya et semble donner davantage aux siens. Pour autant, sa visite de localités, d'églises non luhya, le montre comme un candidat d'unité, ce qui dans un tel contexte constitue un capital politique indéniable. Mais à cela s'ajoute une présentation de soi comme un homme nouveau, un gestionnaire qui promet le dépassement de la question foncière et des antagonismes ethniques qui en résultent. Au cœur d'une campagne où Raila annonce qu'il sera celui qui mènera les Kényans à Canaan, dans un pays où nationalisme et christianisme sont indissociables, Chris promet de transformer le Kenya selon les canons d'une Amérique imaginée. L'Amérique est en effet la terre d'abondance, réalisation ici-bas de ce « pays du miel et du lait » biblique qui nourrit les rêves africains du développement depuis les indépendances et dont Chris se fait en quelque sorte le courtier symbolique.

47 Il n'en demeure pas moins que cette campagne met en tension l'habitus gestionnaire et les attendus du clientélisme politique. Mais cette tension se lit davantage dans la géographie de la campagne mêlant lieux publics et privés que dans l'usage d'un don

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civique qui pour le candidat est toujours un répertoire obligé, car il est à la fois une ressource militante et une contrainte statutaire. Alors même que la maison du candidat est l'objet d'une réputation civique — qui marque à la fois la prospérité et l'ancrage dans un terroir — Chris ne l'habite pas. Il réside au club qui, à l'inverse, est un lieu d'irresponsabilité, coupé du public, d'où le clientélisme politique de masse est physiquement exclu à force de clôtures et de barbelés. Ces pratiques rompent avec la morale ethnique d'autrefois, où la sexualité, les rôles de genre et le contrôle des femmes, des lignages, de la richesse et des héritages étaient considérés comme des problématiques légitimes de l'autorité et de la responsabilité politique (Lonsdale 1992). À l'inverse, la campagne n'est qu'un temps qui ravive les antagonismes ethniques et les rivalités élitaires locales. Quelques mois après les élections, lors d'une levée de fonds pour les funérailles d'un notable luhya, Chris déclenchera une bagarre pour défendre l'honneur d'Eugene Wamalwa, accusé de corruption et de sédition par un membre de l'assistance35.

48 La tension entre habitus gestionnaire et économies morales du pouvoir se lit également dans la géographie de ce dernier, et dans une tension entre arènes locales et nationales du politique. Car si la campagne de Chris Wamalwa se distingue moins par les pratiques que par la promesse d'une gestion apaisée de sa circonscription, c'est une fois élu au parlement qu'il met le plus en avant son identité gestionnaire, comme ressource symbolique dans le champ politique : membre du vetting committee qui interroge les ministres nouvellement nommés, il devient whip chief ou porte-parole de l'opposition et membre du comité diplomatique et de défense36. Se revendiquant « professionnel de la communication », il se présente comme un représentant et défenseur des jeunes, au service d'une digital generation largement valorisée par Uhuru Kenyatta et inspirée par le nouveau type de campagne politique qu'il a initié en 2013. Surtout, dans ses interventions à Nairobi, il continue à promouvoir l'entrepreneuriat, retraduisant en permanence et autant qu'il lui est possible les enjeux des débats politiques en termes gestionnaires, et la légitimité politique, à commencer par la sienne, en terme de success story économique.

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NOTES

1. On entend stricto sensu par professional un membre d'une profession réglementée — avocats, comptables, ingénieurs, médecins, architectes, etc. — l'expression désigne par extension, au Kenya, les « gestionnaires », c'est-à-dire les élites économiques diplômées et qui le plus souvent n'occupent pas formellement de position élue ou un poste au sein de l'administration centrale de l'État. 2. Les attributions d'identités ethniques sont courantes dans le champ politique kényan et sont utilisées en tant que telles dans cet article. 3. Parmi de nombreuses publications, on trouvera notamment un détail des événements et des analyses de leurs enjeux dans D. ANDERSON (2008), J. LAFARGUE (2008), K. KANYINGA & D. OKELLO (2010) ; INTERNATIONAL CRISIS GROUP (2008). 4. Sur les reconfigurations du pouvoir d'État sous l'effet des politiques issues du consensus de Washington, voir Y. DEZALAY & B. G ARTH (2002). Pour ses implications politiques au Kenya, voir L. R. ARRIOLA (2013). 5. On doit l'expression « type d'homme des privatisations », d'après la notion de Menschentum chez M. WEBER, à J.-F. BAYART (2005 : 219).

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6. Pour un point critique sur ces échanges, voir notamment H. COMBES & G. VOMMARO (2015 : chap. 6). 7. Parmi les notables, Evans Kidero, longtemps PDG de la compagnie sucrière Mumias et désormais Gouverneur de Nairobi et le financier Jimnah Mbaru, son concurrent malheureux. 8. On entend le clientélisme comme « un rapport de dépendance personnelle non lié à la parenté qui repose sur un échange réciproque de faveurs entre deux personnes, le patron et le client qui contrôlent des ressources inégales » (MÉDARD 1976 : 103). Pour une relecture électorale des répertoires d'action collective de C. TILLY, voir le dossier coordonné par C. DESRUMAUX & R. LEFEBVRE (2016).

9. Sur l'effectivité du clientélisme, voir notamment les travaux d'A. GARRIGOU (1998) et de N. MARIOT (2006). 10. Ce terrain électoral d'une durée de trois semaines a été en grande partie mené à Kitale en binôme, dans le cadre d'une recherche financée par l'Institut français de recherche à Nairobi (IFRA-Nairobi) durant la semaine précédant les élections de mars 2013, du dimanche 24 février au lundi 4 mars (jour du vote). Dans le cadre de sa thèse de doctorat sur la sociabilité élitaire, l'auteur D. Connan possédait un accès au terrain grâce à sa carte de membre du club de Kitale. Cette membership a permis à l'auteure C. Josse-Durand de l'accompagner, en tant qu'invitée, dans le milieu fermé que constitue le Kitale Club. Le « nous » désigne ici notre binôme, qui nous a notamment ouvert des opportunités de recherche auxquelles nous n'aurions pas pu accéder seuls : souvent perçus comme un couple et connus du personnel du Club, nos interlocuteurs nous ont accordé une plus grande confiance lors de notre enquête, Chris Wamalwa, notamment, se montrant moins méfiant à notre égard. 11. CoRD est une coalition regroupant trois formations politiques principales : l'Orange Democratic Movement (ODM) de Raila Odinga, le Wiper Democratic Movement (WDM) de Kalonzo Musyoka et le Forum for the Restoration of Democracy-Kenya (FoRD-K) de Moses Wentangula. L'alliance Jubilee repose sur quatre partis, dont le parti d'Uhuru Kenyatta, The National Alliance (TNA) et celui de William Ruto, United Republican Party (URP). La coalition Amani est constituée de plusieurs partis qui soutiennent la candidature de Musalia Mudavadi aux élections de 2013, à savoir l'United Democratic Front (UDF) de Musalia Mudavadi, le Kenya African National Union (KANU) de Gideon Moi et New Ford Kenya (NFK) d'EugeneWamalwa. 12. Ces conflits sont ancrés dans la redistribution et la légalisation de l'occupation des terres au Kenya à la fin des années 1980 (MÉDARD 2008). 13. Les chiffres (1er), (2e), etc. désignent le classement des alliances et des candidats aux élections. 14. Michael Wamalwa Kijana (1944-2003) MP de Kitale Ouest (1979-1988) puis de Saboti (1992-2002), nommé vice-président du Kenya (2003) après l'élection de Mwai Kibaki en décembre 2002, jusqu'à sa mort l'année suivante. En dépit de leur deuxième nom qu'ils ont en commun, Chris n'a aucun lien de parenté avec les frères Eugene et Michael. 15. Notes de terrain, 25/02/2013. 16. Si l'on prend comme référence le taux de change du shilling kenyan (KSh) en février 2013, 1 € équivalait à 115 KSh. 50 KSh équivaut donc à 43 centimes d'euros environ (ce qui correspond au prix d'un soda ou d'un repas sommaire), et 100 KSh à 0,86 € environ.

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17. Notes de terrain, 03/03/2013. 18. On reprend ici librement la distinction que pose D. EASTON (1975) entre « soutien diffus » et « soutien spécifique ». 19. Notes de terrain, 01/03/2013. 20. Selon la nouvelle Constitution de 2010, il est illégal de faire campagne le jour précédant le vote. Le samedi 2 mars est donc le dernier jour de campagne pour l'ensemble des candidats. 21. Chris prétend à plusieurs reprises qu'il s'agit exclusivement d'une prière catholique, bien que le pasteur américain Don Moen en ait pourtant fait une pièce classique du répertoire liturgique protestant (notes de terrain, 27/02/2013). 22. Enregistrement traduit du swahili par Susan Timon. 23. Idem. 24. Notes de terrain, 27/02/2013. 25. Cyrus Jirongo, né en 1961, ancien élève de Mang'u, chef de Youth For KANU ‘92, mouvement de jeunesse pro-Moi, MP de Lugari (1997-2013), ministre du Développement rural (2002), fondateur du Kenya Democratic Development Union (KADDU), candidat au sénat en 2013 (battu), coalition CoRD (Coalition for Reforms and Democracy). 26. David Were, né en 1959, MP Matungu (2002-), National Rainbow Coalition (NaRC), puis ODM, puis New-FoRD-K pour sa candidature en 2013. 27. Eugene Wamalwa, né en 1969, avocat, MP de Saboti (FoRD-K, puis New-FoRD-K) (2007-2013), ministre de la Justice et des Affaires constitutionnelles (2012-2013), non candidat en 2013. 28. Notes de terrain, 26/02/2013. 29. Team of Eminent Personalities from Kenya, nommée par la Kenya National Dialogue and Reconciliation Commission. 30. Et ce alors qu'un recours était encore examiné par la Haute Cour de Justice du Kenya. Notes de terrain, 17/03/2013. À l'unanimité, la Haute Cour confirma les résultats des élections et leur légalité, voir Décision de la Haute Cour de Justice du Kenya, 30 mars 2013 (Raila Odinga & 5 others v Independent Electoral & Boundaries Commission & 3 others [2013], Supreme Court of Kenya). 31. Patrick Simiyu Khaemba, né en 1955, banquier, candidat FoRD-K au siège de gouverneur du Trans-nzoia en 2013, coalition CoRD. 32. Noah Wekesa, né en 1936, MP de Kwanza (1988-2013), ministre des Forêts et de la Faune (2007-2013), candidat ODM, CoRD au siège de gouverneur du Trans-nzoia (2013). 33. Notes de terrain, 28/02/2013. Bugoma est le comté voisin, situé au sud-ouest de la Trans-nzoia et frontalier avec la circonscription de Kiminini. 34. Notes de terrain, 04/03/2013. 35. Voir à ce sujet l'article dans lequel les propos de Rashid Mohammed à l'origine de cette altercation sont rapportés en ces termes : « Eugene Wamalwa is corrupt and likes going for handouts from Jubilee government to disunite the luhya community » (Standard Digital Reporter, « DPP orders termination of criminal case against Kiminini MP Chris Wamalwa », 27/02/2014, http://www.standardmedia.co.ke/? articleID=2000105673/jsc.mgid.com/s/t/standardmedia.co.ke.9324.js?t=).

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36. Voir l'article de P. Clottey, « Kenya Parliament Committee to Vet Cabinet Nominee », Voice of America, 22/04/2013, http://www.voanews.com/content/kenya- parliament-committee-to-vet-cabinet-nominees/1646820.html.

RÉSUMÉS

Les élections de mars 2013 au Kenya furent marquées par l'entrée en politique d'élites économiques qui renouvellent les manières de faire campagne dans ce pays. Chris Wamalwa, professeur d'économie, consultant auprès des Nations-Unies et de la Banque Mondiale et candidat parlementaire de la circonscription de Kiminini, est l'une de ces nouvelles figures politiques. À la fois professional et professionnel du clientélisme politique, économiste néolibéral affrontant l'épreuve des urnes, sa campagne met en évidence l'investissement de l'arène politique locale par les élites gestionnaires. À partir d'une approche ethnographique, cet article illustre la multiplicité des « bricolages », des ajustements, des négociations et des redéfinitions par lesquels se dessine, dans la contingence des interactions entre ces nouveaux acteurs et des modes d'énonciation ethnicisés du politique, un style de campagne.

The 2013 general elections in Kenya were characterized by a significant number of candidacies from professionals and managerial elites. A professional, neoliberal economist, adept at the professional practice of currying political patronage, ran for office for the first time, flooding the local political arena with managerial elites. One of these new political figures, Chris Wamalwa, a Nairobi-based professor of economics, also a World and UN consultant, decided to run for the Kiminini parliamentary seat, which changed Kenyan campaigning in significant ways. Through an ethnographic approach focusing on the multiple compromises, negociations and “makeshift solutions”, during the last days of his campaign, this article illustrates how these economic elites engage with the long-lasting moral economy upon which political leadership is built. It eventually shows how the interactions of ethnicity and managerial practices between these new manager-politicians affect the style of campaigning in rural Kenya.

INDEX

Keywords : Kenya, electoral campaign, political patronage, elites, ethnography Mots-clés : Kenya, campagne électorale, clientélisme, élites économiques, ethnographie

AUTEURS

DOMINIQUE CONNAN Centre de Recherches Internationales de Sciences Po, Paris

CHLOÉ JOSSE-DURAND IFRA-Nairobi ; Les Afriques dans le Monde, Institut d'Etudes Politiques de Bordeaux

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Bons, fax et sacs de riz Tenir et maintenir un circuit économique transnational (France, Sénégal)

Amélie Grysole et Aïssatou Mbodj-Pouye

1 Depuis les années 1980, des émigrés ouest-africains ont mis en place des systèmes assurant l'envoi d'argent dans leurs villages d'origine, ou permettant le retrait dans ces villages de denrées alimentaires payées en France. Dénommés « fax », ils sont souvent établis dans des foyers de travailleurs migrants. Si le « fax d'argent » peut s'analyser comme une forme de transfert monétaire, parallèle à d'autres services financiers existants, le « fax-marchandises », qui permet de « payer au foyer pour consommer au village » (Daum 1998 : 54), est un service plus complexe qui combine achat et transfert. Ne relevant directement ni des régulations étatiques ni de formes de marché ouvertes à tous, ces fax se sont stabilisés dans la durée, charpentés par des règles de fonctionnement précises et une infrastructure matérielle et technologique faite d'une circulation réglée d'informations, d'argent et de biens. Cet article est consacré à l'analyse d'un fax-marchandises, également appelé « coopérative », qui fonctionne depuis 1988 entre un foyer de la région parisienne et le village soninké de Tuabou au Sénégal1.

2 La question des transferts (ou « remises », de l'anglais remittances), monétaires ou en nature, est centrale dans les travaux sur les migrations, où elle est notamment abordée sous l'angle de l'apport économique des migrants à l'économie locale (Azam & Gubert 2005). Ces transferts font l'objet d'un intérêt croissant de la part des organisations internationales et des États (Hernandez & Bibler Coutin 2006 ; Pécoud 2014). Les travaux anthropologiques ont insisté sur ce qui se joue dans ces échanges au-delà de la circulation d'argent et de biens (Levitt 1998 ; Carling 2014 ; Chort & Dia 2014), notamment les reconfigurations familiales qui en découlent (Åkesson 2011). Outre la fonction de transfert et celle de transaction commerciale, notre analyse du fonctionnement du fax-marchandises met au jour une dimension d'entreprise collective. Sur ce point, notre réflexion bénéficie du regain d'intérêt dans les études africaines pour les formes d'assistance mutuelle qui associent « solidarités nouvelles et anciennes et combinent de façon inventive la logique du marché avec des formes réciproques de distribution et de partage » (Rodima-Taylor & Bähre 2014 : 507)2.

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3 Les modalités concrètes de ces circulations d'argent et de biens, dans leur matérialité, restent peu étudiées. Elles sont parfois mentionnées dans la littérature experte qui prône l'inclusion dans la finance légale des systèmes « informels » (Sander & Barro 2007). Loin d'une telle perspective normative, nous reprenons les acquis des travaux africanistes qui ont critiqué la distinction entre formel et informel en soulignant l'imbrication de sphères plus ou moins légitimes ou visibles de l'économie (Hart 2005 ; Roitman 2005). La proposition de Jane Guyer (2004) d'envisager les phénomènes économiques, non au prisme d'une opposition entre formel et informel mais par l'étude de processus de formalisation, nous semble particulièrement féconde. Par ailleurs, les travaux existants portent principalement sur les transferts d'argent, dits hawalas et répandus dans de nombreuses communautés migrantes (Monsutti 2004 ; Mahamoud 2006 ; Kane 2011 pour les fax d'argent des migrants sénégalais aux États-Unis), là où notre analyse fait ressortir la spécificité du transfert en nature.

4 L'objectif de cet article est de proposer l'étude d'un tel système, à la fois en tant que service permettant un achat à distance (ce qui correspond à la désignation fax- marchandises) et en tant qu'institution du village transnational (ce qui correspond au terme coopérative). Si l'émergence des fax et des magasins coopératifs dans les années 1980 est documentée par les travaux sur l'immigration ouest-africaine en France (Quiminal 1991 ; Timéra 1996 ; Sy 1997 ; Daum 1998), le fonctionnement précis et les enjeux sociaux de ces systèmes transnationaux dans la durée restent à étudier. Nous proposons de combiner deux dimensions : d'une part une ethnographie économique qui repose sur la description fine des transactions et des circuits (Weber 2000, 2012 ; Zelizer 2006 ; Siniscalchi 2009), d'autre part une étude historique de la coopérative, nos interlocuteurs allant d'un témoin de ses premières heures à ceux qui la gèrent actuellement. Maurice Bloch et Jonathan Parry dans l'introduction à Money and the Morality of Exchange placent au cœur de leurs réflexions sur les échanges commerciaux et monétaires l'articulation de deux temporalités : « un cycle de l'échange de court- terme qui est le domaine légitime de l'activité individuelle, souvent tournée vers l'acquisition, et un cycle d'échanges de long terme qui s'attachent à la reproduction de l'ordre social et cosmique » (Bloch & Parry 1989 : 2). L'étude de la coopérative met au jour, précisément, à la fois des préoccupations immédiates et des transactions dont les bornes temporelles sont circonscrites, ainsi qu'un projet plus large de consolidation d'une communauté émigrée dont la pérennité est en question.

La coopérative, composante du tissu associatif des émigrés

5 La coopérative est issue de dynamiques associatives plus larges qui mobilisent tout ou partie des émigrés originaires de Tuabou en France. La principale structure associative du village transnational, la grande caisse, fournit à la fois historiquement la matrice du développement de la coopérative, et analytiquement l'exemple d'un fonctionnement différent : la grande caisse repose en effet sur l'obligation d'affiliation, alors que la coopérative est fondée sur un principe d'association volontaire.

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Les caisses : affiliation obligatoire et réaffirmation des statuts

6 L'existence de « caisses » à base locale a accompagné dès ses débuts la migration ouest- africaine en France3. Dans la migration soninké à Dakar au début du XXe siècle, ces caisses sont liées au regroupement des émigrés de mêmes localités et à leur logement en commun dans des « chambres » (Manchuelle 2004 : 184-191). En France, les caisses ont permis, dès les années 1960, l'« organisation sociale des regroupements villageois à l'intérieur des foyers » (Samuel 1978 : 109). Passées d'une base initialement régionale à un regroupement par village quand la concentration et le nombre de ressortissants par village le permirent (Timéra 1996 : 60), elles ont joué un rôle central dans la constitution des communautés villageoises émigrées (Quiminal 1991 ; Daum 1998).

7 Les fonds mis en commun ont d'abord eu une fonction d'assurance pour les émigrés en France : financement des repas en commun, prêt en cas de chômage, financement en cas de rapatriement des « malades mentaux ». À partir des sécheresses du début des années 1970 et dans un contexte où se consolide un discours politique associant développement et migration, ces caisses ont financé des infrastructures pour le village, ajoutant aux fonds levés auprès des émigrés des cofinancements obtenus auprès de partenaires français issus des ONG et de la coopération (Daum 1998 ; Dedieu 2012). Enfin, après la suspension de l'immigration de travail en 1974 et le développement du regroupement familial, le foyer de travailleurs migrants est devenu un mode d'habitat parmi d'autres, les communautés émigrées comprenant à la fois des hommes seuls et des familles. Néanmoins, le foyer garde sa centralité pour les communautés qui y tiennent leurs réunions et y maintiennent souvent le siège des associations villageoises.

8 Le village de Tuabou se caractérise par un engagement précoce dans la migration4 et la constitution à Dakar d'une « chambre » politiquement influente (Manchuelle 2004 : 91-97, 188-191)5. Les premiers ressortissants du village arrivant en France à la fin des années 1950 furent logés dans des caves à Saint-Denis, avant de louer des chambres dans un hôtel voisin, puis de rejoindre le foyer de la Porte de Paris en 1968. Selon Alioune (émigré retraité à Tuabou, environ 70 ans), venu en France en 1962, la caisse daterait du début des années 1950 (entretien à Tuabou, avril 2012)6. La cotisation mensuelle à la caisse, d'un montant de 5 FF, permettait d'assurer la cuisine en commun, mais aussi d'aider celui qui arrivait, avec un prêt d'argent que ce dernier commençait à rembourser dès qu'il avait trouvé un travail. La caisse du village ou grande caisse (caisse xoore en soninké), s'est progressivement distinguée de la caisse du foyer pour inclure l'ensemble des émigrés de Tuabou, qu'ils résident ou non au foyer. Un tournant a lieu vers l'année 1985 avec l'organisation du rapatriement des corps et l'inclusion à la cotisation de l'« assurance décès », c'est-à-dire les frais de rapatriement des corps au village en cas de décès en France7.

9 Ce sont les hommes ressortissants du village qui cotisent à la grande caisse pour un montant socialement codifié8. En 2011, les notables, tout comme les descendants d'esclaves, cotisent 70 € par an (soit 50 € « pour le village » et 20 € d'assurance décès). Les hommes issus de groupes « castés » (les groupes clients des Bathily) acquittent une cotisation de 30 € (soit une cotisation pour le village réduite à 10 € et les 20 € d'assurance décès), de même que les retraités et les chômeurs. Les épouses et les enfants présents en France sont « couverts » par la cotisation du père de famille pour l'assurance décès. À partir de 18 ans, les jeunes versent les 20 € de l'assurance ; les garçons passent à 70 € (ou 30 €) dès qu'ils se marient et qu'ils ont trouvé un emploi,

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alors que les filles cessent de verser leur part à la date de leur mariage. Le champ sémantique de l'assurance (femmes et enfants « couverts par » l'assurance de l'époux et du père, parfois dits « ayants-droits ») coexiste avec celui de l'enregistrement obligatoire qu'explicite ce commentaire de Souleymane (38 ans) : « La caisse des vieux, c'est comme si c'était le gouvernement français » (journal de terrain, décembre 2011).

10 En effet, chaque membre de la communauté est inscrit sur le registre de la grande caisse même s'il s'abstient de cotiser ; 320 membres étaient recensés en 20129. La grande caisse représente l'autorité politique du village ; elle est gérée par le plus âgé des Bathily résidant au foyer10. Il réunit les « vieux du village » toutes les deux semaines, et à chaque fois qu'il y a une décision importante à prendre. L'adhésion à la grande caisse est obligatoire sous peine d'exclusion politique du village multi-situé et de ses avantages en migration (assurance et solidarité mutuelle), exclusion qui peut aussi avoir des conséquences sur la réputation de la famille au village (Dia 2008).

11 La grande caisse est la principale organisation à avoir investi dans des constructions au village : centre de santé, école coranique, mosquée, collège public. Depuis les années 1970, d'autres structures organisationnelles ont été mises en place dans la migration, à côté et parfois en concurrence avec la grande caisse. Ainsi, des caisses de quartier ont été créées, dont la première, qui date de 1972, regroupe les familles assimilées aux descendants d'esclaves, et procède à des investissements économiques à l'échelle de leur quartier (un dépôt de gaz, un marché privé). Par ailleurs, une association de jeunes qui, elle, ne fait pas de distinction statutaire (cotisation unique) et ambitionne d'être au service de l'ensemble du village, est investie à la fois dans le football et le développement, et coopère avec la grande caisse pour les gros projets, telle que la construction du collège.

La coopérative : logique d'adhésion et base égalitaire

12 Au sein de cet ensemble de structures, la coopérative est liée à la démarche volontaire d'un groupe d'émigrés qui se sont cotisés en 1988 pour mettre sur pied une coopérative d'achat. Cette création se situe dans un mouvement plus général, décrit pour le Mali notamment par Christophe Daum (1998 : 52) qui analyse le développement de magasins coopératifs (et des banques de céréales) comme répondant d'abord « au besoin de sécurisation de l'alimentation des villages », à une époque où « la plus grande part du revenu des émigrés est affectée à la consommation, principalement alimentaire » (Weigel 1982 : 83). L'achat en gros permet en effet de limiter les fluctuations de prix, notamment des céréales, qui peuvent être fortes en particulier pendant la période de soudure. Daum situe l'émergence des magasins coopératifs dans de nombreux villages de la région de Kayes au Mali au début des années 1980, dans le prolongement de pratiques plus anciennes de transferts de fonds collectifs (sommes d'argent confiées à un émigré de retour en vacances, au profit de familles distinctes). Pour ce qui est du Sénégal, Yaya Sy (1997 : 207-209) associe l'émergence de coopératives d'achat à la création antérieure, en 1974-1975, des périmètres irrigués villageois liés aux projets d'aménagement de la vallée du fleuve Sénégal. Il cite ainsi le cas du village de Diawara où la mise en place du périmètre irrigué a suscité la création d'une coopérative de production villageoise dans laquelle la participation financière des émigrés était centrale, mais qui n'a pas bien fonctionné ; la coopérative d'achat, créée en 1984, apparaît comme une suite plus fructueuse de ce premier investissement des émigrés.

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Dans le cas de Tuabou, l'expérience du périmètre irrigué n'a pas non plus été un succès et la coopérative d'achat voit le jour quelques années plus tard.

13 Mise sur pied par une centaine de ressortissants de Tuabou, la coopérative repose sur l'adhésion volontaire et ne fait pas de distinction entre les membres selon leur appartenance statutaire. Elle a regroupé des travailleurs résidant pour l'essentiel dans le même foyer qui ont participé chacun à hauteur de 1 500 FF à la constitution du capital qui a servi de fond de roulement initial. À Tuabou, un magasin construit pour servir aux femmes du village — à l'initiative d'une Américaine venue dans le cadre du projet des périmètres irrigués — se trouvait alors inoccupé. La coopérative a donc loué ce bâtiment à l'association des femmes. Après quelques années de fonctionnement, la coopérative a fait l'objet d'une déclaration en association loi 1901 sous le nom d'Association pour le développement de Tuabou (ADT), suite à des difficultés dans l'usage de comptes bancaires individuels par lesquels transitaient des sommes importantes.

14 L'adhésion volontaire à la coopérative tranche ainsi avec l'obligation d'affiliation à la grande caisse. Toutefois, le service proposé par la coopérative n'est pas réservé à ses seuls adhérents, tous les émigrés de Tuabou peuvent y avoir recours.

Un circuit transnational : du foyer au magasin

15 « Je paye ici, ils se font livrer là-bas » : cette description en apparence simple recouvre plusieurs opérations qui vont au-delà de la relation binaire d'échange, pour inclure notamment un crédit. Nous proposons de décrire ce système comme un circuit à la manière de Valeria Siniscalchi (2009) dans sa description ethnographique d'un « tour de farine » dans le sud de l'Italie.

16 La commande en France par un émigré de denrées destinées à sa famille au Sénégal combine deux transactions commerciales : l'achat de biens et l'achat d'un service (celui de la transaction à distance). L'achat de biens se fait en référence au prix des denrées tel qu'il est affiché au foyer à Saint-Denis en euros ; le transfert inclut une conversion, puisqu'il permet l'achat en euros de denrées disponibles sur le marché sénégalais en francs CFA11. Les commandes portent sur des quantités relativement importantes comme le montre la figure 1, sur laquelle apparait un exemplaire des brouillons de commande qui font office de listes de courses, dont sont munis certains clients lorsqu'ils s'adressent au gérant du fax-marchandises (fig. 1) : des bidons de 10 litres d'huile, des sachets contenant 50 bouillon-cubes jumbo, des dizaines ou centaines de kilos de sucre en morceaux, et sur d'autres commandes, des sacs de riz de 50 kg par exemple. Cette forme d'approvisionnement en gros contraste avec les transactions habituelles dans les boutiques des villages sénégalais, sur le mode de la vente au détail (par exemple l'achat de 2 kg de riz pour un seul repas).

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Fig. 1. — Un feuillet préparant une commande

© A. Grysole.

17 Une commande inclut également une opération financière : un crédit, d'une durée variable selon que le transfert est effectué « par bon » ou « par fax ». La commande « par bon » donne lieu à la délivrance d'un bon papier sur lequel figurent la liste et les quantités des denrées achetées, et que le client doit transmettre au récipiendaire de la commande au village. Dans ce cas, l'émigré dispose d'un crédit d'un mois, et le coût de la transaction, fixe, est de 2,29 €. Il s'arrange pour faire parvenir le bon papier physiquement au village, soit qu'il l'emporte lui-même s'il part pour des congés ou qu'il le confie à une personne qui se rend au village (compte tenu de la durée du voyage à Dakar, puis à Tuabou, situé à 15 heures de route de la capitale, le bon peut mettre dix jours à parvenir à son destinataire). Ces commandes « par bon » sont aussi appelées commandes « main à main ».

18 Le système de commande « par fax » est plus rapide, puisque l'information est transmise quotidiennement par un appel téléphonique : les commandes peuvent être retirées au village dès le lendemain12. Le crédit octroyé est plus court : l'acheteur a deux semaines pour régler sa commande. La commission, également fixe, s'élève à 3,29 €13.

19 La logique du recours à l'un ou l'autre dépend principalement de la temporalité de la commande, comme l'indique un des responsables de la coopérative. Seydina (gestionnaire des stocks, 43 ans) : En fait ça dépend de l'urgence, si y'a une urgence, tu fais ta commande par fax. Mais les gens, ils calculent, normalement tu sais que ta commande est pour deux mois, tu anticipes. Mais chaque fois, y'a des imprévus. Sinon c'est trop limité [15 jours] les gens ont du mal à respecter ce délai (entretien à Paris, février 2016).

20 Ces deux modes de transmission de la commande, de Saint-Denis vers Tuabou, correspondent à deux carnets distincts, tous deux tenus par le gérant du fax-

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marchandises, qui réside au foyer. L'information à transmettre contient la liste des produits commandés, le nom de l'expéditeur, et celui du destinataire. La commande transmise « par bon » est copiée par le gérant dans un carnet dont une feuille à carreaux est détachée et remise au client (qui constitue le bon), et dont la copie sur feuille carbone, témoin du crédit et de la transaction, reste dans le carnet (fig. 2). La commande passée par téléphone, quant à elle, est recopiée (fig. 3) par le gérant dans un autre carnet appelé « fax ». Le gérant au foyer communique chaque soir au magasinier à Tuabou la liste des denrées commandées et les destinataires correspondants, par sms ou par téléphone (la formule du gérant du fax : « moi je l'appelle, il note », suggérant une forme de dictée).

Fig. 2. — Le carnet « bons » (une commande)

© A. Grysole.

21 Un tampon de couleur noire comportant la mention « Association pour le développement de TUABOU », nom officiel de la coopérative, atteste de l'authenticité du bon. Le gérant du fax-marchandise, détenteur de ces carnets, a commenté ainsi ces deux façons de valider une commande : les commandes « par bons » sont validées par ce tampon appliqué sur le bon au début de la transaction, tandis que les commandes « par fax » sont validées par « reconnaissance vocale » entre le gérant et l'acheteur (lorsqu'il téléphone pour passer sa commande). Les tampons de couleur rouge « ADT PAYE » (pour « payé ») apposés dans les deux carnets (fig. 2 et 3) attestent du remboursement du crédit et de la fin de la transaction.

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Fig. 3. — Le carnet « fax » (quatre commandes)

© A. Grysole.

22 On constate ainsi que le fax-marchandises s'appuie sur une organisation rôdée et des rôles bien définis par-delà les frontières. Cela permet à ce système qui, du fait de l'hétérogénéité et de l'éloignement de ses protagonistes pourrait paraître fragile, de remplir des fonctions complexes, notamment le crédit. Le recours à la coopérative correspond aussi à un transfert particulier, masculin et collectif, dont il s'agit maintenant d'interroger les enjeux sociaux.

Recourir au fax-marchandises

23 Le fax-marchandises s'insère dans un ensemble de rôles sociaux tenus à distance et dans un espace domestique transnational. L'examen des transferts d'un de nos interlocuteurs réguliers permet de situer ce système de transfert parmi une pluralité d'autres14. Le choix d'une modalité plutôt qu'une autre obéit à différentes logiques qui ne se résument pas à la rationalité économique.

Les transferts de Souleymane

24 À son arrivée en France en 2001, Souleymane résidait au foyer de Saint-Denis qui réunissait un grand nombre de ressortissants du village. Rencontré en 2011, il a alors 38 ans, et dispose d'une carte de séjour ; il a déménagé dans un appartement non loin du foyer, et il est salarié comme plombier dans une entreprise du bâtiment. Sa femme réside à Dakar. Comme beaucoup de Sénégalais travaillant à l'étranger, il envoie de l'argent à sa famille. Ces transferts sont insérés dans des relations sociales transnationales et de proximité, des enjeux sociopolitiques villageois et une économie

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mondiale. Observons en détail les moyens employés par Souleymane pour ses envois, selon les montants, les destinataires, les intermédiaires et les objectifs visés.

25 Souleymane participe au financement de quatre foyers : le sien à Saint-Denis, celui de sa femme et celui de son père à Dakar, ainsi que la concession de sa famille paternelle à Tuabou15. Tous les mois, il envoie environ 500 € à sa femme à Dakar, par fax d'argent. Une partie de cette somme est destinée à sa femme et ses enfants ; l'autre partie est transmise par sa femme à son père qui réside également à Dakar. De façon irrégulière, lorsque ses finances le permettent, il envoie également 1 000 ou 2 000 € à sa femme, pour la construction de sa maison à Rufisque. Cet argent est envoyé soit par Western Union soit par virement bancaire international. Souleymane participe également au budget de la concession de sa lignée paternelle à Tuabou. Alioune, son oncle paternel, en tant que « chef de concession » (kaagume en soninké [Diagana 2011 : 95]) gère le stock de vivres au village et octroie chaque matin, à la femme qui est chargée de cuisiner, une somme d'argent i.e. la dépense quotidienne, pour acheter les produits frais. AG : Et pour le riz, l'huile, etc. ? Alioune : Ah ça dépend, ils nous envoient tonne par tonne. Quand c'est fini, quand on arrive à trois quatre sacs [de 50 kg de riz], on téléphone, donc on prépare la commande (entretien à Tuabou, avril 2012).

26 Lorsqu'il a besoin d'un envoi par la coopérative, Alioune appelle d'abord son aîné à Dakar (le plus âgé des oncles de Souleymane). Car si Alioune gère la concession sur place à Tuabou, c'est l'aîné qui depuis Dakar en est le responsable : « [pour] l'affaire de la maison, c'est lui que j'appelle directement », explique Alioune (ibid.). Depuis Dakar, l'aîné de la famille résidant au Sénégal appelle à son tour le plus âgé des émigrés du groupe familial en France pour commander la liste des produits alimentaires qui viennent à manquer au village. À la suite de quoi, l'aîné en France sollicite ses cadets (dont Souleymane) : ils sont quinze émigrés issus de la même concession en France. Pour les denrées non périssables, chacun cotise environ 40 € par trimestre. L'aîné en France rassemble la somme totale et passe une commande par bon auprès du gérant de la coopérative au foyer de Saint-Denis. Le bon papier transite des mains de l'aîné à Saint-Denis jusqu'à celles d'Alioune à Tuabou. Au village, ce dernier peut alors retirer les marchandises au magasin de la coopérative en échange de ce bon. Pour ce qui est de la dépense quotidienne (la « DQ » remise par Alioune à la femme dont c'est le tour de cuisine, pour les produits frais du jour), une somme d'argent est envoyée mensuellement par le groupe de quinze émigrés. Chacun cotise 10 € par mois pour la DQ, et ces 150 € mensuels sont envoyés par fax d'argent.

27 Selon le montant, la finalité et le destinataire du transfert, différentes possibilités d'envoi d'argent s'offrent à l'émigré sénégalais en France. Pour les transferts réguliers et d'un montant pas trop élevé (jusqu'à environ 500 €), les fax d'argent disponibles au foyer sont mobilisés. Pour des sommes plus importantes, les transferts par Western Union ou MoneyGram sont privilégiés, car les frais d'envoi sont dégressifs et représentent au-delà d'un certain montant un pourcentage de la somme à envoyer. Le souci de la discrétion (sutura), en évitant le passage par un système situé au foyer, et la rapidité du transfert (instantanéité) font partie des avantages. Ce système de transfert permet aussi de conserver une trace officielle qui peut servir de justificatif quand ces sommes sont mentionnées en tant que pensions alimentaires lors de la déclaration d'impôts en France16.

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Souleymane : Avant c'était par mandat postal, mais des fois tu allais à la poste et l'argent n'était pas disponible, ce n'était pas vraiment pratique. Ensuite les gars ont créé les fax et là c'est devenu facile. En fait, c'est une habitude pour nous, on utilise les fax parce qu'on a l'habitude. Parce qu'il y en a qui envoient par Western Union, MoneyGram, ce genre de trucs, les nouveaux surtout. Et aussi parce que tu peux faire une déduction d'impôts (entretien par téléphone, mai 2015).

28 Enfin, il est possible de recourir au virement international. Il s'agit de l'envoi le moins coûteux pour les montants élevés et le plus officiel, notamment pour les organisations et les entreprises qui se doivent de tenir une comptabilité irréprochable. Néanmoins, le traitement d'un virement bancaire international demande plusieurs jours. À l'instar de Souleymane, les émigrés n'utilisent pas les mêmes systèmes pour leurs transferts individuels (à leur femme par exemple) que pour les transferts collectifs (leur concession à Tuabou). L'envoi par la coopérative est le fait d'un collectif d'émigrés en France pour un collectif de parents au village, afin d'assurer le ravitaillement, dans une région où le contexte agricole dégradé et la migration ont depuis longtemps modifié les habitudes alimentaires en faveur de produits importés, notamment le riz (Weigel 1982 : 83-84).

Une réaffirmation du rôle masculin de l'émigré assurant la subsistance

29 Financer les dépenses de la concession à distance est un rôle social que remplissent la plupart des émigrés sénégalais qui travaillent, et d'autant plus quand leur femme et leurs parents vivent au Sénégal. Ce type de transfert à l'échelle de la concession suppose une coopération pour l'économie domestique afin de réunir l'argent nécessaire, par exemple, à l'achat de riz par tonne pour toute la famille. La logistique de cet approvisionnement suit les règles des hiérarchies d'âge et de séniorité, tant dans la circulation de l'information que dans le maniement de l'argent et des marchandises. Ce type de transfert nécessite une organisation en France des émigrés qui financent la même concession. L'approvisionnement par envoi de bons de la coopérative donne aussi une certaine publicité au transfert collectif.

30 La plupart des envois de bons sont effectués par des groupes d'émigrés apparentés, vers environ 200 concessions différentes à Tuabou. Toutefois, plusieurs échelles coexistent dans une même concession et certains transferts en nature peuvent aussi relever du « coup de main » occasionnel adressé à une autre personne que le chef de concession, comme l'explique le gestionnaire des stocks de la coopérative. Seydina : Chaque maison fait une commande, y'a des micro-maisons dans les grandes maisons. Par exemple, quinze font une commande pour la maison, mais trois de même père même mère vont faire en plus une commande à part pour leur micro-maison. Aussi, il y a des toutes petites maisons, par exemple sa sœur et sa mère vivent seules, bon il va envoyer une commande seul, mais c'est un peu rare, mais ça existe. Ou alors, j'ai un ami qui n'a pas voyagé [émigré], je peux le soulager, je peux penser à lui, et lui envoyer un sac de riz et une boîte de tomate. Ou alors un mariage ou un décès, tu donnes un coup de main (entretien à Paris, février 2016).

31 Souleymane, comme d'autres, a surtout parlé de l'envoi par bon, mode d'envoi le plus courant. Il relève d'une organisation routinière et collective basée sur l'anticipation, dans le but d'assurer la gestion des stocks alimentaires d'une concession. La régularité et la prévision du transfert par bon permettent une gestion collective plus aisée. Rassembler l'argent de cinq à quinze personnes habitant des villes différentes en région

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parisienne, mais également ailleurs en France (notamment Beauvais, Lyon), n'est pas une opération rapide. Ainsi, l'envoi par bon permet une plus grande marge de manœuvre que l'envoi par fax, puisque l'échéance du remboursement du crédit à la coopérative est d'un mois et non de quinze jours. L'envoi formalisé et régulier peut aider les aînés à inciter les plus jeunes à assumer cette dépense, dont seuls les membres de la concession au chômage ou à la retraite sont exempts.

32 Le groupe des hommes émigrés, issus d'une même concession à Tuabou, prend en charge une grande partie de l'alimentation : la ration mensuelle en bons de la coopérative et la dépense quotidienne (produits frais à acheter quotidiennement) en espèces transférées par fax d'argent. La littérature tend à présenter les transferts en nature comme une manière de contrôler l'affectation de l'argent à distance en faisant l'hypothèse d'un modèle paternaliste des transferts (voir par exemple en économie Batista et al. [2014], et en anthropologie Blanchard [2014]). Dans les débuts du système, les chefs de famille au village ont effectivement pu sentir leur autorité remise en cause par cette contribution des émigrés en nature, laquelle leur laisse moins de marge qu'un envoi monétaire (Daum 1998 : 58-60). Cette analyse sous l'angle du contrôle de l'argent à distance mérite d'être nuancée selon les configurations familiales ; ainsi dans le cas d'un émigré assumant la subsistance de son épouse restée au village, cet achat reproduit ce qui se passe sur place, quand l'époux qui n'a pas émigré effectue aussi les achats des stocks par lui-même (ration mensuelle). Contrairement à la « dépense quotidienne » versée en espèces à la cuisinière qui procède aux petits achats du jour, la ration mensuelle (stocks non périssables) est souvent apportée physiquement par les hommes et ce, en dehors d'un contexte migratoire. La ration mensuelle — sur place ou à distance — représente dans tous les cas une prise en charge masculine. D'ailleurs, aucune femme émigrée de Tuabou n'est adhérente à la coopérative. AM : Et est-ce que c'est une règle ou est-ce que ça s'est jamais posé ? Ça s'est jamais présenté ? Abdou (génération des fondateurs, 62 ans) : [réfléchissant] Ça s'est jamais... présenté qu'une femme veuille y participer. Bon, ici y a son mari, elle va pas chercher... forcément à être dedans quoi. En tout cas cette question n'a jamais été posée. Donc... voilà quoi. On a une manière de fonctionner aussi qui écarte un peu les femmes, quoi (entretien à Paris, octobre 2016).

33 Elles peuvent néanmoins avoir recours à la coopérative, par exemple dans une situation où personne n'a émigré dans la concession de leurs parents. AG : Les femmes n'utilisent jamais la coopé ? Seydina : Si y'en a qui l'utilisent. Si tu sais que tu as un oncle qui n'a pas voyagé [émigré], tu peux lui envoyer un bon ... Mais c'est pas le rôle [d'une femme] de prendre en charge [une concession]... (entretien à Paris, février 2016).

34 Prendre en charge le ravitaillement d'une concession n'est pas du ressort des femmes, en migration non plus. En pratique elles se chargent, au Sénégal comme en migration, de certains besoins de leurs parents et surtout des grandes cérémonies familiales (baptêmes, mariages) pour lesquelles elles économisent des sommes d'argent considérables, notamment grâce à l'organisation en tontines (Semin 2007).

Maintenir une institution du village transnational

35 Pour mieux comprendre la capacité du système à se maintenir dans la durée, reprenons le circuit sur lequel il repose, non plus à l'échelle d'une commande familiale, mais en

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considérant la constitution du capital, la circulation de l'argent, et les stratégies de pérennisation du système.

Le crédit rendu possible : la force de la coopérative

36 Qu'est-ce qui rend possible un tel circuit, qui brasse des sommes importantes et permet l'existence d'un crédit proposé au client ? Il s'agit de saisir l'ensemble du circuit économique qui entraîne des flux d'argent, de marchandises et d'information.

37 En France, l'association loi 1901 de la coopérative dispose d'un bureau avec des postes de président, trésorier, secrétaire ; elle est également déclarée au Sénégal en tant que GIE. Au quotidien, l'essentiel des tâches est délégué à quelques personnes. En 2012, les principaux acteurs de la coopérative étaient : en France, le gérant du fax au foyer, le mandataire du compte en banque et le gestionnaire des stocks (du magasin à distance) qui a un rôle-clé de contrôle (représentant le bureau de la coopérative et relayant ses décisions) ; au Sénégal, le magasinier, un jeune qui l'aide au magasin et un retraité du ministère de l'Économie qui s'occupe de la comptabilité.

38 Entre les familles (les parents à Tuabou et les émigrés à Saint-Denis) et la coopérative (le magasinier au Sénégal et les adhérents, le gérant et le bureau en France), le circuit économique transnational qui permet l'achat de marchandises à distance peut se décomposer en trois étapes : le déclenchement d'un virement bancaire pour l'achat des denrées en gros, le retrait des marchandises par les destinataires et, enfin, le règlement des commandes à crédit (fig. 4).

Fig. 4. — Schéma décrivant le fonctionnement du fax-marchandises

39 Observons tout d'abord la manière dont circule l'information afin de comprendre et de reconstituer l'armature de ce circuit. Au foyer de Saint-Denis, 80 à 100 commandes à crédit sont sollicitées chaque mois auprès du gérant de la coopérative (journal de terrain, février 2012). C'est sur la base de ces commandes individuelles que le magasinier évalue les besoins à Tuabou en lien avec le gestionnaire des stocks en France. Ensuite, le magasinier s'informe des prix de gros, envoie par sms un devis précis

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au gestionnaire des stocks avec le détail des quantités, les prix à l'unité et la somme totale nécessaire. Le gestionnaire des stocks (Seydina) envoie alors un ordre de virement, toujours par sms, au mandataire du compte en France (Aly, 34 ans), par exemple : « Tu peux nous faire un transfert de 1 500 [euros] ? » et Aly déclenche un virement international17. Le magasinier est mandataire du compte sénégalais de la coopérative (dans une banque dont une succursale est présente dans une ville proche de Tuabou) ; il dispose d'un chéquier qui lui permet alors de procéder à un achat de denrées en gros. La périodicité des achats en gros varie d'un à deux mois environ. La coopérative peut transférer jusqu'à 7 000 € de compte à compte selon les besoins en stocks du magasin et les devis sollicités par le magasinier auprès du fournisseur. Ainsi, les sommes d'argent importantes qui transitent par le magasinier représentent le montant des achats en gros. Le magasinier dispose également d'une marge sur le compte au Sénégal pour les commandes urgentes en cas de manque d'anticipation (quand un produit vient à manquer alors que des commandes passées à Saint-Denis sont à satisfaire au village)18.

40 L'argent est donc transféré de compte à compte à chaque achat en gros (étape 1, fig. 4). Les parents à Tuabou (informés par l'expéditeur) viennent retirer les denrées au magasin (étape 2). Deux semaines ou un mois plus tard, chaque commande est réglée au foyer (étape 3). Le mandataire du compte bancaire en France passe au foyer environ une fois par semaine pour récupérer l'argent perçu par le gérant et effectuer un dépôt (espèces et chèques) sur le compte de la coopérative : le circuit est bouclé.

41 Ce circuit implique une fixation du prix pour le client à Saint-Denis qui dépend du cours des denrées au Sénégal, et qui emprunte les canaux de circulation de l'information décrits ci-dessous19. À Tuabou, le magasinier, qui n'a pas changé depuis la création de la coopérative, a accumulé une connaissance des lieux où s'informer du cours des prix des marchandises en vigueur dans la région. « À Bakel [ville située à 7 km, la plus proche du village], les gens ont des magasins, ils se connaissent, donc il [Demba, le magasinier] peut demander : “Vous prenez vos commandes où et à combien ?” » (entretien avec Seydina à Paris, juillet 2015). Aujourd'hui, il s'approvisionne auprès d'un fournisseur qu'il connaît à Ourossogui, ville située à 180 km du village. Le sucre est parfois commandé directement à la Compagnie sucrière sénégalaise, à Richard-Toll, ville située à environ 500 km de Tuabou. Le coût du transport des denrées est compris dans le prix de vente des marchandises par le fournisseur. La fixation des prix de vente par le magasinier inclut ainsi une appréciation de l'état du marché local (tarifs pratiqués par les fournisseurs, mais aussi évaluation concurrentielle, la coopérative visant à proposer des prix plus intéressants que les commerçants de détail) et le souci de dégager un bénéfice. AG : Ensuite comment vous calculez le prix des produits ? Seydina : C'est la différence entre le grossiste et le détail. Y'a des bénéfices. Les boutiques [de Tuabou], ils achètent deux sacs, trois sacs, à Bakel [ville voisine]. Le magasinier [Demba], lui, il achète au grossiste. Si une tonne de riz égale vingt sacs, on aura le sac à 16 € par exemple, le prix du sac plus 1 000 F [CFA], mais parlons en euros, donc plus 1 € pour le transport. Et quand il arrive à Tuabou, on a tout calculé : prix plus transport. Donc 16 € fois 20 sacs, ton argent est remboursé. Tu regardes les boutiquiers [du village], ils vendent à combien, s'ils vendent à 23 €, tu vas le vendre à 20 €. AG : Et qui décide du prix de vente du sac de riz ? S : Le magasinier. Il nous dit : « voilà [...] C'est lui qui connaît, c'est lui qui est sur place » (ibid.).

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42 De la négociation des achats en gros à la fixation du prix de revente des marchandises au client, une part importante du bon fonctionnement économique de la coopérative repose sur le magasinier. L'arrimage du franc CFA à l'euro fait que le circuit se déploie dans un espace monétaire stable. En revanche, les prix des denrées fluctuent largement20. Les prix de vente pour le client au foyer sont toujours liés aux prix des denrées lors du dernier achat en gros. Quand il y a un changement important du prix d'achat en gros d'un produit, le gérant de la coopérative au foyer est tout de suite averti : « Par exemple, si la boîte de sucre [était] à 1 300 [FCFA] puis [passe] à 1 400 [FCFA], le magasinier appelle directement [le gérant au foyer] et dit : “change le [prix du] sucre”. » Les corrections successives qui figurent sur la liste des prix attestent de ces ajustements continuels (fig. 5). Ainsi la coopérative ne souffre pas de la fluctuation du cours des denrées alimentaires : car les prix de vente pour le client au foyer sont strictement indexés aux prix d'achat en gros à Tuabou et ce, à chaque nouvel approvisionnement.

Fig. 5. — Tableau des denrées au foyer, avec les ratures et le blanc correcteur pour le changement des prix

© A. Grysole.

43 La plupart des commandes sont payées à Saint-Denis, hormis quelques rares commandes réglées directement au magasin de Tuabou, notamment par des anciens émigrés à la retraite au village. Cependant, la plupart des retraités qui vivent au village font payer leurs commandes au foyer à Saint-Denis par un proche (appelé « procurateur ») qui détient leur chéquier et gère leurs affaires administratives en France21. Avec l'argent des quelques commandes réglées sur place, le magasinier règle les factures d'électricité et de téléphone du magasin, ainsi que son salaire et celui du jeune qui travaille avec lui (le retraité qui effectue la comptabilité est bénévole). Avec des coûts modiques au foyer (téléphone du gérant), ce sont les seuls frais de

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fonctionnement de la coopérative puisque le gérant du fax et le gestionnaire des stocks sont également bénévoles.

44 L'étude des modalités pratiques de la circulation d'information, d'argent et de biens par la coopérative permet de mettre au jour des « formalités » précises, pour reprendre le terme de Jane Guyer (2004). Celles-ci se matérialisent notamment dans une production documentaire imposante (fig. 6). Papiers et tampons permettent à la fois de limiter le rôle de l'interconnaissance dans le cadre d'une relation commerciale, mais aussi d'opérer des formes de contrôle par les membres du bureau de la coopérative22.

Fig. 6. — Le bureau du magasin à Tuabou

© A. Grysole.

45 Ainsi le circuit économique et transnational de la coopérative repose sur un suivi serré, lui-même adossé à une production écrite importante. L'accès au crédit est surtout permis par l'existence d'un capital qui représente « la force [de la coopérative] c'est-à- dire l'offre et la demande, [...] la façon dont on peut supporter les délais » de remboursement des crédits (entretien avec Seydina à Paris, juillet 2015). Encore faut-il pour que le système fonctionne que les créditeurs remboursent régulièrement.

Sanctions et régulation

46 Dans les premiers temps de la coopérative, des amendes en cas de retard au règlement du crédit existaient. Aujourd'hui, s'il n'y a plus d'amende, les mauvais payeurs, « mis dans le rouge », n'ont plus droit au crédit, de même que les émigrés de la même concession au village (« on empêche toute sa famille »), de peur que l'interdiction ne soit contournée (journal de terrain, juillet 2015). La sanction s'applique également à celui qui servirait visiblement de prête-nom pour un mauvais payeur.

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Abdou (génération des fondateurs) : Une fois qu'on a pris un crédit, tu payes, y'a pas de problème, mais par exemple si tu restes un mois après t'as pas payé, là c'est la liste rouge. Si tu téléphones on te dit, oui tu peux passer la commande, mais tu viens avec tes sous [...], on ne donne plus crédit à celui qui ne paie pas (entretien à Paris, octobre 2016).

47 Les émigrés qui sont sur la liste rouge doivent ainsi payer leurs commandes comptant. De plus, devoir de l'argent à une institution collective telle que la coopérative entache la réputation du mauvais payeur. Des démarches peuvent être entreprises auprès de membres émigrés de sa famille pour résoudre le problème. Abdou : On a eu des problèmes, y'a des gens pour lesquels j'ai été obligé d'intervenir en sous-marin, pour dire à leurs enfants ou neveux : « Tiens votre grand-là, il a pris un crédit qu'il n'a pas pu payer et moi ça me gêne à chaque fois que son nom revienne pour de petites sommes, au lieu de lui envoyer de l'argent au pays, essayez de lui régler le crédit qu'il doit à la coopé. » Bon j'ai réussi à régler pas mal de problèmes comme ça, sans pour autant aller dire à la réunion pour dire que j'ai fait ceci, j'ai fait cela. [...] Tout le monde sait que la coopé, c'est notre intérêt à nous tous, c'est un arrangement pour nous tous (ibid.).

48 L'importance des « bonnes paroles » au Sénégal (ne pas nuire à la réputation d'autrui publiquement) et la règle de la discrétion font que le seul fait de prononcer le nom d'un mauvais payeur à une réunion des adhérents de la coopérative est problématique. La menace de la sanction sociale, qui serait de ternir la réputation d'un émigré et celle de sa famille, s'ajoute à la sanction immédiate de la mise sur liste rouge.

49 Cet extrait d'entretien permet aussi de souligner qu'au-delà de la polarisation initialement décrite entre la grande caisse, institution villageoise en France, et la coopérative, entreprise commerciale d'un groupe d'émigrés volontaires, cette dernière associe en fait souci du bien commun et logique privée et commerciale. Le service proposé est considéré comme bénéficiant à « tout le village » ; en témoigne la manière dont, lorsque la coopérative doit passer une commande importante qui dépasse le fond qu'elle détient (et notamment en période de Ramadan où les commandes affluent), la grande caisse avance de l'argent à la coopérative. Enfin, signalons aussi qu'après une situation de monopole de la coopérative pendant plus de trente ans, des émigrés propriétaires de boutiques au village se sont lancés depuis 2013 dans la fourniture d'un service équivalent à celui de la coopérative. Mais ces boutiques ou « coopé privées » sont soigneusement distinguées par nos interlocuteurs de la coopérative du village, et perçues comme manifestant un intérêt privé ou familial. Du reste, c'est moins cette concurrence nouvelle que les dynamiques internes à la coopérative et celles qui touchent le groupe émigré dans son ensemble qui posent la question de son maintien.

La pérennité d'un système en question

50 Le capital de la coopérative a été constitué initialement par les cotisations des adhérents, puis il s'est accru au fil des années grâce aux bénéfices accumulés ; ceux-ci proviennent surtout des marges commerciales entre les prix d'achat en gros et les prix de vente au client, et, dans une moindre mesure, des frais fixes adossés à chaque commande23. Passé le moment de la fondation (1988), les adhésions ultérieures à la coopérative ont été réalisées sur la base d'un calcul de la somme correspondant à une part24. Le détail de ce calcul, tel qu'il se pratiquait en 2012, nous a été décrit de la manière suivante. L'« inventaire » consiste à additionner les cinq « sources » suivantes : l'argent disponible au foyer ; le montant figurant sur les comptes en banque ; le total

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des commandes en cours (les crédits qui ne sont pas encore remboursés) ; la valeur des stocks du magasin ; les « longs crédits » (ceux qui sont « mis en rouge »). Cette somme divisée par le nombre des adhérents permet de calculer la valeur que chaque nouvel adhérent-actionnaire doit verser (à titre d'exemple en 2001, un de nos interlocuteurs a payé 482 € pour adhérer).

51 Au moment de l'enquête, les membres fondateurs, des travailleurs en 1988, arrivent pour beaucoup à l'âge de la retraite, et vivent en France ou au Sénégal, ou encore font des allers retours réguliers25. Le décès de plusieurs adhérents, correspondant à l'avancée en âge des membres fondateurs, a suscité un débat interne. Abdou : Y'avait eu je crois que 3-4, 4-5 personnes qui sont décédées, donc on continuait quand même à fonctionner. Y a surtout leur imagination [conception] de la religion qui fait qu'on ne peut pas travailler avec l'argent des décédés. AM : C'est comme si l'héritage n'avait pas été fait. Abdou : Voilà, donc il faut donner l'argent à leur famille. C'est comme ça (ibid.).

52 Dans un premier temps, la famille d'un adhérent décédé percevait l'équivalent de sa part au moment de son décès. Puis il y a eu un débat au sein de la coopérative : entre ceux qui souhaitaient seulement rembourser leur part aux familles des adhérents décédés, et ceux qui pensaient qu'il fallait rembourser tout le monde, les morts et les vivants. Abdou : Moi j'ai dit que bon si on a 4 millions ou 10 millions de FCFA, ça appartient à tous ceux qui ont cotisé : morts, vivants. Parce que si on a 200 personnes, ces 4 millions tu les partages entre le nombre de personnes qui est, ce qui revient à chacun, on le prend pour ceux qui sont morts, on le donne à leur famille, et eux ils sont sortis, parce qu'on voudrait pas quand même que l'argent des gens qui sont morts, continue à tourner dans cette coopérative. Moi je pensais qu'il fallait rembourser seulement les décédés. Et les autres disaient que non, il fallait rembourser tous ceux qui ont sortis 1 500 [FF de la cotisation initiale]. On a remboursé, que ce soit morts ou vivants, c'est ça qu'on a fait. Le reste de l'argent, on continue à fonctionner avec ça (ibid.).

53 En 2008, le capital accumulé était en effet tel que 22 000 € ont été redistribués aux adhérents : ils ont perçu chacun 225 €, soit l'équivalent en euros de la mise initiale en francs français. Cela fait dire à plusieurs de nos interlocuteurs que la coopérative désormais « travaille toute seule », c'est-à-dire que le capital est exclusivement constitué des bénéfices accumulés. Mais d'autres ont aussi évoqué le souci de la diminution du capital de la coopérative.

54 Le vieillissement des membres a de plus pour conséquence une augmentation de la fréquence des décès, donc des décaissements, sans que les plus jeunes ne manifestent leur intérêt à adhérer à un système qui fonctionne et dont ils peuvent bénéficier sans être membres. Pour autant, d'après Seydina : « Les vieux ont dit, on part à la retraite, on va pas fermer la coopé, vous êtes nos enfants, on va continuer. » Ainsi, depuis quelques années, afin d'inciter les jeunes à adhérer, un tarif réduit et fixe leur a été proposé à 350 € (au lieu du calcul de la valeur d'une part) (journal de terrain, juillet 2015).

55 Pour les acteurs de la coopérative, la question de la relève se pose avec acuité. La question de la pérennité d'institutions villageoises transnationales correspondant à un âge de l'émigration est d'ailleurs récurrente, comme le montrent les travaux d'Hamidou Dia (2008) sur la coexistence de plusieurs générations de migrants et ceux d'Amadou Racine Kane (2001 : 106) sur une association villageoise pour laquelle il note

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« le manque d'intérêt des jeunes générations ». Dans le cas des associations de Tuabou et plus particulièrement de la coopérative, la transition entre les pionniers et ceux arrivés ensuite (années 1990 et début des années 2000) s'est opérée sans carence, que ce soit du point de vue des animateurs du système ou des utilisateurs du service. On constate en effet que, bien que Souleymane (dont le cas est présenté plus haut) ait récemment fait venir sa femme en France et qu'il ne soit pas né au village mais à Dakar, il continue de recourir à la coopérative dans le cadre de sa participation au groupe domestique villageois. En revanche, les jeunes adultes nés en France issus de l'émigration du village n'y ont généralement pas recours et n'y sont pas investis.

56 Le fait d'avoir maintenu la coopérative au fil des années alimente un discours sur la réussite collective de tout le village (par des comparaisons avec des localités voisines dont les coopératives d'achat ont périclité). Nous avons en effet montré que le fax- marchandises rappelle à des devoirs envers la famille et envers les autres, tels qu'ils ont été honorés par plusieurs générations d'émigrés, ce qui explique que nos interlocuteurs se montrent à la fois circonspects (y aura-t-il assez d'émigrés qui ont des attaches familiales fortes au village pour assurer une demande de ce service ?) et attachés à sa pérennité.

57 Les économies populaires africaines sont aujourd'hui le théâtre de développements spectaculaires, tels que l'avènement de systèmes de monnaie mobile ou encore les distributions d'argent (cash transfers) liées à l'identification biométrique et portées par l'ambition d'une inclusion financière accrue ainsi que par les évolutions technologiques (Ferguson 2015). Des systèmes commerciaux formels permettant la commande de denrées par Internet s'offrent ainsi depuis peu aux émigrés sénégalais en Europe et aux États-Unis26. S'ils sont proches du fax-marchandises en termes de service rendu (possibilité de payer à l'étranger une livraison au pays) et de denrées proposées (stocks non périssables correspondant à la consommation de base d'une famille), ces nouveaux services sont bien différents : ouverts à une clientèle féminine, ils peuvent même être initiés par des femmes émigrées, comme dans le cas documenté par M. Blanchard (2014) ; ils s'adressent à tous les migrants sénégalais, avec l'ambition de couvrir progressivement l'ensemble du territoire national, mais sans prétention à contribuer spécifiquement à l'amélioration des conditions d'existence dans une localité.

58 Étudier l'économie au ras des pratiques permet l'analyse des dynamiques de la reproduction sociale, « c'est-à-dire la continuité et le changement des systèmes humains et collectifs de maintien de la vie » (Narotzky & Besnier 2014 : 5). Notre ethnographie met en lumière les logiques d'ajustement des institutions émigrées, assurant un rôle de soutien des concessions transnationales et d'un modèle migratoire tourné vers le village. En effet, nous avons montré que la coopérative combine achat, transfert et crédit, et associe service individuel (ou familial) et engagement envers le village. Ces deux dimensions, que les analyses s'efforcent parfois de distinguer (Goldring 2004), sont ici étroitement imbriquées dans le fonctionnement même du circuit, témoignant de la pluralité des significations sociales des transferts (Carling 2014). La forme du transfert individuel est adossée à un rappel de la figure, socialement valorisée, de l'homme émigré assurant la subsistance de sa famille ; la dimension collective passe par une délimitation de l'échelle villageoise de l'intérêt commun.

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L'adhésion à la coopérative combine ainsi un investissement commercial (dans l'éventualité d'une redistribution des bénéfices), une épargne (avec le remboursement de la part à sa famille au moment du décès) et une logique d'engagement collectif (en assurant le maintien d'un service ouvert à tous au foyer et au village).

59 Pour revenir à la question initiale de la double temporalité d'un circuit et d'une institution, on peut en partie inverser le propos sur la relève, qui est à la fois une interrogation qui ressort des travaux existants et une anxiété réelle de nos interlocuteurs de terrain. Le fait que le débat sur la postérité de la coopérative intervienne au moment des premiers décès des membres fondateurs montre que ces derniers n'avaient pas nécessairement conçu ce système pour durer. Le fonctionnement était au départ réglé dans une temporalité courte. Dès lors, il s'agit moins d'assurer le maintien d'une institution qui se fragiliserait, que de parer à une part d'improvisation et de faire preuve d'inventivité face à une pérennisation de cette migration qui n'était pas son horizon initial.

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NOTES

1. Cet article s'appuie sur des entretiens et des observations effectués en France et au Sénégal entre 2011 et 2016. La recherche sur les associations de Tuabou a d'abord fait l'objet d'un mémoire de Master 2 (GRYSOLE 2012) réalisé dans le cadre d'un projet collectif (« Associations de migrants, gouvernance et biens publics locaux dans les pays d'origine : le cas des associations de migrants maliennes et sénégalaises en France et en Italie », projet GLAMMS, dirigé par F. GUBERT et S. MESPLÉ-SOMPS, DIAL-IRD). Le terrain de Master (2011-2012) a bénéficié de la collaboration de Kae Amo en France et de Marieme Ciss au Sénégal ; l'ethnographie de la coopérative (2013-2016) a été effectuée conjointement par les deux auteures. Nous remercions chaleureusement nos interlocuteurs pour leur accueil et leur disponibilité, ainsi que V. BONNECASE, F. GUBERT, L. TOBIN, F. WEBER et les deux évaluateurs anonymes des Cahiers d'Études africaines pour leurs relectures attentives. 2. Toutes les traductions en français dans cet article sont les nôtres. 3. La dénomination de caisse a pour origine le sens de la caisse en tant qu'objet. Si une caisse peut toujours correspondre physiquement à un compte en banque, à une boite,

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ou à une enveloppe, le terme est aujourd'hui utilisé de manière générique pour désigner une structure collective. 4. Tuabou est la capitale de l'ancien royaume du Gajaaga, les familles Bathily en constituent la dynastie royale. 5. À la fin du XIXe siècle, le village de Tuabou est déjà bien représenté dans la migration soninké au Congo (MANCHUELLE 2004 : 166-170). 6. Les prénoms cités ont tous été modifiés. 7. Les cinq premiers ressortissants du village décédés en France, avant 1983, ont été enterrés sur place (entretien avec le chef du village de Tuabou en France, Saint-Denis, mai 2013). 8. Les distinctions statutaires sont centrales dans l'organisation sociale des sociétés ouest-africaines, qui comprennent des hommes « libres », ici pour l'essentiel des notables au patronyme Bathily, des « descendants d'esclaves » et des « castés » (sur ces derniers, issus de groupes endogames traditionnellement associés à une activité artisanale, voir CONRAD & FRANK 1995). 9. Plusieurs estimations du nombre d'habitants du village et de celui des émigrés circulent ; dans un projet de demande de subvention de l'association des jeunes figuraient en 2016 les chiffres suivants : 4 500 habitants à Tuabou dont 358 émigrés en France (entretien avec Seydina à Paris, février 2016). 10. La grande caisse est restée informelle ; elle n'est pas déclarée en association. 11. Le taux de conversion entre le franc CFA et l'euro est fixe, à 1 € = 655,957 F CFA. 12. La dénomination de « fax-marchandises » s'oppose à d'autres types de fax : entre le foyer et Tuabou existent notamment des « fax d'argent » qui sont très fréquents dans la région. Dans d'autres villages, une variété de systèmes de transferts spécialisés fonctionnent sur le même principe, par exemple des « fax-bâtiment », permettant à un émigré de faire livrer au village des matériaux de construction. Le terme de fax est conservé, bien que depuis le développement des téléphones portables et la baisse des tarifs des opérateurs de téléphonie mobile à la fin des années 2000, les fax aient été remplacés dans ces transmissions par des sms (short message service) ou des appels téléphoniques. 13. 2,29 € correspondent à 15 FF ou 1 500 F CFA, le prix fixé pour le recours au fax- marchandises. 3,29 € comprennent 1 € supplémentaire destiné à couvrir les frais de téléphone. 14. La littérature sur les transferts entre migrants (transnationaux ou non) et leurs familles est particulièrement développée. Au Sénégal, on peut citer l'exploitation des données statistiques de l'enquête « Pauvreté et structure familiale» (PSF) (DE VREYER ET AL. 2008). Le cas qui suit vise principalement à détailler les modalités de l'envoi qui sont rarement décrites. 15. Les normes de l'organisation familiale sont patrilinéaires et virilocales. Les concessions pluri-générationnelles sont de grandes maisons dont l'autorité revient au plus âgé des hommes. Les hommes sont chargés du financement collectif de la concession. Historiquement, un partage des contributions masculines (céréales) et féminines (condiments) à l'alimentation prévalait (CHASTANET 1991 : 258-260). La norme selon laquelle l'époux assure la subsistance de la famille est souvent rapportée à une obligation islamique (MOYA 2011). Dans les faits, les contributions des femmes peuvent

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aller au-delà de ce qui leur est prescrit. Sur la condition des épouses des émigrés, voir GONZALES (1994), et sur les participations financières des femmes à l'économie domestique, voir HANN (2013). 16. Il est possible de déduire des impôts les pensions alimentaires versées aux ascendants ou aux descendants majeurs à l'étranger, à condition d'en apporter la preuve et de démontrer leur insuffisance de revenus, ainsi qu'aux enfants mineurs qui ne sont pas à la charge du parent déclarant (Article 156 II 2° du Code général des impôts, voir http://bofip.impots.gouv.fr/bofip/4930-PGP, consulté le 04/11/2016). 17. Les virements bancaires internationaux hors SEPA représentent le moyen de transfert le moins cher pour les gros transferts d'argent. Les enquêtés évoquent des frais d'une vingtaine d'euros pour envoyer l'argent d'une commande de gros. 18. Cette marge est chiffrée à 400 € par le gestionnaire des stocks (entretien à Paris, février 2016). Le ravitaillement est un souci permanent car la gestion des stocks est délicate à certaines périodes, notamment pendant le mois de Ramadan. Un virement bancaire international peut demander plusieurs jours et un achat en gros auprès du fournisseur prend trois à sept jours pour arriver au village. 19. Il s'agit de restituer le discours des enquêtés sur la fixation des prix de vente pratiqués par la coopérative. Nous ne prétendons pas analyser le processus de formation des prix qui nécessiterait de prendre en compte d'autres paramètres (législation, concurrence, attentes des consommateurs, etc.). 20. Voir le rapport de la Direction générale de la planification et des politiques économiques du Ministère de l'économie et des finances du Sénégal, mars 2016, http:// www.dpee.sn/IMG/pdf/ evolution_des_cours_des_matieres_premier_es_en_fevrier_2015_et_perspectives_vf.pdf. 21. Ce recours à un intermédiaire attitré semble fréquent (à propos de retraités sénégalais résidents en foyer, voir HUNTER 2011 : 125). 22. D'autres types de formalisation émanent des institutions : le fonctionnement de la coopérative repose sur l'existence d'un bureau, de comptes rendus d'assemblée générale et d'une comptabilité ; le fait que l'argent transite par des banques françaises et sénégalaises et que le système recoure aux monnaies nationales l'arrime aux circuits financiers et économiques locaux et globaux. 23. Ce fonctionnement fait que sont confondus ce qui pourrait être distingué comme de l'intérêt (par rapport au crédit) et des bénéfices commerciaux. Pour les fax d'argent, la question de la licité au regard de la prohibition islamique de l'usure est parfois posée (voir par exemple ce fil de discussion de 2008 sur le forum Soninkara.com, http:// www.soninkara.com/forums/religion/les-envois-d-argent-par-fax-est-ce-du- riiba-4691-2.html, consulté le 18/01/2017), ce qui n'est pas le cas à propos du fax- marchandises. 24. Seydina : « C'est comme une bourse, comme un marché, ça monte, ça descend » (entretien à Paris, février 2016). 25. Seydina : « La majorité des adhérents a plus de 60 ans » (journal de terrain, juillet 2015). 26. Nous en avons repéré deux : http://www.senboutique.com/ (étudié par BLANCHARD 2014), et https://www.niokobok.com/, consultés le 18/01/2017. Aucun de nos interlocuteurs ne les a évoqués.

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RÉSUMÉS

Depuis les années 1980, des émigrés ouest-africains ont mis en place des systèmes permettant le retrait dans leurs villages d'origine de denrées alimentaires payées en France. Cet article analyse le fonctionnement d'un tel circuit transnational dans la durée et les questionnements actuels autour de sa pérennité. Le recours au fax-marchandises, également appelé coopérative, correspond premièrement à la responsabilité sociale pour les hommes émigrés d'assurer le ravitaillement des concessions familiales au Sénégal, et deuxièmement à une contribution au maintien d'une des institutions du village transnational. Une ethnographie économique minutieuse de ces transferts en nature, ainsi que du système de la coopérative qui permet le crédit et l'anticipation, montre comment ces deux dimensions, adossées à des temporalités distinctes, s'articulent.

Since the 1980s, West African migrants have developed systems allowing them to pay in France for food products that are delivered to their families in their villages of origin. This article analyzes the way one such transnational circuit has been working in the long-run, and examines the current challenges it faces. Using “fax-marchandises”, also called the “cooperative”, allows male migrants to fulfill their social obligation to provide for their families back home; it further contributes to consolidating one of the institutions of the transnational village. Borrowing tools from economic ethnography, we examine the workings of these in-kind transfers and delineate the whole circuit that allows for credit and anticipation, thus highlighting the way these two dimensions (fulfilling a socially-defined role at family-level and contributing to a village-based institution) intertwine.

INDEX

Mots-clés : Sénégal, ethnographie économique, migration internationale, migration soninké en France, transactions Keywords : Senegal, economic ethnography, international migration, Soninke migration in France, transactions

AUTEURS

AMÉLIE GRYSOLE Centre Maurice Halbwachs, EHESS & Unité Minorités et migrations internationales, INED

AÏSSATOU MBODJ-POUYE Institut des mondes africains (IMAF), CNRS

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chronique bibliographique

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CHRONIQUE BIBLIOGRAPHIQUE Comparing Visions and Voices of Child Narrators in Kotia-Nima I and Allah is Not Obliged

Aissata Sidikou

“L'enfant, en Afrique noire, était le Saint. Jusqu'à l'âge de la puberté, il était considéré comme pur, en relation directe avec les forces et les esprits du Bien de la nature [...] Ainsi l'enfant est un espoir” (Hama 1968b: 11).

1 The theme of childhood marks, in many ways, the beginnings of francophone African literature, notably with some aspects of the poetry of Léopold Sédar Senghor in “Nuit de sine” (1945) or Éthiopiques (1956) 1 and the narrative by Camara Laye, L'enfant noir (1953). To come to terms with their French culture, these assimilated authors decided to ardently reclaim their identity by exalting their ancestors, their values, their art and cultures. The singular stories behind these narratives convey the concept of Negritude in relation to the cross-cultural encounter with Europe. Negritude, defined as “the Black man's experience” stems from the black art movement of the 1930s and 1940s in France. The term Negritude, as an association of contradictory thoughts, ideas, concepts and themes was created by the Martinican poet Aimé Césaire, to convey a certain characteristic, which is common to the thought and behavior of Black people. But it was Senghor (1964: 9) who was most specific in his definition that Negritude is: “the sum of the cultural values of the black world as they are expressed in the life, the institutions and the work of black men.” The concept has led to writings that have stressed a return to the sources, with often insistence on innocence through childhood.

2 Representations of childhood are not limited to the perspectives of the concept or movement of Negritude. Contemporary novelists such as Amadou Kourouma, rethink the limits of Negritude by subverting its very foundations and by radically taking a different position in the rendering of childhood experience. His writing about a child soldier challenges and destroys that romantic vision and through this procedure

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reveals not only the social destruction of African societies, but also the hypocrisy of the adult world.

3 Earlier nostalgic glances into the past, aimed to a large extent at opening the eyes of Western readers to life in Africa which would dispel negative stereotypes rooted in the early colonial period, contrast sharply with late twentieth and early twenty-first century works by African authors who portray childhood in an entirely different light. The shift from the early paradise to the more recent hell for African children reflects changes not only in the experiences of children and writers but also in the violent events that continue to plague the politics of many African countries whether they are marked by the colonial experience or otherwise. This contrast raises a fundamental question: is the change simply the result of post-colonial conflicts or is there something deeper that explains transformations in the portrayal of childhood through the voice and vision of child-narrators?

4 A comparison of two exemplars of quite different portraits of childhood, one little known and from the postcolonial era, the other well-known and from the period decades after independence, offers insight into the deepest layers of family dynamics, below that of social changes resulting from the colonial situation, the upheaval of colonialism and postcolonial conflicts. This article explores how Boubou Hama's Kotia- Nima I (1968b) and Ahmadou Kourouma's Allah n'est pas obligé (2000) 2 establish or comment on a kind of hermeneutics of the education and socialization of children, the vital connection between family and community as well as the building of an ethical society.

5 Boubou Hama, author of Kotia-Nima I, was and remains the jessere dunka or master griot of Nigerien verbal art even though he was not trained as a griot. Born in 1906 in Fonéko, a village in Western Niger just north of the regional capital Tera, he was president of the parliament of Niger. Besides being an ardent politician, he was also a prominent poet, philosopher, novelist, essayist, dramatist, and historian as well as a dedicated, well-respected intellectual and a member of several scientific and literary organizations. He wrote widely on African cultures, and in particular, on both oral and written literatures. In April 1971, he received the Grand Prix Littéraire de l'Afrique noire for his three-volume autobiography, Kotia-Nima. His Essai d'analyse de l'éducation africaine (Hama 1968a) won the Senghor Prize for the best work written in the French language by a foreigner outside of France. Hama was also very much interested in educating children and he wrote many tales and riddles in collaboration with Andrée Clair. These texts focus on issues of concern to children and how they relate to the world. Though Hama remains on the fringes of today's literary debates and criticism, his works continue to influence the development of Nigerien culture and in a larger sense the francophone literary arena. Hama fell victim to what Bernard Mouralis terms: “[...] a certain finalism which weeds out of literary history certain texts that do not fit in a spatial and temporal frame that has already been defined.”3

6 The first of the three volumes of Kotia-Nima was published in 1968. It is a semi- autobiographical novel in which the author reflects on the daily life of a Songhoy- Zarma child by the name of Kotia-Nima, an expression, which translates as “child you have heard” or “child you hear.” Kotia-Nima is at home in his surroundings both inside and outside his village of Fonéko in Niger. On a daily basis, the child is exposed to a panorama of Songhoy life through nature's wonders, the mysticism of his people, and their values. The novel is thus an écriture multiple focusing on a historical

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narrative that reveals the language and rhythms of pre-colonial and colonial society. The title “Child you hear” indicates its fundamental orientation. It is a way of opening children's ears to the wonders of their oral traditions, under threat by the invasion of a colonial culture. The book centers on the importance of history and local culture conveyed in a graceful poetic form. The main character's life revolves around family, the relationship with one's native land, and the spread of European institutions and values, which present both an opportunity and a threat for an African child growing up in Niger in the 1920s. At age seven or eight (Hama 1968b: 11), Kotia-Nima is forced by the colonial authority to leave his village of Fonéko for Téra, where he attends the French school. He is then sent to in today's Burkina Faso and later to Senegal, where he attends the Ecole William Ponty, an institution that trained francophone West African students to serve the colonial government. After his studies there, he returns to Niger, where he becomes a teacher.

7 Many years of négritude writing separate Kotia-Nima (1968) and Allah is Not Obliged (2000), the story of a twelve-year-old Malinke boy by the name of Birahima who lives with his mother in a village in northern . She suffers from an ulcer on her leg and eventually dies. After his mother's death, Birahima drops out of school, runs away, and becomes a street child because his grandparents are incapable of taking care of him. They give him to his evasive Aunt Mahon who lives in Sierra Leone. He goes there in the company of Yacouba, a well-traveled Muslim priest and healer who is eager to profit from people's naiveté and the war that is raging there in the 1980s and 1990s. After they are robbed and left with no way of surviving, the boy and Yacouba join the National Patriotic Front of Liberia (NPFL), led by Colonel Papa le bon. Birahima joins the army of children soldiers and becomes bold, self-centered, insensitive, and bloodthirsty, while Yacouba becomes a professional healer. Throughout their miserable odyssey across West Africa, they stumble upon the horrors of wars in Liberia and Sierra Leone. They also encounter the instability of that part of Africa in the form of corruption, superstition, and the atrocities resulting from conflicting interests attributed to different ethnic groups.

8 In Kotia-Nima I and Allah is Not Obliged, Hama and Kourouma, by writing in different eras and from different historical perspectives, convey an assessment of the issues and dangers facing African children both then and now. They employ the child figure as tied to unprecedented historic events and developments, which give their writings their impetus as literary creations.

9 Kourouma was born in 1927 in Northern Ivory Coast in the town of Boundiali. He was one of Francophone Africa's well-known and pre-eminent writers whose writings appear in the period that marks the post-independence era of Francophone Africa. He was hailed for The Suns of Independence (1981), a resourceful critical work, which exudes Kourouma's unique and sheer mastery and knowledge of Malinke culture. Kourouma is not only known for his artistic creativity, but for the subversive characteristic of his work. Works such as Monné, Outrages et défis (1990) and En attendant le vote des bêtes sauvages (1998), all put into perspective history and the truth behind that history in post-independent African societies. All his novels are flavored with a multiplicity of images and use of subtleties and nuances from the Malinke world. His storytelling reflects an inventive style combined with literary techniques that are borrowed from the oral tradition. Through his powerful lexicon and register, he uses satire to paint the historical, political and sociological aspects of post-independence African societies,

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focusing especially on the most vulnerable and voiceless members of those societies: women and children. Kourouma was awarded several prizes for his work among, which the Prix de la Francité, the Grand prix littéraire d'Afrique noire and the Prix de la revue, Études françaises, for Les soleils des indépendances. He also won the Prix des nouveaux droits de l'Homme, the prize awarded by the Association des journalistes francophones des télévisions et radios, and le Grand prix du roman de L'Afrique Noire for Monnew, Outrages et défis, as well as the Prix Goncourt des Lycéens and Prix Renaudot, for Allah n'est pas obligé.

10 Hama's novel is an autobiographical text that traces the development of his cultural and personal values in his Fonéko village. It is also a bildungsroman that foreshadows a weakening of Africa's culture and the éclatement of the family in the wake of French colonization. Hama's novel presents a perception of a child that tends to follow a romantic and general propensity for linking childhood and nature whereas Kourouma's text is a satirical document that subverts the conventional and dominant discourse during the independence eras and in today's urban settings. Not only does Kourouma alter the story of childhood in Africa, he also changes the language, the space, and the tone of childhood stories.

11 The two children, Kotia-Nima and Birahima, offer a series of images of their societies, daily lives, customs, beliefs, and myths. As such, the boys are both “child-narrators” who give a voice to their vision of lived experience. However, a first array of differences emerges in their relationship to adults. This difference has an enormous impact on the children's growth and welfare. On one hand, Kotia-Nima lives in a peaceful and secure environment where he absorbs the fundamental values of his people. These values are the foundation upon which children build relationships with adults, and reaffirm social ties with individuals who recognize themselves as the collectivity. It is what binds children to adults and vice versa. On the other hand, Birahima experiences a life of abandonment with a great deal of suffering. Contrary to Kotia-Nima, a lack of social ties drives him down dangerous paths. Birahima's world is gangrenous, polluted and scary. In this situation, childhood adventure is easily transformed into a nightmare that contrasts sharply with the happy life of Kotia- Nima. Indeed, the lack of this childhood experience is what plunges Birahima, the orphan, into the child soldier's nightmarish adventure.4

12 According to Hama, the world as Kotia-Nima knows it is a harmonious society prior to the colonial encounter. The first quotation cited above marks childhood as early paradise; it depicts a child as the object of vision through the essentialist language of Negritude. A child, surrounded by adults, listens to stories, which model and order his life. He is awakened through myths and rhythms that mothers and grandmothers offer their children and grandchildren. They create for him the kingdom in which a child discovers the myths and history of his people. He is also provided with a morality based on subtle distinctions between good and evil, right and wrong. It is an education that he would not have been able to escape from, even if he had wanted to, precisely because he is incapable of speaking for himself. Through the voice of the child, myths are re-actualized and accentuated in images. Access to channels of communication of all sorts is structured around Kotia-Nima's village and his family.

13 Fonéko, for instance, is a village where the individual does not feel left alone. It is a structured space of solidarity where all generations are brought together in order to preserve the traditional ways of living through a pastoral life and oral traditions. The

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village thus represents a symphony of life, a space of comfort and regeneration. Being present with his parents, grandparents, aunts, uncles, cousins, friends, and neighbors lets Kotia-Nima believe that he is in the center of life, not death. He knew of invasion, violence, hostilities, and wars only through the stories told by his grandmother. They help him to go back to ancestral sources in order to root himself in his culture and thus be better prepared to face the challenges of the future. As Kotia-Nima states: In the light of this story, Africa appeared to me with its method of teaching, its subtle dialectics that shape man from within, making of him an incarnation of belief which locks him in a myth where he identifies with a subjective reality of life, which, thus becomes tangible to him with an obvious logic.5

14 This is the reason why Kotia-Nima can benefit from values that animate him, values he can share with others, and values that act as a memory that remains a creative process that he can continue to construct.

15 But although Kotia-Nima enjoys love and security from his family and surroundings, both he and Birahima fall victim to invasion and abuse of some sort. For Kotia-Nima, they come in the form of the District Commissioner of Téra who takes him away from his comfortable life at home to the “foreign” space of Téra. For Birahima, they come from his family and Papa le bon. Both Kotia-Nima and Allah is Not obliged thus hint at irresponsible and interest-driven adults who either use children for the French assimilation process or for the ethnic and economic debacles that plague Africa.

16 The gesture of putting their hands on the heads of the children not only infantilizes Kotia-Nima and Birahima, it appropriates their minds in order to use the children for the interests of colonial progress or the plundering of Africa. As the District Commissioner touches Kotia-Nima on the head, the depersonalization (Hama 1968: 43-44) that comes from the intrusion of French culture begins. The Commissioner diffuses his knowledge through his gesture, thus rendering Kotia-Nima's knowledge impotent. The same depersonalization process is seen when Papa le bon touches Birahima on the head (Kourouma 2007: 52)6. Each person of authority appropriates the child for political ends. In the case of Birahima, this includes violence and severe psychological trauma.

17 One apparent difference between Kotia-Nima and Birahima is that he is trained not to maintain the colonial order, but to destroy life. His education comes not from school but from the corrupted adults who train him to handle a Kalashnikov. That difference between Kotia-Nima and Birahima is thus quite obvious. Unlike Kotia-Nima, Birahima cannot integrate into life, but he is bent on destroying life, a process already set in motion by his mother's ulcer. Thus, what has started as the restricted sphere of innocent children incapable of harm in Hama's text is translated into Kourouma's as corrupted space and obsolete norms. The bit of innocence no longer stands in African societies faced with changes brought about by colonialism and post independence. By featuring a child soldier like Birahima, and from judging the moral tone of Allah is Not Obliged, Kourouma seems to imply that the child has a unique perception of the world and that his visions and attitude are no longer drivel. Thus, if Negritude, as a concept, first emerged as a rebellion against the established system of colonialism, and constructs a powerful black identity, Kourouma's main character seems to subvert more complex problems confronted by African societies. Birahima's narrative reflects the author's direct use of children to transcend the most painful, brutal, personal aspect of the genealogy of Negritude.

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The Grandmother as a Metaphor of Transition

18 Familial space is one of the most important places for a child to develop mental and psychological balance and well-being. It is a place of familiarity with people in whom the child recognizes him/herself and where concepts start to have meaning. Therefore, it is one of the early places that determine life and construct identity. In both novels the grandmothers play an influential role in the lives of the children. And for one to understand the children's stories, one has to know the story behind their stories. It is important to know who their grandmothers were. In Kotia-Nima's universe, daily life means appreciating and/or fearing nature in all its grandeur, completeness, might, beauty, aggressiveness, and complexity. Both the village and the outskirts provide comfort and education. They also provide a certain freedom of movement, and this is seen especially through Kotia-Nima's trips in and outside of the village. Most importantly, there is the spectrum of the teaching and permanence of the grandmother in all these spaces. So when it was time for him to leave his village for the French school, he experiences confusion and a distancing between his identity and the culture and symbolism of his grandmother.

19 While Birahima drops out of school, not because he is not intelligent, but because of the incapacity and death of his mother and the threat of war, Kotia-Nima goes to school in order to become eventually a teacher. He will come back to recapture memories of his childhood especially the teachings of Dibilo, his grandmother, in formal French. It is clear that Kotia-Nima's contact with his grandmother created sameness and endowed him with a memory. As Ricœur (2000: 105) puts it, “in the matter of personal identity, sameness equals memory.” Contact with the grandmother endows Kotia-Nima with a sense of honor and restraint, two sentiments that are at the core of Songhoy education and ethics. Her presence also provides him with a climate of affection, the richness of his culture, the major moments of his history, and the values of his people: My grand-mother, through her fables and tales taught me and made me conscious of the beneficial influence of politeness, the harmful influence of rudeness, good and bad, the reward reserved to the docile child and the punishment of the one who disobeys his parents. Thus, [...] maybe without even noticing it, wasn't I already at the crossroads that lead to Goodness and the existence of Evil?7

20 This entire assortment of knowledge and recollections is what gives both the child and the adult a validation of self and a sense of wonder, which is a basis of their lives, and this is what Birahima's experience most lacks. While Kotia-Nima is portrayed as gentle and obedient, Birahima's behavior is atrocious and rebellious. While Kotia-Nima's family provides him with guidance, understanding, and education, Birahima's grandparents strategically push him away and toward l'existence du Mal.

21 The fact that there seems to be a lack of care by the grandparents of Birahima for their sick daughter is in itself a rupture between the child and her parents, and particularly between the grandchild and his grandmother. With this generational rupture, Kourouma, thus seems to dwell on this complicated dilemma created by the absence of the grandmother, the mother, or the extended family in the lives of children and orphans. This representation of Birahima's grandmother signifies something absent— the grandmother of history who provides an experience of a fullness of presence as portrayed in Kotia-Nima and other early African texts. Birahima's representation is

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also a rejection of the romantic figure of the grandmother, of the ideal “African woman” portrayed by writers such as Hama, Laye and Senghor. The decision to not grant support for Birahima by his grandparents shows the strong notions with how Kourouma's discourse is designed as heterogeneous. It illuminates the historical violent and disturbing periods that African societies are confronted to, but more importantly it illuminates the futile willfulness of childhood and its attachment to nature. By subverting the figure of the ideal grandmother and mythical universe imagined by Negritude writers, he shows that the concept, while based on political, linguistic and national aspects is still entangled with complex gender issues. He still nonetheless provides no avenue that might replace the rooted generosity of spirit of the grandmother. Instead, he exposes a discourse of an ugly and brutal space into which many Africans, especially children, do not enter the gates of history as subjects, but as objects to be preyed on. Thus, the idealized child of Hama contrasts widely with the violent Izé Gani to use the Songhoy-Zarma term, of Kourouma. Izé Gani in Songhoy- Zarma literally means the “unripe child,” which extends to an unruly or prodigal child. He sees himself as his own entity as he is also capable of speaking for himself and is keen to moralize. However, the sense in which the Songhoy-Zarma use this term can be expanded to describe a child who is very disrespectful, who would speak when not asked to, and who would meddle in adults' affairs; it is the other whose behavior threatens the adults.

22 The term also refers to a child who does not hear. This aspect of not hearing, once referenced through the title Kotia-Nima as “child you hear” puts the two children on different paths. Birahima recognizes all the above epithets, which characterize him as an Izé Gani in the following passage: Number three... I'm disrespectful, I'm rude as a goat's beard and I swear like a bastard. I don't swear like the civilized... I use Malinke swear words like fafaro! (my father's cock-or your father's or somebody's father's), gnamokodé! (bastard), wallahe! (I swear by Allah)... and I talk too much. Polite kids are supposed to listen, ... and they don't chatter like a mynah bird in a fig tree... (Kourouma 2007: 2-3).

23 Even though Birahima has grown without an awareness of proper speech based on the sensibilities, warmth, and creativity of his mother, he becomes a versatile storyteller in his own right by manipulating history, politics, and culture, and by exposing the complexities of sexuality, the horrors of wars, and the weight and ambiguities of ethnicity. As a neglected and later orphan child, Birahima is at the cross-roads of a rapidly changing economic, political and social shift, hence making him a literary figure whose life is not at the center of politicians and policy-makers. One of the reasons therefore why he ended up in this horrific situation is because irresponsible adults altered his life by not supporting him and taking charge of him. In this post independence environment, the child's identity has shifted from the innocent to the abandoned child who is forced to fend for himself in a growing material world. This riveting drama of lost innocence stands with great poignancy against the vanity of the world. What distinguishes Kourouma from Hama is a high sense of justice because his novel deals more profoundly with right or wrong.

24 The grandmother and the dead ancestor are the most iconic representations of history, memory and spiritual power for Kotia-Nima. By calling them back—or “ce,” which is the female griotte or male griot's term for bringing back the past to the present—Hama

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injects an intransience of memory into his narrative and connects Kotia-Nima to the story of his ancestors, thus rooting him in his world.

25 The discovery of his family memory thus influenced Kotia-Nima to read and write history as fundamental to his understanding of himself and his people. Birahima on the other hand lacks this experience because he has no memory that can give meaning to his past. Rather, the only memory he inherited is pain due to the mother's ulcer, abandonment, and psychological trauma. Though knowledge and creativity are found in all forms in Kotia-Nima, emphasis is put on what is absorbed from a maternal presence and perspective seen through his mother and his grandmother. Hence, it is this memory, that of the women that appears to regulate knowledge and its production. This line of creativity also hints at a matrilineal aspect of Songhoy. It is this knowledge rooted in history in Kotia-Nima I that differs sharply from the knowledge promulgated in Allah is Not obliged. In Kotia-Nima, the presence of both the mother and the grandmother helps the child to deal with trials and tribulations. Unlike Kotia-Nima, who idealizes both his mother and grandmother through a narrative that grounds their names and virtues, Birahima uses few words to describe his situation, especially after his mother's death. His grandmother does not contribute to his education the way Kotia-Nima's does: Sometimes when we would be late in the evening... our sweet grand-mother was really chagrined to see that we neglected her advice. Wouldn't she often tell us: “Be careful my children, we are not alone on the surface of earth. Nightfall is bad. It is that time which, mean invisible beings chose to come in and go out of the village. So stay then at home! Avoid dangerous encounters!”8

26 Though Kourouma might reject this belief as superstitious, the passage clearly displays a measure of love and care, as well as the anguish of a grandmother who sees the danger that her grandchild might face. She seems to want a relation with Kotia-Nima that is based on dependence and trust, even though evidence shows the imminence of a rupture when he goes away to the French school. These are aspects lacking in the relationship between Birahima, his mother, and grandmother. Even though Kotia- Nima's grandmother is only referring to internal dangers, she already foreshadows his departure and Birahima's demise almost a century later.

27 Birahima's grandmother has not deserved the place that Kotia-Nima reserves for his grandmother; she is not as influential as Dibilo of Tera. Kotia-Nima's grandmother held the role of grandmother for much longer than Birahima's, who failed in her role. The power to continue her minimal role is taken away by events because she represents a continuity that is disappearing in the postcolonial societies of Africa. Her role is compromised as she maintains an ambivalent relationship with Birahima. She loves him, but at the same time she wants him to leave due to her incapacity to take care of him, but mostly because Birahima is becoming a serious threat.

28 Both Birahima's mother and grandmother are emotionally distraught, thus they have difficulty creating a space where he could actually grow up into adulthood. The mother is physically and emotionally incapacitated due to her ulcer, and the grandmother due to the stress that Birahima seems to inflict on her because he is a street child: “My grandmother used to spend days and days looking for me: that's because I was what they call a street child” (Kourouma 2007: 5) and out of school: “[...] because here in Togobala I never went to the French school or even the Qur'anic school [...]” (ibid.: 28). But one of the grandmother's main concerns is her grandchild's involvement with Balla, the “Bambara kaffir” (ibid.: 23), the unbeliever, the different, the

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threatening “fetishist,” a problematic match. She is well aware of the danger that Balla poses for her unruly grandchild. Her fear and concern materialize when Birahima declares that he identifies with the all-powerful man, thus opposing his own family and its values. By identifying with Balla, Birahima challenges the role and influence of the grandmother and weakens the already minimal authority she has over him. Since he did not experience the presence of his mother, he attaches himself to Balla whom he considers his second father who was once closer to the mother in the roles of healer and husband. Given the grim situation in which Birahima finds himself at all times, one can advance that his character moralizes rather than just observe like Kotia-Nima does.

29 While Kotia-Nima dignifies and magnifies his grandmother by demonstrating that he has observed the core principles she has sought to convey to him, Birahima, on the very first page of his blablabla or gibberish provides us with the following statement about a grandmother: I didn't get very far at school; I gave up in my third year in primary school because everyone says that education's not worth an old grandmother's fart anymore [...] when a thing isn't worth much we say it's not worth an old grandmother's fart, on account of how a fart from a fucked-up granny doesn't hardly make any noise and it doesn't smell really bad (ibid.: 22). Then we saw an old, worn out grandmother (ibid.: 41).

30 Although the first statement refers to a proverb, it suggests the insignificance and worthlessness of the grandmother, especially when she is “fucked-up and scrawny,” terms that connote impotence, frailty, lack of dignity and rejection. The passage is not only a foreshadowing of the collapse of the role of the grandmother in Birahima's life; it is also an indictment of the teaching of French. One could argue that official francophonie, whose goal is the promotion of French and whose funding comes primarily from France represents for Africa the continuation of the process of cultural imperialism begun before the time of Kotia-Nima. Thus, it acts to reduce the effects of francophonie. By equating the French school to the grandmother's farting, the child associates it with a thing of the past, and to a French school that is no longer of any use. More importantly, it is a way of denying the world he is presented with of logic and passion, passion that he was stripped of as a child.

31 As an Izé-Gani, Birahima also exposes the older people around him as fabulateurs, foutus, or compulsive liars who are reckless and lack focus and dignity, thus equating the elders to the marauding and violent child soldiers. For example, he hints at lies told by his grandmother in an attempt to push him away from Balla so he can join an aunt whose safety at home and abroad is threatened by her abusive, violent and predatory ex-husband and by the wars, respectively. So if he is what he is, he is only mimicking those adults who are his parents and grandparents. His uncanny gibberish is expressed as a generalized rage against a world of nonsense and hypocrisy. Kotia- Nima also discovers lies not from his grandmother but from the very culture that assimilates him: Kotia-Nima rebelled after examining many horrors. Western thought also had its share of evil shadow. The soldier was not always a missionary. Under his nervous fingers, the musket often crackled. In places where there once were opulent cities, in the cold ashes of past battles, he discovered that the peaceful soul of Africa had been burnt by violence.9

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32 Though “l'âme pacifique de l'Afrique” may seem exaggerated, suggesting the idealistic or romantic image embedded in the Negritude writings, and though Kotia-Nima seems to be the passive victim of some adults, one may say that both boys seem fully aware of the role and manipulation of those surrounding them. They are also cognizant of the injustice of the adults.

33 When Birahima proclaims: “I don't give a shit about modesty, I'm a street kid... I don't give a fuck about moral standards, I just keep on crying,” (Kourouma 2007: 50) he is rebelling against the mission civilisatrice of all those who toy with manners and decency in a hypocritical way. This disorder and instability in adults clearly reveals the nature of the very limited education that Birahima received through his mother and grandmother.

34 Compared to Kotia-Nima's environment, that of Birahima lacks the affective support and the moral equilibrium that Birahima needs as a child. Instead of preparing her son for life, the mother poisons his life because of her leg ulcer. The ulcer ravages the mother's body, and it wrecks the child's life. Diahara Traoré emphasizes this centrality of the ulcer in Birahima's childhood and life: “The centrality of the ulcer, the epicentre of the childhood and of origins of Birahima, is clear in the narrator's experience as well as in the storytelling.”10 The inability to function as a mother affects the child and the ulcer alters the mother's imagination, dreams, and creativity; she thus stands as a metaphor for an Africa associated with pain and crisis, which impacts everyone especially the children.

Environment, Memory, and Going North to the Sources

35 Another negative element in Birahima's life is the environment seen in the widest meaning of the term. First, the society in which Birahima evolves is a space of solitude. The child is not encouraged to have a sense of life or to discover the sacred within himself. The mother's house, which is supposed to be a place of positive memory, is a site of pain and filth that does not nurture happiness, mental or physical health. In comparison, Kotia-Nima's home and village are “au cœur de mon univers d'enfant” (Hama 1968: 12) and the center of his childhood universe, his world, is his paradise.

36 Even before Kotia-Nima goes to French school in Téra, he is able to remember. This remembrance is revealed through his mother and grandmother, who initiated him to speech and thus the magic of the word “hearing,” to life and to the process of rationalization. The latter demands a plurality of voices, old and young, heard and experienced in Fonéko and in all the places he has been (at home, in the fields, by the rivers, and on the hills of Dibilo, Baouna-Koi, and Kossorei), but also with his father, uncles, and the priest in order to familiarize himself with sites, landmarks, and religious abodes. These adventures are essential for Kotia-Nima's attitude adjustment and for his initiation into childhood, adulthood, and mankind: In the fields, with the family, everywhere, among the Sonrai, the philosophy of the “same” is the usual thought that locks the individual in a psychological atmosphere of which, to live happily, the individual must banish hate.11

37 This statement hints at the importance of communal and creative knowledge, places where the process of learning behaviors and connecting with one's self occurs. It

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renders the role they play in the preservation of self and memory and the acquiring of virtues as the society sees or imagines them.

38 Kourouma's passion for going North, a movement in space, contrasts with Hama's eagerness to return to the sources, a movement in time. North is an escape from the useless past. For Hama, descent into the past benefits the individual; it can also narrow perspectives and fix a child in a world of self-containment. Both approaches are commemorations of memory, but each takes a different perspective. For Hama, as a historian, Fonéko's historical and cultural model is a form of celebration and understanding of self thus the importance of history as a “culte et culture” (Hama 1972: 41). At the beginning of Kotia-Nima, the particular emphasis on learning history through the grandmother's stories makes Kotia-Nima's knowledge both historical and worthy of knowing. Fonéko's resilience and ability to survive when faced with historical invasions, battles, and hostilities stem from Hama's belief that, in Ricœur's words, “the past once experienced is indestructible” (Ricœur 2000: 445). A memory also makes one believe that the past lives on even when one is faced with potential destruction. This memory manifests itself through the act of “hearing,” thus the importance of this in Hama's title. This also hints at a necessity of an interaction of past and future in order to reclaim the Songhoy space. Kourouma's approach rejects this view of memory as being equated to history, since he begins by debunking beliefs and stereotypes through sarcasm and parody. In his works Les Soleils des indépendances (1968), Monnéw: outrages et défis (1990) and En attendant le vote des bêtes sauvages (1998), his characters go through a metaphoric cleansing before heading back to the North in the hope that they will free themselves from a tyrannical history which has been made, told, or written and then handed down by those who hold power. It is in this light that Birahima subverts and rejects ideas and ideologies regarding children, women, ethnicity, conflicts, and wars.

39 Thus, the experience of memory is important in Allah is Not Obliged, because, with or without history, it is Birahima's memories and experience of the wars that will remain with him, not a history that has negatively impacted him, therefore incapable of accurately defining him, especially in the French language. This distrusting of history is apparent in the style of the narrative, which starts with: “The full, final and completely complete title of my bullshit story is: Allah is not obliged to be fair about all the things he does here on earth. Okay. Right. I better start explaining some stuff” (Kourouma 2007: 1) and ends with almost the same sentence. Against this double reflection of Birahima, Kourouma casts critical doubt on the history presented to him.

40 For instance, when Dr. Mamadou Doumbia, Birahima's cousin urges him to: “Tell me everything, little Birahima, tell me everything you've seen and done; tell me how all this happened” (ibid.: 215), the author is emphasizing individual experience and memory. This shifts the ideological dynamics of collective experience. Telling the doctor what happened reminds us of Kotia-Nima, “child, you hear.” Instead of a child listening and processing information, it is the adult, the doctor, who is now listening, thus “hearing” the story, not only from Birahima's perspective, but from the other child soldiers' as well. It is through a conversation with the adults, and out of the injustice done to the children that they can force themselves into participating in adult matters.

41 One could be tempted to say that Hama and Kourouma are in fact offering the same idea: preserving and recalling knowledge understood through a Songhoy-Zarma

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proverb (which could be regional rather than identified with a particular people): “Sanni ga kaanu binna nda hanga se,” which translates as “The word is good to the heart and ear.” The proverb highlights a basic human need for stories. Birahima for instance, by recovering and reviving his story, provides a counter-discourse to brutes who lack restraint and the terrorists who continue to offer women and children an ugly universe. And though his story, along with the many others coming from other children, is full of violence, it will endure, spread, and be known at different times by different generations as oral and written stories and histories that will be on the side of the children, the poor and the women. This is emphasized in Birahima's declaration as follows: “Sit down and listen. And write everything down” (Kourouma 2007: 5). The imperative tense commands power in these words. It exudes character and authority because those children are the ones who earned their authoritative voice by having lived the reality of wars as eyewitnesses and protagonists. Hearing, in this sentence, overrides writing, which is a tool to focus on the richness of the knowledge provided by oral tradition. It is also a way of not criminalizing the victims and avoids turning historical fact into mere narrative to be easily rewritten or discarded.

42 Telling the story to the doctor immerses Birahima in the horrors of the wars. Both Birahima and the doctor lost Mahan in the war. She is the doctor's biological mother, and according to Malinke and many African traditions, she is also Birahima's mother because she is his mother's sister, a concept that the French language is unable to render in its simple use of “tante.” He feels close to the doctor because he has been chasing after the mother he did not have. Thus, speaking to the doctor is a ritual and a remedy for the violence Birahima experienced.

43 As the doctor listens to his story, he speaks his fears and those of the other children as well. He also no longer feels responsible for his mother's death because Mahan would later have a decent burial. Being with the doctor therefore provides a threshold. By telling his story, he enters history as a subject who controls his story, his history. Perhaps the story will progressively develop into recovery through healing, thus facilitating his going back to the North. Speaking the words symbolizes a sharing of his vulnerabilities. For Birahima, it means daring to hope and daring to dream because there is still a dimension within him, which was not wounded: his innocence and faith. This tells us that his identity is not comparable to his biography. It tells us that his spirit is not completely subsumed by his life experience. There is something deeper than his rejection of those who rejected him, something deeper than the role he played in the postcolonial conflicts and violence.

44 The fact that the sentence “The full, final and completely complete title of my bullshit story is: Allah is not obliged to be fair about all the things he does here on earth. Okay. Right. I better start explaining some stuff” (Kourouma 2007: 1) is repeated as: “The full, final and completely complete title of my bullshit story is: Allah is not obliged to be fair about all the things he does here on earth” (ibid.: 215) at the end of the novel, with a slight restructuring of the tense, inferring that Birahima's experience must nonetheless remain inscribed in his memory. It may also be a way of forgetting, of repressing the trauma, trivializing it, or empowering it through the repetitions, which recall stylistics of the oral tradition. The presence of the doctor symbolizes a cure, a way of exiting the text and the violence in which Kourouma has imprisoned Birahima. The doctor also helps Birahima move away from the center of the crimes and the trauma toward a transformative homecoming. Birahima does not want to own the

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pain and trauma of the war. By helping him travel toward Boundiali a city in the North, where, incidentally Kourouma reports he was born, helps him to “marcher devant soi” (“to look ahead”).

Children Denied a Childhood

45 In Kourouma's novel, childhood is understood not as fixed in a particular body, space or time. There is nothing childlike about his characters. They have their own ways as how to relate to the world, and as stated earlier, they are not victims or objects in the world. In this author's discourse the child is not the other to adults; he becomes his own adult. He offers a modern, postcolonial child who is daring, as he refuses to face the gaze of adults but offers his own view of the world. Kourouma produces a particularly challenge to the notions of children as simple, naïve, immaculate and innocent. He draws on African belief systems, ethnic divisions and diversions, languages and colonial and anthropological references to build his characters. All of these together undeniably create entanglements, which lead to the wars and their unspeakable violence against children in Liberia and Sierra Leone as well as across Africa.

46 It is an indication that the children are all profoundly unique in their suffering, their degeneration and perversion. But by mentioning all the other children, Birahima must make himself and the children matter again. That's why Kourouma gave these children a voice without privileging them, as they are no longer children. The characters introduced in a few unforgettable pages, Captain Kid (pp. 56-59), Sarah (pp. 82-86), Kik (pp. 87-91), Fati (pp. 88-89), Sekou, Sosso (pp. 120-125), Johnny Thunderbolt a.k.a. Jean Bazon (pp. 178-179), Sita (pp. 181-183), Mirta (pp. 183-184), and Siponni the viper (pp. 196-198), are all marginal characters with different but compelling stories who are forced in one way or another to become child-soldiers due to unfortunate circumstances inflicted on them by the adults who failed them. As soon as the reader becomes comfortable with focusing on the adults' cruelty, Birahima brings the reader back to the essential, unforgettable, and heart-wrenching stories of various individuals whose names remind us of different religions, gender, ethnic and class backgrounds. Their deaths, as John Walsh observes, are a way for Birahima to “eulogize the children who die in the battle” (Walsh 2008: 193). It is also a form of remembrance because, in remembrance, they live again.

47 Birahima is subversive in the language he uses and he exposes secrets that he has heard from the adults, thus exposing their hypocrisy through profanity. Kotia-Nima, on the other hand, innocently believes in secrets that are concealed, is obedient, and does not think outside the parameters of his age.

For an Ethic of Language

48 Birahima received a scattered language from his mother and grandparents, and his French reflects all levels of the language. Kourouma's colorful use of language explains the accessibility of the novel to many different audiences. Such a dynamic denotes the vivacity and threat of the text to fragment life experience into a before and after the act of reading. Birahima inherits dictionaries from an intelligent griot and interpreter from Togobala by the name of Varrassouba Diabate (Kourouma 2007:

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229-231) who speaks many languages. The fact that the griot is a native of Togobala situates the village in the center of the discourse. Providing this information is a way of linking the oral (griot) to the written (dictionary). It is also a way of showing that African texts need not be subjected to the hegemony of the French language, nor need they be trapped in the stream of thought that the imperialistic invasion imposed on the continent.

49 As a translator, Birahima orients his readers toward a reality, which concerns all human beings. The griot has persuasion and influence like Birahima himself, but the dictionaries are stripped of all persuasion yet they are instructive. Both the griot and the dictionaries provide him with self-knowledge because he is able to tell his story by borrowing from the griot and the dictionaries. They also lead him to the discovery or acceptance of a discourse and a language of his choice that he can call his own. This new dimension is also what Kotia-Nima finally comes to embrace, using some very familial and somewhat encumbered senghorian12 terms when he states: [...] Half through between two continents, between two ways of understanding life, illuminated through a long reasoning, he decided to conciliate the overwhelming sensitivity of Africa and the rigueur of European Cartesian logic.13

50 This “overwhelming sensitivity of Africa” also makes up the substance of the child's emotional life. The citation is clearly an epistemological reference to Hama's uncanny reductive view of children. On one hand, Birahima swears so frequently in a vitalistic language by calling himself a bastard, and references to his and even the reader's father's genitals become a refrain. The result is that whatever he says loses its poignancy. On the other hand, along with the musicality, rhythm, and abundant imagery of the language in Allah is Not Obliged, the repeated formulas not only focus and captivate the attention of the reader, they also create tension and anxiety and inflict a guilt trip on the reader who agonizes over the power of Birahima's words. His use of language also alters not only French, but also the day-to-day language of everyone around him. Beyond the issue of altering the “normal” use of language is also this radical question: will Birahima's language now find a place in society? Otherness therefore goes with altering and one can only self-constitute by the negation and/or suppression of the other as the Other.

51 There is also wordplay throughout the text as it is Kourouma's habit to use words to show magic not only in the language, but also in the plot and the environment. The language does not merely depict the horrors of the war; it paints the postcolonial dynamics that present Africa as it is today and exposes the apparent hypocrisies of those both on and off the continent who contribute to its plunder.

52 The potency of Birahima's imagination in describing the atrocities of the wars on the continent and the predicaments of Africa's children pathologizes Birahima's discourse, and exposes his exasperation with history. His words also convey pathos to his readers, young and old. The story of these wars must live to testify to the irresponsibility of the adults and the politicians.

53 Birahima's language is acerbic. He dares to imagine his mother in terms that would seem unimaginable even in today's society, except for the Izé-Gani. This freedom in language and behavior that Birahima expresses is a threat to society. Thus, when language becomes aggressive, cruel, violent, and pornographic, memory and identity can be affected. Birahima keeps using the Arabic word “wallahe,” which means “in the name of God,” partly because he wants to lend trustworthiness to his story, but also as

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a criticism of the hypocrisy of those in Islamic Africa who are quick to swear by Allah's name even when the story is not true. Roger Tro Deho (2006: 5), in his article “Formes narratives et anti-formes romanesques dans Allah n'est pas obligé d'Ahmadou Kourouma,” refers to the use of “wallahe” as a “procédé de crédibilsation du récit.” By invoking Allah's name throughout the story, Birahima adds essence and sacredness to his narrative. Concurrently, he also reveals the banality of using Allah's name because liars use it to convince, abuse, and grab power. It is through these hypocrisies that the intertextuality of Kotia-Nima I and Allah is not obliged warns us that both potentialities exist, that when children are nurtured or abandoned, they can become either a friend or a foe to themselves and to their communities.

54 Birahima refuses to re-actualize and ritualize mythologies and myths such as the innocence of childhood or the virtues of rootedness in family and society. All issues combined led him onto his violent path that seems not to have a visible endpoint. However, in the community of child soldiers, he finds a place that makes sense in his life. It is there that he discovers the ability to interact with his environment. Through his suffering, he finds a new way of being and, in the end, he is able to emerge from his moral dilemma, no longer as a child, but as an adult who can fully take control.

55 By revealing children in fragmented societies, and by focusing their narratives on their personal experiences and visions, Boubou and Kourouma expose several beliefs and values, which render certain archetypes real and others imagined. These archetypes establish a bridge between worlds, even when they seem colored with romantic specificities or loaded with violence, trauma, ritualized initiation and coming of age and forced adulthood. By mentioning countries such as Ivory Coast, Mali, Nigeria, Burkina Faso, Sierra Leone, Guinea, Gambia, Liberia, Senegal, Niger, America, Congo, Russia, China, Ghana, and France, the problems, explosions, or solutions seem to transcend geographies, genders, histories, linguistic references and identities and social backgrounds. Both children are storytellers whose commanding presence captivates their readers.

56 Kourouma himself is “l'enfant de rue sans peur ni reproche” (“the fearless and blameless street child”), the Izé-Gani of African literature and fierce critic of African politicians, whereas Hama presents Foneko as a place of ample joy, beauty, poetic grace and source of life, a place of integral humanism. Both authors present their perspectives of a real or imagined Africa, by drawing attention to the welfare and plight of children in different societies, time scope and generations; they both provoke curiosity, and they catch attention through the poetic meaning of their work. It is the children, however, as objects of their imagination, who appear trapped in the authors' representations. But at the end of each novel the children, as creatures created by the authors, manage to become “creating creatures” themselves, in the words of Hampâté Bâ. They both position themselves as individuals by taking control of the narrative of history and by providing a fusion of two particularities from which a third one is recognized. Both Kotia-Nima and Birahima portray at the end of their journey, perspectives of different childhood according to their desire for knowledge, ambitions and experience. Kotia- Nima I describes the grandeur of the traditions of the protagonist's village of Foneko

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prior to colonial invasion and the consequences brought by that invasion. Allah is Not obliged presents as much the boldness in character and unremorseful attitude of a character providing an undignified representation of West African societies.

57 To return to the “fundamental question” we posed initially then: is the change in vision and voice from the child protagonist Kotia-Nima to that of Birahima simply the result of post-colonial conflicts or is there something deeper that explains the transformation in the portrayal of childhood?

58 We can suggest that what is more profound is the emergence of the juvenile delinquent narrative voice of unapologetic coming of age in West Africa whereby the discursive rejection of abusive or negligent authority (colonial, paternal, maternal, foreign, indigenous, traditional) is at once a transgressive reiteration through the twisting of language, repeating the cycle of violence, in a post-traumatic expression of reenactment, and a form of vengeful revolt (inverting evangelical forgiveness and humanistic reconciliation) which does overturn the cult, the culture, and inverts the order, subverts and assumes the echo of that illegitimate authoritative voice for oneself. The child-soldier is just that embodiment of abuse and the means with which he assumes it are his speech acts. Relentlessly demystifying Hama, and other Negritude writers and poets concerned with a no longer accessible past and a traumatic colonial legacy, forced Kourouma into a critical perspective and vision that goes against the tide. He has written perceptively of the way Africa must move forward by looking to the present, instead of looking back. Kourouma's works all seek to establish a parole and a dialogue meant to outwit and subvert the voice of reason, as war has made that reason absurd (“Gnamodé (putain de ma mère)!”) as words prove that “nothing more” ties them to the earth. Thus, Kourouma uproots Hama's entrenched genealogies and continuity, as in the latter's trilogy of reconciliation through attachment of heritage, patrimony and matrimony produced from the “meeting with Europe” through to the “dialogue with the West” (Kotia-Nima III). All of Mother Africa's familial and cultural dynamics to raise children as productive members of the community of family, village, region, and country, foreshadowing the community of nations inherent in this humanistic tradition reaffirmed in the “encounter with Europe” which bridges the quest for enlightened reconnection through a return to African sources.

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NOTES

1. “Écoutons la voix des Anciens d'Elissa. Comme nous exilés” (SENGHOR 1990: 14-15). “Je ne sais en quel temps c'était, je confonds toujours l'enfance et l'Eden/Comme je mêle la Mort et la Vie — un pont de douceur les relie” (ibid. [1956] 1964: 148-149). 2. For references herein, we shall use the French edition for the first volume of the Kotia-Nima and provide our own English translations (HAMA 1968b). As for Allah n'est pas obligé, translated in 2007 for Anchor Books by Frank Wynn, this article uses the English edition and the corresponding title henceforth Allah is Not Obliged (K OUROUMA 2007). 3. “[...] un certain finalisme, qui écarte de l'histoire littéraire certaines œuvres qui n'entrent pas dans un cadre spatio-temporel défini ainsi tracé” (MOURALIS 1995: 819). All the English translations in this article are mine, including this first one, and will be incorporated in the main body of the article. 4. For a discussion of the 1980s literary genre of child soldier narratives coinciding with the emergence of this discursive act of enunciation in Kourouma, see DUCOURNAU (2006), for example: “Son style, lié au parti pris narratif de faire parler un enfant, en fait un livre à part. Il participe en outre, dans une certaine mesure, d'un effet de mode. Un créneau éditorial porteur s'est dégagé: celui, valorisant depuis les années quatre-vingt, des Nouvelles écritures africaines et, au sein de celui-ci, toute une production littéraire évoquant le problème des enfants de rue, déscolarisés, souvent devenus enfants- soldats. On peut citer Sozaboy, traduit par Pétit Minitaire, du Nigérian Ken Saro-Wiwa (1993, 1998), Johnny chien méchant (2002) du Congolais Emmanuel Dongala, L'Aîné des

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orphelins de Tierno Monemembo (2000), ou encore Transit (2003) du Djiboutien Abdourahman A. Waberi. Kourouma prolonge d'ailleurs cette thématique dans le roman qu'il écrivait à la veille de sa mort, puisqu'il reprend le même héros-narrateur, en traitant cette fois de la guerre civile en Côte-d'Ivoire” (DUCOURNAU 2006: 21). 5. “À la lumière de cette histoire, l'Afrique m'apparut avec son mode d'enseignement, sa dialectique subtile qui forge l'homme du dedans, qui en fait l'incarnation d'une croyance, qui l'enferme dans un mythe où il s'identifie à une réalité subjective de la vie, qui devient ainsi tangible pour lui et d'une logique évidente” (HAMA 1968b: 20). 6. All English quotations but the last one in French will be from the English translation by Frank Wynn, see KOUROUMA (2007). 7. “Par ses fables, par ses contes moraux, ma grand-mère m'apprit, amena mon esprit à reconnaître l'influence bénéfique de la politesse, l'influence néfaste de l'impolitesse, le bien et le mal, la récompense réservée à l'enfant docile et le châtiment de celui qui désobéit à ses parents. Ainsi, le plus naturellement du monde, sans peut-être avoir à m'en rendre compte, n'étais-je pas déjà, à la croisée des chemins conduisant à la réalité du Bien et à l'existence du Mal?” (HAMA 1968b: 21). 8. “Parfois, lorsque nous nous attardions, le soir, à l'entrée du village ou dans ses ruelles séparant les concessions, notre bonne grand-mère avait vraiment du chagrin de nous voir négliger ses conseils. Ne nous disait-elle pas souvent: ‘Prenez garde mes enfants, nous ne sommes pas seuls sur le van de la terre. La tombée de la nuit est mauvaise. C'est l'heure que choisissent des êtres, invisibles à vos yeux mais méchants, pour entrer au village ou en sortir. Restez donc à la maison alors! Évitez les rencontres dangereuses!’” (HAMA 1968b: 21). 9. “Kotia-Nima se révolta à l'examen de tant d'horreurs. La pensée occidentale, avait donc, elle aussi, son ombre maléfique. Le soldat ne fut pas toujours un missionnaire. Sous ses doigts nerveux. Le mousquet crépita souvent. Là où furent des villes opulentes, dans les cendres refroidies des batailles du passé, il découvrit que la violence avait brûlé l'âme pacifique de l'Afrique” (HAMA 1968b: 114). 10. “La centralité de l'ulcère — l'épicentre de l'enfance et des origines de Birahima — est claire dans l'expérience du narrateur aussi bien que dans la narration” (TRAORÉ 2010: 136). 11. “Dans les champs, en famille, partout, chez les Sonrai, la philosophie du ‘semblable’ est la règle de pensée qui enferme l'être dans une atmosphère psychique de laquelle, pour vivre heureux, l'individu doit bannir la haine” (HAMA 1968b: 100). 12. In his famous and roundly criticized statement, “L'émotion est nègre comme la raison hellène,” [“Emotion is Negro as reason is Greek”], Léopold Sédar Senghor presupposed the primacy of emotion over reason, sealing his construction of so-called black identity. Boubou Hama has obviously been influenced by Senghor's “supremacy” of emotion over reason. 13. “[...] À mi-chemin entre deux continents, entre deux façons de comprendre la vie, à la lumière d'un long raisonnement, il prit parti de concilier la sensibilité débordante de l'Afrique et la rigueur de la logique cartésienne de l'Europe [...]” (HAMA 1968b: 120).

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ABSTRACTS

This essay is a comparative study of two texts that are separated by a generation, which marks a historical shift in the representation of the African child. If there is a dimension that Boubou Hama and Ahmadou Kourouma reveal in Kotia-Nima I (1968) and Allah n'est pas obligé (2000) respectively, it is indeed that of childhood, they diverge considerably in how they stage the main events in the lives of the children. This article proposes to explore and compare the representation of children during the early postcolonial and more recent post-independence periods in West Africa.

Cet essai est une étude comparée de deux textes qui démontrent un changement de paradigme dans la représentation de l'enfant africain selon leur époque et leur génération. Si les auteurs respectifs de Kotia-Nima I et Allah n'est pas obligé, Boubou Hama et Ahmadou Kourouma, révèlent tous deux une dimension, celle de l'enfance, ils divergent considérablement dans leurs romans quant à la mise en scène des événements principaux de la vie des enfants. Cet article propose d'explorer et de comparer la représentation et l'expérience des enfants dans la période postcoloniale et postindépendance en Afrique de l'Ouest.

INDEX

Keywords: West Africa, Malinke, Soghoy-Zarma, children, colonialism, education, Francophone literature, independence, memory, post-colonialism, post-independence, war Mots-clés: Afrique de l'Ouest, Malinké, Soghoi-Zarma, enfants, colonialisme, éducation, littérature francophone, guerre, indépendance, mémoire, postcolonialisme, postindépendance

AUTHOR

AISSATA SIDIKOU United States Naval Academy, Annapolis, Maryland (USA).

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Analyses et comptes rendus

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ANONYME. — Somalie.e.s. Synthèse de lecture sur la Corne de l'Afrique

Alain Gascon

RÉFÉRENCE

ANONYME. — Somalie.e.s. Synthèse de lecture sur la Corne de l'Afrique, http:// segments.noblogs.org, 2014, 188 p., bibl. (« Sources »), ill., PDF.

1 L'auteur, anonyme, de ce livre n'a pas non plus d'éditeur. Même si l'autoédition, facilitée par les ordinateurs, tend à se répandre, elle est, généralement, réservée aux romanciers et aux poètes. Dans la préface de Somalie.e.s, l'auteur inconnu avertit son lecteur : « La raison première de mon intérêt pour cette région est l'absence d'État depuis plus de deux décennies, curieux de comprendre les mécanismes de pouvoir qui s'y substituent. » Il ajoute ensuite : « Je n'ai jamais mis les pieds en Somalie, ne connais aucun Somalien, ne parle pas la langue et mes connaissances ne sont qu'une synthèse intellectuelle de mes lectures, une sorte d'abstraction lointaine (sic.). Je n'ai aucun lien direct, familial ou sentimental particulier avec ce pays » (p. 3). À la suite de cette déclaration de « non-intention », on pourrait craindre le pire. On a déjà lu et entendu l'affirmation paradoxale, et évidemment indémontrable, qu'un observateur « naïf », « abstrait », car dégagé de tout conditionnement, de toute sympathie ou de connaissance, serait plus « objectif » qu'un « spécialiste ». Peut-être une dépêche d'agence qui fonctionnerait « automatiquement »... s'il en existe ? Plus intéressant est le souci revendiqué de comprendre comment les Somaliens vivent depuis un quart de siècle « sans État ». Le « sans État » à l'instar du « sans frontières » évoque un monde qui n'existe pas et qui n'a jamais existé. Rappelons, quand même, que pour ses habitants, la Somalie n'est pas une abstraction !

2 L'auteur nous explique un peu plus loin sa « méthode » de travail qui, somme toute, est plus banale qu'innovante : « J'ai écumé les bibliographies pour trouver (sic.) à lire une quarantaine de livres et plus d'une centaine d'articles universitaires consacrés à la Somalie, écrits en français entre 1950 et aujourd'hui. » Notre auteur ne joint pas sa

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bibliographie au texte autoédité mais il indique le site internet où l'on peut la consulter. Hélas, il n'a pas pris la peine d'indiquer les références utilisées dans le cours du texte, mais signale — et c'est tout à son honneur — les livres qu'il n'a pas lus. Heureusement, il ne s'est pas limité au français et il a beaucoup lu en anglais, mais les études somaliennes se sont également développées en italien et en allemand1. Il y a, toutefois, des somalisants qui s'expriment en français (Mohamed Abdi, Daniel Compagnon, Marc Fontrier, Jean-Christophe Mabire, Marcel Djama, Géraldine Pinauldt) et ils ont du mérite. En effet, enseigné jusqu'en 1990, le somali a été rayé des langues proposées à l'Inalco, en dépit des protestations des étudiants — dont l'auteur de ces lignes —, dans l'indifférence générale de la plupart des chercheurs comme de l'ensemble des décideurs politiques et sans aucune explication. Sans doute, le salaire de la lectrice de somali obérait-il gravement les finances de l'Inalco ou, peut-être, celles du ministère ou même de la France ! Notre anonyme écrit encore : « Cet abrégé (de 182 pages !) n'est qu'un résumé de ce qui m'a été accessible sur la Somalie, par le prisme de leurs auteurs, un peu de ce qui nous est donné à voir sur le sujet lorsque l'on est aussi éloigné que nous le sommes, vous et moi » (p. 3). Ce livre nous révèle également le prisme de son auteur inconnu.

3 Quand un somalisant (ou quelqu'un qui s'efforce de l'être) consulte la liste des ouvrages et des articles effectivement lus, il remarque que l'auteur n'a pas choisi « au hasard » de l'accessibilité. Il a procédé à des classements et privilégié une lecture à la fois événementielle et « anthropologique » parfois un peu essentialiste de la Somalie à l'instar des journalistes et des observateurs de bonne volonté. Son livre manque, en conséquence, de recul historique notamment sur les périodes antécoloniale, coloniale et postcoloniale d'avant les débuts de la guerre civile qui a commencé dès 1988 avant la chute de Siyaad Barre. Il en aurait trouvé dans les livres de L. V. Cassanelli ou de J. Markakis qu'il mentionne pourtant et dans l'Historical Dictionary of Somalia de Castagno qu'il ignore. S'il avait consulté les travaux historiques sur la Corne (Éthiopie, Somalie), il se serait méfié de l'Histoire sommaire (sic.) de feu J. Doresse. Ce dernier dépeint les Somali comme des envahisseurs tard venus de la péninsule Arabique qui auraient refoulé les Oromo vers les hautes terres éthiopiennes chrétiennes : cette hypothèse est abandonnée faute de preuves. La résistance de seyyid Maxamed Cabdille Xasan, le Mad Mullah, à la colonisation britannique est certes abordée, mais dans l'ouvrage apologétique de N. Lécuyer-Samantar alors qu'aucun écrit des Shabaab ne se réclame du seyyid. Dommage également qu'il n'ait pas lu Somalia, Nation in Search of a State de Laitin et Samatar qui lui aurait fourni des réponses à ses questions sur l'État somalien avant l'effondrement de la dictature de Siyaad Barre. Enfin, le lecteur pointilleux remarquera que la chronologie n'est pas toujours très sûre.

4 Quoiqu'on puisse en penser, la méconnaissance du somali n'est pas sans conséquence. Elle aurait évité les graphies variables des toponymes et des patronymes somali (et les confusions qui en découlent) dont l'auteur a été la victime. En effet, beaucoup de somalisants, très souvent arabisants et islamisants, demeurent fidèles aux transcriptions de l'arabe pleines de signes diacritiques suscrits et souscrits. Les cartes, jusqu'à une date récente2, ont conservé les graphies approximatives héritées des colonisateurs britanniques et italiens. Or, à la demande du gouvernement somalien, des linguistes européens (B. W. Andrzejewski, I. M. Lewis, J. Tubiana) ont écrit le somali en caractères latins en proscrivant tout signe diacritique. Des sheyk, qui s'opposaient à la réforme au nom de laatin waa diin (le latin contre Dieu), furent exécutés par la dictature de Siyaad Barre qui se réclamait du matérialisme scientifique et ne tolérait aucune

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opposition. En même temps, avec les méthodes inspirées de l'URSS, le régime engageait la « détribalisation » — la lutte contre les clans — et imposait le dialecte somali, majoritaire dans l'ex-Somalie italienne, aux dépens du dialecte en usage au Somaliland. À mesure que la poigne de Siyaad, contesté depuis la défaite de l'armée en Éthiopie en 1978, s'appesantissait sur les Somaliens, le dictateur cherchait des appuis auprès des États-Unis et de leurs alliés. Il en obtint auprès du principal débouché des exportations de bétail vif pour le hajj, l'Arabie Saoudite qui décréta, opportunément, un embargo. Elle ne le leva qu'avec l'envoi, en Somalie, de prêcheurs wahhabites qui construisirent mosquées et madrasas afin de combattre l'influence des confréries soufiques et de la langue somali, avantageusement remplacée par celle du Prophète3. Rappelons que ces deux langues appartiennent au phylum afro-asiatique (ex-(c)hamito/couchito- sémitique), mais qu'elles diffèrent autant que le persan de l'allemand, pourtant du même phylum. Ces conflits à l'échelle de la Corne, de la mer Rouge et du monde arabo- islamique, obligent à sortir la guerre qui déchire la Somalie du qualificatif « ethnique » ou clanique dans laquelle on l'enferme trop souvent et de l'inclure dans une histoire du temps long.

5 L'auteur a perçu le caractère multicausal des conflits qui traversent la péninsule somali depuis plusieurs siècles, qui s'endorment et qui se sont réveillés avec la dictature et n'ont pas cessé depuis son terme. Il a divisé son livre en neuf chapitres courts et d'inégal intérêt : « Somali, Somalies, Somalie ? Pan-somali, Somalie, Ex-Somalie, Somalisation, Somalistan ? et Çomali. » Les parties les plus intéressantes concernent l'actualité la plus récente que notre anonyme a su habilement traquer sur Internet. Il a établi des relations de causalité entre des faits, souvent isolés, signalés dans les médias mais parfois oubliés ou négligés. Il rappelle ainsi que les pêcheurs européens et asiatiques ont « acheté » à l'encan des droits de pêche à tel ou tel seigneur de la guerre impécunieux. Leurs bateaux-usines ont pillé les richesses halieutiques nées de la rencontre d'un courant marin plus frais avec les eaux de l'océan Indien au large de Mogadiscio jusqu'à ce que les pêcheurs les attaquent, s'en emparent et se tournent vers la piraterie bien plus rémunératrice. D'autant que le tsunami de 2004 a ravagé les rivages somaliens sans qu'aucun secours ne soit venu, déterré et éventré des conteneurs de déchets suspects noyés au large dont les contenus ont provoqué la mort des bancs de poissons et rendu les pêcheurs malades. Les mafias italiennes, spécialisées dans le trafic des ordures, ont noué de précieux contacts avec les antennes des chefs de guerre dans la diaspora somalienne tant en Europe, que dans le Golfe qu'au Kenya. Le lecteur trouvera une synthèse sur les Somalistans qui se sont créés dans des villes du Royaume-Uni et aux États-Unis (Minneapolis) où s'agrègent les migrants somaliens. Ils ont recruté pour les différents groupes shaabab où ils se confrontent avec des recrues locales et des « volontaires » aguerris venus d'Afghanistan et du Pakistan. En effet, la question du sens du combat n'est jamais résolue : lutte-t-on pour instaurer l'Umma ou pour rassembler dans une Somalie, les Somaliens, les Somalilandais, les Somali d'Éthiopie (Ogadén), du Kenya et de Djibouti ? Leurs sites Internet s'efforcent de faire la synthèse en juxtaposant des caractères arabes et du somali écrit avec des lettres latines. Un chapitre traite, et ce n'est pas fréquent, d'un « État » qui cherche à s'affirmer comme tel et possède donc un site web. À la limite indécise et disputée entre, à l'Ouest, le Somaliland et à l'Est, le Puntland, apparaît l'État de Khatumo dont le drapeau comporte un dromadaire. Sur son territoire, se dressent les ruines de la forteresse de Taleex, « capitale » Maxamed Cabdille Xasan, dont il se réclame comme d'Ahmet Gurey4, le conquérant du royaume chrétien d'Éthiopie au XVIe siècle.

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6 Le lecteur qui cherche des analyses et des chronologies rigoureuses sur l'islam somali, sur l'histoire des développements successifs des conflits somaliens et sur la « malédiction des frontières » se reportera, après avoir lu Somali.e.s, à des auteurs somalisants « classiques » : M. Fontrier, I. M. Lewis et les ouvrages collectifs de D. Feyissa, M. V. Hœhne et de V. Luling. Notre inconnu mentionne, et on peut l'en féliciter, le romancier somalien de langue anglaise Nuruddin Farah que Jacqueline Bardolph découvrit et traduisit en français. Pour l'auteur de ces lignes, par le diagnostic lucide, impitoyable et tendre de la société somalienne, il est l'égal des grands romanciers égyptiens contemporains : Naguib Mahfouz, Sonnalah Ibrahim ou Alaa El- Aswany. Ses livres, qui jamais ne prennent le ton du pamphlet, nous dépeignent les heurs et malheurs des hommes et des femmes aux prises avec les foucades, les oukases et les caprices de Siyaad Barre, l'un des dictateurs les plus cruels, les plus implacables, les plus monstrueux dans la bêtise que la terre ait porté, même si la concurrence est vive dans ce domaine. L'auteur de Somali.e.s avait matière, en utilisant l'ensemble des romans et des écrits de Nuruddin Farah, à un chapitre sur les effets destructeurs à long terme du régime de Siyaad qui fut, un temps, célébré par la « gauche » européenne (voir la bibliographie dont certains ouvrages sont accessibles sur le site de http:// segments.noblogs.org à partir de l'onglet « Sources »). Il aurait précédé les parties sur les migrations récentes qui sont venues grossir une diaspora plus ancienne. Le romancier, prévenu que le dictateur voulait l'emprisonner, n'est pas retourné à Mogadiscio et demeure en exil où ses positions courageuses lui ont valu une solide haine même parmi la diaspora. Il a en effet dénoncé le sort fait aux femmes : alors que les hommes passent leur temps dans de longues palabres où ils « broutent » le qaat5, elles font vivre les familles. Il a publiquement qualifié6 les chefs de clans, les seigneurs de la guerre et autres de mafia qui vivent confortablement dans leurs repaires, ou à Nairobi, gardés par des miliciens, et qui expulsent les paysans des terres irriguées du Sud. Après avoir investi dans la piraterie, tant qu'elle était rentable, ils protègent et organisent le trafic du charbon de bois vers le Golfe et, également, le transfert des migrants à travers la mer Rouge. N. Farah en apprend sans doute beaucoup plus sur les Somaliens, les Somali et la Somalie que bien des traités anthropologiques.

7 Pour en terminer, relevons, également, que l'auteur anonyme aurait gagné à critiquer ses sources, presqu'exclusivement européennes, et à les replacer à l'époque où elles furent publiées pour la première fois. I. M. Lewis, anthropologue héritier de la tradition britannique, a effectué ses premières enquêtes, il y a plus de soixante ans, alors que le Somaliland était la colonie « oubliée » du Commonwealth. Les somalisants qui enquêtent, recherchent et publient au XXIe siècle n'ont ni le même cadre, ni la même culture, ni les mêmes pratiques, ni les mêmes patrons que Lewis, leur père-fondateur !

8 Il fallait formuler ces réserves, non pas comme un professeur à une copie, et l'auteur s'y attendait comme il l'écrit au début de son livre. Espérons, toutefois, qu'elles ne furent pas la cause de sa décision de demeurer « aux auteurs absents ». Il faut, en conclusion, reconnaître que cet auteur, en rédigeant son abrégé, a fait œuvre utile pour les journalistes, les étudiants et les enseignants et on doit l'en féliciter. Revendiquant hautement de rester anonyme, il fait penser aux Anonymous, ces lanceurs d'alerte- hackeurs-chevaliers blancs qui sévissent, parfois judicieusement et efficacement, sur le web tels les cowboys justiciers du Far West. Après d'autres, Somali.e.s lance une alerte : la culture d'un peuple privé d'État.s est en danger !

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NOTES

1. À titre d'exemple, voir les congrès internationaux d'études somali de la Somali Studies International Association (SSIA) tenus à Hambourg en 1983, à Rome en 1986, à Berlin en 1996. Le 13e Congrès international de la SSIA est prévu pour août 2018 à Mogadishu, http://www.somalistudies.org/. 2. La carte Michelin n o 745, Afrique Nord-Est, Arabie, adopte l'orthographe somali des toponymes et l'auteur aurait gagné à s'y reporter et à inviter le lecteur à le faire. 3. Les Somali pratiquent le « colinguisme » : l'arabe pour la prière, le somali dialectal dans la vie sociale, le somali « officiel », parois du persan dans les ports et des idiomes bantous au Sud. Voir A. MEDDEB & A. REY, « Langue française, langue plurielle », Esprit, juillet 2001, pp. 5-19. 4. Le « Gaucher » en somali et en amharique : Graññ. 5. Catha edulis Forsk : khât en arabe, tchat en amharique. Entre hommes, pendant les chaudes après-midis, on mâche (broute) les feuilles encore fraîches et au bout de quatre ou cinq heures, on devient apathique. On trompe l'ennui, le chômage, la misère. Les gouvernements le savent bien, comme à Djibouti où l'on achète la tranquillité publique par la vente du qaat quotidien. 6. Lors de son invitation pour des conférences à l'EHESS à Paris (témoignage personnel).

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CERIANA MAYNERI, Andrea. — Sorcellerie et prophétisme en Centrafrique : l'imaginaire de la dépossession en pays banda

Yvan Droz

RÉFÉRENCE

CERIANA MAYNERI, Andrea. — Sorcellerie et prophétisme en Centrafrique : l'imaginaire de la dépossession en pays banda. Paris, Karthala, 2014, 257 p., bibl.

1 Cet ouvrage, issu d'une thèse de doctorat — c'est dire si l'on peut s'attendre à un texte de qualité — nous parle du sentiment de dépossession qui enchante les membres du groupe banda au milieu de la Centrafrique. Étrange nostalgie du passé qu'évoque Andrea Ceriana Mayneri, une nostalgie qui imprègne l'expérience du temps que font ses interlocuteurs au cours des terrains qu'il a conduits entre 2005 et 2012. Il nous parle de prophètes éphémères, de destruction d'objets-fétiches suite à des mouvements de purification diabolisant les anciennes pratiques rituelles. Il évoque les entreprises missionnaires et commerciales qui succèdent à la traite des esclaves conduite par les « Arabes » et leurs sicaires, avant de parcourir l'histoire postcoloniale de ce pays et la tragédie de la mort précoce de son premier président et premier prêtre banda de l'Oubangui-Chari. Celui-ci avait entamé sa carrière ecclésiastique de retour au pays en livrant une véritable croisade contre les pratiques « païennes », en particulier contre le rite de passage à l'âge adulte — le semalì — qui fascine toujours les interlocuteurs d'Andrea Ceriana Mayneri. Fascination bien ambivalente, puisqu'elle associe le regret de la perte d'un puissant pouvoir anti-sorcier à la crainte de son usage actuel par les représentants du monde de la nuit.

2 Après une courte introduction, ce livre s'ouvre sur un premier chapitre qui retrace l'histoire des groupes bandas. Au moyen de recherches en archives et s'inspirant de

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sources orales ou des travaux des premiers ethnographes coloniaux — souvent des administrateurs ou des missionnaires, comme de coutume — Andrea Ceriana Mayneri construit le récit des origines bandas grâce à l'emploi éclairé de la linguistique et de l'histoire. L'auteur nous décrit la fuite des Bandas vers le Sud devant les razzias esclavagistes, puis leur installation au milieu de la Centrafrique actuelle. Il dresse ainsi le décor dans lequel les prophètes et les missionnaires livreront leur combat contre le pouvoir des sociétés secrètes qui tenaient en échec les dérives sorcellaires et punissaient parfois cruellement ceux qui utilisaient le pouvoir sorcier à mauvais escient, c'est-à-dire pour leur intérêt personnel.

3 Le deuxième chapitre propose un regard critique sur les théories anthropologiques de la sorcellerie en relisant de façon fort heureuse le classique d'Evans-Pritchard (Witchcraft and Oracles and Magic among the Azande). Andrea Ceriana Mayneri puise ensuite à la source de la littérature récente sur la sorcellerie en Afrique et en fait une brillante synthèse, avant de l'appliquer à l'imaginaire sorcellaire banda. Les chapitres trois et quatre traitent du rite de passage à l'âge adulte, abandonné depuis plusieurs décennies. L'auteur synthétise toutes les sources dont il dispose, avant de nous expliquer que ce rite se transforme dans l'imaginaire banda en un nid de sorciers ! Belle étude tant du point de vue de l'usage des documents historiques, que de la présentation des récits de vies d'anciens. Il continue son analyse de l'univers sorcellaire banda à partir des accusations de sorcellerie qui conduisent leurs victimes en prison après avoir « confessé » leur crime devant des juges, puis il évoque les transformations des concepts qui peuplent actuellement cet univers.

4 Les deux chapitres qui suivent sont consacrés à Ngoutindé, la grande histoire d'Andrea Ceriana Mayneri qu'il présente avec brio. Ce prophète qui sévit au début des années 1960 est un bel exemple des mécanismes prophétiques qui structurent l'apparition de ces personnages qui ont tant fasciné les anthropologues. Notre discipline n'est-elle pas scandée par les travaux sur Harris et les prophètes lagunaires (Augé, Bureau, Piault, etc.), sur la vague des prophètes de Côte-d'Ivoire (Dozon), sur les récits gabonais (Mary) et, dans un autre registre, sur la vague « prophétique » du pentecôtisme et des rumeurs qui l'accompagnent ? Ngoutindé prend bien sa place dans cette longue liste, puisqu'il montre que, contrairement aux tradipraticiens dont la connaissance exige un long apprentissage, l'inspiration prophétique va et vient. Ainsi, Ngoutindé, célèbre coureur cycliste, reçoit la mission de détruire les cultes fétiches de ses compatriotes et de les inciter à se convertir au christianisme, sous le regard perplexe des missionnaires et des premiers prêtres locaux fraichement sortis des séminaires. Il s'y lance avec brio pendant quelques années, avant de perdre subitement son inspiration et de prendre sa retraite dans son village, refusant dès lors toutes pratiques prophétiques ou thérapeutiques. Ce parcours — qui pourrait paraître étrange au vu de la littérature classique sur les prophètes africains — paraît être la règle dans cette région centrafricaine. En effet, Andrea Ceriana Mayneri nous décrit plusieurs autres prophètes aux fortunes diverses qui reproduisent le même schéma : vie paisible, soudaine inspiration prophétique, croisade anti-fétiches et « miracles » thérapeutiques, perte abrupte du pouvoir prophétique et retour penaud à la vie « normale ». Cette structure particulière du prophétisme centrafricain mériterait d'être éprouvée à l'aune d'autres contextes pour construire les différentes figures des itinéraires prophétiques et renouveler ainsi l'anthropologie religieuse. C'est d'ailleurs ce qu'esquisse le dernier chapitre, intitulé « Le scandale de la conversion ». L'auteur s'interroge sur ces éphémères figures prophétiques en soulignant la différence qui apparaît entre leur vie

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et leur place dans l'imaginaire banda. Tout se passe comme si seul l'épisode prophétique restait dans les mémoires et enchantait l'imaginaire banda, dressant ainsi une figure bien ambivalente de la dépossession.

5 On le voit, nous avons affaire à un bel ouvrage qui ouvre de nouvelles perspectives de recherche sur les prophétismes africains. Reste cette dépossession que l'ouvrage annonce dans son introduction comme une forme d'écritures de soi chère à Achille Mbembe. Elle prend les atours de la perte des savoirs « traditionnels » du temps d'avant, lorsque les Banda étaient assez puissants pour déployer des luttes antisorcellaires et tenir à carreau les sorciers malfaisants ; un temps perdu représentant un passé rêvé. Un temps où les guerriers bandas se mesuraient aux razzias esclavagistes et pouvaient les mettre en échec, mais un temps qui suivit leur fuite face à ces marchands d'esclaves. Ce sentiment est renforcé par le regret ambivalent d'avoir abandonné les pratiques rituelles (rites de passage et sociétés secrètes) à la source de cette puissance perdue et que la conversion au christianisme n'a pas permis de retrouver. Ce sentiment de dépossession ne revient-il pas à l'impression de s'être « fait avoir » par les promesses des missionnaires ou celles de la modernité ? S'agit-il plutôt d'une des métamorphoses du mythe du paradis perdu ou d'un Âge d'or que Platon regrettait déjà ?

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COOPER, Frederick. — L'Afrique dans le monde. Capitalisme, Empire, État- nation

Catherine Coquery-Vidrovitch

RÉFÉRENCE

COOPER, Frederick. — L'Afrique dans le monde. Capitalisme, Empire, État-nation. Traduit de l'anglais par Christian Jeanmougin. Paris, Payot, 2015, 256 p., bibl., index.

1 C'est un livre qui va devenir indispensable aux enseignants, aux étudiants et à tous ceux que l'Afrique intéresse. Dans un style aussi limpide que précis (hommage à la traduction), il démontre pourquoi l'histoire de l'Afrique subsaharienne ne peut se comprendre sans l'histoire du monde, et l'histoire du monde sans celle de l'Afrique. Domine un esprit de synthèse dû à l'origine de ce livre : cinq conférences publiques délivrées à l'Institut W. E. B. Du Bois à Harvard, destinées à offrir des pistes de réflexion plutôt qu'une analyse exhaustive de la place de l'Afrique dans le monde.

2 Le livre amende heureusement celui sur l'histoire des empires dans le monde du même auteur7, laquelle avait été trop succincte sur les empires africains (inconnus dans la table des matières). Le présent ouvrage a la grande qualité de partir, autant que faire se peut, du regard africain pour présenter les rapports entre esclavage, capitalisme, impérialisme et indépendance. Il démarre notamment, mais sans exclusive, à partir des penseurs d'origine africaine : W. E. B. Du Bois, C. L. R. James, Eric Williams, L. S. Senghor, Aimé Césaire, dont il fait ressortir à la fois la perspicacité et les limites avant de proposer ses propres hypothèses. Bref, il tient compte de la remise en question radicale de l'histoire africaine depuis les années 1960-1970 pour répondre à cette question : comment et pourquoi les relations entre l'Afrique et l'Europe sont-elles devenues à ce point dissymétriques ?

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3 L'histoire du continent n'est pas « celle d'un retard permanent, d'une pauvreté partagée, d'une étouffante surpopulation ou d'un implacable asservissement » (p. 38). Elle est aussi une histoire d'adaptation à des écosystèmes difficiles, et une histoire de réseaux liant les différents acteurs sur de très longues distances. Les Africains se sont adaptés, pour le meilleur et pour le pire, aux demandes extérieures.

4 Le plan est davantage thématique que chronologique, en trois parties. La première porte sur l'économie et établit les liens évidents entre esclavage atlantique et capitalisme tels qu'ils achèvent de se nouer au XIXe siècle, sans pour autant se référer à la thèse novatrice de Dale Tomich à qui l'on doit le concept de « second slavery » pour caractériser la nouvelle forme d'exploitation du travail esclavisé née de la révolution industrielle8. C'est qu'il prend le processus à sa racine : le commerce des esclaves a continument contribué à la formation et au fonctionnement des réseaux internes comme externes. L'auteur part, pour le démontrer, des réseaux antérieurs, ceux de l'empire du Mali, puis des Luso-africains des XVe et XVIe siècles. Il montre comment l'intérêt des élites ouest-africaines pour le contrôle des contacts avec le monde extérieur permet de comprendre les continuités du commerce esclavagiste, et les variantes qui sont apparues au fur et à mesure que ce commerce couvrait l'ensemble de l'Afrique. On observe ainsi une gamme d'adaptations à la demande d'esclaves, allant depuis les royaumes centralisés à l'autorité déclinante jusqu'aux zones déstabilisées par les conséquences dévastatrices de la Traite pour les milliers de personnes prises dans les conflits, en constant accroissement en raison de l'appétit vorace de main- d'œuvre dans les îles sucrières.

5 L'auteur se fonde pour ces épisodes sur un article de Linda Newson de 2012 et sur la somme de Joseph Miller qui remonte à 19889 et, bien entendu, sur le savoir accumulé dans ses travaux antérieurs. On regrette, lui qui est bon francophone, qu'il n'ait pas profité de l'édition française pour l'enrichir des travaux récents dans notre langue, notamment et entre autres ceux d'Antonio Mendes, de Myriam Cottias et de son équipe10. La littérature de langue française, sauf exception (quand elle est traduite en anglais, comme La Sénégambie du XVe au XIXe siècle de Boubacar Barry), reste assez peu sollicitée, et limitée à quelques noms d'auteurs classiques qui n'ont pas toujours été les plus attentifs à ces questions (Claude Liauzu, Albert Hirshman, Jean-François Bayart, Benjamin Stora, Jean-Pierre Chrétien).

6 Au XIXe siècle, après que l'Europe eut commencé à changer de regard sur le commerce négrier, les États africains qui avaient profité de ce commerce surent passer de l'exportation à l'utilisation interne de la main-d'œuvre esclave. C'est ce qui rendit alors possible pour les Européens, qui avaient tant fait pour stimuler la traite des esclaves, de dresser des Africains une vision tyrannique, qui permit de préconiser la colonisation comme « le seul moyen de sauver les Africains de leur propre violence » (p. 51).

7 Mais cet élan réformateur fut de courte durée : les responsables coloniaux découvrirent vite que leur intérêt était de forger des alliances avec les élites dont ils avaient pourtant stigmatisé l'irrationalité économique. La faiblesse du pouvoir colonial le rendit violent et autoritaire. À la traite des esclaves fut substituée l'extraversion des matières premières. Les colonisateurs refusèrent de reconnaître l'intérêt des formes d'innovation économiques apportées par les Africains, telle celle des petits planteurs de cacao et de café en Gold Coast ou au Cameroun. Suit une analyse des initiatives développementalistes des années 1950. L'étude entend montrer que le point central n'est pas lié à « une pauvreté naturelle de l'Afrique », mais bien plus sûrement à la

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critique des structures afro-européennes qui ont achevé de bloquer l'économie africaine. Cette partie vise à expliquer que le problème n'est pas « l'Afrique » mais plutôt la façon dont l'Afrique et l'Europe se sont, sans arrêt, mutuellement façonnées, mais en refusant de prendre en compte les relations sociales sur lesquelles chacun de ces ensembles s'était construit. Il est un peu dommage que la démonstration repose quasi exclusivement sur le cas anglophone : rien n'est dit des expériences françaises, au sujet desquelles les travaux d'histoire économique sont pourtant approfondis (à partir des travaux d'Hélène d'Almeida Topor ou de Monique Lakroum par exemple), et moins encore du cas lusophone.

8 La deuxième partie quitte le domaine économique pour reprendre l'histoire politique et sociale des empires africains. Comme les autres, les Africains ont, depuis les débuts de l'histoire, créé des empires, par exemple en Afrique de l'Est depuis l'époque d'Aksoum jusqu'à celle de Hailé Sélassié. La section comporte à vrai dire deux parties : l'une consacrée aux empires africains autochtones, forme politique générale que le continent partagea avec le reste du monde, et l'autre aux empires coloniaux construits en Afrique par l'Europe aux XIXe et XXe siècles. Il est normal que l'auteur s'attache plus précisément à quelques grands exemples : les empires médiévaux de l'Ouest africain (à nouveau, la bibliographie française est relativement absente, ne serait-ce que le monument que fut la thèse de R. Mauny11) et, au-delà, trois cas : le royaume du Kongo, l'Éthiopie, et les Zoulou de Chaka. Il n'a pas mentionné bien d'autres empires africains : l'empire Lunda, l'empire Luba, le Zimbabwe, Zanzibar, et surtout les grands empires du XIXe siècle, ceux-là même qui précisément ont eu à affronter les empires coloniaux qui entreprirent de les détruire : Ousman dan Fodio, El Hadj Omar (qui a droit à moins d'une page), Samori, Rabah. Par conséquent, on bénéficie d'un exposé fort clair de l'histoire impériale européenne, mais distincte de l'histoire antérieure ; on n'aborde pas un point-clé : quels furent les rapports internes, les corrélations, les lignes de fracture, voire les convergences, entre les empires (africains) du XIXe siècle et ceux (européens) du XXe ?12

9 Cela aurait pu enrichir les réflexions abordées en troisième partie (l'Afrique et l'État nation) : celles de la réalité, voire de l'avenir des États nations actuels dans une configuration multinationale qui aurait plus à voir avec les anciens empires (aussi bien africains qu'européens) qu'avec le modèle européen d'aujourd'hui. Au lieu de cela, l'auteur se livre — résumant ses travaux antérieurs — à une synthèse concernant l'histoire de la fin de l'empire français d'AOF, qui a laissé la place à la fragmentation actuelle que l'on connaît. Au moins ne peut-on lui faire le reproche exprimé dans la première partie : les sources françaises d'archives ont été merveilleusement exploitées à partir de son gros ouvrage précédent13. Il manque, en revanche, cette fois-ci, une confrontation avec l'évolution britannique et anglophone.

10 Au total, malgré ces quelques regrets, cet ouvrage est utile en ce qu'il offre une synthèse claire et agréable des travaux antérieurs de l'auteur, enrichis de réflexions qui allient l'érudition au bon sens sur l'évolution globale de l'Afrique du XVe siècle à nos jours. Ce livre est de ce fait fort précieux pour ceux qui n'auront ni le courage ni le loisir de lire les travaux de fond de l'auteur.

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NOTES

7. J. BURBANK & F. COOPER, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot, 2011.

8. D. W. TOMICH, Through the Prism of Slavery : Labor, Capital, and World Economy, Lanham, Maryland, Rowman & Littlefield Publishers, 2003. 9. L. NEWSON, « African and Luso-Africans in the Portuguese Slave Trade on the Upper Guinea Coast in the Early Seventeenth Century », The Journal of African History, 53 (1), 2012, pp. 1-24 ; J. MILLER, Way of Death : Merchant Capitalism and the Angolan Slave Trade (1730-1830), Madison, The University of Wisconsin Press, 1988. 10. Voir . 11. R. MAUNY, Tableau géographique de l'Ouest africain au Moyen Âge d'après les sources écrites, la tradition et l'archéologie, IFAN-Dakar, 1961. 12. Sur ce thème, voir le numéro spécial « Les empires africains des origines au XXe siècle », Cahiers d'histoire, revue d'histoire critique, 128, 2015. 13. F. COOPER, Français et Africains ? Être citoyen au temps de la décolonisation, Paris, Payot, 2014.

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GOUÉRY, Franck & JEANGÈNE VILMER, Jean-Baptiste. — Érythrée. Entre splendeur et isolement

Alain Gascon

RÉFÉRENCE

GOUÉRY, Franck & JEANGÈNE VILMER, Jean-Baptiste. — Érythrée. Entre splendeur et isolement. Paris, Non Lieu, 2015, 168 p., bibl., ill.

1 Deux livres sur l'Érythrée, en français, paraissent au printemps 2015 : c'est un événement qui mérite d'être célébré. En effet, les ouvrages qui traitent de l'ex-colonie italienne sont habituellement publiés en italien et, de plus en plus, en anglais. Mais ils sont rares, car les chercheurs ne sont pas vraiment les bienvenus dans ce pays. Ceci confirme, après bien d'autres signes, qu'Isayyas Afäwärqi, l'héroïque David érythréen dressé contre le Goliath éthiopien lié aux États-Unis puis à l'URSS, était un dictateur de la pire espèce. L'afflux constant de réfugiés aux frontières de l'Europe attire de plus en plus l'attention des médias sur la « dictature oubliée ». F. Gouéry et J.-B. Jeangène Vilmer ont réussi à pénétrer en Érythrée comme touristes et à tromper la vigilance d'une surveillance très étroite. Ainsi chaque matin, ils ne savaient pas s'ils obtiendraient l'autorisation de se rendre dans les sites « au programme » d'un circuit pourtant organisé par une société d'État.

2 Le premier livre, Érythrée. Entre splendeur et isolement, donne la priorité à des photographies de très belle facture. Le texte, bien qu'accompagné de notes et de références bibliographiques, est destiné à un « large » public. Les auteurs présentent les grandes périodes de l'histoire de la rive nord et montagneuse de la Corne de l'Afrique qui est devenue en 1890 la Colonià Eritrea. Conçue comme une porte d'entrée de l'Italie en Afrique, elle fut fermée par la victoire éthiopienne à Adwa en 1896. En 1936, elle servit, avec la Somalia italiana, de marchepied à la conquête de l'Impèro qui, en 1941, s'effondra sous les assauts de l'empire britannique, des Français et des Belges libres et

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de la résistance éthiopienne. La British Military Administration terminée en 1952, un vote de l'ONU fédéra l'Érythrée — dotée d'une constitution, d'un drapeau, d'une assemblée, d'un gouvernement, de deux langues officielles — à l'Éthiopie. La suite est connue : le gouvernement de Haylä Sellasé étouffa les institutions érythréennes et, en 1962, obtint par la menace et la prébende un vote de l'Assemblée érythréenne favorable à l'annexion à l'Éthiopie. Or, dès 1960, des Érythréens s'étaient soulevés dans les basses terres puis, au début des années 1970, dans les hautes terres. Les séparatistes contribuèrent à la chute du negus en 1974 et, alliés aux Tegréens et dirigés par Isayyas, délogèrent les troupes éthiopiennes d'Asmära en 1991. En 1993, l'Érythrée ratifia massivement le référendum d'indépendance et fut admise à l'ONU et à l'OUA. Dans un deuxième temps, les auteurs nous entraînent dans un parcours nostalgique à Asmära, à Massawa, à Kärän et dans les « vestiges de l'Empire italien ». Dans les derniers chapitres (après la page 121), le ton devient plus grave comme le montrent les titres : « Un État prédateur », « Les droits humains » et « Fuir l'Érythrée ». F. Gouéry et J.-B. Jeangène Vilmer, en effet, tentent de concilier histoire, nostalgie et lucidité. Nous émettrons quelques réserves quant à un ouvrage dont les images, par leur qualité, tiennent la comparaison avec celles de Chris Kutschera14, un professionnel. Peut-on, toutefois, citer Monfreid, sans mentionner son soutien forcené à Mussolini ? Les témoignages architecturaux à Asmära sont certes remarquables, mais doit-on omettre que les sous- sols de la station-service AGIP (p. 72) abritent un centre d'interrogatoire ? On lit sur la « villa » (p. 104), de la « bucolique » (sic.) Kärän : Scuole Elementari. Le lecteur qui voudra approfondir la dernière partie aura intérêt à consulter leur deuxième ouvrage dont il va être question.

3 Le deuxième livre Érythrée. Un naufrage totalitaire, c'est du sérieux : le canon d'un des nombreux chars éthiopiens détruits par les Érythréens est pointé, en gros plan, sur le lecteur. Les auteurs y manifestent une double ambition : rédiger un essai théorique sur le totalitarisme et une analyse politique, en forme de portrait à charge d'Isayyas Afäwärqi et de sa « dérive » dictatoriale. Le cahier de photographies inclus, différent du livre précédent, montre de nombreux portraits, très émouvants, d'Érythréens ordinaires face aux aléas d'un quotidien difficile. Il manque une carte à plus grande échelle, centrée sur Asmära, localisant les centres où sont « éduqués » à la dure les jeunes Érythréens et Érythréennes. Dommage que les auteurs n'aient pas consulté un locuteur du tigrinya afin d'améliorer les transcriptions d'une langue, enseignée à l'INALCO et pourvue d'un syllabaire et non pas d'un alphabet (p. v). Dommage, également, quoi qu'ils en aient écrit, qu'ils aient délibérément ignoré les règles de l'onomastique érythréenne (p. v). La bibliographie très ambitieuse (pp. 295-316) comprend des ouvrages sur l'Érythrée et d'« autres sources » dont Aristote, pourquoi pas ? Des renvois bibliographiques, souvent trois ou quatre à la fois au bas de chaque page, alourdissent la lecture.

4 Le livre adopte un plan en trois parties de taille inégale : « Les germes » de 1961 à 1991 (pp. 17-58), « La dérive » (pp. 59-208) et enfin « Les failles » (pp. 209-290). Dans l'introduction (pp. 1-14), placée sous le patronage d'Orwell, F. Gouéry et J.-B. Jeangène Vilmer expliquent la signification du sous-titre : « un naufrage totalitaire ». Il s'agit d'apporter leur pierre érythréenne, à la suite de « Hannah Arendt, Zbigniew Brzezinki, Carl Friedrich et Raymond Aron » (p. 1) et d'une quinzaine d'autres, aux débats à propos du totalitarisme et de l'État totalitaire. Ils font appel, en outre, à Ian Kershaw qui dans, Hitler. Essai sur le charisme en politique, dépasse « la dichotomie classique de l'interprétation du totalitarisme entre personnalisme et structuralisme ». Or, dans la

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préface à l'édition française de ce livre, on lit : « En fait [le concept de totalitarisme] ne dit quasiment rien sur les origines et se borne, pour l'essentiel, à décrire des techniques et des instruments de domination. Finalement, son plus grand mérite est plutôt de mettre en évidence la singularité des systèmes que de souligner leurs similitudes »15. C'est précisément la question — traitée en seulement 41 pages dans la première partie — des origines de la « dérive » dans laquelle Isayyas entraîne le pays, que les auteurs tentent d'identifier dans deux chapitres : « L'accumulation primitive du pouvoir (1961-1991) » puis dans « La consolidation du pouvoir 1991-2001 ». Il ressort de ces courts chapitres que la dérive dictatoriale vient de plus loin qu'on l'écrit habituellement. Elle est antérieure à la guerre éthio-érythréenne de 1998-2000, aux lendemains de l'indépendance (1991-1993) et aux premiers soulèvements contre l'annexion à l'Éthiopie (1962).

5 À juste titre, F. Gouéry et J.-B. Jeangène Vilmer insistent sur l'irrésistible ascension d'Isayyas qui, à force de ruse et de cynisme, élimina ses concurrents indépendantistes par la violence. La guérilla est rarement une école de démocratie non violente : l'Érythrée indépendante a accouché dans la douleur. Toutefois, faute de temps, ils reprennent des analyses hâtives démenties par des ouvrages historiques qui relativisent certains passages de leurs deux premiers chapitres. La description de la British Military Administration comme un « âge d'or » est contestée par les historiens16. En effet, après avoir songé à y installer des juifs fuyant l'Europe, les Britanniques, après bien des hésitations, remirent l'Érythrée à l'ONU. La coupure, entre musulmans, favorables à l'indépendance (ou au rattachement au Soudan), et chrétiens, partisans de l'union avec l'Éthiopie, était beaucoup moins nette. Ainsi, la Ligue musulmane de l'Ouest opta-t-elle pour la fédération en 1952, tandis que des protestants et des catholiques, soutenus par la communauté italienne et les métis, militaient pour l'indépendance. Les chrétiens de l'Église täwahedo (monophysites et non pas orthodoxes), soutenus par l'Église éthiopienne, rejoignirent le parti unioniste. Les représentants de Haylä Sellasé à Asmära ont vidé de leur substance les institutions de la fédération mais ils n'ont pu agir qu'en jouant des rivalités féroces entre politiciens érythréens17. Il est vrai que les Italiens tentèrent de se poser en défenseur de l'islam, mais, sans le large concours de tous les Érythréens (et de Libyens) comme ascari, mais aussi comme dockers, cantonniers, chauffeurs... ils n'auraient jamais conquis l'Éthiopie18. Des Érythréens avaient déjà choisi les Italiens à Adwa19 et, entre 1936 et 1941, ils entrèrent dans les bandes qui traquaient les résistants, parmi lesquels des Érythréens. Quelques-uns d'entre eux avaient occupé des postes importants en Éthiopie tels Abba Jérôme, qui fut plus que l'informateur de Leiris, Loränso Taezaz, ministre des Affaires étrangères en 1936, et le général Aman Mikaél Andom qui succéda au negus en 1974. Le conflit éthio-érythréen eut (et a ?) une dimension de guerre civile érythréenne tant les liens, et les divisions, entre Éthiopiens et Érythréens, plongent dans l'histoire et la culture et se manifestent par des échanges économiques et des mariages20.

6 La deuxième partie, « La dérive », n'appelle guère de réserves et confirme largement les analyses de Gaim. Comme l'écrit Kershaw, cité plus haut, elle « décri[t] des techniques et des instruments de domination ». Les auteurs relatent minutieusement l'enfermement (scellement) du pays puis la destruction par atomisation des citoyens en vue de former un « homme nouveau » : nous sommes dans une perspective orwellienne. Par rapport à ce qu'avance Kershaw, ils ne se contentent pas « de mettre en évidence la singularité des systèmes [plutôt] que de souligner leurs similitudes ». Dans leurs chapitres, ils font la liste des particularités et des similitudes : ainsi, à l'instar de

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Hitler21, Isayyas préfère-t-il l'oral pour faire connaître ses décisions22. Pour l'endoctrinement et la mobilisation de la population, Isayyas est le meilleur élève de la Corée du Nord qui bénéficia de la faveur de Mängestu, le dictateur éthiopien. Plus que d'autres tyrans, à l'exception peut-être des Kim ou d'Obiang, il assujettit l'État et l'économie à une étroite coterie dont les membres sont promus et démis selon son bon vouloir : un peu comme en Éthiopie où le negus avait le pouvoir de nommer-démettre (shum sher). Mais, celui qui était chassé de la cour éthiopienne ne disparaissait pas sans laisser de traces comme, en Érythrée, les journalistes et les membres du G 11 ou du G 15 ! Autres ressemblances avec l'URSS de Staline : les chantiers à la « Potemkine » et l'armée purgée, laissée à l'abandon surtout depuis la défaite de 2000. Une garde « prétorienne », bien payée et bien équipée de Tegréens éthiopiens, issus du Démhet23, a la charge de protéger le président. Quoique Tegréens en rupture avec l'Éthiopie, ils sont d'abord perçus comme des Éthiopiens, de plus bénéficiant d'avantages matériels. Cette situation paradoxale rappelle la position de la Garde lettone dans les premières années de la Révolution bolchévique. Il y a certes un parti unique, le Front pour la démocratie et la justice (FDJ), copié-collé du FPLE, mais il doit composer avec une division générationnelle entre les tägadelti (anciens combattants) qui, forts de l'expérience du terrain de la guérilla, prennent en charge et surveillent les « héritiers », la nouvelle génération qui n'a pas connu la guerre.

7 L'analyse de la lutte des générations et de son articulation avec la domestication de la diaspora qui grossit à mesure que le pays se vide de ses jeunes diplômés est sans doute l'apport le plus neuf du livre de F. Gouéry et J.-B. Jeangène Vilmer. Quand on lit ces pages qui retracent l'embrigadement des lycéens dans des camps militaires établis dans les zones les plus reculées du pays, on comprend l'inanité de la distinction qu'on se plait à faire, en Europe, entre « bons » réfugiés politiques et « mauvais » migrants économiques. Depuis que les enseignants et les étudiants de l'université ont demandé des réformes et l'application de la constitution, Isayyas l'a fermée et remplacée par un service militaire obligatoire pour les deux sexes et de durée indéfinie. En fait de diplômes, ils sont « prêtés » aux administrations et aux entreprises où ils reçoivent des salaires de misère qui leur ôtent tout espoir de fonder une famille. Comme l'état d'urgence n'a jamais été levé depuis 1991, toute protestation est passible de peines de prison arbitraires sous la charge de trahison. Et on devient facilement « traître », notamment quand on appartient à une famille éthio-érythréenne ou qui n'a pas milité dans le « bon » front ou dont l'un des membres a quitté le pays. Les différentes polices et garde-frontières tirent sur les fugitifs et extorquent des amendes à leurs parents auxquels, s'il a réussi, on demandera des comptes si le réfugié « dénigre » le régime et ne coopère pas. La diaspora, surveillée par les ambassades, est tenue de verser, tous les ans, 2 % de ses revenus et, au bout de quelques années, pourvu qu'ils soient dociles, les émigrés peuvent, moyennant finance, récupérer un passeport érythréen, acheter un terrain, faire construire et investir au pays. Un racket d'État a été organisé par des officiels qui ont conclu des « marchés » avec les passeurs pour taxer, sous la menace, les familles des migrants des camps du Sinaï et de Libye. Mais, avec plus de 2 000 départs par mois, tout contrôle est désormais impossible et l'Érythrée, déjà en faillite économique, se vide de son sang jeune. Tant qu'Isayyas vivra, le régime peut-il s'effondrer ? On peut en douter tant les liens sociaux sont brisés par la misère et la répression et tant l'opposition est divisée et instrumentalisée par le pouvoir. Le président est seul : il s'est brouillé avec tous ses voisins auxquels il a fait la guerre et il a perdu ses appuis libyens, arabes, iraniens et somaliens. Toutefois, l'UE, l'Égypte et

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l'Arabie saoudite craignent que l'implosion de l'Érythrée ne produise, sur la rive africaine de la mer Rouge, une conflagration qui s'ajouterait à la menace yéménite. L'Érythrée a proposé que les Européens financent des camps de rétention afin qu'elle garde les migrants sur son sol. Il s'agissait de transposer l'accord Kadhafi-Berlusconi par lequel la Libye était payée pour empêcher les migrants de venir en Europe. Ces négociations ont, heureusement, tourné court car, sûrement, les crédits de l'UE seraient allés, comme les royalties versées par le compagnies minières, dans les poches du président et de son entourage.

8 Ces deux livres se complètent : au premier les images, et au second l'essai de science politique. Toutefois, je maintiens mes réserves à propos d'analyses un peu trop rapides comme dans le chapitre : « La potentielle fracture religieuse ». En fait, l'islam et le christianisme, tant monophysite que protestant ou catholique, sont officiellement reconnus, mais les pentecôtistes, par ailleurs en plein essor comme en Éthiopie, sont pourchassés, comme les ONG, en tant qu'« agents des Américains ». La vraie fracture se situe entre tolérés et interdits, mais tous sont sous la menace. On peut reprendre la question que Raphaël Roigt posait dans son mémoire24 : « L'Érythrée, naissance d'une nation, faillite d'un État ? » mais en la retournant : « la faillite de l'État compromet-elle la croissance et l'affirmation de la nation érythréenne ? » Au moins, en Corée du Nord, on se succède de Kim en Kim, mais en Érythrée qui après Isayyas ? Ceux qui ont posé la question croupissent en prison. En terminant la recension de ces livres qui, en dépit de passages parfois faibles, explorent un territoire trop peu connu, je tenterais un rapprochement entre l'Érythrée et l'Algérie. Ces peuples ont, en effet, connu plus qu'une colonisation, une annexion, et ne sont devenus indépendants qu'après un long et sanglant conflit qui a pris des aspects de guerre civile. En outre, des exilés érythréens (pas tous musulmans), des membres du FLN algérien et Abd el-Krim s'étaient rencontrés au Caire. Le Front de libération d'Érythrée (FLE), qui lança la guerre en 1960 et fut défait au cours des années 1970 dans les maquis et dans les camps par le FPLE d'Isayyas, était organisé suivant le modèle du FLN. Ainsi, plus de cinquante ans après l'indépendance de l'Algérie, l'armée s'appuie-t-elle sur les anciens combattants (moudjahidin) pour se maintenir au pouvoir comme Isayyas se maintient en Érythrée grâce aux tägadelti.

9 Les deux livres de F. Gouéry et J.-B. Jeangène Vilmer complètent et renouvellent l'ouvrage fondamental de Gaim Kibreab dont ils sont une très bonne introduction et pour moi, ce n'est pas un mince compliment.

NOTES

14. C. KUTSCHERA, Érythrée-Eritrea, Paris, Édifra, 1994.

15. I. KERSHAW, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Paris, Folio Histoire, 2013, pp. 4, 12.

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16. G. K. N. TREVASKIS, Eritrea. A Colony in Transition : 1941-52, London, O.U.P., 1960 ; T. NEGASH, Eritrea and Ethiopia : The Federal Experience, Uppsala, Nordiska Afrikainstitutet- New Brunswick, Transaction, 1997. 17. T. MEDHANIE, Eritrea. Dynamics of a National Question, Amsterdam, B.R. Grüner, 1986 ; T. NEGASH (ibid.). 18. I. TADDIA, L'Eritrea-colonia, 1890-1852. Paesaggi, strutture, uomini del colonialismo, Milan, F. Angeli, 1986. T. NEGASH, Italian Colonialism in Eritrea : 1882-1941 : Policies, Praxis and Impact, Stockholm, Almqvist och Wiksell, 1987. 19. C. LUCARELLI, La huitième vibration, Paris, Métaillé, 2010. A. GASCON & A. TURCO, « Carlo Lucarelli, La huitième vibration », POUNT, 6, 2012, pp. 187-199. 20. H. ERLICH, Ras Alula and the Scramble for Africa. A Political Biography : Ethiopia and Eritrea 1875-1897, Lawrenceville-Asmara, The Red Sea Press, 1996 ; K. T RONVOLL & T. NEGASH, Brothers at War : Making Sense of the Eritrean-Ethiopian War, Oxford, J. Currey, 2000 ; B. TAFLA, « Eritrea in Retrospect. An Excerpt from the Memoirs of Fitawrari Mika'el Hasama Rakka », Africa (Roma), LX (1), mars 2005, pp. 1-64. 21. I. KERSHAW (2013), op. cit., p. 232.

22. G. KIBREAB, Eritrea. A Dream Deferred, Woodbridge, J. Currey-Nordiska Afrikainstitutet (« Eastern African Series »), 2009. 23. Démokrasyawi menqesqas hezbi Tegray : Mouvement populaire et démocratique du Tegray. 24. R. ROIGT, Travaux et documents sur l'Éthiopie et la corne de l'Afrique, CFEE, CEMAF, Paris 1, 3, avril 2009.

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JOHANN, Michel. — Devenir descendant d'esclave. Enquête sur les régimes mémoriels

Rocío Munguia Aguilar

RÉFÉRENCE

JOHANN, Michel. — Devenir descendant d'esclave. Enquête sur les régimes mémoriels. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, 288 p., bibl.

1 Depuis que la question mémorielle de l'esclavage a fait surface en France, il y a maintenant plus d'une vingtaine d'années, nombreux ont été les chercheurs en sciences sociales à vouloir circonscrire, éclairer et nourrir les débats autour de ce « passé qui ne passe pas ». Si les historiens, légitimés par le binôme « mémoire- histoire », se sont vite emparés du sujet, suivis par des anthropologues et des sociologues plus orientés sur le domaine antillais25, on constate que les études portant une perspective politiste sont restées plutôt rares26. Fort de sa double expertise en tant que philosophe et professeur de sciences politiques à l'Université de Poitiers, Johann Michel ouvre ainsi, avec Devenir descendant d'esclave, la voie à une nouvelle approche et à une nouvelle typologie propres à une discipline jusque-là peu active dans ces arènes.

2 Tout d'abord, pour le politiste, l'heure n'est plus à parler en termes de « récits », mais de véritables « régimes » de la mémoire qui se sont institués progressivement depuis l'Après-guerre : le régime abolitionniste (autocélébration de la République), le régime nationaliste (glorification des héros de couleur), et le régime victimo-mémoriel (hommage aux esclaves et à leurs descendants). En s'intéressant aux différentes « grammaires » (configurations de sens de souvenirs communs), ainsi qu'aux « grammairiens » et aux « entrepreneurs » qui les génèrent et les rendent visibles, respectivement, Johann Michel cherche donc à « analyser les modes de production, de stabilisation et de transformation des régimes mémoriels de l'esclavage en France » (p. 9). Or, si ce cadre conceptuel constitue en soi une approche novatrice de cet objet de

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recherche, c'est son habile croisement avec une rigoureuse investigation ethnologique qui fait de cet ouvrage un espace de réflexion unique dans son genre. Dans la continuité de ses travaux autour des traumatismes collectifs et de leurs conséquences intergénérationnelles27, Michel s'appuie en effet sur un grand nombre de sources empiriques (archives publiques et associatives, entretiens, notes d'observation) pour proposer un nouveau regard sur des mémoires souvent antagonistes mais coexistantes. Dans cette perspective, il articule son ouvrage autour de dix chapitres, richement annotés, où trois axes ressortent : la configuration interne des régimes mémoriaux, leur exposition publique et institutionnalisation, ainsi que la conceptualisation de la notion de « mémoire publique » qu'il opère à partir de ses observations sur le terrain.

3 Suivant un principe de progression chronologique et une logique de cause à effet, la réflexion de Michel s'ouvre sur les origines historiques et sociologiques des trois régimes mémoriels en question. Le régime républicain, consacré en 1948 par les actes commémoratifs du centenaire de l'abolition, est le premier à être abordé. En croisant une série de propos tenus à cette occasion par des acteurs politiques (l'accent est mis sur les allocutions de Césaire, Senghor et Monnerville à la Sorbonne), Michel décèle dans la consolidation de cette grammaire, « des calculs et des stratégies des acteurs » impliqués (p. 37). Les enjeux derrière la récente départementalisation étant très forts, ce régime se trouve en effet cautionné par une élite de couleur qui, par la voie du consensus, parie sur la réussite de « la transformation du sujet colonial en citoyen à part entière » (ibid.). Or, le sentiment de désenchantement et de quasi-trahison qui s'installe dans les DOM, suite à l'échec des politiques assimilationnistes, va très vite opérer un recentrement mémoriel donnant place à un nouveau régime inscrit dans les mouvements nationalistes des années 1960 : il ne s'agit plus de mythifier les héros blancs de la République, mais les acteurs d'une « émancipation non pas concédée, mais conquise » (p. 51). À ces deux régimes vient s'ajouter un troisième qui apparaît comme une mémoire alternative, voire dissidente des festivités du 150e anniversaire de l'abolition. En effet, Michel constate qu'en jouant la carte du métissage et de la créativité des sociétés créoles issues de l'esclavage, le pouvoir public a négligé la détresse des héritiers de cette histoire, suscitant la levée des boucliers des grammairiens qui problématisent ce trouble et qui vont s'auto-labelliser désormais comme « descendants d'esclaves ». Cette nouvelle grammaire mobilisée par des figures comme Serge et Viviane Romana, et fondée sur une approche ethno-psychiatrique28, se cristallise dans la grande marche silencieuse du 23 mai 1998 à Paris.

4 Dans un second temps, Michel s'attache à montrer que des mobilisations collectives comme celle-ci peuvent avoir un retentissement important sur le plan institutionnel. L'adoption de la loi relative à la commémoration de l'abolition de l'esclavage (une date commémorative pour chaque département est fixée), ou encore celle de la loi dite Taubira tendant à la reconnaissance de la Traite et de l'esclavage comme crime contre l'humanité, en témoignent. Par ailleurs, cette dernière loi, à l'origine de nombreuses controverses, montre que derrière l'« offre » mémorielle se cachent des agendas bien précis. C'est en effet dans une « logique électoraliste et clientéliste » de compétition politique (p. 186), que des gouvernants — nous dit Michel —, sont souvent amenés « à puiser [et à faire cohabiter] des régimes mémoriels historiquement conflictuels » (p. 243). À ce propos, des discours des anciens présidents de la République, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, sont évoqués.

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5 Pour clore le volume, le politiste se livre à une analyse des rituels commémoratifs qui ont lieu tous les 23 mai en métropole « en souvenir des victimes de l'esclavage colonial » (p. 248). La restitution des différents moments qui animent cet événement (mise en scène d'esclaves dans la cale ; ateliers de généalogie ; musiques et spectacles traditionnels ; prières et chants liturgiques...), viennent ainsi compléter sa réflexion. Le travail d'observation que Michel propose est enrichi de surcroît par la décomposition qu'il opère de l'acte (« se-souvenir-de », « rendre-hommage-à », « faire-corps- ensemble », « attirer-l'attention-de », « demander-reconnaissance-à »), et au moyen de laquelle il théorise la notion pragmatiste de « mémoire publique ». En effet, cette mémoire qui se démarque de la mémoire officielle ou collective par le fait d'être « disponible à des appropriations » (p. 245), individuelles ou en groupe, dans le but de problématiser et de rendre visible un malaise social, trouve tout son sens dans un acte comme celui du 23 mai, certes commémoratif mais aussi en quête publique de reconnaissance. Le Mémorial ACTe Centre Caribéen d'expressions et de mémoire de la traite et de l'esclavage, inauguré le 10 mai 2015 par François Hollande à Pointe-à-Pitre, constitue sans doute une petite victoire dans ce combat. Imposant de ses 240 mètres de long et avec un coût de 83 millions d'euros, cet immense centre matérialise en effet une mémoire publique en effervescence et témoigne — tout comme Michel le fait dans ce dense et remarquable travail —, de la vive actualité des politiques liées à l'esclavage.

NOTES

25. On retient surtout l'ouvrage remarquable de C. CHIVALLON, L'esclavage, du souvenir à la mémoire. Une contribution à une anthropologie de la Caraïbe, Paris, Karthala, 2012. 26. Les travaux d'Audrey Célestine et de Renaud Hourcade faisant figure d'exception. 27. Voir notamment son étude sur l'héritage et les effets de la Guerre d'Algérie sur les descendants des migrants algériens en France, J. MICHEL, Sociologie du soi. Essai d'herméneutique appliquée, Rennes, PUR (« Le sens social »), 2012. 28. À la frontière de la psychologie, de l'anthropologie et de la psychiatrie, cette approche, comprise aussi comme un dispositif thérapeutique, explore les maux et le trouble identitaire éprouvés par les Antillais d'aujourd'hui comme étant le produit d'une organisation sociale née de l'esclavage.

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LUCARELLI, Carlo. — La huitième vibration

Alain Gascon

RÉFÉRENCE

LUCARELLI, Carlo. — La huitième vibration. Trad. par S. Quadruppani, Paris, Métailié, 2010, 413 p.

1 Il n'est pas fréquent de recenser dans un même texte une œuvre de fiction, le roman de C. Lucarelli, et un livre d'histoire. J. Miran, l'historien, a compulsé les archives en Érythrée, à Londres, Rome et Paris, constitué une importante bibliographie et mené des enquêtes approfondies dans le port de Massawa en Érythrée. Son travail s'appuie sur un corpus documentaire en anglais, italien, français, allemand, en arabe et dans les langues éthio-érythréennes (tigré, tigrigna, amharique). C. Lucarelli est un auteur italien renommé de romans policiers à fort engagement social et politique qu'on pourrait comparer à Didier Daeninckx en France. Le livre est traduit de l'italien par S. Quadrupanni qui a su remarquablement rendre les nuances et les particularités des dialectes italiens et des langues éthio-érythréennes29. L'action de La huitième vibration se déroule à Massawa avant la bataille d'Adwa (1896) puis se termine par une évocation lyrique de la défaite italienne, alors que J. Miran étudie le temps long des mutations culturales et religieuses survenues dans la société « cosmopolite des citoyens de la mer Rouge » de la seconde moitié du XIXe siècle aux vingt premières années du XXe siècle. Ce port redevint, avec Port-Soudan, Jiddah, Aden, l'une des portes des rives de la mer Rouge à la fin de la période ottomane (1557-1865) avant même l'inauguration du canal de Suez (1869). L'essor de Massawa, « le Zanzibar de la mer Rouge » (p. 65), sous administration égyptienne en 1865, se poursuivit après la prise de possession par l'Italie en 1885. La plus grande partie de l'action du roman de C. Lucarelli s'inscrit donc dans la période étudiée par J. Miran et même s'il ne peut être mis sur le même plan que les travaux universitaires tels que ceux d'Haggai Erlich30 dont la lecture est recommandée à qui veut comprendre la période où Européens, Égyptiens se disputaient

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les rivages. Soucieux de vraisemblance, le romancier a rassemblé une importante documentation qui lui a évité tout anachronisme et toute erreur grave dans ses transcriptions des langues locales31. C. Lucarelli complète donc le travail érudit de l'historien car, à partir d'une description célinienne du microcosme colonial enfermé dans les îles madréporiques de Massawa, il conforte la plupart de ses analyses. Red Sea Citizens relativise fortement l'idée d'une civilisation « thalassocratique » de la mer Rouge qui, à l'instar des ports swahili de l'océan Indien, serait étrangère aux hinterlands. L'intrigue de La huitième vibration dépeint des Italiens qui, retranchés dans les îles et leurs certitudes, sont espionnés et instrumentalisés par les « indigènes » — dont ils ne peuvent se passer — et qui les attirent irrésistiblement sur le continent dans le piège d'Adwa.

2 Je mets de côté, un temps, le roman de C. Lucarelli — que je reprendrai en conclusion — pour me consacrer au travail ambitieux de J. Miran. Il renouvelle nos connaissances sur l'histoire de Massawa et de ses relations avec le Piémont et les hautes terres éthio- érythréennes et avec le Yémen, le Hedjaz et l'Inde. La lecture du livre est facilitée par un glossaire très complet, un index très utile et des photographies de notables, de caravanes, de scènes de marché et de rue, de cérémonies confrériques et de maisons et de mosquées. Sur la carte de l'hinterland (n o 4, p. 48), à bien trop petite échelle, toutefois, on devine que la gradation des gris coïncide avec les courbes de niveau, mais lesquelles ? C'est dommage qu'on ne le sache pas car, comme l'écrit fort justement l'auteur, à Massawa, héritier du port aksumite de Zula, les hautes terres éthio- érythréennes surplombent, de plus de 2 000 mètres, la tihama, la plaine littorale. L'escalade n'est certes pas facile, mais en quelques étapes jalonnées de sources, on atteignait les plateaux sans avoir à traverser des semaines de désert aride sous la menace des razzias des nomades. On aurait aussi aimé trouver sur cette carte, même de façon sommaire, la répartition des populations saho, tigré... qui, de plus en plus nombreuses tout au long de la période, ont gagné la conurbation de Massawa : à savoir les îles de Massawa et de Tewalet (Taulud), les péninsules d'Abd el-Qader et de Gherar et les bourgs de Hergigo, Emkullo et Hemtulo situés sur la terre ferme.

3 J. Miran a adopté un plan rationnel dont les cinq grandes parties, encadrées par une introduction et une conclusion, s'articulent bien entre elles. L'énoncé des titres est particulièrement heureux : ils annoncent de façon très claire la question dont traite la partie et je les citerai afin de résumer la démarche de l'auteur. L'introduction : « Facing the Land, Facing the Sea » (pp. 1-32) et la 1re partie : « Making a Region between the Sea and the Mountain » (pp. 33-64) brossent un tableau historique, anthropologique, linguistique et géopolitique de Massawa un port d'interface, un complexe culturel : « to mediate between multiple commercial spheres and circuits » (p. 3) entre les premières décennies du XIXe siècle et la première décennie du XXe siècle et un lieu de métissage « par excellence » (p. 17). J. Miran insiste sur l'émergence du pouvoir des naib de Hergigo — recrutés parmi les Balaw d'origine saho et béja — et de leurs familles qui contrôlaient l'importation des armes à feu et le commerce des esclaves. D'abord fonctionnaires de l'empire Ottoman, ils s'émancipèrent peu à peu si bien que les Égyptiens, puis les Italiens les enrôlèrent dans leur encadrement administratif sans, toutefois, réduire leur autonomie.

4 Les parties no 2 : « On Camels and Boats » (pp. 65-111) et n o 3 : « Connecting Sea and Land » (pp. 112-165) retracent comment les marchands ont fait de Massawa, avant même l'ouverture du canal de Suez, le « Zanzibar de la mer Rouge » (p. 65), si bien qu'il

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a dépassé Moka et s'est hissé au rang d'Aden et de Jeddah. L'auteur met en avant le rôle des Hadramawi qui ont rejoint les Arabes et les Indiens et maintenu un système dualiste de navigation : les cargos à vapeur n'ont pas éliminé les embarcations à voile qui utilisent l'alternance des vents de mousson. Sur le continent, on distinguait deux grands courants caravaniers partant et aboutissant à Massawa. La piste, de direction est-ouest, des caravaniers locuteurs du tigré rejoignait, par Kärän et les Bogos, Kassala et le Soudan conquis par les Égyptiens. Par la grande route caravanière nord-sud, parcourue par les Jeberti (des commerçants éthiopiens musulmans), parvenaient sur le littoral les produits agricoles des basses terres du Semhar, proches du port, puis des hautes terres au nord du Nil bleu (céréales, cuirs et peaux) et des royaumes oromo du Sud-Ouest, notamment du café et aussi des esclaves (de 37 % du trafic en 1842 à 12 % en 1861). Pendant la période égyptienne, l'afflux des populations environnantes a gonflé les effectifs des villages de Hergigo, Emkullo et Hetmulo qui accédèrent au rang d'agglomérations citadines dans la conurbation de Massawa qu'une chaussée-digue réunissait désormais les îles à la terre ferme. Ouvriers yéménites et esclaves oromo libérés étaient venus s'engager dans les travaux de manutentions des navires. L'auteur note que les familles des « armateurs », des courtiers et des entrepreneurs caravaniers issues de l'Arabie, d'Hadramawt/Hadramaout, d'Inde (les Banians dans la finance), à mesure qu'elles gagnaient en richesse et notoriété, s'établissaient d'abord sur la terre ferme puis dans l'île où l'espace était pourtant limité : en 1840, la moitié des terrains y était occupée par des tombes, notamment celles de « saints » liés aux confréries.

5 La 4e partie (pp. 166-216) s'intitule fort justement : « A Sacred Muslim Island » et introduit la dernière partie, no 5 : « Being Massawan » (pp. 217-267) où J. Miran entreprend une approche très fine de l'identité des habitants de la ville-port, venue « de la terre et de la mer ». Il identifie un réveil de l'islam, après 1850, dans les dernières années de l'empire Ottoman dont les promoteurs étaient originaires de la péninsule Arabique (la Mecque), de la vallée du Nil, d'Égypte et du Soudan. Des familles « saintes » migrèrent, répandant sur les rives africaines, le wahhabisme, le mahdisme, le soufisme et les grandes confréries Qadiriyia, Shadhiyya, Ahmadiyya, Tijaniyya et Khatmiya (sous l'influence des Mirghani). En même temps, les peuples agro-éleveurs et locuteurs du tigré des basses terres du Nord, Nara32, Kunama et Bilen abandonnèrent le christianisme et/ou le paganisme pour l'islam. Le gouverneur d'Érythrée, Martini, s'appuya sur la Khatmiyya et la soutint contre les musulmans qui s'indignaient des cérémonies accompagnées de danses, de tambours et d'applaudissements. Ces conflits opposaient les « grandes familles » de Massawa aux « nouveaux riches » (p. 240) qui recherchaient le prestige d'une origine « arabe » par le vêtement, l'usage de la langue arabe, l'enseignement dans les madrasa, la participation aux confréries et aux waqf, l'achat d'un terrain sur la terre ferme puis dans l'île et par la construction d'une maison à étage en pierre ornée de balcons, de sculptures, de moucharabieh et d'inscriptions louant Allah et son Prophète. Ce processus d'acquisition de la citoyenneté de Massawa, utilisée comme une marque déposée (Trade Mark, p. 251) entamé sous la tutelle égyptienne se poursuivit sous la colonisation italienne. J. Miran, par un travail très précis, nous entraîne dans les stratégies matrimoniales complexes à la fois endogamiques (Hadramawi, Arabes) et exogamiques : « Massawa is one big family » (p. 257) déclara un informateur. Et l'auteur de résumer judicieusement ces parties : « In other words, in this period “being Massawan” meant being urban and being Arab » (p. 267).

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6 La courte conclusion (pp. 268-279) est fort bien résumée par son sous-titre : « Constructing and Deconstructing a Red Sea Society ». Même si le contexte historique et géopolitique de la mer Rouge entre 1850 et 1920 est bien différent de celui de l'Europe des XVIIIe et XIXe siècles, avec, de plus, le poids de la colonisation, lorsque l'on lit les analyses de J. Miran sur la formation de la société marchande de la mer Rouge, vient à l'esprit la référence à l'éthique du capitalisme de M. Weber. Le protestantisme prendrait en quelque sorte « la place » de l'islam soufique, rigoureux et confrérique, porté par les marchands et les marins venus du Soudan, d'Égypte, d'Arabie et d'Hadramwt. Peu d'Italiens, hormis quelques chercheurs (Odorizzi) et le gouverneur Martini ont perçu l'importance des mutations socio-culturelles à Massawa comme le montre Lucarelli. Dans La huitième vibration, ils vivent dans une île à l'intérieur de l'île, un huis clos, où s'assouvissent leurs querelles, leurs rivalités, leurs mesquineries et où se perpétuent des meurtres... à l'abri, croient-ils, des regards de l'Italie et du continent. Mais l'enquête policière les rattrape, les espions de Menilek les épient et connaissent non seulement le détail de plans militaires mais jusqu'à leurs coucheries les plus intimes. Le roman complète également le livre de J. Miran quand il aborde la question de la formation nationale de l'Éthiopie et l'Italie. Après une longue période de désunion et de fragmentation, l'Italie sous la direction de la maison de Savoie et l'Éthiopie sous la poigne des rois des rois « modernisateurs », retrouvent leur unité nationale et territoriale par la guerre. Le soldat qui, dans le roman, échappe à la catastrophe d'Adwa est un humble paysan, envoyé en Afrique par accident. Il cultive le champ d'une Éthiopienne veuve qu'il a rencontrée après la bataille et qui l'accepte dans sa hutte.

7 Red Sea Citizens apporte de précieuses informations sur l'insertion de Massawa dans l'Érythrée coloniale et postcoloniale. La ville-port n'en fut la capitale que de 1890 à 1899 avant l'établissement des Italiens à Asmära. Il en résulta un afflux de populations chrétiennes des hautes terres renforcées par l'arrivée de colons italiens et par les conversions des missions catholiques et protestantes, alors qu'en 1841, le consul de France avait soulevé une opposition résolue à l'installation d'une chapelle. Le mouvement des Arabes de Massawa en 1940-1950 ne réussit pas à apaiser les rivalités entre confréries dans la ville et dans l'ex-colonie. La Ligue musulmane de l'Ouest rompit avec la Ligue musulmane et approuva la fédération avec l'Éthiopie comme les chrétiens monophysites soutenus par l'Église éthiopienne33. Les « Arabes » de Massawa aidèrent à accréditer auprès des pays arabes l'idée que l'Érythrée appartenait au monde arabe et qu'ils devaient soutenir le Front de libération d'Érythrée, animé à ses débuts, pourtant, par les Beni-Amer des basses terres de l'Ouest. Quand les autorités de l'Érythrée indépendante distribuèrent des cartes d'identité, beaucoup d'habitants de Massawa remplirent la case d'appartenance « ethno-linguistique » par la mention « Arabe » ou « Massawa » ! J. Miran évoque aussi le déclin de l'activité portuaire après l'essor constant du XIXe siècle, puis un repli consécutif à l'agression et à l'occupation italienne de l'Éthiopie et enfin, une reprise pendant la fédération avec l'Éthiopie (1952-1962)34. En 1897, commençaient les travaux du chemin de fer de Djibouti à Addis Abäba qui atteignit Dirré Dawa en 1902 puis la capitale en 1917. Au grand dam de Massawa, Djibouti traitait de 70 à 80 % du trafic éthiopien avant la guerre. Au début des années 1960, Asäb, port érythréen désormais accessible par la route supplanta Massawa et même Djibouti jusqu'au conflit éthio-érythréen de 1998 qui provoqua le report sur Djibouti du commerce international éthiopien.

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8 Le livre de J. Miran apporte sur une période, une région et une ville-port des connaissances nouvelles dans beaucoup de domaines : le commerce, les routes maritimes et terrestres, les marchands, leurs origines, leurs alliances, leurs généalogies et leurs familles, sur les migrations, les mutations culturelles et religieuses d'une des villes-clés de la mer Rouge. Il réussit à embrasser un domaine, centré sur la mer Rouge, qui s'étend de l'Europe à la Méditerranée, à l'Égypte, au Soudan, à la Corne de l'Afrique, à la péninsule Arabique et à l'océan Indien. L'auteur maîtrise ce jeu d'échelles emboîtées et il est particulièrement à l'aise pour dénouer le fil des alliances matrimoniales, commerciales et confrériques. Il nous donne à lire un tableau vivant, écrit d'un style alerte en dépit d'une matière très complexe. Son ouvrage peut être donné en exemple aux jeunes chercheurs. Il intéressera tous ceux qui connaissent, et qui ne connaîtraient pas, la mer Rouge, ses rivages et son peuplement. Il rompt aussi avec une tradition, maintenant abandonnée, d'étudier et de considérer les basses terres de la Corne de l'Afrique et leurs populations établies sur ces marges, comme simples couloirs de passage vers les peuples de culture écrite et plus nobles des hautes terres. Le livre de J. Miran remet enfin en question, après bien d'autres, l'idée reçue qui veut qu'en Afrique on soit « incapable » de former des élites et qu'on doive les importer d'Europe, des États-Unis ou du Moyen-Orient. Massawa fut aux XIXe et XXe siècles un atelier où « indigènes » et migrants devinrent des citoyens de la mer Rouge.

9 Le lecteur de l'ouvrage universitaire érudit de Jonathan Miran35 suivra avec profit les péripéties de l'enquête policière à Massawa et la description de la bataille d'Adwa, racontées avec un talent consommé par Carlo Lucarelli, comme on se plonge dans l'Afrique coloniale avec Bardamu dans Voyage au bout de la nuit ou avec Simenon dans Coup de lune et dans 45° à l'ombre. On peut, aussi, passer des moiteurs de la Huitième vibration à l'exposé clair et précis de Red Sea Citizens.

NOTES

29. A. G ASCON & A. T URCO, « Carlo Lucarelli, La huitième vibration », POUNT, 6, 2012, pp. 187-199. 30. Ras Alula and the Scramble for Africa. A Political Biography : Ethiopia and Eritrea 1875-1897, Lawrenceville, The Red Sea Press, 1996. 31. A. GASCON & A. TURCO (2012), op. cit. 32. On surnommait les Nara, Bariya (c'est-à-dire esclave en amharique et en tigrigna), car ils subissaient les razzias des esclavagistes chrétiens des hautes terres et des musulmans des basses terres. Leur conversion à l'islam les mettait dorénavant à l'abri des raids musulmans. 33. T. N EGASH, Eritrea and Ethiopia : The Federal Experience, Uppsala, Nordiska Afrikainstitutet-New Brunswick, Transaction, 1997. 34. I. TADDIA, L'Eritrea-colonia 1890-1952 : paesaggi, strutture, uomini del colonialismo, Milan, 1986.

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35. Formé initialement à l'INALCO, il est maintenant professeur assistant de civilisation islamique dans le Département des arts libéraux de l'Université Western Washington.

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OLIVIER DE SARDAN, Jean-Pierre & RIDDE, Valéry (dir.) — Une politique publique de santé et ses contradictions. La gratuité des soins au Burkina Faso, au Mali et au Niger

Philippe Lavigne Delville

RÉFÉRENCE

OLIVIER DE SARDAN, Jean-Pierre & RIDDE, Valéry (dir.) — Une politique publique de santé et ses contradictions. La gratuité des soins au Burkina Faso, au Mali et au Niger. Paris, Karthala, 2014, 472 p., bibl.

1 Depuis le début des années 2000, de nombreux pays africains se sont engagés dans des politiques d'exemption de paiement des soins de santé, en faveur de certaines catégories de population, les femmes enceintes et les enfants de moins de 5 ans en particulier36. Sans remettre en cause le principe du paiement des soins de santé primaire, issu de l'« Initiative de Bamako » en 1987, de telles mesures visaient à en réduire les effets pervers en termes de réduction de la fréquentation des centres de santé. Croisant qualitatif et quantitatif (ambition souvent annoncée et rarement pratiquée), le programme de recherche dont cet ouvrage est issu a cherché à comprendre les modalités de formulation et de mise en œuvre de ces politiques, en les resituant par rapport aux dispositifs de santé et aux rapports entre service de santé et usagers, dans trois pays voisins (Burkina Faso, Niger, Mali) qui ont adopté à peu près en même temps des politiques proches, mais pas identiques. Les trois premiers chapitres proposent une mise en perspective sur les politiques de santé en Afrique, l'histoire du débat sur le paiement direct des soins de santé, et les principaux résultats de la recherche. Les parties suivantes restituent des études de cas approfondies, sur la

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formulation puis la mise en œuvre de ces politiques dans les trois pays, sur les projets pilotes et les soutiens des ONG et enfin sur les résultats de ces politiques. La dernière partie est consacrée à la question de la réception des recherches et à celle des rapports des politiques publiques à la connaissance.

2 Les politiques de gratuité des soins s'inscrivent dans une histoire. Le consensus en faveur du paiement direct s'est renversé au cours des années 2000. En effet, s'il a permis un retour des médicaments dans les centres de santé, il a réduit leur fréquentation, la qualité des soins s'est payée par une relative exclusion des plus pauvres. Dans un contexte où l'inclusion sociale redevient un enjeu, les expériences d'exemption de paiement se multiplient sur le continent, avec des effets réels sur la fréquentation, mais plus limités que l'on pouvait espérer, du fait des multiples problèmes rencontrés, en particulier lorsque le manque de financement se traduit par une baisse de la disponibilité en médicaments. De fait, comme le montrent les auteurs, les politiques de gratuité dans les trois pays n'échappent pas aux problèmes structurels de l'action publique en Afrique : des décisions mal préparées, des partenaires techniques et financiers mal coordonnés, une architecture élaborée dans la précipitation, des acteurs de la santé réticents qui détournent les dispositifs, etc. Mais elles ne sont pas pour autant identiques : celle du Burkina Faso apparaît plus progressive, tandis que celle du Niger, plus ambitieuse et aussi plus improvisée, fait face à un dispositif de pilotage totalement sous-dimensionné et à de gros problèmes de financement. Le coût pour le budget national ayant été largement sous-estimé, l'État nigérien a un énorme arriéré de remboursement auprès des centres de santé, dont il a ruiné les ressources financières, aggravant les problèmes d'approvisionnement en médicaments. On a donc bien des politiques nationales, même si elles relèvent d'une problématique commune. La diversité des réalités vaut aussi au sein de chaque pays car les centres de santé connaissent de fortes inégalités, ceux qui sont soutenus par des ONG parvenant mieux à surmonter ces problèmes, au prix de dispositifs très coûteux, impossibles à institutionnaliser.

3 Les chapitres de cet ouvrage donnent des éclairages approfondis sur les différentes facettes de ces politiques, dans la lignée des travaux antérieurs de ce collectif de recherche, en socio-anthropologie du développement, en anthropologie de la santé et en santé publique. Le lecteur concerné par les politiques et les dispositifs de santé y trouvera des analyses montrant la diversité des situations, la complexité de la mise en œuvre des réformes et de leurs effets contradictoires. Le lecteur non spécialiste s'intéressera plutôt aux chapitres de synthèse. Pour les coordinateurs de l'ouvrage, les travaux de socio-anthropologie du développement, qui mettent en évidence les gaps entre intentions et pratiques dans les projets de développement ou la réforme des politiques publiques, peuvent en effet se lire comme des « implementation studies » : ils cherchent à la fois à éclairer la décision publique en alimentant la réflexion des praticiens et des décideurs par des analyses rigoureuses et systématiques qui font remonter une série de difficultés et de problèmes vécus sur le terrain, et participent en même temps d'une recherche fondamentale sur l'État, les services publics, l'action publique. Remonter du terrain et des centres de santé, objets de recherche depuis une quinzaine d'années au moins, vers les processus de formulation des politiques constitue une autre innovation de cet ouvrage, indispensable pour comprendre les dispositifs concrets et la façon dont les problèmes de mise en œuvre se posent.

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4 La question de l'utilité sociale de la recherche traverse tout l'ouvrage. Notamment la dernière partie, consacrée à la réception des recherches, propose en particulier une analyse des débats autour de la conférence nationale sur la gratuité des soins organisée au Niger en 2012. Les réticences initiales, le soudain déclic politique, la négociation des contenus, révèlent la difficulté des responsables à affronter les difficultés, à faire face aux enjeux politiques et de relations avec leurs bailleurs de fonds. Pour autant, la mise à plat des réalités par la recherche, lorsqu'elle est politiquement validée par les autorités politiques ouvrant la conférence, libère la parole et permet des débats approfondis. La conférence a ainsi permis aux responsables des politiques de prendre la mesure des situations de terrain et à l'Assemblée de proposer des priorités stratégiques pour y faire face. Mais l'élan s'est vite essoufflé et la prise en charge des options proposées semble se faire attendre...

5 À travers ces différentes entrées, l'ouvrage constitue une des premières analyses systématiques d'une politique publique en Afrique, qui plus est dans une approche comparée. Élargissant le champ des recherches socio-anthropologiques sur le « développement », il est structuré autour d'une problématique d'action publique, intégrant la question de la formulation des politiques publiques et du rapport connaissance/action, contribuant ainsi à un champ de recherche en émergence37. Il montre clairement que les politiques publiques sont des objets à part entière en Afrique, et pas seulement des traductions des luttes de pouvoir (« politics ») ou des stratégies néo-patrimoniales au sein de l'État. On peut cependant regretter que le lien avec la littérature sur l'analyse des politiques publiques ne soit en pratique qu'allusif. En effet, si ce champ de littérature élaboré dans les pays industrialisés ne peut être importé sans précautions, il a traité de nombreuses questions soulevées dans cet ouvrage et aurait pu permettre d'aller plus loin dans l'analyse. En particulier, la question de l'émergence et de la formulation des politiques sectorielles est posée ici comme une mise en contexte pour les études de cas, plus que comme une question de recherche approfondie. L'accent est mis sur la décision de s'engager dans la gratuité sans vraiment creuser le contexte de cette décision (débats à l'échelle nationale, relations avec les bailleurs de fonds, évolution préalable des bailleurs de fonds sur ce sujet, etc.). La question des rapports entre connaissance et changement dans les politiques publiques aurait aussi pu éclairer davantage la discussion sur la réception de cette recherche. Mais la richesse du matériau donne de nombreux éléments pour poursuivre la réflexion sur ce nouvel objet qu'est l'action publique en Afrique.

NOTES

36. D'autres mesures ont ciblé les « indigents » avec tous les problèmes de ciblage que cela induit. Voir V. RIDDE & J.-P. JACOB (eds.), Les indigents et les politiques de santé en Afrique : expériences et enjeux conceptuels, Bruxelles, Académia (« Investigations d'anthropologie prospective, 6 »), 2013.

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37. F. E BOKO, Repenser l'action publique en Afrique, Paris, Karthala, 2015 ; P. L AVIGNE DELVILLE, Vers une socio-anthropologie des interventions de développement comme action publique, Mémoire d'habilitation à diriger des recherches, Lyon, Université de Lyon II, 2011 ; H. VALETTE, C. BARON, F. ENTEN ET AL. (dir.), Une action publique éclatée ? Production et institutionnalisation de l'action publique dans les secteurs de l'eau potable et du foncier - Burkina Faso, Niger, Bénin, Nogent-sur-Marne, GRET/LEREPS (« Actes du colloque»), 2015.

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LOZERAND, Emmanuel (dir.) — Drôles d'individus. De la singularité individuelle dans le Reste-du-monde

Josep Martí

RÉFÉRENCE

LOZERAND, Emmanuel (dir.) — Drôles d'individus. De la singularité individuelle dans le Reste- du-monde. Paris, Klincksieck (« Continents philosophiques »), 2014, 568 p., bibl.

1 This collective work brings together an interdisciplinary anthology of stimulating texts, which were mostly presented in seminars held throughout the year 2008 in Paris by the Institut National de Langues et Civilisations Orientales (Inalco). The aim of those seminars, as is also the case for this book, was to reflect on the issue of the individual beyond the Western conception. The basic impetus was to overcome the view that aprioristically understands non-Western societies as “holistic,” conveniently, without taking into account the reality of the individual and related processes of individuation. In this book, edited by Emmanuel Lozerand, specialists—chiefly from the fields of sociology, linguistics, political science, anthropology, philosophy, history and literature—present a total of 37 contributions.

2 Laroussi Amri, in his article on the individual in the Maghreb, begins his text by saying that an assessment of studies about the individual in the present-day Maghreb would classify people into two different categories: those who use the term “individual” loosely, that is, as one which might be substituted, replaceable by others such as “person,” “man,” “being,” “subject,” etc. and those, actually much less numerous, who are more faithful to a strictly sociological conceptualisation. The same can be said in reference to this volume in general, something that is, for the most part, unavoidable because of the different academic traditions of the authors. However, this by no means implies that the book lacks interest.

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3 The book is divided into six sections. The first one provides a good introduction to the issue by means of dense and well-crafted theoretical contributions by Emmanuel Lozerand, Danilo Martuccelli, Kathya Araujo, Christian Le Bart and Philippe Corcuff. The authors are specialists whose previous work on conceptual aspects of individuation is perfectly reflected in their texts in this volume. These authors start with the idea that one should avoid the simplistic line of thinking according to which certain cultures are considered as more or less individualistic, without nuancing all the distinctions that we find in different societies. Indeed, analysis and criticism concentrate on the claim that the West invented the individual, making it one of the leading and exclusive traits of Western civilisation and the idea that there would have been no individual before modernity and outside of the West. This very presupposition is precisely what would prevent us from recognising individuals in other cultural contexts. Christian Le Bart, in his contribution to the book, speaks of individualisation as the “great narrative myth” or “Grand Récit” of Western societies.

4 The second section of the book focuses philosophical and religious conceptions of the individual. The articles in this section present examples from the Chinese, Tibetan, Japanese and Jewish traditions. It is in the third section of the book where we find contributions of potential interest to Africanists. Under the heading “Anthropological and linguistic approaches, among the various texts,” Jean-Luc Ville's article, “Individu et individualisme en Afrique,” focuses on “holistic” societies, using examples of African traditional culture with the aim of providing some ideas about individualism from the anthropological point of view. He bases his analysis on the concept of altruism/ selfishness, as it appears in examples the author takes from witchcraft beliefs and oral literature. Another contribution from this section of the book that also addresses African contexts is Odile Racine-Issa's article “La notion de personne chez les Swahili de Zanzibar. Esquisse d'un portrait d'ombres et de lumière.” Within the field of knowledge of linguistics, the author, in the first part of the article, approaches the issue of individuality in Swahili society through personal name giving and kinship terminology, and in the second part, describes the individual understood as a site which is affected by difficult-to-control influences, sensations, feelings and drives which belong to the world of diseases and emotions.

5 The fourth section of the book, which is devoted to the historical development of individualism, contains two articles that provide data on the Maghreb, especially the text written by Laroussi Amri, “L'individu au Maghreb aujourd'hui.” An interesting article, the author posits a typology of the individual in the Maghreb according to a major or minor detachment from his/her community of origin. This correlates directly with differences between people inhabiting coastal areas or interior areas of the country and also coincides with individuals' greater or lesser Westernisation. According to the author, greater possibilities of economic, political or cultural exchange, available in coastal areas, facilitate processes of individualisation. People residing on the coast live their individualisation as emancipation from ancestral ties. The article by Catherine Mayeur-Jaouen, “Individu et famille en islam: des conceptions médiévales aux réalités contemporaines,” although it focuses on Islam in general, makes some allusions to the Maghreb. The author presents a historical sketch of the individual within family relationships. Her purpose is to deconstruct determined clichés that lead to an essentialist reification of the family in Islam which ignores the individual. Catherine Mayeur-Jaouen describes the practices of individuation such as

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they appear in historical sources, mainly biographical dictionaries, paediatric methods, ethical treatises and hagiographies.

6 The last two sections of the book are made up of contributions from the field of literature: “The Individual in Writing” and “Literary Expressions of Individuality.” These texts are concerned with literary productions from European and Asian areas, with the exception of the article written by Xavier Garnier on “Personnage et principe d'individuation dans le roman africain.” Garnier is interested in the African novel written in colonial times, following the hypothesis that the novel operates in the pre- individual dimension where the principles of individuation—in the sense of Gilbert Simondon38—are produced.

7 By way of conclusion, the book ends with a substantial article by François Flahault, an anthropologist whose previous studies have already concentrated on the issue of the individual. In this text, he emphasises the fact that concrete forms of individualisation always depend on specific cultural contexts and that it is not possible to draw a clear distinction between holism and individualism, an idea that, by the way, often appears throughout the book.

8 Occasionally, while reading the book, one gets the impression that an opposition implicitly appears between the “Western individual” versus the “non-Western individual.” Actually, there is, in and of itself, a clearly ethnocentric opposition since there is no non-Western individual—we only have to compare the African to the Asian cases presented throughout this publication—and even to talk about a “Western individual” means not taking into account the historical contingency of the individual. However, through the different contributions in this book, there is a constant and resolute will to claim the reality of the individual beyond the modern Western model, the need to overcome the Western “Grand Récit” on individualisation, and to give up considering it as a Western privilege. It is obvious that to make a rigorous comparative study of the individual in different cultures would require a systematic approach that this book cannot afford; it should not be forgotten that the book is a regrouping of various contributions previously presented in different seminar sessions. Nonetheless, as a result of these meetings, the contents of the publication have an unquestionable value and interest for future research.

NOTES

38. G. SIMONDON, L'individuation psychique et collective, Paris, Aubier Montaigne, 1989.

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PUGACH, Sara. — Africa in Translation: A History of Colonial Linguistics in Germany and Beyond, 1814-1945

Clélia Coret

REFERENCES

PUGACH, Sara. — Africa in Translation: A History of Colonial Linguistics in Germany and Beyond, 1814-1945. Ann Arbor, University of Michigan Press, 2012, 303 p., bibl.

1 L'ouvrage de Sara Pugash, publié dans la collection « Social History, Popular Culture, and Politics in Germany » de l'University of Michigan Press, propose une histoire de la construction de l'Afrikanistik en Allemagne, c'est-à-dire l'étude des langues et des cultures africaines, entre le début du XIXe siècle et 1945. Fruit de recherches doctorales et postdoctorales, dont certains chapitres avaient déjà été publiés sous forme d'articles, l'ouvrage tire sa cohérence des liens qu'il tisse entre le récit de la racialisation de la linguistique, l'histoire de la professionnalisation des études africaines et l'influence de l'Afrikanistik sur la pensée des savants et des politiques qui prirent part à l'idéologie ségrégationniste en Afrique du Sud.

2 Ce riche travail a d'abord le mérite d'offrir à un lectorat non germanophone une entrée en matière dans l'histoire coloniale allemande qui, bien que cela ne soit pas systématiquement le cas, est souvent écrite en langue allemande. Pugach s'inscrit dans le renouveau historiographique sur la colonisation allemande (histoire croisée des empires coloniaux, histoire des représentations et des réseaux de globalisation), tout en s'en distinguant avec une réflexion sur l'histoire des savoirs construits avant et pendant la colonisation allemande. De fait, Africa in Translation est une contribution au courant critique des études sur l'orientalisme en déconstruisant les « savoirs coloniaux » — bien que l'auteure ne fasse pas un état des lieux historiographique dans

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son introduction, ni de comparaisons avec d'autres espaces (Schumaker 2001 ; Sibeud 2002)39. De plus, en s'intéressant aux savoirs linguistiques construits par les missionnaires, elle questionne, comme d'autres (Harries 2007)40, l'accumulation de données sur les sociétés africaines par les religieux à la veille et pendant la colonisation.

3 L'ouvrage se compose de sept chapitres chronologiques et équilibrés. Ils sont pensés dans un mouvement circulaire partant des stations missionnaires en Afrique au XIXe siècle, pour s'engager ensuite en métropole, suivre la construction des savoirs linguistiques qui dialoguent avec d'autres disciplines, pour finalement revenir en Afrique du Sud, dans les années 1940, afin de considérer leurs impacts dans la mise en place de la ségrégation raciale. Ce va-et-vient entre colonies et métropole se retrouve dans la grande richesse des archives consultées, en Allemagne, en Suisse et en Afrique du Sud. Le choix d'écriture de l'auteure oscille entre une présentation précise du contexte politique et culturel allemand tout en accordant une grande place biographique aux institutions et aux personnalités scientifiques (Bleek, Büttner, Meinhof, etc.) qui ont marqué la construction disciplinaire de l'Afrikanistik.

4 Les premiers pas pré-institutionnels de l'étude des langues africaines sont traités dans le premier chapitre. Les savants allemands ont beaucoup contribué aux recherches linguistiques depuis le début du XIXe siècle et les missionnaires ont été les premiers à s'intéresser aux langues africaines à des fins pratiques d'évangélisation. Souvent au service de missions britanniques, ils ont surtout produit des textes sur ces langues en anglais. En cela, le nationalisme n'a pas été, au départ, un élément moteur dans la formation des études linguistiques africaines. Ces missionnaires se définissent en premier lieu par leur appartenance à une communauté protestante transnationale dans laquelle le piétisme a joué un rôle important. Dans cette tradition, le pouvoir révélateur de la langue est central, dans la mesure où le lien initial avec Dieu ne peut être tissé que dans la langue maternelle d'un individu.

5 Après l'acquisition de territoires ultra-marins par l'Allemagne à partir de 1884, les études sur les langues africaines sont davantage associées à des ambitions coloniales. Le deuxième chapitre quitte le terrain missionnaire pour s'ancrer en métropole et montrer l'institutionnalisation des savoirs linguistiques pendant la colonisation. Certains missionnaires sont plus directement au service du gouvernement allemand, comme Büttner, qui est le premier professeur à avoir enseigné les langues africaines au Seminar für Orientalische Sprachen (séminaire pour les langues orientales). Ouvert en 1887 à l'Université Friedrich-Wilhelm de Berlin, le Seminar est la première institution à offrir un enseignement régulier sur les langues et les cultures africaines en Allemagne. Financé par le gouvernement et lié à la Deutsche Kolonialgesellschaft (société coloniale allemande), le Seminar répond à une demande pratique : il s'agit d'enseigner les langues africaines parlées dans les colonies allemandes. Adolf von Götzen et Heinrich Schnee, gouverneurs en Afrique orientale allemande, ont d'ailleurs suivi le séminaire — dont on aurait souhaité comprendre les rouages quotidiens dans la formation d'une sociabilité avant le départ aux colonies —, où le kiswahili est la seule langue d'Afrique subsaharienne à être enseignée jusqu'en 1897. Büttner est aussi à l'origine du journal Zeitschrift für afrikanische Sprachen, journal qui est à la fois une plateforme intellectuelle en langue allemande pour les missionnaires et les savants et un manuel pour les commerçants et les coloniaux n'ayant pas d'expérience linguistique.

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6 Étudiant de Büttner, pasteur, Carl Meinhof n'a jamais été missionnaire, mais partage la conviction que le message chrétien doit toucher l'âme dans la langue maternelle pour provoquer la conversion. Le troisième chapitre est consacré au début de la carrière de Meinhof, figure centrale de la discipline et représentative de ses évolutions. Dans son presbytère à Zizow, Meinhof a d'abord étudié et classé les langues à partir de ses échanges avec ses visiteurs : des missionnaires protestants, des Afrikaners d'origine allemande ayant grandi dans des missions, etc. Son ouvrage publié en 1899, Grundriss einer Lautlehre der Bantusprachen (Introduction à la phonologie des langues bantou), donne des instructions pour transcrire les langues bantou, ainsi qu'une description de l'Urbantu, le parent hypothétique de toutes les langues bantou contemporaines. Quand Meinhof rejoint le Seminar à Berlin en 1903, l'étude des langues africaines se transforme. Ce qui compte désormais n'est plus l'étude d'une langue ou d'un « peuple » en particulier, mais des familles linguistiques, des groupes « ethniques » et leurs supposés traits caractéristiques. Avec Westerlann, Meinhof fonde l'Afrikanistik en tant que discipline moderne et universitaire et identifie trois familles de langue (hamitique, bantou, soudanaise). Pour Meinhof, les différences entres les « races » ne s'expliquent pas par la biologie, mais par des critères linguistiques et culturels.

7 Pourtant, dans les années suivantes, cette distinction va se faire de plus en plus ténue, à mesure que l'Afrikanistik dialogue avec d'autres disciplines, comme l'avance le quatrième chapitre. Héritiers de la philologie orientaliste et de sa méthodologie, les missionnaires s'étaient focalisés sur les textes, la transcription de la littérature orale, la grammaire et le vocabulaire. Le développement de la phonétique au XXe siècle incite à accorder une attention plus importante à la manière dont les sons sont produits, et donc aux corps des Africains, plutôt qu'aux textes, orientant ainsi la discipline vers les sciences physiques. De plus, en sortant les langues de leur contexte culturel, la phonétique nie leur dimension historique. Par ailleurs, avec l'anthropologue Felix von Luschan, Meinhof formule « l'hypothèse hamitique ». Selon celle-ci, des nomades à la peau claire, venus du Caucase ou du Moyen-Orient, auraient introduit tout ce qui est linguistiquement et culturellement sophistiqué en Afrique. Ce faisant, Luschan et Meinhof tendent à faire correspondre des caractéristiques linguistiques et physiques pour classer les populations africaines, dans un contexte où la « race » définie au sens biologique se fait de plus en plus présente.

8 Le cinquième chapitre est consacré à la suite de la carrière de Meinhof à l'Institut colonial de Hambourg, où il obtient la chaire du Département des langues coloniales en 1909, fonde le Zeitschrift für Kolonialspachen et ouvre un laboratoire de phonétique. À l'Institut, la connaissance des langues est fondée sur une synthèse entre les informations reçues directement des colonies et l'expérimentation avec des « objets » coloniaux. Des tensions s'exercent sur le contenu même de ces savoirs quant à leur dimension théorique ou pratique. Par exemple, quand Meinhof veut enseigner le kiswahili « pur » qui serait parlé dans certaines régions de la côte est-africaine, Zache, un officier colonial de carrière, considère qu'il faut plutôt faire apprendre le kiswahili parlé dans l'intérieur, véritable lingua franca. À Hambourg, point de rencontre entre les savants africanistes du monde entier, les langues africaines sont explorées, fixées, rendues accessibles, avant d'être enseignées. Les professeurs allemands rendent compréhensibles et enseignent la grammaire et le vocabulaire, tandis que les enseignants africains sont chargés de donner à voir la prononciation concrète et

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l'élocution. Ainsi, les étudiants sont encouragés à examiner les corps des Africains qui deviennent de véritables « phonographes vivants » (p. 132).

9 Le sixième chapitre est dédié à la contribution des Africains dans l'histoire de l'Afrikanistik que Pugach veut réinscrire dans la « bibliothèque coloniale » allemande. Comment ont-ils participé à l'institutionnalisation des études africaines en Allemagne et comment leurs rôles, intellectuels ou autres, se sont-ils trouvés limités par la société qui les a assignés à une certaine place ? Loin de n'avoir été que des « phonographes vivants », ils ont été au cœur de la fabrication de la linguistique. En effet, cette discipline n'est pas seulement le produit de la domination européenne et de la soumission des Africains, mais bien celui d'une interaction entre plusieurs cultures. Pugach montre comment les enseignants et les assistants africains ont à la fois adhéré et se sont dissociés des images projetées par les Allemands sur leurs sociétés. Cependant, dans ce chapitre attendu du lecteur et qui arrive un peu tard, l'auteure reste centrée sur la manière dont ces Africains ont transformé les représentations sur eux-mêmes (mariages mixtes, écriture de récits autobiographiques) et demeure finalement assez loin d'une réflexion sur les critiques qu'ils ont formulées, ou non, dans la construction d'un savoir sur les langues.

10 Le septième et dernier chapitre porte sur l'évolution de l'Afrikanistik en Allemagne dans l'Entre-deux-guerres, puis sur l'influence de Meinhof et de ses collègues sur l'histoire de l'Afrique du Sud. Si la Première Guerre mondiale a mis un frein à la discipline, elle a également apporté des changements : quelques femmes ont enseigné les langues africaines, les prisonniers de guerre (Kriegsgefangenen) ouest-africains sont devenus des sources d'information, etc. Après la guerre, de nombreux linguistes, dont Meinhof, adhèrent au national-socialisme. Deux facteurs expliquent cela : d'une part, la préexistence de sentiments racistes dans la discipline, qui ont été aiguisés depuis des décennies ; d'autre part, le désir de récupérer les colonies perdues après la guerre. En effet, la perte des territoires ultramarins rend inappropriée la conservation d'institutions académiques dévouées aux « sciences coloniales ». Cependant, Pugach explique qu'on ne pourrait faire adhérer complètement les théories raciales formulées par les nazis et celles des savants comme Meinhof, ce dernier ne se positionnant pas sur l'influence de la race dans le développement des langues et des cultures. Enfin, ce chapitre questionne l'influence de l'Afrikanistik sur la politique ségrégationniste sud- africaine et les outils apportés par la linguistique allemande pour classer et différencier les populations noires de la région. L'ethnologue van Warmelo, élève de Meinhof, a travaillé pour le gouvernement sud-africain entre 1930 et 1969. S'appuyant sur les modèles classificatoires de son professeur, considérant la langue comme le critère le plus important pour classer les groupes sud-africains, il cherche à retracer les migrations bantoues en Afrique australe et à attribuer aux Noirs des racines « tribales » originelles. Dans un contexte où il devient urgent d'établir des frontières entre les groupes ethniques et de freiner l'urbanisation des populations noires pour conserver l'hégémonie blanche, l'anthropologie et la linguistique ont donné un appui scientifique à la construction d'une société divisée sur des bases raciales.

11 Sur un plan formel, l'auteure aurait gagné à joindre un glossaire proposant une traduction anglaise des termes, des titres d'ouvrages et, surtout, des concepts qu'elle utilise en allemand pour les rendre accessibles aux lecteurs (Deutschtum, Kulturnation, Dozent...). De façon plus regrettable, l'attention portée au contexte historique des sociétés africaines n'est pas aussi poussée que celle sur l'Allemagne. Cela mène à deux

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écueils. D'une part, peu d'éléments sont apportés sur les conditions de travail des missionnaires sur les terrains africains. L'analyse des interactions entre les missionnaires et leurs informateurs aurait permis de complexifier la construction des savoirs linguistiques. Leur identité, leur statut social, leur lien avec la mission ne sont pas mentionnés. On ne connaît pas non plus les effets des activités des missionnaires sur les usages et les pratiques linguistiques dans ces sociétés et comment ils les ont transformés ou non (certains dialectes ont pu disparaître, des langues se sont standardisées, etc.). D'autre part, le manque de mobilisation de l'histoire des sociétés africaines étudiées empêche l'auteure de montrer clairement ce qui se joue pour certaines personnalités africaines ayant fréquenté les instituts allemands (voir, par exemple, ses hésitations sur l'identité « swahili » ou « arabe » de Suleiman bin Said, le premier professeur d'Afrique subsaharienne à Berlin, pp. 146-147).

12 En dépit de ces quelques remarques, qui montrent à quel point sa lecture mène à d'autres pistes de réflexion, cet ouvrage important se révèle incontournable pour comprendre comment les savoirs sur l'Afrique se sont construits en Allemagne entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle. Loin d'apparaître comme un continent statique, figé dans le temps, l'étude des langues à cette époque a mené à la compréhension d'un espace complexe, en constante évolution, faisant de l'Afrique un objet d'étude rationalisé selon des modes de connaissance européens, tout en fournissant des outils pour distinguer et classer les sociétés les unes par rapport aux autres en des catégories hiérarchisées.

NOTES

39. L. SCHUMAKER, Africanizing Anthropology. Fieldwork, Networks, and the Making of Cultural Knowledge in Central Africa, Durham, Duke University Press, 2001 ; E. SIBEUD, Une science impériale pour l'Afrique ? La construction des savoirs africanistes en France, 1878-1930, Paris, Éditions de l'EHESS, 2002.

40. P. HARRIES, Butterflies & Barbarians : Swiss Missionaries & Systems of Knowledge in South- East Africa, Oxford, James Currey, 2007 ; P. HARRIES & D. J. MAXWELL (eds.), The Spiritual in the Secular : Missionaries and Knowledge about Africa, Grand Rapids, W.B. Eerdmans Publishing Co., 2012.

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SÉRAPHIN, G. (dir.) — Religion, guérison et forces occultes en Afrique. Le regard du jésuite Éric de Rosny

Valérie Nne'e Onna

RÉFÉRENCE

SÉRAPHIN, G. (dir.) — Religion, guérison et forces occultes en Afrique. Le regard du jésuite Éric de Rosny. Paris-Yaoundé, Karthala-UCAC, 2016, 264 p., bibl., ill.

1 Éric de Rosny, jésuite, initié au ndimsi (le « monde de la nuit » chez les Douala) et ethnologue, disparaissait le 2 mars 2012, laissant derrière lui une œuvre remarquable, produit de plusieurs décennies d'actions et de recherches principalement au Cameroun. Pour lui rendre hommage, un colloque international intitulé « Le pluralisme (médical, religieux, anthropologique, juridique...) en Afrique. Le regard d'Éric de Rosny » a été organisé à l'Université catholique d'Afrique centrale les 9 et 10 décembre 2014. Cet ouvrage prolonge cette rencontre sans en être les actes, comme le précise Gilles Séraphin qui en assure la direction scientifique.

2 Comme le colloque, le livre souligne la contribution riche et plurielle d'Éric de Rosny au champ de la connaissance. Il réunit dix-huit textes signés par une vingtaine d'auteurs aux profils extrêmement divers (sans surprise de nombreux ethnologues et anthropologues, mais aussi des médecins, des psychologues, des politologues ou encore des historiens). L'ouvrage est introduit par un double hommage avec une préface d'Ekwalla Malobe, représentant du monde des nganga (guérisseurs traditionnels) et le propos liminaire de Gilles Séraphin. Le premier revient sur les circonstances de sa rencontre avec le père de Rosny et sur le cheminement de ce dernier dans la communauté douala, particulièrement auprès des guérisseurs traditionnels. Il insiste tout spécialement sur l'activisme d'Éric de Rosny pour la sauvegarde de la médecine

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traditionnelle et la réhabilitation du travail de ces thérapeutes aujourd'hui confondus aux sorciers, leurs ennemis mortels. Dans son introduction, Gilles Séraphin revient sur l'organisation du colloque de 2014 destiné à éclairer la singularité du travail d'Éric de Rosny et à souligner sa postérité scientifique. Celle-ci est avant tout une « matière » scientifique contenue dans ses travaux, menés principalement sur « le monde de la nuit », mais aussi sur des thématiques connexes telles que la pharmacopée, le droit ou le développement de nouvelles pratiques religieuses. L'intérêt de son œuvre pour la science est également relatif à sa méthode et à son positionnement extrêmement particuliers, ce que Gilles Séraphin nomme le « regard situant ».

3 Dans la première partie de l'ouvrage, les articles de Thomas Théophile Nug Bissohong (chargé de cours à l'Université de Douala), Roberto Beneduce (anthropologue et psychiatre), Jacques Fédry (linguiste jésuite) et André Mary (anthropologue) mettent en parallèle le parcours personnel et l'évolution scientifique d'Éric de Rosny qui était à la fois prêtre, « initié » et ethnologue. La conjonction de ces statuts a priori antinomiques n'était pas exempte d'une certaine ambiguïté qui, pour André Mary, était nécessaire au maintien de cet équilibre. Le refus des catégories limitatives évoque la quête effrénée de liberté qui l'avait déjà poussé vers l'engagement missionnaire, puis à la découverte des maîtres de la nuit au Cameroun. Si Éric de Rosny n'est pas le premier prêtre- ethnologue, ni le premier ethnologue-« initié », son parcours se singularise par la capacité qu'il a eue d'occuper chacun de ces terrains sans se perdre de vue, à aller vers l'autre sans vouloir se substituer à lui. S'il ne s'identifiait pas comme nganga en dépit de son initiation ou comme ethnologue malgré ses recherches, il n'a jamais remis en cause son statut d'ecclésiastique. C'est ce profond attachement aux convictions de sa mission évangélique qui, d'après ces auteurs, lui a permis d'assumer pleinement ces différents rôles et de livrer des commentaires inédits. Nug Bissohong souligne comment cette « littérature du moi » (son œuvre étant grandement autobiographique) s'est structurée autour de moments-clés de son parcours personnel. Son œuvre s'est construite dans un mouvement itératif permanent entre soi et l'« autre » avec pour préoccupation perpétuelle la recherche de ce qui trouble le bien-être de l'individu et des moyens de le « guérir » en soignant ses angoisses existentielles in situ. Les différents auteurs insistent également sur l'influence d'Ignace de Loyola (fondateur de la Compagnie de Jésus à laquelle il appartenait) sur le travail d'Éric de Rosny. Son initiation ignatienne l'aurait indubitablement préparé à saisir le sens des thérapies des nganga et à recevoir sa seconde initiation, la réception de la « double vue ». Cette première partie se conclut sur deux nouveaux hommages : celui de Patrice Mbaya, membre du Groupe de recherche sur la sorcellerie (GRS) fondé par Éric de Rosny et celui d'Anne-Nelly Perret- Clermont, professeur honoraire de l'Université de Neuchâtel au sein de laquelle Éric de Rosny a reçu un doctorat honoris causa en 2010.

4 Dans la deuxième partie de l'ouvrage, Jean-François Bayart (politologue), Peter Geschiere (anthropologue) et Alain Henry (ingénieur et sociologue) reviennent sur la manière dont les années de collaboration et souvent d'amitié avec Éric de Rosny ont influencé leurs itinéraires de chercheurs. Ainsi apprend-on que l'approche du « politique par le bas » développée par Jean-François Bayart n'aurait pas pris corps, tout au moins sous sa forme actuelle, sans l'acuité des échanges avec Éric de Rosny. Bayart note à ce sujet : « si j'ai apporté quelque chose de neuf à la compréhension du politique en Afrique, au fil de ma carrière, c'est en grande partie grâce à ce dialogue »

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(p. 76). De même, Alain Henry indique comment le regard d'Éric de Rosny lui a ouvert de nouvelles perspectives dans l'analyse de la gestion entrepreneuriale au Cameroun.

5 Les nombreux articles réunis dans la troisième partie du livre attestent d'une des particularités de l'œuvre d'Éric de Rosny, à savoir sa capacité à transcender les clivages qu'ils soient disciplinaires ou épistémologiques. Les neuf articles de la troisième partie montrent comment les travaux récents prolongent ou élargissent le champ des réflexions développées par de Rosny dans les domaines du religieux (pour les textes d'Yvan Droz sur le développement du concept de « Butinage religieux » sous l'influence d'Éric de Rosny, de Berthe Lolo, Andrea Ceriana Mayneri et d'Edmond Mballa Elanga), de la santé (textes de Sandra Fancello, Marie-Thérèse Mengue et Fatimatou Mounsadé Kpoundia) ou du management des entreprises (Emmanuel Kamdem et Henri Tedongmo Teko). Mathieu Lavoyer et Jean-Daniel Moredod évoquent quant à eux les apports des analyses rosniennes à la compréhension d'aspects de la sorcellerie médiévale européenne ignorés par le modèle savant. Outre soutenir des réflexions novatrices sur les formes d'expression de l'invisible dans les sociétés humaines anciennes et contemporaines, d'inspirer de nouvelles formes d'engagement sur le terrain, l'œuvre et la biographie d'Éric de Rosny peuvent également être de passionnants objets d'étude comme l'illustre l'analyse d'Henri Njengoué Ngamaleu sur la construction et les enjeux de l'interculturalité.

6 L'ouvrage se conclut presque comme il a commencé sur une postface de Dinh Boniface Alfred Mandengue, co-président de l'« Association des amis d'Éric de Rosny », suivie de la bibliographie complète d'Éric de Rosny établie par Anne-Nelly Pierre-Clermont.

7 La diversité de ces contributions — parfois de qualité inégale — inspirées par le regard ou les analyses d'Éric de Rosny témoigne de la variété des usages qui peuvent être appliqués à son œuvre. Ces analyses et témoignages rendent compte de l'importance et de l'actualité des apports d'Éric de Rosny aux domaines de la connaissance. Outre l'hommage à celui qui fut un ami, un collègue ou un guide pour la plupart des auteurs, cet ouvrage permet de faire la lumière sur une œuvre encore trop confidentielle (sans doute a-t-elle hérité de la discrétion de son auteur) en dépit de sa richesse et de son influence indéniable sur l'analyse du fait religieux et sorcier dans l'Afrique contemporaine. En plus de son œuvre, c'est une conception inédite du métier d'ethnologue qu'Éric de Rosny lègue aux nouvelles générations de chercheurs. Cet ouvrage a l'infini mérite d'en rendre compte en plus d'ouvrir de nouvelles perspectives de recherches extrêmement intéressantes en Afrique et ailleurs. Autant d'éléments qui en font un ouvrage d'une importance certaine.

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SOUYRIS, Bernard. — Oppression coloniale et résistance en Haute- Volta. L'exemple de la région de la boucle du Mouhoun (1885-1935)

Fabio Viti

RÉFÉRENCE

SOUYRIS, Bernard. — Oppression coloniale et résistance en Haute-Volta. L'exemple de la région de la boucle du Mouhoun (1885-1935). Paris, L'Harmattan (« Histoire africaine »), 2014, 216 p., bibl.

1 Ce livre se compose de deux chapitres principaux, consacrés respectivement à « l'oppression coloniale » et à « la résistance des peuples », précédés d'un plus court chapitre relatif au « temps des guerres civiles », celui d'avant la conquête coloniale.

2 La boucle du Mouhoun (ou Volta Noire), située dans la partie occidentale de l'actuel Burkina Faso, est une zone de peuplement mélangé, anciennement traversée par de nombreuses routes caravanières et où l'on pouvait trouver des formations sociales diversifiées : des villages de cultivateurs, indépendants ou regroupés pour former des « États miniatures », et des « maisons de guerre » (selon l'expression de Mahir Saul). Les sociétés paysannes (Bwa ou Bwaba, Bobo dans la terminologie coloniale), étaient en outre périodiquement soumises aux incursions, razzias et tentatives de domination de la part des théocraties musulmanes venues du Nord (Dina, Barani), mais aussi de l'Ouest (Sikasso) et du Sud (Kong) (pp. 22-25).

3 Le « temps des guerres civiles », ou « inter villageoises », a été marqué, jusqu'à la conquête coloniale, par un état conflictuel endémique et quasi permanent, lié souvent aux exploits individuels des jeunes guerriers, les bêro, dont l'esprit belliqueux est bien décrit par Nazi Boni dans son roman Crépuscule des temps anciens (Présence Africaine,

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1962). Il s'agissait de guerres « pas bien acharnées » et dont la violence était « encadrée par des normes », du moins lorsqu'elles avaient lieu entre villages alliés ; en revanche, envers un ennemi extérieur, ces guerres pouvaient être conduites « sans merci », comme le seront plus tard les guerres coloniales (pp. 31-39).

4 L'« oppression coloniale » occupe le deuxième chapitre de l'ouvrage. Après quelques notations trop génériques autour de l'esprit de la colonisation, des remarques plus intéressantes sont consacrées aux usages coloniaux des classifications raciales, puis ethniques, véritables instruments de domination (pp. 53-61). La conquête et ses prémisses (la phase des explorations, des reconnaissances et des traités de protectorat, entre 1885 et 1898) sont décrites surtout à partir des écrits publiés par les protagonistes principaux, souvent influencés par les préjugés émanant des sociétés voisines mieux connues. Ainsi, Louis-Gustave Binger sera l'inventeur de l'ethnonyme Bobo et d'une nouvelle classification en sous-groupes ; François Crozat sera en revanche l'auteur des premières analyses historiques et politiques, non plus inspirées de la raciologie ; Parfait-Louis Monteil sera surtout engagé dans l'établissement de traités de protectorat, antichambre de la perte de souveraineté (pp. 63-86). La conquête militaire au sens strict (1896-1898) est toutefois à peine évoquée, quelques pages seulement lui étant consacrées, touchant surtout aux désagréments accessoires du portage et des réquisitions de vivres (pp. 87-93). De même, les analyses concernant le poids des corvées, des prestations obligatoires et du recrutement militaire sont trop génériques et pas assez adaptées à la situation locale de la boucle du Mouhoun (pp. 95-104). L'examen des actions des missionnaires (les « Pères Blancs ») et de leurs rapports avec l'administration coloniale (pp. 105-120) est en revanche plus ponctuel.

5 La « résistance des peuples » devrait logiquement constituer le cœur de cet ouvrage. C'est dans ce chapitre que l'on retrouve d'ailleurs quelques développements autour de la conquête, qui étaient absents dans le chapitre précédent. Cette résistance est ici mise en relation avec la relative facilité avec laquelle la conquête du Soudan avait eu lieu entre 1896 et 1898 (p. 88), terminée par la soumission des « chefs », tandis que les sociétés villageoises opposaient une résistance bien plus acharnée. Celle-ci atteindra son apogée plus tard, dans la « guerre de libération de 1915-1916 » (p. 123).

6 L'affrontement entre les peuples de la boucle du Mouhoun et les troupes coloniales est décrit et analysé comme une escalade de violence : tout épisode de résistance ou de soustraction envers la domination coloniale était suivi d'une dure répression (la « pacification ») opérée par des colonnes lourdement armées, ce qui alimentait à son tour de nouvelles révoltes. Malgré la censure officielle et la propagande destinée à la métropole, les sources relatant les épisodes peu glorieux et les méthodes brutales employées contre les populations civiles (destruction des villages, pillage des ressources, prise d'otage) ne manquent pas (pp. 129-138). Toutefois, les épisodes cités le sont de manière décousue, dans le désordre chronologique et spatial, parfois en dehors de l'aire concernée par cette étude. Ainsi, la source principale utilisée par l'auteur (le journal épistolaire du lieutenant Émile Dussaulx)41 ne traite pas vraiment de la boucle du Mouhoun, même si l'on peut penser que des épisodes semblables à ceux relatés de manière désorientée peuvent avoir eu lieu un peu partout pendant la conquête du Soudan. Il en résulte un récit impressionniste, non dépourvu d'efficacité, mais peu précis sur le plan historique.

7 Étant donnée la différence des forces qui s'affrontaient, la colonisation parvint, malgré les résistances, à mettre en place une administration particulièrement oppressive,

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basée en large mesure sur l'appui des chefs africains, dont les abus seront mal tolérés par les populations (p. 140). À ce sujet, les propos de l'auteur sont très nets, visant à distinguer la collaboration des chefs et l'esprit de résistance des populations. Celui-ci se manifesta par la multiplication des actes d'insoumission, dirigés notamment contre le travail forcé et le recrutement de tirailleurs. L'ampleur de ces actes grandit, jusqu'à atteindre son comble avec la « guerre de 1915-1916 », manifestation du « refus global de la présence coloniale » et non plus seulement des abus des chefs ralliés (p. 148). Des causes lointaines et des circonstances nouvelles amenèrent à une révolte généralisée en novembre 1915, pendant laquelle des populations considérées comme arriérées et « anarchiques » remportèrent trois victoires initiales de grande ampleur au cours de véritables batailles rangées mobilisant des milliers de guerriers (pp. 150-154). Du récit de cette guerre, il ressort une organisation collective, un esprit de rassemblement, un sens tactique aigu, autant de qualités que l'ethnographie coloniale niait aux peuples de la boucle du Mouhoun (pp. 157-169). Après ces premières défaites initiales, la riposte française fut tout de même en mesure de « réduire » les ennemis qui, peut-être trop vite assurés de leur victoire, s'en étaient pris aux complices africains de la colonisation. Ainsi, entre février et juillet 1916, la colonne Mollard, forte de quelque 5 000 hommes bien armés, fut en état de reprendre le dessus sur un ennemi affaibli et mal armé. Là aussi, le récit est trop sommaire, notamment s'il est comparé à celui que, de la même « guerre anticoloniale », donnent Mahir Saul et Patrick Royer, dans un ouvrage qui n'est jamais cité par Bernard Souyris42.

8 Ce fort ressentiment anticolonial, vaincu en 1916, refera surface deux décennies plus tard, en 1933-1934, à l'occasion d'un mouvement de protestation né dans le milieu catholique (« les enfants des Pères »), que l'auteur interprète comme l'annonce des futures indépendances (pp. 171-181).

9 Le livre s'achève sur un chapitre traitant des permanences et des ruptures avec la culture ancestrale, sans trop de rapport avec le sujet principal.

10 Tout le long de ce volume, le choix de l'auteur a été celui de « ne pas surcharger le texte de notes de bas de page » (p. 14), ce qui l'amène à ne citer que de manière très approximative les sources employées. Ainsi, les nombreuses citations d'ouvrages ou d'articles ne sont jamais accompagnées de l'indication des pages, ce qui contraste avec les normes les plus élémentaires de l'édition et de la recherche. Plus grave encore, « les documents d'archives et les textes de manuscrits ne sont pas cités avec les références qui les accompagnent » (pp. 14-15). Ce choix allège peut-être la lecture, mais rend cet ouvrage quasiment inutilisable, sinon comme récit sommaire des événements. Cela est d'autant plus regrettable que l'auteur avait lui-même souligné, dans son avant-propos, l'importance d'une analyse critique des textes issus de la colonisation (p. 11) et le poids des représentations véhiculées par ceux-ci. En effet, une analyse plus fouillée des sources et leur identification précise auraient été très utiles, non seulement pour la compréhension du cas en examen, mais aussi dans une perspective comparative, dialoguant avec d'autres situations analogues de résistance à la conquête coloniale, dans l'ancienne Haute Volta ou ailleurs.

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NOTES

41. E. DUSSAULX, Journal du Soudan (1894-1898), texte établi, préfacé et commenté par S. Dulucq, Paris, L'Harmattan, 2000.

42. M. SAUL, P. ROYER, West African Challenge to Empire. Culture and History in the Volta-Bani Anticolonial War, Athens, Ohio University Press-Oxford, James Currey, 2001 (spécialement les chapitres 7 et 8).

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