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MARGUERITE LONG UNE VIE FASCINANTE

JANINE-WEILL

MARGUERITE LONG UNE VIE FASCINANTE

JULLIARD © Julliard, 1969. A Maria Branèze, ces images d'une femme qui fut un exemple.

CHAPITRE PREMIER

Rien n'est mystérieux comme les sour- des préparations qui attendent l'homme au seuil de sa vie. Charles PÉGUY.

... Une flamme s'éteint... où va sa lumière ? Une vie s'immobilise... Où va son âme ? La parque funèbre aurait trop beau jeu si la douleur nourricière n'éveil- lait pas l'espérance.

« Cette petite fille Espérance, qui n'a l'air de rien du tout. Cette petite fille Espérance, immortelle »... chante Péguy. L'espérance et le souvenir, ces piliers de la Vie. Exalter la douleur ou l'apaiser, c'est le pouvoir de la Musique.

Parmi nos contemporains, il est des êtres dont la vie fut un exemple ou une leçon, parfois les deux. Leur réussite n'est pas le seul fait de la chance. Pour eux, ce mot n'a d'autre sens que celui d'une force secrète allant à l'assaut des épreuves. Quand plus tard, nous lirons dans le dictionnaire des grandes figures de notre temps, au nom de Marguerite Long de Marliave : célèbre pianiste née à Nîmes, Premier Prix de piano du Conservatoire de cette ville, puis du , Professeur au Conserva- toire, Commandeur de la Légion d'honneur. Elle fut l'interprète et l'amie des plus illustres musiciens de son époque : Gabriel Fauré, Isaac Albeniz, , , créa une école de piano de réputation universelle, fonda avec Jacques Thi- baud le Concours international qui porte leur nom et... tant de choses encore... Ce palmarès fameux relatera les faits jalonnant une carrière exception- nelle, mais elle, restera tout entière à découvrir. Un seul idéal : la Musique. Un seul amour : Joseph de Marliave. Un seul devoir : Faire face. Quel prophète avisé eût prédit le destin réservé à Marguerite-Marie- Charlotte qui s'éveillait à la vie le 13-11-1874 en cette demeure du 14 de la Grande-Rue à Nîmes-la-Romai- ne ? Elle aima tant sa ville qu'elle voulut y dormir de son dernier sommeil. « Le soleil de Nîmes, couvert ou radieux, selon le déroulement des saisons a toujours, malgré tout, rayonné sur ma vie. Au terme d'une existence aussi remplie que la mienne, les souvenirs d'enfance reviennent impérieux et c'est avec émotion que j'évo- que ceux qui se rattachaient à ma chère et noble cité, au parfum des grands pins de sa Tour Magne, au bruit obsédant des cigales, ainsi qu'à mes études musicales et autres dont la récompense était pour moi le drame des corridas 1 » Sa famille modeste était de bonne souche. Origi- naire de la Drôme, son père travaillait dans l'admi- nistration des Chemins de Fer Paris-Lyon-Méditerra- née. Quand il fut nommé à Nîmes, il s'y fixa définiti- vement. Sa mère était de l'Ardèche, plus musicienne d'instinct que de connaissance, elle n'avait reçu que les élémentaires notions dispensées à la pension com- me on le faisait alors. Mais « elle était si intuitive

1. Notes manuscrites de Marguerite Long. que je n'avais pas le droit de faire une fausse note », dira Marguerite Long. Cette double ascendance méridionale lui laissera cet accent ensoleillé qui chantait dans son langage. De sa sœur Claire, de huit ans son aînée, elle trace ce dessin charmant : « Divinement jolie, mince, sou- ple, élégante, elle résume un portrait merveilleux, jolie au point que, bien des années après, des hom- mes m'ont avoué que, collégiens encore, ils se préoc- cupaient de l'heure à laquelle ils pouvaient se trou- ver sur son chemin pour la rencontrer et la contem- pler. Plus tard, quelle émotion de la voir mariée, jamais tableau plus idéal, personnage irréel de beauté, elle était au-dessus des humains. » De ses premières années, elle gardait surtout le souvenir du jardin embaumé de la rue Pavé où, peu après sa naissance, ses parents s'étaient installés. Aux splendeurs des Arènes, à l'harmonie de la Maison Carrée, à l'ardeur des pierres brûlées de soleil de la Porte d'Auguste, elle préféra le merveil- leux jardin de la Fontaine où elle fit ses premiers pas. Son père avait la passion des fleurs, elle en hérita. « Mes premiers souvenirs d'enfance se reportent à ce petit jardin, un domaine à la mesure de mes deux ans, en réalité une sorte de jardin de curé, bien modeste, mais tout encombré de fleurs. Je me sens encore imprégnée du parfum des violiers, de l'odeur des chèvrefeuilles, des clématites et des jasmins à l'heure de l'arrosage où la terre rassasiée de soleil aspire à la fraîcheur et exhale sa pénétrante odeur. » Le crépuscule était l'instant préféré, attendu. « Mal- gré la défense qui m'en était faite, je me vois encore glisser le long des trois marches du perron accé- dant au jardin. Je revois même ce cadre où s'éveillait mes curiosités : voir les belles de jour se fermer fut pour moi mon premier mystère comme le sera l'ardent désir de dénombrer les étoiles au cours de la promenade nocturne où après la chaleur du jour, on fait « le tour de ville ». Je regardais en l'air, fascinée par la curiosité autant que par l'angoisse. » Ce sentiment d'angoisse lui sera familier, elle l'éprouvera devant chaque tâche nouvelle. La santé précaire de sa mère en fut à l'origine. « La prémo- nition d'une fin prématurée l'empêchait souvent de se coucher la nuit, de crainte de ne pas s'éveiller. » Comment la musique entra dans sa vie ? C'est ce qu'elle ne sut jamais dire ! Si selon certains rites l'on pouvait librement consacrer un enfant à la Musique, il est à croire que ceux-ci furent observés. Marguerite Long reçut le baptême le 22 novembre au jour de la Sainte-Cécile, patronne des musiciens, le prêtre qui l'ondoya à la cathédrale de Nîmes, devant la persistance de ses cris, prédit que « cette enfant serait musicienne ». « Si loin que je remonte dans ma mémoire, le piano est inséparable de mes premiers souvenirs », dira-t-elle. Elle ne sait pas encore discerner ses sen- timents de ses sensations que déjà certaine phrase expressive d'une page intitulée Dernière pensée de Weber, jouée par sa sœur, la bouleverse. Elle se jette en pleurs dans les bras de sa mère : « Maman, je ne veux pas que tu meures !... » Dès son plus jeune âge, Marguerite Long subit l'emprise de la Musique. Lorsque Claire travaille, déjà elle écoute, juchée sur un tabouret, elle aime à tourner les pages, pose ses mains sur le clavier d'un petit piano droit pour le seul plaisir de le faire sonner : son oreille d'une justesse étonnante reconnaît notes et accords, elle apprend à lire la musique aussi facilement qu'à ali- gner les syllabes : « Il me semble que j'ai toujours joué comme j'ai su lire et écrire. Je ne me suis aperçu de rien. » C'est en voulant apprendre aux

autres qu'elle a appris elle-même. Toute petite, elle avait fabriqué, en les découpant dans des catalogues, tout un petit monde de figurines ; tandis que son imagination les animait, elle leur faisait la leçon. Les premières leçons comptent beaucoup pour une enfant douée. Celles données à Marguerite Long par sa sœur Claire le furent dans la douceur et la joie, l'élève en valait la peine. Elle avait tout juste quatre ans. Pour stimuler son ardeur au travail on lui a promis un de ces « bébé jumeau » incassable, orgueil des petites filles d'alors. Pour cela elle devait jouer par cœur Le petit Suisse de la méthode Carpentier. « J'ai joué le morceau à quatre ans et tout le reste de la méthode avec. Et je n'ai jamais eu la poupée ! Pour la première fois, j'ai eu l'impression d'être frustrée et peut-être est-ce de ce jour que date le sentiment si vif que j'ai toujours conservé de la justice. » Très jeune, ses parents l'emmènent dans ce fameux théâtre de Nîmes dont l'harmonieux fron- ton fait face à la Maison Carrée. Les grands rôles d'Opéra, des Huguenots, d'Aïda ou de Guillaume Tell sont ses premières passions. « Je savais les parti- tions par cœur, les chantais à tue-tête et en jouais des scènes entières. C'est curieux, mais j'étais, je le crois, surtout douée pour le théâtre », dira-t-elle en boutade. La Société de Musique de Chambre enga- geait les grands virtuoses du moment, c'est là que Francis Planté lui révéla l'art du piano. Plus tard, devenue son amie, elle évoquera ce souvenir avec lui. Planté retrouvait à Nîmes un de ses condisciples du Conservatoire de Paris : Amédée Mager, Allemand d'origine, premier prix de piano dans la classe d'An- toine Marmontel, et installé professeur à Nîmes. Il sera le maître de Claire Long qui bénéficiera ainsi d'une méthode où les techniques allemandes et fran- çaises fusionnent et, dont elle transmettra les excel- lents principes à sa jeune sœur Marguerite. La voici donc au piano... Est-elle habitée par une vocation irrésistible ? Elle ne le croit pas. « Je n'ai jamais aimé la place de seconde », disait-elle simplement. Et cela suffit à expliquer un caractère qui déjà se for- mait. « Je n'aimais pas le travail, mais comme je n'aimais pas non plus l'oisiveté, j'avais opté pour la réussite... aussi loin que mes souvenirs remontent, je retrouve le désir irrésistible de surmonter les épreuves, c'est une sorte de courage instinctif sans lequel je me sentirais comme déracinée. » En 1883, à la suite d'un concours, Claire Long est nommée professeur au Conservatoire de Nîmes. Elle a dix- sept ans. Pour fêter cet heureux événement, la famille Long organise un voyage à Paris. Marguerite est de la fête et n'oubliera jamais l'impression res- sentie aux Concerts Colonne auxquels elle assiste. On donne la Quatrième symphonie de Beethoven, le Manfred de Schumann, avec Mounet-Sully comme récitant. Il est dans la splendeur de sa jeunesse et sa voix vibrante éveille d'étranges résonances dans l'âme sensible de l'enfant. « Je fus bouleversée et chaque fois que j'ai entendu ces œuvres, j'ai retrouvé ce même bouleversement. » Marguerite Long entre dans la classe de sa sœur au Conservatoire de Nîmes. « J'étais bien jeune pour apprécier ses conseils à leur juste valeur, et je dois avouer qu'il y avait par- fois des drames. Car j'étais tout, hormis une élève docile... Mes facilités, mes enthousiasmes (j'aimais tout à tort et à travers) s'accommodaient mal de la nécessaire discipline. C'est à cette mise en ordre de mes goûts que je dois cet équilibre si utile et qu'on néglige si souvent. Et puis le moyen d'être trop sage dans ce pays de soleil ? Comment résister à la furie des courses de Toros ?... Moi qui n'aurais pas tué une mouche, j'étais passionnée de ce spectacle. J'y pense avec frémissements. Dans ces arènes de Nîmes envahies par la foule jusqu'aux plus hauts gradins, sous les flèches d'un soleil éclatant, dans cette atmos- phère enflammée, l'entrée de ces quadrilles espa- gnols, vêtus de lumière et d'or, au son de la musique de Carmen, c'était exaltant. A dix ans, j'étais un véritable aficionado ». La priver d'assister aux cour- ses dominicales est sa plus grande punition. Elle sanctionne généralement d'intempestifs bavardages, péché mignon dont Marguerite Long ne se guérira jamais. « Bavarde j'étais, bavarde je suis restée. » Elle était aussi rêveuse et imaginative. Déjà s'éveil- lent en elle des aspirations informulées. Rien ne lui paraît impossible, dès qu'elle prend conscience de ses goûts et que ses doigts sont assez habiles, elle se donne des concerts, dispose chaises et coussins pour figurer un public, se grise de musique en para- phrasant pendant des heures « à la manière de Liszt », les opéras en vogue qui l'ont bercée depuis l'enfance. « A mon amour de la musique se mêlait un peu de vanité et quand j'accompagnais ma mère en visite, je l'interrogeais en la tirant par sa jupe : Dis maman, on va me faire jouer peut-être ? » Enfin, le grand jour vint où elle reçoit le Prix d'Honneur au Conservatoire de Nîmes. « J'avais onze ans lorsque pour la distribution des Prix, j'ai joué au Grand Théâtre de Nîmes — ce beau monument qu'un dément a incendié depuis — le Concerto en Ré mineur de Mozart avec orchestre ; j'éprouvais un plaisir intense, mêlé sans doute d'un peu de fierté. Faire ce qu'on aime, ce pourquoi l'on se sent créé, n'est-ce pas la plus belle récompense ? »

« J'avais travaillé avec acharnement et, ce soir-là, je compris que ma joie de vivre venait de ce tra- vail : j'avais fait un grand pas vers mon avenir. Nul- lement intimidée je me trouvais dans mon élément, là, toute seule sur l'estrade, devant le piano grand ouvert. Je me revois encore avec ma jolie robe rose, mes souliers blancs à petits nœuds. L'ensemble devait être du plus charmant effet ! Les applaudis- sements qui accueillirent la fillette que j'étais me grisèrent bien un peu ; aussi lorsque ma sœur, sans doute moins rassurée que moi, voulut s'asseoir à côté du clavier avec la musique à la main, je la repoussai avec autorité et me lançai bravement dans ce qui deviendra la grande aventure de ma vie. »

« Rien n'est mystérieux comme les sourdes prépa- rations qui attendent l'homme au seuil de sa vie. Tout est joué », disait Charles Péguy. Marguerite Long avait à peine douze ans lorsque Théodore Dubois, inspecteur des Beaux-Arts pour l'enseigne- ment, futur directeur du Conservatoire de Paris, vint à Nîmes dans l'exercice de ses fonctions. Il eut vite fait de déceler dans le jeu de la jeune Marguerite Long ce « je ne sais quoi » qui ne trompe pas une oreille avertie. Il n'hésite pas à déclarer que l'en- fant a de très grands dons et qu'il faut l'envoyer parfaire ses études au Conservatoire de Paris. Dans sa famille, cette nouvelle fait l'effet d'une bombe : « Misère !... la benjamine toute seule, à Paris, ce lieu de perdition ; non ce n'est pas possible. » Sa mère, malade, ne peut l'accompagner ; des revers de fortune ajoutent à ses soucis. « Pauvre maman, dira Marguerite Long, si elle avait pu imaginer que le travail serait plus tard mon refuge, toute ma raison d'être, le sens même de ma vie, elle aurait eu moins peur. » Au printemps suivant, le même Théodore Dubois constate de tels progrès dans le jeu de la jeune pianiste qu'il prend la responsabilité de convertir la famille à ses vues. Il emporte l'adhésion des parents. La porte refermée, un concert de lamen- tations éclate... « Et si elle ne travaille pas, — elle est si paresseuse — et puis qui sait les mauvaises influences qu'elle pourra subir ? alors tant de sacri- fices seront perdus. » Toujours un problème pour une famille. Il y avait du vrai à travers ces craintes, mais la charmante expression « jouer du piano » gar- dait pour Marguerite Long sa saveur originelle. En 1887, un voyage à Paris n'était pas une mince affaire. Grâce à une cousine germaine, Supérieure d'un monastère, la future virtuose entre comme pen- sionnaire au couvent du Saint-Sacrement, rue de Naples. Elle a treize ans. Un portrait la dépeint comme une petite personne mince, un peu pâle, aux cheveux mousseux blond doré, aux yeux rieurs couleurs de noisette ; avec cela un nez assez retroussé pour être spirituel, une bouche aux lèvres gourmandes sur des dents un peu proéminentes, les plus jolies mains du monde et des pieds merveilleusement cambrés dont elle restera coquette toute sa vie au point d'avoir des bottiers dans tous les coins du monde, de Venise à à , et à Madrid. « J'ai des monceaux de souliers, » disait-elle en riant. Mais, revenons à l'aventure parisienne. La voici donc en route avec son père. Elle avait écouté, le cœur gros, toutes les recommandations de sa mère, mais elle était restée murée dans son chagrin d'enfant. Elle sentait obscu- rément que son avenir se jouait, qu'elle franchissait le seuil de son enfance pour affronter une nouvelle existence pleine d'attraits et de dangers. Quitter un foyer bien-aimé, un pays de lumière dorée pour découvrir le ciel gris et morne des octobres parisiens et l'austérité d'un couvent, n'était pas fait pour réjouir son cœur. « Quand mon père m'a laissée seule pour la pre- mière fois, je suis restée longtemps le regard fixé sur la porte vitrée refermée sur lui, je n'avais pas de larmes, mais je n'ai jamais oublié la détresse qui m'a empoignée. » Ce ne fut d'ailleurs qu'un faux départ, le Concours d'entrée de 1888 ayant été sup- primé. « Il ne m'arrive que des choses extraordi- naires, » dira-t-elle. Que faire alors ? sinon rentrer à Nîmes ? « Ce fut l'année où je pratiquai à outrance les exercices d'Hanon ; comme ça ne m'amusait pas, j'avais pris l'habitude que j'ai gardée depuis, de lire en travaillant mes doigts. Avec quelle habileté je savais faire disparaître l'ouvrage au moindre bruit annonçant la venue de ma mère ou de ma sœur... J'avais la passion de la lecture. Toute enfant, l'été à la campagne, je grimpais dans les arbres avec mes livres. J'aimais surtout l'histoire et les poèmes ; je les copiais, les déclamais toute seule au plus haut des cimes : Musset était mon poète préféré, et j'ai compris plus tard la part de l'imagination pour un interprète digne de ce nom. » Un an plus tard, le même cérémonial du départ se reproduisit : « J'étais moins sensible à tous les pré- paratifs faits en mon honneur, mais consciente de ce que je quittai, j'avais le cœur plus lourd et ne pouvais m'arracher des bras de ma mère. J'étais étreinte par le pressentiment que je ne la retrou- verais plus vivante. Enfin l'heure sonna, me séparant à jamais de mon enfance heureuse... »

L'Exposition de 1889 battait son plein et bien que la petite exilée en ignorât les fastes, sa première rencontre avec Paris l'éblouit. La place de l'Etoile, avant de devenir son cadre familier, la fascine et sa curiosité la conduit au troisième étage de la tour Eiffel d'où elle embrasse d'un coup d'œil cette ville qui deviendra sienne et dont elle sera l'âme musicale pendant quatre-vingts années. Il y avait pléthore de candidats pour les épreuves de 1889. Le jeune âge de Marguerite Long la fait admettre d'abord en classe préparatoire, elle entre chez Mme Chéné, où, dès la fin de l'année scolaire, elle obtient une première médaille. Déjà tous les professeurs de classes supérieures la réclament. On la tira au sort. Ce fut Tissot qui l'emporta. Le Conservatoire était alors une vieille bâtisse de deux ou trois étages aux murs lépreux datant du Directoire. Seule la merveilleuse salle de Concerts subsiste aujourd'hui. Les deux entrées étaient reliées par une vaste cour carrée, sur laquelle s'ouvraient toutes les fenêtres des classes. Des vocalises aux contre-ut des ténors, des borborygmes des trom- bones aux traits fulgurants des pianos ou à la décla- mation des tirades, c'était, dès le printemps, le plus beau charivari que l'on puisse imaginer. D'après un journal humoristique conservé par Marguerite Long, il y avait trois classes d'instruments : « Ceuss qu'on gratte, ceuss qu'on souffle, ceuss qu'on tape dessus. » L'insonorisation et l'air conditionné restaient à découvrir. Le confort était relatif, on gelait en hiver, on étouffait en été. Le bureau du directeur glaçait d'effroi les élèves par sa solennité, et les appariteurs endossaient l'habit dès neuf heures du matin. Les classes étaient fort inconfortables avec le banc de bois qui en faisait le tour, une longue table, tail- ladée de signatures au canif, occupant un des côtés ; quant à la couleur chocolat de l'ensemble, elle n'était guère plus réconfortante que la chaise en moles- quine noire du professeur. La salle d'examen était précédée de la fameuse « Impasse du trac » sorte de souricière où le candidat rongeait son frein avant de paraître devant le jury, composé de vieux mes- sieurs à barbe et en redingote et de « dames arri- vées dans la carrière » en robes à balayettes et coif- fées de chapeaux enrobés de nuages de mousseline. Marguerite Long conservera de ses années d'ap- prentissage un souvenir doux-amer où l'enthou- siasme se mêlera de regrets. Mais sa gaieté naturelle l'emportait. Sa nature si indépendante se soumet d'assez bonne grâce à la stricte discipline du couvent. Pour la famille Long, père, mère et sœur réunis, l'idée qu'elle se faisait de ces lieux de perdition, représentés à la fois par Paris et le Conservatoire, l'avait incitée aux plus rigoureuses précautions. « Trois fois par semaine, pour me rendre à la classe de piano, dûment cha- peronnée, je traversais Paris en omnibus, ces lourds attelages tirés par de vigoureux percherons et dont l'impériale m'offrait le spectacle réjouissant des rues peu encombrées d'alors. La dame accompagnatrice m'attendait et me ramenait : on s'était vraiment assuré de toutes les garanties ! » Entre les heures passées au piano et la poursuite de ses études, avec une prédilection pour les scien- ces et la géographie, les journées passaient vite. « Mes parents, heureusement, ne pensaient pas que pour jouer du piano, il fallait arrêter le reste de l'instruction générale. Je leur en suis très recon- naissante, car j'ai trop vu les résultats du contraire. Je ne critique pas, ajoutait-elle et peut-être si ma mère eût été là, serait-elle devenue elle aussi une de ces fanatiques "mères du Conservatoire" ? Mais je ne le crois pas. » Dans cette vie laborieuse les jours de congé étaient sans joie. « J'avais de bonnes camarades, mais je les voyais s'égailler les dimanches et fêtes allant chez des amis ou des correspondants, moi je restais seule. Une fois, je fus invitée chez un oncle, ingénieur de l'Etat à Paris qui, hélas, fut très vite changé de poste. Il n'avait pas de piano ; je me souviens d'avoir appris par cœur, sur la table de son bureau, le Pré- lude et la Fugue en mi bémol mineur du premier cahier du Clavecin bien tempéré de Bach, fort dif- ficile. Je me rendis compte, longtemps après, que c'était là une prouesse dont je serais tout simple- ment « épatée » si quelqu'un d'autre la renouvelait. » Marguerite Long était douée ! Son maître Tissot l'adorait, il sut lui inculquer cette science de la sonorité qui sera l'un des charmes de son jeu. Au matin du 24 juillet 1891, Marguerite Long se réveille tout heureuse. C'est le jour du grand concours de sortie. Comme aujourd'hui, il était public et avait lieu dans la salle des Concerts du Conservatoire dont l'aspect n'a pas changé. Le jury siégeait dans la grande loge du premier balcon. Ambroise Thomas, alors directeur du Conservatoire présidait, l'on reconnaissait parmi les membres du Jury, les grands noms de la musique d'alors dont Ernest Guiraud et Massenet. Il faisait une chaleur caniculaire dans la salle comme au foyer. Le mor- ceau de Concours était un certain Allegro de Concert d'Ernest Guiraud alors professeur de composition au Conservatoire et dont Claude Debussy avait été l'élève. Musique brillante qui met- tait plus en valeur la technique et la sonorité que l'interprétation. Les doigts de la jeune Nîmoise firent merveille. C'était l'époque héroïque où le talent devait s'accommoder d'une grande résistance. Après l'exécution du morceau imposé, venait l'épreuve de lecture à vue ; pour éviter toute fuite indiscrète, on parquait les candidats dans une salle fermée à clé à peine suffisante pour les contenir tous. « Ajoutez à cela, racontait Marguerite Long, que le trac déclen- chait certaines exigences bien naturelles et que les malheureux, toute honte bue, n'avaient à leur dispo- sition qu'un matériel très rudimentaire dissimulé par un paravent vert sombre... Chacun, à tour de rôle rentrait en scène et le supplice de ce déchif- frage en public commençait. « Pendant la longue délibération du jury, l'impa- tience montait. Il était une heure du matin quand retentit enfin la sonnette du président rappelant, dans la salle et sur la scène, public et concurrents pour la proclamation des résultats. Je n'eus pas à attendre longtemps l'appel de mon nom : j'étais en tête des Premiers Prix. J'aurais dû être heureuse, mais la surprise, la fatigue, l'énervement d'une dure journée, l'absence de ma mère qui venait de mourir sans que je puisse l'embrasser et avec laquelle je ne pouvais partager ma joie, me firent éclater en san- glots. En proie à ce chagrin déchirant provoqué par une grande joie, j'essayais de voir clair au travers des sentiments complexes qui m'assaillaient. Je réa- lisais en même temps que j'étais orpheline, qu'une étape de ma vie venait d'être franchie me livrant à moi-même et que la fin de mes études me projetait dans un monde nouveau où tout restait à découvrir. Très entourée, félicitée par les uns, enviée par les autres ; le mot de la fin de ce grand jour fut pro- noncé par le directeur Ambroise Thomas. Sortant du Concours, il aperçoit une fillette en larmes, s'ap- proche d'elle, ne me reconnaît pas et plein de pitié devant un tel chagrin me dit paternellement : « Allons, il ne faut pas pleurer, mon enfant, vous aurez une récompense l'année prochaine. » Cette méprise me consola et je pus enfin être toute à la joie de ma réussite. »

CHAPITRE II

Il n'est science si ardue que de bien savoir vivre sa vie. MONTAIGNE. Numéro d'éditeur : 3888. Numéro d'impression : 3531. Dépôt légal : 1 trimestre 1969. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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