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ALFRED FABRE-LUCE

MARTHE BIBESCO

n dit — et ce n'est pas seulement une légende — que les O mourants revoient en un instant toute leur existence. Un autre miracle se produit à l'annonce d'une mort. Le disparu surgit entier, non pas seulement tel qu'il a été dans ses dernières années, mais simultanément à tous les âges de sa vie. Puis la mémoire se fixe à un moment privilégié. C'est ainsi que, le 28 novembre 1973, j'ai perdu une jeune femme de 1921, Marthe Bibesco. Au moment de commémorer brièvement l'auteur du Perroquet vert, j'évoque sans m'en excuser ce souvenir personnel, car Mar• the Bibesco était de ces écrivains chez qui l'expression écrite fait partie d'un rayonnement plus vaste. On dit parfois que ces écri• vains-là subissent plus que d'autres les atteintes du temps ; mais il y a bien des exemples du contraire. Marthe Bibesco portait sur elle, comme une robe chatoyante, le reflet embelli d'une époque — de l'Europe aujourd'hui presque disparue de l'aristo• cratie internationale et de la culture classique, où elle avait été formée. Ce reflet, des lecteurs futurs le chercheront dans son œuvre. A nous, ses amis, de transmettre, si nous le pouvons, le reste de son charme.

'étais donc, très jeune encore, un jour de 1921, aux premiers J rangs d'une salle de concert. M'étant retourné à l'entracte, j'aperçus au balcon une femme qui me parut d'une grande beauté. Elle ne devait pas avoir beaucoup plus de trente ans. Ses yeux immenses et sa chevelure luxuriante traversaient l'espace avec force. Eloignée, elle m'était pourtant intensément présente. Je ne l'identifiais pas, et cette première impression ne doit donc rien aux prestiges dont son nom était déjà entouré. Mais je connais• sais le vieil homme qui l'accompagnait, et pensais donc pouvoir 50 MARTHE BIBESCO

retrouver un jour, grâce à lui, la trace de la belle inconnue. Ce ne fut pas nécessaire, car un autre hasard me fit dîner avec elle, quelques jours plus tard, chez une jeune poétesse roumaine, amie de mon meilleur ami. Je devais revoir Marthe bien souvent pen• dant les années qui suivirent, à , à et jusque dans les Carpathes. Au début, tout s'était passé avec une rapidité de conte de fées.

Elle habitait alors, rue du Faubourg-Saint-Honoré, un rez-de- chaussée où des tableaux de Boucher répandaient sur les murs de la grâce et de la gaieté. On pensait en les voyant à l'Elysée tout proche, demeure de Mme de Pompadour (dont Boucher était le pro• fesseur et le peintre), aux salons que celle-ci fréquentait — et l'on se disait que tous les beaux esprits de son époque auraient quitté Mme de Tencin et Mme Geoffrin s'ils avaient pu connaître Marthe Bibesco.

Elle n'avait pas de « jour » (la mode en était déjà passée) et ne donnait pas de cocktails (cette barbarie n'était pas encore accréditée). Elle conviait seulement à des réunions intimes, choi• sies, sans aucun importun. Dans l'entre-deux, il y avait entre elle et ses amis tout un mouvement de petits billets postés ou portés qui prolongeait les conversations et entretenait la flamme de l'ami• tié. Pas d'exclusive politique. Chacun était jugé sur ses mérites. J'ai dîné chez Marthe avec Maurice Barrés, mais c'est elle aussi qui m'a conduit chez Léon Blum. On rencontrait dans son salon des socialistes de la veille (Aristide Briand, paresseux intuitif) et des socialistes du jour (Paul-Boncour, belle tête sans socle), des diplo• mates (Maurice Paléologue, dernier ambassadeur de France auprès du tsar, Jules Cambon, dernier ambassadeur de France auprès de l'empereur d'Allemagne) et surtout des écrivains (Paul Valéry, bredouillant des choses essentielles, Julien Benda, acerbe sous sa frange d'enfant, les frères Tharaud et leur femme commune). Tels sont les premiers noms qui me viennent à l'esprit. Je pourrais en trouver d'autres au fond de ma mémoire. Mais il y en a un auquel je souhaite m'arrêter : celui de l'abbé Mugnier. Marthe Bibesco ne l'aimait pas seulement pour sa fraîcheur, ses reparties, son mélange très particulier de finesse et de naïveté. Ils avaient en commun un profond amour des Lettres.

arthe aurait pu se contenter d'être belle, et princesse, et M parée d'émeraudes merveilleuses. Mais plus que le luxe, plus même que le désir des hommes, elle aimait la qualité des es• prits. Reine d'un beau palais vénitien aux environs de Bucarest, La princesse Bibesco photographiée avec sa fille Valentine, future princesse Ghika 52 MARTHE BIBESCO chez elle dans toute l'Europe, particulièrement fêtée en Angle• terre, c'est Paris qu'elle aimait par-dessus tout. Nous baignons trop naturellement dans notre tradition. Marthe l'avait aimée de loin avant de l'approfondir sur place. Peut-être fallait-il avoir lu nos auteurs classiques en Roumanie, à quinze ans, pour les goûter avec cette vivacité. Quand, un peu avant la guerre de 1914 la jeune Orientale était arrivée à Paris par le détour d'Ispahan (qui lui inspira son premier livre, les Huit Paradis) c'était surtout notre propre bien qu'elle nous apportait.

Ce trésor qui lui fut révélé au fond des Balkans, le jeune Mugnier avait de son côté commencé à le découvrir dans un aus• tère séminaire où sa mère lui envoyait en cachette et en régal des romans de George Sand. L'abbé montrait beaucoup de cœur dans l'exercice de son sacerdoce. Il disait parfois qu'il ne s'était fait prêtre que pour pouvoir pardonner. Jeune vicaire recevant pour la première fois une lourde confession, il avait suivi son pénitent au sortir du confessionnal pour l'embrasser. Cette vive sensibilité se manifestait aussi dans d'autres domaines. Encore presque enfant, le futur abbé Mugnier apportait des bouquets d'anniver• saire, dans le parc de Montgraham, à une gisante couverte de mousse qu'on appelait « la Dame verte ». Il se trouvait donc tout prêt à entrer en relation avec la Sylphide de Chateaubriand, ou avec Marthe Bibesco, vivante idéalisée. Il eut la chance de les rencontrer ensemble. En 1927, l'abbé, dont la vue déclinait, voulut connaître l'Angleterre avant de devenir aveugle. Marthe Bibesco l'y emmena. Ils furent moins occupés de Westminster et de Wind• sor que d'un jeune émigré dont ils cherchaient la trace dans les rues de Londres : François-René de Chateaubriand.

Chez l'abbé, l'amour de Chateaubriand avait une origine hum• ble et fortuite. Sa mère, jeune Lorraine venue gagner sa vie à Paris sous la monarchie de Juillet, avait un jour porté des livres au grand homme. Du côté de Marthe, il y avait un secret que, dans un ou• vrage consacré à l'abbé Mugnier, Histoire d'une amitié, elle a livré en ces termes : « Les contrastes, les contradictions de mon exis• tence sans aucune unité apparente autre que son amitié, les chan• gements de fortune apportés par les guerres, les révolutions, les inventions, le spectacle sans cesse renouvelé de la beauté du monde, la variété des personnes, des choses et des événements qui m'en• tourèrent depuis mon berceau, ne faisaient que chercher une issue à travers moi, c'est-à-dire à travers tous ceux et toutes celles qui m'ont donné la vie ; il me fallait leur livrer passage, je devais cher• cher le moyen de les faire traverser avec moi ce temps révolu d'où je venais, jusqu'à cet autre temps où j'espérais les conduire. L'abbé MARTHE BIBESCO 53

Mugnier m'encourageait... » Stimulée par lui, elle commençait à préparer ses Mémoires d'outre-tombe à elle, qui n'étaient pas seu• lement les siens, mais ceux de toute sa lignée. Ce fut la Nymphe Europe.

u temps que j'évoque, Marthe Bibesco n'était pas encore A arrivée à l'âge des souvenirs. Elle vivait même, en plusieurs pays, au cœur de l'actualité. Ses livres, favorablement accueillis à Paris, étaient traduits à Londres. Aussi traversait-elle la Man• che de temps à autre, et en revenait ayant parlé avec Macdonald ou fait une partie de bateau avec . Qu'il s'agît de lords ou de journalistes, de souverains ou de poètes, elle savait mettre chacun en valeur et plaire sans verser dans la faci• lité. J'étais pris dans cette toile d'araignée de grâce. Il me sem• blait même, alors, que nous formions une dernière instance où comparaissaient tous les autres.

Une nouvelle génération d'écrivains avait surgi. « Nous avons changé de Paul », lui écrivait l'abbé au lendemain de la Première Guerre. En effet, Paul Claudel, Paul Valéry et avaient succédé à Paul Bourget dans la considération des dames. Marthe était attentive à ces nouveaux venus, comme elle l'était aux maî• tres de la peinture ou de la mode (Vuillard et Boldini avaient fait son portrait). Elle s'ingéniait à enrichir le temps, au point de s'insurger contre ceux qui cherchent à le « tuer » par des parties de cartes ou des frénésies sportives. Si le présent man• quait, elle recourait au passé et trouvait des partenaires pour lui donner la réplique.

Cette possession par la mémoire des plus beaux textes, ce constant entretien avec les grands écrivains du passé dont j'ai i été chez elle le témoin, sont aujourd'hui devenus des curiosités. Nos esprits sont envahis par la science, le monde, l'avenir ; les images ne surgissent plus de l'imprimé, elles nous arrivent direc• tement. Chateaubriand continue à briller, mais sous un fatras ; et qui songerait encore, l'enfance passée, à réciter une fable de La Fontaine, comme le faisait dans l'intimité Jules Cambon à soixante- seize ans ?

n ces premières années de la première après-guerre, Marthe E Bibesco était un précieux trait d'union entre « le monde- monde » (commme on disait alors) et les Lettres. Elle jetait entre eux comme un pont, un arc-en-ciel aux couleurs de ses dons. 54 MARTHE BIBESCO

Depuis, la société littéraire s'est élargie, a été envahie par des pédants et s'est fragmentée en ghettos. Marthe était très occu• pée d'hérédité, de généalogies, de ce qu'elle appelait ses « vies antérieures », de tous les morts « dont elle était la vivante ». Les freudiens la renverraient aujourd'hui aux premières semaines de sa propre existence. Et dans la belle et sincère amitié qui la liait à l'abbé Mugnier, ils discerneraient un peu de refoulement chez lui, un peu de narcissisme chez elle. Quant aux marxistes, ils diraient que sa culture, où toute nouveauté était prise dans un tissu de comparaisons, de parentés, d'allusions, constituait le bouclier protecteur d'une classe qui se rendait ainsi étrangère aux autres classes et à l'avenir. Je vois bien ce qu'il peut y avoir de juste dans de telles analyses. Elles ne m'empêchent pas de penser à ces années 20, insouciantes et lettrées, comme à un paradis perdu. Ne stylisons pas. Cette époque avait aussi ses drames, ses in• trigues et ses jalousies, dont Marthe Bibesco fut parfois la vic• time. Elle a écrit le récit d'un de ces épisodes. En 1909, jeune mariée, elle s'était rendue en Allemagne avec son époux pour y prendre livraison d'une Mercedes avant d'aller entendre Tris• tan à Bayreuth. En route, ils avaient dîné avec le Kronprinz d'Allemagne, qui, le lendemain, adressa à Marthe Bibesco un bou• quet de roses accompagné d'un poème. Cette association de Wag• ner avec un prince impérial et l'une des premières autos pour• rait apparaître comme une simple manifestation du snobisme de l'époque. Mais dans l'esprit poétique de Marthe, tout entrait natu• rellement dans l'Histoire et la Littérature. Il ne fallait donc pas s'étonner d'apprendre que la rencontre s'était déroulée à , « dans un petit hôtel donnant sur la place que Goethe traversait chaque jour pour aller voir Mme de Stein ». Ce modeste événe• ment fit dire à Paris, pendant la guerre de 1914, que le Kronprinz « avait promis à Marthe Bibesco de ne pas bombarder Paris ». On ne retenait pas l'aimable intention supposée, mais le contact coupable, et ce ragot de pure fantaisie fut pour quelques femmes du monde l'occasion de tenter — en vain — d'éliminer une rivale.

arthe Bibesco, personnage proustien, a écrit sur Marcel M Proust : quoi de plus naturel ? Leurs relations s'inscrivent pourtant entre deux échecs. Le premier, dans un bal. Proust, pâle et frileux, était entré dans la salle surchauffée sans abandonner son ample pardessus noir. Il était ainsi apparu à la jeune princesse comme un cadavre « venu avec son cercueil » ou « un sorcier qui jette un sort », et elle avait demandé à ses danseurs de la sous- MARTHE BIBESCO 55 traire à ses assiduités, qui étaient peut-être des maléfices. Le se• cond échec se situe douze ou quinze ans plus tard. Proust était devenu célèbre et très malade. Marthe fut amenée chez lui, une nuit, par ses cousins Antoine et Elisabeth Bibesco. Proust reçut Antoine, mais fit dire aux princesses qu'il « craignait leurs par• fums ». Entre-temps, les deux auteurs avaient échangé quelques let• tres. Celles de n'avaient pas entièrement satisfait la princesse. Ce Juif était très flatteur, on se comportait avec plus de réserve dans l'aristocratie ? Le propos serait sommaire, comme le serait aussi une explication par la double répulsion physique d'une jeune femme pour un oiseau de nuit et d'un asthmatique pour la visiteuse qui le menace d'une crise. Il faut creuser plus profond. Marthe Bibesco souffrait d'un complexe. Une partie de sa famille considérait un écrivain professionnel de la même façon que les marquis du Grand Siècle considéraient Molière. Un de ses parents pensait même qu'elle n'eût dû publier qu'à compte d'au• teur ! Ainsi se créait une double distanciation. Les duchesses dai• gnaient recevoir les auteurs qui, en représailles, les éloignaient à force de compliments. Telle était parfois la réalité de ce monde aux apparences polies où, comme disait Paul Valéry, la Naissance et l'Argent rencontraient le Talent et la Beauté. Or Marthe aurait voulu être reconnue des deux côtés. Elle se trouvait donc en concurrence avec elle-même. Elle ne se sentait jamais tout à fait sûre que les compliments reçus par l'auteur ne s'adressaient pas, en réalité, à la femme. N'était-ce pas à cause de son regard « incom• parable » que Marcel Proust déclarait sa prose « parfaite » ?

Comme il arrive souvent, la mort seule les a pleinement réu• nis. Il y avait eu entre eux, pourtant, un échange vrai. Marthe avait compris que les princes n'étaient pour l'auteur de Swann que des « passeurs » chargés de le conduire dans les royaumes de son imagination. Et Proust l'avait effectivement emmenée dans un de ces royaumes où elle rejoignait les aubépines de Combray et les cloches de Martinville. La retrouvant pour la première fois après la guerre dans une soirée au Ritz, il avait regardé l'aile de son nez en disant : « Voilà le profil que je cherchais. »

Un autre échange a lié Marthe Bibesco à Paul Claudel. Avant de disparaître elle-même, elle a accru la gloire de deux de nos plus grands écrivains. On aimerait penser qu'elle vient de les retrouver dans ces Champs-Elysées qui, à « notre » époque de culture grec• que et d'allusions classiques, étaient moins une avenue de Paris que cette partie des « Enfers » où se rencontraient les morts illustres. 56 MARTHE BIBESCO

e temps passe, les événements séparent, « les sentiments pren• L nent les couleurs de la vie » (j'emprunte ces mots à une lettre que Marthe m'a écrite). Mais ces sentiments subsistent, et l'ultime séparation les fait revivre dans toute leur force. Je ne voyais plus que de loin en loin la vieille dame qu'elle était devenue. Mais je savais qu'elle luttait courageusement contre les difficultés de sa vie et continuait à écrire, faisant encore un plaisir de ce qui était devenu pour elle une nécessité. Parfois, un mot de sa plume me montrait, par l'écriture intacte et le tour gracieux du propos, qu'elle restait celle que j'avais connue. Le dernier m'annonçait son retour à Paris et m'invitait à venir la voir dans sa « lanterne » de l'île Saint-Louis. Elle ajoutait : « Vous aurez presque la même vue que vous aurez un jour du quai Conti. » Elle se méprenait à mon sujet, je voulais le lui dire. Je voulais surtout la revoir. Mais sa mort a devancé ma visite, et cet article est une lettre où je lui dis, trop tard, qu'elle n'a pas cessé de rayonner.

ALFRED FABRE-LUCE