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UN FRANÇAIS A :

JOACHIM BARRANDE

— Si vous vous intéressez au séjour du roi au Hrad- schin, nous mettrons bien volontiers nos archives à votre disposition, me dit le plus courtoisement du monde le Dr Hajek, Vice-Ministre des Affaires Etrangères de Tchécoslovaquie, par une belle fin d'après-midi de mai 1959. C'était peu après mon arrivée à Prague. La partie officielle de l'entretien avait pris fin. Le haut fonctionnaire du Palais Cernin, historien comme moi-même, goûtait quelque détente dans l'évocation d'un passé romantique qui nous reposait d'un présent difficile. Il ajouta, encourageant, avec son fin sourire d'encyclo• pédiste : « J'espère que vous aurez ainsi l'occasion d'évoquer assez longuement le souvenir de ce cher M. Barrande, que nous aimons tant, nous autres, en Bohême... ». J'acquiesçai aussitôt, mais ne laissai pas d'être surpris, en mon for intérieur. Bien entendu je n'ignorais pas qu'un certain M. Bar• rande avait été, pendant des années, le précepteur du duc de Bor• deaux. Mes connaissances sur ce personnage, qui me paraissait sans envergure et de second plan, s'arrêtaient là. Qu'un diplomate tchèque, pour cultivé qu'il fût, en sût visiblement davantage, m'intrigua. Je mis à profit mes premiers loisirs pour me renseigner. Ce fut chose singulièrement aisée tant est grande — et justi• fiée — la renommée de Joachim Barrande en Bohême. Plusieurs études, notamment du colonel J. Flipo (1) — maintenant général

<1) Parues en 1933 dans la Revue française de Prague et le 8 juillet 1933 dans L'Europe centrale, n° 27. UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE 229

et à la retraite — jadis attaché militaire, et de J.-A. Broz (1) m'apprirent une foule de choses que j'aurais dû savoir sur un de nos plus éminents compatriotes, ignoré chez nous, mais toujours étonnamment présent sur les bords de la Vltava,

Fils de cultivateurs aisés Joachim Barrande naquit la dernière année du xvme siècle à Saugues, petit bourg du centre de la qui se cache au milieu des vallonnements herbeux où la Loire et l'Allier prennent leur source. Reçu à 20 ans à.l'Ecole Polytechnique en 1819, le jeune Barrande en sortait brillamment deux ans après pour passer à l'Ecole des Ponts et Chaussées et recevoir en 1824 le titre d'ingénieur civil. Il se consacrait aussitôt, avec zèle, à son métier, se faisant remarquer par la qualité de ses connaissances professionnelles dans la construction de ponts sur la Garonne et la Dordogne. Il se sentait toutefois une autre vocation. L'étude des sciences naturelles l'attirait en effet impérieusement. Cuvier, Jussieu, d'Orbigny, Brongniart, tous ces illustres maîtres, le premier sur• tout, devaient à jamais marquer de leur empreinte l'esprit et plus tard les œuvres d'un élève de grande classe resté toute sa vie sous leur influence. Comme dans les contes de fées la renommée grandissante de ce jeune homme d'un si réel mérite parvint jusqu'au roi. Bien que le vieux monarque fût très imbu des idées de l'ancien Régime et des préjugés d'autrefois, il n'hésita pas, après l'avoir convoqué, à demander à ce rejeton d'une famille obscure, qui ne s'était jamais signalé par des convictions légitimistes bien ardentes, de se charger de l'éducation de l'héritier du trône des lys. Charles X avait fixé son choix en raison de la qualité des connaissances de M. Barrande, de la dignité de son caractère, de la courtoisie de ses manières auxquelles un homme aussi affable que le frère de Louis XVIII était fort sensible. Le souverain avait d'autant plus de mérite à prendre une telle décision que l'esprit libéral et fron• deur de l'Ecole polytechnique — ne jouera-t-elle pas un rôle déter• minant lors des Trois Glorieuses ? — était bien connu au château.

(1) Dans L'Europe centrale, n" 1 (5 Janvier 1935). 230 UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE

Charles X ne s'y arrêta point. M. Barrande, flatté à juste titre, s'installa aux Tuileries et fut introduit à la cour, alors que rien ne l'y prédestinait. Le sort du jeune Barrande était désormais irrévocablement lié à celui, bien incertain, de la famille royale, qu'il ne cessera de servir, avec une fidélité exemplaire, à travers toutes les vicissi• tudes. Au moment où éclata la révolution de 1830 le précepteur ne songea pas un instant à se séparer de son élève à l'abandonner à son destin. Il verra à Rambouillet Charles X arriver «la figure violâtre... immobile et comme frappé d'apoplexie... avec son uni• forme couvert d'une couche de poussière que sillonnent des traces de larmes » (1). Il assistera le 2 août 1830 à la proclamation, dans la cour du château, du petit duc de Bordeaux, roi de France d'un jour, après l'abdication de son grand-père et du dauphin, le duc d'Angoulême. Puis ce sera, s'étirant sur près d'un quart de lieue, le long cortège précédé et suivi des gardes du corps et des gendarmes des chasses, voitures, cabriolets, fourgons, 1500 personnes environ qui par Maintenon, Dreux, Verneuil, Laigle, Le Merlerault, Argentan, Condé-sur-Noireau, Vire, Falaise, Valognes gagne Cherbourg. Le dernier voyage de la monarchie s'effectuait triste, solennel et lent, qu'égayait par moments, apparaissant à une portière, la petite tête blonde du comte de Chambord, qui ne cesse d'interroger Barrande ou de « Mademoiselle », sa sœur, dont les yeux sont bien rouges. Le Great Britain, bâtiment américain que commande le capi• taine Dumont d'Urville, emmenait les exilés en Angleterre, d'où ils gagnèrent, dans le comté de Dorset, le château quelque peu en ruines de Lullworth dont le toit laissait passer la pluie que la Camille Weld avait mis à leur disposition. « Voilà la Bastille » s'exclama Charles X en arrivant devant cette vieille forteresse, flanquée de quatre tours rondes, où Jacques Ier et Charles II avaient jadis séjourné. Les Bourbons mettaient leurs pas dans ceux des Stuart et bientôt le roi allait avec les siens se réinstaller dans la lugubre résidence de Hollyrood. En juillet 1832 le duc de Bordeaux, accompagné entre autres de son précepteur, visita mélancoliquement les lacs d'Ecosse, les ruines du château de Lochleven où Barrande lui exposa les vicis-

(1) G. Lenôtre ; Le château de Rambouillet p. 188. UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE 231

situdes de l'orageuse existence de Marie Stuart, puis à Culloden il sut évoquer Charles-Edouard. On alla jusqu'à Fort-William, sans oublier les nobles résidences des ducs d'Argyle et d'Hamilton... Partout le petit prince respirait cette atmosphère des romans de Walter Scott qui devait être si funeste à sa mère. Peu après la famille royale décidait de s'éloigner du Royaume- Uni pour s'installer dans les Etats autrichiens où, finalement, l'Empereur François II mettait à sa disposition le château de Prague. Le 25 octobre 1832 au matin, en quittant le dernier relais, le duc d'Angoulême qui allait d'une traite gagner le Hradschin, en compagnie du roi, recommandait tout particulièrement son neveu au maître de poste de Nemecke Jablonné : « Demain vous aurez ici le trésor de la France. Nous avons confiance en Dieu qui permettra que tout finisse bien ». Le soir même le prince était là, et les gens de l'auberge se montraient vivement frappés de « l'affec• tion de l'enfant pour son précepteur » (1). Elle ne devait en effet jamais se démentir, pas plus que celle du maître pour l'élève.

Associé à la vie de cette petite cour fantôme, installée au second étage du château de Prague, dans d'innombrables pièces vides, meublées de chaises de paille et sous la gardé de factionnaires autrichiens, dont Chateaubriand nous a laissé une description saisissante, Barrande passait le plus clair de son temps au Hrads• chin et l'été à Butscherad, domaine qui appartenait au grand-duc de Toscane. Mais ses fonctions, quelle que fut sa conscience péda• gogique, ne suffisaient pas à absorber l'activité d'un homme tel que lui. Aussi ne tarda-t-il pas. à se lier avec Palacky (2), qui apprenait l'allemand au comte de Chambord et des savants tchèques connus comme Sternberg, Zipp, Dobrovsky, d'autres encore. Grâce à eux il se documentait sur les ressources géologiques des environs de Prague et, profitant de ses moindres loisirs, se promenait, la canne à la main, une musette en bandoulière, armé d'un petit marteau pour sonder les roches. Il se sentait particu-

(1) Joseph. Dostal : L'arrivée de Charles X à Prague, dans L'Europe Centrale du 17 août 1935, n° 33. (2) Historien et homme politique tchèque, qui joua un rôle important lors de la révo• lution de 1848 et du Parlement de Francfort. 232 UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE lièrement attiré par la région située autour de Hlubocepy, près de Bila Skala, en raison de ses analogies avec les terrains siluriens d'Angleterre, dont le géologue britannique Murchison l'avait entre• tenu, pendant ses deux années d'exil au Royaume-Uni. C'est là qu'il trouva ses premiers fossiles, céphalopodes et , décou• vertes qui constituent le point de départ de son œuvre. Les hypo• thèses échafaudées à cette occasion n'allaient pas tarder à être vérifiées. Il devait avoir d'autant plus de temps à consacrer à ses recherches et à ses travaux que sa situation à la cour était des plus menacée. Beaucoup de ses compagnons d'exil ne l'aimaient pas, lui reprochant ses idées avancées, son « modernisme », ses tendances relativement libérales, sa fâcheuse influence sur un prince qu'ils souhaitaient voir élever dans les plus pures traditions cléricales et réactionnaires. Le marquis de Villeneuve, par exemple, ne ménageait pas « ce jeune et hardi professeur, infatué de son savoir, repoussant la censure, la contradiction et même la sur• veillance, qui s'acheminait vers la prétention de régner sur l'édu• cation du duc de Bordeaux et d'y façonner un type de roi à sa fantaisie : type matériel, irréligieux, froid et sec, n'opérant sur le peuple qu'au gré de calculs et de forces méca• niques ». (1) Quant au gouverneur des enfants de France, il relevait que Barrande enseignait non seulement les mathématiques et les sciences naturelles — sa partie à proprement parler — mais aussi le latin, l'histoire, le français, ce qui, à son avis, était vraiment beaucoup. M. de Damas n'appréciait guère cet « esprit droit et raide, troublé par les éloges exagérés de Chateaubriand et de sa faction qui valait, à lui seul, disait-on Bossuet et Fénelon ! » (2). Reprenant la même idée, l'ancien ministre des Affaires Etrangères de Charles X écrira en effet dans ses Mémoires : «L'instruction du prince reposait tout entière sur M. Barrande, esprit naturelle• ment droit mais enflé par les éloges exagérés qu'on lui prodiguait, non moins que par l'importance de ses fonctions. Préoccupé toute• fois d'éviter les changements, M. de Damas ne demandait pas au roi le renvoi du précepteur, on lui laisserait l'enseignement des sciences, qui étaient sa spécialité, mais on lui adjoindrait un pro-

(1) Cf. Mémoires inédits du marquis de Villeneuve : Charles X et Louis XIX en exil. Pion 1889. (2) et (3) Mémoires du Baron de Damas - Paris Pion 1923. T. II, p. 216 et pp. 242-243. UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE 233 fesseur de lettres. Charles X y consentit au commencement de 1833 » (3). Tel devait être l'objet de la mission confiée au marquis de Foresta qui se rendit à Rome et en revint dans le courant de juin 1833 avec deux Jésuites de grand mérite, les pères Druilhet et Déplace. Invité à remettre à ces derniers, livres et cahiers con• cernant ce dont il allait être déchargé, le titulaire manifesta la plus violente mauvaise humeur : « Dès le début Barrande éclata en une vive sortie, disant qu'il ne pouvait se dissimuler les motifs de l'arrivée des jésuites. C'était une punition qu'on voulait lui faire subir et qu'il ne croyait point avoir méritée... Le récit vint aux oreilles de Charles X qui lui fit signifier son congé» (1). Seule la duchesse de Gontaut déplora hautement le départ du précepteur et fit de lui un éloge sans réserves : « Cet homme intègre, droit, loyal, franc jusqu'à la rudesse, ne tenait en rien aux intrigues de cour et les méprisait même. Instruit comme on voit rarement de nos jours, son départ fut une véritable perte pour l'éducation des princes ». La duchesse ne dissimulait pas ses appréhensions devant le tour que prenaient les choses, mais elle-même ne prêtait-elle pas le flanc à certaines suspicions ? Accusée d'avoir voulu favori• ser une alliance entre Mademoiselle et un prince d'Orléans, elle devra, elle aussi, et avant bien longtemps, quitter le Hradschin. Le triomphe des Jésuites ne fut d'ailleurs pas de longue durée. Dans leur premier rapport au Père général de leur ordre ils notaient déjà que « le départ de Barrande avait été pour le royal élève une peine sensible » et citaient ses propres paroles : « Il me punit, mais il est juste et je ne l'en aime pas moins ». L'illustre mathématicien Cauchy vint de Turin où il professait, depuis la révolution de 1830, remplacer Barrande. En France, dans les milieux légitimistes, de multiples person• nalités laissèrent libre cours à leur indignation. Sous la pression d'un tollé presque général tant les Jésuites étaient alors impopulaires, le roi dut rapidement renoncer au concours des deux pères, et leur protecteur, le baron de Damas se retira avec eux (2). Le général marquis d'Hautpoul, Mgr Frayssinous, évêque d'Hermopolis, assisté de l'abbé Trébuquet, prirent la relève.

(1) Baron de Damas : op. cit. T. II, p. 247. (2) L'Empereur François I" lui-même n'avait pas hésité à faire connaître très discrètement à Charles X son étonnement attristé de voir abandonner à des Jésuites l'éducation de son petit-fils : « Un bourgeois autrichien peut faire élever ses enfants chez les Jésuites. L'Empereur d'Autriche le pourrait. Le roi de France ne le peut pas. » Philippe Rocher : le duc de Bordeaux en exil p. 60. I

234 UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE

Après ce bien inutile pas de clerc, Barrande revint à la cour, non plus pour donner des leçons, mais afin de gérer au mieux les finances fort mal en point du roi Charles, qui vivait sur les 10 mil• lions que Louis XVIII avait prudemment mis à l'abri à Londres, pendant les Cent Jours. « J'ai calculé, confiait avec satisfaction le monarque à Chateaubriand, qu'en mangeant d'année en année mes capitaux par portions égales, à l'âge où je suis, je pourrai vivre jusqu'à mon dernier jour sans avoir besoin de personne ». Sa Majesté Très Chrétienne n'avait évidemment rien d'un économiste... pour distinguée qu'Elle fût !

Quelle qu'ait été en fin de compte l'issue de ces divers événe• ments ils eurent, entre autres résultats, celui de permettre à Joachim Barrande de récupérer sa liberté. Reprenant aussitôt sa profession, il obtenait sans difficulté, vu ses diplômes, un poste d'ingénieur des chemins de fer de Bohême. A ce titre il était chargé de jalonner la voie de tramway projetée — une des toutes premières lignes du pays — le long de la Berounka jusqu'au district houiller de Radnice d'abord puis vers Plzen, pour prolonger celle qui unissait déjà Prague aux bois de Krivoklat. Le hasard des travaux dans la région de Tyrov et de Skréj — où l'on montre encore un arbre dit le « poirier de Barrande » — lui fit rencontrer un gisement particulièrement abondant en tri- lobites et autres fossiles de l'époque primaire, les plus anciens connus à l'époque. C'est ainsi que la Bohême devint la terre clas• sique du groupe silurien. Emportant dans une musette un marteau, un'peu de pain et de viande, et une gourde de café fait avec une essence qu'il rece• vait de France, Barrande parcourait le bassin silurien de la Bohême, dans ses moindres recoins, à la recherche de fossiles. Il dut bientôt engager des carriers qu'il payait à la semaine, avec une récompense spéciale pour les pièces rares, tant le butin s'avérait riche. Ces modestes collaborateurs, ouvriers de Prague et de Beroun, les Marek, Karyzek, Skoda, Srpek, Hons, devinrent bientôt trop habiles car les collections de fossiles étaient à présent en vogue. Ils dérobaient certains beaux exemplaires, allant même jusqu'à faire du faux silurien avec de la chaux et de l'ardoise pilée. Barrande, UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE 235

qui avait appris le tchèque pour se faire entendre d'eux, dut le contrôler de près. De ses promenades près de Smichov, au lieu dit Divci Hrady, il revenait chargé de superbes fossiles, céphalopodes et cœlentérés. Sa collection qui, en 1848 comptait déjà plusieurs centaines de pièces dont certains types absolument inconnus jusque là en Bohême, dépassa bientôt toutes celles dont s'enorgueillissaient de riches Pragois tels le prélat Zeidler, le brasseur Sary, le conseiller régional Havle. Joachim Barrande publia d'abord une Notice préliminaire sur le système silurien et les trilobites de Bohême. Puis, grâce au précieux appui financier de son ancien élève, le comte de Chambord, resté son fidèle ami, il put réaliser, enfin, le rêve de sa vie : la publication du Système silurien du centre de la Bohême, qui comporte 24 volumes avec 1.237 tableaux et la description de plus de 4.630 sortes de fossiles, résultat de 30 ans d'inlassables efforts. Le premier tome, paru en 1852, suscita l'admiration des connais• seurs et provoqua des ripostes de quelques détracteurs. Indifférent à ces mesquineries, Barrande continua à « découvrir et à décrire les trésors de la que la divine Providence a dispensés à la Bohême pour en augmenter la gloire ». Il se mon• trait fidèle, à Cuvier contre Darwin et tenant obstiné de l'invaria• bilité des espèces. Il expliqua des présences anormales à certains étages dans le silurien tchèque par des migrations d'animaux qui, dépaysés dans un milieu moins favorable, avaient plus ou moins rapidement disparu en constituant des colonies fossiles. Il accumula des preuves irréfutables de sa théorie dans les cinq volumes de sa Défense des colonies parus de 1861 à 1881.

Joachim Barrande passa plus de cinquante ans à Prague. Il habitait près de la Vltava, dans une petite rue tranquille, Retezova Ulice au n° Î5, qui s'appela par la suite Vitezna et qu'on a baptisée maintenant en son honneur Barrandova, en lisière de ce vieux quartier pittoresque au charme si prenant, dont toutes les rues sont imprégnées d'histoire « Mala Strana» (1). Dans cette sorte

(1) « Le petit côté », qui correspond un peu à Paris au 6" et 7« arrondissements «c'est dit-on le faubourg St-Germain de Prague. 236 UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE de Bruges-la-Morte où la vie reste provinciale, tout vous parle du passé. Des écussons orgueilleux ornent les portails des palais, d'énormes cariatides soutiennent des balcons en fer forgé, des couloirs sombres aboutissent à des cours mystérieuses. Des clo• chers compliqués, des dômes vert-de-gris, tel celui de l'Eglise de Saint-Nicolas à la somptuosité païenne et équivoque, veillent silen• cieusement sur ce monde médiéval qui s'étend du château jusqu'au fleuve. Que de fois Barrande avait à pied gagné les hauteurs du Hradshin que domine la cathédrale Saint-Guy ! Il connaissait le « Petit Jésus de Prague » de la rue des Carmélites, le baroque palais Wallenstein, avec son élégant portique imité de la Loggia de Lanzi à Florence et ses fantasques grottes de rocaille. Il aimait surtout le pont Charles, son chemin de prédilection. Sans doute cet homme épris des sciences exactes n'évoquait-il pas l'inquiétante silhouette du docteur Faust, ce nécromancien adonné à la magie qui vivait à Prague au xme siècle, entre les personnages de pierre qui faisaient la haie sur son passage. Mais il voyait dans « ce fameux pont si aimé des habitants de Prague, qui étend ses seize arches sur les eaux de la Vltava, comme un musée de statues, comme un sentier du ciel » (1) Au delà c'était la vieille ville « aux cent tours » crénelées, avec ses innombrables toits, ses flèches, ses dômes, ses portes gothiques, ses jardins mélancoliques, vaporeuse, irréelle, « Zlata Praha » (2) mais Barrande n'y allait pas souvent. Il préférait quand il le pouvait musarder au hasard dans ce cher « Mala Strana » dont le charme l'envoûtait. Il passait devant les vantaux et les portes des nobles palais à l'italienne, contemplait les émouvants toits rouges, puis les vierges et les calvaires qui sur• montent les .entrées des tripots, la dentelle d'or des puits, les jar• dins clos, à la fois déserts et peuplés de poreuses statues véhémentes ou douloureuses, l'adorable place des Chevaliers de la Croix, l'Eglise du grand Prieuré de Malte devant laquelle les arbres se mêlent aux ogives et aux festons... Mozart, Beethoven avaient erré, songeurs, concentrés dans ces rues silencieuses, aux fenêtres closes, d'où s'éohappent, intarissable ruissellement, pendant des heures, jouées par des mains légères et invisibles, rondos, sonates, fugues, valses aussi. Chateaubriand, «cette puissance de la terre », avait soupiré

(1) J. A. Broz : Prague vue par les Français d'il y a cent ans. L'Europe Centrale du 22 décembre 1934 n° 5. (2) Mot à mot Prague la dorée, la ville précieuse entre toutes. UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE 237 le vieux roi devant son petit-fils, pendant que le baron de Damas annonçait au jeune prince : « Vous allez voir un fou furieux 1 », amer, incompris, déçu, ayant échoué dans son rôle d'avocat de la Duchesse de Berry, avait logé dans le sinistre hôtel des Bains, tout proche. Cette arrivée de l'envoyé « de la prisonnière de Blaye » allant « trouver la prisonnière du Temple », quel événement ! Barrande s'en souvenait encore. Il revoyait la cour de l'exil : «les messieurs vêtus d'habits bleus, à boutons dorés, de larges chapeaux et de pantalons retenus dans le bas, non par une patte d'étoffe mais par une chaînette, et tenant à la main une canne espagnole, ornée de corne » (1). Lui-même avait gardé son habit à l'ancienne mode, qu'il revêtait distraitement. Il se coiffait l'été d'un chapeau mou gris, à grands bords et l'hiver d'un haut de forme, plus digne, de même couleur. De goûts simples et modestes il se levait tôt, avalait une soupe ou un café et sans désemparer se mettait au travail. A 11 h. 30, très exactement, il prenait une légère collation de fruits et de pain beurré. De midi à deux heures quelque fut le temps, il faisait comme Kant à Heidelberg une promenade en quelque sorte rituelle, dont rien, ni événement ni visite, n'aurait pu le détourner. Rentré chez lui vers trois heures il déjeunait frugalement, consommant beaucoup de fruits, buvant de la bière coupée d'eau et agrémentée d'un mor• ceau de sucre, breuvage pour le moins singulier, parfois un peu de vin, toujours du café. Puis il classait ses trouvailles, les expli• quait, les commentait jusqu'au soir. Son dîner se composait d'un morceau de pain et d'un bol de lait. Il se replongeait ensuite dans ses chères études et se couchait assez tard. Ainsi s'écoulait cette vie austère, réglée, dans un modeste appar• tement rempli de livres et de fossiles, où assis à une petite table de la cuisine Barrande passait la majeure partie de sa journée. Dédai• gneux du confort le plus élémentaire, le géologue s'éclairait avec une lampe posée sur un pot de fer renversé, ainsi qu'un pauvre étudiant de Murger, mais qui n'aurait pas attendu de « Mimi Pinson », car, une fois pour toutes, Joachim avait donné son cœur aux trilobites et aux cœlentérés. Il ne devait pas le leur reprendre. Fuyant d'ailleurs toute vie mondaine, concerts, fêtes, théâtres, réceptions, il ne voulait pas perdre son temps, étant de ceux,

(1) A. Novotny : Récits extraordinaires du Prague d'autrefois, p. 143. 238 UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE disait-il, qui, s'étant fixé «un but élevé, ont besoin de tous leurs instants ». Son seul luxe consistait à orner la fenêtre de sa cuisine de fleurs et de cactus. Le vieux chien, qui n'avait plus même la force d'aboyer, n'en bougeait presque plus. Locataire remarquablement silencieux, Barrande se montrait fort réservé, ne se liait avec per• sonne, et répondait non sans timité, aux saluts pour s'éclipser aussitôt. Ses voisins le décrivaient ainsi : « Un Français qui vit dans ses livres et collectionne des pierres », définition sommaire mais, au demeurant, juste. Il se dérobait également aux honneurs, ne consentit jamais à donner une photographie à un journal illustré et répugnait à fournir quelque détail biographique. Il n'accepta pas davantage le titre de citoyen d'honneur de la capitale de la Bohême qu'on voulait lui décerner : « J'aime Prague, observa-t-il, comme une seconde patrie et je serais heureux de répondre à votre désir mais les lois françaises m'obligent à abandonner ma qualité de Français si je veux être citoyen même d'honneur dans un pays étranger. Or je veux rester et mourir Français ! » N'ayant jamais été malade il soignait ses rares indispositions par des remèdes de bonne femme, ou à l'homéopathie ; mais avec le poids des ans, sa haute taille se courbait, sa marche devenait plus difficile, et la surdité l'isolait encore davantage. Un jour, en ren• trant de sa proménade habituelle, il fut pris d'un étourdissement et tomba à terre. Raccompagné par un agent de police, après avoir repris ses sens, il lui échappait pour escalader quatre à quatre les marches de son troisième étage et courir rassurer sa gouver• nante effrayée, mère du grand poète Jan Neruda (1), dont avec son esprit trop scientifique il ne sut pas, tout en estimant l'homme, apprécier les beaux vers. Il apprenait peu après la maladie du comte de Chambord. Sachant son maître chéri en grand danger Barrande n'hésita pas. Personne ne put le dissuader. En dépit de ses 83 ans et de sa santé chancelante, il se mit aussitôt en route pour Frohsdorf, château acheté par la duchesse d'Angoulême, en 1843. Donnant sur un jardin à la française, que prolonge un parc de trois mille hectares, cette vaste demeure bâtie dans le style français du xvme siècle, d'aspect assez monumental et revêtue d'une couche d'ocre jaune,

(1) Jan Neruda, admirateur ardent de Victor Hugo, dont il a traduit en vers tchèques La Légende des siècles. UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE 239

était ornée sur le fronton de la façade nord d'un minuscule écusson — on n'eût pu être plus modeste — aux trois fleurs de lys, seul rappel des droits de la légitimité qui s'y était réfugiée. Malgré sa hâte, le fidèle précepteur arriva trop tard. Quand il traversa le péristyle à colonnes, Henri V, qui l'avait institué son exécuteur testamentaire, venait d'expirer. Nul n'entendrait plus «son rire éclatant et sonore», sa bonne voix joviale, gaie, méri• dionale, ses grosses plaisanteries dans les salons rouge et gris, ou la salle de billard... Le vieux savant donna lecture d'une voix encore ferme et assu• rée des dispositions du testament aux héritiers assemblés mais, terrassé par l'émotion, il ne put poursuivre une fois parvenu au passage où le prétendant le remerciait de ses bons et loyaux ser• vices. Rentré dans sa chambre mal chauffée il prit froid à son tour et dut s'aliter lui aussi pour ne plus se relever. Le 5 octobre 1883 une fluxion de poitrine l'emportait : «Mon maître m'a montré la route, je le suis », dit-il, en mourant. Il ne repose pas en cette Bohême qui lui fut si chère mais dans le petit cimetière de Lanzen- kirchen, aux environs de Frohsdorf. Joachim Barrande ne pouvait manquer de léguer ses collec• tions au musée de Prague : « Elles proviennent du sol de la Bohême, c'est à elle qu'elles doivent revenir ». Il laissait en même temps une somme de 10.000 florins pour que des savants qualifiés pussent terminer des travaux interrompus par la mort. Ainsi parurent les quatre derniers volumes de la série, sur les Echinodermes, gastéro• podes et polypiers, dus notamment aux professeurs Waagen et Novak.

J'ai voulu aller voir au musée du Royaume de Bohême, en haut de Vacavskè Namesti, les collections de Joachim Barrande qui dorment dans la vaste salle où s'inscrit son nom respecté. Au pre• mier, en passant, j'ai visité une banale exposition anti-religieuse et une autre plus intéressante consacrée à Tolstoï. Au second notre compatriote m'a accueilli fort gentiment dans une atmosphère provinciale d'autrefois. Emergeant d'un portrait du type balzacien, la bonne tête honnête de M. Barrande avec ses favoris blancs m'a fait penser

à quelque notaire3 voire à un magistrat, plutôt orléaniste du i 240 UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE reste que du style Restauration, m'a-t-il semblé et je m'en excuse auprès de l'exécuteur testamentaire d'Henri V, par la grâce de Dieu, roi de France, et de Navarre. Le portrait d'ailleurs n'était pas seul, un buste et une photographie lui tenaient compagnie. Sous verre une lettre autographe du 8 juin 1879 au Professeur Jos. L. Korensky, célèbre explorateur et Directeur alors des Ecoles supérieures de Prague. M. Barrande y exprimait ses sentiments de reconnaissance «envers tous ceux qui contribuent à illustrer la Bohême, dans laquelle la Providence a accumulé tant de trésors scientifiques » et il poursuivait : « Je m'estime heureux d'avoir été appelé de si loin — ce qui fait sourire à présent que la Caravelle met à peine 1 h. 20 pour aller de Paris à Prague — pour en décou• vrir une partie et de pouvoir jusqu'à ce jour continuer la publica• tion de mes recherches ». Dans une vitrine j'ai vu non sans émotion les rudimentaires instruments de travail de ce grand chercheur. Mon Dieu qu'ils sont donc modestes ! Un petit filet, deux ou trois marteaux, des pinces servant à mesurer, des lunettes cerclées de fer, une sacoche, etc. Des enfants des écoles passaient en groupes accompagnés. Un professeur courtois, attaché au musée et qui parlait bien le français, m'en faisait les honneurs. Depuis le 14 juin 1884, moins d'un an après sa mort, le nom de Barrande s'étale en lettres d'or sur la célèbre muraille du rocher silurien, qui surveille la belle route de Chuchle, ouverte le long du fleuve par les soldats de François de Chevert, lors de l'occupation de Prague sous Louis XV. Le lieu s'appelle Barrandov. Il s'y trouve des studios de cinéma, une piscine, des cafés, des guinguettes où une paisible jeunesse va danser sagement aux beaux jours, et même un bar, le seul au monde de son espèce, je suppose, qui répond au vocable, évocateur certes, des premières découvertes du grand savant, mais combien inattendu de « bar » ! Sur la ravissante place de « Mala Strana » non loin de la rue où vécut Barrande, s'élevait jusqu'en 1918 le monument du Feld- Marechal Radetsky, dont la marche est restée célèbre. Porté sur le pavois par des représentants des diverses armes, il tenait d'une main un drapeau, de l'autre un bâton de maréchal. Après la pre• mière guerre mondiale, ce martial symbole de la Double Monarchie fut remplacé par l'image débonnaire et pacifique d'Ernest Denis, dont l'Institut français de Prague porte le nom. Sous l'occupation allemande, pendant le protectoral de Bohême-Moravie, l'effigie en UN FRANÇAIS A PRAGUE : JOACHIM BARRANDE 241 bronze du grand slavisant avec son binocle et sa barbiche disparut à son tour. Maintenant il n'y a plus rien. Mais si jamais, en des temps plus heureux, il pouvait être à nouveau question d'ériger une statue consacrée à la traditionnelle amitié franco-tchèque, je ne verrais personne de plus qualifié que Joachim Barrande pour renouer la chaîne des temps et receueillir tous les suffrages. Si paradoxal que cela paraisse, ce légitimiste impénitent, col• laborateur d'un prétendant qui refusa le trône de France par fidélité au drapeau blanc et horreur de la Révolution, bénéficierait sans nul doute du plus favorable préjugé de la part des autorités de la République socialiste Tchécoslovaque. Barrande, dont toute la vie studieuse et exemplaire s'écoula sous le signe d'un double amour étroitement conjugué de la France et de la Bohême, aura peut-être un jour, du moins espérons-le, son monument en plein cœur de «Mala Strana».

JEAN-PAUL GARNIER.