Missionnaire et lorrain (1822-1851)

par M. Maurice BECKER, membre correspondant

A l'aube du 4 avril 1619 un grand voilier portugais, le Sainte Thérèse s'avance lentement dans l'estuaire du Tage et s'éloigne de Lisbonne.

A son bord, parmi les quelque mille passagers et membres de l'équi­ page, un jeune père jésuite, . Il a 28 ans et se déclare sujet du roi de bien que né en dans les Etats du Pape. Il se rend en Asie dans ces territoires de mission attribués au Portugal depuis le partage du prosélytisme missionnaire dans le monde entre les rois d'Espagne et du Portugal - les « rois catholiques » - tel que le Saint Siège l'avait avalisé.

Le navire, puissamment armé, les cales débordant de marchandises, met le cap au sud, sur la route des Indes découverte 100 ans plus tôt par Vasco de Gama. Commerçant au passage avec les comptoirs et places com­ merciales de l'Afrique, le Sainte Thérèse double le cap de Bonne Espérance, relâche sans doute à Zanzibar, haut lieu du commerce des esclaves vers l'Afrique et l'Asie, avant de se diriger vers Goa, capitale déclarée de l'empire portugais des Indes. Tout en assumant sur le navire et aux longues escales ses tâches d'apostolat, qui lui valent souvent brimades voire séjours en prison, le Père de Rhodes poursuit son voyage, atteint la mer de Chine et, à l'embouchure de la Rivière des perles, fait halte à Macao, face à Hong Kong. Son voyage aura duré quatre ans. De là, ayant appris la langue, il parcourt pendant 22 ans, la Cochinchine, le et la Chine, prêche, convertit, forme des adeptes et des catéchistes, transcrivant au surplus en caractères latins les idéogrammes de l'écriture usuelle.

Lorsque le Père de Rhodes quitte la région en 1645, le pays qui s'ap­ pellera plus tard l'Indochine, compte quelque 120000 chrétiens. Son retour le conduit à où il développe l'idée que les initiatives et l'autorité missionnaires doivent être du ressort du Siège Apostolique et non plus du pouvoir temporel des rois d'Espagne et du Portugal. C'est d'ailleurs ce qu'avait défini le Pape Grégoire XV en 1622 lorsqu'il institua un Collège de la Propagande pour diriger l'action missionnaire et lui assurer son indé­ pendance par rapport aux Etats. Toujours sur la brèche, le Père de Rhodes, se rend en France à la demande du Pape Innocent X pour rechercher des missionnaires plus sou­ mis que les bouillants espagnols et portugais. Il rencontre à une petite communauté de jeunes, leur communique son idéal missionnaire, plaide devant le roi Louis XIV l'intérêt des missions. Ceci d'ailleurs convient à Colbert qui, prenant ombrage du monopole des rois catholiques avait mis en œuvre la construction d'une flotte puissante et préparait la création de la Compagnie française des Indes Orientales. Convaincu, le roi met à la disposition de la communauté de jeunes un immeuble rue du Bac pour accueillir la Société des Missions Etrangères de Paris qui y tient tou­ jours son séminaire.

C'est ainsi que commença dans la péninsule du Sud-Est asiatique une grande aventure religieuse, puis économique et culturelle française qui ne prit fin que 330 ans plus tard avec le désastre de Dien Bien Phu.

Sur l'estuaire de l'Escaut, 230 ans après les faits que nous venons de rapporter, un autre grand voilier, VEmmanuel, quitte le port d'Anvers à destination des Indes. C'est sans doute l'un de ses tout derniers voyages, le moteur à vapeur commençant désormais à supplanter la voile. Quelques jeunes missionnaires venus précisément du séminaire des Missions Etrangères de Paris sont du voyage et parmi eux un jeune prêtre, enfant de Lorraine. Il a 26 ans, né à Mittelbronn, le 22 novembre 1822, se prénomme Augustin, fils aîné d'un jeune instituteur, Antoine Schoeffler. La famille est modeste comme le sont toutes celles des enseignants de l'époque. La famille est croyante et pratiquante comme il se doit en ces temps où, les idées révolutionnaires s'étant estompées, l'Eglise a reconquis petit à petit son autorité bien qu'elle ait pratiquement perdu le monopole de la nomina­ tion des maîtres. Ainsi, Augustin sera-t-il élevé, comme en témoignera plus tard sa tante « au milieu de la plus tendre affection, ayant sous les yeux les exemples de vertu d'une famille chrétienne et les préceptes de sa pieuse et bonne aïeule ».

En fait, c'est surtout par son oncle, Charles Schoeffler, prêtre, qui l'accueillera dès l'âge de six ans et l'éveillera à la foi chrétienne qu'Augustin sera élevé. Nommé curé de Bettborn en 1833, le prêtre trou­ vera en l'instituteur du village un allié pour la formation de l'enfant. Celui-ci fréquentera sa classe avant d'entrer au Petit séminaire de Pont-à- Mousson, devenu de nos jours le Centre Culturel des Prémontrés.

L'instituteur, au-delà des tâches habituelles d'enseignement, est en charge de divers services d'Eglise et notamment de l'enseignement du catéchisme et de l'Ecriture sainte. C'est à l'occasion d'une lecture en classe des Annales de la Propagation de la Foi, revue qui relate les actions missionnaires de l'Eglise, qu'après avoir entendu le maître rapporter la condamnation et l'exécution d'un missionnaire en Chine, le jeune Augustin, qui voit peut-être là poindre un idéal, se lève et montre à ses condisciples comment à son tour missionnaire il sera décapité. Il est âgé, à l'époque, de onze ou douze ans. L'instituteur, sachant les passions de l'adolescence, n'attache pas plus d'importance qu'il n'en faut à l'incident. Celui-ci démontre cependant, comme Augustin l'écrira plus tard «... dès mon enfance, certaines idées travaillaient ma jeune âme, idées que mon cher oncle a cru devoir cultiver avec le plus grand soin » (1). Trois ans avant cette lettre, il avait déjà écrit « j'avais toujours l'intention de me vouer aux missions étrangères » (2). Mais cette scène lui reviendra peut- être souvent à l'esprit, car il ne cessera durant sa courte vie, de dire son souhait « d'offrir un petit verre de son sang à Jésus ». Pourtant, Augustin s'était interrogé longtemps et avait hésité, sous l'influence d'un autre oncle, officier de carrière, entre l'appel des armes et celui de Dieu. Mais finalement, après sa scolarisation au Petit séminaire de Pont-à-Mousson, c'est au Grand séminaire de Nancy qu'on le retrouve à vingt ans. « J'en suis très content [écrit-il] et je suis sûr que vous partagerez ma joie, priez pour moi qui dois entrer dans un si grand ministère » (3).

A Nancy, son oncle prêtre ayant quitté la France pour une aumônerie à Munich où il décédera d'ailleurs quelques mois plus tard, c'est un pro­ fesseur du Grand Séminaire, l'abbé Chevallier qui aura sur Augustin un ascendant certain, devenant tout autant son confident que son directeur de conscience. Augustin établira avec lui des liens quasi filiaux, dont témoi­ gnent ses lettres « lues et relues,... heureux de s'entretenir avec une per­ sonne qui vous est véritablement attachée » (4).

Au Grand Séminaire, Augustin est un élève sérieux, travaillant beau­ coup et de mois en mois, sa formation avance. Il reçoit la tonsure, se pré­ pare au diaconat, prononce sa première homélie alors que l'idée de se consacrer aux missions reste présente au point que se chicanant avec sa tante, il lui écrira « Savez-vous ce que vos boutades ont failli faire ? Eh ! Bien d'un peu, je partais au séminaire des Missions Etrangères » (5). Tout en maniant dans ses lettres humour et malice, il s'emploie à préparer sa famille à une décision qui, petit à petit, mûrit et s'affermit. Cette vocation, il se décidera finalement de l'assumer coûte que coûte, quitte dit-il « à passer sur le corps de mon père et de ma mère » précisant « je pars pour la Chine ou le Japon [...] je n'attends plus qu'une lettre du Supérieur des Missions Etrangères [...] et je m'embarque au bout d'un an de noviciat passé à Paris » (6). Il a en effet sollicité, en cachette de tous, son admis­ sion au séminaire des Missions Etrangères de Paris.

C'est en effet ainsi que les choses vont se dérouler.

Pendant les vacances de l'été 1846, sa troisième année de séminaire achevée, la lettre qu'il attendait est arrivée: les Missions Etrangères sont prêtes à l'accueillir. Venue la rentrée d'octobre, au moment de se rendre à Nancy pour une quatrième année, Augustin quitte Mittelbronn sans dire ni sa décision ni adieu à qui que ce soit. Plus tard, il dira qu'il en a été peiné, que ce fut pour lui « un crève cœur » (7) mais l'appel de Dieu l'a emporté sur toute autre considération: « // ne faut pas qu'aucune considération humaine vous retienne. Dieu saura bien avoir soin de vos chers parents » écrira-t-il à un ami (8) citant l'exemple de trois jeunes venus au séminaire des Missions « sans que personne n'en sache rien [...] partis tous les trois une belle nuit... »

Pour ses parents ce départ sera ressenti comme une offense qu'ils ne lui pardonneront pas. Les lettres qu'Augustin leur adressera resteront sans réponse et ses appels aux aides financières dont il avait grand besoin sui­ vront le même sort, mais il n'exprimera aucun ressentiment, écrivant, « un missionnaire ne peut pas avoir de rancune, surtout quand il quitte sa patrie » (9).

Voici donc Augustin rue du Bac dont il apprécie l'accueil et où il tra­ vaille beaucoup. Le programme est chargé laissant toutefois au postulant de nombreuses occasions d'échange avec ses maîtres, ses confrères et les missionnaires de passage. Ainsi, Augustin se forme et s'informe et parfois s'interroge sur son devenir, remet en cause sa décision. Son admission au séminaire n'impliquant pas de facto celle de missionnaire de la Société des Missions Etrangères. Et c'est ainsi que face à ce qu'il nomme ses « tenta­ tions d'inconstance », il reconnaît dans une lettre à l'abbé Chevallier qu'il éprouve « tantôt une haine, un dégoût pour nos missions ne voyant du bien à faire que dans sa patrie, rappelant toutefois que l'on ne fait du bien que là où la divine Providence nous appelle ». Sans les sages conseils de l'abbé Chevallier, ajoute-t-il, « ma volonté moins ferme se serait brisée et je me serais vu obligé de quitter cette sainte maison et de voir tout mon avenir perdu... [devenant alors] un pauvre malheureux traînant une misé­ rable vie loin de son Dieu » (10).

Il affirme alors qu'il espère un jour pouvoir laver « ses vieilles et continuelles souillures en versant quelques gouttes » de son sang, sacrifice qu'il voudrait bien faire à son Dieu, dit-il « pour lui prouver un peu que je l'aime » (10). Mais, au fil des mois et des jours, plus Augustin poursuit sa formation, plus se confirme sa vocation missionnaire. « Plus j'étudie les constitutions de notre congrégation, plus je vois que c'est ici que je devais venir » (11) écrit-il à sa tante.

Augustin est ordonné prêtre le 29 mai 1847 et se prépare au départ en mission: c'est au Tonkin qu'il devrait se rendre, écrit-il à l'abbé Chevallier, mais il se pourrait aussi qu'il soit envoyé au Japon, ce qui lui permettrait d'espérer une « dernière faveur... [celle] d'avoir en vue le martyre » (12). On sait en effet qu'au Japon les risques sont extrêmes. Avec quelques autres missionnaires, il se rend à Anvers et embarque à bord de L'Emmanuel en partance pour l'Asie. Le départ est fixé au dimanche 18 septembre 1847, mais les amarres à peine larguées le voilier s'échoue sur un banc de sable et subit quelques avaries. Elles nécessiteront deux mois de réparations. Peut-être ce contre temps est-il une dernière opportunité offerte par le ciel à Augustin pour confirmer ou infirmer sa décision, d'autant que l'on vient d'apprendre que les persécutions ont repris au Tonkin et en Cochinchine. Augustin en fait l'annonce à l'abbé Chevallier, ajoutant « Le Bon Dieu me réserve-t-il le petit coup de sabre ? Je n'ose l'espérer ni le demander... [car ce serait, dit-il] une nouvelle bien heureuse pour le missionnaire, mais bien triste en elle-même » (13). Cette réflexion montre bien à quel point notre jeune prêtre est conscient des risques encourus, risques dont le maître avait parlé naguère, à l'école du village, et dont, rue du Bac, on connaissait tant et tant d'exemples concrets. C'est en effet dans ces pays du sud-est asiatique que la pénétra­ tion des religions chrétiennes se heurta aux opposition les plus violentes et les plus cruelles, seules des périodes d'accalmie ayant permis de consoli­ der des positions et leur expansion.

C'est l'action d'un évêque français, Mgr Pigneau de Béhaine (1741- 1799), arrivant en Annam au cours d'une période de grands troubles poli­ tiques, qui permit des prises de position plus que significatives. Jouant habilement la carte de la famille royale en difficulté, l'évêque devint l'ami de l'empereur Gia-Long (1762-1820) auquel, avec l'aval de Louis XVI, il apporta l'appui de la France. Dès lors fut facilitée la pénétration française et l'établissement de relations commerciales, tout en garantissant la protec­ tion des missionnaires et des chrétiens. A son décès, l'empereur fit inhu­ mer cet évêque à Hué, sa capitale, faisant construire pour lui un superbe mausolée qui comptera parmi les grands monuments du pays. Mais en 1983, à la demande des autorités de Saigon, les cendres de l'évêque ont été rapatriées en France : du jamais vu !

Après la mort de Gia-Long, les persécutions sont réactivées et les exécutions se multiplient. Il en sera de même des tensions, notamment avec la France et l'Espagne. C'est ainsi que pour obtenir la libération de cinq missionnaires, une corvette française entrait en mars 1843 dans le port de Tourane. L'année suivante, une manœuvre identique permettait de faire libérer un évêque français, Mgr Lefevre, condamné à mort par l'empereur Thieu-Tri.

Mais la situation ne cessera de se dégrader au point que le roi Louis Philippe dépêchera en 1847 deux navires de guerre à Tourane pour faire pression sur Thieu Tri. L'attitude ambiguë voire la fourberie de ce dernier conduira l'amiral Rigault de Genouilly, commandant cette flotte, à couler dans le port les jonques de Thieu Tri. Ce dernier dès lors exacerbera sa vengeance sur les chrétiens, comme le fera par la suite son fils Tu Duc. Il faudra attendre Napoléon III et sa politique d'expansion coloniale, peut- être aussi l'influence de l'impératrice Eugénie, d'origine espagnole, fer­ vente catholique révoltée par la persécution des missionnaires et l'assassi­ nat d'un évêque espagnol, Mgr Diaz en juillet 1857, pour que, sous le com­ mandement du même amiral, des forces navales franco-espagnoles inves­ tissent le port de Tourane le 31 août 1858. Ce fut alors le début de la conquête de ces régions que l'on appellera plus tard l'Indochine, mais pen­ dant quatre ans encore l'empereur Tu Duc multipliera les persécutions et leurs atrocités. Après 53 décrets de persécution signés par les empereurs Trinh, Nguyen et autres depuis 1625, ce ne sera que le 5 juin 1862 qu'un traité concédera à la France les territoires conquis, assurant la sécurité des missionnaires et laissant à tous les ressortissants du royaume d'Annam la faculté d'adhérer sans contraintes à la religion chrétienne.

Les avaries réparées, voici donc Augustin embarqué à bord de l'Emmanuel qui, profitant de la marée descendante dans l'estuaire de l'Escaut, quitte le port d'Anvers et regagne la haute mer. C'est un temps d'orage, la mer est démontée, houleuse mais Augustin reste serein et ne se départit pas de son humour: « on lève l'ancre vers le soir, écrira-t-il à sa tante le vent favorable nous transporte à l'entrée de la Manche. Madame était un peu irritée, elle voyait sans doute de mauvais œil l'arrivée de nou­ veaux venus dans son empire. Il fallut payer les droits voulus et rendre ses comptes à Neptune par quelque sabord ». En fait, la tempête fait rage et, pour Augustin, ce ne sera ni la première ni la dernière qu'il subira sur ce bateau qui, se couchant tantôt sur un côté, tantôt sur l'autre... jetant ses pauvres habitants plus vite qu'ils ne le désiraient d'un bord à l'autre (14). Que faire ? [se demande notre voyageur] « Descendre dans sa chambre pour se casser quelques côtes contre quelques coins de table, se briser les jambes contre quelques chaises qui volent au milieu des assiettes et des provisions, pour se mouiller les pieds dans l'eau de mer qui vous fait l'im­ politesse de venir vous mettre même à la porte de votre solitude, d'en­ tendre le bruit vraiment infernal de quelques vieux tonneaux, provisions de l'équipage, s'entrechoquant et se brisant les uns contre les autres, pour y voir ses malles et ses livres tout bouler pêle-mêle sur le plancher et au milieu de l'eau salée ». Mais Augustin reste serein et confiant, déclarant que « Le missionnaire doit se faire à tous les dangers et ne doit pas les craindre [...] il se rit de tous les dangers, car il sait qu'il est l'enfant de la Providence et que par conséquent rien ne doit lui arriver sans ses ordres ».

Passées les côtes d'Espagne, voici l'Afrique, l'équateur et la tradi­ tionnelle cérémonie du passage de la Ligne avec ses mascarades, son chari­ vari de casseroles et ses brimades. Mais les missionnaires furent dispensés de tout bizutage. Malgré quelques sarcasmes, l'équipage témoignera à Augustin et à ses compagnons quelques égards tant leur comportement, empreint d'une joie rayonnante et de dévotion fait impression. Et ceci d'autant qu'il en vient à soigner au physique et au moral tel petit mousse victime d'un grave accident, ces accidents, précise-t-il « qui sont bien propres à faire réfléchir un homme. Nos marins ne laissèrent pas passer ces malheurs sans y faire attention ». Ainsi chaque dimanche, les mission­ naires disent la messe et de proche en proche la fréquentation de l'équi­ page s'accroît et cela se termine par une communion générale. Augustin et ses amis sont déjà des « pêcheurs d'hommes ».

Après avoir doublé le cap de Bonne Espérance, voici VEmmanuel dans l'océan Indien, faisant escale à Java avant de traverser les dangereux détroits des îles de la Sonde, infestés - aujourd'hui encore - de pirates, pour arriver enfin à Singapour le 12 mars 1848. Augustin est en mer depuis quatre mois. C'est son premier contact avec les peuples de l'Asie qu'il découvre, mais c'est aussi un contact de proximité avec la réalité des risques encourus. « Trois missionnaires ont dû être crucifiés, écrit-il, Vun d'eux est mort sur le coup, on dit que c'est M. Bovel. Mgr Lefebvre [...] a été pris pour la troisième fois » (15).

L'Emmanuel poursuivant depuis Singapour son voyage vers les Indes, Augustin embarque sur un navire anglais, le Prince Albert pour se rendre à Hong Kong. « Je suis donc en Chine écrira-t-il à l'abbé Chevallier, ajou­ tant Vous devez penser que je suis heureux, mais bientôt plus heureux encore quand j'aurai foulé cette terre des , seul objet de mes désirs » (16). Pendant son séjour à Hong Kong, deux nouvelles impor­ tantes parviennent au missionnaire. En France, le roi Louis Philippe a été contraint d'abdiquer après les journées révolutionnaires de février 1848 alors qu'en Annam, l'empereur Thieu-Tri vient de décéder. Tu Duc lui suc­ cède ce qui permet à Augustin d'espérer une accalmie dans les persécu­ tions, Tu Duc s'employant pense-t-il, à « s'affermir aussi bien que possible sur son trône un peu vermoulu. Pourvu qu'il y soit quelques temps à s'y bien asseoir, pendant ce temps notre Sainte Religion prendra de l'accrois­ sement et... comme en France ... nous pourrons un peu crier Vive la Liberté » (17). Cet espoir sera vite déçu: le nouvel empereur, après une courte période d'accalmie, poursuivra les proscriptions de ses prédéces­ seurs dont il réitérera les ordonnances.

Ainsi en est-il de cet édit qui dispose que « la doctrine de Jésus vient des européens ; elle défend le culte des ancêtres et la vénération des esprits. Pour tromper le cœur des hommes et fasciner ses adeptes, elle leur parle du ciel et de l'eau sainte. Ses propagateurs, sachant que le royaume ne peut tolérer une si mauvaise doctrine, présentent aux yeux du peuple l'image du supplice de Jésus, leur maître, pour séduire les ignorants et leur faire affronter la mort sans se repentir ».

Et le texte poursuit : « Quelle funeste illusion ! Quelle fascination étrange ! Sous le règne de Minh-menh ce culte a été prohibé par plusieurs décrets [...] Du temps de Thieu-Tri, plusieurs instructions ont aussi été données pour renouveler la proscription de cette doctrine et à Vexception des vieillards et des infirmes, aucun chrétien réfractaire n'a jamais obtenu grâce » (18).

Augustin qui sait désormais combien les chrétiens sont pourchassés, moyennant une prime à la délation et à la capture, n'est ni naïf ni inconscient des dangers. Dans sa lettre à l'abbé Chevallier il avait écrit « Maintenant seulement le danger va commencer mais confiant dans les prières de mes bons amis d'Europe, j'espère partir bientôt gai et joyeux, me jetant sous l'égide de Marie. Oui, vive ma Mère, je ne crains rien » (16).

Augustin séjournera un mois à Hong Kong avant de rallier Macao où l'attendent deux néophytes envoyés à sa rencontre par son évêque. Il met à profit ce temps pour s'habiller à la chinoise, se laisser pousser la barbiche, apprendre à mâcher le béthel et à dire quelques mots en langue annamite. Embarqué sur une jonque chinoise, il est aussitôt repéré comme « cheveu rouge », comme européen et déjà ne peut apaiser les menaces de dénoncia­ tion qu'au prix de quelques piastres et de cadeaux. Mais déjà aussi, il veut être pleinement missionnaire et s'emploie à convertir le capitaine. Ses efforts seront vains, ledit capitaine ne voulant à aucun prix abandonner son trafic d'opium et sa centaine de prostituées. Huit jours de navigation avant qu'Augustin ne soit débarqué à la frontière de la Chine et de l'Annam. Il embarque alors sur une barque annamite, un sampan de 6 ou 7 mètres, dans lequel il se cache entre des caisses. Les annamites ne sont guère marins et le sampan se contente de longer les côtes ou de naviguer parmi les îlots de la baie d'Along. Le paysage est l'un des plus beaux du monde mais Augustin n'en profite guère, le bateau étant soumis tour à tour aux tem­ pêtes et aux vents violents, au surplus pourchassé par les douaniers et satellites du pouvoir tout autant que par les pirates et les contrebandiers. Les incidents sont nombreux mais Augustin échappe à la capture. Au terme de deux ou trois semaines de navigation, le sampan arrive dans l'im­ mense delta du Fleuve Rouge, grande et riche plaine rizière régulièrement inondée par les moussons. Et c'est à bord d'une petite barque; principal moyen de transport dans ce pays où les routes coloniales ne seront tracées que trente ou quarante ans plus tard qu'Augustin poursuit son voyage. Se cachant durant le jour, il poursuit sa route, parfois porté en hamac, par de mauvais chemins et sentiers de montagne. Navigant souvent de nuit sur le fleuve, il y est poursuivi par une barque du roi, et « passe sous le nez des satellites annamites sans être vu ». Il arrive enfin à destination le 6 juillet 1848 « les os brisés et les membres disloqués par toutes les secousses res­ senties dans le filet ». Le voyage aura duré dix mois depuis son départ de Paris et son séminaire de la rue du Bac. « Deo gratias », dit-il, et « Que Dieu me soutienne, que Marie me protège, enfin qu'au prix de quelques mérites et de quelque peu de sang peut-être versé pour Jésus, qui a donné tout le sien pour moi, je puisse jouir de Véternelle félicité » (19). A l'arrivée, son dépaysement est total. A perte de vue il découvre les grandes étendues d'eau du delta du Fleuve Rouge, dont les modes de cul­ ture sont tout aussi nouveaux que surprenants pour celui qui n'a jus­ qu'alors connu que les riches productions céréalières et les élevages des campagnes et des paysans lorrains. Il voit des hommes et des femmes tra­ vailler durement, les pieds dans l'eau, l'échiné courbée pour planter et récolter le riz. Cette culture exige en effet un travail continu, du fait des conditions climatiques qui permettent deux récoltes par an. Et dans ce pays pauvre, c'est aussi une production peu coûteuse en semences - car on repique le riz -, peu coûteuse en engrais, peu coûteuse en animaux de trait puisque le buffle qui, avec le cochon qui se nourrit comme il peut, consti­ tue la seule richesse du paysan, peut seul labourer dans les terres inondées. La vie du paysan de l'époque est une vie bien misérable faite de perturba­ tions et d'épreuves telles les nombreuses crues du fleuve et de ses non moins nombreux défluents. Des pertes de culture s'en suivent, entraînant des famines. Il faut sans cesse consolider et réparer les digues affouillées ou rompues par les eaux, inondant ainsi des surfaces immenses. Seul un petit bout de jardin sur une parcelle émergée et engraissée par les fèces récupérées, comme c'est encore le cas aujourd'hui dans la campagne chi­ noise, permet de produire quelques patates et haricots pour l'hiver. C'est bien là, pour Augustin, un autre monde.

Il est envoyé par son évêque à Ban Phet, dans un petit collège de la Mission - en fait un ensemble de cahutes sur pilotis - pour se perfection­ ner dans la langue du pays. Si le paysage paraît à Augustin idyllique et propice à la réflexion et à l'étude, il est conscient que « c'est une vie d'ac­ tion... [qui l'attend] courir les montagnes, la plaine, chercher partout une pauvre brebis peut-être égarée, une âme à sauver » (20). Mais si le pay­ sage est idyllique, si les projets sont gratifiants, les risques sont grands et le danger est partout présent. « Nous ne sommes sûrs d'aucun moment par ici... écrit-il ... Aujourd'hui en paix dans une chrétienté, demain peut-être se verra-t-on enchaîné dans les prisons du pays. Si le ciel ne nous proté­ geait, la situation ne serait pas tenable » (21).

Augustin sait en effet que l'empereur Tu Duc vient de publier un nou­ vel édit prescrivant la persécution des chrétiens et plus particulièrement des missionnaires. Une somme d'environ 3 000,00 F payable en barres d'argent est promise à celui qui « vendra » un étranger. Heureusement, les chrétientés sont situées dans des régions isolées et les satellites de Tu Duc peu nombreux sont concentrés dans les agglomérations.

Alors, Augustin s'interroge « Le petit coup de sabre serait-il réservé à quelqu'un d'entre nous? Oh! Quelle grâce! Jusqu'ici je n'ai osé le demander mais maintenant a-t-il écrit à l'abbé Chevallier chaque jour, au Saint Sacrifice, j'offre mon sang à Jésus pour celui qu'il a versé pour moi. Qu'il est doux de présenter un petit verre de sang à Jésus ». Augustin ne séjournera que trois mois à Ban Phet avant d'être appelé par l'évêque pour l'assister et être auprès de lui formé à la vie apostolique en pays de mission. Le territoire de la mission est immense, équivalent à huit ou dix départements français se développant entre la frontière chi­ noise, celle du Laos, le fleuve noir et la mer. Le « palais épiscopal » qu'il découvre est une bien pauvre cabane de bois et de torchis, sur pilotis, cou­ verte de paille et de feuilles de latanier, ne comportant qu'une grande pièce de quelques 60 m2 dans laquelle on vit, on travaille, on reçoit et on dort. La mission est importante, elle compte 36 paroisses dont chacune comporte 5 à 6 000 chrétiens répartis dans une vingtaine de « chrétientés », ceci pour six prêtres européens et 65 prêtres indigènes. La mission a établi quatre collèges comptant au total 300 élèves. Les journées sont bien remplies depuis le lever à 4 h V2 du matin jusqu'au coucher du soir vers minuit, mais Augustin n'insiste guère sur sa fatigue « qu'importe... dit il, le ciel souffre violence ». Tout en accomplissant les tâches et les services apostoliques qui incombent aux prêtres - enseignement, baptêmes, offices, confessions, communions... - Augustin s'entretient avec la population, lui apporte quelques distractions, donne les conseils qui lui sont demandés, mais aussi soigne et apaise. Au séminaire de Nancy, il dirigeait les chants : il fait de même au Tonkin. Avec Mgr Retord, son évêque, il se déplace beaucoup dans cet immense territoire. Ce sont vingt, trente, ou quarante kilomètres qu'il faut parcourir souvent à pied, parfois en hamac ou à coup de rames sur le fleuve pour atteindre les paroisses. Cela le plus souvent de nuit, se cachant durant le jour dans des trous ou des buissons. Arrivés dans les vil­ lages, les risques sont moindres. C'est durant l'un de ces déplacements que l'évêque et Augustin échappent à la capture. Pris par ceux qu'ils appellent « les méchants », sbires ou satellites du mandarin, ils réussissent à s'échapper au moment même où arrivait le mandarin. Celui-ci insiste et les poursuit mais la population les protège, les cache et le mandarin se venge en emprisonnant le maire du village.

Mais durant son séjour, voici Augustin à son tour victime des mala­ dies tropicales, de la dysenterie, du paludisme, et finalement de l'épidémie de peste, ce choléra morbus, qui fera des milliers de victimes, qu'Augustin soignera avec un dévouement sans limites. Lui-même sera soigné - et guéri - avec «force médecine tonkinoise ».

Vers le mois d'août 1850, l'évêque lui confie alors l'administration pastorale de la région du Xu-Doai, immense district au « nord-ouest du royaume annamite, par 21° de latitude et 105° de longitude [comptant] plus de 15 500 néophytes à soigner, parsemés sur trois gouvernements où préfectures civiles... quelques millions de païens à convertir... [avec] huit prêtres indigènes » (22).

S'installant à Bau-No, bien au delà du confluent de la Rivière Claire et du Fleuve Rouge, il est séduit par la région qu'il mit un mois à atteindre. C'est dire la difficulté des déplacements au long du fleuve et des zones inondées, à travers aussi les collines ou la montagne, évitant d'attirer l'at­ tention, se cachant durant le jour et marchant la nuit. Voici enfin Augustin pleinement missionnaire, heureux d'être chargé de cet apostolat auquel il aspirait depuis tant d'années. Et c'est dans une sorte de sentiment de béati­ tude qu'il déclare: « C'est ici que j'espère mourir sans jamais rencontrer d'Européens... Fiat tua voluntas, o spes mea » (22). Et il dit cela d'autant plus qu'il se croit en sécurité, affirmant que bien que les mandarins « vexent nos pauvres chrétiens plus qu'ailleurs... Depuis un ou deux mois nous sommes en paix. La crainte avait glacé nos cœurs. Les 30 barres d'argent... [promises par Tu-Duc ne semblent faire] envie à personne ; par conséquent, je pouvais rouler ma bosse à mon aise » (23). Si la paix n'aura été que l'impression d'un moment, cette bosse, Augustin va la rouler large­ ment, des mois durant, dans cette immense région du Xu-Doai dans laquelle il parcourt des dizaines et des dizaines de kilomètres pour visiter et rejoindre ses chrétientés. Pour limiter les risques bien réels dont il reste conscient, qu'il s'agisse des satellites du mandarin, des brigands détrous­ seurs, des attaques des animaux sauvages tels les tigres royaux qui terrori­ sent, il se déplace très souvent de nuit avec ses néophytes, empruntant tour à tour des barques sur le fleuve, les étroits sentiers qui serpentent du fond des vallées jusqu'aux hautes plaines montagneuses, souvent à pied, ceux-ci parfois en sang dans les savates chinoises qu'il porte, mais parfois aussi dans son hamac, le tout sur de bien longues distances, empruntant de fra­ giles ponts de bambou ou de lianes pour franchir fleuves et rivières et aboutir dans ces pauvres hameaux et villages où quelques moribonds vic­ times des ravages de la peste ou des morsures de serpents qui pullulent attendent ses soins et son réconfort.

Les maisons de ces villages sont construites sans fondations, au moyen de piliers de bois reposant sur des pierres et d'une importante char­ pente, les murs étant faits de torchis de boue et paille de riz. La toiture est couverte de feuilles de latanier ou également de paille de riz. Un jardinet les entoure et le village est entièrement ceint d'une épaisse haie de hauts bambous et d'arbustes épineux. C'est une barrière quasi infranchissable qui cache le village et dans laquelle Augustin a bien souvent été caché. Un simple sentier permet d'accéder au village dans lequel on ne peut pénétrer que par une construction en maçonnerie comportant une porte, seul accès pour le passage des piétons, ainsi qu'une loge pour le veilleur de nuit. Le village est une communauté d'autant plus solidaire qu'avec ses notables elle a en charge la gestion de ses affaires et doit se protéger des malandrins et autres brigands. On peut donc comprendre que dans un village où les chrétiens sont nombreux, Augustin se sente en relative sécurité.

L'administration de la région dont Augustin a la charge est une tâche épuisante. Il ne se plaint pas, mais il reconnaît, racontant une de ses jour­ nées, que la charge est lourde au point qu'il en deviendrait « sec à l'égard de... Dieu ». D'abord, il doit « débrouiller une chrétienté de superstitions ». Les néophytes auraient-ils fait un amalgame entre les pré­ ceptes bouddhistes et ceux du Christ, peut-être aussi entre les rites des deux religions ? Augustin ne s'en explique pas.

N'en ayant pas terminé avec ces chrétiens, le voici appelé auprès de malades. Il déjeune à la hâte en lisant son bréviaire, reçoit les chrétiens qui se présentent et, de retour chez lui, voici « soixante personnes attendant devant [son] confessionnal ». Pourtant, il doit interrompre les confessions. Il n'a confessé qu'une dizaine de pénitents qu'il lui faut s'installer dans son hamac pour parcourir à nouveau huit ou dix kilomètres et se rendre au che­ vet de « sept moribonds dans une seule chrétienté ». Et pendant ce temps, il est appelé ailleurs où « quatre malades sont encore préparés à mourir ». C'est toujours la peste qui fait rage et qui atteint pendant son retour l'un de ses catéchistes qu'il administre en lui laissant disposer de son hamac. Augustin est de retour à minuit. Les pénitents qu'il avait délaissés pour les malades l'attendent, en prières, et leur nombre s'est accru. « Harassé et fatigué, je ne puis renvoyer ces bonnes gens, dit-il, je me mets au confes­ sionnal et Vheure de la prière m'y trouve encore ». Voici l'heure de la messe et Augustin s'y prépare alors que, son « action de grâces à peine achevée », et manquant de sommeil, il est à nouveau appelé au chevet des malades, car « la peste nous donna bien de l'ouvrage », dit-il.

Les visites et les déplacements dans cette période un peu moins tour­ mentée par les « méchants » lui permettent de prendre plus sereinement contact avec la population et de découvrir « la misère et la pauvreté de mes chers néophytes » et il raconte « j'ai rencontré des moribonds couchés sur la terre nue. Des médecines ? pas d'argent pour en acheter. J'ai vu, dans une même heure, mourir le père et la mère de deux orphelins, et deux jours après, l'un des deux était porté à son tombeau. C'était terrible ! Les voies publiques étaient solitaires. Les champs étaient dans la solitude. Chacun ne pensait plus qu'à mourir. [...] Dans un village païen, près du lieu où j'habitais alors, j'ai vu enterrer soixante dix païens en un jour » (24).

Il n'y eut pas que la peste, raconte Augustin, pour le tourmenter. « A peine arrivé dans mes montagnes que je suis dénoncé aux mandarins. Des espions sont aussitôt mis à ma poursuite... j'en vis entrer, sous l'habit de mendiants, dans la maison que j'habitais... » mais il est bien caché et ses poursuivants ne le voient pas. Ses chrétiens toutefois insistent pour qu'il se sauve et aille se cacher ailleurs. « Toutes les maisons de Dieu du nord... [du] district ont été brûlées, renversées » et les chrétiens ont dépensé beaucoup d'argent pour soudoyer « la gent mandarine. Je ne sais ce qui adviendra, ajoute-t-il dans sa lettre, mais le pire qui puisse arriver, c'est de recevoir un petit coup de sabre et vous savez, mon cher Monsieur Chevallier, combien ce petit verre de sang, offert à mon Sauveur, me ferait de la peine » (22). Ainsi, devant le risque réel et peut-être imminent du martyre, risque d'autant plus évident que quelques années plus tôt, une nuit de juin 1837, un missionnaire, le Père Jean Charles Cornay avait été capturé dans ce même village de Bau-No et décapité à Son Tay quelques mois plus tard, Augustin ironise. Et pour être bien sûr que l'on ne se méprendra pas sur son propos, il ajoute « mais je crois bien que mes péchés feront que je le manquerai. Malheureux péchés ! » (22).

Voici plus de dix ans qu'il est constant dans cet élan vers le martyre. Mais pour tourner ainsi en dérision les risques encourus, pour mépriser les dangers, pour aspirer au martyre, peut-il vaincre cette peur très naturelle de l'homme face à la souffrance et à la mort? Sans doute Augustin a-t-il bien souvent connu les divers degrés et aspects de la peur et a-t-il dû et su y faire face, courageusement, pour les combattre et les vaincre. Déjà, au séminaire, il n'a pas pu ne pas s'interroger ni s'inquiéter sur la réalité de sa vocation, craignant les refus de sa famille et sachant passer outre. Il a été inquiet encore devant les réticences des autorités de son diocèse, impatient de la décision attendue des Missions Etrangères. Plus tard, durant son long voyage sur les mers, il a connu la peur des tempêtes, la peur de la foudre, la peur du naufrage aussi comme celle des mandarins chinois ou des pirates qui auraient mis un terme à son voyage. A l'arrivée, face à ce monde nouveau et à certains égards angoissant, parfois hostile qu'il découvre, il prend conscience de sa solitude d'européen face à un peuple de mœurs et de langage différents, qu'il juge intelligent et industrieux, mais aussi sale, âpre au gain, retors et violent à ses heures.

En fait, il a reconnu que « si en quittant la terre natale quelques idées de jeune homme pouvaient encore rouler dans la tête, sur le poétisme de lyOrient, un séjour de quelques mois sur Vocéan éteindrait un peu cette juvénile ardeur » (14). Par la suite viendront aussi les souffrances phy­ siques par la fatigue d'un corps atteint par les maladies tropicales et que de longues marches, la nuit, dans les chemins et sentiers de montagnes, une nourriture inadaptée comme le manque de sommeil épuisent. Et même s'il ne commente pas, il souffre du silence total de ses parents.

Il éprouvera aussi la peur du jour durant lequel il se terre, caché par quelques convertis dans un trou, sous des broussailles ou au fond d'une cabane, souvent sous le déluge des moussons; la peur encore d'être dénoncé aux satellites cupides du mandarin, la peur des brigands détrous­ seurs qui pullulent; la peur de la capture. Sournoise toujours est la peur de cette peste contagieuse qui rode, qu'il côtoie, peste qui tue, et qui, a-t-il dit, glace les cœurs. Déjà, cent cinquante ans plus tôt le fabuliste la décri­ vait comme « un mal qui répand la terreur [parce que] ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés » (25). Comment croire qu'Augustin a échappé à la peur, comment croire que lorsque les hommes du mandarin, déguisés en mendiants, viennent fouiller les lieux où il se cache son cœur ne se mette pas à battre plus fort. Serait-ce aussi la peur de ces peurs qui lui fait prendre conscience d'une réalité qu'il n'avait peut-être pas appré­ ciée à ce point, mais qu'il entend affronter avec courage parce qu'il en a accepté par avance les conséquences ? C'est ce courage qui fera que jamais Augustin ne fera état de ces peurs, jamais non plus il ne les laissera entre­ voir à ses correspondants. Il dira seulement que par manque de liberté, on a moins d'assurance. Une peur, une seule peur sera toutefois avouée et celle-ci le terrifie: c'est la peur d'être indigne de son sacerdoce et plus encore la peur d'apostasier, la peur de renier sa foi. Séminariste à Nancy il avait écrit « si je savais devenir un prêtre indigne [...] grand Dieu, faites- moi plutôt mourir... [ajoutant] cette mort, je la désirerais plutôt que de devenir un prêtre lâche et sans zèle, prêtre que notre bonne mère VEglise devrait vouloir un jour vomir de son sein » (26). Plus tard, sachant que les chrétiens condamnés peuvent échapper au martyre en piétinant le crucifix et être alors simplement expulsés, il écrira « je sais qu'il y a eu des hommes qui ont reculé après avoir mis la main à la charrue. Oh! Jésus, Dieu de mon cœur, ne permettez pas que je me tue par un tel acte de félo­ nie » (27). Dieu l'en gardera.

En dépit de ses peurs, des souffrances et des maladies, Augustin, que les annamites appelaient, semble-t-il affectueusement, Cô Dông - Grand Père d'Orient -, accomplit un travail pastoral considérable. C'est son évêque, Mgr Retord qui dans un rapport adressé aux Missions Etrangères relatant l'arrestation et le martyre d'Augustin, fait son apologie et cite à cette occasion les chiffres de ses « succès apostoliques » On y relève plus de deux cent cinquante baptêmes dont quelque deux cents enfants, quatre mille sept cents confessions et trois mille trois cents cinquante commu­ nions et cent soixante quinze viatiques ou extrême-onctions. Comme le dit son évêque, « c'est là un bien beau travail pour un jeune missionnaire qui, pendant plusieurs mois de l'année dernière [1850] avait eu la fièvre. Car [...] la maladie lui avait rendu de bien fréquentes visites. Trois fois il a failli mourir dans mes bras » (28).

Ainsi, en parfaite connaissance et conscience des difficultés et des risques, Augustin réalise ce à quoi il aspirait depuis l'adolescence, ces idées qui, comme il le disait, travaillaient sa jeune âme et que son oncle prêtre cultivait. Il est missionnaire, pleinement missionnaire et, au moment où son évêque lui confiait la charge de la région du Doai, « // tressaillait de joie ». Par monts et par vaux il visite ses chrétientés, ces aggloméra­ tions chrétiennes constituées, à l'instar de l'Eglise des premiers temps, en communautés de fait, sous la houlette d'un catéchiste, peut-être sous- diacre ou diacre et futur séminariste qui a appris quelques rudiments de latin ainsi que des rudiments de la religion. Il rencontre les prêtres indi­ gènes qui ont chacun en charge plusieurs chrétientés, lesquelles, ensemble, constituent ainsi des paroisses de quatre à six mille chrétiens. C'est une organisation très « romaine » sinon césarienne, les paroisses formant à leur tour les districts confiés aux missionnaires européens. Cette sorte de ségré­ gation entre les chrétiens et les infidèles, cette hiérarchie rigide est bien conforme à l'esprit et aux pratiques des colonialismes de l'époque: supé­ riorité de l'homme blanc, universalité de l'Eglise catholique et romaine. On ressent bien d'ailleurs, à la lecture des lettres d'Augustin, une discrète condescendance. Et pourtant, l'action du clergé indigène est nettement positive. La mission est forte de quelque cent mille chrétiens pour un clergé européen composé seulement de deux évêques, vicaires apostoliques - chargés de promouvoir et de consacrer le clergé indigène - et de quatre prêtres, alors que l'on relève une fréquentation de plusieurs milliers de fidèles à certaines cérémonies et que les pénitents doivent parfois attendre pendant quatre ou cinq jours leur tour à confesse. Mais ce ne peut être, évi­ demment, que durant les rares périodes où les persécutions sont en sus­ pens.

On ne peut douter que cette action missionnaire et l'influence du clergé local auraient été plus importantes encore si Rome avait maintenu les dispositions des Instructions de la Congrégation de la Propagande de 1659, qui, prescrivant l'usage des langues vernaculaires ajoutait: « Gardez-vous de tout effort et de tout conseil à ces peuples pour leur faire changer leurs rites, leurs coutumes, leurs mœurs, pourvu qu'elles ne soient pas très ouvertement contraires à la religion et aux bonnes mœurs. Quoi de plus absurde que d'introduire chez les chinois la France, VEspagne ou VItalie ou quelque autre partie de l'Europe ? Ce n'est pas cela que vous devez introduire: c'est la foi qui ne repousse ni ne lèse ni rites ni cou­ tumes, pourvu qu'ils ne soient pas mauvais, et qui, au contraire, veut qu'on les protège » (29).

Eviter de transposer les pratiques européennes était la conception de l'action missionnaire telle que les pères jésuites l'avaient naguère initiée. Elle fut cependant vivement combattue par certains milieux et Etats euro­ péens, notamment espagnols et portugais, attachés à conserver les préroga­ tives qu'ils s'étaient attribuées (les trois « M », c'est à dire les Missionnaires, les Militaires et les Marchands) d'autant que son corollaire devait être la constitution d'un clergé indigène promu et ordonné par les vicaires apostoliques nommés par le Pape, lequel prenait ainsi le contrôle des actions missionnaires. Mais devant la gravité de la situation conflic­ tuelle, les protestations, les obstacles et les incidents graves qui en résultè­ rent, le Siège Apostolique dut renoncer et, pendant près de deux siècles, mis à part l'apprentissage et l'usage nécessaire de la langue, les mission­ naires ont transposé généralement sans adaptation aucune, notamment en latin, les conceptions et les pratiques religieuses de leur pays et congréga­ tion d'origine. Il en a été de même, pour l'essentiel, en ce qui concerne l'enseignement dispensé dans leurs écoles et séminaires, les fêtes et solen­ nités diverses. Ils ont ainsi « occidentalisé » l'église d'Asie. Il faudra donc attendre l'élection d'un grand Pape missionnaire, Grégoire XVI en 1831, pour que les premiers vicaires apostoliques soient nommés et attendre Pie XII en 1939 pour que soit autorisé, dans certains offices, le recours à quelques mots de langue indigène. Plus récemment, et sans prétendre ici rapporter les décisions et perspectives ouvertes par le second Concile du Vatican, celui-ci retiendra et développera les principes de la politique missionnaire que l'on prescrivait trois cents ans plus tôt, insistant sur ce qui a été appelé l'adaptation aux cultures. Il n'est que de voir aujourd'hui la liturgie des messes et offices religieux retransmis depuis nos départements et territoires d'Outre-mer, comme de pays étran­ gers, pour s'en convaincre. Mais, face aux vicaires apostoliques en quelque sorte sous tutelle, le Pape est allé plus loin dans la conception du service missionnaire, accordant aux évêques missionnaires la responsabilité d'en­ seigner, de sanctifier et de gouverner l'Eglise. Ainsi s'est ouverte au clergé des pays de mission la pastorale du vieux continent, conduisant à des jumelages et une autonomie financière entre les paroisses et chrétientés autochtones et étrangères.

Pendant qu'Augustin assume sa pastorale dans le Doai, son évêque reçoit de Rome - début février 1851 - des instructions particulières qu'il transmet à son clergé. En effet, le Pape Pie IX, après 18 mois d'exil à Naples où les mouvements révolutionnaires qui agitaient ses Etats l'avaient contraint à se réfugier, décidait et prescrivait aux évêques l'organisation d'un Jubilé, c'est-à-dire d'une période de quinze jours durant laquelle des solennités religieuses exceptionnelles permettraient notamment aux fidèles de bénéficier, après confession, d'une indulgence plénière.

Lorsque Augustin reçoit le mandement de son évêque prescrivant les solennités, il est caché à Bau-No, ayant été repéré, nous l'avons vu, dès son arrivée dans la région. Sortir de sa cache est risqué et si depuis qu'il est « seul et sans escorte forte et capable, la crainte s'est emparée des cœurs » il décide cependant par devoir d'obéissance, car « le prêtre n'a plus de volonté », de se rendre d'abord dans les paroisses éloignées qu'il n'avait pu visiter depuis quelque temps.

Précédé par un prêtre indigène et deux élèves, il se met en route, accompagné d'un catéchiste et de quelques néophytes, le 1er mars en fin de journée, pour rejoindre les hameaux de Hâ Tach puis Chieu Ung sur les rives du Fleuve Rouge, à quelque quinze ou vingt kilomètres. Voici une nouvelle fois Augustin et ses compagnons escaladant « les pentes abruptes de la montagne... Ils pénètrent dans la forêt obscure où s'enfuient les écu­ reuils, où les tourterelles roucoulent... les flamboyants, les manguiers sau­ vages joignent au dessus de leurs têtes leurs rameaux noyés dans un fouillis de lianes ; les crosses des fougères éraflent leurs jambes nues ; les rejets épineux des bambous déchirent leurs pantalons de toile ; les feuilles argentées des agyrées s'accrochent dans leurs turbans [...]. Le sentier monte et s'abaisse ; ils franchissent des ravins ténébreux et trempent leurs chevilles meurtries dans les vasques des sources où des lentilles d'eau bai­ gnent leurs racines chevelues. Puis ils débouchent dans des clairières tapissées de hautes herbes luisantes de ricin, d'euphorbes blêmes, d'orties; des pins y dressent leurs troncs funèbres et leurs branches dépouillées [...] Ils s'arrêtent haletants et frissonnants, écoutent respirer et grouiller la forêt, puis reprennent leur ascension. Ils sont parvenus à la base d'un cône rocheux et grimpent résolument, écorchant aux arêtes cou­ pantes des pierres leurs genoux et leurs doigts ; ils grimpent sans lever le front, souffletés par la brise, atteignent le sommet de la montagne et s'as­ soient sur les cailloux, épuisés de fatigue et les tempes battantes ».

C'est bien ainsi, dans un tel site et dans de telles conditions, décrits ici dans un roman publié naguère par un officier français (30), que che­ mine la petite troupe. Arrivé à l'approche du village, Augustin rencontre un groupe de chasseurs qui l'informent que quelques personnes se sont embusquées pour se saisir de lui (31).

Il ne sait pas que le prêtre annamite qu'il avait envoyé le matin même en éclaireur préparer sa venue avait été capturé et, prudent il va se cacher avec sa petite troupe dans les hautes herbes et les fourrés de la forêt voi­ sine. Mais, une embuscade lui avait bel et bien été tendue et la petite troupe est aussitôt encerclée et capturée.

Conduit dans une maison du village, Augustin y retrouve le prêtre et tente de négocier avec ses ravisseurs qui réclament une rançon. Ce sera finalement le prêtre annamite, qui proposera de se procurer de l'argent et sera libéré à cet effet. Celui-ci fait alors le tour des chrétiens des villages voisins pour collecter l'argent nécessaire, mais apprenant qu'une fois la rançon encaissée Augustin ne serait pas libéré pour autant, il renonce à revenir. En même temps d'ailleurs, un des hommes de la bande faisait savoir au petit mandarin du secteur qu'un prêtre européen avait été cap­ turé. L'occasion était belle de toucher la prime promise par le roi et le petit mandarin se dépêche d'envoyer un de ses sbires s'emparer d'Augustin.

Il est alors emmené à la Préfecture de Son Tay pour comparaître devant un grand mandarin chargé de la justice et jeté en prison parmi tous les délinquants et enchaîné sous la cangue. Augustin, qui s'imaginait que les mandarins le recherchaient, non « par haine pour notre sainte religion... [mais pour l'empêcher dé] fomenter la guerre », réalise la situa­ tion périlleuse dans laquelle il se trouve avec ceux qui l'accompagnaient.

Au surplus, sa capture intervient à un bien mauvais moment. Le père de Tu Duc, l'empereur Thieu Tri, avait en effet, avant son décès, écarté de sa succession son fils aîné. Or celui-ci, pour reprendre le pouvoir et s'op­ poser à Tu Duc, organisait des résistances et des révoltes, dont ses parti- sans eurent tôt fait d'accuser les missionnaires et les prêtres européens de les soutenir, sinon de les provoquer. Cette situation ne sera pas étrangère à l'intransigeance de Tu Duc vis-à-vis des prêtres européens et à la reprise des persécutions. Et en effet, quelques semaines seulement avant l'arresta­ tion d'Augustin, Tu Duc prend un décret qui dispose :

« La doctrine de Jésus vient des européens ; elle défend le culte des ancêtres et la vénération des Esprits [...] Nous, Tu Duc, fidèle à notre sys­ tème adopté dès le commencement qui consiste à voir et à écouter [...] avons chargé notre ministère de nous faire un rapport [...] sur la nécessité de prohiber la religion de Jésus. Or voici quel a été l'avis de notre minis­ tère : les prêtres européens doivent être jetés dans les abîmes de la mer ou des fleuves pour la gloire de la vraie religion; les prêtres annamites ainsi que leurs disciples, qu'ils foulent ou non la croix aux pieds, seront coupés par le milieu du corps afin qu'on connaisse partout quelle est la sévérité de la loi. Ayant examiné ces dispositions, nous les avons trouvées très conformes à la raison. Ordre est donné aux mandarins de les mettre en pratique, mais secrètement et sans les publier. Ainsi donc, si des prêtres européens viennent furtivement dans notre royaume pour en parcourir les provinces, pour tromper et séduire le cœur du peuple, quiconque les dénoncera ou les livrera aux mandarins, recevra d'abord huit taels d'ar­ gent pour la récompense, et de plus la moitié de la fortune des receleurs du coupable ; l'autre moitié sera dévolue au fisc ».

Augustin qui, dans sa prison, connaît les positions royales ne se fait alors plus aucune illusion sur la suite des événements et, « dans la crainte de manquer de souffrir pour Jésus-Christ et de remporter la palme du mar­ tyre », ne cesse d'insister pour être conduit devant les mandarins de justice pour être interrogé.

Il répondra courageusement et avec fermeté aux questions. Oui, il est prêtre français de la religion de Jésus, oui il est venu au Tonkin pour ensei­ gner l'Evangile et convertir, oui il a parcouru la région, oui il a été hébergé dans les maisons des uns ou des autres, oui il sait les interdictions et les sanctions qui visent ceux qui transgressent les édits de l'empereur. Mais non, il ne dénoncera pas ses néophytes, tant « // les aime si ardemment » soulignent les mandarins dans leur jugement, non, il n'indiquera pas les maisons qui lui ont donné asile, non, il ne piétinera pas le crucifix qu'on lui propose de fouler aux pieds en signe de renoncement. Au cours de l'inter­ rogatoire, il rapporte aux mandarins que le chef de la patrouille qui l'avait arrêté lui a pris un lingot et deux onces d'argent. Les mandarins lui firent restituer cet argent qui lui a permis, durant son temps d'emprisonnement, de parer à ses besoins. On apprendra plus tard que le jour de son martyre, il a demandé que l'on distribue aux autres détenus ce qui restait de cet argent. Les mandarins prononcent à son encontre une sentence de mort par décapitation et l'adressent à l'empereur Tu Duc pour confirmation ou infir- mation. Voici donc Augustin jeté dans un cachot parmi d'autres condamnés à mort, le cou pris dans un carcan et les pieds entravés de jour et de nuit.

Informé de la capture, son évêque ne peut que lui faire parvenir une lettre de réconfort et d'encouragements et charge son émissaire de soudoyer les gardiens pour améliorer son sort. Dès lors, Augustin est isolé dans le logement du geôlier sous la surveillance sévère des soldats. Il marche rési­ gné dans la cour de la prison, échange quelques mots avec ses gardiens et, face à lui-même et tout autant face à son Dieu et à la Vierge qu'il prie sans cesse, il attend cinq longues semaines durant la confirmation de la sen­ tence dont il ne doute pas. En effet, la réponse de Tu-Duc, qui parvient à Son Tay le 11 avril, édicté: « Malgré la sévère défense portée contre la religion de Jésus, le sieur Augustin, prêtre européen, a osé venir clandesti­ nement ici pour la prêcher et séduire le peuple. Arrêté, il a tout avoué avec vérité. Son crime est patent. Que le sieur Augustin ait la tête tranchée et jetée dans le fleuve. 4e année de Tu-Duc, 1er de la troisième lune ».

Dès lors le régime du prisonnier est adouci. Le grand mandarin lui fait enlever son carcan, allège ses chaînes, l'installe dans sa maison, le laisse aller et venir alentour. Mgr Retord rapporte que ce mandarin « lui témoignait beaucoup d'estime et de respect, l'entourait d'égards et manifestait un grand regret de le voir dans cette position » (28). Il fait en sorte qu'Augustin bénéficie d'une nourriture convenable - il avait été dépouillé de suffisam­ ment d'argent pour cela - et reçoive les lettres que lui écrivent son évêque et ses confrères tout comme celles qui lui parviennent de ses correspon­ dants européens. Il est peu vraisemblable que parmi celles-ci se trouve une lettre de sa famille, et pourtant c'est bien cette lettre qu'il attend, peut-être plus que toute autre, comme il le fait depuis son départ de Phalsbourg voici un peu plus de quatre ans. En ces moments où Augustin vit, il le sait et il le veut, ses derniers jours, les souvenirs se bousculent: sa jeunesse, ses amis, ses maîtres, ceux de sa famille qui ne sont plus, son père, son oncle comme ceux qui restent. Tout son passé, toute sa vie sont là bien présents. Connaissant l'affection qu'il porte à sa mère, il est sûr qu'il pense à celle à qui, deux ans avant sa capture, il écrivait avec le pressentiment qu'il ne reviendrait pas au pays et qu'il ne la reverrait plus. Prisonnier maintenant, les choses sont claires, il sait qu'il va mourir et la mort, disait-il, est un moment heureux « lorsqu'on y est bien préparé ». Il sera martyr parce que Dieu lui accorde la « dernière faveur » qu'il espérait et avait sollicité tant et tant de fois, notamment « chaque jour au saint sacrifice », cette faveur du « petit coup de sabre [qui lui permettra de] présenter un petit verre de sang à Jésus ». Il y aspire d'autant qu'il a retenu ce mot de l'Imitation ecce cum Jesu dulcis paradisus, combien est agréable le paradis de Jésus.

C'est le 1er mai que la sentence de mort sera exécutée, en ce premier jour du mois consacré à cette « bonne mère Marie [...] cette bonne Vierge » qu'il priait et implorait régulièrement. Au point du jour, un appa- reil impressionnant est mis en place. Une centaine de soldats, armés de sabres, lances et fusils est déployée, accompagnés de leurs officiers à che­ val, de notables et mandarins sur leurs éléphants. Devant ce déploiement de forces, la population imagine un départ à la chasse aux brigands qui infestent la région, repaire des « révoltés et mécontents du royaume anna­ mite ». Mais lorsqu'apparaît Augustin à la porte de la forteresse de Son- Tay, encadré par huit soldats, sabre au clair, précédé par le porteur d'un écriteau indiquant le motif de la condamnation et le sort réservé au condamné, c'est la stupéfaction, notamment parmi les chrétiens. Que signi­ fie cette mise en scène ? Le mandarin a-t-il voulu donner le change, a-t-il voulu ce faisant démontrer sa puissance, son autorité, inspirer la crainte, appréhende-t-il des troubles que pourraient fomenter les nombreux chré­ tiens du secteur à l'annonce de l'exécution? Au contraire, a-t-il voulu d'une certaine manière honorer Augustin, qu'il semble respecter et estimer, en lui évitant d'être exécuté comme un brigand? Il y a peut-être un peu de tout cela dans cette démonstration imposante et solennelle du pouvoir.

Sorti de la citadelle où Augustin était emprisonné, le cortège se dirige lentement sur le chemin de Bac Loc, à la sortie de Son Tay, où se trouve un terrain sur lequel se tient habituellement le marché du safran. Augustin avance, il marche « le visage riant, la tête haute, tenant de sa main sa chaîne relevée, et récitant de ferventes prières le long de la route [...] il va à la mort comme les autres vont à une fête ! Quel courage ! Pas le moindre signe de frayeur » (28) s'exclamera avec admiration son évêque.

De fait, il n'a pas peur car sa foi est plus forte que la peur. Il prie, lève les yeux vers le ciel, ignorant tout ce qui l'entoure, sourd aux propos de ses amis qui tentent d'attirer son regard. Augustin certes est encore en vie, mais déjà il n'est plus de ce monde. Il s'avance fièrement, indifférent, récitant peut-être ce sub tuum, cette invocation à la Vierge dont il est cou- tumier dans les moments difficiles, implorant sa protection. Peut-être aussi se remémore-t-il ces paroles du prophète Isaïe « Le Seigneur Yahvé m'a ouvert Voreille et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé. J'ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient et mes joues à ceux qui m'arrachaient la barbe... Le Seigneur Dieu vient à mon secours ; c'est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages : je sais pourquoi je ne serai pas confondu » (32).

Arrivé avec sa garde au centre du dispositif, Augustin se met à genoux et un forgeron s'approche de lui pour briser ses chaînes. Il dégage alors son cou, comme il l'avait montré naguère à l'école de Bettborn et délibérément, presque par bravade, il baise par trois fois le petit crucifix que sa tante lui avait offert et qu'il portait toujours sur lui, montrant par là qu'il ne renonce pas. Il le pose devant lui et ne résiste pas lorsque le bour­ reau lui lie les mains. Il se tient droit, lève les yeux vers le ciel puis dit au bourreau «faites vite ». Au signal du gong ou de la cymbale, le bourreau frappe par trois fois et fait rouler la tête.

Augustin a été exaucé.

Déclaré « Bienheureux » par le Pape Léon XIII le 7 mai 1900, à l'is­ sue de près de cinquante années de procédure, Augustin Schoeffler sera honoré sur les autels des Grands Séminaires de Nancy et de ainsi que sur ceux des Missions Etrangères. Dès lors, la notoriété du martyr ne ces­ sera de grandir en Lorraine. Si le Grand Séminaire de Nancy rend hom­ mage au Bienheureux en lui donnant son nom, si deux biographies sont publiées respectivement à Nancy et à Metz, la dévotion au martyr est attes­ tée par des cérémonies religieuses commémoratives comme par une florai­ son d'images pieuses et de cantiques, comme par l'installation de statues et de vitraux dans de nombreuses églises des pays nancéiens, toulois et sarre- bourgeois. Le temps toutefois fera son œuvre et les manifestations s'es­ tomperont. Ce n'est guère qu'au séminaire des Missions Etrangères et sur­ tout à Mittelbronn, dans son village natal, que le souvenir d'Augustin Schoeffler sera régulièrement évoqué.

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Seul «Bienheureux» parmi les et les Saintes honorés sur les vitraux des hautes fenêtres de la nef de la cathédrale de METZ, réalisés en 1954 par le peintre Pierre Gaudin, Augustin SCHOEFFLER, appelé parfois Schaeffler, est déjà couronné de l'auréole des Saints qui ne lui sera décernée que le 19 juin 1988. Soucieux d'apporter aux populations des pays du monde mission­ naire, tout particulièrement à l'Eglise vietnamienne majoritairement sous tutelle, des valeurs d'exemplarité et des signes de sainteté, le Pape Jean Paul II, dans la droite ligne des positions définies par le Concile de Vatican II, entendit que l'Eglise leur propose des modèles de vie et honore les mis­ sionnaires et les fidèles qui ont sacrifié leur vie pour leur mission et pour leur foi. C'est dans cet état d'esprit que le Pape canonisera le 19 juin 1988 les 117 martyrs du , précédemment béatifiés. Au delà des impres­ sionnantes cérémonies de canonisation qui se sont déroulées à Rome à cette occasion et auxquelles participait une délégation de quelque 300 Lorrains, comme des manifestations célébrant le saint, dans les Congrégations missionnaires, et dans de nombreuses églises et paroisses, il faut souligner combien ce qui est devenu le pèlerinage annuel de Mittelbronn prend une importance grandissante tant par la fidélité de la population au souvenir de l'un des siens que par l'aura que développe Augustin auprès des chrétiens d'origine vietnamienne, notamment ceux qui ont trouvé en Lorraine une terre d'accueil. Plus qu'un lieu de souvenir, Mittelbronn est devenu un lieu de mémoire dont témoignent son musée, ses spectacles, ses relations avec les paroissiens de Bac-Loc, lieu de l'exé­ cution d'Augustin dont ils ignoraient tout jusqu'à ce qu'un petit groupe de Lorrains se rende sur place et les informe. Tout ceci va bien au delà du culte habituel rendu aux saints: c'est une sorte de passion, de fascination qu'éprouve la population de la région pour Augustin Schoeffler.

Mais l'Eglise de Lorraine se devait tout autant de témoigner de cette pérennité de la « présence au monde » que le Pape avait soulignée. Elle sera attestée par le fait que les évêques des diocèses lorrains de Saint-Dié, Nancy, Verdun et Metz, prenant en considération tout ce qui, dans le com­ portement d'Augustin, leur apparaissait exemplaire, son rejet de tout res­ sentiment face à sa grande pauvreté, son humilité, sa bonté, sa fidélité à ses amis, sa confiance en ses maîtres, son immense foi en Dieu mais aussi sa détermination simple, joyeuse et son courage tranquille et sans faille jusqu'au suprême sacrifice, décidèrent de placer le nouveau Séminaire inter-diocésain de Metz sous le patronage d'Augustin Schoeffler.

Pouvaient-ils offrir aux jeunes séminaristes de Lorraine meilleur modèle ? NOTES

1. Lettre n° 22 du 3 juillet 1846 à Mlles Klein & Schoeffler. 2. Lettre n° 3 du 27 avril 1843 à M,le Elise Schoeffler. 3. Lettre n° 1 du 6 octobre 1842 à Mlle Elise Schoeffler à Wiesbaden. 4. Lettre n° 34 du 8 mars 1847 à l'abbé Chevallier. 5. Lettre n° 16 du 28 décembre 1845 à M,,es Schoeffler & Klein. 6. Lettre n° 22 du 3 juillet 1845 à M,les Klein & Schoeffler. 7. 7. Lettre n° 23 du 18 octobre 1846 à M. Heymroth. 8. Lettre n° 27 du 12 novembre 1846 à Louis Hoff er. 9. Lettre n° 54 du 14 octobre 1847 à M!,es Klein & Schoeffler. 10. Lettre n° 30 du 30 novembre 1846 à l'abbé Chevellier. 11. Lettre n° 32 du 29 décembre 1846 à Mlles Klein & Schoeffler. 12. Lettre n° 44 du 23 juin 1847 à l'abbé Chevallier. 13. Lettre n° 57 du 2 novembre 1847 à l'abbé Chevallier. 14. Lettre n° 61 du 12 avril 1848 à Mlles Klein & Schoeffler. Cette lettre commencée à Singapour sera achevée le 7 juin lors de l'arrivée à Hong Kong. D'une manière générale, les diverses citations relatives au voyage ici rapportées sont extraites des lettres n° 59, 62, 63 & 64 à divers correspondants. 15. Lettre n° 59 du 25 mars 1848 à M. Albrand. 16. Lettre n° 63 du 23 mai 1848 à l'abbé Chevallier. 17. Lettre n° 65 du 24 mai 1848 à Stricher. 18. Cet édit secret de l'empereur Tu-Duc daté du 30 mars 1851 - l'arrestation d'Augustin aura lieu le 1er mars - montre la continuité d'une politique de prohibi­ tion de la religion chrétienne. Cet édit est rapporté sur une lettre de Mgr Retord, en date du 25 mai 1851 dans laquelle il relate le martyre d'Augustin. Cette lettre est publiée dans l'ouvrage de l'abbé Stelly p. 233 à 249. On relèvera que sous les règnes de Minh Mang et de Tu-Duc au moins 115 prêtres et 90000 fidèles ont été mis à mort, parmi lesquels 94 ont été déclarés bienheureux en 1900 et 25 en 1951. 19. Lettre n° 81 du 2 mars 1849 à Mme veuve Schoeffler (sa mère). 20. Lettre n° 74 du 13 septembre 1848 à divers prêtres et amis. 21. Lettre n° 79 du 27 février 1849 à M. Beauvoie. 22. Lettre n° 85 du 22 octobre 1850 à l'abbé Chevallier. Cette lettre parvient au sémi­ naire de Nancy le 22 juin 1851 alors qu'Augustin a été exécuté le 1er mai. Lettre n° 89 du 2 octobre 1850 à l'abbé Stricher. 23. Lettre n° 84 du 22 octobre 1850 à M. Laigre-Filliatrais. 24. Lettre n° 86 du 23 octobre 1850 à M,les Chevreux. 25. LA FONTAINE (Jean de), Les animaux malades de la peste. 26. Lettre n° 17 du 5 février 1846 à M,,es Klein & Schoeffler. 27. Lettre n° 63 du 23 mai 1848 à M. l'abbé Chevallier. 28. Lettre de Mgr Retord du 25 mai 1851 à MM. Langlois et Charrier; Séminaire des Missions étrangères, dans B. Stelly op. cit. pages 233 et suiv. 29. Cité par Daniel Rops dans Histoire de VEglise, Vol. III, L'Ere des grands craque­ ments, p. 93, Ed. Bernard Grasset, Arthème Fayard, 1962-1965. 30. NOLLY (Emile), La barque annamite, Paris, Calmann-Lévy, 1910. 31. Témoignages rapportés au procès de béatification dans Summarium de super mar- tyrio - Causa martyrii - Rome 1899 p. 578 et suiv. Ce document, de 1068 pages, a été établi par le postulateur et examiné par le P. Minetti, avocat de la cause, qui a étudié les dépositions des témoins assermentés et les a fait traduire en italien. 32. Isaïe 50, 5-7. Il est intéressant de comparer cette citation avec ce que rapporte Mgr Retord dans sa lettre du 25 mai 1851. NB Les « Lettres » auxquelles la présente communication fait référence sont extraites de l'ouvrage publié par l'abbé B. Stelly, aux éditions Eglise d'Asie, 128 rue du Bac à 75007 Paris. « Saint Augustin Schoeffler, Lettres d'un Lorrain Martyr au Tonkin (1822-1851) ».