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NOMINOË ET L'ÉPOPÉE DES ROIS MÊME AUTEUR

Histoire

La Bretagne dans la guerre : tomes I, II, III (Prix du Rassemblement Breton 1969, aux Éditions France-Empire). Réédition : 1984. Le théâtre en uniforme (France-Empire, 1973). La Bretagne sous le gouvernement de Vichy : une tentative de régiona- lisation (France-Empire, 1982). Le brave général Cambronne (Prix Bretagne, 1984; Prix des Écri- vains combattants, 1985 ; Sélection des livres de l'Ouest; France- Empire, 1984). Anne de Bretagne (France-Empire, 1996). La Vie parisienne sous l'occupation (France-Empire, 1997).

Cinéma

Les Truquages au cinéma (en collaboration avec Maurice Bessy, aux Éditions Prisma). ABC du cinéma (en collaboration avec René Thévenet, Charles Ford, Jean-Claude Labret, etc., Contact-Editions-Publications, 1953). The world of Music ( en collaboration avec divers auteurs aux Édi- tions Musikkens Verden à Oslo et aux Éditions « Le Sphinx » à Bruxelles). Robert le Vigan, le mal-aimé du cinéma (France-Empire, 1985). Harry Baur (Pygmalion-Gérard Watelet, 1995).

Les métiers

Le métier d'architecte. Entretiens avec Marcel Lods (France- Empire). Le métier de comédien. Entretiens avec Maurice Ronet (France- Empire). Le métier de marchand de tableaux. Entretiens avec Emmanuel David (France-Empire). Romans

Le Défroqué (Prix Bancarella, 1955, aux Éditions France-Empire). L'Homme aux clés d'or (France-Empire). Pourquoi viens-tu si tard? (France-Empire). Dieu seul m'arrêtera (France-Empire). Traduction

Par-dessus les moulins (« El sombrero de tres picos » d'Alarcon, aux Éditions France-Empire). HERVÉ LE BOTERF

Nominoë et l'épopée des rois bretons

Documentation et recherches de Marialys Bertault

ÉDITIONS FRANCE-EMPIRE 13, rue Le Sueur, 75116 Paris http://www.france-empire.fr Vous intéresse-t-il d'être tenu au courant des livres publiés par l'éditeur de cet ouvrage? Envoyez simplement votre carte de visite aux ÉDITIONS FRANCE-EMPIRE 13, rue Le Sueur, 75116 Paris ou laissez-nous un message sur notre E-mail france-empire @ france-empire.fr et vous recevrez, sans engagement de votre part, notre catalogue qui présente nos différentes collections disponibles chez votre libraire. Vous pouvez également consulter ce catalogue sur le site internet de France-Empire http://www.france-empire.fr © Éditions France-Empire 1999 ISBN 2-7048-0875-9 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays. IMPRIMÉ EN FRANCE Ann neb a venn, hennez a c'hall Ann neb a c'hall a gas ar Gall. Celui qui veut, celui-là peut; Celui qui peut, chasse le Franc. « Le tribut de Nominoë », Barzaz Breiz, Hersart de la Villemarqué.

PRÉFACE

Les manuels d'Histoire de France négligent pour la plupart de relater les exploits des héros de nos provinces. On chercherait en vain dans ces ouvrages les noms de Morvan, de Nominoë, d'Erispoë, de Salomon, d'Alain le Grand et d'Alain Barbe-Torte qui ont inscrit les pre- mières pages glorieuses de l'histoire du peuple breton. Serait-ce un crime politique que de reconnaître que la Bretagne existait avant la France et la langue des Celtes avant le dialecte des Francs ? Serait-ce témoigner d'une rêverie nostalgique du passé que d'évoquer la geste de nos premiers rois de Bretagne ? Ce n'est pas en vain qu'une statue de Nominoë, le père de la Patrie (Tad ar Vro), a été édifiée à Bains-sur-Oust. Elle est là pour rappeler aux jeunes de demeurer dignes de ceux qui, à l'exemple des Romains, firent l'unité de leur pays par le glaive et par la charrue (« ense et arras- tro »). Force est de reconnaître qu'on vit plus souvent brandir le glaive que la charrue tracer ses sillons sous un ciel de paix. Tel est l'objet de ces pages qui se présentent comme une plongée dans une épopée emplie tour à tour de fureur sanguinaire et de ferveur mystique, mais empreinte aussi de merveilleux, car il est parfois diffi- cile, en analysant les faits et les hommes de cette période qui va du V siècle au début du X siècle, de démêler la part de la légende et celle de la vérité tant elles sont étroi- tement liées. Patrice de la Tour du Pin a prétendu que les pays qui n'avaient pas de légendes étaient condamnés à mourir de froid. Ce n'est heureusement pas le cas de la Bretagne qui a toujours eu le sang chaud et tout particulièrement à l'époque de ses premiers conquérants. Encore convient-il de ne retenir des récits issus de la tradition populaire que le fait ou la situation qu'ils cristallisent, en gardant un prudent scepticisme à l' égard des prolonge- ments romanesques ou féeriques dont ils parent ces évé- nements. Sur le plan de l'histoire, il a fallu souvent faire table rase des anciennes chroniques contestables ou parti- sanes de Frédégaire, d'Eginhard, d'Ermold le Noir, de Fortunat, de Sidoine Apollinaire, de saint Grégoire de Tours, de saint Hermeland et de bien d'autres, pour en arriver aux travaux contemporains de Jean Delumeau, de Pierre Riché, de R. Latouche, de Yann Brékilien, du père Joseph Chardronnet et surtout de J.K. Werner - remarquable exégète des annales carolingiennes de Réginon de Prüm - qui réfutent un certain nombre de thèses jusqu'alors accréditées par Pierre Le Baud, Alain Bouchart, Bertrand d'Argentré, Dom Lobineau, Dom Morice et, plus près de nous, par des universitaires émi- nents tels que Kurth, Ferdinant Lot, Le Moyne de la Bor- derie, Waquet, Pocquet du Haut Jussé, Durtelle de Saint-Sauveur, Rébillon, etc. Une lecture attentive du Cartulaire de Redon permet, enfin, de rectifier certains jugements hâtifs émis par les historiens des siècles pas- sés. C'est donc à une espèce de western carolingien tem- péré par la rigueur historique que ce livre convie. L'action se situe en Bretagne, précédemment connue sous le nom d'Armorique. Mais pour la bonne compré- hension du scénario, il importe de faire au préalable un bref « flash-back », ou retour en arrière, dans ce pays avant l'arrivée de ses rois. Hervé LE BOTERF

LA BRETAGNE AVANT SES ROIS

De l'année 55 avant Jésus-Christ à l'an 435 de notre ère, l'Armorique connut cinq siècles d'occupation sévère. Après sa victoire sur la flotte armoricaine, au large de la presqu'île de Rhuis, Jules César donna une vision peu rassurante de la « paix romaine » (pax romana), en fai- sant égorger les magistrats de la région vénète et en ven- dant à l'encan ce qui restait de la population. Ceux qui avaient réussi à s'enfuir se réfugièrent dans l'île de Bre- tagne (Pretania) - la Grande-Bretagne d'aujourd'hui - où ils fondèrent une petite communauté nommée Gwyn- ned dans l'actuel Pays de Galles. Conan Mériadec, roi de légende.

Dès lors, les légions romaines imposèrent leur domi- nation au territoire d'Armorique réduit, pour cause de rébellion, au régime de « colonie stipendiaire » et ratta- ché à la Ille Région Lyonnaise. Elles soumirent les habi- tants à une lourde fiscalité et à des corvées incessantes qui contraignirent la plupart des Armoricains - en majo- rité des agriculteurs - à abandonner leurs champs pour entreprendre la construction et le pavage de grands axes routiers reliant les villes aux principaux ports. Les campagnes pâtirent de cette politique d'urba- nisme. En moins de deux siècles, la péninsule redevint une région de landes désertes, de marécages et de forêts inextricables où rôdaient, à leur aise, non seulement les loups et les sangliers, mais aussi les ours et les aurochs. Conscients du péril qui gagnait leurs terres et las d'être rançonnés, les Armoricains se soulevèrent à plusieurs reprises contre l'oppression romaine, alors même qu'ils étaient attaqués sur leur littoral par les pirates saxons et scandinaves. Ces rébellions, connues sous le terme géné- rique de révoltes des Bagaudes (du nom celtique Bagad qui signifie troupe), se soldèrent pratiquement toutes par un échec. La première, en 285, puis la seconde en 286, à l'issue de laquelle les combattants furent vaincus par l'armée occupante à Saint-Maur. Ce ne fut qu'un siècle plus tard, à la suite du différend sanglant ayant opposé, en 383, Maxime à Théodose, qu'on vit les des- cendants des premiers Bagaudes surgir du fond de leurs maquis, pour s'y engouffrer à nouveau, après avoir essuyé un prompt revers. A cette occasion naquit la légende d'un certain Conan Mériadec, chef de merce- naires venus de l'île de Bretagne au secours de Maxime, et qui aurait mis à profit la défaite de celui-ci pour se faire couronner roi d'Armorique. Cette épopée ne repo- sant sur aucune base historique, force est donc de refu- ser - n'en déplaise à certains fanatiques et à quelques illuminés - le titre de premier de nos rois bretons à ce héros mythique. En 409, les Bagaudes repartirent à l'attaque, tout aussi vainement, d'ailleurs, qu'en 417 et 418, et sans doute pendant les années suivantes. Malgré les terribles repré- sailles exercées par les mercenaires caucasiens du géné- ral Aetius, les francs-tireurs armoricains n'avaient pas renoncé à la victoire. Ils l'obtinrent en 435, tandis que les troupes d'occupation, harcelées sur leurs flancs par des envahisseurs de l'Europe centrale, amorçaient déjà leur repli en direction de l'Italie. En 476, Rome n'était plus dans Rome, l'empire d'Occident avait cessé d'exister et la Gaule commençait à subir la domination des Francs. L'Armorique, elle, pansait ses blessures. Pour reprendre vie, elle dut attendre encore de nombreuses années. Ce fut au V siècle, en effet, que des insulaires bretons, traversant la Manche, vinrent repeupler et fertiliser cette contrée. Ils allaient si bien la ressusciter qu'elle leur doit juste- ment son nouveau nom de Bretagne.

Des cousins... à la mode de Bretagne.

Les mobiles de cette migration, échelonnée sur près de quinze décennies, offrent un sujet de discorde aux historiens. La tradition voudrait que ces Bretons aient fui devant la menace d'invasions jutes, angles et saxonnes et soient arrivés en conquistadors sur le continent armoricain de Letavia (terre en longueur selon les uns, et du littoral, selon les autres). Saint Gildas, pre- mier en date, mais aussi le moins sérieux des historiens bretons, a brossé de cet exode un tableau terrifiant : « Les Bretons s'enfuyaient devant les Anglo-Saxons comme devant le feu... Ils se rendaient au pays d'outre- mer avec de grands gémissements et, sous leurs voiles gonflées, au lieu de la chanson des rameurs, ils enton- naient ce psaume : Seigneur, Votre main nous a livrés comme des agneaux à la boucherie et Elle nous a dispersés parmi les nations 1 » Des travaux récents, notamment ceux de Léon Fleu- riot donnent une vision moins inquiétante de cette invasion. Ils exposent d'abord que ces migrations remontaient à la plus haute antiquité, pour des raisons d'ordre commercial et que, momentanément inter- rompues par la conquête romaine, elles s'intensifièrent à partir du III siècle, lorsque l'Empire eut consolidé ses bases dans la péninsule armoricaine. Ils soulignent ensuite que les immigrants ne débarquaient pas en conquérants menaçants. Ils arrivaient plutôt en qualité de réfugiés contraints par la disette, l'accroissement

1. Cité par Herry Caouissin dans Breizh, Vision d'Histoire. 2. Léon Fleuriot : Les origines de la Bretagne, Payot 1980. 3. C'est également l'opinion de Jean La Bénelais qui apporte quelques précisions intéressantes sur cette immigration délibérée des insulaires : « Tout le nord de l'Armorique reçut d'eux (les immigrants) jusqu'à la Dos- sen, le nom de Domnonée, qui était celui de la région insulaire, dont appa- remment ils provenaient, et qui ne fut pas inquiétée par les Saxons avant le VII voire le VIII siècle. A l'ouest de la Dossen, le pays reçut le nom de Léon, importé du sud du Pays de Galles, qui ne reçut jamais la visite des Saxons, sinon, et pas avant le XI siècle, celle guère plus amène des Normands. Il aurait donc fallu que les fuyards proviennent de la région de la Thamise, occupée aux V et VI siècles. Mais comment auraient-ils pu s'embarquer, avec femmes et enfants, dans des bateaux à eux, au cours de plusieurs géné- rations, sur une côte tenue sur toute sa longueur par les envahisseurs, qui de la population et la faillite du régime économique romain, à trouver une terre d'asile où ils pourraient fon- der un nouveau foyer, bâtir des églises consacrées au culte du Christ, semer et moissonner sur des landes trop longtemps demeurées en friche. Gabiers, soldats- laboureurs et apôtres de la chrétienté, tels nous appa- raissent ces lointains ancêtres. Sans prendre parti pour l'une ou l'autre des thèses en présence, il semble vraisemblable d'admettre que les migrations se soient effectuées, au début, dans un cli- mat pacifique et décontracté, mais qu'elles aient revêtu, vers la fin, le caractère d'une véritable débandade provo- quée par la ruée des Saxons dans le sud-ouest de l'île de Bretagne. Toujours est-il que ce furent, en grande majorité, les ressortissants de ces contrées insulaires du sud-ouest - le , les Cornouailles, le Pays de Galles actuels - qui entreprirent cet exode en Armorique. Des familles entières - parfois même toute la popula- tion d'un village - s'embarquaient à destination du litto- ral ouest de la Gaule. Ces populations n'eurent aucun mal à s'établir sur les côtes, puis à l'intérieur des terres. Les vastes étendues inhabitées ne manquaient pas. Il y avait place pour tout le monde. En outre, les nouveaux venus parlaient un dialecte proche de celui des Armori- cains. Ils ne furent donc pas considérés comme des ennemis, mais littéralement comme des cousins... à la mode de Bretagne. Ils étaient chrétiens, zélateurs d'une foi qui avait imprégné l'Armorique dès la fin du III siècle

de là poussaient leurs incursions vers l'intérieur? Il faudrait supposer, par conséquent, que les fuyards se seraient déplacés d'abord vers l'ouest, vers les territoires restés indépendants et de là, ensuite, se seraient librement embarqués dans les ports celtes. Mais dans ce cas, on ne peut plus parler de fuyards, il s'agit de réfugiés se transformant en émigrants. » ( « La tradition politique bretonne » in La Bretagne Réelle, n° 434, décembre 1980.) après le martyre des deux frères nantais Donatien et Rogatien. Les clercs, les moines, les abbés, les évêques et les chefs des communautés religieuses jouèrent, en la circonstance, un rôle comparable, toutes proportions gardées, à celui de Moïse, entraînant et guidant ses ouailles vers la Terre Promise. De nombreuses légendes content les miraculeuses tra- versées de ces élus de Dieu, qui n'hésitaient pas à affron- ter la fureur des flots sur des auges de pierre 1 Ainsi arrivèrent sur les côtes d'Armorique, Budoc, l 'évangélisateur du Cap Sizun, Gildas, le sanctificateur du , Ronan, l'ermite de la forêt du Nevet, Sam- son, fondateur de l'abbaye de Dol, et Guénolé, de celle de Landévennec. Citons aussi Tugdual et Malo qui choi- sirent respectivement Tréguier et Aleth pour centre de leur apostolat. A l'instar de Saint-Malo, de nombreuses localités - Saint-Brieuc. Saint-Lunaire, Saint-Pol-de- Léon, etc. - prirent par la suite le nom des pieux person- nages qui avaient élu domicile dans leur district. La Bre- tagne était devenue la terre des saints, non plus seulement celle des sept fondateurs - Malo, Samson, Brieuc, Tugdual, Pol Aurélien, Corentin et Patern - mais de 7 847 autres... vénérés par la tradition au cimetière de Lanrivoaré ! Est-il utile de préciser que bien peu d'entre eux furent canonisés. La ferveur populaire s'était char- gée d'attribuer d'elle-même l'auréole à plusieurs milliers de chefs spirituels. Ce fut le cas, entre autres, de la pieuse Nennok et de la charitable Evette qui furent sans doute les premières femmes à bénéficier de la vénéra- tion des foules. Les Bretons qui peuplèrent l'Armorique demeuraient

1. En fait, il s'agissait de barques lestées de grosses pierres pour leur évi- ter de chavirer en haute mer. Cette pratique était courante à l'époque et fort utilisée par les Romains. groupés en fonction de leurs régions d'origine. Les terres où ils s'établirent prirent le nom de leur contrée natale. C'est ainsi que les (issus du Devon) bapti- sèrent Domnonée la contrée où ils se fixèrent sur la côte nord, approximativement entre le mont Saint-Michel et Lannion. A l'ouest de cette dernière ville, et s'étendant jusqu'aux rives de l'Aulne, le territoire occupé par des Gallois devint le Léon en souvenir d'une de leurs locali- tés, Caer Léon, par ailleurs fief du roi mythique Arthur et des Chevaliers de la Table Ronde. Le sud-ouest de la péninsule répondit à l'appellation de Cornouaille, en rai- son des nombreux Cornovii, émigrés des Cornouailles insulaires. Dans chaque village, la vie s'organisa selon des rites et des coutumes plus ou moins calqués sur ceux d'outre- Manche. Les familles s'assemblèrent à proximité d'un monastère (lan) ou de la retraite d'un ermite et for- mèrent une paroisse dénommée plou. Pour la diriger, on désigna un tiern, le plus souvent l'abbé ou l'ermite local, ou à défaut un laïc dont l'autorité et la compétence d'administrateur étaient reconnues par ses concitoyens. Sous sa direction, la population défricha, sarcla, cultiva, s'adonna à l'élevage et édifia des habitations. Les plous situés dans une même région formaient un pou, c'est-à-dire un district administré par un mach'tiern, et l'ensemble de pous peuplés de résidents de même origine constituaient une fédération, ou princi- pauté appelée bro. On en dénombrait tout au plus quatre ou cinq : Domnonée, Léon, Cornouaille, , etc., sou- mises à l'autorité d'un gouverneur central. Lors de leur implantation sur le continent, les Bretons n'ayant guère ressenti d'hostilité de la part des Armori- cains, n'éprouvèrent pas non plus de difficulté à les inté- grer progressivement à leurs communautés. La fusion des deux populations s'opéra donc sans heurt, tandis que le reste de la Gaule subissait le choc des invasions barbares. La situation allait-elle se transformer quand, vers le milieu du V siècle, les Francs, semblant avoir fini d'en découdre avec les Wisigoths, les Vandales, les et les Burgondes, purent se considérer comme les seuls Barbares, maîtres de l'ancienne Gaule ? Il leur restait à conquérir la Bretagne. Tout d'abord, ils y renoncèrent pour plusieurs raisons, dont la plus importante semble être qu'ils considéraient cette acquisition comme peu digne d'intérêt. Qu'iraient-ils faire sur ces côtes éven- tées, soumises, de surcroît, aux raids de pirates et dans ces landes rases, ces marécages et ces forêts impéné- trables ? Plus tard, lorsque Clovis eut réalisé l'union de ses ter- ritoires avec le concours des évêques, la monarchie franque changea d'avis. Plusieurs raids furent entrepris aux lisières de la Bretagne. D'abord repoussées, ces incursions nourries d'effectifs de plus en plus nombreux et de mieux en mieux armés permirent aux Francs de se rendre maîtres des diocèses de Rennes, de Nantes et de . LES ROITELETS BRETONS

Sous la dynastie mérovingienne, il n'y eut, pour reprendre le mot célèbre de Benjamin Guérard, de pro- grès constant que dans la barbarie. Les monarques francs qui étaient entrés en possession des territoires de Nantes, de Vannes et de Rennes avaient pris la fâcheuse habitude de se déchirer entre eux. Il en était de même pour les chefs bretons restés provisoirement maîtres de leurs principautés, en Dom- nonée, en Cornouaille ou en Léon. Malgré une certaine reconnaissance officielle de la Bretagne sur le plan ecclésiastique 1 ils ne se soucièrent pas de coordonner leurs forces pour fonder un Etat uni et indépendant. Ils se proclamèrent « rois » de domaines fragiles, davantage

1. Attestée, en tout cas, par les synodes épiscopaux, tenus depuis 481 dans le royaume franc, qui reconnaissent à la Bretagne une entité territo- riale. menacés par la convoitise de leurs proches que par celle des descendants de Clovis. Le terme de « roitelet » leur eût mieux convenu car ils se faisaient gaillardement tru- cider par un frère ou un cousin, avide de s'emparer d'une couronne éphémère. Sitôt assis sur le trône, l'usurpateur était rapidement chassé à son tour par un autre aventurier, généralement de sa parenté. De cette période peu glorieuse durant laquelle les assassins avaient ravi aux moines et aux évêques la place de guides, il ne demeure qu'une vingtaine de com- mentaires fort contestables de saint Grégoire de Tours et des légendes auxquelles on ne peut accorder, histo- riquement, qu'une part infime de vérité.

La principauté de Cornouaille.

Le fondateur du « royaume » de Cornouaille aurait été un certain Rivelen qui se serait empressé de joindre à son patronyme le qualificatif honorifique de Le Grand. Son arrière-petit-fils fut Gradlon dont l'aventure reste liée à la submersion de la ville d'Ys. Il accédait au trône avec un lourd passé de rapines, de meurtres et de viols. La vox populi aurait pu l'absoudre de ces méfaits, mais elle ne lui pardonna pas d'avoir succombé aux charmes d'une sirène racolant au bord d'un musoir, et qui lui donna une fille, la sinistre Dahud 1 Cette nymphomane transforma la cour, réputée brillante, de son père en véritable caravansérail de la concupiscence. Las de ces orgies, saint Guénolé décida de sévir. Par une belle nuit, comme on l'écrit dans les contes de fées, il entraîna le roi dans une chevauchée fantastique pour échapper à

1. Cette royale putain a même été « sanctifiée » par certains Bretons. l'engloutissement par les eaux de tout le territoire compris entre Audierne et Douarnenez. Dahud et son amant de cette nuitée - le Diable au dire de certains - ainsi que des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants périrent avec ou sans absolution - la légende ne le dit pas - du bon Guénolé. Après quoi, croulant sous le poids des remords, Gradlon passa le reste de son âge à où il fit œuvre de sage administrateur. Il ne faut pas écouter les sirènes. Il convient de se méfier des nymphomanes. Il importe surtout de se mon- trer réservé sur les prodiges ou les miracles effectués par les saints de Bretagne. Toujours est-il que, de cette aven- ture, il est historiquement prouvé qu'un raz de marée submergea le Cap Sizun. C'est tout ce qu'on peut retenir de vraisemblable de cette histoire. Gradlon mourut, dit-on, pieusement entouré de ses saints conseillers Corentin et Guénolé. Il n'imaginait pas que sa succession provoquerait une suite de drames. Son petit-fils, Budic, fut dépossédé de son trône par Iann Reith, un aventurier issu de Cornouaille. Milio, l'arrière- petit-fils de Iann Reith, succomba, poignardé par son frère Rivold qui, pour garantir la sécurité du sceptre ainsi conquis, n'hésita pas à faire trancher la main droite et le pied gauche de son neveu Méloir afin qu'il ne puisse régner à sa suite. Ainsi qu'il fallait s'y attendre, la ferveur populaire fit de Milio et de Méloir deux saints dont la mémoire est encore honorée en certains lieux.

La principauté de Léon.

La sauvagerie était encore plus exemplaire dans le royaume de Léon dont les annales restent marquées par le souvenir de Conomor dit Le Maudit. Précurseur de Barbe-Bleue, Conomor tuait systématiquement toutes ses épouses dès qu 'elles étaient enceintes parce qu'une prédiction lui avait révélé qu'il périrait de la main d'un de ses fils. Nonobstant, Conomor n'était pas un person- nage négligeable sur les plans politique et militaire. Il s'en serait fallu de peu qu'il méritât, en tout premier, le titre de roi des Bretons. Prince régnant sur le Léon, il avait, un moment, conquis la Cornouaille et le Poher et sans doute aussi la Domnonée puisque, après avoir fait assassiner son monarque, Iona, il épousa la veuve de celui-ci. La mal- heureuse fut la sixième femme de ce malandrin et, conformément à la tradition, elle ne survécut pas à quel- ques mois d'étreintes partagées avec son second mari. Conomor avait encore des visées sur le territoire de Vannes. Aussi aurait-il pu légitimement s'intituler roi de Bretagne en se rendant maître de cette contrée. Il se contenta de faire une alliance diplomatique en deman- dant la main de la princesse Triphine, fille de Waroc 1er, roi de Vannes. La douce et soumise Triphine - une sainte du calendrier populaire de plus - annonça par la suite, à son seigneur et maître qu'elle attendait un héri- tier. Elle fut étonnée du désappointement manifesté par son époux mais dut être encore plus surprise quand ce même mari l'étrangla, sans façon, peu de temps avant la date prévue pour l'accouchement. Conomor avait commis, ce jour-là, une grave erreur politique. Personne jusqu'alors ne semblait lui avoir tenu grief de s'être débarrassé de façon cavalière de ses six premières conjointes. Cette fois-ci, on jugea qu'il avait dépassé la mesure. La population se rebella et tempêta si fort que saint Gildas dut opérer, dit-on, un miracle en ressusci- tant Trémeur - encore un saint élu par le peuple - l'enfant que Triphine avait porté dans ses flancs. Conscients du danger que présentait un monarque aussi maniaque, les notables et les chefs religieux de la contrée se réunirent au sommet du Mené-Bré et desti- tuèrent Conomor après avoir écouté un violent réquisi- toire prononcé par saint Hervé - un véritable saint, celui-là, canonisé par Rome. Conomor n'était pas homme à tenir compte d'un tel ostracisme. Avec l'appui de quelques féaux et l'aide d'un certain nombre de gibiers de potence de son acabit, il reprit son trône et massacra systématiquement ceux qui l'avaient trahi. Il périt, peu après. de la main de Judwal. le fils de Iona qui ne parvenait pas à lui pardonner le meurtre de son père et l'assassinat de sa mère.

La principauté de Domnonée.

Le premier chef de la Domnonée semble avoir été un certain Riwal, sanctifié voce populi, tout comme sa sœur Pompée et son neveu, l'évêque Tugdual, fondateur du diocèse de Tréguier. Ce pieux homme aurait été aussi, si l'on en croit les annales franques, le premier des Bretons insulaires à avoir foulé le sol d'Armorique. On n'a gardé aucune trace de sa gestion administrative, pas plus que de celle de ses successeurs immédiats. Le moment où la fiction semble rejoindre un embryon de réalité se situe pendant le règne de Juthaël (ou Judaël), descendant direct de Riwal et grand chasseur devant l'Eternel, qui épousa Prizel, fille de son compagnon préféré de bat- tues. Prizel donna trois fils à son époux, Judicaël, Josse et Winoc qui, cela ne surprendra plus le lecteur, se virent conférer l'auréole après leur mort. Judicaël mérita bien, il est vrai, son titre d élu de Dieu tant sa vie fut un modèle de charité chrétienne. Il s'était retiré, très jeune, dans un monastère pour se soustraire au glaive d'une brute sanguinaire et ambitieuse nommée Rethwal qui avait placé son filleul Haëloc - et sans doute l'un des frères de Judicaël - sur le trône. L'usurpateur étant parti dans un monde prétendu meilleur, Judicaël sortit du cloître, accorda son pardon à Rethwal et reprit le sceptre et la couronne laissés vacants. Du jour au len- demain, l'ex-moine se transforma en guerrier. S'il faut en croire les annales de l'époque, il fit un grand carnage de la soldatesque franque qui avait eu la malencontreuse idée de s'aventurer sur ses terres. « Comme le laboureur qui bat son blé sur l'aire - peut-on lire dans une très ancienne chronique - partout où Judicaël passe, son javelot frappe au but marqué d'avance. » Pourtant, Judicaël n'aimait pas tuer son prochain, fût-il un ennemi juré de sa patrie. Sa charité, demeurée légendaire, se manifesta de façon exemplaire le jour où, revenant d'une expédition contre les Francs, il découvrit un lépreux, couvert de plaies, au bord d'un gué. Le mal- heureux n'osait franchir la rivière. Judicaël ordonna à ses cavaliers de le devancer. Dédaignant la contagion, il prit le malade en croupe et traversa le ruisseau avec lui. Arrivé sur l'autre rive, Judicaël coupa court aux remer- ciements du lépreux qu'il embrassa à la grande stupé- faction de ses soldats. Alors, la légende magnifia le comportement du prince et conféra à l'anecdote l'ampleur d'une parabole céleste : « Une clarté d'aurore illumina le corps de douleur et de réprobation. A travers cette chair transfigurée, le vainqueur des Francs contempla dans un ravissement d'extase, les torrents vermeils du sang eucharistique. « Sois béni ! dit une voix ineffable. Sois béni, heureux roi des Bretons, tu as porté Jésus le Christ dans tes bras » Après cela, comment aurait-on pu imaginer que Dieu se montrât oublieux ou ingrat au point de ne pas favori- ser les entreprises politiques de Judicaël ? Même si l'on ne veut pas croire à une intervention divine, il est, en tout cas, prouvé que Judicaël manœuvra fort diplomatiquement avec les Francs. Alors que la guerre battait son plein, opposant les troupes de Judi- caël à celles de Dagobert, Eloi, conseiller de ce monarque mérovingien, se rendit en Bretagne pour négocier un armistice. Il trouva un interlocuteur valable en la personne de Judicaël qui accepta de rencontrer Dagobert à Clichy afin de chercher un terrain de conci- liation. Judicaël avait offert des présents à Dagobert qui invita le prince breton à partager avec lui un repas somptueux mais Judicaël invoqua, paraît-il, sa mau- vaise santé pour ne pas se retrouver en tête à tête avec ce roi qui ne lui inspirait pas tellement de sympathie. En revanche, il rompit le pain, au sens le plus strict du terme, avec le référendaire Dadon - futur saint Ouen - qui était tout comme Eloi un disciple de saint Colom- ban. Ayant conclu un traité d'alliance avec les Francs, Judi- caël revint quelque peu soulagé en Bretagne. A défaut de fraterniser, on ne se battait plus. Les Francs et les Bre- tons s'observaient aux lisières de la Domnonée d'un regard qui se voulait amical, mais que la moindre controverse pouvait faire virer, sans délai, en éclair belli- queux. Judicaël consacra quelques années à maintenir la paix dans sa principauté. Quand il eut acquis la certitude que son territoire n'encourait plus la menace d'invasions, il

1. Adrien de Carné : Revue de Bretagne, 1902. éprouva le désir de revenir à son ancien état monas- tique. Ne venait-il pas, d'ailleurs, de fonder sur les bords de l'étang de Paimpont une abbaye modèle dont il se montrait particulièrement fier ? Le problème était d'assurer sa succession. Les enfants nés de son union avec Moronoë étaient trop jeunes pour accéder au trône. Il offrit la régence à ses deux frères Josse et Winoc qui la refusèrent l'un et l'autre pour des raisons que l'histoire ne nous a pas transmises. On ignore ainsi qui devint le successeur de Judicaël mais on sait que le royaume de Domnonée, victime de cette situation, ne tarda pas à péricliter Dépouillé de son manteau de pourpre, Judicaël avait revêtu la robe de bure. Il ne se préoccupait plus de pro- blèmes politiques. Retiré dans le monastère de Saint- Jean-de-Gaël fondé par saint Méen, il donna jusqu'au jour de sa mort, le 16 décembre 652 un bel exemple d'humilité chrétienne.

La principauté du Broërec

Avant de devenir une enclave franque, le territoire de l'actuel Morbihan avait été le théâtre de luttes san- glantes et d'un long cortège de turpitudes commises par ses monarques successifs. Le premier en date de ces égorgeurs couronnés était un triste sire répondant au nom de Chanao ou de Conoo. Fils du comte Waroc, mort aux environs de 550, il entreprit de faire assassiner toute sa famille pour avoir l'assurance que personne de son

1. Cf. Joseph Chardronnet : Rennes et la Haute-Bretagne, France-Empire, 1980. 2. Et, selon d'autres historiens, le 16 décembre 647.