ET AUSSI : Aleister Crowley, Kiko, Père L-F CÉLINE JOSEPH FADELLE EN CHAMPAGNE Boulad, Chantal Delsol, Cel Hogard, Lydia Guirous, Samuel Brussell, Pamphlets Le gardien La coupe Abou Bakr Naji, Marguerite, Johnny, dans la mare de mon frère est pleine Richard Abitbol, Romaric Sangars… n°5 ◆ janvier 2018 l’incorrect Faites-le taire !

combienDieu de divisions ? Pierre Manent & Rémi Brague passent à la question L’Incorrect © Benjamin de Diesbach pour - RD F: 5,80 - 5 L 13401 lincorrect.org

facebook.com/lincorrect @MagLincorrect @lincorrect_mag L’Incorrect n°5 janvier 2018 3

Éditorial

Par Jacques de Guillebon Directeur de la rédaction Lassata sed non satiata

uand l’électroencéphalogramme de nos À ce sujet, les nouvelles de nos voisins européens conti- représentants politiques est autour de zéro ; nuent d’être bonnes, et comme nous l’annoncions, la lumière quand toutes les oppositions constituées se lève à l’est, mais aussi au nord et au sud. La France demeu- ont déposé les armes ; quand nous semblons rera-t-elle semblable à ce centre d’une petite ville de province Q comme jamais les valets réjouis d’empires déserté, où les rideaux tombent les uns après les autres, où extérieurs ; quand c’est Alésia : alors c’est que le temps de les volets restent obstinément fermés, derrière quoi des vieil- la pensée, la saison de la réflexion sont revenus. On le sait, lards ronchonnent en songeant au doux temps passé, durant nous le répétons et le répèterons jusqu’à satiété, la droite sous que les nouveaux petits maîtres s’éclatent dans les centres toutes ses variétés a oublié de réfléchir depuis tant d’années, commerciaux extérieurs ? tant de décennies même, trop occupée à répéter ses mantras La paresse intellectuelle n’est pourtant pas l’apanage de gaullistes, libéraux ou nationalistes. Il cette droite en miettes, et ce n’est est pour le moins paradoxal que les pré- QUAND ON LEUR pas une bonne nouvelle. Voilà que la gauche, sous la houlette du déjà usé tendants à l’identité soient incapables PARLE DE CULTURE, de définir seulement la leur. Tétanisés Raphaël Glucksmann, s’y met, décal- ILS SORTENT LEUR par la figure du président Méduse, ou quant les termes buissonniens de pis charmés par le flûteur d’Hamelin, FLINGUE ; QUAND l’hors-les-murs, convoquant dans un ils se condamnent à balancer entre les ON LEUR CAUSE DE Nouveau Magazine littéraire – qui est à deux termes du faux choix, disparaître PATRIE, ILS ONT ENVIE peu près aussi neuf que les habits des ou collaborer. Que l’on réforme le code D’ENVAHIR LA POLOGNE. enfants des anciens maos – les valeurs du travail ou que l’on diminue l’impo- d’avenirs suivantes : Edgar Morin, Mi- chel Onfray, Najat Vallaud-Belkacem. sition des plus aisés, ils n’en peuvent On sent que ça va déménager chez les nuit-deboutistes dont plus de joie et ouvrent un large bec. Un jour Matamore, un Perdriel et Niel paient le loyer, ces gens qui manifestement autre Sganarelle, errant de Wauquiez en Le Pen, de Pécresse veulent penser mais sans savoir trop quoi ni pourquoi et com- en Philippot, ils tournent en rond dans la nuit et sont consu- mencent ainsi, tels les Baudelaire du crépuscule idéologique : més par le feu, tels des damnés. « Partons. / Partons enfin. Partons loin. » En effet, on ne Il faut dire que l’audace n’est pas leur fort, le courage nul- vous retient pas. lement leur came. À notre petite place incorrecte, nous en Mais soyons sérieux et parlons de la France, qui est notre sommes les quotidiens témoins. Que n’entendons-nous ? seul parti. De ce laboratoire de catastrophe générale qu’elle Tel jour trop intellectuels ; tel autre trop vulgaires ; le matin est devenue, nous parions que sortira l’antidote, qu’après l’hi- vendus au sionisme international ; le soir poste avancé du ver les lilas refleuriront. Que le travail qu’avec quelques autres fascisme qui vient. Amis du grand capital pour les uns, anar- nous avons entamé portera en son temps ses fruits ; qu’enfin chistes pour les autres, il n’est jusqu’à la pathétique revue les barrières bêtement dressées entre factions illusoires d’un Esprit, faux nez intellectuel d’une démocratie-chrétienne en même peuple tomberont ; que le rat des villes et le rat des déliquescence pour nous assommer d’épithètes infamantes, champs communieront à nouveau au même festin, sur la terre lefebvristes, intégristes ou lepénistes. Bref, quand on leur commune des pères. Car, quoi que l’on nous inflige, nous parle de culture, ils sortent leur flingue ; quand on leur cause pouvons dire comme la femme, nous la France qui n’a l’inten-

© Léa Frct pour L’Incorrect © Léa Frct de patrie, ils ont envie d’envahir la Pologne. tion de partir nulle part : lassata sed non satiata.. ◆ 4 L’Incorrect n°5 janvier 2018 L’Incorrect n°5 janvier 2018 5 Portrait

Marguerite Jazz de circonstances Marguerite est une nouvelle figure de la variété française, à mi-chemin entre le jazz de Boris Vian et la lyrique légèreté des comédies musicales de Jacques Demy. Derrière la voix puissante de la jeune Lyonnaise perce une critique pleine d’humour de la société marchande. Par Nicolas Pinet

ur quel terreau poussent les marguerites ? Celle sur scène est intarissable sur Schubert, Bach, Mozart, au- que nous rencontrons, énergique et souriante, a tant que sur Bill Evans ou Serge Lama et Daniel Guichard. grandi dans un milieu d’artistes : des parents di- Le couple s’est rencontré sur scène en 2013, jouant dans plômés des Arts-Décoratifs de Paris, une grande la même troupe une très belle adaptation de Tactique du S sœur photographe et un petit frère architecte. Diable, de C.S. Lewis. Son bac en poche, et bien qu’elle pratique déjà le chant, Les affinités de ces artistes les ont menés vers la création c’est d’abord vers le théâtre qu’elle se tourne. Mais la future de grands spectacles musicaux, avec une adaptation du chanteuse sort de son école au bout d’un an, dépitée : « Il Prince Crapaud de leur ami Fabrice Hadjadj. Après avoir semblait impensable pour mes camarades d’envisager qu’une entendu leur proposition d’une mise en scène « gran- femme puisse jouer autrement qu’à diose », ce philosophe et dra- poil devant le public. On était cen- maturge haut en couleur leur a sés privilégier le dégueulasse et les répondu : « Cette pièce c’est : une éructations plutôt que la beauté du CE PREMIER ALBUM, SORTI chaise, une bougie ; rien d’autre. jeu et des déclamations. » EN OCTOBRE DERNIER, En revanche je vais vous écrire un Après une licence de lettres RACONTE L’HISTOIRE D’UNE album. » Et c’est ainsi qu’est né modernes, Marguerite intègre fi- JEUNE FILLE EN FLEUR QUI Les Circonstances, un titre idoine, nalement une troupe de comédie ÉCLOT PEU À PEU DANS puisant dans l’œuvre du philo- musicale avant de monter à Paris, L’AMOUR ET LA MATERNITÉ. sophe la double facette, élégiaque où, entre les petits boulots et les et critique, qui la caractérise. représentations, elle poursuit sa Fabrice Hadjadj leur a écrit en formation au conservatoire du un temps record une vingtaine de textes, dont onze figu- e IX . « J’étais d’abord entrée pour affiner ma technique du reront finalement dans l’album. « J’ai composé pour Mar- chant lyrique. Mais j’en ai profité pour passer dans la classe de guerite un album de variété, au sens noble du terme, explique jazz. Cette discipline, en renforçant la voix de poitrine, donne Vincent. J’ai cherché à explorer divers genres musicaux : de plus de force aux paroles. » la bossa nova au rock en passant par la comptine et en soi- L’interprétation, c’est le métier de Marguerite. Être gnant particulièrement les mélodies. J’ai voulu aller à rebours « voix », c’est pour elle, avant tout, « aimer, s’approprier de l’idée qu’on devrait choisir entre la mélodie et le texte. Brel et défendre un texte pour le faire sonner au mieux à l’oreille et Brassens (pour ne citer qu’eux) ne sont-ils pas d’excellents du public ». Un exercice qui « relève autant de la comédie mélodistes, en plus d’être des paroliers indépassables ? » que du chant ». D’autant plus que ses chansons « racontent Ce premier album, sorti en octobre dernier, raconte d’abord des histoires ». l’histoire d’une jeune fille en fleur qui éclot peu à peu C’est ce souci constant de la juste transmission des textes dans l’amour et la maternité, malgré « l’intrusion de la so- auprès du grand public qui la pousse à chanter en français. ciété techno-marchande dans nos relations amoureuses ». Et On pense alors à Jacques Demy et Michel Legrand, Claude « quand c’est le temps des marchandises / De l’éprouvette et Bolling et ses Parisiennes, à Ray Ventura et peut-être aussi à de l’écran », Marguerite se fait « chantre de la faiblesse, de Blues Trottoir et Isabelle Antena. l’imprévu, de la gratuité, de la chair d’argile ». Les titres de l’album ont été composés et produits par Avec son humour tendre, ses envolées énergiques et sa son époux Vincent Laissy, qui a suivi une formation de fraîcheur acerbe, la chanteuse rencontre, « est-ce un coup pianiste et d’organiste au Conservatoire national supé- d’chance, était-ce écrit », l’enchantement enthousiaste d’un

© Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect rieur de musique (CNSM). Celui qui l’accompagne aussi public déjà impatient de la revoir sur scène ◆ 6 L’Incorrect n°5 janvier 2018 L’Incorrect n°5 janvier 2018 7 Portrait

Martial Le Bars Qui va sano va bistro « Écoutez-moi je suis le gosier de Paris / Et je boirais encore s'il me plaît l'univers. » Près des Halles, l'écho des vers d'Apollinaire n'a pas tout à fait disparu . Martial le bistrotier régale encore les assoiffés de passage.

Par Yrieix Denis

es métiers de la bouche, Martial Le Bars, 47 ans, ger nos légumes, tiens ! Parce qu’on ne peut pas approvisionner est tombé dedans quand il était petit. Son père tout le restaurant : on doit bien consommer 100 kg de patates tenait la fameuse brasserie des Trois Obus, près par semaine, ici ! Alors on se fournit directement à Rungis. » de la porte de Saint-Cloud, où il recevait tout le Une fois assis, on se demande si l’on est encore à Paris. Le L gratin du football français. Après une solide for- cuisinier et le serveur ont des allures d’un film d’Audiard. mation chez Ferrandi, le fils a continué à frayer dans le mi- Et les intonations normandes du patron rappellent Gabin, e e lieu à Paris, dans le XIII ou le XVI , avant de reprendre un dont il connaît bien la famille (des Normands, eux aussi). bistrot avec sa femme, Le Petit Opportun, près des Halles. Son père a d’ailleurs joué un gosse dans Un singe en hiver. C’est d’ailleurs sa compagne qui l’a sauvé il y a 20 ans Avec un sourire complice, Martial reprend : « Pour des méandres du monde la nuit – où l’on s’amuse certes faire ce métier exigeant, il faut y prendre beaucoup, « mais où l’on boit trop ». du plaisir. Si vous le faites sans amour, Cet amoureux de la cuisine et du ser- IL FAUT L’ÉCOUTER votre assiette tirera la tronche. ». Il faut vice préfère aujourd’hui gérer en petite RACONTER LA l’écouter raconter la confection de ses équipe 60 couverts plutôt que 180 : CONFECTION DE saucisses, et le voir sortir la terrine du « On n’a plus le temps de vivre, sinon ! » SES SAUCISSES, ET LE VOIR SORTIR LA four et vous la mettre sous le nez ! « Le Preste, aimable et très drôle, Martial plaisir, je vous dis. » Il tempère aussi- est aux petits soins avec tout le monde. TERRINE DU FOUR ET VOUS LA METTRE tôt : « Le métier est rude, on ne s’arrête Il faut le voir, toujours en tablier, appor- jamais. » ter une soupe à l’oignon aux sentinelles SOUS LE NEZ ! de Vigipirate, servir un mendiant, rabi- On l’interroge sur les anciens abat- bocher un couple d’Italiens ou arroser ses amis comme des toirs des Halles, et sur la généralisation rhododendrons. À une dame, qui attend son fils : « Qu’est- de l’abattage hallal.« Il y a quelques chose d’assez scandaleux ce que vous prendrez ? Un tablier de sapeur ? Une joue de là-dedans. Je ne vous parle pas de querelles religieuses, mais bœuf ? Un velouté de potiron ? Tout est fait maison ! » d’abord de la souffrance animale. La France devrait être en première ligne sur la question. Tout est lié : la façon d’élever, Le lieu est petit et chaleureux. La cloche, à gauche du bar, d’abattre et de cuisiner. » a été fondue par un ami, maître fondeur de haute-voltige, dans le même métal que celle de Notre-Dame. À droite du On lui demande si sa cuisine, à la fois simple et de qualité, comptoir, on peut admirer une collection de cucurbitacées traditionnelle et en même temps ouverte aux meilleures de toutes les couleurs (en décembre ils laissent place à une innovations gastronomiques, est une exception dans le crèche). « Ça ? C’est nous qui les faisons pousser. Ma femme milieu. « Au contraire. Les gens en ont assez de manger des et moi on fait de la permaculture chez nous, en Normandie. » produits sans saveur dans des lieux sans âmes. » On lui parle On se demande quand est-ce que ces bourreaux de travail alors, abondant dans son sens, de ces nombreux diplômés trouvent le temps de cultiver les choux. des grandes écoles qui, las des servitudes du marketing, se reconvertissent dans la cuisine. « C’est très bien, j’en suis « On s’y consacre le week-end. J’ai trois passions dans la vie : ravi. Mais qu’ils n’oublient pas pour autant de passer leur ma femme, ma cuisine et mon jardin. Au début on est passés CAP ! » ◆ pour les Parisiens de service. On fait du paillage, sans utiliser aucun pesticide. Et puis un jour, un voisin nous a dit, émerveil- Le Petit Opportun lé : “Ma grand-mère faisait exactement comme ça. Mais nous, 2, Place Sainte-Opportune, 75001 Paris

© Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect on ne sait plus faire.” » Pourquoi un potager ? « Pour man- Ouvert du lundi au vendredi - 01.42.36.93.35 8 L’Incorrect n°5 janvier 2018 L’Incorrect n°5 janvier 2018 9 Portrait

Jean-Paul Bourre le dernier meneur de loups Revenu du fin fond des Gaules, druide érudit et amoureux de l'Histoire et de nos histoires. Jean-Paul Bourre nous guide dans la forêt du temps. Ici et maintenant.

Par Laurent James

historien des civilisations Cristof Steding esti- de mars 1964. Le père de Jean-Paul conduit la Panhard Tigre mait que pour « qu’une nation ou une race at- comme un fou, prend les virages de la Ribeyre à toute vitesse teigne le plan supérieur auquel correspond l’idée et les dents serrées. Il appuie à fond sur l’accélérateur, diri- d’État ou d’Empire, il faut qu’elle soit frappée et geant ses talons en avant et non en arrière. L transformée par la foudre d’Apollon, par le feu des Mais ne chevauche pas la Tigre qui veut. Un pneu éclate et hauteurs ». Et ce qui est vrai pour les peuples l’est également la voiture tombe avec fracas dans les flots noirs de l’Allier. Une pour les prophètes ou les combattants. Jean-Paul Bourre est sœur meurt sur le coup, ainsi que sa mère – assise cette nuit- de cette trempe, et la foudre d’Apollon a revêtu pour lui le là à la place habituelle de Jean-Paul. Le fils détourne respec- nom d’un terrible diamant noir des profondeurs : le Comte tueusement ses yeux de la contemplation auguste du fantôme de Lautréamont. maternel. Sur la plage arrière du véhicule trônent Les Chants Jean-Paul Bourre est un romantique intégral, d’une fidélité de Maldoror, édition de poche à absolue envers l’enfance. Sous un couverture noire. Des bouts épars large chapeau, il a le visage ferme JEAN-PAUL BOURRE EST de pare-brise s’incrustent à jamais et grave d’un petit garçon illuminé en poussière cristalline dans la re- par la joie tragique des solitaires. UN VÉRITABLE PAÏEN, liure froissée… À 71 ans, il a écrit pas moins de 65 UN PAYSAN CELTE DES ouvrages : des plaquettes de poésie HAUTEURS. IL MANGE Jadis, saint Austremoine de Cler- enflammée, des récits de guerre au DE LA TERRE, BOIT L’EAU mont avait combattu un dragon dans les méandres de cette même Liban ou en Croatie, des romans DES RIVIÈRES ET ÔTE SON barbares et psychédéliques, des rivière tumultueuse. Telle est la essais sur l’Europe mystérieuse des CHAPEAU DEVANT UNE ligne de haute tension qui traverse vampires et des loups-garous ou sur STATUE DE LA VIERGE son œuvre : la présence sourde, an- l’ivresse des chasseurs de l’impos- MARIE. tique et obscure du Dragon. Il faut sible, des biographies enchante- lire L’Élu du Serpent Rouge, ce ful- resses de Nerval, Villiers, Sade. gurant polar métaphysique préfacé par Jean Parvulesco, pour Mais aussi des méditations sanguines sur Marie, le Tao ou découvrir le Dragon de la rive droite de la Bièvre, maîtrisé les Indiens d’Amérique. Quel que soit le sujet traité, il appa- par Guillaume d’Orange mais qui ne demande qu’à franchir raît toujours comme le dernier meneur de loups de la Gaule à nouveau le seuil du visible dans une chapelle profonde de surnaturelle et enchantée. Chez lui, aucun esprit d’analyse, l’église Saint-Médard. rien de linéaire, ni de systématique. L’auteur travaille par syn- Jean-Paul Bourre est un véritable païen, un paysan celte des thèses disjonctives et offrandes rythmiques. Chacun de ses hauteurs. Il mange de la terre, boit l’eau des rivières et ôte son livres est un viatique sans retour vers la connaissance par les chapeau devant une statue de la Vierge Marie. Il ne cesse de gouffres. hanter l’envers de notre pays, les replis humides et sauvages Il a fallu attendre la publication de son autobiographieGuer - de la Gaule cachée derrière la France. C’est ce qu’il dit à Tony rier du rêve en 2003 pour découvrir ses années d’enfance en Baillargeat dans Le réveil de Kernunos : « Que fait l’homme Auvergne, cette « île de granit solidement fortifiée ». On le voit libre face à un despote ? Il lui promet la plus haute branche d’un dans sa chambre s’ouvrir à Baudelaire, Alain-Fournier, ou au chêne. C’est cet état d’esprit que nous avons perdu. Malgré tout « terrorisme de Rimbaud ». le sang qu’ils ont sur les mains, on les voit venir parader à la télé- Et puis, à l’âge de 18 ans, voici l’instant décisif du passage vision, impunis, comme dans le plus mauvais cauchemar. Il y a

© Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect du feu. La foudre disruptive d’Apollon, une nuit d’épouvante encore de solides branches dans nos forêts gauloises. » ◆ 10 L’Incorrect n°5 janvier 2018

l’incorrect Faites-le taire !

Directeur de publication Sommaire Laurent Meeschaert Directeur de la rédaction entrée Jacques de Guillebon

Directeur artistique ditorial Nicolas Pinet 3 É

Directeur commercial et web 4 Marguerite Arthur de Watrigant JAZZ DE CIRCONSTANCES Directeur de la communication Arnaud Stephan 6 Martial Le Bars Rédacteur en chef Culture QUI VA SANO VA BISTRO Romaric Sangars Rédacteur en chef Monde 8 Jean-Paul Bourre Hadrien Desuin Rédacteur en chef En Bref LE DERNIER Matthieu Baumier MENEUR DE LOUPS Rédacteur en chef Politique Bruno Larebière Rédacteur en chef Portraits Yrieix Denis Rédacteur en chef Web en bref Gabriel Robin

Rédacteur en chef Vidéo 14 Trans genres express Laszlo Kovacs Comité éditorial 15 Mon univers impitoyable Jean Clair, Thibaud Collin, Chantal Delsol, Benoît Dumoulin, Frédéric Rouvillois, Guillaume de Lacoste Lareymondie, Rémi Lélian, Bérénice Levet, 16 Le Progrès rend idiot Matteo Gaduelo écroissance scolaire Photographe : Benjamin de Diesbach 17 D

Stagiaire : Louis Lecomte

Conception web Soplo Digital

Ont collaboré à ce numéro Noémie Halioua, Laurent James, Claude Lenormand, Vincent Coussedière, Jean-Baptiste Noé, Théophane Le Méné, Fleur Delourme, Marc Eynaud, Camille La Hire, Romée de Saint-Céran, Matthieu Falcone, Jérôme Malbert, Jean- Emmanuel Deluxe, Marie André, Gwen Garnier- Duguy, Pierre-Marie Herbreteau, Éric Muth, Bastien Truchet, André Lecerf, Jérôme Besnard, Jacques Hogard, Thierry Buron, Pierre Lamalattie, Ricky Farina, Samuel Brussell, Xavier van Lierde, Alfred Jarry, Arnault Destal, Charles de Harlot- l’époque Chomi, Jacques Terpant

Responsable impression 18 La France au miroir de Jacques Terpant - Illustrations pour le chien de Dieu version Futuropolis / Perspective ART9 - Illustrations pour le chien de Dieu version Futuropolis Jacques Terpant Henri Charrier Johnny Impression Estimprim 19 Ça va bien se passer 8, rue Jacquard 25000 Besançon 20 Vous n’aurez pas Secrétariat/Abonnements Jeanne Bert ma haine

ISSN : 2557-1966 21 Les pamphlets de Céline Commission paritaire : 1019 D 93514 Dépôt légal Faites la terre janvier 2018 23 Mensuel édité par la SAS L’Incorrect 24 La Grande bouffe Courriel : [email protected] Courrier et abonnements : 25 Nous autres, 28, rue Saint-Lazare 75009 Paris post modernes lincorrect.org facebook.com/lincorrect Twitter : @MagLincorrect

Ce numéro comprend un encart d’abonnement non

folioté. / © / © Nicolas Pïnet pour L’Incorrect © Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°5 janvier 2018 11

politique la une

26 LR / FN : Même pas peur !

27 Entretien UNE CLOTILDE CHEZ LES POST-NATIOS Agnès Marion

36 Les vaisseaux brûlés 53 Enquête L'ADIEU AUX JUIFS de Dieu Chantal Delsol par Arnaud Stephan

Entretien 38 Débat 54 LA RAISON DES « LES BANLIEUES ONT RELIGIONS ÉTÉ DESERTÉES PAR LES Pierre Manent & Rémi JUIFS » Brague Richard Abitbol

56 La difficulté à mettre le petit Reportage 46 Jésus dans la crèche Entretien JOSEPH ET HASSAN 30 par André Lecerf « ÉCRASONS L'INFÂME FADELLE ISLAMISME » par Louis Lecomte 57 Le pays d'Allah et des Lydia Guirous & Benjamin de Diesbach autruches par Matthieu Baumier 50 Entretien « DE QUEL DIEU ET DE 58 Reservoirs god QUEL HOMME PARLONS- par Yrieix Denis NOUS ? » Père Henri Boulad 60 Entretien 51 LE VERBE DIVIN Enquête Romaric Sangars ANTISÉMITISME : LA BANALITÉ D'UN MAL 62 La conversion par les FRANÇAIS ? bidonvilles par Bastien Truchet par Yrieix Denis

33 Enquête COUPS DE FOUDRE AU ReportageS PUY DU FOU

63 Éloge de la Champagne 66 Entretien périphérique À PIED PAR LA FRANCE par Jérôme Besnard Gérald Andrieu

© D.R. / © Léa Frct / © Bruno Klein / © Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect / © Bruno Klein Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect © D.R. / Léa Frct & Benjamin de Diesbach 12 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Sommaire

monde Culture

67 La fin du monde en 2018 ?

68 Yémen : On a sucré Saleh

69 Iran : Triomphe perse au moyen-orient

71 Allemagne : « Ceci n'est pas une crise ! »

78 Balthus dans la 86 Star sponge vision : le tourmente féministe nouvel ordre amoral par Pierre Lamalattie 87 Entretien « CROWLEY ET MOI » 73 Livres Twink de Star Sponge Vision

89 Trieste : le cercle d'Anita Les Essais par Samuel Brussell 92 Cahier Critique 74 La stratégie de la bestialité 97 Monsieur Cinéma par Gabriel Robin 3 BILLBOARDS 75 Recensions 98 Traité de la vie élégante par Frédéric Rouvillois

79 Ce que j'aime faire avec les femmes par Ricky Farina

81 Johnny : la nostalgie de la France d'avant

83 Nanoucha van Moerkerkenland : une femme qui en a

84 Première classe L'ÂGE D'OR DU VOYAGE Retrouvez L’Incorrect le 1er février en kiosques 85 La Vie des morts et sur lincorrect.org Alfred Jarry © Romée de Saint-Céran pour L’Incorrect / © Taschen / © Balthus / © Taschen © Romée de Saint-Céran pour L’Incorrect L’Incorrect n°5 janvier 2018 13 Cher Incorrect, je vous fais une lettre... Courrier des lecteurs Chers lecteurs, vous nous avez fait un abondant courrier depuis quatre mois. Nous en publions un petit échantillon représentatif. N’hésitez pas à continuer à nous prodiguer vos mots doux, conseils, remarques et insultes. Nous en prendrons bonne note.

« Jeune prêtre et lecteur « La vulgarité du numéro 1 souvent est confondante : assidu de L’Incorrect, j’ai les exemples ne manquent pas, dans bien des particulièrement apprécié rubriques. Et des pages dignes de Gala en plus. Comme si proclamer l’impertinence était en soi l’article, « L’évêché était un gage de qualité. Vous critiquez l’air du temps fermé de l’intérieur ». et vous vous croyez obligés de suivre cet air-là. C’est exactement ça. Autour de moi, les jugements sont aussi sévères sur Tout est parfaitement dit. la médiocrité tapageuse de ce mensuel, mise à part Merci. » — Père J. la solide contribution de Madame Delsol, qui semble égarée dans ce brouhaha. » — P.S.

La rédaction : Cher Monsieur, est-il plus vulgaire de « laisser Sade s’enculer « Un vent de fraîcheur, que dis-je, une tout seul » (cf. n°1) ou de lâcher Christophe Billan (cf. n°2) lorsqu’il a le courage tempête de liberté comme je n’en ai d’élargir le dialogue au-delà de Bayrou ? Vous comprendrez que la vulgarité est une pas vu depuis longtemps. Nécessaire et notion très relative. Bien à vous. jouissif ! » — A.M.

« Page 29, édito de Guillebon, franchement illisible, des phrases trop longues, incompréhensible, j’ai dû m’y reprendre à trois fois. NUL. Faut améliorer ça et arrêter le charabia. » — O-J. R.

« Ayant lu la quasi totalité des trois numéros de L’Incorrect je tiens « Excellente revue. Elles à vous féliciter et encourager à continuer. Espérant que le nombre sont rares. Bons choix de lecteurs s’accroissent ! Des articles bien écrits, détaillés et in- éditoriaux et bonne ré- téressants. Des sujets qui changent de ce que l’on peut lire dans la daction. La maquette est majorité des revues politiques, c’est agréable. Bravo et longue vie à fonctionnelle et pour- L’Incorrect. » — N.B.P. rait être juste un peu recherchée, ainsi que la qualité du papier, un peu trop couché. » — P.B.S. « On me l’a fait découvrir : le chercher et le trouver reste « Que dire à part fier de faire un exploit. Je recommande sa lecture en kiosque ou en partie de cette population « Je l’ai acheté et je viens de terminer cadeau. À consommer et indésirable que l’on appelle la lecture avec beaucoup de plaisir. conseiller sans modération. » “les incorrects” ». — E.M. Une bonne base pour la reconstruc- — M.J.A. tion d’une droite enracinée et sans complexe. » — J.C.C. 14 L’Incorrect n°5 janvier 2018 En Bref

Tu seras trans, Trans Genres mon frère Fermez le ban ? Le même ton, presque partout : être transgenre c’est in, c’est Express top, c’est fun, c’est hype, c’est cool et moderne. En dehors d’un roboratif papier de la sociologue Ingrid Rio- creux sur son blog (M6, triste est l’âme des trans), le ton est monocolore : depuis la célébration le 20 novembre de « La journée internationale du souvenir trans » jusqu’à RTL qui pré- sente « 4 personnalités à découvrir pour comprendre la transidentité », le transgenre devient objet d’admiration ou peu s’en faut. La transsexualité n’est cependant pas un sujet nouveau : on la retrouve dans des contextes culturels Voyage au bout du genre. Un matin, vous allez différents, des Indiens d’Amérique aux sur Qwant, le moteur de recherche français Hindous ou aux Pakistanais. Concer- qui respecte votre vie privée et ne vous nant la représentation du transsexuel en Europe, il y a une mode du transgenre espionne pas, et vous entrez « transgenre ». comme il y a une mode du fluide, de Vous obtenez une foultitude d’occurrences : l’impermanent. Du liquide, au sens de bienvenue dans un monde d’un nouveau genre. Zygmunt Bauman : une société liquide où l’unique référence est l’individu. Par Claude Lenormand La seconde modernité, dit Bauman, consacre l’individu libre de se définir en toutes circonstances. Le court terme ans la presse canadienne : barbe défilant pour Jean-Paul Gaultier l’emporte toujours sur le long terme, « Biko Beauttah, arri- et Karl Lagerfeld, en passant par l’aus- car se projeter à long terme restreint vée au Canada en tant tralo-bosniaque Andrej Pejic pour la la future liberté de choix. Ainsi, toute que réfugiée du Kenya il marque de maquillage Make up forever, attache est aliénante et doit pouvoir D y a 11 ans, affirme que l’ukrainien Strav Strashko faisant la pu- être dénouée, y compris celle du sexe les personnes transgenres ont souvent du blicité de Toyota, jusqu’à Tamy Glau- qui devient un engagement temporaire mal à trouver un emploi dans des milieux ser le « caméléon des podiums, cette susceptible de réversibilité. Garçon à la conventionnels et se tournent donc vers le modèle à la beauté androgyne [qui] fait naissance, fille à seize ans, et pourquoi commerce de la drogue et la prostitution. partie de ces mannequins transgenres qui pas de nouveau homme à quarante ? Elle organise le premier salon de l’emploi séduisent de plus en plus de créateurs ». Changez de consommation, vous pour les transgenres à Toronto. Avec la Le Huffington Post d’Anne Sinclair participation de l’armée canadienne. » changerez de statut, nous dit le capita- chante les louanges de Daniela Vega, Le journal Néon sous la signature de lisme. Changez de sexe affirment les -li transgenre chilien : « La performance Mathias Chaillot : « Pour tous, elle était quidateurs (partisans du mode liquide) d’une actrice chilienne transgenre a créé un garçon. Mais à 16 ans, elle a pris en et vous pourrez atteindre un nouveau un tel engouement cette année que certains main son destin de transgenre. Trois ans stade de liberté. Et si on les laissait tran- plus tard, Stéphanie est amoureuse et se plaisent à espérer qu’elle devienne la quilles, les trans ? Plutôt que de les ré- épanouie. » L’Express consacre plus de première actrice trans à décrocher une cupérer pour en faire des singes savants onze articles aux mannequins trans- nomination aux Oscars. » de la société spectaculaire ? Tous freaks genres, dans sa rubrique en ligne Mode. Sur Europe 1 ? On glose sur les « six dans la monstrueuse parade du capita-

Depuis Conchita Wurst, la femme à transgenres qui ont marqué l’histoire ». lisme, c’est cela l’idée ? ◆ d’écran © Capture L’Incorrect n°5 janvier 2018 15 En Bref

Mon univers impitoyable Par Noémie Halioua Chaque mois notre intrépide journaliste arpente les internets au mépris du danger.

La citation du mois Les yeux du panda « MA VIE SANS

Exit les chatons ronfleurs, les hypnotisé son public comme LUI, CE N’EST porcelets domestiqués, exit les les yeux du « chat Potté », au écureuils à qui l’on masse le point de réussir à faire oublier PLUS VIVRE, C’EST cuir chevelu avec une brosse sa fonction de pompe à fric. Les à dent dans le lavabo pour Chinois facturent la location du exploser le compteur de likes. panda pas moins de 750 000 € SURVIVRE. » Ces boules de poils sont deve- l’année et le contrat court sur nues ringardes le jour où bébé trois ans. À ce prix-là, on com- panda a ouvert ses yeux au prend pourquoi les ménages Témoignage d’une fan de Johnny Hallyday sur BFMTV, beurre noir, au zoo de Beau- adoptent plutôt des poissons quelques heures après l’annonce de son décès, le mercredi val. Le museau-trop-mignon a rouges. ◆ 6 décembre 2017. ◆ Mourir d’amour Une étude publiée dans le journal de l’université américaine de cardio- Stop à la grossophobie ! logie révèle que 1 % des personnes qui décèdent d’une crise cardiaque Le 15 décembre dernier, le font pendant ou dans le quart d’heure après avoir pratiqué du sport en chambre. Ainsi l’épisode cocasse du président Félix Faure, qui a suc- la Ville de Paris organisait combé au palais de l’Élysée après une fellation de sa maîtresse, n’est une journée de réflexion pas si anecdotique. L’étude précise que ces décès sont associés à des sur la grossophobie, taux de survie très faibles et ne touchent quasiment que les hommes. cette stigmatisation dont Une preuve que les messieurs s’emballent plus vite que les dames et que lorsqu’ils déclarent avoir mal au cœur, ils ne simulent pas forcé- souffrent les obèses. Une ment. ◆ campagne de sensibili- sation et d’information Le Nobel à la poubelle était au programme ainsi Serge Volle, un septuagénaire coquin qui se présente comme ar- qu’un défilé de mode tiste-peintre, a envoyé anonymement à une vingtaine de maisons XXXXL organisé par d’édition des pages de Palace, un roman signé du prix Nobel de lit- Vincent Mc Doom, le térature 1985, Claude Simon. Résultat : 12 refus et 7 silences radio. tout financé par une mai- « Les phrases sont sans fin, faisant perdre totalement le fil au lecteur », rie qui cumulera fin 2018 pas moins de 6 milliards d’eu- s’est justifiée l’une des maisons. Pas assez formaté pour la consom- mation de masse, ce livre n’aurait pas trouvé preneur aujourd’hui. ros de dettes. Des « tables rondes » ont eu lieu, mais À l’heure du triomphe de Merci pour ce Moment, on remercie le il est indélicat de les évoquer en ces termes. Certaines Ciel que Rimbaud ne fasse pas partie de nos contemporains. Ses pourraient se sentir stigmatisées. ◆ Illuminations seraient peut-être restées au placard. ◆ Le choc des néants Rohff et Booba peuvent aller se rhabiller. Jamais ces rappeurs ne produiront un clash aussi WTF que celui entre Mimie Mathy et Nicolas Dupont-Aignan. En effet le 6 décembre, aux alentours de 22 heures, le leader de Debout la France s’est ris- qué à analyser le téléfilm phare des ménagères de plus de cinquante ans.« Épisode très émouvant de Joséphine ange gardien sur la monstruosité du traitement des mères porteuses. Nouvel esclavage des femmes ! », écrit-il sur Twitter, s’enfilant sans doute des chips, en chaussons devant la télé. Ni une ni deux, Mimie Mathy est sortie des confins d’internet pour dénoncer la récupération.« Au secours ! […] Je ne tiens en aucun cas à être associée à un homme politique capable de faire un pacte avec le FN ! »,

© D.R. / Marie de Paris Twitter a-t-elle rétorqué. Désolée Nico, mais Mimie Mathy n’est pas une fille facile.◆ 16 L’Incorrect n°5 janvier 2018 En Bref

Brain Dead quatre-vingt-dix, s’est-il mis à régresser significativement ? LE PROGRÈS Points de QI contre points de croissance ? REND IDIOT Aux États-Unis, en Finlande, en France, Par Camille La Hire ce phénomène s’accompagne du déve- loppement chez les enfants de l’autisme, de la baisse de l’attention et de l’hype- ractivité. Des scientifiques témoignent, atterrés par leur découverte : « Nous de- venons de plus en plus stupides et cela ne va pas s’arrêter. La civilisation risque d’aller en sens inverse. » Leurs études pointent un déficit d’iode chez les femmes enceintes, qui joue un rôle crucial dans la création des hormones thyroïdiennes nécessaires au développement du cerveau. Pire, ce déficit est aggravé par des molé- cules chimiques qui remplacent l’iode et dérèglent les hormones. On les trouve partout : dans le PCB (plastiques, pein- ture), dans les retardateurs de flamme (matelas, canapés, pyjamas des petits Américains…), et bien sûr dans les pes- ticides et autres perturbateurs endocri- niens. « Nous baignons dans une soupe chimique », se désolent les scientifiques, comme Barbara Demeneix, alertant qui Bruxelles, qui les États américains. Mais ces lanceurs d’alerte ont semble-t-il moins de poids que les lobbies industriels… Points de QI contre points de croissance. Puisque le langage de l’argent est le seul compris par notre civilisation capitaliste (déjà un signe d’idiotie), un scientifique est allé jusqu’à démontrer l’impact de la baisse du QI sur la productivité… L'imbécile est l'avenir de l'Homme. Ce n'est pas une prédiction, c'est un fait avéré, et l'école n'est pas seule responsable. Le plus grand moraliste français de notre temps, Baudouin de Bodinat, a lui aussi décrit ce phénomène dans Au fond de la couche gazeuse : le « progrès » tech- près la fusillade inexpli- vrai problème ce ne sont pas les armes, nico-chimique provoque une mutation cable de Las Vegas en mais ceux qui les tiennent. anthropologique. La chimie, mais aussi les ondes qui nous traversent en per- octobre 2017, qui fit 58 C’est un peu le sujet de la grosse comé- manence, nous transforment lentement morts et plus de 500 bles- die américaine Idiocracy, sortie il y a douze sés, Donald Trump réagit en zombies apathiques ou hyperactifs. A ans au cinéma. En 2500, notre civilisation ainsi : « acte of pure evil. » Le « Mal », Ainsi peut-être, de la grosse « fatigue » est devenue complètement stupide, les version chrétienne de la « violence de notre loser américain qui commande hommes végètent au milieu de robots contemporaine » de Macron : c’est vague sur internet un fusil d’assaut et s’en va inutiles et de montagnes de déchets. Plus et bien pratique. Les « tueries de masse » mitrailler ses congénères. Parce que la vie se multiplient depuis les années quatre- rien ne pousse depuis qu’un industriel a moderne est devenue toxique, parce que vingt-dix, chez eux mais aussi en Europe, imposé l’arrosage avec une boisson éner- nous devenons bêtes à manger du foin, en Allemagne, en Finlande, en France gétique… Quelques images de ce film consommateurs abrutis prenant toutes (Richard Durn), en dehors des attentats ouvrent le documentaire scientifique et les vessies pour des lanternes magiques. islamistes qui ont une origine bien claire. beaucoup moins drôle de Thierry de Les- C’est ainsi qu’une civilisation se suicide, La faute aux armes ? Pas nouveau. Les trade et Sylvie Gilman, intitulé Demain, malgré les avertissements de scientifiques cowboys s’en sont très bien servis pour tous crétins ? diffusé sur Arte fin 2017. La indépendants. « À quels enfants allons- exterminer les Indiens, mais tout laisse question est la suivante : pourquoi, alors nous laisser le monde ? », demandait déjà croire qu’au cours du XXIe siècle ils vont que le QI des Occidentaux augmentait Jaime Semprun en 1997 dans L’Abîme se

finir par s’exterminer entre eux. Car le doucement jusqu’au début des années repeuple. ◆ Century Fox France © Twentieth L’Incorrect n°5 janvier 2018 17 En Bref

France à-dire avec une majuscule, un point… Ils ignorent souvent les règles de base de la ponctuation. Sans compter l’incompréhen- sion du vocabulaire de base. Il n’est pas rare que des élèves de 3e Décroissance par exemple demandent ce que signifie les mots “ressources” ou “atouts”. Les élèves capables d’écrire un petit texte correctement sont devenus une minorité. » Qu'en pense Luc Ferry ? scolaire Pas de liberté sans autonomie. Le concept de démocratie re- pose sur la croyance absolue que chaque voix vaut l’autre. Et Par Louis Lecomte que chaque citoyen est suffisamment armé intellectuellement pour faire son choix. Mais quelle valeur donner au choix d’un Selon le conte d’Andersen, il y aurait citoyen incapable de formuler une phrase correcte ou de toujours un enfant pour dire que comprendre un texte ? Les enfants évalués par cette enquête il y a cinq ans sont aujourd’hui au collège. La faiblesse de leur « l'Archiduc est nu ». Il aura fallu qu’un niveau leur accroche un boulet aux pieds qui les freinera toute organisme international classe la leur vie s’il ne les immobilise pas définitivement. Sans esprit e critique, ils seront livrés à la consommation et à la démago- France 34 sur 50 en niveau de lecture gie. Tout le monde le sait depuis longtemps. Et tout le monde pour qu’un débat émerge timidement. connaît les coupables de cet effondrement. Alors puisqu’on y est, allons-y En parlant d’eux, un de ces héros que la France est toujours prompte à adouber semble surgir de l’anonymat. Jean-Michel franchement. Blanquer rassemble les fuyards et sonne la charge contre les pédagogistes. Il lance les téléphones par les fenêtres, compte imposer une dictée quotidienne, et sort régulièrement une e très sérieux Pirls (Progress in international reading nouvelle contre-offensive pour retrouver une coleé à l’an- literacy study) publie tous les cinq ans une enquête cienne, débarrassée des méthodes catastrophiques qui se fouillée sur le niveau de lecture des enfants. En l'oc- prennent le retour de bâton de la réalité. Aujourd’hui plus curence, les élèves du CM1 en France sont soumis aucun professionnel de l’enseignement ne défend la méthode L à un QCM et à un exercice de lecture. Le but est de globale. Mais les administrations ont une inertie gigantesque, discerner si les enfants sont capables non seulement de lire et avant de pouvoir renverser le Mammouth il va falloir faire mais aussi de comprendre le sens du texte. Le tout dernier preuve de volontarisme, et surtout de constance. classement montre des performances faiblardes, légère- Jean-Michel Blanquer est-il seulement la caution de droite ment au-dessus de la moyenne mondiale mais en-deçà de la d’un gouvernement qui ne voulait pas trop ressembler au moyenne européenne. La Belgique est le seul pays européen précédent ? Jusqu’à présent il est soutenu de manière discrète plus mauvais. Mais surtout, la France régresse. Ses élèves sont mais ferme par son Président. Emmanuel Macron est un de moins en moins armés pour comprendre un texte. businessman, ce qui induit un certain pragmatisme. Quand Témoignage d’un professeur incorrect : « Si on montrait cent ce pragmatisme est orienté dans le bon sens, comme c’est ici copies de brevet tirées au sort un soir au JT, les Français seraient le cas, c’est efficace. Pourquoi ne pas s'inspirer des initiatives effarés de ce qu’ils verraient ; des adolescents qui ne savent plus d'Espérance Banlieues, dont le pragmatisme a déjà fait ses écrire une phrase, ou un petit paragraphe correctement, c’est- preuves et qui rencontre un succès grandissant. ◆ © Nicolas Pinet pour L’Incorrect 18 L’Incorrect n°5 janvier 2018 L’Époque

de Hugo, indignée aussi des guitares et des applaudissements dans l’Église, La France au notre conscience malheureuse natio- nale se lança dans une critique du miroir de la « divertissement ». D’autres, moins subtils que lui, critiquèrent en John- mort de Johnny ny le représentant de la « culture de masse » ou de l’« industrie cultu- Par Vincent Coussedière relle », déclinant les poncifs habituels Avec Johnny, c'est une époque qui meurt. Celle des Trente de la critique gauchisante. Glorieuses, du plein emploi, du Concorde, de la bombe Du côté des admirateurs de John- atomique, des mini-jupes et des Jean d'Ormesson. ny les éloges fusèrent et, écrasant l’événement sous les superlatifs, le manquèrent tout autant. Alors que les détracteurs cédaient à la dépo- litisation totale de l’événement, les admirateurs étaient tentés par sa surpolitisation. Des deux côtés, on échouait à expliquer la signification d’une émotion qui étreignait les Fran- çais bien au-delà des fans. Chacun sentait pourtant que cette émotion était aussi une émotion politique. En quel sens ? N’est-il pas paradoxal et même ridicule de vouloir faire de Johnny, ce grand taiseux maintes fois moqué pour ses réponses lapidaires, un héros capable d’incarner cette nation politique qu’est la France ? La politique n’est-elle pas le domaine de la parole ? Aristote soumet sa défi- nition de l’homme « animal poli- tique » à la possession de la parole, dont l’importance est liée à la déli- bération. En quoi Johnny aurait-il eu n excellent essai se pro- relativement homogène du côté de un rôle politique ? N’a-t-il pas été le posait récemment de sa population, et forte d’une culture contraire du chanteur engagé ? Qui regarder La France au capable d’assimiler la nouveauté. prêtait attention au soutien officiel miroir de l’immigration En soulignant l’absence de la France qu’il apportait à tel ou tel candidat à u (Stéphane Pellet-Perrier, immigrée aux funérailles de la star l’élection présidentielle ? Gallimard/Le Débat). Cette même et sa non participation à l’émotion Et pourtant, avec la mort de Johnny, France qui apparaît aujourd’hui au collective, Alain Finkielkraut a eu, les Français se sentent enfin recon- miroir de la mort de Johnny, cette comme à son habitude, le courage de duits à quelque chose de commun, France, qui n’ose désespérer publi- briser un tabou. Mais, trop pressé de dont le sens « politique » ne devrait quement de l’avenir inquiétant que révéler l’envers du miroir, il ne sem- pas être moqué. C’est une France lui réserve une immigration impensée blait pas saisir ce que celui-ci révélait doutant d’elle-même et de sa péren- et incontrôlée, se réjouit de ce qu’elle positivement de nous-même. Indi- nité qui salue la mort de Johnny. C’est a été au miroir de Johnny : une France gnée de la comparaison avec la mort une France qui, plus que tout, doute © Nicolas Pinet pour L’Incorrect L’Incorrect n°5 janvier 2018 19 L’Époque

de son pouvoir d’assimilation. Ça va bien se passer Le miroir que Johnny tend à cette France est celui de son pouvoir assimila- teur perdu. Allumez la france ! Par Théophane Le Méné À cet égard, il est insuffisant de pré- senter Johnny comme un imitateur Maître éric Dupont-Moretti et comme un premier vecteur de l’américanisation de la France. Au contraire, sa vie s’inscrit dans une levez-vous ! période de notre histoire où le pays s’est montré capable, par le formi- dable legs de de Gaulle, d’assimiler n homme sans ennemis son essence mais qu’elle se justifie par une première phase de la mondialisa- est un homme sans va- la force, lorsqu’elle devient le masque tion. À son niveau, celui de la culture leurs », dit un proverbe du courroux ou de la morale du temps, d’Europe de l’Est. Si on populaire, Johnny a su assimiler la lorsque son glaive se départit de son u l’applique à celui qui en fourreau et que chaque balle tirée de- culture de masse du rock’n roll et du quelques jours s’est fait vient message de justice, il est heureux blues pour en faire quelque chose de tour à tour le défenseur du frère du qu’un homme se lève. Et remarquable profondément français, et d’aussi dif- terroriste Mohammed Merah puis qu’il se tienne seul contre tous. ficilement exportable que le Général d’un ancien ministre accusé de viol, Chesterton disait du courage qu’il de Gaulle lui-même. Capable d’allier Eric Dupont-Moretti est incontesta- est presque une contradiction dans blement un homme de grande valeur. l’imitation-mode (le modèle du rock) les termes. Chez les aventuriers, le Fin technicien du droit, bretteur hors à l’imitation-coutume (le modèle de puissant désir de vivre peut prendre pair, viscéralement attaché à une idée la chanson française dont il conserva la forme d’un empressement à mou- supérieure de la justice, le monstre du la langue), Johnny est l’expression de rir. Chez les mystiques, perdre sa vie barreau est, à n’en pas douter, de ceux la vitalité d’une culture s’appuyant sur peut la sauver. Chez Eric Dupont-Mo- que l’Histoire retiendra. Et comme son passé pour assimiler le présent. retti, il y a cette ambivalence notable à il y eut François Denis Tronchet, accepter le réel au prétoire, fût-il abo- Chrétien Guillaume de Lamoignon- minable ; et à refuser catégoriquement Malesherbes, Romain de Seze, tous ce dernier, vierge de crimes, dans la JOHNNY A SU trois avocats de Louis XVI ; comme il société française et dans sa traduction ASSIMILER LA y eut Pierre-Antoine Berryer, défen- seur de Cambronne, de la Duchesse de idéologique et politique. Car il faut en- CULTURE DE MASSE Berry, de Chateaubriand, et de Louis- tendre l’avocat prêter mansuétude à ce DU ROCK’N ROLL Napoléon Bonaparte. Comme il y eut que le peuple désigne comme monstre ET DU BLUES encore Jules Grévy, auxiliaire de justice et à vouer aux gémonies des sensibi- et premier magistrat de France, Henri lités politiques qui, pour critiquables POUR EN FAIRE Robert, le maître de la plaidoirie, Mau- qu’elles sont probablement, soulèvent QUELQUE CHOSE rice Garçon l’académicien ; puis René les interrogations profondes d’une DE PROFONDÉMENT Floriot, Jacques Isorni, Jean-Louis veille nation qui ne veut pas mourir. Tixier-Vignancour, Jacques Vergès, Car il est étrange d’affronter majes- FRANÇAIS Jean-Marc Varaut … il y a et il y aura tueusement l’opinion à la barre et de Maître Dupont-Moretti. se fondre tout entier avec elle lorsqu’il s’agit d’évoquer ce que la doxa assimile C’est la mort de cette France que À observer cette imposante carrure à au diable depuis quarante ans. Car il le peuple a pleurée avec celle de son la diction parfaite et au raisonnement fulgurant, on ne peut s’empêcher de est paradoxal d’accepter d’aller aux chanteur. Cette France doutant main- confins de l’humanité puis de qualifier tenant de pouvoir affronter la deu- penser qu’il y a de l’intelligence en l’homme mais surtout l’intelligence un débat avec un journaliste et écrivain xième phase de la mondialisation qui de l’homme. Lorsque la justice em- de premier plan d’immonde tout en n’est plus une « américanisation » prunte la forme endimanchée de la multipliant les anathèmes. mais une « multiculturalisation » vengeance, lorsqu’elle devient non Il reste que quand Maître Eric Du- du monde, « multiculturalisation » plus la sanction des injustices établies pont-Moretti répond à Bernard-Henri que la France n’assimile plus, mais qui mais la catharsis de l’opinion chauffée à Lévy, le dur jugement s’efface devant la

© Léa Frct pour L’Incorrect © Léa Frct assimile la France. ◆ blanc, lorsqu’elle ne se fortifie plus par douce clémence. ◆ 20 L’Incorrect n°5 janvier 2018 L’Époque

Vous n’aurez pas ma haine

Par Yrieix Denis « Dieu existe, je l’ai rencontré »

est sous ce titre provocant qu’André Fros- de confondre les vaines polémiques avec l’authentique esprit sard a témoigné de sa conversion au chris- de « disputatio » et nous dissuaderait tout autant de nous tianisme. Entré par hasard dans une église engoncer dans le costume flatteur de l’activisme, qui n’arrive à 20 ans, il y rencontra Dieu « comme on en général qu’à trahir à la fois le prophétisme évangélique et C' rencontre un platane », racontait-il, et ce fut, le souci honnête de la chose publique. pour ce fils de cadre du Parti communiste, « aussi surprenant Car enfin, ne nous voilons pas la face. Saint Paul n’a pas et inattendu qu’une aurore boréale dans le métro ». À ceux qui converti l’Asie mineure en agitant des drapeaux bleu et rose lui demandaient ce qu’il serait arrivé s’il était entré ce jour-là avant de retourner se frotter les mains dans la roulotte du dans un temple bouddhiste, il répon- sécularisme. Saint Jean n’a pas vendu dait malicieusement : « Il m’arrive SAINT PAUL N’A PAS son Apocalypse en faisant des minau- parfois de sortir d’une gare sans être CONVERTI L’ASIE deries devant les spectateurs du cirque conducteur de train. » MINEURE EN AGITANT DES et saint Thomas ne nous a pas non plus André Frossard est connu pour avoir DRAPEAUX BLEU ET ROSE invités à confondre une Somme poli- été un polémiste redoutable, grand AVANT DE RETOURNER tique avec une compilation de slogans journaliste et même traducteur des SE FROTTER LES MAINS qui peineraient à faire vendre des slips. psaumes et des évangiles. C’était, DANS LA ROULOTTE DU Aussi, plutôt que de nous comporter pour paraphraser Jacques Maritain, SÉCULARISME. comme un croisement de jansénistes « un esprit dur avec un cœur doux », et de hippies, nous ferions mieux de qui ne se retenait pas de houspiller prendre exemple sur nos aînés. les « cœurs durs aux esprits mous ». Notre génération a de la chance : même si elle a souvent le cœur mou, elle peut se En matière politique, plutôt que de nous gonfler de mys- prévaloir de l’exemple de tous ces grands convertis qui ont tique républicaine ou de ce demi-machiavélisme qui fait illustré leur époque et qui forment aujourd’hui une tradition la fortune du marketing électoral, plutôt que de nous com- qui ne demande qu’à être suivie, et qui va de Léon Bloy à mettre dans une obéissance pleine d’abnégation pour des Daniel-Rops, en passant par Péguy, Ghéon, Rivière, les époux chefs et des programmes qui n’en méritent que trop rarement Maritain et bien d’autres. le nom, retrouvons le sens authentique du bien commun qui Des artistes, des intellectuels, aussi bien que des anonymes, exige bien plus d’intelligence et de liberté que celles que nous incarnent déjà une relève apte à susciter l’émulation de leurs voyons actuellement se déployer. semblables. Mais que le lecteur ne se méprenne pas sur une L’agitation mi-laïque mi-cléricale est une cymbale qui sonne litanie qui n’a rien d’hagiographique : notre idée n’est pas de creux. L’entrisme a vu bien des générations se briser les côtes. susciter chez nous un chaleureux esprit de parti que conforte- L’aristotélico-thomisme au contraire nous garderait du mora- rait l’ombre rassurante d’une poignée de « champions », qui lisme et du fatalisme qui empoisonnent nos droits civiques. cherchaient pour leur part bien davantage des égaux que des Ces deux maux n’ont qu’une origine, l’effroi que nous cause groupies. à bon escient « la concentration sans cesse croissante des res- Au contraire, leur exemple nous invite à secouer nos peu- sources matérielles et morales entre les mains de “trustees”, dont reuses certitudes et à nous délester des lourdeurs de « l’ivresse on n’exige ni compétence, ni sagesse, ni vertu », comme disait et des soucis du monde », pour nous engager avec discerne- René Gillouin. Soyons donc compétents, sages et vertueux.

ment dans les combats de notre temps. Ce qui nous éviterait Après cela, peut-être serons-nous libres ! ◆ pour L’Incorrect © Léa Frct L’Incorrect n°5 janvier 2018 21 L’Époque

Publication des pamphlets de Céline NOUS AVONS LU LES ÉCRITS POLEMIQUES Par La Rédaction

allimard réédite en Bagatelles pour un massacre, L’École des l’Exposition universelle des Arts de 2018 les pamphlets cadavres et Les Beaux draps. Au-delà de 1937 (ce qui lui permettrait aussi de antisémites de Céline. l’ignominie des pamphlets et d’une lec- courtiser des danseuses…). Gutman L’information révélée ture souvent pénible, ce voyage au bout se moque de l’antisémitisme de Céline, G par L’Incorrect début de la nuit mentale de Céline, avec son lequel, essuyant un refus, commence décembre a déclenché une tornade indispensable assistance scientifique, sa diatribe : les Juifs sont responsables médiatique : L’Express, Le Point, Valeurs s’avère néanmoins passionnant. du communisme, du monde moderne Actuelles, Le Figaro, France info, jusqu’à Le premier texte, Mea Culpa matérialiste, de la Franc-maçonnerie la DILCRAH (Délégation intermi- (1936), comporte une dizaine de et de la future guerre. Du coup, Céline nistérielle à la lutte contre le racisme, pages écrites au retour de son voyage veut lancer tous les Juifs contre Hitler l’antisémitisme et la haine anti-LGBT, en URSS. Céline condamne le ma- pour s’en débarrasser… Il annonce fiè- si si.) s’inquiétant auprès d’Antoine chinisme et le matérialisme (« Tous rement à son ami Popol (Gen Paul) son Gallimard. Tous ont commenté l’an- les Fords se ressemblent, soviétiques ou nouvel antisémitisme radical, sa croi- nonce de la publication des pamphlets non ! ») et l’arnaque égalitariste du sade contre « le monde entier » et ces mais personne n’a lu l’édition parue au communisme. Juifs qui sont racistes. Il déplore aussi Canada en 2012, dont on sait pourtant l’alcoolisme français, voudrait sauver le qu’elle sera reprise par l’éditeur histo- Antisémitisme de petit peuple toujours victime des Juifs rique de Céline. perroquet et s’attaque longuement aux « robots » Publiée par les Éditions Huit, à Qué- Suit Bagatelles pour un mas- et à la standardisation. bec, cette édition critique de près de sacre (1937) : le « massacre », c’est L’École des cadavres (1938) débute par mille pages a été réalisée par Régis celui des soldats dans la guerre inutile un dialogue scabreux avec une sirène au Tettamanzi, professeur à l’université qui se profile. Les « bagatelles », ce bord d’un canal, puis Céline reproduit de Nantes et spécialiste de l’écriture sont les trois charmants arguments de la lettre d’insulte reçue d’un Juif après pamphlétaire au XXe siècle. Elle ras- ballet qui ponctuent le texte (La nais- la publication de Bagatelles, qui lui a semble sous le titre discret Écrits polé- sance d’une fée, Voyou Paul. Brave Virgi- valu un procès. Céline s’en prend aux miques sept textes parus entre 1933 et nie et Van Bagaden). Malgré l’entremise intellectuels qui croient encore à la paix 1957, comprenant donc les trois pam- de son ami juif Gutman, Céline ne tandis que les démocraties poussent Jacques Terpant - Illustrations pour le chien de Dieu version Futuropolis / Perspective ART9 - Illustrations pour le chien de Dieu version Futuropolis Jacques Terpant

© phlets publiés à l’époque par Denoël : parvient pas à les faire accepter pour à la guerre, encore à cause des Juifs… 22 L’Incorrect n°5 janvier 2018 L’Époque

Il craint plus que jamais la « reder des éclosion) après la publication de son ders », qui entraînera la disparition « Portrait d’un antisémite » dans la Jupitérismes des Français de souche après une nou- presse. Pour finir,Vive l’amnistie, mon- velle saignée. La France a un « peuple sieur (1957) réagit aux polémiques creux », qui a perdu sa « mystique » : suscitées par la publication d’Un châ- Quelque part vous me par- « Les masses despiritualisées, dépoétisées teau l’autre. Céline réclame à de Gaulle […] sont maudites. » Pour Céline, les l’amnistie générale pour ceux qui furent lez comme si j’étais toujours États fascistes veulent réaliser le vrai accusés de collaboration. une puissance coloniale. socialisme et sont opposés à la guerre, Mais moi, je ne veux pas contrairement aux matérialistes juifs Une mise en contexte et francs-maçons. Pour lui, le commu- salutaire m’occuper de l’électricité nisme doit être « folie » ou « poésie » Dans la longue introduction au vo- dans les universités au Bur- ou alors il crèvera comme le reste. lume, Régis Tettamanzi explique la L’homme a besoin, comme les ani- nécessité de republier avec un accom- kina Faso. C’est le travail maux, de « l’Élevage et de la Trique » pagnement scientifique des textes qui du président. Alors, par pour s’améliorer. Puis Céline retourne circulent sur Internet ou sous le man- contre je vous rassure… à sa haine des Anglais alliés des Juifs. teau, mais il souligne aussi l’aspect lit- L’imminence de la guerre l’oblige à de- téraire qui fera grincer les dents. Pour [le Président Burkinabé venir raciste, dit-il, et à s’allier avec les lui, il est nécessaire de penser ensemble quitte la salle] Du coup, Allemands qui n’ont rien demandé… les écrits romanesques et les écrits polé- il s’en va. Reste-là ! Du Pour lui, Maurras et Doriot se trompent miques de Céline. d’ennemi, comme Pétain. Bientôt, les On trouve dans ce volume 200 pages coup il est parti réparer la Français, humiliés et remplacés par les de notes éclairantes, un utile synop- climatisation. Mais plus Juifs, devront porter une « rouelle » sis des pamphlets, une iconographie sérieusement, plus sérieuse- écrit-il en 1938. (illustrations choisies par Céline dans la presse antisémite), une chronologie, ment vous l’avez compris, Hitler un excellent glossaire des termes argo- je suis pour que chacun boy-scout tiques, une bibliographie complète et Les Beaux draps (1941) commencent trois index. Voilà de quoi appréhender fasse ce qu’il doit faire, au par le saisissant récit de la débâcle de au mieux l’antisémitisme de Céline bon endroit et donc je ferai l’Armée française : la France est dans de dans son contexte. tout pour aider à ce qu’il y « beaux draps », qui plus est humiliée En paraissant en France, peut-être que ait les conditions pour aller par les Anglais. Céline est surpris que se lèvera enfin la malédiction qui hante les Français n’aiment pas les soldats notre histoire littéraire. Chacun pourra dans ce sens mais chacun a allemands polis comme des « boy- juger, pardonner ou bien condamner son rôle. Voilà. scouts » et s’étonne de voir autant de l’écrivain français le plus célèbre du XXe Emmanuel Macron, extrait du Juifs partout… Il médite sur l’Apoca- siècle, aux côtés de Marcel Proust. ◆ lypse d’une France qui n’a plus d’autre Discours de Ouagadougou, horizon que le « pognon ». Suivent 28 novembre 2017 des passages de pastiches médiévaux, notamment contre Montaigne (Juif lui aussi…). Céline expose enfin sa Révo- lution, son plan pour relever la France : Au moment où nous discutons le « communisme Labiche » des petits de l’aide que la France apporte propriétaires, avec salaires nationaux égalitaires, fonctionnaires, les 35 heures aux pays sous-développés et dans les usines, le renouvellement de à certains pays voisins, la ten- l’école pour préserver l’âme, la « féé- tation est grande pour moi, rie », les « légendes » et la « race », député, maire de Tulle, alors la valorisation de l’art contre la méca- nique. qu’un slogan à la fois facile et En appendices, l’édition cana- pittoresque court les rues, à dienne propose d’autres écrits « polé- savoir « la Corrèze avant le miques » : Hommage à Zola (1933) est Zambèze », de vous rappeler une courte allocution, devant les amis quelques arguments anciens. de l’écrivain, sur l’impossibilité d’un Le député Jean Montalat, nouveau naturalisme. À l’agité du Assemblée nationale, 10 juin 1964 bocal (1948) est la célèbre et courte Jacques Terpant - Illustrations pour le chien de Dieu version Futuropolis / Perspective ART9 - Illustrations pour le chien de Dieu version Futuropolis Jacques Terpant

réponse à Sartre (un « monstre » en © L’Incorrect n°5 janvier 2018 23 L’Époque

Faites la terre

à leur avenir sans culot et de travers ! NonPar Fleur Delourme Maraîchère

Les écologues en chambre ne nous intéressent pas. Nous leur préférons les vrais travailleurs, ceux qui y étant nés, ou bien s’y étant installés, savent au moins une chose : qu’à la terre on ne ment pas.

ue penser du traitement médiatique et poli- fabriqué par une méchante entreprise. Et que faisons-nous tique de la grave crise écologique que nous de tous les biocides, ces produits qui attaquent le système traversons ? Les cris d’alarme réguliers de nerveux des insectes indésirables… et donc de tous les êtres scientifiques n’y ont rien fait : nous n’arri- vivants, humains compris ? Ou encore le « sulfoxaflor », avec Q vons pas à enrayer la course folle qui mène la son nom de dentifrice qui rend les dents plus blanches que planète à sa perte. Et ce n’est pas Macron et son « One Planet blanches mais qui est en réalité un nouvel insecticide « tueur summit », sa dernière action de « com qui nous sauveront, d’abeilles » : il a été autorisé en octobre par les mêmes qui ni aucune COP. Le « climat » (comprenez « réchauffe- jouent en ce moment aux sauveurs de la planète. ment climatique »), le dada des dirigeants politiques et des Et que faire si ce même glyphosate permet à de plus en plus « people » du monde entier, la tarte à la crème médiatique d’agriculteurs de cesser le labour profond au profit de tech- qui cache la complexité multifactorielle des conséquences niques culturales simplifiées, avec mise en place d’engrais de la prédation humaine sur les ressources terrestres : la pol- verts, semis sous couverts ? Si cela devait leur permettre, lution et la disparition des eaux potables, l’épuisement des pendant une phase de transition, de remettre de la vie dans sols, l’effondrement de la biodiversité. Contrairement à cette dernière qui nécessiterait que l’on arrête l’exploitation des leurs champs, leur garantir une fertilité naturelle et endiguer lieux (encore un peu) sauvages, le réchauffement climatique l’épuisement et le lessivage des sols ? La réalité est souvent porte en lui le potentiel de développement technologique et plus complexe que voudraient nous faire penser ces polé- de croissance qui fait courir les hommes de pouvoir : éolien miques, pétitions, tweets qui simplifient la pensée à outrance off-shore, fermes photovoltaïques. Des projets colossaux qui et empêchent le débat. visent la diminution de l’émission de CO2 sans prendre les Interdire le glyphosate sans autre mesure serait donc soit autres facteurs en considération, et qui entraîneront de nou- de la bêtise soit de l’hypocrisie : le désherbant est un mail- veaux déséquilibres légués aux générations suivantes. lon d’un système global qui est à revoir intégralement – celui Prendre la question de l’avenir de l’humanité par la seule en- d’une agriculture industrielle hors-sol assujettie à la grande trée du climat permet de dire des énormités – « le nucléaire distribution et aux marques mondiales agroalimentaires et est une énergie d’avenir bas carbone », « la voiture électrique phytosanitaires. Ce n’est pas notre ministre sans culot qui est la solution de demain » – sans se soucier des ressources va pouvoir y changer quelque chose, surtout avec comme nécessaires à la fabrication des batteries ou de la demande collègue de travail le ministre de travers qui veut supprimer galopante en électricité nucléaire que cela induit. Surtout, ne toutes les aides à l’agriculture bio, tout en annonçant 50 % pas envisager de revoir notre consommation à la baisse, sur- de bio dans les cantines pour bientôt. Les décisions seront tout ne pas prononcer ce mot mortifère de « décroissance ». prises en dépit du bon sens, on laissera les agriculteurs se Ce serait comme dire « lapin » sur un navire, nous porter la débrouiller en les accusant de la rage : cornaqués par les com- poisse et nous détourner du but ultime de ce cirque du « pro- merciaux de l’industrie phytosanitaire et pris dans le rouage grès » : l’argent. du productivisme, ils chercheront un autre désherbant plutôt Voyez, pour le glyphosate, nos politiciens monter au cré- que de changer leurs pratiques. Ou ils se pendront (comme neau l’air décidé : on ne pourra pas dire qu’ils ne prenaient un agriculteur tous les deux jours en France). Est-ce vraiment pas notre avenir au sérieux en interdisant ce vilain produit cela que nous voulons ? ◆ 24 L’Incorrect n°5 janvier 2018 L’Époque

La Grande bouffe Le couteau dans la poche Par Jean-Baptiste Noé

e couteau est l’outil essentiel du gastronome. Sans lui, impossible de déboucher une bouteille, de trancher un fromage, de couper une viande. à Valence, fondée en 1 820. C’est elle qui mit au point le Fut un temps où tous les hommes avaient un sécateur « Rhodanien » utilisé par les vignerons pour tail- L couteau dans leur poche, que ce soit pour aller ler la vigne. aux champs ou pour se rendre en ville. À Versailles, il fal- En Savoie, c’est l’entreprise fondée par Joseph Opinel, lait un chapeau et une épée pour pouvoir entrer dans la toujours dirigée par la même famille. Grâce à sa lame ro- cour du château. Désormais, les hommes ne portent plus buste et à sa conception simple, un manche en bois, l’Opi- ni épée ni chapeau, le couteau étant la forme moderne et nel a conquis tout le territoire français et l’étranger. Près utilitaire de l’épée. Dans son Dictionnaire nostalgique de la de 300 millions d’unités ont été vendues, du couteau pour politesse, Frédéric Rouvillois constate que le couteau ne enfant avec bout arrondi au couteau pour le jardinier ou doit pratiquement pas être utilisé à table : seulement pour le cuisinier. Opinel fait partie de ces objets mythiques qui couper, jamais pour pousser de la nourriture. Il est, hélas, marquent la conscience collective. La France est le pays occulté et rejeté. Une mode qu’il serait bon d’arrêter pour phare de la coutellerie en Europe. C’est elle qui en possède redonner au couteau toute sa place. le plus, avec 176 coutelleries recensées, dont 108 dans le Historiquement parlant, c’est au XIXe siècle que la grande bassin de Thiers et 12 dans celui de Laguiole. Les couteaux aventure commence pour lui. Grâce à l’industrialisation se font de plus en plus technologiques, avec des progrès croissante, à l’essor de la productivité et aux nouvelles constants sur la qualité de la lame. L’habitude du couteau méthodes de fabrication, l’acier devient moins cher, plus de poche revient aussi, et notamment du beau couteau et robuste et plus accessible aux du couteau régional. Certains classes populaires. Le couteau LE COUTEAU QUITTE s’inscrivent réellement dans une quitte l’univers des villes et des L’UNIVERS DES VILLES histoire et une tradition, d’autres cuisines pour s’imprégner dans ET DES CUISINES POUR sont d’invention beaucoup plus les campagnes. Chaque paysan a S’IMPRÉGNER DANS LES récente. Il ne reste plus au cou- désormais le sien, dans sa poche. teau qu’à reconquérir la table, lui Thiers devient la première ville CAMPAGNES. CHAQUE qui a la prééminence sur la four- productrice de couteaux (elle PAYSAN A DÉSORMAIS LE chette, qui n’est arrivée qu’au l’est encore). La coutellerie Ar- SIEN, DANS SA POCHE. XVIe siècle. Comment peut-on balète Genès David est l’une des encore couper un steak ou une plus anciennes. Fondée en 1810, entrecôte avec une lame cré- elle fabriquait l’ensemble des outils nécessaires au travail nelée, qui déchire la viande au lieu de la trancher ? Com- des champs : serpe, greffoir, lames de scie… et le laguiole. ment peut-on couper un roquefort avec un couteau dont L’arbalète apposée sur la lame est encore aujourd’hui le le manche est en plastique ? Comment peut-on orner une signe de l’excellence. Chaque région d’Auvergne a sa forme belle table de couteaux sans style et sans âme ? Il a toujours de couteau : l’Aurillac, le Sauveterre, l’Yssingeaux. Le accompagné l’homme et il a toute sa place à table. Du cou- manche et la lame en sont plus ou moins trapus, l’essence teau à poisson au couteau à huître en passant par le cou- du bois varie. C’est dans la cité médiévale de Sauveterre- teau à fruit, c’est une histoire de fer et de sentiment qui se de-Rouergue que l’on trouve encore ces couteaux, dans la mêlent. Il est l’outil indispensable du chef cuisinier et le bel coutellerie fondée en 1992 par Guy Vialis. Ancien somme- objet nécessaire aux tables. À lui seul, il raconte aussi des lier, il a conçu un couteau à vrille de grande qualité, utilisé histoires de familles et d’industrie, comme Dumas, la plus par les plus grands et la plupart des meilleurs sommeliers ancienne coutellerie, fondée en 1532 à Thiers, rachetée en du monde. Décédé en 2016, Guy Vialis a non seulement 1882 par la famille Rousselon et dont l’un des couteaux su créer, mais aussi transmettre une passion. D’autres mai- phares est « Le p’tit 32 », le canif du casse-croute et des

sons familiales perdurent, comme la coutellerie Berthier souvenirs d’enfance. ◆ © D.R. L’Incorrect n°5 janvier 2018 25 L’Époque Nous autres, post-modernes Par Nicolas Pinet

Drame dans les familles 26 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Politique

au pouvoir » ou : « ils sont totalement discrédités ». Même pas peur ! Car dans la perspective des pro- chaines élections, les européennes de 2019, le FN n’est pas plus crédible que LR. Même moins. « Quand on ar- rive sur un plateau télé, on sait qu’on va passer un sale quart d’heure dès qu’on va aborder la question européenne », nous confie un cadre du parti, qui attend que sorte au moins du congrès de mars prochain une ligne claire sur la construction européenne. « Pour le moment, on est dans l’entre-deux : tout le monde voit bien qu’on a changé de position du tout au tout, mais on doit continuer à faire croire qu’on est dans la continuité ; c’est intenable. » La « feuille de route » fournie aux « ambassadeurs » chargés de porter la bonne parole de la « refondation » du FN dans ses fédérations, et de faire remonter les doléances, n’a pas Au Front national, on fait mine de ne pas s’inquiéter. Aux aidé à y voir plus clair. Si elle concède européennes de 2019, entre Macron et eux, « il n’y aura qu’« une réflexion sur l’Europe a été ou- rien et en tout cas pas de place pour un Wauquiez ». verte », elle précise que ce n’est « pas Par Bruno Larebière pour remettre en cause notre opposition totale à l’Union européenne (comme cela a pu être dit faussement) », mais ous les dirigeants du Front décembre Jordan Bardella, l’un des pour promouvoir une « Union des national que nous avons porte-parole du FN, sur CNews. nations européennes qui s’opposera, pro- jet contre projet, à l’Union européenne : consultés nous l’assurent « Même pas peur ! », donc, comme UNE contre UE ». Que celui qui a avec une belle unanimité : on dit, cette fois, dans les cours de T « Wauquiez est un Sarkozy compris quelque chose lève le doigt. récré avant de se prendre une pei- au petit pied. » La formule, pour per- « Comme quoi l’Une en est bien au gnée par le plus costaud, celui de la cutante qu’elle soit, n’est pas de leur stade de l’article indéfini et pas à celui division au-dessus. Le Front national cru. Lors de l’homérique bataille du numéral cardinal », ricane, amer, n’a pas peur mais, à toutes fins utiles, pour la présidence de l’UMP, celle de un membre du bureau politique. il est en train de mettre en place une 2012, « l’entourage » de Fillon – ainsi Dans cette même note interne déci- « Cellule riposte » exclusivement s’exprime la presse quand elle ne veut dément désespérante, il est précisé pas dire que c’est le grand homme lui- destinée à disséquer et contrer les que ce nouveau projet qui n’est ni tout même qui s’est abaissé à dénigrer son arguments avancés par Laurent Wau- à fait le même, ni tout à fait un autre, adversaire – avait qualifié Copé ainsi, quiez, à établir les éléments de lan- aura d’autant plus de poids qu’il sera tandis que Valérie Pécresse assénait, gage et à les faire tourner en boucle. défendu à travers toute l’Europe par parlant, elle, de Fillon : « On n’a pas On sait déjà qu’il faudra faire mieux « les partis frères ». Outre l’expres- besoin d’un Sarkozy au petit pied. » que « cette fausse droite parle comme sion malheureuse qui renvoie à la Wauquiez, « c’est Nicolas Sarkozy sans nous lorsqu’elle est en campagne mais phraséologie employée du temps de le talent de comédien », précisait en gouverne comme la gauche lorsqu’elle est la glorieuse Union soviétique et de © D.R. L’Incorrect n°5 janvier 2018 27 Politique

ses vassaux, il est à craindre que le frère autrichien Agnès Marion ne manque à l’appel. Heinz-Christian Strache, le président du FPÖ, n’est devenu vice-chancelier du gouvernement de Sebastian Kurz que sur l’assurance qu’il ne se lancera pas dans une croisade contre l’UE ; l’Autriche doit assurer, au second semestre 2018, la présidence tournante de l’Union européenne.

LAURENT WAUQUIEZ, UN AN ET DEMI AVANT LE SCRUTIN, A DÉJÀ CHAUSSÉ SES BOTTES DE SEPT LIEUES.

Pendant que le Front national se cherche, Laurent Wauquiez déroule déjà un discours que l’on peut ju- une Clotilde ger hypocrite mais qui reconnaît les erreurs commises (par les autres, certes, ce qui est toujours plus facile) – « La droite n’a pas fait son travail », « Ma volonté chez les est de tout refonder » – et, en professionnel qui sait lire les études d’opinion, avance, du moins sur l’UE, un projet qui correspond aux attentes exprimées par post-natios l’électorat de droite. Marine tête de liste ?

On y trouve à la fois le refus d’une UE envahissante, Propos recueillis par Bruno Larebière normalisatrice et technocratique, l’attachement à une l’Europe comme civilisation, avec ses racines gréco- À l’état-civil, elle a l’âge d’Emmanuel romaines et judéo-chrétiennes, et la conscience de la menace principale : « On est aujourd’hui dans une Macron, mais elle est tellement plus rupture historique avec des flux d’immigration massifs jeune ! C’est qu’elle sait qu’elle appartient qui posent des difficultés d’intégration qui potentiellement à une civilisation qui remonte, au moins, peuvent emporter nos pays. » Bref, le discours qui aurait à la grotte Chauvet. Agnès Marion, pu être celui du Front national depuis bien longtemps si une erreur de logiciel ne l’avait pas conduit à suivre conseiller régional (FN) du Rhône, une autre voie. préside le Cercle Fraternité. En fait de « Sarkozy au petit pied », Laurent Wau- quiez, un an et demi avant le scrutin, a déjà chaussé ses bottes de sept lieues. Pendant ce temps-là, au FN que l’on voyait se ranger derrière Nicolas Bay pour les européennes une fois le congrès passé, lequel a un Si je vous dis : « La famille comme communauté discours tout aussi structuré sur la question, certains entre une femme et un homme avec des enfants est se demandent, par la voix de Louis Aliot s’exprimant la cellule centrale d’une société qui fonctionne et bien sûr « à titre personnel », si Marine Le Pen ne garantit la capacité des générations à la solidarité » ; devrait pas revenir sur sa décision de ne pas conduire si j’y adjoins des mesures concrètes, notamment la liste : « Le Front devra s’interroger sur la présence de Marine comme tête de liste et Marine devra s’interroger sur le plan fiscal, en faveur des familles, vous dites sur sa propre candidature. » À croire que ce sont les quoi ? Wauquiez et tout ce que les télévisions comptent de Je dis bravo ! Je dis que vous avez compris qu’une

© Léa Frct journalistes déjà hilares qui lui ont soufflé l’idée.◆ politique digne de ce nom doit découler de principes 28 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Politique

anthropologiques. Je dis aussi que ce n’est pas près d’arriver en France, hélas. D’où tenez-vous cela ? Du programme de gouvernement conclu, en Autriche, entre Sebastian Kurz et Heinz-Christian Strache. Eh bien ils ont raison ! C’est un gouvernement conservateur qui doit vous réjouir ? Je ne me décrirai pas comme une conservatrice, en tout cas pas dans le moment historique que nous vivons. Je ne veux pas la conserver, cette so- ciété en déliquescence ! Je veux, au contraire, que nous renouions avec la tradition, qui est, elle, inscrite dans la longue durée, et qui, ayant été re- « SANS CLOTILDE, SANS UNE FEMME trouvée, nous permettra de renaître. DONC, LA FRANCE NE SERAIT PAS TOUT À Vous connaissez la phrase de Mah- FAIT LA FRANCE. » ler : « La tradition n’est pas la vénéra- Agnès Marion tion des cendres, elle est la passation du feu. » La famille est le lieu premier, le foyer même, de cette transmission. pouvoir ? Je siège dans sa région. En régression par rapport à sa réalité Concernant l’Autriche, le Pacte deux ans, il n’a pas accepté un seul des historique et géographique, mais une bleu turquoise, comme on l’appelle amendements qui étaient présentés destination comme une autre, au ha- là-bas, est bien la preuve que l’on par notre groupe pour la seule raison sard des migrations. peut nouer des alliances à droite. Les qu’ils émanaient du Front national. Le comble est que l’un de ceux conservateurs autrichiens ont eu le La preuve : à plusieurs reprises, il a qui ont le mieux décrit cela est… courage de se tourner, non pas vers réutilisé un peu plus tard nos amen- François Mitterrand. Un jour qu’on leur centre, non pas vers leur gauche, dements, en les ayant juste réécrits… lui demandait si, lui aussi, il se faisait mais vers leur droite, respectant ainsi Pourquoi avoir fait semblant de ne « une certaine idée de la France », il le verdict des urnes. Puissent les Ré- pas être d’accord alors qu’il l’était, avait répondu : « La France, je la vis. publicains, en France, avoir un jour si ce n’est pour de pitoyables raisons J’ai une conscience instinctive, profonde ce courage… politiciennes ? de la France, de la France physique et Pour conclure une alliance, il faut la passion de sa géographie, de son Vous avez donné en décembre à être deux. Le Front national la corps vivant. Là ont poussé mes racines. Paris une conférence sur le thème souhaite-t-il vraiment ? L’âme de la France, inutile de la cher- de la « France durable ». Il y On ne pourra pas en faire l’écono- cher : elle m’habite. » Quelques an- aurait une « France jetable » ou mie, ou alors cela signifierait qu’on se nées plus tard, il arrivait au pouvoir, une « France éphémère » ? résoudrait à être éternellement dans et, évidemment, ça se gâtait. La France éphémère, c’est celle l’opposition. Je suis persuadée que La France durable, c’est bien qui est en train d’émerger depuis cette alliance finira par s’imposer à celle-là, celle dont il était issu, celle quelques décennies, où tout est l’échelon local. Quand ? Où ? Avec que, justement, il a profondément jetable, y compris l’homme. C’est qui ? On verra bien. En tout cas, dans abîmée durant quatorze ans. La la France financiarisée, où il n’y a la perspective des prochaines muni- France durable, c’est la France qui plus de gens qui exercent un métier cipales, le Front national y est prêt. s’inscrit dans la durée, une France mais des « personnes ressources ». Évidemment, c’est plus compli- où l’on sait qu’il y a un temps avant C’est la France nomade, celle d’un qué à l’échelon national, ne serait-ce nous, qu’il y aura un temps après monde où, comme l’a dit Jacques qu’en raison de nos institutions. Mais nous. Nous avons le devoir de nous Attali, « les nations sont des hôtels ». Laurent Wauquiez croit-il vraiment rappeler que nous sommes le mail- C’est la France qui n’est même plus qu’il va pouvoir conquérir, seul, le lon d’une chaîne et pas des individus

une « idée », ce qui était déjà une pour L’Incorrect © Léa Frct L’Incorrect n°5 janvier 2018 29 Entretien

isolés dans le temps et dans l’espace. sait pas quelles sont les permanences même dialectique, la gauche conti- La France durable, c’est celle qui sur lesquelles on a bâti notre civilisa- nue de nous expliquer qu’il doit y s’ancre dans sa civilisation et dans tion, il ne faut pas espérer pouvoir la avoir moins de riches pour que les son peuple, lequel n’est pas inter- défendre, ni la réinventer. Pourtant pauvres le soient moins. Ou que les changeable. si notre civilisation a été brillante, uns doivent travailler moins pour c’est parce qu’elle se fondait sur ces que les autres puissent travailler plus. France et transhumanisme sont permanences anthropologiques et ça Eh bien non, ce n’est pas comme cela donc antinomiques ? a plutôt bien fonctionné pendant des que cela fonctionne. Dans aucun C’est tout simplement homme et millénaires, non ? transhumanisme qui le sont. domaine. Qu’est-ce que le transhuma- Certes, mais comment traduisez- Vive Clotilde alors ? nisme sinon l’hubris portée à son vous cela sur le plan politique ? Quel bel exemple puisque sans paroxysme ? L’homme, qui était Par exemple en développant un Clotilde, sans une femme donc, la devenu simple consommateur, de- vrai féminisme, dégagé des stéréo- France ne serait pas tout à fait la vient maintenant lui-même objet types idéologiques. Les néo-fémi- France ! de consommation. Eh bien non : nistes, déchaînées en ce moment, l’homme n’a pas besoin de cela se partagent entre un féminisme de Allez-vous porter ce discours dans pour avoir une valeur. Quel monde conflit et un féminisme d’indifféren- le cadre de la « refondation » du sinistre que celui où la valeur d’un ciation. Dans les deux cas, le but n’est Front national ? homme serait mesurée selon le prix pas de défendre les femmes mais de Je vais m’y efforcer bien sûr. du marché de son rein ou celui de tuer les hommes, au nom de je ne sais Mais il y a un préalable pour que l’enfant qu’une femme porte pour quelle revanche. D’ailleurs, si elles cette « refondation » s’effectue sur une autre… les défendaient, on les entendrait des bases saines : que nous arrêtions, Comme quoi progrès scienti- plus sur le recul de leurs droits face à tous autant que nous sommes, de fique et barbarie éthique fournissent l’islam dans certains quartiers, moins croire que l’ennemi est trop fort et une rime riche, mais cela on le savait sur la couleur des cartables ou le pré- que, si nous échouons comme nous depuis les horreurs totalitaires du tendu sexisme de la langue française. venons de le faire, c’est de la faute de e XX siècle. Or les hommes ne sont déjà plus l’autre, celui qui est en face ou celui des hommes et les femmes sont qui était dans nos rangs et vient de Cela renvoie aux « principes malheureuses. Elles ont déjà vaincu anthropologiques » que vous partir. Non, tout n’est pas de la faute leur prétendu oppresseur, elles l’ont de Philippot : bien qu’il y ait pris une évoquiez tout à l’heure ? muselé et elles ne s’en portent pas large part, nous devons être capables Oui, je trouve que ce qui manque mieux. Et si elles se demandaient de dire que, nous aussi, nous sommes en politique, c’est de s’appuyer sur pourquoi ? Et si c’était, tout simple- en cause. Et nous poser des questions des fondements anthropologiques. ment, parce que les femmes ne se essentielles : pourquoi ne sommes- La droite les a complètement oubliés. construisent pas dans l’opposition nous pas parvenus à sortir les Fran- Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce avec les hommes mais dans la com- çais de leur désespérance ? Comment qui fait que l’homme et la femme ne plémentarité. sont pas interchangeables ? Si on ne Je note d’ailleurs que, selon la les remobiliser et les convaincre de s’engager pour stopper la dissolution de la France ? Ce n’est pas parce que le temps médiatique, devenu infernal, privilé- gie les gens qui exécutent le monde sur ceux qui pensent le monde, que nous devons nous abstenir d’asseoir notre discours sur un corpus solide et de mener une véritable réflexion de fond. Il y a encore un demi-siècle, hier donc, il ne serait jamais venu à l’idée des hommes politiques de se muer en simples gestionnaires ou techniciens : ils donnaient une vision. À nous d’en avoir une qui soit enthousiasmante et digne d’espé-

© Léa Frct pour L’Incorrect © Léa Frct rance pour les Français ! ◆ 30 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Politique

Lydia Guirous « écrasons l’infâme islamisme »

Si, l’islamisme « a à voir » avec l’islam. Évidemment. Lydia Guirous en a fait un livre au titre en forme de défi, « Ça n’a rien à voir avec l’islam ? » (Plon). Celle que Laurent Wauquiez a nommée porte-parole de LR appelle à « moderniser » le Coran. Vaste programme.

Propos recueillis par Gabriel Robin

Pourquoi ce troisième livre sur la place de l’islam en trois. Bref, ce sont tous ceux qui sont dans un refus de faire France, après Allah est grand, la République aussi (2014) société avec les « souchiens », comme ils disent, ces « Gau- et #Je suis Marianne (2016) ? lois » qu’ils stigmatisent en permanence dans un racisme Mon livre traite des racines du mal islamiste qui, selon hallucinant qu’aucun média bien-pensant ne relève. Ils sont moi, se trouvent dans le Coran. Il met également face à leurs proches des mouvances liées aux Frères musulmans comme responsabilités une partie des musulmans, ceux qui sont dans l’UOIF et le CCIF, ou sont des satellites pseudo-humani- la provocation et le rejet de la France. Les musulmans doivent taires issus du salafisme comme Baraka City. comprendre qu’ils sont Français d’abord, musulmans après. Il faut arrêter de faire semblant que tout va bien : une véri- Face aux coups de butoir de l’islamisme, il faut que les musul- table scission culturelle se met en place sous nos yeux ; une mans comprennent que les islamistes sont leurs pires enne- France islamiste au sein de la France gagne de plus en plus mis. C’est un enjeu de cohésion nationale et de civilisation. de terrain.

Qui sont-ils, ces musulmans, qui, sans soutenir Croyez-vous que certaines personnalités politico- directement le terrorisme islamiste, ferment les yeux ou médiatiques nourrissent une complaisance à cet égard ? préfèrent dénoncer « l’islamophobie » plutôt que les François Pupponi, député-maire socialiste de Sarcelles, prêcheurs de haine ? a dénoncé les liens entre la France insoumise et Samy Ce sont ceux qui préfèrent les lois d’une religion dévoyée Debah, co-fondateur du Collectif contre l’islamophobie à celles de la République, ceux qui préfèrent la victimisation en France. qu’offre « l’excuse sociale » et ceux qui avancent le « racisme La gauche a préféré les « accommodements raison- institutionnel de l’État » pour justifier leur incapacité et leur nables » ; elle a sacrifié l’égalité hommes-femmes et la laïcité.

refus d’intégration. Parfois, cela peut être un mélange des Elle a habillé de tolérance ce qui n’était que de la lâcheté. © Bruno Klein L’Incorrect n°5 janvier 2018 31 Entretien

« BEAUCOUP DE MUSULMANS SOUHAITERAIENT QUE LEUR RELIGION FASSE UNE CÉSURE CLAIRE ENTRE LE POLITIQUE ET LE SPIRITUEL. » Lydia Guirous

souvent acoquinés avec les leaders de Celles-là se jouent de notre bien- l’islam politique. Parfois, ils l’ont fait veillance. Par leurs tenues et leurs com- à des fins électoralistes, mais parfois portements, elles tentent de normaliser pour de l’argent… Le clientélisme de une vision rétrograde de la femme au certains élus a gangréné l’ensemble de nom de la liberté des femmes ! Elles nos banlieues et, maintenant, certains parlent de « féminisme islamique » quartiers des centres-villes. mais ces deux termes sont antino- Dans un relativisme absurde, des miques. D’ailleurs, le féminisme ne élus ont préféré traiter les populations peut pas être religieux. Sa récupéra- dans leurs différences et leurs revendi- tion par les islamistes est une énième cations, plutôt que de les fondre dans le imposture que ces jeunes filles, nour- terreau commun qu’est la République. ries depuis leur plus jeune âge dans un C’est lamentable, mais c’est la réalité. sentiment anti-France, « anti-blanc », Aujourd’hui, les barbus fleurissent par- tentent d’imposer à une partie de la tout, les niqab et les jilbeb prospèrent, jeunesse. même pour les petites filles… Il y a des zones où la France n’est plus la France. Vous vous dressez pour empêcher On assiste à la mise en place d’une série la victoire de « l’islam politique ». d’enclaves étrangères où des minorités N’est-ce pas une tautologie ? L’islam dictent leur mode de vie. n’est-il pas, par nature, une religion qui ne fait pas de distinction entre le Que cherchent les femmes qui spirituel et le temporel ? adoptent un mode de vie salafiste Bien entendu ; l’islam est politique alors qu’elles ont parfois été élevées et spirituel à la fois. L’islamisme, lui, est hégémonique et violent. Ceux des À droite aussi, certains se sont lais- « à l’occidentale » ? Il y a celles qui sont les idiotes utiles musulmans qui vivent leur culte de sés aller. Pupponi se réveille bien tard du salafisme. Elles portent ces tenues manière exclusivement spirituelle se après avoir laissé prospérer le commu- pour se distinguer de celles qui seraient trouvent piégés par la partie prosélyte nautarisme islamique dans sa ville, ce « impudiques », pour se sentir valori- et militante des tenants de l’islamisme communautarisme que j’avais dénoncé sées et reconnues au sein d’une partie politique. Beaucoup de musulmans dans mon premier livre, avant Charlie, de ce groupe radicalisé. D’autres le souhaiteraient que leur religion fasse et qui m’avait valu d’être qualifiée d’is- font pour avoir la paix et éviter certains une césure claire entre le politique et le lamophobe, de menteuse et même de comportements maritaux. spirituel. La religion doit être exclusi- raciste… Des maires comme Pupponi Et puis, il y a celles qui sont des vement spirituelle. Les autres religions en tête. agents de propagande de l’islam poli- du Livre ont réalisé cette césure il y a Je rappelle juste que je suis née en tique et de la déstabilisation de notre plusieurs siècles… Pas l’islam, même si Algérie et de confession musulmane. République. J’ai établi les « cinq pi- quelques voix s’élèvent pour réclamer Pour moi, dénoncer l’islamisme et me- liers de la provocation » de ces jeunes cette modernisation indispensable. ner un combat déterminé contre cette femmes : 1. Toujours plus visible, ton C’est ce que je dénonce dans mon peste verte est un devoir. Je sais trop voile sera ; 2. Dans les lieux publics, livre en appelant à un conclave musul- bien dans quel état l’islamisme peut fièrement tu l’arboreras ; 3. Face à l’au- man européen pour faire rentrer l’islam mettre un pays ; je veux éviter cela à la torité, tu refuseras de l’ôter car tu ne dans la modernité en le délestant des France. Il a fallu 250 morts pour que respecteras que les lois d’Allah ; 4. L’in- parties rétrogrades et violentes afin l’on commence à en parler, à cause de la cident, tu médiatiseras ; 5. La Répu- de faire émerger un « islam des Lu- pensée unique dont les tenants se sont blique, tu attaqueras. mières ». À titre d’exemple, je souhaite 32 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Politique

qu’il soit mis fin à ce que l’on appelle le tains dirigeants avaient oublié sans « crime d’apostasie », c’est-à-dire à la doute que la France était un pays laïc et condamnation à mort des personnes que tous les territoires étaient des terri- qui décident de ne plus croire ou de toires de la République française. changer de religion. Il en va du respect de la liberté de conscience de chacun. « LA RESSEMBLANCE Avez-vous été menacée par des fondamentalistes ? Comment « moderniser » ce qui est EST FRAPPANTE Bien sûr ! Je reçois tous les jours des considéré comme étant « éternel » ? AVEC LA STRATÉGIE menaces de mort. J’ai fait condamner La question de la place de la femme D’INFILTRATION deux personnes pour cela et un autre sera un marqueur et un repère essen- MISE EN PLACE PAR procès aura lieu fin janvier. D’autres tiel de cette modernisation. C’est un poursuites sont en cours. Il m’est arrivé projet utopique, j’en conviens ; mais LES ISLAMISTES EN également de me faire cracher sur les sans utopie, le monde n’aurait connu ALGÉRIE. » pieds en plein Paris, mais aussi de me ni évolution, ni révolution. L’abolition Lydia Guirous faire insulter par des chauffeurs Uber de l’esclavagisme, la République, l’éga- censés me conduire sur les plateaux de lité, la liberté pour les femmes étaient télévision… Ce n’est pas facile à vivre il y a encore peu de temps des utopies. mais j’aime tellement mon pays qu’il Des idées folles de doux rêveurs. Elles m’est impossible de renoncer à com- sont devenues des droits réels. Le chan- nouveau statut social pour affronter la battre. Et puis, les messages de soutien tier de la modernisation de l’islam est France et jouer avec la culpabilité post- et d’encouragements sont si nombreux immense, complexe, mais il finira par se coloniale. Il ne faut surtout pas céder, que cela me conforte et me donne le faire. Tôt ou tard, cette utopie devien- car, après, il sera trop tard. courage de poursuivre. dra aussi une réalité. Il y a urgence à Croyez-vous que l’État pourra contrer la montée en puissance de l’is- L’apparition de l’islam de combat vraiment reprendre pied dans lamisme et de la mise sous tutelle des en France n’était-elle pas inévitable les « territoires perdus de la musulmans d’Europe. compte tenu d’une immigration non choisie trop importante, combinée République » ? Est-il possible d’être « un musulman à une haine de la France alimentée Oui, mais rompons avec la naïveté, pieux » et un bon citoyen français ? par les rancœurs issues de la la culture de l’excuse et le relativisme. Oui et j’en suis un exemple comme décolonisation ? Il faut de l’autorité et de la fermeté. Il tant d’autres. Effectivement, la combinaison des faudra imposer la République partout deux est un cocktail détonant. Il faut et à tous. Cela sera difficile, car celui qui Pourquoi des enfants de la troisième d’urgence agir sur l’immigration, re- aura le courage de le faire devra faire face génération de l’immigration penser Schengen, reconduire à la fron- à un tombereau d’insultes, de carica- maghrébine se sont-ils rapprochés tière les sans papiers étrangers, expulser tures et de procès en « islamophobie » d’un islam radical ? les délinquants étrangers. La France et en « stigmatisation ». Il ne faudra C’est le résultat du travail de fond ne peut accueillir toute la misère du pas se laisser intimider et avancer sans qu’ont mené les islamistes à travers monde. L’immigration doit être au- trembler. La France n’a pas su imposer l’infiltration du monde associatif et du jourd’hui choisie. et construire sur la durée son modèle tissu politique local ; il a donné trop de culturel et identitaire après la décoloni- pouvoirs à des spécialistes du double Les pouvoirs publics auraient sation et a donc fragilisé les fondamen- discours. La ressemblance est frappante sciemment donné les clés des taux de la République. Aujourd’hui, la avec la stratégie d’infiltration mise quartiers aux imams après les question à se poser est : aimons-nous en place par les islamistes en Algérie : émeutes de 2005, ceux-ci étant encore suffisamment la France pour conquérir la base par l’associatif et le la seule autorité respectée par les se battre pour elle, pour la redresser et social, infiltrer les sommets par la for- « jeunes »… écraser l’infâme islamisme ? ◆ mation d’une élite qui s’engage à tous À l’époque, on a considéré que face les niveaux de pouvoir. à des délinquants, il fallait mettre des Une partie de la jeunesse s’est laissé religieux. C’est une erreur fondamen- séduire et se construit dans le rejet de tale. On a cédé les cités à des imams ÇA N’A RIEN À VOIR AVEC L’ISLAM ? la France. Elle verse dans la victimisa- inconnus, ce qui a accéléré le commu- Lydia Guirous tion, la revanche, et une forme de lutte nautarisme et la radicalisation dans ces Plon des classes qui laisse la place à une lutte quartiers. Aujourd’hui, on découvre 198 p. – 17 € « des races » : les « racisés » contre béatement que ces imams prêchent

les « souchiens ». La religion est leur contre la France et la République. Cer- © Bruno Klein L’Incorrect n°5 janvier 2018 33 Politique

Enquête Coups de foudre au Puy du Fou

Philippe de Villiers serait-il la nouvelle star des députés LREM ? À tour de rôle, des députés marcheurs viennent pieusement consulter le président du Mouvement pour la France. Et visiblement, ils sont sous le charme. Par Pierre-Marie Herbreteau

honnêteté m’oblige à vous dire que je ne suis pas so- en s’adressant directement à son hôte : « Merci Monsieur […], cialiste. » En cet été 2016, c’est au Puy du Fou et merci de cet échange si riche et merci pour ce que vous avez fait pour sous le regard souriant d’un Philippe de Villiers notre département, la Vendée ! », qualifiant l’homme de« person - ravi de son coup qu’Emmanuel Macron prononce nage incontournable » et d’« acteur essentiel ». Bref, un torrent L' la phrase qui écarte définitivement le ministre, d’éloges comme Villiers n’en avait pas reçu depuis longtemps, qu’il est encore, de son protecteur François Hollande et indique du moins en Vendée. un peu plus qu’il se sent prêt à demander aux Français de donner à « la figure du roi » son visage juvénile. Dix jours plus tard, Spectacles Emmanuel Macron démissionne et se lance dans la campagne fort peu laïcs présidentielle. En juin 2017, la Vendée envoie cinq députés macronistes à l’Assemblée. Jusqu’à la circonscription du Bocage Parce que si le fondateur du Puy du Fou accumule prix et vendéen qui, après avoir élu Villiers puis des villiéristes pendant récompenses en Amérique, dans la classe politique locale, son presque trois décennies, se donne à une avocate centriste. nom reste encore un tabou. Surtout à droite, d’ailleurs. Pas de Qu’importe : quelques mois plus tard, ce sont ces mêmes dé- quoi inquiéter Gallerneau qui récidive le 5 décembre dernier, sa- putés qui se pressent au Puy du Fou pour y rencontrer le grand lue alors la position contre Notre-Dame des Landes de l’ancien homme de la Vendée martyrisée mais ressuscitée par ses soins. candidat souverainiste à l’élection présidentielle. « Merci mon- Presque un rite de passage pour ces nouveaux élus, intimidés sieur de Villiers !! » Avec deux points d’exclamation cette fois ! comme des jeunes premiers en face de celui qui a conduit la Ven- Cinq jours plus tard, c’est au tour de Martine Leguille-Balloy, dée pendant plus de vingt ans. député En Marche, de venir se présenter au créateur du Puy du La première à avoir fait le déplacement est Patricia Gallerneau, Fou. Elue dans la 4e circonscription de Vendée – l’ancienne terre député Modem de La Roche-sur-Yon. À la fin du mois de sep- d’élection de Villiers – elle tient à diffuser une photo d’elle avec tembre, elle rencontre, en privé, l’ancien président du conseil son prédécesseur. Le lendemain, elle effectue une nouvelle visite général de Vendée et en ressort toute retournée. « J’ai eu le grand au Puy du Fou en compagnie du jeune Pierre Henriet, député plaisir d’être reçue par Philippe de Villiers ! », écrit-elle, point LREM de Vendée et doctorant en philosophie des sciences. exclamatif inclus. Cette ancienne des Verts s’ébaudit d’avoir été « reçue par un homme qui a tant fait pour son territoire, pour sa Cette fois, c’est pour assister aux spectacles, fort peu laïcs, du Vendée, qui a sorti son département de sa léthargie et qui l’a porté au « Grand Noël du Puy du Fou » ! Bref, trois parlementaires ma- premier plan de la scène française. » cronistes en quelques semaines chez Philippe de Villiers. « Pas de politique ! poursuit l’ancienne fonctionnaire des im- Promis : si le groupe LREM organise un voyage d’études au pôts. Mais la découverte d’un visionnaire et d’un chef d’entreprise Puy du Fou sur le budget de l’Assemblée, on ne se plaindra pas

© Nicolas Pinet pour L’Incorrect passionné, format XXL ! » N’en jetez plus ? Si, car elle conclut de la dépense… ◆ 34 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Dieu et nous Par Jacques de Guillebon

qui comparerai-je cette génération ? demande Jésus dans Matthieu 11, 17.Elle ressemble à des enfants assis dans des places publiques, à et qui, s’adressant à d’autres enfants, disent : “Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé ; nous avons chanté des complaintes, et vous ne vous êtes pas lamentés”. » Nos compères musulmans ressemblent étrangement à cette génération-ci, qui veulent absolument qu’on s’inté- resse à eux, quoi qu’ils fassent. Qu’on dise du bien, qu’on dise du mal, tant qu’ils tiennent le haut de l’affiche, ils s’estiment satisfaits. C’est que leur mode de religion est, hélas pour eux comme pour nous, fort envahissant, prétendant régir chaque aspect de la vie, individuelle ou commune, qu’ils ont une malheureuse tendance à confondre. Généralement issus d’une immigration ré- cente, les fidèles de la religion de Mahomet réclament qu’on règle leurs problèmes originaires ici même. Qu’ils n’aient pas le droit de manger ceci ou cela, qu’ils doivent prier à telle heure fixe, grand bien leur fasse et peu nous chaut. Mais il n’y a pas que ça : il est inutile de rappeler que leur rapport au féminin est intrinsèquement problé- matique, de même que certaines de leurs lois, comme encourir la peine de mort pour apostasie, ou subir la lapidation pour adultère, nous répugnent infiniment. Cela, qui n’était pas notre problème, l’est devenu. Et nous relevons le gant : puisque nous sommes la France, nous sommes fondés à civiliser leurs mœurs. Nombreux sont les musulmans à ne pas partager cette idée. Mais il faudra bien choisir. Il n’y aura pas de société ouverte si les femmes sont cachées sous un voile. Les géants Rémi Brague et Pierre Manent ont accepté d’en débattre dans nos pages. C’est de cela, mais aussi de beaucoup plus, que nous avons choisi de discuter ici. Car si nous avons choisi de parler de Dieu, c’est aussi et surtout sous ses aspects chré- tiens, catholiques, juifs, ou même agnostiques. Peut-on croire encore aujourd’hui ? Peut-on survivre si l’on est juif de banlieue ? Comment peut-on être irakien et ca- tholique ? Peut-on être catholique mais non bourgeois ? Questions innombrables dont les réponses ne sont pas évidentes, car Dieu demeure, lui aussi, caché. Deus absconditus. Mais nous ne le chercherions pas si nous ne l’avions déjà trouvé. Dieu et nous, l’affaire n’est pas ter- minée. ◆ L’Incorrect n°5 janvier 2018 35

Dieucombien de divisions ? © Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect 36 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Dossier Les vaisseaux brûlés de dieu

L'époque fourmille de discours sur le retour du religieux. Mais est-il possible de croire encore aujourd'hui ? Et si oui, à quel Dieu se vouer ?

Par Chantal Delsol Philosophe, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques

omment décrire le moment contemporain en plus profonde. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, termes d’évolution religieuse ? Il faut entendre il faut remonter à l’époque des Lumières, et décrire le passage par « moment contemporain » les soixante-dix crucial de la modernité à la postmodernité. Les Lumières ra- dernières années, depuis la fin de la Seconde content la mise en doute, et en pièces, de la foi monothéiste C Guerre mondiale. En effet, 1945 et 1989 repré- qui a forgé ce continent (et plus tard les deux Amériques). Il sentent des dates significatives en la matière, est probable d’ailleurs que cette mise en doute couvait sous comme on va le voir. la cendre depuis des siècles et aque nombre d’écrivains chré- Un regard d’ensemble sur l’état de nos religions montre tiens avaient abandonné sans le dire la foi de leurs ancêtres – des évolutions liées aux transformations des mentalités. La mais ceci est une autre histoire. La substance de la modernité, religion traditionnelle, celle qui a structuré l’Occident et lui et sa conséquence, c’est l’effacement progressif de la figure du a donné sa cosmogonie puis sa culture tout entière, le judéo- Dieu tutélaire, et de la religion qui l’accompagne – laquelle christianisme, évolue naturellement au gré de l’évolution d’ailleurs est une révélation plutôt qu’une religion. Ce qui se des sociétés et de leurs modes d’être. Elle trouve à l’intérieur traduit par l’aphorisme de Nietzsche « Dieu est mort ». d’elle-même les formes qui correspondent le mieux aux be- Cet effacement de Dieu ne va pas rayer de la carte la religion soins du temps. C’est ainsi qu’aujourd’hui, comme on sait, le chrétienne, qui suscite d’une génération à l’autre des renou- catholicisme décroît au profit du protestantisme et plus par- veaux fervents, quoique marginaux. En revanche, il a suscité ticulièrement de l’évangélisme. Ce dernier répond davantage la mort évidente de la Chrétienté, c’est à dire des sociétés ins- à l’individualisme généralisé et à l’irrationalisme qui confère pirées sous tous les aspects (moral, juridique, comportemen- valeur cardinale aux émotions. tal) par le christianisme. On peut dire que si la mort de Dieu Mais ces évolutions ne représentent que des phénomènes n’est pas définitive, la mort de la C hrétienté est réellement

secondaires au sein d’une évolution plus générale et beaucoup actée. © Madadayo Films L’Incorrect n°5 janvier 2018 37 Dossier

Conjuguée avec le moment de formi- formes de paganisme que l’on trouve dable progrès scientifique et technique, partout et toujours, le judéo-chris- l’effacement de la foi monothéiste va tianisme représentant une exception. laisser place presqu’immédiatement, Nous redevenons simplement païens. au XIXe siècle, aux utopies devenues Point besoin de prophètes ni d’évan- rapidement idéologiques, puis au XXe gélistes : cela se fait tout seul. Qu’est-ce siècle, totalitaires. C’est ce que Voegelin que le paganisme ? C’est un ensemble a appelé les religions politiques. L’espé- de croyances ou d’attachements à rance du Salut éternel est remplacée par des mythes, des principes, des dieux, l’attente des lendemains qui chantent. chaque fois différents, mais qui ont Ceci est bien connu. D’une certaine en commun de prêter sens à la vie et manière, une foi en remplace une autre, de structurer la morale et le destin. ou plutôt, une foi en la transcendance Au-delà de la diversité culturelle et est remplacée par une croyance imma- historique, le paganisme, religion natu- nente. L’Occident vit dans cet esprit relle de l’humanité, se définit par des pendant deux siècles, avec l’athéisme caractéristiques communes et partout qui se développe et la ferveur renou- visibles. Le déploiement du paganisme velée en l’attente de paradis terrestres dans les sociétés de la postmodernité se – c’est le mot. Au fond, pendant la mo- dernité, l’idéologie remplace la religion manifeste par la disparition des carac- en conférant un sens au monde et un téristiques essentielles du judéo-chris- espoir à la vie. tianisme et leur remplacement par des caractères typiques des paganismes Cette situation s’effondre au milieu extérieurs ou précédents. du XXe siècle avec la fin du nazisme puis la fin du communisme. L’homme Vous posez la question de savoir si occidental se rend compte brutalement le monde dans lequel nous vivons est que, contrairement à ce que disaient les impropre à la vie spirituelle. Mais le idéologies séculières, il ne pourra sor- NOUS REVENONS monde est toujours impropre à la vie tir du monde imparfait ni du tragique spirituelle, et la lettre à Diognète de- de l’existence. L’exigence d’un sens TOUT meurera toujours d’actualité, qui décrit religieux se fait sentir avec acuité. Une NATURELLEMENT le propre de cette religion de la trans- période de désespérance, instaurée sur À CE QU’ON cendance : « Ils résident chacun dans sa les déceptions des lendemains qui dé- propre patrie, mais comme des étrangers chantent, et qui ne croit plus au progrès, POURRAIT domiciliés […]. Toute terre étrangère leur s’ouvre alors : la postmodernité. Nous APPELER LA est une patrie, et toute patrie leur est une en sommes là. Woody Allen a résumé terre étrangère. » Il est bien possible que cela d’un humour féroce : « Dieu est RELIGION le retour présent au paganisme indique mort, Marx est mort, et moi-même je ne NATURELLE DE aussi un soulagement, de se trouver me sens plus très bien. » L’HUMANITÉ. enfin bien campé sur la terre, et non plus sans arrêt suspendu entre l’au-delà Retour et l’en-deçà, comme le dit Diognète. au paganisme ? Comme si tout cela : la transcendance, Certains en tirent la conclusion que la conscience personnelle, la liberté, nous vivons une période de relativisme qu’ils ne le sont pas du tout. tout ce que le judéo-christianisme a et de nihilisme, marquée par le signe Quels sont donc les successeurs de apporté en terme de culture… était ter- du Rien. Et ces courants de pensée riblement fatigant. ont leurs ancêtres récents et leurs pré- Dieu et de Marx ? curseurs, comme la philosophie de la Nous n’avons pas de nouveaux L’avènement d’une époque païenne déconstruction, qui a porté son mes- prophètes à disposition. Et par un indique en effet un abandon des prin- sage dans le monde entier au cours des mécanisme bien naturel, la fuite des cipes qui nous étaient chers. Le dis- décennies 60 et 70 du XXe siècle. Pour- idéologies n’appelle pas le retour de la cours sur le « droit » des animaux, la tant, ni le nihilisme ni le relativisme religion structurante qu’elles avaient justification de l’infanticide et de l’eu- ne peuvent structurer les sociétés. Ce détruite. Tout se passe comme si nous thanasie, la multiplication des mythes sont des produits instables, qui peuvent avions brûlé nos vaisseaux. Certains et des idoles : nous vivons dans un défaire, mais ne construisent pas et à ce d’entre nous peuvent regretter la Chré- monde détaché de son ancre première, titre ne s’instaurent pas dans la durée. tienté – mais nous n’y retournerons où tout est à recommencer. Simone D’ailleurs si l’on analyse les écrits des pas. Ainsi, nous revenons tout naturel- Weil se parlait ainsi à elle-même : « Tu post-modernes qui se disent relativistes lement à ce qu’on pourrait appeler la ne pourrais pas être née à une meilleure

© Madadayo Films (par exemple Rorty), on s’aperçoit religion naturelle de l’humanité, des époque que celle-ci, où on a tout perdu. » ◆ 38 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Dossier

Pierre Manent et Rémi Brague La raison des religions C'est le débat qui devait enfin avoir lieu. Deux ans après la publication polémique de Situation de la France, où Pierre Manent appelait à imaginer un nouveau rapport avec les Français musulmans, son collègue et ami Rémi Brague, lui répond. Dialogue de géants.

Propos recueillis par Benoît Dumoulin, Rémi Lélian, Yrieix Denis et Jacques de Guillebon L’Incorrect n°5 janvier 2018 39 Entretien Michel Houellebecq a déclaré leur apporte aucun principe nouveau « SELON QUE récemment au Spiegel que résoudre de réunion, elle ne leur donne aucune LES ÉGLISES le problème de l’islam en France raison de sortir de l’identification impliquerait que le catholicisme entière à l’islam pour participer à une CATHOLIQUES SONT devienne la religion d’État. Qu’en autre forme de communion. Pour que PLEINES OU VIDES, pensez-vous ? les musulmans puissent être accueillis LA SOCIÉTÉ SERA Pierre Manent : L’idée me décemment et puissent vivre heureu- paraît fondamentalement juste. Non sement en France, il importe qu’ils RADICALEMENT pas que le catholicisme soit reconnu sachent qu’ils ne sont pas dans une na- DIFFÉRENTE, MÊME comme religion d’État, cela personne tion musulmane, que cette nation est SI LE RÉGIME DE n’y songe sérieusement, mais que le de marque chrétienne, que les juifs y rôle de la religion catholique dans l’his- jouent un rôle éminent, que la religion LAÏCITÉ N’A PAS toire de la France, mais aussi dans la n’y commande pas à l’État et que l’État CHANGÉ. » vie sociale du pays, dans la conscience n’y commande pas à la religion. Pierre Manent du pays, soit reconnu dans des formes Nous avons une opération com- publiques. Or, depuis trente ans, nous plexe à mener : persuader les mu- que l’on cesse de raconter des bobards. avons convenu d’entériner le gros sulmans que nous voulons bien les Je crois que ce serait un premier pas à mensonge selon lequel il n’y a pas de accueillir en nombre raisonnable, faire pour permettre aux musulmans problème musulman en postulant qu’il qu’ils ont leur place dans la société, et de ne pas s’imaginer qu’ils tombent ne peut y avoir chez nous de problème que cette société comme collectivité, dans le vide. Pierre Manent a employé posé par une religion puisque nous cette nation comme ensemble humain l’image très jolie du terrain vague : avons trouvé la solution à tous les pro- n’est pas, ne veut pas être et ne sera pas quand on est dans un terrain vague, blèmes de cette sorte : la laïcité. une société musulmane mais restera la meilleure chose à faire est de rester En réalité, selon qu’il y a quelques et veut rester une nation de marque dans sa roulotte. Pour qu’ils sortent de centaines de milliers de musulmans chrétienne où les juifs jouent un rôle leur roulotte, il faut expliquer amicale- ou dix millions, selon que les églises éminent, et où l’État et la religion ment aux musulmans qu’ils sont chez catholiques sont pleines ou vides, la connaissent un régime de laïcité. des gens, qu’il faut qu’ils respectent société sera radicalement différente, certaines règles, comme lorsque l’on même si le régime de laïcité n’a pas Rémi Brague : Je ne connaissais est invité à prendre le thé à la menthe changé. Nous nous sommes rendus pas cette interview de Michel Houel- au Maroc. prisonniers d’une définition beaucoup lebecq, dans laquelle il est clair qu’il Je parle des musulmans concrets, trop restrictive du régime français en le a outrepassé sa pensée. En parlant du des hommes et des femmes de chair réduisant à la laïcité. Nous devons élar- catholicisme comme d’une religion et de sang qui ont avec leur islam un gir notre conscience de nous-mêmes, d’État, je crois qu’il pensait surtout, rapport aussi complexe, aussi nuancé et dans cet élargissement faire une non pas à l’État, mais à la société civile, que les chrétiens et les gens de tradi- place adéquate au catholicisme qui à la manière dont une nation doit se tion chrétienne ont avec leur propre joue un si grand rôle dans l’histoire et comprendre et dont elle s’est comprise religion. Je ne parle pas de l’Islam qui, la conscience de la France. Bien enten- jusqu’à une date relativement récente. lui, se présente comme un système de du cela ne peut pas prendre une forme Et elle continue à se comprendre ain- civilisation « clefs en main », qui est, institutionnelle ou constitutionnelle, si. Comme le disait Benedetto Croce en principe, capable de déterminer et c’est là que la proposition de Houel- après guerre : « Nous ne pouvons pas ne la juste manière de se comporter en lebecq passe les bornes du raisonnable pas nous dire chrétiens ». Croce enten- toutes circonstances : comment s’ha- politique, comme il le sait fort bien. dait cela dans un autre sens : il voulait biller, se coiffer, se laver, se comporter Ce serait un élément essentiel pour dire en bon hégélien que le christia- dans sa famille. Il y a ici une double donner physionomie et consistance à nisme s’étant réalisé, on devait donc difficulté, que Pierre Manent aborde la communauté qui accueille les mu- passer à autre chose, mais en gardant dans son livre : ce n’est pas une autre sulmans. Ceux-ci ont une conscience une fidélité à l’héritage. Croce était un religion qui entre dans une civilisation, collective très forte de leur religion, qui « athée fidèle », un « athée dévot » en mais une civilisation qui entre dans nourrit des affects sociaux, des mœurs italien. Cette prise de conscience serait une autre civilisation. partagées extrêmement prégnantes. la manière dont la véritable couleur de Le mot de religion est trompeur, On ne peut leur donner pour seule la peinture ressort derrière les replâ- comme je le démontre dans un essai destination une société exclusivement trages, plus ou moins artificiels et en qui paraît en ce mois de janvier. Nous définie par les droits individuels, par la tout cas totalement mensongers, dont avons l’habitude de concevoir une reli- neutralité de l’État et des institutions on a voulu la recouvrir. gion sur le modèle du christianisme. à l’égard de la religion, c’est les invi- Je crois qu’il faudrait que l’on L’islam serait une sorte de christia- ter dans un lieu vide, dans un terrain cesse de mentir, que l’on cesse de faire nisme avec des choses en plus et des vague : que la société des individus les comme si l’histoire de France sautait choses en moins, dont la liste est facile

© Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect révulse ou les tente, ou les deux, elle ne du néant dans l’être le 14 juillet 1789, à dresser. En réalité je crois que l’on 40 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Entretien « LE CHRISTIANISME gion et une loi. Peut-être même est-il NE DEMANDE PAS d’abord une loi, étant donné que les actes que nous considérons comme AUX GENS DE FAIRE proprement religieux (la prière, le AUTRE CHOSE QUE jeûne, le pèlerinage) sont eux-mêmes CE QUE LA MORALE compris dans une loi : on prie cinq fois par jour parce que la loi le demande, LA PLUS BANALE on se laisse pousser la barbe et l’on LEUR DEMANDE. » se taille la moustache parce que la loi Rémi Brague le demande, et ainsi de suite. C’est là qu’il y a un malentendu. Le mot « reli- gion » est trompeur. Mieux vaudrait s’en passer mais je n’en connais pas de meilleur.

PM : On pourrait dire que l’origi- nalité radicale du christianisme tient à ce fait que la communauté chrétienne ne se superpose à aucune communauté politique ou sociale préalable. La spé- cificité de l’Église chrétienne, en tout cas de l’Église catholique dans sa force et sa forme complètes, c’est qu’elle va chercher ses membres dans toutes les communautés humaines préalable- ment et naturellement disponibles, d’où son caractère essentiellement missionnaire. En ce sens, c’est la reli- gion la plus purement « religion », la seule « religion » qui se fonde à partir d’elle-même au lieu d’être une transformation, une expression, un développement ou un aspect d’une communauté préalable comme la reli- gion civique grecque ou romaine, ou même la religion d’Israël, ou encore la religion musulmane dont l’expan- rate le phénomène, parce que nous manière ironique, l’expression de He- sion coïncide avec l’extension de la ne sommes pas du tout habitués, en gel selon laquelle « le christianisme est conquête arabo-musulmane. régime chrétien, à des règles de com- ». Pour lui cela a une la religion absolue Cette spécificité de l’Église portement qui se réclameraient de la signification méliorative, cela veut dire chrétienne – d’être une société religion, autres que celles de la morale que c’est la vraie religion pour faire complète ou « parfaite » – a une commune. C’est une particularité assez simple – il ne dirait pas cela avec la conséquence majeure et qui est lourde exceptionnelle du christianisme que brutalité qui est la mienne. Je reprends ou riche de toutes les ambiguïtés avec le fait d’être tombé dans la marmite l’expression au sens étymologique lesquelles nous ne cessons de nous dé- chrétienne tout petits nous empêche le plus plat, c’est-à-dire la religion battre : c’est qu’elle est la seule religion de voir : le christianisme ne demande dé-liée, la religion qui n’est pas liée à à dégager ce phénomène fondamental pas aux gens de faire autre chose que autre chose, donc la religion qui n’est qu’est celui de la conscience comme ce que la morale la plus banale leur de- qu’une religion, et qui laisse le reste à tribunal intérieur, phénomène qui, mande. On n’a pas de règle de vêture, d’autres instances. Par exemple, elle aussi étrange que cela puisse paraître, on n’a pas de règles de nourriture par- laisse la manière de s’habiller plutôt ticulières. est une notion que même la philoso- aux couturiers qu’au mufti, elle laisse la phie grecque n’a pas élaborée, même si Vous diriez que le christianisme manière de se nourrir aux diététiciens, elle en a fourni des éléments. n’est pas une religion ou que c’est éventuellement aux cuisiniers dans C’est une notion très spécifique et l’islam qui est une religion plus le meilleur des cas. Elle n’a rien à dire propre au christianisme et qui est au autre chose ? là-dessus, parce qu’il y a d’autres ins- cœur du tourment chrétien-occiden- RB : Oui, c’est une idée que je me tances compétentes. tal : les chrétiens exigent d’eux-mêmes

suis permis d’émettre en reprenant de L’Islam, en revanche, est une reli- un équilibre presqu’impossible à tenir © Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°5 janvier 2018 41 Dossier

entre l’intériorité et l’extériorité, le pour eux, pour nous, et pour la chose français, finiront par accepter serei- subjectif et l’objectif. Là où l’islam met commune que nous formerons peut- nement sinon joyeusement cette dé- l’accent sur la loi extérieure, collective, être un jour ensemble, c’est de bien marche. Nous n’y sommes pas encore, objective, le christianisme cherche son vouloir faire partie d’une communauté mais ce serait un développement fon- chemin dans une attention égale à la plus large qui n’est pas, qui ne veut damentalement positif pour la com- conscience intérieure de chacun et à la pas être et qui ne sera pas musulmane. munauté nationale dans son ensemble règle collective portée par l’institution. Cela ne s’est jamais produit jusqu’ici. et pour les musulmans en particulier : Cet équilibre est presqu’impossible Comment accomplir cette trans- cela signifierait qu’ils acceptent vrai- à tenir, puisque dans les périodes où formation ? Leur demander d’être ment de participer à la vie d’une nation l’Église est dans la plénitude de son chrétiens ? Non. Mais, par exemple, européenne. pouvoir, la loi objective qu’elle porte d’accepter franchement, sans que ces tend à brutaliser les consciences indivi- personnes soient obligées de se ca- RB : Il y a une asymétrie fonda- duelles, on le sait suffisamment, et que cher, que des musulmans puissent se mentale entre deux systèmes, qui tient lorsque les consciences individuelles convertir au christianisme, à la religion à un fait de nature purement chro- sont installées dans leurs droits, elles ancienne du pays dans lequel ils vivent. nologique : le christianisme est venu tendent à oublier l’objectivité de la loi Imaginez que la conversion au christia- d’abord et l’islam est venu après. C’est morale et la règle de l’institution ecclé- nisme soit considérée par les autorités ce que disent les historiens – mais ce siale. Cette notion de conscience, sans musulmanes en France comme un n’est pas ce que disent les musulmans : laquelle la vie occidentale, l’Europe, phénomène qui certes ne les enthou- pour eux, l’islam est la religion « natu- les Lumières mêmes, ne sont pas com- siasme pas mais qu’elles reconnaissent relle » de l’humanité. Du point de préhensibles, n’est apparue ou ne s’est comme normal et légitime : nous vue proprement historique, l’islam est soutenue dans aucune autre aire de aurions là un signe d’intégration pro- apparu sept siècles après Jésus-Christ. civilisation. fonde des musulmans français à la vie Par conséquent, le christianisme sait commune. Qu’ils acceptent ce qui est ou croit savoir ce qu’est le paganisme, Ne demandez-vous pas dans ce cas- au cœur du christianisme, la conver- ce que c’est que le judaïsme, mais pour là aux musulmans de devenir des sion, laquelle ne saurait être forcée l’islam, il ne sait pas. Il n’a pas de case chrétiens comme les autres ? puisqu’elle est au contraire un mou- dans son système de catégories où lo- PM : Certainement pas. Ce que je vement libre de la conscience. J’espère ger l’islam. D’où une attitude ambiva-

© Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect leur demande, parce que ce serait bon que les musulmans, dans le contexte lente, une sorte de crainte. 42 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Entretien

D’un autre côté, plus positif, il y a pourtant s’éduquer, qui n’est pas le ca- aussi une certaine curiosité des chré- Pierre price de chacun mais parle du dehors tiens devant cette nouveauté qu’est Manent en chacun. l’islam. Cette perplexité existe depuis Peut-on inviter les musulmans Philosophe et professeur de philoso- les plus anciens écrits chrétiens sur phie politique, directeur d’études à à faire la redécouverte de cela ? Il y a l’islam, ceux de saint Jean Damascène l’EHESS. Disciple d’Aristote, de Ray- des pierres d’attente dans l’islam no- qui affirme qu’il s’agit de la dernière mond Aron et de Leo Strauss, auteur tamment quand il est dit que « ce qui d’un livre magistral sur Tocqueville hérésie chrétienne. On en est resté à (Tocqueville et la nature de la démo- compte dans une action, c’est l’inten- cette perplexité. cratie. Gallimard, 1982), il a publié tion ». Mais originellement, l’inten- Du côté de l’islam, c’est tout le notamment La Raison des nations : tion, « niyya », cela signifie le fait de Réflexions sur la démocratie en Europe contraire. Le Coran explique que les (Gallimard, 2006), Les métamor- déclarer verbalement : « Si je fais cela, chrétiens sont des gens qui ont raté phoses de la cité (Flammarion, 2010). c’est pour obéir à la loi ». Certains ont la dernière révélation et restent atta- Son livre Situation de la France (DDB, pu donner une interprétation un peu 2015) a suscité de grands débats sur chés à des dogmes bizarres voire ab- la question de l’islam en France. ◆ intériorisante de cette idée, on pour- surdes : une trinité composée de Dieu, rait peut-être leur proposer d’aller plus Jésus et Marie, ainsi qu’une habitude loin dans cette intériorisation mais cela consistant à associer à Dieu des créa- ne peut se faire que sur le long terme. tures, éventuellement des moines (ils Rémi De surcroît, il faudrait pour le leur prennent leurs moines pour le bon Brague suggérer des chrétiens qui auraient Dieu, affirment-ils de nous). C’est une Historien de la philosphie, membre conscience de leur identité et n’au- religion que l’on connaît, pour laquelle de l’Institut, professeur émérite de raient pas honte de leur religion. on n’a pas tellement de haine, mais plu- Paris I, Rémi Brague enseigne l’his- toire du christianisme européen à Faites-vous le procès de tôt du mépris. la Ludwig-Maximilian-Universität En tout cas, pas de curiosité ou très de Munich. Spécialiste des philoso- l’individualisme libéral qui nous a peu. Car le musulman en tant que tel phies médiévales juives et arabes, il atomisés ? Dans un tel paradigme est l’auteur d’Aristote et la question du individualiste, la France est-elle en croit déjà connaître le christianisme, monde (Puf, 1988). Il a publié notam- mieux même que les chrétiens. Le co- ment Europe, la voie romaine (Crite- mesure de comprendre ce qu’est lonel Kadhafi l’a dit dans son discours rion, 1992), Au Moyen du Moyen-Âge réellement l’islam ? (Flammarion, 2006) et Le Règne de RB : Je n’oserai pas parler de l’in- devant les ambassadeurs quand il a été l’homme (Gallimard, 2015). ◆ reçu en grande pompe sous sa tente dividualisme devant quelqu’un qui a à l’Élysée : vous croyez que vous êtes écrit un livre sur Tocqueville et en a chrétiens, vous croyez que vous êtes donné une formulation conceptuelle juifs, mais puisque vos écrits ont été mara, etc. On sait en principe ce qu’il à la hauteur de laquelle je ne saurais trafiqués par leurs porteurs, votre Bible faut faire, on n’a donc pas besoin de guère me porter. Ce que l’on peut ne vaut rien, son contenu véridique est consulter sa conscience. observer, c’est l’idée selon laquelle tout entier dans le Coran, donc les vé- L’idée selon laquelle Dieu parle, l’histoire commence à partir de nous- mêmes, à la naissance de chaque ritables juifs et les véritables chrétiens, non pas par l’intermédiaire d’une loi individu. On généralise ensuite cette ce sont les musulmans. écrite mais en gravant sa loi dans la impression erronée – elle est erronée Pour la conscience, je voudrais conscience humaine, est donc fina- parce que le langage que nous parlons revenir sur ce qu’a dit Pierre Manent, lement quelque chose de tout à fait qui a mis le doigt sur quelque chose de nous transit de part en part, sans même singulier. Le grec avait un mot pour la tout à fait central. Je citerai à l’appui de parler des mœurs – et on la transpose conscience mais ce mot avait un autre mon raisonnement Yeshayahou Lei- de l’individu au collectif, en affirmant sens ; c’était la conscience psycholo- bowitz, ce personnage qui avait une par exemple que l’histoire commence gique, la conscience de soi, pas du tout bonne demi-douzaine de doctorats aujourd’hui, d’où des programmes la voix divine. dans différents domaines, une sorte de d’histoire où on a l’impression que surdoué, israélien, « hyper-colombe », Nous vivons donc sous régime l’histoire commence en mai 68 et la demandant le retrait immédiat de tous théocratique. La différence, c’est préhistoire à la crise de 29. les territoires occupés, comparant que pour les uns, le pouvoir de Dieu C’est la conscience de la longue l’occupation israélienne à l’occupation s’exerce par une loi écrite, alors que durée qu’il faut essayer de restituer, nazie de l’Europe, charriant d’ailleurs pour les autres, la conscience est comme le fait actuellement l’école his- un peu d’ailleurs dans ce domaine. un instinct divin, une « immortelle et torique française dont on ferait bien Bref, Yeshayahou Leibowitz expliquait céleste voie », pour reprendre la for- de s’inspirer. Cela suppose de com- que la conscience n’existe pas dans le mulation de Rousseau (qu’il ne faut prendre, par exemple, que les cathé- judaïsme car il n’en a pas besoin : il y a pas prendre à la légère). C’est l’idée drales font partie de la France et qu’il la Halakha et les règles de vie que l’on qu’il y a un rapport immédiat de Dieu ne faut pas les faire disparaître (comme a extraites péniblement de la Torah, à la personne, par une conscience qui David Copperfield le magicien fai-

relue par la Michna, relue par la Gué- est la dernière instance mais qui doit sait disparaître la tour Eiffel). Or, cer- © Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°5 janvier 2018 43 Dossier

phie de l’histoire selon laquelle nous ne nous comprenons adéquatement qu’en nous comprenant comme sor- tant de la religion, comme parvenant à la « majorité » rationnelle à partir de la « minorité » religieuse. Marcel Gauchet a donné un développement puissant à cette représentation, mais celle-ci, sous des formes évidemment plus sommaires, est largement parta- gée par notre conscience collective. Cette représentation est paralysante car elle exclut en réalité la religion du débat public. On n’appartient pas au débat quand on appartient exclusive- ment au passé. Les croyants se voient expliquer qu’ils croient croire alors « UNE HUMANITÉ QUI NE POSERAIT qu’ils ne sauraient croire puisqu’en PLUS LA QUESTION DE DIEU SERAIT UNE tant que sociétaires de la démocratie HUMANITÉ SINGULIÈREMENT MUTILÉE. » moderne ils sont sortis de la religion ! Pierre Manent C’est une certaine idée de l’histoire qui est pour les chrétiens l’obstacle princi- pal non seulement pour être entendus tains discours officiels dans les hautes Beaucoup de nos concitoyens ont des mais pour se comprendre eux-mêmes. sphères vont malheureusement dans mouvements d’irritation contre cette ce sens. Il serait bon de rompre avec présence à laquelle ils ne savent pas Vous faites en quelque sorte le cette amnésie voulue de nos racines. attribuer de sens mais à la compréhen- procès de la laïcité à la française sion de laquelle ils ne consacreraient PM : Il ne s’agit pas ici de la laïcité PM : J’ajoute un facteur qui me pas une heure de peine. à la française mais d’une représenta- paraît décisif : l’idée répandue au- tion de l’histoire qui s’est construite jourd’hui que la religion ne peut plus L’idée des « racines chrétiennes » au cours des deux derniers siècles, de être un objet d’interrogation collective n’est pas très prometteuse dans ce Hegel à Gauchet si vous me permettez ni même individuelle, qu’elle ne peut contexte. Si c’est pour rappeler à quel ce raccourci. On accorde tout au chris- plus être l’objet d’une délibération ni point l’histoire de nos nations est liée tianisme pour tout lui enlever : on lui d’une discussion. La religion comme au christianisme, bien sûr, cela est accorde tout parce que tout sort ou est un objet objectif, si j’ose dire, appar- bienvenu ! Mais si l’on veut être dans censé sortir du christianisme – on y tiendrait au passé. Pour beaucoup de la juste disposition, il faudrait rappeler voit, par exemple, l’origine de la démo- nos contemporains, la religion n’est à nos concitoyens que la question cratie, ou même de la science moderne supportable que comme support ou du christianisme est devant nous. – mais on lui ôte tout dans le présent occasion du sentiment individuel, Ce fut une question pour Augustin, et pour l’avenir, puisque dès lors que mais ne doit jamais devenir un « objet Montaigne, Corneille, Pascal, Cha- nous avons la liberté, la science mo- objectif », et surtout pas une question teaubriand, Tocqueville, Péguy, Gide, derne et la conscience individuelle, on à laquelle il serait urgent, nécessaire, Claudel, c’est aussi une question pour peut renvoyer la religion au magasin judicieux et intelligent d’essayer de chacun d’entre nous aujourd’hui et elle des accessoires, selon l’expression de répondre. est devant nous. Une humanité qui ne Sartre à la fin desMots . C’est cet obs- À l’égard de la religion chrétienne, il poserait plus la question de Dieu serait tacle intellectuel et spirituel qui barre y a plusieurs catégories de dispositions une humanité singulièrement mutilée. l’avenir aux croyants, et d’abord aux négatives : il y a ceux qui lui sont hos- Ce qui pèse sur nous, c’est moins chrétiens qui sont eux aussi largement tiles de façon consciente et délibérée, l’individualisme que cette sorte de phi- pénétrés de cette conscience histo- voire méthodique ; il y a aussi ceux pour losophie de l’histoire qui postule que rique. qui la religion fut peut-être une grande la religion est une chose du passé, que et belle chose, mais elle n’a plus rien à nous sommes sortis de la religion et RB : Pierre Manent a parlé de nous dire de nous-mêmes aujourd’hui. que chacun dans son intimité person- Hegel : je voudrais mentionner un de Et puis il y a tous ceux qui ne savent pas nelle peut en faire ce qu’il veut mais ses contemporains, Schleiermacher. quoi faire de cet hôte importun, que qu’on n’en fasse surtout pas un objet Avec lui, on assiste à la naissance au l’on croyait depuis longtemps écarté de délibération publique et d’interro- tout début du XIXe siècle de la religion de nos claires demeures, mais qui vient gation sérieuse ! C’est cela l’obstacle comme sentiment, comme religiosité,

© Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect pourtant périodiquement les hanter. principal : le pouvoir de cette philoso- notamment dans son Discours sur la 44 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Entretien

religion qui avait une finalité apologé- pour décrire les pratiques musul- tique. On est malheureusement héri- « IL FAUT manes. Le mot mœursa ses lettres de tier de cette vision aujourd’hui. Dans noblesse, d’Aristote jusqu’à Montes- une autre œuvre plus tardive et peu REPRENDRE CETTE quieu : mais il saisit mal le fait que les connue, Schleiermacher affirme que OPTIQUE SUR LE pratiques musulmanes sont dictées l’on peut considérer les énoncés reli- par une loi. Le danger de l’usage de gieux de trois façons : soit comme une CHRISTIANISME : ce terme en l’occurrence, c’est qu’on description de l’état psychologique du PARLER UN PEU risque de mettre dans le même panier sujet, soit comme des énoncés por- le voile islamique et le port du kilt par tant sur le monde, soit sur Dieu. Mais, MOINS DE FOI ET les Écossais ou la consommation d’es- ajoute-t-il, les deux derniers aspects UN PEU PLUS DE cargots par les Bourguignons. Cette sont, à dire vrai, superflus. catégorie n’aide pas à voir ce que j’ai C’est contre cela qu’il faut réagir. DOGMES. » essayé de dégager au début, c’est-à- J’aurais aimé que vous citassiez les Rémi Brague dire que l’islam est une civilisation termes « théologie » et « dogma- et que ce n’est pas seulement ce que tique », aujourd’hui démonétisés. Il serait parfois de la laisser dormir. Je nous appelons une religion : que ça faut suivre Newman sur ces questions, ne se limite pas seulement à un culte, suppose que lorsque le Conseil d’État quand il affirme que la religion, c’est le à une piété et pour les plus doués à une a décidé de demander que soit ôtée dogme. C’est objectif, il faut reprendre mystique, mais que c’est une règle de la croix surmontant la statue de Jean- cette optique sur le christianisme : par- vie, qui est censée venir de Dieu, et en Paul II, il a appliqué scrupuleusement ler un peu moins de foi et un peu plus venir directement. Par exemple, il y a la loi de 1905. On me pardonnera de de dogmes, et surtout ne pas réduire la deux points sur lesquels Pierre Manent penser que cette application conduit à religion à la religiosité de chacun. dit qu’on ne peut pas négocier : le voile un résultat absurde : la croix ôtée, il y Enfin, moi non plus, je n’aime pas intégral et la polygamie. Mais ces deux a la statue d’un Monsieur Wojtyla, ho- vraiment l’image des racines chré- injonctions n’ont pas du tout le même norablement connu dans un pays ami tiennes ; je préfère celle des sources statut en islam. Le voile est cité à deux de la France, et on ne sait pas trop ce qui impliquent un effort : on va puiser reprises dans le Coran, mais il ne dit qu’il fait là. La croix est le sens même à la source. pas qu’il faut se couvrir le visage. Il dit de cette statue. simplement que les femmes croyantes Dans votre livre, Pierre Il faut ainsi garder le sens de la doivent rabattre quelque chose – un Manent, vous plaidez pour des mesure sur ce qu’est un « signe public mot qu’on traduit par voile – sur leur sortes « d’accommodements de religion ». Je plaide dans mon livre poitrine. La polygamie en revanche est raisonnables » avec les musulmans, pour que nous acceptions avec moins autorisée expressément dans le Coran mais n’est-ce pas les chrétiens qui de ressentiment et de réticence cer- et il n’y a pas d’interprétation pos- seraient fondés à réclamer des taines manifestations publiques de la sible. Le mot mœurs est donc un peu privilèges politiques en France ? part des musulmans parce que ce sont maladroit selon moi, mais je n’en ai pas PM : J’espère qu’il n’y a pas un des expressions naturelles de leur être d’autre pour le remplacer. chrétien en France qui réclame des religieux. L’installation des mœursmu- privilèges politiques ! En général, on sulmanes dans l’espace public fran- PM : J’ai choisi le mot « mœurs » reproche plutôt à mon livre d’accor- çais est massive ; leur visibilité est un précisément parce qu’il désignait ce der trop de place aux chrétiens et à phénomène massif. Va-t-on leur appli- que tout le monde peut observer. Pour l’Église en France. Ce que je pense, et quer cette jurisprudence ? Je n’insiste les membres de la société extérieurs qui est en effet exposé à de puissantes pas. Chacun peut tirer les conclusions. à l’islam, celui-ci se présente comme objections : le sort commun de notre Si je plaide pour que la visibilité musul- un ensemble de mœursvisibles et dis- pays, inséparablement politique et mane soit accueillie avec moins d’hos- tinctes. J’ai cru ainsi pouvoir éviter les spirituel, dépendra d’abord des efforts tilité, je crois qu’il est raisonnable pour débats qui n’étaient ni de mon sujet ni des chrétiens dans l’ordre spirituel les chrétiens de réclamer une certaine de mes compétences sur le « vrai is- et politique. Si personne ne songe à visibilité du christianisme. La haute lam », sur les « monothéismes », etc. réclamer des privilèges, les chrétiens institution n’a pas mesuré combien Je mesure le poids des objections sa- peuvent adresser certaines demandes sa demande d’enlever la croix est une vantes de Rémi Brague. Au sentiment aux institutions de l’État : « n’abusez demande extrême, un découronne- de bien des lecteurs moins savants, le pas de l’argument de la laïcité pour ment public du sens même de la reli- mot lui-même paraît aujourd’hui bi- justifier certaines décisions judiciaires gion chrétienne, la religion d’un grand zarre, désuet. Mais je n’en ai pas trouvé qui ne sont pas défendables ». À sup- nombre de citoyens de notre pays. d’autre. poser qu’elles découlent d’une appli- cation stricte de la loi de 1905, elles RB : Je mettrais un bémol, le seul Dans votre livre, Pierre Manent, sont alors la preuve que cette loi ne que je mette au livre de Manent : sur vous proposez une sortie par le

peut pas tout régler, et que la sagesse l’emploi de la catégorie de « mœurs » haut de notre situation, mais vous © Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°5 janvier 2018 45 Dossier

ouvrez votre livre sur Machiavel et vous le refermez sur lui aussi. Strauss dit qu’il y a plus chez Machiavel dans ce qu’il ne dit pas que dans ce qu’il dit. Vous proposez une rechristianisation de la France pour faire face à l’islam, mais demeure cette inconnue : si l’islam refusait votre proposition, n’y aurait-il pas alors les conditions d’un affrontement ? PM : Bien entendu, je ne sais pas ce que feront les musulmans, je ne sais pas ce que feront les chrétiens non plus. Les uns comme les autres sont fort divers. L’avenir est obscur et ouvert. Mon livre se veut une analyse politique et sociale qui propose une démarche pratique : je mesure la difficulté de cette démarche, qui est orientée par l’idée du mieux que nous pourrions faire dans cette « ON RISQUE DE METTRE DANS LE MÊME PANIER situation. Une démarche « perfection- niste » qui est à mon avis à l’inverse de LE VOILE ISLAMIQUE ET LE PORT DU KILT PAR LES Machiavel : je n’annonce pas la néces- ÉCOSSAIS OU LA CONSOMMATION D’ESCARGOTS sité, je propose le meilleur à quoi nous PAR LES BOURGUIGNONS.» pourrions contribuer. Si nous ne trou- vons pas les voies de ce meilleur, que Rémi Brague se passera-t-il ? Une chose est certaine : nos sociétés se trouveront gravement cèrement ce que nous avons déjà fait : un pays libre, mais ce pays n’a jamais fragmentées. La chose la plus impor- accepter cette installation. Ne faisons été, n’est pas et ne sera jamais un « pays tante pour nous tous, c’est de pouvoir pas comme si nous pouvions effa- musulman ». Si vous entretenez ce vivre dans une nation qui possède la cer les conséquences d’une politique rêve, si vous tentez d’aller dans cette conscience de ses limites et de ce qui conduite depuis trente ans par les gou- direction, alors ce sera la misère égale la constitue. Si nous n’y parvenons pas, vernements successifs avec notre ap- pour tous. alors nous errerons dans un ensemble probation puisque nous n’avons cessé « euro-méditerranéen » où tout sera de les réélire. Ne jouons pas les mata- RB : Pour moi, je suis perplexe de- dans tout, où les diverses communau- mores ! Nous ne déferons pas ce qui vant cette « conquête méthodique », tés n’auront pas la possibilité de se rap- a été fait. Y rêver c’est s’empêcher de pour citer Valéry. Je me demande com- porter raisonnablement les unes aux faire ce qui est encore possible, trouver ment nos gestes peuvent être interpré- autres parce qu’elles seront privées de pour et avec les musulmans une place tés. J’ai employé tout à l’heure le mot tout cadre substantiel de délibération limitée mais honorable – honorable dialogue avec des guillemets : il n’est commune, de tout sentiment d’un car limitée – pour l’islam en France. pas rare en effet qu’une proposition de « nous politique » un peu assuré. Sous De nombreux citoyens français sont dialogue, faite avec les meilleurs inten- quelle forme cet ensemble survivra- musulmans. Je réclame évidem- tions du monde, et par le côté chrétien t-il ? Je ne vais pas me lancer dans les ment que la loi française soit appli- puisque ce n’est à peu près jamais le cas quée, y compris là où elle ne l’est pas anticipations apocalyptiques dans les- de l’autre côté, soit interprétée comme rigoureusement, sur le voile intégral et quelles certains se plaisent. Mais il n’y un signe de faiblesse. J’ai plusieurs la polygamie par exemple. Je demande aura plus de principe d’ordre. Et alors témoignages qui montrent que ce que tout est possible, y compris le pire. en revanche qu’on ne multiplie pas les occasions mesquines de dispute nous appelons dialogue n’intéresse pas Pierre Manent, on a pu vous faire le quand les enjeux sont si importants. trop ceux avec qui nous souhaitons reproche de créer une brèche dans Je propose que l’on n’importune pas dialoguer. C’est un jeu extrêmement notre édifice culturel qui conduirait les musulmans dans les petites choses, subtil pour lequel il faut un doigté poli- à des revendications successives et mais qu’on leur propose une grande tique dont je me demande si beaucoup à un premier pas vers la civilisation vision commune. Et je le répète, toutes de gens l’ont. M. Chevènement l’a-t- musulmane en Europe. nos démarches doivent leur dire : la il ? Je me le demande. Nous sommes PM : Ce que je propose, c’est que chance s’ouvre à vous de vivre dans sur un échiquier piégé et nous n’avons

© Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect nous reconnaissions sobrement et sin- l’égalité avec les non-musulmans dans pas d’ordinateur magique. ◆ 46 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Dossier

Hassan et Joseph Fadelle, deux frères réconciliés par la foi

Reportage e taxi part de la gare de Bordeaux. Il nous dépose dans une allée de pavil- Conversion à l’irakienne lons à proximité de la L ville. À la fenêtre d’une maison anonyme, une silhouette se détache derrière les rideaux puis s’en va. La porte s’ouvre, un Le Gardien homme au physique imposant, aux cheveux gris fer et au regard doux nous accueille. Il s’appelle Joseph Fadelle aujourd’hui, mais il est né de son frère en 1964 Mohammad al-Sayyid al- À l’orée des années 2000, il y avait un million de Moussaoui dans une famille chiite irakienne. Une famille dont la tra- chrétiens en Irak. En 2007 ils étaient déjà moitié dition veut qu’elle descende direc- moins. Aujourd’hui, leur présence se réduit à tement du Prophète par le 7e imam. Dans son pays, il n’a pas besoin de quelques dizaines de milliers de fidèles. Joseph travailler et vit confortablement ; il Fadelle a été l’un d’entre eux après sa conversion en doit tout de même servir sous les 1987. Persécuté, il a dû reconstruire sa vie loin de drapeaux alors que le conflit contre l’Iran fait rage. Grâce aux relations son pays. La bonne nouvelle de L’Incorrect : son frère de son père, Mohammad est dé- Hassan sera baptisé à Noël. ployé loin du front dans un secteur tranquille. Là, découvrant que son compagnon de chambrée, Mas- soud, est chrétien, il entreprend de Par Louis Lecomte le convertir à l’islam. Mais très vite, Photographies Benjamin de Diesbach c’est lui-même qui est intrigué par ce © Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°5 janvier 2018 47

compatriote qui semble si heureux de sa foi, qui lui rend pourtant la vie difficile en pays musulman. Le futur Joseph ré- clame de lire des textes chrétiens, mais Massoud a peur, à juste titre : le prosély- tisme est interdit et puni de mort. Il de- mande cependant une chose à Joseph : « Lis le Coran et réfléchis au sens de ses mots. » L’islam interdit rigoureusement l’interprétation des textes sacrés, au bénéfice exclusif d’une application à la lettre. Et c’est une simple réflexion sur le Coran, sur les incohérences d’un verset à l’autre, qui va faire naître le doute chez Joseph. Son cœur est bouleversé par la différence entre le dieu vengeur et violent de l’islam et le message du Christ. Une nuit, un rêve extraordinaire achève de lui donner la foi. Pour l’heure, Joseph nous fait entrer. Nous recevons comme consigne de ne pas prendre en photo la maison depuis l’extérieur. Cette famille est-elle en danger en France ? « Je ne serai jamais en sécurité avec l’islam. Mais vous non plus d’ailleurs ! », dit-il à l’interprète en nous montrant du doigt. L’ambiance « J’AI DEMANDÉ de sa maison fait penser à un intérieur oriental. Il fait chaud et tout est plongé À JOSEPH S’IL dans la pénombre par des rideaux rouge PORTAIT UN GILET foncé. Marie, sa femme, sert un thé cou- PARE-BALLES. IL leur d’ambre avec des biscuits gaufrés au miel. Les murs sont ornés d’icônes, M’A RÉPONDU OUI. d’une photographie du Saint-Suaire et LE CHRIST. » de quelques tableaux contemporains Hassan Fadelle profanes. Mentalité tribale Joseph raconte avec modestie et sobriété le moment de sa conversion : le soupçon de sa famille, la fatwa de l’ayatollah Mohammed Sadr (la grande autorité chiite du pays alors), la déten- tion et la torture… Il est libéré après un an et quatre mois, sans avoir donné le moindre nom d’aucun chrétien qu’il fréquentait clandestinement. Sa femme convertie à sont tour, il fuit l’Irak pour la Jordanie où il est baptisé en 2000, mais est retrouvé par ses frères, qui lui tirent dessus et le laissent en sang. C’est à ce moment du récit qu’un homme qui se tenait non loin du salon prononce quelques mots en arabe. Nous interrogeons la traductrice liba- naise : « Il a peur que vous ayez une mau-

© Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect vaise opinion de lui. » Lui, c’est Hassan, 48 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Dossier

un frère de Joseph, qui cuisinait à côté frère tire sur moi, il est lui aussi une victime En moins de deux heures, le ministère en tendant l’oreille. Il est invité par de l’islam. Il est contraint à faire un geste concerné a reçu 5000 demandes et n’arri- son frère à s’installer avec nous. C’est humainement inexplicable par une pres- vait pas à gérer le flux. Le même mufti a un homme de taille moyenne orné sion sociale immense. » Une pression qui dû faire une déclaration contradictoire d’une belle chevelure grisonnante. L’air ressemble à celle qui s’exerçait sur les très vite à la télévision pour faire cesser les contrit, il s’assied à côté de son frère. citoyens soviétiques dans les années 90 appels. » Marie Fadelle nous livre une L’histoire se poursuit. en URSS : il ne reste plus grand monde dernière anecdote : elle se rend régu- Installé en France et sans nouvelles pour y croire mais personne n’a le cou- lièrement au marché. Elle y rencontre de sa famille depuis deux ans, Joseph rage de dire publiquement sa désappro- un certain nombre de femmes arabes reprend contact avec Hassan, lequel bation. Le risque est trop grand et la voilées. Voyant la croix qu’elle porte est tombé malade. Joseph prend un violence trop facile. autour du coup, ces dernières la trai- risque incroyable en retournant l’aider taient de kouffar (infidèle) jusqu’à ré- en Irak. Touché par ce courage et cette cemment. Mais depuis quelques temps, confiance, Hassan décide de se conver- « IL EST IMPORTANT certaines désignent sa croix en disant : tir à son tour, submergé par l’amour de QUE TOUT FRANÇAIS, « Voilà la vérité, tu as raison. » Mais Dieu agissant à travers son frère. CHRÉTIEN, ATHÉE, devant le risque de la répudiation qui Il sera baptisé à Noël 2017. Et il ne MUSULMAN OU leur ferait tout perdre, elles se tiennent coites. Pour le moment. comprend toujours pas comment il a AUTRE, LISE LE pu rater son frère à bout portant dans Que pensent-ils de la France et de sa cette vallée jordanienne. CORAN. TOUT EST population musulmane ? La réponse Notre hôte nous fait l’honneur d’un DEDANS. » est développée : « Le problème général, déjeuner irakien. Riz, ragoût de mou- Joseph Fadelle c’est la méconnaissance de l’histoire. Le ton, crêpes farcies, salade aux pépins de Proche-Orient a été chrétien avant d’être grenade, avec tout de même une halte islamisé. Et dans ces pays, ont eu lieu les mêmes comportements que ceux que fromage-vin rouge. L’entretien reprend, Cette situation d’immense lassitude l’on observe aujourd’hui en Occident ! » centré cette fois sur le Moyen-Orient et est supportée par l’autocensure intel- Joseph s’emporte : « Les chrétiens l’islam plus globalement. lectuelle consubstantielle à l’islam. En d’Orient n’ont pas évangélisé et laissé l’is- Vu d’Occident, l’islam est un bloc. imaginant Hassan tirer sur son frère, on lam se propager. Ça a été dit par beaucoup Comme si l’Oumma était un univer- pense aux soldats perses (qui venaient d’imams en France. » Quels conseils salisme suffisamment puissant pour des actuels Irak et Iran) chargeant donne-t-il à l’Europe ? « absorber toute notion de culture, de les Spartiates dans le défilé des Ther- Le seul conseil rivalité, et in fine de contestation. Mais mopyles : ils étaient poussés par des que je donne est d’évangéliser de toute ur- l’islam que nous décrit Joseph Fadelle gardes armés de fouets. Les Grecs se gence. Transformer quelqu’un en chrétien ressemble au colosse aux pieds d’ar- fixaient un objectif : leur faire prendre change beaucoup de choses. Voyez comme gile de la Bible : « Les populations sont conscience qu’ils pourraient aussi se ils s’aiment ! » Joseph Fadelle a une fatiguées de ce système politico-religieux débarrasser d’eux et choisir de vivre en méthode simple et très efficace pour qui prend en main toute leur vie. Les gens hommes libres. montrer ce qu’est l’islam : proposer la en ont ras-le-bol de l’islam. » L’Oumma lecture du Coran. « Il est important que ne passe pas le cap de la mondialisation. Immense tout Français, chrétien, athée, musulman Le Moyen-Orient, qui est quasiment écœurement ou autre, lise le Coran. Tout est dedans. totalement musulman, est largement Cette dynamique de prise de Et puis il n’y a jamais eu de conversion fissuré de conflits de différentes- na conscience est visible dans des initia- à l’islam grâce à l’analyse du Coran. » tures, dont l’antagonisme chiite-sun- tives comme celle des « Ahmadis », Très simplement : « Qui dans le monde nite est l’exemple parfait. Marie Fadelle explique Joseph Fadelle. Il est très actuel peut accepter – sourate 5, verset 6 trouve un mérite à l’État islamique : sceptique quant à leur impact sur la – de considérer que le contact des femmes « Dae’ch nous a rendu un grand service, masse des musulmans, mais considère soit aussi impur que celui des toilettes ? » celui de montrer le vrai visage de l’islam. leur existence comme un bon signe : Alors que Joseph Fadelle nous dresse En appliquant tout simplement le Coran à les adeptes de ce courant récemment une longue liste de sourates du Coran, la lettre. » À l’entendre, il a joué un rôle ressurgi dans des cercles musulmans nous lui demandons s’il a l’intention de repoussoir qui va travailler durable- érudits « prennent le parti d’interpréter d’écrire un autre livre. Son premier ou- ment les consciences musulmanes. Le le Coran, et d’en tirer des préceptes plus vrage (Le prix à payer, L’Œuvre, 2010) mot de « converti » est très peu utilisé humains ». L’indice d’une prise de racontait en détails sa conversion et par les chrétiens d’Orient. Pas seule- distance vis-à-vis de commandements s’adressait aux européens. Pourquoi ne ment à cause de son origine latine : ils autrefois tabous comme l’ininterpré- pas écrire un second ouvrage pour par- lui préfèrent le mot de « libéré ». Libé- tabilité des textes. « Il y a deux ans, un ler directement aux musulmans ? « Je ré parce que l’islam est perçu par ceux mufti égyptien a déclaré qu’il était possible suis hanté par ce projet. Mais je ne peux qui réussissent à s’en évader comme de changer la religion mentionnée sur la l’écrire seul. Quand l’occasion se présen- une prison mentale : « Lorsque mon carte d’identité, et donc de quitter l’islam. tera, je me lancerai. » L’Incorrect n°5 janvier 2018 49 Reportage

les quartiers chauds », se désole l’inter- prète. Reconstruire une vie normale en france L’évêché organise discrètement mais efficacement un forum pour les chré- tiens d’Orient. Des bénévoles tra- vaillent pour désengorger les logements et les solutions d’urgence en donnant du travail aux parents. Le but est de leur faire reprendre le cours d’une vie normale, pour qu’ils puissent à leur tour prendre en charge d’autres réfu- giés dans un cercle vertueux. Depuis février dernier, 15 dossiers ont été pris Nous partons en voiture pour Bor- en charge et déjà 4 CDI ont été trouvés deaux pour assister à un rassemblement grâce aux réseaux des Entrepreneurs et de chrétiens d’Orient organisé par le Dirigeants Chrétiens. L’apprentissage diocèse. Sur la route nous écoutons de LES MAINS SE du français est privilégié pour l’intégra- la musique chrétienne arabe. Hassan tion dans la société civile et le marché est rempli d’émotion et prie en chan- LÈVENT VERS du travail. Des stages sont proposés tant sur un air qui évoque la traversée LE CIEL ET SE pour intégrer doucement les codes du de la Mer rouge. Les convertis de l’is- travail en France. lam font le lien avec cette traversée qui TENDENT VERS évoque leur chemin spirituel entre deux LES ÉPAULES Monseigneur Ricard, cardinal-arche- rives. Joseph se tourne vers nous avec vêque de Bordeaux, préside une prière un sourire : « Ce chant ne s’écoute que DE VOISINS DE œcuménique de clôture. Un prêtre très fort, ne soyez pas surpris. » Il monte BANC. DANS orthodoxe et une femme pasteur font prier ensemble des chrétiens de rites le son : « Fi zili himayatique naltajiou ya L’ASSEMBLÉE, LES mariam ! » Sortant d’une avenue, une différents. Le Notre Père est chanté en manifestation pour la Palestine croise YEUX BRILLENT araméen et en français. Pour finir, les le chemin du van. Quelques centaines DE JOIE ET DE béatitudes sont chantées en alternant de mètres plus loin, six soldats au béret arabe littéraire, araméen et français. rouge traversent la rue. Ils portent des TRISTESSE MÊLÉES. Les applaudissement sur les Alléluia de gilets pare-balles, fusils d’assaut à la refrain ne choquent pas les Latins que main. La France du XXIe siècle. « Même nous sommes. Un Syrien qui chante là avec sa fille avait insulté Joseph pendant © Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect au Liban, je ne voyais pas ça, sauf dans deux ans sur internet avant de se lais- ser toucher par le Christ. Un homme Jusqu’à Bordeaux, sainte Rafka veille sur les Fadelle nommé Ephraïm, arrivé le premier il y a des années, appelle l’assemblée à célé- brer « l’immense joie de l’Orient » et à diffuser l’Évangile. Les mains se lèvent vers le ciel et se tendent vers les épaules de voisins de banc. Dans l’assemblée, les yeux brillent de joie et de tristesse mêlées. Le tableau du Moyen-Orient peint par Joseph Fadelle bouleverse la vision clas- sique de la région, de sa dynamique et de ses rapports de force. Et l’on se prend à se demander si les aventures violentes de Dae’ch, d’Al Quaida et autres ne sont pas les derniers spasmes d’un fauve blessé et dos au mur. Une immense espérance qui vient secouer les craintes de chrétiens dont le feu intérieur est tié- dasse depuis trop longtemps. ◆ L.L. 50 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Entretien

fond en comble les structures héritées du passé ; réforme spirituelle pour revi- vifier la mystique et repenser les sacre- ments

Les musulmans adorent le Dieu de Noé, d’Abraham, de Moïse, de David et de Jésus, mais rejettent la croyance chrétienne en la Trinité et en l’incarnation divine. Ne touchons-nous pas là au fond du problème dans leurs relations ? Certainement, mais demandons- nous d’abord ce que signifient ces dogmes pour l’ensemble des chrétiens, Père Henri Boulad et en quoi ils éclairent leur vie. Trinité, Incarnation, Rédemption ne sont-ils pas pour eux des énigmes plutôt que « De quel Dieu et de quel des sources ou des phares ? Là encore, une pédagogie de la foi et un effort d’in- homme parlons-nous ? » telligibilité de ses dogmes centraux est nécessaire pour les rendre signifiants. Jésuite égypto-libanais de rite melkite, le père Henri Boulad a été recteur du Collège des jésuites au Caire, professeur de théologie au Caire, directeur Dans son livre Ma Rencontre de Caritas-Égypte et vice-président de Caritas Internationalis pour le avec le Christ, Nahed Mahmoud Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Auteur d’une trentaine d’ouvrages Metwalli, musulmane convertie au dans une quinzaine de langues, il est l’un des observateurs les plus aigus christianisme, écrit : « Muhammad des relations entre christianisme et islam. croit tenir sa mission de l’ange Gabriel, alors qu’il a tiré de cette Propos recueillis par Éric Muth vie tout ce qu’il pouvait en fait de jouissances charnelles et d’aventures guerrières, et mort empoisonnée. » Est-ce un imposteur ? Les problèmes de violence dans le s’agit de réinventer l’Église et d’actua- Il m’est difficile de juger de ses monde viendraient-ils uniquement liser le message de Jésus pour une so- intentions profondes, mais ce qui est de l’islam ? ciété devenue adulte. Au-delà du défi certain, c’est que Mahomet est à cent Bien sûr que non, on trouve de de l’islam, notre époque cherche des lieues d’être ce modèle que l’islam pro- la violence dans le christianisme, le réponses pertinentes aux grandes ques- pose à ses adeptes d’imiter. En le fai- bouddhisme, l’hindouisme, le ju- tions existentielles qu’elle se pose. sant, l’islam se discrédite et encourage daïsme, ainsi que dans les idéologies un retour à la barbarie la plus ignoble. Dans votre pays, l’Égypte, il ne reste totalitaires. Mais historiquement, il En France, la loi de 1905 séparant que 10 % de chrétiens, mais ils en semble que l’islam ait battu tous les les Églises de l’État a donné sont fiers, et n’en ont pas honte. records, parce que ses textes fonda- naissance à une nouvelle religion, Pouvons-nous dire de même des teurs incitent clairement au combat, au celle de la laïcité négative, où c’est chrétiens de France ? meurtre et à l’intolérance. l’homme qui se fait Dieu au lieu du Je pense qu’à part une minorité, Dieu qui s’est fait homme. les chrétiens de France ont plutôt L’Occident autrefois chrétien Oui, mais de quel Dieu et de quel semble fatigué d’être croyant, honte d’affirmer leur foi. Mais la faute homme parlons-nous ? Il faut lire à et il est tombé dans une tiédeur en revient en grande partie à l’Église ce propos le livre de Maurice Zun- épouvantable. On peut se demander officielle, qui demeure souvent cram- del Quel Dieu, quel homme ? Une cer- si l’islam n’a pas été permis par Dieu ponnée à des formules et des pratiques taine conception de l’un et de l’autre pour réveiller l’Occident endormi ? surannées, faute d’un effort de renou- explique la réaction de nos contem- Peut-être. Mais le danger pour veau et de créativité. En 2007, je lançais porains contre un Dieu pharaon qui le christianisme serait de chercher à un SOS au Pape Benoît demandant une anéantit l’homme au lieu de le promou- renouer avec un passé obsolète et dé- triple réforme dans l’Église – réforme voir, comme a cherché à le faire Jésus. Il passé. Sous prétexte de réagir contre théologique et catéchétique pour re- y a une grande part de responsabilité de l’islam, l’Église risque de se crampon- penser la foi et la reformuler de façon la part de l’Église dans cette réaction de ner à des croyances et des pratiques cohérente pour nos contemporains ; nos sociétés modernes contre l’écrase-

anachroniques sans signification. Il réforme pastorale pour repenser de ment systématique de l’homme. ◆ © Thaler Tamas L’Incorrect n°5 janvier 2018 51 Dossier

Antisémitisme a tire dehors”, s’est écrié un surveillant. Quelques ins- tants plus tard, deux jeunes ont déposé, dans le hall de la banalité d’un Ç la synagogue, Myriam, 7 ans, et Gabriel, 4 ans, mal français touchés par des balles. J’ai vu ces deux petits corps étendus devant moi. Comme Du meurtre d’Ilan Halimi à l’attentat de l’Hyper Cacher en Gabriel bougeait, mon fils s’est empressé passant par celui de l’école juive de Toulouse, ces crimes de faire un massage cardiaque à Myriam médiatisés ne sont que la partie émergée de l’iceberg. pendant que je lui faisais du bouche-à- bouche. Notre objectif était de la mainte- L’antisémitisme en France ne cesse de gagner du terrain. nir ventilée jusqu’à l’arrivée des secours. Enquête sur un scandale d’État. Hélas, les deux enfants sont décédés. » Plus de cinq ans après l’attentat de Par Bastien Truchet l’école juive Ozar Hatorah à Toulouse, les souvenirs de Nicolas Ranson restent intacts. C’est ce jour-là que le père de famille, qui avait des enfants scolari- sés dans cette école aux côtés des deux petites victimes, a décidé de quitter la France. Déjà le 9 août 1982, sa famille découvrait l’horreur de l’antisémitisme en perdant un proche dans l’attentat de la rue des Rosiers. « Touché ainsi à deux reprises dans une vie, c’était trop », confie-t-il. Plus que l’idéal sioniste qui pousse les juifs pratiquants à faire leur aliyah (« l’ascension », immigration en Terre sainte), c’est cette insécurité qui a déclenché leur départ. D’autres familles juives toulousaines ont rejoint l’État hébreu, peu après la tuerie perpé- trée par Mohamed Merah : « L’effectif de l’école Ozar Hatorah a en effet sen- siblement diminué, et il ne s’agit pas d’enfants déplacés vers l’école laïque », selon Nicolas Ranson. De 2012 à 2014, environ 20 000 juifs français auraient fait leur aliyah – sur une population de 500 000 à 600 000 Français juifs. À cela s’ajoutent les départs non comptabi- lisés vers le Canada, les États-Unis ou l’Angleterre. Entre peur et résistance Les attentats ne sont pas la seule manifestation de l’antisémitisme en France. Injures et violences rythment le quotidien de nombreux juifs restés en France, depuis la seconde intifada. Dans leur ouvrage L’an prochain à Jérusalem ? (éditions de l’Aube/Fondation Jean- Jaurès, 2016), Jérôme Fourquet et Syl- vain Manternach rappellent les chiffres du Service de Protection de la com- munauté juive : entre 1999 et 2000, le

© Nicolas Pinet pour L’Incorrect nombre d’actes antisémites est passé 52 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Dossier

« J’AIME CE PAYS ET J’ÉPROUVE Les origines du mal DE LA TRISTESSE À LE VOIR Le sujet a beau être tabou, la population arabo-musulmane SE DÉCOMPOSER, PERDRE SES apparait surreprésentée parmi les auteurs de violences et me- VALEURS. » naces visant les Juifs. Ancien commissaire de police, Sammy Nicolas Ranson Ghozlan est membre du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme. Depuis 15 ans, il travaille sur les liens entre de 82 à… 744. Le 8 septembre dernier, dans un pavillon de antisémitisme et population arabo-musulmane. Selon lui, Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis), Roger Pinto et sa famille « si les insultes anti-juives sont parfois le fait d’individus d’ex- ont été séquestrés, agressés et volés à leur domicile, car juifs. trême droite, les agressions physiques ont essentiellement pour Il se souvient : « “Vous êtes juifs, vous avez de l’argent ! On responsables des personnes arabo-musulmanes ». Selon les prend l’argent aux Juifs pour donner aux pauvres”, répétaient rapports annuels de la Commission nationale consultative nos trois agresseurs. » Responsable d’une association sioniste, des droits de l’homme, pour les années 2004 et 2005, les il ne compte pas déménager pour autant : « Je n’ai pas l’inten- interpellations avec présentation à la justice pour des actes tion de me laisser impressionner par les antisémites, je n’ai pas antisémites concernaient principalement des personnes ap- peur », déclare l’homme de 84 ans. Une décision courageuse partenant aux « milieux arabo-musulmans ». Dans leur livre, que bon nombre de Français juifs ne peuvent assumer. Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach soulignent la corres- Ceux qui restent en France, quand pondance entre violences antisémites ils le peuvent, fuient les zones sen- en France et périodes de tensions au sibles. En Île-de-France et à Paris, où se Éducation Proche-Orient. Et gare aux musulmans concentrent près de 250 000 Juifs, on nationale : qui oseraient se rapprocher de Juifs : délaisse l’est pour l’ouest. À Sarcelles, « Pour nous avoir soutenus devant les surnommée la petite Jérusalem, les le dangereux caméras de télévision à la suite de notre synagogues se vident. À Saint-Denis, clivage agression, nos amis et voisins musulmans depuis des jets de cocktails Molotov, le Barbara Lefebvre est professeur ont reçu des messages d’intimidation : ils bâtiment est fermé. Plus d’office, plus d’histoire au collège. Celle qui a ne devaient pas aider des Juifs », raconte de fidèles. participé à l’ouvrage Une France sou- Roger Pinto. mise, sous la direction de Georges Sammy Ghozlan pointe du doigt la Quand Bensoussan (Albin Michel, 2017), observe, avec inquiétude, les divi- responsabilité de certains politiques l’école capitule sions qui se renforcent au sein du d’extrême gauche dans l’antisémitisme Dans les territoires perdus de la Répu- corps enseignant : « Il s’agit d’une actuel : « Jamais une partie de la popu- blique, les enfants d’origine juive passent tendance au sein des enseignants, lation arabo-musulmane ne se serait com- des établissements publics aux privés. qui rejoint les théories indigénistes, portée ainsi sans l’appel à la mobilisation Une situation connue de tous depuis post-coloniales. À les écouter, nous en face. À partir du clientélisme, ces élus en une quinzaine d’années. Au début des n’investirions pas assez la guerre ont fait des radicaux. » d’Algérie, les questions relatives aux années 2000, dans un collège de Tour- minorités, etc. » Ces professeurs uti- Pessimistes coing, Judith (le prénom a été changé) liseraient la sémantique victimaire a dû faire face à des remarques antisé- autour de la question juive pendant ou optimistes avertis mites de la part d’élèves arabo-musul- la Seconde Guerre mondiale pour Pour Sammy Ghozlan, les mesures mans, majoritaires dans l’établissement. parler des musulmans aujourd’hui n’ont pas été prises. À l’écouter, il serait « Des insultes, des références au conflit et des Palestiniens. Proches de déjà trop tard. Roger Pinto insiste sur israélo-palestinien… et parfois devant Najat Vallaud-Belkacem lorsque l’amour qu’il porte à la France tout en les professeurs qui restaient mutiques », celle-ci était au ministère de l’Édu- estimant que « les Juifs sont devenus l’en- cation nationale, avec Jean-Michel se souvient-elle, amère. Averti par les nemi numéro 1 ». Quant à Nicolas Ran- Blanquer, ils n’y ont désormais plus parents de la jeune fille, le proviseur leur leurs entrées. son, il ne regrette pas son départ pour explique qu’il n’a pas de leçon à recevoir Chaque année, lors du cours por- l’État hébreu, malgré le profond atta- en matière d’antiracisme, lui qui s’est tant sur les monothéismes, Barbara chement qui le lie à la France : « J’aime démené pour défendre « les Arabes ». Lefebvre demande aux élèves de 6e ce pays et j’éprouve de la tristesse à le voir Et d’ajouter que cette histoire l’étonne quel est le premier monothéisme. se décomposer, perdre ses valeurs. » Le vraiment [lire encadré]. L’inspecteur « Depuis près de 15 ans, la réponse risque d’attentat existe en Israël, mais d’académie, sensible à ce genre d’affaires est toujours la même : l’islam. Et il se sent bien mieux protégé là-bas. devenues courantes dans la région, quand je leur dis qu’il s’agit du ju- Lors de son dernier passage à Paris en daïsme, petits musulmans et petits prend la décision de changer Judith chrétiens me regardent avec des yeux octobre dernier, Nicolas Ranson a été d’établissement en urgence : « Ne vous hébétés. Certains musulmans ne me surpris de voir des Juifs portant la kippa inquiétez pas, nous allons la sortir de Rou- croient pas. » dans la rue : « J’étais content de constater baix-Tourcoing. » À cette occasion, il leur Des réactions révélatrices de ce qui que la situation était peut-être moins noire montre un tract négationniste qui circule imprègne les esprits. ◆ que je ne le pensais, mais pour combien de aux abords d’un lycée de Roubaix. temps encore ? » ◆ L’Incorrect n°5 janvier 2018 53 Enquête L’adieu aux juifs ? mane et/ou africaine. Une étiquette antisémite qui semble réservée à une extrême droite fantasmée dont la presse continue de se persuader de la dangerosité hypothétique. Les faits sont têtus et les deux plus graves crimes commis, Ilan Halimi ou Sarah Halimi, n’ont rien à voir avec « l’extrême droite » dont les frontières imposées par les médias restent extrêmement floues : « On voit très clairement que les militants des indigènes de la République ont infiltré la France insoumise et même certaines rédac- tions. Il suffit de se rappeler la soirée électo- La situation faite aux juifs français dans nos banlieues est tellement rale à Evry lors de l’annonce de l’élection de dramatique que les interroger pour en parler relève de la gageure. Voyage Manuel Valls. Cette histoire d’extrême droite dans un monde qui s'efface. est grotesque, il suffit de voir dans quels ter- ritoires les actes antisémites les plus graves Par Arnaud Stephan ont été commis. L’antisémitisme politique s’exprime en majorité aujourd’hui sous a voix semble déformée par pose le constat de manière implacable : couvert d’anti-sionisme. Ensuite la bascule l’appel via internet mais le ton « Nous sommes passés en 15 ans d’un mil- entre le discours et les actes s’opère chez des est sobre et les propos précis. lion de Français juifs à moins de 550 000 », jeunes incapables de prendre de la distance. Sammy Gozlan, commissaire presque 50% en 15 ans ! Il y a une responsabilité morale évidente de l’extrême gauche ». L honoraire de la Police natio- Dans les départements de la couronne nale, habite aujourd’hui, la parisienne les synagogues ferment, les Depuis des années le climat s’est large- moitié de l’année, en Israël : « J’ai fait familles fuient ces territoires où l’immi- ment alourdi dans les villes gérées par les une grande partie de ma carrière à Aulnay- gration massive, le trafic de drogue et la communistes ou le Front de Gauche. En sous-bois, Pantin et Aubervilliers, dans la montée de l’islamisme ont transformé cause la promotion de la cause palesti- prévention des émeutes et pour l’Office Cen- leur vie en un véritable cauchemar. Vil- nienne, le relativisme culturel et l’instru- tral pour la Répression du Trafic Illicite des lepinte, Aulnay-sous-bois, Saint-Denis, mentalisation des populations immigrées Stupéfiants. J’ai vu les familles juives quitter les juifs sont partis, allant chercher vers à des fins électorales. La leçon de Molen- de plus en plus nombreuses les quartiers l’ouest parisien ou les abords du bois de beek n’a visiblement pas été retenue et populaires. » Vincennes un climat plus favorable. ici comme ailleurs en Europe les mêmes Tout au long de notre enquête, peu de causes créent les mêmes effets. personnes ont accepté nos demandes La leçon Le commissaire Gozlan se désole de d’entretiens, annulant même les rendez- de molenbeek l’attitude des mairies d’extrême gauche : « Jean Claude Lefort, ancien député com- vous : « Les juifs ne veulent pas parler, c’est Sammy Gozlan qui a fait une grande muniste du Val de Marne qui appelle au en grande partie en raison de la honte d’être partie de sa carrière dans le 93 égrène les boycott des produits casher mais on oublie de victime… Pas forcément à cause du trau- fermeture de synagogue : « Dans beau- dire qu’il est le beau-père de Salah Hamouri, matisme des agressions », répond l’ancien coup de ces villes c’est mort, la Courneuve, membre du FPLP, condamné en Israël pour fonctionnaire aujourd’hui Président du il y avait 600 familles, aujourd’hui il est avoir préparé un attentat contre le rabbin Président du Bureau National de Vigi- compliqué d’atteindre le quorum nécessaire Ovadia Yosef (leader du parti ultra-ortho- lance Contre l’Antisémitisme. à faire la prière, cette communauté tient doxe Shaas). Vous avez des conférences en La multiplication des agressions envers par la détermination du rabbin qui passe, soutient à des terroristes comme Marouane les Français juifs s’est accélérée depuis le pourtant, son temps à se faire caillasser sa Barghouthi. Les villes d’Ivry-sur-Seine, Va- début de la seconde Intifada avec l’im- voiture ». lenton, Gennevilliers, La Courneuve, Pierre- portation du conflit israélo-palestinien Pour Simon D*, qui a grandi dans le 93 fitte-sur-Seine, La Verrière, Vitry-sur-Seine dans l’hexagone. les raisons d’une telle situation sont mul- font partie de son comité de soutien. Cela Les chiffres parlent d’eux-mêmes et le tiples : la posture de plus en plus trouble fait monter la haine artificiellement et de constat est terrifiant, la France perd ses des partis d’extrême gauche, la monté de manière irresponsable ». En 2015, le maire juifs. Richard Abitbol (voir entretien p. l’islamisme et l’incapacité des médias de communiste de Stains, Azzedine Taïbi, …), Président de la Confédération des mettre l’adjectif « antisémite » sur des avait retiré à contrecœur une banderole juifs de France et des amis d’Israël, asso- agressions commises par des personnes de soutien à Barghouti installé sur l’Hôtel

© D.R. ciation créée au début des années 2000, issues de l’immigration arabo-musul- de ville. Est-il déjà trop tard ? ◆ 54 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Dossier

Richard Abitbol

« les banlieues ont été desertées par les juifs. » Richard Abitbol milite avec son association trans-confessionnelle pour la reconnaissance réelle des actes antisémites commis en France. État des lieux désespérants.

Propos recueillis par Arnaud Stephan

Depuis la naissance de votre gues ont été incendiées, des gens ont été et du 95 ont quitté leur département association, la situation de la France insultés, molestés, ont reçu des crachats pour aller vers des zones plus sécu- a-t-elle évolué ? et parfois même des coups de couteaux. risantes, comme l’est parisien, Saint- Oui : elle a empiré, puisqu’elle s’est On a dénombré des centaines d’agres- Mandé, Vincennes, ou Nogent, qui a vu généralisée. Au début, c’était les juifs sions de ce type. Je ne pense pas que sa population juive croître de manière qui étaient spécifiquement touchés cela ait fait autant de bruit que les pseu- considérable. On a assisté à un véritable – comme dans l’affaire Ilan Halimi, do-agressions sexuelles, dont on parle redéploiement de la communauté juive véritable électrochoc pour la commu- aujourd’hui. en Île-de-France. nauté. D’abord parce que c’était la pre- Vous trouvez que la France n’a pas Que penser de l’affaire de madame mière fois qu’on tuait et torturait un réagi ? Halimi ? homme parce qu’il était juif ; ensuite Le sentiment d’abandon qui décou- Pour dire que l’assassinat de ma- parce qu’elle réactivait le fameux pré- lait de ce silence était, je crois, pire que dame Halimi n’est pas antisémite, il faut jugé du « juif qui a de l’argent ». Mais les agressions elles-mêmes. Les juifs être aveugle ou autiste. On entre chez encore à cause du climat de l’enquête avaient l’impression d’être mis complè- une dame dont on sait qu’elle est reli- elle-même : il a fallu du temps pour tement de côté. Lors de l’attentat du Ba- gieuse pratiquante, après l’avoir insul- qu’on parle d’antisémitisme. Monsieur taclan, un homme politique bien connu tée quelques semaines avant – elle avait de Villepin ne l’a fait qu’à l’occasion a déclaré : « Avant on avait de la com- déposé plusieurs mains courantes pour d’un dîner du CRIF. Ce fut une véri- passion. Maintenant on est concerné ». propos antisémites. Puis on la torture. table prise conscience. Les juifs se sont Quand des juifs sont tués, on éprouve On l’emmène sur le balcon. Une qua- demandé s’ils avaient encore leur place de la compassion. Quand des non-juifs rantaine de policiers sont là au pied de dans ce pays, et beaucoup ont décidé de sont tués, on se sent concerné. l’immeuble et n’interviennent pas. Et partir, certains vers Israël, d’autres vers on la laisse se faire défenestrer, après des les États-Unis ou le Canada. Il faut rap- Que se passe-t-il réellement dans les tortures innommables. Comment vou- peler que nombreuses sont les affaires banlieues ? lez-vous qu’on accepte un tel fait, et que qui ont eu lieu entre 2006 et 2012, bien Les banlieues ont été désertées par l’on vive comme si de rien n’était après

avant les grands attentats : des synago- les juifs. Beaucoup d’habitants du 93 cela ? Quand il y a eu l’affaire Traoré, en © Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°5 janvier 2018 55 Entretien

revanche, on a accusé la police d’avoir maltraité un délinquant, et on a ouvert immédiatement une enquête. La Confédération des Juifs de

Comment s’explique ce France et des amis d’Israël relativisme ? Créée en 2011, après le rapport Goldstone réalisé après la guerre de Gaza, et considéré Par l’origine des agresseurs : si ce comme très partial, la Confédération des Juifs de France et des amis d’Israël réunit des crime avait été commis par quelqu’un associations juives ne se sentant pas représentées dans les structures classiques. Elle ne rassemble pas seulement des Juifs, mais aussi des chrétiens, surtout évangéliques, d’extrême droite, on en aurait parlé et des musulmans. ◆ A.S. pendant des mois. Je ne protège pas du tout les gens d’extrême droite, pas plus que je ne protège les gens du centre ou leur père étaient des collaborateurs du ristes prétendument anti-sionistes, qui de la gauche. Mais on l’a vu pendant la gouvernement Laval ? sont en réalité des antisémites. Quand récente campagne électorale : des gens Aujourd’hui il semble qu’à l’Assem- on fait citoyens d’honneur des terro- du Front national ont tenu des propos blée nationale, les Insoumis et l’extrême ristes, quand on inaugure des stades, répréhensibles, ils ont été exclus tout gauche aient un problème avec les Juifs des rues au nom de terroristes, qui ont de suite. Tandis qu’une autre personne, et Israël. tué, qui ont massacré, jusqu’à des en- d’un parti très important, a réalisé un fants, que ce soit en Israël ou à Coper- croquis antisémite et à ma connais- nic, on est antisémite. Et qui fait cela ? sance n’a toujours pas été sanctionnée. Uniquement des municipalités com- Quel est votre rapport avec les partis « AUJOURD’HUI munistes et d’extrême gauche. politiques ? LES ACTES Pendant la présidentielle, nous Outre des banlieues, des villes ANTISÉMITES SONT aussi, comme Carpentras, ont avons reçu tous les candidats, dont MAJORITAIREMENT Louis Aliot et maître Collard. Il n’est de été désertées. Est-ce qu’il faut notre ressort de décider qui est candi- COMMIS PAR considérer que ces territoires sont dat et qui ne l’est pas, nous ne sommes L’EXTRÊME-GAUCHE, À perdus pour la République ? pas le Conseil constitutionnel. Nous PART CEUX QUI SONT Nous, nous nous battons pour les invitons tous les candidats, y compris PERPÉTRÉS PAR DES Juifs qui veulent rester en France. Ceux ceux avec qui nous ne sommes pas du ARABO-MUSULMANS. » qui veulent partir, nous ne les condam- tout d’accord, comme la France Insou- Richard Abitbol nons pas, nous les comprenons. Mais mise ou Benoît Hamon. Nous ne fai- notre objectif n’est pas de les pousser sons pas de distinction, parce que nous à partir, mais plutôt de tout mettre pensons que personne d’autre ne pose- en œuvre pour qu’ils restent. Nous ra les questions qui nous intéressent. sommes-là chez nous, comme on dit, depuis 2000 ans : les juifs sont là depuis Que s’est-il passé lorsque vous l’époque romaine. Ils ont contribué, avez invité Louis Aliot et Gilbert et je le dis sans prétention, à la culture Collard ? française, dans une proportion qui Nous avons eu un débat très clair, excède largement ce qu’il représentent mais le CRIF nous a fait un procès d’in- en pourcentage de la population. On tention. Et ce sont les mêmes qui disent n’a donc aucune raison de se replier qu’il faut discuter avec le Hamas, avec le ailleurs. Tant qu’on pourra résister, on Hezbollah, avec l’Iran et qui vous inter- disent en revanche d’aller discuter avec résistera. des Français. Quand j’entends Bernard- Je suis persuadé que monsieur C’est notre combat, ici, et nous Henri Lévy dire qu’il faut « rediaboliser Mélenchon n’est pas antisémite. En défendrons de toutes nos forces ce que le Front national », je pense qu’il joue revanche, quand on défend des antisé- nous sommes, Français et juifs, Français contre son camp, contre nous-mêmes. mites, on l’est un peu. Les communistes d’abord, juifs par filiations, comme il y J’ai été par exemple très choqué en ont toujours été antisémites. Cela ne a des Français chrétiens et des Français apprenant que madame Le Pen n’avait date pas d’aujourd’hui. Pendant les musulmans. Et nous n’avons aucune pas été invité aux funérailles de Johnny procès des blouses blanches, ils ont pris raison d’abdiquer l’une ou l’autre de Hallyday. C’est faire la même discri- parti pour Staline, pas pour les juifs. ces dimensions de notre identité. Nous mination que celle que l’on fait dans Aujourd’hui les actes antisémites sont ne permettrons pas à l’Europe de vou- l’antisémitisme. On vise quelqu’un majoritairement commis par l’extrême- loir réussir pacifiquement là où Hitler a pour son nom, pour sa consonance. gauche, à part ceux qui sont perpétrés échoué. Nous n’accepterons pas qu’on Dans ce cas-là, combien de personnes par des arabo-musulmans. C’est une nous interdise d’être juifs en Europe. à l’Assemblée, et parfois très célèbres, évidence que l’extrême gauche est anti- Nous n’avons pas à nous déjudaïser

© Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect ne devraient pas être invités parce que sémite, quand elle soutient les terro- pour leur faire plaisir. ◆ 56 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Dossier

Laïcité De la difficulté à mettre le petit Jésus dans la crèche Par André Lecerf

ous les ans, au mois de dé- pels d’offre pour financer l’organisation cembre, arrive le marronnier de la nuit du Ramadan depuis 2001 ou de Noël… La crèche, dans de la fête d’Hanoukka. Ce n’est donc pas les lieux publics, sent le sa- le respect de la loi de 1905 qui pousse les T pin. Sous prétexte de sépara- affranchis de la mafia anticléricale à fran- tion des Églises et de l’État, chir le Rubicon. Ces égarés, guidés de tra- des vengeurs démasqués veulent briser POUR vers par l’étoile de Pierre Bergé, écrasent l’image de la Sainte Famille. Ces icono- en chemin ce que symbolise cette man- clastes de l’Avent veulent enterrer le lien PRONONCER geoire où les chrétiens voient la naissance millénaire que les Français ont tissé avec L’HOMÉLIE, IL de l’amour avec le retour du soleil après la représentation de la Nativité. Ils mani- le solstice d’hiver. L’amour est un senti- festent, éructent ou font appel à la force SE TROUVERA ment universel et il existe des alternatives publique. Ainsi, le conseil d’État a-t-il au personnage du bisounours arc-en-ciel interdit à Robert Ménard d’installer une UN PRÊTRE pour l’incarner sans que cela ne puisse crèche dans la mairie de Béziers et le tri- DÉFROQUÉ, blesser. bunal administratif a fait de même contre Selon Robert Ménard, la crèche symbo- le projet de Laurent Wauquiez au siège du POURVU QU’ON lise la famille (Le Midi libre, 10/11/2017). conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes. Serait-ce alors la famille qu’on voudrait La cohorte des libres penseurs s’agglu- NE LUI VOIE PAS faire disparaître ? Consciemment ou non, tine derrière le cortège funèbre en espé- il semble que oui. Le mariage pour tous rant assister à la mise en bière de Noël ; LE PETIT JÉSUS. a consacré une forme d’hédonisme où d’ailleurs, des brasseurs en ont déjà fait l’amour du prochain commence par soi- le deuil puisqu’en Belgique, pour la pre- même. Le couple est vu officiellement mière fois cette année, on peut déguster comme un clonage amoureux, quand il une Leffe d’hiver. La laïcité a bon dos était la reconnaissance d’une complémen- Arthur de Watrigant pour L’Incorrect Arthur de Watrigant

quand la mairie de Paris diffuse des ap- tarité, seule source naturelle d’humanité. © L’Incorrect n°5 janvier 2018 57 Dossier

« Le pays d’Allah et les autruches » la fin du tabou ? Fin 2017, Jean-Michel Blanquer annonçait la création d’« unités laïcité » contre les atteintes sexistes, discriminatoires et antisémites à l’école. Atteintes qui sont le fait de populations de culture musulmane. Il y a donc un problème avec l’islam en France ?

Par Matthieu Baumier

uatre millions de musulmans, une grande majorité souhai- tant un islam sécularisé, c’est le mantra officiel. Pourtant, nombre de citoyens constatent un islam envahissant et pro- sélyte. Une étude de l’Institut Montaigne et de l’Ifop indi- Q quait ainsi, en 2016, que 29 % des musulmans affirment voir en la charia une autorité supérieure à la République. C’est le quotidien vécu par « ceux qui ne sont rien » : un islam radicalisé qui se densifie. La France s’islamise. En attendant les « revenants ». De nombreux essais récents le montrent, comme la Chronique de l’islamisation ordinaire de la France, de François Billot de Lochner (PGDR, 2017). Elle se « fascislamise » même, selon le concept de l’universitaire allemand et fils d’imam Hamed Abdel- Samad (Le fascisme islamique, Grasset, 2017) : l’islam est une culture tota- lisante. Il n’est pas « islamophobe » de constater avec l’historien Romain Caillet et le journaliste Pierre Puchot que la France est un ennemi pour nombre de musulmans (« Le combat vous a été prescrit. » Une histoire du djihad en France, Stock, 2017). Ils rapportent la parole de djihadistes nés en France. Et tout le monde connaît maintenant la petite commune de Lunel, près de Montpellier, pour ses djihadistes. L’ennemi ? La France, laïque, ré- publicaine, aux racines chrétiennes.

Cette involution de la société renvoie Quelle réalité ses acteurs dans un grand effondrement ; derrière l’idéologie ? vers un trou noir où disparaîtrait leur À partir de l’étude de l’INSEE Être né en France d’un parent immigré, inhumanité. Depuis 2001, il est possible publiée en février dernier, la démographe Michèle Tribalat a évalué, elle, de choisir de pratiquer la vasectomie en le nombre de musulmans vivant en France à environ 14 millions de per- France, et Psychologies consacre plusieurs sonnes, soit 21 % de la population (Atlantico, 10 février 2017). Un habi- tant sur cinq. Trois fois plus que le mantra officiel. C’est aussi le ressenti de articles à ces femmes qui ne veulent Régis (le prénom a été changé.), élu de gauche d’une commune de l’est de pas d’enfants. Claire Schneider nous la France. Ici, l’église principale et la mairie se côtoient, sur la place. Une explique, dans Marie-Claire, le phéno- petite ville de 45 000 habitants où croiser des femmes voilées est devenu mène Ginks (Green Inclination No Kids) « banal » et « massif », où la question des pratiques alimentaires se pose ou l’engagement de certaines femmes à dans les écoles, où « des cafés sont réservés aux hommes », où il croise « des ne pas faire d’enfants pour sauver la pla- gamines de dix ans en burqa bleue, comme en Afghanistan ». Il insiste : « Les nète. Peut-être est-ce simplement l’affaire migrants d’Afrique noire nous sont imposés par l’État ; le samedi, 90 % des ma- d’une génération pour que le combat riages sont musulmans, et à la sortie de la mairie, en face de l’église, les hommes s’achève faute de combattant. En atten- dansent ensemble, certains avec le drapeau turc, marocain ou algérien sur le dos ; dant, les fossoyeurs de Noël sont actifs à la sortie des écoles, les mères sont voilées. On imagine le contraire ? Au nom de et se voient déjà sonnant le glas de cette la diversité, du porc serait servi dans les cantines des écoles coraniques en France ; e tradition datant du VI siècle au moins. des cafés réservés aux hommes blancs européens, des mariages chrétiens devant Nous pouvons imaginer ces ânes et ces les mosquées, la Bible comme texte légal dans les HLM, le port de la mini-jupe bœufs gravant de leur burin sans génie : imposé aux nanas blanches des quartiers européens… On imagine tout cela ? » « Ci-gît personne puisqu’on lui fit défense Il se lâche : « On lui demande, nous, à la première dame d’un pays arabe en de naître. » Pour prononcer l’homélie, il visite en France de retirer son voile ? » Une question de bon sens. Ce même se trouvera un prêtre défroqué, pourvu bon sens qui dit simplement ce que les « élites » s’évertuent à ne pas voir : qu’on ne lui voie pas le petit Jésus. ◆ « La France n’est plus celle de Johnny, c’est le pays d’Allah et des autruches. » ◆ 58 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Dossier

Conversions RESERVOIrs GOD Par Yrieix Denis

Chaque génération cherche une lumière dans les ténèbres du monde, qui puisse répondre aux profondes aspirations du cœur humain qu’aucune « religion séculière » ne saurait étancher. Et chaque génération exprime ainsi sa « révolte contre le monde moderne », forgeant un nouveau maillon de la tradition chrétienne à travers les âges.

ne vague de conversions d’autres). Nombreux sont « les fils pro- « AUJOURD’HUI LE a durablement marqué digues » qui retrouvent la foi de leur CATHOLICISME EST les esprits en France, enfance, mais aussi des juifs, des musul- DEVENU COMME entre 1885 et 1935, et mans, des protestants et des athées qui UNE ESPÈCE U son influence touche rejoignent l’Église. encore nombre de nos contemporains. D’ARISTOCRATIE POUR Comme l’étudiait avec talent l’histo- L’horizon raccourci LA PENSÉE. » rien Frédéric Gugelot en 20071, celle-ci des matérialistes Léon Bloy touchait de façon visible les écrivains, Comment expliquer un phénomène un anticlérical comme Marcel Sembat. les savants et les artistes, dans tous les qui va a priori à l’encontre du mou- « Les Intellectuels demandent un Dieu », domaines et à travers tous les milieux vement des mentalités collectives ? répond Bloy, la même année, avant de sociaux. Alors que le scientisme et le spiritisme poursuivre : « C’est une chose infiniment avancent de pair pour conquérir les L’historien recense ainsi plus de 150 digne d’être observée que cette impulsion masses, nombreux sont les intellectuels grands noms, aussi bien dans la pein- mystérieuse des jeunes dans le sens d’un ture, par exemple George Rouault et qui refusent la mystification moder- renouveau du Christianisme. C’est à tel George Desvallière, que la musique, niste, laquelle prétend soumettre toutes point qu’aujourd’hui le Catholicisme est avec Erik Satie ou Francis Poulenc, ou choses à ses instruments maladroits. devenu comme une espèce d’aristocratie encore la médecine. En science, de nombreux catholiques pour la pensée. » Mais ce sont majoritairement les s’illustrent cependant dans leurs do- écrivains qui forment le gros de ce maines, comme l’abbé Breuil (1877- Baudelaire et Verlaine sont alors pré- bataillon de renfort de l’Église catho- 1961), le « pape de la préhistoire », sentés comme des aînés. Et ce dernier lique : Léon Bloy, Huysmans, pour ou l’abbé Lemaître, un des pères du résumait dans Sagesses (1881) tout le les précurseurs, que suivront bientôt Big Bang. Les médecins abandonnent malheur d’une époque : « C’est vers le une centaine d’autres convertis (Clau- la mystique du positivisme pour le Moyen Âge énorme et délicat / Qu’il fau- del, Charles Péguy, les époux Mari- conservatisme ou le catholicisme social. drait que mon cœur en panne naviguât, tain, Léontine Zanta, Henri Ghéon, Mais c’est surtout parmi la jeunesse ar- / Loin de nos jours d’esprit charnel et de Ernest Psichari, Jacques Rivière et tant tistique que le phénomène de refus du chair triste. » Ou c’est Remy de Gour- matérialisme est le plus prégnant. mont écrivant que « seule la littérature 1. Frédéric Gugelot, La conversion des intellectuels au catholicisme en France (1885-1935), CNRS « La libre-pensée n’excite plus aucun mystique convient encore à notre immense

éditions, 2007-2010. enthousiasme », regrette ainsi en 1912 fatigue ». © D.R. L’Incorrect n°5 janvier 2018 59 Dossier

Comme ces poètes, la jeune génération est lasse de « toutes les erreurs habillées en isme » qu’ils ont tétées dans leur en- Le grand après fance : « Scientisme, renanisme, idéalisme kantien, pessimisme, nihilisme, naturalisme. Période où ce qui voulait vivre sentait autour de soi la lèpre du doute et de la stérilité ronger tout. » (Emile Bauman, 1943) L’apostasie mâtinée de scientisme d’Ernest Renan, l’auteur de La Vie de Jésus, ne fait plus auto- rité jusque dans sa famille, avec la conversion de son petit-fils Ernest Psichari. Le positivisme n’a pas tenu ces promesses grandioses. La guerre continue ses ravages, l’exploitation « capitaliste » persiste à engloutir les enfants dans la mine, Écrivain crépusculaire achar- les journaux égrènent sans cesse la litanie des meurtres et né à retranscrire sur le mode de la corruption : « Le prestige de notre siècle baissa singuliè- intimiste le grand fracas pro- rement à mes yeux, quand je vis que le progrès moral était loin voqué par la chute d’une d’accompagner le progrès matériel, et je compris qu’on pût par- civilisation, Richard Millet semble osciller en chaque ler de faillite de la science », confiera le docteur Francus en partie de son œuvre entre une 1901, dans ses Confessions d’un croyant. lumière qu’il regrette, plus Une surprenante renaissance qu’il ne semble espérer la re- trouver, et la scrutation tour- littéraire mentée de ténèbres en train Mais c’est aussi l’art, qui est devenu laid et mesquin. de s’impatroniser partout. Adolphe Retté estime, en 1914, que ce qui l’unit principa- Écrivain du ressassement et lement à sa génération « ce fut un goût d’idéalisme qui nous de la phrase longue grâce aux- LA DÉCHRISTIANISATION DE LA LITTÉRATURE quels il creuse ses obsessions portait à réagir contre l’aberration matérialiste que préconisait Richard Millet le naturalisme alors triomphant ». Paul Claudel montrera jusqu’à les évider d’un livre à Léo Scheer ainsi la naissance de nouveaux mouvements littéraires, en l’autre, c’est en vis-à-vis de ce 240 p. – 16 € réaction contre Flaubert et Zola (1939) : « Par réaction qu’il appelle « l’après » que Millet médite à présent la déchristianisation de la littérature. contre cet art grossier, méchant et bête, tout entier consacré à une plate description de ce qu’il plaisait à ses adeptes d’appeler « L’après » c’est le monde post littéraire, post chrétien, post européen, le monde de l’après de tout, toujours dans l’après la réalité, se développe dans les dernières années du XIXe siècle, et sans ne plus rien être d’autre que cela : un après perpétuel le mouvement symboliste et décadent. » C’est, en définitive, incapable de fonder quoi que ce soit, que Millet vomit au tra- « contre toutes les doctrines qui ferment ou abaissent l’horizon vers de ces fragments tout à la fois mélancoliques et enragés et de l’âme », comme l’écrira Louis Le Cardonnel en 1907, que qui traduisent la sidération d’un écrivain qui, malgré le recul s’insurgent les nouvelles générations, et que s’élève la voix qu’il tente de prendre, n’échappe pas à ce sentiment d’horreur des « convertis de l’ordre et de l’idéal » (F. Gugelot). dans lequel basculent ceux-là qui comprennent les dimensions L’Église, alors en prise à la violence des anticléricaux, se catastrophiques qu’annoncent la disparition de la langue au réjouit de l’arrivée de ces nouveaux fidèles et naît alors une profit de l’horizontalité pure du « narratique », cette nouvelle nouvelle littérature et un renouveau florissant des arts -sa langue romanesque – ou non-langue – selon Millet, résonnant crés, que même la guerre n’arrêtera pas. à mi chemin de l’angsoc orwellien et du signal pur et simple, instance d’information aussi douée pour dire les nuances du L’espérance monde que peut l’être une machine… au milieu des décombres « Dès que l’enchantement Chrétien du Moyen-âge eut décliné, la Renaissance nous a contraint à l’ironie » ou « l’après n’est En effet, si la Grande guerre a durablement traumatisé une rien d’autre que le refus de l’universalité catholique qu’on génération entière, si pour Blaise Cendrars « Dieu est absent prétend remplacer par la mondialisation économique ou la des champs de bataille », au contraire, pour d’autres, comme panacée démocratique », écrit Millet, comme si désormais ne Marc Boas-Boasson, un juif converti sur le front, « la guerre, persistait plus qu’une parodie généralisée d’où surgit ce grand au début, a eu ce résultat de raréfier et de purifier l’atmosphère rien qu’on nous demande d’adorer à l’instar d’une nouvelle ère intérieure des âmes ». L’académicien Henri Lavedan renché- messianique et dont le roman contemporain tiendrait lieu de rira : « Qu’il est dur d’être encore athée, devant le cimetière nouvel Évangile, coquille vide qui, après qu’il a contenu tous national ! » les genres, les a détruits un à un afin de réunir les conditions de sa propre disparition. En d’autres termes, si, pour Chester- Et, trente ans plus tard, Raïssa Maritain pourra écrire dans ton, le monde moderne est plein d’idées chrétiennes devenues Les grandes amitiés (1941), malgré la tragique répétition de folles, pour Millet c’est la littérature contemporaine qui dégé- la guerre : « Nos ténèbres s’éclairent doucement, lentement, nère dans le roman jadis « arche de Noé » du catholicisme, à leurs lumières. » Et l’on peut se demander aujourd’hui, mais désormais désaxé, oublieux de sa nature profonde, et qui soixante-dix ans plus tard, quel visage prendra, pour citer se construit après elle dans une universalité conçue à l’exact l’autre Maritain, « la nouvelle armée d’étoile » qui redonnera inverse de l’universalité catholique – « une chute qui ne sera

© T hierry Rateau foi à notre époque. ◆ suivie de rien. » ◆ Rémi Lélian 60 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Dossier

Romaric Sangars le verbe divin Notre rédacteur en chef culture publie la confession intime de son retour au Christ. L’occasion de traverser l’époque et la littérature.

Propos recueillis par Rémi Lélian et Jacques de Guillebon L’Incorrect n°5 janvier 2018 61 Entretien

Tu es pamphlétaire et romancier : son identité est une quête, et c’est ce que ra- acculé à me relier au Verbe divin, et la nar- pourquoi publier ce livre personnel content tous les romans occidentaux depuis ration de ma propre histoire s’éclaire à par- maintenant ? deux siècles. Au fond de la quête identitaire tir de là. Cette histoire n’est pas linéaire, il Je ne suis pas allé spontanément à ce on trouve soit la folie, soit autre chose qui y a des virages mais pas de rupture fonda- livre, j’y ai été poussé par mon éditrice et vient s’articuler avec son identité. mentale, contrairement à d’autres récits de par Richard Millet : ils m’ont incité à déve- conversion. Moi je l’ai vécu selon Thibon : lopper ce récit de confession à cause d’un Ce livre semble fondé sur un triple tous les chemins mènent à Dieu, la seule court texte autobiographique, Pneuma, qui deuil, amoureux, géographique et question c’est d’aller assez loin dans sa accompagnait mon premier livre sur Jean artistique. Cette idée du deuil est-elle quête. Je suis attaché à l’interprétation du d’Ormesson, où j’évoquais déjà mon retour liée à la conversion ? terme catholicos, qui veut dire universel, au catholicisme. C’est une idée qui me plai- Il n’y a que trois sujets fondamentaux mais aussi « intégral ». Je crois que le chris- sait mais que seul je n’aurais pas développée en art : le sexe, la mort et Dieu. Et ils sont tianisme intègre tout, sauf le mal qui est si tôt : il y avait beaucoup de freins à me liés les uns aux autres : le désir s’ouvre sur un défaut d’existence. Chaque chose peut livrer à un tel exercice, une pudeur. Mais je le mystère de la mort qui s’ouvre sur le aboutir à sa sublimation à travers le chris- me suis rapidement senti en accord profond mystère de Dieu. On vit tous avec l’idée, tianisme. Je n’ai jamais vu cette conversion avec ma démarche littéraire elle-même. consciente ou non, d’être immortels. Il comme un renoncement : j’y ai toujours vu C’est ce qui se passe souvent : quelque faut ébranler cette illusion. Toutes les civi- l’idée d’une intensification de l’existence, chose a lieu dans l’expérience d’écriture lisations passaient leur temps à rappeler la d’un accroissement du sens, et en même elle-même. Je me suis rendu compte que mort : memento mori. Le divertissement temps d’une responsabilité plus alourdie : mon catholicisme et ma vocation d’écrivain produit à notre époque de manière indus- tous les événements deviennent signifiants. étaient très intimement liés. Et racontant trielle dévoile le déni obsessionnel de notre comment je revenais au christianisme, je condition mortelle. Ta conversion commence sous « l’ère racontais aussi comment je devenais écri- Dantec ». Fut-il un modèle ? vain. Comme un disciple de la poésie qui se La lecture de Dantec, et surtout du « EN RACONTANT serait radicalisé. Théâtre des opérations, que je tiens pour COMMENT JE REVENAIS un monument littéraire, m’a en effet beau- Tu es né dans une famille culturellement AU CHRISTIANISME, coup impressionné. On assiste à la conver- catholique : est-ce une conversion au JE RACONTAIS AUSSI sion d’un écrivain se laissant toucher par sens propre, ou l’approfondissement de COMMENT JE DEVENAIS la grâce et dont les défenses tombent les ce que tu étais déjà ? ÉCRIVAIN. COMME UN unes après les autres. Ce qui m’a frappé, C’est assez ambigu : il y a l’impression DISCIPLE DE LA POÉSIE QUI c’est son attitude vis-à-vis du christianisme, formidable de rejoindre le dieu de ses pères, SE SERAIT RADICALISÉ. » qu’il considérait comme un accroissement : de ses ancêtres, l’impression émouvante Romaric Sangars Dantec a un esprit synthétique qui veut tout de pouvoir restaurer un lien préexistant et englober et tout sublimer. Et le christia- donner brusquement du sens à tout ce qui nisme est la pierre philosophale qui permet nous environne, aux églises, à l’art euro- Tes livres précédents avaient aussi cette transmutation. Il assume ainsi toutes péen. Mais en même temps, c’est aussi le affaire avec l’idée du deuil : deuil de les contradictions et les dépasse grâce au problème de la « Lettre volée » de Poe : le la littérature dans le pamphlet contre Christ. C’est au fond la signification de la christianisme est caché à un Européen de d’Ormesson, deuil de la lutte politique croix : un homme qui au prix de sa cruci- notre époque parce qu’il est trop présent, dans Les Verticaux. Le livre de Richard fixion arrive à faire tenir ensemble toutes les parce qu’il nous paraît trop familier pour Millet qui paraît en même temps (voir contradictions de la vie humaine. Quand qu’on puisse l’assimiler à Dieu. C’est ce qui p.59) est aussi un livre de deuil : vous Dantec disait : « Je suis un catholique du s’est produit ces trente dernières années : placez tous deux la littérature comme futur », il avait cette idée que le seul dépas- on va s’intéresser au bouddhisme, à l’hin- une possibilité de résurrection tout en sement du progressisme, c’était le christia- douisme, parce que cet exotisme nous rend en déplorant la fin. nisme. Comme cette phrase d’Apollinaire l’étrangeté qu’implique naturellement la La littérature est le moyen le plus per- que je mets en épigraphe : « Seul en Europe démarche spirituelle. tinent pour réussir ses échecs. Et je suis tu n’es pas antique, ô christianisme ». Dieu convaincu qu’on écrit du côté des morts : est la seule nouveauté, quand l’homme Mais y a-t-il un mouvement on jette un regard sur le monde, la vie, les ne cesse de répéter les mêmes drames. Le « identitaire » dans ta conversion ? autres et sa propre existence exactement christianisme est la seule façon de dépasser Au sens large, oui. Mais mon retour au comme si tout cela était du côté de la mort. un mur civilisationnel. C’est ce qui m’a plu christianisme s’est amorcé vers l’an 2000, D’ailleurs, les écrivains qu’on aime lire sont chez Dantec : alors que notre civilisation pour s’achever en 2007, bien avant que des sortes de mânes, des morts avec qui l’on était en crise de sens, malgré le fait qu’elle naisse la « crise identitaire » devenue au- converse. avait apparemment vaincu ; au moment où jourd’hui très aiguë. En ce que j’appelle l’an l’occident matérialiste semblait avoir triom- 0, on est dans l’écho de la fin de la Guerre On a l’impression que dans phé, dans sa victoire-même, il montrait sa froide, où la question que se pose l’occident ta conversion, il n’y a pas de faiblesse fondamentale. Son matérialisme n’est pas identitaire, mais dans son rapport bouleversement ontologique : ta était une impasse et il fallait trouver une avec le matérialisme. Mon retour au chris- disposition au sacré semble présente du réponse. Qui fut pour Dantec, et puis pour tianisme se fait dans cette atmosphère-là, début à la fin, et le christianisme serait le moi, le christianisme. ◆ mais on peut le dire identitaire au sens véhicule adéquat de cette énergie. large : car la quête de l’autre est une quête Il y a peut-être une illusion rétrospec- CONVERSION de soi. En cherchant Dieu, on cherche aussi tive à raconter cette histoire à partir de ma Romaric Sangars sa nature profonde. On parle tout le temps conversion. Mais cela m’est apparu comme de « repli identitaire », devenu un lieu com- une révélation. Tout est très lié : en cher- Léo Scheer Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect

© mun bloyen : pourtant toute plongée vers chant à déployer le verbe, je me retrouve 182 p. – 17 € 62 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Dossier

Chemin néocatéchuménal la conversion par les bidonvilles Par Yrieix Denis

On dit l’Église catholique moribonde. La situation est plus nuancée : loin de la pratique bourgeoise, des communautés populaires se développent.

nspiré de l’Église primitive, le Chemin néoca- Parti d’un bidonville espagnol, le Chemin est présent téchuménal « est un instrument mis au service aujourd’hui dans 900 diocèses, 6000 paroisses et compte des évêques pour reconduire à la foi beaucoup de près de 20 000 communautés, elles-mêmes si riches de gens qui l’ont abandonnée » dans le contexte de vocations qu’elles ont suscité l’ouverture de 70 séminaires, laI sécularisation, en leur permettant de « redécouvrir les notamment en France. richesses de l’évangile ». Taxé « d’armada du pape » pour son obéissance au successeur de saint Pierre, de « fana- « Malheur à moi ! » tisme » pour sa ferveur, et admiré par des milliers de « Malheur à celui dont la renommée est supérieure à ses fidèles qui lui sont reconnaissants des grâces qu’ils y ont œuvres ! », s’exclame Kiko dans ses Annotations, un recueil reçues, le Chemin demeure encore mal connu en France. de méditations rédigées entre 1988 et 2014. Leur publi- cation, aux éditions Artège, est l’occasion de recevoir une Comment on devient missionnaire partie de la communauté à Paris, le 4 décembre dernier, Francisco José Gómez Argüello Wirtz, dit Kiko, est l’un pour entendre les confidences de ce« poète, mystique, de ses fondateurs. Né en 1939 dans une famille de la bour- peintre et musicien ». geoisie madrilène, il étudie la peinture à l’Académie royale À 78 ans, Kiko a des airs de Dali. Il est manifestement des beaux-arts et reçoit, à seulement 20 ans, le Prix national très gêné de faire l’objet d’une conférence. Assis entre un spécial de peinture. Mais sa carrière toute tracée d’artiste éditeur, un évêque, un prêtre et un traducteur, qui l’embau- officiel est perturbée par sa rencontre avec Dieu. Ébranlé ment tour à tour comme un saint déjà mort, il prie. Que par une profonde crise mystique à 23 ans, il cherche à ré- demande donc ce Salvador du Christ ? Implore-t-il la pondre à l’appel mystérieux de l’Esprit. clémence du Ciel pour son acolyte Carmen, décédée en juillet 2016, et qu’il ne se console pas d’avoir perdue ? La Pris un jour de compassion pour sa domestique, qui lui prie-t-elle elle-même, pour qu’elle ne cesse de le rabrouer, confie en larmes que son mari alcoolique la bat sans ména- comme elle en avait l’habitude, et lui faire triompher du gement, il la console et la soutient comme il peut. C’est démon de la vanité ? à son contact qu’il découvre la misère des bidonvilles de Palomeras Altas, où elle vit, avec tant d’autres, en péri- Kiko parle à son tour. Le français de ce prédicateur ex- phérie de la capitale. Il découvre que de nombreux jeunes traordinaire est maladroit, presqu’enfantin, et lui vaut toute chrétiens s’engagent là-bas auprès des pauvres et des pros- la tendresse du public. Il raconte l’intelligence simple des titués. Cependant, Kiko ressent un appel plus pressent à premières gitanes qu’il a rencontrées (« Si tu n’as jamais vu personne ressusciter, alors de quel droit viens-tu nous parler de vivre parmi eux. l’évangile ? »), la misère terrible des familles déchirées par La force des affinités électives la drogue et la violence. Mais aussi les moments de grâce, la force des conversions, la joie partagée en communauté. En 1964, il rencontre Carmen Hernández Barrera, une jeune fille issue d’un milieu aisée elle aussi, et dont la sœur « Tout ce en quoi Dieu est présent est humble », rappelle-t-il. s’investit dans le bidonville. De neuf ans son aînée, la jeune Cette douce impression femme diplômée de chimie et de théologie recherche un nous berçait en sortant ANNOTATIONS 1988-2004 engagement radical de missionnaire. À eux deux, ils fon- de la salle, tandis que nous méditions cet autre Kiko Argüello deront ce qui deviendra plus tard, en s’affermissant, le Artège Chemin néocatéchuménal, reconnu par les papes succes- aphorisme : « Qu’est- 256 p. – 17,90 € sifs comme « un itinéraire de formation et de préparation au ce qu’être chrétien ? C’est avoir du discernement. » ◆ Baptême » et une communauté paroissiale. © Artège L’Incorrect n°5 janvier 2018 63 Reportage

Éloge de la Champagne périphérique Les vignerons du Sézannais se mobilisent pour faire connaître le sud-ouest marnais.

Par Jérôme Besnard Photographies Benjamin de Diesbach

eu d’habitants de la région parisienne ly-sur-Seine, dans l’Aube, une ville dortoir desservie par connaissent Sézanne, en Champagne. Seul le la ligne ferroviaire Paris Est – Troyes – Belfort. La préfec- plateau agricole de la Brie sépare pourtant de ture de la Marne, Châlons-en-Champagne est à 60 km de la capitale cette ancienne ville fortifiée, jadis Sézanne. Pourtant, cet isolement n’empêche pas le Sézan- P célèbre pour ses foires. Le boulevard péri- nais de renfermer de fort belles parcelles de chardonnay, phérique est à moins de 120 km. Ses 5 000 habitants vivent renommé pour sa minéralité et rentrant dans la compo- à l’ombre de son église Saint-Denis et au pied des coteaux sition des flacons des meilleures maisons champenoises. plantés de vignes. Pour se rendre à la gare la plus proche, Une équipe de vignerons a lancé début 2015 l’Association

© Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect il faut changer de département et gagner à 25 km Romil- de valorisation des coteaux du Sézannais (AVCS) qui s’est 64 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Reportage

dès l’origine ouverte au secteur de Congy (coteaux du petit-Morin) dont les caractéristiques sont proches. « Nous faisons partie des secteurs oubliés de la Champagne, explique Vincent Léglantier, 31 ans, viticul- teur à Saudoy et président-fondateur de l’AVCS. Or nous ne sommes pas un simple appendice situé au sud de la Côte des Blancs. Congy et Sézanne présentent leurs caractéristiques propres. Nous ne voulions plus être la cinquième roue du carrosse de l’appellation Champagne. » Vincent Léglantier, viticulteur à Saudoy Un secteur de 20 000 habitants, 2300 hectares de vignes appartenant à 1900 déclarants de récolte (propriétaires de vignes) et exploités par 300 vigne- rons, qui a subi en un demi-siècle une véritable transformation. « Dans les années 1950, le vignoble ne valait rien sur le plan financier, poursuit Vincent. Fou était celui qui acquérait des vignes. Maintenant, devant la demande mon- diale croissante de champagne, le prix des terres atteint parfois les 1,8 million d’euros l’hectare. » Une manne qui induit une démarche de qualité voire d’excellence. Au sein de l’AVCS on trouve des rejetons de la « jeune gé- nération d’artisans supérieurement qualifiés », élèves du grand Anselme Selosse (père de la très recherchée cu- vée « Substance »), saluée il y a déjà plusieures années par le journaliste gastronomique et critique littéraire Jean-Philippe Vignier, vigneron Sébastien Lapaque. On ne citera pas de noms pour ne pas faire de jaloux… Le 23 février 2018, Léglantier et les autres adhérents de l’AVCS dévoi- leront le logo et la charte graphique communs aux coteaux du Sézannais et aux coteaux du Petit-Morin (un vote entre trois projets se déroule en ce moment sur internet). Leur but principal : rendre le sud-ouest marnais plus identifiable par les 12 millions de franciliens, promouvoir l’œnotourisme et redonner sa fierté à une région oubliée car située à l’écart des grands axes. Pourtant l’histoire de notre pays s’est par deux fois jouée dans les parages à un siècle de dis- tance, lors la campagne de France en 1814 (Montmirail est tout proche), et lors de la bataille de la Marne en Rémy Collet, vigneron itou

1914. Les hébergements sont abor- © Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect L’Incorrect n°5 janvier 2018 65 Reportage

plants. » Jean-Philippe Vignier nous explique, lui, que les piquets en acier galvanisé sont progressivement rem- placés par de l’acacia : « On s’habitue progressivement au classement des co- teaux, maisons et caves de Champagne à l’UNESCO depuis 2015. C’est une vraie prise de conscience sur la nature profonde de notre patrimoine. » une histoire de gros sous Devant nous, comme l’indiquent les petites bornes blanches fichées dans le sol, les parcelles appartiennent à Taittinger. Les grandes maisons ne possèdent que 10 % des surfaces dont elles tirent le précieux nectar revêtu dables et dans beaucoup de cafés, la de leur étiquette. La concurrence coupe de champagne est à 3 euros ! entre elles passe par la contractuali- Chez certains producteurs, la bou- sation avec un nombre croissant de LES VIGNERONS teille d’entrée de gamme se déniche petits propriétaires. Ayant à leur dis- à des prix très raisonnables (moins DOIVENT FAIRE position une trésorerie conséquente, de 20 euros). La cuisine champenoise FACE À UNE les marques prestigieuses d’Épernay n’est pas en reste et nous nous sou- RECRUDESCENCE ou Reims n’hésitent pas à surpayer le viendrons longtemps des escargots INQUIÉTANTE prix du kg de raisin pour augmenter gratinés et du lapin à la moutarde ser- DES VOLS ET leur réseau d’approvisionnement : « Cela se fait au détriment de l’esprit vis dans la meilleure auberge du coin, CAMBRIOLAGES. accompagnés d’un blanc de chez Le coopératif, déplore Vincent Léglantier Brun de Neuville, une des grandes dont une partie de la récolte annuelle maisons du Sézannais. de raisins alimente la production de la principale marque coopérative de Vivre et travailler Champagne, Nicolas Feuillatte.Si un au pays oligopole voit le jour, rien n’empêchera cadre de vie en créant des retombées les grands acteurs privés de baisser un Cette région, typique de cette France pour l’artisanat et le commerce local. périphérique des franges du bassin jour radicalement le prix d’achat des « Vivre et travailler au pays », le slo- vendanges de leurs fournisseurs qui se- parisien, subit pourtant bien des ava- gan régionaliste des années 1970 est nies. Ainsi les vignerons doivent faire ront dès lors “tenus” sans possibilité de encore d’actualité ici, d’autant plus face à une recrudescence inquiétante renégocier… » Le champagne, c’est que l’attraction de la région pari- des vols et cambriolages. Ces der- aussi une histoire de gros sous, et 60% sienne est très forte. niers mois Vincent Léglantier et son des volumes exportés dans le monde entier. Cela ne rend que plus sympa- voisin Jean-Philippe Vignier, solide Après le déjeuner, nous montons thique cette initiative de l’AVCS, sou- vigneron de Saudoy, se sont, entre sur les coteaux calcaires limoneux qui tenue par les politiques locaux, mais autres victimes, fait dérober quelques servent de contrefort à la Brie. Rémy qui fait grincer les dents de certains caisses ou palettes. « Elles prennent la Collet, vigneron à Fontaine-Denis, éléments de la vieille génération qui direction des cités de la région parisienne tout au sud de l’appellation, nous ne comprennent pas la multiplicité ou des campements de gens du voyage, détaille les changements à l’œuvre des enjeux en cours ni les vertus éco- c’est du moins ce que nous expliquent les dans le paysage qui se dévoile à nos nomiques de l’œnotourisme. Décou- yeux : « Désormais beaucoup de par- gendarmes », déplore Vincent. Les pe- vrez vite ce petit coin de Champagne celles de la région sont enherbées au tits commerces du bourg de Sézanne avant qu’il ne connaisse le succès lieu d’être désherbées. C’est volontaire : sont menacés par l’extension des qu’il mérite ! ◆ J.B grandes surfaces : le supermarché Le- nous utilisons ainsi moins d’intrants Association de Valorisation phytosanitaires. Nous replantons des clerc va encore augmenter sa super- des Coteaux du Sézanais (AVCS) 2 ficie de 1 000 m . Se mobiliser pour rosiers en bout de rangs de vignes : ce 6, rue des Champs 51120 Saudoy faire connaître leur région, c’est aussi sont les meilleurs détecteurs de l’oïdium, 06.80.02.20.83

© Benjamin de Diesbach pour L’Incorrect pour nos interlocuteurs préserver leur avant que cette maladie n’attaque les [email protected] 66 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Entretien

frontière –, commerces et services publics ont fermé en masse, il n’y a plus de lieux où se rencontrer.

Cette mobilité imposée est-elle provoquée par l’absence d’emploi ? Certes, mais plutôt que d’essayer de retenir et de créer de l’emploi dans ces terri- toires-là, on explique aux gens qu’ils doivent s’adapter continuellement au grand mouve- ment et tout quitter. Prenons l’exemple des employés de GM&S de La Souterraine dans la Creuse venus manifester lors d’un dépla- cement de Macron. Les médias ont retenu la phrase du chef de l’État sur « le bordel » causé par les manifestants. Mais c’est sur- Gérald Andrieu tout le fait qu’il explique que ces ouvriers pouvaient très bien aller trouver du travail à Ussel, parce que « ça n’est pas loin », qui à pied par la france était choquant. « Pas loin » ? À près de Propos recueillis par Marc Eynaud 140 bornes, deux heures de bagnole ! Allez expliquer cela à un père de famille qui devra Pendant un an, le journaliste Gérald Andrieu est allé à la rencontre vendre sa maison qui, de toute façon, est in- d'un peuple oublié de la frontière : épousant la courbe orientale vendable parce qu’il n’y a plus de boulot. La de l’hexagone, il a vu et vécu avec des drôles de gens, les Français. déconnexion du politique peut constituer Exotique. une forme de violence. Alors que tous vos confrères préparaient je raconte, mais aussi des craintes et des « UNE PARTIE DU consciencieusement le marathon des espoirs auxquels les politiques devraient PAYS EST ENTRÉE EN présidentielles, vous avez chaussé vos être capables de répondre. Mais comme souliers de randonnée et vous avez l’avouait Jean-Louis Bourlanges (Modem), SÉCESSION CIVIQUE. parcouru la France en longeant ses lors d’une émission de télé à laquelle je par- ÇA S’EST VU AVEC frontières. Pourquoi ? ticipais, « le problème, c’est que les politiques L’ABSTENTION C’était ça ou le burn-out ! Plus sérieuse- n’ont rien à dire à cette France d’en bas » ! COLOSSALE DU ment, j’ai quelques élections derrière moi et la perspective de couvrir cette présidentielle Vous dites que les frontières ne sont plus SECOND TOUR ET DES de façon classique ne m’enthousiasmait pas. nationales mais internes. LÉGISLATIVES. » Suivre une campagne, c’est aller d’hôtels en Plus les frontières de l’État-nation Gérald Andrieu hôtels, se mettre dans la roue des candidats, ont été effacées, plus on en a vues surgir relever leurs petites phrases, décrypter leur de nouvelles un peu partout. À l’échelle À la fin de chaque chapitre qui attitude, et le haussement de sourcil devient des régions, dans les villes, les quartiers. représente une ville que vous avez matière à édito… Donc je suis parti longer À chacun sa communauté, son identité, sa traversée, vous rappelez le score au cet objet politique qui apparaîtra désuet à religion, sa sexualité, toutes brandies en premier tour des présidentielles, certains : la frontière. Et en choisissant ce étendard ! Ce n’est pas vraiment pour moi pourquoi ? point par essence le plus éloigné de Paris, je le monde rêvé. Comme si nous n’avions Il s’agit surtout d’une piqûre de rappel. suis allé à la rencontre de la fameuse France plus de destin commun, plus de volonté Macron m’est apparu étranger à la France périphérique. de « faire France » ensemble, même si j’ai conscience que cette expression a un que je traversais. Dans ces territoires, il La France périphérique, la frontière, les parfum de novlangue ridicule ! Lors des n’était alors pas impopulaire, mais plutôt laissés-pour-compte : un champ lexical dernières élections, il me semble que le phé- « apopulaire ». Le chef de l’État a bien été très nauséabond, non ? nomène s’est accru : une partie du pays est élu selon les règles, il n’est pas illégitime Nauséabond ? Je ne crois pas. Polé- entrée en sécession civique. Ça s’est vu avec mais, étant donné l’étroitesse de son socle mique, peut-être. Et encore, il fut un temps l’abstention colossale du second tour et des électoral et cette abstention de masse, il seulement. Aujourd’hui, la France périphé- législatives. devrait avoir toujours en tête que les orien- rique est évoquée de façon presque rituelle tations qu’il portait pendant la campagne par les politiques. Un peu comme un mot- Diriez-vous que ces Français-là vivent n’ont pas toutes été validées par la présiden- clef que tout candidat doit absolument pla- un cauchemar ? tielle et les législatives. ◆ cer dans son discours. Un cauchemar ? Il ne faut pas exagérer ! Cependant, les communes frontalières sont Pour autant, avez-vous l’impression un avant-goût de la France rêvée de Macron, que ces Français des périphéries sont atomisée par la flexibilité et la mobilité im- LE PEUPLE DE LA compris ? posée à tous. Ce sont souvent des cités-dor- FRONTIÈRE Les politiques, en les évoquant, pensent toirs. Je ne compte plus les gens chez qui j’ai Gérald Andrieu avoir « fait le job ». Mais ça n’est bien dormi et qui ne savaient même pas le nom Éd. du Cerf sûr pas suffisant. La France périphérique, ou la profession de leurs voisins ! L’emploi a 240 p. – 18 €

ce sont des hommes et des histoires que fichu le camp – parfois de l’autre côté de la © Hannah Assouline - Le Cerf L’Incorrect n°5 janvier 2018 67 Monde

p. 71

p. 69

p. 68

Éditorial Par Hadrien Desuin La fin du monde en 2018 ? année 2017, comme toutes les autres, avait sera brièvement l’union sacrée et Emmanuel Macron ne été prophétisée comme celle de tous les sera en danger qu’à partir de 2019. dangers et de tous les bouleversements. Il y quelques inconnues cependant. Le sort d’Angela 2018 ne devrait pas déroger à la règle : la Merkel est plus incertain que jamais. Donald Trump a très L' continuité l’emportera sur le changement. envie d’envoyer promener l’accord nucléaire signé avec Quitte à se risquer à la prospective et à s’exposer aux quo- les Iraniens. C’est d’ailleurs un des thèmes de ces pages libets dans quelques mois, autant être prudent. Il y aura monde de janvier. Le régime des Mollah s’étend à mesure sans doute un nouveau « séisme » électoral en Italie en que le chaos grandit au Moyen-Orient. Les vieux régimes mars, mais Poutine sera réélu tout comme Al-Sissi. Trump arabes et laïcs s’affaiblissent en Algérie, au Liban et en Pa- devrait perdre sa majorité au Congrès en novembre et la lestine tandis que la Libye et le Yémen ne sortent pas de Mannschaft gagner la coupe du monde de football à Mos- l’enfer. Contrairement à la théorie du « chaos constructif » cou en juillet. Le comble du prévisible, c’est bien sûr la chère aux équipes de G.W. Bush en Irak en 2003 et reprise France qui profite, ou pâtit, d’une incroyable stabilité poli- par Steve Bannon, le chaos est par définition destructif. Et

© Nicolas Pinet pour L’Incorrect tique et sociale. Le centenaire du 11 novembre symboli- incontrôlable. ◆ 68 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Monde

Yémen on a sucré saleh Par Hadrien Desuin Illustration Romée de Saint Céran

Le 4 décembre, l’assassinat d’Ali Abdallah Saleh a suscité moins de commentaires que la mort de Johnny. Et c’est peut-être là le principal enseignement de sa disparition. Le « printemps arabe » n’intéresse plus parce que son échec est patent.

elui qui présidait aux destinées du Yémen Maroc ou la Jordanie, on reste songeur… Comme Kad- depuis 1978 avait marqué l’Histoire mais, de- hafi, Ali Abdallah Saleh avait installé sa famille aux ma- vant le piteux bilan en Syrie et partout ailleurs, nettes du pouvoir. Ils voulaient fonder à leur tour une on préfère maintenant détourner le regard. nouvelle dynastie (républicaine) et placer leurs fils. Leur C Qu’on se souvienne des images terrifiantes de fortune, immense, piochait allègrement dans les caisses Mouammar Kadhafi lynché par la foule qui tournaient en de l’État. Mais Saleh était moins arrogant. Il avait toujours boucle sur toutes les chaînes il y a six ans. Scène qui inspira su manœuvrer entre les Américains et les Saoudiens. En ensuite le roman de Yasmina Khadra, La dernière nuit du 1990, il avait unifié les deux Yémen, du Nord et du Sud, rais en 2015. Victime d’un premier attentat en juin 2011, aujourd’hui déchirés. Kadhafi avait maintenu l’unité li- Ali Abdallah Saleh avait déjà été annoncé mort une pre- byenne mais il n’était l’ami de personne, même en Afrique mière fois, avec bien plus de retentissement. noire où il répandait ses pétrodollars. Autre différence, Au delà de la mort, la Libye et le Yémen semblent parta- Américains et Saoudiens ont cru pouvoir utiliser Saleh ger le même destin. Guerre civile de moyenne inten- pour assurer une transition à l’amiable avec un sité, affrontements tribaux indéchiffrables, autre officier, cacique du régime, Abdarabo émiettement du pays dans lequel Mansour Hadi. Le vice-président de 1994 à naissent et renaissent des factions 2012 est aujourd’hui Président mais otage djihadistes de toutes obédiences. de Riyad. La position d’Aden, en face de Dji- En réalité, c’est la division ethnique bouti, est plus avantageuse que celle et religieuse du pays qui, en se super- de Tripoli. Elle ferme l’accès à la mer posant à une rivalité régionale plus Rouge et voit passer une bonne par- vaste, rejaillit. La répression des tie du trafic mondial entre l’Asie et Houthis par Riyad a indirectement en- le monde. traîné Téhéran dans la guerre. Et depuis Parfois des bombardements que le prince héritier Mohamed ben Sal- viennent frapper, plus ou moins pré- man Al Saoud a lancé des conflits tous cisément, des centres de pouvoir et azimuts autour et dans son royaume, les autres dépôts d’armes. Des ingérences ruines s’accumulent. Les tirs de mis- extérieures sans résultat probant. La siles de moyenne portée répondent tragédie humanitaire se poursuit sans aux chasseurs saoudiens et l’opéra- qu’on sache très exactement dans quelle tion « Tempête décisive », lancée proportion. Choléra, famine, Arabia en 2015, s’enlise dans les sables. Felix, comme les Romains appelaient Comme en Libye, la mort du le Yémen, est plus triste que jamais. Rais Yéménite n’arrange rien. Les ambassades sont fermées, les journalistes Les derniers espoirs de réuni- sont enlevés et le blocus aéronaval des saoudiens fication du pays s’évanouissent est implacable. avec lui. Désormais privée d’un La Libye et le Yémen ont été deux protectorats projet commun, la population britanniques dans lesquels Kadhafi et Saleh se rattache à ses chefs tribaux et furent élèves officiers. Ils avaient chacun contri- religieux. La libanisation de toute la bué au renversement d’une monarchie arabe région a commencé et elle profite

traditionnelle. Quand on regarde Oman, le largement à l’Iran. ◆ © Romée de Saint Céran pour L’Incorrect L’Incorrect n°5 janvier 2018 69 Monde

Iran triomphe perse au Moyen-Orient Par Jacques Hogard Colonel (er), ancien commandant du Groupement Sud de l’opération Turquoise, président du cabinet EPEE

Si la guerre en Irak et en Syrie est en passe de se terminer, si Daech La politique visant à l’isoler, le déstabi- est d’ores et déjà militairement vaincu, et a cessé d’exister en liser ou le diaboliser est en échec. tant qu’« État », c’est en grande partie grâce à l’appui militaire Le rapprochement apporté par la Russie à la Syrie à partir d’octobre 2015 mais aussi, franco-iranien en péril sur le terrain, par l’Iran et les milices chiites. Côté français, alors que les prises de position affichées jusqu’ici en matière de politique étrangère par Emmanuel Iran, grande puissance iranien de Vienne (JCPOA) signé le Macron allaient plutôt dans le sens moyen-orientale, re- 14 juillet 2015. Donald Trump n’a pas d’un certain réalisme, d’une volonté vient en force sur la de mots assez durs pour attaquer l’Iran : pragmatique de regarder les choses en scène internationale et « régime fanatique », « principal État face et de se démarquer aussi de nos L' apparaît de fait comme soutenant le terrorisme dans le monde, positions antérieures, voici subitement le grand vainqueur régional de cette qui répand la mort, la destruction et le que s’assombrit le ciel des relations guerre de six ans. Ceci évidemment ne chaos. » Trump renoue avec la vieille bilatérales franco-iraniennes. Ainsi, le plaît pas à tout le monde. Le président rhétorique belliciste des États-Unis 18 novembre dernier, tandis qu’éclatait Macron a dans ce contexte appelé au éprouvée en Yougoslavie, en Irak, en l’affaire Saad Hariri, l’Iran s’en prend désarmement de ces milices irakiennes, Syrie et en Ukraine. Chaque jour, l’Iran vertement à la France qui a critiqué provoquant l’ire de Bagdad. progresse sur tous les fronts comme si la politique « agressive » de l’Iran et Aux États-Unis, où la diplomatie ap- la rhétorique anti-iranienne de Trump son programme balistique : « Il n’est paraît très affaiblie, la Maison-Blanche le renforçait dans son rôle de puissance pas dans l’intérêt de M. Macron ni de la

© Jacques Hogard pour L’Incorrect © Jacques Hogard remet en cause l’accord sur le nucléaire géopolitique, militaire et économique. France de s’ingérer dans les affaires de la 70 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Monde

nouvelle puissance en matière de high tech et de bio tech comme en témoigne le dynamisme de Pardis, la « Silicon Valley iranienne » : sur ce parc tech- nologique de 1000 hectares situé à une trentaine de kilomètres de Téhéran se trouvent quelque 400 entreprises de pointe installées depuis 2002 (fournis- seurs d’accès Internet, banques, centres d’appels, laboratoires, sociétés spéciali- sées de biotechnologie, d’informatique et de robotique). Peuplé de 80 millions d’habitants, l’Iran dispose d’une jeu- QUI SOUTIENT ET ABRITE LES nesse, garçons et filles, nombreuse et formée. TERRORISTES ISLAMISTES SINON LES MONARCHIES SUNNITES WAHHABITES Les pétromonarchies du Golfe n’ont pas rompu DU GOLFE ? avec le terrorisme Obsédée par sa rivalité avec la Rus- République islamique […]. Sur les ques- celle de Donald Trump. Les États-Unis sie, l’Amérique voit dans l’Iran le meil- tions de défense et du programme balis- apparaissent ainsi diplomatiquement leur allié russe dans la région, le bouc tique, nous ne demandons la permission isolés et les autres grandes puissances émissaire parfait : « foyer, levier du ter- à personne […]. En quoi cela regarde-t-il signataires (Allemagne, Chine, France, rorisme. » Trump a clairement choisi Macron ? Qui est-il pour s’ingérer dans ces Grande-Bretagne, et Russie) ont toutes le camp de l’Arabie Saoudite lors de affaires ? », a prévenu Ali Akbar Velaya- réaffirmé leur attachement au respect son voyage triomphal en mai dernier à ti, le conseiller du Guide suprême pour de l’accord. Si Téhéran semble effecti- Riyad. les relations internationales. La veille, vement avoir mis en sommeil son pro- l’Iran avait réagi une première fois aux gramme nucléaire, elle entend par Mais en réalité, qui finance le terro- déclarations du chef de la diplomatie ailleurs développer son programme risme islamiste, qui soutient et abrite Jean-Yves Le Drian, en voyage à Riyad, balistique à grande vitesse. les terroristes islamistes sinon les mo- narchies sunnites wahhabites du Golfe, accusant Téhéran de « tentations hégé- L’Iran a profité également de l’erreur en proie à leurs faiblesses et leurs divi- moniques » au Moyen-Orient. Comme commise par l’Arabie saoudite avec sions ? Les déclarations américaines si Téhéran n’avait pas compris que la le Qatar en juin dernier en minant de sur « l’Iran terroriste » en deviennent France donnait des gages au prince l’intérieur le Conseil de coopération risibles de la part de ceux qui ont été héritier saoudien afin de sauver l’unité du Golfe. L’Iran veut ainsi affirmer la les conseillers et pourvoyeurs indirects du Liban. victoire remportée sur le terrorisme d’Al Nosra, autrement dit Al Qaida en Ces échanges un peu vifs seraient-ils wahhabite, autrement dit la victoire Syrie. de nature à rigidifier les relations fran- de l’islam civilisé sur les barbares, co-iraniennes ? Ce n’est pas certain les « takfiris qui osent tuer au nom de Et si de bonnes âmes se risquent à car Emmanuel Macron a tout de suite Dieu » ! comparer l’Arabie Saoudite et l’Iran en maintenu sa volonté de se rendre le plus matière de bonne conduite démocra- vite possible à Téhéran en 2018. Une puissance tique, on voit bien que l’Iran présente économique émergente un visage apparemment plus compa- Il ne faut pas Au plan économique, il faut rappeler tible avec les principes démocratiques. se tromper de Satan ! que l’Iran est la première réserve de Droit de vote, processus électoral, res- L’Iran est une puissance montante au gaz au monde avec 18,2 % du total des pect des minorités, place des femmes plan géopolitique et sa victoire en Sy- réserves prouvées de la planète, et que ou accès de la population à l’éducation : rie en est une manifestation éclatante. le pays dispose d’un immense poten- il n’y a en vérité pas grand-chose de Alliée de Bachar El Assad, elle prépare tiel encore peu exploité, que l’Iran est commun entre l’Iran et les bédouins du la reconstruction de son pays. Mais également en matière de pétrole au désert arabique. Et pourtant, malgré les il ne faut pas sous-estimer non plus quatrième rang mondial derrière le Ve- évidences, Trump persiste et signe. la victoire iranienne en Irak, laquelle nezuela, l’Arabie Saoudite et le Canada, La France pourrait tirer parti de cette concrétise le célèbre « arc chiite » qui avec 9,3 % du total des réserves prou- opportunité pour rétablir son influence, va de Beyrouth à Téhéran via Damas et vées dans le monde, et que 70 % de son prestige et son rayonnement après Bagdad. cette production est exportée, principa- une décennie d’erreurs colossales Face à l’Amérique, l’Iran est parvenu lement vers l’Asie (Chine, Inde, Japon, et d’incurie en matière de politique à obtenir des autres signataires du et Corée du Sud) mais aussi désormais étrangère. L’Iran, en définitive, n’attend

JCPOA une attitude démarquée de vers l’Europe. L’Iran est également une que ça. ◆ J.H. pour L’Incorrect © Jacques Hogard L’Incorrect n°5 janvier 2018 71 Monde

Allemagne « Ceci n’est pas une crise ! » Par Thierry Buron Illustration Romée de Saint Céran

On ne parle pas de crise en Allemagne pour des raisons politiques et historiques évidentes – ne pas inquiéter l’Europe. Depuis sa nais- sance en 1949, la République fédérale représentait un pôle de stabilité ayant surmonté la division de la guerre froide et la réunification de 1990 : l’entrée de l’AfD au Bundes- tag remet en cause des décen- nies de consensus.

lors que la RFA appartient au passé, le sys- Normalisation tème politique parlementaire du Bund et européenne ? des Länder, hérité de l’après-guerre, n’a pas Avec les élections fédérales du 24 septembre 2017, deux changé après 1990. Sous l’hégémonie des nouveautés perturbent la belle ordonnance parlementaire A deux grands partis de gouvernement, les chré- et la formation du gouvernement. Les deux grands partis tiens-démocrates de la CDU créée en 1945, et le SPD, le de la coalition sortante ont été sévèrement rabotés : -8,6 % vieux parti social-démocrate créé en 1875, la situation pour la CDU-CSU, -5,2 % pour le SPD, à leur plus bas ni- était simple : ils se partageaient le pouvoir, le plus souvent veau depuis l’après-guerre. Les autres partis bougent peu en coalition avec le parti libéral FDP, et parfois ensemble mais le parti libéral FDP, exclu du Bundestag en 2013, y dans une Grande Coalition (GroKo). Le système s’est un revient en force avec un programme de droite. peu renouvelé depuis les années 1980, avec l’irruption des Verts issus du mouvement soixante-huitard, puis de Par ailleurs, le jeune parti AfD (Alternative fur Die Linke (parti d’extrême gauche héritier du Parti com- Deutschland, créé en 2013) a fait son entrée dans l’enceinte muniste SED de l’ex-RDA et d’une scission de gauche du de la démocratie parlementaire avec 12,6 % des voix et 94 SPD), mais sans que rien ne change au niveau du gou- députés. À la fois eurosceptique (il critique l’euro et refuse vernement fédéral. L’éventail politique avait donc trois que les Allemands paient pour les États de l’UE qui ne gauches et deux centres (la CDU insiste beaucoup pour se maîtrisent pas leurs finances), conservateur (des valeurs dire centriste), et pas de parti de droite assumé en dehors morales et sociétales) et nationaliste (il défend l’identité de la CSU en Bavière. Le parti nationaliste NPD, frisant les allemande face à l’intégration européenne et aux vagues 5 %, a manqué de peu son entrée au Bundestag en 1969. migratoires), certains de ses élus s’insurgent contre la Comme on disait au temps de la RFA : « Bonn n’est pas transmission de génération en génération de la culpabilité Weimar. » L’Allemagne était « la démocratie exemplaire » allemande post-nazie. Il confirme son implantation dans

© Romée de Saint Céran pour L’Incorrect de l’Europe. l’ex-RDA au détriment de la CDU, du SPD et de Die Linke. 72 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Monde

Il perce dans les régions industrielles délaissées de l’Ouest Farce et dans les franges frontalières de la Bavière, par où sont et tragédie passées les masses d’immigrants en 2015. Il y a maintenant On n’est certes plus à l’époque de Weimar, et l’on sait au Bundestag un parti à droite de la CDU-CSU ! On pense, depuis Marx que l’Histoire, lorsqu’elle se répète, c’est bien entendu, à 1930, lorsque le parti nazi était passé de comme farce. En effet, le régime politique de la RFA, pu- 2,6 à 18,3 %. De toute évidence, l’AfD et le FDP clivent la rement parlementaire, ne connaît ni l’élection directe du société allemande, que Merkel s’ingéniait à maintenir unie président, ni le référendum d’initiative populaire. L’Alle- derrière elle. L’Allemagne retournerait-elle en arrière, ou magne est économiquement prospère, elle n’a pas connu ne fait-elle que suivre une tendance européenne ? d’inflation dramatique comme en 1923, n’est pas trauma- tisée par une guerre perdue de justesse, il n’y a pas de mon- GroKo tée du communisme. On lui a fait tirer les leçons du passé. ou KoKo ? Et il n’y a aucune chance de voir émerger un nouvel Hitler. La deuxième nouveauté est la difficulté que rencontre Il reste que quelque chose a changé dans la « bonne Alle- Angela Merkel pour former un gouvernement stable. La magne » créée au lendemain de la dernière guerre : crise de « coalition Jamaïque » (CDU, FDP, Verts) ayant échoué, représentativité du gouvernement et du parlement, et crise elle s’essaie actuellement à replâtrer une Grande Coalition de crédibilité des élites politiques et médiatiques. Il y a à la avec un SPD moins accommodant après sa claque électo- fois un besoin de stabilité et de renouvellement politique. rale de septembre, qu’il attribue à sa participation au gou- Il n’y a pas de nationalisme expansif, mais une inquiétude vernement Merkel (GroKo1). Les deux partis cherchent à nationale défensive. D’aucuns évacuent la question en ren- sauver leur fonction gouvernementale. Mais la base socia- voyant les responsabilités sur le « populisme ». Crise sys- liste est vent debout contre GroKo2. Certains évoquent témique aussi : GroKo, alliance bancale des deux grands « KoKo » (une coalition de coopération avec un paquet éclopés des élections, sera ballottée entre les compromis nécessaires des dirigeants et les exigences contradictoires des électorats des deux partis. Si c’est KoKo, ou un gouvernement Merkel minoritaire « soutenu » par le SPD, IL N’Y A PAS DE NATIONALISME c’est pire : un gouvernement obligé EXPANSIF, MAIS UNE INQUIÉTUDE de négocier au coup par coup, avec des lois votées par tel ou tel autre NATIONALE DÉFENSIVE. D’AUCUNS parti contre un des deux partenaires ÉVACUENT LA QUESTION EN (ministre des Finances européen tenu RENVOYANT LES RESPONSABILITÉS SUR par le SPD et les Verts, restriction du regroupement familial des immi- LE « POPULISME ». grants avec les voix de la CSU). Et les événements montrent qu’actuelle- ment tout dépend d’une personnalité et demi (Merkel, pour la CDU-CSU, de mesures sur lesquelles les deux partis seraient d’accord, et Martin Schulz pour le SPD). Quel que soit le gouver- nement, si Merkel reste en poste, son autorité est très af- et le reste au coup par coup) : stabilité non garantie. Il y au- faiblie par sa décision sur les migrants, et avec son option rait bien une coalition des centres et de la droite arithméti- Jamaïque ratée, le poids de l’Allemagne en Europe en sera quement possible (CDU-CSU, FDP, AfD : 420 députés), diminué. Mais, au nom de la sacro-sainte stabilité, des inté- mais le nouveau venu est exclu par tous les autres partis. rêts économiques et de l’image extérieure de « responsa- Il a proposé (non sans malice, mais sans succès) de sou- bilité européenne », la fin de règne d’Angela Merkel peut tenir un gouvernement centriste minoritaire, sans Merkel. encore durer un certain temps. ◆ T.B. En attendant, les négociations pour un nouveau gouverne- ment peuvent durer jusqu’au printemps prochain. Quant à de nouvelles élections, elles présentent un grave danger : pour Merkel, au mieux l’AfD se maintient entre 12 et 14 %, au pire elle profite de la crise. En 1930, la Grande Coalition SPD-Libéraux-Zentrum éclate sur 0,5 % d’augmentation de la cotisation d’allocation-chômage. Le Reichstag est dissous et le parti nazi entre au parlement. Le SPD soutient le gouvernement sans participation. Résul- tat : le parti nazi double ses sièges lors de nouvelles élec-

tions en 1932. © Romée de Saint Céran pour L’Incorrect L’Incorrect n°5 janvier 2018 73 Monde le Réveil a sonné Il y a longtemps que le lecteur averti attendait un tableau de l’Amérique aussi complet qu’abordable. La puissance des États-Unis repose en grande partie sur sa capacité à imposer son modèle culturel : « le rêve américain ». Après l’élec- tion de Donald Trump, la question de l’attractivité de cet État-continent, qui a fait fantasmer des générations et des générations de jeunes ambitieux, se pose à nouveau. L’Amérique se rêve-t-elle encore universelle, ou préfère-t-elle le « repli sur soi » comme on l’entend un peu partout ? Les deux, mon capitaine. L’Amérique nourrit deux rêves contradictoires, selon Lauric Henneton. Le pre- mier, conservateur, est tourné vers le passé et ses pionniers puritains bâtissant les premières colonies de Virginie au début du XVIIe siècle. L’autre est tourné vers l’avenir, c’est l’Amérique « californienne ». La nouvelle frontière numé- rique et spatiale, la quête perpétuelle d’un nouveau monde sont aussi celles d’une Amérique progressiste qui regarde vers l’Asie et l’océan. Au milieu, le pré- sent d’une morne plaine, une vaste banlieue, le Midwest, où l’Américain moyen tente d’accommoder ses deux rêves dans son jardin. La pelouse, symbole d’une LA FIN DU RÊVE AMÉRICAIN ? nature virginale mais domptée par la mécanique et maintenant la robotique, Lauric Henneton ◆ Odile Jacob représente cette Amérique en miniature. Un rêve très artificiel en réalité. Mais 303 p. – 24 € un rêve encore très efficace.◆ H.D.

à la guerre comme à l’Uber Un universitaire de Lausanne et un officier supérieur de l’armée suisse imaginent la guerre de demain et appellent à une nouvelle révolution dans les affaires militaires. Après la série ininterrompue d’attentats, ils constatent l’échec des armées professionnelles ou de conscription et défendent la formation de milices pour survivre au déferlement migratoire dont les conséquences explo- sives, selon les auteurs, se déclareront dans une dizaine d’années maximum. Tandis que l’opération « Senti- nelle » se poursuit cahin-caha, le thème est alléchant voire courageux : théoriser et anticiper la future guerre de partisans est nécessaire mais aussi tabou. Ce petit livret fourmille par ailleurs de références intellectuelles : Max Weber, Georges Duby, Guy Hubin, Alain Joxe ou Nicolas Machiavel. Le projet est très ambitieux ; mal- heureusement le travail ne semble pas très abouti et le lecteur reste sur sa faim. Une esquisse qui mériterait d’être approfondie et clarifiée. Autant en Suisse ou en République Tchèque le modèle de « la guerre civile moléculaire » et de « l’ubérisation » des forces parait cohérent avec l’histoire ou le contexte national, autant la France, attachée au modèle de l’État-nation, déve- loppe un projet de Garde nationale qui pourrait aussi fonctionner si le port d’armes était assoupli. Quant aux guerres conventionnelles de haute intensité, il ne fau- CITOYEN-SOLDAT 2.0 : MODE D’EMPLOI Bernard Wicht et Alain Baeriswyl drait pas les négliger. L’histoire réserve toujours des sur- Astrée ◆ 88 p. – 12 € prises. ◆ H. D 74 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Les Essais la stratégie de la bestialité MANAGEMENT DE LA SAUVAGERIE ◆ Abou Bakr Naji ◆ Ars Magna ◆ 182 p. – 30 €

« Celui qui s’est engagé vraiment dans le jihad sait que ce n’est gens et même les plus sages parmi les mauvaises gens appellent rien d’autre que violence, cruauté, terrorisme, terreur et mas- de leurs vœux quelqu’un capable de gérer cette sauvagerie. » sacres (je ne parle que du jihad et du combat, pas de l’islam Afin qu’un groupe jihadiste soit appelé à gérer ces zones qui ne doit pas être confondu avec ça). Et il ne sait pas qu’il ne de « sauvagerie », il s’emploiera d’abord à créer un peut continuer à se battre et à progresser d’une étape à l’autre environnement propice en humiliant, en harassant et si l’étape initiale ne passe pas par un stade de massacres et de en épuisant ses ennemis, les « hypocrites » et autres terrorisme à l’égard de l’ennemi », écrit Abou Bakr Naji dans « apostats » de l’islam, mais surtout les « infidèles ». Une Management de la Sauvagerie, ouvrage de référence pour organisation comme Al Qaeda sélectionnera avec le plus les tenants de l’islam de combat. Publié aux éditions Ars grand soin des États en passe de faillir, minés par des divi- Magna, ce traité précédemment connu sous le titre de Ges- sions politiques ou ethniques, dans lesquels se trouvent de tion de la Barbarie surprend par sa froide logique. Le Mana- nombreux « misérables de l’Oumma » susceptibles de re- gement de la Sauvagerie apporte un démenti cinglant à ceux joindre le combat. Il s’agira donc, prioritairement, de pays qui imaginent l’hydre jihadiste constituée de bêtes frustes, musulmans où les pouvoirs politiques ne sont pas en me- inaptes à déployer une stratégie, uniquement capables de sure de garantir un Ordre public efficient, où les injustices penser quelques coups tactiques. sont grandes. En effet, les groupes Se doublant d’un manifeste poli- « L’ÉLOIGNEMENT DES terroristes se nourrissent du res- tique largement inspiré par le sentiment des masses populaires, CHAMPS DE BATAILLE Frère musulman Sayyid Qutb, cité d’où la réalisation d’« opérations à plusieurs reprises, le Manage- PAR RAPPORT AU CENTRE qualitatives », frappant de manière ment de la Sauvagerie se veut une DÉCISIONNEL AMÉRICAIN humiliante des cibles dûment méthode rationnelle de rétablisse- EMPÊCHE LES AMÉRICAINS choisies, sidérant les opinions pu- ment du Grand Califat. Le Mana- DE POUVOIR TERMINER bliques. Seront donc privilégiés, au gement de la Sauvagerie représente UNE GUERRE » départ, les intérêts occidentaux les une étape politique et militaire Abu Bakr Naji plus majeurs, les clubs de vacances, que l’auteur définit précisément etc. comme étant « la gestion du chaos Preuve d’une véritable profondeur de réflexion, Abu Bakr sauvage », soit le moment où les masses populaires isla- Naji jugeait, dès le début des années 2000, que l’affronte- miques sont en demande matérielle de l’aide des groupes ment frontal avec les États-Unis au Moyen-Orient serait jihadistes, préalable nécessaire à la création d’un État. bénéfique pour les jihadistes, se fondant sur l’idée que Abou Bakr Naji donne des précédents historiques où des « l’éloignement des champs de bataille par rapport au centre minorités agissantes et décidées ont eu à « manager la décisionnel américain empêche les Américains de pouvoir ter- sauvagerie », citant les guérillas gauchistes d’Amérique miner une guerre ». On l’a constaté en Irak, les États-Unis centrale, le début de l’État islamique à Médine ou les tali- ont été en guerre contre les masses populaires, renforçant bans comme source d’inspiration : de facto le prestige et la légitimité des islamistes. Il faut bien « Avant d’être soumise à notre administration, la zone de comprendre que l’objectif le plus important des organi- sauvagerie sera dans une situation similaire à la situation de sations terroristes est de casser toutes les barrières entre l’Afghanistan avant son contrôle par les talibans, une zone sou- les religieux et les peuples majoritairement musulmans,

mise à la loi de la jungle dans sa forme primitive, où les bonnes de supprimer tous les intermédiaires associatifs, laïques © D.R. L’Incorrect n°5 janvier 2018 75 Les Essais ou professionnels. Une stratégie mise en œuvre en Europe dans Le catholicisme ? les années 2010, s’appuyant sur les fortes minorités musulmanes présentes ici, essayant de soule- ver une élite dans la jeunesse de Présent ! l’Oumma, des leaders qui pour- Même si l’on évite les médiocres rayons « développement raient être amenés à administrer personnel » grignotant les espaces dédiés aux spiritualités les zones de conquête. dans les librairies, il n’est guère fréquent de lire un essai don- Face à nous, un ennemi qui ne nant à ce point du baume au cœur. Ce sentiment, à la lecture LETTRE À UN procède pas par logique d’inté- de la Lettre à un jeune chrétien de Christiane Rancé, auteur JEUNE CHRÉTIEN rêt, mais qui est animé par une d’essais intimistes et de biographies (Thérèse d’Avila, prix Christiane Rancé foi inexpugnable, qui considère de l’essai de l’Académie française en 2015), vient de son ton, Tallandier 160 p. – 14,90 € l’assassinat d’innocents comme et de la poésie de son écriture bien sûr. Qui a déjà lu de ses un geste miséricordieux, mal né- pages et sait sa vision poétique du monde n’en sera guère cessaire pour établir un monde étonné. Et les découvreurs de la simplicité humble de sa phrase auront bien de meilleur, une utopie religieuse la chance. Mais ce sentiment vient aussi de ce que dit l’écrivain : « Qu’est-ce qui, dans laquelle « l’acte se justifie par en vérité, est un réel progrès ? Je doute qu’avoir greffé une tête de singe sur un autre l’acte lui-même », fondement de corps, ou avoir mis en place des batteries de jeunes femmes pauvres pour porter les la pensée islamique. Dès que nos enfants des femmes riches, soit la bonne nouvelle dont nous avons besoin. » Une forte critique contre-moderne de notre société, sereine, fine et pleine d’es- États faiblissent, ils organisent poir. À offrir après lecture à qui se demande comment l’on peut être chrétien. des « forces supérieures » dans ◆ Matthieu Baumier toutes les « zones périphériques de l’État ». Ainsi dans les banlieues de l’immigration, investies par les religieux fondamentalistes quand l’État fait défaut. Plus surpre- lumière sur l’âge sombre nant encore, Abu Bakr Naji avait Voici un livre dont il faut souligner de nom- prédit l’ascension et la chute de breuses qualités, et dont la première tient à l’État islamique en Irak et en Syrie l’entreprise de contre-propagande qu’il re- dans une sous-partie sur le « sou- présente, à une époque où l’Histoire est sans lèvement militaire », l’installation cesse dévoyée par l’esprit militant, moins en d’un État par des individualités vue de comprendre le passé que d’imposer rendant « difficile la continuité de le futur. En ce sens, la charge monumentale cet État dans sa forme intégralement dirigée par Patrick Boucheron en janvier der- islamique ». nier – Histoire mondiale de la France (Seuil) – Si l’on pourra regretter une tra- lancée comme une pure offensive idéolo- duction parfois grossière, le gique avant les présidentielles, était aussi Management de la Sauvagerie est exemplaire qu’effrayante. Si les passions na- un must read pour qui veut saisir tionales, hier exacerbées, poussèrent les plus grands savants à l’aveuglement et au délire, la stratégie militaro-politique de LE VRAI VISAGE l’islam de combat dans le monde. DU MOYEN ÂGE c’est aujourd’hui la fureur antinationale qui ◆ Gabriel Robin Sous la direction de Nicolas distille un pareil alcool. Et c’est pourquoi, Weill-Parot et Véronique Sales quand on ouvre un livre comme celui des P-S : Certains experts avancent en Vendémiaire éditions Vendémiaire, la première impression 420 p. – 25 € privé que Management de la sauvagerie qu’on en reçoit est celle d’un dégrisement serait l’œuvre d’un faussaire, un écran salutaire, et d’un passé redécouvert comme de fumée qui aurait pu servir d’outil de contre-propagande à une puissance oc- sujet plutôt que comme prétexte. Le sujet, c’est ici les mille ans du Moyen cidentale, à l’Iran ou à l’Arabie saoudite. Âge, et tous les fantasmes et préjugés que suscite cette ère aussi dénigrée Certes minoritaire, la thèse n’en est pas que fascinante. Thème après thème (la violence, les femmes, l’Inquisition), moins réelle. Management de la sauvage- se succèdent des entretiens avec une vingtaine d’historiens qui répondent à rie est toujours cité en référence par les toutes les questions que vous vous êtes toujours posées sur le Moyen Âge et jihadistes eux-mêmes ou des spécialistes auxquelles Game of Thrones n’a pas su vous répondre. Pédagogique et passion- de l’étude des mouvements islamistes, tels Maajid Nawaz (fondateur du think nante tout en conservant un haut degré d’exigence, la lecture de ce livre, pour tank Quilliam) et Hasham Dawod (an- des questions de salubrité intellectuelle, devrait être rendue obligatoire sous thropologue et chercheur au CNRS). peine de pilori. ◆ Romaric Sangars 76 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Culture L’Incorrect n°5 janvier 2018 77

Éditorial

Par Romaric Sangars DÉCOLONISONS NOUS ! l est coutumier, à l’an neuf, de s’armer de bonnes résolutions. Décolonisons-nous ! Voici celle que nous pourrions prendre à l’orée de 2018. Cessons de penser en Américains, ce qu’on nous pousse insi- i dieusement à faire en permanence, et, assurés sur ces quinze siècles de tragédie lumineuse qu’on appelle notre Histoire, réaffirmons notre génie propre. Lors de la dernière séquence de 2017, entre l’affaire Weinstein et l’hystérie anti- Balthus, avec leur résonance en France, si l’on y réfléchit, fran- chement disproportionnée – à moins que tout l’Occident dût être considéré désormais comme une province d’Hollywood – lors de cette dernière séquence, donc, l’esprit du colonisé est ce qui a régné chez nous dans des proportions effrayantes. Avec cette application scolaire et cet emballement naïf si ca- ractéristiques des vassaux pressés de prouver leur docilité au maître, on a vu, souvent dans la langue-même de celui- ci, se multiplier les « hashtags » validant une logique qui nous est pourtant fondamentalement étrangère. Celle d’un puritanisme délateur, lyncheur, iconoclaste. Une logique de quaker, naturelle dans un pays fondé par des quakers, mais si contraire à notre sensibilité. Aussi, je n’ai pas vu de féministes, je n’ai pas vu de défen- seurs de l’enfance, durant ces semaines de délire collectif : je n’ai vu que des colonisés. La morale simpliste, binaire, pué- rile, qui gâche si souvent la remarquable énergie de nos cou- sins d’outre-Atlantique, se voyait énoncée servilement par des Européens fatigués d’être eux-mêmes. Il est vrai que le manichéisme est confortable. Ce mois-ci, Lamalattie, Farina et Brussell continuent à rappeler la jouissance supérieure qui naît du risque, et tentent de rouvrir notre perspective euro- péenne sur les êtres et les choses, opposant la nuance, la com- plexité, l’ambiguïté, l’ironie, l’élégance, toutes les moires d’un manteau millénaire pour vêtir la jeunesse de notre désir, afin que nous évitions de crever comme des primitifs. Mettre à nu les stratégies d’asservissement culturel du soft power améri- cain et nous draper dans notre ancienne splendeur, voilà un beau programme pour l’année, la décennie, le siècle à venir. Retrouver notre manière singulière de sentir, traquer les symptômes du reniement, rouvrir le champ. L’ouverture, ce n’est pas se débrailler, se prostituer ou se trahir, comme on nous l’enseigne sans arrêt depuis dix lustres ; l’ouverture, c’est percer une brèche, en usant pour cela de toute la puissance de propulsion d’une tradition. La nôtre, en cette matière, a fait

© Taschen ses preuves. ◆ 78 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Culture Balthus dans la tourmente féministe

Le peintre Balthus, enterré depuis seize ans, revient en force dans l’actualité. Il fait, depuis début décembre, l’objet d’une vague de pétitions inattendue. Des féministes, dopées par l’affaire Weinstein, exigent le retrait de sa « Thérèse rêvant » exposée au Metropolitan Museum of Art de New York (MET). Elles jugent que l’œuvre véhicule « une image romantique de l’enfant-objet ». Le musée refuse de céder. Puisse-t-il tenir bon.

Par Pierre Lamalattie

l s’agit d’une peinture figurative de taille moyenne. bouche bée toute la journée ». Elle se rend au musée munie On y voit une très jeune fille. Elle montre ses cuisses d’un hachoir et inflige sept grandes entailles au nu, appli- et, même, sa culotte. C’est cela, semble-t-il, qui paraît quées méthodiquement des fesses à la nuque. Si les ultra-fé- le plus horrible dans la toile de Balthasar Klossowski, ministes devaient vandaliser ou censurer toutes les œuvres i dit Balthus, intitulée « Thérèse rêvant ». On peut d’art où l’on a l’occasion de se rincer l’œil, ce serait un gros remarquer qu’il s’agit d’une culotte XXL très éloignée des boulot. Depuis le début de son histoire, la peinture fait une lingeries modernes. C’est normal, l’œuvre date de 1938. large place au nu masculin, au nu féminin et à tout ce qu’on On comprend que la connotation pédophile de cette toile peut en faire. Titien, avec sa Bacchanale des Andriens, met apporte opportunément un surcroît de légitimité à des mili- déjà en scène en 1523 une belle partouze avinée. Ce thème tantes féministes entendant continuer à surfer sur la vague de devient presque une routine chez Rubens, qui ne dédaigne l’affaire Weinstein. Au même moment, des affiches pour la pas les lolitas pulpeuses. Que dire des nombreux Martyre de rétrospective Egon Schiele comportant des femmes nues, et sainte Agathe, comme celui de Massimo Stanzione, où l’on cette fois-ci tout à fait adultes, sont censurées à Londres. Les se pourlèche de voir le bourreau découper la poitrine d’une cas similaires s’accumulent. Ce dont il est question, semble- jeune beauté ? Au xviiie et au xixe siècles, des coquineries de t-il, c’est purement et simplement un retour du puritanisme Boucher aux cochonneries de Félicien Rops, en passant par dans les habits d’un certain féminisme. Le MET prend cepen- les ébats mousseux d’Arnold Böcklin ou de Max Klinger, on dant l’affaire très au sérieux, car il a dû se débarrasser, sous la ne compte plus les fesses à l’air. Il n’y a d’ailleurs qu’à sortir se pression, il y a quelques années, d’un autre Balthus – il est vrai promener en ville pour voir sur les façades et les monuments plus explicite. profusion de nus, souvent magnifiques. Des culs Quand la figuration plein les toiles redevient subversive Les relations du féminisme et du désir masculin relèvent Bizarrement, c’est le xxe siècle, pourtant censé être celui de d’une longue histoire. En réalité, elles sont conflictuelles dès l’émancipation, qui représente le moins le corps et le désir. le début. Citons, par exemple, le geste, en 1914, de Mary Ri- On en a perdu l’habitude, on est devenus trop intellectuel, chardson, leader des suffragettes en Grande-Bretagne. Consi- trop méprisant pour les images, sauf dans des genres plus dérant l’affluence à la National Gallery devant la « Vénus au populaires comme la BD. On s’est résigné à ce que l’art, du miroir » de Velasquez, elle affirme qu’elle n’aime pas « la moins l’art muséal, ne parle guère de choses terrestres. Vive

façon dont les visiteurs masculins regardaient [cette peinture] l’autonomie de l’art ! C’est peut-être pour cela que la première © Balthus L’Incorrect n°5 janvier 2018 79 Culture

pétitionnaire, dénommée Mia Merrill, est toute surprise et Ricky Farina choquée devant le Balthus du MET. Ce genre de réaction a cependant ceci de positif qu’elle montre, s’il en était be- « CE QUE J’AIME soin, toute la force de la peinture figurative. Si Balthus avait livré une composition avec des carrés, triangles et autres FAIRE AVEC LES parallélépipèdes, personne ne trouverait à redire. Balthus FEMMES NE POURRAIT s’identifie au choix de la figuration dans une époque qui n’y est guère favorable. Il est absolument réfractaire à la moder- JAMAIS PLAIRE À nité. Né en 1908 et mort en 2001, sa vie épouse chronolo- giquement le xxe siècle. Pourtant, il prend soin de préciser : WEINSTEIN. » « J’appartiens bien davantage au xixe siècle ». Élève de Bon- nard et proche de Rilke, qui est l’amant de sa mère, Balthus développe une sensibilité singulière. Il ressent de l’incom- municabilité dans les relations humaines. Il représente souvent des scènes de rue où les personnages, surgis de tous côtés, se croisent en s’ignorant. Ce qui permet de se connaître et d’exister, selon Balthus, c’est la sourde interac- tion du désir. Il se trouve qu’il est attiré par de très jeunes filles. Ça lui vaut des ennuis. Toutefois, il faut lui recon- naître cette sorte de sincérité de nous faire entrer dans son univers mental.

SI BALTHUS AVAIT LIVRÉ UNE COMPOSITION AVEC DES CARRÉS, TRIANGLES ET AUTRES PARALLÉLÉPIPÈDES, PERSONNE Première projection d’une production Weinstein. NE TROUVERAIT À REDIRE.

Initialement publiée dans Il Fatto Quotidiano, De l’art et du fromage voici la désopilante réaction que le cinéaste Ses peintures sont peu nombreuses et certaines peuvent Ricky Farina avait rédigée à l’occasion de être malhabiles. Cependant, elles ont indiscutablement l’affaire Weinstein, avec quelques mois de une place singulière dans leur époque. Balthus appartient retard, mais en exclusivité pour les lecteurs à cet autre xxe siècle, celui de la continuité figurative, celui français. Parce que la vie est un concombre. de Lucian Freud et d’Edward Hopper. Il est un minoritaire, un résistant. Cela inspire le respect. Beaucoup de gens Traduction de Samuel Brussell restent quand même sensibles à l’objection de pédophilie soulevée par les féministes. Balthus n’aurait-il pas mieux fait de consacrer son talent à d’autres sujets ? La question qui se pose une fois de plus est de savoir si l’on doit faire de la peinture – et de l’art en général – avec de bons sen- timents. Force est de constater – malheureusement – que e succès monte à la tête, c’est bien connu et, beaucoup d’artistes optent volontiers pour les bons senti- dans le cas de Weinstein, on parle de la tête ments. On ne compte plus ceux qui se disent solidaires de génitale. Ce producteur de films mémorables telle et telle cause ou qui veulent préserver ceci ou cela. Ils tels que Pulp Fiction s’est ruiné avec ses propres se raccrochent à des thèmes dans l’air du temps, comme L couilles. Un destin commun à bien des hommes pour augmenter leur cote morale. Ce qui en résulte est vous me direz, mais voilà, quand on est un producteur ennuyeux, voire relève d’une sorte de propagande assom- de renommée mondiale, on n’échappe pas à la publicité. mante. Les ressorts de la peinture sont plus mystérieux que Même quelqu’un d’inconnu comme moi a senti, au moins le politiquement correct. Ils ne relèvent pas de prescrip- une fois dans sa vie, s’agiter en lui le démon weinsteinien. tions descendantes. Ils plongent dans les tréfonds de l’âme Je me souviens que j’étais en train de faire des essais de humaine, et ce n’est pas toujours très jojo, l’âme humaine. tournage pour un film qui s’intitulaitLe Scaphandrier, En somme, il en est de l’art et de la littérature comme des un polar un peu surréaliste que je tournais avec mon ami fromages : ceux qui sentent le plus mauvais sont parfois les Valentino Murgese, et je m’étais imaginé une scène dans © Nicolas Pinet pour L’Incorrect meilleurs. ◆ 80 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Culture Ricky Farina Né tragiquement le 2 avril 1969, à Milan. Auteur de poésies et d’aphorismes ; depuis une vingtaine d’années, réalise des courts-métrages dans lesquels il en- quête sur sa vie et sur les personnes qu’il rencontre (la première à être filmée fut la poétesse Alda Merini). S’est défini comme « un cinéaste homme d’intérieur qui voyage dans son quartier ». Il poste régulièrement ses films sur sa chaîne Youtube et écrit une chronique sur un blog hébergé par Il Fatto Quotidiano. ◆ Samuel Brussell P.-S. : l’auteur aime infiniment François Truffaut.

laquelle le protagoniste éclairait les Comment moral très développé. Pour revenir au cuisses d’une femme avec une torche, ne pas me corrompre soussigné, j’ai renoncé à tourner des en remontant le faisceau de lumière Inutile de vous dire, je rentrai chez courts-métrages de fiction, n’ayant jusqu’à sa patatina, et puis de la pata- moi la queue entre les jambes, hon- pas l’argent pour les produire, et j’ai tina sortait un poulpe qui crachait son teux. Que diable, l’art est une chose choisi de limiter ma production aux encre noire sur les cuisses en ques- sérieuse ! Par chance, avec les années, documentaires. Qu’est-ce donc que je tion. La scène me plaisait bien mais, je je n’ai jamais atteint à la célébrité documente ? Ma vie. J’ai une vie très l’avoue, elle n’était pas nécessaire. Je ne comme cinéaste et mon insuccès est économique. Il me suffit de pointer la caméra sur moi ou sur une personne l’avais imaginée que parce que j’avais une garantie de pureté involontaire. dont j’ai envie de raconter l’histoire envie de voir une femme nue. Que Que le dieu du cinéma me garde de et hop ! Le film est produit. Coût : diantre, il faut bien l’admettre, parfois perdre cette pureté. Sur le cas Weins- tein, j’ai mon idée : qu’il s’agisse d’un 3 euros. Ainsi je ne cours pas le risque on ne fait du cinéma que par envie de de me corrompre, moi ou les autres. voir une femme nue ! Un ami acteur cochon, cela ne fait aucun doute. Il y me mit en contact avec une fille très a une seule chose qui me pose pro- Le péril blème : que anti-cochon vient faire dans Aujourd’hui, j’ai produit un mono- tout ce délire QUE DIANTRE, IL FAUT BIEN logue dans lequel j’exprime ce que d’omnipuis- j’aime faire avec les femmes. Parce L’ADMETTRE, PARFOIS ON NE FAIT sance l’aspect qu’autant se parler clairement : j’aime DU CINÉMA QUE PAR ENVIE DE physique de les femmes à en mourir. S’il y a parmi Weinstein ? VOIR UNE FEMME NUE ! vous une actrice désireuse de tourner Pourquoi donc une scène de nu, je suis disponible ! tant d’actrices Ça sera un nu artistique, entendons- et de soubrettes ont-elles mis l’accent belle et nous prîmes rendez-vous. La nous. Au fond, cette scène du poulpe sur la présumée laideur du produc- fille se présenta chez mon ami avec qui sortait d’une patatina en crachant des jeans hyper moulants et je sentis teur ? « Il était gras et adipeux », s’est son encre m’est restée comme une exclamée l’une d’elles. Et alors ? Le aussitôt croître en moi une émotion boule dans la gorge. Certes, Pulp Fic- chantage sexuel est odieux en soi, que cinéphile. Je lui expliquai la scène tion est un grand film, et rien que pour vient faire l’appréciation esthétique là- devant un Campari, tout en lui mon- cela, on devrait rendre hommage à dedans ? Le chantage serait tout aussi trant les mouvements de la caméra, ce cochon de Weinstein. Il est vrai odieux dans la bouche de Brad Pitt, quand je lus dans les pensées de cette qu’après ce scandale, on court main- non ? Le problème, ici, est un pro- tenant un risque : c’est qu’Hollywood provocante créature : « Mais pour blème éthique et rien d’autre. Le bel- qui tu te prends ? » Elle me répondit tombe dans les mains d’une secte de lâtre Brad deviendrait un monstre de chastes végétariens déchaînés, mais qu’elle n’avait pas l’intention de faire laideur aux yeux d’une actrice douée comme le dit le proverbe : « La vie des scènes de nu et me fit comprendre d’un sens moral, dès le moment où il est un concombre, un jour tu le prends qu’elle n’avait pas envie de brûler sa se hasarderait à exercer un chantage dans la salade et un autre jour dans le carrière pour les beaux yeux d’un in- sexuel sur elle. Et c’est là qu’il me derrière. » ◆ R .F. connu. Cette fille était un génie : elle vient le doute – mais ce n’est qu’un avait compris que je voulais la voir doute, pour l’amour du ciel – que

nue, nue, nue ! certaines actrices n’ont pas un sens © D.R. L’Incorrect n°5 janvier 2018 81 Musique

Johnny LA NOSTALGIE DE LA FRANCE D’AVANT En saluant une dernière fois Johnny, les Français ont aussi manifesté leur attachement à une certaine idée de la France. Par Xavier Van Lierde

ohnny, c’est le Victor Hugo de la rengaine. S’il meurt, Car si « Johnny, c’est la France », comme on l’a si souvent la France s’arrête », avait déclaré, prémonitoire, le entendu ces derniers jours, c’est aussi à l’extraordinaire chanteur Carlos, voici quelques années. Oh bien sûr, longévité de sa carrière qu’il le doit. Il a chanté sous De la France ne s’est pas vraiment arrêtée, ou alors seu- Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, J lement un instant. Toutefois, par la ferveur populaire Hollande, puis Macron… Johnny a signé la bande-son de qu’elles ont suscitée, les obsèques du chanteur n’ont effective- la Cinquième République, distribuant de bonne grâce son ment pas été sans rappeler celles du « grand poète français ». amitié à certains sans cacher pourtant sa propre nostalgie. Devant sa dépouille, il n’y avait plus ni bobos, ni prolos, ni co- Fidèle membre du parti des abstentionnistes depuis le re- cos. Ni même fachos. Il ne restait que des fans de Johnny, c’est- trait du Général, il affirmait à son propos : « Ils rêvent tous à-dire des Français, pour une fois tout heureux de célébrer non à leur carrière, lui rêvait à la France. » Pas rancunier le John- leurs différences mais un héritage commun. ny ! Car, de son côté, l’homme au képi n’appréciait guère les frasques du rocker, déclarant, un soir de 1963, alors que ce La bande-son dernier avait twisté la Marseillaise : « Si ce jeune homme a de e de la V République l’énergie à revendre, il faudrait l’envoyer casser des cailloux sur « On a tous quelque chose en nous de Johnny. » Mais quoi les routes ! » À l’époque, Johnny n’était encore que « l’idole au juste ? Assurément une certaine mélancolie ? Celle du des jeunes ». Mais comme il l’est resté génération après gé- temps qui passe. Mais aussi celle d’une France qui s’efface. nération, cela a fini, fatalement, par faire du monde… C’est © Nicolas Pinet pour L’Incorrect 82 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Culture

peut-être ainsi que l’on devient une « icône nationale » : en classes. « Ceci va dans le sens de la constitution de la gigantesque durant. couche salariale des sociétés modernes, où les multiples hiérarchies et différenciations dans l’autorité, la richesse, le prestige, le statut Plus populiste n’empêchent nullement l’homogénéisation des goûts et des valeurs que people de consommation, à commencer dans la culture de masse », écri- Johnny était tenace mais aussi fidèle, du moins à lui-même. vait, en 1963, un Edgar Morin légèrement amer à propos de la Malgré son étonnante capacité à épouser les inflexions de vague « yé-yé ». Certes, on restait fils de patron ou d’ouvrier, l’époque, il ne trichait pas. En toutes circonstances, il res- parisien, provincial ou banlieusard, diplômé ou non… Mais tait Johnny. Et Johnny était, à bien des égards, un « mec à on écoutait tous « Salut les copains ! », l’émission phare de l’ancienne ». Ses blousons et bottes de cuir, son goût des Daniel Filipacchi sur Europe 1. Sur fond d’ascension sociale, grosses cylindrées, ses bagarres, ses conquêtes féminines, ses les « copains » succédaient aux « camarades » sans voir en- virées alcoolisées et jusqu’à ses maladresses verbales disaient, core venir les « potes » mitterrandiens. sur un mode tapageur, son authenticité un peu brute. Oui, Johnny sentait la sueur et l’huile de moteur. Mais ce sont ses De l’ère des masses silences et ses blessures intimes qui révélaient le mieux sa viri- à celle des tribus lité. Tout cabossé par les années, les épreuves et les excès, il Comment ne pas être nostalgiques ? D’autant qu’une telle était comme le vestige toujours debout d’un monde encore communion n’est pas près de se reproduire. Le lent change- solide, matériel, concret. Un monde dans lequel on manifes- ment de visage de la France n’est pas seul en cause. Il faut y tait son amitié en se donnant des bourrades dans le dos plutôt ajouter la dynamique propre de la postmodernité, encore qu’en distribuant des likes. Un monde où il était naturel de accentuée par les profondes mutations de l’industrie cultu- chanter, danser, gueuler voire souffrir ensemble pour de vrai. relle. Les médias de masse Johnny, c’était la France, ont peu à peu fait place aux mais surtout la France médias individuels. Dès les d’avant. Dans un pays en mu- PLUS POPULISTE QUE années quatre-vingt, l’irrup- tation accélérée dans lequel tion du Walkman annonce les identités se brouillent et PEOPLE, JOHNNY ÉTAIT la fin prochaine des grands se transgressent, lui ne bou- CELUI QUI, PAR SES SUCCÈS, rassemblements fusionnels. geait pas. Il avait ainsi fini Déjà, la musique devient un par incarner une sorte de VENGEAIT TOUT UN plaisir solitaire, une façon de permanence rassurante, un se replier sur soi, une pra- « marqueur identitaire » PEUPLE DE SON INVISIBILITÉ tique autiste, presque ona- diraient les sociologues. Ses CROISSANTE. fans ne s’y trompaient pas. niste. Puis est venu le temps Rocker, yé-yé, crooner… du numérique et d’internet, Peu importe ! Johnny restait qui est celui de la démulti- un fleuron de la « chanson française ». En célébrant Johnny plication à l’infini de l’offre. Avec des coûts de production, c’est un peu eux-mêmes que les Français célébraient. Plus de reproduction, de promotion et de diffusion devenus déri- populiste que people, Johnny était celui qui, par ses succès, soires, il n’est plus nécessaire, ni même possible, de pousser de vengeait tout un peuple de son invisibilité croissante. La pé- véritables stars. Comme l’a théorisé, voici une dizaine d’an- rennité de Johnny devenait la leur. Avec lui, ils revenaient sur nées, le journaliste économique américain Chris Anderson, le devant de la scène, prenant même un malin plaisir à s’auto- désormais « les produits qui sont l’objet d’une faible demande, caricaturer. « Quoi ma gueule, qu’est-ce qu’elle a ma gueule ! » ou qui n’ont qu’un faible volume de vente, peuvent représenter collectivement une part de marché égale ou supérieure à celle des Variété best-sellers ». L’addition des marchés de niche va ainsi de pair versus avec le développement du quant à soi et l’éclatement de la diversité société en une multitude de « tribus », chacun étant en en Lors des obsèques de Johnny, la France de la « variété » est mesure de cultiver dans son coin une identité d’autant plus il- venue dire à celle de la « diversité » qu’elle existait encore. lusoire qu’elle est généralement éphémère et transitoire, tan- Variété. Le mot n’est pas galvaudé. Car il y avait bien de tout dis que sur chaque IPod ou IPhone s’entassent par sédiments dans la foule réunie pour saluer une dernière fois son idole. des dizaines de milliers de titres… « La modernité, c’était Cette ferveur partagée est celle d’une époque déterminée. Le l’unité, l’unification. Depuis quelques décennies, un autre cycle cœur du public de Johnny Hallyday est celui des générations commence, celui de la postmodernité, basé sur l’hétérogénéité des façonnées par les mass media. Ce sont les enfants et petits-en- personnes et des situations, la fragmentation, la multiplicité des fants du juke-box, des radios transistors, des tourne-disques et appartenances », diagnostiquait Michel Maffesoli. En ce sens, des 45 tours – tout comme les lecteurs de Victor Hugo étaient Johnny était probablement le dernier des modernes. Par son ceux de l’école primaire, des instituteurs et des manuels sco- énergie, il parvenait à prolonger jusqu’à nous le rêve d’une laires ! Johnny est un pur rejeton des Trente Glorieuses. Une France fraternelle, rassemblée et immuable. Il était un peu le époque où, au grand dam du PCF, l’affirmation génération- présent d’une illusion. Maintenant qu’il n’est plus, il va falloir

nelle des teenagers tendait à supplanter l’austère lutte des regarder la vérité en face. ◆ X. L -V. de l’Yonne © Société des sciences historiques et naturelles L’Incorrect n°5 janvier 2018 83 Culture UNE FEMME QUI EN A Par Matthieu Falcone

Le premier roman de Nanoucha van Moerkerkenland ouvre l’année nouvelle comme il faut. De la jeunesse, de la passion, du sang, du foutre et beaucoup d’humour. C’est tout cela, Le cœur content : un roman qui sonne comme une gifle, qui transit comme un baiser. Administrés par une jeune femme.

isogynie mise à part, Nanoucha van M. écrit planétaire […]. Elle nous traitait de fachos à tout bout de champ. comme un mec. C’est une des premières choses Elle avait lu Bourdieu. Elle était chiante et végétalienne. Mais ses qui viennent à l’esprit. Il n’y a guère qu’Estelle râleries nous distrayaient. Elle nous évitait de verser dans l’entropie. Nollet pour concourir dans la même écurie. Et puis il fallait une autre fille pour que cette histoire fonctionne. » Nanoucha le concède : « Cette réflexion ne me M Roman choral donc, comme l’explique Nanoucha van M. Une choque absolument pas. Il n’y a pas une personne qui ait lu le livre qui histoire narrée par chacun des personnages, tour à tour, voici ne l’ait faite. » Alors, le style, une affaire d’hommes ? « Il faut dire que dans nos grands modèles littéraires, il y a l’un des aspects remarquables du roman. tout de même plus d’hommes que de femmes. « ILS VEULENT Cinq narrateurs, cinq styles, cinq manières de s’exprimer, de penser, de voir, de sentir. Ce sont eux qui ont donné le ton, même si cela AVOIR LES JAMBES résonne d’une manière particulièrement incor- Masculin, féminin, notre primo-roman- recte aujourd’hui. À l’heure de la dilution du GRIFFÉES PAR LES cière maîtrise la psychologie, la personna- masculin et du féminin, c’est amusant, car il RONCES. NE PAS lité et la gouaille de chacun. « Il était à la faut bien constater que ce sont des choses qui SE CONTENTER DE fois plus difficile et plus intéressant de se glisser ressortent. Pour autant, je ne pense pas que le ROULER À 60 SUR LA dans la peau de personnages masculins. J’ai es- style ait un sexe. Mais il s’agit d’un roman cho- sayé de montrer sans décrire, c’est peut-être ce ral, dans lequel se trouvent plus d’hommes que VOIE DE DROITE. » qui fait masculin. Si j’avais décrit, j’aurais fait Nanoucha de femmes. Cet aspect tranchant, le fait qu’ils du sentimentalisme, ç’aurait été chiant ! L’as- soient fiers d’être sans concession, ça vient de van Moerkerkenland pect passionnant du travail, ç’a été de se glisser leur âge. Ils veulent avoir les jambes griffées dans la peau de chacun des personnages. Ils se par les ronces. Ne pas se contenter de rouler à mentent les uns aux autres, se mentent à eux-mêmes et se révèlent 60 sur la voie de droite. » dans leurs contradictions. » « Elle était chiante et végétalienne. » Un roman sur l’impuissance L’histoire : cinq personnages qui vivent presque en huis clos, dans un hors-monde qui est l’apanage de leur âge. Deux filles, Dans toute tragédie, l’échec est couru d’avance. Le ver est tou- trois garçons, liés par une amitié qui leur sert d’honneur autant jours déjà dans le fruit. Ces enfants-là, ces enfants terribles, il leur que de famille, de clan, de protection. Ils ont vingt ans, l’âge faudra se frotter au monde. Quitter leur idéal. « L’idéal tue », des barrières, celles que l’on saute avec souplesse, insouciance, mais les rêves, on les garde, et on devient adulte. « Le seul qui frénésie ; celles dont on s’entoure aussi, pour se garder du refuse de quitter son idéal, d’aller acheter des gobelets au supermar- monde. Surtout ne jamais être comme eux, les adultes, modèles ché, c’est Zacharie. Et finalement, c’est peut-être Suzanne, la doxa, la repoussoirs. Il y a Andreï, le cosaque violent au grand cœur, qui morne, qui est la plus heureuse. Au bout du compte, c’est un roman aime Elsa. Celle-ci s’est tout d’abord enamourée de Zacharie, sur l’impuissance : ils ratent tous le virage. Et c’est le plus malha- juif chétif, pur esprit, corps pur. Trop pur pour qu’Elsa ne se bile, le plus raté qui sera le plus immortel. Une fois l’enfance éter- tourne pas vers Andreï qui, lui, a un corps, comme elle. Autour nelle close, les autres sont du trio, trinité davantage que trouple, gravite Paul, grand bour- contents d’en être sor- LE CŒUR CONTENT geois, petit aristocrate, bravache mais trop respectueux. Et puis tis. » Quelque part, on Nanoucha van Suzanne, bien-pensante, marie-couche-toi-là, dont Andreï dit : est toujours soulagé de Moerkerkenland « Je ne sais pas ce que cette grande brune chaloupée faisait dans la rentrer dans le rang. ◆ Gallimard bande. Elle était en master de droit humanitaire. De nous tous, c’est 240 p. – 18 €

© Gallimard la seule qui avait la télévision. Elle nous vantait les mérites du village 84 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Culture PREMIÈRE CLASSE Par Romaric Sangars

Il y eut une époque, on peine à le croire, où voyager était une activité respectable. Plutôt que de déchoir et d’embarquer dans un low cost pour chercher un climat plus favorable, restez chez vous cet hiver, et plongez dans L’Âge d’or du voyage (Taschen). Mieux vaut une belle nostalgie qu’une réalité médiocre.

ujourd’hui, à moins français, un grand tour de l’Europe de compilés des photographies d’époque, d’être Sylvain Tesson et l’Ouest et du Sud qu’entreprenaient les des textes, et toutes sortes d’indices. de conférer à vos péré- jeunes gens du nord une fois achevées grinations un surcroît de leurs études, afin qu’ils sentissent leur Transsibériens et A tension, d’inconfort et civilisation comme une réalité à la fois Zeppelins de symboles, voyager est bien devenu charnelle et pourvue de ramifications, Le livre est divisé en sept sections où l’une des pratiques les plus méprisables avant que de prétendre la poursuivre se répartissent les divers circuits qui au monde. Le tourisme de masse avait dans leurs responsabilités d’adultes. Il y furent à la mode, aux deux siècles pré- inventé la première grande pollution eut ces voyages de la haute société de la cédents, sur la planète entière. Les hô- humaine des plus beaux endroits de Belle Époque et des Années folles, qui tels, alors, s’élèvent là où se propage le la planète, mais Easy Jet et Airbnb ont préservaient les beaux lieux du saccage chemin de fer, et celui-ci développe des encore accentué le phénomène, don- grâce à l’injustice du privilège, et qui lignes mythiques. Outre le transsibérien nant les moyens à n’importe quelle développèrent une somptueuse culture et l’Orient-Express, le célèbre « Train bande d’étudiants fauchés d’aller ins- du déplacement comme une oisiveté Bleu », dont ne demeure aujourd’hui tagrammer leurs cuites devant des supérieure. Il y eut les voyages des écri- monuments que des populations pré- vains, de Chateaubriand à Kerouac, que le nom d’une brasserie chic de la cédentes, moins mobiles et inconsé- qui, plutôt que la consommation d’exo- gare de Lyon, symbole de l’élégance quentes, avaient pris le temps d’ériger. tisme frelaté dans un monde toujours des Années folles, transporte ses passa- Mais ce ne fut pas toujours ainsi. Il y plus uniforme, cherchaient l’aventure, gers sur la Côte d’Azur dans un décor eut une pratique raffinée de la chose. la beauté, la rencontre, et qui s’en d’exception. Au wagon-bar, trinquent Une visée initiatique, d’abord, qui mo- rendaient dignes. C’est à ces autres Cocteau et Coco Chanel, Francis Scott tiva ce qu’on appelait alors le « Grand expériences du voyage que le livre de Fitzgerald ou les danseurs des ballets Tour » et qui donna le mot « tou- Marc Walter et Sabine Arqué rendent russes. C’est aussi le temps des paque-

risme », officialisé par Stendhal en hommage dans un beau livre où sont bots, ces véritables palais flottants, © Taschen L’Incorrect n°5 janvier 2018 85

L’avis des morts dont Fellini fera un symbole de l’Europe majestueuse au bord du naufrage dans « E la Nave va ». C’est encore celle des Zeppelins, nefs féeriques frôlant les nuages, et dont le souvenir rend si triviaux les Boeings. On se rend à Nice et à Monte-Carlo, mais aussi à Venise et Pompéi qui ont tant fasciné, déjà, l’Europe romantique. Si les plages d’Espagne sont couvertes d’ombrelles, les villes d’eau, en Allemagne, sont encore les rendez-vous mon- dains parmi les plus prisés d’Europe, où l’on va moins se faire soigner qu’y séduire et profiter de plaisirs inédits. Baden-Baden ou Heidelberg, comme de nombreuses villes allemandes, encore, présentent leurs bains, leurs kiosques à musique, leurs lacs, leurs casinos, dans des « Il faut bien que paysages violents et altiers, tandis qu’en Suisse, les trains l’homme, pour poursuivre, à crémaillère font tourner leurs roues crantées pour his- ser les voyageurs au sommet des montagnes. devienne plus fort que les machines. » Première étreinte Auteur d’un célèbre almanach, L’Almanach avec le monde illustré du Père Ubu, Alfred Jarry nous a paru Autant que des vues des paysages d’époque, naturels un interlocuteur idéal pour démarrer l’année Alfred Jarry de manière tonitruante et pataphysique. ou urbains, le livre montre des intérieurs de palaces, et (1873-1907) Romaric Sangars l'a rencontré. rapporte des impressions d’écrivains. Le tour de Scan- dinavie est mis à la mode par l’empereur Guillaume II, Cher Alfred, vous qui avez quitté la terre, quel est votre avis sur Dieu ? et l’on vient découvrir le soleil de minuit, tandis que Dieu est le point tangent de zéro et de l’infini. l’Orient possède encore toute sa saveur et son pou- voir de fascination. Dans la célèbre véranda de l’hôtel Avez-vous des conseils pratiques à donner à nos lecteurs qui se démènent toujours ici-bas ? Shepheard’s, Paul Morand aime se reposer, « le casque L’inspecteur de la Sûreté Rossignol écrit dans ses mémoires qu’il est sur les genoux, le gin-fizz à la main ». En 1936, Cocteau bon, si l’on est attaqué ou si l’on attaque quelqu’un, de tirer toujours deux refait le tour du monde en 80 jours de Phileas Fogg. Les coups de revolver, le premier dans le ventre du sujet, le second en l’air. À vapeurs accostent en Inde, en Chine, jusqu’au Japon, qui l’arrivée de la police – laquelle accourt à ce signal convenu – on déclare avoir s’est ouvert à l’Occident en 1868, avec l’ère Meiji. On tiré le premier coup en l’air et le second… quand on n’a pu faire autrement. voyage encore avec Morand, Zweig, Albert Londres, Ce faible débours d’imagination consolide la réputation d’un honnête homme. jusqu’au nouveau monde où la suractivité et les distances étonnent toujours les Européens. Les grands paquebots C’est ingénieux, en effet… transatlantiques rivalisent depuis le milieu du XIXe siècle Ah… Autre chose… pour battre le record de vitesse en traversant l’océan et Dites-nous ! se voir décerner le prestigieux « ruban bleu », quitte à La soif nous traque / Et nous flapit ; / Buvons d’attaque / Et sans répit. malmener leurs passagers dans la frénésie de cette course Par ma moustache ! / Nul ne s’moqua / Du blanc panache / De mon implicite. On découvre leurs intérieurs d’un luxe inouï. tchapska. L’ingénieur Pullman élabore quant à lui une flotte de On a bonn’ trogne / Quand on a bu : / Viv’ la Pologne / Et l’Père Ubu ! trains confortables, rapides et du dernier chic, afin de sil- Voilà qui ne va pas plaire aux hygiénistes… lonner l’immense Amérique dans des conditions dignes Les antialcooliques sont des malades en proie à ce poison, l’eau, si d’un gentleman. On est ébloui d’une page à l’autre, soit dissolvant et corrosif qu’on l’a choisi entre autres substances pour les ablu- par une cascade, soit par une salle de bal, tous les genres tions et lessives, et qu’une goutte versée dans un liquide pur, l’absinthe par exemple, le trouble. de beauté et de magnificence se succèdent dans un mélange, aujourd’hui étonnant, de prouesse technique, Vous êtes toujours dans l’ambiance de la Saint-Sylvestre, visiblement. d’élégance des formes et de splendeur virginale des ter- La conformité avec l’ambiance, le « mimétisme » est une loi de conser- ritoires. Depuis, le monde semble avoir été entièrement vation de la vie. Il est moins sûr de tuer les êtres plus faibles que soi que de profané par un utilitarisme à la fois hideux et brutal. les imiter. Ce ne sont pas les plus forts qui survivent, car ils sont seuls. C’est une grande science que de modeler son âme sur celle de son concierge. Alors, certes, peut-être qu’un tel destin était-il inévitable à partir de cette conquête rationnelle de la planète initiée Vous voilà redevenu sérieux. Alors pour faire simple… au XIXe siècle. Le La simplicité n’a pas besoin d’être simple, mais du complexe resserré et synthétisé. souvenir de ce THE GRAND TOUR, premier élan n’en L’ÂGE D’OR DU Pour faire simple, disais-je : une bonne résolution qu’il nous faudrait reste pas moins VOYAGE prendre ? grisant, et mer- Marc Walter et Sabine Il faut bien que l’homme, pour poursuivre, devienne plus fort que les veilleux le pano- Arqué machines, comme il a été plus fort que les fauves… Simple adaptation au Taschen milieu… Mais cet homme-là est le premier de l’avenir… rama qu’il offre. ◆ © Taschen / D.R. © Taschen 617 p. – 150 € L’ALMANACH DU PÈRE UBU ◆ Alfred Jarry Le Castor astral ◆ 72 p. – 15,20 € 86 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Musique

Star Sponge Vision toire de passer à la pratique. Invocation de démons en Écosse, à Boleskine, près du Loch Ness, puis au Caire, dans la grande pyramide, et jusqu’à en rendre folle sa compagne ; tentative d’es- calade du sommet du Kangchenjunga dans l’Himalaya, au terme LE NOUVEL de laquelle il laisse ses coéquipiers mourir dans une avalanche. Tout au long de ses « aventures », Crowley n’hésitera jamais à ORDRE AMORAL abandonner ses disciples et ses proches. Les survivants demeu- Par Jean-Emmanuel Deluxe reront au seuil de sa folie. « Fais ce que tu veux ! » C’est dans l’abbaye de Thélème (nom inventé par Rabelais), en réalité une ferme, que Crowley va réaliser ses « expérimenta- tions sociales » de 1920 à 1923 avant d’en être expulsé. Crowley y pratique l’adoration du démon. Concrètement, ces cérémonies prennent souvent la forme de partouses « pan-sexuelles » au cours desquelles sont ingérées toutes sortes de stupéfiants. Pour augmenter l’effet hallucinogène de ces « cérémonies », qui se déroulent dans la cave de la bâtisse, Crowley y peint des fresques obscènes. En pratiquant ce qu’il appelle « la magie sexuelle », il met en pratique jusqu’à l’extrême son « Livre de la Loi », qui s’opposait à la Bible et au Coran, en appelant l’homme à suivre sa propre voie sans tenir compte d’aucun principe moral. En rai- son de son cortège de morts, Crowley devient alors aussi célèbre que détesté par ses contemporain, et c’est d’ailleurs ruiné et La sortie de l’album « Crowley & Me » par Twink et abandonné de tous qu’il meurt en 1947 dans la paisible citée Jon Powey, deux survivants des Pretty Things, groupe balnéaire d’Hastings où les retraités du royaume viennent passer rock 60’s britannique, sous le nom « Star Sponge leurs dernières années. vision » nous donne l’occasion d’analyser l’influence, dans le show biz de celui qui était surnommé De la sympathie « l’homme le plus malsain au monde »… Ou l’histoire pour le diable d’un culte qui, bien que « démoniaque », a plus à voir En 1967, en plein été de l’amour, alors que Londres est deve- avec l’homme moderne libéral-libertaire qu’avec le nue la capitale psychédélique de la pop et que Paris commence sacrifice de jeunes vierges. à bouillir avant l’explosion de 68, toute une frange de la jeunesse redécouvre le « Fais ce que tu veux ! » de Crowley, qui se marie à la perfection avec les nouvelles injonctions : « Jouir sans en- e souci, lorsqu’on évoque le nom d’Aleister Crowley, traves ! » ou « Il est interdit d’interdire ». Les stars de la pop c’est qu’on touche, en même temps, à tout ce qui se music sont les nouveaux modèles à suivre. Il n’est donc pas inno- rapproche d’un culte satanique dans le rock. On est cent que Peter Blake, l’artiste pop art britannique, mette le visage vite confronté à deux impasses irraisonnables : d’un de Crowley parmi les personnalités qui formeront la photo de L côté certains chrétiens à tendance conspirationniste, groupe de l’album « Sergent Pepper » des Beatles. Les Rolling qui voient des cérémonies sataniques partout… et de l’autre les Stones, quant à eux, découvrent Crowley par l’entremise du « métalleux » adeptes du Hellfest qui jouent avec les symboles réalisateur underground Kenneth Anger (lui-même membre de démoniaques sous prétexte que ceux-ci sont antisociaux. Dans l’Ordre des Templiers Orientaux – dont Crowley fut un moment un tel capharnaüm flirtant avec la confusion mentale, il convient à la tête) qui prétend leur avoir soufflé le thème de « Sympathy de séparer les faits des discours et phantasmes d’un certain for the Devil ». Ce qui est certain c’est qu’Anger et Marianne Fai- « folklore » rock. thful voyagèrent en Égypte afin de tourner « Lucifer Rising » avec un miroir de vanité rempli d’héroïne. On compte parmi les « La genèse rock stars plus directement influencées par Crowley Jimmy Page, de la “bête” » guitariste de Led Zeppelin qui, accessoirement, composa la musique de « Lucifer Rising » (après que Bobby Beausoleil, un Edward Alexander Crowley est né le 12 octobre 1875 à Royal proche de Charles Manson, est jeté en prison à perpétuité pour Leamington Spa dans le Warwickshire. meurtre). Ce dernier poussa sa fascination pour la « Bête » En pleine ère puritaine victorienne, il est élevé au sein d’une jusqu’à acheter sa maison de Boleskine. David Bowie lui-même riche famille protestante fondamentaliste darbyste, dont il aura, alla jusqu’à se vêtir en disciple de Crowley. Une fois assagi, il re- toute sa vie durant, cherché à se démarquer par toutes les pro- connut en interview vocations envisageables. Perdant son père lorsqu’il avait 11 ans, que sa fascination le tout jeune Aleister, que sa mère surnommait déjà « la bête », correspondait à une CROWLEY & ME commença alors sa révolte contre un Dieu injuste. L’époque est Star Sponge Vision période trouble de Mega Dodo à la contestation du christianisme et Crowley, après un passage sa vie où il abusait www.mega-dodo.co.uk à la Golden Dawn (société secrète vouée à l’étude des sciences de la cocaïne. ◆

occultes) fonde sa première communauté à Cefalù en Sicile : his- © Mega Dodo L’Incorrect n°5 janvier 2018 87 Entretien

« CROWLEY ET MOI » En 1974, Jon Povey découvre Aleister Crowley via Jimmy Page, suite à la projection de « Scorpio Rising » de Kenneth Anger. Dès lors, le clavier des Pretty Things, groupe de la British invasion dont le concept album « SF Sorrow » est à classer avec les plus grands albums de rock de 1968, développe sa connaissance du « mage controversé ». En 2016, Povey monte le projet « Star Ponge Vision » avec Twink, ex batteur des Pretty Things, cheville ouvrière des cultissimes Pink Fairies et dont le plus grand titre de gloire fut d’être le dernier musicien à jouer sur scène avec Syd Barrett après son éviction des Pink Floyd et avant sa chute dans l’aliénation mentale. Aujourd’hui, Twink se fait appeler « Mohamed Abdulah » suite à sa conversion à l’islam, tandis que Povey présente la poésie de Crowley comme une base pour la méditation. Une synthèse qui a de quoi intriguer : nous avons donc tenté d’en savoir un peu plus, le résultat reste néanmoins assez confus.

Propos recueillis par Jean-Emmanuel Deluxe

Crowley a été présenté comme très correspond pas à la magie noire, mais J’aime une partie de sa poésie, que je anti religieux… à la blanche, à l’inverse de ce qu’a af- juge magnifique. Twink (Mohamed Abdu- firmé une certaine presse. lah) : C’est complètement faux. Il Comment vous est venue l’idée de venait d’un milieu très religieux et il Son image publique est malgré cet album ? a essayé d’en sortir, mais il s’est beau- tout très noire. Quand j’ai eu fini d’enregistrer coup intéressé à la Franc-maçonnerie Jusqu’à un certain point, il en est Think Pink 2 avec l’aide du groupe dont le principe de base n’est pas très un peu responsable, à cause de son Technicolor Dream, dont Jon Povey différent de l’islam. Il a gravi les éche- énorme égo. Ce qui énervait beau- est un membre, notre bassiste Marco lons de la Franc-maçonnerie jusqu’à coup de gens, et c’est pourquoi il s’est Conti m’a demandé : « Que va-t-on en atteindre le sommet. Puis il est retrouvé seul contre tous. Je l’étudie faire maintenant ? » J’ai alors suggéré devenu, en quelque sorte, sa propre depuis des années et je trouve que de mettre la poésie de Crowley en

© Mega Dodo religion, celle de Thélème. Celle-ci ne c’était un individu très intéressant. musique. Jon a composé la première 88 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Culture

chanson de « Crowley & me », je l’ai écrit la chanson « Do It » pour les trouvée magnifique. À ce moment là Pink Fairies et la première strophe nous avons décidé d’avoir deux pro- dit : « N’y pense pas, fais-le. » Je ne jets séparés. L’album « Crowley & vois pas comment des gens peuvent me » serait le bébé de Jon, et il y au- interpréter cette phrase autrement. rait un second projet, qui est toujours Ce n’est pas mon attention de faire du en cours, avec Technicolor Dream. mal aux autres, je ne peux pas parler La musique de « Crowley & me » pour Crowley mais je pense qu’il en est totalement l’œuvre de Jon Povey. était de même… En tant que leader du Technicolor Vous avez été le dernier à jouer Dream, j’ai dit à Jon qu’il était en train avec Syd Barrett, en 72, dans le de créer un travail magnifique et qu’il groupe Stars, avant ce que de devait continuer. Il nous a guidés à nombreux biographes considèrent travers tous les titres où je joue de la comme sa chute dans l’aliénation batterie. mentale. Le slogan de Crowley – « Fais ce Quand j’ai joué avec lui, je ne que tu veux » – peut être compris pense pas qu’il était en dépression. comme une invitation à l’égoïsme Il en a peut être connu une quand il Were Here »), et en rapportant cette le plus décomplexé. La génération a quitté les Pink Floyd, au début de histoire folle selon laquelle un Syd des 60’s semble en tout cas l’avoir 68. C’est très traumatisant de voir ses chauve leur aurait rendu visite à Ab- compris de cette manière ! amis se débarrasser de vous ! Mais bey Road et qu’ils n’auraient pas été Jusqu’à un certain point c’est vrai, quand je l’ai rencontré, en 72, il n’était en mesure de le reconnaître. Si vous mais il ne faut pas croire que « Fais ce pas différent de tous les autres gens croyez ça, vous pouvez croire n’im- que tu veux » signifie agir sans limites autour de moi. Il était très cohérent et porte quoi ! se présentait à l’heure pour les répé- et sans se soucier des autres. J’avais À quel islam vous référez-vous ? À titions et les concerts. L’histoire de Farrakhan, à Malcolm X, à Daesh, sa folie a été perpétuée par les Pink « JE ME SUIS RENDU ou à la diaspora du Moyen-Orient ? Floyd et leur management, parce À proprement parler, aucune COMPTE QUE LE qu’ils étaient absolument opposés à BUT DE CROWLEY des personnes que vous citez ne l’existence du groupe Stars. En effet, sont musulmanes, à l’exception de DANS LA VIE ÉTAIT si Syd pouvait jouer avec moi et Jack Malcolm X qui a découvert le véritable D’OUVRIR SON Monck, il prouvait qu’il n’était pas islam en se rendant à la Mecque pour TROISIÈME ŒIL. » fou. La machine Pink Floyd a tou- le pèlerinage de Haj. jours entretenu la même histoire avec Jon Povey le Crazy Diamond (dans « Wish you En rejoignant l’islam, portez-vous un regard différent sur le monde du rock ? Ma perception du rock, des Pretty Things et des Pink Fairies n’a pas changé depuis que j’ai embrassé l’islam. La seule différence, c’est que désormais je ne m’adonne plus aux drogues. Comment la poésie de Crowley a-t-elle influencé l’écriture de votre album ? Jon Povey : À partir du moment ou j’ai commencé à lire la poésie de Crowley, je me suis rendu compte que son but dans la vie était d’ouvrir son troisième œil. Je pense que l’amour est la vraie loi. Comme quoi, les mythes ont la vie

dure ! ◆ © Mega Dodo / L’Incorrect n°5 janvier 2018 89 Culture

« Trieste : la Philadelphie LE de l’Europe, le port où tous les CERCLE naufragés trouvent refuge, tous avec le rêve D’ANITA de Robinson Crusoë en L’écrivain suisse – et éditeur culte – Samuel tête : Brussell, offre ce mois-ci aux lecteurs de édifier une cité. » L’Incorrect une somptueuse évocation de Trieste, de la poétesse Anita Pittoni et des L’Âme de Trieste, Anita Pittoni. ombres prestigieuses qui hantent cette ville de Vénétie – évocation d’une Europe de Joyce à Morovich.

Par Samuel Brussell Dépêche de l’ANSA 5 mars 2017 : « Il s’en est fallu de peu qu’une maison d’édi- tion comme Adelphi naquît à Trieste, à la fin de l’année 1949, plutôt qu’à Milan, en 1962. C’est ce qui ressort de la découverte, faite par la librairie ancienne Drogheria 28 de Simone Volpato, de la correspondance entre les Triestins Bobi Bazlen, un des fon- dateurs inspirateurs des éditions Adelphi, et Anita Pittoni qui, en 1949, créa la maison d’édition Lo Zibaldone. La correspondance consiste en dix lettres écrites entre 1949 et 1953 et s’ouvre avec l’invitation d’Anita Pittoni faite à Bazlen d’entrer dans le comité du Zibaldone. Bazlen envoie aussitôt ses bons vœux et conseille à Pittoni d’oublier la littérature triestine, à la veine fatiguée, pour s’ouvrir à la Mitteleuropa. » Une maison d’édition milanaise est née à Trieste en 1949. La maison milanaise était une dis- sidence de la triestine Zibaldone mais Zibaldone était la mai- son-mère. Je m’ouvris de cette découverte au libraire Volpato, à qui j’étais venu rendre visite à la foire du livre ancien à Mi- lan, où il exposait. Bobi Bazlen avait exporté la peste triestine à Milan, mais la vivifiante peste venue des confins de l’Empire défunt s’était diluée peu à peu après sa mort, jusqu’à se vola- tiliser à la fin de la guerre froide, quand l’« Europe réunie », à l’instar de l’« Allemagne réunie », se sentit brusquement orpheline, orpheline d’elle-même. Le vieux rêve centraliste de la réunification, de l’indivisibilité, n’en finissait plus de séparer et d’isoler les hommes. On eût dit que les dieux se vengeaient de tous les idéalismes en abolissant l’espace et le temps – alias l’identité. L’Art d’être nulle part « Venez me voir à Trieste », m’avait dit le libraire antiquaire. « Et ne venez plus nous dire que Trieste est inaccessible », avais-je lu sur un dépliant touristique. Trieste se contentait d’être accessible à qui avait envie de la voir ; pour l’heure, elle ne suscitait pas d’autre impulsion. Deux semaines plus tard,

© D.R. je poussai la porte de la librairie ancienne, via Ciamician, 90 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Culture

tême triestin ! » J’aurais pu prendre cette exclamation à la lettre. Trieste se prête à un baptême. L’hôtel était veillé par deux sentinelles de bronze. Les sil- houettes de Saba, Via San Niccolò, et de Joyce, sur le pont du canal, parlaient toutes deux la langue des oracles. Le lendemain de mon arrivée, je lus dans une brochure locale, à la bibliothèque Hortis, devant laquelle flânait un Svevo de bronze, que Joyce avait passé sa pre- mière nuit à Trieste à l’Hôtel Central, dans le quartier de Ponterosso. Une photographie de 1904 illustrait l’article, et la ressemblance avec la pension où je séjournais était frappante. Je me confiai de ma trouvaille à la propriétaire qui, intriguée, regarda la photographie de plus près, hésita, puis s’exclama avec soulagement : « Ce n’est pas le même bâtiment, cet hôtel se trouvait Via San Niccolò, juste derrière, à l’angle de la via Roma. » Trop tard, pensai-je. Joyce était entré dans les lieux par le nom de l’hôtel. Joyce et Saba étaient voisins – la Via San Niccolò unissait, sur des trottoirs opposés, l’hôtel où échoua le derrière la place Hortis, où siégeait le À UNE TRIESTINE barde irlandais et la librairie ancienne bâtiment de l’ancienne bibliothèque de EXILÉE À MILAN, J’AVAIS du poète italien. Et le dialecte triestin, la ville. Le génie de la littérature tries- CITÉ LE MOT DE CET sensuel et sec, ferait bientôt entendre sa voix dans l’idiome vivifiant de l’exilé. tine se faisait sentir, curieusement, dans ÉCRIVAIN ANGLAIS SUR sa « veine fatiguée », qui se déployait TRIESTE : « THE ART Six ans plus tard, je revins à la même avec une sourde et mystérieuse énergie saison, où les jours de l’Avent ont sur les étagères de cette ancienne dro- OF BEING NOWHERE. » quelque chose de joyeux, qui se mêle à guerie. MAIS CE NOWHERE NE la marche de la nouvelle année solaire, Quand je posai le pied à Trieste pour S’EST-IL PAS RÉPANDU avec ses échos du Commencement du la première fois quelque trente ans plus SUR LA PLANÈTE récit biblique. Je trouvai refuge, les pre- tôt, la ville me fut aussitôt familière, ENTIÈRE ? — NON, MAIS miers jours de mon arrivée, à l’Hôtel comme si elle avait ravivé en moi une À TRIESTE, CE N’EST PAS Central. foule de souvenirs dans lesquels je me LE MÊME NOWHERE » reconnaissais. Trieste, vivante À une Triestine exilée à Milan, j’avais la gare, vous prenez le long du vieux port jusque dans ses morts cité le mot de cet écrivain anglais sur jusqu’au Canale Grande, l’hôtel se trouve Je m’installai dans une chambre Trieste : « The art of being nowhere. » sur le flanc de l’église Sant’ Antonio », simple et lumineuse qui donnait sur le Mais ce nowhere ne s’est-il pas répandu m’avait dit l’aubergiste au téléphone. marché aux épices et sur l’église Sant’ sur la planète entière ? — Non, mais à À Ponterosso, je m’étais arrêté devant Antonio. Anita Pittoni, la poétesse au Trieste, ce n’est pas le même nowhere », l’église serbe orthodoxe et m’étais at- caractère ténébreux et fougueux dont m’avait-elle répondu. Donc, ce nulle tardé à déchiffrer les inscriptions gra- j’avais redécouvert l’existence quelques part avait sa spécificité, y être, c’était vées sur la façade de l’édifice byzantin, mois plus tôt, fit son apparition avec être quelque part, ce nowhere était les paroles des apôtres. La calligraphie un poème que je me lisais comme une somewhere. dans ses torsions et ses volutes cyril- invitation, un augure de bienvenue : A liques laissait entendre la voix du rituel. casa mia, un des sept fascicules impri- Les ombres Je saluai la statue de Joyce sur le pont més et pliés en accordéon dans la série de Ponterosso de la via Roma, dans ce quartier magné- L’Armonica, Zibaldone des écrits brefs. Nulle part, quelque part. Hôtel Central, tique de Ponterosso, au cœur du bourg La bora que l’on entendait souffler avec Toussaint 2011. Le ciel de Trieste m’ac- thérésien. L’aubergiste, me voyant arri- vigueur aux fenêtres faisait un accom- cueillit dans une bourrasque de pluie ver tout ruisselant, m’avait lancé d’un pagnement harmonique naturel aux

et de bora, le vent du pays. « Depuis air jovial : « Vous avez reçu le bap- paroles. © D.R. L’Incorrect n°5 janvier 2018 91 Culture

avec ses réminiscences de Rome, de By- zance et de Vienne. Les lettres d’Enrico bonjour trieste Morovich nous racontent la Fiume im- Roberto (Bobi) Bazlen (1902-1965) ; Trieste, avec des dessins de Vittorio Bolaffio, périale, multilingue et souveraine. Tous Allia, 2000. se croisent sans fin dans l’indifférence Umberto Saba (1883-1957) ; Femmes de Trieste, José Corti, 1997. de tous – et c’est le prix de la liberté. Bruno Pincherle (1903-1969), personnage stendhalesque, auteur de nombreux essais inspirés sur Stendhal, il a légué sa vaste bibliothèque stendhalienne de livres rares à la L’Avant-poste Bibliothèque Sormani de Milan. Il fit nommer une rue Stendhal à Trieste. du Saint-Empire Giorgio Voghera (1908-1999) : « L’écrivain à la mélancolie sèche d’un illuministe sceptique », selon Claudio Magris, auteur du Secret (Seuil, 1996). Trieste est le lieu de toutes les diaspo- ras, où le choix entre l’exil et les racines, Edoardo Weiss (1889-1970) : médecin psychiatre ami de Freud et pionnier de la psy- chanalyse en Italie. entre l’apaisement et la neurasthénie, Silvio Benco (1874-1949), écrivain, journaliste, historien et traducteur d’une vaste n’existe plus. Anita Pittoni, qui avec le culture, ami de Joyce. Zibaldone créa un point d’ancrage dans Vittorio Bolaffio (1883-1931) : peintre dont les tableaux du port de Trieste font partie sa ville, comme, en leur temps, Vanni du patrimoine de la ville. « Je suis un peintre de l’arrière-garde, moi ! » Scheiwiller avec Il Pesce d’oro à Milan Richard Francis Burton (1821-1890) : érudit, explorateur, officier militaire, traducteur ou Kurt Wolff à Leipzig, rassemble dans anglais (il traduisit Les Mille et une Nuits et le Kamasutra), il parlait des dizaines de lan- son catalogue un monde autour d’un gues et dialectes orientaux et européens. Il fit le récit de son voyage d’« infidèle » à la nom : Trieste. Mecque dans Une narration personnelle d’un pèlerinage de Médine à la Mecque. « J’ai imaginé et j’ai fondé le programme Virgilio Giotti (1885-1957) : un des plus grands poètes italiens d’expression italienne du Zibaldone, écrit-elle, armée du cou- et dialectale. rage des pauvres : je voulais offrir un Antonio de Giuliani (1755-1835) : lettré triestin, « Viennois d’élection », auteur de voyage idéal à travers le temps et à travers plusieurs essais sur l’état de l’Europe après la Révolution. Il défendit Louis XVI dans son message à la Convention en 1793. les sujets les plus variés sur les ailes de la poésie et de la pensée pour faire connaître Enrico Elia (1891-1915) : ses écrits furent rassemblés par sa sœur Cecilia après sa mort sous le titre Schegge d’anima (Éclats d’âme). Saba en écrivit la préface, évoquant le souve- sur le vif l’histoire de cette porte orientale nir d’un poète d’une extrême sensibilité. de l’Italie ouverte sur l’Europe. Avec cette Enrico Morovich (1906-1994) : écrivain et peintre de sensibilité surréaliste. Dans son perspective – de mêler la culture locale autobiographie Un Italiano di Fiume, il évoque la ville de son enfance et les vicissitudes et les cultures étrangères, en portant une des Italiens en terres d’Istrie, passées à la Yougoslavie en 1947. ◆ S.B. attention particulière aux œuvres qui té- moignent de la vie, des affaires et des cou- tumes d’une époque et d’un pays. » Trieste con la sua avventura/bella di bel- passé sa vie dans les arcanes de la litté- Dans son livre L’Anima di Trieste, elle lezze naturali/viva nella sua morte/con i rature. Chaque jour, je m’infiltrai dans rend hommage à son ami Roberto Baz- la librairie Achille, chez Misan père et suoi morti/nel cuore dei poeti. len, l’inspirateur de l’ombre, dans un fils, Triestins de la mer ionienne, aux Trieste avec son aventure/toute de texte publié au lendemain de sa mort, portes du vieux ghetto, ou à la Minerva, beautés naturelles/vivante jusque dans La città di Bobi. « La cité de Bobi, écri- sa mort/avec dans le cœur des poètes/ dans la légendaire Via San Niccolò. Le vait-elle, est un réactif infaillible pour tous ses morts. vieux libraire Zorzon, de la librairie reconnaître ceux qui ont fait le choix internationale Svevo, chez qui j’avais Moi aussi, je me sentais a casa mia à fondamental le plus difficile du monde découvert tant de trésors il y a vingt ans Trieste. Et je compris que pour se sentir moderne : la défense et la sauvegarde de et plus, n’était plus là et le fonds de sa chez soi, a casa sua, il fallait se trouver la personnalité individuelle, pour eux- collection éditoriale s’était dispersé. Je mêmes et pour les autres. » un saint protecteur dans le lieu où l’on revisitai Giorgio Voghera et Edoardo Échos de civilisation d’un avant-poste allait vivre. Et Trieste était généreuse Weiss, Silvio Benco et Vittorio Bolaf- du Saint-Empire romain, à la croisée en saints protecteurs, à commencer par fio, Richard Burton et Virgilio Giotti… des terres d’Europe occidentale et cen- Saint Spiridion et Saint Giusto. Antonio de Giuliani, Triestin de nais- trale. ◆ S.B. Le prix sance, Viennois d’élection, humaniste à cheval sur les XVIIIe et XIXe siècles, de la liberté nous livre encore aujourd’hui ses « Et lui, vous le connaissez ? », me remarques fulgurantes, celles d’un let- demanda le libraire Volpato en brandis- tré éclairé sur le nouvel ordre européen sant un livre rose, à l’enseigne de l’édi- de l’après-Waterloo, des lendemains teur Scheiwiller, Il Pesce d’oro. Le nom du Congrès de Vienne. Enrico Elia, le de l’auteur, Bruno Pincherle, le titre, poète irrédentiste tombé à la bataille In compagnia di Stendhal, la typogra- du mont Podgora, ressuscite le Fiumien phie, la couverture me parlèrent avant Antonio Smareglia, et l’opéra des Noces même de l’avoir ouvert. Le bon docteur istriennes éveille en nous cet immense

© D.R. Pincherle, pédiatre, ami de Saba, avait continent de la presqu’île vénitienne, 92 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Culture

Chronique L'habitat urbain L’AFFAIRE MAYERLING Demain Bernard Quiriny Rivages le Déluge 272 p. – 20 € Par Matthieu Baumier L’excellent Quiriny célèbre 2018 avec un nouveau « roman » composite. Cet expert du bref compose en effet L’apocalypse nucléaire un ensemble et une intrigue à partir de courts chapitres – qui alternent c’est maintenant ! ou déclinent leurs thèmes – et autour SEPT JOURS Apocalypse nu- d’un personnage principal à la mor- AVANT LA NUIT cléaire ? Dans sept phologie comparable : un immeuble, Guy-Philippe jours, d’après l’hy- nommé le Mayerling, construit dans Goldstein pothèse à la fois Gallimard / Série noire la ville de Rouvières, sur le terrain 380 pages – 19 € terrifiante et politi- d’un ancien manoir. En cette ère quement plausible d’arasement de la littérature par le de Jean-Philippe petit roman formaté, on ne peut que Goldstein dans son saluer le sujet et la forme, aussi singu- UNE FOIS LE second thriller Sept liers qu’ils sont habilement exploités, DISPOSITIF MIS EN jours avant la nuit. PLACE, L’AUTEUR Le romancier est le tout se trouvant porté par un narra- LE POUSSE VERS un expert concer- teur intermittent et son ami Braque, nant les questions deux personnages typiquement quiri- UNE DÉGRADATION de cyber-défense, nyens : célibataires flegmatiques, ob- PROGRESSIVE ce qui contribue à sessionnels, et d’un dandysme sobre. DANS TOUTES rendre glaçantes les péripéties d’un thril- En l’occurrence, ceux-ci se trouvent LES DIRECTIONS ler n’ayant rien à envier à ceux des maîtres être des passionnés d’immeubles, et AMORCÉES. anglo-saxons du genre. En ce moment les voilà hypnotisés par ce Mayerling. même, donc, une secte ultranationaliste indienne et hindoue s’est emparée d’ura- À peine les différents propriétaires et nium enrichi, en dupant le gouvernement locataires se sont-ils installés dans l’immeuble neuf, que chacun se retrouve en indien, à cause d’un piratage informatique proie à une malédiction particulière : une veuve croyante et prude est peu à peu malheureusement probable, et se trouve en saisie par une érotomanie dévorante ; une telle aperçoit régulièrement des fan- mesure de fabriquer des bombes nucléaires tômes ; ce couple se déchire toujours plus violemment, mais se réconcilie une en dehors du contrôle des États. La grande fois éloigné de son appartement ; celui-ci maigrit quand celle-là gonfle mois force du roman de Goldstein, comme de après mois ; de l’eau et des substances visqueuses ne cessent de refouler des son premier thriller, c’est que l’écrivain canalisations de cet appartement sans qu’aucun plombier ne puisse expliquer nous plonge dans un enchaînement de faits le phénomène. Mais d’autres tourments naturels s’ajoutent encore à ces phé- et d’événements criants de vérité, qu’il nous nomènes paranormaux : l’amateur de techno pilonnant le plaisir du mélomane, donne le sentiment de vivre très concrète- ment et au jour le jour ce qu’il raconte, ou les soirées à répétition de la colocation étudiante ruinant le sommeil du voi- d’autant que le roman se déroule dans les sin du dessous. arcanes des gouvernements concernés, Une fois le dispositif mis en place, l’auteur le pousse vers une dégradation mis en scène d’une manière ultra-réaliste. progressive dans toutes les directions amorcées, jusqu’à ce que les habitants Ce qui est raconté ne manquera pas de prennent conscience que l’immeuble est vivant et désire leur folie ou leur mort. faire trembler le lecteur : la secte terroriste Alors débutera une véritable guerre entre les personnages et leur propre habi- détentrice de la bombe a bien l’intention tat, accroissant le délire d’un degré supplémentaire. Mais à la dimension fantas- de s’en servir pour accéder au pouvoir en tique de la fable, Quiriny mêle également toute une satire de l’habitat urbain, Inde, afin d’imposer une idéologie mêlant l’entassement des individus dans des espaces aménagés de manière toujours tradition religieuse détournée et croyances complotistes, de celles que l’on rencontre plus grossière et précaire donnant lieu à des situations pas moins inquiétantes, parfois sur la Toile. C’est par conséquent un voire à des paradoxes plus fantastiques encore que l’intrigue. Par exemple, ce étrange sentiment que celui d’être plongé fait que le béton réclame des tonnes de sable marin, que les clients désirent des dans un tel engrenage, méticuleusement immeubles en bord de plage, que la construction des premiers vide aussitôt les décrit, à sept jours de la guerre nucléaire. ◆ secondes. Amen. ◆ Romaric Sangars L’Incorrect n°5 janvier 2018 93 Les Livres LA TERREUR POUR TOQUADE Navet LGBT Connu pour ses romans sur Camille Desmoulins ( Une avocate bobo-rebelle s’es- L’Archange et le procu- reur) et sur le jacobin Lau- saye au lesbianisme. La pre- rent Lecointre (Le Bouffon mière phrase de ce navet LGBT de la montagne), Chris- est à peine moins racoleuse que tophe Bigot évoque son son titre à la Joy Sorman : « J’ai intérêt maniaque pour la même pas osé mettre la langue la Révolution française et première fois que j’ai embrassé une ses personnages dans ce fille ». La suite est à l’avenant – curieux Autoportrait, mé- prose anorexique, oralité affec- lange d’auto-analyse et de PLAY BOY roman d’initiation d’un Constance Debré tée et propos inconsistant. On se rejeton de la génération Stock dit qu’on va se rattraper avec les 188 p. – 18 € Mitterrand, grandi dans scènes de lit mais elles ne sont AUTOPORTRAIT À le culte du Bicentenaire pas terribles, hélas. « Elle étire son LA GUILLOTINE de 1989. On aurait parfois Christophe Bigot sexe sous ma bouche », écrit l’auteur. Ca ne doit pas Stock aimé que l’auteur dépasse être beau à voir. « À quatre ans j’étais homosexuelle, 250 p. – 19 € le freudisme de bazar ajoute-t-elle. Après c’est un peu passé. Aujourd’hui ça (angoisse de la castration revient. C’est aussi simple que ça ». D’où l’urgence et tutti quanti) mais son évocation de lui-même en gamin de huit ans obsédé par les d’en faire un roman, sans doute. On referme ce livre guillotines et hanté par les images de têtes qui tombent ne étique en songeant dans un soupir que Tonton Jean- manque pas d’un certain charme comique. Le style n’est Louis, avec ses polars besogneux de politicien retrai- pas désagréable, en dépit d’une vilaine faute quand, parlant té, reste en somme le grand écrivain de la famille. d’une cravate à jabot, Bigot écrit qu’elle se « tâche » de sang. ◆ Jérôme Malbert Qu’on lui coupe la tête, il ne demande que ça… ◆ J.M. CONFECTION D’UN MASQUE INSiPIDE Keiko travaille depuis dix-huit ans Douillettement installée dans une dans un konbini – supérette japonaise maison au cœur de la campagne ouverte jour et nuit. Elle en connaît irlandaise, une jeune femme un peu chaque rouage, au point d’envisager sa paumée vaque à ses occupations propre existence comme un outil dédié racontées en vingt brefs chapitres au magasin, épousant ses mouvements parfois proches du poème en prose, comme s’il s’agissait d’une créature à sans doute bien difficiles à traduire en part entière. Si ses proches s’inquiètent français. Le titre anglais, Pond, est un de son obstination dans cette voie KONBINI L’ÉTANG clin d’œil au Walden Pond, l’étang de précaire, elle considère au contraire Sayaka Murata Claire-Louise Walden à côté duquel Henry David la routine du konbini rassurante ; un Denoël Bennett Thoreau passa deux ans seul en pleine moyen d’entrer dans le rang par le bas, 160 p. – 19,50 € L’Olivier nature. Mais son pendant féminin de dompter son caractère spontané 217 p. – 19,50 € par l’imitation des autres. Malgré ce manque singulièrement de souffle et processus de normalisation optimal, Keiko doit trop souvent reste obsédé par les « petites choses » justifier son célibat – l’occasion d’un pacte loufoque avec un – avec une mémorable ode au concentré de tomate -, et par nouvel employé. Cette fable ironique et légère, calquée sur le sa vie intérieure, vague, confuse, parcourue de tourbillons parcours de l’auteur, met en regard la pression de l’ascension comme le fond marécageux d’un petit étang dans lequel on sociale japonaise et son alternative : l’intégration par le masque plonge ses bottes – mais un étang bien peu profond. Pour et l’effacement ; un jeu de rôle auquel s’adonnent ici deux êtres les lecteurs qui aiment se pelotonner dans un fauteuil ancien se sachant défectueux, aspirant au conformisme de l’ombre. face à un feu de cheminée, avec entre les mains une grande Aussi fascinant qu’inquiétant. ◆ Arnault Destal tasse bien chaude de tisane insipide. ◆ Marie André 94 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Les Livres LA CLASSE initiation britannique AMÉRICAINE Au rayon des amitiés littéraires cé- lèbres, les Français ont Verlaine et Rimbaud, ou Montaigne et La Boétie. Les Américains, eux, ont Hawthorne et Melville, voisins, vers 1850, dans la Le voyage scolaire en Angleterre est un su- région des Monts Berkshire, et qui se jet littéraire classique. Alain Fleischer, par vouèrent une admiration asymétrique exemple, en a tiré l’un de ses meilleurs livres, (Hawthorne est une star, Melville un L’Amant en culottes courtes. C’est au tour de quasi inconnu) mais sincère. Stéphane François Garcia de réactiver ses souvenirs des Lambert retrace l’histoire de leur ren- sixties et d’expédier Paco Lorca, son double FRATERNELLE contre dans ce livre inclassable, à la romanesque, à Bristol, pour un séjour d’un MÉLANCOLIE fois récit, étude littéraire et promenade mois dans la famille de son correspondant, Stéphane Lambert Malcolm. Découverte du rock anglais, stu- Arléa autobiographique. On s’agace souvent BYE BYE, BIRD péfaction devant le look étudié des jeunes 218 p. – 19 € des coquetteries du style, ainsi que de la manie qu’a l’auteur de supposer une François Garcia mods, dégustation de chocolats Sweetfield et Verdier part d’homosexualité chez ses héros de haricots à la tomate au breakfast, expéri- 188 p. – 14 € mentations physiques et hallucinogènes : rien (« Certains me reprocheront d’être un marionnettiste, recon- ne manque à ces Quatre cents coups d’Outre- naît-il, prêtant à d’autres mes sentiments »). Le livre n’en reste Manche qui sont, aussi, un récit d’initiation. La succession d’épi- pas moins fort intéressant pour ses portraits croisés des deux sodes comiques et de chahuts adolescents donne au livre un côté écrivains et pour ses remarques judicieuses sur l’Amérique de fort gai, comme un témoignage des derniers instants d’insouciance l’époque, terre vierge dépourvue de tradition littéraire, « où du héros, près d’entrer dans l’âge adulte. Le style si entraînant de rien n’était encore figé dans des règles, ni régi par des protocoles Garcia, avec ses longues phrases à tiroirs où l’on ne se perd pas, fait usés ». ◆ J.M. merveille. Un superbe roman. ◆ J.M.

UNE BOUFFÉE OCCUPATIONS SOUS D’AUTRICHE-HONGRIE L’OCCUPATION Sofia Andrukhovych est née en 1982 Paris, 1941. Paul-Jean Lafarge, direc- dans l’ouest de l’actuelle Ukraine. Felix teur de la Revue des lettres, tâche d’as- Austria (« heureuse Autriche ») est son surer la parution du prochain numéro cinquième roman. Elle est aussi traduc- malgré la censure et la pénurie de pa- trice, d’Ayn Rand en particulier, et coé- pier. La journée, dans son bureau, il re- ditrice en chef de l’important magazine luque sa secrétaire. Le soir, il espionne Chetver, haut lieu du travail de la pensée la vespasienne en bas de chez lui. Il y et de la littérature autour de l’identité en dépose aussi des croûtons de pain qu’il Europe de l’Est. Ce qui n’est pas anodin LA déguste ensuite, imbibés de fluides… Felix Austria dans des espaces géographiques et poli- Sébastien Rutés propose un honnête Sofia VESPASIENNE Andrukhovych tiques longtemps unifiés par l’empire Sébastien Rutés tableau du Paris littéraire sous l’Oc- Noir sur Blanc d’Autriche-Hongrie. Felix Austria a ce Albin Michel cupation, mélangeant figures réelles 256 p. – 20 € parfum de fin d’un monde, ce qui dé- 216 p. – 17 € (Montherlant, Gerard Heller) et per- payse avec bonheur le lecteur français, sonnages inventés. Certains aspects lequel pensera néanmoins à Zweig, Musil, Mann ou Kafka, sont bien vus, comme la propension naïve de nombreux pour le ton et les ambiances d’un roman qui se déroule en intellectuels à croire au projet allemand d’une réconciliation Galicie en 1900. C’est par le regard de l’attachante Stefania, par la culture. Le roman, hélas, est gâché par son scénario domestique d’une famille aisée, que nous avançons dans de téléfilm (rebondissements improbables, finale expédié) une histoire centrée sur la relation fusionnelle qu’elle entre- et par la psychologie sommaire des personnages. Le nom du tient avec sa maîtresse, sur fond de mémoire malmenée. Le héros, Paul-Jean Lafarge, est encore plus cliché que celui de protagoniste principal demeure pourtant ce monde dis- Pierre-Jean Lamour, le personnage d’écrivain collabo dans paru et merveilleux que fut l’Autriche heureuse. Superbe. l’aimable Monsieur Batignole, de Jugnot. Revoyez plutôt le

◆ Matthieu Baumier film. ◆ J.M. © Verdier L’Incorrect n°5 janvier 2018 95 Les Livres Recours au poème SENTIR MA BONNE GROSSE ! François Cérésa n’a jamais écrit de très bons Par Gwen Garnier-Duguy livres. Il y eut pourtant dans certains une dou- ceur mélancolique qui pouvait toucher, quoique le style n’ait jamais été son fort. Dans ce der- Au revers nier roman, il n’y en pas, et il se vautre égale- ment dans l’absence de sujet et l’absence de goût. Il remplit des pages de noms d’acteurs, de du progrès cinéastes, de romanciers. Il évoque la décrépi- L’UNE ET tude du corps féminin et la sexualité avec une LA VENUE ◆ Robert Marteau ◆ Champ Vallon ◆ 192 p. – 16 € L’AU TR E semblable indélicatesse ; avec une même gros- François Cérésa sièreté confinant au ridicule. Quand le narra- Le Rocher teur, lassé de sa femme Mélinda, éditrice sur le 224 p. – 17€ retour – « une murène » – retrouve soudain la jeune Mélinda qu’il a connue et aimée, c’est « le feu d’artifice ». Lyrique, l’écrivain nous peint le tableau : « Quand elle m’a susurré à l’oreille : « je la sens, ta bonne grosse », j’ai vu la vie en rose. » Cérésa a trouvé son leitmotiv. Quelques pages plus loin, Mélinda recommence : « Mets-la, ta bonne grosse. » Pour qui se targue d’aimer Proust, Godard et Fellini, c’est un peu mince… ◆ Matthieu Falcone

Film LES HEURES SOMBRES (2H05) ◆ De Joe Wright Robert Marteau, né en 1925, a traversé le siècle Avec Gary Oldman, Kristin Scott Thomas et Lily James En salle le 3 janvier 2018 dernier en marchant, avec la discrétion du veilleur attentif à capter, au-delà des bruits des bombes, le timbre imperceptible du poème. De cette marche en sentiers battus au revers du progrès, il ramena une parole fidèle à ce qu’il avait entendu : un journal, sous forme de sonnets, écrit au rythme de ses pas. Aux convulsions du monde extérieur, le poète se rend disponible au chant de la muse invisible. Dans l’assourdissement général, il sait que le poème de- meure, ayant replié ses signes dans la Nature, ca- pable, encore, de préserver l’essentiel. Sa création est au cœur de la Création : son écho primordial. Ainsi que le dit le titre de ce recueil posthume, le poète Nommé d’urgence au poste de Premier Ministre du Royaume- marche à la rencontre de La Venue, celle du poème, Uni en mai 1940, Winston Churchill doit faire face à la menace lorsque celui-ci consent à laisser entrevoir ses pans de l’invasion nazie, au rapatriement des soldats britanniques sacrés. piégés à Dunkerque, et aux trahisons de son propre camp. S’il existe un seul genre au cinéma où le film repose avant tout sur « Les bêtes dans le ciel parcourent des prairies / dont la performance d’un acteur c’est bien celui du biopic. Certes, nous voyons des fleurs s’épanouir la nuit / Dans l’herbe le film de Joe Wright n’en est pas un à proprement parler, car perpétuellement renaissante / Car nous qui sommes là il se concentre sur une très courte période de la vie de Chur- jetés, nous voyageons / Hors des limites où la pesanteur chill, mais en présentant un personnage aussi connu et aussi nous contraint / Et le Christ sur la croix est venu nous monstrueux, il ne faut décidément pas se tromper d’acteur : pari gagné avec Gary Oldman, littéralement extraordinaire. Sa redire / Ce que devient parmi nous l’amour qui meut voix, ses yeux, sa posture, ses mouvements, donnent vie à la tout. / J’entends le rouge-gorge à côté qui salue / Le perfection au dirigeant britannique. La première partie, ryth- soleil obéissant à plus haut que lui, / Restituant le chant mée et servie par une magnifique photographie, nous plonge puis le puisant encore / À la source qui jaillit symboli- au cœur du Parlement, comme lors de ce plan d’ouverture exé- quement / En toute vérité, hors lieu, jamais créée, / Ou- cuté à merveille. Joe Wright s’amuse dans ce huis-clos, alterne verte à tous, brillante au milieu du buisson / D’épines, efficacement les plans séquences et les plans fixes pour mieux étanchant la soif de l’assoiffé. » servir le verbe, unique arme du combat dans cette guerre poli- tique. Malheureusement, le film s’essouffle dans la deuxième Certains pratiquent le yoga. D’autres liront le poète partie, quand il se vautre dans un certain nombre de facilités.

© Universal Pictures International © Universal Pictures France Marteau. ◆ Dommage. ◆ Arthur de Watrigant 96 L’Incorrect n°5 janvier 2018 Culture Musique Musique REGAIN Gaël Faure Silver Lining Music – 15,99 € Jive-Epic – 15,99 €

Dans le metal, une malédiction récente Le nouvel album de Gaël Faure est un afflige des groupes à la discographie jusque avant-goût de printemps en plein hiver. là impeccable ou quasi, qui les fait soudain Relevant la gageure de se montrer lumi- produire un album indigne. Iron Maiden neux sans sombrer dans le mièvre, le avec Virtual XI, ou, peu après, , et jeune chanteur propose une musique à la son désespérant St Anger. Morbid Angel a connu récemment les simplicité raffinée, lucide, touchante. Sans doute parce que sa mêmes déboires avec son opus précédent. Ce nouvel album stu- sérénité relève de l’éclaircie, qu’elle émerge d’un bain mélan- dio, Kingdoms Disdained, semble donc une session de rattrapage colique, qu’elle tient à la reprise de souffle après l’épreuve, et destinée à se faire pardonner le grotesque . nullement d’une placidité naïve. « Regain », titre gionesque Retour violent aux sources du , sans fioritures, pour un retour à la terre, à la chair, à la voix pure, pour la culture agressif et puissant, cet album n’a pas vocation à réinventer le d’une esthétique intimiste et authentique après saturation genre, et pour cause ; MA c’est presque, à lui seul, le Death dans des réseaux sociaux. La décroissance a trouvé une expression ce qu’il a de plus grand : malsain, incantatoire, éblouissant de pop idoine, mais, tour paradoxal, Gaël Faure intègre dans son technicité. Seul regret, l’absence de , un des rares disque également des instrus électro ciselées qui participent chanteurs du style capable de subtilité vocale dans un registre de ce revival New Wave marquant les groupes français actuels souvent limité à l’éructation gutturale, grâce auquel Kingdoms (Grand Blanc, Agar Agar), et cette ambiguïté, qui lui donne des Disdained n’aurait pas été seulement un des meilleurs albums airs de Dominique A. léger, caractérise le meilleur de Regain, récents de Death Metal, mais, peut-être, un futur classique du quand les facilités anglophones constituent ses rares faiblesses. genre… ◆ Charles de Harlotte-Chomi Un vrai charme. ◆ R.S.

Film Film IN THE FADE (1H46) LAST FLAG FLYING (2H04) ◆ De Richard Linklater De Fatih Akin ◆ Avec Diane Kruger, Katja Sekerci Avec Steve Carrel, Bryan Cranston et Laurence Fishburne En salle le 17 janvier 2018 En salle le 17 janvier 2018

La vie de Katja s’effondre après que son mari et son fils ont Larry, un ancien médecin de la Navy, retrouve Sal Nea- été tués dans un attentat à la bombe. Après le deuil, viendra le lon, un gérant de bar, et le révérend Richard Mueller, temps de la vengeance… Fatih Akin s’est donné une mission : deux anciens du Vietnam qu’il n’avait plus revus de- dénoncer la montée du néo-nazisme en Allemagne. « Person- puis trente ans, pour leur demander de l’accompagner nellement je n’en peux plus. Parce que les nazis en Allemagne, c’est aujourd’hui qu’on les trouve », explique-t-il. Après tout, pour- aux funérailles de son fils mort en Irak. AvecLast Flag quoi pas ? On peut reconnaitre une certaine audace au réali- Flying, Richard Linklater (Before Sunset) offre un petit sateur allemand de traiter, à l’heure du terrorisme islamique, road movie comme le cinéma indépendant américain des attentats néo-nazis en Allemagne. Encore faudrait-il traiter sait si bien faire. Porté par un trio d’acteurs magique correctement ce sujet insolite. Chez Fatih Akin, on ose tout, (Steve Carrel éblouissant dans un surprenant contre- même l’abject, comme cette longue description du légiste sur emploi), le film oscille parfaitement entre comédie les conditions de la mort de l’enfant (et non de l’adulte). Chez et tragédie. La caméra de Linklater, toute en justesse, Fatih Akin, les avocats de la défense ont des trognes d’agents de ne nous laisse pas en simple spectateur, au contraire, la Gestapo et le mal triomphe toujours de la justice. Chez Fatih Akin, il pleut tellement pendant que vous essayez de faire votre mais nous convie à faire un bout de chemin avec ces deuil, qu’en plus d’être dépressif, vous attrapez la grippe. Enfin, trois blessés de la vie. Si le film pèche par quelques chez Fatih Akin, la seule porte de sortie est la loi du talion sous longueurs, il n’en reste pas moins délicat, émouvant, et

un ciel azur. À chier… ◆ A.W. d’une délicieuse insolence. ◆ A.W. FilmExport SMPSP / Metropolitan Timpen, Ent. - Gordon Bros. © Warner L’Incorrect n°5 janvier 2018 97 Culture

Monsieur Cinéma

Par Arthur de Watrigant

3 Billboards un grand film de droite Après des mois sans que l’enquête sur la mort de sa fille, violée et laissée à l’agonie, ait avancé, Mildred Hayes prend les choses en main, affichant un message controversé visant le très respecté chef de la police sur trois grands panneaux à l’entrée de leur ville. Brillant.

Billboards est un film éminemment politique. le passé et les conséquences de ses actes, moralement très Sans doute nos chargés de conscience y verront- discutable. ils une « violente charge contre l’Amérique de Le cinéaste aime les ruptures de ton. Jamais gratuites, elles Trump » ou une dénonciation visionnaire « du nuancent le propos, mais aussi ébranlent nos certitudes. Il 3 mâle blanc beauf au cerveau de phallus ». Il joue avec l’illusion de l’image, poussant le spectateur à aller s’agit, au contraire, d’une définition anthropologique bien au-delà des apparences, comme dans cette sublime scène de éloignée de ces lieux communs bien-pensants. Dès les pre- confrontation entre Mildred et Willoughby, le chef de la po- mières minutes du film, Martin McDo- lice, filmée comme un match de boxe nagh expose, en bon dramaturge qu’il MAIS CE POSTULAT DE inégal. La tension est à son comble, est, les fondamentaux de son histoire : DÉPART, AUSSI RECTILIGNE Mildred tourne autour de son adver- une mère courage, un chef de police QUE LA ROUTE BORDÉE PAR saire, l’assaille d’uppercuts verbaux ; inepte, un adjoint raciste et une po- CES FAMEUX « PANNEAUX déjà vaincu, Willoughby encaisse en pulation égoïste. Mais ce postulat de DE LA VENGEANCE », VA silence ; puis soudain, le shérif tousse, départ, aussi rectiligne que la route RAPIDEMENT BIFURQUER TOUT crache du sang sur son assaillant, et la AZIMUT, PRIVANT AUTANT LE bordée par ces fameux « panneaux de fureur se mue alors en une déchirante SPECTATEUR DE SON CONFORT la vengeance », va rapidement bifur- compassion. Toujours sur une ligne de MORAL QUE DE SES REPÈRES crête, le film, comme les personnages quer tout azimut, privant autant le CINÉMATOGRAPHIQUES. spectateur de son confort moral que qu’il présente, est une poudrière de de ses repères cinématographiques. rage et d’émotion parvenant à faire alterner avec maestria comédie noire et drame, absurde, rire On le sait depuis Bons baisers de Bruges, Martin McDonagh et violence. aime opérer dans le bizarre. Il oscille entre comédie et tra- gédie, teinte son cinéma d’ambiances baroques et maîtrise Si, comme l’écrivait Chantal Delsol dans L’Incorrect, « être de droite, c’est croire, comme Aristote ou comme l’Europe aussi bien l’humour british que le crépusculaire de Pec- chrétienne, que l’homme entretient dans sa fibre le mal avec le kinpah. Avec 3 Billboards, le réalisateur britannique monte bien », alors 3 Billboards est un film ér solument de droite. encore d’une marche, parce qu’il parvient à mettre son sa- Le noir et blanc n’est qu’une imposture ; seule compte voir-faire au service d’un vrai sujet : la nature humaine. Le l’exploration de la zone grise, laquelle reste néanmoins tou- film ’s ouvre sur Mildred Hayes (Frances McDormand, aussi jours éclairée par l’espérance. ◆ éblouissante que dans Fargo des frères Coen), bandana aux cheveux et salopette virile, dévastée par le meurtre de sa fille, dont les circonstances ’n ont jamais été éclaircies. Par 3 BILLBOARDS, LES PANNEAUX un cadrage serré, McDonagh rend la douleur palpable, saisit DE LA VENGEANCE (1H56 MIN) De Martin McDonagh les gestes brutaux et le visage de son héroïne, enlaidie par Avec Frances McDormand, Woody la douleur. Ce qui semblait une évidence, le bien-fondé de Harrelson, Sam Rockwell

© Léa Frct pour L’Incorrect / © Pathé Distribution - Julien Panié pour L’Incorrect © Léa Frct cette vengeance, devient par le comportement de la victime, En salle le 17 janvier 2018 98 L’Incorrect n°5 janvier 2018

Traité de la vie élégante

Par Frédéric Rouvillois Écrivain et juriste Du dandysme et des gilets

écidément, cette ligne 63 est sans conteste identité. Tout ce dont on ne veut plus entendre parler, la plus chic de Paris, se dit E. en voyant en somme. Mais le dandysme, poursuivit E., n’est pas monter dans le bus, à Sèvres-Babylone, un exclusivement dans la mélancolie. Il est aussi, et même monsieur entre deux âges élégamment vêtu surtout, dans la revendication joyeuse de cette singula- D d’un costume sombre éclairé d’un gilet en rité que l’on prétend gommer dans les rapports sociaux tweed vert mousse. Plus que jamais, et y compris dans comme dans les vêtements. Et sur ce plan, le gilet consti- les transports en commun, le gilet reste la marque du tue une arme de premier ordre. À vrai dire, il n’est pas que dandy, songea E., après avoir rapidement détaillé le nou- cela : s’il a revêtu les torses masculins sans interruption veau venu. D’un côté, il a quelque chose du règne de Louis XV à celui de Georges de mélancolique, le port du gilet n’étant « LE GILET Pompidou, c’est également parce qu’il pas sans rappeler une identité malheu- CORSETAIT LES s’avère pratique et confortable, chaud en reuse, comme dirait l’autre. Un temps GENS ! », ACCUSENT hiver, frais en été, et assorti de poches où perdu. Celui où chacun, ou peu s’en faut, SES DÉTRACTEURS. en portait un par-dessus sa chemise, que EN FAIT, AU MÊME on peut fourrer tout une série de petits l’on considérait encore comme un sous- TITRE QUE LE objets indispensables à l’existence, clés, vêtement, et où il n’était pas question de VOUVOIEMENT ET coupe-cigares, bourre pipe, briquet, sortir sans être dûment ganté, botté, cra- LES CODES DE LA piécettes, etc. Cependant, ce qu’il a tou- vaté et gileté, comme le soulignait Bal- CIVILITÉ, IL CRÉE jours été, et ce qu’il est désormais sur- zac dans ses articles de La Mode. Mais UNE DISTANCE, tout, depuis la disparition corps et biens voilà, tout change, et le gilet, comme les TRACE UNE LIMITE du costume trois pièces, c’est un moyen gants, le chapeau et bientôt la cravate, ET MARQUE UNE de se distinguer. De sortir du troupeau, est de nos jours un accessoire oublié, IDENTITÉ. comme les romantiques en gilet rouge emporté par la vague du cool, le tsunami de la bataille d’Hernani, comme Barbey du casual, l’impératif catégorique de la d’Aurevilly gileté de mauve et d’or, comme le falstaffien détente à tout prix, qui fait croire que pour être heureux et tonitruant Gareth de Quatre mariages et un enterrement et moderne, il faut se débarrasser de toutes ces vieilleries. (1994). Le gilet est l’étendard de la liberté, en ce qu’il Et que l’on doit, pour les mêmes raisons, faire disparaître permet de faire comprendre, par ce que l’on porte sur le le vouvoiement et les marques traditionnelles de la poli- ventre, que l’on n’a nulle intention de se fondre dans la tesse, comme dans les start-ups de la Silicon Valley où de jeunes patrons milliardaires en baskets tutoient et ap- masse. Même lorsque l’on prend le bus. pellent par leur prénom des employés quadragénaires en Lorsque le monsieur élégant descendit, E. constata baskets qu’ils ont décidé de mettre à la porte. « Le gilet avec soulagement que celui-ci avait bien laissé ouvert le corsetait les gens ! », accusent ses détracteurs. En fait, au tout dernier bouton du gilet, comme c’est la règle depuis même titre que le vouvoiement et les codes de la civi- que le prince de Galles en a imposé l’usage vers la fin du © Léa Frct pour L’Incorrect © Léa Frct lité, il crée une distance, trace une limite et marque une XIXe siècle. On est élégant ou on ne l’est pas. ◆ ABONNEZ-VOUS !

111 NUMÉROS AN + 11 NUMÉROS FORMAT NUMÉRIQUE + ACCÈS ILLIMITÉ À NOTRE SITE INTERNET

652 ANS€ : 115 €

OU 1 AN 11 NUMÉROS FORMAT NUMÉRIQUE 45 € + ACCÈS ILLIMITÉ À NOTRE SITE INTERNET 2 ANS : 80 €

POUR VOUS ABONNER, C’EST AUSSI SUR : LINCORRECT.ORG

Bulletin à remplir et à envoyer à L’Incorrect — Service Abonnement 28, rue Saint-Lazare 75009 Paris accompagné de votre chèque à l’ordre de L’Incorrect

Nom ______Prénom ______

Adresse ______

Code postal ______Ville ______

Pays ______Téléphone ______

Courriel ______@______Faites-le taire !

En application de la loi Informatique et libertés, les coordonnées demandées ci-dessus sont nécessaires à l'enregistrement de votre commande. Celles-ci peuvent être communiquées à nos partenaires à des fins de prosprection. Vous disposez d'un droit d'accès et de rectification en vous adressant à L'Incorrect, 28, rue Saint-Lazare 75009 Paris. Culture ◆ Politique ◆ Débat ◆ Société ◆ Monde