LE MENTEUR DE MARSEILLE ? Du même auteur :

La Guerre des casinos (Belfond, 1992). Philippe Belin

LE MENTEUR DE MARSEILLE ?

JJACQUES A C Q U E S CRANCHER 98. RUE DE VAUGIRARD 15006. PARIS ISBN 2-733904-82-5

© 1995, by Jacques Grancher, Éditeur Paris.

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(« Le gland et la citrouille », Jean de la Fontaine)

Première partie L'ENQUETE

I VENDREDI 13

- Tapie ne fera rien contre moi, vous ne croyez pas? Jean-Pierre Bernès regarde le paysage défiler par la fenêtre de ma voiture. La banlieue est mouillée d'une pluie fine. Nous sommes le vendredi 13 janvier 1995. Je le raccompa- gne à l'aéroport d'Orly tandis que la nuit tombe comme le rideau d'un théâtre. - Tapie se demande comment Collard va organiser votre défense. J'imagine qu'il prépare sa stratégie en fonction de ce que vous avez décidé de dire. - De toute façon c'est moi qui possède les cartes maîtres- ses et ça Bernard le sait ! Il ne peut pas m'attaquer, je vous assure il ne peut rien faire ! Il sera obligé de reconnaître mon innocence. S'il me charge, je l'expose à mon tour. - Le premier qui allume la mèche sait à l'avance que tout prendra feu? - Exactement ça ! Sur ce terrain j'ai l'avantage : si je n'al- lume pas, ils n'oseront pas trop m'attaquer et je dois pouvoir bénéficier d'une position d'observateur pendant les premiers jours du procès. - Ne vous faites pas trop d'illusions, vous ne pourrez revenir sur vos premières déclarations. Je pense qu'en res- tant sur la défensive, vous vous exposez à des ennuis. - Non, Tapie aussi doit sauver sa tête. C'est pour ça que je serai mis hors de cause. Celui qui peut se faire le plus de soucis c'est Jean-Jacques Eydelie, pas Bernard ! » Bernard ! Bernès l'appelle «Tapie» lorsqu'un voile har- gneux recouvre son regard. Quand il prononce son pré- nom, et seulement à cette occasion, il se remémore sans doute les moments d'éternité qu'il a connus à ses côtés ; ses yeux brillent alors d'un éclat étrange. Tapie a représenté et représente toujours pour Bernès un idéal. Il fut son homme de confiance, son bras droit, presque... un frère. Tapie a-t-il profité de l'admiration que lui vouait Bernès ? Bernès a été l'ami et le confident d'un des hommes les plus puissants de . Tapie ne manquait jamais, par exemple, de l'inviter aux fêtes données pour le tout-Paris dans son hôtel particulier, de lui souhaiter son anniversaire le jour exact avec des mots emplis d'affection, joints à des promesses d'amitié à vie. Tapie a su charmer également l'entourage de Bernès et no- tamment sa compagne. Le reste de la famille partage cette affection quasi idolâtre et tout ce petit monde, inconditionnel de l'homme d'affaires, ne souhaite qu'une seule chose, pendant la période glorieuse, voir « Bernard» devenir un jour président de la République.

Orly approche. Comment interpréter la réponse étrange de Bernès à une question que je risque à tout hasard : - Votre dépression provient de l'affaire ou de Tapie ? - De Tapie. Lorsque je suis sorti de prison je suis allé directement le rejoindre sur le «Phocéa». Il y avait plu- sieurs personnes qui m'attendaient... Quand j'arrive tout le monde m'embrasse, je tombe dans les bras des uns et des autres, je vous passe les détails. A peine arrivé, on m'explique qu'il faut mettre au point une défense implacable. Moi je suis encore sous le choc, je ne sais pas où j'habite, mais je continue à faire confiance à Tapie. On m'assoit, on me prend la main et on me dit : « Signe là c'est la seule solution ! » Je signe. C'était ma démission. Auparavant on fera signer à ma femme un faux témoignage. - Et vous avez accepté ! ? - Bien sûr que j'ai accepté, je n'étais pas dans mon état normal, je n'y comprenais rien mais comme Tapie ne m'avait jamais lâché je me suis dit qu'il agissait dans nos intérêts communs. - En avez-vous parlé au juge? - Il n'avait qu'à venir m'entendre sur Marseille ! »

Alors que Bernès se trouvait dans un hôpital psychiatrique pour soigner sa dépression, il écrit sur les conseils de son avocat au juge Beffy. Cette lettre ne sera pas suivie d'effet.

Je décide de rompre le silence qui s'est installé dans la voiture : - Est-il envisageable qu'avant le procès Tapie tente de vous contacter ? - C'est possible...» C'est possible en effet mais Tapie ne peut pas, en réalité, risquer une telle opération à moins de le faire dans le dos de l'avocat de Bernès. Ce dernier me coupe dans mes pensées : - La pression monte de plus en plus, c'est vraiment din- gue. - C'est supportable ou pas ? - Mais je suis solide ! Rappelez-vous de la confrontation dans le bureau du juge à Valenciennes. Juste avant la fin de la confrontation j'ai croisé aux toilettes l'un des avocats de la partie adverse, il m'a dit : «Vous êtes très fort!» - Et face à Tapie, vous pensez tenir le coup? - Vous ne me connaissez pas bien ! » Peut-être. Mais j'imagine déjà les deux hommes se toiser droit dans les yeux pendant le procès, et je ne suis pas sûr que Tapie ne prenne l'ascendant. Bernès a beau arguer alen- tour de sa pugnacité retrouvée, il donne l'impression surtout de s'en convaincre lui-même. - Je vais m'en sortir, vous ne croyez pas ? Il a besoin d'être rassuré, une nouvelle fois. - Car je dois être relaxé ! D'abord parce qu'on s'est servi de moi et que je le prouverai. Ensuite c'est la seule décision de justice qui puisse me permettre de retourner au football. Avec une relaxe, la radiation à vie que m'a infligée la fédéra- tion saute immédiatement. Je veux retourner au football ! - Et si vous obtenez la relaxe, qui sera condamné ? - Eydelie, il n'a cessé de mentir. - Et Tapie ? - Complicité de corruption. » Nous arrivons à l'aéroport. Bernès est à l'heure. - Vous m'appelez ce week-end? me lance-t-il. – Bien sûr! Une dernière chose... Comment ça se passe lorsque les gens vous reconnaissent? - C'est terrible. Il y a ceux qui n'arrêtent pas de vous dévisager, ceux qui se retournent sur votre passage avec mépris. Et puis vous en avez certains qui glissent un mot gentil, qui vous font oublier les autres. » Il s'éloigne. Déjà deux personnes se retournent et s'arrê- tent en parlant à voix basse. Regardent-elles un coupable ou un innocent? 2. LES RÉVÉLATIONS IMPOSSIBLES

Lorsque l'on enquête sur une affaire comme celle qui nous préoccupe, on se retrouve souvent bloqué pour une raison ou pour une autre. Un président de club vous donne une information mais vous interdit de citer son nom. Un journa- liste vous certifie que tel joueur a touché de l'argent pour provoquer un penalty pendant un match mais si vous en parlez, la carrière de ce dernier est terminée. Un avocat vous confie un élément important du dossier mais, impos- sible de le publier, car cela ferait du tort à son client. Et ne parlons pas des bruits et des rumeurs qui parfois vous met- tent sur une bonne piste. Alors que faire pour vous faire partager ces informations? Eh bien nous allons imaginer un personnage. Le témoin idéal, un homme qui baigne dans le milieu du football et qui colporte les informations, les enquêtes de police et les confidences des uns et des autres, sans oublier de transmettre ces fameuses rumeurs qui empoisonnent la vie quotidienne des salariés du football. Appelons cet indicateur Monsieur Emile. Ce monsieur est avocat de formation, mais il fut joueur professionnel puis entraîneur et enfin président de club. Il exerça même à un moment le métier de journaliste. Cet homme pourrait, c'est vrai, ne représenter que des ragots colportés par ceux qui veulent nuire au football en général et à Tapie en particulier. Cependant le lecteur est en droit de savoir ce qui se dit sur les affaires du ballon rond. Si Monsieur Emile n'existe pas dans la réalité, il n'en demeure pas moins qu'il sait de quoi il parle. Précisons à toutes fins utiles que Monsieur Emile répond à nos questions après avoir rencontré deux magistrats, deux présidents de clubs, quatre joueurs, six avocats, deux poli- ciers et cinq journalistes.

- Monsieur Emile, Tapie savait-il avant de prendre la présidence de l'OM que certaines choses n'étaient pas très claires dans le football ? - On s'est vite chargé de le lui faire savoir. Il s'est de plus entouré de personnalités qui connaissaient parfaitement le milieu. - Avant Tapie, le football était-il plus ou moins gangrené qu'aujourd'hui? - Au niveau des coupes d'Europe, il est indéniable que des matchs avaient déjà été achetés, on n'avait pas attendu Tapie. - C'est si facile d'acheter un match de coupe d'Europe ? - On peut agir à différents niveaux. - Lesquels? - D'abord sur les arbitres. Beaucoup sont incorruptibles mais les noms de ceux qui ne le sont pas sont connus. Il n'est pas forcément nécessaire de leur glisser une enveloppe avant le match. Vous leur louez une grande chambre dans un palace, vous y mettez une superbe call-girl, et vous faites savoir à l'arbitre qu'il peut se rendre dans les boutiques les plus chics de la ville. La fille qui l'accompagne est chargée de régler tous ses achats. - Et ça marche ? - Bien sûr ! Des arbitres n'ont pas hésité à dénoncer ces pratiques mais on les a cassés ! - Il a dû arriver que des arbitres refusent d'être corrompus et dénoncent les dirigeants ? - C'est arrivé, mais lorsqu'un arbitre refusait, il commen- çait par ne pas accepter la chambre dans le palace. Dans ce cas il suffisait de jouer à l'idiot en affirmant que l'on désirait simplement bien traiter l'arbitre. L'affaire s'arrêtait là ! - Autre moyen ? - Une enveloppe pour l'arbitre. C'est beaucoup plus risqué mais il arrive que cela se fasse. - Un exemple ? - Une simple rumeur, mais qui a été lourde de consé- quence pour l'affaire dont vous parlez. Lors de la demi- finale de coupe d'Europe en 1990, Marseille est éliminée par Benfica sur un but de la main. Tapie a été averti que l'arbitre a peut-être été acheté. Marseille ce soir-là n'a pas perdu à la régulière. Ce résultat tronqué aura beaucoup d'influence sur l'attitude que décidera d'adopter Tapie par la suite. Ce sont des pratiques qui ont déjà été dénoncées officiellement. - Par qui ? - Didier Couécou par exemple, qui a été le directeur gé- néral des Girondins de . Il a expliqué dès 1990 qu'avant des matchs importants des espèces étaient retirées et amenées sur le bureau de son président. Des sommes pouvant atteindre jusqu'à 450.000 F lors des matchs capi- taux. Couécou a affirmé que cet argent allait directement aux arbitres. Claude Bez, son président, n'a d'ailleurs jamais caché que certaines fois il avait été obligé de payer des « putes » aux arbitres. C'était son langage ! - Autre moyen employé pour acheter un match ? - Une entente directe entre les clubs. En fin de saison, en France, les équipes qui risquent de descendre en division inférieure n'hésiteraient pas à payer les équipes qu'elles ren- contrent et qui ne risquent plus rien car elles sont assurées ne pas descendre. Les joueurs peuvent aussi s'arranger entre eux. - Comment ? - Raymond Goethals, l'ancien entraîneur de Marseille, connaît très bien ce système. En 1982, il entraînait le Stan- dard de Liège. Goethals a demandé à ses joueurs de verser leurs primes de match à leurs adversaires afin que ceux-ci ne jouent pas trop durement. Le Standard devait disputer un match important de coupe d'Europe quelques jours après. Goethals a été pris en flagrant délit et radié de la Fédération belge. Onze ans après, nous retrouvons le même principe à quelques détails près dans le match Marseille-Valenciennes. - Quel intérêt pour un club d'acheter un match quand il a de grandes chances de le gagner? - Prenez par exemple un quart de finale de coupe d'Eu- rope que vous devez disputer contre les Russes. On sait que ceux-ci sont assez faciles à acheter, c'est la réputation qu'ils traînent. Vous ne payez pas et vous êtes battu ! Les Russes vont en demi-finale. L'équipe qui les rencontre ne va pas se gêner, elle, pour débourser l'argent et pour aller sans effort directement en finale ! Si ce n'est pas vous qui « banquez », vos adversaires s'en chargent, un véritable cercle vicieux ! - En fait, acheter un match, est-ce facile? - Beaucoup plus que s'offrir un arbitre. Prenez une équipe que vous rencontrez avec un bon joueur en fin de contrat. Vous dites aux dirigeants avant la rencontre : « Votre joueur m'intéresse, à combien le faites-vous ? » On vous répond : « 20 millions de francs ! » « Ce n'est pas trop cher si je passe le prochain tour car une partie de la recette me paiera un peu du transfert de ce joueur, en revanche si je perds contre vous ce n'est pas sérieux de ma part d'investir autant. Je vous le prends quinze millions quel que soit le résultat. Cette somme je peux la mettre». Et là, oh surprise, l'hameçon a croché et l'on vous répond : «Il est à vous pour 21 millions ! - Mais je viens de vous dire !... - Que cette somme n'était pas sérieuse si vous perdiez, mais vous allez gagner...» Et c'est ainsi que peut se conclure un marché sans que personne ne s'aperçoive de rien. Les chiffres que je vous donne sont fantaisistes mais la pratique est bien réelle. On peut s'adresser aussi directement à un joueur de l'équipe adverse en lui proposant un très bon transfert à condition qu'il joue très mal contre vous. Marseille a peut-être utilisé cette méthode. - A quelle occasion ? - Toujours en 1990. Le 28 Avril. Les Marseillais devaient rencontrer Saint-Etienne en championnat de France, un match très important pour le titre. Les dirigeants de l'OM auraient contacté quelques jours avant un joueur en lui promettant un très juteux transfert, à condition qu'il lève le pied. - Et il a accepté ? - Possible, puisqu'il est apparu que le jour du match ce joueur a touché une somme de 500.000 F et qu'il se retrouva bien dans l'effectif marseillais quelque temps après. - Qui s'est occupé de le contacter? - Bernès, paraît-il, sur ordre de Tapie. - On a des preuves ? - Claude Bez avait réussi à se procurer un enregistrement téléphonique d'une conversation entre Tapie et Bernès où l'homme d'affaires expliquait à son directeur comment pro- céder avec ce joueur. Tapie a toujours affirmé que cet enre- gistrement était, d'une part truqué, et d'autre part illégal. - Christophe Robert a parlé sur TF1 d'un autre match acheté avec Nantes, de quoi s'agissait-il ? - C'était le même jour que le match contre Saint-Etienne. Si Marseille gagnait, il fallait également que Nantes l'em- porte contre Bordeaux pour que les joueurs de la Canebière soient assurés du titre. - Difficile pour Marseille d'intervenir ! - A l'époque du match, des dirigeants ont été entendus sur cette affaire, et la police possède une description assez pré- cise du système mis en place. - Pas très sympa pour Bordeaux... - Je crois que ce jour-là, s'il l'avait eu en face de lui Claude Bez aurait tué Tapie. - Pourtant en coupe d'Europe, Bez n'a pas hésité à ache- ter des arbitres - si l'on en croit Didier Couécou ? - En coupe d'Europe certainement, et la liste est longue. - Contre quelles équipes Bordeaux aurait-il « arrosé » les arbitres, les joueurs ou les dirigeants? - Bilbao, Bucarest, Dniepropetrosk, Turin, Naples, Leip- zig, Moscou et Istamboul. - Pourquoi ? - Parce que la police a découvert que ce sont contre ces équipes que de l'argent liquide a été sorti avant les matchs pour régler des « frais imprévus ». - D'autres doutes concernant des matchs arrangés ? - Oui des histoires du même genre ont filtré, puis ont été étouffées. Quatre matchs pour la saison 89/90. - Pour en revenir à la coupe d'Europe, Marseille mérite-t- il son titre de champion ? - Avant la finale contre Milan, l'O.M. a peut-être acheté deux matchs. - Lesquels ? - Contre les Belges de Bruges et contre les Russes de Moscou. - Comment le prouver? - Avant la rencontre contre les Belges, quelques journalis- tes français savaient que le match était gagné d'avance pour Marseille. L'un de ces journalistes travaille au «Monde». En ce qui concerne Moscou l'entraîneur a parlé, ses propos ont été relayés par le journal «L'Equipe» mais encore une fois cette affaire a été étouffée de justesse. Il restera donc un doute concernant le résultat de ces deux rencontres. - Beaucoup d'investigations ont été effectuées concernant l', les policiers ont-ils trouvé des choses intéressantes ? - Oui, en particulier des contrats de prêts qui étaient consentis aux joueurs et qui ont «interpellé» les policiers. Interrogé, Bernès avait été dans un premier temps obligé de reconnaître que ces contrats de prêts n'étaient que l'habillage juridique de primes occultes convenues entre les joueurs et l'OM. Il avait déclaré qu'il ne savait pas qui, à l'OM, avait mis en place ce système. Par la suite il s'est rétracté. - Vous avez des exemples précis ? - Plusieurs. En juin 86 un prêt de 2.400.000 marks fut accordé à Karl Heinz Forster. Un contrat signé par . Le même jour un avenant à ce contrat était signé, il prévoyait une possibilité de prolongation et une indemnité de résiliation pour un montant équivalent au prêt consenti ! C'est ce qui a été fait le 29 mai 90 puisque Bernès et Forster concluaient un accord de compensation entre le prêt initial et l'indemnité de résiliation. Autre exemple avec Philippe Vercruysse. Il avait signé avec l'OM un contrat de prêt pour 3.060.000 F. C'était en 1988. Son contrat sera résilié en 91 moyennant le versement par le club d'une indemnité d'un montant équivalent au montant du prêt initial. Vercruysse a reconnu savoir qu'il n'aurait pas à rembourser les sommes qui lui étaient versées tous les deux mois. Le prêt avait bien servi à lui verser des primes. - Dans le domaine des transferts a-t-on constaté égale- ment des irrégularités ? - Oui, dans celui de Mozer. Dans les 27.500.000 F de son transfert était incluse une somme de 4.200.000 F d'honorai- res versée à une société Mercury domiciliée au Portugal. Le problème c'est que l'on a découvert un imprimé vierge à en- tête Mercury au siège de l'OM, ce qui a laissé songeurs les policiers. Pour Chris Waddle, son dossier contenait un ac- cord secret par lequel une somme de 12.800.000 F devait lui être versée par l'intermédiaire de personnes physiques ou morales ! Interrogé sur ce dossier, Bernès précisera que la somme avait été portée en fait à 16.800.000 F. A la vue des documents que lui présentaient les policiers, il reconnaissait dans un premier temps que le joueur avait perçu des primes occultes grâce à la production de fausses factures. Bernès s'est rétracté par la suite. Beaucoup d'autres irrégularités ont été constatées dans les dossiers d'autres joueurs. - Des factures douteuses ? - Plusieurs. Pour l'organisation d'un match amical, l'OM a payé près de deux millions de francs un intermédiaire grec sur un compte suisse concernant une société du Panama. L'OM prenait également des options sur d'éventuels jou- eurs, entre 400 et 500.000 F, mais les joueurs ne venaient jamais à Marseille et ces sommes étaient «perdues». Sans doute pas pour tout le monde ! On payait également 700.000 F pour des informateurs. Ce fut le cas pour un dénommé Barbosa, chargé d'obtenir des renseignements pré- cis sur le Benfica de Lisbonne. - On a parlé aussi de sommes versées pour l'organisation de matchs amicaux, matchs qui n'ont jamais eu lieu. - Tout à fait, des sommes réglées certaines fois en espèces ! Un match contre Split qui ne sera jamais joué et deux matchs contre des équipes anglaises que l'on attend toujours. - Et ce fameux match contre Valenciennes, est-ce qu'on connaîtra un jour la vérité ? - Ce n'est pas certain car les différents protagonistes pas- seront peut-être des accords avant le procès. - Dans ce cas le résultat en sera faussé ! - C'est un risque que l'on ne peut malheureusement pas écarter. » 3. UN PISTOLET SUR LA TEMPE

Retour en arrière. Octobre 94. Je dois descendre à Mar- seille pour réaliser une interview de Bernès pour la télévision. Depuis trois semaines je tente d'obtenir une entrevue, et Bernès comme Collard reportent sans cesse le jour de l'enre- gistrement. A chaque fois que nous convenons d'une date, l'entretien s'annule quelques heures avant, alors que tous les billets de l'équipe de tournage ont été réservés. Trois fois de suite, ce manège ! Je finis par renoncer. J'essaie néanmoins d'obtenir un reportage plus long sur l'ancien directeur de l'OM, en guise de compensation. En fait, Gilbert Collard et Jean-Pierre Bernès vont alors me proposer une chose incroyable. L'avocat en personne m'ap- pelle un soir chez moi pour m'en avertir : - Nous avons pensé que vous pourriez nous accompagner au procès. - J'avais prévu d'y aller, vous savez ! - Bien entendu, mais ce que nous vous proposons, c'est de venir dans l'hôtel que Jean-Pierre Bernès a entièrement ré- servé. Vous serez le seul journaliste avec nous. - Je pourrais assister à toutes vos discutions, après et avant les audiences ? - Vous déjeunerez et dînerez avec nous et je vous garantis que nous jouerons une totale transparence. - Je reconnais que c'est tentant. Le seul problème est celui-ci : Bernès a-t-il décidé de dire toute la vérité ? Sinon, ce sera impossible à vivre pour vous : je deviendrai un témoin pesant. - Nous sommes encore loin du procès, d'ici là, il se sera passé bien des choses. - Pourquoi me proposez-vous cela ? - Parce que... vous le saurez.» Très sincèrement, malgré les relations cordiales que j'en- tretiens depuis longtemps avec maître Collard, je ne prends pas cette proposition très au sérieux. Les inconvénients de ma présence 24 h sur 24 me semblent beaucoup trop énor- mes pour les deux hommes. Je me trompais et la suite des événements allait le prouver. Revenons à notre histoire. En fait Bernès a finalement choisi de s'exprimer dans le journal « France-Football ». Que des confrères de la presse écrite soufflent une exclusivité fait, bien sûr, partie du jeu. Lorsque l'entretien est publié par ce magazine, on s'aper- çoit dans la seconde qui suit du vide qu'il contient. Ceci paraît étrange car « France Football » a déjà, par le passé, sorti beaucoup de documents sur l'Olympique de Marseille. En lisant attentivement cette interview, on éprouve le sentiment diffus que quelque chose n'a pas tourné rond, mais quoi ? Je contacte dans le but d'obtenir une explication le rédac- teur en chef de « France-Football », François de Montvalon. Nous sommes en Février 95. Dès le premier coup de téléphone, il se déclare prêt à me rencontrer, mais il faut que j'attende un peu. J'obtiens mon entretien avec de Montvalon le jour de son départ du jour- nal, dont il quitte en effet la rédaction en chef pour un transfert à « l'Equipe ». Lorsque j'arrive dans son bureau, la place est déjà net- toyée pour son successeur. Avant de brancher mon petit magnéto nous discutons. Il y a des rencontres et des premiè- res impressions qui ne trompent pas. Je branche le magnéto et de Montvalon parle. J'aurais pu tenter de lui demander encore plus, mais j'ai considéré que cela serait indécent. Il n'appartient qu'à lui de décider s'il doit publier un jour certaines des informations qu'il détient. J'ai le sentiment qu'il ne le fera sans doute pas de sitôt. Par dégoût. - Avant l'affaire OM-Valenciennes il y a eu d'autres matchs achetés mais vous n'en avez pas beaucoup parlé, pourquoi ? - Parce qu'on a malgré tout une haute idée de notre métier. On savait que ça se passait mais on n'avait pas de preuves. Il y a une chape de plomb sur le milieu du foot qui existe depuis des années. Je crains que dans ce milieu cette pratique ait été institutionnalisée à partir du moment où ce sport a attiré les investisseurs et que beaucoup d'argent a été brassé. On peut dire que, pour nous, spécialistes du foot, quand l'affaire VA-OM a éclaté elle ne nous est pas tombée du ciel, ce ne fut pas la surprise du siècle. Il y en a qui ont fait mine de penser au complot mais ils n'ont trompé per- sonne. - Vous avez eu peur que l'image du foot soit terni et que votre journal en pâtisse? - D'autres se sont chargés d'y penser à notre place. Lors du match, il y avait un de nos journalistes sur place. Après la rencontre, il s'est rendu dans un restaurant où se trouvaient également Christophe Robert et Burruchaga. Il n'a pas eu droit ce soir-là aux aveux des deux joueurs mais à des allu- sions. Il a eu le sentiment qu'il se tramait quelque chose mais... comme d'habitude! Le mardi suivant on en a parlé dans le journal mais ça n'a pas été plus loin. - L'habitude, donc ? - Sans doute. Nous avons alors essayé de parler avec les dirigeants et les joueurs incriminés, mais comme les autres fois il nous a semblé que personne ne voulait se livrer et que chacun gardait son secret, à l'exception d'un seul, Burru- chaga. Rentré en Argentine il a accepté de parler. On a donc publié son entretien quinze jours après le match. A partir de là on a attendu les réactions. - Et vous avez tout de même mené votre enquête? - Le seul qui nous ait vraiment orienté dans notre enquête c'est Tapie lui-même. Je crois que l'on a été plus sensibles que d'autres à la persuasion de Bernard Tapie. Il voulait absolument faire croire qu'il ne s'était rien passé. Moi j'ai toujours eu le sentiment que celui qui a réussi à se discréditer le plus dans cette affaire c'est Tapie en personne. J'ai l'im- pression aujourd'hui, surtout avec du recul, que Tapie avait les moyens de s'extraire de la mêlée et éventuellement d'exé- cuter une pirouette, c'est-à-dire d'accuser ses subordonnés, s'en laver les mains, et surtout ne pas les plonger dans la boue ! Bernard Tapie, nous le pratiquions depuis sept ans comme président de l'Olympique de Marseille. On en savait beaucoup sur sa gestion économique, sur sa gestion des hommes. On nous racontait également beaucoup de choses. Mais là, à partir du moment où, enfin, il existait des preuves matérielles ça changeait tout... Enfin les preuves matérielles, ça reste encore à prouver. - Et l'enveloppe contenant 250.000 F? - Il y aura le procès. - Qu'est-ce que vous voulez dire ? - Il y aura le procès!... Mais avec certaines preuves, et Tapie qui nous lançait sur des mauvaises pistes, on a vrai- ment eu envie de connaître la vérité. Finalement il nous a vraiment beaucoup aidés : qui a pu, par exemple, lui donner l'idée saugrenue d'aller rencontrer un soir le procureur Eric de Montgolfier? Comment un type aussi fort que lui peut-il commettre cette erreur-là? - Que pensez-vous de Tapie ? - Ce qui m'a le plus choqué dans son discours, c'est le fait d'induire que sans lui le foot n'existerait pas. Le foot existait avant lui, il existera après. J'ai le sentiment que l'on risque de s'apercevoir a posteriori qu'il a fait beaucoup de dégâts, comme il en a fait dans le vélo avant. - Les primes déguisées en prêts, les faux matchs amicaux, les fausses factures, vous étiez au courant ? - Oui, il se trouve que l'on avait de très mauvais rapports avec Tapie, puis plus de rapports du tout, très rapidement, sinon au niveau de la menace. On a eu une image anti-Tapie pour la seule raison que lorsqu'il claironnait blanc, on ne disait pas blanc obligatoirement. Il nous est arrivé d'écrire que l'on n'était pas dupes de certaines choses. A partir de là, comme par ailleurs nous entretenions des rapports cordiaux avec les joueurs de l'OM, nous avons obtenus plus d'informations, précisément parce qu'on avait coupé les ponts avec Tapie. Pour employer un langage qu'aime bien Tapie, on peut dire que nous à «France- Foot », on était au parfum ! Nous devenions les confidents de certains joueurs qu'on encourageait (en pure perte) à se livrer officiellement, chez nous, ailleurs s'ils voulaient. Rien à faire ! Mais, en tout état de cause, la réponse est oui, nous savions l'essentiel de ce que vous venez de dire. - Les malversations financières ne pouvaient pas transpa- raître parce que les joueurs étaient tenus ? - Parlons des faux prêts par exemple, c'est-à-dire de ma- nipulations dans la gestion d'un club. Tout le monde s'en foutait. Nous avons publié des documents avant l'affaire OM-Valenciennes, mais personne n'a repris nos informa- tions. Autre exemple avec Rodriguez, l'Argentin qui avait été acheté par Marseille et prêté à Toulon, eh bien, docu- ments à l'appui, nous avons prouvé que ce n'était pas l'OM qui l'avait acheté mais Bernard Tapie en personne. On a publié une lettre signée de sa main à en-tête de Bernard Tapie Finances. Il achetait un joueur comme on achète une voiture - alors que c'est interdit par la Fédération Interna- tionale -. On a publié les preuves que Rodriguez recevait une rémunération mensuelle de l'OM alors qu'il jouait à Toulon en disputant le même championnat que Marseille ! Nous en avons apporté la preuve, mais tout le monde s'en moquait. N'oublions pas une chose : à cette époque, il y avait une fascination de la presse, y compris sportive, pour Ber- nard Tapie absolument phénoménale. Il pouvait danser sur la tête, on lui pardonnait tout. - Comment expliquer qu'on ait laissé à Tapie tout le loisir de ne pas utiliser des méthodes traditionnelles de gestion, pour employer un terme neutre, aux yeux de tout le monde ? - Tapie représentait des audiences de millions de person- nes à chaque match de l'OM, pour la télévision et pour les joueurs. Pour la Ligue, chaque fois que l'OM se déplaçait quelque part l'argent rentrait dans les caisses. Cette organi- sation prend un pourcentage conséquent sur les recettes, même chose pour la Fédération. - La Ligue et la Fédération ont-elles fermé les yeux ? - Oui, elles se sont réveillées un petit peu tard... Je sais qu'aujourd'hui le discours de Noël le Graët, le président, consiste à dire: «C'est quand même nous qui avons porté l'affaire de Valenciennes devant les tribunaux ! » Il n'avait pas d'autre choix, en réalité. - Beaucoup de professionnels ne cessent d'affirmer qu'avant la finale gagnée contre Milan, l'OM aurait acheté deux matchs, l'un contre Bruges, l'autre contre Moscou. Pourquoi ne pas l'avoir sorti dans «France-Football»? - Pas de preuves concrètes. Il se trouve que l'entraîneur de Moscou et certains de ses joueurs étaient réellement prêts à parler. Pendant un intervalle de quinze jours on a failli se procurer, en outre, des documents. Et puis tout à coup, fini, il ne s'est plus rien passé. Par rapport à ce silence soudain, on peut tout imaginer. - Alors, d'après vous, Marseille mérite sa coupe d'Eu- rope ? - Je ne sais pas quoi répondre à cette question. Vraiment je ne sais pas quoi répondre. - Pourquoi ? - Nous avons passé six mois à être menacés physique- ment, pas par les Marseillais, mais par les ultras-Marseil- lais, ceux qui sont manipulés par Tapie lui-même ou par son entourage. On a tous vécu ça. Mais je répondrai à triste. Cette affaire relève d'une banale corruption portant sur 250 000 F. Dans le monde, on constate des événements beaucoup plus considérables. La deuxième clé nous montre l'affaire d'une autre ma- nière, celle d'un humoriste qui raconte cette histoire: un père demande à son fils ce qu'il veut faire plus tard. L'en- fant lui annonce qu'il veut être footballeur et le père répond : « il n'y a pas que l'argent dans la vie ». Cette anecdote donne à ce procès toute sa dimension. Je ne suis pas un praticien du football. Il m'arrive parfois de voir des jeunes gens jouer dans les villages. Je les préfère là qu'ailleurs. Comment oublier, sur cette terre de pénurie, que le sport appartient à tous, même aux plus démunis? Le sport, c'est ce qui reste quand on a plus rien. Nous som- mes, nous, des riches par rapport à d'autres. Il est intolérable que le sport soit devenu un marchepied pour l'argent et la politique. Et pourtant, Valenciennes comme Marseille étaient présidés, de droit ou de fait, par des politiques. Peut-on accepter que l'un serve à l'autre? « Il faut au peuple du pain et des jeux » disait-on dans l'Antiquité. Où se situe la différence aujourd'hui? Pour- tant, la morale dit que le sport doit être propre, et la loi qu'il est interdit de le corrompre. Ce dossier est important parce qu'il faut refuser de banaliser la corruption. L'avenir du peuple, je le trouve dans le dossier. Il a une importance - en terme de société plus qu'en terme de sport. Banaliser ce dossier, c'est banaliser la corruption. Je me dois à présent d'aborder les faits. Jean-Pierre Bernès et Jean-Jacques Eydelie ont collaboré pour corrompre, c'est maintenant établi. Peu importe que le match ait été joué normalement ou pas, car la proposition a été faite et elle a eu un résultat pratique quasi immédiat. Le problème n'est pas la corruption, c'est la participation de Bernard Tapie. « J'ai voulu intervenir mais je n'y étais pour rien » a-t-il dit. La corruption a-t-elle pu se faire sans l'OM ? Est-il contes- table que Marseille avait intérêt à soudoyer Valenciennes? Eydelie a été choisi comme intermédiaire car il connaissait les trois joueurs valenciennois. Il était «tenu» car son nou- veau contrat à l'OM n'était pas signé et il voulait jouer la finale de la coupe d'Europe. Mais Bernès, sur ce plan là, ne décide de rien. C'est un homme sous dépendance. La preuve: lorsqu'il est sorti de prison, il a eu cette phrase incroyable : « Je n'ai pas craqué ». Bernès ne pouvait rien faire sans l'accord de Tapie. Le dossier concernant la subornation de témoins nous éclaire encore plus. Bernard Tapie est intervenu cinq fois. D'abord, les 23 et 24 mai. A ces dates, il appelle les joueurs Burruchaga et Robert. N'importe quel innocent aurait pris du recul par rapport à une affaire pareille, mais pas lui. Il leur dit «si vous parlez, on va vous casser!» C'était une pression et les joueurs l'ont ressenti comme telle. Le 17 juin, il tente de convaincre Primorac de « porter le chapeau», en lui demandant d'accepter de dire qu'il a bien eu Bernès au téléphone. On s'attaque ici à quelqu'un de fragile, dont l'emploi est précaire. Quand Primorac raconte son aventure au juge, on sort alors le témoignage de Mellick. Pardonnez-moi, mais je me faisais une autre idée de la soli- darité gouvernementale. Mais vous savez le problème des hommes forts: c'est que parfois il leur manque le pouvoir de la réflexion. Moi aussi, monsieur Tapie, vous avez tenté de me convaincre, en prenant rendez-vous avec moi par l'intermé- diaire de votre avocat. J'ai accepté et je vais vous avouer pourquoi: par curiosité sociologique. Le juge Beffy était également curieux, et croyez-moi, s'il avait pu se cacher dans mon armoire pour vous entendre, il l'aurait fait. C'est lors de ce rendez-vous que vous m'avez dit que Bernès pouvait lancer des promesses mais qu'il ne pouvait les tenir. Le 25 juin, alors que l'argent a été retrouvé, vous envoyez Eydelie se présenter spontanément devant le juge. Une déci-