A. Becchi A. Rousteau-Chambon H. Sakarovitch J.

ersonnage fascinant et polymorphe, dont le « seul divertissement était de changer de travail », Philippe de La Hire (1640-1718) reste un savant relativement peu étudié. Fils du peintre Laurent P de La Hyre (1606-1656) – et destiné à une carrière artistique – , il se tourne très tôt vers les sciences avec boulimie. Ses travaux de géomé- trie le font bientôt entrer à l’Académie royale des sciences où il devient cartographe du royaume avec l’abbé Picard, s’intéresse à l’hydraulique,

à la gnomonique (l’art de tracer les cadrans solaires), à la physiologie, sciences et Entre architecture à la botanique et à l’astronomie, son sujet de publication le plus impor- tant à partir de sa nomination à l’Observatoire de Paris. Homme de sciences mais non homme de cour, sa carrière ne s’arrête pourtant pas là. Sans jamais avoir fait œuvre d’architecte, il est nommé professeur à l’Académie royale d’architecture en 1687. Il s’y montre tout aussi actif, et rédige, outre de nombreux mémoires, un Traité de coupe des pierres puis un Traité d’architecture. Peu à peu, il établit un véritable dialogue entre les deux institutions royales. Par ses travaux, et en particulier ceux concernant la mécanique des voûtes, il construit des liens profonds entre l’architecture et les sciences, à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, et joue un rôle central dans la constitution des sciences de la construction. C’est cette œuvre foisonnante que ce livre a pour ambition d’éclairer, à travers des contributions d’historiens des Philippe de La Hire sciences, d’historiens de l’architecture et d’historiens de l’art.

Philippe de La Hire Philippe de La 1640-1718 Entre architecture et sciences

39 € ISBN : 978-2-7084-0942-2 Sous la direction d’Antonio Becchi, :HSMHKI=YU^YWW: Hélène Rousteau-Chambon et Joël Sakarovitch Philippe de La Hire 1640-1718 Entre architecture et sciences

couvOK.indd 5 14/02/13 11:23 Ouvrage publié avec le soutien du Bureau de la recherche architecturale, urbaine et paysagère du ministère de la Culture et de la Communication.

Librairie de l’architecture et de la ville

Publié avec le concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication (Direction générale des patrimoines, Service de l’architecture)

Parus dans la même série (voir en annexes)

En couverture : « De la construction des ponts et des quays », 3e partie du Traité d’architecture, ms. 725. © Royal Institute of British Architects.

Philippe de La Hire, Autoportrait, pastel, Paris. © Bibliothèque de l’Observatoire.

Typographie couverture et titre : © 2009, Jean-François Porchez, ZeCraft-Typofonderie. Tous droits réservés.

ISBN : 978-2-7084-0942-2

© 2013 Éditions A. et J. Picard 82 rue Bonaparte – 75006 Paris [email protected] www.editions-picard.com

Tous droits réservés

couvOK.indd 6 14/02/13 11:23 Philippe de La Hire 1640-1718 Entre architecture et sciences

Sous la direction d’Antonio Becchi, Hélène Rousteau-Chambon et Joël Sakarovitch

couvOK.indd 7 14/02/13 11:23 Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 4

L ISTE DES AUTEURS

Antonio BECCHI, Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte (Berlin) Annie CHASSAGNE, bibliothèque de l’Institut de (honoraire) Pascal DUBOURG-GLATIGNY, CNRS/Centre Alexandre-Koyré (UMR 8560), CNRS EHESS MNHN Jean-Pierre LE GOFF, IREM Basse-Normandie (UCBN), Caen Werner OECHSLIN, Eidgenössische Technische Hochschule (ETH), Zürich (émérite) Guy PICOLET, CNRS/Centre Alexandre-Koyré (UMR 8560), CNRS EHESS MNHN Madeleine PINAULT SØRENSEN, historienne de l’art Patricia RADELET-DE GRAVE, université catholique de Louvain Hélène ROUSTEAU-CHAMBON, LUNAM, université de Nantes Joël SAKAROVITCH, École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais, laboratoire géométrie-structure-architecture Jean SOUCHAY, SYRTE, UMR 8630, CNRS-UPMC, Observatoire de Paris Luc TAMBORERO, École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais, laboratoire géométrie-structure-architecture, et Association des Compagnons du devoir du Tour de France Thierry VERDIER, université Paul Valéry-Montpellier III Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 5

S OMMAIRE

PHILIPPE DE LA HIRE (1640-1718) ET LES SCIENCES DE LA CONSTRUCTION, Joël Sakarovitch 9 BIOGRAPHIE, Madeleine Pinault Sørensen 17 LES ANNÉES ROMAINES, 1660-1664, LA NAISSANCE D’UNE CULTURE SCIENTIFIQUE, Thierry Verdier 25

Première partie L’HOMME ET LES INSTITUTIONS ROYALES

À L’ACADÉMIE DES SCIENCES, Annie Chassagne 41 LA HIRE, AMI, COLLÈGUE, ÉDITEUR ET CONTINUATEUR DE PICARD, Guy Picolet 59 LA HIRE À L’OBSERVATOIRE DE PARIS, Jean Souchay 93 UN SAVANT CHEZ LES HOMMES DE L’ART, Hélène Rousteau-Chambon 107

Deuxième partie LE SCIENTIFIQUE ARTISTE, UNE ŒUVRE ENTRE SCIENCES ET ARCHITECTURE

RATIO, IMAGINATION, GÉOMÉTRIE :LA HIRE ET LES FONDEMENTS SCIENTIFIQUES DE L’ARCHITECTURE, Werner Oechslin 121 LA THÉORIE DES CONIQUES & L’ARCHITECTURE AU XVIIe SIÈCLE, Jean-Pierre Le Goff 137 LA MÉCANIQUE, Patricia Radelet-de Grave 159 IDÉES MANUSCRITES, THÉORIES IMPRIMÉES : LA MÉCANIQUE ARCHITECTURALE DE LA HIRE, Antonio Becchi 177 LE TRAITÉ DE LA COUPE DES PIERRES, Luc Tamborero 191 LE TRAITÉ D’ARCHITECTURE, Hélène Rousteau-Chambon 203 LE TRAITÉ DE LA PRATIQUE DE LA PEINTURE, Madeleine Pinault Sørensen 217 SUR UN PORTRAIT PRÉSUMÉ DE PHILIPPE DE LA HIRE, Thierry Verdier 229

LES FONDEMENTS ACADÉMIQUES DE LA SCIENCE DE LA CONSTRUCTION, Pascal Dubourg-Glatigny 237 Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 6

6 PHILIPPE DE LA HIRE

ANNEXES

I. ELOGE DE M. DE LA HIRE par Fontenelle 243 II. PROPOSITION CXXV, TRAITÉ DE MÉCANIQUE, 1695 251 III. MÉMOIRE SUR LA CONSTRUCTION DES VOÛTES, 1712 255 IV. LA HIRE ENTRE SCIENCES ET ARCHITECTURE : UNE CHRONOLOGIE, Guy Picolet 261

BIBLIOGRAPHIE DE L’ŒUVRE DE PHILIPPE DE LA HIRE 311 BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE 317 INDEX DES NOMS DE PERSONNES 331 Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 7

R EMERCIEMENTS

Cet ouvrage est issu du colloque éponyme qui s’est tenu à Paris du 24 au 26 juin 2010. Il était organisé avec le soutien du Laboratoire géométrie-structure-architecture de l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais, l’Institut national d’histoire de l’art, l’Académie d’architecture, le Département d’histoire de l’art et archéologie de l’université de Nantes, le Max-Planck-Institut für Wissenschaftsgeschichte, l’Associazione Edoardo Ben- venuto et le laboratoire de recherche de mathématiques appliquées, MAP5 (UMR 8145) CNRS-Université Paris Descartes. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 8

L ISTE DES ABRÉVIATIONS

A.P.E.F.R.L. : Archives des pieux établissements de la France à Rome et à Lorette A.R.A. : Académie royale d’architecture Arch. : Archives Arch. Nat. M.C., ét. : Archives nationales, minutier central, étude A.R.S. : Académie royale des sciences A.S.A.S.L. : Archivio Storico dell’Accademia di san Luca A.S.R. : Archivio di Stato di Roma A.V.R. : Archivio del Vicariato di Roma B. Institut : Bibliothèque de l’Institut de France (Paris) BnF : Bibliothèque nationale de France (Paris) B. Observatoire : Bibliothèque de l’Observatoire (Paris) B. Sainte-Geneviève : Bibliothèque Sainte-Geneviève B.S.H.A.F. : Bulletin de la Société d’histoire de l’art français H.M.A.R.S. : Histoire et mémoires de l’Académie royale des sciences J. sçav.:Journal des sçavants M.A.R.S. : Mémoires de l’Académie royale des sciences M.M.P. : Mémoires de mathématique et de physique Ms. : Manuscrit P.V. : Procès-verbaux P.V.A.R.A. : Henry Lemonnier (éd.), Procès-verbaux de l’Académie royale d’architecture, 1671-1793, Paris, J. Schemit, É. Champion, A. Colin, 1911-1929, 10 vol. R.H.S. : Revue d’histoire des sciences Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 9

P HILIPPE DE L A H IRE (1640-1718) ET LES SCIENCES DE LA CONSTRUCTION

JOËL SAKAROVITCH

Face aux altérations de la structure du dôme de Saint-Pierre de Rome, le pape Benoît XIV confie, en 1742, à trois mathématiciens 1, le soin de déterminer et la gravité de la situation et les solutions à apporter. Les sciences de la construction sont en marche et la confiance dans les mathématiques telle que les autorités responsables du bâtiment le plus prestigieux d’Europe sont prêtes à s’en remettre à leur verdict. Face au monde du bâtiment traditionnel, aux experts des corporations, émerge « un autre monde, où les nouvelles théories des mathématiciens et des physiciens, élaborées dans les académies et les laboratoires sont autorisées à apporter leurs contributions » 2. C’est ce monde-là qui s’est lentement et patiemment installé à partir du XVIIe siècle et dont les Discorsi e dimostrazioni matematiche 3 de Galilée sont généralement regardés comme l’acte de naissance. Se mettent en place, dans toute l’Europe savante, des branches de ce que l’on peut appeler des « sciences intermédiaires » qui ont pour objet d’appliquer les développements de la science pour théoriser les problèmes rencontrés dans le bâtiment. C’est principalement dans les domaines de la mécanique, de la résistance des matériaux et de la géométrie, que l’on peut saisir ce mouvement qui opère tant dans le sens d’une recherche de théorisation de problèmes pratiques de construction, que dans celui d’appli- cation à des problèmes concrets de théories ou de méthodes scientifiques. Philippe de La Hire est l’un des acteurs privilégiés de ce mouvement et cet ouvrage, issu d’un colloque organisé en juin 2010 à Paris, a pour ambition de le montrer.

« Une académie à lui tout seul »

Personnage fascinant et polymorphe, dont le « seul divertissement était de changer de travail » 4, La Hire reste un savant relativement peu étudié. Il fut pourtant, selon le mot de

1. Il s’agit du jésuite Ruggiero Giuseppe Boscovich et de deux minimes français Thomas Le Sueur et François Jacquier. 2. Edoardo Benvenuto, An Introduction to the History of Structural Mechanics, New York, Springer Verlag, 1991, p. 371. 3. Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze attenenti alla mecanica et i movimenti locali, Leiden, Elsevirii, 1638. 4. Jean-Pierre Niceron, Mémoire pour servir à l’histoire des hommes illustres dans la république des lettres, Paris, Briasson, 1727-4. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 10

10 J. SAKAROVITCH

Fontenelle, « une académie à lui tout seul » 5 tant les sujets qu’il a abordés durant une carrière scientifique longue d’un demi-siècle furent variés. Cartographie, géométrie, bota- nique, hydraulique, gnomonique, mécanique, astronomie, physiologie, architecture et coupe des pierres..., font partie de ses champs de compétence, voire d’excellence. Même si le cloisonnement des disciplines n’était pas le même à l’époque que de nos jours, et si, de Christopher Wren à Wilhelm Leibniz ou Claude Perrault, il existe d’autres exemples « d’esprit universel », ses contemporains sont impressionnés par l’ensemble des sujets étudiés. D’ailleurs Fontenelle est encore en-dessous de la vérité en ne parlant que d’une académie, alors que La Hire fut membre de deux, celle des sciences et celle d’architecture, et fut aussi actif dans l’une que dans l’autre. Si La Hire fait partie des biographies d’hommes de sciences 6 – en particulier pour le rôle qu’il joua dans l’histoire de la géométrie projective – et si son activité de peintre a été remise à jour récemment par Madeleine Pinault Sørensen 7, son activité à l’Académie d’architecture a été encore fort peu abordée 8, et moins encore son rôle de passeur entre un monde scientifique en pleine évolution et un monde du bâtiment principalement marqué par la tradition et le conservatisme des méthodes constructives utilisées. L’objet de cet ouvrage n’est donc pas de présenter l’ensemble de ses activités scientifiques. Nous ne dirons rien du physiologiste qui fut le premier à montrer que la vessie de porc est plus perméable à l’eau qu’à l’alcool ou du botaniste qui s’intéresse au développement et à l’accroissement des tiges des végétaux ou s’interroge « Sur les causes de la perpendicularité des tiges par rapport à l’horizon » 9. Mais, tout en abordant largement les champs de savoirs investis par La Hire, nous resterons centrés sur notre objet premier, mettre en exergue, à travers cet œuvre singulier, les liens profonds entre l’architecture et les sciences à la charnière du XVIIe et du XVIIIe siècle. Outre une certaine fortune, qui le met à l’abri du besoin, La Hire hérite de son père, le peintre 10 (1606-1656), un talent certain pour le dessin (fig. 1). De sa formation dans l’atelier paternel, il gardera un goût et une réelle virtuosité pour le dessin et la peinture, qu’il continuera d’exercer toute sa vie, au moins en amateur. Membre du cercle des académiciens anatomistes que Claude Perrault avait peu à peu regroupé autour de lui pour la rédaction des Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux, il mettra d’ailleurs ses talents de dessinateur au service de ce projet (fig. 2). Si son père le destinait à la peinture, il s’intéresse à la géométrie et aux sciences dès son voyage en Italie entrepris à l’âge de vingt ans. Thierry Verdier présente, dans un article placé en préambule, la « nation des artistes français à Rome », restituant et la violence des rivalités entre Paris et la Ville éternelle, et le dynamisme intellectuel et culturel dont le jeune

5. Fontenelle, Bernard Le Bovier de, « Eloge de Monsieur de La Hire », partie Histoire, de l’Histoire de l’Académie royale des Sciences. Année M. DCCXVIII. Avec les Mémoires de Mathématiques & de Physique, pour la même année. Tirés des Registres de cette Académie, vol. 20, Paris, Imprimerie royale, 1719, p. 76-89 (rééd. de 1741). Le texte intégral de cet éloge est donné dans l’annexe I, p. 243-250. 6. Cf. en particulier la biographie rédigée par René Taton « La Hire, Philippe de », in Charles Coulston Gillispie (dir.), Dictionary of Scientific Biography, New York, Ch. Scribner’s sons, 1970-1980, 16 vol., vol. VII (publ. 1973), p. 576-579. 7. Cf. Pierre Rosenberg, Jacques Thuillier, catalogue de l’exposition, Laurent de La Hyre, Grenoble, Rennes et Bordeaux, 1989-1990. 8. Cf. sur le sujet l’ouvrage à paraître d’Hélène Rousteau-Chambon sur L’Enseignement à l’Académie royale d’architecture. 9. Titre de l’un de ses mémoires publié en 1708. La « Chronologie scientifique », rédigée par Guy Picolet, qui constitue l’annexe IV de cet ouvrage, donne une idée de l’extraordinaire variété des thèmes abordés par La Hire. 10. Célèbre de son vivant, il fit parti en 1648 des douze membres fondateurs de l’Académie royale de peinture. Cf. P. Rosenberg et J. Thuillier, op. cit. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 11

PHILIPPE DE LA HIRE (1640-1718) ET LES SCIENCES DE LA CONSTRUCTION 11

Fig. 1. Philippe de La Hire (att.), Dessin romain, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, fonds Masson.

Fig. 2. Philippe de La Hire, Dessin d’autruche pour l’Histoire naturelle de Claude Perrault (Mémoires de l’Académie royale des sciences depuis 1666 jusqu’en 1699).

La Hire a pu bénéficier en Italie. Sans que l’on puisse avoir de certitude sur ses fréquentations de l’époque, il est certain qu’il trouva là-bas des maîtres susceptibles de compléter sa formation mathématique. Ses publications en géométrie lui vaudront sa nomination à l’Académie des sciences en 1678, nomination bientôt suivie d’autres, dont celles à l’Académie d’architecture et à l’Obser- vatoire de Paris. La première partie de l’ouvrage, « L’homme et les institutions royales », présente donc, après la biographie établie par Madeleine Pinault Sørensen, le rôle de La Hire dans ces différentes institutions. Annie Chassagne expose sa place « à l’Académie des sciences », ses rapports avec ses collègues, le poids de la demande institutionnelle sur son œuvre, son attachement à une institution où il reste quarante ans, et qui lui sert de tremplin pour ses autres postes officiels. Dans son article « Un savant chez les hommes de l’art », Hélène Rousteau-Chambon présente l’activité de La Hire à l’Académie d’architecture. La nomination d’un savant n’ayant jamais fait œuvre d’architecte, peut surprendre ; elle est due en partie à des raisons politiques et à la volonté de Louvois de contrecarrer une institution qui globalement s’oppo- sait, ou du moins critiquait, la construction de l’aqueduc de Maintenon, pièce maîtresse mais finalement jamais achevée, de l’acheminement des eaux à Versailles. Mais Hélène Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 12

12 J. SAKAROVITCH

Rousteau-Chambon montre que cette nomination est également révélatrice d’une certaine conception de l’architecture comme science. Elle analyse l’évolution de la position de La Hire au sein de l’institution, devenant à partir de 1699 une véritable courroie de transmission entre les deux académies dont il est membre, présentant à l’Académie des sciences des problèmes qui émergent dans le monde de la construction, et à l’Académie d’architecture une approche plus scientifique des problèmes rencontrés. L’article de Guy Picolet est consacré aux relations que La Hire entretenait avec l’un de ses collègues de l’Académie des sciences, Jean Picard (1620-1682), et à son activité de cartographe. La Hire fait en effet partie de ces savants de l’Académie qui établirent le premier contour exact des côtes de France, réduisant notablement le Royaume par rapport à la carte de Sanson qui faisait autorité jusque-là. Les problèmes de relevé de terrain, sur lesquels La Hire a écrit un ouvrage 11, font bien partie de l’architecture au sens vitruvien du terme. Mais, comme le souligne G. Picolet, la collaboration avec Picard, déterminante dans la carrière de La Hire, ne se limite pas à la cartographie, et débute par des observations astronomiques, activité qui peu à peu allait devenir primordiale. Ses recherches à l’Observatoire de Paris, où il fut nommé en 1682, devinrent en effet son activité scientifique première, son sujet de publication de loin le plus important. Jean Souchay présente ici l’intense activité qu’il y déploya, le rôle qu’il joua à l’Observatoire, son lieu de vie, les observations astronomiques ou météorologiques qu’il y mena, les instru- ments qu’il inventa ou perfectionna, et la réputation qu’il acquit dans ce domaine. À la mort de Picard, en 1682, La Hire fut d’ailleurs nommé professeur au Collège royal au poste dit « astronomique », vacant depuis la mort de Roberval en 1675. La deuxième partie de l’ouvrage, « Le scientifique artiste, une œuvre entre sciences et architecture », commence par une analyse de Werner Oechslin de ce que sont les sciences appliquées à l’architecture, et en particulier au rôle que la géométrie synthétique joue dans ce domaine. La Hire hérite de son père d’une relation privilégiée avec le graveur Abraham Bosse (1604-1676) et avec les œuvres de (1591-1661), qui tous deux travaillèrent avec Laurent de La Hyre. Architecte, auteur d’un fascicule de coupe des pierres 12 et de gnomonique, Desargues est resté surtout célèbre pour son œuvre géométrique d’une grande originalité, qui fait de lui « le père » de la géométrie projective. Werner Oechslin analyse la filiation entre Desargues, Bosse et La Hire au regard d’une certaine conception de la géométrie appliquée, tandis que Jean-Pierre Le Goff y revient par rapport à son œuvre géométrique théorique. En la présentant, il précise l’apport propre de La Hire, et son approche qui sera reprise par Gaspard Monge (1746-1818) et son école, et en particulier par Victor Poncelet (1788-1867). Les travaux géométriques de La Hire compor- tent principalement une partie théorique largement consacrée à la géométrie synthétique, mais également quelques mémoires de géométrie pratique, directement liés à l’architecture et dont Jean-Pierre Le Goff montre les rapports avec ses études générales sur les coniques. La mécanique, nous l’avons dit ci-dessus, est l’une des branches privilégiées des sciences appliquées à l’architecture et nous avons réservé deux articles sur ce thème. Celui de Patricia Radelet-de Grave, « La mécanique » de Philippe de La Hire, présente l’ensemble de ses travaux dans le domaine, et principalement son Traité de mécanique de 1695, en le

11. L’École des arpenteurs où l’on enseigne toutes les pratiques de géométrie qui sont nécessaires à un arpenteur, Paris, T. Moette, 1689. 12. Une réédition commentée vient d’être publiée par J. Sakarovitch, « Le fascicule de coupe des pierres de Girard Desargues », Encyclopédie des métiers : la maçonnerie et la taille de pierre, tome 2, Presses du Compagnonnage, Paris, 2010, p. 121-147. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 13

PHILIPPE DE LA HIRE (1640-1718) ET LES SCIENCES DE LA CONSTRUCTION 13 situant par rapport au traité de Pierre Varignon (1654-1722), publié huit ans plus tôt. Après cette présentation générale, l’article d’Antonio Becchi, « Idées manuscrites, théories impri- mées : la mécanique architecturale de Philippe de La Hire », analyse plus spécifiquement les deux textes de mécanique directement en rapport avec la statique des bâtiments, la proposition CXXV du Traité de mécanique (1695) et le mémoire de 1712 sur la construction des voûtes, textes fondamentaux pour notre propos dont les fac-similés sont donnés en annexe. Antonio Becchi analyse finement le point de vue lahirien, en le comparant là encore aux approches précédentes ou contemporaines du problème de dimensionnement des piédroits. Beaucoup moins connus que son Traité de mécanique, Le Traité de la coupe des pierres et Le Traité d’architecture, tous deux restés manuscrits, constituent les pièces maîtresses de la production lahirienne dans le cadre de l’Académie d’architecture. Le premier, présenté par Luc Tamborero, est, de par son sujet, à l’articulation même de ses préoccupations géomé- triques, constructives et architecturales. Luc Tamborero y dégage une rationalité dans les méthodes géométriques utilisées qui le distingue des traités précédents et, dans un sens, annonce la théorisation mongienne 13. Hélène Rousteau-Chambon, présentant le Traité d’architecture, souligne à la fois le côté encyclopédique de son approche, conforme à la tradition vitruvienne mais non aux points de vue de ses contemporains, et les sujets de polémiques avec ses collègues de l’Académie d’architecture. Dernier traité présenté, le Traité de la pratique de la peinture, rédigé à la fin de sa vie et publié de façon posthume en 1730, est analysé par Madeleine Pinault Sørensen. Preuve de l’intérêt constant qu’il portait à la peinture, le traité expose les différentes techniques de dessin comme de peinture, les outils nécessaires comme les techniques de fabrication des couleurs. Enfin, clin d’œil pour clore cette partie, Thierry Verdier compare l’Autoportrait de Philippe de La Hire et le Portrait d’un architecte attribué à Gabriel Revel, dans lequel il reconnaît notre héros. Sans chercher à résumer cet ouvrage, Pascal Dubourg-Glatigny revient, en guise de conclusion, sur la position originale de Philippe de La Hire qui en posant « les fondations d’un art de bâtir ancré à une science de la construction [...] s’insère dans le contexte fructueux des contradictions des académies colbertiennes ». Outre l’éloge par Fontenelle et les deux textes fondamentaux de La Hire concernant la mécanique des voûtes, sont données en annexe la liste des mémoires présentés par La Hire à l’Académie d’architecture et à l’Académie des sciences, ainsi qu’une chronologie scienti- fique détaillée, établie par Guy Picolet, qui, en permettant de suivre quasiment au jour le jour ses activités, donne une idée de l’ampleur de son œuvre.

13. Gaspard Monge, dans son cours de Géométrie descriptive donné à l’École polytechnique à partir de 1792, for- malisera la théorie géométrique sous-jacente aux traités de coupe des pierres. Sur ce sujet cf. J. Sakarovitch, Epures d’architecture, de la coupe des pierres à la géométrie descriptive, XVIe-XIXe siècles, Basel, Birkhäuser, 1997. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 14

14 J. SAKAROVITCH

Un passeur entre deux mondes

La Hire suscite l’admiration, mais n’est pas pour autant à l’abri de critiques. Si son côté encyclopédique est incontestable, sa pensée n’a pas la profondeur de celle d’un Desargues et a fortiori d’un Newton ou d’un Leibniz. En architecture il n’a rien construit et ne reste pas non plus dans l’histoire comme l’un des théoriciens majeurs de l’architecture. Dans la querelle des Anciens et des Modernes, La Hire est plutôt du côté des premiers 14, et d’un point de vue scientifique, certains de ses contemporains le rangeraient volontiers dans la même catégorie. Pierre Varignon par exemple le compte au nombre des « mathématiciens du vieux stile ». Johann Bernouilli, n’est pas moins tendre en écrivant que La Hire « a vu quelque chose [l’analogie entre équilibre de l’arc et de la chaînette], mais ce qu’il a vu lui-même ne le comprend pas ». Incontestablement il passe à côté de la principale invention des sciences mathématiques de son époque, le calcul infinitésimal, qu’il critique dans les années 1690. C’est la raison pour laquelle, bien qu’il en soit très proche dans son Traité de mécanique, c’est l’anglais David Gregory qui publie la première démonstration de la relation entre la courbe en chaînette et la statique des arches. Rappelons que Newton (1642-1727) et Leibniz (1646-1716) sont des exacts contemporains de La Hire. Si le De methodis serierum et fluxionum (De la méthode des séries et des fluxions) de Newton, rédigé en 1670-1671, n’est publié qu’en 1736 (en anglais), le calcul infinitésimal, via les travaux de Leibniz, publiés en 1684 et 1686, puis ceux des frères Jacob Bernoulli (1654-1705) et Johann Bernoulli (1667-1748), du marquis de L’Hospital (1661-1704) ou de Pierre Varignon, est un sujet connu dans l’Europe savante dès les années 1690 15. Et le calcul intégral et différentiel va devenir, à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, l’arme par excellence des ingénieurs et l’outil privilégié de la mathématisation des problèmes pratiques. « Vieux stile » pour sa réticence à utiliser le calcul infinitésimal, La Hire n’est pas non plus à l’abri des critiques en ce qui concerne ses travaux de géométrie synthétique. Arguésien dans sa démarche, un soupçon de plagiat plane sur son œuvre. Très peu diffusé à l’origine, l’opuscule de Desargues sur les coniques 16 était sûrement en possession de Bosse et très vraisemblablement de Laurent de La Hyre. Tant et si bien que, selon René Taton, « la ressemblance des méthodes projectives utilisées est trop forte pour que celles de La Hire n’apparaissent pas comme une adaptation de celles de Girard Desargues » 17. De plus en « adaptant » les méthodes arguésiennes, La Hire est moins audacieux, et moins moderne que son illustre prédécesseur 18. Ces critiques ne sont pas infondées mais son inventivité en géométrie, même si elle est moindre que celle d’autres savants, ne peut être mise en doute, comme le montre l’article de Jean-Pierre Le Goff. La Hire a le très grand mérite d’avoir le premier utilisé « la déformation des figures comme méthode de géométrie rationnelle » 19 pour transporter

14. Cf. H. Rousteau-Chambon, op. cit. 15. L’Analyse des infinimens petits pour l’intelligence des lignes courbes du marquis de L’Hospital est de 1696. 16. Brouillon-proiet d’une atteinte aux événemens des rencontres du Cone avec un Plan, Paris, 1639. 17. R. Taton, op. cit., p. 577. 18. Alors que celui-ci « complète » la droite euclidienne en ajoutant un point à l’infini qu’il manipule comme un point ordinaire, La Hire distingue strictement, dans les théorèmes qu’il énonce, le cas où un des points est à l’infini, le cas selon que les droites sont parallèles ou concourantes, les asymptotes sont étudiées à part, là où Desargues les traitaient comme des tangentes du « point à l’infini », etc. D’une façon générale, il utilise les points à l’infini éventuellement pour l’intuition, et non pour les démonstrations. 19. M. Chasles, Aperçu historique sur l’origine et le développement des méthodes en géométrie..., Bruxelles, M. Hayez, 1837, p. 128. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 15

PHILIPPE DE LA HIRE (1640-1718) ET LES SCIENCES DE LA CONSTRUCTION 15 directement à une courbe les diverses propriétés d’une autre courbe décrite dans le même plan, méthode qui sera ensuite largement reprise et exploitée par Jean-Victor Poncelet 20 (1788-1867). De plus, et les articles de Werner Oechslin et d’Antonio Becchi le montrent à merveille, son refus du calcul infinitésimal qui lui vaut les critiques acerbes mentionnées ci-dessus, est aussi ce qui lui permet d’être lu et compris hors du champ étroit des savants des académies. Ce qui peut apparaître comme une faiblesse – le non-usage du calcul infinitésimal – est aussi une force. Son influence a été d’autant plus grande dans les sciences de la construction, qu’il est facilement compréhensible et que ses textes, à l’opposé de ceux de Desargues par exemple, sont de lecture relativement aisée. Son Traité de mécanique et le mémoire sur les voûtes de 1712 sont utilisés durant tout le XVIIIe siècle, même après le mémoire de Coulomb 21, parce qu’ils ne sont conceptuellement pas trop difficiles. En mécanique, il y a un avant et après La Hire. Avant, c’est la géométrie, et non la statique qui donne les règles les plus simples pour construire les arcs. Chez Guarini, Blondel ou de Fontana, pour ne citer que quelques noms, on note une absence totale d’information sur la statique et la résistance des matériaux. Le Traité de méchanique de 1695 est considéré comme la première approche mathématisée de la construction des arcs et des voûtes. Qu’elle soit reprise et approfondie (par exemple par Belidor, A. de Chézy ou Sganzin, Poleni) ou vivement criti- quée (en particulier par Emiland-Marie Gauthey), la théorie de La Hire, souvent citée par Rondelet, est le point de départ de toutes les études menées au XVIIIe siècle sur le sujet. En géométrie la situation est similaire ; en étant moins « profond », moins audacieux dans sa manipulation du point à l’infini que Desargues, il est plus facilement accessible, beaucoup plus agréable à lire, plus simple et clair. C’est d’ailleurs par son intermédiaire que la géométrie projective se diffuse et n’est pas totalement perdue au XVIIIe siècle 22. La Hire est-il donc « vieux stile » ? Sans doute pas, mais homme de transition oui. Tout d’abord entre le monde scientifique et celui du bâtiment qui s’ignorent souvent et ne se côtoient que grâce à des personnages d’exception capables de les comprendre et d’effectuer entre eux de fertiles allers-retours et dont La Hire reste l’un des meilleurs représen- tants. Homme de transition aussi entre deux siècles, Diderot le cite abondamment dans l’Encyclopédie, sur les sujets les plus variés, lui rendant par là même un hommage justifié.

20. Si Desargues apparaît comme le père spirituel de la géométrie projective, Poncelet en est le premier théoricien, dans son Traité des propriétés projectives des figures, Paris, Bachelier, 1822. 21. « Essai sur une application des règles de maximis et de minimis à quelques problèmes de statique, relatif à l’architecture », Mémoires de mathématiques et de physique, présentés à l’Acad. roy. des Sc., 1773, Paris, Imprimerie royale, 1776, p. 343-382. 22. La Hire sera en particulier lu par Newton comme en témoigne une lettre adressée à Richard Bentley, en juillet 1691 : « Next after Euclid’s Elements, the elements of ye conic sections are to be understood. And for this end, you may read either the first part of ye Elementa Curvatorum of John De Witt, or De la Hire’s late treatise of ye conic sections, or Dr Barrow’s epitome of Apollonius ». Sur ce sujet voir J.-P. Le Goff « Desargues et la naissance de la géométrie projective », in Desargues en son temps, J. Dhombres et J. Sakarovitch éd., Paris, Blanchard, 1994, p. 157-206, en particulier les p. 205-206. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 16 Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 17

B IOGRAPHIE

MADELEINE PINAULT SØRENSEN 1

1640 18 mars : naissance à Paris de Philippe de La Hire, fils du peintre Laurent de La Hyre (1606-1656) et de Marguerite Coquin (morte en 1669), dans la maison de ses parents, rue Neuve-Montmartre, paroisse Saint-Eustache. Il reçoit une éducation soignée en lettres, grec, latin, musique, mais aussi en géométrie et perspective, et étudie auprès de son père, le dessin et la peinture.

1656 28 ou 29 décembre : mort de son père dans sa maison de la rue Neuve-Montmartre, où la famille continue d’habiter par la suite. On est mal renseigné sur ce que La Hire fait entre 1656 et 1660. On peut imaginer qu’il parfait son éducation puisque l’héritage paternel laisse sa famille à l’abri du besoin.

1660-début de l’été 1664 ? Séjour en Italie à la suite de problèmes de santé. Il y étudie la géométrie et les mathé- matiques, dessine et découvre les modèles de l’Antiquité et de la Renaissance. Trois dessins représentant des monuments romains lui sont attribués et se rattacheraient à ce séjour.

1664 Mort prématurée de sa sœur Marguerite (1641-1664), qui s’était mariée en son absence l’année précédente. À son retour à Paris, il reprend ses pinceaux. Selon Claude Pierre Goujet 2, il aurait tenu une école de peinture. Il renoue probablement des contacts avec Abraham Bosse (1604- 1676), devenu graveur de l’Académie royale des sciences à la suite de son exclusion de l’Académie royale de peinture et de sculpture.

1669 6 septembre : décès de Marguerite Coquin, veuve de Laurent de La Hyre, qui laisse quatre enfants vivants et un petit-fils issu de sa fille Marguerite décédée ; chacun d’eux héritier pour un cinquième de la défunte.

1. Nous remercions pour leur aide amicale Antonio Becchi, Annie Chassagne, Guy Picolet, Jean Souchay et Bent Sørensen. 2. Voir la bibliographie de La Hire. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 18

18 M. PINAULT SØRENSEN

25 octobre : partage des biens de Marguerite Coquin. Après rachat des parts de ses frères et sœurs, Philippe, qui est leur aîné, devient le seul propriétaire de la maison de la rue Neuve-Montmartre (estimée alors à 25 000 livres).

1670 28 juillet : contrat de mariage avec Catherine Lesage (morte en 1681), fille d’un bourgeois de Paris, qui lui apporte 4 000 livres de dot, payée comptant. Elle lui donnera quatre enfants, un fils et trois filles. 4 août : réception à l’Académie de Saint-Luc. Il poursuit son activité de peintre, essen- tiellement de paysages, et de dessinateur. Vers 1671 : naissance de sa fille Catherine Geneviève (morte en 1718), qui restera célibataire.

1672 Publication des De punctis contactuum trium rectarum linearum...observationes à partir d’un travail commun entre Bosse et Girard Desargues (1591-1661).

1673 8 janvier : baptême de sa fille Marie Anne (morte en 1728), qui se mariera en 1701. Publication de la Nouvelle Méthode pour les Sections des Superficies Coniques, dédiée à Jean-Baptiste Colbert avec un supplément intitulé Les Plani-coniques.

1677 25 juillet : naissance de son fils Gabriel Philippe (mort en 1719), futur astronome et membre de l’Académie royale des sciences, qui se mariera en 1706.

1678 26 janvier : entrée à l’Académie royale des sciences en raison de ses travaux de géométrie. Son activité devient encyclopédique : il donne des mémoires sur les mathématiques, la géométrie, la physique, la dioptrique, la catoptrique, la gnomonique, l’astronomie, la cos- mologie, l’hydraulique, le nivellement, les instruments scientifiques, l’architecture, l’histoire naturelle, la météorologie, la chronologie ou encore l’astrologie. Il continue à peindre et à dessiner. Février : fait ses premières observations astronomiques. Publication des Nouveaux Elemens des Sections Coniques.

1679 Désignés par le roi, Picard et La Hire se rendent en Bretagne, à Brest et à Nantes, pour faire des observations en vue d’une nouvelle carte de la France, qui répond au projet de Colbert. Joseph Guichard Du Verney (1648-1730), professeur d’anatomie au Jardin royal et académicien des sciences, envoyé par Colbert, les rejoint en Bretagne pour étudier et disséquer les poissons que La Hire dessine afin de préparer une édition sur les poissons destinée à compléter les Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux de Claude Perrault (1613-1688) mais non aboutie. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 19

BIOGRAPHIE 19

1679-1718 Nombreux mémoires publiés dans l’Histoire de l’Académie royale des Sciences... Avec les mémoires de Mathématique & de Physique.

1680 Envoyé avec Picard sur la côte de Guyenne pour faire des observations en vue d’une nouvelle carte de la France. Continue avec Du Verney le chantier des poissons. 14 février : baptême de sa fille Anne Tulie (morte en 1728), qui demeurera célibataire ; sa marraine est Geneviève de Laistre, femme de l’académicien des sciences Jean Dominique Cassini (1625-1712).

1681 1er avril : mort de sa femme Catherine Lesage. 18 août : suite à un avis de parents et d’amis, dont Mariotte, la tutelle de ses quatre enfants mineurs lui est décernée. 18 septembre : se remarie par contrat avec Catherine Nonnet (morte en 1709), fille et héritière d’un notaire au châtelet de Paris, qui lui apporte une dot de 4 000 livres et 200 livres de rente. Cinq enfants naîtront de ce second mariage, trois filles, dont une morte en bas âge, et deux fils.

1682 22 janvier : vient habiter avec sa famille à l’Observatoire royal, dans l’appartement du second étage près de la tour orientale, précédemment occupé par l’académicien des sciences Ole Rømer (1644-1710) avant son retour au Danemark. Novembre et décembre : séjour sur les côtes de Provence, à Antibes et à Toulon, en compagnie de l’astronome Jean Le Febvre (1650-1706). 14 décembre : nommé à la suite du décès de Gilles Personier de Roberval (1602-1675), professeur au Collège royal où il enseigne à la fois les mathématiques, l’astronomie et la physique. Publication de La Gnomonique.

1683 Débute la carte de l’extension du méridien de Paris vers le nord tandis que Jean Dominique Cassini (1625-1712) la continue au sud et la poussera jusqu’en Roussillon en 1700. 16 mars : reçoit les papiers et les instruments trouvés chez Picard et achetés par le roi.

1684 Édition du Traité du nivellement par M. Picard.

1684-1685 Découvre la possibilité d’utiliser l’Eure pour alimenter le parc de Versailles en localisant un endroit de la rivière plus élevé que le réservoir de la grotte de Versailles. La Hire sera impliqué dans le chantier du canal de Versailles qui n’aboutit pas mais qui voit la construc- tion partielle de l’aqueduc dit de Maintenon. Travaux pour le nivellement de l’Eure. Juillet 1685 : naissance de son deuxième fils, Jean Nicolas (mort en 1727), futur médecin et membre de l’Académie royale des sciences. Publication des Sectiones Conicae. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 20

20 M. PINAULT SØRENSEN

1686 Éditeur de l’ouvrage posthume de Mariotte, Traité du mouvement des eaux. Dresse et dessine une carte de la Lune de grandes dimensions.

1687 7 janvier : nommé par François-Michel Le Tellier de Louvois (1640-1691) en rempla- cement de François Blondel (1618-1686), professeur à l’Académie royale d’architecture où il a un enseignement très fourni. Publication des Tabularum astronomicarum pars prior.

1688 19 janvier : naissance et baptême de son troisième fils, Augustin (mort en 1744), futur ingénieur ordinaire du roi pour les Ponts et Chaussées, qui demeurera célibataire. Premiers cours à l’Académie royale d’architecture sur la coupe des pierres. À partir de cette date et jusqu’en 1715, La Hire donne des cours à l’Académie royale d’architecture sur la géométrie, la perspective, l’architecture, la mécanique, l’optique et l’hydrostatique.

1689 Publication de L’École des arpenteurs. Au cours de l’année : naissance de sa fille Catherine (morte en 1694).

1690 Donne des leçons au jeune Camille Le Tellier de Louvois (1675-1718) qui devient par la suite bibliothécaire à la bibliothèque du roi.

1691 17 février : baptême de sa fille Madeleine (morte en 1762), qui restera célibataire. Nomination de l’abbé Jean Paul Bignon (1662-1743) comme protecteur de l’Académie royale des sciences. La Hire a de bons rapports avec lui.

1693 Premier volume publié sous l’impulsion de La Hire des Mémoires mathématiques et de physiques tirés des registres de l’Académie des Sciences avec la collaboration de l’astronome Sédileau (?-1693) et du géomètre Laurent Pothenot (1650 ?-1732), professeur au Collège de France. Publica- tion de textes de Bernard Frénicle de Bessy (vers 1605-1675), de Gilles Personier de Roberval (1602-1675), de Mariotte, d’Auzout, de de Zulichem (1629-1695) et de Rømer (1644-1710). Publication avec Melchisédech Thévenot (1620-1692) et Jean Boivin (1663-1726) des Veterum mathematicorum... opera. Collaboration au Recueil d’observations faites en plusieurs voyages, avec des textes de Cassini, de Jean Richer (1630-1696), de Picard, et de trois correspondants de l’Académie, Varin, Deshayes (ou des Hayes) et Guillaume de Glos. Il contient, outre ce qui a été cité plus haut, le Voyage d’Uranibourg par Picard et des Observations sur les cotes de France par Picard et La Hire, et un frontispice de Sébastien Leclerc.

1694 Publication des Mémoires de mathématiques et de physique. L’ouvrage comprend le « Traité des Epicycloïdes », l’« Explication des principaux effets de la Glace & du Froid », les Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 21

BIOGRAPHIE 21

« Différences des Sons de la Corde & de la Trompette marine » et les « Différens accidents de la vue ». 19 juin : entrée à l’Académie royale des sciences de son fils Gabriel Philippe comme astronome. 5 septembre : inhumation de sa fille du second lit Catherine, âgée de cinq ans.

1695 Publication du Traité de mécanique.

1698 18 juillet : rend compte de la tutelle de ses filles du premier lit, Catherine Geneviève et Marie Anne, à présent majeures.

1699 28 janvier : nommé par Louis XIV, pensionnaire astronome. La Hire est le premier titulaire nommé. Premiers mémoires publiés dans la série de l’Histoire et Mémoires de l’Académie royale des Sciences. Jusqu’à sa mort, il fournit un grand nombre de mémoires sur les sujets les plus variés.

1699-1710 Nommé censeur par l’abbé Bignon durant la période 1699-1710 pour l’architecture et l’astronomie.

1701 Dispute avec l’académicien Jean Le Febvre (vers 1650-1706), rédacteur de La Connoissance des temps ou Calendrier et Ephéméride du lever et du coucher du Soleil et de la Lune au côté de Picard et de La Hire, à la suite de ses attaques dans La Connaissance des temps pour incompétence envers le fils La Hire. Sous-directeur de l’Académie des sciences. 30 août : contrat de mariage entre sa fille Marie Anne (1673-1728) et Jean-Baptiste Rousseau, payeur des rentes de l’Hôtel de Ville de Paris, la future apportant une dot de 5 300 livres.

1702 18 janvier : la querelle entre les La Hire et Le Febvre aboutit à l’exclusion de ce dernier pour cause d’absence. Publication des Tabulae Astronomicae Ludovici Magni jussu, ouvrage qui reprend ses Tabularum Astronomicarum de 1687, avec de nouvelles observations et tables d’autres planètes. Fait graver deux planisphères célestes, l’un septentrional, l’autre méridional de 16 pouces de diamètre sur ses dessins, dédiés à l’abbé Bignon et publiés plusieurs fois par Nicolas de Fer (1646-1720) en 1702, 1704, 1705 notamment. Ces deux planisphères sont réunis sur une même feuille ou gravés séparément sur deux feuilles. Directeur de l’Académie royale des sciences.

1704 Chargé par le roi de placer dans les deux derniers pavillons de Marly remaniés par Jules Hardouin-Mansart (1646-1718), les deux globes du père Vincenzo Coronelli (1650-1718), Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 22

22 M. PINAULT SØRENSEN

moine du couvent des Frari à Venise, exécutés en France de 1681 à 1683 (exposés aujourd’hui dans le hall des Globes de la Bibliothèque nationale de France, site François- Mitterrand). Il publie à cette occasion une Description et explication des globes qui sont placées dans les pavillons du château de Marly.

1705 Sous-directeur de l’Académie royale des sciences.

1706 25 janvier : son fils Gabriel Philippe est admis aux conférences de l’Académie royale d’architecture, parmi les académiciens de la seconde classe. Au cours de l’année : mariage entre Gabriel Philippe et Marguerite Mouette (morte en 1707) ; il fait donation à son fils de 2 000 livres comptant et de 2 660 livres en rente, tandis que la future apporte une dot de 10 000 livres. Le couple n’aura qu’une fille morte en bas âge, prénommée Geneviève (1707-1708).

1707 5 mars : contrat de mariage de sa fille Marie Élizabeth (morte en 1760) avec Claude Bonneau, contrôleur des rentes de l’Hôtel de Ville de Paris, la future apportant une dot de 7 000 livres. 21 octobre : début de l’inventaire après décès de Margueritte Mouette, épouse de son fils Gabriel Philippe.

1708 Sous-directeur de l’Académie royale des sciences.

1709 10 juin : décès à l’Observatoire royal de Catherine Nonnet, sa seconde femme. 15-25 juin : acte d’émancipation de ses enfants du deuxième lit, Jean Nicolas, Augustin et Madeleine. 3 juillet-1er août : inventaire après décès de Catherine Nonnet.

1710 Directeur de l’Académie royale des sciences. 2 janvier : partage des biens de sa communauté avec Catherine Nonnet entre leurs quatre enfants survivants. 5 février : son fils Jean Nicolas est nommé élève botaniste à l’Académie royale des sciences. 21 juin : partage des biens demeurés communs de sa communauté de biens avec Catherine Nonnet.

1715 10 septembre : rédige son testament olographe.

1716 3 janvier : suite à un nouveau règlement de l’Académie royale des sciences, son fils Jean Nicolas est nommé adjoint botaniste, premier titulaire nommé. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 23

BIOGRAPHIE 23

1718 Directeur de l’Académie royale des sciences. 21 avril : mort à l’Observatoire royal et inhumation dans l’église Saint-Jacques-du-Haut- Pas ; le même jour, dépôt et ouverture de son testament. 23 avril : son fils Gabriel Philippe est nommé pour le remplacer comme professeur de l’Académie royale d’architecture. 23-25 avril : inventaire après décès. 27 avril : annonce de sa mort lors de la séance publique d’après Pâques de l’Académie royale des sciences. 17 mai : son fils Gabriel Philippe est nommé pour le remplacer à l’Académie royale des sciences comme pensionnaire astronome. 12 novembre : Fontenelle lit son éloge lors de la séance publique de rentrée de l’Académie royale des sciences. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 24 Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 25

L ES ANNÉES ROMAINES, 1660-1664 L ANAISSANCED’ UNE CULTURE SCIENTIFIQUE

THIERRY VERDIER

Fort peu d’informations existent sur le séjour de Philippe de La Hire en Italie. Parti à Rome rechercher un climat plus adapté à sa nature fragile et espérant sans doute échapper à cette dépression qui le terrassait depuis la mort de son père, il resta, paraît-il quatre années dans la péninsule. Ses biographes, et principalement Fontenelle 1, rapportent qu’il demeura quelque temps à Rome avant de se rendre en Vénétie et de revenir à Paris dans le courant de l’année 1664. Le climat et l’atmosphère italiens lui convenaient parfaitement, mais les sollicitations de sa mère eurent raison de ses goûts méditerranéens. Ces quatre années, toujours selon Fontenelle qui le fréquenta à partir de 1699 et dont la parole peut être considérée comme fiable, laissèrent, sur le jeune homme, une empreinte indélébile. Souvent, il se plaisait, non sans quelques trémolos dans la voix, à évoquer ses années italiennes et les considérait comme importantes dans sa vie. Vite pourtant, les historiens considérèrent ces années de jeunesse comme des années sans relief, sans lustre, tout juste bonnes à entretenir une certaine nostalgie du voyage et de l’exotisme. Considérant le caractère sensible de La Hire comme une sorte d’évidence historique, il ne sembla pas utile de porter une très forte attention sur un temps qui n’appartenait pas totalement à l’histoire d’un savant, débutant officiellement avec ses travaux sur les sciences, la stéréotomie, la géométrie, la gnomonique ou l’astronomie, bien des années plus tard. Pourtant, les années 1660 se caractérisèrent par de très nombreuses tentatives pour inscrire la culture française dans le quotidien romain. Le nouveau monarque et son principal ministre savaient l’importance de Rome dans la diplomatie européenne. L’italianisme pro- noncé qui avait marqué les dernières années du règne de Mazarin avait même accentué cette place prédominante de la péninsule. Surtout, Rome, pour la fille aînée de l’Église, se devait d’être un atout, une alliée même, dans la redéfinition des équilibres nationaux que souhaitait Louis XIV. Il fallait, par conséquent, installer dans la ville des papes, une sorte de présence « nationale » au travers de manifestations publiques, d’installation de savants et d’artistes, et de gestes symboliques apparemment généreux. Pendant quelques années, Rome vécut quelque peu au gré de ces soubresauts de la politique française. Il y avait fort

1. Fontenelle (Bernard Le Bouyer de), « Eloge de M. de La Hire », publié dans le présent volume p. 243-250. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 26

26 TH.VERDIER

à faire, car Fabio Chigi, pape sous le nom d’Alexandre VII, avait ce caractère fort qui l’amenait à concevoir son pontificat comme un temps de magnificence, de construction et de métamorphose citadine 2. Papa di grande edificazione, comme on se plaisait à ironiser, Alexandre VII n’était pas du genre à plier devant un jeune monarque tout juste sorti de la tutelle d’un parrain cardinal 3. Lorsque Philippe de La Hire découvrit la Ville éternelle, les relations entre Louis XIV et Alexandre VII en étaient là : l’un voulait affirmer sa fougue de jeune homme libéré de la férule de son maître, l’autre souhaitait au contraire conserver à la papauté son immense autorité urbi et orbi. Le séjour du jeune La Hire correspondit exactement à ce temps de surenchère, et c’est pour cette raison que nous voudrions nous y arrêter quelques instants.

La Hire, un peintre français de 22 ans

On sait que La Hire s’installa au plus près des Français de Rome ; en 1661, il résidait paroisse Santa Maria del Popolo et partageait sa chambre avec un peintre catalan du nom de Guglielmo Sabbatier 4. Dans les stati d’anime de cette paroisse, en effet, il est mentionné comme ayant 22 ans, et exerçant la profession de peintre, ce qui paraît vraisemblable 5.Il habitait alors via Margutta et son plus proche voisin était Gaspard Dughet (1615-1675), le beau-frère de Nicolas Poussin, propriétaire d’un logement qu’il partageait avec les autres membres de sa famille 6. Dans la même rue, logeaient Louis Raimond, peintre parisien, marié à une Romaine et définitivement installé à Rome, Nicolas Baudesson (1611-1680), l’ami de Charles Mellin (1597-1649) 7, natif de Troyes, et lui aussi installé durablement à Rome (avant de revenir à Paris en 1666) 8, Vincent Porcher, l’artiste nantais, Louis et Jean Dughet, tous deux peintres français « romanisés », Jean Terillon, le sculpteur champenois, etc. 9, soit toute une communauté francophone d’artistes qui se fréquentaient, se côtoyaient sur les chantiers et composaient cette « nation » solidaire dont parlent les correspondances et les voyageurs 10. Si les Français, devenus « Romains » préféraient souvent vivre davantage au cœur de la Ville éternelle en s’installant dans les paroisses de san Lorenzo in Lucina, de santa Maria

2. Voir Richard Krautheimer, The Rome of Alexandre VII, 1655-1667, Princeton, Princeton University Press, 1985, p. 18-48. 3. À ce sujet voir : R. Krautheimer, R.B.S. Jones, « The diary of Alexandre VII », Römisches Jahrbuch für Kunstges- chichte, XV / 1975, p. 199-236. 4. AVR, Santa Maria del Popolo, 1661, fo 46, Filippo La Ir, pitt. fr. 22, Gugl. Sabbatier, pittore catalano 22. Il nous a été impossible d’identifier ce Guglielmo Sabbatier, avec des artistes catalans présentant des patronymes proches : Guillaume Sabatier, Guillaume Savatier, Guillermo Sabatier, Guillermo Savater, etc. Le seul artiste, connu pendant cette période, serait peut-être le peintre Guillaume Sabatier de Narbonne, fils d’un autre peintre, prénommé Antoine et œuvrant dans les années 1650-1670 (voir AD 34, 2e 11/84, fo 260-261 commandes pour les consuls et pour la cathédrale de Narbonne). 5. L’orthographe de son nom, difficile à transcrire en italien, devint La ir, et non Leira comme d’anciennes sources pouvaient le laisser croire (cf. Antonino Bertolotti, Artisti francesi in Roma nei secoli XV, XVI e XVII, Mantoue, G. Mondovi, 1886, p. 130). 6. AVR, Santa Maria del Popolo, 1661, fo 37. Sur ses différents logements à Rome, voir : Jacques Bousquet, Recherches sur le séjour des peintres français à Rome au XVIIe siècle, Montpellier, Alpha, 1980, p. 224. 7. Philippe Malgouyres, Charles Mellin, un Lorrain entre Rome et Naples, catalogue de l’exposition des musées des Beaux-Arts de Nancy et de Caen, Paris, Somogy éditions d’Art, 2007, p. 32. 8. Sur cet artiste : Jacques Bousquet, op. cit., p. 191-194. Mickaël Szanto, Le dessin ou la couleur ?, Genève, Droz, 2008, p. 114. 9. Voir AVR, Santa Maria del Popolo, 1661, fo 35-101. 10. Ludwig Schudt, Italienreisen im 17. und 18. Jahrhundert, Wien-München, Schroll Verlag, 1959, p. 162-164. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 27

LES ANNÉES ROMAINES, 1660-1664. LA NAISSANCE D’UNE CULTURE SCIENTIFIQUE 27 in Via Lata, de santa Maria in Aquiro, ou du côté de sant’Andrea delle Fratte, La Hire conserva son logement de la via Margutta, dans ce quartier qui présentait d’innombrables avantages pour un esprit curieux qui n’était pas à Rome pour un pèlerinage religieux ou pour s’approcher du Saint-Père. Depuis la piazza di Spagna une forte rampa montait au couvent des minimes français (la Trinité-des-Monts) et la via del Babuino conduisait direc- tement à l’autre couvent de minimes, tenu celui-ci par la communauté espagnole (sant’Andrea delle Fratte). Ces couvents, loin d’être des lieux reclus, à l’écart du monde et de son agitation, représentaient alors de formidables espaces de réflexion, de savoir et de curiosité. Le père Mersenne lui-même, n’était-il pas minime ? Il serait imprudent de chercher à présenter les personnalités que La Hire rencontra ou les monuments, palais et églises qu’il put contempler. Tout au plus pouvons-nous suspecter quelques coïncidences. Ainsi, la figure de Nicolas Poussin apparaissait encore comme une sorte d’astre vers lequel se dirigeaient les peintres, les dilettanti passionnés ou les esprits les plus curieux du temps 11. Il est impossible d’imaginer Philippe de La Hire, cet homme qui portait une admiration si grande à son père, décédé alors qu’il n’avait que 17 ans, ne pas avoir été sensible à la présence du plus grand artiste français vivant, à quelques pas de son logement. Philippe s’était voulu peintre par amour filial et savait fort bien que son père et Nicolas Poussin étaient, il y a longtemps, passés entre les mêmes mains. Tous deux, à des dates différentes, avaient suivi un court apprentissage chez Georges Lallemant 12, reconnu alors comme l’un des plus habiles peintres de Paris. La Hire et Poussin avaient une petite bribe d’histoire commune, et au regard de la notoriété du Français de Rome, cela valait considération. Rien ne permet de savoir si Philippe de La Hire fit plus que croiser le vieil artiste, concentré alors sur sa grande commande pour le duc de Richelieu. Il est pourtant un élément qui force au questionnement, et cet élément se rapporte aux relations entre peinture et géométrie. En effet, de nombreuses sources s’accordent pour considérer Nicolas Poussin comme un artiste particulièrement intéressé par des questions de géométrie et de perspective. Une correspondance entre Dughet et Chantelou évoque même l’intérêt de Poussin pour la perspective. Cette correspondance mentionne une demande faite par Poussin à son beau- frère de copier des traités de géométrie utiles aux peintres et tout particulièrement ceux « du père Matteo 13 [...] et de Vitellione 14 ». Par ce biais, on peut s’interroger sur la place qu’accordait alors le jeune La Hire à la perspective en peinture, tant on sait que cette question avait été cruciale dans l’itinéraire artistique de son père. Toute formation picturale obligeait à maîtriser les règles de la perspective. Or, à cette époque, Philippe de La Hire, peintre, n’était qu’aux prémices de sa formation. Cependant, ce qui, alors, pouvait représenter un terrain d’exercice plus solide pour une personne curieuse, se situait à mi-chemin du parcours entre la via Margutta et la via Paolina, où logeait Poussin, à savoir au couvent des minimes de la Trinité-des-Monts.

11. Alain Mérot, Poussin, Paris, Hazan, 1990, p. 211-250. 12. Pierre Rosenberg et Jacques Thuillier, Laurent de La Hyre 1606-1656, l’homme et l’œuvre, catalogue d’exposition Grenoble, Rennes-Bordeaux, 1989-1990, Genève, éditions d’art Albert Skira, 1988, p. 85. Poussin fréquenta l’ate- lier de Lallemant avant les années vingt et La Hire, vers 1625. 13. Matteo Zoccolino ou Zaccolini (1574-1630). 14. Erazmus Ciolek Witelo, mathématicien polonais de la fin du XIIIe siècle et auteur d’un texte en dix livres sur la perspective. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 28

28 TH.VERDIER

Les pères minimes

Le couvent de la Trinité-des-Monts connaissait alors une formidable activité. Sa place dans l’affirmation de la culture scientifique romaine est d’ailleurs particulièrement bien établie. Mais en ce qui concerne les questions de représentations et de peinture, la présence d’une sorte « d’expérience perspective » avec l’anamorphose présentant saint François de Paule en prière et le « cadran solaire » (« l’astrolabe catoptrique ») (fig. 1) réalisés tous deux par le père Emmanuel Maignan (1601-1676) entre 1643 et 1650, correspondait à une sorte d’interrogation perpétuelle. Maignan, père minime originaire de Toulouse, était venu dans la maison des minimes de Rome précisément pour se retrouver au cœur des réflexions scientifiques engagées par les savants du temps. Ses travaux sur la perspective étaient une application des réflexions et des calculs de Jean-François Niceron (1613-1648), lui aussi minime ayant séjourné au couvent de la Trinité-des-Monts. Pour ce qui regarde la personnalité même de La Hire, il est inconcevable d’imaginer qu’il n’ait pas connu ces deux créations majeures de la Rome contemporaine. D’une part, les ouvrages de Niceron et de Maignan avaient acquis une solide réputation dans le monde des savants, et d’autre part, on sait que ces « amusements mathématiques » étaient tout à fait dans l’air du temps. Plus tard La Hire revint d’ailleurs à la gnomonique dans un travail relativement complet et influencé par ce lointain mentor 15. Face à la perspective linéaire et centrale qu’utilisaient les peintres depuis déjà longtemps, et qui ne présentait aucune difficulté technique ou géométrique, les perspectives curieuses de Maignan et Niceron définissaient la représentation technique comme un objet d’étude en soi. Anamorphose et gnomon n’étaient que des artifices peints, le cœur du savoir se situait dans la logique mathématique qui avait prévalu à leur réalisation. Cette question fondamentale dans l’histoire de la réflexion artistique n’était pas en soi une nouveauté. Depuis longtemps, peut-être depuis Nicolas de Cues ou même Al-Battani, on savait que la maîtrise des arts libéraux permettait de s’approcher des savoirs, mais que la connaissance, elle, appartenait à une dimension qui dépassait les savoirs humains. Le jeune peintre décou- vrait tout à la fois la puissance intellectuelle des compositions de Nicolas Poussin, la force émotionnelle d’une ville au passé immobile et dont le Lorrain offrait la vision la plus poétique, et la magnificence d’une culture savante de l’interrogation. Les témoignages sur cette sorte d’esthétique intellectuelle sont si nombreux et se retrouvent dans tellement de sources distinctes (depuis les récits de voyages, jusqu’aux mémoires ou aux correspondances privées) qu’il serait impossible de tous les citer 16. En revanche, ils expriment assez clairement ce qui donnait à la ville de Rome une dimension unique 17 et assez différente d’autres centres urbains scientifiques comme Prague, Augsbourg ou Londres.

15. Philippe de La Hire, La gnomonique, ou tracer des méthodes universelles pour horloges solaires ou cadrans sur toutes sortes de surfaces, Paris, T. Moette, 1698. 16. Voir Cesare d’Onofrio, Roma val bene un’abiura, Rome, Fratelli Palombi ed., 1976, et notamment le dernier chapitre consacré à l’origine de l’Accademia dell’Arcadia. 17. Marianne Cojannot-Le Blanc, « Les traités d’ecclésiastiques sur la perspective en France au XVIIe siècle : un regard de clercs sur la peinture ? », Dix-septième siècle, 2006/1, n. 230, p. 117-130. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 29

LES ANNÉES ROMAINES, 1660-1664. LA NAISSANCE D’UNE CULTURE SCIENTIFIQUE 29

Fig. 1. Père Emmanuel Maignan, Horloge solaire dite aussi « l’astrolabe », 1643-1650, Rome, couvent de la Trinité-des-Monts.

Le projet d’escalier pour la Trinité-des-Monts

Un autre événement allait pourtant marquer encore plus directement cet espace romain entre l’automne 1660 et l’automne 1661 : la tentative de résolution des clauses testamentaires d’un ancien notaire français Étienne Gueffier 18. En effet, ce dernier, mort sans postérité, avait légué au couvent de la Trinité-des-Monts une somme assez rondelette 19 pour per- mettre aux religieux français de réaliser un escalier de liaison entre la ville basse et le sommet du Pincio sur lequel était installé leur couvent 20. Jusqu’alors pour se rendre au couvent, il fallait soit emprunter une longue et forte rampa qui partait vers la villa Médicis et revenait ensuite sur ses pas vers le couvent, soit faire tout le tour du mont pour prendre l’actuelle via Sistina. Le testament de l’ancien tabellion français comportait une close irréfrangible qui obligeait les pères du couvent à engager une importante restructuration de la colline située au-devant de l’église. Sans qu’il soit encore établi que cette vaste butte devienne un immense escalier solennel et « baroque », les minimes considéraient comme évident que cette escarpe fût transformée en un accès majestueux. Ils sollicitèrent conseils et projets. Le Bernin depuis longtemps habitué à utiliser cet espace libre de la cité pour y réaliser des apparati et autres feux d’artifices, fut paraît-il contacté. À l’occasion de la naissance du Dauphin de France, il avait déjà réalisé, par exemple, un apparato, une architecture éphémère gigantesque, à la manière d’une énorme construction urbaine. Au sommet d’une colline

18. Mgr d’Armailhacq, L’église nationale de Saint-Louis-des-Français à Rome, notes historiques et descriptives, Rome, P. Cuggiani, 1894, annexe 1. Mgr. Fourier Bonnard, Histoire du couvent royal de la Trinité du Mont Pincio à Rome, Rome, Établissements français, Paris, A. Picard, 1933, p. 160-17 ; Eberhard Hempel, « Die Spanische Treppe. Ein Beitrag zur Geschichte der römischen Stadtbaukunst », Festschrift Heinrich Wöfflin, Hugo Schmidt Verlag, Munich, 1924, p. 274-290. 19. Un premier testament (de janvier 1655) prévoyait de laisser 20 000 scudi « per far fabricare il più presto, che farsi potrà dopo la mia morte li gradi avanti la detta chiesa della Trinità conforme il modello che si troverà con questo moi testamento, o altro, che sarà giudicato più a proposito » (cité par Alloisi, infra, 1996, p. 61), mais un codicille ramena ce legs à 10 000 scudi pour permettre à Gueffier de laisser la somme correspondante à un neveu qui s’était occupé de lui pendant ses derniers jours. 20. Sivigliano Alloisi, « La scalinata tra storia e progetto », in Luisa Cardilli (a cura di), La scalinata di Trinità dei Monti, Milan, 1996, p. 43-94. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 30

30 TH.VERDIER

totalement structurée à la manière d’un immense roc, un dauphin jaillissait d’une fumée volcanique accompagné par deux allégories figurant la Paix des Pyrénées et le mariage de Louis XIV avec l’Infante d’Espagne, soutenant la couronne royale 21 (fig. 2). En complément à cette manifesta- tion gigantesque, une machine pyrotech- nique fut installée, vraisemblablement par Dominique Barrière (ca. 1611-1678) et Giovanni Andrea Carlone (1639-1697) place Navone. Par cette double manifesta- tion place Navone et à la Trinité-des-Monts, la France, via ses agents et ses cardinaux soudoyés, s’assurait un prestige incroyable. Aucun autre pays ne pouvait s’offrir ce luxe urbain dans un tel gaspillage d’écus. La France était ce royaume étranger qui se per- mettait de rivaliser avec les papes sur leur propre terrain. Cherchant à confisquer à son profit une tradition spectaculaire, la Fig. 2. Gian Lorenzo Bernini, Giovan Paolo Schor, Fêtes pour la naissance du Dauphin de France, France de Louis XIV faisait une guerre à Trinité-des-Monts, 2 février 1662 (gravure par Rome par artifices interposés. Dominique Barrière). Rien ne permet, bien évidemment de savoir ce que le jeune La Hire put ressentir face à toutes ces machines françaises, mais l’événement fut si important qu’il convient de l’appréhender comme un temps incontour- nable de la Rome des voyageurs français. La personnalité qui s’engagea avec passion dans ce projet et tâcha d’y donner corps fut l’ancien agent artistique de Mazarin à Rome l’abbé Elpidio Benedetti (1608-1690) 22. Comprenant toute l’importance que pouvait revêtir ce programme urbain, il considérait qu’il tenait là l’occasion unique d’imposer un morceau d’architecture française au cœur même du monde pontifical. Il se mit en relation avec un jeune architecte français de passage à Rome, François d’Orbay (1634-1697) 23, pour établir un projet d’envergure, à savoir ce grand escalier de liaison entre la ville et le couvent de la Trinité-des-Monts que nous évoquions plus haut. Le projet était gigantesque, pharaonique. Il prévoyait de transformer radicalement l’escarpe du Pincio pour en faire une place royale à la gloire du jeune monarque Louis XIV 24. Premier projet de place royale établi sous le règne de Louis XIV, cet escalier

21. À ce sujet, Maurizio Fagiolo dell’Arco, La festa barocca, Rome, De Luca, 1997, p. 407-414. 22. Madeleine Laurain-Portemer, « Mazarin, Benedetti et l’Escalier de la Trinità dei Monti », Gazette des Beaux-Arts, 1968, II, p. 273- 294. 23. Albert Laprade, François d’Orbay, architecte de Louis XIV, Paris, Vincent, Fréal, 1960, p. 110. Par la suite La Hire et d’Orbay se retrouvèrent à Paris et eurent l’occasion de se fréquenter pendant plus de dix ans à l’Académie d’architecture. 24. Hilary Ballon, Louis Le Vau, Mazarin’s collège, Colbert’s revenge, Princeton University Press, 1999, voir en particulier « D’Orbay’s drawings for the spanish steps », p. 140-143. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 31

LES ANNÉES ROMAINES, 1660-1664. LA NAISSANCE D’UNE CULTURE SCIENTIFIQUE 31

Fig. 3. François d’Orbay, Projet pour l’escalier de la Trinité-des-Monts, juillet 1660, BnF, est. B11 rés. fo29. monumental ne pouvait que déplaire aux Romains 25. Comment pouvait-on accepter en effet que l’on édifiât en plein cœur de Rome une place bordée d’énormes immeubles français et arborant en son centre une statue du roi de France (fig. 3) ? Benedetti pourtant n’entendait pas s’arrêter en si bon chemin. Il contacta, cette fois de manière établie, Le Bernin pour lui demander conseils et peut-être même des dessins. Sur ces entremises, pour éviter que ce projet, dont les financements étaient assurés, ne capote totalement, il se chargea d’élaborer un dessin (qu’il signa bien qu’il n’en fut pas réellement le dessinateur) capable de satisfaire tout autant la papauté, les autorités romaines du Capitole que le ministre de Louis XIV (fig. 4). Ce projet n’eut guère plus d’écoute que les premiers. Il bénéficiait cependant du « label Bernin » et fut, à ce titre toujours, considéré comme « historique » au point d’être en partie repris des années plus tard lorsque Francesco de Santis (1723-1726) eut à construire la fameuse scanilata qui s’installât à tout jamais dans l’imaginaire urbain de Rome 26. Ce projet doit se comprendre comme un temps important de l’histoire architecturale romaine des années 1660-1662. Les Français se sentaient désormais capables de rivaliser, sur leurs propres terres, avec les géniaux architectes romains, et se sentaient surtout assez puissants pour imposer un modèle artistique particulièrement éloigné des habitudes construc- tives et des caractéristiques stylistiques de la Rome baroque. Confiance aveugle dans le génie français ou volonté d’imposer une culture envahissante, ce projet initia des débats, des conflits même, et les pères minimes se virent presque dépossédés de leur initiative au

25. Marcus Binney, « A projected french capitol in Rome, A triumph of scenographic design the Spanish steps », Country life, 19 -26 febr. 1970, p. 426-428 et p. 500-504. 26. Paolo Portoghesi, Roma Barocca, Rome, Laterza, 1995 (1re éd. 1966), p. 356-364. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 32

32 TH.VERDIER

Fig. 4. Elpidio Benedetti, Projet pour l’escalier de la Trinité-des-Monts, 1661, Rome, ASV, Cod. Vat. lat. 11257, fo149.

profit d’une sorte de crise diplomatique. La France entendait triompher par les arts, comme elle triomphait déjà par l’épée. Le jeune La Hire ne put rester indifférent vis-à-vis de tout ce qui se tramait en coulisses. Tous les Français de Rome comprenaient alors ce qui se jouait sur la colline du Pincio, qu’ils fussent solidaires du projet ou farouchement hostiles à cette déclaration de guerre artistique. Les habitudes de paroles véhémentes qu’ils avaient acquises au contact des Romains ne pouvaient laisser ces conflits se régler dans les secrets d’une alcôve. Comment La Hire réagit à ces disputes esthétiques, personne ne peut le savoir. Bien évidemment, aucune pièce d’archive précise n’évoque la moindre relation entre La Hire et les hôtes du couvent des minimes français 27. Mais tant de sources présentent la visite du couvent comme incontournable dans un périple ultramontain cultivé, qu’il semble difficile de croire que La Hire ne s’y soit jamais rendu. Les archives du couvent ont pratiquement disparu dans leur intégralité et il n’est d’ailleurs pas certain que les noms de tous les voyageurs venant au couvent y aient été mentionnés. Mais imaginer que cette espèce de salon scientifique, dans lequel on parlait français, n’ait pas été visité par La Hire semble pratiquement impossible. En revanche, il est pratiquement certain qu’il connaissait, et même qu’il fréquenta, l’abbé Benedetti 28.

27. À titre d’exemple, le père Charles Plumier (1646-1704) vit même sa vocation de mathématicien se transformer radicalement lors de son séjour au couvent. Laurent-Henri Vignaud, in Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, 117/1, 2005, p. 131-157. Un autre exemple connu, le père Chapuis, ce savant religieux de l’Oratoire y séjourna aussi vers 1672. Voir Correspondance des directeurs de l’Académie de France à Rome avec les surintendants des Bâtiments, publiée par Anatole de Montaiglon. Paris Charavay fres, Société de l’histoire de l’art français, 1887-1892, tome I, p. 34. 28. Madeleine Laurain-Portremer, « La politique artistique de Mazarin », in Atti dei convegni Lincei, Accademia Nazionale dei Lincei, 35-1977, p. 41-76 ; Madeleine Laurain-Portremer, « Mazarin militant de l’art baroque au temps de Richelieu 1634-1642 », BSHAF, 1975, p. 65-100. Picard - Philippe de La Hire - 17 x 24 - 5/3/2013 - 14 : 18 - page 33

LES ANNÉES ROMAINES, 1660-1664. LA NAISSANCE D’UNE CULTURE SCIENTIFIQUE 33

Elpidio Benedetti, et la Benedetta

Il n’est d’ailleurs pas impossible que le père de Philippe de La Hire, le célèbre peintre Laurent de La Hyre, ait connu cet homme, ne serait-ce que par l’entremise du cardinal de Mazarin, son mentor et son mécène. L’abbé Benedetti fréquentait alors avec assiduité le couvent de la Trinité-des-Monts, et les Français de passage se devaient de rencontrer cet homme affable, un peu trop bavard parfois, mais portant l’amour de la France comme une sorte d’oriflamme. Personnage ambigu, courtisan agité et infatigable, tout dévoué au cardinal de Mazarin, l’abbé Elpidio Benedetti, est aujourd’hui une figure particulièrement bien connue de la Rome du milieu du XVIIe siècle. Abbé issu du « clan Mazarin », après des débuts obscurs à la Curie romaine, il fut chargé, en 1635 – il a alors vingt-sept ans – par le cardinal Francesco Barberini de servir le cardinal Jules Mazarin en tant que secrétaire pour la gestion de ses fonds sur Rome. Il devint rapidement agent artistique du cardinal ministre, en collaboration avec le peintre Paolo Maccarini, et s’acquitta, avec un zèle proche de l’abnégation, de cette situation honorifique. Il finança, sur ses deniers, les pompes funèbres de Mazarin (fig. 5) et d’Anne d’Autriche, les fêtes commémoratives pour la guérison du Dauphin, et n’eut de cesse de trouver des artistes francophiles pour mettre en œuvre les fruits de son agitation.

Fig. 5. Martino Lunghi le Jeune, Elpidio Benedetti, Giovan Francesco Grimaldi, Pompe funèbre du cardinal Mazarin, Santi Vin- cenzo e Anastasio, 28 avril 1661 (gravure par Dominique Barrière).

Intermédiaire culturel d’une politique dont il ne percevait que les reliefs 29, il imagina donner un lustre à son activité en réalisant l’œuvre absolue : une villa suburbaine 30. Édifiée à un jet de pierre de la villa Pamphilj, élevée par l’Algarde, la demeure de l’abbé présentait toutes les caractéristiques de la belle villégiature. Tout avait été mis en œuvre pour que la villa Benedetti devienne, ainsi que l’écrivait l’abbé, una benedetta villa (fig. 6). Selon les archives Cartari, l’abbé prévoyait d’y accueillir les protégés du roi de France. Sorte de résidence pour les ambassades de passage ou les pensionnés du monarque, cette villa se voulait villégiature ouverte et accueillante. L’abbé aurait même proposé d’en faire

29. Madeleine Laurain-Portremer, « La politique artistique de Mazarin », op. cit., p. 41-76. 30. Carla Benocci, Villa Il Vascello, Rome, Erasmo, 2003.