Axel KAHN Est Généticien, Médecin, Directeur De L’Insti- Tut Cochin De Génétique Moléculaire
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Axel KAHN est généticien, médecin, directeur de l’Insti- tut Cochin de génétique moléculaire. Humaniste, scientifique engagé, membre du Comité con- xel KAHN sultatif national d’éthique français, Président du groupe A des experts en Sciences de la vie auprès de la Commis- sion européenne, Axel Kahn s’interroge et nous incite à réfléchir aux aspects éthiques liés aux grandes avancées scientifiques, en particulier génétiques. Ses ouvrages de vulgarisation rencontrent beaucoup de succès auprès du grand public. Son livre « L’avenir n’est pas écrit » pose notamment le problème des excès de la science. Derniers ouvrages : «Et l’Homme dans tout ça ? Plaidoyer pour un huma- nisme moderne» Editions Nil, Paris , 2000. «Raisonnable et humain», Editions Nil, Paris, 2004. Déterminismes et liberté Ce que la Science dit l y a des millénaires que l’homme s’in- de se poser même la question de la liberté. Iterroge sur sa nature et son statut. Nous Peu de mots aussi mal définis sont l’objet connaissons tous le poids des contraintes d’une telle vénération et aussi largement biologiques qui nous sont imposées : nous utilisés. Sous l’influence dominante de devons mourir, nous sommes homme ou la pensée libérale, on tend aujourd’hui à 61 femme sans l’avoir choisi, à la merci de substituer le terme et la revendication de maladies que nous ne savons pas toujours l’autonomie à ceux de la liberté. L’autono- Axel KAHN prévenir ou guérir. Si nous voulons voler mie s’oppose à l’hétéronomie et en appelle comme les aigles ou plonger comme les à une non dépendance vis-à-vis d’autrui. Le dauphins, il nous faut faire appel à des mot, souvent utilisé sans référence à l’auto- engins plus ou moins encombrants et com- nomie de la pensée, n’implique certes pas pliqués. De plus, les éléments eux-mêmes, que l’être autonome soit libre. voire le cosmos font peser sur nous mille périls auxquels nous ne savons pas tou- En réalité, les cultures qui placent jours échapper : tempêtes, raz-de-marée, aujourd’hui l’autonomie au firmament de éruptions volcaniques, etc. La vie dans leur philosophie morale et politique sont la société humaine est par ailleurs pleine également celles où dominent des théories d’aléas que nous ne pouvons éviter de subir. clairement déterministes : l’être et l’agir En d’autres termes, chacun sait combien il humains, individuellement et en société, est dépendant de ce qu’il ne maîtrise pas. reflèteraient le pouvoir des gènes mettant Mais que maîtrise-t-il au juste ? Nul consen- en oeuvre des stratégies auto-promotion- sus n’existe pour répondre à cette question nelles, thèse centrale de la sociobiologie qui est celle de la signification du libre arbi- de Dawkins, Wilson et bien d’autres1. Des tre et de l’authenticité (ou de l’illusion) de mécanismes naturels implacables condui- la liberté. raient à l’édification de la société d’Homo economicus, comme soumis à une main indivisible (Adam Smith2), expliquant que Un débat multimillénaire les vices privés soient les garants des ver- tus publiques (Mandeville3), idées de base Beaucoup d’entre nous préfèrent éviter du libéralisme économique. 1 Richard Dawkins, The Selfish Gene, Oxford University Press, 1999 et Edward O. Wilson., Sociobiology, the New Syn- thesis, Belknap Press of Harvard, University Press, Cambridge, 1975. 2 Adam Smith, 1779. La Richesse des Nations, 1779, GF Flammarion, Paris, 1997. 3 Bernard Mandeville, La Fable des abeilles ou les vices privés font le bien public, 1717, J. Vrin, Paris, 1998. #46 Les Cahiers du MURS Pour la psychanalyse, les choix humains nants du choix et de l’action qui permettent obéissent aux injonctions de mécanismes d’accéder à la liberté, dans le sens d’une inconscients stéréotypés, quoique fort va- prise de conscience de la libre nécessité, riables selon les écoles et courants de cette et donne accès à la responsabilité. En effet, discipline. En fait, la liste des lois et des for- l’être conscient des lois qui le régissent et ces auxquelles seraient soumises les con- des causes de ses choix - j’ajoute soucieux duites humaines, individuelles et/ou collec- de son autonomie - est conduit à s’identi- tives, ne se limite certes pas aux gènes, au fier à ce qu’il dit et à ce qu’il fait, à en être marché et à l’inconscient. Il faut y ajouter, par conséquent responsable. pêle-mêle, le destin, la prédestination divi- 62 ne, l’histoire, la lutte des classes, la science Bien entendu, le déterminisme spinozien et le progrès, les règles sociologiques, etc. s’oppose point par point à une philosophie Détermi- de la liberté, attribut de l’âme et (ou) de la nismes La tradition philosophique du détermi- raison, dont on retrouve l’écho de Platon et et liberté nisme radical est fort ancienne et diverse, Aristote à Descartes et Kant. Pour Kant, et grecque et latine (stoïcisme, épicurisme), c’est là en réalité une autre forme de déter- bouddhiste, islamique, juive. Elle fait l’ob- minisme, l’homme est doté d’une raison en jet d’un développement profond et brillant soi, qui se situe hors du champ de la nature, dans l’œuvre de Spinoza, au XVIIe siècle4. lui permet d’identifier ce qui est nécessaire Pour ce philosophe, seul Dieu, c’est-à-dire et constitue un impératif catégorique, un l’ensemble de la nature, est libre, les lois devoir, auquel il lui revient de souscrire par lesquelles il s’exprime n’ayant d’autre librement ; il en va de sa responsabilité. origine que lui-même. Les êtres de nature, La responsabilité repose ici sur la raison en particulier l’homme, sont en revanche et la liberté, indissociables l’une de l’autre. déterminés dans ce qu’ils sont et ce qu’ils À noter l’existence d’au moins un point de font, par des enchaînements causaux re- convergence entre les approches philoso- flétant ces lois..... Dès lors, le libre arbitre phiques de Spinoza et de Kant, le statut de humain est une illusion absolue et la vraie la connaissance en tant que condition de la liberté revient à exprimer librement et en liberté : elle permet à l’homme de prendre conscience les déterminants de sa nature. conscience de sa nature, dans la tradition du En ce sens, la « libre nécessité » de Spinoza premier, et elle offre les moyens objectifs du prend une saveur d’autonomie pleinement choix rationnel, dans celle du second. compatible avec le plus implacable des déterminismes. Selon cette pensée, déve- À ces deux déterminismes antagonistes, loppée aujourd’hui, en particulier par Henri celui de la nature et celui de la raison, on Atlan5, c’est la connaissance des détermi- peut schématiquement opposer le courant 4 Baruch de Spinoza, Ethique, 1677, Folio essais, Gallimard, Paris, 1993. 5 Henri Atlan, Les Étincelles de hasard, t.II – Athéisme de l’écriture, Ed. du Seuil, Paris, 2003. 4ème trimestre 2005 Ce que la Science dit du scepticisme radical, le seul, en somme, nisation sociale est d’optimiser l’accès auto- que l’on puisse qualifier de non déterminis- nome des citoyens à la réalisation de leurs te. Le philosophe qui illustre le mieux cette désirs selon l’injonction de leur passion, et vision, elle aussi remontant au moins à la de « laisser faire » afin que s’établissent Grèce Antique, est David Hume, au XVIIIe d’eux-mêmes les équilibres favorables « à la siècle6. Ici, la valeur même de la connais- prospérité des nations », pour reprendre le sance, et en tout cas sa valeur prédictive, titre d’un ouvrage d’Adam Smith. Mais nous sont contestées. Les lois scientifiques cor- touchons là aux limites du caractère « in- respondent pour l’essentiel à l’observation déterministe » que je prêtais à la pensée de régularités passées qui ne préjugent en de David Hume. En effet, le sentiment que rien de l’avenir. Être informé de ce qui a été l’équilibre des « vices privés » de citoyens 63 ne donne nulle indication sur ce qui sera. mus par leurs pulsions et la recherche du C’est la notion même de causalité que Hume plaisir doit conduire, « comme sous l’effet Axel KAHN remet en cause. Exit, par conséquent, les d’une main invisible » à établir la « vertu déterminismes scientifiques et historiques publique » (Mandeville7), implique que cela et la notion selon laquelle le savoir est la correspond à un mécanisme de nature, et condition de la liberté. Celle-ci, de même donc à un déterminant de l’action humaine. que la raison, n’est d’ailleurs qu’une illusion Le scepticisme philosophique de Hume dif- qui naît sous l’effet de l’expérience d’un être fère du déterminisme spinozien et du ratio- entièrement dévoué à la recherche de son nalisme kantien car il laisse en jachère l’idée intérêt et à la satisfaction de ses passions. de responsabilité, que celle-ci résulte de la C’est de cette pensée que naîtra la philo- connaissance des nécessités auxquelles on sophie utilitariste, complément essentiel est soumis pour Spinoza et ses exégètes ou du libéralisme économique d’Adam Smith de ce devoir qu’impose la raison pour Kant et, par bien des aspects, en rupture avec et le courant néo-kantien. la tradition du libéralisme politique de John Locke et Montesquieu. Là se trouve aussi l’origine de maints courants d’opinion mo- Science, déterminisme derne, comme celui de la libération animale. et réductionnisme En effet, le droit essentiel devient, pour toute l’école initiée par Hume, celui d’ac- Il a y somme toute peu de temps que céder librement aux plaisirs et à l’assouvis- la philosophie et les sciences se sont, pour sement des passions d’Homo economicus, l’essentiel, séparées, qu’elles appartiennent d’éviter de souffrir.