Trieux. Soixante-Dix-Neuf Jours Au Fond Pour La Lorraine
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TRIEUX LES MINES DE FER de Mthe-et-Mlle et de Moselle Jacques Jeandin TRIEUX Soixante-dix-neuf jours au fond pour la Lorraine Editions sociales Cartographie de Gilbert Thérel. « La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'ar- ticle 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illus- tration. « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1 de l'article 40). « Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, cons- tituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. » © 1977, Editions sociales, Paris. Première partie Sous les maîtres de forges (1905-1945) Pour retracer toute cette lutte il faudrait un livre... Le Sous-sol lorrain (janvier 1964) Chapitre 1 Les grèves de 1905 Auboué. 2 mai 1905. 2 h 45. Une vingtaine de mineurs se présentent à l'entrée d'une grange : l'unique salle de réunion dont peut disposer le tout jeune syndicat créé l'année précédente par des travailleurs adhérents à la section de Longwy de la Ligue des droits de l'homme. Il s'agit d'une réunion privée destinée à l'examen de quelques revendications de la corporation. L'atmosphère est lourde : depuis quinze jours, dans le Pays-Haut, la gendarmerie est mobilisée dans un but d'inti- midation ; le patronat de la métallurgie et des mines entend briser net les premières tentatives faites par leurs ouvriers pour se grouper et réclamer une amélioration des conditions de travail. Un peu partout les faisceaux des lebels, le cliquetis des sabres, le piétinement nerveux des chevaux créent un climat d'état de siège. Pour l'heure, le commissaire spécial de Briey, Carance, s'approche de la « grange syndicale » dont les portes sont closes. A ses côtés, un délégué mineur non syndiqué, utilisé par la police à des besognes de provocation, veut entrer dans la salle. Le syndiqué Mercier, de service à la porte, lui demande de présenter sa carte. Le commissaire Carance s'écrie : « Ouvrez toutes les issues ! » et ce disant, il porte un violent coup de poing à la face de Mercier. Puis il rugit : « Arrêtez-moi cet homme ! » Les gendarmes se ruent dans la grange et s'emparent du militant. Tout à coup, le commis- saire Carance reconnaît Chalbos qui avait osé, la veille, lui reprocher de pénétrer avec ses hommes dans la même salle. Au comble de la fureur, il lui interdit de parler, ordonne son arrestation et se jetant sur lui le prend des deux mains à la gorge. Le délégué de la Confédération des métaux de la C.G.T., venu de Paris et présent sur les lieux, reproche au commis- saire Carance son attitude provocatrice. Il invoque la liberté d'organiser des réunions syndicales privées, prévue par la loi républicaine de 1884, et s'attire cette réponse : « La loi de 1884, je m'en fous, vous m'entendez, et je vous em- merde ! » Ainsi parlait en 1905 un représentant de la force publique s'adressant à des travailleurs. Qui donc étaient ces hommes contre lesquels, à l'appel d'un patronat tout-puissant, se déchaînaient la police et, quelques semaines plus tard, la troupe, aux applaudissements quoti- diens de la presse régionale de toutes nuances, à l'exception bien entendu des périodiques ouvriers rédigés et imprimés dans des conditions précaires, contraints à une diffusion clan- destine en dépit des textes officiels proclamant les libertés syndicales et de presse. Tout à la fin du XIX siècle et dans les premières années du XX quand sont forés en Lorraine ferrifère la plupart des puits, les exploitants s'efforcent de recruter dans les régions pauvres du pays des hommes frustes, venus de la terre, peu exigeants et dociles. Le dur travail de la mine ne suscitant guère de vocations parmi les déracinés de nos campagnes, le patronat se tourne vers les immigrants italiens réputés pour leur frugalité, leur courage et leur attachement à la foi des ancêtres... Ce sont eux qui fournissent la plus grande partie des effectifs miniers du fer. Chaque année, des racoleurs envoyés par les compagnies se rendent en haute Italie et en Italie centrale pour en rame- ner des ouvriers misérables, à qui sont promis des salaires mirifiques. Créée par l'évêque de Crémone, une organisation permanente de recrutement est en liaison constante avec le Comité des forges qui la subventionne et auquel elle fournit des indications de caractère politique sur les hommes impor- tés d'Italie. Arrivés en Lorraine, ces malheureux sont soumis à la plus dure des exploitations. En outre, ils ont à souffrir l'hostilité de nombreux ouvriers français avec qui le patronat les met en concurrence, entretenant soigneusement toutes les rivalités qui divisent le monde des travailleurs et le laissent à merci des maîtres de forges. Cette main-d'œuvre étrangère est alors très instable : fâché avec un camarade, mécontent d'un porion, alléché par la promesse d'une meilleure paie, l'ouvrier change facilement de mine. Tant bien que mal, une partie de ces immigrants italiens, ainsi que des Polonais en nombre beaucoup moins impor- tant, s'installent autour des puits, formant des colonies plus ou moins mouvantes. Le puissant patronat de la métallurgie et des mines, alerté par le nombre croissant des grèves dans le pays à partir de 1902 et le renforcement de la jeune C.G.T. née en 1895, met en œuvre, dès le début de l'exploitation, un certain nom- bre de moyens visant à lui assurer la maîtrise complète des mineurs de fer, avec un mépris de leur dignité qui, à l'épo- que, ne s'embarrasse guère de camouflage. L'exploitant édifie à la hâte des « cantines » où le céliba- taire partage la « chambre » d'un camarade et mange à la portion. Il se plie à un règlement sévère : interdiction d'éle- ver la voix, de chanter, de danser, de jouer aux cartes, d'intro- duire une femme dans le bâtiment... Règles dures et parti- culièrement cruelles pour le Latin qui, s'il travaille douze heu- res d'affilée sur le front de taille a coutume, aux jours de repos, de se vêtir « comme un prince » pour s'adonner à la danse, au jeu, aux réjouissances collectives, etc. Le patronat ne voit pas d'un mauvais œil l'installation du célibataire dans une famille d'immigrés de même origine occupant un des logements de la mine. Le ménage qui tient à conserver son toit contribue à former le nouvel arrivant dans le « bon esprit » souhaité par la Direction. L'accroisse- ment de ressources apporté au locataire principal par la sous- location d'une pièce tend à modérer ses besoins salariaux. Le ménage bénéficie d'un préjugé favorable car il favorise la stabilité. Le logement, le petit bout de jardin, la nécessité de nourrir une famille contribuent à geler les velléités reven- dicatives. Les gardes au service de la mine contrôlent la pro- preté des lieux, la tenue et l'état d'esprit des occupants. De nombreux Italiens qui étouffent dans la cantine patro- nale quittent le périmètre de la mine pour s'installer dans la baraque rudimentaire élevée un peu plus loin par un de leurs compatriotes. Enseigne italienne, nourriture italienne... Dans la grande salle, on boit, on mange, on danse... Dans la soupente on dort sur des paillasses. Mais on peut crier, chan- ter, jouer, boire l'absinthe et, certains soirs, danser avec les jeunes femmes venues d'Allemagne ou du Luxembourg. C'est à propos de ces concentrations de cantines privées qu'on a parlé du Far West lorrain, tout au long de la vallée de l'Orne, dans le voisinage de Jœuf. C'est un monde à part — contraint d'ailleurs à vivre à part — noirci à plaisir par les journaux bourgeois, où certes, le dimanche, les affronte- ments pour l'honneur ou pour une femme sont fréquents, mais où les règles de probité sont scrupuleusement observées. Une « réserve » où vivent des hommes durs au travail, courageux et fiers. Quand à partir de 1904 apparaissent les rudiments de syn- dicats, les cantines privées peuvent servir de salles de réunion. Cela est intolérable à l'employeur. Aussi, dans les années suivantes, les maires des localités minières, généralement aux ordres du patronat — et qui sont souvent directeurs ou cadres de la mine —, interdisent aux ouvriers de consommer dans les établissements qui ont prêté leur salle pour une réu- nion syndicale. Quand le travailleur ne se plie pas à cet ordre, le garde champêtre et les gendarmes le menacent d'expulsion et si « la mauvaise volonté » persiste la menace est exécutée. Les sociétés minières qui déplorent de ne pas garder sous leur contrôle direct, dans leurs propres cantines, la totalité des travailleurs immigrés, peuvent tout de même se réjouir de la ségrégation des nationalités ; ils l'encouragent et l'orga- nisent partout où ils le peuvent (dans telle localité, les noms de « Basse-Italie », de « Basse-Pologne » désignent encore des groupes de cités éloignés l'un de l'autre). « A Tucquenieux, dit Merrheim les cités où logent les Italiens sont situées à deux kilomètres de celles des ouvriers français. Il en est de même avec les Belges. La Société entre- tient ainsi des divisions qui ont leur source, non pas dans les différences de tempéraments et de races, mais dans les conditions mêmes du travail et dans les manœuvres, les exci- tations des directeurs, des contremaîtres, des surveillants et des mouchards.