TRIEUX LES MINES DE FER de Mthe-et-Mlle et de Moselle Jacques Jeandin

TRIEUX Soixante-dix-neuf jours au fond pour la Lorraine

Editions sociales Cartographie de Gilbert Thérel.

« La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'ar- ticle 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illus- tration. « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1 de l'article 40). « Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, cons- tituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. »

© 1977, Editions sociales, Paris. Première partie

Sous les maîtres de forges (1905-1945)

Pour retracer toute cette lutte il faudrait un livre... Le Sous-sol lorrain (janvier 1964)

Chapitre 1

Les grèves de 1905

Auboué. 2 mai 1905. 2 h 45. Une vingtaine de mineurs se présentent à l'entrée d'une grange : l'unique salle de réunion dont peut disposer le tout jeune syndicat créé l'année précédente par des travailleurs adhérents à la section de de la Ligue des droits de l'homme. Il s'agit d'une réunion privée destinée à l'examen de quelques revendications de la corporation. L'atmosphère est lourde : depuis quinze jours, dans le Pays-Haut, la gendarmerie est mobilisée dans un but d'inti- midation ; le patronat de la métallurgie et des mines entend briser net les premières tentatives faites par leurs ouvriers pour se grouper et réclamer une amélioration des conditions de travail. Un peu partout les faisceaux des lebels, le cliquetis des sabres, le piétinement nerveux des chevaux créent un climat d'état de siège. Pour l'heure, le commissaire spécial de Briey, Carance, s'approche de la « grange syndicale » dont les portes sont closes. A ses côtés, un délégué mineur non syndiqué, utilisé par la police à des besognes de provocation, veut entrer dans la salle. Le syndiqué Mercier, de service à la porte, lui demande de présenter sa carte. Le commissaire Carance s'écrie : « Ouvrez toutes les issues ! » et ce disant, il porte un violent coup de poing à la face de Mercier. Puis il rugit : « Arrêtez-moi cet homme ! » Les gendarmes se ruent dans la grange et s'emparent du militant. Tout à coup, le commis- saire Carance reconnaît Chalbos qui avait osé, la veille, lui reprocher de pénétrer avec ses hommes dans la même salle. Au comble de la fureur, il lui interdit de parler, ordonne son arrestation et se jetant sur lui le prend des deux mains à la gorge. Le délégué de la Confédération des métaux de la C.G.T., venu de Paris et présent sur les lieux, reproche au commis- saire Carance son attitude provocatrice. Il invoque la liberté d'organiser des réunions syndicales privées, prévue par la loi républicaine de 1884, et s'attire cette réponse : « La loi de 1884, je m'en fous, vous m'entendez, et je vous em- merde ! » Ainsi parlait en 1905 un représentant de la force publique s'adressant à des travailleurs. Qui donc étaient ces hommes contre lesquels, à l'appel d'un patronat tout-puissant, se déchaînaient la police et, quelques semaines plus tard, la troupe, aux applaudissements quoti- diens de la presse régionale de toutes nuances, à l'exception bien entendu des périodiques ouvriers rédigés et imprimés dans des conditions précaires, contraints à une diffusion clan- destine en dépit des textes officiels proclamant les libertés syndicales et de presse. Tout à la fin du XIX siècle et dans les premières années du XX quand sont forés en Lorraine ferrifère la plupart des puits, les exploitants s'efforcent de recruter dans les régions pauvres du pays des hommes frustes, venus de la terre, peu exigeants et dociles. Le dur travail de la mine ne suscitant guère de vocations parmi les déracinés de nos campagnes, le patronat se tourne vers les immigrants italiens réputés pour leur frugalité, leur courage et leur attachement à la foi des ancêtres... Ce sont eux qui fournissent la plus grande partie des effectifs miniers du fer. Chaque année, des racoleurs envoyés par les compagnies se rendent en haute Italie et en Italie centrale pour en rame- ner des ouvriers misérables, à qui sont promis des salaires mirifiques. Créée par l'évêque de Crémone, une organisation permanente de recrutement est en liaison constante avec le Comité des forges qui la subventionne et auquel elle fournit des indications de caractère politique sur les hommes impor- tés d'Italie. Arrivés en Lorraine, ces malheureux sont soumis à la plus dure des exploitations. En outre, ils ont à souffrir l'hostilité de nombreux ouvriers français avec qui le patronat les met en concurrence, entretenant soigneusement toutes les rivalités qui divisent le monde des travailleurs et le laissent à merci des maîtres de forges. Cette main-d'œuvre étrangère est alors très instable : fâché avec un camarade, mécontent d'un porion, alléché par la promesse d'une meilleure paie, l'ouvrier change facilement de mine. Tant bien que mal, une partie de ces immigrants italiens, ainsi que des Polonais en nombre beaucoup moins impor- tant, s'installent autour des puits, formant des colonies plus ou moins mouvantes. Le puissant patronat de la métallurgie et des mines, alerté par le nombre croissant des grèves dans le pays à partir de 1902 et le renforcement de la jeune C.G.T. née en 1895, met en œuvre, dès le début de l'exploitation, un certain nom- bre de moyens visant à lui assurer la maîtrise complète des mineurs de fer, avec un mépris de leur dignité qui, à l'épo- que, ne s'embarrasse guère de camouflage. L'exploitant édifie à la hâte des « cantines » où le céliba- taire partage la « chambre » d'un camarade et mange à la portion. Il se plie à un règlement sévère : interdiction d'éle- ver la voix, de chanter, de danser, de jouer aux cartes, d'intro- duire une femme dans le bâtiment... Règles dures et parti- culièrement cruelles pour le Latin qui, s'il travaille douze heu- res d'affilée sur le front de taille a coutume, aux jours de repos, de se vêtir « comme un prince » pour s'adonner à la danse, au jeu, aux réjouissances collectives, etc. Le patronat ne voit pas d'un mauvais œil l'installation du célibataire dans une famille d'immigrés de même origine occupant un des logements de la mine. Le ménage qui tient à conserver son toit contribue à former le nouvel arrivant dans le « bon esprit » souhaité par la Direction. L'accroisse- ment de ressources apporté au locataire principal par la sous- location d'une pièce tend à modérer ses besoins salariaux. Le ménage bénéficie d'un préjugé favorable car il favorise la stabilité. Le logement, le petit bout de jardin, la nécessité de nourrir une famille contribuent à geler les velléités reven- dicatives. Les gardes au service de la mine contrôlent la pro- preté des lieux, la tenue et l'état d'esprit des occupants. De nombreux Italiens qui étouffent dans la cantine patro- nale quittent le périmètre de la mine pour s'installer dans la baraque rudimentaire élevée un peu plus loin par un de leurs compatriotes. Enseigne italienne, nourriture italienne... Dans la grande salle, on boit, on mange, on danse... Dans la soupente on dort sur des paillasses. Mais on peut crier, chan- ter, jouer, boire l'absinthe et, certains soirs, danser avec les jeunes femmes venues d'Allemagne ou du Luxembourg. C'est à propos de ces concentrations de cantines privées qu'on a parlé du Far West lorrain, tout au long de la vallée de l'Orne, dans le voisinage de Jœuf. C'est un monde à part — contraint d'ailleurs à vivre à part — noirci à plaisir par les journaux bourgeois, où certes, le dimanche, les affronte- ments pour l'honneur ou pour une femme sont fréquents, mais où les règles de probité sont scrupuleusement observées. Une « réserve » où vivent des hommes durs au travail, courageux et fiers. Quand à partir de 1904 apparaissent les rudiments de syn- dicats, les cantines privées peuvent servir de salles de réunion. Cela est intolérable à l'employeur. Aussi, dans les années suivantes, les maires des localités minières, généralement aux ordres du patronat — et qui sont souvent directeurs ou cadres de la mine —, interdisent aux ouvriers de consommer dans les établissements qui ont prêté leur salle pour une réu- nion syndicale. Quand le travailleur ne se plie pas à cet ordre, le garde champêtre et les gendarmes le menacent d'expulsion et si « la mauvaise volonté » persiste la menace est exécutée. Les sociétés minières qui déplorent de ne pas garder sous leur contrôle direct, dans leurs propres cantines, la totalité des travailleurs immigrés, peuvent tout de même se réjouir de la ségrégation des nationalités ; ils l'encouragent et l'orga- nisent partout où ils le peuvent (dans telle localité, les noms de « Basse-Italie », de « Basse-Pologne » désignent encore des groupes de cités éloignés l'un de l'autre). « A Tucquenieux, dit Merrheim les cités où logent les Italiens sont situées à deux kilomètres de celles des ouvriers français. Il en est de même avec les Belges. La Société entre- tient ainsi des divisions qui ont leur source, non pas dans les différences de tempéraments et de races, mais dans les conditions mêmes du travail et dans les manœuvres, les exci- tations des directeurs, des contremaîtres, des surveillants et des mouchards. Pas une occasion n'est dédaignée pour exciter les Français contre les "Ours", ainsi que les directeurs et leurs valets nomment les ouvriers étrangers et notamment les Italiens. Si ces divisions et ces haines n'étaient pas volontaire- ment provoquées et entretenues partout, à l'usine comme au chantier, comme à la mine, il se créerait des organisations formidables et indestructibles. Elles se créent malgré tout, mais secrètement et à effectif réduit, au prix de mille diffi- cultés, car tous ces malheureux, les Français aussi bien que les étrangers, ont la hantise des mouchards, des vendus que leur signalent complaisamment les commissaires de police. » Après la cantine, l'Economat est la seconde institution

1. A l'époque, secrétaire de la Confédération C.G.T. des métaux. patronale visant à ligoter le travailleur. Celui-ci est un client obligé car la maigre paie n'arrive qu'en fin de mois et l'Eco- nomat accepte le crédit jusqu'à concurrence du montant du salaire. Dès le début, le mineur s'endette, il est lié. Il est en même temps exploité car les prix pratiqués dépassent du quart ceux des mêmes articles vendus dans le commerce à Briey. A Moulaine par exemple, qui dépend des Aciéries de Longwy, l'Economat vend 6 centimes de plus au kilo un pain inférieur en qualité à celui du commerce. Ce pain, ramené de Mont-Saint-Martin dans un des wagons qui a conduit le mine- rai, est parfois immangeable : le mécanicien et le chauffeur le déchargent avec des mains noires de graisse et de charbon. La viande doit être commandée la veille ; il arrive qu'elle soit avariée et que la ménagère la refuse. Dans ce cas, elle est tout de même facturée au mineur car les Aciéries ne veu- lent rien perdre. La poudre et la mèche utilisées au fond pour les tirs de mines sont à la charge du mineur qui est tenu de se les pro- curer à l'Economat, de même que ses outils personnels et éventuellement le carbure pour l'éclairage. Tout cela lui est vendu par le patron avec des bénéfices variant d'une mine à l'autre entre 30 et 50 %. Autre procédé de coercition : les amendes infligées pour les « fautes » dans le travail. Elles sont nombreuses, souvent arbitraires et retenues sur la paie. Retenue également sur la paie la contribution de 2 % aux caisses patronales de secours et de retraite. Aux termes de la loi du 27 juin 1894, un livret doit être remis aux mineurs portant chaque mois le montant des versements. Dans la plu- part des exploitations, on « néglige » l'établissement du livret et le prélèvement sur le salaire retourne dans les caisses patro- nales. La loi est ignorée. Exemple encore d'exaction : l'ouvrier doit restituer en fin de poste une fiche ou un jeton qu'il reçoit en prenant son service. S'il tombe malade au travail et rentre à la maison, il subit une amende de 2 ou 3 F pour non-restitution du jeton à l'heure réglementaire ; et si la maladie le retient plusieurs jours hors de la mine, le montant de l'amende est multiplié par le nombre de jours d'absence. La liste des procédés utilisés par le patronat pour parfaire l'exploitation des travailleurs de la mine serait longue Citons

2. Les exemples suivants sont tirés d'une brochure intitulée Le Mouvement ouvrier dans le bassin de Longwy, 1903-1905, rédigée par Charles DALAVALLE, secrétaire de l'U.D. Archives de l'Union dépar- tementale des syndicats C.G.T. de Meurthe-et-Moselle. encore l'utilisation du « Bon de sortie ». Quand un ouvrier quitte son emploi, il doit obtenir le « Bon de sortie » sans lequel il lui est impossible de trouver du travail dans une usine ou un autre puits ; ce document atteste qu'il est en règle avec l'employeur. Un mineur de en proie aux brutalités d'un porion se voit infliger 10 F d'amende pour avoir osé réclamer à deux reprises son « Bon de sortie ». La Direction lui refusant la pièce demandée, l'ouvrier décide néanmoins de partir. Sa dette est évaluée à 59,90 F. Mais son frère reste à la mine et c'est à lui que, dès le pre- mier mois, le patronat retient une partie de cette dette, soit 28 F. L'homme refuse de régler pour son frère, et s'emporte contre le payeur qui ne veut rien entendre. On en vient aux coups et le travailleur, étant un immigré, est expulsé. Alors la concession de Tiercelet engage des poursuites contre le premier ouvrier. Non seulement la justice le contraint à régler les 59,90 F de sa « dette » mais elle lui fait supporter 168,65 F de « frais ». Au total une somme de 228,55 F est retenue intégralement, dans la nouvelle mine où il travaille, sur ses bulletins de paie des années 1902, 1903 et 1904. La somme de 28 F déjà illégalement retenue à son frère n'est même pas déduite. C'est là une illustration de la connivence existant entre le pouvoir judiciaire et un patronat qui ne dédaigne pas les petits profits. L'examen des bulletins de paie de l'époque ne manque pas d'intérêt. Il advient très fréquemment que, la Direction ayant chiffré les retenues mentionnées plus haut, éventuellement soustrait le loyer du mineur, sa contribution pour chauffage et sa dépense à l'Economat, le solde se chiffre par zéro ; par- fois il fait ressortir une dette de l'ouvrier envers son patron. On ne peut s'étonner de voir Merrheim considérer le mineur de fer lorrain comme un « serf » ! Nous n'aurions pas encore assez caractérisé la cupidité du patronat et son mépris des travailleurs si, parmi des dizaines d'autres subterfuges, nous ne citions le « vol au déraille- ment » et le « vol à la bascule ». Lorsque le trieur — homme tout acquis à la Direction — aperçoit au-dessus du wagonnet un morceau de « mauvais minerai » (c'est généralement de la marne), il fait « dérailler » le wagonnet ; ce qui signifie, dans le langage des mineurs, que le chargement tout entier ne sera pas payé aux ouvriers. Il s'en ira pourtant vers les hauts fourneaux... Ainsi chaque quinzaine, les mineurs sont frustrés de plusieurs tonnes de minerai. Quant au « vol à la bascule », il n'est pas un travailleur de la mine, qu'il ait eu vingt ans en 1905 ou en 1960, qui ne le connaisse ! C'est un procédé extrêmement grossier, mais si fructueux pour le patronat que celui-ci, pris souvent la main dans le sac, n'a jamais pu y renoncer véritablement. Il consiste simple- ment à utiliser, pour la pesée du minerai compté aux travail- leurs, une bascule truquée. Un exemple entre cent. A Moulaine, au cours du conflit de 1905, le directeur propose d'établir un poids qui servirait de poids fixe pour tous les wagonnets. Les travail- leurs acceptent. On pèse : 1 400 kg. Stupeur des ouvriers : avant la grève, les wagonnets pesaient toujours entre 1 500 et 1 600 kg. Les hommes déchargent le wagonnet pour le peser à vide et l'on trouve toujours... 1 400 kg. La bascule est faussée ! Les travailleurs font appel à un vérificateur des poids et mesures de Longwy. Quand il se présente, le patron le met à la porte. Deux jours plus tard, la négociation étant bloquée, le véri- ficateur est autorisé à opérer. Il constate que la bascule accuse cette fois un poids inférieur de 180 kg au poids réel. Le mouvement ouvrier dans le Pays-Haut va mettre en évidence la dépravation morale d'un patronat couvert d'hon- neurs par les autorités, soutenu par la hiérarchie ecclésias- tique et par l'ensemble des journaux d'inspiration bourgeoise. Le baron Dreux, directeur des Aciéries de Longwy, l'un des adversaires les plus acharnés de la classe ouvrière, l'homme qu'on retrouve dans tous les conflits du bassin, définit claire- ment la conception du patron — monarque absolu — que partagent tous les maîtres de forges : « Je n'entends pas que mes ouvriers discutent mes condi- tions de travail. Si elles ne leur conviennent pas, qu'ils s'en aillent ailleurs. J'en ai des centaines pour les remplacer. D'ail- leurs, je suis le maître... J'entends le rester et je le resterai malgré tout. » Les travailleurs du Pays-Haut n'ont pas inventé la lutte des classes. A l'époque où l'arme syndicale est encore peu redoutable, le patronat démontre ce dont il est capable quand il a les mains libres. Mais au mois de mai 1905, justement sur la question du vol à la bascule, les mineurs de Thil ouvrent le combat. Ils réclament également la paie à la quinzaine. Cette grève mar- que l'essor d'un grand mouvement revendicatif dans le bassin

3. Déclaration extraite de la brochure précédemment citée, rédigée par Charles DALAVALLE. ferrifère. Après un arbitrage, les grévistes de Thil obtiennent partiellement satisfaction. Le patronat, effrayé, entreprend une violente campagne de calomnie contre les syndicats. Dans les puits, contre les militants, se déploient les manœuvres d'intimidation et de pression. Le baron Dreux installe à grand frais dans le bassin une section du syndicat jaune créé en 1901 à l'instigation du patronat français et baptisé ainsi par des grévistes de Mont- ceau-les-Mines. Les jaunes — ils ont repris eux-mêmes cette dénomination — développent ouvertement leur action anti- ouvrière. Dreux verse à leur caisse une subvention de 50 000 F (une trentaine d'années de salaire du mineur). Il attribue aux représentants de leur Fédération appelés sur place une indemnité de 25 F par jour (plus de quatre fois le salaire moyen du mineur). Le patronat paie au prix fort l'édi- tion et la distribution gratuite de 5 000 exemplaires du jour- nal Le Jaune. Au début de juillet 1905 les mineurs d'Hussigny, de God- brange, de la Côte-Rouge cessent le travail. Puis ce sont leurs camarades de Moulaine et de . Gendarmes, dra- gons, hussards, fantassins par milliers se répandent dans le Pays-Haut. Mais l'enthousiasme ouvrier est grand. En dépit des interdictions, les militants Varede, Cavalazzi, Boudoux, Merrheim, Uhry, François, Hanosset, Petit, Boularand tien- nent des conférences publiques. La caisse de soutien créée avant les événements par le docteur Gauche, vétérinaire à Longwy, président de la Section des Droits de l'homme, les fonds envoyés par le Syndicat des mineurs de Meurthe-et-Moselle siégeant à , par le Syndicat des mineurs et métallurgistes de l'arrondissement de Briey siégeant à , les quelques dons recueillis par souscription permettent d'organiser pour les grévistes des « soupes communistes ». A Hussigny, on a abattu des boeufs ; le pot-au-feu cuit en plein air et, sur le lieu de ces campe- ments, les travailleurs écoutent des orateurs. Le militant Cavalazzi est expulsé. Les provocations de la force armée sont quotidiennes. Les charges de cavalerie s'en prennent aussi bien aux rassemblements de femmes et d'enfants qu'à ceux des mineurs. L'une des plus violentes se déroule à Saulnes où les métallurgistes ont entamé le 21 juil- let une grève de solidarité. M. Raty, patron et maire de Saulnes, dès qu'il a connais- sance de la manifestation prévue pour le 27 juillet, réunit les jaunes, fait fermer et bloquer les barrières du passage à niveau que doivent franchir les manifestants et distribuer du vin à volonté aux gendarmes et aux jaunes. Lorsque les grévistes — plus de 700 — arrivent à Saulnes, chantant L'Internationale et un chant ouvrier italien, il n'y a plus ni officier de troupe ni officier de gendarmerie, Raty les ayant, dit-on, envoyé visiter la mine. Tous les gendarmes sont ivres morts. Le maire-patron s'empare d'un clairon et sonne la charge ; puis il s'écrie : « Prenez vos revolvers, les voilà qui viennent ! » Les ouvriers enfermés dans le cul-de-sac essaient fébri- lement d'ouvrir les barrières maintenues par du fil de fer. Les dragons, attirés par la sonnerie du clairon, chargent avec sauvagerie, traquant les hommes et les femmes jusque dans les couloirs des maisons, cependant que Raty appelle au meurtre : « Crevez-leur la panse à ces vaches-là ! » Quand les officiers arrivent enfin sur les lieux, ils ne peu- vent se rendre maîtres des gendarmes qui errent encore à onze heures du soir, complètement ivres, dans les rues de Saulnes en vociférant : « Ils sont tous rentrés chez eux, les froussards, nous les tuerons tous !... » On compte trente blessés, dont une majorité de femmes. Onze d'entre eux seront poursuivis en justice, sur plainte de Raty, et condamnés à un mois de prison sans sursis Dans la période qui précède ces événements et pendant leur déroulement, la grande presse bourgeoise, et particuliè- rement celle qui se déclare « nationaliste », se déchaîne contre les grévistes, apportant au patronat, aux forces de répression et aux jaunes son entier soutien. La presse locale, dite répu- blicaine, fut selon l'expression de Merrheim, « largement arrosée par le patronat ». Merrheim précise : « Le Rappel reçut 1 500 abonnements pour Mont-Saint-Martin et la Meur- the-et-Moselle. La République française reçut elle aussi une somme de 10 000 F pour les articles qui furent publiés et dont l'auteur était M. Dreux lui-même. » Quant à L'Est républicain, né en 1889, en plein essor en 1905 (tirage : 14 000 exemplaires), il est engagé à fond aux côtés du patronat et des forces répressives. Il n'a pas attendu les grèves minières pour dresser ses lecteurs contre les tra- vailleurs : « Il est tout à fait inexact, écrit-il le 7 avril 1905, que l'ouvrier crée la richesse, la vérité est que l'ouvrier met en œuvre les richesses créées ou trouvées. » La haine des étrangers et notamment des Italiens du Pays- Haut est entretenue avec persévérance :

4. Les événements de Saulnes sont exposés dans la brochure précé- demment citée, rédigée par Charles DALAVALLE. 5. Cité par Colette HIRTZ : L'Est républicain (1889-1914), Presses universitaires, Grenoble, 1973. « En juillet 1905, 26 numéros de L'Est sur 31, soit 75 %, mentionnent le rôle néfaste des Italiens, souvent dans une colonne de la première page, sous le titre : "L'agitation ouvrière dans le Pays-Haut", parfois en éditorial. » Ces « étranges » responsables de la grève sont des « aven- turiers » qui mangent « d'étranges ratatouilles aux parfums douteux », des « ragoûts dignes de l'enfer » ou « se contentent de quelques macaronis » Depuis mai 1905, L'Est républicain appelle à la haine contre Tullo Cavalazzi et critique le préfet pour n'avoir pas pris encore de mesure d'expulsion contre lui. Il excite ses lecteurs contre le socialiste Varede venu des Ardennes et contre Merrheim, considérés, Français ou non, comme des « meneurs étrangers ». Le journal n'a de compréhension et de compassion que pour les souffrances des gendarmes et des soldats dont il dira — plus tard il est vrai, mais dans des conditions analogues lors de la grève de Neuves-Maisons, en 1906 — qu'ils sont voués aux « mornes et stupéfiantes fac- tions, les pieds dans la boue noire » A Moulaine, le 17 juillet, le patronat des Aciéries repousse toute conciliation et, prétextant des marchés passés à l'étran- ger pour ravitailler les hauts fourneaux en minerai déclare que la mine restera fermée jusqu'à nouvel ordre. Il s'agit bien d'un prétexte car ce minerai étranger est impropre à la fabrication des aciers de Longwy. Autre provocation : le patronat a fait armer de carabines une trentaine de jaunes que la locomotive des Aciéries conduit chaque jour au travail. Le 26 juillet, une manifestation se déroule à proximité de l'usine. Les grévistes scandent : « Du pain, du pain ! » Cer- tains exigent l'arrêt des hauts fourneaux. Par provocation, des coups de feu sont tirés en l'air, sans doute par les jaunes. La troupe est sur les lieux. Va-t-elle faire usage de ses armes ? Le commissaire spécial, s'adressant aux manifestants, leur fait la promesse formelle que s'ils se retirent « les feux seront éteints ». Et ces hommes frustes et honnêtes qui n'ont pas encore mesuré toute la duplicité de l'adversaire de classe font demi- tour aux cris de « Vive monsieur le commissaire ! » Quand, sur la plainte de M. Dreux, le tribunal de Briey aura sévèrement condamné 14 « meneurs », le patronat, sou-

6. Colette HIRTZ : op. cit. 7. Colette HIRTZ : op. cit. 8. Numéro du 13 février 1906 ; relaté par Colette HIRTZ, op. cit. 9. Relaté par Jean VARTIER : La Vie quotidienne en Lorraine au XIX siècle, Hachette Littérature, 1973. cieux de provoquer une reprise du travail, signe à Longwy, le 8 août, des accords qui, si modestes que soient les satisfac- tions obtenues par les mineurs, consacrent l'existence d'une force prolétarienne naissante dans le Pays-Haut. Il est convenu que la paie se fera à la quinzaine, que la poudre et les mèches seront vendues aux mineurs au prix de revient, que les tra- vailleurs contrôleront eux-mêmes le poids du minerai (mission confiée à un basculeur, payé il est vrai par les mineurs), que le tarif des amendes sera réduit et qu'enfin aucune sanction ne sera prise contre les grévistes. Pourtant l'année 1905 ne s'achève pas dans le calme. Les jaunes s'emploient à de multiples provocations. Les travailleurs des Aciéries de Mont-Saint-Martin — qui se sont tenus à l'écart des grèves de l'été —, impression- nés par l'issue heureuse des conflits aux usines de Villerupt- Micheville et aux mines d'Auboué, expriment leurs propres revendications. La direction des aciéries réprime. La révolte éclate chez les métallos. Merrheim écrit : « Nul ne s'y atten- dait, le syndicat ni les militants n'étaient prévenus, la grève fut déclarée sans organisation préalable et manquait de méthode. » C'est le 11 septembre. 5 000 hommes de troupe occupent toujours le pays. Le 12, devant la gare de Longwy 3 pelotons de dragons chargent à 6 reprises et sans sommation 500 grévistes qui devisaient par groupes de 5 ou 6. L'ouvrier maçon Nicolas Huard acculé contre un mur voit arriver sur lui la sixième charge. Le maréchal des logis Tho- massin lui enfonce dans le flanc gauche la lance qu'il vient de prendre à un dragon. Huard est mortellement blessé. Une réglementation officielle de 1901 interdisait qu'en pareille circonstance les dragons soient armés de leur lance S'agissant de répression antiouvrière, la bourgeoisie n'en était pas à la première violation de sa propre légalité... Ni à la dernière... Dreux refuse toute concession ; les syndicats sont encore trop faibles pour que le mouvement puisse maintenir sa cohé- sion. La rentrée se fait aux usines de Mont-Saint-Martin. De chaque côté des frontières les policiers, comme les patrons, se donnent la main. Tout gréviste qui pénètre en Belgique est arrêté, interrogé, brutalisé par les gendarmes et condamné. Le 11 octobre il n'y a plus de grévistes dans le bassin. Le signalement des 800 ouvriers qui ont dû fuir la région de Longwy est envoyé à toutes les chambres syndicales patro-

10. Jean VARTIER, op. cit. nales, aux directeurs des grandes usines ; trouver un emploi en Lorraine leur devient impossible. Le mouvement n'a pourtant pas été inutile ; les travailleurs ont pu constater qu'ils étaient aptes à se défendre tant qu'ils formaient un bloc uni. En certains endroits, notamment dans les mines de fer, ils ont pu arracher ainsi la satisfaction de revendications urgentes ; certes, le patronat ne tardera pas à reprendre, en période de basses eaux syndicales, ce qu'il a concédé pendant l'essor du mouvement, mais beaucoup de travailleurs en tireront du moins la leçon qu'ils n'ont à comp- ter que sur leur organisation pour faire respecter leur dignité et aboutir leurs revendications. Chapitre 2

Pour situer le « Pays-Haut »

Le département de Meurthe-et-Moselle compte 4 arron- dissements : ceux de Nancy, Lunéville, et Briey. Il a grosso modo la forme d'un canard au cou allongé. Cet étire- ment vers le nord forme l'arrondissement de Briey qui, après l'annexion par l'Allemagne de l'Alsace-Lorraine en 1871, fut détaché de la Moselle pour se joindre à l'ancien département de la Meurthe.

Jusqu'en 1973 l'arrondissement de Briey est divisé en 6 cantons : du nord au sud ceux de Longwy, , Audun-le-Roman, Briey, Conflans-en-Jarnisy et Chambley- Bussières (10 cantons à partir de 1973). A l'exception de ce dernier canton qui a gardé sa vocation rurale, cet arrondissement constitue l'essentiel de ce qu'on a coutume en Lorraine de nommer le Pays-Haut. C'est le pays du fer : mines et sidérurgie. Il y a quelques siècles on rencontrait déjà des forges sur le plateau lorrain. On y traitait le « fer fort » : un sable rouge trouvé en surface, très riche en oxyde de fer. Le métal obtenu était réputé, mais produit en quantité relativement faible. Les gîtes de sable rouge se raréfiant, on s'attaqua à un minerai beaucoup plus abondant mais de teneur plus faible et renfermant du phosphore qui avait l'inconvénient de ren- dre les fontes cassantes. On extrayait cette « minette » (la petite « mine », le petit minerai) dans des galeries d'accès direct, sans puits, à flanc de coteau. Jusqu'au jour de 1878 où les Anglais Thomas et Gilchrist, ayant découvert le moyen de déphosphorer le minerai de fer, vendirent leur invention pour 1 250 F à M. Tasquin, un maî- tre de forges belge qui le revendit 800 000 F à MM. Schnei- der et de Wendel

Le gisement lorrain avait été amputé par l'annexion alle- mande de 1871.

La connaissance du procédé Thomas activa les recherches de nouveaux gîtes. Les sondages de 1884-1885 indiquèrent la présence de réserves importantes au nord et au sud de l'Orne. Ceux de 1893-1895 prouvèrent l'existence de couches continues entre Longwy et Conflans. Alors se succédèrent les forages de puits et la production se développa rapidement : 4 millions de tonnes en 1887, 6 millions en 1892, 9 millions en 1897, 15 millions en 1903, 25 millions en 1909, 40 mil- lions en 1913

Extraction du minerai et sidérurgie se développent dans les deux arrondissements de Nancy et de Briey. En 1906, avec une population ouvrière active égalant 42 % de la population active totale, la Meurthe-et-Moselle se situe parmi les départements les plus industrialisés de .

Les travailleurs immigrés représentent un pourcentage important et croissant de la population ouvrière : en 1906, 44 595 étrangers soit 8 % de la population totale. En 1911, 66 462 immigrés soit 11 % Mais il faut noter que c'est l'arrondissement de Briey, jusqu'alors à vocation agricole qui connaît la plus rapide croissance de population, passant de 84 427 habitants en 1901 à 126 683 habitants en 1911.

Là également se trouve le pourcentage le plus important, et de beaucoup, de travailleurs immigrés : un quart de la population totale en 1906, près de la moitié en 1912. Les 3 cantons les plus industrialisés, ceux de Briey, Audun- le-Roman, Longwy, ont évidemment le plus fort pourcentage d'immigrés avec dans l'ordre, en 1911, 46 %, 41 % et 38 %. Certaines localités comptent dès 1906 plus de 50 % d'immi- grés, telles Villerupt, Thil, Saulnes, Auboué, Homécourt. Jœuf et Moutiers dépassent 40 %.

1. Jean VARTIER, op. cit. 2. Roger BIARD : Les Mines de fer de Lorraine, une richesse natio- nale en péril, Editions sociales, 1966. 3. La plupart des chiffres concernant l'immigration entre 1900 et 1912 sont empruntés au mémoire de maîtrise de Michel VIRIET : Le Syndicalisme ouvrier en Meurthe-et-Moselle (1902-1908) - Du réfor- misme à l'anarcho-syndicalisme, Nancy, 1972. 18 nationalités sont représentées mais la très grande majo- rité des étrangers sont allemands, italiens, belges et luxem- bourgeois. Le nombre des Allemands, supérieur à celui des Italiens tout au début de l'industrialisation, se stabilise autour de 17 000 entre 1901 et 1906, tandis que celui des Italiens est multiplié par deux, passant de 6 280 à 12 900, représentant alors 28 % de la population immigrée. Le pourcentage de l'immigration italienne ne cessera pas de s'accroître. En ce qui concerne les mines de fer on compte, en 1909, 53 exploitations dont 22 pour l'arrondissement de Nancy et 31 pour celui de Briey, qu'il est habituel de diviser en deux « bassins » : celui de Briey avec 17 mines et celui de Longwy qui en compte 14. Les mines les plus productives se situent dans le bassin de Briey, à Auboué qui fournit 1 400 000 tonnes en 1908 et à Homécourt qui en produit 1 300 000, et Moutiers dépassant les 700 000 tonnes. Les mines ouvertes à partir de 1903 comme Sancy (Trieux), Amermont, Joudreville déve- loppent leur production à un rythme impressionnant (une mine seulement dans le bassin de Nancy produit plus de 300 000 tonnes). Le nombre des mineurs du Pays-Haut qui est passé de 5 056 en 1896 à 8 052 en 1906 et à 11 800 en 1909 connaît sa plus forte croissance dans le bassin de Briey, où il double en trois années, de 1905 à 1908, en passant de 3 105 à 6 037. Dans ce bassin où les immigrés représentent 65 % de la population en 1907, les Italiens sont les plus nombreux ; ils sont majoritaires à Trieux, à Tucquenieux et à où ils atteignent le taux record de 72 %.

Chapitre 3

Un village nommé Trieux

Dans la première année de ce siècle, Trieux, avec 258 habi- tants, est un petit village lorrain qui s'étire le long de la route reliant son chef-lieu de canton : Audun-le-Roman, à la sous- préfecture : Briey. Un village lorrain comme beaucoup d'autres avec des poules picorant en liberté sur les tas de fumier, devant les maisons, en bordure de la « Grand-Rue ». S'il fallait à ce village trouver quelque trait particulier, on dirait peut-être qu'il fut davantage pays de laboureurs et de bûcherons que d'éleveurs de bovins Les vieux écrits men- tionnent l'importance des forêts environnantes et la qualité de leurs chênes, hêtres et charmes. Terres labourables et forêts prennent chacun 45 % du territoire communal. La superficie des prés est donc restreinte. L'exploitation du bois nécessite de nombreux transports ; c'est pourquoi, à Trieux, autour des abreuvoirs, la proportion de chevaux est plus élevée que dans la plupart des autres villages. Trieux poursuit donc, à la charnière de deux siècles, sa vie rustique et laborieuse sur une terre dont la qualité agricole

1. Notre évocation de Trieux au début du siècle est principalement redevable à la brochure de M SOMMEN : De Troiul à Trieux, figurant aux Archives de la mairie, et aux souvenirs de Vital CRUNEL, âgé aujourd'hui de quatre-vingt-cinq ans, qui nous les a confiés. est nettement inférieure à celle des communes proches : Lommerange et Boulange. Cependant l'industrialisation du Pays-Haut se complète. Les paysans de Trieux ont pu se croire à l'abri de l'« inva- sion ouvrière ». Chez leurs voisins de Sancy-Bas, un sondage exécuté en 1882 pour déterminer l'existence et préciser la qualité d'un gîte ferrifère a conclu négativement, par suite d'une erreur... Mais le sondage de janvier 1894 à Sancy-Haut pour le compte de la Société des hauts fourneaux de Saulnes, Gus- tave Raty et C se révèle positif ; ainsi que le sondage entrepris à Trieux même le 22 août 1894 pour la même société, sur le lieu-dit « A la pièce aux Neveux », propriété de Nicolas Marche de Trieux, à l'est du chemin vicinal qui relie Trieux à Sancy-Haut. La formation ferrugineuse est décelée à moins 213,35 m. Elle est reconnue comme ayant une « puissance » de 46,25 m. La couche la plus riche, dite « couche grise », offre une épaisseur d'environ 4,90 m à moins 234 moins 239 m et les analyses y décèlent 30 à 40 % de fer, 9 à 16 % de chaux et 6 à 9 % de silice. Passent encore quelques années sans que rien ne vienne troubler le rythme paisible de la vie au village. Pourtant, le 31 mars 1899, un décret a institué la conces- sion dite « de Sancy », d'une superficie de 735 ha, sur les- quels les villages de Sancy et Trieux occupent 15 ha, au profit de la Société en commandites par actions des hauts fourneaux de Saulnes au capital de 4 500 000 F. Les terrains étant négociés et tous les préparatifs menés à terme, arrive enfin le jour où Carlo Ragazzini, accompagné des deux frères Céleste et Carlo Zilioli demeurant tous trois à Moyeuvre, s'en viennent en avant-garde ouvrière à Trieux pour... faucher le blé, à l'emplacement retenu pour le forage du puits. Les travaux vont aller bon train, menés par une dizaine d'hommes ; parmi eux, le père d'Alphonse Oletto (délégué mineur, chargé de la trésorerie pendant le grand mouvement de 1963) et les Trentarossi, oncle et grand-père de Francis Trentarossi, l'actuel secrétaire de mairie. Le charpentier de Sancy, Guilleminot, installe un monte- charge en bois et un treuil. Manguin, menuisier-charpentier, entreprend la construction des baraquements. Un vieux forgeron, « le père Jean », prend en charge l'atelier provisoire avec son gendre Marchal et un ouvrier d'atelier. La gare la plus proche est celle d'Audun-le-Roman, par où doit transiter tout le matériel nécessaire au forage et à l'équipement du puits. Nous avons vu que les chevaux étaient nombreux à Trieux. Ils sont utilisés à la traction des cha- riots qui font quotidiennement le parcours. Certains cultivateurs renforcent leur écurie : les fils Marche disposent de plus de 60 bêtes et assurent pour le compte de la mine des transports réguliers en fournissant également les charretiers. Le pont sur la route d'Audun n'existant pas à l'époque, une pente très raide vient compliquer la tâche des convoyeurs. Il faut un chariot de taille et de poids exceptionnels pour porter le balancier de la pompe à tige. Les claquements de fouet, les cris, les jurons des char- retiers créent une animation insolite, à la grande joie des petits Triotins dont le jeune Vital Crunel qui aujourd'hui, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, évoque complaisamment ces images d'autrefois. La Société minière achète des maisons du village, souvent de vieilles bâtisses qui sont réparées et qui vont servir au logement du premier directeur, Beurey, de l'ingénieur Dailly, et de tous ceux dont la présence est, dès le début, indispen- sable. Le directeur et l'ingénieur, venus sans leur famille, pren- nent leurs repas chez « les Catinettes », deux sœurs qui tien- nent à Trieux un café-restaurant. A la fin de 1903, quand débute l'exploitation minière, les premiers ouvriers, des Italiens, prennent pension chez l'habi- tant qui leur demande 2,50 F par jour pour la « grande pen- sion » : le repas et le coucher (généralement dans le grenier ou la grange). Les Italiens prennent vite l'habitude de se grouper par 5 ou 6 pour acheter eux-mêmes les denrées alimentaires. L'habi- tant se borne alors à leur cuisiner les repas et à laver le linge pour une somme de 12 F par mois. Quelques ménages d'ouvriers parviennent à louer un loge- ment et prennent des pensionnaires. Les locataires des cités bâties pour le compte de la mine par l'entreprise Rémy de Saulnes font de même. Mais bientôt, ici comme ailleurs en pays minier, les Ita- liens qui disposent d'un petit pécule élèvent des baraque- ments sommaires, qui s'ouvrent aux pensionnaires. Ainsi le beau-père de Zilioli dont nous parlions plus haut, ayant tou- ché 5 000 F pour un accident survenu au Luxembourg, construit la première « baraquette », celle des « Usala », qui restera debout jusqu'à ces dernières années. Autant de « bara- ques », autant de cafés, avec musique et danse en fin de semaine. A la veille de la Première Guerre mondiale, Trieux, qui est passée de 258 habitants en 1901 à 1 924 en 1911, compte 36 cafés. Les filles allemandes ou luxembourgeoises qui viennent en fin de semaine « orner » ces bals et faire la joie des mineurs reçoivent un « fixe » des musiciens : 5 F le samedi, 6 F le dimanche (le bal étant prolongé d'une heure) et 5 F le lundi. Sont-elles nombreuses ? La maman de Vital Crunel assise devant sa porte, à la manière lorraine, un samedi après-midi, compte 350 filles... toutes jolies paraît-il ! Pour la plupart, les immigrés qui travaillent au puits de « Sancy » sont des « passants », des semi-nomades, surtout dans les premières années de l'exploitation. Le premier ouvrier, embauché le 27 septembre 1903 reste moins de six mois. En quatre ans, de 1903 à 1906 inclus, la Direction recrute 771 travailleurs, en leur quasi-totalité des Italiens venus d'au- tres mines ou des grands travaux du génie civil : routes, voies ferrées, canaux, tunnels. 546 de ces ouvriers demeurent moins de six mois, 108 tiennent de six mois à un an, 117 seulement restent au-delà d'une année. Jusqu'à la guerre de 1914, le directeur Beurey, qui s'est fait construire un « château » à Trieux, régnera sur ses travail- leurs en monarque absolu. « A 4 heures du matin, dit Vital Crunel, il s'installe à la lucarne, en haut de son château. « De là il peut tout voir... « Dans la journée, il fait dix fois le tour des cités... Et ses vieux gardes, d'anciens gendarmes, surveillent les hommes et les femmes... Ils renseignent le patron sur les moindres détails... Deux infractions à la discipline imposée entraînent l'expulsion du logement. « L'ouvrier répond de la conduite de son épouse. "Tu met- tras une muselière à ta femme, disait le directeur, sinon c'est toi qui pâtiras, il faudra t'en aller". » Tout ce qui ressemble, même de loin, à une revendication syndicale, par exemple l'exposé d'une doléance collective, provoque la colère redoutable de M. Beurey, et entraîne le licenciement immédiat. Il doit être entendu que seule une démarche individuelle peut être admise et seulement pour un motif grave. La déci- sion est prise par le directeur et exécutée sans appel. Il n'est pas étonnant qu'en face d'un patronat de droit divin, une population ouvrière aussi mouvante que celle de Trieux dans une mine nouvellement ouverte, se soit tenue, en 1905, à l'écart des grandes grèves menées dans le Pays-Haut, à cette époque où les syndicats n'avaient d'ailleurs qu'une exis- tence épisodique, même dans les concentrations ouvrières plus importantes, plus anciennes et moins instables. Chapitre 4

Avant 1921 : une classe ouvrière sans parti révolutionnaire

Les syndicats Avant 1914

La loi du 21 mars 1884 est une reconnaissance légale des syndicats dont les autorités ne parvenaient plus à entraver la multiplication. Alors se développent parallèlement la Fédé- ration nationale des syndicats, d'inspiration guesdiste, qui groupe les travailleurs sur la base de la profession, et la Fédé- ration des bourses du travail, ces dernières rassemblant les ouvriers sur la base de la localité. N'empêche que la disper- sion syndicale reste grande : 419 172 syndiqués répartis en 2 163 syndicats au 1 juillet 1895. Les nombreuses grèves des années 90 et 95 montrent la combativité des travailleurs mais aussi leur faiblesse imputable à la dispersion. Le Congrès de Limoges qui s'ouvre le 23 septembre 1895 donne naissance à la Confédération générale du travail dont la fondation répond aux aspirations unitaires de la classe ouvrière. Mais la C.G.T. n'est pas centralisée ; elle comprend deux sections autonomes : celle des Fédérations de métiers et d'in- dustries avec aussi les syndicats isolés et la Fédération des bourses de travail. Les organisations adhérentes gardent d'ailleurs une large autonomie. Le taux de syndicalisation est faible : il n'atteint que 8 % des salariés de l'industrie en 1912, alors qu'il est de 26 % en Angleterre et 63 % en Allemagne. La jeune C.G.T. est fortement teintée d'anarcho-syndica- lisme. Si la résolution du Congrès d'Amiens en 1906 reconnaît la lutte des classes, elle proclame aussi que la lutte écono- mique est « la seule pure lutte de classe » et que la grève générale est le seul moyen d'action efficace. Ainsi la C.G.T. s'isole du Parti socialiste qui s'est constitué en 1905, des classes moyennes et de la paysannerie qu'il est aisé d'affoler par la perspective du « grand chambarde- ment » ; elle s'isole aussi des masses ouvrières lorsque des dirigeants exaltent la théorie des minorités agissantes formées d'éléments « éduqués », en face de la « masse des incons- cients ». Il existe également dans la direction de la C.G.T. un courant réformiste qui ne met pas en cause l'exercice du capitalisme, mais cette tendance est nettement minoritaire. En Meurthe-et-Moselle, il existe depuis 1891 une Fédéra- tion des syndicats ouvriers à tendance réformiste, qui esca- mote la lutte des classes. Le syndicat se veut seulement une école de solidarité, un lieu où les travailleurs sont exhortés à s'instruire pour s'émanciper. Contrairement aux anarchistes, la direction fédérale estime que l'activité parlementaire peut être utile et que l'organi- sation syndicale doit servir de stimulant aux députés. Selon elle, les conflits entre le capital et le travail peuvent être réduits jusqu'à suppression totale. On ne dénonce pas le patron mais le clérical, le jésuite, le franc-maçon, le patriote... En 1902, la Fédération compte 10 syndicats en Meurthe-et- Moselle. Ses 2 630 adhérents résident presque tous dans la région de Nancy. Les syndicats isolés sont encore nombreux puisque la Fédération ne représente que 37 % des syndiqués du dépar- tement. En 1903-1904, l'arrondissement de Briey, où l'activité syndicale était presque nulle, s'éveille. Le député socialiste des Ardennes, Lasalle, qui fait des conférences dans les principales villes, recommande la formation de syndicats. Le socialiste Varède, venu lui aussi des Ardennes, l'Italien Cavalazzi, le Belge Hanosset ont la même préoccupation. Des syndicats prennent naissance dans des conditions extrê- mement difficiles ; les adhérents comme les dirigeants militent sous des pseudonymes car l'activité syndicale, si modeste soit-elle, est cause de licenciement immédiat. L'ou- vrier renvoyé est porté sur une liste rouge que se commu- niquent les patrons et son embauche devient impossible. Pourtant la situation des travailleurs est si lamentable, la morgue des maîtres de forges est si grande que le Pays-Haut s'embrase en 1905. Mais l'organisation syndicale est insuf- fisante face à la collusion du patronat avec les pouvoirs publics et la presse bourgeoise. Sauf aux Aciéries de Micheville, l'acquis des grèves de 1905 est peu important dans la sidérurgie. Il est moins négligeable dans les mines, notamment à Hussigny où la hausse du salaire atteint 8 %. Nous avons fait état d'autres avantages conquis par les mineurs. Mais la répression s'abat durement sur les syndiqués : dans certaines mines la direction licencie massivement les élé- ments jugés pro-syndicalistes : à Moulaine, un quart des ouvriers est chassé. Les jeunes organisations syndicales sont ainsi spoliées de leurs adhérents les plus convaincus. Le syndicalisme reflue dans l'arrondissement de Briey. L'une des conséquences du mouvement de 1905 est la conquête de la Fédération des syndicats de Meurthe-et- Moselle par l'anarcho-syndicalisme dont les militants ont été les plus actifs dans les actions de grève : Beaurieux, Gueneau, Boudoux, Blanchard, Collongy... Le Comité fédéral du 24 avril 1906 désigne Beaurieux comme secrétaire fédéral, en écartant le secrétaire précédent, Lacaille, de tendance réformiste. Une autre conséquence est la diminution de la xénophobie — provisoirement du moins — des travailleurs français à l'égard des immigrés. Ceux-ci, et principalement les Italiens, ont pris une part prépondérante dans les grèves de 1905 et de 1906, dans les efforts de constitution puis de recons- titution des syndicats. Leur courage et leur dévouement ont réduit pour un temps la vieille hostilité entretenue par le patronat

Les lendemains de la guerre

A la veille du premier conflit mondial, le mouvement ouvrier reste faiblement organisé en Meurthe-et-Moselle. « Avant la guerre, déclare. Camille Thouvenin, il n'y avait que des petits groupes mais pas de syndicalisme de masse. »

1. Nous devons un certain nombre d'informations de ce chapitre au mémoire déjà cité de Michel VIRIET. 2. Cité par René FRANON dans : Le Mouvement ouvrier en Meurthe- et-Moselle (1919-1920) - Lumières et contrastes. Mémoire de maîtrise, novembre 1969.