Nouvelles de l’estampe

241 | 2012 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/estampe/932 DOI : 10.4000/estampe.932 ISSN : 2680-4999

Éditeur Comité national de l'estampe

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2012 ISSN : 0029-4888

Référence électronique Nouvelles de l’estampe, 241 | 2012 [En ligne], mis en ligne le 15 octobre 2019, consulté le 22 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/estampe/932 ; DOI : https://doi.org/10.4000/estampe.932

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SOMMAIRE

Articles

La plume et le burin Ou le roi, l’historiographe et le graveur Henriette Pommier

Orens Denizard et le Burin satirique (1904) Bruno de Perthuis

L’enveloppe rouge en Chine Sources et développements d’une image symbolique complexe Sun Chengan

Vie de l'estampe

Caroline Bouyer Le temps dure longtemps Lise Fauchereau

L’atelier de Michel Roncerel, à Vernon Maxime Préaud

Comptes rendus

Jacques Fornazeris Un graveur à sous le règne de Henri IV Estelle Leutrat

Décors des armures Peter Fuhring

C’est personnel ! Culture et expérience de l’estampe à l’époque moderne Edward Wouk

De l’art et de l’industrie Le papier peint Art Nouveau Élodie Voillot

Actualités

Hommage à Jacques Castex André Béguin

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Hommage à Pierre Courtin (1921-2012) Marie-Cécile Miessner, Emmanuel Pernoud, Olivier Bervialle, François Baudequin, Christine Bouvier, Claude Garache, Thomas Sebening, Pascal Teffo, Lutz Weinmann, Michel Roger et Christophe Dupety

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Articles

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La plume et le burin Ou le roi, l’historiographe et le graveur The Nib and the Burin or The King, the Historiographer and the Printmaker

Henriette Pommier

1 Le mariage de Henri IV et de Marie de Médicis, au mois de décembre 1600 à Lyon, fut mis en textes et en images par les soins de Pierre Matthieu et de Jacques Fornazeris. Le premier conçut, fit réaliser et consigna « les honneurs, pompes, & triomphes dressez à l’Entrée de la Royne en ladite ville »1. Le second grava, au même moment, cinq estampes qui représentent le roi et la reine, toutes accompagnées de quatrains rédigés par Pierre Matthieu. Elles sont l’objet de cette étude. Textes et images ne seront pas abordés sous l’angle de la hiérarchisation des genres, fondée sur l’opposition entre production de l’esprit et production de la main, et qui implique forcément la prééminence de l’un sur l’autre. Il s’agira plus prosaïquement d’essayer de saisir, dans un contexte historique donné, les contours d’une collaboration qui exista entre un graveur et un écrivain, tous deux libres de leur art2.

2 À la toute fin du XVIe siècle, les questions en suspens dans le royaume de se réglèrent les unes après les autres et il ne resta que deux problèmes importants à résoudre : celui de la guerre avec la Savoie et celui de la descendance du roi, deux affaires d’État qui allaient l’une et l’autre occuper la scène politique de l’année 1600.

3 En mai de cette même année, la dissolution de la première union royale avait été prononcée et le contrat de mariage entre Henri IV et Marie de Médicis avait été signé à Florence, au palais Pitti. La princesse fut déclarée reine de France3. Les bonnes nouvelles de paix et celles du mariage s’accompagnèrent de fêtes dans tout le royaume. À son arrivée, Marie de Médicis fit un bref passage au château de la Motte4, d’où un immense cortège l’accompagna, le lendemain, dimanche 3 décembre, à la porte du Pont du Rosne5 où débuta la cérémonie proprement dite de l’entrée dans la ville de Lyon6.

4 Henri IV arriva ensuite, avec dans son sillage une grande partie de la cour, mais contrairement à son entrée de 1595, cette dernière fut discrète. L’ensemble des festivités publiques fut exclusivement dédié à la reine. « Celuy qui en [l’entrée] eust la superintendance, et en fit les desseins »7 fut « pierre Matthieu advocat de ladicte ville

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et avec luy les peintres Jehan Maignan et Jehan Perisin m[aîtr]es peintres et architectes »8.

Ill. 1. Portrait gravé de Pierre Matthieu, dans Giovanni Imperiali, Musæum historicum et physicum (…), Venetiis apud Juntas, 1640, p. 166. BnF, G-6105

5 Né à Pesme en Franche-Comté le 10 décembre 15639, Pierre Matthieu (ill. 1) avait été formé chez les jésuites à . Docteur en droit de l’université de Valence, il devint avocat en la Sénéchaussée et siège présidial de Lyon à la fin du XVIe siècle 10. Ancien ligueur, il avait ensuite rejoint le camp du roi. En 1598, la mort de Jean de Serres, historiographe du roi, lui permit d’obtenir la promesse de cette charge mais la réalisation tarda beaucoup11. Le juriste fut également un écrivain précoce et prolixe12. Ses nombreux écrits touchent des genres différents : poésie, romans, tragédies, mais « la perspective de devenir un jour historiographe du roi incita P. Matthieu à délaisser la tragédie et la polémique pour l’histoire »13. Pierre de L’Estoile fut très critique à son égard14 et plus près de nous, Cochard dit de lui : « c’est un mauvais écrivain, mais l’on cherche quelques uns de ses ouvrages, par rapport à l’exactitude des faits »15. Pierre Matthieu eut en charge les événements festifs, liés à la Cour, qui se déroulèrent à Lyon. En effet, « […] tout en fréquentant la Cour pour recueillir une confidence, voire un commérage, il n’était pas vraiment obligé d’y résider, et pendant un certain temps encore, il allait entretenir des contacts étroits avec la capitale rhodanienne, au point de servir de correspondant attitré aux Lyonnais »16. Il avait ordonné les devises et projets de décors et rédigé la relation de l’Entrée du roi en 1595 qui vient d’être évoquée17. Cette réalisation avait fondé sa réputation et lui avait ensuite valu d’être chargé, par la municipalité de Lyon, de préparer les fêtes de la paix de Vervins18 et la réception de bienvenue pour l’arrivée de la future madame de La Guiche19, le 27 avril 159820, puis d’organiser celle de la reine en 1600 et d’en écrire le compte-rendu21. Pour chacune de

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ces cérémonies, il conçut l’appareil festif et rédigea les textes de tous types qui devaient l’accompagner ; il était le personnage par qui, en la matière, tout devait passer.

6 Lors de l’entrée de 1600, un graveur qui venait d’arriver du Piémont, Jacques Fornazeris, était à l’œuvre dans la ville22. Il avait été actif à la cour de Savoie, ce dont attestent des œuvres dont les plus anciennes connues, des portraits du duc Charles Emmanuel Ier et de la duchesse, se situent autour de 1585. Formé au contact des modèles italiens et flamands, il en fit, à travers son œuvre, une synthèse marquée par un travail très personnel dont le faire rappelle celui des orfèvres auprès desquels il a pu s’être formé. À Turin, Fornazeris exécuta des estampes ambitieuses, d’après des artistes renommés qui se trouvaient dans l’entourage du duc. Ainsi réalisa-t-il la gravure du siège de Bricherasco en 159423, d’après Giovanni Caracca24 qui avait été nommé Contrôleur général des fortifications en 1593. Mais sa plus prestigieuse collaboration fut avec Ascanio Vitozzi, d’après lequel il grava, en 1597, les plan et élévation du sanctuaire de la Vierge de Montisregalis à Vico près de Mondovi25. Il se détourna du genre, une fois arrivé en France, où l’essentiel de son activité fut consacré au portrait et à l’illustration, surtout de grands frontispices destinés principalement aux livres qu’éditait Horace Cardon, un des plus importants libraires de la ville dont une partie de la clientèle était composée des les jésuites du Collège. Fornazeris fut lui-même éditeur d’estampes. En 1616, il gravait et éditait dans sa boutique à l’enseigne du Maillet d’argent, dans la grande rue Mercière. Son activité est attestée par des œuvres jusqu’en 1619, année à partir de laquelle sa trace se perd et laisse supposer qu’il est mort.

Ill. 2. Portrait en buste de Henri IV, « Appres que ce grand Roy […] », 1600. BnF, Estampes, coll. Hennin, n° 1392

7 Fornazeris signa et data de 1600 et 1601, cinq estampes en feuilles, toutes exécutées au burin. Les textes de Pierre Matthieu, gravés sur chacune d’elles, forment une sorte de fil d’Ariane qui relie les estampes, le graveur et le lettré. Il s’agit de deux portraits en

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buste de Henri IV, un portrait équestre du même, le portrait en buste de Marie de Médicis et la scène de bénédiction du couple royal.

8 La première estampe représente Henri IV en buste, tourné vers la droite, portant le manteau d’hermine et le collier de l’ordre du Saint-Esprit, inscrit dans un ovale qui surmonte le quatrain gravé, anonyme : Appres que ce grand Roy sest fait voir tant de fois / Aux yeux de l’uniuers vn Hercul’inuincible / On le peut appeller le miracle des Roys / Car seul il a rendu possible limpossible (ill. 2)26. L’œuvre est documentée par Pierre Matthieu lui- même. Nous l’avons identifiée comme étant celle que mentionne l’historiographe dans sa relation de l’entrée. L’auteur décrit ce qu’aurait dû être le décor du second portail du Pont qui « devoit estre un grand spectacle d’une platte peinture pour couvrir toute l’estenduë des maisons devers le corps de garde du change », sur le thème des « nopces de Hercules et de Hebe ». Mais ce qui devait être « une des plus belles pieces de cest appareil demeurat en son crayon, et ne passa le dessein de l’autheur à faute de temps »27. À la fin de cette description, il écrit : « On peut appeler le Roy Hercul, ses victoires, ses labeurs, son courage monstrent qu’il ny a rien de dissemblable, sinon que ce qui se dit d’Hercules est fabuleux, et la reputation de sa Majesté n’est pas si grande que la verité des effects. Souz son portraict l’autheur à faict imprimer ce quatrain. […] »28. Suit alors la citation exacte des quatre mêmes vers29 que ceux placés sous le portrait gravé par Fornazeris. L’« autheur » ne peut être que Pierre Matthieu puisqu’il s’est déjà désigné de cette façon, deux pages avant dans le texte de la relation30. Les vers imprimés sous l’estampe, bien qu’anonymes31, sont dus à sa plume. L’identification de l’estampe de Fornazeris avec celle citée dans la relation est étayée par la forme même de la narration. En effet, il y a rupture dans le temps des verbes employés dans les phrases concernant les deux œuvres. Le conditionnel est requis pour décrire le décor non réalisé. Le passé composé est employé pour le portrait sous lequel le quatrain a été imprimé, faisant ainsi ressortir le caractère de réalité de ce qui est dit. De plus, l’emploi du terme « imprimer »32 laisse entendre sans ambiguïté qu’il s’agit d’une œuvre d’un format limité puisqu’elle devait pouvoir passer sous une presse. Si notre lecture des données n’est pas fautive, reste alors à déterminer quel statut avait cette estampe. Fut- elle réalisée à la demande de Pierre Matthieu, ou le graveur en eut-il l’initiative ? Le texte fut-il composé pour l’image ou lui préexistait-il ? Aucun indice ne permet de le savoir et tout ce que l’on peut déduire de ce qui est écrit est que l’image fut imprimée avant le texte de Pierre Matthieu. Ce dernier a-t-il trouvé là l’opportunité d’exploiter l’image littéraire du roi en Hercule, dont la non réalisation du grand décor peint l’avait privée33 ? La mention de l’estampe dans la description de l’apparat de l’entrée prouve en tout cas la relation du graveur et de l’historiographe.

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Ill. 3. Portrait équestre de Henri IV, « Ce grand prince a change nos cypres en lauriers […] », 1600. BnF, Estampes, Rés. Ed 10, fol. 108

9 De la même année 1600, date le portrait équestre de Henri IV que Fornazeris conçut, grava et édita et pour lequel il obtint un privilège (ill. 3)34. Sous le portrait, dans un cartouche délimité par un cadre mouluré et orné, est gravé un quatrain de l’invention de Pierre Matthieu dont les initiales sont placées à la suite du texte : Av Roy / Ce grand Prince a change nos cypres en lauriers / Des flots de la tempeste il a fait la bonnasse / De la guerre la Paix et les ennuis guerriers / Par luy sont conuertis aux plaisirs de la chasse. Contrairement au portrait gravé précédemment cité, qui aurait pu s’accommoder de n’importe quel texte à la louange du roi, il existe dans cette œuvre une exacte correspondance entre ce que dit l’image et le propos du texte. Il y eut donc, à nouveau, collaboration entre le poète et le graveur puisque l’un des deux a étroitement adapté son intervention au travail de l’autre. Il est fort probable que ce furent les mots ou tout au moins les idées de Pierre Matthieu, qui ouvrirent la voie et que le graveur poussa son burin dans le sens du texte.

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Ill. 4. Portrait en buste de Henri IV, « On ne peut rien treuuer de semblable au Soleil […] », 1600. BnF, Estampes, coll. Hennin, n° 1414

10 Le paysage qui sert de fond à ce portrait équestre comprend, à droite, un château au milieu d’un parc, derrière lequel se lève le soleil qui évoque l’âge nouveau qui s’ouvre avec le retour de la paix, et qui illustre aussi le premier vers du quatrain composé par P. Matthieu, inscrit sous l’autre portrait en buste de Henri IV (ill. 4)35 dû, lui aussi, au burin de Fornazeris : On ne peut rien treuuer de semblable au Soleil / Non plus qu’à ce grand Roy si vaillant et si Juste / Que les siècles passés n’ont produit son pareil. / Sinon Cesar en guerre et en la Paix Auguste. L’estampe est précisément datée : Prid[ie] Cal[endas] Oct[obris] MDC36, c’est-à-dire du dernier jour du mois de septembre 1600.

11 Un portrait en buste de Marie de Médicis terminé quelques mois après celui du roi37, où la reine est représentée de trois-quarts à gauche, « coiffée haut à l’italienne […] le visage sans fard »38 (ill. 5), portant un large col en dentelle, ainsi que deux bijoux comportant de grosses pierres précieuses, qui ornent le devant de sa coiffure, fut conçu comme pendant de celui de Henri IV. Il est, comme ce dernier, « presque grands comme nature »39 et lui aussi accompagné d’un quatrain de Pierre Matthieu : Quand ce grand Roy choisit une beaute si grande. / Comme une vive fleur qui produiroit des Roys. / Il monstrat que l’Amour Jamais les yeux ne bande. / Car Il faut voir bien clair pour faire un si beau chois. Il existe un second état de ce portrait qui a la particularité d’être tiré à l’encre rouge. Il est dédié A Madame de Vic40. L’inscription gravée sous le portrait confirme que Méry de Vic et sa femme ne se trouvent pas à Lyon, mais en déplacement « pour une ambassade si utile au roi »41. Certainement, le graveur a-t-il voulu saisir une opportunité d’offrir le portrait de la reine à madame de Vic. Le but étant pour le « très humble serviteur Fornazeris », de recevoir quelques dédommagements en contrepartie de ce travail. Fornazeris fut-il conseillé pour opérer cette démarche ? Le texte est très habilement tourné pour la circonstance : A MADAME DE VIC / Puisque pour vne Ambassade si vtile / au seruice du Roy, si honorable a la / reputation de Monsieur Vous estes priuée de / la veuë de ce

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que Vous desirez ueoir et / qui est tant admiré en France, ie vous / supplie Madame en attendant un plus / parfait co[n]tentement de Vostre desir / d’en receuoir le portraict de la main / de uostre tres humble .serviteur Fornaseris42. Ce n’est bien sûr pas Fornazeris qui a composé cette longue phrase, il maniait le burin mais un autre tenait la plume. Cet autre fut vraisemblablement Pierre Matthieu qui venait de signer les vers qui accompagnent le pendant et dont la collaboration avec le graveur était déjà établie.

Ill. 5. Portrait en buste de Marie de Médicis, « Quand ce grand Roy choisit vne beaute si grande […] », 1601. BnF, Estampes, N3

12 La cinquième estampe représente l’épisode religieux du mariage royal (ill. 6)43. Elle porte la date de 1601. Dans la marge du bas un quatrain est gravé : Maintenant que tu es Reine en la Royauté / Du plus grand Roy des Rois cett’ heureuse Alliance / Promet rendre les fruits bien-heureux a la France / Des fleurs qu’elle a conioincts [conjoincts] aux fleurs de ta beaute. Le texte est là encore signé des initiales de Pierre Matthieu44.

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Ill. 6. Bénédiction du mariage de Henri IV et Marie de Médicis, « Maintenant que tu es Reine en la Royauté », 1601. BnF, Estampes, coll. Hennin, n° 1174

13 Pierre Matthieu eut, dans la réalisation de ces estampes en feuilles, une responsabilité sans doute plus grande que celle de simple signataire des textes qui les accompagnent. Il y eut peut-être des rencontres et des échanges entre le poète historiographe et le graveur pour accorder les textes et les images. Les cinq portraits portent l’excudit de Fornazeris qui assura donc les frais d’achat des plaques de cuivre de grand format. De plus, ils portent tous le privilège royal. Le graveur pourvut donc aussi aux frais que requérait l’obtention des lettres patentes. Arrivait-il d’Italie avec suffisamment d’argent, en emprunta-t-il ou fut-il aidé ? Outre la hardiesse qu’il lui fallait pour se lancer dans l’aventure, on peut supposer qu’il eut des encouragements et peut-être aussi, en plus de celui de Henri IV, l’appui financier de Pierre Matthieu, ce proche du roi qui put aussi faciliter la demande et l’obtention des privilèges45. Le poète et le graveur étaient tous deux à la recherche d’une reconnaissance et ils ont trouvé un terrain où unir leurs forces. Pierre Matthieu rachetait son passé et attendait sa nomination comme historiographe du roi, et Jacques Fornazeris devait faire sa place dans le monde des graveurs français.

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Ill. 7. Titre-frontispice (droite) et encadrement gravé de l’Envoi dans Pierre Matthieu, Histoire de France […] dv regne de Henri IIII, Paris, Jamet Metayer et Mathieu Guillemot, 1605. BnF, Imprimés, LB 35-4

14 La collaboration entre Pierre Matthieu et Jacques Fornazeris aurait pu n’être que le fruit des circonstances ponctuelles et exceptionnelles qui avaient mis en rapport les deux hommes à Lyon, au moment où le roi s’y trouvait lui-même, mais elle ne se limita pas à ces cinq estampes. En effet, quelques années plus tard, parurent une Histoire de France et Des choses memorables, aduenues aux Prouinces estrangeres Durant sept annees de Paix, du regne de Henry IIII Roy de France & de Nauarre divisee en sept livres a Paris chez Jamet Metayer imprimeur du Roy & Mathieu Guillemot au Palais en la gallerie des prisonniers M D CV46 et une Histoire de Louys XI roy de France, et Des choses memorables advenües en l’Europe durant vingt et deux annees de son Regne, Enrichie de plusieurs observations qui tiennent lieu de Commentaires. Divisée en unze (sic) livres. / Paris, P. Mettayer Imprimeur & Libraire ordinaire du roy et la veuve de M. Guillemot Libraire, 1610 Avec Privilege du Roy47, où le burin de Fornazeris est également associé à la plume de l’historiographe. Dans l’envoi au roi de l’Histoire de France, Pierre Matthieu prend soin de souligner la nécessité de sa charge en précisant : « parce qu’encores que uous ayez graué uostre nom au temple de me-/ moire, à la pointe de uostre espée, les années qui emportent tout, en peuuent / effacer les traits, si la plume ne les entretient, les plus grands Princes nestants / apres leur mort que ce qu’il plait à l’Histoire ». Cet ouvrage est enrichi de trois estampes de Fornazeris : un grand titre- frontispice, un encadrement gravé de l’envoi (ill. 7) et une planche pleine page représentant une Allégorie de la France sous les traits de Marie de Médicis (ill. 8)48, sous laquelle, entourée d’un motif décoratif de cuir découpé, se trouve l’inscription : Apres tant de sang et de larmes / Ie suis heureuse desormais / La guerre est morte par mes armes / Mes armes font uiure la paix. Pour le second ouvrage, Fornazeris grava une unique estampe, un imposant frontispice (ill. 9)49 d’une iconographie complexe agencée autour d’un petit médaillon enfermant le portrait du roi Louis XI, dans un profil parfait emprunté aux médailles et qui précède la page de titre de l’Histoire de Louys XI. Les deux livres furent édités à Paris chez l’imprimeur du roi Jamet Metayer et son associé

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Matthieu Guillemot, ce dernier remplacé par sa veuve en 1610, au moment d’éditer l’Histoire de Louys XI […].

15 Par leur contenu, ces estampes mettent en évidence que les mêmes allégories, ici agencées et décrites par Pierre Matthieu, étaient développées non seulement dans les tableaux vivants ou ceux de « platte peinture » qui ornaient les architectures éphémères, mais aussi sur les estampes qui furent produites au moment de l’entrée et dans les années qui suivirent.

Ill. 8. Portrait de la France sous les traits de Marie de Médicis dans Pierre Matthieu, Histoire de France […] dv regne de Henri IIII, Paris, Jamet Metayer et Mathieu Guillemot, 1605. BnF, Imprimés, LB 35-4

16 Deux questions se posent à propos de ces ouvrages. Comment expliquer que Pierre Matthieu n’ait pas cherché un graveur dans la capitale pour illustrer ses deux livres publiés par l’imprimeur du roi, à Paris, en 1605 et en 1610 ? Comment se situent les cinq estampes en feuilles par rapport aux illustrations destinées à l’Histoire sous le règne de Henri IV ? Le privilège accordé le 4 octobre 1595, pour l’Histoire de France, prouve qu’à cette date Pierre Matthieu a, au moins, arrêté le projet d’écrire ce livre. Aucune indication ne permet de savoir où en est l’avancement du texte en 1600 lorsque Fornazeris arrive à Lyon, date à partir de laquelle il peut être en contact avec Pierre Matthieu. À partir de ce moment-là, ce dernier est susceptible d’avoir passé commande au graveur pour l’illustration. L’imminence de l’arrivée de la reine et l’importance du travail à réaliser pour son entrée, le fait que Matthieu ait alors été « en la maison d’un des plus sçavans hommes de France, dans le labyrinte d’un proces » et que « […] ces pensées estoient fort esloignées de cest exercice, et ses humeurs ailleurs qu’en la poësie […] »50 et donc vraisemblablement pas non plus occupé à rédiger une Histoire de France, permettent de penser que les estampes destinées au livre – si elles étaient déjà

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en projet – ne furent pas prioritaires dans l’ordre de réalisation. Leur exécution serait donc postérieure à celle des cinq estampes en feuilles.

17 Si on ne sait qui eut l’initiative de réaliser les grands portraits gravés, premières collaborations connues du poète et du graveur, il est en revanche certain que c’est Pierre Matthieu qui eut celle des illustrations de ses livres et qu’il porta donc délibérément son choix sur Jacques Fornazeris dont il jugeait les œuvres dignes de côtoyer sa prose. Dès 1601, il avait pu voir les titres-frontispices que Fornazeris commençait à signer pour Horace Cardon, et cela le conforta peut-être dans son appréciation du travail du graveur. Pierre Matthieu, sans doute séduit par la qualité de la gravure et la nouveauté que représentaient ses fines estampes tracées au burin, avait dû mesurer et trouver à sa convenance le travail de Fornazeris.

Ill. 9. Frontispice avec portrait de Louis XI dans [Pierre Matthieu], Histoire de Louys XI, Paris, P. Mettayer, 1610 et la veuve Guillemot. Lyon, BM, 108192.

18 Pierre Matthieu n’a pas dédaigné de faire figurer ses vers sous les gravures de Fornazeris. Il le fit sans doute d’autant plus volontiers que, proche du roi, il savait que ce dernier encourageait la multiplication – la gravure en était le moyen tout indiqué – et la diffusion de son image qui servait de support à sa propagande. D’autre part, les vers que composait Pierre Matthieu, aussi immortels fussent-ils, étaient souvent impénétrables dans leur contenu et formulation jusques et y compris pour ceux à qui ils étaient destinés51. Les adjoindre à une image pouvait permettre, dans certains cas, d’aider à en saisir le sens. Cela permettait aussi et surtout d’en augmenter la diffusion.

19 La collaboration du poète et du graveur donna naissance à des œuvres qui virent le jour en 1600, 1605 et 1610. Elles sont des jalons chronologiques qui permettent de mesurer la longueur des relations de travail et d’estime qui existèrent entre, d’une part, un graveur désireux de réussir une carrière et de se positionner dans le milieu des

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possibles commanditaires lyonnais et, d’autre part, un homme de plume, en passe de devenir historiographe du roi, introduit à la cour et qui faisait partie de la haute société lyonnaise où se comptaient les Horace Cardon, les René Gros de Saint-Joyre, les Claude Bellièvre et les Charles de Neuville d’Alincourt, pour ne citer que quelques noms emblématiques52.

NOTES

1. Dans L’Entree de tres-grande tres-chretienne, et tres-auguste Princesse Marie de Medicis Reine de France & de Nauarre. en la ville de Lyon, Le III decemb. M. D. C., Lyon, Thibaud Ancelin. 2. Les graveurs d’estampes étaient libres et indépendants, aucune communauté de métier ne les régissait. Maîtrise et compagnonnage n’existaient pas pour eux. Cependant, la surveillance des acteurs de ce métier était constante car la coexistence de texte et d’image, que ce soit dans les ouvrages illustrés ou sur les estampes accompagnées de prose ou de poésie, posait de façon récurrente la question des limites entre ce qui appartenait à l’activité de l’édition de livres et à celle de la gravure, ce dont témoignent les nombreux procès ou tentatives de législation (sur cette question, voir Marianne Grivel, Le Commerce de l’estampe à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1986, principalement le chapitre III). 3. Le mariage permettait de résorber une partie de la dette de la France. La Toscane avait accordé des prêts importants à Henri IV au moment des guerres. Le montant de la dot s’élevait à six cent mille écus. De cette somme, « deux cent cinquante mille étaient venus en déduction du crédit, et trois cent cinquante mille écus avaient été donnés en argent comptant, en un seul versement, au moment du mariage » (catalogue sous la direction de Monica Bietti, Francesca Fiorelli Malesci, Paul Mironneau, « Paris vaut bien une messe ! » 1610 : Hommage des Médicis à Henri IV, roi de France et de Navarre, Musée national de Pau, 1er avril-30 juin 2010 et Parigi val bene una messa ! 1610 : l’omaggio dei Medici a Enrico IV re di Francia e di Navarra, Museo delle Capelle Medicee, Florence, 15 juillet-2 novembre 2010, Paris, RMN, 2010 ; Florence, Ministero per i Beni e la Attività Culturali, 2010, p. 40-41. 4. Voir « Réjouissances officielles : entrées royales et réceptions princières », H. Pommier en collaboration avec Olivier Zeller, dans Lyon, de la Guillotière à Gerland. Le 7ème arrondissement 1912-2012 (sous la direction de Dominique Bertin), Lyon, Éditions lyonnaises d’Art et d’Histoire, 2012, p. 28-32. 5. P. Matthieu, op. cit., 1600, p. 23 bis. 6. Le choix de Lyon pour la cérémonie s’explique par la présence, dans la région, du roi alors « en la plus grande ardeur de la guerre de Savoye ». Il y eut d’ailleurs incertitude jusqu’au dernier moment entre Lyon et Grenoble. La menace qui existait, dès 1590, que le duc de Savoie s’empare de Lyon a pu influencer le choix du roi. Simon Goulart écrit « Il [le Duc de Savoye] pratique dans les villes, notamment dans Marseille et Aix, pour y mettre le pied et empiéter puis après toute la Provence ; on attend nouvelles, de jour à autre, que toutes luy auront ouvert les portes. Ceux de Lyon pratiquent aussi avec luy et tendent les mains, tellement que l’on tient qu’il en sera bientost maître tout en plein » (« Journal de la guerre faite autour de Genève l’an 1590 par Simon Goulart, publié avec une introduction, des notes et une table par Albert Choisy », dans Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, t. XXXVI, Genève, A. Jullien et

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Georg et Cie Libraires éd., 1938, p. 133). De plus, avec ses foires et ses banquiers, mais aussi ses rebelles au roi, Lyon était-elle plus importante à séduire et à conquérir que Grenoble. 7. Claude de Rubys, Histoire véritable de la ville de Lyon, contenant ce, qui a esté obmis par Maistres Symphorien Champier, Paradin, & autres, qui cy devant ont escript sur ce subiect […], A lyon par Bonaventure Nugo, 1604, p. 457. 8. Lyon, Archives municipales, BB 137, fol. 137 v. 9. Parti avec Louis XIII pour le siège de , il tomba malade et mourut en 1621. 10. Sur P. Matthieu, voir Jacqueline Boucher, « La difficulté d’être acteur et rédacteur de l’histoire à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle », p. 310-319 et Louis Lobbes, « L’œuvre historiographique de Pierre Matthieu ou la tentative d’embrigader Clio », Danièle Bohler et Catherine Magnien Simonin (dir.), Écritures de l’Histoire XIVe-XVIe siècle, actes du colloque du centre Montaigne, Bordeaux, 19-21 septembre 2002, Genève, Droz, 2005, Travaux d’humanisme et Renaissance, p. 495-519. 11. Voir Jacqueline Boucher, Vivre à Lyon au XVIe siècle , Lyon, Éditions lyonnaises d’art et d’histoire, 2001, p. 76 et Louis Lobbes, op. cit., 2005, p. 514. 12. Voir Louis Lobbes, « Pierre Matthieu, l’autre poète franc-comtois de la vie et de la mort », dans Jean-Baptiste Chassignet, actes du colloque du Centre Jacques-Petit, Besançon, (4, 5 et 6 mai 1999), Paris, Honoré Champion, 2003, p. 59-67. 13. Jacqueline Boucher, op. cit., 2005, p. 313. 14. « Un autre D. D. m’a donné une nouvelle petite histoire, imprimée par Guillemot, d’Élizabeth, fille du roi de Hongrie, faite par P. de Mathieu, qui ne vaut pas seulement qu’on prenne la peine de la lire », Pierre de L’Estoile, Journal de L’Estoile pour le règne de Henri IV, II, 1601-1609, texte intégral présenté et annoté par André Martin, Paris, NRF Gallimard, 1958, p. 250. 15. Nicolas-François Cochard, Séjours d’Henry IV à Lyon pendant les années 1564, 1574, 1595 et 1600, À Lyon, chez Million Jeune, libraire et à Paris, chez Tourneux et Bossange Frères, 1827. Pierre Matthieu est souvent cité aux côtés des grands historiographes royaux tels Eudes de Mézeray. Ce dernier écrit une Histoire de France, qui paraît en 1646 à Paris. Le second tome de cet ouvrage est orné d’un frontispice obtenu par remploi, avec de nombreuses variantes, du cuivre gravé trente ans plus tôt par Fornazeris pour l’Histoire de Louis XI de Pierre Matthieu. Le cuivre resta chez les éditeurs et passa de Pierre Mettayer et la veuve Guillemot à Mathieu et Pierre Guillemot. 16. Louis Lobbes, op. cit., 2005, p. 499. Selon Bréghot du Lut et Péricaud aîné, Pierre Matthieu épousa « Louise de Crochères, fille d’un gentilhomme florentin qui s’était réfugié à Lyon ». Son fils Jean-Baptiste naquit sans doute à Lyon et acheva son Histoire de Louis XIII (Biographie lyonnaise. Catalogue des lyonnais dignes de mémoire, Paris, Techener, reprint de l’édition Lyon, Gilberton et Brun, 1839, p. 184). L’origine florentine de son beau-père permit certainement à Pierre Matthieu de s’inscrire facilement dans le réseau de ceux qui formaient la « colonie italienne » de Lyon et à laquelle appartenaient, ou étaient en contact avec elle, plusieurs personnalités lyonnaises (voir note 48). Notons que parmi ces dernières figurent des commanditaires de Fornazeris (voir aussi H. Pommier, « Engravings by Jacques Fornazeris with the Arms of René Gros », Print Quarterly, XXIX, 2012, I, (p. 13-21), p. 21. 17. L’Entrée de tres-grand, tres chrestien, tres magnanime et victorieux prince, Henri IIII. Roy de France & de Navarre, en sa bonne ville de Lyon, le IIII septembre l’an MDXCV de son règne le VII de son age le XLII. Contenant l’ordre & la description des magnificences dressées pour cette occasion par l’ordonnance de Messieurs les consuls & échevins de ladite ville. A Lyon, de l’imprimerie de Pierre Michel avec privilège, [P. Matthieu, s. d.]. Dans l’envoi AV ROY de la publication de l’entrée de 1595, en 1598 (voir note suivante), l’auteur précise « J’en ay [de l’entrée] faict le recueil & la description par vostre commandement ». À la fin de l’Advertissement, P. Matthieu indique : « Petrus Matthæus I C arcus, columnas, pegmata, picturas, Icones, Stromata, status ; historias, inuenit, disposuit & inscriptionibus exornauit » (P. Matthieu I[uris]C[onsultus] inventa et ordonna les arcs de

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triomphe, colonnes, machines de théâtre, peintures, images, recueils de sujets variés, statues ; histoires et les embellit (rehaussa) d’inscriptions). 18. Entre autres, il signa Les deux plus grandes, plus célèbres et memorables rejouissances de la ville de Lyon […] l’entrée de Henri IV […] l’heureuse publication de la paix […], Lyon, Thibaud Ancelin, 1598. A la préparation de ces feux participèrent, pour un écu et trente sous par jour, Jean Maignan, François Stallar [Stellaert] et Jean Périssin (Lyon, Archives municipales, délibérations municipales, registre des actes, BB 135, fol. 90 v). 19. Antoinette de Daillon venait pour épouser Philibert de La Guiche. Celui-ci exerça, à partir de 1595, la charge de gouverneur en chef de la ville de Lyon et de la province, en lieu et place de César de Vendôme qui en avait le titre mais était alors âgé d’un an. À la mort de P. de La Guiche, en 1607, Charles d’Alincourt fut rappelé de son ambassade à Rome pour lui succéder. Voir Yann Lignereux, Lyon et le roi, De la « bonne ville » à l’absolutisme municipal (1594-1654), Seyssel (Ain), Champ Vallon, 2003, p. 248-261. 20. « du douxiesme jour d’aoust l’an mil cinq cens quatre vingts dix huict au logis de monsieur de Villars prevos des marchands estand […] Mandement a [ ?] pierre Mathieu advocat en la sen[echauss]ee et siege presidial de lyon de la somme de deux cens escus a[ ]luy ordonnee pour recognoistre en partie les peynes et […] qu’ il a employe a inventer ( ?) ordonner et conduire les ouvrages des resjo[u]issances publicques faictes tant pour les foeus de joye de la paix […] publiee que pour honorer l’entree de madame de la guiche et aussi pour la taille des planches et frais des impressions faictes sur le discours desdites rejouissances et des causes d’icelles. » (Lyon, Archives municipales, BB 135, fol. 117 v., 1598). P. Matthieu, L’accueil de Madame de La Guiche a Lyon, le lundi vingt-septiesme d’avril, M. D. XCVIII, Lyon, de l’Imprimerie de Jacques Roussin, 1598. 21. P. Matthieu, L’Entree de tres grande tres chretienne et tres auguste Princesse Marie de Medicis reine de France & de Navarre. en la ville de Lyon, Le III decemb. M.D.C. Par Thibaud Ancelin / Imprimeur ordinaire du Roy / avec Privilège. 22. Sur le graveur voir Henriette Pommier, AV MAILLET D’ARGENT, Jacques Fornazeris graveur et éditeur d’estampes, Turin-Lyon (vers 1585-1619 ?), Genève, Droz, 2011. 23. Un exemplaire de l’œuvre est conservé à Turin, Biblioteca Reale (Inc. III.5) ; voir H. Pommier, op. cit., 2011, cat. 7, p. 126-129. 24. Giovanni Caracca, nom italianisé de Jan Kraeck (Harlem avant 1550-Turin 1607), peintre, qui travailla au service de Charles Emmanuel Ier. Voir « Il nostro pittore fiamengo » Giovanni Caracca alla corte dei Savoia (1568-1607) a cura di Paola Astrua, Anna Maria Bava, Carla Enrica Spantigati, Torino, Londra, Venezia, New York, Umberto Allemandi et Cie, 2005, publié à l’occasion de l’exposition du même nom, Turin, Galerie Sabauda, 21 settembre 2005-8 gennaio 2006, cat. 7. 25. Voir H. Pommier, op. cit., 2011, cat. 9, p. 134-135. 26. Paris, BnF, Est. (coll. Hennin, n° 1392) ; voir H. Pommier, op. cit., 2011, cat. 12, p. 140-141. 27. P. Matthieu, op. cit., 1600, p. 67 et 67bis. 28. Id., p. 68-68 bis. 29. La répétition de la lettre « p » au premier mot « appres » n’apparaît que sur l’estampe. 30. P. Matthieu, op. cit., 1600, p. 67bis. 31. À la différence de ceux placés sous les autres portraits. 32. Pour les autres inscriptions portées sur les décors éphémères, l’auteur empoie le mot « écrit » « inscription » ou simplement « ces vers, […] ». 33. Le décor non réalisé devait, quant à lui, être accompagné d’un épithalame en latin (P. Matthieu, op. cit., 1600, p. 68). Ceci n’exclut nullement d’autres inscriptions. 34. Paris, BnF, Estampes, Ed 10 Rés., fol. 108 ; voir H. Pommier, op. cit., 2011, cat. 13, p. 142-143. 35. H. Pommier, op. cit., 2011, cat. 14, p. 144-145. Le portrait est dédié au roi par Méry de Vic qui fut l’homme de confiance de Henri IV, « surintendant en la justice et finances », « maître des Requêtes de l’Hôtel du roi depuis 1581, intendant de Limoges en 1589 », et avait été dépêché, ainsi que Pomponne de Bellièvre, pour « assister les Lyonnais dans la remise en ordre des finances et

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de la justice de la ville » et poursuivre les négociations avec les personnalités de la province, au lendemain des insurections (Yann Lignereux, op. cit., 2003, p. 214, 223-225 ; Jacques Permezel, La politique financière de Sully dans la Généralité de Lyon, Lyon, Audin, 1935, principalement p. 16 et 84). Il fut également président au parlement de Toulouse et conseiller d’État. Sous Louis XIII, il fut garde des sceaux jusqu’à sa mort en 1622 (François Aubert de La Chenaye-Desbois, Dictionnaire de la noblesse […], Paris, Berger Levrault, 1980, fac-simile du tome dix-neuvième de l’édition de 1876, Paris, chez Schlesinger Frères, tome X, p. 689). 36. (Veille des Calendes d’octobre 1600). 37. « Cal[endas] Jan. MDCI. », comme l’indique la lettre. Paris, BnF, Estampes, N3 ; voir H. Pommier, op. cit., 2011, cat. 15, p. 146-148. 38. Telle que l’a décrite Pierre de L’Estoile (Journal de L’Estoile pour le règne de Henri IV, I, 1589-1600, texte intégral présenté et annoté par Louis-Raymond Lefèvre, Paris, NRF Gallimard, 1948, p. 630). 39. Alexandre-Pierre-François Robert-Dumesnil, Le peintre graveur français […], Paris, Bouchard Huzard, Rapilly, volume X, 1868, p. 190, n° 42. 40. Marie, fille de Jacques Bourdineau, seigneur de Baronville et d’Anne Garrault, épouse de Méry de Vic (François Aubert de la Chenaye-Desbois, op. cit.,1980, t. 10, p. 689 et t. 8, p. 855 (à Germain Le Rebours). 41. Méry de Vic, nommé ambassadeur ordinaire du roi aux Ligues Suisses et Grisons, en juillet 1600 partit de Lyon et fit son entrée à Soleure en août de la même année. Il quitta sa charge le 11 février 1605 (voir Édouard Rott, Histoire de la représentation diplomatique de la France auprès des cantons suisses, de leurs alliés et de leurs confédérés, II, 1559-1610, Berne, Imprimerie A. Benteli 1902 et Paris, Félix Alcan, 1902, p. 413-419, 498-499). 42. La fin de l’inscription « […] de la main de votre très humble serviteur Fornazeris » montre un repentir du graveur de lettres qui avait omis le mot « serviteur ». 43. Paris, BnF, Estampes, coll. Hennin, n° 1174 ; voir H. Pommier, op. cit., 2011, cat. 16, p. 148-150. 44. Aux initiales imbriquées de P. Matthieu qui forment son monogramme, tel qu’il figure sur les autres estampes analysées ici, a été adjoint un « G » dont le sens reste à éclaircir. Dans son dictionnaire, François Brulliot (François Brulliot, Dictionnaire des Monogrammes, Chiffres, Lettres initiales et Marques figurées, tome 1, Munich 1832, 2217a.) a classé ce monogramme à la lettre « G » en indiquant avec raison : « Cette marque, que nous croyons plutôt appartenir à un poète qu’à un artiste […] ». 45. L’inscription de Pierre Matthieu dans l’entourage royal lui procurait « le prestige social tiré de la fréquentation d’aristocrates et de puissants » ainsi que « la capacité d’intercession auprès des institutions ou des hommes de pouvoir pour soutenir des affaires » dans lesquelles il se trouvait engagé (Nicolas Schapira, Un professionnel des lettres au XVIIe siècle Valentin Conrart : une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 276, 279). 46. H. Pommier, op. cit., 2011, cat. 36/1, 2, 3, p. 200-206. 47. Les rois de France se sont penchés sur l’histoire pour tirer un enseignement de la politique de leurs prédécesseurs et des événements de leur règne. Ainsi Henri III chercha « dans l’histoire dont il était grand lecteur, une expérience des affaires publiques qui pourrait lui être utile dans l’action politique » (Jacqueline Boucher, « Henri III et le recours à l’histoire dans la vie publique », Marie Viallon-Schoneveld (dir.), L’Histoire et les historiens au XVIe siècle, actes du VIIIe colloque du Puy-en-Velay, PUSE, 2001, p. 157). Henri IV poursuivit cette tradition et veilla surtout à ce que l’Histoire continue à être consignée par écrit puisque sa politique devait à son tour, un jour, servir d’exemple. Le roi contrôlait ainsi l’image qu’il souhaitait laisser de son règne. 48. H. Pommier, op. cit., 2011, cat. 36/3, p. 204-206. 49. Ibid., cat. 61, p. 276. 50. P. Matthieu, op. cit., 1600, p. 10bis. 51. Une pièce d’archive de 1595, citée par Y. Lignereux, fait état d’une décision du Consulat de Lyon de « fournir de l’argent à Pierre Matthieu pour qu’il puisse s’équiper dignement et marcher

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honorablement auprès du roi et du corps échevinal en cas de besoin », (Lyon Archives municipales BB 135, fol. 83 v.). Elle « témoigne ainsi de la nécessité d’un recours éventuel à la lecture savante des jeux symboliques et des allégories que seul l’auteur est à même de donner de manière complète et satisfaisante » (Yann Lignereux, op. cit., 2003, p. 62). 52. Soulignons qu’à travers ses œuvres, Jacques Fornazeris a des liens plus ou moins directs avec ces personnages parmi lesquels : Gros de Saint-Joyre (voir note 16), Horace Cardon, avec qui il travailla pendant presque vingt années, ou encore Charles de Neuville (voir H. Pommier, op. cit., 2011, cat. 48, p. 240-243).

RÉSUMÉS

Parmi les estampes en feuilles du graveur Jacques Fornazeris (Turin-Lyon, activité connue entre 1585 et 1619) cinq d’entre elles sont accompagnées de quatrains rédigés par Pierre Matthieu qui fut avocat, poète, écrivain et historiographe de Henri IV. Il conçut et réalisa toutes les entrées officielles dans cette ville à partir de 1595 et jusqu’en 1600, année où se trouvèrent, à Lyon, le roi, la reine, l’historiographe et le graveur. Les noms de Fornazeris et de Matthieu se trouvent réunis sur des portraits gravés des souverains. Ces estampes, souvent dédicacées, portent l’excudit du graveur qui obtint pour chacune d’elles un privilège royal. L’analyse des données qu’elles fournissent, fait apparaître davantage qu’une stricte collaboration de circonstance entre le graveur et l’historiographe. Elles permettent d’esquisser, bien que de façon ténue, l’inscription de ces deux personnages dans un réseau constitué par les acteurs de la politique et du commerce lyonnais, parmi lesquels les De Vic, Bellièvre, Dayon, De La Guiche, D’Halincourt, et ceux de grands libraires tel Horace Cardon.

Five of the prints of Jacques Fornazeris (active in Torino and Lyon between 1585 and 1619) are accompanied by quatrains by Pierre Matthieu, an attorney, poet, writer and historiographer of Henri IV. Fornazeris designed and produced all the royal entries into the city from 1595 to 1600, the year when the king, the queen, the historiographer and the printmaker were all present in Lyon. Fornazeris’ and Matthieu’s names can be found together on engraved portraits of the sovereigns. These engravings often have a dedication and bear the excudit of the printmaker who secured a royal privilege. Their analysis show more than a collaboration brought on by circumstance. It reveals, although tenuously, how the two men were embedded in the local network of businessmen and politicians such as the de Vic family, Bellièvre, Dayon, de la Guiche, d’Halincourt… as well as important booksellers like Horace Cardon.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 16e siècle

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AUTEUR

HENRIETTE POMMIER Ingénieur d’études en histoire de l’art à l’Institut d’histoire de la pensée classique (UMR 5037)

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Orens Denizard et le Burin satirique (1904) Orens Denizard and the Burin satirique (1904)

Bruno de Perthuis

1 C’est en mars 1902 qu’Orens Denizard, âgé de vingt-trois ans, publie ses premières caricatures sur cartes postales, nouveau support qui connaît à l’époque un engouement sans précédent. En mai 1903, lorsqu’il décide de lancer le Burin satirique, il est déjà considéré comme le dessinateur le plus talentueux s’exprimant sur ce support. Cette série composée d’eaux-fortes tirées à deux cent cinquante exemplaires, lui apporte une notoriété supplémentaire en attirant l’attention des plus éminents spécialistes de la gravure. Très vite, il s’impose comme le chef de file de la carte postale caricaturale dont l’histoire se confond avec la sienne. Grâce à lui, celle-ci connaît alors en France un développement qui n’a aucun équivalent à l’étranger. Nous présentons ici le catalogue raisonné de la deuxième année du Burin satirique.

Un artiste que la tarentule politique et satirique pique sans relâche

2 L’année 1904 commence bien pour Orens qui a vendu presque toutes les gravures de la première année de son Burin satirique, et Marcel Bernhein lui consacre un article élogieux : « Orens est, par excellence, un dessinateur de cartes illustrées ; ancien élève de l’École des Beaux-Arts où il fréquenta l’atelier de Cormon, il a abandonné la peinture et le portrait […], et tout son temps se passe aujourd’hui à graver sur pierre ou sur cuivre et à tirer, presque toujours en nombre limité, les compositions que les amateurs cartophiles viendront se disputer ensuite1 ». L’auteur précise encore qu’il « ne saurait avoir d’autre prétention que de nous faire rire aux dépens de ceux qui emplissent le monde du bruit de leurs exploits ou de leur faconde ». Il le qualifie de « Parisien frondeur et sceptique, sachant blaguer avec esprit, mais sachant aussi, lorsqu’il le faut, s’indigner et se révolter contre les injustices ». Bernhein écrit encore que « la tarentule politique et satirique le pique sans relâche », qu’il « sait attraper la ressemblance, fixer

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la caricature, découvrir le point faible, le mettre à jour, l’exploiter », et qu’on appréciera chez lui « une habileté de buriniste et d’aqua-fortiste des plus rares, et qui ne va pas sans quelque mérite à s’employer ainsi, dans un temps où triomphent partout les procédés mécaniques et industriels, au mépris de tout art et de toute réelle beauté ». À cette époque, Orens est sans conteste le maître des cartes à l’eau-forte, procédé qu’il a choisi pour réaliser les caricatures de son Burin satirique.

Ill. 1. Carte n° 3 et dessin préparatoire

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Des acheteurs appartenant au gotha des collectionneurs

3 En consultant la liste des adhérents au Cartophile2, on peut se faire une idée des amateurs qui collectionnent les cartes caricaturales. De toute évidence, ces derniers qui appartiennent pour la plupart au gotha des collectionneurs, recherchent également les gravures d’Orens : John Grand-Carteret, Charles Fontane, Xavier Granoux, Constantin Goven (21 rue de Galilée à Paris), M. Baguenier Desormeaux (6 rue Crevaux à Paris XVIe), M. le comte de Saint Saud (château de Valouze par la Roche Chalais en Dordogne), Mme van Overbeke (château de Savenal à Nethen en Belgique), L. de Castellane de Boulay (18 rue du Hamel à Bordeaux), comtesse de Cepoy (28 rue de Loing à Montargis), M. J. Crimotel (avocat, 27 rue de Fleurus à Paris VIe), M. Maurice de la Piverdière du Grand Launey (rue Bonaparte à Nantes), Mlle E. Halpérine-Kaminsky (65 rue du Ranelagh à Paris XVIe), M. P. Daens (9 rue de Rollebeck à Bruxelles), Mme Xaverine de Chojecka en Russie. On trouve aussi des collectionneurs d’Orens en Algérie, en Guadeloupe, au Brésil, en Turquie, ainsi que dans nombre d’autres villes françaises dont un certain M. Méhu, chef de gare à Audierne dans le Finistère. Charles Fontane précise aussi que le Shah de Perse a commandé son portrait à Orens3. L’admiration de personnalités marquantes pour son œuvre, stimule la créativité de cet homme de condition modeste qui demeure dans son atelier entièrement concentré sur son art, et la reconnaissance de sa qualité d’artiste qui constitue une puissante motivation, lui sert également d’ascenseur social. Dans Daumier l’art et la République, Michel Melot précise que « la métamorphose de Daumier en artiste, dans l’esprit de cette fin du XIXe siècle, n’aurait pas été possible s’il n’avait été peintre. La peinture est dans cette société marchande qui exige que l’art soit dépourvu de toute fonction utilitaire, l’archétype de l’objet d’art. Le dessin n’en est que l’ébauche, et l’estampe n’en est que la dérive ». Cette

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dernière, « aspirée par le tourbillon du marché de l’art, n’y fut vraiment acceptée que du jour où elle fut l’œuvre de peintres-graveurs4 ». On comprend pourquoi Orens écrit sur certaines pochettes d’emballage de ses séries, et au dos de quelques cartes, qu’il est « peintre-graveur5 », ou « Peintre graveur satirique6 ». De même, dans l’Annuaire Berry, il se présente comme « Peintre graveur, ancien élève de l’École des Beaux-Arts de Paris, Bourse d’étude du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. Médailles d’argent et de bronze7 ».

Ill. 2. Carte n° 11

La difficile mission de faire revivre l’art de l’estampe

4 En choisissant la carte postale comme support pour s’exprimer, Orens a « vu dans ce petit morceau de carton au format cependant exigu, le moyen de faire revivre l’estampe satirique, en honneur au temps des Daumier et des Gavarni8 ». Rappelons qu’en 1901, alors qu’il étudie la peinture et la gravure à l’École des Beaux-Arts, le syndicat de la presse artistique y organise une exposition consacrée à Daumier avec plus de cinq cents œuvres : peintures, dessins, aquarelles, lithographies, livres illustrés, etc. Orens a donc admiré l’œuvre de son auguste prédécesseur déjà mythologisé, et décide de remettre à l’honneur la gravure sur cuivre. Sa décision est courageuse, car lorsqu’il lance le Burin satirique, l’art de la gravure accuse un déclin prononcé auprès des amateurs qui s’en détournent : « Les perfectionnements des moyens de reproduction ont amené ce résultat indéniable : la diminution du nombre des collectionneurs d’estampes. Ceux qui restent vivent surtout du passé, recherchant les pièces rares et curieuses laissées par les maîtres et ne s’attardant qu’à de rares exceptions aux productions modernes des artistes assez courageux pour continuer la

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lutte. Le succès des horreurs de tous les procédés découlant de la photographie atteste l’atteinte portée au sens artistique d’un public dont l’œil n’est plus habitué par l’image à concevoir le sens du beau9 ». Orens fait partie « des artistes assez courageux pour continuer la lutte », en dépit de la désaffection des amateurs.

Ill. 3. Carte n° 12

Les ateliers de coloristes

5 Si certaines estampes d’Orens datant de 1902 sont aquarellées, ce qui en augmente le prix de vente, ce n’est qu’à partir de 1904 que l’on trouve des eaux-fortes peintes à la main dans le Burin satirique. L’année 1904 est celle de l’irruption des couleurs dans les cartes caricaturales tirées à l’eau-forte et en lithographie. En 1901 et 1902, les lithographies et eaux-fortes de Rouilly et Grünfelder ne sont jamais aquarellées. De même, en 1903, les eaux-fortes de Léon Roze, et celles de Frédillo en 1904, ne le sont pas non plus. En janvier 1904, Orens a déjà publié près de cinq cents cartes caricaturales10. Avec un tirage moyen de deux cent cinquante exemplaires, ce qui est en dessous de la réalité, certaines gravures étant tirées à cinq cents ou mille exemplaires, on arrive à un total dépassant cent vingt-cinq mille cartes. Les peindre toutes à la main est synonyme de mission impossible. Ne peindre que les cinquante gravures du Burin satirique de 1903, correspondrait à colorer douze mille cinq cents pièces, ce qui relèverait déjà d’une œuvre titanesque. Orens est conscient que la couleur augmente l’attrait et la valeur des estampes. Annie Duprat écrit : « La couleur, au pochoir le plus souvent, donne à ces estampes du Siècle des lumières une fraîcheur et une grâce nouvelles et leur assure un succès considérable11 ». Le coloriage au pochoir, tel que l’utilise Orens sur certaines de ses typographies de 1902, est plus rapide que l’aquarelle appliquée au pinceau. D’où la

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nécessité d’imaginer de nouvelles séries à plus faible tirage que le Burin satirique si l’on veut offrir à la vente des estampes aquarellées à la main.

Ill. 4. Carte n° 13

6 C’est ce que fait Orens fin 1903 lorsqu’il lance sa série de vingt-cinq eaux-fortes tirées à cent cinquante exemplaires : Les grandes figures de l’affaire Dreyfus. Rien que pour cet ensemble, ce sont trois mille sept cent soixante-quinze estampes qu’il faut aquareller, une œuvre épuisante pour un artiste dont la vocation est d’illustrer avec talent l’actualité. C’est aussi ce qu’il fait en 1904 lorsqu’il lance Le Burin couleur tiré à cent cinquante exemplaires seulement. Si cet ensemble ne se compose que de deux numéros, c’est sans doute parce qu’il trouve plus simple d’aquareller certains de ses burins satiriques à la demande, plutôt que de s’astreindre à la publication d’une nouvelle série qu’il faudrait colorier en totalité. Sans doute estime-t-il que le tirage à cent cinquante exemplaires est trop élevé, puisque après l’interruption du Burin couleur, il lance une autre série aquarellées à soixante-quinze exemplaires. Il s’agit de L’Actualiste qui atteint 1914. Lorsque L’exposition nationale de la carte postale illustrée est organisée à Paris, il est prévu d’y implanter un « atelier de coloriste12 ». Orens, en compagnie de Fontane, Grand-Carteret et Xavier Granoux, figurent d’ailleurs parmi les membres du comité d’initiative de cette exposition13. Dans L’Annuaire Berry de 1905, lorsque Orens lance L’As (L’Actualité satirique qui remplace provisoirement L’Actualiste), il est précisé que cette nouvelle série est « entièrement conduite sous la direction de l’artiste ». Sans doute s’agit-il de coloristes œuvrant sous son contrôle, les estampes de cette série étant aquarellées à la main. On note que certains exemplaires de la même carte sont peints d’une manière très différente, montrant que plusieurs coloristes travaillaient à cette tâche.

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Ill. 5. Carte n° 16

Aux collectionneurs du Burin satirique

7 Toujours en janvier 1904, Orens publie une eau-forte adressée aux collectionneurs du Burin satirique. Cette gravure nous montre un bouffon présentant un texte de Charles Fontane vantant les mérites du Burin satirique, et dédié à Orens dont l’autoportrait figure au bas de l’estampe. L’auteur oppose ici le passé au présent : « Hélas ! Le temps d’Aristote n’est plus ». Il regrette la vertu, la logique et la sagesse des anciens face à la médiocrité des modernes : « Les décadents que nous sommes ne rient que devant la pornogravure ». Déplorant la bassesse des goûts du grand public, il fait allusion à la presse qui propose à ses nombreux lecteurs des divertissements vulgaires qu’illustrent des dessins le plus souvent pornographiques. Cette gravure est intitulée Satire et satyres. Satire évoque la critique moqueuse du polémiste de talent, alors que Satyres, d’ailleurs au pluriel, se réfère à ce qui est lubrique. Orens est donc le maître de la satire politique en opposition à d’autres artistes qualifiés de satyres, parce que se complaisant dans la réalisation d’images indécentes flattant les instincts les plus bas d’un public gouailleur. Le texte de Fontane, qui nous est présenté par un bouffon tenant dans sa bouche une pointe sèche de graveur, se termine par une conclusion élitiste : « Ne nous étonnons donc pas si le Burin satirique ne tire qu’à deux cent cinquante exemplaires... ». La qualité de cette publication est opposée à la médiocrité de la presse et de ses lecteurs qui sont traités avec un certain dédain : « Les t’en as un... s’impriment par millions pour autant d’imbéciles bons à mettre en bouteilles ! ». Fontane fait allusion à un concours proposé à l’époque par le journal Le Matin, consistant à deviner combien de grains de blé pouvait contenir une bouteille. Sur cette estampe, le bouffon n’est autre qu’Orens lui-même dont le visage a glissé le long du fil au bout duquel est fixé un hameçon pour accrocher

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de nouveaux clients figurés par une grenouille ne cherchant pas à mettre des grains de blé en bouteille. En effet, figure une autre grenouille avec, dans la bouche, un épi de blé qu’elle cherche précisément à introduire dans une bouteille. De toute évidence, la grenouille attrapée par Orens est la seule qui soit vraiment intelligente14. Le Burin satirique s’adresse donc à une élite seule capable de reconnaître les vraies valeurs artistiques et morales traditionnelles, celles du bon goût.

Ill. 6. Carte n° 19

8 Cette eau-forte offerte aux collectionneurs du Burin satirique constitue une publicité pour la série. Les thèmes de la lutte idéologique, de l’appartenance à une élite y sont largement exploités. Mais étant un caricaturiste et non un moraliste, Orens n’a pas hésité à se représenter en bouffon dont le rôle est de nous divertir par le dessin dont la cible sera la gauche (emblème maçonnique à notre gauche), et la droite (emblème clérical à notre droite). Pour souligner la précarité de sa situation, il se dépeint sur des bases fragiles (des feuilles de nénuphar), laissant prévoir la faillite de son entreprise s’il n’attrape pas assez de batraciens. Le fil qui attrape la grenouille, symbole de la clientèle du Burin satirique, est attaché à la pointe sèche de graveur que le bouffon tient entre ses dents. L’artiste sait donc que le succès de son entreprise dépend de la qualité de son œuvre. Les cierges encadrant cette publicité tendent à la présenter comme une épitaphe, ce qui risquerait de devenir une réalité si l’objectif visé n’était pas atteint. L’image d’Orens en bouffon montre qu’il cherche à nous divertir. Il écrit que « la carte postale politique est éminemment aimable, frondeuse, parisienne par excellence, elle doit être par son essence même de l’opposition. Son irrespect ne va pas sans élégance et reste comme une leçon subtile et sans acrimonie. Si ce n’est pas la guerre, la guerre en dentelle, c’est la guerre par l’image, et, de ce fait, le sang ne coulera pas. La carte politique a raison15 ». Comme Orens qui offre en janvier 1904 une carte avec son autoportrait à ses collectionneurs, en janvier 1905, Bobb et Mille dans leur série La Flèche, offrent une carte avec leurs autoportraits.

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Ill. 7. Carte n° 20

Ill. 8. Carte n° 21

Le délit d’outrage aux bonnes mœurs

9 Orens devant adhérer au texte de Fontane contre la pornogravure, on ne s’attend pas à trouver ce type de production dans son œuvre. De plus, la censure frappe impitoyablement les vendeurs de cartes grivoises16. Fontane avait publié en 1903 un

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texte où il exprimait son indignation de voir « les obscénités qui s’impriment au-delà du Rhin et des Alpes et qui s’implantent chez nous comme en pays conquis ». Il se fâche aussi parce que Jules Claretie, de l’Académie française, vient d’écrire dans le Figaro un article consacré à la carte postale illustrée dans lequel il l’accuse d’être en partie un instrument de « débauche17 ». Il déplore qu’elle véhicule la pornographie alors qu’elle devrait rester « un instrument de science ». Dans le Burin satirique 1904, on ne trouve plus de cartes à double sens dont le message iconique ambivalent pouvait se révéler pornographique à l’instar des numéros 21 et 33 du Burin satirique 1903. Sur ces gravures, Orens se réservait la possibilité d’accuser de perversion le dénonciateur qui y verrait l’interprétation pornographique. En 1904, le « crayon frondeur » d’Orens, se serait-il assagi ? Il n’en est rien, car si l’artiste se conforme apparemment à ses engagements, il imagine aussitôt un subterfuge pour y déroger. Il est vrai qu’avec l’irruption du général japonais Oku lors de la guerre russo-japonaise, la tentation était grande de commettre quelques excès. Aussi est-ce dans un hors-série de l’année 1904, et sous le pseudonyme Oreur, qu’il commet une nouvelle imprudence. Orens représente ici un buste d’Oku monté sur un gros postérieur en guise de socle duquel sort une griffe d’oiseau de proie tenant la tête de Kouropatkine. L’abondance des estampes de ce type soulève d’ailleurs des protestations dans la presse cartophile : « En réalité MM. les Éditeurs étrangers et français se croient tout permis en nous inondant de leurs obscénités et de leurs niaiseries. Il est temps qu’un coup de balai nettoie les vitrines. D’abord les ordures, ensuite les inepties. Que fait donc M. le Préfet de Police, si ignoblement caricaturé sur une carte l’accolant à un général japonais ? ». La carte mentionnée dans cet article représente Lépine et Oku côte à côte avec la légende : « Lépine-Oku ». Orens réalise d’autres cartes sur Oku en se cachant derrière d’autres pseudonymes en guise de bouclier pour esquiver « les coups de balai » des « honnêtes gens » parmi lesquels figurent ses clients.

Ill. 9-11. Carte n° 3, dessin préparatoire et tirage en couleurs

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Ill. 12. Carte n° 29

Du bourreau au justicier

10 Dans le Burin satirique 1904, le thème dominant, c’est la guerre russo-japonaise qui éclate le 8 février par l’attaque surprise des Japonais contre la flotte russe de Port- Arthur. En vertu de l’alliance franco-russe, la presse est à peu près unanime sur la responsabilité du Japon18. Orens semble perméable à ce mouvement d’indignation. En effet, avant cette date, il dirigeait ses flèches contre l’absolutisme du tsar dont le knout était tourné contre son peuple19. À présent, ce knout fouette le Mikado (n° 17), qui est aussi figuré sous les traits d’un redoutable apache tenant à la main un poignard (n° 10). On assiste à une rupture de l’image du tsar ; de bourreau, il devient justicier. Ce revirement nous est expliqué par Orens dans le numéro 9 : « les Japonais attaquèrent sans avoir préalablement fait de déclaration de guerre ». On peut lire dans la presse que par sa traîtrise, le Japonais apparaît sous son vrai visage : « Férocité asiatique sous un mince vernis de progrès à l’européenne, fausse laque qui se fendille et saute au premier choc. » Dans le numéro 16, c’est au tour du colossal général Kouropatkine en justicier et appuyé sur un obus géant, d’écraser les vilains petits Japonais. Dans la presse, on écrit que la civilisation japonaise « est toute en façade, plus apparente que réelle. Le Japonais est resté Japonais, par la raison que le tempérament d’un peuple, d’une race, ne se trouve pas modifié du fait que l’élite de ce peuple, de cette race est allée étudier à l’étranger, a adopté un costume nouveau et s’est armé comme l’adversaire à combattre [...]. Le cerveau japonais est resté ce qu’il a toujours été au cours des siècles antérieurs. C’est toujours un cerveau d’Asiatique20 ». Ce type d’idée préconçue ne participe pas à grandir l’image du Nippon.

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Ill. 13. Carte n° 30

Ill. 14. Carte n° 31

Une amusette à ranger avec les bibelots de Madame Chrysanthème

11 En plus de la taille physique, les notions historiques (on connaît mieux l’histoire de la Russie que celle du Japon) et géographique (l’immensité du territoire russe),

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participent à fortifier la puissance du moujik. O. Alexinsky écrit dans La Russie moderne que les journaux conservateurs russes « se vantèrent que le Japon disparaîtrait si chaque Russe y jetait seulement sa casquette ». De toute évidence, Orens prévoit la victoire de l’ami et allié russe. Sur l’air des Pioupious d’Auvergne, Koli-bri écrit En route pour la Russie ! chanson qui célèbre l’alliance franco-russe dont Orens dénonce le poids (n° 11). Contre toute attente, les Japonais remportent une série de victoires écrasantes sur terre et sur mer contre leur adversaire moscovite. Dans la caricature comme dans la presse, on reparle du péril jaune inventé en 1895 par Guillaume II avec un tableau célèbre dont des copies furent distribuées à tous les chefs d’État dont le président Carnot. En 1904, Orens commet la même erreur que ceux qui, en 1894 lors de la guerre sino-japonaise, anticipaient à tort la victoire de la Chine au territoire immense et dix fois plus peuplée que ce minuscule Japon qui, malgré son armée moderne, n’était perçu « à travers un verre diminuant » que comme « une simple amusette à ranger avec les bibelots de Madame Chrysanthème21 » de Pierre Loti. Après les premières victoires des Japonais, réalisant son erreur, Orens nous présente alors le tsar comme un ignorant animalisé sous les traits d’un âne (n° 29), infligeant de nouvelles souffrances à son peuple qui se fait massacrer sur les champs de bataille (Burin couleur n° 2). La guerre russo-japonaise apparaît soudain comme un crime supplémentaire de Nicolas contre le moujik (n° 27). De même, concernant l’affaire Dreyfus, il se déchaîne contre le général Mercier qui accusa à tort le capitaine de trahison pour le compte de Berlin (n° 13 : « Mercier le semeur de faux »). On voit comment l’artiste, par des charges vengeresses, se révolte contre les injustices.

Ill. 15. Carte n° 32

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Ill. 16. Carte n° 33

Un barbouilleur qui fait œuvre anti-sociale

12 Dans M. Combes le détrousseur de Christ (n° 20), le haut-de-forme cabossé de Loubet figure sur le bonnet phrygien posé sur le dos de la truie Combes crachant sur un crucifix brisée. C’est à partir de 1902 qu’Orens avait pris l’habitude de représenter Loubet avec son chapeau cabossé par le coup de canne du baron Christiani le 4 juin 1899 au champ de course d’Auteuil, ce qui était considéré par certains collectionneurs comme une atteinte envers le chef de l’État. En 1903, ils avaient protesté auprès de Fontane pour faire cesser ces attaques. En guise de réponse, Orens publia une caricature intitulée La Critique22, où il présentait à Fontane furieux, un nouveau portrait de Loubet toujours coiffé de son chapeau cabossé. Finalement, Fontane prit la défense d’Orens : « notre bonne foi doit reconnaître que chez certains qui se posent en censeurs, une assez vive opposition s’est fait jour, visant surtout les actualités politiques et satiriques d’un artiste auquel, l’un des premiers, nous avons tendu la main […]. On nous a reproché des dessins sans goût où tout l’esprit du crayonneur n’a pu trouver qu’à tourner en ridicule les chefs d’États, sans en excepter même celui qui chez nous au moins eût dû être respecté : le Président de la République […]. On nous a reproché de faire œuvre antisociale en répandant ces cartes et enfin nous nous sommes, paraît-il, attaqués à l’autorité qui est la base de la société et sans laquelle tout ne serait qu’anarchie23 ». Cet artiste barbouilleur qui fait œuvre antisociale, c’est Orens qui, hésitant maintenant à placer le chapeau cabossé présidentiel sur la tête de son propriétaire, se contente d’en couronner le bonnet phrygien trônant sur la truie Combes. À l’époque, ce coup de canne était plus qu’un simple incident, mais un symbole. En guise de gri-gri, des officiers nationalistes portaient en breloque un chapeau cabossé, et on organisait même

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des dîners au cours desquels les convives étaient invités à donner des coups de bâton vengeur contre un chapeau posé sur une table24.

Ill. 17. Carte n° 37

Ill. 18. Orens, La Critique, 1903

13 Rappelons qu’en France, hormis les lois contre la pornographie du sénateur Bérenger et éventuellement quelques restrictions sur les attaques trop dégradantes contre les souverains étrangers25, la liberté de la presse était de mise. Il n’en va pas de même en

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Allemagne où « la caricature à l’égard de l’Empereur c’est de n’exister, en quelque sorte, que sous forme de légendes pleines de malices et de sous-entendus », écrit Grand-Carteret dans Lui (Le Kaiser). En effet, « représenter Guillaume en effigie, visible à l’œil nu, même sous la forme satirique la plus innocente, c’est presque une impossibilité. Comme en Russie, l’icône impériale est, pour ainsi dire, sacrée26 ». En fait, dans la caricature allemande, « on le voit partout sans le voir nulle part ». Il est alors visible caché derrière une porte entr’ouverte, désigné par les lettres ER (lui), se reflétant dans un miroir, ayant un point d’interrogation en guise de visage, ou encore en statue assistant à des conversations. Les caricaturistes rusent pour échapper à la censure avec laquelle il ne fait pas bon plaisanter. Dans Folie d’Empereur, le docteur Cabanès précise qu’un caricaturiste écrivit sous un portrait du Kaiser : où irons-nous demain ? Ce qui lui valut « quelques mois de prison : crime de lèse-majesté !27 ». Certains collectionneurs aimeraient sans doute qu’il en soit ainsi en France, considérant que le Président de la République devrait être épargné des attaques des caricaturistes. De toute évidence, Orens ne partage pas leur avis.

Ill. 19. Carte n° 39, tirée en trois couleurs

Le colosse allemand

14 Si certains considèrent qu’Orens est un barbouilleur faisant œuvre antisociale, ce n’est pas l’avis de John Grand-Carteret qui, dans Lui, reproduit certaines cartes de son protégé, et dresse la liste de ses estampes concernant Guillaume II, dont celle du Burin satirique 1904 intitulée Le Colosse allemand (n° 41). Ici, Orens s’inquiète du programme d’armement de l’Allemagne en montrant le Kaiser s’armant en secret tout en proclamant la paix. Ici, toute l’agressivité du Kaiser est concentrée dans le piquant de plusieurs attributs : la pointe du casque, la pointe sur son costume au niveau du nombril, l’épée tranchante pointée vers le ciel, et le piquant de ses moustaches. Dans Lui, Grand-Carteret qui s’intéresse au piquant de cette fameuse moustache, s’étonne que personne n’ait songé à écrire « l’Histoire d’une Moustache28 ». Orens qui a bien sûr consulté cet ouvrage qui le concerne en partie, en connaît parfaitement le contenu. Aussi, réalise-t-il le projet de voir un jour L’Histoire d’une Moustache faire l’objet d’une satire, et compose son Histoire d’une impériale moustache 29. Les relations entre Orens et

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Grand-carteret qui se passionne pour l’œuvre de l’artiste, fonctionnent dans les deux sens, l’artiste s’inspirant des remarques de son mentor.

Ill. 20. Carte n° 38

Ill. 21. Carte n° 41

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Caractéristiques du Burin satirique 1904

15 L’année 1904 du Burin satirique se compose de quarante-trois numéros. Deux gravures portent le numéro 9, ce qui fait quarante-quatre estampes auxquelles on peut ajouter deux hors-séries, soit un total de quarante-six gravures. Le tirage est toujours limité à deux cent cinquante exemplaires avec des encres de plusieurs couleurs, plus vingt essais signés par l’artiste, et il continue à faire des originaux qui servent d’esquisse préliminaire, et qui sont ensuite proposés à la vente. En 1909, Charles Fontane donne les prix auxquels se négocient les eaux-fortes de l’année 1904 du Burin satirique30. Il est intéressant de noter que vingt-cinq de ces cartes n’ont enregistré aucune plus-value, ce qui tranche avec celles de l’année 1903 qui toutes se sont revalorisées, et dont dix-neuf se négocient en 1909 à dix francs, et une atteignant même la somme de vingt francs (n° 2). En 1904, on trouve deux cartes valant vingt francs. Elles concernent le tsar Nicolas II (n° 9, 29). Viennent ensuite une estampe à huit francs (n° 19), puis trois à cinq francs (n° 11, 13, 31), et enfin cinq à trois francs (n° 12, 15, 21, 24, 39). Les plus-values des gravures du Burin satirique 1904, sont moindres que celles de l’année précédente.

Ill. 22. Carte n° 54

Catalogue du Burin satirique 1904

16 1. Janvier 1904. À qui le tour ? Avec sa couronne de Baron sur la tête et le qualificatif « socialisme bourgeois » sortant de sa poche, Millerand, qui vient d’être exclu de la Fédération de la Seine, reçoit un vigoureux coup de pied au derrière. Au sein du parti socialiste français, il symbolisait en effet le courant hostile à la révolution. Au second

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plan, Jaurès qui observe la scène et qui avait approuvé la collaboration de Millerand à un gouvernement bourgeois, s’écrie : « À qui le tour ? ». Cette gravure porte la mention : « Bonne année à mes collectionneurs. » - H -

17 2. Janvier 1904. En Extrême-Orient. Devant le bouquet de fleurs de l’arbitrage, Delcassé et Édouard VII retiennent un Japonais qui menace Nicolas II avec une épée. Le tzar armé d’un poignard et d’un knout ne semble nullement alarmé. Légende : « Mais quelqu’un troubla la fête. » - H -

18 3. Janvier 1904. Le Vénérable F. Brisson président de la chambre des députés pour 1904. Le portrait de Brisson est représenté au milieu de nombreux emblèmes maçonniques : compas, équerre, maillet, branches d’acacia, larmes... Légende : « Un pour tous. Tous pour un. » - V –

Ill. 23. Dessin préparatoire pour la carte n° 8

19 4. Janvier 1904. Les Socialistes au pouvoir. Jaurès non réélu à la vice-présidence de la Chambre, est chassé de son fauteuil par une urne électorale. Légende : « Suite de l’expérience Millerand. Vote du bureau de la Chambre 1904. Mr Jaurès vice-président sortant est remercié de ses services. » - H -

20 5. Janvier 1904. Renvoyé à qui de droit. C’est avec la pelle de l’expulsion que Combes renvoie en Allemagne l’abbé Delsor, député d’Alsace-Lorraine au Reichstag, qui avait tenu une conférence le 7 janvier à Lunéville. Guillaume II embarrassé, tend les bras pour le recevoir. La ville de Lunéville représentée par un gros point noir figure sur l’estampe avec la date du « 7 janvier 1904 ». - H -

21 6. Janvier 1904. Le marteau et l’enclume. À la Chambre des députés, Ribot, les poings en forme de marteaux, frappe sur la tête du président du Conseil Combes. Légende : « Duel oratoire Combes-Ribot à propos de l’affaire Delsor, séance du 22 janvier 1904. L’expulsion de l’abbé Delsor est approuvée par 295 voix contre 243. » - V -

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22 7. Janvier 1904. Mr Jules Lemaître et Cie. Perché sur une échelle et un pinceau à la main, Jules Lemaître colle une affiche sur laquelle figure les noms des « anti-patriotiques » à propos de l’affaire Delsor. - V -

23 8. Gravure non datée. La guerre russo-japonaise. Devant son programme d’arbitrage et à l’aide d’une longue vue, Delcassé regarde un Russe et un Japonais qui se battent. Légende : « Mr Delcassé. Vraiment je suis épaté de ce qui arrive. » - H -

24 9. Février 1904. Le discours de J. Jaurès à Saint-Etienne. Combes tente d’étouffer le son d’un porte-voix sortant de la bouche de Jaurès qui dit : « Détendons l’alliance franco-russe ». Delcassé se bouche les oreilles, et Nicolas II furieux écoute. Légende : « La ferme Jaurès. » - H -

25 Deux gravures portent le numéro 9.

26 9. Février 1904. La guerre russo-japonaise. Le sac de la guerre sur le dos et une hache à la main, Nicolas II blessé à la jambe par une torpille, s’en va-t’en guerre sous le regard ironique d’un Asiatique qui tripote un obus. Légende : « Le 8 février 1904 à Port-Arthur les marins russes se laissent surprendre par les torpilleurs japonais. 3 des plus beaux navires cuirassés russes sont mis hors de combat. Les Japonais attaquèrent sans avoir préalablement fait de déclaration de guerre. » - V -

27 10. Février 1904. Sa Majesté Mutsu-Hito empereur des apaches du Japon. L’empereur japonais est représenté habillé comme un voyou tenant un couteau à la main. - V -

28 11. Mars 1904. L’alliance franco-russe. Nicolas II figuré en botte russe géante, écrase de tout son poids Delcassé qui, une girouette en forme de flèche sur la tête, regarde vers l’ouest, c’est-à-dire vers la tête ailée de John Bull qui le nargue. Un écriteau est épinglé sur la botte russe : « Engagement traité d’alliance bail renouvelable. » Légende : « L’alliance franco-russe plane au-dessus de la politique des deux pays... et si la France désire savoir le poids d’une botte russe elle n’a qu’à risquer un geste d’indépendance. » - V -

29 12. Mars 1904. Le thermomètre de la vérité. Une femme dont la tête est surmontée d’un miroir (symbole de la vérité), tient les balances de la justice. Sur un plateau se trouvent le sabre et le goupillon, symboles de l’armée et de l’Église, sur l’autre la tête de Dreyfus. Une flèche indique que le plateau de l’armée et du clergé penche vers la culpabilité, alors que celui de Dreyfus indique l’innocence. Légende : « La Cour de Cassation ordonne une instruction supplémentaire sur les faux découverts dans les dossiers de l’affaire Dreyfus, et déclare la demande de révision formulée par Dreyfus recevable en la forme. 5 mars 1904. Paris. » - V -

30 13. Mars 1904. Le semeur de faux. Affublé d’une collerette cléricale, le général Mercier, à la barre des témoins, s’apprête à sortir un faux document de son sac. Le juge devant lequel il témoigne, est assis sous une croix portant des emblèmes maçonniques en guise de Christ. - V -

31 14. Mars 1904. Pâques 1904. Une religieuse dont la tête affecte la forme d’un oeuf de Pâques, s’apprête à embrasser Combes qui s’écrie : « À la blague. » Légende : « L’œuf de Pâques de Mr Combes. » - V -

32 15. Avril 1904. Arrivée de l’amiral Makaroff à Port-Arthur. Tête en gros plan de l’amiral dont la barbe se noie dans l’océan. Le visage de Makaroff nous est présenté devant un soleil au milieu de la flottille de guerre russe qui attaque la flotte japonaise. Sous la

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violence des explosions, un marin nippon est projeté en l’air. Sous la tête de l’amiral russe figure une mine flottante. Légende : « La torpille vigilante. » - H -

33 16. Avril 1904. La guerre russo-japonaise. Le généralissime russe Kouropatkine, le visage serein, appuyé sur un énorme obus, écrase des Japonais dont les visages expriment laideur et douleur. Légende : « L’arrivée du généralissime Kouropatkine. » - V -

34 17. Avril 1904. Les Armes de la Sainte-Russie. L’aigle bicéphale russe, avec la tête de Nicolas II au centre, tient un knout dans une serre, et dans l’autre, la tête de Mutsu-Hito qu’il fouette. - H -

35 18. Avril 1904. Mr Loubet en Italie. Loubet et Victor-Emmanuel trinquent devant une fenêtre fermée contre laquelle est accrochée une pancarte : « Au Vatican direction nouvelle. Sarto dit Pie X. Fermé pour cause de maladie. Amen. » - H -

Ill. 24. Oreur, Le Général Oka vainqueur du général Kouropatkine à Yen-Taï, 10 octobre 1904

36 19. Avril 1904. Mr Loubet en Italie : Le Soleil couchant. Deux oiseaux figurant Victor- Emmanuel III et Loubet sont perché sur une branche sous laquelle passe Guillaume II qui reçoit une déjection dans l’œil. - V -

37 20. 1904. Mr Combes le détrousseur de Christs. Le président du Conseil, sous la forme d’une truie maçonnique, crache sur un crucifix renversé. Sur son dos, l’animal porte un bonnet phrygien couronné du chapeau cabossé de Loubet par le coup de canne vengeur du baron Christiani au champ de course d’Auteuil le 4 juin 1899. Au loin, un paysan armé de sa faux, accourt en défenseur de l’autel. - H -

38 21. 1904. Les foudres du Vatican commencent à s’émousser. Le Pape lance ses foudres contre Combes affublé de cornes de diable, qui, réfugié derrière un bouclier et armé de gros ciseaux, coupe le concordat. - V –

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39 22. 1904. A Port-Arthur. Confortablement installé à Port-Arthur et à l’aide d’une bouteille d’eau gazeuse, Nicolas II arrose un marin nippon debout sur un canard, symbole des fausses dépêches publiées par l’amiral japonais Togo. Légende : « Rapport de Togo. Nous avons surpris les Russes, la passe est obstruée, aucune perte de notre côté. » - H -

40 23. 1904. Devant les progrès grandissants du canard japonais, le canard marseillais se jette à... l’eau de désespoir. Un canard perché sur le globe terrestre tient en son bec une dépêche. Il est coiffé d’une couronne de lauriers, et un marin nippon est assis sur son dos comme s’il s’agissait d’un cheval. Texte de la dépêche qui, de toute évidence, est fausse : « Le goulet de Port-Arthur est bouché, la flotte russe est anéantie. D’après les Chinois il y aurait 20.000 tués et 15 blessés. Aucune perte de notre côté. Nous sommes les maîtres de la mer. Togo. » Le titre de cette gravure montre qu’en matière d’exagération, les Marseillais sont dépassés par les Japonais. - H -

41 24. 1904. Les millions des Chartreux. Sous le regard amusé d’un moine, le chien Combes s’enfuit, une casserole attachée au bout de sa queue avec des sacs d’argent. Légende : « Ah ! La bonne farce. » - H -

42 25. 1904. Mohamed El Hadj Bey de Tunis. Le coq gaulois juché sur la tête, c’est assis sur le croissant turc qu’il nous est présenté fumant une longue pipe. L’animal tient le « traité de Kasr-Es-Said, 12 mai 1881, Protectorat français en Tunisie ». Légende : « Décidément, le croissant turc je m’assois dessus parce que Coq Gaulois Bono-Bono. » - V-

43 26. 1904. Mort de Kruger, 14 juillet 1904. Le Transvaal et l’Orange sous un bras, la Bible sous l’autre, fumant la pipe et armé d’une canne à bec d’aigle, Chamberlain enjambe Kruger qui gît sur le sol. Légende : « Après grand’peine et grand effort, après travail et long usaige, après grand’peine et grand effort, pauvre paysan, voici la mort. George Sand. » - V -

44 27. 1904. La Fin d’un mauvais génie. Légende : « Assassinat de Mr de Ploehve, ministre de l’Intérieur de Russie, le 28 juillet 1904 ». La tête de la victime est coupée par la faux de la mort. Une bombe explose « de la part du peuple knouté » avec les inscriptions « Finlande, Pologne, Israël ». Des mains ensanglantées sont projetées en l’air symbolisant « Kichinef, Guerre russo-japonaise ». Abattu par un knout, un homme gît sur le sol. - V -

45 28. 1904. La Naissance de Tsarevicth. Nicolas II (une icône à la ceinture), s’enfuit avec son fils (une icône sur la tête), au milieu des bombes qui explosent : « guerre, révolution, anarchie, ignorance. » Dans le fond, la flotte russe coule illustrant sans doute le désastre naval du 10 août 1904 lorsque les Japonais anéantissent la flotte russe de Port- Arthur qui tente une sortie pour forcer le blocus. Le soleil est figuré par le masque grimaçant du Japon. Légende : « – Ah ! Petit père dans quel pétrin tu me fais naître. – Ne crains rien mon fils les icônes nous protègent. ». - H -

46 29. 1904. L’Âne épaté. Nicolas II en pleurs est représenté sous la forme d’un âne. Sous l’animal, le tsarévitch fait de la balançoire, alors que juché sur le dos de la bête, un Japonais triomphant qui a planté le drapeau de son pays sur la tête du tsar, brandit l’étendard russe en lambeaux. -V-

47 30. 1904. Les Cadeaux du tsarévitch. Le tsarévitch déjà nommé colonel joue du tambour sur un crâne marqué : « Envoi de Liao-Yang, août, septembre 1904. » Dans le fond, les bras croisés derrière le dos, Nicolas II regarde son fils l’air satisfait. Légende : « Pauvre colonel, on lui fait croire que c’est un tambour ! » - V -

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48 31. Septembre 1904. Encore un homme malade ! Blessé à la tête (« Port-Arthur »), aux bras (« Liao-Yang »), aux jambes (« Russie intérieure ») et installé dans la chaise roulante de « Vers la débâcle » poussée par un Japonais hilare, le tzar fait grise mine. - H -

49 32. Septembre 1904. Le Couronnement de Pierre Ier roi de Serbie - 21 septembre 1904. Le roi est à genoux sur un coussin. Un nuage passe près de sa tête couronnée. On y voit les portraits de Draga et d’Alexandre assassinés le 11 juin 1903. Devant cette vision d’outre- tombe, le souverain effrayé lâche son sceptre de stupeur. Légende : « Tant qu’il brille ici-bas, tout astre a son nuage. » - V -

50 33. Septembre 1904. Naissance du prince de Piémont héritier du trône d’Italie. Debout sur la carte géographique italienne, le prince tient la tête de Guillaume II dans une main (« Triplice »), la tiare pontificale dans l’autre (« Papauté »). Sur sa propre tête sont empilées celles de Victor-Emmanuel III, Loubet et Edouard VII. Légende : « Encore un avenir compliqué. » - V -

51 34. Octobre 1904. La Prière du maréchal Oyama après sa victoire à Liao-Yang. Le maréchal debout, en haillons, le tuyau de poêle de Liao-Yang sur la tête, fait sa prière. Légende : « Ste Victoire ne me lâche pas, et délivre moi des Russes... Ainsi soit-il ! ». - V -

52 35. 11 octobre 1904. Au clair de lune à Port-Arthur. Mutsu-Hito arrache un oeil à Nicolas II qui étrangle le Mikado tirant la langue, et lui coupe les doigts d’un coup de dents. Dans le ciel, la lune s’amuse devant ce spectacle illustrant les atrocités commises par les hommes. - H -

53 36. Octobre 1904. L’énergie du désespoir. Amputé et déchiqueté par des obus japonais, le sabre brisé de « Pour le Czar » à la main, et le cœur « Pour la Patrie" » rayonnant d’énergie, Kouropatkine se ressaisit face à l’adversaire. - V -

54 37. Octobre 1904. Le général Oku. L’air agressif et brandissant un sabre, il est représenté assis sur un obus muni de pattes mécaniques, sautant comme un crapaud. - V -

55 38. Novembre 1904. Le rempart de la République. Une bouteille d’alcool en guise de boucles d’oreille, le général André coiffé du bonnet phrygien, debout dans la casserole maçonnique du « ministère de la Guerre », frappé par un marteau sur le crâne et l’empreinte de la gifle de Syveton sur la joue, tient fièrement le drapeau français. C’est en effet le 4 novembre 1904 à la Chambre des députés, alors que vient d’éclater l’affaire des fiches, que le député nationaliste Syveton, gifle le général André, ministre de la Guerre. - V -

56 39. Novembre 1904. Le plus ennuyé de tous les tzars. Un Japonais triomphant tient le pot de chambre de « Port-Arthur » d’où sort la tête de Nicolas II en larmes. - V -

57 40. Décembre 1904. Un grand concours d’animaux gras... Portugal propriétaire éleveur. Carlos 1er est représenté sous la forme d’un gros porc fumant le cigare et qui vient de remporter le 1er prix des animaux gras. Loubet en paysan dans ses sabots, caresse l’animal. Légende : « Vive le Porc... tugais. » - H -

58 41. Décembre 1904. Le colosse allemand. Dans une main, Guillaume II en barbare tient une épée marquée « PAX » qu’il brandit à la face du monde tandis que derrière son dos il dissimule l’énorme matraque des « Armements allemands 1904-1908 ». - V -

59 42. Décembre 1904. Noël Mandchourien. Mutsu-Hito et Nicolas II sont pendus côte à côte à l’arbre du « Noël Mandchourien 1904 » au-dessus des tombes des soldats morts dans le conflit russo-japonais. - V -

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60 43. Décembre 1904. A Port-Arthur l’oiseau de malheur s’est posé. Nicolas II agonisant est enchaîné sur le rocher de Port-Arthur, une chouette posée sur sa poitrine. - V –

Le Burin couleur

61 En plus des pièces déjà mentionnées, précisons que deux gravures portent la manchette du Burin couleur, nouvelle série tirée à 150 exemplaires et dont le numéro 1 intitulé Les Millions des Chartreux, est daté de juin 1904. Cet ensemble ne comprend que deux numéros.

62 1. Juin 1904. Les Millions des Chartreux. Figuré avec des cornes de vache et une longue queue, la lampe de l’enquête à la main, un éteignoir et une bouteille de « Chartreuse verte » sur l’épaule, le sac d’or de la corruption sur la tête, magot marqué « X », Combes mène son enquête. Légende : « Mr Combes à la recherche de l’X corrupteur. » - V -

63 2. 1904. Guerre russo-japonaise. La tête d’un âne, surmontée par celle de Nicolas II, est figée sur un cercueil vertical symbolisant les défaites russes de Yalou et de King- Tchéou. Dans sa gueule, l’animal tient une pancarte : « Pauvres moujiks, pauvres icônes. » Le cercueil est planté sur un socle marqué « Ci-git l’autocratie et l’ignorance. » Légende : « Chez les Russes 10 000 tués, 100 000 Russes en deuil, 30 000 estropiés, 6 mois de défaites. » - V –

Hors-série

64 1. Oreur. 10 octobre 1904. Le général Oku vainqueur du général Kouropatkine à Yen-Taï. Buste couronné de lauriers du général japonais monté sur un gros postérieur en guise de socle, duquel sort une patte d’oiseau de proie tenant la tête de Kouropatkine dans ses griffes. - V-

65 2. Orens. Novembre 1904. Mr. Roosevelt réélu président de la République des Etats-Unis. Déguisé en Napoléon, affublé d’un sabre énorme et pointant du doigt une étoile, Roosevelt trône sur un encrier. Tirage à 100 exemplaires seulement. - V-

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Ill. 25. Postface

NOTES

1. Marcel Bernhein, article sur Orens, dans La Revue française de la carte postale artistique, mars 1904, n° 15, p. 30-33, ill. 2. Le Cartophile, n° 28, 15 janvier 1903. 3. Le Cartophile, n° 30, 15 mars 1903. 4. Michel Melot, Daumier l’art et la République, Les Belles Lettres Archimbaud, 2008, p. 78-79 5. Sur deux des premières cartes de l’artiste datant de mai 1902 : Ceux qui sont restés ! et La brosse s’use !, on trouve la mention « Orens peintre-graveur, 26 rue de l’Abbé Grégoire, Paris » avec une vignette imprimée le représentant sous les traits d’un bouffon. 6. Cette mention figure sur les emballages suivants : Léopold II, Fallières Ier, Edouard VII, Les Prétendants. 7. Annuaire Berry 1905, Paris, p. XIX. 8. Le Cartophile, n° 25, octobre 1902. 9. Le Cartophile, n° 27, décembre 1902, p. 21. 10. Dans la publicité figurant sur la pochette de sa série Le Calvaire Dreyfus de janvier 1904, on apprend que « la collection Orens s’élève au 1er janvier 1904 à environ 500 cartes ». 11. Annie Duprat, Histoire de France par la caricature, Larousse-HER, 1999, p. 15, ill. 12. La Carte postale illustrée, n° 39, septembre 1903, p. 5. 13. Revue illustrée de la carte postale, n° 44, 25 août 1903.

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14. En octobre 1903, sous le pseudonyme Oreste, Orens avait déjà composé deux lithographies ridiculisant les gogos qui participaient à ce concours : T’en as un grain d’moins et Grand concours des millions à gagner. Les poires seules ont droit d’y prendre part. 15. L’Annuaire Berry, 1905, p. 122. 16. Article publié dans le numéro 5 du Cartophile de février 1901. En 1900, sur les instances du sénateur Bérenger, président de la Ligue de répression contre la licence des rues, « le Parquet fit saisir à plusieurs reprises chez les libraires, marchands de tabac, photographes et dans les kiosques des boulevards, un certain nombre de cartes postales illustrées. Ces gravures, d’origine étrangère pour la plupart, n’avaient rien d’artistique, mais elles étaient essentiellement grivoises » 17. Jules Claretie, « La Carte postale », Le Figaro, vendredi 28 août 1903 : « instrument de science, la carte postale est aussi – malheureusement – dans son désir d’allécher le client, pornographique et décolletée, comme si elle avait pour but de servir d’illustration à toute cette littérature de débauche et de décadence, cette pseudo-littérature qui s’étale aux devantures des librairies et ne devrait avoir de refuge que dans l’enfer des bibliothèques » 18. Le journal Le Temps qualifie l’agression japonaise « d’acte de folie », La Patrie de « coup de main brutal ». Le Journal des débats écrit que « les Japonais ont commencé les hostilités en violant toutes les règles admises dans les négociations internationales », et insiste sur « l’incorrection de l’attitude des Japonais ». L’Éclair parle de trahison préméditée, « d’abominable félonie » qui déshonore la marine japonaise, La République « d’acte de piraterie » et du « mépris le plus éclatant des règles élémentaires du droit des gens », L’Autorité de lâche traîtrise qui ne « surprend pas de la part des alliés de l’Angleterre ». Le Rappel déclare qu’en « escamotant la formalité de la déclaration de guerre, l’agressive nation jaune ne conquiert pas les sympathies de l’opinion ». 19. Voir les numéros 8 et 40 du Burin satirique 1903. 20. L’Illustration du 13 février 1904, article intitulé La civilisation japonaise. 21. L’Illustration du 18 août 1894. 22. Orens, La Critique, lithographie tirée à 25 exemplaires, mai 1903. 23. Numéro 30 de la revue Le Cartophile du 15 mars 1903 où Fontane précise encore pour défendre Orens que « Daumier, Traviès et Henry Monnier, ces admirables caricaturistes furent alors des anarchistes, puisque la bourgeoisie n’eut pas d’adversaires plus redoutables ». 24. François Vindé, L’Affaire des fiches, Éditions Universitaires 1989, p. 96. 25. D’autres raisons que la pornographie pouvaient en effet justifier l’interdiction d’un dessin. Dans Le Cartophile n° 24 de septembre 1902, on apprend que l’administration envoie une circulaire : « L’exhibition et la vente de tout objet, gravure, dessins, etc, de nature à créer au gouvernement des difficultés d’ordre diplomatique est également interdite. » Cette disposition vise « les cartes postales illustrées représentant les portraits charges des souverains étrangers ». Le président de la République française n’est pas concerné. 26. John Grand-Carteret, Lui devant l’objectif caricatural, Librairie Nilsson, Per Lamm, Paris, p. 43. 27. Cabanès, Folie d’Empereur, Albin Michel, Paris, p. 438. 28. John Grand-Carteret, Lui, Librairie Nilsson, Per Lamm, Paris, p. 7. 29. Orens Denizard. Histoire d’une impériale moustache. Série L’Actualiste 1906 n° 102, lithographie aquarellée sur papier à la forme. 30. La Diane, N° 8, 15 avril 1909.

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RÉSUMÉS

En mai 1903, le jeune caricaturiste Charles Denizard qui signe ses œuvres Orens en utilisant un autre de ses prénoms, lance sa série du Burin satirique. Il s’agit de cartes postales caricaturales gravées à l’eau-forte, tirées à 250 exemplaires seulement. John Grand-Carteret, journaliste et écrivain très célèbre à l’époque, et qui est le premier à introduire la caricature dans les livres d’histoire, salue en termes élogieux cette nouvelle publication qui concurrence la presse satirique. La série qui connaît dès son lancement un grand succès, se poursuit jusqu’en 1907. Dans le numéro 237 des Nouvelles de l’estampe, nous avons déjà publié le catalogue raisonné de la première année de cette série. Nous nous proposons maintenant de présenter le catalogue raisonné de la seconde année de cette publication qui se compose de 43 numéros sans compter les hors-séries.

In May of 1903, young caricaturist Charles Denizard (who signs his middle name and the pseudonym Orens) launches the Burin satirique series, caricature etchings printed on postcards with a circulation of only 250 copies. John Grand-Carteret, a renowned journalist and writer from this time and the first to introduce caricature in history books, praises this new competition to the satirical press. The series is very successful from the start and continues until 1907. The catalogue raisonné of its first year of publication was presented in issue 237 of les Nouvelles de l’estampe. We now present the catalogue raisonné of its second year, complete with 43 issues and special editions.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 20e siècle

AUTEUR

BRUNO DE PERTHUIS Historien de l’image et collectionneur

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L’enveloppe rouge en Chine Sources et développements d’une image symbolique complexe Chinese red envelopes. Origins and evolution of a complex and symbolic image

Sun Chengan

1 Les images gravées populaires chinoises ont fait et font toujours l’objet de recherches pluridisciplinaires1 qui prennent en compte d’une part la diversité des provenances sur un territoire de 9,5 millions de km2. Les axes de recherches s’attachent d’autre part à mettre en lumière l’importance d’une symbolique spécifique au fil des dynasties. Par ailleurs, la diaspora chinoise est aussi liée à ces images à durée éphémère.

2 Au XXIe siècle, en raison de mutations sociales fortes, on note un recul de l’utilisation des estampes chinoises, notamment dans les villes. A contrario, l’enveloppe rouge connaît depuis une décennie un regain d’intérêt très appuyé. L’iconographie développée sur chaque enveloppe montre une sorte de continuité de l’image gravée vers l’image imprimée. Il nous a semblé important de faire le point à partir des observations constatées puis consignées dans notre travail de thèse, les établissements patrimoniaux occidentaux n’ont, en effet, pas accordé d’importance à ce document à caractère rituel si présent dans la société chinoise ancienne, moderne et contemporaine.

L’apparition des enveloppes rouges

3 Les enveloppes rouges ont une durée de vie courte, liée aux utilisations sociales qui en conditionnent la production. Les sources historiques ne sont pas très explicites quant à l’apparition de ces documents de papier2. Annales ou encyclopédies historiques3 n’en disent mot, tandis que pour les encyclopédies modernes4, on note parfois quelques rares allusions à des documents imprimés sur papier rouge, reprises à partir de sources littéraires sans assise précise ni justification particulièrement pertinente. Il faut attendre la tenue en 2009 du 16e congrès international de sciences anthropologique et ethnologique à Pékin pour qu’une page soit consacrée à ce thème des enveloppes rouges, thème qui est présenté en se référant à l’existence de collections à l’étranger.

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Ill. 1. Calendrier lunaire, 26e année de l’ère Guangxu, Les Dieux du foyer, gravure sur bois en couleurs, vers 1980, coll. Wang Shucun

4 Différents témoignages de décideurs culturels ou de chercheurs éclairent sur le statut de cette documentation de papier. Pendant la période communiste, l’enveloppe est envisagée comme un document lié à la corruption et à l’argent. C’est la prise de position de Luxun5, qui, dans le sillage du président Mao Zedong, souhaite pour la société chinoise des valeurs autres. Il écrit au sujet des enveloppes rouges dans les années 1930 : « Les gens avec qui je parle rarement me donnent parfois un document rouge [une enveloppe rouge] accompagné de caractères pleins d’allusions traîtresses, comme pour le mariage d’une sœur ou bien le mariage d’un fils : ‘‘Nous sommes honorés de votre présence’’ ou bien ‘‘nous attendons vos bienfaits’’. Je reste gêné si je ne dépense pas quelque argent en de semblables circonstances. Mais je n’aime pas cela du tout »6.

5 Parallèlement à ce constat, le professeur Wang Shucun, également un collectionneur de pièces populaires – notamment et principalement d’estampes et de peintures – nous a, à plusieurs reprises, donné de précieux éléments sur les origines et l’évolution de l’enveloppe de nouvel an : « Je me rappelle que, durant les années de trouble qui ont été caractéristiques des années liées à la Grande révolution culturelle prolétarienne, le pouvoir avait une méfiance aiguë envers les images, en particulier les images populaires et tout autant les images de palais. Toutes devaient être revues à l’aune des critères de la nouvelle Chine. J’ai, alors, été chargé de faire des enquêtes sur les pratiques populaires dans les campagnes. La notion d’échange, de liens entre les gens était encore forte, mais dans un cercle restreint. Je n’ai quasiment pas pu voir d’enveloppes de nouvel an ; il n’empêche que lorsqu’on avait quelque chose à offrir à un parent, à un proche, notamment au nouvel an, les paysans trouvaient toujours un mauvais morceau de papier ou même un tissu de couleur rouge pour marquer l’importance et le caractère affectif de l’acte. Cette couleur symbolise pour tout Chinois

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la force de la vie, la joie, la chance. Tout autant, utiliser ces petits documents montre l’affection manifestée aux anciens ou bien l’attention portée aux enfants »7.

6 Ces propos qui sont une observation frontale d’une situation sociale sont quelque peu nuancés et approfondis lorsqu’il s’agit de l’origine des enveloppes rouges. Ainsi, le professeur Wang Shucun est encore assez catégorique dans ses remarques et constatations : « Voilà plusieurs décennies que je n’ai cessé d’une part de sillonner le pays, grâce aux amitiés des collègues chercheurs et surtout des personnes qui, comme moi, ont été de l’avant, en marge des jeux de pouvoir. Par ailleurs, j’ai voulu pour toutes ces images sur papier ou supports souples, comme le tissu, par exemple, avoir accès à des sources écrites de type encyclopédique ou, au contraire, à travers des documents qui donnent une importance particulière aux annales ou bien aux chroniques locales. Je n’y ai jamais vu l’évocation de ces enveloppes rouges à caractère si évident, le bonheur terrestre donné par l’argent en plus du respect manifesté par les jeunes envers leurs aînés. Cela n’est pas vraiment étonnant, l’historiographie a peu mis en avant la vie du peuple sinon en la codifiant et en la rendant souvent très positive. Ce qui se comprend dans un milieu rural qui devait être hostile, difficile à vivre ; en cette période de nouvelle année qui correspondait avec la fin de l’hiver, les couleurs devaient très facilement être source de réconfort. Je crois que le moindre papier ou tissu rouge a dû longtemps permettre de donner toute sa valeur symbolique à l’offrande qui était faite. »8

Des appellations historiques

7 La Chine rassemble sur un vaste territoire des populations différentes9, ce qui se ressent dans les appellations que l’on trouve ici et là et aussi dans l’utilisation locale de certains termes.

8 Le Grand dictionnaire de la langue chinoise (Zhongguo hanyu dacidian 中国汉语大词典) tout comme les encyclopédies et dictionnaires rétrospectifs et courants, notamment le Dictionnaire classique de la langue chinoise de Sébastien Couvreur 10, donnent principalement trois définitions pour ces deux caractères – enveloppes rouges. Le premier sens, le plus courant, est bien enveloppe de papier rouge ; le deuxième, somme donnée en sous-main, pot de vin, dessous de table ; le troisième l’argent offert à l’occasion d’une fête. La notion de rouge, si l’on remonte à des périodes plus anciennes, renvoie à celle de fête de grande importance (dahong rizi大红日子) ou de noces, tout comme, parallèlement, ce même mot hong est synonyme de dividende, justification (hongli红利) selon une expression ancienne, encore employée au XIXe siècle, signifie répartir les gratifications de fin d’année (nianzhong fenhong 年终分红)11.

9 Outre le fait de glisser de l’argent dans ces enveloppes, on inscrivait sur le recto un ou bien quatre caractères. En général, on en traçait quatre qui constituent une expression12 à contenu propitiatoire.

10 D’après différentes sources anciennes, ce type d’enveloppe apparaît sous la dynastie des Tang (618-907), dynastie qui correspond à une période d’expansion territoriale, tout autant qu’à une prospérité économique, avec un développement des signes tangibles de richesse et de luxe dans les classes sociales. L’apparition constatée des enveloppes rouges n’a pas échappé aux observateurs de cette période historique. Parmi les noms alors répandus et utilisés, celui d’enveloppe ou sac rouge, – hongfengdai 红封袋

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– revient dans les textes ; il est même fait mention de dimensions étranges allant de 4,1 sur 2,7 cm13. Une autre appellation, courante au Nord du pays, 压岁钱 yasuiqian, indique qu’il s’agit en fait des étrennes en argent données aux enfants à la veille de nouvel an, l’appellation est plus directe, elle contient le terme argent, au sens large, mais forcément fabriqué à base de métal puisque le caractère s’écrit avec la clef du métal.

11 Les sommes données sont passées de quelques dizaines de yuan – soit quelques centimes d’euros – à plusieurs centaines – soit plusieurs dizaines d’euros –, et les achats sont davantage orientés vers des articles de mode et de consommation ciblée. Le délicat problème de l’enveloppe rouge et de l’argent qu’elle pourra contenir, cette question n’a jamais cessé ni ne cesse de susciter des échanges interpersonnels foisonnants ; depuis quelque temps, c’est un thème qui est traité aussi de façon récurrente sur des forums de rencontre à caractère social large et ne débattant pas de problèmes politiques selon un axe non désiré. À la question « Combien donner ? », la réponse sera invariablement : « Cela dépend de chaque situation ! Si vous donnez des enveloppes rouges à des enfants pour la nouvelle année, l’âge sera un facteur important. En général, plus les enfants sont âgés plus ils obtiendront d’argent. Pour un enfant de cinq ans, un ou deux dollars conviendront. Il sera bien de mettre assez d’argent dans une enveloppe rouge destinée à un enfant de quinze ans pour que ce dernier puisse s’acheter ce qui lui fera plaisir. »14.

Ill. 2. Calendrier feuille à feuille, couverture, 12 x 8,5 cm, Beijing, Zhongguo jiancal gongye chubanshe, juin 1998. Prix : 2,40 yuan. La justification de tirage comporte tous les éléments relatifs à l’impression comme à l’édition

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De l’importance du calendrier agricole sur les enveloppes

12 La Chine, pays traditionnellement agricole, utilise un calendrier structuré par les lunaisons qui se succèdent. Ainsi, la principale fête, le nouvel an lunaire, est encore au XXIe siècle, l’événement qui rythme cette célébration. L’année est appelée solaire, ou astronomique, parce que son premier mois est toujours celui qui contient le solstice d’hiver.

13 Les enveloppes rouges sont un des éléments de ces manifestations à caractère social fort puisque toutes les classes de la société sont impliquées et vont participer à un moment ou un autre à la liesse générale.

14 Cette fête mobile qui suit les lunaisons a lieu entre janvier et février de chaque année. Différents thèmes lui sont associés qui sont tous propitiatoires. Bonheur, longévité, émoluments, environnement favorable… Le thème de l’argent est, dans ce contexte, très lié à un bonheur tangible, surtout en milieu rural où les conditions de vie sont rudes. La notion va générer une symbolique très fournie qui suit également les modifications matérielles de ce qu’a été la monnaie au fil de l’histoire (monnaie métallique, monnaie papier).

15 L’argent, toujours déconsidéré dans la société chinoise, car lié au commerce et donc à l’opposé de l’étude, dans une société traditionnelle fondée sur des concours qui donnent accès aux positions sociales élevées, l’argent est, en fait, loin d’être méprisé dans l’art « populaire ». On prend force précautions pour donner de l’argent et du bonheur aux personnes aimées ou révérées, respectées ou utiles, et de la façon la plus élégante possible.

La typologie des enveloppes rouges et leur diversité iconographique

16 Les étrennes offertes au nouvel an sont disposées dans des enveloppes rouges. Le destinataire est très variable : la famille principalement. Il existe aussi des enveloppes données au nouvel an par une société commerciale à ses clients ; de même à un mariage, les enveloppes rouges remplacent la traditionnelle liste de mariage occidentale. Cet écran est bien pratique, il permet de modérer et de nuancer les relations sociales dans la mesure où l’on n’ouvrira jamais l’enveloppe devant la personne qui offre : la réaction de joie ou de mécontentement sera d’ordre privé !

17 À l’origine, on enveloppait le don dans un papier rouge, de forme rectangulaire, que l’on pliait, d’où cette forme rectangulaire adoptée depuis lors. Une fois systématisé et fixé ce pli, on lui a donné la forme rectangulaire, assimilée à celle d’une enveloppe. D’abord rouge uni, le papier devait en effet participer à cette liesse associée à la couleur rouge, symbole du sud15 ; l’aspect a été progressivement modifié. Il a suivi les vicissitudes sociales et les variantes stylistiques adoptées lors des décisions en haut lieu. Manuscrite et revêtue de caractères tracés à l’encre, et / ou imprimés, l’enveloppe est aussi ornée de symboles divers allant des plus classiques à des variantes très personnelles pour les années les plus récentes. La production de Chine continentale et celle de Taiwan, même si elles ont un fond de civilisation commun, ont une évolution

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quelque peu différente. Il en va de même pour la production des pays asiatiques circumvoisins.

18 Tout récemment, ce mode d’expression éminemment populaire et à durée d’utilisation fugace s’est modifié dans la mesure où graphistes et artistes en ont tiré une inspiration personnelle. L’incidence sur la valeur d’achat et la considération qui y est liée est autre.

Ill. 3. Repris de « L’Imagerie de nouvel an chinois et sa symbolique », Bulletin de la société archéologique, historique et artistique le Vieux papier, fasc. 309, p. 385-397

19 Il existe des demi-enveloppes (9,5 cm de haut sur 8,5 cm de large) et des enveloppes (entre 16 et 19 cm de haut 8 à 9 cm de large). À cela s’ajoute un centimètre pour le rabat, non pourvu de papier gommé et donc non destiné à clore l’enveloppe. Il existe des versions qui sont autocollantes ou équipées d’un film protecteur qui, une fois retiré, permet l’adhérence sur la partie principale. Le dos est réalisé par pliage de deux morceaux de papier de 4,5 à 5,5 cm de large et collés sur 0,5 cm.

20 À l’origine, on enveloppait le don dans un papier rouge plié. Puis on a confectionné ces enveloppes, d’abord rouge uni, dont l’aspect s’est embelli avec une variété de papiers qui permettent de donner des tons plus ou moins profonds au rouge, toujours entre vermillon et cinabre.

21 On constate des qualités de papiers qui réunissent en général les aspects suivants : papier de couleur rouge, (le plus grand nombre), orange ou plus rarement violette, brillant ou mat, uni, à motifs traditionnels ou abstraits, souvent couleur or, synthétiques entre tradition et modernisme.

22 Depuis quelques années, en fait à peine cinq ans, les créateurs d’enveloppes chinoises sont beaucoup plus libres dans l’élaboration de leurs compositions. Au niveau de la forme, le consensus thématique reste toujours aussi fort. On note qu’en raison, notamment, de l’élévation du pouvoir d’achat, les papiers et matériaux sont de plus en plus élaborés. Ainsi, certaines enveloppes sont dotées de tirettes permettant, à l’égal des pop up ou livres à système, de faire apparaître des motifs, des personnages, animaux au centre de la composition. Cette contamination vient probablement du fait que les pop up sont imprimés en très grand nombre en Chine en raison du faible coût de la main d’œuvre spécialisée dans la coupe des éléments de papier et dans le collage et montage minutieux qui doit être fait.

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Ill. 4 et 5. Enveloppes à tirette, Chine, 2010

23 L’enveloppe, tenue à deux mains entre le pouce et l’index, en s’inclinant plus ou moins profondément suivant le rang, l’âge... a été recouverte de motifs ornementaux à contenu symbolique. Leur signification est multiple.

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24 On note la présence de motifs traditionnels ou modernes, abstraits (cercles, arcs de cercle, polygones…) ou bien d’un seul caractère, doré ou noir, celui de la longévité, de la richesse, du bonheur ou du printemps. Le style calligraphique adopté est variable, il puise au registre calligraphique autant qu’à l’art du sceau.

25 D’autre motifs sont présents, de bon augure, imprimés sur une face : sapèque, lingot d’or pour indiquer la richesse ; le livre pour le savoir et la réussite sociale ; le lotus, la grenade, fruits aux grains nombreux pour une abondante postérité, « de nombreux rejetons », notion fondamentale en milieu agricole.

26 On trouve aussi des personnages ou des animaux fabuleux ou réels, des objets aussi, allant des plus traditionnels aux plus « modernes », et souvent stylisés et occidentalisants, comme ces personnages pris au monde de Walt Disney sont visibles depuis les années 1980 à Taiwan et dans le sud de la Chine continentale. Ils permettent une confrontation non dépourvue d’humour avec les animaux du zodiaque chinois, dont la souris, le porc, le chien sont des adaptations assez réussies et facilement assimilables au goût toujours ouvert des enfants et par extension des parents.

Ill. 6. Bonheur 福 Caractère calligraphique et deux cachets réduits entre les deux parties du caractère ; fond rouge cinabre, 18,5 x 8,5 cm, 2008

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Ill. 7. Enveloppe à motif calligraphique, 1979

Enveloppes pour le mariage, la naissance et l’anniversaire

27 Outre l’enveloppe rouge de nouvel an, l’enveloppe rouge est aussi utilisée pour les mariages. Pour cette occasion sociale très codifiée, il faut prendre en considération au moins deux types d’enveloppes : d’une part l’enveloppe de faire-part de mariage et d’autre part l’enveloppe rouge aux dimensions standardisées dans laquelle chacun apporte sa participation financière.

28 Ce cadre plus large et plus somptueux de la cérémonie de mariage réunit famille, amis et relations, c’est l’occasion de remettre son enveloppe rouge au groupe de femmes de la famille des mariés qui sont derrière une longue table située à l’entrée de la salle de banquet et permet aux invités de signer en calligraphiant leurs nom et prénom, de laisser leur enveloppe avant de pénétrer et de se mettre à l’une des tables rondes où leur nom est indiqué.

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Ill. 8. À la partie supérieure, le caractère de la longévité en papier découpé collé sur le fond rouge de l’enveloppe, ainsi que le pin et la grue, symboles d’immortalité

29 Quelque temps après, toujours dans cette chronologie sociale standardisée, l’enveloppe rouge pourra être réservée à la célébration d’une naissance. Les membres de la famille, les amis, les proches apportent leur contribution à cet important événement. L’enveloppe alors donnée est des plus simples, de couleur rouge, sans motif, le nom du contributeur est manuscrit, de même que celui du destinataire.

30 Aux antipodes de ces utilisations sociales, les enveloppes rouges vendues dans des papeteries et qui sont réservées aux autres occasions personnelles que sont les anniversaires et autres occasions propices aux remises d’argent : la personne qui offre trace simplement les caractères du destinataire et les siens sur une face de l’enveloppe, ce qui est un rappel à l’usage primitif de ces papiers.

31 Depuis l’entrée de la Chine à l’OMC, les libertés prises avec l’iconographie n’ont cessé de se faire les plus souples possibles. Il existe aussi des enveloppes de nouvel an virtuelles, dont l’on consulte sur internet des sites spécialisés en ces supports, elles peuvent être animées, il reste à double-cliquer pour les sélectionner afin de les envoyer à la personne de son choix !

Nouvel an et commerce

32 Outre les actions qui s’insèrent dans un cadre familial (lors de la nouvelle année lunaire), un contexte autre est constitué par les enveloppes rouges extrêmement fantaisistes imprimées par les commerçants importants qui dirigent des sociétés telles que des banques, sociétés d’assurance, supermarchés… Les motifs sont très influencés par des éléments repris aux compositions les plus répandues et agrémentées de motifs

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très courants auxquels des détails rappellent le côté commercial avec logo et par exemple fruits, légumes et fleurs pour le commerce de grande distribution.

Ill. 9. Cette enveloppe présente les deux hehe (hehe tongzi 和合童子), enfants de la concorde et de la paix. Ils sont traditionnellement utilisés pour célébrer le nouvel an qui vient en février. 2009

Enveloppes et création

33 S’il est vrai que les motifs, images et allusions sont les mêmes pour ces formes artistiques si différentes, il n’en reste pas moins que les enveloppes rouges sont, depuis quelques années l’objet d’une création particulière, leur place dans la société a très naturellement suivi les modifications esthétiques et sociales constatées à l’aune de cette nouvelle production, comme cela apparaît avec l’exemple du peintre et sculpteur Feng Zhengjie dont la galerie édite des enveloppes pour accompagner une exposition16.

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Ill. 10. Enveloppes de création de Cai Guoqiang (né en 1957), un des artistes favoris du Pouvoir, 2010

Ill. 11. Feng Zhengjie, 俸正杰 美满人生 Une vie remplie de beauté, 2008, 11 x 9 cm

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Enveloppes rouges, estampes et images populaires

34 Les estampes populaires de nouvel an, des gravures sur bois imprimées pour le nouvel an, puis, depuis environ deux décennies des œuvres polychromes imprimées sur papier plastifié, restent en place un certain temps, en fait, jusqu’à ce que les intempéries les aient décolorées, déchiquetées. Si l’on sait qu’elles existent depuis le Xe siècle, en raison de leur côté « consommable », peu ont été conservées et sont parvenues jusqu’à nous. Elles ont été produites principalement dans un certain nombre de centres qui continuent encore cette production en très grandes quantités, en raison de la popularité constante dont elles bénéficient (voir carte des centres d’estampes de nouvel an). Où se situe donc la place de l’homme ? Comment se comporte-t-il en un tel contexte ? Comment souhaite-t-il la bonne année à ses semblables ?

35 Les vœux qui s’expriment par une révérence, par une poignée de main, donc assez directement, peuvent se diversifier et se compliquer à l’envie. Ils prennent dans la société confucianiste, fondée sur la hiérarchie, une importance très particulière : l’aîné doit être respecté par son cadet, de même que les enfants font montre de politesse envers les parents, les ouvriers à l’égard des maîtres, l’épouse avec son mari, la concubine vis-à-vis de l’épouse principale... Les habitudes ont finalement peu changé de l’ancienne à la nouvelle société, elles se sont adaptées à de nouvelles façons de vivre, à l’utilisation de nouvelles techniques aussi.

36 La nouvelle année doit être synonyme de « bonheur ». Comme on s’en aperçoit vite au fil des jours de fête qui ponctuent cette nouvelle année lunaire pendant une dizaine de jours, le bonheur est lié à l’argent, notion des plus importantes en Chine et dont la symbolique va être fort « riche ».

Thèmes confrontés

37 D’une forme artistique à une autre, les thèmes se poursuivent, sont très proches comme l’inventivité constante et la fantaisie des créateurs renouvelle leur formulation.

38 Sur de nombreuses œuvres (ill. 12 et 13) est présent le thème du poisson, qui se prononce « yu », caractère homophone de celui qui indique l’abondance de biens matériels. Le quatrième caractère de l’expression indique avec la clé de la nourriture « que toutes les années soient prospères » ou plus exactement « qu’il y ait une surabondance de nourriture ».

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Ill. 12. Que toutes les années soient prospères 年年有馀, édition taiwanaise, vers 1990

39 Que nous ayons à lire une affiche, une estampe, une couverture de calendrier ou bien une enveloppe de nouvel an, la lecture se rattache aux mêmes symboles et sa lecture en est ainsi largement facilitée.

40 Notons que les symboles ont été longtemps les mêmes dans tout l’Extrême-orient où la Chine entretenait une politique très suivie avec les états circumvoisins colonisés dès la dynastie des Han (du IIIe siècle avant au IIe siècle après notre ère), puis plus largement sous les Tang (VIIe-Xe s). Il reste bien souvent un fond culturel commun qui donne naissance à une production où la sensibilité est proche.

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Ill. 13. Bonheur 福 « luck », caractère géométrique et lettres en gaufrage rouge, 2008, 18,5 x 9 cm

L’enveloppe rouge en Chine populaire et à Taiwan

41 La production d’enveloppes de nouvel an a beaucoup varié du nord au sud du pays pendant plusieurs décennies en raison des conditions politiques et de leur incidence sur la vie sociale. Le sud, commerçant, a très vite repris une production importante avec des thèmes variés et aussi une catégorie d’enveloppes produites pour le commerce et par les sociétés commerciales importantes et modestes. Pour le nord du pays, il faut attendre le milieu de la décennie 1990 pour qu’une iconographie diversifiée apparaisse. Dans un premier temps, les images produites sont une copie pratiquement à l’identique de celles produites dans les régions méridionales. Progressivement la production va s’adapter et on note que le commerce s’est fortement approprié les images, produites par ordinateur et maîtrisées par des graphistes et créateurs.

42 La production – diffusion des enveloppes de nouvel an est extrêmement développée à Taiwan. Depuis son essor économique sous l’impulsion des États-Unis, la matérialisation des échanges économiques et commerciaux s’accompagne de gestes déférents et d’attentions envers les clients. Ainsi est apparue dès les années 1980 puis davantage durant la décennie suivante une production très variée d’enveloppes réservées aux souhaits de nouvel an entre particuliers. Pour l’an 2000, on assiste à un raffinement extrême de cette production à laquelle de grands studios graphiques participent. Des papiers de qualité et aussi des formats fantaisie transforment en objets de consommation raffinée ces enveloppes à l’origine modeste.

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L’enveloppe rouge à Singapour, en Malaisie, au Vietnam et en Inde

43 Ces différents pays, à l’origine des hégémons de la Chine, ont subi des influences culturelles autres mais un fond culturel commun ressurgit, notamment avec la symbolique liée au don. Ainsi des éditions d’enveloppes de nouvel an se sont-elles fait jour qui montrent une plus grande adéquation aux usages de la vie quotidienne. La forme et le fond sont donc dans un processus de transformations constant : l’esthétique est largement puisée à la publicité, au cinéma, au style de bandes dessinées qui fleurit sur les télévisions et sur l’internet.

44 L’importance de l’enveloppe rouge chinoise, tant sur le sol chinois et taiwanais qu’au sein de la diaspora n’est plus à dire. Sa présence est impérieuse sur les lieux de vente des mégapoles, des villes moyennes et petites, sans oublier les énormes quantités destinées aux zones rurales. Elle ne cesse de s’enrichir tant formellement par l’utilisation de matériaux de meilleure qualité (papiers, encres) que par une plus grande diversité dans l’approche des thèmes traités : lors de chaque année lunaire, la production à l’effigie de l’un des douze animaux du zodiaque est telle qu’il est quasiment impossible de collecter de façon exhaustive les pièces publiées. Ces actions sont le fait de collectionneurs isolés au sein des différentes provinces du pays et à l’étranger.

45 Il reste à souhaiter que, lors d’un prochain colloque suscité par les institutions chinoises, soucieuses de mieux mettre en valeur ce que peut être ce patrimoine d’essence populaire, le point puisse être fait sur les nombreuses problématiques du circuit production-diffusion, de la création qui est mise en œuvre pour ces documents à durée de vie éphémère. Une exposition d’un florilège de pièces représentatives en association avec des images populaires permettra une très bonne synthèse sur la vitalité et le renouvellement des thèmes populaires en Chine dans une société en plein essor mais qui a, d’ores et déjà, décidé du poids de certaines images face à des rituels sociaux particuliers.

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Ill. 14. Sun Chengan, Carte de nouvel an (2007). Travail par ordinateur et édition traditionnelle sur papier. Le thème est traité en bilingue et montre le passage de l’année du Chien à celle du Cochon. Les couleurs choisies, le rouge sombre et l’or permettent de renouer avec la tradition esthétique qui les associe à la richesse

BIBLIOGRAPHIE

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Sun Chengan (2007), Catalogue de l’exposition Estampes de nouvel an chinois et images d’Épinal, Beijing, Institut central des beaux-arts, 17 mai au 2 juin 2007. Exposition. Beijing : Institut central des beaux-arts, 2007. 79 p. Texte bilingue français-chinois.

Sun Chengan, « L’estampe de nouvel an chinoise : comment garder le beau temps chez soi pendant la mauvaise saison » ; Les Veillées des chaumières, fév. 2008

Sun Chengan, Des papiers aux œuvres virtuelles. Lyon : Musée des miniatures et des décors de cinéma, 2007. Exposition. Lyon : Musée des miniatures, du 5 décembre 2007 au 3 février 2008.

Wang Shucun, Estampes de nouvel an / Wang Shucun et Wang Haixia. Hangzhou : Zhejiang meishu chubanshe, 2005. 211 p. (Patrimoine imméatériel et oral). 王树村、王海霞 年画 杭州浙江人民出 版社 【人类口头与非物质文化遗产】

Wei Ronghui (éd.) (2007), Chinese minorities, ethnic groups. 16e congrès international de sciences anthropologique et ethnologique. Beijing : Musée national des minorités de Chine, [ca 2007] 196 p. 韦荣慧 中国的少数民族

Sites internet www.freewebtown,com http://fr.wikipedia.org/wiki/Enveloppe_rouge www.thefind.com/gifts/info-lucky-red-envelopes www.helium.com/items/1762731-red-packets www.chinesemoods.com/chinesegiftpacket

NOTES

1. Il convient de rendre hommage pour ses recherches sur l’image populaire chinoise, au travail du professeur Wang Shucun disparu récemment. Ce chercheur a laissé une impressionnante bibliographie, près de 150 références monographiques, dont quelques-unes ont été traduites en langues occidentales. Il explore différentes directions mettant en évidence l’importance de la gravure populaire chinoise, notamment la fabrication, l’évolution historique, les utilisations, les contenus, les différents thèmes de cette image de papier. Des monographies particulières s’attachent à la description de fonds géographiques précis. 2. Site foreigner.com 3. Comme également la Grande encyclopédie chinoise de l’ethnologie (Zhongguo dabaike quanshu, minzuben 中国大百科全书民族本 ) parue en 1986. 4. Comme celle dirigée par Joseph Needham, Science and civilisation in China, le volume V-3, relatif au papier et aux multiples imprimés, volume compilé d’après les recherches de l’historien Tsien Tsuen-hsuin (ou Qian Cunxun 錢存訓), 5. Luxun (1881-1936) pseudonyme de Zhou Shuren, homme de lettres et décideur politique. Il domine son époque de toute l’autorité que lui ont conféré son œuvre littéraire et son rôle politique ; il est considéré comme l’un des fondateurs de la littérature chinoise moderne. Il participe au Mouvement du 4 mai 1919 qui prône une langue simple, accessible au plus grand nombre. Il a su regrouper autour de lui les jeunes écrivains et artistes de son temps. Il a laissé nouvelles et contes, souvenirs, poèmes en prose, vers de style ancien ou de formes modernes, études universitaires, traductions… 6. Chinese stuff, op. cit.

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7. Rencontre avec le professeur Wang Shucun, Pékin, juin 1998. 8. Rencontre avec le professeur Wang Shucun, Pékin, avril 1998. 9. Les ethnies sont au nombre de 56 selon les statistiques officielles, l’ethnie majoritaire des Han comprend à elle seule plus 87 % de la population chinoise. 10. Dictionnaire de chinois classique qui a puisé à différentes sources dont le dictionnaire édité à la demande de l’empereur Kangxi. 11. Kangxi zidian 康熙字典et Sébastien Couvreur, dictionnaire classique de la langue chinoise. 12. Voir à la partie 9 de notre thèse, en rubrique 9.1 le tableau des caractères et expressions propitiatoires. 13. Notes passées de la ville de Yan (Yanjing mingshiji 燕京岁时记) ; citation sur le site foreignercn.com 14. Les données sont prises sur le site chineseculture.about.com/library/red_packet. Ce type de forum est de plus en plus important sur le net. 15. Voir Granet et ses analyses sur les points cardinaux et leur signification en liaison avec la signification de la couleur. 16. La série est numérotée, (au verso de l’emboîtage qui contient les enveloppes) apparemment à 10 000 exemplaires, ce qui revient à lui donner un caractère de rareté toute relative ; on est cependant bien dans les quantités des tirages de pièces populaires. Cette tendance est ici très liée aux critères qu’affectionnent les collectionneurs.

RÉSUMÉS

Les enveloppes rouges sont un phénomène majeur de la culture chinoise. Elles apparaissent dès la dynastie des Tang (618-907) et sont toujours liées à la notion de richesse. Des usages demeure essentiellement celui de donner des étrennes dans une telle enveloppe, marquée de symboles et de textes – l’iconographie évolue toutefois grandement en fonction des lieux et des époques. Les enveloppes connaissent actuellement une mutation majeure, passant de l’image gravée à l’image imprimée – dessinées aussi bien par de grandes entreprises que des artistes asiatiques.

Red envelopes are a cultural landmark of Chinese culture. They appeared as early as the Tang dynasty (618-907) and always have been a symbol of wealth. Red envelopes were used in different contexts, but today they are mainly meant for money gifts during the end of year season, addorned with symbols and text. There is a wide variation in this iconography across time and places, and they are now undergoing a major mutation as they go from engraved pictures to offset printing, designed by large companies as well as artists.

INDEX

Index chronologique : 20e siècle, 21e siècle Index géographique : Chine

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AUTEUR

SUN CHENGAN Docteur en anthropologie sociale (MNHN)

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Vie de l'estampe

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Caroline Bouyer Le temps dure longtemps

Lise Fauchereau

1 Du 5 janvier au 10 février 2013, Caroline Bouyer expose à Paris, à la galerie L’échiquier1, un nouvel espace ouvert le 5 octobre, dédié à l’art contemporain et notamment à la gravure. En juin dernier, lorsque le prix de gravure Lacourière, lui a été décerné, les galeristes ont choisi de lui consacrer une exposition. Actuellement en résidence au musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines, elle y montrera des œuvres, du 8 juin au 15 septembre 2013. Les propos ont été recueillis le 21 septembre 2012 dans l’atelier de l’artiste. Que vous a apporté le prix de gravure Lacourière, car vous avez déjà reçu de nombreuses autres récompenses comme le prix GraviX ou encore le prix de la biennale de l’estampe de Saint-Maur ? Le prix Lacourière est un prix important. Il m’a surtout permis de prendre une place en gravure, de la légitimer et d’avoir une forme de liberté. Participer à un prix, est une préparation de deux ans. Concourir est également un objectif avec une échéance, c’est une sorte de contrat. La récompense financière est loin d’être négligeable. Elle permet de remettre en avant des projets, d’avoir les moyens de les concrétiser. Cela donne de l’assurance. Après l’obtention du prix, j’ai sollicité une résidence auprès du musée du dessin et de l’estampe originale de Gravelines. Nous avions déjà été en contact, lorsque j’avais été l’artiste invitée à l’atelier rencontre en octobre 2011, le musée commençait ses résidences. Ma démarche et l’obtention du prix ont sûrement été déterminantes. La résidence a commencé en octobre et l’exposition des travaux qui en résulteront, sera à l’été 2013. Barthélemy Toguo est également résident, il exposera lui aussi en 2013.

Comment se déroule cette résidence ? Il n’y a pas de calendrier défini, mes venues se font au coup par coup, ce qui est pratique avec mes cours, l’atelier et la vie de famille. Je vais donc y aller ponctuellement, deux jours ou une semaine. S’ensuivra un atelier-rencontre puis des ateliers avec les écoles. Paul Ripoche, le directeur du musée du dessin et de l’estampe originale, m’a informée d’un éclairage particulier sur Dunkerque et sa communauté

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urbaine, en 2013. La ville sera capitale régionale de la culture ; cela coïncidera parfaitement avec mon projet. Je travaille, en effet, sur la zone géographique qui va de Gravelines à Dunkerque. Cet environnement m’intéresse car il y a une grosse zone industrielle comprenant ArcelorMittal et d’autres industries, le long du littoral. J’avais déjà pris des photos, toute seule, lors de ma venue pour l’atelier-rencontre. Maintenant, l’idée est de collaborer avec eux, d’avoir les autorisations, avec l’appui du musée, pour entrer dans les zones interdites au public. Auparavant, il fallait sauter des barrières, je me faisais courser par les contremaîtres, par des gars qui traînaient sur les voies ferrées… Pour la première fois de ma vie, je suis vraiment aidée dans cette démarche, je suis autorisée et cela facilite mon insertion dans la région. Je peux, par le biais du musée, rencontrer les habitants, recueillir leur témoignage et partager leur univers. Je suis heureuse que ma démarche de graveur me le permette.

Quel est votre parcours en gravure ? J’ai toujours aimé dessiner, dès la maternelle, mais le véritable déclencheur, pour me lancer dans l’art et en faire ma vie, un moyen de vivre et de m’exprimer, a été au collège. À Verneuil-sur-Seine, en cinquième, un ancien déporté est venu nous présenter son travail artistique. Il façonnait des figurines et recréait sous la forme de maquettes, ce qu’il avait vécu durant sa détention dans un camp. Pour cet homme, la création était un exutoire. Ce face à face a été déterminant dans mon envie de créer, de répondre à un devoir de mémoire. Pendant très longtemps, on m’a parlé de choses très noires, de la Shoah, en regardant certaines de mes planches. Je ne me souvenais plus de cet épisode et je n’ai aucun lien familial, ça m’est revenu plus tard. Seule l’œuvre Départ gare de Lyon (ill. 1), est un acte volontaire de graver un sujet en rapport avec ce souvenir de la déportation. C’est aussi une sorte d’hommage à cet homme et pour rappeler que les rencontres dans les écoles sont importantes et parfois déterminantes. Pour l’instant, je n’ai pas davantage exploré ce thème de peur de paraître opportuniste et non légitime. C’est un projet qui doit mûrir. Donc, je faisais un peu de peinture, de dessin, seule à la maison ou dans des cours. Quand j’ai appris qu’il existait des écoles d’art qui recrutaient après la troisième, j’avais quinze ans. En 1988, je suis entrée à l’école Estienne et j’y suis restée jusqu’en 1993. J’habitais, à ce moment-là, en banlieue nord-ouest, à trente minutes de Paris ; j’avais donc une heure et demie de transport pour aller à l’école, c’était assez lourd, j’étais extrêmement motivée.

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Ill. 1. Départ de gare de Lyon-Paris, 2004, carborundum, 20 ex., 70 x 50 cm

Au début, à l’école Estienne, nous circulions dans les différents ateliers et ensuite nous en choisissions un pour les cinq années à venir. Chaque semaine, nous avions deux jours et demi de pratique et le reste du temps, on nous enseignait l’expression plastique, le dessin, la calligraphie, l’histoire de l’art… En gravure, la première année, l’enseignant était Pierre Forget (1923-2005), un buriniste, graveur fiduciaire et de timbres-poste. En deuxième année (1989), est arrivée la nouvelle équipe composée de Gérard Desquand et de Françoise Pétrovitch. Après l’école, j’ai également travaillé chez des imprimeurs comme Mario Boni, Tanguy Garric et Olaf Idalie et pour des artistes, comme Françoise Deberdt.

De quand date le début de la série des paysages urbains ? Le premier carborundum a été Chantier Paris XIII (ill. 2), en 2004, mais j’avais déjà travaillé sur le patrimoine industriel, en 1999. C’était beaucoup plus déstructuré, avec des collages, des assemblages. Je les ai peu montrés. Cette thématique m’a toujours plue, mais un lieu est à l’origine de cet intérêt. Je devais avoir douze treize ans, et en découvrant la saline royale d’Arc-et-Senans dans le Doubs, avec mes parents, j’ai eu un choc émotionnel. L’endroit m’a extrêmement troublée. Cet ensemble patrimonial est l’œuvre de l’architecte Claude Nicolas Ledoux (1736-1806). J’ai d’ailleurs repris des éléments architecturaux de ce lieu dans des gravures en 1999. J’aimais particulièrement ce qui se dégageait du site. Une sorte de fascination comme pour les complexes industriels. La monstruosité est là, elle est avérée mais troublante parce qu’elle s’accompagne d’une forme de beauté. Ce sont des espaces immenses d’où sortent des fumées… Il y a tout et son contraire. La beauté, la monstruosité et en même temps ce sont des sources de nuisances, de pollution, le tout sur un front de mer magnifique. Cela détruit complètement le paysage, mais si ces usines ferment, que se passe-t-il ? Nous sommes dépendants de ces lieux, des centrales nucléaires. Je

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ne suis pas pour le nucléaire mais par quoi le remplacer ? La dimension sociale m’interpelle. Dans mon travail artistique, que ce soit dans le paysage urbain ou totalement autre chose, ce sont les paradoxes et les fêlures qui m’intéressent.

Ill. 2. Chantier Paris XIII, 2005, carborundum, 20 ex., 80 x 60 cm

Mon père était cheminot, nous habitions dans la cité SNCF, je suis très imprégnée par ce monde ouvrier. Mon père a gravi les échelons en passant les concours à la SNCF. Avec une communauté d’amis, nous passions nos vacances dans des centres de vacances de la SNCF, dans d’anciennes gares désaffectées, aux côtés de vieux wagons recyclés, près des voies. La gravure intitulée Le Poste IV, pourrait représenter un lieu où nous passions nos vacances. À mon adolescence, nous avons déménagé pour une cité plus respectable et plus anonyme. Je ne m’y suis pas retrouvée. J’ai toujours gardé une nostalgie de cette époque. Pour l’une de me dernières planches urbaines, consacrées au XIIIe arrondissement, Cité de la mode et du design-Paris XIII, (ill. 3), la rénovation du quartier était presque achevée. J’aime beaucoup cette perspective, les immeubles derrières, la lumière, les reflets. Cette estampe m’a permis de mettre un point final sur l’ensemble de ce travail, débuté en 2004, traitant de la transformation de ce quartier. J’avais l’envie d’arrêter, par cette perspective, je m’éloigne, je sors. Finalement cette vue du centre de la mode est une concrétisation de ce quartier avec à l’arrière plan, l’ensemble des endroits traités dans mes gravures durant sept années. En faisant la photographie, je n’étais pas consciente de cette fin. Je ne travaille pas dans l’intellectuel, je suis une instinctive, il y a du sens et tout se recoupe.

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Ill. 3. Cité de la mode et du design, 2011, carborundum, 30 ex., 40 x 70 cm

Dessinez-vous dans vos carnets dans un but préparatoire ? Je prépare des dessins pour chaque paysage urbain mais les dessins en carnets, c’est un travail autre, personnel. Disons que cela nourrit mon évolution dans une recherche plastique. C’est une étape qui n’est pas visible et je tiens à ce que ça le reste. Dans ces carnets de croquis, je veux être dans l’antiperformance, totalement libre. Je ne pars de rien et je dois trouver ce que je vais dire. Si je me dis que je dessine pour aboutir à un résultat, cela me contraint, je perds de la spontanéité et de la liberté. Les paysages urbains sont des travaux artistiques mais ils sont à la frontière de l’artisanat par leur valeur de témoignage.

Pourquoi associer le travail de témoignage à l’artisanat ? Dans le travail sur le paysage urbain, je me suis imposée une sorte de contrainte, celle de témoigner d’un temps donné sur la ville ; j’en suis en quelque sorte la commanditaire. C’est en marge de mes recherches liées au « monde intérieur », plus introspectif. Dans les paysages urbains il y a une exigence de décrire avec véracité des lieux, c’est donc un travail moins créatif, même si je vais moi-même faire les photos sur les sites, si je les cadre, évalue le blanc, le noir et tout ceci dans un souci d’harmonie.

Ce serait alors plus un travail documentaire ? Oui, ce n’est pas le travail qui est artisanal, mais ma démarche. J’ai envie de me mettre au service de quelque chose. L’idée de ma résidence à Gravelines est d’aller au cœur de la région, d’en comprendre le vocabulaire, les codes, comme chez les dockers, par exemple. On entre dans une démarche sociologique. Le but premier n’est pas de mettre en avant mon travail artistique mais d’apporter un regard différent sur cette zone industrielle et portuaire. Je déconstruirai peut-être les compositions comme je le fais actuellement avec les planches au carborundum et pointe sèche en couleurs, Usine d’aluminium et les Magasins généraux désaffectés, Pantin (ill. 4).

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Ill. 4. Magasins généraux désaffectés-Pantin, 2012, carborundum, pointe en coul., 30 ex., 60 x 80 cm

On connaît bien vos paysages urbains mais moins les autres travaux. Je les appelle le « monde intérieur ». J’en fais moins car le paysage urbain prend le pas. Mais je le mets aussi plus en avant car il me permet d’aller plus loin. Cet univers introspectif est plus créatif mais aussi plus difficile. Il faut aller chercher les choses, les mettre en place. Dans les paysages, j’ai une démarche à suivre, que je connais : une photo, un dessin… C’est un travail laborieux, qui me demande beaucoup d’heures. Le cheminement plus intime nécessite une recherche, que je ne sois pas dans l’illustratif, que je décale mon propos. Je vais commencer certaines gravures et ne pas les terminer, pour les reprendre peut-être dans trois ans, après avoir trouvé une solution Je suis assez contente car une de ces gravures, Le Grand Rose (ill. 5) en page d’accueil de mon site Internet, vient d’être choisie par un professeur d’université, comme couverture pour son livre sur les sciences cognitives. L’idée dans cette gravure est que chaque individu se raconte sa propre histoire en la regardant.

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Ill. 5. Le grand rose, 2006, carborundum, 20 ex., 49 x 39 cm

Concernant le « monde intérieur », je travaille aussi des monotypes pour une nouvelle érotique inédite de Nino Ferrer, intitulée Salut Barberine, à paraître en 2013, aux éditions Archimbaud. C’est grâce à Michel Archimbaud que j’ai connu Nino Ferrer, à qui j’ai enseigné la gravure. J’ai rencontré Michel à Estienne, il m’a toujours soutenue dans mon travail et j’ai vécu de belles rencontres artistiques, grâce à lui. Ce livre marquera les quinze ans de la mort de Nino Ferrer. La série de bustes a été un travail ponctuel, avec des comédiens, à l’époque où je faisais un peu de théâtre. J’essayais d’en comprendre le sens créatif. Je me suis rendu compte que chez le comédien la concentration doit être vraie et je voulais retranscrire cette émotion. J’ai besoin de travailler dans un état de stress, de trac ; je cherche à capter la tension de l’état présent. Je veux que mon travail plastique résulte d’actes volontaires. Cette expérience associée au théâtre m’a beaucoup apporté. Cette recherche m’a ensuite servi pour la série des chantiers. Pour ce projet, j’ai travaillé avec une quinzaine de comédiens qui sont venus à l’atelier. Ils se sont mis torse nu ; je leur ai demandé d’interpréter un rôle, un monologue et je les ai pris en photo. Ceux qui étaient vraiment dans leur rôle ont donné les plus beaux bustes. Si l’émotion n’était pas chez l’acteur, elle n’était pas dans l’œuvre. Dans cette série, j’ai gravé un nu de dos (ill. 6), un autoportrait où la technique est très présente, avec une impression de grille. Il frappe beaucoup par son côté violent. Certaines personnes ont pensé à Hiroshima, à quelque chose d’extrêmement monstrueux qui ramène toujours à cette ambivalence qui m’intéresse. Dans cette planche cohabitent la douceur dans la posture, dans le visage, d’une facture plutôt classique, et l’horreur avec le traitement de la peau qui peut sembler brûlée. Finalement, c’est celle qui a le plus de succès. C’est humain, ça résonne, on rentre

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dedans, il y a quelque chose qui vibre. L’idée de la complémentarité, des choses qui s’opposent, est en nous.

Ill. 6. Caroline B., 2005, carborundum, 20 ex., 90 x 58 cm

Parlons de la couleur dans votre travail et tout particulièrement de deux planches récentes, Magasins généraux désaffectés et Usine aluminium, Dunkerque, au carborundum et à la pointe sèche en couleurs. J’ai commencé ces recherches en 2011, et j’ai eu envie de les associer au paysage urbain. Le travail de témoignage architectural a débuté en 2004, et cela fait huit ans. J’ai pris conscience que je risquais de m’enfermer : les images rencontrent le public qui y est sensible. Mais parfois je me heurte au manque de créativité dans ce travail. Un ami peintre m’a dit : « J’ai du mal à comprendre ce travail-là car je n’y retrouve pas ta créativité ». Je lui ai expliqué ma démarche, je ne sais pas si je l’ai convaincu, mais je sais qu’il n’a pas tort. Le paysage urbain m’a permis de me restructurer, de chercher des pistes nouvelles et de franchir une étape, c’est une sorte de laboratoire graphique. Dans les paysages urbains en couleurs, le dessin ajouté à la pointe sèche en couleurs, c’est l’humain qui entre dans l’image. Il « habite » le lieu et la construction. C’est un jeu entre l’homme qui « graffe » et les éléments très structurés, très cadrés. On retrouve l’idée d’ambivalence. Dans Usine d’aluminium, on peut y voir comme un dessin d’enfant ou encore les traces sur les murs des prisons. Inciser la roche, les murs, c’est aussi l’empreinte de l’ouvrier dans l’usine : « combien de jours à tirer, dans combien de temps sont les vacances… ». On pourrait très bien imaginer des bâtonnets barrés par cinq. Pour les Magasins généraux, c’est une recherche sur la jungle urbaine à l’instar de la végétation en milieu naturel. En ville, dès qu’un lieu est laissé à l’abandon, il est envahi et transformé.

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Je suis toujours émue par les récits des anciens mineurs. À la fermeture des sites et malgré des conditions de travail terribles, lorsqu’on les écoute, ils regrettent et souffrent de l’absence de bruit, de l’abandon, du vide. Ils partageaient l’amour du métier, la solidarité, un esprit communautaire mais aussi le danger. Je suis très touchée de voir cette nostalgie liée à une activité qui s’arrête, disparaît. Par la couleur, je cherche, je déconstruis, je continue mon activité de journaliste graphique.

Ce travail mêlant l’architecture et les traces graphiques, marque-t-il un tournant ? Oui, il y a de cela. Je garde une gravure de cette série qui est très belle. C’est une double planche de graphisme, tirage en couleurs, rouge et bleu, mais sans l’architecture noire. Ce tirage résonne et me parle. Je le ressors de temps en temps, il s’y passe quelque chose de très intéressant. Je ne peux pas le montrer mais je le garde en réserve pour nourrir mes créations futures. Depuis juin, je travaille sur des Anarchitectures (ill. 7), des divagations, des rêves de cités. Les œuvres sont tirées en petit format comme des études. Tout est lié, c’est un travail sur la couleur, sur l’architecture imaginaire, sur les masses et les tailles. L’avantage est de pouvoir travailler ces petites plaques, en dehors de l’atelier, le soir chez moi. Le petit format me permet de sortir du carborundum et plastiquement j’assume mieux la présence du vide. Je retrouve la liberté. Le carborundum est ingrat mais il permet de travailler en grande dimension. L’eau-forte en grand format a pour moi moins d’impact.

Ill. 7. Ruelle, 2012, eau-forte et pointe sèche, 50 ex., 11 x 15 cm

Votre travail d’estampes est rarement montré dans sa totalité, pourquoi ? En effet, je ne le fais pas souvent dans sa totalité car j’ai l’impression que l’on va me le reprocher. En France, on a besoin de mettre chaque chose dans un tiroir. Lorsque

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l’ensemble de mon œuvre gravée a été montré, c’était dans de grands espaces avec plusieurs pièces, comme par exemple dans un château où le « monde intérieur » était exposé dans une alcôve. J’assume cette disparité, sinon je ne continuerais pas.

Quand avez-vous commencé à enseigner ? J’ai débuté en 1998, à un moment où Gérard Desquand se trouvait avec un grand nombre d’adultes souhaitant intégrer l’atelier de gravure, mais ce n’était pas possible, au sein de l’école, avec les élèves. De là, est venue l’idée d’ouvrir une formation au niveau du GRETA, pour les adultes désirant apprendre la gravure de manière professionnelle. Gérard Desquand, sachant que j’enseignais déjà la gravure dans de petites structures de quartier, m’a donc chargée de cette formation. Cela se passait bien, en 2001, lorsque Michel Dorange est parti à la retraite, j’ai été intégrée en tant qu’enseignante. Je donne huit heures de cours par semaine. Je suis toujours formatrice au GRETA de manière ponctuelle, deux ou trois fois pas an, par session de trente-huit heures, pendant les vacances scolaires. Les stagiaires sont des conservateurs de musée, des acteurs culturels de la fonction publique territoriale, travaillant dans des mairies ou des centres d’art, ou encore des personnes qui ont une très bonne connaissance théorique de la gravure, qui veulent expérimenter la technique. Pour ces professionnels, il est important de pratiquer la gravure, elle permet la compréhension du sujet en profondeur. Je reçois également des graveurs et des artistes qui souhaitent élargir leur domaine de compétences et qui par ce biais, sortent également de l’isolement de leur atelier. Pour ces derniers, le stage n’est pas toujours facile. Ils sont souvent très pointus dans leur domaine, et je leur demande, à leur arrivée, de tout oublier pour apprendre une autre façon de faire.

Comment les passants, perçoivent-ils votre atelier ayant pignon sur rue ? J’ai ouvert l’atelier en 2007. Les gens passent devant la vitrine et entrent, ou passent dix fois et un jour, entrent. Le quartier est en pleine effervescence, avec un peu plus haut la Bellevilloise, la Maroquinerie et une vie nocturne importante. Au départ, j’avais peu de visiteurs et petit à petit, ils ont appris à me connaître. Les journées des Portes ouvertes sont attractives et les personnes reviennent tout au long de l’année. Depuis deux ou trois ans, avec la crise économique, même si j’ai toujours autant de ventes, les personnes achètent différemment. Auparavant, lors des Portes ouvertes, les gens entraient, « flashaient » sur une gravure et repartaient avec. Maintenant ils réfléchissent, et beaucoup appellent pour prendre rendez-vous. Les ventes sont moins spontanées. Pas mal de jeunes m’achètent des gravures et parfois reviennent parce qu’ils en ont déjà plusieurs ou tout simplement pour faire un cadeau, une personne ayant vu l’estampe chez eux. Je vends plutôt des grands formats et des paysages urbains. Je réponds aussi à des commandes, à des clubs de collectionneurs comme La Gravure originale ou l’Amateur d’estampes contemporaines. J’y ai fait de belles rencontres. Des adhérents recevant une de mes gravures, s’interrogeaient sur la technique. Ils étaient un peu dubitatifs et m’ont dit qu’après coup, ils s’étaient bien habitués à l’œuvre et l’appréciaient. Au départ, cela peut être un peu violent, mais cela permet à des amateurs de découvrir ou de revenir sur une technique comme le carborundum, qui à première vue ne leur plaisait pas. Ce qui est drôle, c’est que l’on me connaît de deux façons, par le monde de la gravure, grâce aux prix, biennales et expositions, et par la visibilité que me donne l’atelier.

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Allez-vous voir des expositions de gravures ou autres ? Je n’ai pas beaucoup de temps pour aller voir les expositions mais parfois je me fais un peu violence et j’y vais en semaine sur mon temps d’atelier. J’ai beaucoup de mal à m’en extraire. Si je vois quelque chose que j’aime énormément, c’est un entonnoir, cela m’absorbe. Donc, même si une exposition me tente, je me retiens parfois car si je suis en plein travail de création, j’ai peur que cela me parasite. J’essaie de me protéger. Sinon, je vais voir un peu de tout. Des expositions aussi bien d’estampes d’anciennes que contemporaines, les copains graveurs ou des choses que l’on m’a conseillées. Je vois des expositions de dessin, d’art contemporain et de la photographie, comme dernièrement Peter Witkin, à la BnF. J’ai aussi le fantasme d’aller au département des Estampes de la Bibliothèque nationale de France, regarder des œuvres pendant des heures… Je me dis que je le ferai quand je serai plus âgée.

Ill. 8. Portrait de Caroline Bouyer

NOTES

1. Galerie l’échiquier – 16 rue de l’échiquier – 75010 Paris.

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INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 21e siècle

AUTEUR

LISE FAUCHEREAU Gestionnaire des estampes contemporaines au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France

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L’atelier de Michel Roncerel, à Vernon

Maxime Préaud

1 Au 35 de l’avenue Montgomery à Vernon, département de l’Eure, dans le jardin de la maison familiale de brique et pierre crépie, un jardin tout en longueur, avec des fleurs de toutes sortes, ainsi que des poiriers et des pommiers en espaliers le long du mur mitoyen ouest, et parfois perpendiculaires, Michel Roncerel a fait bâtir un appentis accolé au mur mitoyen est, constitué d’un rez-de-chaussée d’une trentaine de mètres carrés et d’un grenier auquel on accède par une échelle et une trappe, le tout couvert de tuiles mécaniques rouge brique.

2 Tout de suite quand on entre, s’impose la présence de la grande presse à taille-douce, avec son énorme volant circulaire. Elle vient, comme l’indique une plaque de laiton gravée, de chez « H. FLEURY Constructeur mécanicien 65-67 rue Froidevaux à Paris », un des nombreux fabricants de presses à imprimer dans les années 1880. Elle était passée chez Chaumont, qui imprimait des tailles-douces rue Didot, puis chez Mario Boni rue Bénard avant d’arriver chez Roncerel.

3 Mais commençons le tour de l’atelier par la gauche, en suivant le sens du mouvement des aiguilles d’une montre. Franchi la porte vitrée, une petite presse à taille-douce (le passage doit être de trente centimètres) qui fut sa première presse personnelle ; elle est en fonte, le bâti peint de couleur verte, le plateau mobile supporté par un plan de bois. Elle ne porte pas de nom mais, selon Bruno Gary-Thibeau, ce serait une Aubert, destinée à imprimer les cartes de visite1.

4 Sur le mur de gauche figurent des affiches fixées par des pointes. La première signale une exposition personnelle à Nîmes, au Carré d’art, du 7 juin au 17 septembre 2005 : Michel Roncerel / l’empreinte et le miroir / livres d’artistes (1992-2005) ; une assez belle affiche imprimée en noir et rouge, sur laquelle on voit un détail agrandi d’une estampe de l’artiste en manière noire. L’exposition avait été organisée par Benoît Lecoq, alors conservateur de la bibliothèque du Carré d’art. Je me rappelle être allé la visiter. Elle rendait un bel hommage au talent de Roncerel à réussir ce qui lui tenait le plus à cœur, la rencontre entre un écrivain et un artiste, but de l’association Manière

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noire qu’il avait créée avec son épouse Monique, typographe, le poète Jean-Marc Debenedetti, l’épouse de ce dernier Françoise Debenedetti-Julien et la relieuse Annick Vatan.

5 À côté, un peu plus bas, une autre affiche remémore une exposition rétrospective de l’œuvre gravé de Roger Vieillard (1907-1989) au musée des Beaux-arts de Caen (6 mai – 7 août 1995), organisée par Caroline Joubert, conservatrice en charge des estampes audit musée, avec laquelle les Roncerel étaient en relations à la fois amicales et laborieuses. Leur dernière activité commune fut la remarquable exposition installée au musée de Caen sur l’estampe en manière noire, savamment intitulée Ars nigra2.

6 Juste au-dessus, encadrée, l’estampe gravée par Jean Pesne (1623-1700) d’après Van Dyck du portrait de François Langlois (dit Chartres, 1588-1647), un des plus fameux marchands d’estampes du XVIIe siècle, en train de jouer de la musette3. Il me semble que c’est moi qui avais donné à Michel une épreuve de cette belle pièce qui, le cuivre existant encore, et en parfait état, avait été imprimée par Philippe François, de Laons (Eure-et-Loir), lequel m’en avait donné gentiment quelques exemplaires. La plaque est maintenant conservée au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France4.

7 Ill. 1. Vue générale de l’atelier (photo M. Préaud)

8 Toujours sur le même mur blanc, juste après la fenêtre, sous un passe-partout ivoire aux biseaux dorés, dans un cadre horizontal, une paire d’estampes gravées en bois debout par Louis Durel qui signe L. DUREL en taille blanche dans la planche ; les épreuves sont toutes deux une seconde fois signées, mais cette fois-ci au crayon relativement gras, dans la marge inférieure, à droite : L. Durel. L’estampe de gauche, d’après un dessin de F. Mathey (nom également gravé en réserve), représente un graveur en taille-douce dans son atelier, une mansarde à en juger par l’obliquité de la fenêtre qui, à gauche, livre le jour auquel il mire l’épreuve qu’il vient de tirer de sa presse : belle composition, où est figuré Félicien Rops, dans la trentaine, l’œil clair ; Durel l’a exposée au Salon en 1909. La seconde, d’après C. Maraniez (j’ai du mal à lire cette signature car je suis trop loin du cadre qui est accroché assez haut, et l’établi me

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repousse), présente un sujet moins amusant, des bateaux de pêche (à voiles) dans un port. J’imagine que les deux estampes étaient vendues ensemble ou pas du tout, et que ce n’est pas pour les bateaux que Michel les a acquises. Néanmoins Durel était un excellent graveur, spécialisé dans le bois debout, et j’ai peine à comprendre pourquoi il est absent de l’Allgemeines Künstlerlexikon, si peu présent dans l’Inventaire du fonds français après 1800, à peine mentionné dans Blachon5.

9 Au-dessous, dans un cadre vertical formé d’une baguette de ramin carrée, une autre estampe montre encore un graveur dans son atelier, en train d’enfumer une plaque à côté de son établi placé devant une fenêtre. Celle-ci est une eau-forte rehaussée de burin, et elle est signée dans l’image, à gauche : R. Gilbert / 1889. Il s’agit de René Gilbert, peintre et pastelliste, né à Paris en 1858, mort au même endroit en 1914. Sa peinture à l’huile originelle, intitulée L’Aquafortiste et datée de 1889 (elle fut exposée au Salon de la Société des artistes français cette année-là) est conservée au musée de Grenoble6. On connaît de Gilbert deux autres tableaux portant le même titre, mais je ne sais pas où ils sont ; est-il également le graveur de sa composition ? je l’ignore encore. L’estampe et le tableau sont dans le même sens, ce qui laisse penser que le modèle de Gilbert était peut- être gaucher, puisqu’on le voit tenir la plaque de cuivre de la main droite et le flambeau de la main gauche (moi qui suis droitier je fais plutôt le contraire).

10 Ill. 2. Bouclier (2 triangles), manière noire, 1993, 205 x 125 mm, 40 ex.

11 Fixée au mur par une pointe et coincée dans sa partie gauche par le cadre que je viens de décrire, une petite manière de crayon XVIIIe gravée par Jean-Charles François (1717-1769) d’après un dessin de son beau-père Jean-Martial Fredou (1710-1795), qui représente une jeune femme en buste de profil à droite. Il me semble qu’il s’agit d’une contre-épreuve d’un tirage en noir de cette pièce qui figure dans le 3e cahier de L’Amour du dessein publié par François vers 17587.

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12 Plus à droite, sur le même mur, sont suspendus dans deux cadres assez grands, à gauche le portrait d’Alfred Cadart (1828-1875) gravé par Théodule Ribot (1823-1891) pour la Société des aquafortistes, et à droite une épreuve sans lettre du portrait d’Alphonse Legros (1837-1911) gravé en 1861 par Félix Bracquemond (1833-1914)8.

13 Dans les interstices sont accrochées des serrures en bois sculpté africaines, venant des Dogon ou d’autres peuples, Roncerel en faisait collection.

14 Sur le mur de gauche encore, une petite étagère de bois noirci supporte un récipient cubique en plexiglas contenant des tarlatanes usagées, colorées des diverses encres ayant servi à Roncerel pour ses impressions, et qu’il a disposées en strates, formant comme une composition d’art contemporain. Sur le couvercle de cette boîte sont posées quelques petites plaques de cuivre.

15 Sur l’établi, en fait un rangement pour le papier et les langes de la presse, terminé en haut par des planches d’aggloméré recouvertes de feuilles de zinc, reposent divers outils, à côté de l’indispensable chaîne hi-fi pour écouter le jazz, ainsi qu’une boîte noire et plate contenant, dans un écrin d’un violet épiscopal, divers compas en ivoire et laiton provenant de la société des COMPAS SUPÉRIEURS BREVETÉS S.G.D.G.

16 Parmi les outils, celui que Michel Roncerel appelait son « établi anglais », qui lui permettait de grainer ses planches pour la manière noire, et qu’il s’était fabriqué lui- même à partir de je ne me rappelle pas quel ouvrage (il recueillait tous les livres qu’il pouvait acquérir, avec ses modestes moyens, sur l’estampe, et plus particulièrement sur la technique9). Il s’agit d’une longue gouttière formée de trois étroites planches de bois formant un U carré, associée par une charnière à un bloc de bois vissé dans la table ; à l’intérieur de cette gouttière vient se glisser un long manche de métal terminé par une charnière à laquelle, perpendiculairement à la gouttière, est fixé un berceau de nigromaniériste, dont le manche supporte de lourds poids de fonte. En plaçant la plaque de cuivre sous le berceau, il suffit d’exercer une relativement faible pression sur l’outil pour obtenir, à force de répétitions mais sans effort physique notable, un excellent grainage (j’en ai fait moi-même l’expérience, il est vrai sur une petite plaque).

17 Ill. 3. Détail de l’atelier (photo M. Préaud)

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18 Toujours sur le mur de gauche, une étagère de bois noirci supporte, outre des flacons de vernis et une statuette africaine, deux petits meubles à tiroirs qui contiennent des outils, burins, pointes, berceaux, limes. Sur ces petits meubles, de vieux bidons d’huile joliment colorés, un modèle réduit de 2 CV Citroën fabriqué à l’africaine dans le fer blanc récupéré de cannettes, un vase de terre cuite noirâtre africain ; dans un cadre doré, une petite estampe gravée par Alexis Chataignier (1722-1817) d’après un dessin de Félix Trézel (1782-1855) d’après un tableau de Pontormo représentant le PORTRAIT D’UN GRAVEUR (le personnage, coiffé d’un bonnet à oreilles à la mode du XVe siècle, tient à la main droite une échoppe, et il grave un coin plutôt qu’une plaque de cuivre. Il s’agit donc d’un graveur en médailles et non d’un graveur en taille-douce, peut-être Giovanni delle Corniuole qui fit le portrait de Savonarole, selon la Galerie du Museum pour laquelle cette planche fut exécutée en 1802). Sans doute est-ce pour le titre qu’elle avait été acquise.

19 Trois statuettes africaines à l’air revêche paraissent surveiller l’artiste au travail à son pupitre de bois placé devant la fenêtre, qui regarde le nord et les seringats, la lumière extérieure étant tamisée par un voile de tarlatane tendue sur un cadre de ramin.

20 Le pupitre est posé sur un tiroir, dans lequel est fixée la loupe articulée avec lampe incorporée (Michel m’en a donné une semblable qui m’est bien utile), bourré d’outils (avait-il vraiment l’usage de tous ces outils ?), lui-même posé sur une table de noyer.

21 À gauche de cette fenêtre sont suspendus deux cadres. Celui du haut, formé d’une petite baguette de bois blanc jauni, montre le portrait de l’illustre Jean Mariette (1660-1742), père du plus célèbre encore Pierre-Jean Mariette (1694-1774), tel qu’il a été gravé par Jean Daullé (1703-1763) en 174710, c’est-à-dire cinq ans après la mort du modèle peint par Antoine Pesne (1683-1757) en 1723. On voit l’intelligence et l’humour sur le visage de ce bel et savant artiste, très fin graveur, qui était en outre un excellent gestionnaire. Au-dessous, un petit cadre avec une jolie baguette porte le portrait de Sébastien Leclerc (1637-1714) médiocrement gravé par son gendre Edme Jeaurat

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(1698-1738) en 171511, ici dans la version publiée plus tard par Michel Odieuvre (1687-1756). Je ne suis pas sûr que Leclerc ait eu beaucoup d’humour, mais c’était un grand dessinateur et un merveilleux graveur, pour lequel Roncerel professait une admiration justifiée ; il possédait d’ailleurs de lui un bel exemplaire de son chef- d’œuvre, L’Académie des sciences et des beaux-arts12, qui lui avait été offert par son épouse Monique pour un de ses anniversaires. Et, suspendu à une ficelle dans une curieuse installation, un petit cadre de ramin renferme une épreuve d’un des Caprices de Jacques Callot (1592-1635), celui que Lieure appelle Le Paysan se déchaussant, assis à côté de son âne13.

22 Ill. 4. L’Inquiétude des sphères IV, manière noire, 1996, 315 x 195 mm

23 À droite de la fenêtre, il y a quatre autres portraits de graveurs, l’un au-dessus de l’autre, dans les cadres identiques avec une baguette de métal gris. De haut en bas sont ainsi représentés Félix Buhot (1847-1898) par Loys Delteil (1869-1927) en 189814, Jacques Callot gravé par Michel Lasne (vers 1590-1667)15 dans le tirage d’Odieuvre, Marcellin Desboutin (1823-1902) dans la version réduite de son autoportrait intitulé L’Homme au grand chapeau gravée à la pointe sèche pour L’Artiste en avril 1890, et enfin le portrait de Félicien Rops (1833-1898) signé Burney 188716, épreuve sur chine collé.

24 Roncerel lui-même ne manquait pas de conversation, ni d’humour. Il racontait fort bien les anecdotes, et l’on peut imaginer de savoureux dialogues avec toutes ces figures de graveurs du passé dont il aimait à s’entourer – non qu’il négligeât ceux du présent – bien qu’ils se fussent entretenus autour d’un verre et près du poêle plutôt que dans le sérieux de l’atelier.

25 Sur une cloison faisant retour à droite de la fenêtre, deux petits râteliers superposés maintiennent chacun sept burins avec leur manche de bois. Au-dessus, une affiche rappelle une exposition consacrée à L’Art de la gravure du XVe siècle à nos jours, du 17 juillet au 29 août 1993, que les Roncerel avaient organisée au château de Reviers, petit

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village du Calvados, près de Caen, où se trouvait leur précédente résidence. Michel Roncerel a toujours eu du goût pour la pédagogie. C’est à cette occasion, je crois, que Monique et lui avaient rencontré Caroline Joubert. Il y a aussi quelques estampes et une peinture de Roncerel encadrées, en retour d’exposition.

26 Ill. 5. Presse à taille-douce (photo M. Préaud)

27 À l’angle de cette cloison, une étagère supporte des buvards pour le séchage des épreuves. Derrière, s’ouvre un réduit où se trouvent les arrivées d’eau, les bacs pour les acides, le poste électrique pour pouvoir pratiquer l’aciérage, ainsi qu’une machine à pédale pour couper les plaques de cuivre.

28 La table de chauffe est de l’autre côté, c’est-à-dire à droite quand on entre dans l’atelier ; elle est placée devant une imposte donnant sur le cerisier (qui peut être généreux, quand c’est une année à cerises) ; elle est accompagnée des ustensiles nécessaires à l’impression, rouleaux et balles de cuir ; y compris une vieille boîte, encore plus qu’à demi pleine de poudre de sanguine, provenant de CH. LORILLEUX & C.IE / 16 Rue Suger, PARIS. Il y a aussi la maquette en bois d’une presse à taille-douce montée comme celle qu’Abraham Bosse décrit dans son Traité des manières de graver de 1653.

29 Sur le mur de droite, après l’imposte, plusieurs serrures en bois africaines ; puis, encadrées d’une baguette, deux estampes en manière de sanguine représentant des fragments d’académies, l’une signée par Louis-François Roubiliac (1702/1705-1762) d’après Philippe-Louis Parizeau (1740-1801), et l’autre par Jean-François Janinet (1752-1814) d’après Pierre-Thomas Le Clerc (vers v. 1740-après 1796). Puis une affiche annonce l’exposition à la librairie Art et Littérature, 120 boulevard du Montparnasse, du 16 au 28 septembre 2003, de Venise au crépuscule, poème de Michel Butor accompagné de gravures originales de Michel Roncerel, Manière Noire Editeur17.

30 Dans l’angle du mur, une affiche plus récente, en noir et blanc, rappelle l’hommage rendu par la Fondation Taylor, du 28 mai au 19 juin 2010, à Michel Roncerel, décédé à

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l’aube du jeudi 6 septembre 2007. Elle est intitulée Michel Roncerel / Morsures du temps18. Il fait très froid ici, tout à coup.

31 14 janvier 2012

NOTES

1. Communication orale du 20 décembre 2011. 2. Caroline Joubert (Sous la dir. de), Ars Nigra. La Gravure en manière noire aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Somogy Éditions d’art et Caen, Musée des Beaux-Arts, 2002, catalogue auquel Roncerel a contribué : « La manière noire, une façon de graver facile et propre pour les peintres et autres gens de goût ». 3. Robert-Dumesnil, 97. 4. Rés. MUSÉE PL- 317. 5. Rémi Blachon, La Gravure sur bois au XIXe siècle. L’âge du bois debout, Paris, Les éditions de l’Amateur, 2001, 286 pages. 6. Catherine Chevillot (Sous la dir. de), Peintures et du XIXe siècle. La collection du musée de Grenoble, Paris, RMN/Musée de Grenoble, 1995, p. 464 (merci à Valérie Lagier). 7. Jacques Hérold, Gravure en manière de crayon : Jean-Charles François (1717-1769) : catalogue de l’œuvre gravé, Paris, Société pour l’étude de la gravure française, 1931, VIII-160 p. ; voir le n° 21. 8. Merci à Valérie Sueur-Hermel. 9. Ce qui lui avait permis de rédiger un article, « Traités de gravure », pour les Nouvelles de l’estampe, n° 194 (mai-juin 2004), p. 19-27. 10. IFF, 68. 11. IFF, 38. 12. IFF, 859. 13. Jules Lieure, Jacques Callot, 457 (2e version). 14. IFF, 4. 15. IFF, 263. 16. François-Eugène Burney (1845-1907), IFF, 16. 17. Manière noire éditeur a publié plusieurs livres de Michel Butor illustrés par Michel Roncerel. Voir : www.manierenoireediteur.com 18. Voir Maxime Préaud, « Michel Roncerel (1946-2007), peintre, graveur et créateur de livres d’artistes », Nouvelles de l’estampe, n° 217 (mars-avril 2008), p. 39-42.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 21e siècle

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AUTEUR

MAXIME PRÉAUD Archiviste paléographe, conservateur général honoraire de la réserve du département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France

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Comptes rendus

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Jacques Fornazeris Un graveur à Lyon sous le règne de Henri IV

Estelle Leutrat

RÉFÉRENCE

Henriette Pommier, Au maillet d’argent. Jacques Fornazeris graveur et éditeur d’estampes. Turin – Lyon (vers 1585 – 1619 ?), Genève, Librairie Droz, 2011, 427 pages. ISBN 978-2-600-01558-5

1 En 1600, lorsque la municipalité de Lyon confie à Pierre Matthieu l’organisation des festivités en l’honneur du mariage d’Henri IV et de Marie de Médicis, celui-ci ne s’adjoint pas les services de graveurs parisiens renommés, spécialisés dans la représentation de l’image royale, comme Thomas de Leu ou Léonard Gaultier, mais collabore avec un artiste piémontais tout juste installé à Lyon, Jacques Fornazeris. C’est ainsi que commence, sous les meilleurs auspices, la carrière française de ce graveur, aujourd’hui méconnu, auquel Henriette Pommier consacre une remarquable étude qui rend à l’artiste la place qui lui est due. L’ouvrage compte 427 pages et inaugure une nouvelle collection richement illustrée de la Librairie Droz (Ars Longa), dont on saluera l’initiative. Le livre adopte l’organisation habituelle de la monographie, en débutant par l’étude de la vie et de l’œuvre de l’artiste (97 pages), en se prolongeant par le catalogue des estampes, organisé de manière chronologique (260 pages) et en s’achevant par une bibliographie fournie, une table de concordance avec l’Inventaire du fonds français, une liste des œuvres et un index, soit un appareil complet permettant une utilisation efficace de l’ouvrage.

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Ill. 1. Jacques Fornazeris, Composition allégorique aux armes de Charles de Neufville, 291 x 407 mm, burin, Londres, British Museum, 1873.07.12.158

2 Comme le souligne Maxime Préaud dans la préface, Jacques Fornazeris est un « insaisissable personnage » que « même le quasi-universel Pierre-Jean Mariette ignore absolument ». Henriette Pommier s’est donc livrée à une enquête minutieuse afin d’éclairer, sinon entièrement du moins en partie, la vie de cet artiste. Ses investigations l’ont conduite tout d’abord à Turin. C’est en effet dans cette ville qu’ont été exécutées les premières gravures sur cuivre, au burin, de Fornazeris, vers 1585, alors qu’il travaillait à la cour de Savoie. De ses origines et de sa formation, on ignore encore tout, même si Henriette Pommier, prolongeant une hypothèse d’Alessandro Baudi di Vesme, estime qu’il serait né dans le Piémont. Outre une intéressante Vue du lac de Genève (cat. 5) datée de 1589, on retient principalement de cette période turinoise la collaboration en 1597 entre Fornazeris et l’architecte Ascanio Vitozzi pour la gravure des plans et élévation du sanctuaire de la Vierge de Montisregalis de Vicoforte (cat. 9), près de Mondovi, haut lieu de pèlerinage réputé pour sa Vierge miraculeuse. Pour des raisons encore inexpliquées, peut-être liées aux revers militaires du duc Charles Emmanuel Ier face au roi de France Henri IV, Fornazeris quitte Turin pour Lyon qui pouvait sans doute lui offrir de meilleures perspectives ; ce qui fut effectivement le cas. En arrivant en France, Fornazeris est déjà un graveur sur cuivre expérimenté, en activité depuis près de vingt ans, qui a l’habitude de travailler au service de commanditaires de haut rang. Peut-être pourrait-on ajouter qu’à cette époque, Lyon manquait dans le domaine de l’estampe, d’une figure de renom. Les graveurs sur cuivre qui avaient fait sa réputation au milieu du XVIe siècle, comme Georges Reverdy ou le Maître JG, avaient disparu depuis longtemps et personne ne les avait jusqu’alors véritablement remplacés. Une place était donc à prendre.

3 Tout juste installé à Lyon, Fornazeris se lie dès 1601 avec le libraire Horace Cardon et débute alors entre eux une collaboration extrêmement fructueuse qui ne cessera qu’à la disparition du graveur en 1619. Henriette Pommier retrace avec précision la carrière de

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Cardon, Lucquois d’origine arrivé dès son plus jeune âge à Lyon où, quelques années plus tard, il devient le facteur du grand libraire Guillaume Rouillé. En 1600, il s’établit à l’enseigne À la victoire, rue Mercière, après avoir racheté le fonds des Giunta. Ayant toujours soutenu le parti du roi face aux velléités de la Ligue, Cardon en est récompensé et accède à de hautes fonctions qui le mènent jusqu’à la charge de député de ville à la Cour de Paris en 1618. Fornazeris, dont les origines italiennes ont dû favoriser le rapprochement avec Cardon, travaille donc au service du plus important et influent libraire de Lyon qui sut, de surcroît, dès 1603 se lier avec les Jésuites – en particulier espagnols – qui lui confient en abondance la publication de leurs textes. Sans doute les affaires prospèrent-elles également pour Fornazeris qui devient éditeur de ses propres œuvres, pour lesquelles il obtient fréquemment un privilège royal. Ainsi, en 1616, un calendrier (cat. 74) porte-t-il l’adresse Au maillet d’argent, également située rue Mercière, au cœur même de l’économie lyonnaise du livre.

Ill. 2. Jacques Fornazeris, Portrait de Catherine d’Autriche, 184 x 142 mm, burin, Madrid, Biblioteca nacional de España, IH-725-2

4 En franchissant les Alpes de Turin à Lyon, Fornazeris délaisse une partie de l’activité qui avait pourtant contribué à sa renommée : les vues topographiques et d’architecture. En France, la demande est autre, le graveur s’adapte et se consacre désormais presqu’exclusivement à l’illustration du livre, partageant sa production, pour l’essentiel, entre des portraits – du roi, de son entourage et des auteurs dont il illustre les textes – et des titres-frontispices, souvent pour des publications jésuites sorties des presses d’Horace Cardon. Alors que l’Inventaire du fonds français comptabilise environ quatre-vingts pièces de l’artiste, Henriette Pommier parvient à en réunir plus de cent, dont dix seulement appartiennent à la période italienne. Parmi les belles découvertes de l’auteur figure une large composition allégorique aux armes de Charles de Neufville (cat. 48), rare exemple d’estampe en feuille de l’artiste, sans doute exécutée lors de la

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réception du gouverneur à Lyon en 1608 (ill. 1). Comme le souligne Henriette Pommier, l’une des grandes forces de la gravure de Fornazeris réside dans la finesse d’exécution des tailles et le maniement souple, délié et précis du burin. Les estampes les plus convaincantes sont celles à travers lesquelles l’artiste parvient à déployer ce talent que Maxime Préaud qualifie de « brodeur ». La précision du détail et la délicatesse de trait caractérisent déjà les premières œuvres italiennes de Fornazeris, comme en témoignent les deux Portraits de Catherine d’Autriche (vers 1585, cat. 1 et 3) (ill. 2). Quelques années plus tard, en 1601, dans le Portrait en buste de Marie de Médicis (cat. 15), le col de dentelle de la reine est un véritable morceau de bravoure, d’une extrême minutie. Henriette Pommier insiste également avec raison sur les capacités d’invention de l’artiste en matière de titres-frontispices. Formazeris n’hésite pas à abandonner un cadre trop strict et rigide pour aller vers davantage de libertés formelles. La Tabula chronographica du jésuite Jacques Gaultier (Horace Cardon, 1616, cat. 73) en est un exemple. Selon les habitudes de composition de l’époque, Fornazeris puise dans un vaste répertoire de modèles qu’il modifie et réinterprète à son gré. Dès la période turinoise, l’importance des gravures flamandes est prépondérante, en particulier celles des Wierix, largement diffusées dans l’Europe entière. À son arrivée à Lyon, le modèle flamand ne disparaît pas, bien au contraire, de même que l’héritage italien qui, sans surprise, perdure : le Portrait équestre d’Henri IV (cat. 11), l’une des premières œuvres de la période française, ne doit-il pas beaucoup à l’estampe homonyme d’Antonio Tempesta qui connut alors un vif succès et que devait bien connaître Fornazeris1 ? Mais rapidement, l’artiste adopte la manière des deux grands graveurs en activité à Paris, Thomas de Leu et, surtout, Léonard Gaultier. Les correspondances entre les œuvres des trois hommes sont nombreuses et éclairent sous un jour nouveau les circulations de formes incessantes en cours à cette époque, sans que l’on sache toujours à qui revient l’invention des modèles. Les rapprochements proposés par Henriette Pommier remportent l’adhésion et aux nombreux exemples cités, peut-être pourrait-on juste apporter deux précisions. S’il ne fait guère de doute, selon nous, que Le Christ présidant au Jugement dernier (cat. 89) dérive d’une estampe de Léonard Gaultier datée de 1600 environ2, en revanche, le cas du Portrait équestre de Louis XIII (cat. 60) imprimé en 1610 est plus épineux (ill. 3). La même année, Léonard Gaultier et Jan van Halbeeck gravent chacun une estampe similaire du jeune roi, avec l’excudit de Jean Leclerc3. À qui revient l’invention de la composition ? Ne pourrait-il pas s’agir de Fornazeris, qui prend soin d’indiquer dans la lettre, les initiales L.F., soit lineavit et fecit signifiant par là qu’il a non seulement gravé, mais aussi dessiné la composition, obtenant même un privilège royal, contrairement aux estampes de Gaultier et de van Halbeeck ? Il est néanmoins difficile de trancher, d’autant que les graveurs ont pu s’appuyer sur un modèle commun.

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Ill. 3. Jacques Fornazeris, Portrait équestre de Louis XIII, 227 x 176 mm, burin, Paris, Bibliothèque nationale de France, Hennin 3240

5 Dans l’étude qu’elle consacre aux deux Jean Rabel, Marianne Grivel déplore le « désintérêt, malheureusement encore trop vivace, pour l’art et les artistes de la fin du XVIe siècle »4, et, pourrait-on ajouter, du début du XVIIe siècle. En mettant en lumière un pan entier de la production gravée de cette époque, le livre d’Henriette Pommier remédie grandement à cette situation et contribue de manière essentielle à la connaissance de la gravure sous le règne d’Henri IV et de la régence de Marie de Médicis. Il constitue un instrument indispensable pour qui s’intéresse à l’histoire de l’estampe, bien au-delà de Lyon.

NOTES

1. Eckhard Leuschner, The Illustrated Bartsch, 35. Commentary. Antonio Tempesta, New York, 2007, t. II, n° 585. 2. Il s’agit du Passage du monde ou la représentation de la vie de l’homme dans ses états. IFF XVI, t. I, n° 124. Les épreuves conservées à la BnF ne sont pas datées. En revanche, une épreuve conservée à l’Albertina est imprimée avec un texte daté de 1600. Je remercie Vanessa Selbach de me l’avoir signalée. 3. Voir à leur sujet, le savoureux article de Philippe Rouillard, « Van Halbeeck et vieilles dentelles » dans Peter Fuhring et al., L’Estampe au Grand Siècle. Études offertes à Maxime Préaud, Paris, École nationale des Chartes, Bibliothèque nationale de France, 2010, p. 67-78.

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4. Marianne Grivel, « ‘‘Au sieur Rabel, parangon de la pourtraicture’’. Nouvelles recherches sur les peintres-graveurs français de la fin du XVIe siècle : l’exemple de Jean Rabel », Henri Zerner et Marc Bayard (dir.), Renaissance en France, renaissance française ?, Paris, Somogy, Rome, Académie de France à Rome, 2009, p. 251.

INDEX

Index géographique : France, Italie Index chronologique : 16e siècle, 17e siècle

AUTEURS

ESTELLE LEUTRAT Maître de conférences en histoire de l’art moderne, université Rennes 2 (EA 1279)

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Décors des armures

Peter Fuhring

RÉFÉRENCE

Sous l’égide de Mars. Armures des Princes d’Europe, catalogue de l’exposition organisée par Olivier Renaudeau, Jean-Pierre Reverseau et Jean-Paul Sage-Frénay, Musée des Invalides, Paris : Éditions Nicolas Chaudun et Musée de l’Armée, 2010, 382 pages. ISBN 978-2350391069

1 Depuis l’exposition Heroic Armor of the Italian Renaissance. Filippo Negroli and his contemporaries organisée par Stuart W. Pyhrr et J.-A. Godoy au Metropolitan Museum of Art de New York en 1998, les armures de parade de la Renaissance – œuvres complexes dans lesquelles fonction d’apparat, création artistique et travail manuel de haut niveau sont mélangés de façon intime – ont bénéficié d’une attention nouvelle. Cette exposition fut suivie par une autre, Parures triomphales. Le maniérisme dans l’art de l’armure italienne, organisée par José-A. Godoy et Silvio Leydi pour le musée Rath de Genève en 2003. Dans ces deux expositions des œuvres graphiques furent incluses : le dessin pour souligner l’importance de la conception des décors, et l’estampe pour présenter des sources possibles d’inspiration. En outre, dans la seconde exposition des recherches nouvelles dans les archives ont permis enfin d’attribuer à Andrea Casalini un groupe de dessins passionnant en rapport avec la garniture d’Alexandre Farnese (1576-1580).

2 Il était grand temps de se pencher sur les armures d’apparat créées au nord des Alpes, le vrai sujet de l’exposition organisée au musée des Invalides en 2010, même si le sous- titre Armures des Princes d’Europe ne le dit pas clairement. L’idée était de présenter des armures françaises du XVIe siècle, qui n’avaient plus beaucoup fait parler d’elles depuis les quelques pièces montrées dans l’exposition consacrée à l’école de Fontainebleau, au Grand Palais en 1972.

3 À vrai dire une synthèse manquait depuis longtemps et l’enjeu était énorme. En effet l’étude de ces chefs-d’œuvre était entravée par l’absence quasi totale de documents d’archives et par l’attribution sans doute trop hâtive d’un groupe de dessins à Étienne

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Delaune. Les armures créées pour la cour de France sont aujourd’hui dispersées dans plusieurs pays d’Europe et aux États-Unis, en sorte que peu de personnes avaient jusqu’alors vraiment l’habitude de les regarder. Beaucoup de questions restaient en suspens : que restait-il d’une production aussi peu documentée ? qui en étaient les acteurs principaux ? qui concevait les armures et qui en étaient les exécutants ? De longues recherches menées dans les archives devraient être associées aux pièces subsistantes, aux dessins préparatoires pour ces ensembles hautement complexes et aussi aux estampes, sources d’inspiration possible pour les figures et l’ornementation.

4 L’exposition a été divisées en deux parties, dans deux salles différentes : d’abord la fabrication et la conception des armures avec la présentation d’un choix de dessins et gravures ; ensuite les pièces assemblées, dont, à deux reprises, avec l’homme en armure monté sur son cheval. La réalisation de cette répartition fonctionnait parfaitement et l’éclat des armures de la seconde partie de l’exposition restera pour longtemps dans la mémoire des visiteurs.

5 Dans la première partie de l’exposition les étapes essentielles de l’exécution, à partir du « simple lingots de fer en rutilants harnois », ont été présentées et permettaient de mieux juger l’extraordinaire réussite qu’est le travail des différents ateliers ; parmi ceux-ci l’atelier anversois d’Eliseus Libaerts (p. 225-229, cat. no 45, 46, 49, 50 et 52), redécouverts par les études menées en Suède, mais aussi d’autres ateliers flamands (cat. no 53 et 58) et français, par Pierre Redon (p. 27 et cat. 41).

6 La conception des armures est un sujet auquel les historiens de l’art se sont peu intéressés. Ceux qui se sont penchés sur le sujet, comme Bruno Thomas, conservateur à Munich, prenait comme point de départ des dessins qui pouvaient être mis en rapport avec des armures dont la commande et la date étaient connues1. Le seul défaut de ses études était sans doute qu’elles reprenaient à leur compte une ancienne attribution à Étienne Delaune d’un ensemble de dessins peu homogène. Ensuite l’étude de ces dessins fut reprise par les historiens de l’orfèvrerie comme John Hayward qui découvrit que des orfèvres de haut niveau étaient impliqués. C’est Hayward qui dans son livre sur les orfèvres virtuoses et le triomphe du maniérisme (Virtuoso Goldsmiths and the Triumph of Mannerism 1540-1620, Londres, 1976), a, pour la première fois, présenté une importante quantité de dessins et gravures en vis-à-vis avec les œuvres réalisées en métal précieux.

7 L’ajout de dessins et gravures dans l’exposition aux Invalides a contribué à enrichir le débat sur la conception des armures d’apparat français. Des études nouvelles des dessins et notamment un nombre de dessins conservés à Munich a pu être mis en rapport de manière convaincante avec le peintre Jean Cousin. Les études sur cet artiste, menées par Dominique Cordellier, ont permis une cohérence dans les changements d’attributions proposés. Pour d’autres attributions, ou plutôt désattributions, le travail de fond n’est point terminé et nous ne pouvons que regretter des conclusions hâtives et peu convaincantes. Certes il était grand temps de questionner l’a priori Delaune, mais il est curieusement remplacé par un autre a priori, celui de Pellerin. La récente rédécouverte du peintre Jean-Baptiste Pellerin n’a pas encore permis un travail approfondi et la raison pour laquelle de nombreux dessinssont attribués à cet artiste n’est pas explicitée dans le catalogue2. Force est d’admettre que l’implication de Pellerin dans la conception des armures d’apparat, comme celle de Cousin, n’est point relevée dans le peu de documents d’archives repérés concernant cette production. Plusieurs auteurs du catalogue ont pris, dans leur présentation, comme fil conducteur l’idée autrement moderne que seuls les peintres auraient été capables de concevoir

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l’ornementation des armures. Il va sans dire que cette idée est dénuée de bon sens, et qu’elle n’est point justifiée sur le plan historique. La même conclusion s’impose pour le mot « ornemanistes » – terme souvent utilisé dans le catalogue – pour indiquer ceux qui concevaient l’ornement. Notons que ce terme est propre au XIXe siècle, on ne le rencontre jamais au XVIe siècle. La création des décors et des ornements ne revenait pas à tel ou tel métier ; on peut attribuer un ouvrage à toute personne impliquée dans la réalisation des armures. Pour pouvoir suivre le chemin de la création il est important de partir de la commande, d’appréhender l’organisation du travail des armuriers, d’en distinguer les différentes étapes et de saisir la capacité des uns et des autres à concevoir des décorations. La contribution de Michèle Bimbenet-Privat, « Étienne Delaune, sa contribution aux armures royales françaises » (p. 62-87) offre un agréable antidote aux spéculations hâtives et nous invite à repenser les questions de la conception et de l’exécution sur la base des connaissances des différents métiers concernés.

8 Le rôle de la gravure dans ce processus de création suscite souvent des malentendus qui gênent la compréhension de leur véritable fonction. La décision de graver une composition quelle qu’elle soit est le résultat d’une volonté de partager ses idées avec d’autres. Cela suppose que le sujet es jugé assez intéressant par une clientèle suffisante pour investir dans la production d’une estampe ; surtout pour des sujets à la mode comme les ornements modernes des grotesques, des cuirs, des compartiments et des mascarons. Mais, la compréhension de cette importante production se heurte encore trop souvent aux idées reçues formulées dès la seconde moitié du XIXe siècle. À cette époque, où le modèle du passé faisait la loi, les estampes dites d’ornement furent interprétées exclusivement comme des modèles à reproduire. Cette interprétation, aussi vraie qu’elle ait pu être pour cette période, ne décrit point la fonction des gravures d’ornement au XVIe siècle.

9 Bien sûr un artiste ou un artisan pouvait travailler à partir d’une gravure, mais le plus souvent ces gravures constituaient plutôt une source d’inspiration. C’est ainsi qu’on trouve des séries d’images gravées en taille-douce du milieu du XVIe siècle : sorte de variantes sur un sujet donné. Leur consultation visait à stimuler l’imagination des créateurs et les aidait à trouver des solutions. Il était parfaitement courant que tous ceux qui étaient capables de créer des ornements se laissaient inspirer par les modèles des autres. La notion d’originalité est une notion moderne ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de distinction entre les créateurs et des suiveurs au XVIe siècle.

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Ill. 1. Frans Huijs d’après Cornelis Floris, Mascaron, gravure au burin, 158 x 143 mm. Amsterdam, Rijksmuseum, Rijksprentenkabinet. (Photo musée)

10 Il est parfois difficile de retrouver le lien de parenté entre une gravure et un ouvrage. Il est important de se rendre compte que ce n’est pas forcément une gravure qui se trouve à l’origine d’un engouement pour un ornement. L’exemple des splendides mascarons que l’on retrouve dans les armures de la période 1550 à 1560 en offre une bonne illustration. Nous préférerons alors voir – plutôt que les deux panneaux avec grotesques de Cornelis Floris (cat. 56-57) – les mascarons attribués au même Floris et gravés par François Huijs (ill. 1-2), dont des variantes furent créées et exécutées sur les écus de l’armure d’apparat présentée dans l’exposition : deux mascarons ornés de cuirs figurent dans l’écu d’Henri II fabriqué par un atelier français vers 1550 (cat. 37 et 38) ; deux mascarons dans un écu conservé à Vienne (cat. 40) mis en rapport avec un dessin anonyme de Munich (cat. 39) ; deux mascarons dans un écu à l’histoire de Jugurtha, atelier français vers 1555-1560 (cat. 42) ; ensemble équestre pour le roi Erik XIV de Suède, dit armure « d’Hercule », par Eliseus Libaerts, Anvers vers 1563-1564 (cat. 46, notamment fig. 49d) ; deux mascarons dans l’écu à l’histoire de Jason et la Toison d’or, atelier flamand vers 1560 (cat. 55 ; ill. 3) ; trois mascarons dans une rondache d’un atelier flamand, vers 1550-1560 (cat. 58). La datation des dessins de Floris pour cette série de mascarons n’est pas connue3, mais la suite a été publiée par Hans Liefrinck à Anvers en 1555 sous le titre Pourtraicture ingenieuse de plusieurs façons de Masques fort utile aux Paintres, Orfèvres, Tailleurs de pierres, Voirriers & Tailleurs d’images4. Quand on compare les mascarons repoussés dans le métal avec ceux dont le modèle est imprimé sur papier, on ne peut que constater qu’il s’agit de variantes. Alors, on pense que les gravures d’après Floris reproduisent des motifs à la mode dont on ignore la date d’apparition. Elles ne se situent sans doute pas au début de l’engouement pour les masques ou pour les mascarons, mais elles offraient des variantes aux artistes pour qui les compositions de Floris étaient une source d’inspiration.5

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Ill. 2. Frans Huijs d’après Cornelis Floris, Mascaron, gravure au burin, 127 x 109 mm. Amsterdam, Rijksmuseum, Rijksprentenkabinet. (Photo musée)

11 À côté des mascarons, d’autres ornements comme les compartiments, les cuirs et les moresques auraient mérité de trouver une place dans l’exposition car ils furent beaucoup utilisés par les armuriers. Par exemple les moresques étaient des ornements d’inspiration du Moyen Orient qui servaient beaucoup pour enjoliver les harnais, souvent en or, et selon la technique appelée damasquinerie (ill. p. 44 détail). Justement sur les pages de titre des suites de gravures offrant une multitude de propositions de cet ornement, le terme moresque est utilisé, comme en témoigne aussi l’appellation ‘moresses’, relevée dans un document de 1552 (p. 61, note 70). Les comparaisons entre ces délicats motifs, souvent exécutés en damasquinerie sur le métal, avec une pléthore de modèles gravés aurait permis de mieux comprendre à la fois la fascination de l’époque pour cet ornement et la contribution des orfèvres-graveurs.

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Ill. 3. Atelier flamand, Mascaron de l’écu à l’histoire de Jason et la Toison d’or, fer repoussé et ciselé, vers 1560. Vienne, Hofjagd- und Rüstkammer. (Photo auteur)

12 Outre le regret que le thème de l’ornementation, si important dans la fabrication des armures, n’ait pas été développé, on notera que le choix des gravures laissait à désirer. Les gravures d’Étienne Delaune de la collection du musée d’Orléans sont à vrai dire pour la plupart de médiocres retirages. Il en est de même pour un fac-similé du XIXe siècle, reproduction d’une rare gravure d’un miroir à main par Delaune, gravé d’après l’original de la collection de Michel-Ovide Reynard (cat. 16). Les deux planches pour manches d’épée de Pierre Woeiriot prêtées par l’École supérieure nationale des beaux- arts de Paris (cat. 79-80), fortement découpées, n’offraient guère une vision correcte du travail de ce remarquable orfèvre buriniste.

13 Malgré ces regrets dans le développement du rôle de l’estampe, l’exposition a apporté par le choix des armures d’apparat un pas en avant dans notre connaissance d’un patrimoine encore peu connu auprès du grand public. La présentation particulièrement réussie et mise en valeur par un bon éclairage permettait de goûter à la richesse des décors repoussés, ciselés, gravées et damasquinés.

NOTES

1. B. Thomas, « Die Münchner Harnischvorzeichnungen », Jahrbuch der Kunsthistorischen Sammlungen in Wien, vol. 55, 1959, p. 31-74, vol. 56, 1960, p. 7-62, vol. 58, 1962, p. 101-168, vol. 61, 1965, p. 41-90 ; id., « Les armures de parade des Rois de France », L’Art de Fontainebleau, Actes du Colloque international, 1972, Paris, CNRS, 1975, p. 57-70.

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2. Dans son article Cordellier renvoie à plusieurs reprises à une publication à paraître (p. 99, notes 28-29) et la même référence de cette publication fantôme figure dans la bibliographie : V. Auclaire, M. Grivel, G.-M. Leproux et A. Nassieu-Maupas, Baptiste Pellerin, peintre et enlumineur parisien actif de 1548 à 1575, journée d’étude, Paris, 2010. 3. Il semblerait que seulement un dessin préparatoire a été identifié dont localisation actuelle est inconnue. Voir P. Fuhring, compte rendu de Cornelis Floris 1514-1575 beeldhouwer, architect, ontwerper, par A. Huysmans, J. Van Damme, C. Van de Velde et C. Van Mulders, Bruxelles, 1996, dans Print Quarterly, XVI, 1999, 3, p. 283-290, à la p. 289 et fig. 166. 4. D. Guilmard, Les Maîtres ornemanistes …, Paris, 1880, p. 478 (sous Liefrink) ; Katalog der Ornamentstichsammlung der Staatlichen Kunstbibliothek Berlin, Berlin, 1939, n° 24 ; Hollstein’s Dutch & Flemish Etchings, Engravings and Woodcuts 1450-1700, t. VI (Huijs), no 68-85 ; I. de Ramaix, ‘Frans Huys. Catalogue de l’œuvre gravé’, Le Livre et l’Estampe, no 55-56, 1968, p. 258-293 ; no 57-58, 1969, p. 23-54 (tiré à part, 1969, p. 1-70, à la p. 6 et12), cat. no 74-91 ; M. de Jonge et I. de Groot, Ornamentprenten in het Rijksprentenkabinet I, 15de & 16de eeuw, La Haye, 1988, n° 78.1-14 ; A. Huysmans, J. Van Damme, C. Van de Velde et C. Van Mulders, Cornelis Floris 1514-1575 beeldhouwer, architect, ontwerper, Bruxelles, 1996, cat. P.4/1-18, fig 150-167. 5. La suite a été copiée par le monogrammiste IHS en Italie et publiée en 1560 sous le titre Libro di variate mascare quale servono a pittori, scultori et a huomini ingeniosi. Voir E. Miller, 16th-Century Italian Ornament Prints in the Victoria and Albert Museum, Londres, 1999, n° 38, toutes les 24 planches sont illustrées.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 16e siècle

AUTEURS

PETER FUHRING Conseiller scientifique à la fondation Custodia

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C’est personnel ! Culture et expérience de l’estampe à l’époque moderne

Edward Wouk

RÉFÉRENCE

Altered and Adorned: Using Renaissance Prints in Daily Life, Suzanne Karr Schmidt avec la collaboration de Kimberly Nichols, catalogue de l’exposition, The Art Institute of Chicago, 30 avril – 10 juillet 2011, 112 pages. ISBN 978-030016911

1 Exposées dans les bibliothèques, musées et galeries derrière leur plaque protectrice de verre ou de papier cristal, les estampes du début de l’époque moderne peuvent nous sembler des objets statiques, faits pour être contemplés à distance ou manipulés avec grand soin. Altered and Adorned (Altérées et Ornées), l’exposition organisée par l’Art Institute de Chicago en 2011, a montré que la relation avec les estampes à l’aube de la modernité se caractérisait par une dynamique bien plus active et charnelle, faisant appel à plusieurs sens et provoquant des réactions physiques pouvant aller de la dévotion extatique au violent dégoût.

2 Les objets présentés dans l’exposition, dont un grand nombre sont richement illustrés dans le catalogue, comprennent des oeuvres connues d’artistes tels Beham, Callot, Cranach et Dürer aussi bien que des images obscures de graveurs anonymes, mais tous mettent en relief la diversité d’usages, vraisemblablement infinie, à laquelle étaient dédiés ces objets.

3 Suzanne Karr Schmidt, déjà profondément engagée dans l’étude phénoménologique des arts graphiques, a exploré de fond en comble les collections de Chicago, découvrant un trésor d’estampes, de gravures, de livres imprimés, et d’objets tridimensionnels aussi divers quant à leurs origines qu’en ce qui concerne leurs histoires ultérieures. Les lieux actuels où sont déposés tous ces objets indiquent comment, depuis le dix-neuvième siècle, sinon avant, ils ont été catalogués comme appartenant soit à l’art, soit à « l’illustration scientifique ». Karr Schmitt mérite d’être félicitée pour avoir su dépasser ces distinctions artificielles. En plus de présenter les livres et estampes tirés du

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département des estampes et dessins de l’Institut et des bibliothèques Reyerson et Brunham, l’exposition a mis en valeur des œuvres hébergées par d’autres collections à Chicago, notamment la Galter Health Sciences Library de l’université Northwestern, la Loyola University of Art, et l’Adler Planetarium.

4 Les estampes, en tant qu’objets par définition multiples et tactiles, étaient singulièrement adaptées aux interactions très personnelles, voire intimes, qu’interrogeait cette exposition. Le premier essai du catalogue, « Using Renaissance Prints » (« L’emploi des Estampes à la Renaissance ») situe le volume au sein des études sur l’estampe, reliant les thèmes de Altered and Adorned à l’histoire normative des arts graphiques telle qu’elle est connue de beaucoup de lecteurs. Parallèlement, l’essai montre l’importance du public et de son engagement dans l’histoire de ce medium et ses relations avec d’autres arts, allant de l’orfèvrerie (on tirait parfois des épreuves sur papier à partir d’objets précieux tels que les médailles gravées, utilisées comme matrices) à la décoration d’intérieures.

5 « Single and Multi-Sheet Prints » (« Estampes : feuilles simples et multiples ») se penche sur quelques unes des manières dont les estampes, en elles-mêmes, impliquent la participation du public – qu’elles aient été prévues pour êtres assemblées à grande échelle, comme le Pharaon submergé dans la mer rouge de Dalle Creche d’après Titien, ou découpées pour trouver emploi dans un cadre plus intime. Considérant également l’expérience des spectateurs et la réception de l’objet au cours des siècles, Karr Schmidt juxtapose des exemples rares de cartes Tarrochi soigneusement colorées, vraisemblablement destinées à la fois au loisir et à un usage pédagogique, avec une estampe du dix-huitième siècle, gravure primitive de la Madone Einsiedeln peinte de vives couleurs, sur laquelle ont étés collés avec vénération des morceaux de tissu et de métaux précieux, tout comme l’image culte dont elle évoque la présence.

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Ill. 1. Vierge à l’Enfant entre saint Pierre et saint Paul, gravure sur bois coloriée, estampe contre-collée dans un coffret, 1490-1500, 32 x 21 cm. BnF, Estampes, Réserve Ea-5 (D)-Objet

6 La couleur, ainsi que l’a déjà montré Susan Dackerman, était au cœur de la pratique de l’estampe ancienne, qu’il s’agisse d’une gouache délicatement appliquée à une gravure élaborée, ou d’un pinceau plus grossier badigeonnant les œuvres éphémères plus « populaires. »1 Altered and Adorned poursuit plus avant cette ligne d’investigation, montrant que la couleur n’était qu’une des pratiques par lesquelles l’appréciation sensorielle de ces objets changeait non seulement leur valeur esthétique, mais leur forme, et même leur fonction. Dans « Printed Scientific Objects » (« Objets scientifiques imprimés »), Karr Schmidt démontre son expertise en ce qui concerne les estampes aux éléments amovibles et mobiles qui, par leur nature même, étaient conçues pour être coupées, assemblées et manipulées. Le contenu de ce chapitre est complémentaire à une exposition concomitante, Prints and the Pursuit of Knowledge (Les estampes et la quête du savoir) pour le catalogue de laquelle Karr Schmidt a également écrit une partie des notices et articles d’introduction2. Dans les deux volumes, elle met en œuvre une grande richesse d’informations sur les nombreuses façons qui ont permis aux estampes, pendant trois siècles, de contribuer à créer et disséminer le savoir.

7 Les estampes à éléments mobiles, en tant qu’objets en trois dimensions, permettaient à leur public d’entrer en relation avec des concepts scientifiques et d’accéder à une expérience de première main, pour ainsi dire, de la découverte – jusqu’à parfois littéralement constituer un corpus de savoir en assemblant des figures numérotées pour créer des modèles anatomiques entièrement composés de feuilles imprimées. Les éléments mobiles servaient non seulement à illustrer les concepts scientifiques, mais aussi à les mettre en œuvre, par exemple, en permettant à un public curieux d’ôter des feuilles successives de papier – ici une métaphore pour la chair humaine – afin de voir les organes et la structure osseuse, ou en fournissant des instructions pour tourner des assemblages de cadrans et manivelles en papier et ainsi reproduire le mouvement des

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corps célestes. Plutôt que des instruments de mesures précis, ces objets avaient pour but de donner une forme tangible aux nouvelles découvertes scientifiques, tout en cultivant de nouveaux publics pour ces recherches. Cependant, la relation exacte entre « l’instrument » et « l’objet d’art » demeure une question globalement externe à l’analyse de Karr Schmidt.

Ill. 2. Johann Remmelin, Catoptrum microcosmicum, Ulm, J. Corlin, 1639. Illustration (burin) comprenant plusieurs couches qui se soulèvent pour faire voir l’anatomie des personnages. Paris, BIUS, 000511

8 Les chapitres « Prints and Books » (« Estampes et livres ») et « Religious Prints as Substitute Objects » (« Estampes religieuses comme objets de substitution ») poussent cet argument plus avant, envisageant la relation entre le mot et l’image comme un dialogue exprimé en termes à la fois optiques et tactiles, vécu dans l’insertion d’images dans le livre, au contact des deux pages du volume ouvert, ou dans le retournement d’une page. Les objets sélectionnés pour l’exposition reflètent l’histoire riche et variée de ces modes d’utilisation et suggèrent aussi la façon dont les caractéristiques du papier et de l’encre contribuent à des formes d’adresse différentes mais coordonnées, qui instaurent la communication avec le lecteur.

9 L’effet de synthèse qu’entrainait la manipulation de ces œuvres se prêtait à l’articulation de vérités scientifiques et religieuses. Assurément, l’importance des estampes religieuses est un sujet abondamment étudié, cependant, l’aspect expérientiel de beaucoup de ces objets n’a jusqu’à aujourd’hui reçu que peu de considération – par exemple, le statut de l’image produite par les moules à hostie (fig. 591a-b), employés pour imprimer la figure du Christ sur le pain eucharistique, ou encore le phénomène exceptionnel des gravures mangeables (fig. 58), objets en encre et papier ayant des qualités apotropaïques activées par la consommation physique, et par conséquent, la destruction, de ces petites images saintes. On aurait ici pu faire une comparaison

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importante avec des monnaies, objets qui reçoivent également leur valeur et autorité par l’impression d’une image.

10 Dans « Applied Prints » (« les estampes fixées à des objets ») Karr Schmidt accorde une place privilégiée aux coffrets à estampes de la fin du quinzième siècle (fig. 49). Il existe à peu près une centaine de ces cassettes remarquables, notamment un exemplaire à Chicago, avec une Nativité par le Maitre des Très petites heures d’Anne de Bretagne, et seize dans la collection de la Bibliothèque nationale de France. Dans un article qui parut peu de temps après la publication de Altered and Adorned, Michel Huynh et Séverine Lepape proposent une analyse approfondie des exemples disponibles, et concluent à juste titre, que ces petits coffre forts semblent avoir été conçus pour le rangement de livres, sans doute de nature religieux. L’estampe, collée dans la boite, aurait fait écho au contenu, attisant la dévotion du lecteur à chaque ouverture3. La présence éventuelle de reliques dans certains cas confirme l’idée que l’emploi de ces coffrets impliquait une expérience sensorielle. Loin de jouer un rôle passif, les estampes contribuaient à identifier les coffrets comme des récipients sacrés.

Ill. 3. Carte à jouer espagnole, Madrid, 1648. BnF, Estampes, Kh-34-Pet. Fol.

11 Kimberly Nichols, conservateur et restaurateur à l’Art Institute fournit un bilan pertinent sous forme d’un article appelé « Physical Qualities of Early Prints » (« Propriétés physiques des premières estampes »). Quoique sa contribution eut peut- être gagné à puiser dans les recherches actuelles portant sur la matérialité et l’art du début de l’époque moderne, elle présente néanmoins des observations originales sur certaines particularités techniques découvertes pendant la préparation de l’exposition, surtout concernant l’assemblage d’estampes à éléments mobiles, l’application de matériaux précieux aux estampes, et le montage des estampes en albums. Ses arguments sont appuyés de plusieurs superbes reproductions de détails tirés des estampes.

12 « ‘Affixed and Ordered’ » (« L’art de disposer l’estampe »), qui est sans doute le chapitre le plus audacieux du catalogue et aussi le plus problématique, présente un album de la fin du dix-huitième siècle élaboré par le prêtre bénédictin Placidus Sprenger comme une étude de cas pour comprendre la façon dont étaient

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assemblées les estampes afin de constituer de plus larges ensembles visuels. Cependant le traitement du sujet se limite à la constitution proprement physique. Le lecteur peut se demander si le dialogue entre les images collées aurait pu faire l’objet d’une investigation plus large, pour entamer l’élucidation de questions sur l’intersection de la vision et de l’expérience dans la constitution des collections d’estampes au début de l’ère moderne. Les quelques exemples tirés de cet album, quoique traitant exclusivement de sujets religieux, auraient pu conduire à des conclusions plus larges sur la dimension épistémologique de la collection d’estampes en tant qu’expérience à la fois tactile et visuelle. Il n’en reste pas moins que l’analyse de l’album Sprenger est utile, et renforce un thème sensible mais non articulé qui traverse Altered and Adorned : l’importance d’étudier l’emploi spécifique et personnel des arts graphiques, un projet qui continue à nous révéler beaucoup, autant sur la polyvalence de ce medium que sur les variations infinies de la cognition humaine qu’il a éveillées.

NOTES

1. Susan Dackerman, Painted prints : the revelation of color in Northern Renaissance and Baroque engravings, etchings, and woodcuts (Impressions peintes : la Révélation de la couleur dans les estampes, eaux fortes, et gravures sur bois de la Renaissance européenne et du Baroque), University Park, Pennsylvania State University Press, 2002. 2. Susan Dackerman, ed. Prints and the pursuit of knowledge in early modern Europe (les Estampes et le quête du savoir en Europe au début des temps modernes), New Haven and London, Yale University Press, 2011. 3. Michel Huynh et Séverine Lepape, « Beau comme la rencontre fortuite d’une image et d’une boîte : les coffrets à estampe, » La revue des musées de France, La revue du Louvre 4 (2011), p. 37-50.

INDEX

Index géographique : France, Allemagne, Italie, Espagne Index chronologique : 15e siècle, 16e siècle, 17e siècle, 18e siècle

AUTEURS

EDWARD WOUK Docteur de l’université Harvard, ancien postdoc au Metropolitan Museum of Art et à l’institut Courtauld, lecturer en histoire de l’art et Visual Studies à l’université de Manchester

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De l’art et de l’industrie Le papier peint Art Nouveau

Élodie Voillot

RÉFÉRENCE

Jérémie Cerman, Le Papier peint art nouveau. Création, production, diffusion, Paris, Éditions Mare & Martin, 2012, 304 pages. ISBN 978-2-84934-093-6

1 L’ouvrage de Jérémie Cerman, Le Papier peint art nouveau. Création, production, diffusion, est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2009 à l’université Paris I Panthéon- Sorbonne, distinguée par le prix de la Chancellerie des universités de Paris. Jérémie Cerman est aujourd’hui maître de conférences à l’université Paris IV-Sorbonne.

2 Tenant compte de considérations esthétiques, sociales, économiques et commerciales, il envisage la création de papier peint en Europe au tournant du XXe siècle. C’est une perspective, large, ambitieuse, et nécessaire, pour un sujet encore peu étudié, qui va de l’élaboration des modèles à leur diffusion, en passant par l’organisation de la production. Le papier peint a souvent eu une place ambiguë au sein de l’histoire de l’art, son caractère industriel et domestique en faisant un sujet subalterne. Pourtant, à une époque où l’art pour tous comme l’art dans tout devinrent les principaux enjeux des créateurs, le papier peint cristallisa les intérêts et concentra les efforts des artistes et des fabricants qui en firent un des supports privilégiés de l’Art nouveau.

3 Aux origines de ce renouveau, l’élan donné en Grande-Bretagne par Augustus Welby Pugin et Owen Jones qui trouva en William Morris et les Arts and Crafts des continuateurs inspirés et efficaces. Les papiers peints dessinés par Morris jouèrent un rôle primordial pour le renouvellement conceptuel et formel des productions britanniques mais aussi dans les autres foyers de l’Art nouveau. La pénétration des produits anglais fut un facteur déterminant pour l’émergence de l’Art nouveau en Europe continentale. Outre leur emploi dans des constructions modernes – Victor Horta et Paul Hankar parèrent leurs murs de papiers peints dessinés par Charles Voysey et Walter Crane –, les papiers peints anglais bénéficièrent d’un véritable réseau

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de diffusion s’appuyant sur des connaisseurs informés, tels Gustave Serrurier-Bovy ou Albert Besnard, sur la presse et les revues comme The Studio ou Art et Décoration, ainsi que sur des marchands (comment ne pas citer ici le célèbre Siegfried Bing). Séduites par ces innovations, les manufactures continentales ne tardèrent pas à s’approvisionner en modèles outre-Manche, avant de s’approprier et d’adapter ces motifs à leur propre marché.

4 Parcourant les diverses déclinaisons de l’Art nouveau, Jérémie Cerman examine les modalités selon lesquelles se posa la question du papier peint en Europe. L’étude des artistes Henri Van de Velde, Georges Lemmen ou encore Adolphe Crespin, lui permettent de montrer comment, au sein d’un même foyer artistique, les motifs créés révèlent de fortes disparités esthétiques et des approches très personnelles. Les Allemands Peter Behrens et Otto Eckmann viennent quant à eux témoigner des essais du Jugendstil. Dans ce panorama, la France offre un terrain d’étude particulièrement riche en raison des nombreux « cas de figure » qui s’y rencontrent : des essais nabis – pour lesquels la décoration murale fut un véritable cheval de bataille, avec Paul Ranson et Maurice Denis en première ligne –, aux créations totales d’Hector Guimard, en passant par les grandes manufactures comme celles de Leroy, Grantil, Gillou et Fils, ou encore la Société française des papiers peints qui, bénéficiant du développement de l’impression mécanique, produisirent massivement et à bas prix. Jérémie Cerman révèle l’articulation à l’œuvre dans la création de papiers peints, oscillant entre des propositions originales d’artistes et les nécessités de l’industrie à la recherche de modèles adaptés à la fabrication en série.

Ill. 1. Christopher Dresser ou atelier, revêtement mural « Tekko », imprimé par Salubra en 1909 (n° 640), collection particulière

5 À partir de 1900, l’industrie récupéra réellement à son compte les motifs Art nouveau et les utilisa dans des productions bon marché, permettant ainsi leur diffusion à grande

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échelle. L’engouement pour le papier peint et l’Art nouveau suscita des collaborations remarquées entre artistes et fabricants, cependant, celles-ci ne représentaient qu’une petite part d’une production essentiellement dominée par le travail des dessinateurs industriels. Jérémie Cerman apporte ici une contribution essentielle à la connaissance d’un groupe d’artistes sur lequel les sources sont peu nombreuses, restituant par ailleurs le processus de création des modèles industriels dans son ensemble et sa complexité. Si en Grande-Bretagne, l’héritage des Arts and Crafts tendait à abolir la distinction entre art et artisanat, la situation en France était très différente : le statut des dessinateurs industriels resta longtemps ambigu et surtout, ils furent rendus responsables du manque d’innovation de l’industrie française. Pourtant, force est de constater que ce furent eux les principaux propagateurs du style 1900, qu’ils aient travaillé directement pour une manufacture ou dans des ateliers comme ceux de Robert Ruepp, Prosper Tétrel, Georges Libert, Louis Dodé, Baulieu… À l’instar de celui de Robert Ruepp, le succès d’un atelier pouvait reposer sur l’adoption du style Art nouveau.

Ill. 2. Devanture de la boutique Dutertre « À l’arc en ciel », Angers, vers 1900, carte postale, collection de l’auteur

6 Support artistique, le papier peint devint aussi le support d’une réflexion théorique qui, rejoignant celle sur le renouveau des arts décoratifs, engagea de nombreux acteurs tels qu’Eugène Grasset et Maurice Pillard-Verneuil. Cet idéal esthétique rejoignit l’idéal d’un art industriel démocratique capable de produire des objets de qualités et celle de les rendre accessible au plus grand nombre. L’industrie, en permettant un accès au style Art nouveau à une grande partie de la population urbaine, démocratisait ce qui constituait la « modernité ». Une démocratisation qui s’appuyait sur d’efficaces relais. Jérémie Cerman étudie la diffusion du papier peint, ses lieux et ses supports de vente, le replaçant ainsi dans un système de pratiques commerciales et sociales plus large.

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Ill. 3. La Cueillette des fleurs, frise de papier peint édité par L. Duchesne, vers 1900, collection de l’auteur

7 S’il semble aller de soi que le papier peint s’appréhende avant tout dans son contexte architecturel et domestique, cette présence est difficile à documenter dans la durée en raison de son extrême fragilité. Cependant, quelques rares décors ont été préservés in situ. La maison d’Aristide Bergès à Lancey, où se retrouvent plus de vingt papiers différents datés entre 1896 et 1901, ou encore la villa Béthanie à Rennes-le-Château où est conservé l’un des rares exemples de papiers peints luxueux composés de plusieurs lés ou parties assemblées, ont permis à l’auteur de réaliser une véritable étude « de terrain ». Jérémie Cerman associe à celle-ci le renfort de nombreux documents photographiques. Qu’elles soient documentaires, artistiques, judiciaires ou humoristiques, ces images sont fréquemment l’occasion de mises en scène associant les qualités ornementales et décoratives du papier peint à son caractère distinctif. Les scénettes que l’on trouve dans l’importante production de cartes photographiques offrent à cet égard une lumière importante sur les usages et les goûts pour ce médium. À travers l’intérêt pour le papier peint et pour le décoratif, se construit ainsi une filiation allant des nabis à Matisse et Picasso, de l’Art nouveau à l’Art déco et aux avant- gardes.

8 Dans cet ouvrage richement illustré – une sélection de papiers peints de la manufacture Isidore Leroy est insérée à la fin du volume –, très documenté et d’une lecture si agréable qu’elle demande à être soulignée, Jérémie Cerman développe une approche croisant histoire esthétique et histoire sociale qui donne – ou redonne – au papier peint toute sa place dans l’histoire de l’Art nouveau.

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INDEX

Index géographique : France, Angleterre, Belgique, Allemagne Index chronologique : 19e siècle, 20e siècle

AUTEURS

ÉLODIE VOILLOT Chargée d’études et de recherche à l’Institut national d’histoire de l’art

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Actualités

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Hommage à Jacques Castex

André Béguin

1 Jacques Castex, qui était membre du Comité de la gravure française, nous a quittés le 15 juillet. Jacques avait appris l’art du vitrail à l’école des Métiers d’Art en 1945 et, entré à l’École des beaux-arts en 1947, il travailla à l’atelier de fresque. La peinture, cependant, l’attirait, mais je crois qu’il faut attribuer à ces premiers apprentissages sa manière d’artisan dans le travail, de faiseur d’ouvrage, ainsi que son goût pour les grandes surfaces. Son tempérament, d’ailleurs, le poussera plus tard à la création de « transparents », où la lumière, comme dans le vitrail, jouera un grand rôle. Ce fut en Italie qu’il découvrit ce qu’il appellera « l’acte de peindre ». À Rome, il rejoignit le groupe de Guttuso, le cofondateur du Fronte nuovo dell’arti, qui préconisait une peinture d’engagement politique et moral ; c’était l’époque du réalisme social. En 1951, Jacques effectuait son service militaire à Maison-Carrée, près d’Alger ; c’est là que nous nous étions rencontrés. On l’avait affecté à la bibliothèque technique (documents et règlements des transmissions), ce qui lui laissait beaucoup de temps pour dessiner ; j’ai le souvenir de son petit bureau couvert de dessins, que les officiers, venus prendre une documentation, feuilletaient avec curiosité ; peut-être Jacques épuisa-t-il à ce moment son attirance pour une représentation réaliste car, insensiblement, je le vis adopter une expression plus abstraite. En avril 1952, il s’installait sur la côte d’Azur et montait un atelier de poterie à Vallauris, tout en continuant à peindre. Déjà, il avait fait le saut dans l’abstraction. C’est à cette époque qu’il devait rencontrer Simone, qui sera sa femme, et avec laquelle il vint par la suite habiter à Paris, où je le retrouvai. Dans sa première « manière parisienne », il travaillait avec des pâtes riches, qui conservaient, je crois, quelque chose des terres de ses poteries et qu’il mélangera parfois avec des ingrédients de peinture de bâtiment, à des mastics, pour leur donner de la consistance, tout cela dans des tons assez sombres. De cette époque, voici une de ses notes de fournitures : « blanc de zinc, noir d’ivoire (très gros tubes), terre de Sienne brûlée, ocre jaune, ocre rouge, rouge France vermillonnée, orange, jaune de cadmium foncé, jaune de chrome clair, jaune citron, vert anglais foncé, vert anglais clair, vert mousse, vert émeraude, bleu cobalt, outremer » ; ce choix indique bien ce qu’était sa peinture vers 1956/1958. « Au début était le brun, ce plomb de l’alchimie pictural, cette extinction. [...] Ce fut au fond de ce souterrain austère que Castex réfléchit et partit à la recherche

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de la fête... », écrira de lui son ami Alain Gheerbrant en 1981, époque où sa palette s’était déjà considérablement éclaircie. Cette palette s’éclaircira et se colorera d’ailleurs de plus en plus pour devenir cette « fête », de couleurs pures, de ses peintures.

Jacques Castex. Raphia, burin sur cuivre en deux couleurs par retournement, 1975. Retirage en 1992 à 20 ex. chez Tanguy Garric

2 Les gravures. Mais je voudrais parler plus spécialement des gravures de Jacques Castex, qui expriment peut-être des parties plus réservées de sa personnalité. C’est vers 1965 qu’il devait découvrir la gravure. Il en pratiqua l’eau-forte, au trait et en aquatinte, le burin sur cuivre et sur acier, en noir et banc et en couleur, et la linogravure en noir et blanc et en couleurs. Jacques fit aussi une gravure – « semblable par sa technique à mon travail de gravure dont il est l’enfant géant », écrira-t-il – qu’il relia « à la famille de ses « réseaux » : deux verres gravés superposés, de 12 m2, qui se trouvent accrochés au mur de la cour du collège Pilâtre-de-Rozier (Paris, XIe, 6 septembre 1993 ) ; les gravures colorées, l’une en jaune, l’autre en bleu, laissent, sur le mur vert, « à la lumière faire le choix de ses effets ».

3 En octobre 1992, nous avions fait un premier recensement pour l’exposition qui devait avoir lieu dans ma galerie de la rue Danville : cent soixante-deux pièces, dont deux étaient datées de 1965 et qui s’arrêtaient à l’année 1992. C’étaient principalement des eaux-fortes, soit au trait, soit en aquatinte, soit trait et aquatinte ou pointe sèche, soit aquatinte et burin. Les autres étaient des burins, dont certains étaient accentués par un roulage. Deux linogravures seulement, datée de 1963, précédant donc les gravures sur métal ; ses principaux linos viendront plus tard : quatre seront présentées en mars 2001, à la deuxième exposition de la rue Danville, dont une reproduction en couleurs figurait en page de couverture du numéro 176 des Nouvelles de l’Estampe. Il fit aussi réaliser une sérigraphie, en 1968, Dominante bleue.

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4 Les eaux-fortes. « D’abord en noir et blanc, en rapport direct avec le dessin et l’écriture », dira-t-il. Ces premières gravures, qui furent imprimées à l’atelier Leblanc où Piza l’avait introduit, avaient déjà ce caractère écrit, que l’on retrouvera plus tard dans ce qu’il appellera ses réseaux (vers 1975), exécutés « aussi bien avec la pointe gravant le vernis, qu’avec le vernis recouvrant le dessin de la pointe » ; le message est apparemment simple dans ses réseaux en noir et blanc, mais Jacques conceptualisait celui-ci de telle sorte qu’on reconnaissait vite n’avoir pas découvert son véritable contenu. Ces réseaux « simples », souvent tracés en lignes continues, en noir ou en couleurs, sont tracés « sur grille », celle-ci pouvant être « serrée », « espacée », « oblique », « s’entrecroisant », « auréolée de zigzags », « remontant en forme d’hameçon », « sur “grilletis“ (pluie) »... Les réseaux en couleurs sont nécessairement d’une écriture plus élaborée puisque les différents tracés, en se superposant, doivent former une seule « écriture ». Cependant, les réseaux avaient été précédés par les « effacements » (à partir de 1870), qui procèdent d’une démarche semblable, mais que le pinceau vient corriger : le vernis est utilisé « comme une gomme, permettant l’effacement d’écritures successives ». Pour ces deux séries, on peut parler chez Castex d’un jeu d’écriture, que la peinture et même le dessin, ne lui permettaient pas, et que l’eau-forte – la plus imprévisible des techniques de gravure – favorisait par le manège des mordants, des morsures, et des réserves. Il semblait que Castex jouait sur ces surfaces dont les parties écrites étaient tour à tour protégées par le vernis et dégarnies. « Castex joueur ? » « Facétieux », écrira Alain Gheerbrant, qui le connaissait bien, dans sa présentation « De l’alchimie ludique ». Mais il était une sorte de « facétieux sérieux » et, de ses badinages, il tirait toute une philosophie qu’il expliquait sérieusement.

Portrait de Jacques Castex

5 Distinguons donc, parmi ses eaux-fortes, les « écritures », où la main libre joue, et ses « gravures composées » – celles où intervient le burin – le rigoureux – et encore ses « gravures peintes », proches de ses peintures, telle Dedos, de 1975, à laquelle il avait

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joint, en note : « Il existe une petite toile faite la même année ressemblant à cette gravure ». Le vernis est alors balayé sur la plaque, « peigné » ou « brossé », de la même manière que le sont ses peintures lorsque de larges plages s’étirent sur tout ou partie de la toile, « les deux parties horizontale – verticale ».

6 Les burins. Deux sortes de burins : des petits formats, sur cuivre ; par exemple sur des versos d’anciennes plaques de cartes de visite, celles qui avaient la qualité des cuivres d’autrefois – laminés – et dont on disait qu’ils étaient « amour »... De la même période, est la série des Baudriers d’Uccello, dus à son admiration pour les fameuses batailles du peintre et « ses effets de l’opposition entre les volumes du cheval et les aplats des baudriers ». Mais, à mon sens, c’est dans ses burins sur acier, couverts de tailles serrées, gravées en force, que Jacques a exprimé une partie de sa nature profonde qui n’apparaît ni dans ses eaux-fortes ni dans ses peintures. De cette période, Biographie in fine est représentatif ; cette gravure en deux couleurs – vert et rouge – fut éditée par Bernard Gheerbrant en 1973. J’avais vu Jacques travailler sur sa plaque d’acier et j’avais voulu m’assurer par moi-même de la résistance que le métal opposait à la profondeur de son trait : il fallait de la poigne, bien sûr, mais aussi cette patiente insistance de l’artisan que j’ai remarquée plus haut… une patience que la répétition n’épuise pas.

7 Les linos. Castex avait été, je crois, impressionné par les magnifiques linos de Picasso qui avaient été exposés chez Louise Leiris. Il trouva, entre 1993 et 2000, dans cette matière souple mais solide, qui se prête aisément à la taille tout en étant précise, un terrain favorable à une gravure rapide, colorée, très propice à son imaginaire. Chez Castex, on ne distingue pas à cet égard le moment gravé du moment imprimé, puisqu’il travaillait, avec sa presse, à la manière du bois perdu : une première gravure fixe l’image ; on l’imprime avec une couleur principale, au nombre d’exemplaires voulus. Puis la plaque est reprise, retaillée, de façon à produire à l’impression suivante une nouvelle couleur par superposition, à des endroits choisis ; on recommence ainsi autant de fois qu’on le souhaite pour parvenir à l’image finale... tant qu’il reste de la matière.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 20e siècle

AUTEUR

ANDRÉ BÉGUIN Artiste

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Hommage à Pierre Courtin (1921-2012)

Marie-Cécile Miessner, Emmanuel Pernoud, Olivier Bervialle, François Baudequin, Christine Bouvier, Claude Garache, Thomas Sebening, Pascal Teffo, Lutz Weinmann, Michel Roger et Christophe Dupety

1 Propos recueillis par Marie-Cécile Miessner.

Emmanuel Pernoud

« De pauvres choses minces ou épaisses trouées par endroits1 »

2 Un pavillon de banlieue, le déjeuner s’éternise, on a bien mangé et bien bu, on a parlé de tout et de rien. Vers les 15 heures, il est temps de travailler, de préparer l’exposition2. On vous emmène à la cave. On imaginait trouver des cartons de gravures, du papier imprimé ; on tombe sur du travail d’orfèvre, de grandes plaques de métal recouvertes de signes mystérieux qui luisent d’un éclat assourdi. On pensait visiter l’atelier d’un graveur et l’on se retrouve dans une tombe mérovingienne, avec des stèles et des boucliers posés sur le sol. Pourtant, la gravure est là, elle n’a jamais été aussi présente que dans ces pièces qui ne peuvent tenir ni dans un cadre, ni dans un portfolio : la souple feuille que l’on prend dans les mains n’est pas la gravure au sens propre, elle en est l’empreinte, le moulage. Vivant au milieu des papiers, des dessins imprimés sur une pellicule plane et généralement blanche, nous avions oublié cette évidence : la gravure est un art du métal, des reliefs et des creux. Nous restions en surface : Courtin nous entraîne dans les profondeurs de son art.

3 Une photographie nous montre ce dernier juché sur une moissonneuse, en bras de chemise, un béret sur la tête. Nous sommes en 1944 à Rebréchien, dans le Loiret. Alors qu’il fréquente l’atelier de gravure de l’école des Beaux-Arts d’Orléans, il continue à travailler dans l’exploitation agricole de ses parents. D’une certaine façon, il restera toujours fidèle à ces origines (qu’il n’idéalisait nullement : le tableau qu’il dresse de son enfance paysanne n’a rien de poétique3) : entre ses mains, le burin s’apparente à un soc, la plaque est un terrain où l’on creuse des sillons. « Si faire de la , c’est

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sculpter et non modeler, faire de la gravure au burin, c’est graver, inciser profondément le métal avec un outil tranchant et, sans l’aide d’aucun acide rongeur, creuser plus ou moins dans l’épaisseur d’une plaque de zinc, de cuivre ou de toute autre matière dure4 ». Pour autant, jamais Courtin ne versa dans l’exaltation de la matière, célébrée par tant de ses contemporains. Le mot « brut » n’entre pas dans son vocabulaire, comme il ignore les antinomies dogmatiques du culturel et du primitif, dualisme qui renait comme Phoenix depuis Gauguin jusqu’à nos jours. On dirait qu’il prend un malin plaisir à neutraliser ces antagonismes dans ses gravures elles-mêmes, par des associations tout à fait insolites : ce que ses bas-reliefs imprimés pourraient avoir d’âpre et le rugueux, il le marie aux tons les plus délicats, au papier peint fleuri, au rose bonbon d’un emballage de friandises, au bleu layette des enveloppes de papier à lettres. Ses gravures sont des récusations incarnées des clivages théoriques. Il le fait de propos délibéré, comme en témoigne sa réflexion : car Courtin a pensé l’art du graveur et a tenu à partager ses conceptions par l’écrit et par son enseignement à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts. Il faut relire Courtin : sa « Lamentation du graveur » est parfaitement radicale dans son contenu et sans imprécation aucune dans sa forme, l’opposé d’un manifeste d’avant-garde. Dans cette profession de foi –que tout graveur ou amateur de gravure devrait lire –, Courtin utilise cet humour discret qui séduisait tant ses interlocuteurs (ce petit rire qui ornait des phrases courtes mais toujours bien senties), la meilleure arme – le burin le plus affûté –, pour formuler , l’air de rien, les vues les plus décapantes sur l’art du graveur. Ainsi, l’édition n’est nullement indispensable à la gravure (« il importe peu que la plaque soit tirée à un seul ou à un certain nombre d’exemplaires5 ») ; ainsi l’exposition d’une gravure doit exclure vitre et passe-partout et se contenter d’un clou pour suspendre la feuille le long d’un mur « où elle s’abîme, car elle est fragile, l’encre pâlit, le papier jaunit, se pique6. »

Pays gelé, 17 février 1956. BnF, Estampes

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4 Creuser la gravure : tel est le défi de Courtin. Tout graveur creuse, mais lui creuse plus loin, non seulement la plaque gravée, mais la question même de la gravure, en ses ramifications visibles aussi bien que souterraines. Pour lui, la gravure doit rester fidèle à son origine tactile. C’est une écriture, au sens sumérien du terme, gravée sur des tablettes. Il faut pouvoir la prendre, la toucher, ce qui se traduit par des œuvres à l’échelle de la main —qui bien souvent, même, peuvent tenir dans la paume. Courtin dit du graveur que « pour calculer les proportions, il se sert de son doigt dont il répète la largeur un plus ou moins grand nombre de fois »7. Prenant le contre-pied de nombre de ses contemporains, qui visent à faire de l’estampe un art mural, au nom d’une conquête de l’espace et du musée, Courtin maintient la gravure dans ses frontières originelles.

5 Revenons à cette photographie de 1944 : les « années sombres » s’achèvent, l’expression artistique se délivre d’une ligne officielle qui indexait l’art à des canons académiques et nationalistes, animés par la revanche contre les avant-gardes. Pour son malheur, la gravure était aimée du régime de Vichy qui la réduisait au « savoir-faire », qui lui demandait ni plus ni moins d’illustrer servilement l’idéologie du retour à l’ordre. D’entre toutes les techniques de l’estampe, le burin était particulièrement choyé parce qu’assimilé à cette tradition que l’on voulait réhabiliter contre les expérimentations passées. Lorsque, armé de son seul burin, Courtin exposera aux côtés des artistes les plus novateurs de l’après-guerre – Atlan, Hartung, Soulages, Wols, Fautrier, Michaux…–, il apportera le démenti le plus éclatant à ce ravalement de la gravure au métier et du graveur au technicien.

Olivier Bervialle

6 Évoquer Pierre Courtin me permet aujourd’hui de renouer avec Paris. […] Quelques souvenirs. Lorsqu’un élève lui soumet une gravure, il désigne ostensiblement d’un doigt qui décrit des cercles de plus en plus serrés un détail récalcitrant, mal intégré, bien souvent le plus petit détail et le plus en coin ; il s’attarde, le circonscrit plus encore, le souligne à l’aide d’images renouvelées, de mots savoureux empruntés à divers métiers ; puis, graduellement, il porte ses appréciations sur l’ensemble. Pierre Courtin est d’emblée (du latin involare : voler sur) sur le détail ; et en gravure, le détail n’est jamais du détail : il constitue le cœur de l’œuvre.

7 Son attention et ses remarques ne privilégient pas la conception au détriment de l’impression. Pierre Courtin, ce fou de gravure, est aussi – et nécessairement – un fou de papier. Il attire l’attention de l’élève sur un moucheron ou un fragment végétal pris dans la pâte d’un papier chinois. […] Son pouce très courbe se courbe plus encore lorsqu’il essuie une plaque. Ses ongles sont bombés, carrés, imposants. Le graveur et l’imprimeur ne font qu’un. Pierre Courtin joue autant avec la presse qu’avec l’échoppe. Chaque tirage est une possibilité unique, il n’est en rien répétition. Il faut avoir vu Pierre Courtin se servir d’une allumette pour faire plus blanc le blanc, pour donner de la brillance au fuselage, de l’incandescence aux tuyères, de l’humidité à un regard. Du traficoté – tout doit être inscrit sur le métal –, de la cuisine, dira-t-on. Cuisine, j’inverse le sens dépréciatif trop souvent donné à ce qualificatif. Cuisine est la gravure (comme tous les arts) en ce qu’elle recèle une part empirique, la part essentielle. La gravure, dominée par une vision sans laquelle elle ne vaudrait rien, n’en est pas moins une suite de petites recettes à usage unique.

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8 Dans le catalogue de son œuvre gravé, édité chez Yves Rivière, il est en bordure de texte une série de photographies prises par Pierre Courtin. Elles doivent être considérées avec attention : elles soulignent et multiplient les rapports de l’artiste et de son œuvre avec le quotidien le plus immédiat ; et rien n’est plus difficile à dire que ce quotidien qui toujours nous étourdit et se moque infiniment de nous. […]

9 La gravure et la sculpture, deux techniques, deux visions qui ne cessent de se rencontrer. Pierre Courtin, graveur ou sculpteur ? Ses gravures à l’échoppe ne sont- elles pas des bas-reliefs, la matrice autant que le tirage ? La question se pose ici avec une insistance particulière.

10 Pierre Courtin dit du graveur qu’il rapetasse (de l’ancien provençal petasar, rapiécer). Lorsqu’un tirage est imparfaitement essuyé et que le trait ou la valeur hésite sous la pellicule grasse de l’encre, il qualifie le tirage de boueux ou d’embourbé. J’aimerais dresser un lexique des mots et des expressions qu’il emploie en insistant sur le gauchissement qu’il leur impose, l’étendue qu’il leur offre et à laquelle il nous convie.

11 Lorsque Pierre Courtin considère une gravure, il procède selon un balancement qui n’est aucunement hésitation mais va-et-vient responsable pris dans un remarquable équilibre qui, certains jours, se voit rompu, délibérément, parce que l’humeur lui en dit.

12 Pierre Courtin est œil ; plus le détail est petit, plus il s’amuse ; il tourne autour, il le baptise de bien des noms et se délecte, toujours. Contrairement à certains artistes, il n’opère aucune dichotomie dans la pratique de la gravure : il n’y a pas d’un côté le col blanc, de l’autre le col bleu, d’un côté celui qui conçoit, de l’autre celui qui exécute.

13 Pierre Courtin, un grand artiste, est aussi – cela va de soi – un grand témoin. Il bichonne ses jugements et les livre au compte-gouttes. Il a de l’autorité ce qui le dispense d’être autoritaire. Il affronte ses élèves un à un, comme au confessionnal. Il ne pérore ni ne déclame. Il ne reluque pas un quelconque poste de théoricien ou d’académicien ; il est humble, et débarrassez ce mot de toute religiosité, de tout romantisme. […]

14 Son savoir est empirique, il tient pour l’essentiel à un pouvoir d’observation dont seuls sont capables les chercheurs qui font un usage quotidien des instruments les plus précis.[…]

15 Athènes, octobre 1986

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Corps de garde, 1962. BnF, Estampes

François Baudequin

16 J’ai connu l’œuvre de Pierre bien avant de le rencontrer. En 1974, à la faveur de propos d’atelier, j’appris qu’un certain Courtin avait cassé un bâton de sa presse à croix en voulant passer « un truc trop épais avec trop de pression… ». Ce casseur de presse marqua ainsi les mémoires bien plus profondément par ce fait demeuré célèbre que par ses propres tirages qui ne provoquaient aux yeux de ses collègues que scepticisme et interrogations.

17 Je commençais ainsi mon apprentissage à l’Atelier Georges Leblanc où lui-même avait fait le sien, sur cette même machine qu’il avait cassée.

18 Ma rencontre avec Pierre date de 1994 à l’Atelier René Tazé. Il venait alors pour l’impression des exemplaires de tête d’une planche pour la Chalcographie du Louvre au titre évocateur « L’Exil, …enfin. ». (J’étais loin de penser que je tirerais cette même planche quelques années plus tard). Heureux dans cette atmosphère d’imprimerie, Pierre m’a immédiatement témoigné sa « sympathique confraternité ».

19 Pierre aimait que je lui rappelle “Leblanc”, les propos et les plaisanteries d’atelier. Il demeurait profondément attaché à l’imprimerie qui lui laissait le souvenir « d’un travail à la presse plus éreintant que les travaux des champs ». Il y avait appris ce qu’il devait y apprendre ; l’essentiel sans doute pour s’en affranchir. Il évoquait les anciens taille-douciers ; les pointait du doigt sur une photographie en les nommant chacun de leur nom : ….P’tit Louis, Poicheau, Tessor, Cros…

20 J’ai eu avec Pierre des contacts épisodiques qui ont pourtant suffi à nous lier profondément. Il était trop pudique pour beaucoup en dire sur sa relation à la gravure

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mais sa quête était si vraie que j’en ai été ému durablement. Peut-être le dénoncerais-je irrévérencieusement en le nommant “grand Fouisseur” ? Il tranche le métal, le bascule, le taille, le creuse jusqu’à trouer la plaque. Il a foui d’une force indescriptible ; intuitivement. Sa main droite, qu’il avait belle, façonnée par les outils, parlait. Au bout de son bras en arc de cercle au dessus de sa tête, Pierre agitait les doigts pour préciser sa pensée et trouver le mot exact dans une gestuelle très expressive. Pourtant, rien dans sa création ne relevait de l’improvisation :

21 L’encre. Comme un « arpet » il avait broyé du noir ; par conséquent il savait composer ses encres de manière qu’elles fussent souples, très faciles à essuyer. Ses préparations convenaient parfaitement à ce qu’il en attendait. Cependant je sais que ses fabrications lui ont parfois joué de vilains tours ; il en a bavé…

22 Le papier. C’est « l’armure de l’image ». Que d’aucuns comprennent par ces mots sa science du papier pour fabriquer ses éblouissantes images à l’encre claire teintée. Structures savantes, moelleuses et résistantes, aptes à s’unir amoureusement au métal longuement travaillé.

23 La presse. Elle lui était chère. Il en connaissait parfaitement les « possibilités… »*. Ses tirages sont nets. L’image se révèle dans une tension exacte. La frappe est précise. Moulages denses, d’une étrange luminosité, patinés, ils pèsent en main ; le temps s’y est inscrit.

24 Il me confia plus tardivement qu’il ne gravait plus ; que la gravure était un mal dont il avait guéri ; il s’en était débarrassé. Pierre Courtin a fabriqué avec passion des images singulières. Ses titres, les dates, sa signature sont suivis d’un point volontaire dans la fleur du papier tel l’ultime verrouillage de l’oeuvre accomplie.

25 *Pierre Courtin, « Tel un petit fonctionnaire ».

Pierre Courtin entouré de ses élèves, année 1985-1986. Photo Alex Turbant

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Christine Bouvier

26 Je n’ai jamais su, même après toutes ces années, comment l’appeler : Pierre … ? Je n’ai jamais osé. Monsieur… ? Nous étions devenus trop familiers. J’ai donc toujours été amenée à faire des pirouettes pour m’adresser à lui sans le nommer…

27 Il était d’une grande discrétion sur ce qui le concernait. Au départ très ignorante du monde de l’estampe, je ne connus longtemps pratiquement rien de lui, jusqu’à la découverte d’exemplaires du catalogue de Rivière, trouvés chez un bouquiniste vite dévalisé par les étudiants de l’atelier. Puis je tombais sur la gravure « La maladie du pigeon » exposée dans la petite galerie de Yolande Lacour. Une révélation.

28 À l’école des Beaux-Arts, il entretenait avec chacun de ses étudiants une relation très singulière. Je n’obtenais pas de remarque sur le travail, malgré mes attentes : « Non, non, non c’est bien continuez, continuez... ». Perplexité, ayant lu ses textes ironiques sur les « peintres graveur », l’entendant commenter d’autres travaux, et sachant que j’allais tout à l’inverse de ce à quoi il semblait pourtant accorder du crédit : je maniais le pinceau, la pointe et la craie plus que le burin. Pour creuser et donner matière au métal, je jouais avec l’aléatoire et la violence de l’acide au détriment de l’incision précise du tranchant d’un outil ; j’utilisais éventuellement le grattoir et le brunissoir, mais d’une façon bien peu orthodoxe. Je n’avais pour me « sauver » qu’une relative forme d’énergie et d’acuité dans le dessin, et quelque chose à toucher sur mes plaques. Si j’insistais, j’étais renvoyée à mes errances, il semblait apprécier qu’on ne suive pas le même sillon que lui. Avec un petit rire : « c’est à dire …la gravure est à un art du toucher, du tripotage… Née dans l’obscurité des cavernes, la presse n’est qu’une machine à voir, et ça, vous l’avez compris ». Mes tentatives de tâter de l’échoppe, lorsque j’en découvris les possibilités en examinant le relief de son travail, furent vite découragées, « non, non, non, vous pouvez essayer vous en êtes capable mais ce n’est pas vous »

29 L’échange se faisait, côte à côte sur la table à encrer, au fond de l’atelier, avec je le crois une certaine jubilation de part et d’autre. Rituel à chaque fois renouvelé. Il nouait son tablier et retroussait ses manches. Le temps s’abolissait : mes plaques sous ses mains, sous nos mains, le langage autour de la sensualité des gestes et du vocabulaire de l’imprimeur, l’évocation de son travail chez Leblanc, sa collaboration avec Villon. Il pouvait convoquer les Egyptiens, les italiens, Mantegna en tête, Picasso… Au fil des mots et des manipulations, la figure de mon aïeule, objet de mes premiers travaux émergeait du noir… Mes plaques gravées devenaient supports de la transmission des gestes, des trucs du métier, de l’histoire des arts, et plus que tout de l’apprentissage d’une lecture tactile des choses, c’est à dire d’une forme d’inscription et de présence au monde… Parfois, « Tiens, je vous ai apporté quelque chose », sortant un vieux Richard de bas « d’avant », ou un Moulin Larroque déjà trempé et séché sur les fils tendus autour de ses presses dans le bazar de son sous-sol, que j’allais découvrir bien plus tard ; ou encore un vergé fin, de je ne sais où, qui « tirait très bien vous allez voir »… Ses mains souvent tremblantes, mais d’une précision sans pareil pour déposer un chine sur les plaques, manipuler le papier mouillé, ou après un réglage minutieux de la pression et le passage sous le rouleau de la presse, pour « désunir » doucement l’estampe de la matrice sans qu’aucune aspérité n’accroche, la laissant venir, délicatement, tenue par l’angle avec la mitaine de laiton…

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30 Sortie des Beaux-Arts, j’allais de temps à autre chez lui, au Mesnil-le-Roi, parfois en compagnie d’autres anciens étudiants devenus des amis : Alexis de Kermoal, Pascal Teffo, Christophe Dupety, Michel Roger…

31 La maison aux murs en résonnance avec l’univers coloré des toiles accrochées. L’impression de rentrer dans l’univers de sa peinture. En bas éclairée par la verrière donnant sur le jardin, la pièce à vivre, qui devint au fil du temps le lieu des gouaches, très mates, sur le papier préparé à la caséine, avec leur vibration si particulière émanent du support, comme « modelé » par l’humidité de la préparation… Sur les petites tables tout le fourbi des pinceaux, tubes, palettes papiers, piles de cartons d’invitations, documents ou livres divers… De la couleur, de la lumière.

32 C’était le moment du Schweppes, autour de la table ronde en compagnie d’Edith, et des prises de nouvelles : famille, anciens étudiants, travail, expositions, des discussions immanquables sur la taille et le traitement de nos deux vignes respectives… Cela avant l’invitation à « monter voir des choses »

33 Monter l’escalier en jetant un coup d’œil furtif toujours un peu impressionné aux œuvres témoignant de ses amitiés : Herbin, Alechinsky, Garache, Lapicque…En haut , dans l’atelier, toute petite pièce aux fenêtres ouvrant vers la Seine une petite toile de Françoise Gilot. Là, outre son matériel de peinture à l’huile, ses crayons bien affutés, des piles de gouaches en cours, de papiers préparés aux traits incisés dans la matière crayeuse, sortes de sinopies mobiles, il y avait des masques, des grigris, et d’étranges objets de sa fabrication. Comme les toupies, destinées à délasser les doigts crispés par le travail de l’échoppe, qui étaient souvent bricolées avec, en guise d’axe, un vestige de vieux crayon sec et, pour le corps, un cercle de carton qu’il peignait. Etonnantes œuvres avec lesquelles il me fit jouer pour que j’en éprouve le bon fonctionnement et la stabilité. En sommeil, ses outils de graveur, toujours là, bien rangés...

34 Les premières fois, il était surtout question de gravure. Nous palpions ses zincs, il extirpait de cartons des tirages souvent uniques, imprimés sur une diversité de supports allant du papier de moulin, estampé de trame textile, à des morceaux de nappe de restaurant jetable. Nous les manipulions, jouant avec les éclairages, rasants de préférence. Il pouvait évoquer la fabrication de certaines de ses teintes : cochenilles des Gobelins broyées à l’huile …

35 Au fil du temps, il ne montra plus que des peintures, restant très évasif à toute question sur l’éventualité de se remettre à la gravure. Une toile était toujours en chantier sur le chevalet ; le chevalet étant appelé certains jours avec un petit rire « l’hôpital » lorsque certains tableaux y retournaient… Nous parlions technique, composition et souvent, des italiens, Cimabue, et ceux du quattrocento…

36 Puis nous passions à côté, dans la chambre bleue où les toiles sont entreposées. Commençait alors la manipulation parfois périlleuse sur le plancher glissant, des tableaux de tous formats, empilés avec une précaution relative, les uns sur les autres. Je le percevais alors comme un lutin malicieux se fondant dans son univers coloré et peuplé. Je lui demandais de me lire ses titres, par pure jubilation, La Chiraquie en 4 casiers, Se garder des calamités, Abstraction, création, pigeon, Monogame égaré, Marasme dans les bruyères… il ne donnait jamais d’explications à leur sujet. Le soir tombant, l’obscurité naissante était le signal du départ.

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Je repartais optimiste et avec l’envie de me mettre illico au travail.

Claude Garache

37 La terre de Rebrechien vous a repris, cher Pierre, vous qui l’avez retournée, sillonnée avec votre charrue durant votre jeunesse. Cette nature qui vous a formé, que vous connaissiez si bien, les plantes par leurs formes, les oiseaux par leurs chants, identifiant toutes les traces dans la forêt, observant le ciel en météorologue intuitif et avisé.

38 Puis Paris où vous fûtes un citadin curieux de tout, infatigable marcheur, grand connaisseur des musées, prodigieux analyste des œuvres de toute époque, et créateur de cette œuvre unique entre toutes.

39 Nous avons perdu un précieux ami et un très grand artiste, dont l’œuvre initiatique demeurera vivante, il faut la célébrer et la promouvoir.

Thomas Sebening

40 M. Courtin était assis dans l´atelier de gravure des Beaux-Arts où il venait d´être nommé professeur. Par dessus ses deux paires de lunettes, posées l´une au dessus de l ´autre sur son nez, il réussit à me lancer un vif regard curieux, puis avec un sourire espiègle m´ encouragea à lui montrer mes dessins.

41 « Et pourquoi voulez vous faire de la gravure ? - c´est un métier difficile et laborieux. » m´avait-il demandé. Ma réponse ainsi que mes dessins l´ayant convaincu, je devins l´un de ses élèves. Son enseignement me fut fort précieux et me permit d´entreprendre le chemin d´un graveur en taille-douce. Depuis 2001 j´enseigne la gravure aux Beaux-Arts de Munich…

42 Sa vision artistique, toujours présente, m´accompagne depuis lors et quand j´ai l ´occasion de regarder ses burins ou ses peintures, je revois son sourire.

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Pierre Courtin, par Thomas Sebening

Pascal Teffo

43 Pour évoquer la disparition de Pierre Courtin, et sans vouloir occulter sa carrière de peintre et de lithographe, je parlerai volontiers de l’artiste graveur. C’est sa passion pour la gravure qu’il a su partager dans son atelier de l’École des beaux-arts qui a permis à quelques anciens de ses élèves de poursuivre leur chemin de graveur et de conserver avec lui des liens amicaux.

44 Si Pierre Courtin fait évidemment partie des incontournables graveurs du XXe siècle (les graveurs novateurs ne sont pas si nombreux) il ne faudrait pas oublier qu’il était aussi un formidable imprimeur. Ces deux métiers ancrés en lui ont fait la force de son enseignement, et il a toujours été très enrichissant de partager avec lui son regard sur la gravure, celle du passé comme celle d’aujourd’hui.

45 Devant une estampe, dans un premier temps, son silence pouvait être interprété comme une radiographie de celle-ci. Puis ensuite venait les gestes et les mots, comme imbriqués, et vous pouviez alors observer avec lui toute l’histoire de cette estampe. Ses yeux semblaient passer la barrière du papier pour aller rechercher le moindre geste du graveur. C’était un peu pénétrer avec lui le monde des coupeurs de cheveux en trente- six mille : l’histoire des acides, les batailles du papier et de l’encre, les secrets du cuivre et du burin, les histoires de gravure… Il faudra relire ses écrits. Les aventures et les errements des graveurs pouvaient aussi être très discutés. Bien sûr ces échanges ne s’arrêtaient pas uniquement à la technique. Des mondes silencieux et de nouvelles possibilités plastiques se révélaient avec précision et aussi avec humour. Les mots et les reliefs du noir des encres ne faisaient plus qu’un seul et même langage. Étudiant, s’il s’agissait de votre estampe, c’était la rencontre qu’il fallait faire.

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46 Dans les années qui ont suivi sa présence aux Beaux-Arts de Paris, chaque nouvelle rencontre était l’assurance d’échanges chaleureux et passionnants autour de son propre travail dans son atelier comme lors de visites d’expositions d’amis communs. Son œil était toujours celui d’un artiste attentif et exigeant.

Lutz Weinmann

47 Lorsque j’étais étudiant chez monsieur Courtin, je lui montrai un jour un bas-relief sur cuivre qui représentait des monstres et dont j’étais bien fier.

48 Monsieur Courtin à sa manière déclara comme il faisait toujours : « oui, oui... non, non... oui, non, oui ça c’est pas mal... », puis il désigna un tout petit morceau de ma plaque, avec son stylo il encadra un millimètre carré en me disant : « ça c’est beau. »

49 Il alla ensuite vers le mur de l’atelier, cerna avec ses doigts un morceau de 20 cm² sur le mur et dit : « vous voyez, ça c’est vrai... oui oui, ce morceau du mur est vrai... » À l’époque je n’ai rien compris. Longtemps je n’ai pas compris. Aujourd’hui cette critique-là est la base de tout mon travail.

Michel Roger

50 Il n’est pas difficile de mesurer la chance d’avoir été un élève de Pierre Courtin. Ce chef d’atelier livra, quatre années durant, son inestimable expérience de graveur et d’imprimeur en portant un soin particulier à ce que chacun de nous puisse en bénéficier au mieux, s’enthousiasmant toujours des hardiesses et encourageant l’effort.

51 Je me souviens qu’aussitôt ses fonctions prises à l’École des beaux-arts, il organisa des séances de modèle vivant dans son atelier. Afin de préciser ses observations, il dessinait d’un trait sensible et elliptique sur le papier de ses élèves, un détail, l’agencement d’un buste sur un bassin, un port de tête. C’est dans ces moments-là que l’on sentait le plus son bonheur de transmettre.

52 Il me plaît d’imaginer qu’il rejoignait ainsi les sources qui inspirèrent le fin buriniste qu’il devint, celui qui comprenait déjà si bien le langage des orfèvres.

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Alexis de Kermoal, L’Atelier Courtin, vendredi 17 février, 1984

Christophe Dupety

Pierre Courtin du Sillon. Hue ! la charrue du garçon ! L’oreille rouge du froid Rebréchien Le soc toque, la tête hoche Vers le fer qui tranche la glaise cuivrée. Ecope sans fin la mer de cuivre zinguée A l’échoppe acérée par tes mains puissantes D’oiseau nidificateur au talent de Pollaïolo Et au labeur de Dürer. S’animent à l’horizon des cohortes de cloportes Dodelinant, claudiquant, glandouillant ou hiératiques, Nés des noces forcées sous le joug de l’acier, Epousailles improbables de la feuille de papier Et du métal mou. Courtin du matin nous te saluions Comme un bon présage Courtin du soir, nous ne te laissions T’envoler des Beaux-Arts à Saint-Lazare Courtin de la nuit, nous entendons encore « non non, oui oui, non non, oui oui…… »

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NOTES

1. C’est ainsi que Courtin décrit ses premières expériences personnelles de graveur, en 1946 (« Longue complainte » (1972), cité dans Pierre Courtin, la gravure tactile, Paris, Bibliothèque nationale de France, p. 36.) 2. Pierre Courtin, la gravure tactile, Bibliothèque nationale de France, galerie Colbert, 5 mai – 27 juin 1998. 3. « Longue complainte », op.cit., p. 29-39. 4. Pierre Courtin, « Lamentation du graveur », Pierre Courtin : l’œuvre gravé, 1944 – 1972, Paris, Yves Rivière/A.M.G., 1973, p. 17. 5. Ibid., p. 19. 6. Idem. On lira aussi l’amusant récit par Yvon Taillandier de l’accrochage des gravures de Courtin à la galerie Yvonne Allendy, en 1951 : afin de fixer ces dernières sans recourir aux cadres vitrés (qui les rendraient inaccessibles au toucher), ils imaginent de découper des lamelles de verre pour tenir les feuilles par les seules marges du papier, un résultat obtenu au prix d’une casse considérable. Hommage à Colette Allendy, Paris, galerie Colette Allendy, mai-juin 1960, n.p. 7. Yvon Taillandier, « Voir = toucher : la gravure tactile de Courtin », Cahier du musée de Poche, n° 3, décembre 1959, p. 40-47.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 20e siècle

AUTEURS

MARIE-CÉCILE MIESSNER Conservateur des estampes contemporaines au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France

EMMANUEL PERNOUD Professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de Paris I Panthéon Sorbonne

OLIVIER BERVIALLE Artiste, écrivain

FRANÇOIS BAUDEQUIN Taille-doucier, chef d’atelier de la Chalcographie du Louvre

CHRISTINE BOUVIER Artiste

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CLAUDE GARACHE Peintre, dessinateur, graveur

THOMAS SEBENING Artiste, imprimeur

PASCAL TEFFO Artiste

LUTZ WEINMANN Artiste

MICHEL ROGER Artiste

CHRISTOPHE DUPETY Artiste

Nouvelles de l’estampe, 241 | 2012