A PROPOS DES DE WENDEL ...

A l'heure où la sidérurgie traverse une crise consi­ dérable et où disparaît «des portails des usines � le nom même de la famille qui fut,· deux siècles durant, synonyme de cette même sidérurgie, paraissent deux ouvrages consacrés aux de Wendel, qui analysent ce que fut leur rôle politique, économique, social et financier.

JEANNENEY (Jean-Noël), François de Wendel en République. L'argent et le pouvoir (1 914-1 940), , le Seuil, 1976, 6070 p.

La thèse de J.-N. Jeanneney doit ses sources principales à une documentation d'une grande richesse : les papiers de François de Wendel, et, en particulier, son «Journal » (19.06-1949) qui a servi de fil directeur de «valeur inappréciable ». L'auteur a pu également utiliser les archives de Louis Marin, ce député lorrain, président de la «Fédération républicaine de France », le grand parti modéré d'alors, les archives de cette même fédération, et de nombreux autres papiers privés.

Ce travail sur le grand sidérurgiste lorrain est en fait axé sur le rôle politique du personnage, et ce, au niveau national. On n'y trouvera donc ni une biographie complète, ni une étude de l'action du gérant de l'entreprise sidérurgique. J.-N. Jeanneney n'a pas étudié l'histoire de la «Maison de Wendel », ni, à travers elle, cene de la sidérurgie lorraine de 1914 à 1940. Seules quelques indications fixent ici les idées essentielles. On trouvera néanmoins de très utiles développements en particulier sur la «Maison » et la sidérurgie française de 1914 à 1918.

C'est donc le rôle politique, au sens le plus large, du député, puis sénateur de Meurthe-et-Moselle qu'envisage l'ouvrage, et surtout, comme l'indique le sous-titre, les interférences de ce rôle politique avec ceux, non seulement de sidérurgiste et de président du Comité des Forges, mais encore de régent de la Banque de France et de maître du «Journal des Débats ». On a donc à travers le person­ nage de François de Wendel le type exemplaire d'une étude des relations entre les milieux d'affaires et les milieux gouvernemen­ taux, entre le pouvoir économique et le pouvoir politique, de Wendel se trouvant en sa personne à leur carrefour, avec, en arrière-plan, tous les thèmes et toutes les polémiques sur ce rôle dans la vie publique des puissances d'argent et des «200 familles ». 15

L'ouvrage de J.-N. Jeanneney essaie d'approcher la vérité «au­ delà. des mythes », en montrant la réalité mais aussi les limites du pouvoir économique face au pouvoir politiqU:e;..

Dans ce sens, plusieurs exemples majeurs jalonnent cette thèse et tout d'abord le rôle de François de Wendel en 11H4�191'8. Pour cette période, J.-N. Jeanneney montre bien un certain rôle du 'Comité des Forges et de de Wendel, en ce qui concerne les «buts de guerre » d'expansion économique au-delà de l'Alsace-Lorraine, ainsi que l'opposition de de 'Wendel aux saisies sur les biens alle­ mands en France, pouvant entraîner des représailles sur les biens de la famille en Lorraine annexée et aussi en Lorraine occupée. A ce sujet, on connaît les bases de la fameuse polémique sur le non­ bombardement du bassin de Briey et les accusations de la gauche jusqu'à certains catholiques. Dans un chapitre important, J.-N. Jean­ neney essaie de démonter le «mythe » de cette affaire en montrant par exemple que si l'on n'a pas bombardé le bassin, c'est qu'on ne le pouvait pas, et d'ailleurs, on n'y aurait pratiquement rien produit pendant la guerre...

Un autre grand domaine de cette étude concerne le rôle de F. de Wendel et du Comité des Forges dans la politique de coercition à l'égard de l'Allemagne dans les premières années de l'entre-deux­ guerres. Il montre des contradictions à l'intérieur de la sidérurgie française et met en évidence le fait, contre le mythe d'une inter­ vention dans la Ruhr, œuvre de Poincaré et de Wendel, que celui-ci aurait préféré une occupation de la rive gauche du Rhin. Il n'en reste pas moins que de Wendel est toujours le leader d'une droite « nationaliste » qui prétend «mater 1'Allemagne ». Ce nationalisme serait la principale constante de son attitude politique, à côté d'une opposition à la gauche, représentée dans les années 1920 par le «cartel » - et c' est ici que J. -N. Je anneney montre, dans des chapitres denses, fournis et neufs, le rôle réel de ce fameux « mur ' d'argent » dont Wendel fut un des principaux éléments et dont il ne minimise pas l'importance lors de la chute d'Herriot. Cette attI­ tude n'empêche pas de Wendel d'accorder un temps sa confiance à Caillaux avant de réussir en 192,6 son «chef-d'œuvre» avec le retour de Poincaré. Mais J.-N. Jeanneney présente avec clarté une sorte de paradoxe : la puissance politique de de Wendel fut, en fait, plus forte au temps du cartel, pour l'empêcher d'agir, qu'au temps de l'union nationale, où il se range dans la droite minoritaire des « revalorisateurs » et subira la plus grande défaite politique de sa carrière. Il souligne aussi un facteur que l'on a parfois tendance à négliger: les divisions internes des puissances d'argent, financières et industrielles, avec un «clan de Wendel » favorable à une politique nationaliste et fidèle au dogme de l'or, et un autre (Finaly, Peye­ rimhof, Lazard) acquis à la stabilisation et au briandisme ... 16

Les luttes à l'intérieur du «mur d'argent », ou entre les « Forges» et les «Houillères » se retrouvent à l'intérieur de la droite parlementaire, et de la fédération républicaine elle-même, dont de Wendel est l'un des vice-présidents. J.-N. Jeanneney démon­ tre ainsi que de Wendel et Marin sont loin de dominer entièrement un parti où ils sont souvent isolés et représentent la minorité la plus intransigeante et la plus nationaliste du groupe de l'U.R.D., à l'occasion de plusieurs votes. II estime ici que de Wendel repré­ sente ceux qui, dans cette droite, affirment le «primat de la nation » aux dépens parfois du «primat de la défense sociale » ou de la question religieuse ...

Le rôle politique de François de Wendel en Lorraine n'est qu'effleuré, à l'occasion des différentes élections jusqu'au passage au Sénat en 1933, avec l'émergence des difficultés avec les tendan­ ces démocrates-chrétiennes : Philippe Serre le bat aux élections cantonales en 1938. Les années 1930. correspondent d'ailleurs à une éclipse apparente du rôle de François de Wendel, et J.-N. Jean­ neney n'y consacre que 1'50 pages sur 670. De Wendel a-t-il alors suivi les évolutions de la droite? En fait, il reste anti-allemand, même s'il ne rallie pas la droite anti-munichoise. C'est alors que «'Wendel balance ». D'autre part, il a toujours témoigné d'une cer­ taine admiration à l'égard de l'idée fasciste. Mais a-t-il soutenu la droite autoritaire et les ligues? II n'a jamais aimé de la Rocque, s'il a nourri des illusions sur Doriot. Tout comme la fédération, il a subventionné des ligues, et Jeanneney apporte ici des éclaircisse­ ments : il met en évidence que de Wendel n'était pas républicain de cœur, tout au plus de raison, mais témoignera par la suite d'une certaine réticence face à la «révolution nationale » ...

Cette thèse décrit un personnage à la fois conforme à sa légende et plus complexe, au-delà des mythes simplistes. Son rôle et sa puissance, autant directs qu'occultes, sont indéniables, plus grands peut-être que ce que les archives peuvent permettre de déterminer, mais il subit des échecs, même avec la droite au pouvoir. Dans cette droite, sa position est d'ailleurs originale et marginale, ne pouvant être classée ni dans la droite «orléaniste », évoluant vers le briandisme, ni dans la droite «traditionaliste », car il n'a aucune préoccupation religieuse... II représente à la fois les grands intérêts d'affaires, ou plutôt de «son » affaire, et une certaine tradition nationaliste et authentique. C'est d'une certaine façon une grande puissance autonome et plus ou moins isolée qu'il incarne.

J,-C. DELBREIL 17

FRITSCH (Pierre), Les Wendel, rois de l' acier français, Paris, R. Laffont, 1976, 280 pages.

Les fonds d'archives publiques, le dépouillement de journaux d'opinion et de revues économiques, et surtout plusieurs centaines de témoignages enregistrés constituent l'essentiel de la documen­ tation rassemblée par P. Fritsch, pour cet ouvrage destiné à un large public. Ni thèse d'université, ni roman, ce livre est avant tout celui d'un observateur avisé et réaliste du monde wendélien, d'un paysage quotidien dans lequel a vécu une dizaine de généra­ tions lorraines.,. D'une plume alerte et utilisant une stricte chrono­ logie, l'auteur insiste sur. les paris successifs engagés par les de Wendel et leur ténacité à créer, développer et maintenir leur patri­ moine familial au travers des vicissitudes historiques.

Les deux premières parties qui conduisent rapidement le lec­ teur de l'installation à , en 17<04, de Jean-Martin Wendel à la guerre franco-allemande de 1871Û'-1871, traduisent immédiate­ ment cet état d'esprit. Animés de la double volonté farouche d'ac­ croître leur patrimoine familial et d'accéder à la noblesse, les Wendel constituent sous la monarchie d'Ancien Régime les bases de leur « royaume ». Forgeant armes, affûts de canons et boulets qui servent sur tous les champs de bataille d'Europe et d'Amérique, les successeurs de J.-M. Wendel étendent leurs biens. Ils créent à Sainte-Fontaine, en 1758, le deuxième pôle lorrain de leur puissance. Au Creusot, où après quinze ans de recherches il réussit à couler de la fonte au coke selon les méthodes anglaises, le chevalier Ignace de ·Wendel met au service de Louis XVI un pu issant complexe sidé­ rurgique. La même année 17'85, en devenant seigneurs d'Hayange, la famille de Wendel accède à la noblesse. Mais il n'y a pas loin du Capitole à la roche tarpéienne, et la Révolution disperse le patrimoine.

Cependant dès 1803, François de Wendel reprend progressive­ ment possession des anciennes forges de la famille. Les succès sont rapides, car son unique client, l'empereur, est gros consommateur des munitions forgées à Hayange et Moyeuvre. Et à travers les différents régimes politiques français, avec les vertus qui étaient déjà les leurs au XVIII" siècle, les de Wendel reconstituent leur puissance économique. Il est vrai que les guerres impériales, le développement urbain et surtout l'essor considérable du chemin de fer assurent à leurs forges des débouchés conséquents. Au milieu du XIX· siècle (1847-1853) , Charles de Wendel étend les bases du « royaume ». Utilisant les concessions charbonnières de Forbach et Stiring, que son père a rachetées, et surtout le chemin de fer, qui en 185'2 relie à Sarrebruck, et au tracé duquel il n'est pas étranger, il crée l'usine et la ville de Stiring. Ainsi le coke allemand arrivera-t-il vite et à moindre frais. Cette opération met en lumière 18 deux aspects désormais essentiels du rôle de la famille : la carrière politique et le paternalisme social.

Depuis 181 5, les maîtres de forges lorrains sont rég�lièrement élus députés de la Moselle, et cette tradition se perpétuera jusqu'à la deuxième guerre mondiale (1). Et à Stiring, Charles de Wendel crée pour la première fois ce que P. Fritsch appelle «le monde wendélien ». Il loge son personnel dans des cités, où les maisons sont en rapport avec l'emploi occupé à l'usine. Il hiérarchise la grille des salaires en huit classes. C'est l'Ordre wendélien, qui avec son système d'assurances et ses écoles, fait de Charles de Wendel un patron social en avance sur son temps. Les résultats sont consi­ dérables, la fortune acquise, et de Wendel rivalise avec Schneider tant à la Chambre des députés que sur le marché du fer. Mais la guerre franco-allemande de 187Ü' éclate, et suite à l'habile jugement , de Thiers, pour qui «la prospérité métallurgique de l'Est est une pure illusion » (p. 93) , le patrimoine de Wendel passe à l'Allemagne.

P. Fritsch consacre alors une longue troisième partie à la Lor­ raine annexée ( 1871�1914) (2) , dans laquelle il s'attache à exposer le grand problème des de Wendel : rester Français de cœur, tandis qu'ils acquièrent l'essentiel de leur fortune en Allemagne impériale. Constitués, le 30 décembre 1871, en société «Les Petits-Fils de François de Wendel », ils s'installent de part et d'autre de la frontière de 1871.

En Lorraine annexée, ils constituent un môle de résistance française face aux grands magnats protestants de la Ruhr, en réservant les participations aux descendants de François de Wendel, en refusant de s'associer aux banquiers allemands et autrichiens, et en gardant leur autonomie dans l'approvisionnement en coke, par l'achat de concessions charbonnières en Westphalie et dans le Lim­ bourg hollandais ( 1900-190.8). Résistance politique également, puis­ que Henri et Charles III de Wendel furent députés protestataires de la Moselle au Reichstag. Néanmoins, ils savent, le cas échéant, contribuer de l'intérieur à la prospérité de leurs entreprises, comme Henri de Wendel qui est fondateur du Comité des forges allemand (Stahlwerksverband) aux côtés de Krupp et Thyssen.

En Lorraine française, la découverte, puis l'exploitation à partir de 1881 du bassin ferrifère de Briey préludent à un âge d'or qui se poursuivra jusqu'en 191'4. L'univers wendélien, qui fait ressembler la famille de Wendel à une «puissance féodale » (p. 132), se struc­ ture solidement autour de Jœuf, leur nouvelle capitale «française ». Les pages consacrées alors par P. Fritsch à ce «monde wendélien » sont certainement les meilleures du livre. Fruits d'une longue obser-

1 Voir la thèse de J.-N. Jeanneney consacrée à François de Wendel.

2 Pour cette période, on peut regretter que J'auteur ait omis de mentionner en biblio,graphie la thèse de F. Roth, L,a Lorraine annexoo : 1870-1918, Nancy, 1976, 765 pages. 19 vation personnelle, elles sont d'une vérité saisissante. Tableau d'un J univers fermé, qui maintiendra sa réalité jusque dans les années 1960. Cité d'ouvriers, cités d'employés, cités d'ingénieurs aux rues portant des noms de saints ; maisons avec jardins, dont on stimule l'entretien par l'organisation de concours de jardinage ; coopéra­ tives d'achats, dispensaires, hôpitaux, écoles, terrains de sport, bourses qui placent les de Wendel en avance sur les réalisations de l'Etat.

, La première guerre mondiale, qui ouvre la quatrième partie du livre, remet en cause la puissance des de Wendel. Leurs biens en Lorraine annexée sont mis sous séquestre. Le bassin de Briey tombé aux mains de l'armée allemande, est administré par Rœchling et Thyssen. Mais François de Wendel, élu député de Briey en HH4 et président du ,Comité des Forges pendant la guerre, veille à la sauvegarde du patrimoine familial en faisant créer une commission des dommages de guerre. C'est sa forte personnalité qui domine les chapitres consacrés par P. Fritsèh à l'entre-deux-guerres. Il éclipse ses deux frères, Humbert, le négociateur «silencieux et génial », et Maurice, l'historien de la famille. Par sa position politique (dépu­ té, puis sé nateur) et industrielle (Comité des Forges), il est la cible favorite des gauches françaises et des syndicats. En fait, les affaires ne sont pas aussi prospères qu 'avant 19,14 et surtout moins bonnes que ne l'espéraient les de Wendel redevenus Français. L'in­ trusion de la vie syndicale et les services de l'Etat commencent à battre en brèche le monopole de la famille. Les «riches heures » des de Wendel semblent relever du passé. La deuxième guerre mondiale plonge à nouveau les maîtres de forges lorrains dans le désarroi, qui replient rapidement leurs archives de Jœuf à Paris, puis' à Tours.

Dans la dernière partie qui traite de la période 1945-1974, l'auteur évoque rapidement (3'5 p.) les problèmes nouveaux auxquels sont confrontés les de Wendel : nationalisation de leurs houillères lorraines en 1946, mise en place des comités d'entreprise. Sur le plan économique l'ère du gigantisme a sonné et avec elle celle de l'ouverture. Pour réorganiser leur «royaume sidérurgique », les Petits-Fils doivent s'associer à Sidélor pour créer en 1948 la Sollac. Malgré une conjoncture industrielle favorable, malgré un semblant de redémarrage économique avec le programme de hauts fourneaux géants de Jœuf en 1957, le «royaume lorrain :l> des de Wendel s'épuise. La concurrence croît, la modernisation est insuffisante et la sidérurgie lorraine s'asphyxie lentement. En quelques pages, P. Fritsch évoque l'arrêt du programme de Jœuf, la dilution du patrimoine de Wendel dans les nouvelles sociétés Sacilor et Solmer, la liquidation des œuvres sociales. De fermetures d'usines en pré­ retraites de restructurations en licenciements, l'univers wendélien traditio�nel s'effrite. Le monde forgé en 2:70 ans par une famille qui donnait le nom de ses enfants à ses usines, à ses mines, à ses cités, à ses rues, à ses écoles fait place en 1973 à la C.L.I.F. (g) , holding anonyme de dimension internationale, empire industriel diversifié allant de l'acier à l'équipement nucléaire.

Gérard MICHAUX

3 Compagnie Lorraine Industrie,lle et Financière.