La petite religieuse de la rue Moufetard. EPISODE 1

On peut facilement confondre une religieuse en chocolat avec une religieuse tout court. Tout comme une religieuse en chocolat, le personnage de notre histoire a une petite tête bien pleine, un corps bien développé en fn de croissance. Nourrie depuis sa plus tendre enfance aux et aux pains au chocolat, notre amie du jour regrette souvent que la collerette blanche que d’antan l’on portait autour du cou, ne soit plus à la mode. Complexée par son cou qu’elle trouvait trop gras, Shirel Mulouze aurait beaucoup aimé porter cet accessoire tout au long de l’année. Notre petite religieuse était certes, petite par la taille mais possédait une intelligence aussi large que ses hanches. Elle possédait une ouverture d’esprit étonnante qui, à l’aube de ses 19 ans, lui avait permis de se faire des tas d’amis de toutes religions confondues. Lors des conversations qui portaient sur les croyances et pratiques de chacun, pour éviter les frictions, en bonne pâte, Shirel changeait son degré de religiosité au gré de l’interlocuteur qu’elle avait en face d’elle. Par exemple, devant son oncle ofciant dans une très très grande synagogue de Paris, notre petit chou à la crème afrmait être très religieuse. Par contre avec son ami Omar, ofciellement athée, mais ofcieusement observant du ramadan, elle revendiquait être à peine intéressée par la spiritualité. D'ailleurs, chaque fois que le petit groupe d’amis abordait le thème de la religion, son amie Ortance Duval trouvait cela ringard, dépassé, austère et ennuyeux : « Si la religion était amusante, cela se saurait ! Tout le monde en pratiquerait une ! Et puis, la bible ou autres ne sont que des milliers de feuilles écrites et interprétées par des milliers d’hommes, de mille manières diférentes ». En entendant le mot mille, Shirel Mulouze avait toujours l’eau à la bouche. Son esprit vagabondait vers son gâteau préféré qui n’était autre que le mille-feuilles. En un de pensée, elle laissa tomber ce qu’elle était en train de faire, et se dirigea aux petits trots vers sa boulangerie fétiche « Aux bonnes bouchées » où tous les lui étaient autorisés. Eh oui, aussi bizarre que cela puisse paraître pour une flle aussi gourmande que Shirel Mulouze, elle respectait scrupuleusement les lois alimentaires de sa religion, mangeant strictement Cacher. Ce qui ne plaisait pas du tout à Ortance Duval qui trouvait cela abusé, débile, nul et archaïque ! Portée par l’envie, il sufsait à Shirel de dévaler les escaliers de son immeuble pour rejoindre son endroit préféré au monde. En arrivant au premier étage, la voix agacée de son amie résonnait en elle : « Mais enfn, je ne vois pas ce qu’il y a d’interdit à prendre tes pauses gourmandes dans ma boulangerie ! Un fan reste un fan ! Du lait, des œufs, du sucre vanillé, de la farine, du sucre ! Je te jure sur ma tête qu’il n’y pas de

1 porc ! » En passant devant le miroir de son immeuble, Shirel pensa à son port de tête et se remit droite ! Cinq secondes plus tard, elle posait enfn le pied au palais de tous ses plaisirs et déglutit de bonheur. L’odeur enivrante du bon pain venait de lui chatouiller divinement les narines. Qu’il était agréable d’avoir une boulangerie au rez-de-chaussée de son immeuble. En apercevant, la petite du 5e étage, Madame Bérosse, la boulangère sourit de toutes ses dents mal alignées. Ne se souciant pas des clients déjà présents qui faisaient la queue pour être servis, elle cria de sa voix forte et chaleureuse : –Ah voilà, ma cliente préférée. Messieurs, dames, laissez passer mon petit baba au rhum. Je la connais depuis qu’elle est haute comme trois pommes. Alors mon ange, qu’est-ce-que je te sers aujourd’hui ?

Gênée par les regards appuyés de cette clientèle de quartier, Shirel demanda presque à voix basse : _Un mille-feuille, s’il vous plaît. –Tout de suite mon coeur. Je suis contente de te voir car j’ai une surprise pour toi.

Se retournant pour attraper quelque chose Madame Bérosse cria à tue-tête : –Regarde ma flle, je te montre la toute dernière création de Lucien. –Lucien !? Votre Lucien !? –Oui, mon petit chéri est tout juste revenu de son école de pâtisserie. Qu’est-ce que je suis fère ! Il vient d’obtenir son diplôme et peut désormais concourir pour devenir l’un des meilleurs pâtissiers de France. En attendant, vas adorer ce qu’il a préparé !

Efectivement, le gros à la framboise saupoudré de sucre glace rehaussé de fruits rouges que Madame Bérosse désignait, donnait drôlement envie. Le problème était que Shirel se rappelait très bien du gros Lucien. Il n’avait fait que la tourmenter pendant toute leur enfance. Elle avait été bien trop contente d’entendre de la bouche de la mère d’Omar, qui l’avait répété à la mère d’Orlane, qui l’avait dit à sa tante, qui l’avait enfn confé à sa mère, que Lucien était parti pour trois ans à Arcachon dans une école pour apprendre le métier de pâtissier. Le savoir de retour l'embêtait pas mal. Cependant, elle dut mettre de côté sa crainte car Shirel était confrontée à un très gros dilemme plus urgent : elle était venue acheter un mille-feuille et rien de plus ! Déjà qu’avec cette douceur, elle faisait un gros écart sur son régime, alors avec deux gâteaux entiers, ce ne serait pas du tout raisonnable ! Pendant un jour de la semaine quelconque, cet acte isolé serait une pure folie, une catastrophe calorique, un suicide insulaire mais alors à la vielle de la nouvelle année juive, cela aurait des conséquences des plus terribles !

2 À compter de ce soir même et pendant les deux jours prochains jours, son programme se limitera à manger, boire, prier et dormir. Sans compter que nous étions au tout début du mois de septembre et les semaines suivantes, seraient ponctuées de jours chômés où plusieurs fois par semaine, elle allait avoir droit à des menus de fêtes ! Sa mère, Evelyne, et ses quatre grandes sœurs étaient comme à l’heure d’habitude chaque année, aux alentours des mêmes dates, chez elle, en train de cuisiner plus que de raison. Malgré tout, en bonne gourmande qu’elle était, Mademoiselle Mulouze, ne put s’empêcher de saliver devant la dernière création de Lucien Bérosse. C’est alors que notre petite religieuse qui adorait aussi le chocolat, plissa le front pour entamer un calcul complexe de calories qui comprenait ces deux écarts ainsi que les traditionnels cigares aux miel de Vanessa (irrésistibles !), les roulés au miel de Jennifer (exceptionnels) et les desserts sucrés à la grenade de Pamela (fabuleux!). Seul Séphora viendrait avec sa salade de quinoa que personne ne goûtait à l’exception de son fls Noah et de son mari Andréa de Rotshild (oui comme la célèbre famille !). Shirel réféchissait tellement fort, que la cliente d’à côté pouvait entendre son raisonnement : « Si je saute le repas de ce midi, ne mangeant rien jusqu’à ce soir, ne prenant qu’un cigare, à la place de deux… non impossible, partons sur trois. Donc, si je fais l’impasse sur le poisson et ne prends qu’un tout petit bout de viande, cela donnerait un total de… » _ Alors tu le prends ou pas ? Je n’ai pas toute la journée ma biche !

« Non Shirel ! Non ! Ce ne serait vraiment pas raisonnable ! Sois forte et ton fessier te remerciera ! », lui cria une partie de sa conscience, section ftness/ bien-être/ complexe. - Non, juste le mille-feuille s’il vous plaît.

Pour bien appuyer sur le gros cœur de notre amie, le visage défait, la mine triste, l’air des plus déçu, Madame Bérosse attrapa une boîte en carton au-dessus de la pile posée sur le comptoir, tout en marmonnant quelques mots. – Ça ne va pas faire plaisir à Lucien. Lui qui se faisait une joie de te faire goûter son travail. Mais que veux-tu !? On pense faire plaisir et voilà le résultat. Ah vous les jeunes, vous ne vous rendez pas compte à quel point vous faites de la peine. - Oh non Madame Bérosse, je ne voulais en aucun cas… - Ne t’en fais pas, je ne vais rien lui dire. C’est le rôle d’une mère de protéger son fls d’éventuelles déceptions. Il comptait sur toi pour obtenir ton avis et réajuster sa recette afn de le proposer à nos prochains clients. Un macaron à la framboise de cette qualité, cela ne se refuse pas quand même. –Mais je suis au régi…

3 – Si nous devenons la risée du quartier, je ne dirai pas que c’est en partie de ta faute. – Bon très bien. Très bien ! Je vais prendre le macaron !

Tout en remplissant la boîte, Madame Bérosse afchait un visage triomphal ! L’un des clients avait vu à des kilomètres le manège culpabilisateur de ce chef d’entreprise qui avait depuis le départ prévu une boite en carton pouvant contenir deux gâteaux ! La boulangère remercia chaudement sa plus fdèle cliente. –Tu ne peux pas me faire plus plaisir mais attention ne vas pas dire après que je t’ai forcé la main après ! Tiens ma mie. Cela fera 9,90 euros. –Tenez. –Tu vas te régaler. –Comme toujours Madame Bérosse. –Tu me noteras ce que tu en penses dès que tu auras fni le macaron, d’accord !? Même un texto fera l’afaire. –Très bien. – Et passe le bonjour à ta mère de ma part. Dis-lui que nous avons des promotions sur les croquants. –Je n’y manquerai pas.

En entendant la sonnette qui s’enclenchait une nouvelle fois pour aller dans le sens inverse, notre petite religieuse était très embêtée à l’idée de manger ses entremets. Elle ne savait pas comment mais elle allait résister. Avant même de gravir la première marche du premier étage, ne pouvant attendre une seconde de plus, Shirel faufla sa main à travers la boîte en carton afn de récupérer un bout de son mille-feuille. Sauf qu’au lieu de sentir les couches de pâte feuilletée avec ses couches de crème pâtissière, ses doigts butèrent sur une forme circulaire qui n’était autre que la toute dernière création de Lucien Bérosse. Se jurant de ne goûter qu’un seul tout petit morceau, elle le sortit de la boite et croqua dedans. Hélas, dès la première bouchée, Shirel savait qu’elle en voulait plus ! À mesure qu’elle montait les marches, c’était comme si ses bonnes résolutions s’étaient volatilisées vers des ruines antiques où reposaient des générations entières de fausses résolutions. Qu’importe car l’explosion de saveur qui se jouait dans le palais de notre amie était si forte qu’elle en était baba. Pour en savourer chaque morceau, Shirel avait fermé les yeux. Elle savait qu’elle allait le regretter plus tard, qu’elle allait en pleurer même, mais à cet instant, elle se trouvait au paradis du goût ! Elle était transportée par ce mélange exquis d’acidité et de sucré et savourait cette extraordinaire combinaison. À peine son macaron fnit, Shirel se leva d’un bon et grimpa les cinq étages qui la séparaient de chez elle. Elle se gronda de ne pas avoir

4 été assez forte pour résister ! Ses 12 kilos de trop n’allaient pas fondre sans eforts de sa part. En poussant la porte du 5ème étage, porte gauche du 8 de la rue Moufetard, notre jeune flle envoya un message à la boulangère, voisine et amie, pour lui faire savoir tout le bien qu’elle pensait du macaron à la framboise de son fls ! Sentant encore des relents de fruits rouges envoyés par son œsophage, notre chérie en profta pour lire le dernier message d’Orlane Duval, sa meilleure amie. Celle-ci lui confrmait sa venue pour le soir-même. « Du Orlane tout craché ! » avait pensé Shirel. Bien que son amie eût juré plusieurs fois sur les marches de l’Opéra de Paris (sa mère travaillait à la boutique souvenirs !) qu’elle détestait toutes pratiques ou convictions religieuses, pour rien au monde celle-ci aurait raté les traditionnels repas de la famille Mulouze que l’on servait les soirs de Roch Hachana. Notre petite gourmande traversa le couloir de ce 5 pièces avec vue sur « rien » comme rouspétait souvent son père, pour se rendre directement vers la cuisine afn de ranger au frais son mille-feuille. Cet acte s’avérait être une tâche ardue dans la mesure où cette pièce était remplie à craquer par les femmes de sa famille. À travers les popotins de chacune de tailles plus ou moins proéminente (sauf celui de Séphora qui était aussi plat qu’une crêpe bretonne !), Shirel se fauflait. Avec délectation, elle humait les odeurs qui émanaient des plats mijotés dans les marmites. Par manque évident de places, sa mère se plaignait de sa présence qu’elle jugeait inutile ! Elle tenta même de l’expulser à coups de torchons. La plus jeune flle de la maison revendiquait sa place en expliquant qu’elle devait mettre quelque chose au frigo. –C’est ma forêt noire que tu as ? Demanda Jennifer. J’en ai commandé un pour Eden. C’est son cadeau pour la nouvelle année. Shirel n’eut pas le temps de répondre que Séphora, son autre sœur, imposa déjà son commentaire. –Avec cette cochonnerie, tu vas fnir par tuer ton mari ! Ne vois-tu pas que tu le gaves comme une oie ! –Mêles toi de tes afaires sœurette et contentes-toi de nourrir les tiens avec tes graines de Chia et tes baies de Gojis ! –Oh comment elle t’a cassé, l’autre ! avait plaisanté Vanessa.

Pour couper court à la dispute, la petite dernière indiquait qu’il ne s’agissait qu’un simple mille-feuille qu’elle se réservait pour plus tard. –Et ton régime ? demandait étonner Jennifer.

En entendant ses mots, Evelyne, la maman, qui était en train de vérifer la cuisson de sa joue de bœuf, plat spécial qu’elle réservait uniquement pour le premier soir de

5 Rosh Hashana, poussa un cri efroyable et se rua vers sa petite dernière. Elle l’a pris dans ses bras, la serrant si fort que si elle continuait sur cette lancée, elle aurait pu aisément provoquer un étoufement fatal. Ne s’arrêtant pas là, Madame Mulouze, gratifa Shirel de quelques expressions en arabes intraduisibles en français. La seule chose que la jeune Mulouze savait c’est qu’elles exprimaient tout l’amour (bien trop excessif à ses yeux) que sa mère ressentait pour elle. Pour accompagner ses paroles, Evelyne pinça les joues de sa flle très fort tout, lui assénant le coup un grâce verbal : – Ma petite boulette tunisienne ! Jamais tu maigris, tu m’entends ! Que je n’entende plus ce vilain mot dans ta bouche. – Mais maman je ne me supporte plus comme ça ! – Suft ces bêtises ! Tu veux quoi ? Ressembler à ses flles sur Instagram ? Elles sont moches comme des poux et non pas assez de grammes sur le dos ! Si l’appli s’appelle comme ça, ce n’est pas pour rien ! Toi, tu es belle comme un ange ! –Quand on a autant de hanches et de ventre que moi, c’est normal de vouloir maigrir maman ! – Normal ? N’importe quoi ! Tous les hommes ils vont t’aimer telle que tu es ! Avec le gros cœur que tu as, aucun ne va résister ! –Son gros cœur !? C’est plutôt ses grosses cuisses qu’ils vont regarder. Avait ajouté avec conviction Paméla qui s’afairait à récupérer les graines d’une énorme grenade. –Si seulement un seul pose un regard sur elle ! complétait Vanessa. Quand tu es un peu ronde, tu deviens transparente aux yeux des mecs. De nos jours, tous les hommes ne regardent que les tailles 34 avec des poitrines opulentes. –Et qui font bien la cuisine, avait complété Jennifer. –Et qui leur font une fopée d’enfants ! – Qu’elles élèvent presque seules et attention si tu demandes de l’aide au père ! – Faut qu’ils soient bons élèves ! –Qui ? Les enfants ou la femme ? avait demandé Séphora. _ Les deux ! Lui crièrent en chœur les autres sœurs Mulhouse. –Qui bossent ! –Oui mais attention ! Ils ne veulent pas d’une petite guichetière ou d’une petite vendeuse. –Seulement si elle reste aguicheuse ! – Mais pas trop ! Avaient de nouveau crié ensemble les femmes de la cuisine, sauf Evelyne qui était outrée de ce qu’elle entendait. –Des folles ! Voilà ce que j’ai mis au monde ! Des folles furieuses qui ont des idées stupides dans la tête ! Réveillez-vous les flles, les hommes adorent les femmes minces mais ils épousent les rondes ! Demandez à votre père s’il ne m’a pas aimé

6 avec mes formes. Erold ! Erold ! Dis à tes flles que tu m’as aimée comme j’étais dès que tu m’as vu !

Depuis le salon, le père Érold cria à sa femme une réponse très honnête : _Nous étions en 1949. Je vivais en plein désert du Sahara, entouré de bédouins, de vaches et de béliers à perte de vue. Alors quand mon père m’a annoncé qu’il avait arrangé un mariage et a cru bon de préciser avec une flle, sans même voir votre mère j’ai dit oui. –Tu vois ma fle ! Toi aussi tu auras ton Erold !

En regardant son père, avec ses cheveux gris, ses quelques poils qui dépassaient de ses oreilles et cette manie qu’il avait de toujours faire tenir un cure dents entre ses dents accompagné d’un bruit sonore de succion bien à lui, bien qu’elle aimait beaucoup son père, Shirel n’avait jamais été aussi convaincue qu’il fallait qu’elle maigrisse ! Elle n’allait pas se contenter de perdre ses 12 kilos en trop mais plutôt 20 ! Il fallait viser haut ! Plus décidée que jamais, notre gourmande en herbe ne ft plus attention aux échanges des femmes de sa famille. Elle préféra soulever les couvercles en aluminium des repas prêts à la recherche de légumes. Ils allaient devenir ses meilleurs alliés ! Soulagée de trouver des dattes, des jujubes, des blettes, des poireaux, de la courge agrémentée de graines de sésames, en sommes tous les éléments que composent le plateau de Rosh Hachana, Shirel était ravie. Sa grande grande sœur Séphora qui venait d’observer sa petite petite sœur, dans un élan de tendresse envers elle, lui assura qu’elle allait l’aider à faire la peau à ce gras accumulé qui allait fnir par lui boucher les artères allant jusqu’à provoquer une crise cardiaque ! ». Se sentant investi d’une mission la grande grande sœur ajouta l’une de ses horribles histoires : -Tu sais ma collègue Samantha, et bien son père n’a jamais fait attention à son taux de cholestérol et boum un dimanche midi il est mort la tête dans le cassoulet ! Et tu sais Francine, la cousine de mon mari, et bien son grand-père se nourrissait que de galettes de riz et bam il est mort en plein Carrefour au rayon bio. Ah ! Et je ne t’ai pas dit la dernière en date…

Shirel n’en pouvait plus ! Encore une histoire tragique et c’était elle qui ferait partie de l’une des histoires dont Séphora rafolait. Elle la voyait bien dire : –Tu sais ma sœur Shirel, la petite boulette. Un jour, on la retrouve morte dans ses tartines de Nutella. Et bim en plein petit dej’ ! D’après les médecins, elle avait fait une overdose de sucre !

7 Depuis toujours sa grande grande sœur avait cette passion dévorante pour raconter les malheurs et les répandre à plus de monde possible. Comme sauver des cieux son autre grande sœur, Jennifer, les mains pleines de farine, poussa un son aigu à la lecture d’un message qui venait d'apparaître sur son téléphone. Sa mère avait sursauté et l’avait aussitôt grondé de lui avoir fait peur sans prévenir. – Comment veux- tu que je te prévienne avant de crier !

La main sur le cœur pour calmer ses battements, la matriarche de la famille Mulouze demanda pourquoi cette réaction. –Ma saloperie de belle-mère veut s’incruster ! Elle me sort son couplet comme quoi elle est seule et qu’elle est déprimée. En même temps quand on est aussi insupportable, il ne faut pas s’étonner que personne ne nous invite ! –N’insulte pas Yvette ! À la base c’est une femme très gentille mais la vie ne l’a pas épargné ! C’est toi et ton sale caractère qui n’ont pas su vous entendre avec elle. –Gentille ? Tu qualifes Yvette de gentille ? Avec toutes les crasses qu’elle m’a fait subir, tu prends encore sa défense ! De toute façon, le jour où tu seras de mon côté, les poules auront des dents et Bill Gates viendra m’épouser. –Laisse Monsieur Bill Gates en dehors de ça. Il vient tout juste de subir un lourd divorce ! Sa femme lui a pris la moitié de sa fortune !

Jennifer failli s’étrangler ! –Je te parle de moi, et tu trouves le moyen de plaindre Bill Gates ! TU NE M’AS JAMAIS VRAIMENT AIMÉ ! –Allez c'est reparti pour un couplet sur l’aîné mal aimée qui fait sa victime ! avait lancé Vanessa. –Continue de pétrir le pain au lieu de dire des bêtises, avait ordonné Evelyne ne faisant absolument pas cas des états d’âmes de sa flle ! Et dis-lui que c’est oui ! – À qui ? À Bill Gates ? – À Yvette ! –Hors de question. Qu’elle crève toute seule ! –Une veuve tu vas la laisser seule le soir de la nouvelle année ! Ma parole tu es cruelle. J’ai créé un monstre ! Erold, ta flle est un monstre. –Laquelle ? Avait crié Erold toujours du salon qui avait monté le son de la télé, n’en pouvant plus d’être pris à témoin par sa femme. –Jennifer, mets tes grifes de côté et invite-la. Après tout c’est bientôt le jour du grand pardon. –C’est elle qui doit me demander pardon !

8 –Si tu pardonnes, tu te libères de tout. Tu te sentiras plus légère. Avait ajouté Séphora. –Vous m’agacez ! Laissez-moi détester ma belle-mère en paix comme tout le monde ! Oh et puis zut !

Et c’est de cette manière qu’Yvette la belle-mère de la sœur de Shirel fut invitée le soir-même chez les Mulouze. Cet intermède entre sa mère et sa grande grande grande sœur avait créé une diversion qui avait permis à la benjamine de la famille de s’éclipser et de s’enfermer dans sa chambre. Shirel put ouvrir son tout nouveau cahier de notes afn d’y noter son écart : MACARON AUX FRAMBOISES DIVIN. C’était sa nutritionniste qui lui avait recommandé de tenir un journal de nourriture. Une fois sa tâche terminée, notre petite rhubarbe qui adorait aussi les tartes, regardait par la fenêtre qui ne donnait sur « rien », elle vit apparaître un mirage. Du haut du 5ème étage, si elle se penchait sur le côté droit, elle pouvait apercevoir une petite cour. De son poste, elle vit un garçon d’à peu près son âge qui portait un marcel blanc, un pantalon blanc et des crocs blanches aux pieds. Croyant que le sucre lui était monté à la tête, en quatrième vitesse, elle sortit ses jumelles que son oncle Edmond lui avait ofertes l’an passé. En ajustant les deux lentilles, elle n’en cru pas ses yeux : Qui était ce bel inconnu à la couleur de peau bronzée !? Elle ne savait pas si c'était le contraste entre la couleur de ses vêtements ou sa peau naturellement mate qui le faisait paraître si beau. En le contemplant, elle ne put que constater que les yeux noirs et les cheveux bouclés du garçon ainsi que la cigarette qu’il tenait entre ses doigts lui donnait une allure grandiose. En un instant, au 8 rue de la rue Moufetard, 5ème étage, porte gauche, avec ses 12 kilos en trop, et même si elle avait toujours détesté les porteurs de crocs, notre petite religieuse eut le béguin pour ce bel inconnu au teint bronzé !

Le soir même, sur les coups de 21h00, toute la famille Mulouze et leurs amis étaient réunis. Entre eux et avec beaucoup d’enthousiasme, ils s’adressaient les vœux de bonne année ! Tous étaient pressés de passer à table. En découvrant la décoration forale de la table, les dix-sept personnes présentes avaient vivement exprimé leur ravissement. Chaque année, depuis qu’il était rentré dans la famille de sa femme, Andréa de Rothschild (oui comme la célèbre famille !), aussi maigre que l’un des cures dent de son beau-père, s’était occupé de la décoration. Le mari de Séphora était un feuriste. Une bonne partie de la famille s’accordait à dire qu’il était un artiste accompli, quand l’autre parti, toujours derrière son dos, le traiter volontiers de « tête de fente » ou de « de petit baronnet sans cervelle qui passe sa journée les narines dans les pis en lys » !

9 Qu’importe ce qui se disait sur l’un de ses beaux-frères, Shirel Mulouze était une fois de plus émerveillée par le mélange d’arums, et de belles de nuit. Portée par ce sentiment d’amour tout nouveau qu’elle venait de ressentir quelques heures plus tôt dans sa chambre, la petite dernière avait le cœur au bord des larmes tant elle était touchée par le parfum qui se dégageait des feurs. Même Ortal Duval qui d’habitude trouvait les feurs inutiles, hideuses, insipides et déprimantes, accorda à Andréa un minuscule compliment. Très vite, sous ordre d’Erold qui mourait de faim, les invités étaient priés de prendre place autour de la table. Chaque personne savait exactement où se placer car un petit carton avec leur nom inscrit dessus, avait été déposé devant chaque assiette. L’ambiance autour de la table était festive et chaleureuse. Tout le monde avait hâte de commencer et d’écouter les prières d’usages pour festoyer. Sauf Jennifer… Quelqu’un (son mari) avait eu la bonne idée de la placer en face de sa belle-mère. Pour une personne qui ne pouvait pas la voir, c’était un supplice de l’avoir sous les yeux. Écoutant les conseils de sa mère Evelyne, Jennifer prit sur elle et décida de ne pas accorder d’importance aux remarques incessantes d’Yvette. Afn de s’aider à tenir sa nouvelle résolution, Jennifer chercha un soutien physique auprès de son mari et lui prit la main. Dommage qu’au passage, elle lui broyait les doigts. Après tout c’était sa mère ! C’était à lui de payer l’efort que lui coûtait de garder sa langue. Sans tarder, Erold dont le ventre criait désespérément famine, remplit son verre de vin et voulu entamer la prière d’usage malgré le brouhaha général. Erold savait que s’il devait attendre un silence absolu, il n’aurait aucune chance de diner et de célébrer la nouvelle année ! Pour les personnes costumées du fait, à la lever du verre, c’était le signal pour se taire et écouter le chef de famille. Seule Yvette avait continué de parler. Ainsi tout le monde avait pu entendre sa critique envers son petit-fls de deux ans : – Ce n’est pas propre de manger avec ses doigts ! Il faut lui apprendre à manger avec une fourchette ! On n’élève pas les enfants comme des animaux ! Ça me tue d’assister à ça sans rien faire ! Heureusement je n’ai pas élevé mon fls comme ça. Jennifer serrant les dents et ravala une réplique salée concernant les manières de son fls à elle ! Le chef de cérémonie ne ft pas cas de cette insupportable bonne femme et commença le cérémonial du premier soir de Rosh Hachana. Juste après que chacun ait goûté le vin, Erold proposa de passer au cérémonial du plateau. Comme d’habitude : les dattes, les grenades, la joue de bœuf, les blettes, les potirons, les courges avaient été engloutis en un rien de temps car tout était excellent. Au même titre de cet asticot de feuriste qui lui servait de gendre, les femmes de sa famille s’étaient surpassées cette année. Le sexagénaire ressentait quand même un peu de tristesse à savoir la mère de sa femme, au lit dans l’une de

10 leur chambre car celle-ci était devenue bien trop âgée pour supporter un aussi long diner. Depuis trois mois, elle vivait chez eux. La suite de la soirée se passa dans l’ensemble très bien. Néanmoins, Vanessa, Paméla, Evelyne, Séphora et leur maris respectifs avaient trouvé que Shirel s’était comportée de manière bizarre. Renifer des feurs et pousser avec sa fourchette les aliments de son assiette pour au fnal ne rien avaler n’était pas du tout le genre de la jeune flle. Seule Jennifer n’avait pas pu faire cas de sa dernière petite sœur car entre son mari, son fls et sa belle-mère, elle avait dû jongler pour ne pas en taper un, puisque chacun dans sa catégorie n’avait fait que lui taper sur les nerfs. Ce n’est qu’au moment des desserts, qu’elle prit part à l’inquiétude générale : notre petite de Proust n’avait rien touché. Même quand la forêt noire avait été découpée et servie à parts égales dans des assiettes individuelles. Même quand les fruits frais avaient été installés de manière très exotique dans des coupelles colorées qui avaient réussi l’exploit de faire saliver Ortal alors qu’elle détestait les fruits. Même quand on emmena les traditionnels cigares aux miels de Vanessa (irrésistibles !), les roulés au miel de Jennifer (exceptionnels) et les desserts sucrés à la grenade de Pamela (fabuleux !), la petite dernière Mulouze n’avait rien pris. Non pas parce qu’elle n’aimait pas ça mais parce que ses pensées et son estomac avaient été nourris de l’image du bel âtre en marcel blanc. Tout le monde s’accordait à dire qu’elle couvait une grave maladie, ou pire encore ! Qu’elle prenait le chemin des anorexiques. Aussitôt le mot ft écho à Séphora, qui à défaut d’être une comtesse était une conteuse née. Elle prit grand plaisir à raconter en détail un documentaire qu’elle avait vu sur les ravages des maladies liés à la nourriture. Après seulement trois minutes d’un récit des plus afreux, Evelyne s’en mêla et pria sa flle de parler de choses plus gaies ! –Désolée de proposer des sujets intelligents qui nous font prendre conscience des malheurs de ce monde et de la chance que nous avons d’être en bonne santé. –Tu nous gaves avait conclu Eden, le mari de Jennifer qui pensait fnir aux urgences vue l’était de sa main droite ! –Je t’interdis de parler sur ce ton à ma femme, avait ricoché Andréa qui n’avait jamais peur de s’attaquer à plus fort que lui quand il s’agissait de défendre sa femme. –Oh toi le feuriste émasculé, on tu n’as pas sonné ! –Qui est émasculé ? Avait demandé Erold qui afchait un air triomphant puisque qu’il venait d’extraire un pépin de grenade qui l’avait gêné depuis les entrées. –Le feuriste ! lui avait rapporté Ortance.

Ortance Duval, dont sa tête n’avait fait que des allers-retours pour suivre les répliques des convives, était aux anges ! Elle trouvait les conversations plaisantes,

11 distrayantes, intéressantes et même fascinantes ! Avec les Mulouze, on ne s'ennuie jamais.

–Cela ne m’étonne pas. J’ai toujours trouvé qu’il manquait de relief ! –Bon sang Erold je suis assis en face de vous ! –Papa, tu exagères ! avait surenchéri Vanessa. Il ne fait pas si eféminé que ça. –C’est vrai papa, laisse-le un peu tranquille. –En tout cas Evelyne, je n’ai jamais mangé aussi bien depuis des lustres ! avait ajouté Yvette. – Vous étiez chez moi la semaine dernière, glissait Jennifer. – C’est ce que je dis ! Je n’ai jamais aussi bien mangé depuis des lustres. –Vous n’êtes qu’une ingrate Yvette ! Je comprends que votre mari vous ait quitté pour votre sœur. Eden tu me fais mal à la cuisse ! –Bon, bon, il est temps de conclure avant que cela ne dégénère ! Les livres de prières s’il vous plaît ! Avait tranché Evelyne.

Rapidement les livres furent distribués et la prière de fn récitait en chœur. Ainsi les oncles, les tantes, les frères et sœurs, les amis et les belles-mères quittèrent la table pour aller dormir. Les uns à l’hôtel d’à côté, les autres dans les chambres disponibles. Personne à cet instant ne se doutait que quelque chose de terrible allait se passer pas moins de quatre heures plus tard.

Sur les coups de 1 heure du matin, Shirel Mulouze n’arrivait pas à dormir. Elle avait beau se retourner dans tous les sens dans son lit, depuis qu’elle avait rejoint sa chambre, notre jeune flle ne trouvait pas le sommeil. Les gargouillements incessants de son ventre devaient y être pour beaucoup, à moins que ce soit à cause de cette nouvelle obsession pour « le marcellois » comme elle l’avait nommé afectueusement. Elle revoyait en boucle son visage et ses épaules carrés ainsi que sa façon de fumer. Elle qui n’avait pensé à personne en particulier trouvait ce sentiment inédit stimulant mais aussi terriblement frustrant. Qu’allait-elle faire avec ça ? Ce n’était pas comme si elle allait le revoir ! Et si cela arrivait un jour par le plus grand des hasards, elle n’allait quand même pas l'accepter ou entamer une conversation avec lui ! Et qu’allait-elle lui dire ? Plutôt mourir que de lui confer qu’elle l’avait trouvé beau à tomber dans les pommes. C’était ridicule ! Elle était ridicule ! Comme si la petite grassouillette de la rue Moufetard pouvait avoir une chance avec un garçon comme lui ! Se torturant encore peu, Shirel en avait eu marre ! Elle se faisait du mal pour rien ! Il était temps de mettre fn à sa faim ! D’un bond, elle sauta du lit, bien décidée à rejoindre la cuisine. Après tout, elle avait un mille-feuille qui l’attendait. Au moins avec la nourriture, elle ne la décevait jamais

12 et ne la jugeait jamais ! En prenant garde de ne pas faire grincer la porte de sa chambre qui avait bien besoin d’huile de coude, Shirel marcha sur la pointe des pieds pour rejoindre la pièce de tous les plaisirs. La perspective d’engloutir bientôt son gâteau préféré ft passer au second plan le sol glacé sous ses pieds. Elle dû passer par le couloir et par habitude jeta un œil à la porte d’entrée. Shirel constata qu’elle était fermée. Très vite, elle atteignait la cuisine. Avec ravissement elle s’empara de son petit plaisir gustatif. En croquant à pleines dents la première bouchée, notre héroïne fut interrompue par un premier bruit : un cri ! Et plus précisément le cri d’une femme ! Puis quelques secondes plus tard, il fut suivi d’un énorme boum qui provenait sans aucun doute de l’extérieur. Ou plutôt des escaliers du dessous. Là où habitait sa voisine, amie de longue date, boulangère en chef de tout le quartier, Madame Bérosse. De surprise, elle en avait lâché son gâteau qui se retrouva en miette par terre. De peur d’être grondée par sa mère qui était une maniaque née, elle alla chercher la pelle et le balai et ramassa les morceaux en vitesse. Ce n’est qu’ensuite qu’elle se décide d’aller vérifer par elle-même l’endroit où elle avait entendu le bruit. Inquiète, elle constata que la porte de chez elle était grande ouverte. Mettant sa peur de côté, elle remonta le petit couloir pour essayer de comprendre ce qui venait de se passer. Cela inclut de passer devant la chambre de sa grand-mère. Comme la plupart du temps, cette dernière devait dormir à point fermé et n’avait sûrement rien entendu. Soufrant de longues périodes de confusion totale, sa pauvre mémé était achevée par une quantité de médicaments et ne sortait que pour se rendre à la salle de bain. Notre mangeuse de mille-feuilles sortit sur le palier et constata qu’il n’y avait personne. –Étrange, avait marmonné Shirel. Je suis pourtant certaine d’avoir entendu le cri d’une femme. Soudain, elle entendit que l’on ouvrait les nombreux verrous de l’une des imposantes portes d’entrée du 4ème étage. Se tenant encore sur son palier, notre jeune flle n’eut pas à attendre plus de dix secondes pour que la voix assourdissante de sa voisine retentisse dans tout l’immeuble. Elle venait d’hurler : « MON D. C’EST AFFREUX ! À L’AIDE ! À L’AIDE ! Au secours ! Appeler une ambulance ! ». Ne perdant pas de temps Shirel dévalait les escaliers et comprit pourquoi Madame Bérosse, en chemise de nuit ultra longue et en dentelle, était aussi alarmée. Yvette, la belle-mère de sa grande sœur Jennifer, mère d’Eden Kalifa, gisait sur le col, les yeux grands ouverts avec une plaie ouverte au dos de la tête. Il n’y avait aucun doute possible Yvette était morte sur le coup…

La suite au prochain épisode…

13 Retrouvez la suite des aventures de « La petite religieuse au chocolat de la rue Moufetard vers Souccot ! « Pour recevoir les épisodes envoyez moi un Whatsapp au +1 917 993 0963.

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