Autour de trois textes-films de :

Détruire dit-elle. . Agatha

par

Marie-Louise Paquette

Département de langue et littérature françaises

Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention

du grade de M.A. en langue et littérature françaises

février 2006

© Marie-Louise Paquette, 2006 Library and Bibliothèque et 1+1 Archives Canada Archives Canada Published Heritage Direction du Branch Patrimoine de l'édition

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Résumé

L' œuvre de Marguerite Duras comporte dix-sept textes-films répartis tout au long de sa période filmique de 1969 à 1985. Ces textes accompagnateurs de films constituent une fonne particulière d'écriture dite filmique qui fait intervenir trois modes d'expression différents. Situées à la frontière de trois décennies, les textes-film

à l'étude ici, Détruire dit-elle (1969), Nathalie Granger (1972) et Agatha (1981) posent différemment la même question du genre littéraire, théâtral et filmique tout en y échappant, rétifs à être saisis tout à fait. Le texte-film, qui est essentiellement pluriel et plurifonctionnel, se présente donc ici dans trois états, trois moments de sa création, du livre troué au livre commémoratif et jusqu'au livre exténué dans un rejet des structures traditionnelles de transposition de l'écrit au film et interpellant des instances aussi variées que la fonne dialogique, le texte dramatique, le scénario, les procédés d'énonciation. Étapes d'un long renoncement à l'écriture ou relances d'une créativité qui se remet sans cesse en question, les textes-films se révèlent, à l'étude, porteurs de clés essentielles à la compréhension de l'œuvre de Marguerite Duras tout entière. 111

Abstract

The work of Marguerite Duras comprises seventeen <

throughout its filmic period from 1969 to 1985. These texts guides of films constitute

a particular form of filmic writing which utilizes three different modes of expression.

Located at the three decade old border, the text-films being studied here, Détruire dit­

elle, (1969), Nathalie Granger (1972), Agatha (1981) differently ask the same

question of the literary, theatrical and filmic geme all while escaping from it. The

<

states, at three moments of its continuous creation. In a rejection of the traditional

structures of transposition of writing to film, they challenge authorities as varied as the dialogical form, the dramatic text, the scenario. Stages of a long renouncement of writing or revivaIs of a creativity unceasingly searching for new ways to express itself, the <

Remerciements

Comme le temps presse, ils seront brefs, mais bien sentis. Ce mémoire est dédié à mes amies et collègues Andrée. A. et Marie-Renée L. qui ont su m'encourager, me soutenir et surtout m'endurer pendant cette période d'effervescence estudiantine où je me suis faite râleuse et toute durassienne. v

Table des matières

Résumé 11

Abstract 111

Remerciements IV

Table des matières V

Introduction

1. Détruire dit-elle : le livre troué 6

1.1 Le refus des catégories génériques 7

1.2 La forme trouée 11

1.3 Le dialogue et l'ouverture au théâtral 17

1.4 L'Écriture filmique 23

1.5 Le cinéma comme destruction du livre 34

2. Nathalie Granger : le livre commémoratif 37

2.1 De Détruire dit-elle à Nathalie Granger 37

2.2 Le scénario dans tous ses états : les appellations génériques, 41

définitions et modèles

2.3 Nathalie Granger en tant que scénario 44

2.3.1 Narration filmique et marques scénaristiques 47

2.3.2 Le scénario, foyer de perception-réception: 56

texte dialogique, texte didascalique

2.4 La dissidence durassienne 63

2.4.1 De scénariste à auteur de texte-film 63

2.4.2 Accidents et détraquements 65

2.4.3 Béances et intermédialité 69 VI

2.4.4 Noir et blanc: book and film 73

2.4.5 Le livre commémoratif 77

3 . Agatha ou les lectures illimitées : le livre exténué 82

3.1 Une proposition de lecture 82

3.2 Une proposition d'écoute 92

3.3 Désécriture textuelle et filmique 100

3.4 La parole auctoriale : Duras bonimenteuse ou 108

la bonne femme qui explique les vues

Conclusion 113

Bibliographie 116 Introduction

«À mon avis, le cinéma n'est pas autre chose qu'une nouvelle façon d'imprimer. il est une forme de la transformation totale du monde par la connaissance. Louis Lumière est un nouveau Gutenberg!. )}

Les textes-films de Marguerite Duras écrivent sur l'image, parlent de l'écrit

même quand ils ont l'air de parler de cinéma. Filmés comme une écriture, ils sont écrits

à la manière d'un film avec le constant souvenir/souhait d'une mise en théâtre. ils

s'offrent principalement à la lecture en tant que texte et film entre lesquels le théâtre se fait raccord, affIrmé ou discret. La recherche d'un statut et d'une définition du «texte- film» et l'exploration de ses variantes révèlent, chez Duras, le clair-obscur de ces écrits de la période filmique (1960-1985), celui qui brouille sciemment les identités génériques et leurs frontières. On les dit, tour à tour, scénarios, textes de film, textes sm film, récits scénaristiques inférés (c'est-à-dire textes qu'on lit comme scénarios après coup), scéno-textes. Ces appellations diverses en soulignent la nature

«plurifonctionnelle2 », l'état de structure en mouvance qui véhicule plusieurs systèmes sémiotiques à la fois, qui rend compte des mutations propres au passage d'un média à un autre. Dans la présente étude, c'est le terme «texte-film}) que l'on retient parce qu'il évoque le procédé de juxtaposition qui accole des éléments divers sans se soucier de les faire s'apprivoiser d'abord ou de les subordonner l'un à l'autre dans un quelconque procès logique. Parataxe des formes qui ébranle jusqu'à la structure de l'écriture qu'elle ouvre à la forme dialogique puis filmique, à la parole auctoriale, enfin.

Sont répertoriés textes-films, les dix-sept écrits de Marguerite Duras qui accompagnent une production filmique, réalisée par elle seule, et dont ils partagent le titre de Détruire dit-elle au Dialogue de Rome.

1 J. Renoir, Ma vie et mes films, Paris, Flammarion, coll. «Champs Contre-Champs », 1974, p. 7. 21. Raynauld, Le Scénario defilm comme texte, p. 233. 2

Mais que sont-ils réellement? Étapes d'un long renoncement à l'écriture, textes

épurés jusqu'à 1'épuisement qui vont à leur perte dans le cinéma ou survivance d'une

écriture qui ne parvient pas à s'abolir tout à fait? Les deux à la fois sans doute selon

qu'on cautionne tantôt le scénario pessimiste, tantôt la fable rédemptrice comme c'est

le cas de cette étude. L'ambivalence des formes calque celle de la réception de ces

œuvres qui reste dramatiquement controversée encore maintenant. Ces dernières n'ont

rien perdu de ce qui était, à l'époque, leur effet de subversion à la limite parfois du

canular. Un critique ulcéré du New York Times écrit en 1972, à propos du film Nathalie

Granger, que le regard qu'on y pose sur les êtres et les choses semble « as if the camera was a Siamese cat whose feelings as been hurt3 ». La caméra dans l'œil du chat offensé garde ici ses distances face à ce qui est regardé, impose un recul de correction qui est de politesse autant que de remontrance, celui, en fait, du lecteur face au texte lu. D'où le constant malaise éprouvé à voir des images photographiées comme des pages, à lire des textes dont l'écriture est filmique. Chaque oeuvre possède néanmoins sa façon propre de déjouer le lecteur-spectateur et l'état de texte-film reste essentiellement pluriel, chacun offrant un moment de création unique.

Situés à la frontière de trois décennies, les textes-films à l'étude ici, Détruire dit-elle (1969), Nathalie Granger (1972), et Agatha (1981) posent donc différemment la même question du geme littéraire, théâtral et filmique tout en y échappant, rétifs à

être saisis tout à fait. Les trois s'inscrivent dans le rejet des structures traditionnelles de transposition de l'écrit au film et empruntent, dans l'appréhension de leur variante cinématographique, des voies contournées dont l'écriture filmique émerge, celle qui passe des mots sur une page aux images sur écran, où survit le texte, non plus écrit mais parlé, fragilisé par son passage à travers la voix humaine, mais survivant par elle.

3 C. Portuges, «The Pleasure of Nathalie Granger », p. 217. 3

Détruire dit-elle, modèle du livre troué et premier texte-film de l'œuvre, permet de

retracer le travail de la forme filmique à même le matériau textuel. Placé sous le signe de l'espace blanc de la dénomination générique et sorte de story telling de la mouvance des genres, ce texte-film se prête à une archéologie de la disparition des mots organisés dans l'image qui en fractionne l'énoncé et aménage des «blancs» ouverts à la proposition filmée. L'instance dialogique y établit en outre son territoire de tumulte, essentiel à la stratégie filmique, et convoque le théâtral qui écarte le romanesque traditionnel mais non l'écrit. Ce dernier se fait alors intuition de la mise en images, invite à un traitement filmique postérieur au livre publié mais déjà présent au sein même de la variante textuelle.

Nathalie Granger, texte publié après le film, questionne puis transgresse les modalités du genre scénaristique dont il respecte néanmoins un certain nombre de contraintes précises. Construit à partir du texte dialogique auquel s'entremêle celui de la partie iconique du film, sa modalité première est bien celle de la transcription (des voix, des images, des mouvements, etc.). Son caractère transitif est réel et lire Nathalie

Granger revient à revivre le tournage du film dont il est une sorte de commémoration.

Le marquage scénaristique y est clair et s'illustre à travers les fonctions narratives associées habituellement au passage du littéraire au cinématographique autant que par les indications techniques relatives au dispositif cinématographique qu'on y trouve : plans, cadrages, distances scalaires, mouvements de caméra, indications de bande sonore, etc. Les liens qu'entretient le texte de Nathalie Granger avec le scénario renforcent son emploi en tant que foyer de perception et de réception avec ses jeux de focalisation narrative, en mode visuel et auditif, où s'intercalent texte dialogique et texte didascalique dans la dynamique coutumière à l'écrit scénaristique. La dissidence duras sienne ne tarde pas cependant à s'affirmer avec ses effets de détraquement 4

nombreux, son esthétique de ratage comme moteur d'avancée. Les procédés d'écart par

rapport au scénario ouvrent le film à l'irruption d'un autre film voire d'un autre genre,

le théâtre, mais aussi le textuel qui, même malmené, prend l'écran d'assaut et s'y

installe impunément à coups de gros plans en un trop plein d'écrit qui déborde des

cadres de film pour envahir le scénario. Ce sont des notes post-tournage, adjointes au

texte de Nathalie Granger, qui s'adressent exclusivement au lecteur du livre, comme le

font les multiples parenthèses ou mises en italiques (souvent les deux en même temps)

annonçant la lecture comme déchiffrement privilégié du texte-film.

Sous la forme d'Agatha, le texte-film atteint un statut d'objet donné à voir, à lire, à dire et à entendre surtout. «Texte montré4 », il convoque et impose les voix-off, le dit hors de l'image, en une proposition d'écoute à laquelle se joint une proposition de lecture. La forme exclusivement dialoguée de l'écrit réintègre le théâtral dans l'espace­ texte afin d'en indiquer la primauté des choses dites ou, plus exactement, des choses redites, citées comme on le fait d'une lecture. Agatha inscrit le procédé citationnel à même la matière du film qui se trouve à mettre en images la lecture remémorée d'un autre livre CL 'Homme sans qualités de Musil) comme si, à la fm de la période filmique, c'est au livre qu'on se doit de revenir. Ce parcours d'une quinzaine d'années a cependant son prix. L'amaigrissement progressif du texte autant que celui du traitement cinématographique est le signe d'une «déséscriture» textuelle et filmique qui affecte toute l'œuvre durassienne et dont les conséquences imprègnent clairement le matériau de ce dernier texte-film. Une possible rédemption et survie de l'œuvre apparaît alors dans l'émergence de la parole auctoriale. Celle-là même qui s'apprête à balayer le filmique de la surface de l'œuvre, à envahir l'espace intra et extra-diégétique du textuel.

Dans Agatha, le travail de déflexion des voix vers l'off, entrepris à partir de La Femme

4 Voir Alternatives théâtrales, entretien avec Jacqueline Aubenas, 14 mars 1983, p. 13. 5

du Gange (1973) se fait plus intense lorsque Duras prête sa voix au personnage

d'Agatha joué par Bulle Ogier. Duras choisit alors un autre type d'exhibition que celle

du Camion, verbale et non visuelle, au service d'une parole auctoriale asynchrome

abondante, un «paratexte terroristes» qui lorsqu'il s'occupe de cinéma évoque la

parole des bonimenteurs des films muets, ceux qui expliquent « les vues ».

À l'écart du «cycle indien» (La Femme du Gange, lndia Song, Son Nom de Venise dans

Calcutta désert), très souvent exploré, et contrairement aux œuvres qui le constituent, les

trois textes-films ciblés ici ne produisent aucune suite, ne laissent aucune trace. En effet, ni

les personnages, ni les intrigues ne réapparaissent ailleurs dans l'œuvre (sauf peut-être les plans inutilisés d'Agatha qui composent une partie de L 'Homme atlantique). Ils en conservent une fragilité émouvante qui appelle la relecture, le revisionnement (lorsque c'est possible). Abordés en manière de répons, ils révèlent des états de grâce où texte et film se jaugent, se stimulent et se brisent parfois sous le regard de l'auteur qui est comme celui du chat noir qui hante le lieu de Nathalie Granger« charmant {mais aussi} tueur de

6 mulots, assassin d'oiseaux • »

S M. Borgomano, « Les lectures sémiotiques du texte durassien. Un barrage contre la fascination », p. 104. 6 M. Duras, Nathalie Granger, p. 95. 1. Détruire dit-elle : le livre troué

« Ç'aurait été un mot-absence, creusé en son centre d'un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été 7 enterrés • »

Dans les notes pour la représentation qui accompagnent le texte de Détruire dit-

elle, Marguerite Duras précise « qu'il n'y aurait pas de répétition générales. » évacuant,

de ce fait, une étape cruciale de la mise en spectacle d'un texte dramatique. Considérant que ce qu'on nomme, avec toujours un peu d'angoisse, «la» générale est la dernière

étape avant la création d'une production, le last call avant que d'affronter le public, il y a là, outre une certaine bravade, un refus certain de figer l'expression. Duras aménage ainsi un manque, une absence dans le cheminement de la création qu'elle se garde bien de combler. Ce passage à vide ouvre le spectacle à des mutations éventuelles, à toutes les possibilités de réécriture. La juxtaposition de l'ultime répétition à la première représentation court-circuite le déploiement du texte, en ébranle peut-être même les fondements.

Cet entretien d'un processus lacunaire rappelle une autre remarque de

Marguerite Duras, toujours à propos de Détruire dit-elle, mais concernant sa mise en film. Elle dit: «quand j'ai tourné Détruire, nous avons répété pendant un mois, mais voilà le spectacle n'a pas eu lieu. Les comédiens ont joué une seule fois, le jour du

9 tournage . » Ici, c'est le spectacle théâtral qui est oblitéré et Duras en marque bien la disparition, comme s'il y avait eu annulation, remplacement à pied levé: avec, aujourd'hui, dans le rôle du théâtre, le film! Dans un cas comme dans l'autre, le

7 M. Duras, Le Ravissement de LoI V. Stein, p. 48. 8 M. Duras, Détruire dit-elle, p.139. Dorénavant, les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle DD. 9 M.-P. Fernandes, Travailler avec Duras, La Musica deuxième, p. 196. 7 manque, l'intervalle est affinné, presque célébré, et il s'affaire à trouer l'avancée du texte au théâtre, au film. Son caractère transgressif signale la faille dans l'édifice textuel, une rupture au sein même des lois qui lui donnent vie.

Détruire dit-elle, inclassable, disponible à l'hybridité des écritures, malléable aux remaniements de genre, est aussi une version exemplaire du « premier état de texte comme un entendu dire 10. » Cette expression de Duras souligne bien deux autres caractéristiques de ce livre. D'abord la référence à un d'état existence antérieure, préalable à la fonne sous laquelle il se présente qu'elle soit littéraire, dramatique ou cinématographique. Détruire n'est jamais univoque, sa matière textuelle renfenne toujours l'intuition ou la mémoire d'une autre version. Ensuite, l'œuvre amorce un virage à l'oralité, à la parole mouvante des dialogues. Sa conversion à l'état de texte­ film, est tributaire de ces deux traits. Texte source autant que d'arrivée, Détruire se présente donc comme un instantané de la création duras sienne, un moment où la fonne retient sa respiration et convoque la reprise autant que l'avancé.e. Cadrée en amorce de la période filmique de Duras, l'œuvre se fait pause stratégique pour voir venir, en même temps que mémento. Elle inaugure ainsi la série des textes-films, films écrits entre papier et pellicule tout autant qu'écriture lovée entre page et image.

1.1 Le refus des catégories génériques

Toute sa vie Marguerite Duras a lutté contre les enfermements les plus divers et la transgression à l'égard des conventions qui circonscrivent les genres journalistiques, littéraires, théâtraux, critiques ou cinématographiques est caractéristique de l'œuvre

10 B. Azalet, Le Navire Night, p. 101. 8

tout entière. Ici, aucun livre n'est jamais vraiment terminé, tout texte s'écoule dans un

prochain à moins qu'il ne rattrape un précédent dans un travail de réécriture qui pulvérise les limites du texte (qui peut toujours en cacher un autre, à moins qu'il ne s'agisse d'un film, lui-même potentiel dépositaire d'un livre dont il est peut-être en attente). C'est la création d'un espace transgressif, un territoire vacant, hors du périmètre carcéral des genres littéraires, ouvert sur le dehors, l' outside théâtral puis filmique. La plupart des textes duras siens peuvent et doivent donc être considérés comme des « réservoirs d'instructions », l'appellation est d'Alain Gaudreault, dans lesquels viennent puiser les variantes en un mouvement qui est essentiellement de l'ordre du transport, du transit. L'écriture du texte théâtral, filmique ou romanesque se voit alors doublée par une autre (elle-même sujette à refonte), potentielle ou disparue, et, de la tension entre les trois, surgissent les modalités de la réécriture, celles qui testent ce que Robert Harvey nomme le caractère ductile de l'œuvre de Duras, son aptitude à être étendue ou étirée sans se rompre jusqu'à l'ultime limite, du livre source au «livre tombeau », expression qu'utilise Madeleine Borgomano à propos de L'Amant de la Chine du Nord.

L'établissement d'une bibliographie duras sienne révèle combien il est difficile de classer les oeuvres selon les catégories traditionnelles. Le texte durassien a du mal à trouver une définition générique stable et unique et les variations du paratexte générique font foi de cette ambivalence soigneusement entretenue. Tout ce qui constitue les seuils des œuvres, titres, pré ou postfaces, notes, entretiens ou correspondances tenus à propos des textes s'active à brouiller les pistes, à mêler le jeu puisque qu'il s'agit bien d'une activité hautement ludique. De Détruire, le livre, elle dit 9

que «ce n'est pas un roman du tout 11 », avant que d'affirmer que les indications

scéniques à la fin du livre sont en fait: «non pas l'idée d'un film, mais l'idée d'un livre

qui pouvait être à la fois, soit lu, soit joué, soit filmé 12.» Après avoir sagement

déterminé, à ses débuts, le support formel de ses écrits, (le statut générique de La Vie

tranquille, Un barrage contre le Pacifique, Le Marin de Gibraltar et des Petits

Chevaux de Tarquinia est plutôt affirmé), Marguerite Duras a, en effet, peu à peu laissé

s'estomper la précision des genres. Certains écrits, de toute évidence narratifs, ne portent aucune indication qui les constitueraient comme tels tandis que d'autres sont délibérément écartés de la forme romanesque. Ainsi, à partir de Détruire dit-elle, premier signe de dérèglement dans la catégorisation, le genre des oeuvres est soit non spécifié, soit d'une grande équivoque (parfois triple comme lndia Song) et l'appellation

« roman» cède le pas à celle de « texte» qui évoque plus une dynamique de création qu'un objet créé et strictement codé. Ce premier «manque» à nommer, cependant, coïncide avec la réalisation à part entière du premier film. L'espace blanc, la trouée laissée par la disparition de la dénomination générique, ouvre donc l'écrit au filmique et annonce la béance de la structure et de l'écriture même de Détruire, celle qui convoque le mode du dire différent, le nouveau potentiel sémiotique du texte-film.

Dans une entrevue publiée dans les Cahiers du cinéma en novembre 69, Duras explique la genèse contournée et cahoteuse de Détruire. Elle signale son passage presque obligé de l'état de scénario probable à celui de roman lorsqu'elle constate le scénario (La Chaise longue) soudainement «frappé de nullité », dit-elle, par la découverte du personnage de Stein qui impose la forme romanesque à l'auteur. Roman lui-même déjà aux frontières d'une éventuelle adaptation théâtrale au moment où Duras

11 A. Virconcelet, M Duras, p.162. 12 Cahiers du cinéma, no 217, p. 45. 10 décide d'en faire un film, subitement rendu nécessaire. «Je n'ai pas pu m'en empêcher!3 » déclare-t-elle dans la même entrevue, soulignant ici autant l'urgence des remaniements intergénériques que le mouvement d'éviction systématique où une forme semble en chasser une autre tout en conservant la trace de ce que Bernard Azalet nomme« une présence en allée!4 ».

L'écrit rend compte ainsi d'une perte, d'un effacement pareil à celui qUI escamote la répétition générale au moment de la création ou qui substitue le film au spectacle théâtral. La mise en évidence de ces manques successifs parcellise le texte et syncope son évolution comme la caméra du film (à venir ou déjà inscrit dans le matériau textuel) découpe personnages et objets, opère la décomposition photographique du mouvement: «Elle sort. Elle vient de sortir. », «Elle se lève. Elle passe. »(DD, p. 15), «Elle passe tout près du porche. Elle est passée. »(DD, p. 18) Les remaniements à répétition qui perturbent le livre font aussi fléchir son rendu formel qui dérape irrésistiblement vers le filmique. Déjà, tout ce qui caractérise l'ensemble de l'œuvre cinématographique durassienne est en place dans Détruire dit-elle, livre cassé du point de vue romanesque. L'œuvre amorce la subversion systématique des catégories y compris, d'ailleurs, celle des textes accompagnateurs de films que nous verrons avec l'étude de Nathalie Granger, mais qui, pour le moment, circulent encore sous des appellations aussi diverses que script, brouillon de scénario, scénario oral, synopsis ou ciné-roman. Cette effervescence autour du jeu des dénominations est représentative de toute la période filmique de Marguerite Duras (1972 à 1985). Les livres publiés à cette époque exacerbent le manque à nommer jusqu'à l'épuisement de

13 ibid., p. 45. 14 B. Alazet, Le Navire night, p. 170. 11

la matière textuelle même qui se fait de plus en plus dépendante des films, avant que de

s'abandonner aux voix puis à la parole auctoriale. Mais n'anticipons pas.

Détruire dit-elle est également une première mise en pratique de l'écriture

filmique duras sienne non pas surgie des procédés d'apprivoisement habituels que sont

l'adaptation ou la scénarisation, mais donnée d'entrée de jeu, à froid, dans ce qui n'est

plus vraiment un roman. Elle se signale d'abord par un amaigrissement progressif qui

conduit à un dénuement syntaxique et stylistique de plus en plus radical. Il faut « aller à

l'os, au plus pauvre de la phrase15 » ainsi que l'affirme Duras, première étape de

l'ouverture du livre à ses dehors potentiels, théâtraux et filmiques.

1.2 La forme trouée

«Je suis maigre mais j'ai de beaux os. »

Anne Hébert

L'œuvre de Duras, en général, s'inscrit dans une certaine avant-garde qui opère, au milieu du vingtième siècle, une série de transformations de formes autant que d'enjeux qui ne sont pas propres à la littérature puisqu'on les retrouve aussi bien au théâtre qu'au cinéma. Les composantes traditionnelles de la forme narrative, en particulier, subissent les assauts répétés du Nouveau Roman. L'œuvre duras sienne oppose pourtant une réelle résistance à cette étiquette qui paraît la figer dans des procédés d'écriture associés à cette école dont elle n'est, somme toute, qu'une compagne de route comme elle fut celle du cinéma expérimental de la Nouvelle Vague.

L'absence de méthode, de calcul, le refus de la mise en distance ludique, que dénote

15 s. Loignon, Marguerite Duras, p.13l. 12

Jean Cléder16 chez Ouras, l'isole dans son travail systématiquement négatif tant au

niveau des contenus que de la stylistique. Au contraire, l'abstraction, l'ellipse, la

concision, toutes les fonnes de dislocation de la narration, du descriptif, des images et

de la syntaxe constituent une célébration de la méconnaissance (dirait-on) de l'écriture

autant que du filmique, un refus de compétence qui la place en marge de tout

embrigadement.

Chez Duras, à cette époque, le littéraire est en difficulté, il peine et se cherche.

Aussi, Détruire dit-elle propose-t-il deux personnages d'écrivains potentiels assez

emblématiques du stoppage de l'écriture à l'approche du filmique. Le personnage de

Stein est « en passe de devenir» écrivain depuis toujours. Sa vocation sans cesse différée est repérée par le personnage d'Alissa à son «acharnement à poser des questions. Pour n'arriver nulle part. » (DD, p. 20) L'état d'écrivain de Max Thor est encore plus aléatoire, lui « qui chaque nuit est sur le point de commencer» (DO, p. 39), dont chaque nuit change ce qu'il écrivait, s'il écrivait, avec sa main« restée longtemps au-dessus de la page» puis « écrivant avec lenteur et difficulté» (DO, p. 25), résistant à peine à la force avec laquelle cela s'impose parfois «de ne pas écrire» (DD, p. 46).

Conséquemment, le livre, «maintenant qu'on ne raconte plus rien dans les romans»

(DD, p. 119), est un cul-de-sac «aux préambules sans fin. » (DO, p. 80) Influence filmique oblige, il est monté en boucle: « Elle lit le même roman depuis trois jours, dit­ il. Même fonnat, même couverture. Elle doit le commencer { ... } recommencer sans fin.» (DO, p. 29) Et sa lecture n'est que parade: «Tu ne lis pas? Non je fais

semblant. » (OD, p. 48), contrefaçon où les instances traditionnelles du roman sont moquées: «pour des raisons littéraires, dit Stein. Il rit. », «Ma femme est un personnage de roman? dit Bernard Alione. Il ricane. » (00, p. 118) L'incertitude du

16 Voir J. Cléder, (dir.), Entre littérature et cinéma, trajectoires d'une écriture, p.21. 13 métier d'écrivain, le manque à créer que souligne le vide des œuvres, «Ce n'est rien, dit Stein, rien. Un roman pour le train. Rien.}) (DD, p. 29), exposent le caractère inadéquat du littéraire à l'aube d'une saison filmique. À la déficience du genre, s'ajoute le travail d'épure de la forme sur le mode de l'espacement et de l'omission.

Comparé à la densité d'œuvres précédentes comme Loi V Stein ou Le Vice­

Consul, Détruire dit-elle possède une forme étrangement minimale dont l'abstraction voire la sécheresse confirme les propos de Duras recueillis dans les Cahiers Renaud­

Barrault à propos de textes qui, eux, découragent la mise en images alors que d'autres

17 semblent l'inviter: «C'est autour d'équations de cet ordre-là qu'on travaille .})

Abstraction, épurement du formel jusqu'à l'ossature, où s'opère un gommage de l'écrit afin de créer le trou, l'espace lacunaire où s'effritent les procédés romanesques coutumiers à commencer par le caractère univoque de la narration. «Entre autres hypothèses, c'est celle que je retiens, {qui} a retenu mon attention pendant tout un été. »

(DD, p. 17) affIrme Stein, laissant place à d'autres scénarios possibles, affirmant le caractère saisonnier, donc éphémère, de la version retenue. La narration de Détruire dit­ elle s'ouvre même à un autre récit, celui que Max Thor et Alissa pourraient écrire, le temps de quelques pages, « un beau sujet» (DD, p. 48), pourtant laissé en plan. Aussi, le temps d'une lecture, Détruire peut tout autant être texte que théâtre ou film, refait par chaque lecteur comme chaque regard équivoque des personnages du livre propose une vision nouvelle, multiple et jamais achevée, de l'univers fictif qui s'y disloque au lieu de s'y construire.

Le livre s'ouvre, de manière significative, sur une incompétence du regard, un manque

à voir troublant: le parc qu' « on ne peut pas voir », ces parties de tennis « que lui ne

17 Cahiers Renaud-Barrault, no 91, p.16. 14

voit pas », ce personnage «qui ignore qu'on la regarde. » (DD, p. 9) Paradoxalement

Duras propose des personnages qui sont, avant tout, témoins : «je vous ai vu à votre

table.» (DD, p. 25); réflecteurs: «Stein regarde pour moi.» (DD, p. 47); objets

observés: « il y a dix jours que je vous regarde. » (DD, p. 26) Détruire dit-elle fait du

personnage une conscience regardante, parfois à peine identifiable, qui filtre et réfléchit

le monde du roman laissant le lecteur souvent incertain de l'identité même du sujet

énonciateur, insaisissable comme la dénomination générique. Qui parle? est la question

qui hante le lecteur de ces dialogues essentiellement « modernes» selon la définition de

Barthes que cite Michèle Royer, c'est à dire « sans père ni propriétaire18 ».

Les personnages, ayant résolument rompu toutes attaches avec ceux du roman traditionnel et dont l'unité se fissure, sont réduits à des silhouettes interchangeables qui ne sont lisibles que de l'extérieur, installés dans l'inachevé, le possible à perpétuité, jamais soumis à la vision unique et concluante d'un narrateur ou possiblement d'une caméra: «Vous connaissez ce nom? Je devais le savoir, j'ai dû l'avoir su et l'oublier»

(DD, p. 24), «Je revois mal son visage. » (DD, p. 19) Des personnages à jeter, parents des livres de gare indistincts qu'on trouve dans Détruire, livres «à disparaître19 » comme ceux que compte écrire Duras juste avant sa mort. C'est donc le manque à voir

(celui des personnages, des lieux, des descriptions) qui est donné ici et ce, à travers les quelques deux cent treize persistantes références au regard qui surgissent tout au long des cent trente-sept pages du livre avec l'insistance d'une incantation restée non opératoire: «elle la regarde, ne regarde que la forêt tout à coup» (DD, p. 33), «elle s'adosse à sa chaise, le regarde. » (DD, p. 34), « il ouvre les yeux, les regarde. Eux ne le regardent pas. » (DD, p. 41) Toute une pauvreté du visible se voit inscrite également

18 M. Royer, L'Écran de la passion. Une étude du cinéma de Marguerite Duras, p. 33. 19 M. Duras, C'est tout, p. Il. 15 dans des indications semblables à des didascalies (1' ouverture au théâtre est imminente) qui introduisent les scènes-séquences du livre. Ce sont quelques notions de décors, une perception de clarté, d'effets de jour ou d'ombre, qui ont la sécheresse du livre de bord ou du synopsis: « Neuf heures, crépuscule. » (DD, p. 14), <

Le travail de suppression, le processus de schématisation et d'abstraction de

Duras afin d'atteindre l'ossature du texte, frappe aussi la structure de l'œuvre soumise à la dynamique durassienne de l'échappée. Détruire dit-elle est constitué d'une succession de dialogues juxtaposés, entrechoqués plutôt, comme le seront

éventuellement répétitions et production puis répétitions et tournage. Sans transition narrative aucune, les séquences de dialogues ne sont démarquées que par des espaces blancs qui sont des trous, des lacunes que le lecteur se doit d'accepter. À cette structure trouée correspond la discontinuité des phrases les unes par rapport aux autres, l'enchaînement syncopé des syntagmes, l'omniprésence du procédé de parataxe avec ses vides, ses silences: « Soleil. Septième jour. » (DD, p. Il), « IlIa laisse ouverte pour toi. Nous voir.» (DD, p. 52) Les phrases s'interrompent aussi au seuil d'un dire autrement, pour le moment encore inaccessible, et sont laissées en suspens: «N'allez pas croire qu'il s'agissait d'une ... non, non ... » (DD, p. 17), «Tu es si jeune, dit Max

Thor, que lorsque tu marches ... »(DD, p 48), «C'est cela, dit Max Thor, c'est ce regard qui... » (DD, p. 60)

Si la béance généralisée de l'œuvre est une indication du possible, la mémoire du texte, elle, suscite un recours attendu à la répétition, mais trouée de manques, imprécise et floue. Ce sont des phrases entières répétées, récupérées du chaos des pages précédentes de façon incomplète, toutefois, très légèrement décalées: «Une voix 16 d'homme éclate, vive, presque brutale» (DD, p. 12), «C'est la même voix vive, presque brutale» (DD, p. 13), «Sa voix est vive, presque brutale. » (DD, p.14) Le texte entier semble se construire sur les ruines d'un état antérieur et la nécessité de détruire pour créer s'impose. Ici se dessine l'esthétique de la trace, elle aussi nécessaire à la mise en place du texte-film, forme à fois mémoire et avènement comme les personnages adultes de Stein et d'Alissa qui sont «déjà des enfants. » (DD, p.124)

Ainsi, l'ellipse hoqueteuse des phrases, leur syntaxe érodée par l'absence d'articles, de verbes, l'accumulation de phrases nominales, participent d'un appauvrissement généralisé des procédés narratifs divers en un évidement qui prépare l'ouverture vers le dehors du théâtre et du film.

Le déséquilibre entretenu, tout au long de l' œuvre, entre récit et discours, délibérément en faveur du discours, met en place la dernière composante de la forme trouée: la parole comme fondement du texte-film. Pour Sylvie Loignon, «les voix font des trous dans le film2o. », mais avant que d'envahir et dévitaliser l'image filmique, les voix qui parlent, fragmentées par tout un système de résonances et de rappels, disséminent d'abord la matière romanesque au profit de l'énonciation. Cette dernière est constamment renforcée par des procédés oraux: les «oui », «non », «vous voyez? » , «c'est ça. »qui font courir les mots au rythme d'une respiration. La pulsion alternative des questions-réponses, les locutions modalisantes rendent incertaine la substance même du texte: «il ferait presque lourd» (DD, p. 13), «elle doit être allée dans le parc» (DD, p. 16), «elle a dû mourir. » (DD, p. 17), «je ne saurais pas vous le dire. » (DD, p. 17) La narration ou, plus justement, le narrateur-locuteur qui instaure l'acte de parole est comme le personnage de Stein «dans une incertitude tremblante»

(DD, p. 22) puisque de toute façon «non, on ne saura pas. » (DD, p. 124) De la même

20 S. Loignon, Marguerite Duras, p. 41. 17

manière, les diseurs récitants d'un texte que sont les personnages de Détruire

demeurent presque interchangeables, confus, et leurs échos verbaux arrachés au non-dit

renvoient le lecteur à une substance première, dont nous avons parlé plus tôt, à laquelle

il n'a pas accès, au moment où, comme le dit Alissa à Élisabeth: «je ne te connaîtrais pas encore}) et, plus important, où « on ne se serait pas dit un mot. }) (DD, p. 43) La matière dialogique se voit ici travaillée hors des limites du matériau textuel de l'œuvre et du genre auquel il échappe de plus en plus afm de renaître et devenir autre, juste avant que «ne commence l'action du livre et l'interrogation du film21. })

1.3 Le dialogue et l'ouverture au théâtral

Dans son ouvrage sur les rapports entre le Nouveau Roman et le théâtre, Arnaud

Rykner affirme que la forme théâtrale, chez les écrivains de cette école et chez Duras spécifiquement, a pris son essor à même le matériau romanesque et l'un de ses

22 3 composants, la forme dialogique . Simultanément, en tant que recopiage du réet2 , le dialogue se donne pour référent le monde extérieur, ['outside qui, toujours pour Duras, convoque le cinéma et sa «langue écrite de la réalité}) selon l'expression de Pasolini.

La forme dialogique est donc cruciale dans l'émergence du texte-film duras sien qui se doit cependant d'en passer par le théâtral, lui-même issu des dialogues inscrits dans le romanesque.

Le dialogue occupe une place considérable dans l'œuvre de Marguerite Duras où il apparaît dans tous ses états, brouille les frontières génériques, explore et

21 M. Blanchot, « Détruire », dans L'Amitié, p. 133. 22 Voir A. Rykner, Théâtres du nouveau roman, p. 162. 23 Voir G. Genette, Figure III. p. 28. 18 déstabilise toutes les voies de la communication. C'est le lieu privilégié où s'opèrent les glissements et les mutations de tous genres, un espace contradictoire pareil en cela à ces couloirs qu'affectionne Duras dont elle dit qu'ils sont les lieux « là où on se rencontre

24 { ... } par là qu'on sort, mort ou vivant, et par là qu'on rentre • » La forme dialogique durassienne se manifeste à travers toutes ses variantes, des plus convenues aux plus anarchiques. En mode plus traditionnel, elle apparaît en tant qu'élément constituant de l'univers romanesque des textes, « première manière », comme La Vie matérielle ou Le

Marin de Gibraltar, là où un narrateur omniscient cède ou plutôt semble céder la parole

à ses personnages. Les Parleuses, en 1974, donne au dialogue la structure ouverte d'une conversation portant elle-même, entre autres, sur l'oralité et son rapport à l'écriture, le littéraire et le monde extérieur. C'est une transcription «non censurée» d'entretiens entre Marguerite Duras et Xavière Gauthier où redites, détours, phrases inachevées, chevauchements et autres aléas conversationnels sont honorés dans un refus de la mise en ordre, une célébration de la parole des femmes au cœur même de la révolution féministe. L'outside du film est aussi traité par le biais de l'échange verbal, cette fois avec Michelle Porte, dans Les Lieux de Marguerite Duras (1977). Ici l'iconographie perce à travers les interstices des mots parlés à la manière des images, décrites celles-là par Duras, dont elle signale qu'elles pourraient servir de ponctuation à un film tiré du roman qu'elle vient d'achever, L'Amant de la Chine du Nord. L'Été 80, à son tour, propose un nouvel état de la parole écrite alors que des textes journalistiques divers,

égrenés au fil d'une saison, sont sauvés d'une disparition certaine par ce livre où s'impose peu à peu le dialogue. Brefla forme dialogique est terrée partout dans l'œuvre de Duras comme les noirs qui trouent la pellicule de ses films ou les silences qui en fracturent la bande son.

24 D. Noguez, La Couleur des mots, p. 47 19

Pendant la période qui va de 1954 à 70, le dialogue ne cesse de d'élargir son

emprise sur le matériau littéraire, supplantant peu à peu le récit, minant les certitudes de

la narration en faveur de ce que Madeleine Borgomano nomme cette «zone instable,

25 agitée de turbulences • » Ainsi, à mesure que l'écriture de Duras se fait de plus en plus

elliptique, discontinue et ouverte, son potentiel scénique s'accroît et les oeuvres glissent

de la forme romanesque à la forme théâtrale, celle-ci déjà trouée puisque présupposant

des ensembles de signes non verbaux, la présence virtuelle d'une représentation que fait

advenir la mise en scène. Ce glissement «progressif» se doit d'en passer par le

dialogue, écriture de l'intervalle, de l'entre-deux défini comme «négociation entre

roman de la parole et voie de l'écrituré6 », et aussi par la dérive des genres qu'initie Le

Square, l'un des premiers textes hybrides durassiens.

Contrairement à Détruire dit-elle, les dialogues du Square sont interrompus de notations parfois encore fortement inscrites dans le romanesque: «tranquillement l'enfant arriva du fond du square et se planta devant la jeune fille27 »; ou déjà parente de la didascalie: «il y eut un silence entre eux28 . » L'œuvre reste toutefois sous la

garde à vue de l'appellation «roman» même si l'auteur prétend, dans une interview parue en 1956, qu'elle n'a «voulu ni faire une pièce de théâtre, ni, à vrai dire, un roman. Si roman figure sous le titre du livre, c'est par étourderie de ma part!29 »

Quoiqu'il en soit, la forme dialoguée interpelle forcément le théâtral et la nature double

de son énonciation. Ici le recopiage est réécrit en deux versions dramatiques : l'une

abrégée et presque simultanée en 56 (l'urgence de la transition au théâtre préfigure celle

vers le filmique), l'autre «allongée» en 65 qui évoque la réécriture de la pièce La

2S M. Borgomano, «Le dialogue dans l' œuvre de Marguerite Duras », p. 2. 26 M.-H. Boblet-Viart,« L'entre-deux dans les dialogues de Marguerite Duras », p. 172. 27 M. Duras, Le Square, Éditions Quarto, p. 461. 28 ibid., p. 482. 29 C. Sarraute,« Entretien avec Duras », Le Monde, 18 septembre 1956, cité par Madeleine Borgomano dans «Le dialogue dans l' œuvre de Marguerite Duras », p. 5. 20

Musica (1965) que Duras étoffe avec La Musica deuxième (1985), la durée télévisuelle

de la première lui semblant trop réduite (encore un autre support textuel en jeu!). Le

passage au vrai théâtre du Square nécessite toutefois une réécriture serrée. Cette

dernière, selon Madeleine Borgomano, est essentiellement du registre de l'élimination

et de l'allègement, portée de ratures en ratures (la photo d'une page du manuscrit parue

dans Lire Duras en fait foi) jusqu'à l'os du texte, jusqu'à l'à-plat des personnages qui

demeurent, comme ceux de Détruire, uniquement vus de l'extérieur, dans le refus du

réalisme et l'entretien d'une parole volontairement touffue, artificielle et littéraire:

Quand on me dit que la bonne à tout faire du Square ne parle pas naturellement, bien entendu qu'elle ne parle pas naturellement puisque je la fais parler comme elle parlerait si elle pouvait le faire. Le réalisme ne m'intéresse en rien. Il a été 3o cerné de tous les côtés. C'est terminé •

Le Square n'est toutefois pas soumis à l'appauvrissement brutal du textuel que

commande pourtant le passage à l'oralité et, comparé au minimalisme austère de

Détruire, il reste alourdi de trop de pompe syntaxique, figé dans le passé simple des

verbes auprès duquel le présent de l'indicatif de Détruire évoque une durée autre que

celle du théâtre, la durée du mouvement qui s'accomplit sous nos yeux, motion picture.

Poussée hors de ses gonds, l'écriture de Détruire dit-elle se voit malmenée, jetée au dehors comme l'affirme Duras dans Émily L. Cette éviction se fait d'abord en

direction du registre théâtral puis du filmique. Comme on l'a vu précédemment,

l'ouverture au scénique est tributaire de la mise en place de la forme dialogique et de

son oralité, celle qui court-circuite le narratif au profit de l'énonciatif en un transfert

qui s'inscrit, pour Détruire, jusque dans le titre de l'œuvre. L'énonciation se voit

30 M. Duras, Le Square, p. 459. 21

renforcée par de nombreux procédés oraux dont nous avons parlé précédemment et qui

placent Détmire résolument dans le camp du « talking )} défini par Genette comme ce

discours situé à l'extrême du « showing» et du «telling31 », libéré de tout souci

d'histoire à raconter, détaché de l'univers romanesque traditionnel. Ainsi toutes les

scènes (puisqu'on ne peut plus guère les nommer chapitres et pas encore séquences)

s'ouvrent sur une parole hésitante, encore entre le dire et le penser, qui ne porte pas les

marques du discours rapporté mais ressemble à une voix intérieure parente de la

didascalie: «Nuit. Sauf des lueurs frisantes dans le fond du parc, nuit. )} (DD, p. 23),

« Nuit complète. )} (DD, p. 49), «Temps éclatant. Les stores ont été baissés. » (DD, p.

108), «Des voix arrivent du parc. Elle sort. » (DD, p. 14) Cette voix intérieure sert

d'appoint aux voix des personnages puis établit le silence dont émergera une parole

lente à l'élocution précise, au ton neutre, mais aussi mélodique, en attente de son

véhicule privilégié, l'acteur. Chez Duras, l'acteur est énonciateur avant tout: «un

acteur, c'est fait pour proférer, c'est une bouche qui s'ouvre pour dire des paroles que

32 d'autres ont écrites • » On songe à Beckett, à la bouche rouge sur fond de scène noir

de Pas moi, ultime épuration théâtrale! Il n'est pas étonnant que le texte lu plutôt que

représenté se soit imposé finalement comme modalité privilégiée de la représentation

théâtrale durassienne. La curieuse romanisation de la tessiture théâtrale, qui s'amorce à partir de 1985 avec La Musica deuxième, est certes à rapprocher de la fin de la période

filmique de Duras. En 1990, paraît La Pluie d'été, livre où le scénario du film Les

Enfants (1985) devient récit alors que le film est resté longtemps la seule narration

possible de cette histoire, selon Duras. Épuisement de la forme filmique ou renaissance

de l'écrit? La forme effritée de La Pluie d'été semble plutôt évoquer celle du livre

exténué, troisième état du texte-film dont nous reparlerons avec Agatha.

31 G. Genette, Figures III, p.188. 32 S. Loignon, Marguerite Duras, p. 143. 22

Détruire dit-elle, texte riche de virtualités multiples, inscrit dans une dialectique

de l'expression qui assume et cultive la fragilité presque magique de ses frontières en

même temps que les marqueurs d'une écriture intergénique, se conclut, on l'a vu, sur

des recommandations de l'auteur (p.139-140) où, soudainement, personnages et lieux

se voient placés sous le signe performatif. On y trouve des indications de scénographie

qui englobent même le para-théâtral : « la pièce devrait être représentée dans un théâtre

de dimensions moyennes, de préférence moderne. »; des consignes de casting: « Alissa

est de taille moyenne, plutôt petite. Stein et Max Thor ont à peu près la même taille. »;

de costumes: «Elle est en blue jeans, pieds nus »; de jeu: «l'indication est d'ordre intérieur.» D'autres remarques se tiennent à la limite du chorégraphique: «ses mouvements doivent être très aisés. Stein a une démarche rapide. Max Thor est lent dans sa démarche. » Toutes confirment le statut de texte « théâtralisable » qui est celui de Détruire, pour le moment. De plus, Duras y mentionne qu'un décor abstrait serait préférable et que la figuration humaine, rendue superflue, pourrait être évoquée par la lumière, poursuivant ainsi le procédé d'épuration et d'amaigrissement forcé du matériau jusque dans un éventuel traitement scénique. Ces notes ont ceci de remarquable qu'on les croirait ajoutées à la sauvette, comme survenues tout à coup dans l'effarement que cause l'irruption du théâtral à l'intérieur ce qui est, après tout, un non lieu générique. Elles tracent les voies du possible théâtre (et peut-être même du filmique) qui traverse l'œuvre. Le caractère irrésolu de leur présentation, en italiques, placées en fm de livre, presque oubliées, souligne la fragilité formelle de l'œuvre. Ces remarques préfigurent aussi celles qui convoquent le film, plus de vingt ans après, au sein même de ce qui devait être un retour au roman, L'Amant de la Chine du Nord. À ce moment, les notes infra-paginales deviennent des indications claires pour la mise à 23 l'écran du texte « dans le cas d'un film33 », «en cas de cinéma » (ACN, p. 84), « en cas de film. » (ACN, p. 172) Comme c'est le cas pour Détruire dit-elle, elles s'installent dans les failles du récit. Failles que l'écrit ne comble pas puisque, après avoir facilité l'irruption du théâtral au sein même du littéraire, elles ouvrent désormais la voie vers l'outside du film, celui qui sort le livre dehors. Ouverture qu'on sent déjà à la lecture de

Détruire dans l'impression que l'auteur y inscrit, avec des mots, des procédés qui ressemblent à des profondeurs de champ: «Il n'y a qu'elle qui se tienne aussi près des tennis. Les autres sont plus loin, soit à l'abri des haies soit au-delà sur les pelouses au soleil. » (DD, p. 12); des cadrages champ contre-champ: « Stein s'assied sur le gravier, regarde le corps d'Alissa, oublie. Là-bas, Élisabeth s'est retournée vers le porche. »

(DD, p. 42) Les éclairages, les positions et les mouvements sont indiqués comme dans un scénario: «Lumière et soleil dans la salle à manger. Dans les miroirs. » (DD, p. 95),

« Élisabeth se tourne. Elles se trouvent toutes les deux prises dans un miroir. » (DD, p.

99), «Il s'assied, prend une cigarette, lui en offre une. » (DD, p. 15) À ce moment, le cinéma paraît une extension certes naturelle du texte, mais qui a dû être induite, en un premier temps, par la porosité de l'instance dialogique, l'intervalle mouvant qu'il génère, celui qui donne à entrevoir le texte-film, œuvre à l'état double où l'on isole et explore «le même geste qui à la fois écrit et réécrit le texte, le verse au crédit de la

34 littérature et le délivre par le cinéma • »

1.4 L'écriture filmique

Sorte de story telling de la mouvance des genres, Détruire dit-elle, déjà en route vers sa représentation scénique, inaugure un nouveau rapport de l'auteur avec le

33 M. Duras, L'Amant de la Chine du Nord, p.73. Les citations suivantes apparaîtront sous le sigle AMe. 34 M-C. Ropars-Wuilleumier, Écraniques. lefilm du texte, p. 172. 24

cinéma et se place à l'orée d'une saison essentiellement filmique où Marguerite Duras

renonce progressivement à la littérature pour se consacrer au cinéma, où elle se fait de

moins en moins écrivain et de plus en plus «scriptrice de film» selon l'appellation de

Marie-Claire Ropars-Wuilleumier. Détruire dit-elle, le film, est une première mise en

pratique du cinéma par Duras, première réalisation à part entière à même son propre

matériau. Avant 1969, année de sa production, d'autres réalisateurs s'étaient chargés

d'adapter ses œuvres à l'écran: René Clément (Un barrage contre le Pacifique, 1957),

Peter Brook (Moderato cantabile, 1960), Henri Colpi (Une aussi longue absence,

1961), Jules Dassin (Dix heures et demie du soir en été, 1966) et Tony Richardson (Le

Marin de Gibraltar, 1967). Avec des fortunes diverses selon l'expression courante,

mais surtout selon Duras qui ne cache pas ses réserves, faisant même de l'échec de ces

films l'une des principales motivations de sa venue au cinéma. Approchée de

l'extérieur donc, l'œuvre de Duras semble résister au cinéma et à son langage. Mais

depuis l'écriture du scénario d' (Alain Resnais, 1959) la tentation du film, sa pression constante, presque insidieuse, sur l' œuvre de Duras ne se

dément pas. Elle persiste et s'incarne en des voies contournées pendant que l'écriture

des textes dits littéraires semble se modeler en fonction d'un avènement qui ébranle et pervertit les formes autant que l'expression. L'exercice de mise en scénario et en

dialogue, avec Gérard Jarlot, d'Une aussi longue absence est suivie d'une série

« scripts », de ceux sans doute dont Duras dit «qu'ils sont toujours écrits trop tôt» puisqu'ils accompagnent des films restés inédits, à moins qu'ils ne soient comme ces

«préambules sans fin» (DD, p. 48) qui enrayent la lecture d'Alissa. Des textes de

films qui ne donnent donc réellement rien à voir et sur lesquels il faudrait bien revenir

éventuellement afin d'en explorer l'état d'inachevé et de silence, aussi bien vocal que visuel. Ce sont: Nuit noire, Calcutta, court métrage filmé par Martin Karmitz (1964),

Sans merveille, long métrage de Michel Mitrani (1964), Les Rideaux blancs, écrit pour 25

Georges Franju (1965) qui finit tout de même par émerger dans une production

télévisuelle allemande (semblable en cela à La Musica, aussi écrit pour la télévision

anglaise la même année) et, finalement, La Voleuse, film de Jean Chapot (1966). On

reviendra d'ailleurs, avec Nathalie Granger, à ces différents écrits pour le cinéma qui

ne sont plus ni strictement littéraires, ni strictement textuels et qui renvoient à un film

absent, chapeautés d'appellations diverses qui se croisent à l'intérieur même des limites

du texte: adaptation, scénario, script, synopsis ou commentaire en un dérèglement

systématique des genres.

En 1966, le virage vers le cinéma connaît une nouvelle étape alors que Duras propose une reprise, filmique celle-là, de La Musica co-réalisée avec Paul Sedan.

L'approche est donc graduelle, précautionneuse, une avancée de biais empruntant d'abord les voies traditionnelles par lesquelles l'écrivain s'intègre au monde du cinéma: le script, le scénario, les dialogues. Parallèlement, les livres de la même

époque cheminent vers le théâtral ou connaissent une transformation de facture qui les mène au dénuement, à l'épure, signalant l'apparition de l'écriture filmique avant le film même, la mise en mots et en images du texte-film dont Détruire dit-elle est une variante. Duras, insensiblement mais de manière continue, passe ainsi des mots sur une page aux images sur écran. Mot parlé (le dialogue s'impose) et non plus écrit que la voix humaine déstabilise jusqu'à l'effacement, jusqu'au renoncement à dire et même à

écrire. Dans Détruire, les mots échappent souvent aux personnages: «Il n'a pas écouté le nom. La deuxième fois, il l'a mal entendu. »(DD, p. Il), «la voix se perd du côté de la porte. » (DD, p. 13) D'ailleurs «personne ne répond. }) (DD, p.12) Ainsi, alternative et incertaine, émerge la métaphorique écriture filmique non plus comme «une 26

reconversion ou une mutation plus ou moins surprenante de l'œuvre littéraire35 », mais

en tant que survie de l'écriture poussée à son extrême limite, dans ses retranchements

les plus ultimes et menacée d'abolition, de cette «destruction capitale» évoquée dans

Détruire. C'est l'œuvre entière ici qui se voit relancée par le film imaginé à l'écrit, le

texte-film

Pour saisir la spécificité du texte-film sous la forme du «livre troué » et en

reconnaître l'écriture filmique, l'on se doit de revenir à une note de Duras en marge du

scénario d'Hiroshima mon amour qui rappelle une remarque de Resnais: faites comme

si vous commentiez les images d'un film fait. Détruire dit-elle pourrait donc être, non

pas le scénario d'un film éventuel, mais l'idée d'un film, une tentative d'écriture du

film selon des procédés et une optique encore littéraires. Il y aurait, dans le texte, dans

la narration, la description d'un film parent mais, somme toute, différent et autonome

du film réalisé. Un film inscrit dans le livre, non encore advenu, un peu à la manière du personnage de Stein dans le scénario que s'inventent Max Thor et Alissa: «Il n'y

aurait pas encore Stein, n'est-ce pas? Pas encore. Stein vient plus tard. » (DD, p. 43) et porté par une voix maîtresse, avec la lecture comme modalité d'exploration. Film prémonitoire à même la substance de l'écriture qui se suffit à lui-même tout autant

qu'il interpelle et met au défi le film réalisé, de la même manière que ce dernier

propose un détour pour mieux reconnaître le texte. Film du texte d'abord, texte du film

ensuite, avec les multiples systèmes sémiotiques que les deux véhiculent: paroles,

bruits, images, codes gestuels, mise en scène, écriture. Détruire dit-elle, le livre, reste

un film à faire dans l'écho d'une représentation théâtrale. Dans son ensemble, le texte

ressemble à une note didascalique (comme celle de Resnais) en marge d'une image ou

peut-être d'une tragédie qui se serait jouée avant ou ailleurs. Le matériau du texte a

35 M. Borgomano, L 'Écriture filmique de Marguerite Duras, p. 13. 27

quelque chose de la force de l'image, on peut y pressentir des plans vus puis effacés,

une trace/désir du film où chaque page est promise à une longévité au-delà du texte, où

la littérarité se rapproche de la filmicité comme on l'a vu précédemment.

Si l'on revient brièvement à la forme trouée de Détruire pour y cibler plus

spécifiquement ce qui évoque la présence permanente du film possible, la parenté avec la forme filmique et ses marqueurs s'imposent. En effet, les équivalences cinématographiques qui caractérisent ce que Madeleine Borgomano (entre autres) nomme «l'écriture blanche» du texte-film sont nombreuses et significatives.

Attardons-nous d'abord à la suite de séquences brèves qui forme l'organisation structurelle du livre. Au nombre de dix-huit et de durée variant entre une demie et vingt et une pages, elles s'ouvrent et se ferment en une série de fondus-enchaînés d'ombre et de lumière: « Soleil et chaleur dans le parc.INuit. Sauf des lueurs frisantes au fond du parc, nuit.lRougeoiement sombre tout à coup de la dernière lumière./Jour éclatant. »

(DD, p. 22-23-30), «Jour dans le parc./Crépuscule dans le parc. » (DD, p. 75-87) On a déjà mentionné l'espacement typographique entre les scènes en tant que signe d'une réduction de la matière textuelle. La séquence qui s'étend des pages cinquante-trois à soixante et onze est à cet égard exemplaire. Des fractions du dialogue sont délibérément décalées par rapport aux autres répliques et se présentent en alternance avec celles-ci en une préfiguration de montage parallèle. Apparentées à un non-dit, à une voix intérieure qui dérive, elles engendrent un territoire ouvert à la venue d'une autre instance, comme le story-board appelle irrésistiblement l'image aux côtés de l'écrit.

À l'intérieur même du cadre que fait naître l'écriture, on ne peut que remarquer, par la suite, le surgissement et la disparition des personnages, côté cour ou côté jardin, 28

en un rappel du théâtral: « elle sort, elle vient de sortir. » (DD, p. 15), « Elle traverse la

salle à manger. Elle disparaît dans l'entrée. » (DD, p. 23), «Stein revient. li est là. »

(DD, p. 39) Ces déplacements et allées-venues soulignent une latéralité d'espace qui

force les limites circonscrites de la fiction avant que de faire sortir du cadre de l'image,

acteurs, lieux, paroles, bruits et même actions. Les personnages, saisis essentiellement

de l'extérieur comme on l'a vu précédemment, sont définis par l'emplacement des

objets autour d'eux, par leur situation dans l'espace: «Devant elle, il y a le livre. »

(DD, p. 9), «il n'y a qu'elle qui se tienne aussi près des tennis. » (DD, p. Il), « il l'a toujours vu, oui, soit dans le parc, soit dans la salle à manger, dans les couloirs, toujours. » (DD, p. 15), «je serais à cette table. Toi, à une autre table. Séparés par les tables, les murs des chambres.» (DD, p. 43) Les personnages sont fréquemment

« posés}) (comme on prend la pose) devant ou contre des surfaces planes ou géométriques (murs, portes, fenêtres ou miroirs), saisis en amorce par le regard, soit

« de profil face à la baie» (DD, p. 13) ou « debout près des baies, face au parc. » (DD, p. 19) Élisabeth Alione se lève pour se loger dans «l'ouverture des baies» (DD, p. 43) alors que Max Thor «en retrait, ne regarde pas encore. » (DD, p. 56) Toute une structuration de l'espace s'instaure, opérée par une écriture dont le travail reste connexe

à celui d'une caméra avec des distances scalaires, les incidences angulaires, les cadrages et les éclairages, ces jeux de lumière qui circonscrivent les êtres et les choses en les remaniant. Les yeux qui « restent encore crevés par la lumière trop directe, près des baies. » (DD, p. 10) ou le corps qu'on découvre «sous l'effet d'éblouissements successifs. » (DD, p. 53) Détruire met à l'écrit (en attendant la scène puis l'écran) des personnages qui se dessinent «dans l'ombre d'un arbre. » (DD, p. 37) près desquels

«le lac gris du crépuscule noircit» (DD, p. 135) dans la perspective d'une lumière

«qui ne s'éteint plus », où «un matin, on vous retrouvera {choses et êtres}, informes, ensemble, une masse de goudron. »(DD, p. 53) Image à rapprocher de celle du« texte 29 qui s'obscurcit à mesure que le livre est réécrit par le film36 » dont parle Marie-Claire

Ropars-Wuilleumier et qui laisse le lecteur (et l'éventuel spectateur) dans un état de confusion et de décentrement.

Les marqueurs filmiques se surajoutent en strates dans le terreau textuel de

Détruire et la fonne dialogique, dans sa structure alternée de répliques et de silences, contribue à la saisie de l'œuvre par le cinéma de même qu'à renflouer le supplément filmique dont elle est investie. La piste sonore du livre, à cet égard, se joue de la hiérarchie des éléments qui la constituent et revalorise bruits, cris et silences dont le potentiel de signification se voit enrichi et ce, aux dépens même des voix des personnages. La didascalie «silence », par exemple, sert de ponctuation au déroulement des dialogues et Duras l'utilise plus de cent fois (cent vingt-deux précisément) de manière parcimonieuse d'abord puis avec de plus en plus de fréquence en une accélération du démembrement de la parole en faveur du non-dit, du chic suprême du savoir taire. Le silence se fait « sur Alissa» (DD, p. 42), «sur l'hôtel»

(DD, p. 44) et finalement « sur la vie d'Élisabeth Alione » (DD, p. 129), procédure dévorante qui s'accélère. Plus de la moitié des pauses-silences se trouvent dans la dernière scène du livre (p. 108 à 137), jusqu'à six fois dans une même page (p. 133), la zone muette du texte rejoignant ainsi celle de l'opacité, en une montée de « l'écran- noir-page blanche37 » qui procède à la destruction du matériau, autant littéraire que filmique.

En attendant que la trame sonore ne joue contre l'image dans le film réalisé, le film du texte, lui, porte en latence deux bandes sonores qui se distinguent dans leur

36 M.-C. Ropars-Wuilleumier, Écraniques, le film du texte, p. 58. 37 ibid., p. 83. 30

fonction avant même que d'atteindre un écran éventuel et qu'on peut d'ores et déjà

nommer: synchrone et asynchrone. La bande synchrone est celle qui correspond à ce

que l'on voit (ici ce qu'on imagine) àl'écran, parole prononcées, bruits extérieurs. La

bande asynchrone, elle, rend compte des sons «off», ceux qui surgissent d'un en deçà

de l'image, référents de quelque chose qui n'est jamais montré. Chez Duras, le «off»

38 est essentiellement le lieu de l'écrit. «C'est là que j'écris • » affirme-t-elle en un

renversement de l'ordre filmique habituel qui subordonne l'asynchrone au synchrone, ce dernier plus logique, attendu et rassurant. Cette attitude rend nécessaire un nouveau type d'écoute du film en même temps qu'elle réhabilite l'univers du sonore promu vecteur privilégié de l'indicible, du manque à dire autant que de l'absence et de l'irreprésentable. Détruire dit-elle propose, au cœur de l'écrit, une mise en oeuvre préparatoire de cette subversion des procédés cinématographiques.

Duras, déjà séduite par la possibilité du film d'opérer une disjonction du son et de l'image, brouille sciemment, dans le texte écrit, l'identité des personnages et entretient, comme on l'a vu précédemment, une grande incertitude sur le sujet

énonciateur qu'éclaire à peine, ou alors à retardement, la disposition typographique des dialogues, dans un refus de dicter un point de vue. Ainsi les cinq premières scènes du livre, toutes très brèves, donnent à voir deux personnages, « il » et « elle », inscrits dans un jeu de regards sans paroles, sorte de mise en place à l'amorce d'un dialogue présenté ici sous un mode essentiellement votif du point de vue du lecteur. Lorsque fmalement surgit l'attendu «Vous permettez?» (DD, p. 15), le lecteur a intérêt à demeurer au raz du texte pour bien intercepter et enregistrer l'identité de l'interlocuteur, un autre« il» étonnamment, alors qu' «elle» ne survient qu'à la demie

38 Cité par Michèle Royer dans L'Écran de la passion. Une étude du cinéma de Marguerite Duras, p. 104. 31 de la page, surgie d'un ailleurs quasi extra-diégétique, traversant l'espace au rythme d'un slow motion: «Elle se lève. Elle passe. Il se tait. }) (DD, p. 15) Apparition qui interrompt la parole (de qui?), convoque le silence et achève la confusion du lecteur qu'on oblige à un va et vient entre le dialogue et le narratif proche de celui qui perturbe l'écriture, de la page à la pellicule et vice versa. Mots parlés et mots écrits en restent disjoints, désarticulés, et Duras se soustrait ainsi à son rôle de romancière comme elle se soustrait à celui de cinéaste. L'émetteur autant que l'énonciateur échappe à la prise de la lecture. On songe à l'incapacité du personnage d'Élisabeth à finir «son roman pour le train. » (DD, p. 29) vers lequel elle tend la main machinalement comme elle le fait pour les flacons de pilules blanches qui le flanquent. L'incompétence de lecture d'Élisabeth contamine le lecteur de Détruire qui n'arrive pas à achever, dans le sens de circonscrire (et peut-être même de tuer), ce livre toujours en transition vers le cinéma, porté par l'écriture filmique.

La bande sonore asynchrone du texte, riche d'évocations diverses, s'ouvre vers le monder extérieur, transgresse les limites du cadre de l'image. Latéralement, ce sont des voix de loin, douces, prévues,« qui résonnent dans l'écho du parc. »(DD, p. 12) ou qui se perdent «du côté de la forêt. » (DD, p. 13) Verticalement, une voix «nette, haute, d'aérogare)} (DD, p. 23) évoque un lieu inexistant dans la fiction, mais suggère un potentiel de fuite (écho du livre pour le train) à moins que ce ne soit la mémoire d'un espace enfui dans un texte voué au transitoire. À l'établissement de la dominante orale et sonore du texte, se joignent les bruits, eux aussi éléments significatifs de la bande asynchrone, que Duras prend soin d'inscrire en oblique, intercalés dans la matière textuelle à la manière de contrepoints aux silences: «Silence sur l'hôtel. Le tennis cesse-t-i1? » (DD, p. 44) C'est en effet sur les bruits venus des courts de tennis qu'on revient le plus souvent, ceux qui montent de ces espaces de jeux à deux, de 32

compétition, ces lieux d'action (opposés à l'inaction de l'hôtel) qu'on entend sans les

voir, même si «on les regarde beaucoup» (DD, p. 47), et dont il n'y a rien à dire que

cela: qu'ils« sont regardés. » (DD, p. 47) La partition des balles de tennis donne à lire

un texte de plus en plus poétisé, autre signe d'une mouvance des genres. Les balles

«tapent dans le crépuscule gris. » (DD, p. 42), «giclent dans un crépuscule liquide, un

lac griS» (DD, p. 45), «sifflent dans la chaleur. » (DD, p. 92) Le bruit des balles

«frappe dans les tempes, le cœur. » (DD, p. 13) de manière ponctuelle: «le tennis est

désert à cette heure-là. {... } Il reprend vers quatre heures jusqu'au crépuscule.» (DD,

p. Il) Bruit qui rythme le déroulement des jours jusqu'à son effacement dans une autre

instance asynchrone, capitale celle-là, comme la destruction. Elle émerge d'abord, aux dernières pages du livre, sous la forme parente du« craquement de l'air» (DD, p. 133), d'une frappe «sur du cuivre» (DD, p. 133) ou «sur un arbre. » (DD, p. 134) Son registre, nulle surprise, est celui de l'ébranlement, «le sol a tremblé, oui. » (DD, p.

134) avec «une force incalculable dans la sublime douceur.» (DD, p. 135),

« fracassant les arbres, foudroyant les murs. » (DD, p. 136) et son origine « off» est incertaine: «de la forêt? Des garages ou de la route. Un enfant qui aura tourné un bouton de radio? » (DD, p. 136) C'est l'irruption du musical score, la bande musicale du film, pareille à celle de la vedette tant attendue: « la voici en effet! » (DD, p. 136)

Dernière manifestation de l'écriture filmique, la musique, comme il se doit, clôt le générique de fm, posée« sur {c'est nous qui le soulignons} le nom de Stein» (DD, p.

136), acteur, scénariste ou réalisateur du texte-film Détruire dit-elle, œuvre essentiellement ouverte à l'intrusion du cinéma.

La piste sonore asynchrone du texte supplée également aux insuffisances des dialogues qui s'inscrivent, eux, dans le synchronique, là où ils rejoignent sagement l'image donnée à lire. L'asynchronie de certaines portions de dialogue, placés en retrait 33 par rapports aux autres, donne ici l'illusion d'une profondeur de champ, d'un trop plein de réel qui déborde et fuit dans l'ouverture, la trouée des blancs typographiques. Dans la treizième scène du livre (p. 53 à 71) dont on a parlé précédemment pour en signaler la matérialité ouverte, Duras alterne en répons (toujours le principe musical) deux dialogues. Celui des femmes, Élisabeth et Alissa, situé dans champ de la page c'est à dire qu'il en est le sujet principal, est observé, écouté et commenté par les deux hommes, Max Thor et Stein. L'échange verbal entre ces derniers est alors saisi en montage alterné dans un contrechamp d'abord standard (exemple 1) puis «off», placé en creux, hors des cadres de l'image (exemple 2) :

1}-Je peux dormir en plein soleil. - Je n'y arrive pas. - C'est une habitude. Sur une plage, je dors aussi bien.

- Elle a parlé, dit Stein, Max Thor se rapproche de Stein. Il regarde. - Sa voix est celle qu'elle avait avec Anita, dit-il. (DD, p. 56)

2) Alissa s'est assise à son tour - Ça a dû être un choc nerveux assez dur? - Oui. Je ne dormais plus. La voix est ralentie. - Et puis j'avais eu une grossesse difficile.

- Voici venir le mensonge, dit Max Thor. - Il est encore lointain. - Elle l'ignore encore, oui. (DD, p. 58)

Ce montage sonore, qui décentre (littéralement) les figures, donne lieu à une

écriture de l'intervalle propre à tous les textes-films durassiens mais dont Détruire dit- elle, modèle du livre troué, est une illustration exemplaire. Toute la masse sonore du livre d'ailleurs, construite comme hors champ du littéraire, forme l'écho d'un texte qui toujours s'éloigne du livre dont il est fait en une « déterritoralisation » systématique des 34

signes qui s'égarent dans leur contraire. Marie-Claire Wuilleumier affirme que cette

39 action participe de tout le cinéma modeme , mais Duras l'applique spécifiquement à

son écriture du texte. Ce dernier toujours abordé dans la mémoire ou l'appel de son

autre filmique, en latence ou à venir.

1.5 Le cinéma comme destruction du livre

L'écriture filmique durassienne, faite d'interférences, de citations, de courts­

circuits venus du dehors, paraît enchevêtrée de textes mélangés, tous en transit entre deux (ou même trois) supports formels. L'insertion, à la scène onze (p. 42 à 49), du récit virtuel de Max Thor signale un redoublement narratif prémonitoire de la forme filmique à paraître et de son effet sur le matériau littéraire original. Il s'agit d'un réseau de pistes possibles qui se construit, oralité oblige, à partir du dialogue entre Max Thor et Alissa où domine le double-jeu de la visualisation et de la vocalisation: «Il y aurait nos premières paroles, dit Max Thor. Nos premiers regards. » (DD, p. 43) Intercalant le mode conditionnel cher à Duras et le présent de l'indicatif, l'épisode est fait d'incertitude et d'irrésolu: «Peut-être, dit-il. C'est vrai. Peut-être que ce n'est pas sûr» (DD, p. 45) avant que de se dissoudre dans le «faire semblant» de lecture d'Alissa. La lecture de consommation classique, rendue inopérante, fait ainsi place à la lecture de production. C'est au lecteur ou à l'opérateur cinématographique de proposer une issue. Les personnages de Max Thor et d'Alissa anticipent ici le rôle de la caméra, douée d'une vie autonome, pervertissant le point de vue narratif. Le récit parallèle des deux personnages est donc voué à sa perte et annonce la destruction du livre par le cinéma. De la même façon que l'écriture duras sienne en advient à approcher des lieux

39 Voir M.-C. Ropars-Wuilleumier, Écraniques. lefilm du texte, p. 13. 35

où elle s'efface, le personnage-scripteur de Thor est repoussé dans l'espace ouvert du

parc, adjacent à l'hôtel, par l'autre scriptrlce de ce scénario mort-né: «Disparais dans

ce parc. Qu'il te dévore.» (DD, p. 48) Le livre jamais écrit de Stein, la mise en

veilleuse de celui d'Alissa et de Max Thor: «Alors nous n'avons pas besoin d'écrire. »

(DD, p. 46), donne pour la première fois à voir la possible exténuation de l'écriture, son

passage à vide aux frontières du filmique. Puisque, comme le dit Max Thor, «personne

ne lit. » (DD, p.93), la tentation du cinéma devient nécessité. La possibilité aussi que,

désormais, les images d'un film favorisent mieux que les mots l'ouverture totale que

désire Duras. Sa volonté de négation absolue, d'anéantissement radical, impose la

stratégie cinématographique qui annule (croit-on) l'ouvrage d'origine en lui

superposant une version nouvelle: «Ce sera terrible, dit Stein dans un doux murmure, ce sera épouvantable et déjà elle le sait un peu. »(DD, p. 114)

Le refus des catégories génériques, l'établissement de la forme dialogique de même que l'ouverture au théâtral sont des étapes qui mènent à l'avènement de l'écriture filmique construite, avec ses matières et ses modes, à même le matériau de l'écriture littéraire, dévoilant ainsi l'aptitude singulière du texte duras sien à s'éroder dans le cinéma. Les marqueurs de la destruction de la forme romanesque traditionnelle signalent l'approche d'un médium qui change les règl~s du jeu, qui questionne le

support original de la fiction et redéfinit ses moyens. Le texte se fait dialogue mâtiné d'indication scénique; le récit, déroulement pelliculaire. L'écriture n'est plus monstration. D'entrée de jeu, elle échappe au descriptif pour faire voir ce qui fait voir:

« elle, oui, elle voit, elle regarde. D'autres clients regardent aussi ces parties de tennis

que lui ne voit pas. » (DD, p. 9), «Stein regarde avec moi. » (DD, p. 50) À moins

qu'elle ne procède au dédoublement ou à la fragmentation des choses et des êtres vus:

« sur d'autres tables, d'autres flacons, d'autres livres.» (DD, p. 10), « sa femme 36

écartelée dans un regard bleu. » (DD, p. 42) La forme dialogique et son périmètre de

dissipation fractionne à son tour le discours en locuteurs multiples, détourne le texte

des jeux de temporalité littéraire en faveur d'un immédiat d'énonciation: «Est-ce que

tu penses à ce livre? Non. Je te parle. » (DD, p. 45) Le passage de Détruire dit-elle au

théâtral, que confirme l'ajout, en manière d'épilogue, de consignes pour la mise en

scène, réactive dans l'œuvre le souvenir d'un ailleurs encore à explorer. Tout en

épurant l'écriture, le mode théâtral communique à un texte, désormais sans désignation

générique, ce qui fait la grandeur, l'immensité du théâtre selon Duras c'est-à-dire «sa non-fin, car c'est au théâtre que, à partir du manque, on donne tout à voir4o » y compris le film en transit que Détruire dit-elle héberge et qui reste dans l'attente de la proposition filmée. C'est la genèse de l'écriture filmique que facilite la forme trouée,

«une écriture espacée41 » ainsi que la nomme Lucie Roy, qui fabrique de nouveaux espaces, de nouveaux temps ainsi qu'un nouveau modèle de livre à deux faces : le texte-film.

40 M.-P. Fernandes, Travailler avec Duras, La Musica deuxième, p. 12. 41 L. Roy, Petite phénoménologie de l'écriture filmique, p. 76. 2. Nathalie Granger : le livre commémoratif

« Le cinéma le sait: il n'a jamais pu remplacer le texte publié. { ... } TI ne sait plus revenir au potentiel illimité 42 du texte, à sa prolifération illimitée d'images • })

2.1 De Détruire dit-elle à Nathalie Granger

Pendant près de 10 ans, de Détruire dit-elle (1969) à Agatha (1981),

Marguerite Duras n'écrit pas « officiellement}) de livres. Elle tourne, à temps plein,

quinze films coup sur coup quasi sans s'arrêter. Des livres sont publiés néanmoins,

des textes-films dont la nature hybride participe d'un cinéma auquel le monde est

donné par le biais des mots avant tout, mots qui précèdent la mise en film, comme

c'est le cas de Détruire dit-elle, ou qui resurgissent de l'espace du cadre filmique à la

manière de Nathalie Granger. Les deux œuvres, bien que séparées par le tournage de

Jaune le soleil (1971), sont intimement reliées, parentes, sans toutefois que Duras ait

eu recours au procédé de réécriture si familier à sa dynamique de la création.

43 Pourtant, «Nathalie Granger fait partie de Détruire dit-elle • » À preuve, le recours

à la musique, raccord privilégié entre deux univers en attente d'un montage qui se joue de la discontinuité apparente entre les deux oeuvres. Fracassant et foudroyant, le

musical score qui surgit aux dernières pages de Détruire dit-elle et vient clore une

œuvre décidément ouverte au cinéma, non seulement inaugure Nathalie Granger

mais en «remplit l'écran {dans une} accumulation d'écriture noire}) (NO, p. 71) en

plus de constituer l'un de ses principaux sujets. «La musique: autre thème du film44 » prend bien soin de spécifier Duras (italiques à l'appui) alors qu'un exercice

de piano, Czerny «brisé et infléchit dans le ton mineur}) (NO p. 72) et joué par un

enfant, ouvre le film sur écran noir, avant même toute image. S'y joint un arpège de

42 M. Duras, Le Camion, p. 75. 43 M. Duras, La Couleur des mots, p. 26. 44 M. Duras, Nathalie Granger, p. 17. Désormais les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle NO. 38 sept notes «cassées dans ce silence» (NG, p. 75) se succédant sans se lier, rétives à se soumettre au carcan mélodique, subversives comme la petite Nathalie Granger, et constituant une sorte de structure trouée, reprise, avec des intervalles de plus en plus longs entre les phrases, plus de soixante fois dans le film. Structure qui se pose comme un écho, un rappel de la succession syncopée des dialogues dans Détruire dit­ elle, séparés par des blancs de plus en plus imposants, des béances de plus en plus nombreuses où les intervalles sont parfois plus importants que les éléments eux­ mêmes. D'autres similitudes témoignent du jeu de résonance entre les deux œuvres, chacune située à un moment crucial du parcours qui mène l'auteur du textuel au filmique: Détruire, première réalisation à part entière de Duras à partir d'un matériau qui lui est propre; Nathalie Granger, premier récit qui n'a pas été pensé comme texte

écrit, mais directement en fonction du cinéma, premier scénario publié après la réalisation du film. Film qui reproduit d'ailleurs l'état de l'écrit aux frontières du cinéma, «vacant, pauvre, fait avec des trous. »(NG, p. 104)

Détruire dit-elle s'ouvre sur un regard dont l'incompétence est affirmée, annoncée, comme si la caméra se faisait hésitante : «de la salle à manger où il se trouve, on ne peut pas voir le parc. » Où, pourtant, «d'autres clients regardent ces parties de tennis que lui ne voit pas. » (DD, p. 9) Nathalie Granger propose, dès son ouverture, un potentiel de visions inédites de ce même lieu: «Vues du parc, différentes. » Ce sont les IMAGES GÉNÉRIQUES, on respecte ici la typographie de l'édition utilisée, plurielles et déjà contaminées d'une voix off. Cette voix signale d'entrée l'impossibilité d'effacer les traces: « Elle a inventé ça { ... } Pourquoi? Pour rien ... une histoire de gomme qui avait disparu ... » (NG, p. 11) Inventer le film donc parce qu'on est dans l'impossibilité d'effacer complètement le texte qu'on soumet néanmoins à l'œil multiplié d'une caméra chercheuse. De Détruire à Nathalie 39

Granger, s'imposent les regards en cascade, les choses vues, les personnages épiés et

ce, de plus en plus à mesure que l'on s'approche de la frontière filmique, de la version

scénaristique du texte-film que représente Nathalie Granger. Ainsi, cadre-t-on cette

«femme de profil qui regarde l'oiseau et l'oiseau regardé. » (NO, p. 25) ou la fillette

qui «ne sait pas être regardée {... } trop absorbée parce qu'elle regarde », elle-même

passionnément épiée par sa mère qui saisit cette occasion « pour pouvoir regarder son

enfant sans se faire voir. »(NG, p. 69) Les personnages de Nathalie Granger, comme

ceux de Détruire, regardent et sont vus systématiquement, comme les lieux et les

objets, à travers les carreaux d'une fenêtre ou ceux d'une porte vitrée .lorsque «la

caméra est dehors» (NG, p. 18), épieuse avant que d'être témoin, à moins qu'on ne

les saisisse dans la réflexion déstabilisante d'une surface lisse quelconque,

domestique (une armoire) ou naturelle (l'étang). Les êtres, lieux et objets, cadrés en

découverte plus de trente fois selon le scénario, sont donc proposés au

spectateur/lecteur dans la vision abstraite des miroirs et des reflets divers qui distancie, protège et entretient soigneusement non pas l'illusion de la réalité mais, au contraire, son étrangeté et le dépaysement qui s'en suit. Là où la « gravité étonne»

(NG, p. 14), où un personnage regarde «en spectatrice étonnée cette maison. La

sienne. » (NG, p. 36) C'est le réel plongé «à son tour dans une lumière sauvage

{celle du cinéma?}, rendu à un sens sans référence» (NG, p. 44) et comme « frappé

d'irréalité.» (NG, p. 40) Nathalie Granger introduit le «regard du "pourquoi"

absolu. Insoutenable. » (NG, p. 71) qui ne peut être que filmique et ne sera résolu que

par le minage éventuel de la bande image (après celui de l'écriture) jusqu'au degré

zéro de la représentation visuelle, jusqu'à L 'Homme Atlantique et ses vingt-cinq

minutes d'images noires 40

Nathalie Granger reprend également le procédé de la décomposition photographique du mouvement déjà rencontré dans Détruire: «Il monte. Il démarre.

Il est parti. » (NG, p. 17) auquel se joint celui de la parataxe avec ses échappées et ses vides: «Le chat. Il passe. Il passe dans le couloir, lentement. S'y perd. » (NO, p. 25)

On reconnaît les indications sommaires, presque télégraphiées, à propos du temps ou de l'atmosphère générale: «La terrasse. Le temps a passé. » (NG, p. 66), «Jour gris, légèrement brumeux. La fin de l'hiver. » (NG, p. Il) en même temps que le caractère inachevé et incertain de la narration tout entière, faite d'avancées et de reculs, cultivé ici comme une vertu essentielle à l'évolution du textuel au filmique: est-ce {{ le plan de la forêt de Dreux? Non. » (NG, p. 35), le personnage cherche «Quoi? Nous ne savons pas. » (NG, p. 64) et «Pourquoi? Qui sait? » (NG, p. 98) De toute évidence,

«tout est encore contenu, à venir. »(NG, p. 45) Les rappels d'une œuvre à l'autre, on le voit, sont nombreux et Nathalie Granger, loin d'oblitérer la démarche d'écriture entreprise dans Détruire, la célèbre plutôt tout en la poussant à ses extrémités. Car si

Détruire dit-elle, dans son titre même autant que dans ses procédés de dislocation de la narration, du descriptif, des personnages, des images et de la syntaxe, s'affaire à déconstruire le textuel, c'est bien Nathalie Granger qui met en images et en sons, semble-t-il, le renoncement à l'écriture, sa mise en pièces plus exactement. En effet,

Nathalie Granger, film en noir et blanc dont la restriction chromatique pourrait opérer une transition souple avec l'écriture, réserve paradoxalement toute une séquence et le plein écran à une exécution appliquée de l'écrit alors que la «bouillie noire et blanche» (NG, p. 77) du journal Le Monde se voit lentement, mais avec sûreté, déchiré dans le sens de la hauteur d'abord, puis dans celui de la largeur, puis encore, dans le fracas de la destruction: «Bruit assouvissant, enivrant. »(NO, p. 77) jusqu'à ce que l'auteur puisse enfin dire: «C'est fait. » (NG, p. 77) pendant que les femmes jettent dans la cheminée les morceaux de papier et regardent brûler le tout. 41

Nathalie Granger, second texte-film à l'étude, radicalise donc certaines

caractéristiques du livre troué à la manière de Détruire dit-elle. Au système fondé sur

le manque, le livre commémoratif ajoute une textualité filmique où images et mots

sont constitués en un tout indifférencié, une création fondée essentiellement sur le

discours de l'incertain et du vide où l'image s'accommode enfm de la description

lacunaire du langage. «Livre d'une absence45 », comme le nomme Madeleine

Borgomano, situé dans un après où il s'affaire à rassembler les débris de la réalité du

film, à moins que ce ne soit ceux d'un texte occulté. Nathalie Granger, texte-film,

pose en outre le problème de la translation générique et questionne particulièrement la

forme littéraire cinématographique, cette instance déjà ambiguë, fuyante mais

46 d'autant plus intéressante, selon Christian Metz : le scénario de film.

2.2 Le scénario dans tous ses états: les appellations génériques. définitions et

modèles

Intermédiaire entre texte et film, histoire fUmable, anticipation de l'image, proposition de spectacle, manuel d'instruction, /ivre de régie, canevas, plan, contre- projet, pré-film, mise f!n scène, tremplin, scéno-texte, les nombreuses définitions

accolées au scénario de film en tant que texte ont en commun de mettre en évidence

le caractère hybride, voire tourmenté, de cette forme du littéraire cinématographique,

sa nature d'intermédiaire entre un projet et sa réalisation. C'est là, semble-t-il, que

réside le marqueur identifiant une même famille textuelle constituée de tout ce qui

4S M. Borgomano, L'Écriture filmique de Marguerite Duras, p. 58. 46 C. Metz, «Le signifiantimaginaire », p. 20. 42 s'écrit avant, pendant ou en vue de l'élaboration d'un film. Ainsi, dans chaque scénario, il Y a un devenir film, un potentiel filmique qui demande à être actualisé à l'écran. En tant que lieu d'interaction de modèles, lui-même étant le modèle du film à faire, le scénario reste un espace ouvert, une pratique instable, fluctuante (de forme autant que de fonction), rebelle à se fixer une fois pour toutes, et dont la mouvance en fait précisément le révélateur de tous les enjeux de la création filmique. Son schéma de quête «qui fait du procès sa structure principale47 » s'accorde mieux au discontinu, au lacunaire, au diffus (et par conséquent à Duras) qu'à la prescription normative et ses certitudes. L'évolution du scénario procède par enchâssements, parallélismes et alternances, il est coupure, ellipse et retranchement autant qu'ajout ou dilatation. «Mauvais objet48 » affirme François Vanoye comme on dit «mauvais sujet », un brin délinquant, ce qui lui vaut la réputation d'être, pour certains, une sorte de mal nécessaire, de passage obligé, de tribut à payer à l'écriture. Le scénario devient alors une «maladie du film, un état fiévreux, un écrit jetable49 » dont un des crimes serait d'être édité, la mise en livre constituant un achèvement auquel le scénario n'a pas droit puisqu'il n'est pas «considéré comme une véritable œuvre littéraire {et qu'ici} le film seul est une œuvre finale, accomplie50.» Mystère douloureux du voyage initiatique qui mène l'écrit au filmique, le scénario devient instance souffrante. Nulle surprise alors à ce que les passages des structures , langagières aux structures figuratives puis monstratives se nomment fractures et que l'articulation des plans, le montage des images et des sons soit une mise en chaîne.

L'œuvre filmique impose la rupture formelle et langagière entre l'acte de lecture et celui de « spectature » et le scénario donne lieu à une lutte de pouvoir où la narration

47 P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 163. 48 F. Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénarios, p. 12. 49 1. Raynauld, Le Scénario de film comme texte, p. 111. so M. Landry, Du texte aufilm, la fracture entre un scénario et son rendu filmique, p. 78. 43

filmographique l'emporte éventuellement sur la narration scripturale. Rien de bien réjouissant. Cette pratique du scénario privilégie (peut-être à outrance) l'une des deux postures de la forme scénaristique qu'identifie Vanoye: «le scénario- programmeSl» », celui qui conduit le film, instrument de structuration narrative et de contrôle filmique, auquel il oppose le « scénario-dispositif ouvert ». Ouvert aux aléas du tournage, aux rencontres, aux idées de l'auteur (défini par Astruc comme «un metteur en scène qui écri~ lui-même ses scénarios, qui écrit son film52 », et dont Duras est un exemple probant) dans l'ici et le maintenant du tournage et du montage. Une structure qui accueille et convoque ce que François Truffaut désigne comme «ces scénarios souterrains qui viennent subtilement travailler le scénario prévu53 », ceux-là mêmes qui sillonnent et modulent toute la trame scénaristique de Nathalie Granger.

En tant que processus d'élaboration de récit cinématographique passant par différents stades, de l'idée de départ au script final, dans la définition qu'en donne

s4 Jean-Paul Torok , le scénario suscite des pratiques d'écriture mixtes et intermédiaires, qu'elles soient préalables (scénario-programme), simultanées

(dispositif ouvert) ou même posthumes, dans le cas de Nathalie Granger, à la réalisation d'un film. Pour François Vanoye, le matériau écrit évolue le plus souvent du synopsis, première ébauche du scénario, exposé succinct du sujet ou résumé de l'anecdote, au sujet, compte rendu bref de la trame narrative du film que prblonge le traitement où s'articulent l'intrigue, sa structure dramatique et sa progression. La continuité dialoguée propose alors le découpage en scènes et en séquences, la description des actions, le texte complet des dialogues. C'est cette dernière étape qui

51 F. Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénario, p. 11. 52 A. Astruc, «Naissance d'une nouvelle avant-garde, la caméra stylo », L'Écran français, no 144, mars 1948. 53 F. Truffaut, Le Plaisir des yeux, p. 16. 54 Voir F. Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénarios, p. 6. 44 en vient généralement à porter le nom de scénario ou script auquel se joint, si le scénariste est aussi le réalisateur comme c'est le cas de Duras, le découpage technique et ses micro-perspectives (angles de prises de vues, échelle des plans), ses indications de mouvement d'appareil, d'effets sonores divers, etc. Mais le scénario est aussi et déjà mise en scène, fidèle en cela à ses origines, le mot scenarium signifiant espace scénique théâtral avant que de désigner un décor puis un canevas de pièce. La filiation théâtrale n'est pas à négliger ici considérant l'importance de la forme dramatique dans le parcours durassien vers le cinéma et, on le verra, sa résurgence au sein même de l'instance filmique dans Nathalie Granger. Structure spéculaire qui reflète ou brouille (chez Duras) l'image du film, le scénario est également spéculation sur l'écriture et le filmique puis forcément jeu (spéculer c'est aussi jouer),

« confrontation avec le hasard ou le calcul quand il ne combine pas les deux.

Machinerie narrative et émotionnelle 55 » que Marguerite Duras s'applique à déconstruire après en avoir exploré les diverses avenues.

2.3 Nathalie Granger en tant gue scénario

56 « On a dit: qu'elle fasse des scénarios • »

La diversité des formes scénaristiques, leurs fonctions dans la production du sens et de l'émotion selon que le metteur en scène, par exemple, se situe comme reproducteur ou auteur du texte, leurs relations avec le spectateur, avec la société qui les a produites, font jouer à l'infmi les modèles de scénarios entre eux. Ces derniers, en constante évolution, oscillent de la structure «classique », avec son souci de rationalisations, de mesures précises, ses modàlités de préparations autant que de

SS ibid.• p. 28. S6 M. Duras, Le Camion, p. 95. 45 bouclages, à la version « moderne », fusionnant plusieurs genres comme chez Duras, et ses contenus plus ambigus qui s'éclatent dans des procédures filmiques déstabilisantes qu'elles soient d'image, de son ou même d'écriture. Une étude de ce que Pasolini appelle les us et coutumes du «scéno-texte» révèle cependant une continuité certaine, met à jour une structure quasi typique du scénario propre à faciliter le passage de la stylistique narrative à la stylistique cinétique. Cette instance

«morphologiquement en mouvement57 » a pour fonction essentielle de concevoir, prévoir et organiser scripturalement le filmographique. Elle donne dès lors à lire autant une histoire en train de se faire que la mise en place de sa réalisation filmique.

Textes essentiellement profilmiques, c'est-à-dire préoccupés de tout ce qui se trouve devant la caméra, de tout ce qui impressionne la pellicule, les scénarios renferment en eux-mêmes une dimension technique autonome dont l'élément structurel premier est le renvoi à une œuvre cinématographique à créer. L'allusion constante au film à faire ou potentiel filmique de l'écrit marque aussi les dix-sept textes durassiens à référence principalement cinématographique qu'on nomme ici des textes-films, qu'elle soit virtuelle comme dans Détruire dit-elle, affirmée, Nathalie Granger qui s'ouvre sur une page générique, ou discrètement votive à la manière de« l'en cas de cinéma» qui vient tracasser le texte de L'Amant de la Chine du Nord tel un tic ou une mauvaise habitude. Parent du livre troué, le scénario convoque une écriture elliptique qui fractionne l'action, fragmente le récit autant qu'elle en additionne les différentes composantes. Le texte ne dit pas tout et sait ménager les intervalles dont doit émerger le devenir film, ces espaces blancs qui fuient en traçant une géographie libre et ouverte où entrent et sortent le filmique autant que le littéraire. Ces blancs de l'écriture sont semblables aux départs des couloirs à partir de l'entrée de la maison de

Neauphle-le-Château, espace principal de Nathalie Granger, qui constituent des

'7 P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 163. 46

«ouvertures sur le dedans {autant que} sur le dehors. »(NG, p. 36) L'entrée qui reste

«le carrefour, le lieu géométrique de la maison» (NG p. 35) comme le texte scénaristique est celui du film à faire. La maison de Neauphle, celle de Duras, est de ces lieux qui non seulement « cherchent des films {mais} engendrent le cinéma parce

s8 que le cinéma y a été fait • »De la même manière, Détruire dit-elle, le livre, devient film puisque le film l'habite déjà et Nathalie Granger, le film, se fait livre, objet distinct du film du même nom, parce que la matière lisse de la pellicule, le « chemin d'imagess9 » qu'elle constitue reste, contre toute attente, écriture: « Regardez bien

6o certains films. Cela se lit, la trame de l'écrit s'y lit • » Mais avant que de s'appliquer

à creuser la forme même du scénario et à en favoriser la prise en compte en tant que texte de Z'après-fiZm, commémoration écrite du cinématographique, retour mémoriel qui participe autant de la destruction que de la survie, Nathalie Granger se fait tout de même texte scénaristique, conforme, à plusieurs égards, aux exigences de cette

écriture «mauvais genre ». En effet, le texte de Nathalie Granger s'apparente encore sagement, entre autres choses, à la structure duelle de l'écrit scénaristique plus traditionnel qui s'applique, on l'a vu, à mettre en contact deux langages où s'affrontent graphèmes (signes écrits) et cinèmes (signes visuels) selon la terminologie pasolinienne. L'organisation et la manipulation écrites des dispositifs profilmiques et cinématographiques font que ce film en texte illustre autant l'action et l 'histoire en train de se faire que les conditions et les prévisions de sa future mise en scène, en situation, en cadre, en images et en sons. Nathalie Granger répond, de ce fait, à certains traits du scénario qui mettent en lumière son vernis scénaristique et s'appliquent à couvrir, plus ou moins efficacement, les lézardes propices à l'éclatement générique, au débordement de l'écrit autant que du filmique.

S8 M. Duras, Les yeux verts, p. 113. S9 ibid., p. 106. 60 ibid., p. 105. 47

2.3.1 Narration filmique et marques scénaristiques

Si on peut dire de Nathalie Granger, version cinématographique, que c'est un film d'écrivain, Nathalie Granger, texte, est assurément le livre d'une cinéaste, fut­ elle créatrice d'un anti-cinéma qui nie presque complètement les habitudes de représentation et fait coexister le médium filmique et scriptural avec une sorte d'irresponsabilité badine, un peu dans l'esprit de Picasso affIrmant: « Je mets dans mes tableaux tout ce que j'aime. Tant pis pour les choses, elles n'ont qu'à s'arranger entre elles61 ! » Une lecture attentive du texte le révèle néanmoins assez conforme au modèle scénaristique auquel l'écriture duras sienne semble s'adapter tout en préservant son style revêche aux enfermements de toutes sortes. Ainsi, les fonctions narratives associées habituellement au passage du littéraire au cinématographique et leur répartition en unités spécifiques se trouvent bel et bien représentées dans l'œuvre. On y trouve d'abord des unités d'action dite principale et secondaire, aussi minimalistes, anodines et quasi déconnectées les unes des autres soient-elles. Difficile cependant de distinguer le principal du secondaire. L'expulsion de Nathalie de son

école par la Directrice, tous les gestes qui préparent son départ pour la pension

Darkin, la visite du voyageur de commerce, l'épisode de violence de la fillette dans le parc, sa dernière leçon de piano, la destruction de son livret scolaire qui préfigure l'éclatement de sa destinée en plusieurs possibles peuvent être considérés en tant qu'unité d'action principale. La fragilité de cette catégorisation s'affIrme toutefois devant la multiplication des unités d'action secondaire à savoir le départ du père, les coups de téléphone, la routine de la vie quotidienne, les présences du chat, le fait divers des Yvelines narré par la voix-radio, etc. Unités dont on peut aussi bien

61 C. Zervos, « Conversation avec Picasso », Cahiers d'art, no 7-10, 1935, p. 173. 48 proposer la complète reconverSIon en unités d'information, périphériques ou dispersives, par rapport à une action qui se dérobe et semble se dérouler ailleurs. Les unités de situation, qui instaurent un environnement physique de temps et de lieu, sont peut-être les plus importantes ici bien que circonscrites au périmètre clos de la maison et du parc de même qu'à la durée d'une journée, filmée en temps réel: « 10 avril 1972: autre titre possible du film. » (NG, p. 93) Les descriptions du parc à différents moments du jour abondent: «vu de la fenêtre de la cuisine» (NG, p. 26) ou «reflété dans une grande glace rectangulaire de la salle à manger. » (NG, p. 19)

C'est en outre le territoire «de la seule violence de Nathalie» (NG, p. 66) dont la fureur est pourtant évoquée dès le générique: «Cette violence chez une petite fille ... » (NG, p. 11), phrase reprise par trois fois dans le déroulement du texte-film.

Mais c'est la maison, ce labyrinthe _à trois murs, qui constitue l'axe de l'espace filmique et textuel. Elle est la matière première du film, selon Duras, et a joué un grand rôle dans la genèse de l'œuvre dont elle ponctue et rythme le déroulement.

Constamment décrite, explorée, découverte, entretenue, saisie le plus souvent en plan général à la manière d'un tableau ou en «panoramique à la vitesse d'un regard»

(NG, p. 26), la maison reste cependant un espace offert au dehors: « La porte de la demeure des femmes reste grande ouverte. » (NG, p. 88), fidèle en cela à la nature du texte scénaristique dont elle est l'inspiration première.

Les unités d'articulation, celles des procédés d'union ou de séparation de la narration filmique, sont réduites ici à quelques phrases, brèves et neutres: «Les mêmes, ailleurs. « (NG, p. 18), «on les retrouve derrière la porte vitrée. » (NG, p.

19) ou tronquées: «Le chat. »(NG, p. 28), «Isabelle Granger encore. » (NG, p. 36),

«La rue. » (NG, p. 62) Elles sont plutôt ici les marques du montage, discrètes et à peine suggérées, des raccords presque effacés qui tissent de manière relâchée le suivi 49 d'une structure qui refuse, à l'écrit comme à l'écran, la séparation en scènes ou séquences dûment identifiées au profit d'un langage générateur d'images dont la fluidité envahit la page autant que l'écran même si c'est au détriment d'un suivi scénaristique à la structure dûment cadencée.

Finalement, et contre toute attente, un vestige des unités dites de ventilation, dont la fonction est généralement de cautionner la vraisemblance de la narration, semble subsister, dans Nathalie Granger, sous la forme de trois observations, deux à même le corps textuel, l'autre en note de bas de page. Deux parenthèses d'abord ont pour objet une déficience du téléphone. Un détail pourtant anodin: il n'est pas automatique. Un personnage doit donc, à la page dix-neuf, demander la communication et, à la page trente-neuf, la sonnerie manuelle, ô surprise, est discontinue. Dans chaque cas, on prend grand soin d'expliquer le geste et le bruit comme s'il s'agissait d'incongruités propres à perturber le lecteur, car c'est au lecteur du texte que s'adressent ces remarques, bien circonscrites à l'espace d'une parenthèse qui jure dans le paysage du scénario. Trace tatillonne d'un souci de réalisme et de vraisemblance, les deux parenthèses sont porteuses d'informations qui confortent et minent leur vocation scénaristique. La première renvoie aux conditions extra­ diégétiques de la production du film : «(en 1972, le téléphone automatique n'existait pas dans le lieu de tournage.)) (NG, p. 19); la seconde, à un contexte socio­ historique intra-diégétique précis et vérifiable: « (en province, en 1972 les sonneries du téléphone étaient manuelles.) » (NG, p. 39) Par deux fois, Duras s'explique à propos du temps de la création et celui de la fiction, à la recherche d'une authenticité qui renvoie à un titre alternatif de l'œuvre, 10 avril 1972, révélé dans un texte joint en annexe, La Maison des femmes. Le dénominateur commun des deux parenthèses est la maison de Neauphle-le-Château, lieu extra autant qu'intra-diégétique, espace de 50 tournage et d'écriture, mais surtout propriété de l'auteur-réalisateur qui s'affirme ici par le biais d'une marque plus littéraire que scénaristique, la parenthèse, encore discrète, mais têtue dans son surgissement à même un écrit voué au film. La maison de Neauphle est de plus située dans la région des Yvelines, territoire des péripéties d'un fait divers sordide, manière Paris-Match, qui vient perturber l'univers des personnages de Nathalie Granger par le biais de la voix-radio. C'est lors de la septième et dernière intrusion de celle-ci dans le texte scénaristique qu'intervient ce qui ressemble à une seconde unité de ventilation. Elle prend la forme d'une étonnante note en bas de page où une instance, voisine de la voix-radio mais décidément duras sienne, vient assurer l'authenticité des informations transmises, ces « détails vrais donnés par les journaux, concernant le crime des Yvelines. » (NG, p. 76) La note commente spécifiquement l'emploi des mots «alcoolique et putain d'occasion» pour désigner la mère d'un des deux jeunes criminels, termes qui sont entendus

«dans l'honorabilité de la demeure présente par ces deux femmes qui appartiennent à la bourgeoisie. »(NG, p. 76) Outre la relation passionnelle qui lie l'alcool à celle qui signera elle-même éventuellement La Pute de la côte normande et le couplet

« marxisant» que constitue la note, on y oppose, en parlant de Nathalie, « la classe de la violence à la violence de classe. » (NG, p. 76), il Y a bien ici recours à une parole auctoriale avérée. Furtive apparition d'un paratexte, pour le moment cadré hors­ champ de la continuité typographique du texte scénaristique, mais qui s'interpose, par delà la fiction, pour s'adresser encore une fois au lecteur plutôt qu'au spectateur, signe avant-coureur d'un manquement au film au sein même du scénario.

Avant que de le contester, le texte de Nathalie Granger interpelle toutefois le cinéma, le convoque, comme tout bon scénario se doit de le faire en combinant l'énoncé avec les conditions matérielles de l'énonciation. Le narrateur scénaristique 51

62 s'y révèle ainsi autant « story-maker que story-teller . » Les indications techniques

relatives au dispositif cinématographique y sont assez présentes (près de quarante-huit

au total) et fournissent les informations requises, autant du côté profilmique : «La

table non desservie occupe tout l'écran. « (NG, p. 21) que filmographique: «La

scène est traitée en champ contrechamp. » (NG, p. 50) La caméra est, la plupart du

temps, essentiellement passive et c'est l'objet de la réalité filmée qui bouge à

l'intérieur du cadre. À preuve, ce chat qui «passe dans un couloir. » (NG, p. 28) ou

Isabelle Granger qui «traverse la terrasse. » (NG, p. 37) Plus souvent, l'objet filmé

franchit les frontières de l'image: «Elle traverse, disparaît. » (NG, p. 27), «Nathalie

disparaît du champ. » (NG, p. 66) laissant fréquemment la caméra sur le vide ou

l'absence qui, cinéma oblig~, paraît dès lors« disproportionnée dès qu'on la surprend.

Presque anormale.» (NG, p.I5) La qualification passive dominante du scénario

annonce, si l'on se réfère à Pasolini, un cinéma «lyrico-subjectif3 » auquel

s'opposent cependant les angles de vue privilégiés qui proposent une facture visuelle quasi documentaire à rapprocher de l'image idéale dont parle Duras dans Les Yeux

4 verti • Celle qui est suffisamment neutre et passe-partout pour éviter la peine d'en faire une nouvelle, déni de la création filmique s'il en est un, mais qui se contente ici

de nourrir plusieurs plans neutres dont le regard est celui d'un témoin anonyme et

abstrait, désincarné des faits et des gens.

Les plans sont le plus souvent statiques et se succèdent comme une suite

d'images photographiques. Pour les signaler, Duras a recours au terme attendu. Il

s'agit d'un «plan fixe de trente secondes sur le parc. )} (NG p. 13) ou d'Isabelle

Granger «cadrée haut, près. Fixe.» (NG, p. 34) La caméra se voit positionnée de

621. Raynauld, Le Scénario defilm comme texte, p. 139. 63 P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 179. 64 Voir M. Duras, Les Yeux verts, p. 77. 52

façon afftrmée et stationnaire, tantôt « dehors. » (NG, p. 18), tantôt « dans la salle de

séjour. » (NG, p. 64) Le film réalisé est donc très lent, les plans allongés accentuant

l'immobilité des images. Madeleine Borgomano en comptabilise deux cent cinquante,

nombre qui jure avec «la moyenne de six à sept cents65 » des films habituels (en

1985 !). Les indications de prises de vues font que la plupart des images sont saisies

de face comme l'Amie «en plan général très large» (NG, p. 28) qu'on retrouve

également plus tard toujours « en plan large. » (NG, p. 66) Images enregistrées par un

regard humain et neutre, le tout à distance moyenne avec un arrière-plan visible: sur

la terrasse, « un jouet est là sur lequel il a plu. Et, dans le fond de la pierre, déployés,

les arbres. » (NG, p.74) Exception notable à ce traitement généralement impartial, le

«plan très rapproché» de Nathalie au piano, hautement expressif puisque, à ce moment, le personnage est dit «(dans l'oubli total du film.))* S'y joignent trois autres gros plans où la valeur symbolique de l'image et du sens se trouve condensée et auxquels on reviendra ultérieurement, car si la terminologie technique qui les identifie relève encore du filmique, leur contenu en dément l'allégeance.

Les mouvements de caméra, bien que peu nombreux (une dizaine tout au plus), sont dûment notifiés à l'écrit, parfois en termes de métier quand« on pénètre en travelling à l'intérieur de la maison. » (NG, p. 13) ou «qu'on panoramique tout en continuant à avancer en travelling. » (NG, p. 15); parfois en amateur lorsque «on remonte légèrement. » (NG, p. 15) ou «qu'on s'éloigne. » (NG, p. 39) sans autres considérations techniques. Aux unités d'articulation dont on a déjà parlé se joignent quelques marques de montage parfois laconique: « les mêmes ailleurs. » (NG, p. 18); précise: «On coupe alors que la vaisselle n'est pas tout à fait rangée. » (NG, p. 23)

65 M.Borgomano, L 'Écriturejilmique de Marguerite Duras, p. 71. "État pr~visible puisque la parenthèse s'adresse à un lecteur à moins qu'elle n'interpelle l'actrice en dehors de son rôle. 53

ou catégorique: «On les reprend au raccord même.» (NG, p. 19) Ailleurs, une

«série de plans montrant les deux femmes et le feu» (NG p. 38) suggère un montage

possiblement alterné et (sans doute) une accélération du rythme. Un va-et-vient de

droite à gauche entre deux points de focalisation: «On revient à la femme. À

l'oiseau. On repart vers la main. », évoque le même procédé, contrepartie de la vision

grand angle du panoramique (huit mentions) et du plan général qui signalent un

besoin de perception presque dilatée: «On voit le tout. » (NG, p. 25) Enfin, le

vocabulaire filmique contamine le discours de l'analyse psychologique alors que la

mécanique obsessionnelle d'une pensée intérieure prend« la voix infernale d'un faux

syllogisme, sans conclusion, en boucle. » (NG, p. 28) Nathalie Granger affirme donc

son essence filmique à même le réseau textuel dont les signes, selon Pasolini, « font allusion au signifié par deux voies différentes, concomitantes et convergeantes66 », celles de la mise en écrit et en film. Mais sa parenté au scénario se vit aussi dans la tessiture même de son énoncé.

Le scénario prévoit, en principe, ce qui sera réalisé et présenté au spectateur par quatre matières d'expression: les images, les dialogues, les mentions écrites et la bande son. Nathalie Granger, en accord avec la nature suggestive (mauvais objet) de l'écrit scénaristique, est un texte, à ses moments, prédictif. À onze reprises, la tranquille maîtrise du présent de l'indicatif, qui s'adresse à un lecteur contemporain de l'action, cède le pas au futur, temps de la manipulation du savoir et de la croyance du récepteur. Dans Nathalie Granger, ce procédé est essentiellement restrictif et semble signaler les traces d'un synopsis volontairement déficient et dont les lacunes sont soulignées avec une affectation toute durassienne. Car si le recours au futur peut

contrebalancer provisoirement l'insuffisance intra-diégétique d'une «visite qui ne

66 P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 158. 54 sera jamais éclaircie. » (NG, p. 49) par la prescience de « la violence qui habitera un jour ou l'autre ce jeune homme. » (NG, p. 63), la plupart du temps le mode prédictif se fait carence anecdotique affirmée. Ainsi, « on ne saura jamais quel est ce travail du père », personnage que, du reste, «nous ne reverrons pas. » (NG, p. 17)' Le fait qu'elle habite à Lignon «sera la seule information sur l'Amie. » (NG, p. 22) alors que

«tout ce que nous saurons sur Isabelle Granger» (NG, p. 37) se résume à quelques informations de registre civil. Les verbes au futur annoncent également un amoindrissement de la perception sonore: «On n'entendra jamais le bruit de leur pas.» (NG, p.19) et visuelle: «On ne pénètrera jamais dans les étages de la maison. » (NG, p. 36) en un procédé qui rétrécit la perception filmique plutôt que d'en annoncer la compétence d'expression.

Comme tout écrit scénaristique, le texte de Nathalie Granger varie de l'intention à la prescription dans un mode d'écriture aussi bien indicatif: «Ça doit

être l'heure de l'école. » (NG, p. 16) que suggestif: « On dirait que la maison est vide quand passe le chat. » (NG, p. 42) ou incitatif: « On devrait ressentir que l'homme et les femmes sont très proches. » (NG, p. 62) voire même impératif: «On revient à la table (et seulement à la table). » (NG, p. 22) Les indications scéniques ne se limitent pas seulement au comment mais éclaircissent aussi le pourquoi en mode explicite narratif d'abord : «La musique dit ici la violence gaie des enfants. » (NG, p. 33) puis injonctif: «Oublie Nathalie. Sens: c'est ce qu'il te faut faire. » (NG, p. 47) On y trouve, en outre, des séquences narrato-descriptives où l'écriture se fait récit alors qu'un «parc a été fouillé comme par un regard. » (NG, p. 14) ou qu'un bruit « cogne contre le silence de la maison mais ne le défait pas. » (NG, p. 42) Les enjeux narratifs sont clairement et télégraphiquement identifiés, circonscrits à la manière d'un découpage. Le crime des Yvelines est «un thème du film. » (NG, p. 14), Nathalie, 55

« autre thème du film. )} (NG, p. 17) sans oublier la musique « autre thème du film. »

(NG, p. 17)

Finalement, Nathalie Granger propose une instance narratrice qui n'est ni le je ou le il, mais le on/nous scénaristique. Celui qui fusionne l'instance émettrice à l'instance réceptrice, déconstruit le rapport de force entre narrateur et narrataire et atteste la nature du texte scénaristique en tant que foyer de perception autant que de réception. Le pronom on, de ton plus détaché et informationnel, a plutôt tendance ici

à désigner la caméra (donc un praticien), ses mouvements: «On quitte le bar, on pénètre en travelling)} (NG, p. 13), ses cadrages et le contenu de ses plans: «On voit une partie de son corps. )} (NG, p. 21), «On voit l'ensemble de la pièce. )} (NG, p. 76)

L'usage du on marque également l'ébranlement de la relation image/son qui se fragilise déjà dans Nathalie Granger et perd suffisamment de son caractère naturel et attendu pour qu'on doive en signaler la synchronisation. «On voit la radio et on l'entend.» (NG, p. 37), «mais ici on voit { ... } et on entend par-dessus cet exercice, celui de Czerny.» (NG, p. 72) Le nous, à valeur conviviale et réunificatrice, interpelle plus clairement le lecteur de scénario qui vit alors l'expérience du film plus intimement, jusqu'à pouvoir en commenter le sens avec l'expression« Nous voulons dire)} (NG, p. 74) jusqu'à s'en déposséder avec un film qui désormais « serait fait par l'homme et non par nous. )} (NG, p. 86) Touché par le filmique dans son étoffe textuelle même, Nathalie Granger prolonge sa parenté avec le scénario jusqu'à en adopter la nécessaire double articulation qui combine la continuité dialoguée à la mise en jeu, en images et en sons. En attendant la déchirure quasi irréconciliable que constitue La Femme du Gange où le film des Voix (la majuscule est de Duras) ne 56

67 devrait pas être raccroché au film de l'image , Nathalie Granger met encore en

place, et de façon distinctive, les mots des personnages et ceux de la scénariste

réalisatrice dont on respecte ici l'ordre des emplois tel qu'il apparaît dans le

générique.

2.3.2 Le scénario. foyer de perception-réception: texte dialogique. texte didascalique

L'écrit scénaristique se construit sur la superposition de deux couches

textuelles de base: le texte didascalique, territoire de la mise en scène, du

commentaire, du lecteur-spectateur, du film et le texte dialogique qui est celui de la

fiction sonore et des personnages. Ces deux instances forcent le lecteur du scénario à passer constamment de l'action dialoguée à sa mise en film, de l'énonciation des répliques à la distanciation du narrateur scénaristique (et aussi grand imagier) qui, venu de l' outside, décrit, commente et prédit. Par exemple, après avoir spécifié à la page vingt-deux qu'il s'agit d'un «Plan général {avec} par terre, le chat qui mange» et indiqué la durée particulièrement remarquable de ce plan, «Quatre minutes de travail », le texte didascalique se charge d'annoncer les répliques à venir, «Deux phrases échangées », puis les intercale abruptement:

L'Amie Il faut qu'on téléphone à la mairie pour Maria, qu'on oublie pas.

Isabelle Granger Ah oui. .. C'est vrai. (NG, p. 22-23)

Cette brève irruption du dialogique est interrompue par un retour immédiat au

déroulement filmique: « On coupe alors que la vaisselle n'est pas tout à fait rangée. »

Ces allers retours entraînent, pour le lecteur, la constante projection de l'axe de

67 Voir M. Duras, Nathalie Granger suivi de La Femme du Gange, p. 104. 57

substitution que constitue la didascalie, c'est le choix d'un traitement filmique

possible entre plusieurs, sur l'axe de succession et d'avancée dramatique qui est celui

des dialogues. Déjà, pour Pasolini, la langue écrite-parlée du scénario forme «une

ligne horizontale et sa langue de cinéma, une ligne verticale68 » qui puise

incessamment dans le réel. Le scénario, texte en creux exemplaire, favorise donc le

didascalique en une inversion de la mise en écrit théâtrale où, généralement, les

répliques dominent. Nathalie Granger respecte cet ordre établi en disséminant tout au

plus cent quarante-huit répliques en quatre-vingt-trois minutes de film, sorte de point

limite du parlant. Sauf dans le cas de l'épisode du commis-voyageur (p. 50 à 62),

petite incursion dans le champ théâtral où les phrases du dialogue s'allongent et

envahissent temporairement l'espace de la page, ce sont, le plus souvent, deux ou

trois lignes très brèves, des phrases prononcées avec indifférence : « Il y a beaucoup de branches tombées ... Le vent.. .Oui. (Temps.) J'ai envie de faire un feu. » (NO, p.

29), «Rien à faire? (Temps.) Rien? (Temps.) Merci ... » (NG, p. 31); des conversations téléphoniques au déchiffrement difficile voue impossible:

«Allô ... allô ... Je ne vous entends plus ... (Phrases inaudibles.»> (NG, p. 21)

Beaucoup de répliques sont données en voix off (p. 11, p. 15-18, p. 30-31, p. 32, p.

34, p. 49, p. 83), mais celles-ci restent encore asservies à l'image «le vu demeurant le seul garant du sérieux de la parole69 ». Pour le moment, la caméra de Nathalie

Granger se porte autant à la rencontre «d'un événement visuel» que «d'un

événement sonore}) comme l'explique Duras dans une note pour la presse en annexe

au texte. Ce sont les interventions de la voix-radio qui constituent cet événement

sonore et qui complètent le texte dialogique dans son registre informatif. C'est à

même la parole de la voix-radio que la tension entre la mise en dialogue et la mise en

68 P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 177. 69 F. Jost, L 'œil-caméra. Entre film et roman, p. 34. 58 film, qui caractérise l'écrit scénaristique, trouve, dans Nathalie Granger, un espace suffisamment fragilisé pour entraîner un décalage, furtif mais réel, des perceptions sonores, un jeu sur les relations entre les informations auditives et les personnages.

Ce jeu d'auricularisation se fait insidieux lorsqu'il confère au spectateur une compétence qui échappe au monde diégétique des personnages. Car si ces derniers

« cette fois, n'ont pas entendu la voix de l'extérieur {la voix -radio} », celle-ci est tout de même «arrivée dans le parc et personne d'autre que le spectateur ne l'a entendue. » (NG, p. 39) L'avantage donné au spectateur sur les personnages le place dans un rapport privilégié avec l'instance émettrice par le biais d'une parole extérieure à l'événement visuel du film, tel que défini par Duras, c'est-à-dire celui

«des femmes rencontrées» (NG, p. 94). Cette voix-radio qui «ne cesse jamais d'informer» (NG, p. 37) et qui traverse l'espace filmé suggère la présence d'un conteur, ainsi que le nomme François Jost, d'une conteuse plus justement, une voix dont l'effet d'autorité est indéniable et qui s'apparente déjà à la voix de Duras. Celle dont on dit, qu'une fois entendue, elle accompagne toute lecture de l'œuvre. Voix qui favorise ici le spectateur, par-delà les personnages représentés à l'écran, en attendant de choyer le lecteur au détriment du spectateur. Le décalage des perceptions qui se poursuit, on le verra, dans la mise en image, s'affaire aussi à briser 1'illusion réaliste et référentielle, à mettre en évidence l'arbitraire de tout captage du réel en un mouvement qui participe autant de la possession que de la dépossession «douce, calme, terrible. » (NO, p. 48)

L'instance didascalique se déploie, dans Nathalie Granger, sous la forme de nombreux paragraphes qui envahissent presque tout l'espace de la page (sa domination sur l'instance dialogique est claire), mais sans mise en forme précise ou régulière. On y adopte l'habituelle formulation elliptique pour caractériser la bande- 59 son: « Au loin, dans le village, des chiens aboient. » (NG, p. 44); les personnages:

«L'Amie. Cheveux châtains.» (NO, p. 15); la continuité narrative: «La terrasse. Du temps a passé. » (NO, p. 66) ou les dispositifs filmiques: « En gros plan, le visage de l'Amie. » (NG, p. 78) Mais aussi un style plus classiquement littéraire voire poétique dont les images dénotent des signifiés dont on peut douter qu'ils se retrouvent dans la mise en film et qui semblent privilégier la vision du lecteur plutôt que celle du futur spectateur: « Ces femmes sont comme des réceptacles du tout-venant: elles prennent tout, engouffrent, {alors que} une à une les choses tombent et s'accumulent dans leur silence. » (NG, p. 62) Ce type d'écriture met à jour l'ambiguïté à fleur de texte de

Nathalie Granger lorsque étudié dans sa parenté avec l'écrit scénaristique. Ces écarts, toutefois, n'empêchent pas l'œuvre d'explorer avec grâce la dualité déstabilisante du scénario qui met en écrit non seulement l'intervalle entre le texte dialogique et le texte didascalique, mais aussi les jeux «d'ocularisation7o » entre la perception visuelle des personnages et celle de la caméra/lecteurlspectateur que le texte didascalique désigne le plus souvent, on l'a vu, par le déictique on/nous.

Ocularisation interne lorsque « qu'on voit ce qu'elle {Isabelle Granger} regarde» dans un « panoramique à la vitesse de son regard. » (NG, p. 26) ou que la maison est redécouverte «avec les yeux de l'homme, c'est à dire d'un tiers non informé. » (NG, p. 85) Ocularisation externe quand la caméra reste extérieure au personnage et à son point de vue, comme c'est le cas de l'Amie, protagoniste dont les attributs perceptifs

échappent systématiquement à la caméra et reste étranger à ce on/nous, émetteur autant que récepteur. Plus troublante encore est la posture qui place ce denier dans le champ visuel même des personnages, celui des deux femmes «qui regardent vers nous. » (NG, p. 18) ou du «chat qui nous regarde. » (NG, p. 21) et qu'il se trouve alors implicitement intégré, paré à une mouvance des perceptions qui l'interpelle.

70ibid.• p. 18. 60

7 Duras privilégie ainsi un «regard situé !» qui joue sur l'alternance des plans subjectifs et objectifs pouvant aller jusqu'à réduire singulièrement, voire entraver, la fonction de focalisation, celle qui ordonne le passage du voir au savoir. La forme scénaristique sait jouer de la distance entre le perçu et le pensé et le texte de Nathalie

Granger s'en réclame lorsqu'il met en scène des personnages énigmatiques et secrets qui résistent à se livrer à l'image cependant que l'écriture didascalique les met à jour.

Isabelle Granger« dirait-on, se repose. », mais elle est en fait« en proie à l'idée fixe de son enfant. » (NG, p. 28) «Toujours ni triste, ni gaie» en apparence, le lecteur la sait néanmoins «Hantée. » (NG, p. 34) L'avantage cognitif reste cependant exclusif au lecteur de scénario que le texte didascalique, dans son registre informationnel narratif, prend soin de mettre au parfum alors que le spectateur virtuel du film est laissé à lui-même, confronté à un éventuel exercice de maturité interprétative. «On vous a laissé tout seul pour aborder le film. Et vous marchez. » (NG, p. 96) affirme

Duras comme si le spectateur du film était victime d'un leurre que le lecteur, fort de sa compétence, sait déjouer. Ce savoir supplémentaire du lecteur de scénario, celui qui, pour Pasolini, «codifie l'incodifiable72 », en fait ainsi le complice de l'auteur, voire même «un autre auteur73 ». C'est le lecteur de scénario, de plus, qui valorise et authentifie le texte scénaristique, qui en confond l'usuelle oblitération lorsque le fait filmique s'apprête à prendre corps. Il est le témoin privilégié du débordement de l'écriture aux frontières même de l'écranique, selon l'expression de Ropars-

Willeumier. «On est toujours débordé par l'écrit, par le langage, quand on traduit en

écrit, n'est-ce pas?74 »

71 M. Borgomano. L'Écriture filmique de Marguerite Duras, p. 65. 72 P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 248. 73 ibid., p. 247. 74 M. Duras, M. Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, p. 91. 61

Nathalie Granger, avant que d'interroger puis subvertir la problématique du

geme scénaristique, en respecte donc un certain nombre de contraintes. Construit à

partir du texte du dialogue auquel s'entremêle celui de la partie iconique du film, sa

modalité première est celle de la transcription (des voix, des images, des

mouvements, etc.). Son caractère transitif est réel et lire Nathalie Granger revient,

comme l'écrit Pasolini, «à revivre empiriquement le passage d'une structure littéraire

75 à une structure cinématographique • » Procès plutôt que produit fini, l'œuvre instaure

toutefois, au sein de la généricité scénaristique, des failles, des béances, toute une

lipothymie textuelle révélatrice d'un état de scénario en contre-emploi, privé,

éventuellement, de sa radiance cinématographique.

Ainsi les effractions à l'écriture scénaristique s'accumulent dans Nathalie

Granger et témoignent notamment d'un malaise entre la fonction de monstration, essentiellement cinématographique, et la tentation, voire l'inéluctable, de ce que les exégètes de l'œuvre duras sienne ne peuvent désigner que par une brochette de néologismes divers, d'irreprésentable à inmontrable. Le recours symptomatique à la mention« qu'on ne voit pas» perturbe et décante la mise en image. C'est l'enfant qui

«regarde quelque chose que nous ne voyons pas. }> (NG, p. 18), «la femme qu'on ne voit pas repasser. » (NG, p. 44), l'homme dont « on ne voit pas s'il pleure. » (NG, p.

82) La grande imagière se fait radine ici et prive la caméra de l'ondée «que nous n'avons pas vue. » (NG, p. 64), de la leçon «(qu'on ne voit pas)>> (NG, p. 71),

d'autres pièces «non encore vues» et qu'on ne verra pas puisqu'on «ne pénètrera jamais dans les étages de la maison. » (NG p. 36) Un même manque à voir suscite les nombreux plans qui cadrent le vide, celui du parc, aussi vide dans la séquence post­

générique (NG, p. 13) qu'en fin de film où il opère en plus «la complète dilution»

75 P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique. p. 163. 62

(NG, p. 87) du personnage d'Isabelle Granger. Joint à celui de la route, « de nouveau

vide {... } comme au début du film. » (NG, p. 88), il boucle la structure de l'œuvre

entière et trouve un écho dans les endroits vides de la salle de séjour, la chambre

d'enfant, la pièce où il y a un piano (NG, p. 23 à 26) et jusque dans le vide de cette

poussette dont les roues elles-mêmes «tournent à vide et grincent comme une

plainte» (NG, p. 66) puisqu'il s'agit bien ici d'image souffrante. S'y ajoutent les

plans qui tentent de mettre en image le mouvement de la fuite alors que la caméra

«reste un instant sur la disparition de l'Amie» (NG, p. 26), sur« le vide laissé par le

départ d'Isabelle Granger. » (NG, p. 32) et que semble apparaître à l'écran« quelque

chose du passage du chat {... } comme un reste de mouvement. »(NG, p. 26) Ce n'est pas le découpage du matériau visuel et son rationnement sélectif qui étonnent ici, ils sont coutumiers à l'opération de la mise en plans et en cadres (sans parler du montage) mais l'insistance, à même l'écrit scénaristique qui doit pourtant en être le garant, sur la déficience de la monstration ou sa maladresse à rendre visuellement ce qui demeure au cœur de la nature filmique, les images en mouvement, motion picture.

Le jeu de focalisation qui, dans Nathalie Granger, entraîne l'absence des êtres, des lieux et des choses, force l'irreprésentable à s'évincer vers un ailleurs dont Duras affirme qu'il est dans le cinéma, dans un film, là où on est« déjà transporté quelque

76 part ailleurs voyez • » Un quelque part qui annonce la dissidence duras sienne dont il semble que la mise en images ait tout à craindre puisqu'il préfigure, dans l'œuvre de

Duras, la venue du noir, degré zéro de la représentation. Ce noir« au tranchant glacé

77 de la pierre noiry, à la tiède douceur de l'image menacée • »

76M. Duras, M. Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, p .36. 77 M. Duras, Les Yeux verts, p. 93. 63

2.4 La dissidence durassienne

2.4.1 De scénariste à auteur de texte-film

Hiroshima mon amour inaugure, dès 1958, la carrière de scénariste de

Marguerite Duras. Premier scénario «classique », c'est-à-dire écrit pour le film d'un autre, il reste fidèle, dans l'ensemble, aux us et coutumes de l'écriture scénaristique.

Précédant le film, il se déclare second, humble serviteur des images qu'il n'ose même pas décrire et son «rôle se borne à rendre compte des éléments à partir desquels

78 Resnais a fait son film • » Le texte est, avant tout, schéma, projet, instrument de travail et nous présente, sur le mode prédictif, le film au futur. Sa structure, cependant, est faite de pièces et de morceaux juxtaposés en une mosaïque formelle où chaque partie se voit coiffée d'une appellation bien définie, certaines résolument parentes de la démarche filmique, d'autres plus délinquantes: synopsis, avant-propos, script, appendices. Le tout constitue un curieux objet composite dont le référent n'est plus, à dire vrai, le film à faire, mais l'écriture durassienne elle-même qui se cherche entre texte et film. Ainsi Hiroshima mon amour, scénario avéré, porte déjà en soi les attributs du texte-film qu'est Nathalie Granger. Tous deux s'affairent, par exemple, au brouillage de la conjugaison scénaristique: Nathalie Granger, texte du film en train de se faire, publié après sa sortie sur les écrans; Hiroshima mon amour, combinant le futur du film à faire: «ils auront ensemble une histoire d'amour très

79 courte • », le présent du film se faisant «à mesure que ce champignon s'élève sur l'écranso », le passé du film fait avec «ses choses abandonnées dans le filmS!. » Un

78 M. Duras, Hiroshima mon amour, p. 19. 79 ibid., p. 9. 80 ibid., p. 21. 81 ibid., p. 19. 64

lecteur des deux textes sait reconnaître une même voix: celle de la conteuse qui, dans

82 Hiroshima, rend compte du «travail qu'elle a fait pour A. Resnais . », celle de la

scriptrice de film, dans Nathalie Granger, qui ne cesse d'adjoindre au scénario

original des post-textes, directifs, explicatifs, redondants, si décidément littéraires

qu'il faut les stopper d'un «FIN» (NG, p. 98) dont l'anachronisme filmique fait

presque sourire.

Si la dissidence durassiene par rapport à l'écrit scénaristique trouve un avant-

goût dans Hiroshima mon amour, c'est Détruire dit-elle, premier film d'auteur à part

entière (scénario et réalisation) de Marguerite Duras, qui la coupe, de son propre

83 aveu, de tout ce qu'elle a écrit au cinéma • C'est l'amorce du texte-film, structure qui

écarte le scénario (son appellation à tout le moins) ou refuse d'en rendre compte. Pour

toute la durée de la période filmique, les scénarios ou scripts dans le sens le plus strict

du terme, s'ils existent, ne sont pas publiés puisque de toute façon« on fait toujours

trop tôt les scripts, les scénarii84 » par rapport à l'œuvre filmique. Pour Duras

désormais, il Y a le tournage puis le texte qui est fait d'après le film, « après le

8s film • » Évoquant Moderato Cantabile dont elle a écrit le scénario pour Peter Brook,

Duras affirme qu'elle referait le film mais «sans script, le livre seulement86 » dans

une volonté de filmer l'intégralité du livre et non plus un seul fragment de l'écrit

scénaristique. Il est vrai que script, scénario ou découpage technique sont loin d'être

des étapes que privilégie l'auteur lors de la préparation d'un film. Duras évoque bien

à propos d'Indi{l Song, autre texte-film postérieur à Nathalie Granger, un manuscrit

polycopié et distribué, un outil de travail pour l'équipe de tournage qui sert de

82 ibid., p. 19. 83 Voir Cahiers du cinéma no 217, p. 57. 84 M. Duras, La Couleur des mots, p. 36. 85 ibid., p. 36. 86 M. Duras, Les Yeux verts, p. 45. 65

canevas et de repère, «s'apparentant plus au manuel qu'à un texte littéraireS? »

Comprenant peu d'indications au sujet de l'échelle, de la durée des plans ou des

mouvements de caméra, mais insistant sur tout ce qui est relatif à la bande-sonore

(voix, musique, bruits, sons), cet« outil» (on est dans le registre du bricolage) permet

surtout à l'équipe d'improviser. Rarement, confie Duras à Dominique Noguez,

tourne-t-elle «une image telle qu'elle a été prévue dans le scénarios8 .» Les improvisations se font néanmoins sous la direction et les indications de Duras qui sont essentiellement verbales et non transcrites. Pareillement, Le Camion repose sur quelques pages de texte dont la suite s'écrit devant la caméra. Ici, le scénario original reste introuvable et n'a jamais existé, sans doute, ailleurs que dans l'esprit de l'auteur.

Il est, en quelque sorte, matrice de départ, objet de création qui ne se matérialise pas.

D'ailleurs, chez Duras, tout peut désormais servir de scénario: un lieu, une photographie, les plans abandonnés d'un autre film, des pages blanches voire même le refus d'une version filmique jugée inadéquate. Mais avant cette dissolution du genre, survient un second état du texte-film, le livre commémoratif, qui, après s'être accommodé de la forme scénaristique, s'affirme comme écriture plurielle dissidente, rejet de la fonction génétique du scénario en tant que maillon de la chaîne de production d'un film, célébration actualisée d'un tournage, d'une création à l'état brut.

2.4.2 Accidents et détraquements

Il Y a dans Nathalie Granger un Olseau dont l'allée et la venue semble ordonner, créer même, la matière du film, annulant une séquence entière parce qu'il

87 ibid., p. 13. 88 M. Duras, La Couleur des mots, p. 36. 66

«n'est jamais venu se poser sur la table comme c'était prévu}) (NG, p. 23) puis surgissant dans une autre séquence alors qu'il n'y est pas attendu «encore plus près qu'on ne l'avait espéré. }) (NG, p. 23) Dans les deux cas, l'oiseau aurait dû se croire puis se croit vraiment ailleurs, pareillement «trompé par le silence. }) (NG, p. 23)

Plus intéressant encore, cette duperie qui l'abuse lui permet pourtant d'abolir, d'annuler «de son ignorance, et la présence de la maison, et celle de la femme. »

(NG, p. 23) Un peu de la même manière, la dissidence duras sienne mine toute la dynamique de Nathalie Granger. Elle en fausse la nature générique: est-ce un texte qui vit dans un ailleurs filmique où il croit être, abusé par le cinéma, ou un film tourné dans l'ignorance (peut-être feinte) de son essence textuelle? Cette subversion bouscule toute la continuité intra et extra diégétique de l' œuvre, laissée ouverte à l'irruption du fortuit, du contingent. «Il n'y a jamais de programmation. Ni dans ma vie, ni dans mes livres, pas une seule fois89 }) affirme Duras en un renversement du caractère prédictif de l'écrit scénaristique. C'est l'essence de ces films sauvages, selon l'expression de Dominique Noguez, bien au-delà du scénario-dispositif ouvert, encore trop policé, dont Nathalie Granger est une sorte d'annoncée. Car si le texte ne renie pas sa parenté au scénario en racontant une histoire qui comporte des indications spatio-temporelles, des descriptions de lieux, de personnages, d'actions, de mise en film donc, il en rompt la nature contractuelle entre le film à faire et le film réalisé et permet un saut hors de la partition donnée à suivre pour le lecteur. Le texte- film s'applique à ménager des trous, des failles qui soutiennent le registre de l'incertitude et de l'indétermination que rappelle, entre autres, l'écriture brève des dialogues. Écriture des mots seuls, sans grammaire de soutien: «Ah ... très bien,

89 M. Duras, Ecrire,' p. 33. 67

Darkin ... très bien ... et quand?» (NG, p. 41), égarés (comme l'oiseau) et quittés

90 aussitôt ainsi que les décrit l'auteur dans Écrire .

Nathalie Granger, par trois fois, s'ouvre à l'accident, annoncé comme un

moment fondateur de l'œuvre: «Et voilà l'accident. » (NG, p. 37) Accidents intra-

diégétiques d'abord: celui qui frappe Isabelle Granger dont les mains «pourtant

aptes à traduire cela, ce noir sur blanc» (NG, p. 37) refusent de se mettre à jouer,

inaptitude soudaine au déchiffrement qui préfigure les ratés de la perception visuelle.

Puis l'accident qu'essaie de colmater le voyageur de commerce, victime (quoi

d'autre?) d'un trou de mémoire, lui qui «regarde si fort qu'il en oublie son texte. »

(NG, p. 56) Incompétence qui provoque une autre rupture de contrat, cette fois avec

la version théâtrale du texte dialogique. Enfin, et de manière plus significative,

«l'accident du tournage» (NG, p. 88) où un homme dont le chien est inexplicablement saisi de terreur doit fuir « comme a fui, quelques secondes avant, le voyageur de commerce. » (NG, p. 88) Accident extra-diégétique, venu de l' outside

(l'homme ne voit pas la caméra derrière l'entrée), qui semble sanctionner l'œuvre, en accréditer le statut de création à part entière puisque confirmant une structure essentiellement ouverte, disponible à la pluralité interprétative. On songe à l'entretien

accordé à Duras par le peintre Francis Bacon qui tente de préciser sa méthode de travail, son processus créateur, en insistant sur ce qu'il nomme «l'accident », c'est-à-

dire:

La tache à partir de laquelle va partir le tableau. La tache, c'est l'accident. Mais si on croit qu'on comprend l'accident, on va faire encore de l'illustration, car la tache ressemble toujours à quelque 91 chose. On ne peut pas comprendre l'accident •

90 ibid., p. 71. 91 M. Duras, Le Monde extérieur, Outside 2, p. 265. 68

Duras se garde bien d'éclaircir ou de commenter cet accident du tournage dont

la trace est conservée à même le texte scénaristique comme un signe cabalistique rétif

à livrer son sens. L'événement est symptomatique de tout un déraillement entretenu,

voire suscité, «un détraquement {qui} a fait des progrès et a contaminé l'ordre des

pièces, l'espace enfermé, le calme» (NG, p. 36), qui opère un brouillage des

perceptions, celles des personnages autant que du lecteur-spectateur. C'est Isabelle

Granger qui regarde sa maison «en spectatrice étonnée» (NG, p. 36), son «acte

remis en doute tout à coup, rendu à un sens sans référence. » (NG, p. 44), l'erreur de

la voix au téléphone, celle de Laurence qui «rate la mesure. » (NG, p. 70) ou la

destruction du journal qui «arrive sans être annoncée» (NG, p. 77). Tout un tissu

textuel et filmique fragilisé où « d'un seul coup tout se défait» (NG, p. 25) avant que

de basculer parce qu'un «oiseau a fui. » (NG, p. 25) La caméra, dont on a déjà

signalé les manques à voir de même que le non savoir revêche au totalitarisme de la représentation, n'est pas épargnée et se permet« une image mauvaise dont le "point" se perd au milieu de la prise.» (NG, p. 38) ou tolère «une fausse teinte, volontairement laissée.» (NG, p. 69) C'est jusqu'à l'ordre de succession filmique qui s'effiloche au point de perdre un morceau de générique qu'on voit surgir, en gros plan de surcroît, au milieu d'une scène: «Noir sur blanc. On dirait le titre du film égaré. »

(NG, p. 43) La dissidence durassienne, en matière d'écrit scénaristique, dramatise les manques et consacre le ratage comme moteur d'avancée. Cette démarche encourage une dispersion des compétences et un éclatement formel où faillir devient créateur et

oblige un dépassement des pratiques d'écriture connues. Si dans Le Camion, «on

92 attend l'accident qui va peupler la forêt • », Nathalie Granger sait se ménager un parcours suffisamment accidenté pour ouvrir des brèches à même sa structure, des

92 M. Duras, Le Camion, p. 80. 69 béances susceptibles d'accueillir d'autres instances qui viennent en regarnir la substance.

2.4.3 Béances: intermédialité et dédoublement

En parlant du Camion, Duras dit de ce film qu'il est troué de partout, qu'il est un lieu «où on peut entrer à n'importe quel moment, {il} n'est qu'ouverture sur le

93 dehors • » La description des images génériques qui inaugurent Nathalie Granger signale immédiatement «qu'une porte est ouverte. » (NG, p. Il), première mention de l'état de disponibilité qui caractérise la maison de Neauphle, lieu fondateur de l'écrit autant que du film, métaphore des films à venir. Ouverte sur le dedans comme sur le dehors puisque« les femmes laissent la maison ouverte» (NG, p. 48), elle est, à l'écran, le plus souvent éclairée dans la partie la plus proche du spectateur seulement alors que l'arrière-plan s'enfonce dans des profondeurs obscures et inconnues, dans un noir qui est ici espace de transition, vacance de formes fixes. En cet après-midi d'hiver qui est lui-même un temps où« s'ouvre cette béance» (NG, p. 26), la maison, le film et le texte du film autorisent le passage d'un univers (celui des femmes) à un autre (celui de l'extérieur), mais également celui d'un code à un autre, d'un médium à un autre. L'intrusion furtive, presque ratée, de gens dont on ne saura d'ailleurs que très peu de choses, «visite d'on ne sait qui. Pour rien.« (NG, p. 49), et qui n'a lieu que parce que «c'était ouvert» (NG, p. 49), est l'accident qui amorce ce processus, cette remontée archéologique (et donc commémorative) de Nathalie Granger non seulement vers un cinéma intermédial des tous débuts, encore dépendant du théâtre, mais aussi aux origines scéniques de la forme filmique chez Duras. Déjà la procédure théâtrale est annoncée, car l'accident est, en fait, «répétition d'une visite à venir. »

93 ibid., p. 100. 70

(NG, p. 49) qui s'annonce, tradition oblige, par « des coups dans la porte d'entrée. »

(NG, p. 49) L'épisode du voyageur de commerce est bel et bien un surgissement,

dans le déroulement filmique, de la forme confite du théâtre de boulevard dont on

respecte ici les conventions du genre : le mot de passe attendu, répété dans la scène

précédente, « c'était ouvert» (NG, p. 50), par deux fois proféré en manière

d'introduction; le public dûment passif alors «qu'une sorte d'anesthésie habite les

deux femmes» (NG, p. 49); les dialogues mondains: «Qu'est-ce que vous voulez?

Oh rien ...je passais ...silence Asseyez-vous ... merci... »(NG, p. 51); le jeu affecté de

94 l'homme qui «recommence, héroïque à réciter son texte • » (NG, p 52) ou «prend

un air faussement dépité» (NG, p. 60). À moins qu'il ne soit «déclamatoire tout à coup, solennel» (NG, p. 61) alors qu'il annonce le nécessaire coup de théâtre:

«Vous avez une Vedetta tambour 008. Voilà.» (NG, p. 61), modèle qu'il tente précisément de leur vendre! La forme sécurisante d'un théâtre hautement codifié n'est pourtant pas à l'abri des dérapages coutumiers de l'œuvre durassienne et de Nathalie

Granger en particulier. L'introduction à la scène du voyageur de commerce est significative quant à confusion entretenue entre le mode discursif de l'image et celui de la lecture en attendant d'y adjoindre le dramatique. On y mentionne que la scène sera «traitée en champ contrechamp », donc visuellement, afin de faciliter, dit-on,

«la lecture du passage en contrechamp. » (NG, p. 50) Qui est donc ce lecteur de prises de vue? De plus, si l'écriture scénaristique se fait ici écriture scénique, avec la disposition typographique habituelle, aérée, les italiques des didascalies bien attachées aux répliques, cette dernière s'ouvre elle-même à des passages dont l'espace qu'ils occupent sur la page les décadre totalement vers un ailleurs de poésie épique:

Sa voix s'est modifiée, il parle plus vite. Il a presque crié pour se donner du courage. Le regard des femmes le traverse.

94 L'italique ici semble devoir distinguer le texte théâtral du texte dialogique filmique. 71

Il continue dans une sorte de désespoir. (NG, p. 53)

La défense cède encore. La carte est niée, encore. (NG, p. 55)

La mécanique théâtrale se voit également détraquée lorsque, ô anathème, l 'homme oublie son texte qui arrive, désormais, «par fragments détachés et, comme lui, détruit. » (NG, p. 56) D'ailleurs, l'épisode tout entier se solde par un {( constat d'échec» (NG, p. 62) devant un public non seulement indifférent, «aucune réaction de la part des femmes. » (NO, p. 62), mais qui engouffre tout, tous les spectacles « du parc, celui de l'homme, du feu, etc. » (NO, p. 62) en un déni de la fonction de

«spectature». «La représentation, dans un sens, c'est pire. » (NG, p. 81), conclut

éventuellement le voyageur de commerce. Sous la forme surannée d'un théâtre de convention à tout le moins, car il y a une théâtralité qui persiste à même la structure du texte-film comme on le verra.

Les procédures d'écart par rapport à l'écriture scénaristique habituelle trouve à nouveau un catalyseur dans ce personnage qui réapparaît en fin de texte-film. Son emploi social, celui de voyageur de commerce, autant que théâtral, celui d'un homme

«déguisé en voyageur de commerce.» (NO, p. 78) ayant été nié et brisé dans l'épisode précédent, il semble avoir subi, dans l'intervalle, dans le trou entre ses deux apparitions, une mutation singulière qui le laisse en attente d'une fonction, virtuellement ouvert à toutes les possibilités puisque «On ne sait plus qui c'est. »

(NG, p. 79) Devant lui, prophétiquement, «la porte-fenêtre est ouverte» (NG, p. 84) et c'est hors de lui qu'il découvre à nouveau la maison. Pour lui et pour le lecteur- spectateur, «c'est un nouveau film qui commencerait, mais ce film-ci serait fait par l'homme» (NG, p. 86). Usage ici du conditionnel préludique qu'affectionne Duras et qu'il faut traduire par le même présent de l'indicatif que celui qui ponctue le texte 72

écrit, temps de la création. Nathalie Granger devient donc «son film à lui. »(NG, p.

86) Le personnage-cinéaste est dit «sorti de son histoire à lui» (NG, p. 87),

expulsion qui permet la reprise et le dédoublement du film, la coexistence du même et

de l'autre en une seule structure que convoque le texte-film. On peut songer à la

tentation de faire un autre film, dont parle Pasolini, et qui dénote peut-être «la

présence de l'auteur qui dépasse son film95 » ou, au contraire, à ces scénarios

souterrains dont parle Truffaut qui minent le film fait et le rendent presque étranger à

celui-là même qui en est le créateur. Duras relate une expérience semblable dans une

note en annexe. Ce n'est qu'en salle de projection et « en compagnie d'autres personnes}) (NG, p. 89), c'est à dire en situation de réception spectatorielle dont

l'écrit ici est le seul garant, qu'elle réalise l'exclusion d'un personnage, celui du père de Nathalie Granger, dont la présence aurait forcément suscité un autre film où certaines scènes du film réalisé n'auraient pu exister et où d'autres se seraient imposées. L'irruption d'un autre film n'a pas encore atteint ici l'intrusion anarchique des prises de vues de la Seine dans Aurélia Steiner qu'on doit jeter, un jour entier de

96 tournage, parce que «les berges c'était un tout autre film • »Les possibles filmiques, dont le surplus prend la forme de notes post-tournage, sont quand même adjoints au texte de Nathalie Granger en un trop plein d'écrit qui déborde des cadres du scénario et s'adresse exclusivement au lecteur du livre.

Si le film de l'homme se termine lorsque le périmètre qu'il explore est quitté par lui «après son départ, qui verrait encore? « (NG, p. 96), significativement « la porte de la maison des femmes reste grande ouverte. » (NG, p. 88) C'est l'indication d'une ligne de fuite par laquelle le film s'éclipse vers le dehors de la vie (l'accident

95 P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 150. 96 M. Duras, Les Yeux verts, p. 128. 73

du tournage), mais aussi vers sa variante écrite en attente d'un lecteur. En une sorte

de renversement du mouvement où les failles de l'écriture durassienne convoquent le

film comme c'est le cas de Détruire dit-elle, Nathalie Granger semble faire du film

une véritable écriture qui laisse, à même l'écran, des traces semblables à celle de

l'encre sur le papier, ouvertes à un nouveau déchiffrement.

2.4.4 Noir et blanc: « Book and film97 »

Aux premières pages des Yeux verts, Marguerite Duras célèbre la blancheur

incompréhensible d'une lune d'été, jamais oubliée, qui rend la nuit si transparente

«qu'on aurait pu lire dehors98 ». Lire dehors est un peu ce que propose Nathalie

Granger, texte-film qui s'offre à la lecture à partir du dehors que constitue le cinéma

dans l'œuvre de Marguerite Duras. Il est impératif cependant de convoquer la véritable blancheur, celle qui n'est rendue que par le noir et blanc: «le blanc du noir

99 et blanc • » La restriction chromatique, en partie due à une pauvreté de moyens à l'époque, prend à posteriori la richesse évocatrice d'un état ancien du cinéma. Moins perturbant que l'écran noir intégral de L'Homme atlantique (1981), sorte de scène primitive qui fait voler en éclats l'illusion de la représentation conventionnelle, le noir

et blanc de Nathalie Granger contribue à l'écriture du film, à rendre compte de l'écriture dans le film, fut-elle violentée. De façon allusive d'abord, lorsque les valeurs opposé~s du noir et du blanc se font productrice d'effets visuels et

symboliques; puis sans détour alors que partitions musicales, livrets scolaires, facture

d'électricité oujoumal envahissent l'espace du cadre avant que d'être détruits.

97 M. Duras, Les Yeux verts, p. 104. 98 ibid., p. 13. 99 ibid., p. 15. 74

La maison, dans Nathalie Granger, est le lieu privilégié non pas d'une radicale et concrète scission entre le noir et le blanc, coupure pleine entre l'écrit et l'image, mais d'un constant effort de réajustement entre la tentation du noir, celui d'un film sans images, et la nécessité des blancs au sein des pages écrites, «endroits de survie lOO ». Ainsi, à la croisée des couloirs dallés de larges carreaux noirs et blancs, le blanc des pierres de la terrasse, du mur, des chaises d'osier ou du canapé sert de contrepoint au noir du chat, de la petite valise de pension et jusqu'à celui d'Isabelle

Granger «aux cheveux longs, lisses, très noirs» (NG, p. 15), à la longue cape noire, qui «passe toujours dans ce deuil, noire. » (NG, p. p. 72) alors que l'Amie à la veste blanche glisse sur la surface de l'étang noir dans une petite barque blanche. Si la masse du chat, dite «noir d'encre, liquide sans prise» (NG, p. 21) est vouée à l'écriture, «l'image blanche» (NG, p. 38) de l'étang se fait mimésis iconique,

«surface vide dans laquelle se reflète la maison. »(NG, p. 38) «Le blanc, toujours le blanc ...pourquoi?» (NG, p. 58) se plaint le voyageur de commerce, lui qui fut blanchisseur de métier puis employé d'une imprimerie avant que d'échouer dans la représentation. Parcours parodique de celui d'une écriture blanchie, lessivée, qui vient buter sur une mise en image qui la malmène sans pourtant totalement l'abolir.

Dans Nathalie Granger, le noir et blanc fait en sorte que l'image n'efface pas complètement l'image du mot. Et de la même manière que la petite Nathalie trouve dans le parc un autre chat «noir et blanc celui-là. )} (NG, p. 65) qu'elle peut enfin saisir et embrasser, elle dont « nous ne savons rien sauf ce baiser dans le parc, alors que personne ne le voyait.)} (NG, p. 86), le noir et blanc de l'écrit s'empare

100 ibid., p. 128. 75

impunément de «la trésorerie du film 101 », ces gros plans qui commandent la

perception empathique du spectateur et son engagement dans le spectacle visuel.

C'est le plan rapproché des mains d'Isabelle Granger sur le clavier «aptes à traduire

cela, ce noir sur blanc. »(NG, p. 37), cet écrit musical dont les partitions envahissent

l'espace d'un panoramique, «accumulation d'écriture noire» (NG, p. 71), jusqu'au

journal Le Monde déplié sur toute la surface de l'écran. S'ajoutent ici les gros plans

des visages, dont on a parlé, sur lesquels il nous faut lire le sens et les conséquences

d'une décision puis ceux des livrets scolaires où «nous voyons ce qu'elle lit» (NG,

p. 34). C'est un film et pourtant «Nous lisons. » (NG, p. 34) Finalement, dans la

masse des papiers qui brûlent, on note le plan rapproché, furtif et troublant, du livret

de Nathalie dont «le nom flambe, disparaît. » (NG, p. 78) après avoir été inscrit

comme une citation à l'écran, en lettres capitales, tel le titre du film égaré. Ainsi, la mise en film de Nathalie Granger cède à «l'envie des écrits collés sur des images102 » et s'il est vrai que ces derniers sont le plus souvent mis en pièces de manière quasi rituelle, cette destruction reste authentiquement créatrice d'images dont le support est filmique mais encore plus textuel. La catastrophe qui s'abat sur l'écrit devient alors lieu ambigu d'un seuil, ouvert à une survie possible. La petite Nathalie

Granger déchire bien ses cahiers d'écriture en classe mais «elle fait aussi des taches partout. » (NG, p. 35), ces accidents dont on fait les tableaux.

Il existe, dans le rendu filmique à travers l'instance d'un scénario, une

actualisation des procédés de ponctuation littéraire, logique, expressive, démarcative,

auxquels il faut ajouter le recours aux blancs et à certaines variations de caractère

(italiques, grasses, capitales). On parle ici généralement de micro-ponctuation, le plus

101 M. Royer, L'Écran de la passion. Une étude du cinéma de Marguerite Duras, p. 73. 102 M. Duras, Les Yeux verts, p. 139. 76

souvent liée aux dialogues et aux indications de jeu. On remarque néanmoins, dans

Nathalie Granger, un surplus de signes, une overdose de codification de l'écrit qui ne

peut entraîner, au niveau filmique, qu'une déperdition de sens, «un dérèglement du

procès de transfèrement et de migration entre deux médias », selon l'expression

d'Alain Gaudreault, et donc un manquement à son état de texte scénaristique. À

preuve, le détraquement typographique d'italiques et de parenthèses indivises qui

bousculent et cassent le rythme de lecture en multipliant les points d'arrêt, syncopent

l'instance didascalique en brouillant son code signalétique. Ces points d'orgue

imprévisibles, arbitraires et surgis d'un ailleurs textuel, se font pluriels et,

indifféremment, indication de jeu à l'amorce d'une réplique: «fort accent italien })

(NG, p. 16); mise en évidence d'une gestuelle: «c'est l'Amie qui retire sa main. )}

(NG, p. 71); précision de plan: «l'immobilité (de la main)} (NG, p. 25); de bande

son: «(phrases inaudibles)>> (NG, p. 21); aparté explicatif: «(ne craquent pas

comme du bois)>> (NG, p. 42); continuité narrative: «(dans la passivité de laquelle

est en train de s'opérer l'issue.)>> (NG, p. 28) Ces interventions déceptives, parenthèses déposées comme après coup, italiques intercalées à même la phrase

qu'elles creusent d'un savoir supplémentaire, instaurent des ruptures entre la fiction et

la narration, entre la matérialité du texte et celle du film. Sorte de mises en exergue de

l'opération d'écrire et de filmer, les italiques et les parenthèses restent ici

délibérément étrangères, distinguées, et le montage non suturé qui les rattache au

texte scénaristique en souligne le caractère arbitraire. Leur prolifération déstabilisante

qui tient autant de l'éclaircissement: «(La musique dit ici la violence gaie des

enfants)>> (NG, p. p.33) que du piétinement: «un râteau de bois (râteau à foin) »

(NG, p. 67), est le dû d'une parole d'auteur, metteur en scène et grand imagier

rassemblés qui se pointe aux arêtes du texte scénaristique pour en signaler

typographiquement les manques à dire et potentiellement les manques à voir: «(Tout 77 se passe comme si cette radio, cette voix de l'extérieur ne cessait jamais d'informer)>>

(NG, p 37). L'italique de l'off, qui frappe ici six séquences du texte dialogique, est de même origine et annonce une nouvelle lisibilité de l'image réanimée par le circuit des voix extérieures en attendant la voix auctoriale de la lecture intérieure aux intonations familières. Pour le moment, le dernier flash d'information de la voix-radio se pose encore avec doigté sur la trame scénaristique à la manière «d'un papier collé» (NG, p. 75), surplus d'écrit repiqué à même le matériau filmique, autre manifestation de la dissidence durassienne.

2.4.5 Le livre commémoratif

Dans son étude sur le cinéma de Marguerite Duras en 1985, Madeleine

Borgomano utilise déjà l'expression «films disparus» à propos des premières réalisations de Duras auxquelles il est pratiquement impossible d'avoir accès. À l'exception des Enfants (1984), dernier film de Duras, qu'on peut trouver dans des clubs-vidéos de répertoire, c'est l'édition vidéographique critique, réalisée par Jean

Mascolo et Jérôme Beaujour en 1984, qui reste dépositaire du plus grand nombre de films réalisés par Duras. Bien qu'incomplète, Détruire dit-elle, Jaune le soleil, La

Femme du Gange, Véra Baxter, Le Navire Night, Agatha, L 'Homme atlantique et

Dialogues de Rome n'y sont pas, cette production du Ministère des Affaires

étrangères (1) français de cinq vidéo-cassettes couvre quatorze films dont Nathalie

Granger. À Montréal, elle repose dans les voûtes de l'Université de Montréal avec, ironiquement, la restriction « ne peut être prêté à des organismes de l'extérieu/o3 ».

Pour un cinéma essentiellement venu de l'outside, aux dires mêmes de l'auteur, ce

103 Atrium, Catalogue de la bibliothèque de l'Université de Montréal. 78

renversement de posture laisse songeur. N'empêche que si les inévitables complexités

des circuits de distribution et les diktats d'une industrie peu encline à soutenir toute

marginalité de création expliquent le problème d'accessibilité à l'œuvre

cinématographique de Duras, cet effacement des films renforce la mise en retrait de la

fonction de «spectature» au profit de l'activité de lecture. Déjà, pour Dominique

Noguez, la pagination du film que permet la mise en vidéocassettes, où on peut voir

et revoir en entier ou par morceau un film comme on le fait d'un livre qu'on

104 feuillette , impose la lecture des films. Dans l'absence de plus en plus affirmée des

films eux-mêmes cependant, c'est la lecture des textes-films, ceux-là bien présents et

disponibles, qui perdure. Le film introuvable convoque donc, de manière plus urgente

encore, le livre commémoratif qui se fait texte de la mémoire, souvenir d'une création

filmique qu'on voit travaillée, reprise et réécrite (voir le jeu typographique) à même

le matériau textuel. Espace de conservation, le texte-film publié permet la découverte,

dans Nathalie Granger, d'une scène non tournée, issue d'un premier état du scénario, retenue ici parce «qu'elle témoigne du calme de la maison. » (NG, p. 23) en mode

lecture seulement. Il s'agit de la séquence de« l'oiseau qui n'est jamais venu ou alors

trop tard », dont on a déjà parlé, et où Isabelle Granger et le chat sont dits « encastrés

dans ce lieu, son videment. » (NG, p. 25), le vide étant, d'une manière appropriée, le thème de cet épisode fantôme qui vient habiter le livre. Intercalé dans une taille de police légèrement réduite, il se fait discret et paradoxal, condamné en même temps

qu'il prend forme et s'impose au texte. Extrême limite du hors champ, la scène se

situe dans un hors film en une vacance qui ne peut être comblée que par le lecteur du

texte. Presque muet, c'est aussi «un bloc de surdité» (NG, p.25) plongé «dans la

durée sauvage» (NG, p. 25) d'un tournage qui n'a pas lieu mais dont il se fait tout de

même raconteur. Cette trace d'une écriture antérieure réactualisée atteste la fonction

104 Voir D. Noguez, avant-propos à La Couleur des mots, p. 7. 79

commémorative du livre. Celui qui fait ressurgir les vestiges d'un film possible placé en creux d'un d'oubli que contrecarre l'écrit restauré. Curieusement, c'est au cœur de cet épisode non tourné mais inclus dans le texte-film que se révèle une autre dissidence duras sienne à la forme scénaristique. L'épisode non tourné, bien que réfutant le caractère prédictif du scénario, demeure le seul en fait à en respecter le dispositif séquentiel. Il n'y a qu'à propos de ce segment que Duras utilise le terme séquence, répété plus de sept fois à la manière d'une incantation, entre le « Séquence non tournée» initial (NO, p. 23) et le «Fin séquence non tournée» (NG, p. 26) ultime, comme s'il s'agissait d'affirmer la primauté d'un film qui pourtant se défile vers un dehors où la caméra n'est pas. Nulle part ailleurs dans Nathalie Granger trouve-t-on quelques marques d'unités narratives distinctes, quelques traces d'une quelconque découpe de l'histoire sauf pour cette séquence intercalée, jamais tournée, dont l'appartenance à la veine scénaristique est démentie par sa propre inaptitude à s'incarner sur l'écran.

Nathalie Granger est d'abord évidemment mémoire et redite d'un tournage.

Viennent très vite s'y greffer cependant les empreintes énonciatives de Duras scénariste. Sous la forme de réflexions dont elle dit qu'elles lui sont venues après le

lOS tournage du film et dont elle choisit de faire bénéficier le livre , Duras ajoute en annexe trois notes où la parole de l'auteur semble ne plus vouloir lâcher le film, n'en plus finir de l'arracher aux images pour le mettre en mots. Le ton de ce surplus d'écrit est le même que celui des parenthèses ou des italiques dont on a parlé précédemment, volontiers explicite sur le non-dit périphérique du film, à propos du chat, par exemple, qui parcourt la demeure, «charmant diraient d'aucuns, mais en fait tueur de mulots, assassin d'oiseaux» (NG, p. 95). Ou perversement inachevé à propos d'enjeux plus

lOS M. Duras, La Couleur des mots, p. 36. 80 crucIaux comme la compétence cognitive de l'instance émettrice ou réceptrice:

«Pourquoi? ( ... ) Qui sait? ( ... ) On ne sait pas. Rien. » (NG, p. 98) La première note, on l'a vu, s'applique à définir une altérité possible du film fait ou, plus justement, tout ce qui n'aurait pu être si le film avait été autre. La seconde, écrite «POUR LA

PRESSE» (NG, p. 93) en majuscules bien affIrmées dans le titre, insiste sur le

« maintenant» du film, sur la «durée fatidique des quatre-vingt-dix minutes de spectacle. » (NG, p. 94) L'échappée du film dans le temps qui passe et disparaît que souligne cette note signale le caractère éphémère de cette instance dont la réactualisation par le revisionnement devient, on le sait, de plus en plus problématique. La raison d'être du texte scénaristique ici n'est plus le film à venir mais sa redite, le texte n'est plus absence à combler mais retour mémoriel. La dernière note se préoccupe significativement de l'absence d'écrits dans l'histoire de la maison de Neauphle, à la fois lieu du film et maison de l'auteur« habitée pendant un siècle et demi par des analphabètes qui n'écrivaient ni ne lisaient et, dans ces cas-ci

106 {note Duras} il ne reste rien de la vie • » C'est l'écrit donc qui témoigne de la vie et c'est à l'écrit de rendre vie au film, à l'immédiateté de son tournage, par la parution, dirait-on posthume, d'un livre qui en rend compte.

En un renversement de la dynamique qui fait du scénario un premier état du film, Nathalie Granger donne le film comme premier état du texte. Ce n'est qu'après le tournage que paraît l'écrit pour qui le film devient alors un événement lointain, peut-être un« entendu dire 107 », dont il se fait reprise sous une fonne nouvelle qui le mène vers l'ailleurs de la lecture. Le texte-film, dans sa variante commémorative, est donc moins résidus que survie d'une écriture soumise pourtant à l'énergie

106 ibid., p. 27. 107 M. Duras, Les Yeux verts, p. 77. 81

dionysienne de la destruction, à ce «massacre de l'écrit108 » sur lequel, pour Duras, se

bâtit le cinéma. En rester là serait ignorer que cette mise en pièces, figurée

graphiquement dans Nathalie Granger, est précisément « le pont qui vous mène à

109 l'endroit même de toute lecture • »Si le film est une condamnation de l'écrit, c'est à

la manière des portes de la maison de Neauphle « qui ont dû être condamnées puis rouvertes de nouveau. » (NG, p. 98)

Dans la mouvance du texte-film duras sien, le cinéma aussi bien que l'écrit est sérieusement mis à l'épreuve et d'autres états de texte-film viennent déconstruire encore plus intensément le rapport entre l'écrit et le filmique. Quand Nathalie

Granger paraphrase la mise en film tout en la perturbant, La Femme du Gange opère la rupture entre l'image et la voix. Cette dernière se fait ensuite lecture du texte à l'écran dans Le Camion avant que d'être, dans Le Navire Night, parole auctoriale off seule dépositaire de la fiction tandis qu'à l'écran les préparatifs du film sont mis en images. Mais sous sa forme commémorative, telle que développée dans Nathalie

Granger, la relation qu'entretient le texte-film avec le cinéma est plus émouvante, semblable à celle qui unit, pour Pasolini, le montage, « multiplication de présentsllO », au film auquel il donne sens comme «la mort accomplit le montage de notre viell1.» Le livre qui commémore le film en signale aussi, d'une certaine manière, la disparition, mais pour lui donner aussitôt un autre présent lui-même pluriel et qui trouve un écho dans le titre du troisième texte-film à l'étude ici: Agatha ou les lectures illimitées.

108 ibid., p. 106. 109 ibid., p. 107. 110 P.P. Pasolini, L'Expérience hérétique, p. 209. 111 ibid., p. 212. 3. Agatha ou les lectures illimitées: le livre exténué

3.1 Une proposition de lecture1l2

Dans son essai Récit écrit, récit filmique, Francis Vanoye évoque le

«prélude », c'est le tenne qu'il utilise, commun au film et au livre que constitue le

titre dont la fonction conative interpelle et sollicite le lecteur (textuel et filmique) et

programme, en quelque sorte, la lecture ou le visionnement à venir. La référence

musicale convient parfaitement à la tessiture particulière des textes-films à l'étude ici,

comme on l'a vu pour Détruire dit-elle et Nathalie Granger. Agatha s'ouvre en film

sur une «valse de Brahms au sortir de l' enfance 113 » et consacre à la musique une scène fortement signifiante où Agatha reprend le geste d'Isabelle Granger, les mains sur le clavier toutes deux, puis soudainement et pareillement empêchées de jouer.

«Non, cela n'a pas été possible. » (Ag, p. 28.) se souvient la jeune femme. Incapacité qui n'entrave pas cependant la vocation ludique de la mise en titre. Si ce dernier

« anticipe, amorce et promet le récit1l4 », donnant des infonnations en même temps qu'il suscite des interrogations, le double titre d'Agatha, livre et film, s'amuse à troubler la substance verbale de l'annoncé, à faire vaciller sa valeur inaugurale.

Le titre du livre, Agatha, est le nom dont une image reflétée dans les miroirs baptise le personnage féminin (elle), proféré plus de soixante fois en soixante-sept pages. C'est aussi le nom de la villa-hôtel qui sert de scénographie principale à la production scénique de l'œuvre. Malgré l'absence d'appellation générique précise, les premiers comptes rendus critiques du texte de Duras en parlent d'emblée comme

112 1. Mascolo, J. Beaujour, Durasfilme, Médiane films, 1981. 113 M. Duras, Agatha, p. 41. Désormais les renvois à ce livre seront indiqués par le sigle Ag. 114 F. Vanoye, Récit écrit, récitfilmique, p. 14. 83

d'une pièce. Bettina L. Knapp dans The French Review de mars 1982 commente

«Duras' two-characters playllS » pour en souligner, il est vrai, la nature de poem-play

dont la généricité reste, à tout le moins, mouvante comme il est de mise dans la série

des textes-films. Mais à la fin des années 80 et alors que s'achève la période filmique

de Duras, la publication de textes comme Savannah Bay, La Maladie de la mort,

L 'Homme atlantique et Agatha semble annoncer, pour les critiques, un retour au

littéraire et si, selon Marc Bensimon, Agatha redécouvre la simplicité du théâtre

classique avec son unité de temps, d'action et de lieu, « it's representionnal

dimension is noveI 116.» La forme dramatique ou, plus exactement, la forme exclusivement dialoguée de l'écrit convoque certes le théâtral mais témoigne aussi et surtout du procédé citationnel qui est au cœur d'Agatha texte, exercice de lecture remémorée d'un autre livre, L'Homme sans qualités de Robert Musil puis de réécriture. «Ces histoires nous les avons écrites. » (Ag, p. 63) affirme Agatha alors qu'en didascalie «seul le texte bouge, avance.» (Ag, p. 63.) L'instance littéraire semble alors triompher de ses variantes. C'est pourtant le titre de la version filmique du texte, Agatha ou les lectures illimitées, qui annonce clairement le film en pages dont le déchiffrement est avant tout lecture. Dans Le Monde extérieur Outside 2,

Duras estime qu'Agatha (qu'elle nomme de son nom de livre) «est plus lisible au

ll7 cinéma que dans un livre . » Le livre lu par le film se révèle enfin au lecteur- spectateur autant qu'à son auteur qui lui donne sa préférence: «Si on me donnait à

118 choisir entre le livre Agatha et le film, je choisirais le film • }> Outrage à l'écrit qui ne se suffit pas à lui-même ou célébration du livre raté comme l'est, selon elle,

L 'Homme sans qualités? Livre dont la lecture, selon Duras, est une corvée que l'on

115 Bettina K. Knapp, The French Review, March 1982, p. 702-703. 116 M. Bensimon, « Agatha: a new figuration? », p. 232. \17 M. Duras, Le Monde extérieur Outside 2, p. 11. \18 ibid., p. 11. 84 doit dépasser pour en connaître l'enchantement, «dont les chapitres mortels d'ennui

1l9 vous laissent éblouis une fois dépassés . » Le film comme dépassement de l'écrit qui en permet la lisibilité, qui s'y consacre en fait en tant que «proposition de lecture» est peut-être ce que suggère ici le titre du film, exotique dans son ambivalence même qui se joue des attentes du récepteur et offre « comme un devenir nouveau de l'histoire. » (Ag, p. 35)

Le jeu sur les titres, qui sont les noms des œuvres, trouve un écho dans le texte d'Agatha où l'acte nominatif se fait protocole essentiel à la mise en marche du récit mais avant tout enrichissement de l'instance neutre que constitue le pronom Elle. Elle a d'abord un «nom d'enfant» (Ag, p.55). Dérobé au contenu diégétique (on ne le connaîtra pas), il est rendu rapidement obsolète par une tache de sang sur un maillot blanc qui signale que la jeune fille n'est plus vierge. Lui vient ensuite le nom d'Agatha que lui attribue son frère, par deux fois annoncé comme une douce remontrance: «Agatha, Agatha tu exagères. » (Ag, p. 29) dont Elle « s'est appelée

{elle-même} pour la première fois» (Ag, p.30) lors de l'épisode où elle renonce aux leçons de musique dans l'hôtel désert. C'est d'ailleurs le pouvoir taxinomique d'Agatha à décider« d'un nom, du nom de quelqu'un» (Ag, p. 9) avec qui elle peut partir, sa capacité de le faire, de «dire ce nom» (Ag, p. 17), qui signale la perte à venir, rend le départ inévitable, fait qu'il ne peut plus être empêché parce que «hors d'atteinte de soi. » (Ag, p. 9) Mais avant que de projeter le personnage dans un hors de soi textuel, le nom Agatha suture et rythme l'avancée diégétique à la manière d'un mantra hindou, envahit sa substance et se l'approprie: c'est la villa Agatha (Ag, p.

21), l'été et la peur d'Agatha (Ag, p. 22), la décision d'Agatha (Ag, p. 32), le fleuve qui se perd «dans la direction d'Agatha. » (Ag, p. 31) et jusqu'à ce Il dont on sait

119 ibid.• p. 133. 85 seulement qu'il est« le frère d'Agatha. » (Ag, p.37) Hégémonie de ce nom d'emprunt

à saveur intertextuelle qui se prête au livre (en tant que titre) et le marque.

C'est le jeu des désignations qui introduit la citation, donc la lecture, qui se fait ici non plus empreinte résiduelle mais bien référence affirmée et assumée. Dans une de ces histoires que frère et sœur lisent puis réactualisent dans le dire «en manière de jeu» (Ag, p. 63), Agatha devient le «nom que {lui} donnait un amant du nom de Ulrich Heimer. » (Ag, p. 63) Elle demande alors à son nouvel amant d'être appelée «d'un autre prénom, celui de Diotima.» (Ag, p. 62) La trilogie de personnages ainsi constituée est une référence explicite à ceux de L 'Homme sans qualités de Robert Musil. Référence qui échappe cependant à ['amant imaginaire qui, lui, ne sait rien de la vie d'Agatha, ou pire, de ses lectures, ces lectures-là,

«illimitées, {qu'} on pourrait dire aussi: personnelles. » (Ag, p. 63) Si ce savoir préalable manque aussi au lecteur de l'Agatha duras sien, l'effet est raté, mais dans le cas contraire, le livre offre toute une réflexion sur l'expérience de lecture où les personnages commencent leur vie avec le livre, dans le livre. Frère et sœur relisent

L 'Homme sans qualité ou plutôt redisent une lecture commune faite deux ans auparavant en un feu roulant de formules discursives d'attribution: «Vous disiez.

Vous, vous disiez. Je disais. » (Ag, p. 65) Le jeu intertextuel croise constamment les lectures et les amours du frère et de la sœur musiliens à celles d'Agatha et de son frère qui lisent le livre de Musil. Le lecteur idéalement informé d'Agatha oscille lui­ même entre les deux perspectives et le contenu diégétique est remis en cause alors que certaines scènes d'Agatha, dont on peut croire qu'ils sont des faits vécus par les personnages, dérapent vers l'état de « fragments de réalité et de lecture, restructurés 86

120 après coup à l'aide de l'ordre artificiel du récit • » La scène de l'hôtel notamment,

dont on a parlé, remémorée plusieurs fois dans le dialogue d'Agatha, est la reprise

d'une séquence semblable du chapitre « Le voyage au paradis» publié en annexe à la

l21 troisième partie de L 'Homme sans qualité • La mer, l'hôtel, le couple du frère et de

la sœur, Agathe et Ulrich, et jusqu'à une large porte vitrée d'où on peut voir «sans

être vus122 » (quoi de plus durassien!) sont de Musil avant que d'envahir la matière

textuelle d'Agatha. Le rappel de cet épisode composite, prend, dans Agatha, la

tournure d'un récit traditionnel bien assuré: «C'était il y a longtemps maintenant. »

(Ag, p. 24), «dans cet hôtel {où} il y avait un piano noir. » (Ag, p. 26) ouvert aux

péripéties qui s'annoncent comme dans une fable: «C'est alors qu'elle a dû arriver

par la porte du parc de l'hôtel. » (Ag, p.32) Nulle surprise donc à voir s'y greffer la

relecture que constitue ce «que d'autres que nous qui connaîtraient cette histoire

pourraient dire» (Ag, p. 33). La redite du récit, disponible ici aux remaniements

divers, fait place à ce que «d'autres auraient demandé» (Ag, p. 34) ou ce que

«d'autres encore auraient répondu» (Ag, p. 34) dans le mode parodique de l'inside

Joke : «Sourires. Connivence» (Ag, p. 33), dans un surfait littéraire qui tient du clin

d' œil aux premières lectures d'Agatha: «Vous étiez belle, on le disait, et vous lisiez

Balzac. }) (Ag, p. 43) Mais très vite «la parodie est dépassée. » (Ag, p. 34) et le

rappel de la lecture brouille les repères temporels. «Rappelez-vous, on lit que c'est

l'été en Europe » (Ag, p. 64) évoque Agatha avant que de poursuivre: «Rappelez-

vous, on lisait que c'était dans une lumière d'hiver» (Ag, . 64). Ce décalage dans le

temps de la lecture mobilisée n'est pas étranger à la structure d'ensemble d'Agatha

qui opère le dévoiement du récit présent d'une rupture vers une longue réminiscence

du passé de l'enfance en une alternance continue. Déjà, la mère des deux personnages

120 A. Saemmer, « Conversations sacrées de Marguerite Duras et Robert Musil. »p. 295. 121 Voir M. Mesnil,« Chronique », Corps écrit no 4, p. 145. 122 ibid., p. 145. 87

« parlait du passé comme s'il s'était toujours agi d'un événement à venir, à attendre, encore incertain. » (Ag p. 36) L'une des caractéristiques de la lecture du récit écrit, selon Vanoye, étant de pouvoir « rester incomplète, fragmentaire 123 », Agatha, proposition de lecture, porte les marques répétées d'un récit en train de se faire (ou se défaire) à mesure qu'on le lit, que les personnages le redisent. « Chaque fois on ne sait plus rien, chaque fois» (Ag, p. 10) se plaint Agatha. D'où la nécessité de reprendre constamment une narration qui s'interrompt, se brise et dont les raccords au passé se font paradoxalement au présent de l'indicatif. Temps qui mime les sauts de page du lecteur, autorise ses retours en arrière, ses bonds en avant, son balayage, diagonal ou non, de la surface écrite. Ici, « Je te vois. Tu es toute petite. D'abord. Et puis ensuite tu es grande. » (Ag, p. 20) sans façon. « Je vois que vous avez quinze ans, que vous avez dix-huit ans» (Ag, p. 14) déclare le frère d'Agatha qui impose le présent d'un passé court-circuité, le flottement spatio-temporel qui est celui même de la lecture, là où « le lecteur dispose du livre, { ... } peut le prendre et s'en déprendre à sa guise124 ». C'est au présent de l'indicatif que le frère « rentre dans la chambre hallucinatoire» (Ag, p. 47), celle de sa sœur, lieu d'un inceste vécu ou seulement imaginé. « Quelquefois, je crois que c'est Agatha qui a tout inventé, l'amour du frère,

125 le frère, tout, le monde • » affirme Duras. «Vous inventez. » (Ag p. 28) renchérit le personnage masculin. La chambre est donc l'espace d'une fiction en train de se faire, ouverte aux ramifications intertextuelles autant qu'à la double comptabilité du texte- film. La disponibilité du texte imite ici celle du second lieu de la fiction, l'hôtel désert, troué d'ouvertures, dont « toutes les portes étaient ouvertes» et où même « le piano était ouvert. » (Ag, p.26) On croirait lire Nathalie Granger! Dans la chambre de l'inceste, vécu ou rêvé, le corps blanc d'Agatha se fractionne donc comme il sied à un

123 F. Vanoye, Récit écrit, récit filmique, p. 18. 124 ibid., p. 18. 125 M. Duras, Le Monde extérieur Outside 2, p. 11. 88 personnage dont l'univers fictifne se fixe jamais tout à fait. Il se fait d'abord page à lire lorsqu'une robe ancienne à rayures blanches s'applique à la manière d'un transparent sur la surface d'un souvenir et permet de deviner« le blanc du corps nu. )}

(Ag, p. 40) Mais il est aussi écran sur lequel le passage de la lumière trace « le dessin photographié du soleil {puis} le dessin du maillot d'enfant. )} (Ag, p. 49) Déjà, à propos d'Aurélia Steiner, Duras évoque «l'espace du rectangle blanc { ... } espace à

l26 combler, à remplir, lieu de naissance )} qui émerge du noir de l'écrit comme Agatha s'extrait de la nuit, de «l'ombre de la chambre. » (Ag, p. 48) Le double-emploi simultané du corps, devenir d'écriture et d'images à lire, évoque la publication du livre Agatha dans le terreau duquel bourgeonne presque immédiatement le film

Agatha ou les lectures illimitées. Le texte-film confirme ainsi sa nature de structure plurielle au voir double qui concilie le caractère irréductible du texte écrit saisi dans la lecture, au présent halluciné du film dont le lecteur-spectateur garde «l'illusion d'assister à la vérification de sa création127 »jamais finie, toujours ouverte.

La proposition de lecture se poursuit donc dans le film, ce dehors de l'écrit selon Duras, dans lequel la lecture instaure toutefois des failles où les images sonores et visuelles se font désormais lisibles. C'est sur la lecture du livre Agatha que s'édifie le film alors que le générique offre une image du titre écrit, et seulement du titre,

Agatha ou les lectures illimitées, en une sorte de renversement de concept d'écriture filmique tel que défini à propos de Détruire dit-elle où le texte écrit se fait film alors qu'Agatha, le film, propose l'image soumise aux mots qui semblent en commander l'ordonnance. Dès le départ, la cinéaste s'octroie le privilège d'imposer l'espace physique de la page écrite en plus de s'en faire la récitante. Après le générique, les

126 M. Duras, Les Yeux verts, p. 143. 127 M. Duras, Le Monde extérieur Outside 2, p. 16. 89 images accueillent la première page du livre qui se déroule jusqu'à l'apparition de son numéro tout en bas à droite. TI s'agit d'une sorte de texte introductif, inscrit en italiques, aux allures de synopsis qui situe le lieu: « un salon dans une maison inhabitée. » (Ag, p. 7); le physique et les attitudes des personnages: «TIs ont trente ans. TIs sont debout, adossés aux murs, aux meubles. TIs ne se regardent pas. » (Ag, p.

7); l'intervention d'une bande sonore: « On entend le bruit de la mer. » (Ag, p. 7), mais surtout la tonalité d'un éclairage où « la lumière d'hiver» est évoquée à trois reprises en cinq lignes sur le mode du prédictif et de la restriction. « TI n'y aura aucun autre éclairage que celui-là, que cette lumière d'hiver. » (Ag, p. 7) commande Duras qui s'apprête à superposer ainsi les chaudes réminiscences d'un été au présent froid et glauque d'une dernière rencontre entre les deux personnages. Saison qui est aussi celle du tournage subrepticement inscrit à même la matière textuelle. Le prologue quitte l'écran, de façon significative, lorsque Duras établit le pattern énonciatif des voix: «TIs se parleront dans une douceur accablée, profonde. » (Ag, p. 8) dont elle situe la venue délibérément hors de l'image, dans la périphérie du off.

Cette lecture en film d'une page du livre par Duras inaugure un procédé, constamment repris dans Agatha ou les lectures illimitées, où l'écrit appelle l'image, la suscite comme si le texte des voix s'en faisait le guide, la condition essentielle de son émergence. Ainsi, «le mot corps amène le regard sur la femme, les mots ciel et

128 mer s'associent à des images correspondantes • » Plus subtilement, c'est sur le mot

«extraite », de la phrase «la nuit dont vous êtes extraite est celle de l'amour.» (Ag, p. 49), que la bande visuelle intercale un plan fixe de la mer dont on pourrait croire qu'une Agatha-Vénus va naître. La phrase du texte didascalique initial: «On dirait qu'ils se ressemblent. » (Ag, p.7) provoque de la même façon une rupture visuelle et

128 M. Royer, L'Écran de la passion, p. 176. 90 introduit le premier plan fixe du film, la vue d'une pièce à contre-jour avec au centre une porte-fenêtre rectangulaire, page autant qu'écran, à travers laquelle se devine un paysage maritime. Ce plan est lui-même coupé par une autre phrase: «C'est un homme très jeune. » (Ag, p. 9) tandis que les mots: « la mer est comme endormie. » servent d'amorce à un second plan fixe, une vue de plage et de mer que stoppe le dernier syntagme d'une structure syntaxique pourtant hésitante et bredouilleuse:

« C'est ça ...jamais ... on croit la connaître comme soi-même et puis non ... chaque fois elle revient, chaque fois miraculeuse. » (Ag, p. 10) Miracle des mots du texte dont

Duras avoue qu'elle les rassemble dans des phrases quand elle les relit en faisant

« comme une syntaxe, mais pauvre, vous voyez, peineuse même129 », écriture qui s'accommode, dans Agatha, de digressions, d'incohérences et reste rétive à toute mise en ordre sans pour autant perdre son effet d'autorité sur l'image. La nature obédientielle du rapport qu'entretiennent les images avec les mots, ces derniers faisant paraître ou disparaître les images à leur gré, s'accentue dangereusement lorsque les mots dits entraînent les passages au noir. Agatha film les introduit dans sa structure sans aucune signification diégétique. Ils semblent n'avoir d'autre fonction que celle d'accentuer la prédominance et la persistance du texte dit dans l'esprit du spectateur. Michelle Royer comptabilise quinze plans noirs de deux à trois secondes 130 qui aménagent des trous dans la mise en images dont il est à redouter qu'ils soient pour le filmique aussi terribles que les trous d'eau de la Loire. Ceux dont les vertiges et les tourbillons « s'emparaient du corps des enfants l'été et les enfouissaient ~ns le sable des fonds. » (Ag, p. 26) L'écran noir s'associe à la crainte de l'engloutissement lorsqu'il vient ponctuer le mot peur à l'évocation de «la peur d'Agatha, celle de la mer}) (Ag, p. 22) partagée par son frère et essentiellement liée à

129 M. Duras, « Duras toute entière », entretien avec Pierre Bénichou et Hervé Masson, Le Nouvel Observateur, 14-19 novembre, 1986, p. 56. 130 M. Royer, L'Ecran' de la passion, p. 78. 91 une problématique du voir, à la fois convoqué puis prohibé. «Quand je ne la vois pas tout de suite j'ai peur. » (Ag, p. 22) avoue le frère qui guette sur la plage le retour d'Agatha alors qu'elle-même « chasse l'image de {son} corps perdu dans les ténèbres» (Ag, p. 15). C'est que le noir d'Agatha film est aussi particulier que le blanc du noir et blanc de Nathalie Granger, espace de survie de l'écrit après avoir été la béance par laquelle le filmique s'engouffre dans Détruire dit-elle. Duras en parle comme du « noir couleur» (Agatha ou les lectures illimitées est un film couleur) qu'elle considère «plus vaste, plus profond que l'image de la couleur!3! » qu'il supplante en quelque sorte et dont il pallie les insuffisances par « le plein emploi du texte132 ». À propos d'Agatha, Duras affirme en effet: «C'est la première fois que je filme du noir couleur, je veux dire que j'écris des textes entiers sur du noir

133 couleur • » Son nom de «noir atlantique» évoque les nombreux plans fixes de la mer qu'on trouve dans Agatha. Le noir couleur engloutit certes l'image comme la mer le fait de ceux qui, tels Agatha et son frère, nagent « aux delà des balises autorisées»

(Ag, p.22). Mais il se fait aussi surface privilégiée d'écriture sur laquelle résonnent les mots dits, proposition d'un autre voir qui se gausse des modes de représentation habituels: « Regarde, Agatha, regarde derrière tes yeux. }) (Ag, p. 60)

C'est donc fort à propos que se clôt l'imagerie d'Agatha sur l'enlisement de deux piquets de bois dans le sable mouillé de la plage où le regard, et donc la caméra, s'abûoent en un mouvement du haut vers le bas. Image à lire comme un déclin du filmique que signalent, outre les plans noirs, les regards éblouis, un peu aveuglés par la lumière du dehors; les miroirs et vitres embués ou ternis qui brouillent la vision des personnages, ce qu'ils voient autant que la façon dont ils sont vus; « la légère perte de

\31 ibid., p. 15. 132 M. Duras, Le Monde extérieur, Outside 2, p. 15. 133 ibid., p. 15. 92 présence qui atteint {Agatha} lorsque d'autres la regardent» (Ag, p. 23) et cette manière particulière de regarder qu'a le frère «comme à travers une difficulté à voir. » (Ag, p. 29) Toute une précarité de la figuration qui prépare la convergence des jeux de reflets vers Duras elle-même. En attendant, elle se contente d'imposer à l'image l'expressivité du texte écrit et dit dans une logique amorcée très tôt dans ce film voué à la lecture jusque dans ses moments les plus intenses. Lorsque le frère exprime sa douleur à la perspective du départ imminent d'Agatha: «Regarde- moi.. .je crie ... » dit-il, «Je crie avec toi. » (Ag, p. 19) répond-t-elle, la didascalie placée immédiatement après cette réplique impose un Silence déconcertant, presque paradoxal, auquel néanmoins se soumet la piste sonore du film qui reste sans cri alors que c'est sur l'écran qu'on lit ces mots: « Je crie avec toi. » C'est le texte lu qui se fait porteur de et le film porteur de l'écrit. Plus tard encore, sur les mots,

«Je vous aime comme il n'est pas possible d'aimer. » (Ag, p. 30), l'image montre une page du livre où sont inscrits ces mots, sorte de censure de la mise en film qui ne peut donner à voir l'inceste autrement que par la lecture des mots qui l'évoquent puisque « nous entrons encore dans ce qui ne peut se voir. »(Ag, p. 39) Dès lors, voir c'est lire avec, en place d'écran, «seule la page éclairée134 », ou encore, entendre dire, «les yeux sous les paupières fermées» (Ag, p. 15). L'on se doit donc d'explorer plus avant la bande verbale imprimée d'Agatha ou les lectures illimitées et sa mise en film.

3.2 Une proposition d'écoute135

136 « Ces textes-là, j'ai commencé par les dire à quelqu'un • »

134 ibid., p. 138. 135 J. Mascolo, J. Beaujour, Durasfilme, Médiane films, 1981. 136 M. Duras, Les Yeux verts, p. 140. 93

TI Y a, dans Agatha, un rare gros plan qui stoppe le balayage d'un plan général de la mer pour effectuer un zoom vers des coquillages qui envahissent alors tout l'espace de l'écran. Tout au long du film, et imposé d'ailleurs dès le texte introductif, se fait entendre le murmure de la mer, à peine audible mais persistant, seul bruit à s'inscrire sur la bande son et dont Michelle Royer dit qu'il «n'est jamais diégétique137 » bien que la plage et la mer constituent un décor sans cesse évoqué dans le texte autant que dans les images. Ce bruit de mer semble effectivement autre, rapporté, et les coquillages, inscrits dans la trésorerie du film qui décidément chez

Duras s'entête à chérir ce qui le menace, en indiquent peut-être l'origine en même temps qu'ils dévoilent un des procédés les plus significatifs de la bande verbale imprimée d'Agatha, celui de la citation. On dit des coquillages que, pressés sur l'oreille, ils redisent le bruit de la mer, qu'ils la citent de façon décalée et dans le registre du souvenir. La même manière diffractée permet de comprendre, dès le prologue, que les personnages «ont beaucoup parlé avant que nous les voyions. »

(Ag, p. 7) L'image se fait ici simple écho d'une bande sonore qui s'en distancie. De la même manière, le discours attributif qui domine, on l'a vu, la mise en parole des personnages d'Agatha «met l'énoncé à distance {lorsque} des suj ets parlants introduisent dans leur énonciation des locuteurs étrangers 138. » En effet, frère et sœur se citent mutuellement puis se citent eux-mêmes parfois dans un déni des marques d'attribution et une perversion des rôles de locuteur et d'auditeur que soutient l'ambivalence des pronoms personnels. Agatha, c'est concurremment «je », «vous»,

«elle» dont la :voix éventuellement se pose «comme jumelle de celle de l'homme, fondue à lui. » (Ag, p. 17) alors qu'elle redit le texte de l'autre. Ce «redire» des paroles d'autrui se dramatise, bien sûr, au moment où frère et sœur en sont à citer et à

137 M. Royer, l'Écran de la passion, p. 45. 138 É. Eigenmann, « Cinq personnages en quête de voix. », p. 142. 94 mimer le texte de Musil lu (et compris) par l'autre. «Vous, vous disiez qu'elle

Agatha, ne pouvait pas mourir» cite la jeune femme alors le frère rétorque: « Je disais de même que lui était mortel. » (Ag, p. 65) Chacun use de son dire sur la lecture pour rendre compte de ce qui les sépare maintenant comme au temps de ces conversations à propos d'une Agatha doublement fictionnelle. La mémoire des choses dites se fait pointilleuse quand il s'agit de ravauder le précis d'un échange aux allures d'antienne. «C'est le mot que vous avez employé .. .ici... » (Ag, p. 16) note Agatha, soucieuse d'exactitude, dûment reprise lorsqu'elle ne l'est pas: «Je n'aurais pas dit

ça, j'aurais dit que ... » (Ag, p. 62), gronde le frère. Tous deux demeurent respectueux d'un texte préalable auquel la répétition donne un second souffle en le réactualisant comme on le fait au théâtre.

Avec le film La Musica, en 1966, Duras, cinéaste débutante, se propose de faire une œuvre filmique théâtrale, «du théâtre cinématographique si vous préférez ... Un film parlant139 » composé autour du dialogue de la pièce qui précède le film mais en semble déjà marquée. « La mise en scène devrait être cinématographique» spécifie une didascalie alors qu'une autre suggère un « éclairage

140 qui équivaudrait aux plans rapprochés et plongée de ces visages dans le noir • » Dix ans plus tard (ou à peu près) et presque à la fin de sa période filmique, Duras reprend le texte de La Musica qu'elle réécrit en lui greffant un matériau nouveau autant en aval qu'en amont. C'est La Musica deuxième (1985), pièce avec laquelle elle s'implique en tant que metteur en scène pour la première fois depuis 1968. L'origine, le fait déclencheur de cette réécriture mérite qu'on s'y attarde puisqu'il fait écho à la nature particulière d'Agatha film, proposition de lecture et d'écoute, épousant de près

139 M. Duras, Arts et Loisirs, no 26,janvier-février 1966, p. 6. 140 M. Duras, Duras. Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, p. 1025. 95

la forme théâtrale. En janvier 1984, Marguerite Duras met en scène trois soirées de

Lectures de textes non destinés au théâtre mais dont certains ont déjà été objets de

films dont Césarée, Les Mains négatives, deux des Aurélia Steiner (Melbourne et

Vancouver) et Le Dialogue de Rome. «Ce sont des textes qui n'ont aucun devenir que

celui d'une lecture lue et non apprise141 » explique Duras. La lecture publique en

révèle cependant la théâtralité intime, en montre la force dramatique qui se joue avec

rien d'autre que le corps et la voix des comédiens. Duras, ravie de ré-entendre ces

morceaux anciens cités sur scène, retrouve le désir du théâtre, de sa parole et de sa

mise en représentation au moment même où elle se détourne du cinéma dont elle

oppose maintenant «le faux regard de la caméra des gros plans142 » au vrai regard

vers le public, celui du théâtre. La proposition de lecture et d'écoute d'Agatha ou les

lectures illimitées est donc l'une des étapes de ce virage vers ce que Anne-Marie

Picard nomme « le théâtre du corps lisant143 ». Comme il est coutumier chez Duras, le

cheminement formel reste syncopé, construit d'épisodes plus ou moins radicaux où

avancées et reculs se succèdent. Entre Le Camion (1977) et Agatha (1981), Duras paraît se replier vers un traitement plus convenu lorsqu'elle renonce à mettre sa

lecture à l'écran, feuillets en main. En réalité, Agatha lui permet de s'adonner à un

autre type d'exhibition, celle de sa parole, «cette joie incroyable du théâtre l44 » transposée dans le film par le biais de la voix off. Les indications scéniques qui

apparaissent à l'écran dans l'Agatha filmique citent la forme théâtrale qui s'inscrit

dans le jeu des choses « dites de la même façon. » (Ag, p. 20) Le texte d'Agatha, dans

lequel s'enchâsse le film, se fait ainsi plus résolument théâtral, obsédé de verbes

d'énonciation qui commandent la redite. On y retrouve, en effet, plus de soixante-dix

141 M.-P. Fernandes, Travailler Duras, La Musica deuxième, p. 12. 142 ibid., p. 208. 143 A.-M. Picard, «Le cinéma de Marguerite Duras, théâtre du corps lisant », p. 8I. 144 A. Arnaud, «La transgression des genres », p. 97. 96

fois le verbe dire, souvent en rafale comme s'il n'en existait pas d'autres: «Je

voulais vous dire {... } Elle a dit aussi: un jour il te faudra lui dire comme je te le dis

maintenant» (Ag, p. 66). Le verbe parler est repris lui aussi trente fois, renvoyé d'une

réplique à l'autre: «À qui avez-vous parlé? Je ne sais pas à qui je parle. »(Ag, p. 20)

Partout «la parole est là de nouveau. » (Ag, p. 40), triomphante, « Tous les désirs

sont parlés» (Ag, p. 41) en une «équivalence totale entre l'acte et le texte parlé. »

(Ag, p. 47) comme il sied au théâtre.

Le rituel coutumier de la redite dans Agatha, la récitation de la parole d'autrui

comme d'un texte appris par cœur, participent donc de la mimé sis théâtrale et confere

aux personnages un possible statut de comédiens que l'écrit dialogué, investi de

didascalies d'interprétation, semble confirmer. La mention de «rôles inversés» (Ag, p. 48), la décision prise d'un « vouvoiement soudain { ... } en manière de jeu» (Ag, p.

65) qui crée une distance toute brechtienne entre les protagonistes et dont les gens qui n'y entendent rien s'amusent comme d'un divertissement, convoquent également le dramatique mais de quel ordre? Le prologue mentionne de façon fort orthodoxe que

1'homme et la femme «sont étrangers au fait de notre présence devant eux » (Ag. p.

7). Des didascalies les présentent «face à nous» (Ag, p. 14) puis «devant nous»

(Ag, p. 17). On peut reconnaître ici les marques usuelles d'un théâtre d'identification

où le «faire vrai» est primordial et se fonde précisément sur une coupure entre la

scène et la salle qui proscrit tout ce qui peut amener chez le spectateur une

distanciation face à la représentation, tout ce qui peut en signaler le caractère

artificiel. Si Nathalie Granger se permet un clin d'œil au théâtre de boulevard, le

texte d'Agatha renoue-t-il avec le conformisme du drame psychologique? Pourtant, le 97 jeu du «dit détaché du dire et du diseur145 » dont on a parlé précédemment contrecarre le réalisme psychologique et certaines didascalies du texte où les personnages sont «des récitants imbéciles» (Ag, p. 19), donc de mauvais acteurs, lorsqu'ils ne sont pas en proie à un émoi «nonjouable, non représentable» (Ag, p.

20), questionnent la théâtralité traditionnelle et son potentiel propre d'expressivité. La mise en scène se heurte alors au même apparent constat d'échec que la mise en images. À moins que l'une et l'autre ne soient considérées en tant que variations rebelles et indépendantes des cadres génériques qu'elles empruntent, redites illimitées du premier moment de la rencontre avec le texte, celui de la lecture. Déjà Duras parle

146 «d'aller au cinéma, au théâtre, comme on se rendrait à une lecture • » C'est dans la mise enjeu des mots dits, la posture des corps au moment du dire qu'il faut chercher l'évocation du lire. Le verbal impose ici aux comédiens/acteurs une immobilité qui les fige dans l'énonciation alors que toujours ils «bougent sans parler puis de nouveau s'immobilisent et parlent », mais «jamais dans le mouvement. )) (Ag, p. 50)

Les corps fixes des récitants évoquent le maintien retrouvé de la lecture publique, tout occupés du passage des mots, qui laisse ses traces sur la mise en représentation scénique, comme elle le fait dans la proposition filmique qui est aussi d'écoute.

Les premiers micros du cinéma nouvellement parlant obligeaient les acteurs, par crainte de ne plus être audibles, à réduire cruellement la mobilité dont ils disposaient au temps du muet. Agatha et son frère semblent soumis à pareille tyrannie, eux qui s'arrêtent chaque fois qu'ils parlent, à qui leurs mouvements imposent un silence au moins aussi envahissant que la parole puisqu'on le marque à l'écrit près de cent fois. Ds semblent aussi à l'écoute de ce que Michelle Royer

145 É. Eigenmann,« Cinq personnages en quête de voix », p. 143. 146 M. Duras, Les Yeux verts, p. 164. 98 nomme cet « état archaïque de l 'écriture 147 », une voix off qui n'est pas la leur. Voix off, semblable au mot écrit sur l'écran, qui se fait trace d'un état antérieur et fondateur du texte « dont le souvenir est plus fort que nous qui le portons. » (Ag, p.

67) reconnaît Agatha. Les références multiples au livre de Musil font déjà d'Agatha une œuvre à voix dédoublée, un « texte-voix 148 » dans le mode du conversationnel, mais seul le traitement filmique peut introduire la voix off, radicale dans son

élargissement de l'espace hors-champ jusqu'au territoire de l'écrit, jusqu'à la voix de la lecture intérieure initiale qui est celle de l'auteur. Agatha film s'ouvre, on l'a vu, sur la mise à l'écran de la première page du livre, autant synopsis que didascalie théâtrale, que lit Duras elle-même en voix off. La voix narratrice, instance de médiation entre l'auteur, les personnages et le lecteur, que le théâtre ne peut rendre, est donc réactivée par le film alors que Duras s'affaire à se réapproprier la matière textuelle. Le choix du hors champ est peut-être paradoxal à cet égard d'autant plus qu'il constitue, on l'a vu, une sorte de recul par rapport à Duras, interprète du Camion en 1977, solidement cadrée sur la bande visuelle, son manuscrit à la main. Mais il indique clairement l'émergence d'une parole au-delà du voir (même malmené) de la période filmique pour celle qui veut dé sonnais «écrire des livres comme je vous

l49 parle en ce moment • » Apparue furtivement dans Nathalie Granger puis dans India

Song, la voix de l'auteur s'affinne de Césarée (1979) au Dialogue de Rome (1982).

Duras s'y fait présence sonore, ange du off comme on l'était du foyer, et ne ménage d'entrée qu'à un seul autre interlocuteur, son compagnon Yann Andréa qui est aussi l'une des deux interprètes du film Agatha ou les lectures illimitées avec l'actrice

Bulle Ogier. Agatha film, au-delà du jeu dramatique, pennet à Duras de renouer avec

147 M. Royer, «Voix off et plans noirs: La représentation de la scène d'écriture dans les films de Duras », p. 107. 148 Voir W.N. Strike, «Textures et tessitures », p. 76-88. 149 M. Duras, La Vie matérielle, p. 138. 99 un mode énonciatif qui pennet la distribution du <

Duras dans la soixantaine. Cette désynchronisation débusque le caractère artificiel de toute mise en personnage filmique ou autre, ses préjugés et ses trucages, bouscule les attentes du spectateur et les techniques de l'interprète. «Il faut opérer cela sur les

l51 comédiens, les séparer du rôle qu'ils jouent • » L'intrusion de la voix de l'auteur dans le film amorce un démantèlement de l'extra-diégétique et l'apparition d'une parole auctoriale asynchrome à laquelle il faudra revenir. Mais, en attendant, les voix off d'Agatha constituent bel et bien la proposition d'écoute du film. Elles sont le grain de l'écriture théâtrale que révèle le traitement filmique (et lui seul). À un moment du film, une série de vues extérieures de la mer sont interrompues alors que, presque sans transition, l'image montre en gros plan les détails d'un tableau. Un paysage maritime, jamais vu en entier, mais dont la caméra capte le grain de la toile et jusqu'aux traits de pinceau. Les dialogues d'Agatha saisis en film s'offrent à ce déchiffrement nouveau qui les fracture et en révèle l'ossature où les mots apparaissent, selon la fonnulede Barthes, «pleinement irresponsables de tous les contextes possibles152 », soumis aux moindres inflexions de la parole dite autant qu'au jeu de la désynchronisation qui en déconstruisent le matériau scriptural alors que s'étiole pareillement l'imagerie cinématographique. Situé presque au tenne de la période filmique, Agatha texte-film porte les marques du procédé de désécriture

ISO Voir É. Eigenmann, « Cinq personnages en quête de voix. », p. 144. 1S1 M. Duras, Le Monde extérieur, Outside 2, p. Il. 1S2 cité par J.-M.Clerc, «MD collaboratrice d'Alain Resnais, et le rapport des images et des mots dans les "textes hybrides" », p. 105. 100

textuelle et filmique en marche depuis Détruire dit-elle qu'on reconnaît comme un

«léger désordre laissé dans la chambre» (Ag, p. 38) d'écriture ou plus justement

comme «cette différence du désordre rangé» après chaque passage du textuel au

filmique.

3.3 Désécriture textuelle et filmique

153 « On est défait. On n'écrit plus. Je désécris . »

Le prologue d'Agatha montre les deux personnages du texte déjà «adossés aux murs, aux meubles, comme épuisés. » (Ag, p. 7) avant même que ne débute l'échange verbal entre les deux dont on prévient tout de suite qu'il se fera dans «une douceur accablée, profonde. » (Ag, p. 8) Les diverses didascalies les fixent « face à nous, toujours évanouis, anéantis. » (Ag, p. 14) Devant nous toujours, «elle se tait, comme évanouie, figée.» (Ag, p. 16) alors qu'il «se brise, là, { ... } devient mourant.» (Ag, p. 17) Le frère d'Agatha «parle avec une voix mourante.» (Ag, p.

17) et tous deux, dans l'émoi, ont une «voix fêlée, brisée» (Ag, p. 20) avant que la dernière indication ne les abandonne «dans une raideur effrayante. » (Ag, p. 67) peut-être cadavérique. Les mains d'Agatha sont, elles aussi, «comme brisées, cassées» (Ag, p. 60), inopérantes précisément à la reprise d'une valse de Brahms,

«celle qu'elle n'a jamais pu passer correctement» (Ag, p. 28) et qu'elle abandonne inachevée. Dépassées sont Les Mains négatives qui elles, au moins, laissaient sur les murs des grottes magdaléniennes la trace de leur passage. En faisant d'Agatha l'écho

de L 'Homme sans qualités, Duras lui laisse aussi en héritage son caractère inachevé

fait de projets avortés et de repentirs, «le cauchemar de voir le livre se tarir tandis

IS3 M. Duras, Le Monde extérieur, p. 62. 101 que Musil, comme un forçat, essaie de lui trouver une fin balzacienne154 » qui lui

échappe (Agatha lit aussi Balzac). Une écriture en voie d'épuisement, son parcours d'embûches se voient inscrits dans le livre de Duras par le geste citationnel qui semble déjà avoir eu raison des personnages avant même que ne s'amorce le dialogue. Mais si Agatha aux mains brisées renonce à la musique, Duras, elle, persiste et signe, tout au long de la période cinématographique, des textes-films dont l'étoffe s'amenuise jusqu'au fragment.

Pour Madeleine Borgomano, l'époque filmique de Duras témoigne d'un long renoncement à l'écriture qui va de fragmentations en démembrements à mesure que le

«passage à vide du film 155 » épure ou épuise l'écrit. C'est elle qui introduit le terme

«désécriture156 » dans un texte écrit en 2001. Elle n'y réfère pas cependant à l'usage du verbe «dés écrire» par Duras elle-même, quinze ans plus tôt, dans un article produit, significativement, après son dernier film et au moment où elle s'est déjà engagée dans une série de publications à caractère journalistiques et autobiographiques. Dans ce texte publié dans L'Autre JournallHebdo, Duras se mesure de façon prémonitoire à l'écran de télévision où viendra se loger ultérieurement sa parole auctoriale, en mode conversationnel, sous forme de métatextes (commentaires sur les œuvres) ou de péritextes (propos autobiographiques) 157. Pour l'instant, et comme accordée à l'érosion possible des textes dans le filmique, la télévision participe du rongement général comme «les fourmis rouges dans les gouttières d'une maison. {... } Au fond de l'appartement, elle

IS4 ibid., p. 135. ISS ibid., p. 120. . IS6 M. Borgomano, « Les lectures sémiotiques du texte durassien. Un barrage contre la fascination », p. 125. IS7 Voir N. Nel, « L'identité télévisuelle de Marguerite Duras », p. 583. 102

158 ronge • }) « Désécriture » n'est pas, s'il en faut, l'unique néologisme en matière de critique durassienne à recourir aux éléments dé-des-dés, du latin dis qui indique l'éloignement, la séparation mais surtout la privation. L'amaigrissement généralisé des structures textuelles suscite la « discontinuité» (Guers- Villate) fictionnelle où la narration tend à se «dé-dire» (Calle-Gruber), toutes deux complices d'un

«dessaisissement» (Roy), tout de même plus orthodoxe, du réel. «L'encombrement minimum» (NG, p. 53) cher à Duras dans son procédé de création cinématographique appelle la «défiguration» (Loignon) des personnages et fait de l'image un espace de «déréalisation» (Calle-Gruber). Force est d'admettre qu'au moment où l'autobiographique, fictif ou non, prend le relais du cinéma et de ses textes-films, l'écriture de Marguerite Duras ne peut plus guère être qualifiée de romanesque, l'épure de toute narration convoquant dès lors le registre de l'énonciation qu'annonce le texte essentiellement dialogique d'Agatha.

En cette fin de saIson filmique donc, le souffle durassien se fait court:

Agatha, soixante-sept pages, L 'Homme atlantique, trente-deux, La Maladie de la mort, soixante-quatre. Duras instaure ici une économie de mesures de guerre appliquée à la matière textuelle qui couple la réécriture à la parcimonie, jusqu'à un dépouillement d'écrivant ascète qui participe autant de l'agonie que de la survivance.

De Détruire, livre troué et ouvert sur le film à Nathalie Granger, livre qui se nourrit de la redite d'un film, on aboutit au livre exténué (mais non trépassé) qui vient s'abîmer dans la «parole parlée159 » de la voix off. «En général, on n'a guère qu'une voix maigre, on parle avec ça160 » commente Duras pour qui la phrase, dans ce contexte de l'énonciation, doit alors être laissée dans un «état de décomposition

158 M. Duras, Le Monde extérieur, Outside 2, p. 62. 159 M. Duras, M. Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, p. 91. 160 ibid., p. 103. 103

{ ... }, un état pantelant, avec ses éléments grammaticaux épars. C'est pour ça que ça peut s'écouter. 161 » Agatha, en tant que proposition d'éGoute, offre un exemple intéressant de déstructuration du langage qui frappe les dialogues dès Détruire dit­ elle, mais qui s'affirme encore plus ici dans un refus des lois du langage, de la production de sens par la logique puisque «après ses paroles dites par elle, tout s'évanouit. » (Ag, p. 33)

La syntaxe d'Agatha propose d'abord des segments courts et indépendants, coutumiers de Duras, qui se suivent sans coordination comme autant de clichés photographiques collés sur la surface d'une feuille. Agatha regardant par la fenêtre constate simplement: «La mer est comme endormie. Il n'y a aucun vent. Il n'y a personne. }) (Ag, p. 9) Les propositions sont toujours très courtes, souvent tronquées ou elliptiques: «Je croyais avoir tout envisagé ... tout ... et puis, voyez ... » (Ag, p. 10) et la phrase reste démantelée, grande ouverte (elle aussi) à un investissement du lecteur/auditeur. Le télégramme envoyé par Agatha est en quelque sorte emblématique du tronçonnage syntaxique auquel se livre Duras lorsqu'elle sectionne l'énoncé pour n'en garder que l'élément dramatiquement surchargé: «Viens. Viens demain. Viens parce que je t'aime. Viens. « (Ag, p. Il) La variante qu'en propose son frère use du même stratagème: «Je pars. Viens, je pars. » (Ag, p.11) L'adverbe

« oui» martelé plus de soixante-dix fois dans le texte sert de relance au dialogue. En tête de phrase, «oui» établit un raccord, il remorque tantôt le locuteur, tantôt le locutaire et leur~ énoncés qui, sans cela, paraissent inaptes à poursuivre le dialogue :

«Dans un autre endroit. Oui dans un endroit fermé. Une chambre. Oui. » (Ag, p. 21)

Michelle Royer note le sur-emploi de la conjonction de coordination «et» au détriment des conjonctions de subordination alors que «le lien logique entre les

161 S. Lamy, A. Roy, (éd.), Marguerite Duras à Montréal, p. 64. 104

propositions s'effaceI62 » et que la succession supplante le raisonnement: «et je

criais de peur et vous n'entendiez pas, et je pleurais. » (Ag, p.lO) Inversement, la

parole «redevient comme enfantine. » (Ag, p. 51) et mime l'essoufflement, le trop

plein à dire qui juxtapose les subordonnées en enfilade: «je vois { ... } que vous

revenez de nager, que vous sortez de la mer mauvaise, que vous vous allongez { ... },

que vous ruisselez { ... }, que vous fermez les yeux» (Ag, p. 15). La confusion des

explications d'Agatha pour justifier son départ est volontairement soulignée par la

reprise d'une même structure qui s'embrouille: «Je ne voulais pas dire que je voulais

vous revoir avant de partir. Je ne voulais pas dire que je vous quittais, non { ... } vous

voir et vous quitter ensuite comme à l'instant même où je vous aurais vu. » (Ag, p.

11) La lenteur générale de l'élocution doublée de celle imposée par la didascalie

temps (cent quarante mentions) qui éloigne résolument les séquences de dialogues

l'une de l'autre à moins qu'elle ne s'accote plus étroitement aux répliques qu'elle

retarde, questionne la compétence langagière des personnages dont la performance

frôle l'aphasie affective: «Cette date ... vous l'aviez prévue plus lointaine ... même

cette fois-Ià ...plus lointaine. }) (Ag, p. 35) bafouille le frère d'Agatha qui bute sur la ponctuation. Toujours, il s'agit «d'éloigner ce qui vient d'être dit» (Ag, p. 33) dans

un mouvement qui contrarie l'avancée même du texte.

Parallèlement, les répliques s'amenuisent et de longs silences ne sont rompus

que par des mots éparpillés: « Oui. Cette souffrance. Oui. Agatha. Agatha. Oui. »

(Ag, p. 13) Toute une parole lavée d'artifices qui s'affaire à la réduction du matériau

textuel: «Encore. Parlez. Non. Je me tais. » (Ag, p. 55) Les silences nombreux, dans

la chaîne grammaticale, ouvrent des brèches qui rendent compte de l'indicible comme

les plans noirs du film soulignent le manque à voir. Épure ou effet nécrologique?

162 M. Royer, L'Écran de la passion, p. 64. 105

Agatha conserve encore le charme parcimonieux de la forme poétique et sa théâtralité l'engage, par la voix, dans un possible scénique qui le prolonge. La grandeur, l'immensité du théâtre, selon Duras, est« sa non-fin {... } puisque là, il n'y a que la bouche qui prononce l'énoncé163.» Sa variante filmique toutefois est mise à l'épreuve. En témoignent les commentaires de Duras sur la création d'Aurélia Steiner

Vancouver, juste avant celle d'Agatha, qui rendent compte d'une comptabilité de compression variée évoquant celle de l'écrit: temps d'écriture, un mois et demi pour faire treize pages dactylographiées; temps de tournage, quatre jours; surface de pellicule impressionnée, soixante-douze minutes; durée du film, cinquante minutes sans oublier les dix-huit minutes de plans abandonnés. L 'Homme atlantique fait quarante-deux minutes, Le Dialogue de Rome, soixante-deux. «Au milieu d'un film,

164 souvent, je n'y crois plus, je le casse }) affirme Duras qu'on imagine mal peinant pour trouver une fin balzacienne ou autre et qui évoque le traitement du film comme on le fait d'une tête forte à l'entramement. Ne faisant jamais qu'une seule prise,

Duras se voit obligée d'imposer, en despote éclairé, ce qu'elle nomme la «vulgarité de l'ordre165 » que mine cependant le rapport avoué de meurtre qu'elle entretient, dit- elle, avec le cinéma, lui-même potentiel assassin de l'écrit. «Je me souviens de tout ce que vous venez de dire, affirme le frère d'Agatha, mais je ne me souviens pas de l'avoir vu. » (Ag, p. 31) Funeste présage pour l'image filmique.

La proposition de lecture que le film Agatha ou les lectures illimitées supporte lui fait alterner plans d'extérieurs maritimes et extraits morcelés de textes, cohabitation trompeuse si l'on considère qu'ici l'image n'est presque jamais narrative, jamais illustrative sauf en quelques rares occasions dont on a déjà parlé.

163 M.-F. Fernandes, Travailler avec Duras, p. 13. 164 M. Duras, Les Yeux verts, p. 189. 165 M. Duras, Le Monde extérieur, Outside" p. 11. 106

Les mots convoquent les images, il est vrai, mais celles-ci semblent SUIvre un parcours qui leur est propre. Ainsi, alors que, dans le texte, le frère cherche la sœur parmi les baigneurs, l'image filme un espace mort et désolé, Trouville en hiver, lieu de tournage. Les deux personnages dont les voix constituent l'essentiel du texte sonore sont filmés dans la pénombre, à contre-jour ou reflétés dans des surfaces dont la presque opacité fait mentir l'appellation même du cadrage qui devrait les révéler et qui est dit en« découverte ». Les miroirs ternis et sombres, à la perspective brumeuse, constituent néanmoins le point focal du film et obligent la caméra à ralentir son décryptage qui se fait tâtonnant, soumis à une distorsion qui pousse le cinéma dans ses limites et l'entraîne dans une «désécriture » filmique dont il a tout à redouter.

Filmer dans un miroir favorise les jeux divers de déconstruction, mais c'est aussi une gageure professionnelle pour une cinéaste dont le travail se voit soumis, selon elle, à

«l'encombrement, au freinage de l'appareil technique166 ». Forcément, la bourde survient et, pendant un bref moment, le miroir reflète le caméraman en train de filmer. Bien sûr, la mise à l'écran du dispositif peut rendre compte d'un film qui se donne lui-même comme énonciation, établit une distanciation, etc. Mais c'est plutôt l'erreur commise et conservée, comme l'accident de tournage de Nathalie Granger, assumée en quelque sorte dans cette manie de conserver les plans défectueux qui fait d'Agatha un film où l'on montre ce qui ne devrait pas être vu (la caméra) alors qu'on ne montre pas ce qui en constitue le thème principal, l'inceste. Au désir qui ne peut

être montré se substitue celui d'être vue par symbole interposé, la caméra c'est Duras, auquel se joint celui d'être entendue. Désir que la bande son satisfait amplement.

La proposition d'écoute d'Agatha est essentiellement celle des voix off de

Marguerite Duras et de Yann Andréa. Dans un mode du malentendu cultivé, Duras,

166 M. Duras, Les Yeux verts, p. 105. 107

on l'a vu, superpose sa voix à l'image de l'actrice et donne à entendre le jeu du regard

« derrière les yeux» (Ag, p. 60) transposé dans la bande son: jeu de la voix derrière

la bouche. À propos de L 'Homme atlantique, avatar d'Agatha, film derrière le film,

Duras mentionne que les «gens {y} regardent le son167 » alors que l'écran vire au

noir et que les voix venues de l'off renflouent ce que l'image ne contrôle plus. La

tentation de Duras à faire le vide dans l'espace du cadre s'affirme dans Agatha où la

parole s'exerce à devenir source de visibilité, rivale de l'image d'abord, puis

souveraine. L'émergence des voix off ou, plus exactement, de la voix off de

Marguerite Duras, jointe à l'accumulation de plans noirs, ces trous dans l'image qui

s'imposent au montage du film, sont les signes d'une «désécriture» filmique à

l'œuvre. Cette menace d'engloutissement suscite d'ailleurs un regain de la reprise

filmique quand Duras, ayant à peine achevé Agatha le 15 juin 1981, en recycle les

plans non utilisés pour produire un moyen métrage de quarante-cinq minutes,

L 'Homme atlantique. La reprise des chutes d'Agatha, dans le registre affirmé de la

faute, sont pour Borgomano « moins une façon de sauver ce qui autrement se perdrait

168 que d'épuiser, de rendre à la mort ce qui aurait pu survivre • » Bordées d'un crêpe

d'image noire de plus de vingt minutes, les chutes d'Agatha intégrées à L'Homme

atlantique ont tout, en effet, de l 'hommage posthume dont il peut «apparaître { ... }

qu'il s'agit de la fin tout entière» (Ag, p. 18) du cinéma. Duras elle-même constate, presque avec satisfaction, «qu'il ne reste plus rien du tournage d'Agatha, que des

169 métrages de quelques secondes, des claps de fin et de début • » Ici, pas de livre

commémoratif d'un scénario filmé à la manière de Nathalie Granger, seulement la

trace sur pellicule d'un outil de tournage, à la fois écriture sur tableau et son il est

vrai, mais débris tout de même, comme si le film, dévoreur dévoré, ne laissait de lui-

167 M. Duras, Le Monde extérieur Outside 2, p. 22. 168 M. Borgomano, L 'Écriturejilmique de Marguerite Duras, p. 18!. 169 M. Duras, Le Monde extérieu, Outside 2, p. 14. 108 même que l'amorce et le terme. Survit cependant le texte-film préservé dans Agatha par la théâtralité de la voix, car « la parole est là de nouveau» (Ag, p. 40). Celle-là même qui s'apprête à balayer le filmique de la surface de l'œuvre, à envahir l'espace intra et extra-diégétique du textuel, «plus redoutable, plus effrayante, plus inconnue, maudite, insensée, au plus près de l'intolérable de cet amour» (Ag, p. 42) : la parole d'auteur.

3.4 La parole auctoriale : Duras bonimenteuse ou la bonne femme qui explique les

« Agatha, c'est moi. 170 »

Les jeux de mIrOIrS d'Agatha film où se reflète furtivement, on l'a vu, l'instance filmante, sont également pièges à capter une autre projection que celle qui aboutit sur l'écran. Au mime du couple incestueux de Musil que constituent Agatha et son frère, se surimpose symboliquement la relation impossible de Marguerite Duras à son propre frère, plus ou moins racontée de diverses façons, à la manière de grands cercles concentriques, dans une œuvre toujours à mi-chemin entre la confidence et la transposition. La présence sonore de Duras inscrit néanmoins, dans Agatha, une forme de «je» qui instaure une autobiographie moins contournée que celles des premiers romans. Elle annonce et prépare le passage à la première personne de

L'Amant, La Douleur, La Vie Matérielle, etc. et tout le «déferlement du moi17l» qu'ils génèreront dans la dernière tranche de l'œuvre. Mais, en attendant, c'est de l'oralité des voix-off, puis de la voix-off de Duras elle-même, émergée de la période

170 S. Lamy, A. Roy, Marguerite Duras à Montréal, p. 25. 171 M. Borgomano, «Les lectures sémiotiques du texte durassien. Un barrage contre la fascination », p. 124. 109

filmique (et de celle des textes-films) que s'instaure un paratextel72 auctorial, souvent

sur le mode conversationnel, dont une bonne part est consacrée au cinéma. De 1958 à

1985, le corpus est vaste. Outre les nombreux articles de journaux ou de revues écrits

par Duras sur ses films, d'interviews diverses avec elle sur ce sujet, on compte

plusieurs recueils d'entretiens ou de textes consacrés à sa production

cinématographique. Panni ceux-ci, il faut souligner l'entretien avec Michelle Porte

qui serre de près le texte du Camion auquel se joint Les Lieux de Marguerite Duras;

les incontournables Yeux verts aux éditions des Cahiers du Cinéma; les interviews sur

vidéo de Dominique Noguez repris en recueil dans La Couleur des mots; le Duras filme de Jérôme Beaujour et Jean Mascolo autour du tournage d'Agatha. Cette

collection d'actes essentiellement déclaratifs, même à l'écrit, cultive, nulle surprise, le

paradoxe. Comme l'écriture trouée qui mène à la période filmique, la parole

auctoriale sur le cinéma se fait morcellement, désagrégation, refus de cohésion au gré

des manques à dire et à voir d'un passé de création plus ou moins retrouvé. Le

procédé de diffraction d'un même motif, cher à ses textes-films, y domine à

commencer par celui qui confond « le parleur interne au texte avec la personne réelle

de l'écrivain!73 » comme dans Agatha. Puisque «le film projette la voix partout174 »,

c'est aussi celle de Duras qu'on entend lorsqu'on lit ses propos sur le cinéma: «J'ai

la même voix que dans les films quand je parle. On me l'a dit175.» Ce commentaire

de film, sur le mode d'un entendre dire constamment réactivé, se pose sur l'image

évoquée à la manière du discours des lanternistes176 qui accompagne les spectacles de

112 L'expression englobante de Borgomano a l'intérêt d'allier méta et péritexte, encombrement minimum apprécié. 173 M. Borgomano, «Les lectures sémiotiques du texte durassien. Un barrage contre la fascination », p. 106. 174 M. Duras, Les Yeux verts, p. 139. 175 ibid.• p. 14l. 176 Opérateur de lanterne magique dont un dispositif optique permet de projeter sur écran des images peintes sur verre très en vogue aux dix-huitième, dix-neuvième et au début du vingtième siècle avant l'invention du cinéma. 110

photographies animées. Quand on entend Duras expliquer ses films, fût-ce par la

lecture, on renoue avec l'admoniteur des tableaux anciens qui « de son doigt tendu

indique au spectateur quel doit être le point d'ancrage de son regard177 », mais surtout

avec le bonimenteur des films muets, l' explicateur de films en direct aux services

duquel 1'industrie naissante du film fait appel pour « régler les problèmes de lisibilité

du récit filmique 178.» À l'époque du muet, le bonimenteur qui accompagne la

projection du film est un narrateur qui raconte l 'histoire et la commente, mais aussi

un comédien qui prête sa voix au personnage. Duras parlante derrière l'image de

Bulle Ogier dans Agatha se fait « this actor of actors 179 » à la façon du benshi, version japonaise du bonimenteur, véritable institution dans ce pays où, aussi tardivement

qu'en 1987, on compte encore des ciné-clubs projetant des films commentés. Duras,

scriptrice, parleuse invétérée et faiseuse d'images, rejoint la définition de l'historien

Mark Swartz qui parle du bonimenteur comme d'un «calligrapher barker projectionnist180 ». Au tournant du siècle, au Québec, « le bonhomme qui explique les vues181 » se taille de francs succès lors des traditionnels spectacles de La Passion du

Christ. Comme le prêcheur interprète pour les fidèles la parole d'évangile et la

cristallise, le bonimenteur, dans sa redite parlée du message liturgique montré, en rehausse le sacré selon les religieux de l'époque. De la même façon, l'écran de la passion de Duras reprend vie du travail de mémoire verbale qu'active la parole

auctoriale. L'évocation de ses films par Duras, parole essentielle qui vise son

inscription dans la postérité, elle-même reprise dans toutes les études critiques,

égrenée comme:un rosaire, atteint l'intensité sacramentelle d'une commémoration.

177 A. Laframboise, Istoria et théorie de l'art, Montréal, 1989, Presses de l'Université de Montréal, p. 98. 178 G. Lacasse, Le Bonimenteur de vues animées, p. 93. 179 ibid., p. 33. 180 ibid., p. 39. 181 L'Action catholique, 20 juin 1916. 111

Évidemment, la parole auctoriale de Duras à propos de ses films s'effectue en différé et non à mesure que défilent les images. C'est la voix de la lecture intérieure qui impose sa lecture des films en plus de se faire intermédiaire entre texte, théâtre et

1 cinéma. «La lecture permet de comprendre ce qu'il en est de l'objet perdu 82. » Dans la presque disparition de ses œuvres filmiques qui ne circulent plus et auxquelles l'accès devient de plus en plus problématique, la lecture de la parole écrite de Duras sur ses films, superposée à la lecture des textes-films qui subsistent, propose une représentation nouvelle où la voix auctoriale infiltre tout: personnages, narration, didascalies, commentaires, etc. Si le bonimenteur, narrateur méta-diégétique, est absorbé par la narration des films modernes, la voix auctoriale de Duras, bonimenteuse, re-émerge de l'ombre interne des textes, accompagne, encercle et investit l'œuvre qui résonne d'elle tout entière. C'est l'espace Duras, texte, théâtre, film, pareil à celui de Chaplin dont elle dit «qu'après son passage, qu'il soit dans

New-York ou ailleurs, tout est de Chaplin. Toute la ville, les villes, les rues. Tout devient Chaplin après son passage 183. » Shunsui Mathuda, benshi célèbre, évoque une expérience de guerre où, détenu avec d'autres dans une prison soviétique dépourvue de projecteurs ou de films, il divertit ses camarades en racontant chaque jour ses

«histoires de film» alors que ceux-ci restent «captivés par la voix d'un film muet aux images invisiblesl84 ». Les lecteurs des textes-films duras siens le sont également, eux qui regardent derrière les yeux, qui écoutent «dans l'équivalence totale entre l'acte et le texte parlé. »(Ag, p. 47)

182 A.-M. Picard,« Le cinéma de Marguerite Duras, théâtre du corps lisant », p.83. 183 M. Duras, Les Yeux verts, p. 40. 184 ibid., p. 36. Conclusion

«Le moment que je préfère pendant le tournage, c'est après la prise de vue, la joie, les techniciens, ce 185 bonheur dans lequel on est ensemble • »

Le bonheur dans lequel sont, ensemble, texte, film et théâtre est celui que l'on

goûte à la lecture des dix-sept textes-films qui constituent la part médiane de l'œuvre

durassienne, entre Détruire dit-elle et L 'Homme atlantique. Lecture fondatrice des

mots, des images et des voix, tributaire de cette volonté, au moment de la période

filmique, de «faire entendre un texte accompli au cinéma186 », celle-là même qui

impose la prise en compte de trois modes d'expression. Dans le triptyque de textes-

films à l'étude ici, le théâtre se pose légèrement en retrait, à la façon festive d'un

Monsieur Loyal qui ouvre (Détruire) et clôt (Agatha) cette séquence avec une brève

mais tonique apparition à mi-chemin (Nathalie Granger), histoire de se rappeler au bon souvenir du lecteur en tant que raccord essentiel à toute la dynamique de l'œuvre.

Ce portrait riant jure cependant avec le discours auctorial et critique (y compris cette

étude) qui appréhende l'irruption du cinéma dans l'œuvre de Marguerite Duras

comme on le fait d'un cataclysme qui n'épargne rien, textes, images, femmes et

enfants, tous bazardés éventuellement et rendus à leur mortalité dans un film tardif

comme Le Dialogue de Rome dont la figure humaine est parfaitement écartée au profit de ruines romaines. Toujours, si on en croit l'auteur, le moteur de l'avancée, du

textuel au filmique et jusqu'à la parole auctoriale, s'inscrit dans le registre d'un

saccage avoué des formes, d'une mise en péril attentive de toutes structures

convenues dont l'écrit et le film ressortent pareillement amaigris, essoufflés, alors que

le théâtre, en coulisse, profite et perdure comme en témoigne la reprise et le

renflouement de La Musica vers la Musica deuxième sur la période qui recoupe,

185 M. Duras, Le Monde extérieur Outside 2, p. Il. 186 ibid., p. 22. 113

grosso modo, celle du passage au cinéma. Si la lecture, éventuellement, se fait

instance de survie d'un texte pluriel et «plurifonctionnel187 », Duras, elle-même

liseuse et diseuse, semble voir et prédire, dans les béances de l'écrit d'abord, la fin du

textuel aux mains du film puis, dans les noirs qui trouent la pellicule, celle du film

repoussé dans un hors champ qu'il ne contrôle plus et qui l'abolit, voire la mise au

rancart du théâtre alors qu'elle s'imagine «sur une scène, sans rien dire, à me laisser

voir188 ». Dans ce rôle de Cassandre, elle évoque irrésistiblement ce personnage du

film de Claude Goretta «Si le soleil de revenait pas », vieillard joué par Charles

Vanel, dont c'est significativement le dernier rôle, qui ne reconnaît pas sa propre mort

dans les configurations de ses cartes du ciel et en déduit plutôt, commodément, la fin

du monde. «Après moi le déluge et que tout aille à sa perte, texte, théâtre, film! »

semblent proférer auteur et critiques en un répons qui pousse l'œuvre dans ses extrêmes limites.

C'est qu'il y a, dans la nature même des textes-films, un« état d'être parti189 » qui les afflige et les suborne au désir d'une forme qui n'est pas la leur. Espace sans véritable réconciliation autre que celle de la lecture, le texte-film a le désir triste, mais existe-t-il des désirs heureux? L'écriture se faisant souffrante, trouée à la manière de

Détruire dit-elle, Duras recourt à la nature conviviale du cinéma qui, de toujours, a su offrir au texte écrit un partenariat viable par le biais du scénario. Héros modeste, le cinéma profite des manques à dire du texte mais demeure «admirable parce qu'il

190 n'essaie même pas de corriger l'impossibilité {du texte}, il marche à son côté • »

Nathalie Granger rend donc son dû à la forme scénaristique, mais s'enhardit à

187 I. Raynauld, Le Scénario defilm comme texte, p. 225. 188 M. Duras, Les Yeux verts, p. 158. 189 M. Duras, L 'Homme atlantique, p. 22. 190 M. Duras, Les Yeux verts, p. 11 O. 114 redonner au film tourné la célébration d'une redite écrite qui l'évoque tout en le trahissant un peu en s'arrogeant le privilège de s'adresser à un lecteur, par delà le film fait. Pareillement, Détruire, texte, se fait imitation d'images filmée, citation d'une forme filmique lovée à même le textuel qui s'en ai fait pourtant le support initial.

Agatha, à sa manière, célèbre et consacre le jeu de la redite comme dynamique principale du texte-film. «Méfiez-vous des pléonasmes au cinéma, au théâtre» préviennent ceux qui voit Duras, «romancière », s'aventurer dans des eaux aux marées formelles apparemment immuables. «Moi, j'ai découvert le pléonasme avec une joie fantastique 191 » rétorque-t-elle. Pour Duras, le pléonasme est complètement positif et deux fois valent mieux qu'une alors qu'un livre peut devenir film comme un film peut devenir livre, en autant que le théâtre lui prête vie. La redite par forme interposée permet ici au second locuteur (texte ou film) de se substituer au locuteur originel pour ne pas le laisser s'évanouir dans l'oubli tout en conservant, dans l'énonciation, une présence distincte dont le dire reste autre. Film et texte oscillent alors entre calque et relance dont la lecture est le déchiffrement privilégié.

«Ce n'est pas un meurtre, la projection d'un manuscritl92 » argumente Duras comme pour échapper à une condamnation quelconque. Assurément, le film n'a pas raison complètement de l'écrit et ce dernier s'applique à restaurer le film qui le hante, mais le texte-film, comme structure, se trouve à rendre compte de la mortalité commune au texte et au film. Mortalité que l'on doit néanmoins interpréter à la manière de Pasolini, c'est-à-dire comme celle qui donne sens à l'un comme à l'autre.

Logée dans l'espace des blancs textuels autant que dans le noir des films, elle trouve enfin dans Agatha une voie/voix d'échappement (encore une ouverture) alors

191 Citée par l-M. Leclerc dans « MD collaboratrice d'A. Resnais », p. 105. 192 ibid., p. p. 1 115 qu'émerge la voix intérieure de la lecture que matérialise fmalement, et pour le reste de l'œuvre, la parole auctoriale. Présente en off à partir d'lndia Song, elle s'infiltre comme on l'a vu dans le jeu de la représentation avec Agatha où elle monologue une part du dialogue avant que de se faire substance principale de l'œuvre à venir. Le dernier livre de Duras, C'est tout, est emblématique de cet interventionnisme auctorial qui se défait de la matière fictionnelle et la déconstruit, exposant sans fard son oralité, sa profonde théâtralité vécue dans l'immatérialité du moment, devant son lecteur-spectateur et, peut-on le croire, dans la vacance du film à faire. Véritable performance doublée d'une commémoration, le livre est un hommage à la scène, secoué de coups de théâtre. Mais il est, avant tout, mise en scène de soi, parole qui s'écoute, rengorgée de son importance et dont il est dit« qu'on a envie de {la} citer constamment y compris dans les intonations de {sa}voixI93 » comme pour empêcher qu'elle ne se casse dans un «fading barthésienl94 » qui risquerait de faire pleurer

Margot. Le texte-film permet donc à l'auteur de faire son trou dans les textes, les pièces et les films, d'y inscrire le manque, la perte et, forcément, le désir, à la manière de L'Amant de la Chine du Nord dont Madeleine Borgomano dit qu'il est « scénario en deuil de film, livre-tombeaul95 » de l'écrit autant que du cinéma. Les textes-films cependant, s'ils se prêtent à l'allégorie de la destruction où le film mutile le texte puis se voit mutilé par la voix-off qui s'empare de son potentiel d'expression, laissent aussi entendre que le noir, dont on a tout à craindre, «peut se rayer et s'abîmer comme l'imageI96 » et que la mort elle-même «est mutilée à chaque texte écrit, lu

{ou filmé} 197 »,à chaque texte-film.

193 M. Duras, Les Yeux verts, p. 141. 194 P. Roger,« Duras télévisée », p. 614. 195 M. Borgomano, «L'Amant de la Chine du Nord, chant de deuil pour un film absent », p. 519. 196 M. Duras, Le Monde extérieur Dutside 2, p. 15. 197 ibid., p. 16. Bibliographie

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