Itinéraire D'une Européenne
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In Mobilités et déplacements des femmes dans le Nord des femmes dans le Nord de la France du Moyen Âge à nos jours, 2019, Artois Presses Université ITINÉRAIRE D’UNE EUROPÉENNE : LOUISE WEISS, D’ARRAS À STRASBOURG (1893-1983) Yves DENÉCHÈRE Mon plus ancien souvenir est un bouquet de pâquerettes. J’avais cueilli ce bouquet sur les remparts d’Arras, ma ville natale [...] Une voute fortifiée, aujourd’hui rasée, portait une inscription dont je ne sus la teneur que plus tard : « Quand les Français prindront Arras, les souris mingeront les cats »1. C’est ainsi que débutent les Mémoires d’une Européenne de Louise Weiss. Au bout de deux pages de souvenirs enfantins, elle regrette : « C’est tout ce que je puis relater d’Arras à cette époque. Le séjour de mes parents ne s’y prolongea pas ». En effet, Louise Weiss est née en 1893 à Arras, par hasard, où son père Paul-Louis Weiss, d’origine alsacienne, protestant, est ingénieur des mines. Elle appartient à une famille de la grande bourgeoisie républicaine. Sa mère, Jeanne Javal, également Alsacienne, est issue d’une famille juive d’origine allemande et tchèque. Louise Weiss est l’aînée des cinq enfants. Son père étant muté à Paris, toute la famille y déménage. Ce court texte évoque le parcours, les parcours – et les déplacements, tant physiques qu’intellectuels – de ce personnage relativement méconnu, en quatre temps qui scandent sa vie. Les écrits de Louise Weiss, riches sur ses expériences personnelles livrent de nombreux éléments sur sa vie et son œuvre2, même s’ils ont été très construits par l’auteure pour marquer la trace qu’elle souhaitait laisser3. Nous nous appuyons également sur des ouvrages 1. Louise Weiss, Mémoires d’une Européenne, tome I : 1893-1919, Paris, Payot, 1968, p.11. 2. Louise Weiss, Souvenirs d’une enfance républicaine, Paris, Gallimard, 1938 ; Ce que femme veut. Souvenirs de la IIIe République, Paris, Gallimard, 1946 ; Sabine Legrand, Paris, Julliard, 1951 ; Le voyage enchanté, Paris, Fayard, 1960 ; Lettre à un embryon, Paris, Julliard, 1973 ; Mémoires d’une Européenne, Paris, Payot, 1968- 1976, t. I : 1893-1919, t. II : 1919-1934 ; t. III : 1934-1939 ; t. IV : 1939-1940 ; t. V : 1940-1944 ; t. VI : 1945- 1975. 3. Voir Angela Kershaw, « Women’s Writing and the Creation of Political Subjectivities in inter-war France. Louise Weiss: Novelist, Autobiographer and Journalist » in Angela Kershaw and Angela Kimyongür (ed.), Women in Europe between the Wars: Politics, Culture and Society, Aldershot, Ashgate Publishing, 2013, p. 55- 70 ; Christine Bard et Yves Denéchère, notice biographique « Weiss Louise », dans Christine Bard (dir.), Dictionnaire des féministes. France XVIIIe-XXIe siècle, Paris, PUF, 2017, p.1545-1551 ; Yves Denéchère, « Historicité et subjectivité du parcours européiste de Louise Weiss, amoureuse et grand-mère de l’Europe », in E. Gubin et F. Thébaud (dir.), Le genre de l’intégration européenne, Paris, Publications de la Sorbonne, sortie en 2017. 12 -1 In Mobilités et déplacements des femmes dans le Nord des femmes dans le Nord de la France du Moyen Âge à nos jours, 2019, Artois Presses Université qui ont abordé le personnage sous l’angle de ces deux grands engagements : l’européisme et le féminisme4. I. La publiciste Après avoir été élève au lycée Molière à Paris, malgré l’opposition de son père, elle poursuit des études supérieures et obtient l’agrégation de lettres. Un été à Oxford en 1911 se termine par un nouveau diplôme, mais la jeune fille de bonne famille n’échappe pas à l’école ménagère de la grande duchesse Louise de Bade, établissement très réputé en Allemagne. Pendant la Grande Guerre, Louise Weiss participe aux soins des blessés militaires et commence une carrière de journaliste, de publiciste plus précisément car c’est bien à la politique qu’elle accorde toute son attention. Hyacinthe Philouze lui propose de créer un hebdomadaire : L’Europe Nouvelle, dont le premier numéro paraît le 12 janvier 1918. En 1920, elle en prend la direction et vante « la plus grande revue politique française et internationale », sur le modèle des revues anglaises. Louise Weiss se fait une place dans le milieu très masculin du reportage sur les questions internationales et publie notamment sur la Russie et l’Europe centrale. Elle plaide pour l’établissement d’une paix juste avec l’Allemagne, la libération des peuples opprimés et une organisation internationale puissante capable d’imposer la paix. Elle passe beaucoup de temps à Genève (à la Société des Nations) où elle est très connue et reconnue. En 1919 et en 1920, comme correspondante de L’Information et du Petit Parisien, elle effectue un long séjour dans les pays nés du redécoupage de l’Europe Centrale après la signature des traités de paix : Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie surtout car elle entretient des liens d’amitié étroits avec le président de la République tchécoslovaque Masaryk et son ministre des Affaires étrangères Beneš, avec lesquels elle évoque la culture européenne5. En 1921, elle est à Moscou, alors qu’après la révolution bolchévique, la Russie est mise en quarantaine par les gouvernements occidentaux qui en ignorent à peu près tout. Elle est notamment chargée d’élaborer pour la Croix-Rouge un rapport sur les régions dévastées par la famine. Si L’Europe Nouvelle préconise la reconnaissance de la Russie bolchévique et 4. Louise Weiss, l’Européenne, Lausanne, Fondation Jean Monnet, Centre de recherches européennes, 1994 ; Christine Bard, Les Filles de Marianne, Paris, Fayard, 1995 ; Yves Denéchère, Ces Françaises qui ont fait l’Europe, Paris, Audibert, 2007 ; Célia Bertin, Louise Weiss, Paris, Albin Michel, 1999 ; Moins documenté : Michel Loetscher, Louise Weiss, une Alsacienne au cœur de l’Europe, Colmar, Éditions Place Stanislas, 2009. 5. Marianne Walle, « Louise Weiss l’Européenne : actrice et grand témoin de la ʺmutation déchiranteʺ du vingtième siècle », in Marita Gilli (dir.), L’identité culturelle, laboratoire de la conscience européenne, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1995, p. 129-136. 12 -2 In Mobilités et déplacements des femmes dans le Nord des femmes dans le Nord de la France du Moyen Âge à nos jours, 2019, Artois Presses Université l’aide économique internationale, elle se montre critique à l’égard du communisme. Louise Weiss est une des premières journalistes à s’y rendre ; à Paris, elle organise des actions en faveur des enfants russes et ukrainiens touchés par la famine6. En 1930, elle crée la Nouvelle École de la Paix destinée à informer le public sur l’Europe, l’Allemagne, la nécessité absolue de donner davantage de moyens à la Société des Nations pour préserver la paix. L’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933 rendant caduque tout projet européen, l’existence même de l’École est compromise et en 1934 Louise Weiss quitte L’Europe Nouvelle, qu’elle aura dirigée pendant seize ans. Pendant ce temps, elle aura traversé l’Europe en tous sens, en femme libre, faisant et les choix et les sacrifices inhérents à son travail : « Il faut opter entre les voyages et le foyer, entre le cœur et le métier, avec les conséquences que cela comporte »7. II. La suffragiste Elle choisit désormais de mettre sa notoriété au service d’une autre cause : le suffrage des femmes. Une nouvelle étape de sa vie sentimentale commence également, puisqu’elle se marie en 1934 avec un architecte, José Imbert, dont elle divorce en 1938. Être divorcée apporte un statut civil qui facilite l’existence et donne des libertés « sentimentales », écrit-elle plus tard8. Du féminisme, Louise Weiss dit qu’il faut le sortir « des quelques salons où il se pavane et des ligues orthodoxes où il se momifie »9. En octobre 1934, elle inaugure sa propre association : La Femme nouvelle, avec une grande publicité. Ses méthodes rappellent les audaces des suffragettes anglaises, mais en décembre 1934, pour sa première manifestation de rue, il n’y a qu’une centaine de présentes. Lors des élections municipales de 1935, des urnes sont installées par les suffragistes appelant à voter soit pour Louise Weiss, soit avec un bulletin « je suis partisan du vote des femmes ». 19 000 votes favorables sont recueillis. En mai 1936, Louise Weiss est candidate pour un nouveau « scrutin féministe ». Son action s’intensifie. Le 1er juin, au Palais-Bourbon, des affiches « La Française veut voter » sont brandies tandis que des bouquets de myosotis 6. BDIC, fonds Gabrielle Duchêne, F delta 225, cartons d’invitation du Comité Français de Secours aux Enfants, 7 janvier 1922. 7. « Chez les femmes journalistes. Louise Weiss au travail », Minerva, 31 mars 1935. 8. L.Weiss, Combats pour les femmes, réédition du tome 3 de Mémoires d’une Européenne, Paris, Albin Michel, 1980, p.16 9. L. Weiss, Ce que femme veut, op. cit., première partie : « Décisions ». 12 -3 In Mobilités et déplacements des femmes dans le Nord des femmes dans le Nord de la France du Moyen Âge à nos jours, 2019, Artois Presses Université (qui se dit en anglais « forget-me-not », « ne m’oubliez pas ») sont offerts. Interviewée par L’Intransigeant, Louise Weiss déclare : Je ne fais du féminisme que depuis trente mois […] J’ai fait descendre l’idée féministe, tenue jusque-là en vase clos, dans la rue. Je n’ai pas dédaigné les moyens de propagande tels que le cinéma, les démonstrations et la bataille avec la force publique […] La France, avant moi, avait des féministes, moi, je suis réellement la suffragette.10 Le Droit des femmes lui répond qu’elle ridiculise une cause qu’elle méconnaît, puisque de son aveu même, elle ne s’en préoccupe que depuis peu. En 1937, pour les élections municipales à Saint-Denis, où elle recueille 4 200 bulletins favorables au vote des femmes dans des cartons à chapeaux.