OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES

LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES SOMMAIRE

LES ÉVÉNEMENTS MARQUANTS DE 2017 4 4. QUELS SONT LES IMPACTS DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES SUR LA PLANÈTE ET SES HABITANTS ? 63 CHIFFRES CLÉS 5 Comment les grandes entreprises françaises pèsent sur la planète 64 1. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT- ELLES DE LA RICHESSE Droits humains et développement : POUR TOUTES ET POUR TOUS ? 6 au-delà du voile de la « RSE » 69 Dividendes, rémunérations patronales... Accords de commerce : Les chiffres de l’excès 7 les moteurs d’une mondialisation déséquilibrée 75 Plans sociaux et délocalisations : l’autre visage de la course aux gains financiers 11 LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES RENDENT-ELLES MEILLEUR ? 77 2010-2017 : les années se suivent et se ressemblent 15 Trump, Poutine et les autres 78 Agriculture et alimentation : gagnants et perdants de la guerre des prix 17 Quoi de neuf sous le ciel de la Françafrique ? 82 Quand le CAC40 emporte Armement et sécurité : ses profits aux paradis (fiscaux) 19 quand la France exporte la mort et la répression 86 Des milliers de filiales... Les migrants, une source de profits ? 90 jusque dans de petites îles tropicales 24 Le CAC40 et ses milliardaires 26 LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? 92 2. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À LA SAUVEGARDE DU CLIMAT ? 28 Grands projets contestés : un modèle de développement en question 93 Quelle réalité derrière les beaux discours climatiques ? 29 Les coûts de la libéralisation et de la privatisation 97 Charbon, pétrole, gaz : le CAC40 continue à carburer aux énergies sales 33 Services publics locaux : le « modèle français » de délégation au privé en question 101 L’avenir toujours plus incertain du nucléaire 38 Oligopoly 105 transition énergétique : oui, mais laquelle ? 42 Dix ans après, la finance a-t-elle tiré les leçons de la crise ? 107 3. COMMENT LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES TRAITENT-ELLES LEURS TRAVAILLEURS Corruption : les « affaires » du CAC40 111 ET TRAVAILLEUSES ? 46 Le CAC et la France 113 En France, le droit du travail sous pression 47 Sûreté, toxicité, stress... travailleurs et travailleuses LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES NUISENT- sous pression 51 ELLES À LA SANTÉ ? 115 Hors de France, des salariés moins bien traités ? 55 Santé et environnement : ce que font les grandes entreprises à notre « cadre de vie » 116 La place subordonnée des femmes au sein du CAC40 59 Agriculture et alimentation : quand manger L’ère du « sociétal-washing » ? 61 rend malade 120 Les profits de l’industrie pharmaceutique et la santé publique peuvent-ils faire bon ménage ? 123

LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AMÉLIORENT-ELLES NOTRE DÉMOCRATIE ? 126 Complaisances et conflits d’intérêts au sommet 127 L’État français, un actionnaire comme les autres ? 131 Lobbying : des jeux d’influence qui minent la démocratie 134 Devant les tribunaux 139 RAPPORT PUBLIÉ PAR L’OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALE Menaces sur le droit à l’information 142 LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? I 3

haque année, à l’occasion de leur assemblée générale d’actionnaires, les grandes entreprises françaises publient en fanfare leur rapport annuel, Cplein de photos édifiantes sur papier glacé. Ces publications visent avant tout à légitimer auprès des investisseurs – mais aussi des employés, des pou- voirs publics et des consommateurs – la stratégie poursuivie par les directions.

Les questions financières y occupent un place importante. La situation faite aux travailleurs et travailleuses et les impacts de leurs activités pour le reste de la société y sont souvent présentées à travers des lunettes teintées en rose (ou en vert). Les sujets qui fâchent sont passés sous silence, minimisés ou relégués au statut de note de bas de page.

Des questions aussi importantes que les inégalités entre hommes et femmes, la préservation du climat, le partage des richesses, les droits humains, la pollution ou l’avenir de notre alimentation ne méritent-elles pas un peu plus de sérieux ? Le débat sur le rôle et les pratiques des grandes entreprises ne mérite-t-il pas de s’appuyer sur des données et des faits analysés de manière indépendante et contradictoire, en dépassant les discours sclérosés de la communication ?

C'est pourquoi, dans la lignée du travail de veille et d'investigation effectué tout au long de l'année par l'Observatoire des multinationales, nous proposons aujourd'hui ce « véritable bilan annuel » des grandes entreprises françaises.

Ce « contre-rapport » veut donner un tableau plus complet de la réalité des multinationales françaises, du point de vue de la société dans son ensemble, et non pas des seuls dirigeants et actionnaires. Il propose un aperçu de l’en- semble des impacts sociaux, environnementaux, sociétaux, économiques et in fine démocratiques des stratégies poursuivies et des choix effectués par les directions et les conseils d’administration de « nos » multinationales.

Notre objectif avec cette publication est de susciter et alimenter l'indispensable débat démocratique sur ces stratégies et sur ces choix, qui nous concernent tous, mais aussi sur les politiques publiques qui les soutiennent de manière directe et indirecte. Débat qui doit avoir lieu à la fois au sein des entreprises elles-mêmes et dans la sphère publique, mais dont la possibilité même – entre secret des affaires, réduction des prérogatives des représentants du personnel et défense d'une « pensée unique » déniant la possibilité de voies alternatives – semble plus que jamais menacée. 4 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

LES ÉVÉNEMENTS MARQUANTS 12 JANVIER Ouverture en France d'une enquête pour DE 2017 tromperie aggravée contre Renault dans le cadre du « Dieselgate ».

SCANDALE SANITAIRE RÉGULATION 22 FÉVRIER : CONTROVERSE SOCIAL Démantèlement du camp de Standing Rock, mis en place par des Sioux et d'autres opposants au projet ÉNERGIE / CLIMAT d'oléoduc Dakota Access Pipeline, dont les promoteurs avaient le soutien financier de grandes banques françaises.

23 MARS 3 MARS 10 MAI 23 MAI Adoption défini- La direction de Lafarge Décret 1ère action tive de la loi sur annonce qu’elle envi- d'application de de groupe pour le devoir de vigilance des sage de participer à la construc- la loi Sapin 2 portant sur la discrimination syndicale multinationales après une tion du mur anti-migrants à la création d'un registre public contre Safran. censure partielle du Conseil frontière mexicaine voulu par du lobbying en France. constitutionnel. Donald Trump.

26 JUIN 29 JUIN 29 JUIN Le parquet de requiert le non-lieu dans une Renouvellement de l'Accord sur la sécu- Plainte vingtaine de dossiers impliquant la responsabilité rité des usines textiles au Bangladesh, déposée d'entreprises comme Valeo ou Saint-Gobain en matière d'ex- mis en place suite au drame du Rana Plaza, dont contre BNP Paribas position des travailleurs à l'amiante. Carrefour et Auchan sont signataires. pour son implication dans des livraisons d'armes au régime génocidaire rwandais 31 AOÛT 3 JUILLET en 1994. Des explosions et des fuites de produits Un salarié chargé de traiter chimiques sont signalées dans une usine d'Ar- les déchets d'ArcelorMittal en kema sur la côte du golfe du Mexique suite au passage Lorraine lance une alerte sur des déver- de l'ouragan Harvey. sements illégaux de déchets toxiques.

11 OCTOBRE 18 SEPTEMBRE 22 SEPTEMBRE L'Autorité de sûreté nucléaire rend Annonce d'un plan de suppression Présentation du projet de son avis sur la cuve du réacteur EPR de 600 emplois par Nokia France. loi ratifiant les ordonnances de Flamanville, estimant que les anomalies C'est le huitième plan social en dix ans. Macron affaiblissant le droit du travail. constatées ne sont pas de nature à remettre en cause sa mise en service.

5 NOVEMBRE Révélations des « Paradise Papers ». Les fichiers 31 OCTOBRE internes du cabinet d'avocats d'affaires Appleby, Adoption définitive du système d'étique- basé aux Bermudes, mettent en lumière les arrangements tage nutritionnel NutriScore après des fiscaux de grandes fortunes ou d'entreprises, dont Dassault, années de lobbying de l'industrie agroalimentaire. Engie ou Total. 8 DÉCEMBRE Inauguration officielle du 27 NOVEMBRE DÉBUT DÉCEMBRE complexe gazier Yamal L'Union européenne vote une ré-au- Mises en examen de plusieurs cadres dirigeants de LNG dans l'Arctique torisation du glyphosate, herbicide Lafarge, dont l'ex PDG, en relation avec l'affaire de la russe, impliquant des très controversé de Monsanto, pour une cimenterie du groupe en Syrie et les arrangements passés avec firmes françaises dont durée de 5 ans. des groupes terroristes entre 2012 et 2014. Total, Technip et Vinci.

31 OCTOBRE 12 DÉCEMBRE Adoption définitive de la loi Hulot sur la One Planet fin des hydrocarbures en France. Summit à Paris. I 5

1,29 MILLIARD

1,29 milliard. C'est le nombre de tonnes de gaz à effet de serre émises dans l'atmosphère par 37 groupes du CAC40 en 2017 (sans les trois entreprises qui ne publient pas d'information à ce sujet). Ce qui équivaut aux émissions du Japon, ou encore aux émissions combinées de l'Allemagne, de la France et des Pays-Bas. Et encore ce chiffre est très sous-estimé, des multinationales 1 317 comme BNP Paribas ou Carrefour refusant de mesurer les émissions de gaz à effet de serre dont elles sont responsables via leurs financements ou leur MILLIARDS D'EUROS chaîne d'approvisionnement.

C'est le chiffre d'affaires total du CAC40 en 2017, en hausse de 5,2% par rapport à l'année précédente. C'est à peu près l'équivalent du PIB de la Russie, de la Corée du Sud ou du Canada. Les bénéfices nets déclarés s'élèvent à près de 90 milliards d'euros. Les firmes qui affichent les plus gros profits sont Sanofi, BNP Paribas et Total 47,3 MILLIARDS avec respectivement 8,4, 7,8 et 7,2 milliards de bénéfices nets cette année. Ce sont les dividendes versés au titre de l'exercice 2017 par le CAC40, à quoi s'ajoutent 8,3 milliards de rachats d'actions. Soit plus de 61,8% des bénéfices déclarés en 2017 qui profitent 4,68 directement aux actionnaires. MILLIONS D'EUROS

C'est la rémunération moyenne d'un patron du CAC40 en 2017, en hausse de 7,8% par rapport à 2016 13,9 % C'EST LE POURCENTAGE DE FEMMES DANS LES ÉQUIPES DIRI- GEANTES OPÉRATIONNELLES DES ENTREPRISES. ELLES SONT UN PEU PLUS DE 40% À SIÉGER DANS LES CONSEILS D'ADMINISTRATION. AU PLUS HAUT NIVEAU, IL N'Y A PLUS QUE 3,5% DE FEMMES (2 SUR 57), ET AUCUNE N'A LA DOUBLE CASQUETTE DE PRÉSIDENTE ET 89,3 % DIRECTRICE GÉNÉRALE. C'EST LE SCORE À LA SOVIÉTIQUE RÉALISÉ EN MOYENNE PAR LES RÉSOLUTIONS DÉPOSÉES PAR LES DIRECTIONS DANS LES ASSEM- BLÉES GÉNÉRALES D'ACTIONNAIRES 2017 DU CAC40.

PRESQUE 6 MILLIARDS POUR DANONE, 4,8 MILLIARDS POUR LVMH, 5,6 MILLIARDS POUR PERNOD RICARD, 7,5 MILLIARDS POUR L'ORÉAL

5,06 MILLIONS CE SONT QUELQUES EXEMPLES DES DÉPENSES DE PUBLICITÉ ET DE MARKETING DÉCLARÉES POUR L'ANNÉE 2017. C'est le nombre d'employés directs du CAC40 dans le monde en 2017. 26% d'entre eux sont en France. En 2010, le chiffre était de 4,89 millions (dont 35% en France). Les 3 plus gros employeurs du CAC40 sont Sodexo, Carrefour et Engie avec environ 427 000, 379 000 et 238 000 employés respectivement. + 30 % C'EST L'AUGMENTATION DES VENTES D'ARMES FRANÇAISES PAR DASSAULT, AIRBUS, THALES, SAFRAN, NEXTER, MBDA ET 16 240 QUELQUES AUTRES ENTRE 2012 ET 2016 (PRISES DE COM- MANDE À L'EXPORT), LES DERNIERS CHIFFRES DISPONIBLES. SUR LA PÉRIODE 2013-2017, LA FRANCE EST DEVENUE LE 3E C'est le nombre de filiales que déclarent 38 groupes du CAC40 (2 ne publiant EXPORTATEUR MONDIAL D'ARMES DERRIÈRE LES ÉTATS-UNIS aucune information à ce sujet), soit 427 filiales en moyenne. 2469 de ces filiales ET LA RUSSIE. sont situées dans des pays ou des territoires identifiés comme des paradis fiscaux et judiciaires, soit environ 15%. 6 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

01 LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? I 7

DIVIDENDES, RÉMUNÉRATIONS PATRONALES... LES CHIFFRES DE L’EXCÈS

Les entreprises du CAC40 vont verser pour 2017 près de 47,3 milliards d’euros de dividendes, à quoi s’ajoutent plus de 8 milliards de rachats d’action. Près des deux tiers des bénéfices réalisés par le CAC 40 vont aujourd’hui directement dans les poches de leurs actionnaires. Il n’en a pas toujours été ainsi. Les rémunérations des patrons ont suivi la même trajectoire que les dividendes, de plus en plus déconnectée de celles des salariés. SEE-MING LEE LEE SEE-MING

DEUX TIERS DES BÉNÉFICES DES GRANDES ENTREPRISES VONT DIRECTEMENT DANS LES POCHES DES ACTIONNAIRES

elon nos estimations, les entre- la gestion et la stratégie des entreprises. les groupes du CAC40 ont aujourd’hui prises du CAC40 verseront, au titre Dans les années 2000, le taux moyen de leur programme de rachat d’actions Sde l’exercice 2017, près de 47,3 mil- redistribution des dividendes tournait propres. En 2017, ils représentaient 8,26 liards d’euros à leurs actionnaires. Le autour de 30 % ; dans les années 1970, il milliards d’euros. 11 entreprises du CAC chiffre est en augmentation de 6,5 % par était plus proche de 10 %. ont annulé tout ou partie des actions propres qu’elles détenaient. Ce sont donc en réalité 61,8 % Au final, plus de la moitié (52,6 %) des des profits de l’année qui ont été bénéfices déclarés cette année par le Ce sont donc en réalité 61,8 % des profits CAC40 iront donc directement dans les de l’année qui ont été ainsi directement ainsi directement alloués aux poches des actionnaires des entreprises alloués aux actionnaires. Ces chiffres actionnaires. sous forme de dividendes. S’y ajoutent confirment la tendance 2009-2016 exa- les rachats de leurs propres actions par minée dans un récent rapport publié rapport à 2016 (44,4 milliards). Surtout, les entreprises, destinés à entretenir leur par Oxfam et Le Basic, qui conclut lui il s’inscrit dans une tendance de long cours en bourse, voire à gonfler artifi- aussi qu’environ les deux tiers des terme qui a vu les versements de divi- ciellement le patrimoine des action- profits du CAC40 vont dans les poches dendes augmenter d’année en année et naires en procédant à des annulations des actionnaires. Et que de ce point de devenir une loi d’airain pesant sur toute des actions qu’elles détiennent. Tous vue au moins, les multinationales > > > 8 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > françaises sont parmi les plus géné- les entreprises par divers moyens, par- relégués au second plan, de même que reuses au monde : ce sont elles qui leur fois seulement idéologiques, parfois très les investissements qui permettraient ont distribué la plus grosse proportion concrets. Depuis les années 1980, par de créer ou de maintenir les emplois, et de leurs bénéfices au monde entre 2005 exemple, la rémunération des dirigeants de transformer l’appareil productif pour et 2015. des entreprises est de plus en plus ali- répondre aux enjeux environnementaux. gnée (à travers les « parts variables » et Au point qu’on en vient à se demander – à La priorité donnée aux actionnaires, octroi d’actions gratuites) sur les intérêts rebours des discours ressassés sur le coût présentée aujourd’hui comme quasi à court terme des actionnaires. L’emploi du travail – si ce ne sont pas bien plutôt naturelle, s’est peu à peu imposée dans et les salaires sont systématiquement les dirigeants et leurs rémunérations qui coûtent trop cher aux entreprises.

QUI SONT LES ACTIONNAIRES DU CAC40 ET COMBIEN ONT-ILS TOUCHÉ EN 2017 ?

Lakshmi Mittal ou les actionnaires de LafargeHolcim (les familles Frère et Desmarais au sein de GBL, Naguib Sawiris et Thomas Schmidheiny). Enfin, l’État français est présent au capital de neuf groupes du CAC40 si l’on ne tient compte que des participations significatives.

Ces trois catégories – institutions finan- cières, milliardaires, État français – même si elles se conjuguent parfois au capital d’un même groupe, définissent autant de types différents d’entreprises. Constate- t-on des différences significatives dans

leur politique de dividendes ? Certaines

RYBN entreprises liées à l’État comme Engie ou Veolia (et EDF, qui est sortie du CAC40) se ui bénéficie de la manne des grandes familles liés à une ou plusieurs caractérisent par une très grande géné- dividendes ? Pas vraiment les entreprises de l’indice boursier parisien : rosité en termes de distribution de divi- Qpetits actionnaires individuels, Bernard Arnault et son groupe LVMH, pré- dendes. Le taux moyen de redistribution qui ne représentent qu’une propor- sent également au capital de Carrefour, de ces entreprises liées à l’État français tion modeste du capital investi dans mais aussi les familles Bouygues, (rachats d’actions compris) s’établit à le CAC40. Selon une étude d’Euronext Michelin, Bolloré, Pinault, Peugeot plus de 68 %. Le taux de distribution de > > > publiée en début d’année, les action- et quelques autres. À quoi s’ajoutent naires connus du CAC40 en 2016 quelques milliardaires étrangers comme étaient pour 25,9 % des « gestionnaires d’actifs », pour 10 % des « familles et fondateurs », pour 5,3 % d’autres inves- tisseurs individuels fortunés, pour 3,5 % les salariés des entreprises, pour 3,1 % des investisseurs industriels, pour 3 % l’État français, pour 2,7 % des Etats et fonds souverains étrangers (Norvège et Qatar, plus Belgique pour BNP Paribas).

De manière schématique, l’actionna- riat des grands groupes français peut être divisé en trois grandes catégories. D’abord, les institutions financières et les « investisseurs institutionnels » français ou anglo-saxons. Par exemple BlackRock, le plus gros fonds d’investissement au monde, présent au capital de quasiment tout le CAC. Mais aussi Capital Group, Harris Associates, Vanguard ou First Eagle. Ensuite les milliardaires et les LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? I 9

> > > dividendes des groupes liés à des mil- Il n’est pas possible de savoir exactement et en utilisant les derniers chiffres dis- liardaires se situe, paradoxalement, à un combien BlackRock touchera de divi- ponibles, BlackRock aura virtuellement niveau plus modeste de 47,3 %. Peut-être dendes au titre de l’exercice 2017 parce touché au moins 1,615 milliard d’euros de le signe que certaines familles fondatrices que le niveau de ses participations tend dividendes du CAC40 au titre de l’exercice restent soucieuses de ne pas trop siphon- à osciller en permanence, et parce qu’en 2017, et sans doute davantage. Un chiffre ner les finances de leur entreprise. Ce sont dessous d’un certain seuil, le nombre d’ac- qui donne une idée du poids de ce géant les entreprises tournées vers les inves- tions qu’il possède dans des entreprises de la finance, mal connu du grand public tisseurs institutionnels (en l’occurrence, n’est pas forcément rendu public. En ne mais qui jouit d’une énorme influence sur celles qui comptent BlackRock parmi leurs prenant que les entreprises du CAC40 les entreprises et même sur les États du principaux actionnaires) qui sont les plus où sa présence au capital est connue monde entier. généreuses envers leurs actionnaires, avec un taux moyen de redistribution de 72,6 %. LES CHAMPIONS DES DIVIDENDES ui sont donc les champions des du poids des dividendes au niveau de dividendes parmi les groupes chaque groupe en particulier, d’autres Qfrançais ? En valeur absolue, noms se démarquent. Deux entreprises ce sont évidemment les plus grosses du CAC40 – Carrefour et LafargeHolcim – capitalisations boursières de la place distribuent des dividendes bien qu’elles de Paris qui ressortent du lot. Total aient affiché en 2017 des pertes. Trois distribue à ses actionnaires plus de autres – Engie, Veolia et TechnipFMC – 6,6 milliards d’euros, Sanofi près de 3,8 distribuent des dividendes supérieurs milliards, LVMH autour de 2 milliards aux bénéfices enregistrés (les deux pre- et demi. Les banques – BNP Paribas, mières étant d’ailleurs des habituées Crédit agricole et Société générale – se de la pratique). Si l’on tient compte des signalent elles aussi par leurs largesses. rachats d’actions, deux autres entreprises du CAC dépassent les 100 % des bénéfices Si l’on regarde les taux de distribution distribués aux actionnaires : Sodexo et (proportion des bénéfices reversés sous STMicro. Quelques autres reversent direc- forme de dividendes aux actionnaires), tement aux actionnaires la quasi totalité qui constituent un meilleur indicateur de leurs bénéfices de l’année.

LE SALAIRE MOYEN D’UN PATRON DU CAC40 ÉTAIT DE 4,68 MILLIONS D’EUROS EN 2017

n 2017, les grands patrons les Globalement, la rémunération des patrons mieux payés de l’année étaient du CAC40 a représenté la somme colos- Eceux de TechnipFMC, Sanofi, et sale de 187 millions d’euros en 2017, contre L’Oréal avec un peu plus ou un peu moins 163,7 millions (hors TechnipFMC) en 2016. de 10 millions d’euros de rémunération À périmètre égal, c’est une augmenta- totale sur l'année. Ils sont suivis par un tion de 7,8 % d’une année sur l’autre. Pour autre groupe formé par les dirigeants de comparaison, les dépenses moyennes LVMH, Renault et LafargeHolcim, avec par salarié des mêmes entreprises n’a des rémunérations situées entre 7 et 8 augmenté que de 1,8 % entre 2016 et millions d'euros. En 2016, on retrouvait 2017 – plus de quatre fois moins. La rému- déjà à peu près les mêmes entreprises nération des dirigeants est en effet de plus en tête du classement, avec en plus en plus alignée sur les bénéfices réalisés Carrefour et sans TechnipFMC, qui par les actionnaires, ce qui explique qu’elle n’avait pas encore fusionné. À l’autre augmente au même rythme que les divi- bout du classement, les patrons les dendes, plutôt qu’au rythme des salaires moins bien rémunérés sont ceux qui « normaux ». Le patron moyen d’un groupe président aux destinées d’entreprises du CAC40 a gagné 4,68 millions d’euros en publiques ou parapubliques où l’État 2017. C’est l’équivalent d’environ 263 SMIC. actionnaire dispose d’une influence importante, comme EDF, La Poste ou Les dirigeants de grandes entreprises Air France (toutes hors CAC40). Les pou- françaises qui ont vu leur rémunération voirs publics ont en effet fixé des règles augmenter de la manière la plus specta- strictes de limitation des rémunérations culaire entre 2016 et 2017 sont ceux d’Iliad annuelles à 450 000 euros. (entreprise hors CAC40, multiplication > > > 10 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > par dix à travers la distribution d’ac- Carlos Ghosn maintenu en 2016 mal- en 2017, et 83,2 % pour 2018 pour les AG tions), d’ArcelorMittal, Accor, ST et Kering. gré un vote défavorable en assemblée qui se sont tenues avant le bouclage Dix patrons du CAC40 ont tout de même générale annuelle des actionnaires, de cette publication), mais tend à vu leur rémunération baisser d'une année les rémunérations des dirigeants décroître lentement au fil des années. sur l'autre, souvent dans des proportions du CAC40 sont sujettes à un vote En 2017, c'est la rémunération des négligeables, mais dans certains cas de contraignant des actionnaires, ce dirigeants de Renault qui avait obtenu manière significative (Publicis et Axa). qu’on appelle communément le « say la plus faible approbation, avec 53 %. on pay ». Le taux moyen d'approbation Cette année, les dirigeants de Vinci Depuis deux ans, suite notamment des rémunérations se maintient à un affichent également des taux d’appro- aux controverses autour du salaire de niveau très élevé (85,7 % en moyenne bation très modestes.

CARREFOUR, SODEXO, RENAULT : LES ENTREPRISES LES PLUS INÉGALITAIRES ROBERTO MALDENO MALDENO ROBERTO

elon leurs chiffres officiels, en prises. Chez Renault, ils tiennent aussi ou para-publiques, sujettes aux règles 2017, les grandes entreprises à la rémunération particulièrement de rémunération fixées par l’État action- Sfrançaises les plus inégalitaires élevée du PDG Carlos Ghosn, objet de naire. Également situées plutôt vers étaient, dans l’ordre, Carrefour, Sodexo controverses répétées. le bas du classement, des entreprises et Renault, avec respectivement un rap- qui affichent des dépenses moyennes port de 251, 225 et 206 entre la rémuné- Les autres entreprises qui se retrouvent par salariés particulièrement élevées, ration totale accordée à leur plus haut dans le « top 10 » de l’inégalité sont à comme Publicis, BPCE, Crédit agricole dirigeant et les dépenses moyennes par peu près les mêmes d’une année sur ou Dassault aviation. salarié. En d’autres termes, il faudrait l’autre : Valeo, L’Oréal, Schneider 251 ans pour un salarié de Carrefour Electric, LafargeHolcim et Essilor. En 2017, le ratio moyen entre rémuné- pour gagner autant que son PDG. Ceci LVMH et Danone ne sont pas très loin ration du patron et dépenses moyennes dit, en 2016, il en aurait fallu 440. derrière. Selon les calculs d’Oxfam et par salariés dans les grandes entre- du Basic sur toute la période 2009-2016, prises françaises de notre échantillon Les trois mêmes entreprises occu- les multinationales françaises les plus était de 82. En 2016, il était de 73. Si l’on paient également les marches du inégalitaires étaient Carrefour (ratio de se restreint au seul CAC 40 (en excluant podium en 2016. Ces écarts de rémuné- 306), LVMH (270) et Danone (227). un grand nombre d’entreprises liées à ration reflètent sans doute des réalités l’État actionnaire), ces ratios sont res- différentes. Chez Carrefour et Sodexo, À l’autre bout du classement, les pectivement de 95 et de 90. En clair, ils peuvent être mis en rapport avec grandes entreprises françaises les pour une entreprise typique du CAC40, le niveau relativement modeste des moins inégalitaires sont à nouveau, un patron vaut presque 100 fois plus rémunérations au sein de ces entre- sans surprise, les entreprises publiques qu’un salarié. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? I 11

PLANS SOCIAUX ET DÉLOCALISATIONS : L’AUTRE VISAGE DE LA COURSE AUX GAINS FINANCIERS

Le niveau exorbitant des dividendes et des rémunérations patronales n’est pas seulement un problème de partage des richesses. Il pèse sur toute l’activité des entreprises et la stratégie de leurs directions, souvent aux dépens des salariés et de l’emploi. Et se solde parfois par des désastres industriels. CAZAULT CAZAULT

PARTAGE DES RICHESSES : UNE QUESTION À PLUSIEURS NIVEAUX

lors que l’augmentation continue françaises entre actionnaires, salariés nérations des dirigeants. Immédiatement des dividendes et de la rémuné- et investissement est importante, elle après viennent les décisions concernant Aration des dirigeants des entre- ne doit pas faire oublier tout ce qui vient la création d’emplois via des embauches prises fait de plus en plus débat, certains avant, et qui conditionne les bénéfices ou leur destruction via des plans sociaux. cherchent la solution dans une réanima- générés par le CAC40. Toutes les grandes entreprises du CAC40 tion des mécanismes d’intéressement et ou presque sont lancées dans des « plans de participation, autrement dit une forme d’économies » ou des recherches de d’alignement des intérêts des salariés (ou Augmenter la part des bénéfices synergies qui se traduisent souvent par plutôt de certains d’entre eux) avec ceux net revenant aux salariés une réduction des effectifs ou un accrois- des actionnaires. Un rapport publié en ne résoudra pas tous sement de la charge pesant sur les sala- mai 2018 par Oxfam et le Basic souligne les problèmes causés riés restants. Et, évidemment, une autre qu’entre 2009 et 2016, « sur 100 euros de par la course aux dividendes. variable d’ajustement est l’ardoise fiscale benefices, les entreprises du CAC 40 ont dont doit s’acquitter le groupe, et donc ses en moyenne reverse 67,4 euros de divi- pratiques éventuelles d’optimisation. dendes aux actionnaires, ne laissant plus Première variable d’ajustement préa- que 27,3 euros pour le reinvestissement lable aux bénéfices et à leur répartition : Même logique en ce qui concerne les et 5,3 euros de primes pour les salaries ». les salaires. Sur la période étudiée par le fournisseurs et sous-traitants : la prio- Si la question du partage des bénéfices Basic et Oxfam, ils ont augmenté trois fois rité donnée aux actionnaires incite les nets dégagés par les multinationales moins vite que les dividendes et les rému- entreprises à rechercher le moindre > > > 12 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > coût, en France ou à l’étranger. Comme ENGIE ET VEOLIA : LES CHAMPIONS FRANÇAIS le soulignent le Basic et Oxfam, « les agriculteurs francais qui fournissent DES DIVIDENDES SUPPRIMENT DES EMPLOIS Carrefour gagnent en moyenne 19 130 euros par an, soit 508 fois moins que le Comment l’expliquer ? Par la voracité PDG de l’entreprise ». Encore moins bien de certains actionnaires probable- loties, « les cueilleuses de the en Inde qui ment, mais aussi peut-être par le fait fournissent Carrefour ne gagnent que qu’il s’agit de deux entreprises dont le 505 euros par an en moyenne : il leur modèle commercial et industriel (large- faudrait 64 ans pour gagner autant que ment basé sur une relation étroite avec le PDG de Carrefour en une journee ». les pouvoirs publics) est sous tension : Enfin, on peut parfois se poser des ques- dans le cas de Veolia, en raison notam- tions sur le caractère réel de la « richesse » ment de la contestation de la privatisa- créée par les grandes entreprises, quand tion de l’eau et de la perte des marges elle repose sur des opérations de valori- considérables de l’entreprise sur le sation financière problématiques ou spé- marché français ; dans le cas d’Engie culatives, ou qu’elle ne tient pas compte en raison de la transition énergétique des coûts cachés à long terme pour l’en- et des choix d’investissements hasar- treprise elle-même. deux de la direction du groupe par le passé. Faut-il voir dans leur générosité Bref, la question de fond est celle du outrancière vis-à-vis des actionnaires partage des gains mais aussi des coûts une manière de noyer les doutes sur PARUS-CORAX : : PARUS-CORAX (environnementaux, sociaux, sanitaires leur viabilité à long terme ? En tout état et autres) entre l’entreprise et le reste de la n 2017, les entreprises Veolia de cause, les deux entreprises se sont société et les territoires où elle est implan- et Engie se sont distinguées en simultanément engagées dans des tée. Augmenter la part des bénéfices net Edistribuant à leurs actionnaires plans de suppressions d’emploi. Celui revenant aux salariés ne résoudra pas davantage de dividendes qu’elles mis en œuvre en 2017 par Veolia Eau tous les problèmes causés par la course n’avaient enregistré de profits. Cette France était le quatrième plan social aux dividendes et ne représente qu’un prédilection n’est pas nouvelle : selon en trois ans. Quant à Engie, elle s’est piètre pare-feu à l’explosion des inégali- le Basic et Oxfam, sur la période 2009- engagée dans un bras de fer avec ses tés. Au mieux ne fera-t-elle qu’acheter le 2016, les dividendes versés par Engie et syndicats autour de ses projets de délo- consentement d’une partie des salariés Veolia représentaient respectivement calisation hors de France de centaines les mieux lotis. 333 % et 122 % de leurs bénéfices réels. d’emplois de son service clients.

QUI PROVOQUE LA PERTE DES « FLEURONS » FRANÇAIS ? LE CAS ALSTOM

e la vente d’Alcatel à Nokia à la absorption de ce qui reste d’Alstom par le prises tricolores, soit qu’il ne serait pas fusion entre Lafarge et Holcim, géant allemand, même si elle est officiel- intervenu pour protéger des fleurons Dces dernières années ont été lement présentée – comme à l’habitude industriels stratégiques. La France s’est marquées par des débats à répétition – comme une fusion « entre égaux ». depuis dotée de lois et d’outils finan- sur la désindustrialisation de la France ciers pour empêcher les rachats hos- et la perte de « fleurons » industriels Les débats qui accompagnent ces tiles de champions nationaux par des tricolores. Aucun cas n'aura tant fait rachats – uniquement lorsque c’est une multinationales ou des investisseurs couler d'encre que celui d'Alstom, dont entreprise française qui est rachetée étrangers. Mais qu’en est-il lorsque ce les activités dans l'énergie ont été par une firme étrangère, et non l’inverse sont les dirigeants et les actionnaires vendues à General Electric en 2014, et qui – tendent généralement à en attribuer des groupes français eux-mêmes qui prépare aujourd’hui la fusion de ses acti- la responsabilité au gouvernement en orchestrent ces opérations ? L’exemple vités transport avec celles de Siemens. place, soit parce qu’il n’aurait pas assez d’Alstom en offre un exemple écla- Une opération qui ressemble fort à une soutenu la compétitivité des entre- tant : la vente des actifs énergétiques à GE avait été préparée dans le plus grand secret par le PDG de l’entreprise Patrick Kron (ancien haut fonction- naire du corps des Mines...), alors que lui-même et plusieurs cadres de l’en- treprise se trouvaient potentiellement sous le coup d’une enquête de la justice états-unienne pour corruption, menace

THOMAS BRESSON THOMAS qui aurait précipité l’opération. > > > LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? I 13

> > > Il sera récompensé avec une prime fermer l’usine de Belfort, l’État avait Dans le même temps, les derniers de départ exceptionnelle de 4,1 mil- commandé en urgence une quinzaine restes des activités énergétiques lions d’euros, à quoi s’ajoutent plus de de TGV pour assurer l’avenir du site. d’Alstom encore co-détenus avec GE 10 millions provisionnés pour financer Cette fois, l’opération de fusion est clai- (nucléaire, réseaux, énergies renouve- sa « retraite chapeau ». Dans le même lables) sont définitivement revendus temps, les actionnaires d’Alstom se à cette dernière. En 2014, GE s’était sont votés un dividende exceptionnel Les actionnaires engagée à ne pas procéder à des licen- de 3 milliards d’euros. d’Alstom se sont votés ciements pendant cinq ans et à créer un dividende exceptionnel 1000 emplois – lesquels semblent Bis repetita en 2017 lorsque le nouveau de 3 milliards d’euros. avoir des difficultés à se matéria- PDG d’un Alstom réduit à ses activités liser. En 2016, la firme américaine a transport, Henri Poupart-Lafarge (lui néanmoins annoncé la suppression aussi ancien haut fonctionnaire, du rement soutenue par le gouvernement, de 6 500 emplois en Europe, dont 765 corps des Ponts cette fois), annonce au nom de la création d’un « Airbus du en France, dans ses activités éner- des négociations en vue d’une fusion ferroviaire ». Henri Poupart-Lafarge gie, ainsi qu’un plan social sur son avec Siemens, dont les syndicats s’est assuré un poste de directeur site de Grenoble, dédié aux activités craignent qu’elles se traduisent par général du nouvel ensemble, et la hydroélectriques. En ce qui concerne un sabordage industriel et social des distribution d’un nouveau dividende la fusion avec Siemens, aucune garan- activités françaises. En 2016, suite à exceptionnel de plusieurs milliards est tie sur l’emploi n’est donnée pour l’ins- la menace de la direction d’Alstom de déjà prévue. tant.

PAS DE « RUISSELLEMENT » POUR LES SALARIÉS DES GÉANTS DU LUXE

es propriétaires des deux groupes champions du luxe français, L Bernard Arnault (LVMH), et François Pinault (Kering) sont les mil- liardaires qui se sont le plus enrichis et le plus vite, depuis le début de l’année 2018. Depuis janvier, ils ont gagné 22,3 milliards d’euros selon la chaîne écono- mique Bloomberg. Bernard Arnault est entré dans le club très fermé des cinq personnes les plus riches de la planète, directement à la quatrième position, selon le classement établi par le maga- zine états-unien Forbes. Sa fortune personnelle, estimée à plus de 58 mil- liards d’euros, est désormais supérieure au chiffre d’affaires réalisé en 2017 par LVMH. Pour cette même année, le groupe a versé 2,5 milliards de dividendes à ses

actionnaires. La famille Arnault contrô- VILLAMARÍN SANTI lant 46,74 % du capital de LVMH, près d’un milliard d’euros est allé directement reçu plus d’un million d’euros de rému- luxe à très forte valeur ajoutée dans créditer ses comptes bancaires. En bas nération, et sa fille Delphine Arnault plus l’un des douze ateliers de la marque de la pyramide, les salariés du groupe de 2,5 millions l’année passée. Louis Vuitton en France. Selon les détiennent, dans le cadre des plans rares données sociales dévoilées par d’épargne d’entreprise, moins de 0,1 % Ces rémunérations reflètent-elles le groupe, 41 % de ses 29 500 salariés du capital. Soit moins de deux millions les politiques salariales de la mai- de France perçoivent moins de 3000 d’euros de dividendes à se partager entre son ? « Dans les ateliers de maroquinerie, euros bruts par mois. En Italie, la situa- les 145 000 « collaborateurs ». Ce qui fait un salarié avec dix ans d’ancienneté tion des salariés peut être plus précaire environ 14 euros par personne. Comme touche 1700 euros bruts par mois, et encore. L’ONG Clean clothes campaign PDG de LVMH, Bernard Arnault a égale- celui qui a 30 ans d’ancienneté perçoit avait réalisé en 2014 une enquête dans ment perçu en 2017 une rémunération 2400 euros bruts », indiquait l’an der- les ateliers de confection de mode de totale de près de 8 millions d’euros. En nier un délégué syndical de LVMH à luxe dans la région de Vénétie, où Louis tant que cadres et membres du conseil FO Hebdo. Soit 2000 euros nets, après Vuitton a justement un atelier de fabri- d’administration, son fils Antoine a aussi 30 ans à fabriquer sacs et objets de cation de chaussures. Les enquêteurs > > > 14 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > avaient constaté que les salaires geants et héritiers se partagent ainsi en 2016, 12 800 personnes, dont près de des ouvrières et ouvriers oscillaient 227 millions, tandis que 28 millions 8000 en France. « Au sein d’Hermès, les entre 1000 et 1200 euros par mois. reviennent aux Arnault. À la tête de la salaires de départ ne sont pas mirobo- Pour le fabricant du fameux foulard famille dirigeante d’Hermès, il y a Axel lants, mais nous avons des avantages. Hermès, le principe est identique : la Dumas, gérant d’Hermès International, Avec les primes et l’intéressement, richesse produite par l’entreprise est descendant en ligne directe du fonda- au bout de cinq ans, on arrive à seize captée en famille. Axel Dumas, gérant teur Émile-Maurice Hermès. Il a reçu, en mois de salaires », indique Véronique d’Hermès International, et les héritiers 2016, 2,5 millions d’euros de rémunéra- Louvrier, représentante syndicale FO du fondateur – 3e place du classement tion. Pour leur participation au conseil chez Hermès. Seules 3000 personnes des grandes fortunes hexagonales – de surveillance du groupe, au moins sont cependant directement employées possèdent plus de 65 % du capital – la sept descendants Hermès ont touché par Hermès, les autres travaillent pour famille de Bernard Arnault en détenant entre 20 000 et 100 000 euros de l’entre- des ateliers filialisés, sans bénéficier 8 %. Sur les 350 millions d’euros de divi- prise en 2016. Qu’en est-il du côté des des mêmes conditions. dendes versés par Hermès en 2016, diri- salariés du groupe ? Hermès emploie,

CARREFOUR : ACTIONNAIRES ET DIRIGEANTS AUX DÉPENS DE L’ENTREPRISE ?

d’années (retraits de certains pays, revente de magasins) semble avoir été motivée avant tout par le souci de maintenir le cours en bourse de Carrefour en ciblant les marchés les plus immédiatement rentables, plutôt que par une stratégie industrielle de long terme. Exemple de ces incohérences : les magasins Dia France, qui avaient été vendus en 2011 pour le seul bénéfices des actionnaires qui s’étaient alors accordés un dividende exceptionnel, puis rachetés en 2014, doivent à nouveau être cédés dans le cadre du nouveau plan de restructuration.

ALCATEL-NOKIA : HUITIÈME PLAN SOCIAL EN 10 ANS

FLICKR n autre plan social a avoir fait la une des médias en 2017 est celui n janvier 2018, Carrefour deve- cice 2017, malgré des pertes comptables, Uannoncé par Nokia, concernant nait le dernier géant français en et a redistribué en moyenne 70% de ses les sites acquis en France suite au Edate à adopter un vaste plan de bénéfices aux actionnaires depuis 2009. rachat d’Alcatel en 2016, avec plus de restructuration avec la suppression L’entreprise figurait aussi régulièrement 500 suppressions d’emploi à la clé. C’est de 2400 emplois au siège et la revente ces dernières années en haut du podium le huitième plan social en dix ans selon ou la réduction de la taille de dizaines les syndicats. Problème : l’entreprise de magasins. Au total, une dizaine de finlandaise n’avait même pas encore milliers d’emplois pourraient être sup- Carrefour a redistribué rempli les engagements de maintien de primés dans le monde, dont peut-être en moyenne 70% l’emploi pris au moment du rachat d’Al- 7000 en France si les magasins mis à la de ses bénéfices catel, ancien fleuron industriel français. vente ne trouvent pas repreneur. Depuis les années 1990, les dirigeants aux actionnaires d’Alcatel avaient enchaîné les paris Ce plan est présenté comme nécessaire depuis 2009. économiques hasardeux, à commencer étant donnée la mauvaise santé écono- par la fusion avec Lucent qui a laissé le mique du groupe. Mais celle-ci n’a pas groupe exsangue et en quête d’un repre- empêché actionnaires et dirigeants de des plus grosses rémunérations patro- neur. Son patron d’avant la fusion avec s’octroyer de copieuses rémunérations. nales et des inégalités au sein de l’entre- Nokia, Michel Combes, était parti avec Carrefour a distribué plus de 350 millions prise. Une grande partie des opérations une prime de 11 millions d’euros et 20 000 d’euros de dividendes au titre de l’exer- réalisées par le groupe depuis une dizaine emplois supprimés dans le groupe. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? I 15

2010-2017 : LES ANNÉES SE SUIVENT ET SE RESSEMBLENT

L’année 2017 aura donc été marquée par une nouvelle hausse des dividendes et des rémunérations patronales, déconnectée de l’évolution des salaires et de l’emploi. Le constat est le même si l’on examine l’évolution à moyen terme des chiffres publiés par les grandes entreprises françaises. Depuis 2010, leurs dividendes ont augmenté de 44%, les rémunérations patronales de 32%, les salaires moyens de 22%, leurs effectifs mondiaux de 2,4%... et leurs effectifs en France ont baissé de 20%.

AUGMENTATION pris 2009 pour base, l’augmentation Les effectifs des groupes du CAC40, DES DIVIDENDES aurait été de 71%. Les rémunérations enfin, n’enregistrent qu’une hausse ET DES RÉMUNÉRATIONS qui affichent les plus fortes hausses modeste de 2,44% entre 2010 et 2017 PATRONALES... sur la période 2020-2017 sont égale- (hors Accor). Il y a eu une alternance S’il est une priorité clairement affi- ment celles des patrons d’Airbus et de hausse et de baisse des effectifs chée par les entreprises du CAC40, de Renault. Ils sont suivis de ceux mondiaux au cours de la période, et c’est bien celle du versement de divi- d’Atos, LafargeHolcim et Vinci. Les 2017 semble marquer un nouveau dendes à leurs actionnaires. Entre plus fortes baisses sont à mettre au point haut. Il y a aussi eu des modifica- 2010 et 2017, les dividendes et rachats compte d’Axa, Legrand et Publicis. tions importantes de périmètre pour d’actions ont augmenté de 44% (pour Dans les trois cas, elles coïncident certaines multinationales (Veolia par les entreprises figurant dans le CAC avec un changement de dirigeant à exemple), mais qui ne changent pas sur toute la période). Leur mon- la tête de l’entreprise. grand chose au tableau général. Les tant global flirte à nouveau avec les grandes entreprises françaises qui records atteints en 2007-2008, juste ont connu la croissance la plus impor- avant la crise financière. Derrière ce Les salaires moyens des groupes tante de leurs effectifs mondiaux chiffre, il y a certes des variations concernés ont augmenté sur la période sont Atos, Capgemini, significatives d’une année sur l’autre de 22% entre 2009 et 2016, trois LVMH, Publicis, Solvay et Valeo, avec et entre entreprises, mais la trajectoire fois moins que les dividendes plus de 60% d’augmentation. Ce sont est claire. Les dividendes versés par ArcelorMittal, Kering et Veolia qui et deux fois moins certaines entreprises comme Renault affichent les plus fortes baisses, mais que les rémunérations patronales ou Airbus ont littéralement explosé dans les deux derniers cas elles cor- sur la période, et ils ont été multipliés sur la même période. respondent partiellement à des ces- par 2, 3, 4 ou plus pour plusieurs firmes sions ou des changements dans le du CAC40. Cette hausse a été com- périmètre des filiales déclarées. pensée par la baisse des dividendes … HAUSSE PLUS MODESTE dans d’autres groupes auparavant DES EFFECTIFS MONDIAUX … ET BAISSE DES EFFECTIFS très généreux, comme ArcelorMittal ET DES SALAIRES... EN FRANCE ou Carrefour. Les salaires pratiqués au sein des Les grandes entreprises sont sou- grandes entreprises françaises ont vent présentées, dans le débat Même constat du côté des rémunéra- augmenté plus lentement. Selon les public en France, comme des pour- tions patronales. Bon an mal an, elles calculs du Basic et d’Oxfam dans leur voyeuses d’emploi, ce qui justifierait ont augmenté de 32% entre 2010 et rapport paru en mai 2018 (qui porte sur les politiques d’allégements de coti- 2017, passant de 143,7 millions d’euros les entreprises figurant dans le CAC40 sations sociales, de crédits d’impôts au total (ou 3,59 millions en moyenne) sur toute la période), les salaires et de baisse programmée de la fis- pour les groupes du CAC40 à 189,9 mil- moyens des groupes concernés ont calité sur les bénéfices dans le pays. lions (ou 4,75 millions en moyenne). augmenté de 22% entre 2009 et 2016, Mais qu’en est-il en réalité ? Pour Ceci dit, 2010 semble avoir été une trois fois moins que les dividendes et répondre à cette question, nous année particulièrement faste pour deux fois moins que les rémunéra- avons comparé l’effectif mondial, les patrons du CAC40. Si l’on avait tions patronales sur la même période. l’effectif en France et le chiffre > > > 16 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES RODRIGO SOLDON RODRIGO

> > > d’affaires des entreprises du si l’on enlève Engie et Kering, qui d’affaires augmenter de 45% sur la CAC40 (dans sa composition ont connu des cessions ou chan- période, avec un effectif mondial actuelle) en 2010 et 2017. Des gements de périmètre particuliè- en légère hausse de 3,8%, mais son chiffres à prendre avec prudence, rement importants). Seules neuf effectif en France a baissé de 9%. parce qu’ils ne tiennent pas compte entreprises du CAC sur quarante de l’évolution du périmètre des ont vu leur effectif en France aug- D’après les chiffres disponibles, seules groupes, et parce que plusieurs menter sur la période. sept entreprises du CAC40 ont vu leur entreprises ne publient aucune don- effectif français évoluer plus favora- née sur leurs effectifs en France. blement que leur effectif mondial Les résultats n’en sont pas moins entre 2010 et 2017 (ArcelorMittal, clairs. Axa, Bouygues, Crédit agricole, Même constat chez Michelin Pernod Ricard, Société générale et En 2010, pour les entreprises du CAC40 qui a vu son chiffre d’affaires STMicro). Dans quatre de ces cas, dont les chiffres sont disponibles, les croître de 22%, et son effectif l’effectif a seulement baissé moins effectifs en France représentaient en France décroître rapidement en France qu’au niveau 1,118 million de personnes, pour un dans les mêmes proportion global ; dans les trois autres cas (Axa, effectif mondial de 3,217 millions. Soit Pernod et Société générale) il est en un peu plus d’un tiers (34,8%). En 2017, augmentation modeste. Il n’y a que à nouveau pour les groupes dont les trois groupes (Société générale, ST chiffres sont disponibles, la part de la et Vivendi) dont l’effectif en France France dans l’effectif était passée à Le phénomène paraît particulière- ait évolué plus favorablement entre 26% : un peu moins d’un million d’em- ment accentué dans le secteur de 2010 et 2017 que leur chiffre d’affaires, ployés dans le pays, sur 3,8 millions l’industrie. Renault a vu son chiffre lequel a baissé dans les trois cas. au niveau mondial. d’affaires augmenter de 51% entre 2010 et 2017, son effectif mondial Entre 2010 et 2017, le chiffre d’af- croître de 48%, mais son effec- faires cumulé des groupes du tif français baisser de 12%. Même CAC40 (composition actuelle) a aug- constat chez Michelin qui a vu son menté de 10%. Leur effectif mondial chiffre d’affaires croître de 22%, et a augmenté de 2,44%. Leur effectif son effectif en France décroître en France – pour les groupes qui dans les mêmes proportions (avec publient ces chiffres – a baissé un effectif mondial en légère aug- de 20% (ou de « seulement » 15,6% mentation). Danone a vu son chiffre LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? I 17

AGRICULTURE ET ALIMENTATION : GAGNANTS ET PERDANTS DE LA GUERRE DES PRIX

COMMENT L’INDUSTRIE AGRO– Le développement de ces deux sec- QUAND LA LIBÉRALISATION ALIMENTAIRE ET LA GRANDE teurs hyper-concentrés a permis de DU LAIT MÈNE À UNE PÉNURIE DISTRIBUTION ASPHYXIENT LE généraliser la vente à grande échelle DE BEURRE MONDE AGRICOLE et à moindre coût. La grande distri- À l’automne 2017, la pénurie sou- Les producteurs de lait, de fruits et de bution s’appuie, pour prospérer, sur daine de beurre dans certaines légumes ou les éleveurs protestent un décalage de trésorerie qui lui per- régions françaises a fait la une de régulièrement contre la faiblesse met de générer plus de bénéfices : les tous les médias. Situation para- des prix qui leurs sont imposés, qui consommateurs payent comptant doxale puisque la France est excé- ne leur permettent pas de maintenir alors que les fournisseurs sont réglés dentaire en lait, et qui s’explique par une activité viable. En 2017 encore, avec plusieurs mois de décalage. Elle les conséquences de la libéralisation les producteurs laitiers de l’Ouest de a en plus pour habitude de se ména- intervenue en 2015 (la fin des quotas la France avaient bloqué plusieurs ger des marges confortables, de 20 % laitiers européens). Divers facteurs, coopératives laitières pour protester à plus de 40 % selon les produits. dont la publication d’études scien- contre les prix trop bas pratiqués Grâce à ce modèle, la grande distri- tifiques minimisant les impacts par celles-ci. Pourtant, la faiblesse bution peut absorber des hausses sanitaires de la consommation des prix consentis aux agriculteurs de prix agricoles et industriels – de beurre, ont soudain fait bondir se répercute rarement sur les prix répercutant souvent les hausses et le prix du lait au niveau mondial : facturés aux consommateurs. rarement les baisses de cours agri- alors qu’il fallait débourser 2500 coles – en compensant par d’autres euros pour une tonne en avril 2016, Pourquoi nombre des 462 000 agricul- produits, tout en lissant les prix pour les cours ont atteint les 6800 euros teurs de France, dont un quart vit sous les consommateurs. en septembre 2017. Conséquence : le seuil de pauvreté, n’arrive pas à vivre le marché français est devenu moins décemment de leurs productions des- À l’autre extrémité de la chaîne rémunérateur pour les géants français tinées aux 67 millions de consom- alimentaire, c’est nettement plus du lait comme Lactalis ou Sodiaal, > > > mateurs français et à l’exportation ? difficile : les prix agricoles à la pro- Cette situation s’explique en partie duction ont été divisés par deux par le double écran de la grande dis- entre 1980 et 2015. Les agriculteurs tribution et de l’industrie agroalimen- ne perçoivent aujourd’hui que 6 % de taire. Ces deux industries ne cessent la valeur totale de l’alimentation, une de se renvoyer la responsabilité de la fois déduits leurs coûts de produc- situation des paysans, mais elles s’en- tion. Depuis une dizaine d’années, tendent au moins implicitement pour ils doivent faire face à une volatilité profiter de leur contrôle des filières et croissante des prix des produits agri- pour s’accaparer la plus grosse partie coles à cause de la mondialisation de la plus-value. Comme l’a rappelé des filières et du démantèlement en mars 2018 une étude réalisée par progressif des outils de régulation le Basic pour le compte de l’Ademe, le publique. Pour le lait par exemple, la secteur agroalimentaire se caractérise marge des distributeurs a augmenté par une double concentration, à la fois de 100 % depuis 2001, de 50 % pour au niveau de l’industrie agroalimen- les industriels et de ... 0 % pour les taire (où 353 firmes se partagent 60 % agriculteurs ! Avec, par exemple, des du marché) et au niveau de la grande prix garantis, les producteurs pour- distribution (où 6 groupes contrôlent raient être rémunérés au moins a plus de 90 % du marché, et 60 % des minima, sans dépendre des coûts dépenses alimentaires). internationaux. 18 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > cette hausse de prix ne pouvant respectivement.Ce sont des mil- modestes. Serait–ce que pratiquer pas être répercutée sur les consom- liards d’euros prélevés sur la valeur une agriculture respectueuse de mateurs. Quant aux éleveurs, qui ne ajoutée produite par la filière, tandis l’environnement et de la santé des cessent de dénoncer la faiblesse des que la majorité des éleveurs fait face paysans s’avère plus coûteux que les prix qui leur sont consentis par les à des difficultés financières de plus procédés industriels ? Pas seulement, grandes centrales laitières, ils n’ont en plus insupportables, à tel point que si l’on en croit une étude publiée par pas non plus bénéficié de la hausse : les petites exploitations ferment les l’association de consommateurs UFC le prix du litre de lait continue, unes après les autres. Les éleveurs Que Choisir en août 2017, qui pointe pour nombre d’éleveurs, à leur être ont vu, eux, leurs revenus baisser de les marges extravagantes réalisées payé au même prix qu’il y a 30 ans, 40 % en quelques mois après la fin par la grande distribution sur les pro- soit environ 29 centimes d’euro le des quotas en 2015. Cette moyenne duits bio. L’association s’est concen- litre – alors même que le prix du masque cependant de grandes dispa- trée sur le prix de 24 fruits, et légumes, beurre a, lui, plus que doublé. rités régionales. Et des situations qui de l’abricot à la salade, représentatifs peuvent être encore plus dégradées. de la consommation des ménages LES ÉLEVEURS SOUFFRENT, français. Il ressort que tous les pro- LES GRANDES FAMILLES Ces problèmes ne s’expliquent pas duits bio sont beaucoup plus chers DU LAIT S’ENRICHISSENT seulement par la volatilité du cours – 98 % en moyenne ! – que les pro- La crise agricole n’est pas la même du lait ni par l’endettement sans ductions conventionnelles. Cette pour tout le monde. Depuis la fin des précédent des agriculteurs laitiers énorme différence ne s’explique pas quotas laitiers et la libéralisation encouragés à s’étendre pour profiter tant par le différentiel des coûts que de la filière il y a trois ans, les trois de la libéralisation. Il relève encore une par les marges brutes réalisées par les plus grandes familles laitières fran- fois du partage de la valeur ajoutée. En groupes de distribution. Ces marges çaises, qui possèdent de nombreuses 2014, les agriculteurs récupéraient en brutes sont particulièrement élevées marques de premier plan (Président, moyenne 43,3 % du prix d’une bouteille sur la tomate et la pomme, respecti- Lactel, Kiri, Gervais, Coeur de Lyon...) de lait. En 2016, ce chiffre tombe à 31 %. vement +145 % et +163 %, ces deux ont vu leur fortune augmenter de aliments étant les produits frais les 48 % en moyenne. La famille Besnier BIO : LES MÉGA–MARGES plus consommés... Pas étonnant (Lactalis), la famille Bel–Fiévet et ses DE LA GRANDE DISTRIBUTION dans ces conditions que des groupes ramifications (Dufort et Sauvin), et la Les produits alimentaires issus de comme Carrefour ou Auchan misent famille Bongrain ont vu leur patri- l’agriculture bio ont la réputation d’être aujourd’hui sur le développement de moine augmenter de 38, 86 et 58 % chers, trop chers pour les ménages supérettes 100 % bio. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? I 19

QUAND LE CAC40 EMPORTE SES PROFITS AUX PARADIS (FISCAUX)

Les multinationales françaises paient-elles trop d'impôt, comme leurs dirigeants se plaisent souvent à le dire ? En tous cas, nombre d'entre elles, et leurs patrons avec, déploient des trésors d'imagination pour réduire leur ardoise fiscale. Lobbying, filiales dans les paradis fiscaux, crédits d'impôts sans contrepartie, montages complexes, tous les moyens semblent bons pour échapper à la redistribution des richesses. PHILIP EICHLER EICHLER PHILIP

DES MALTA FILES AUX PARADISE PAPERS : LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AU GRÉ DES SCANDALES D’OPTIMISATION FISCALE

Chaque nouvelle année amène désormais son lot de scandales d’optimisation basées sur l’île de Man. Total s’est trouvée ou d’évasion fiscale (la nuance entre les deux termes étant seulement celle de mise en cause pour le rôle de ses filiales la légalité plus ou moins douteuse du procédé), et comme chaque année, de aux Bermudes, qui lui auraient permis de grandes entreprises françaises se sont retrouvées à nouveau dans le collimateur faire remonter les dividendes émanant en 2017. Ce qui illustre à quel point l’évitement fiscal est désormais normalisé des Émirats arabes unis et d’autres pays au sein des grands groupes français, même lorsqu’il s’agit d’entreprises dont du Golfe en échappant à toute taxation l’État lui-même est actionnaire. de ces derniers. Engie aurait recouru en 2012 à un tour de passe-passe finan- Paradise Papers. Après les Lux Leaks, les paradis fiscaux. Ces documents ont mis cier pour se débarrasser d’un schéma Swiss Leaks et les Panama Papers, l’an- au jour plusieurs montages fiscaux mis d’optimisation fiscale hérité de la firme née 2017 a elle aussi connue sa « fuite » en place par de grandes multinationales International Power (à propos de deux de grande ampleur jetant la lumière sur états-uniennes comme Nike ou Apple. centrales charbon en Australie), rache- l’industrie globale de l’évitement fiscal : Mais aussi par des firmes françaises. tée par le groupe français. Enfin, l’homme les « Paradise Papers ». Soit plusieurs mil- Certaines pièces suggèrent ainsi que d’affaires Bernard Arnault a également lions de documents confidentiels issus du Dassault Aviation aurait aidé ses clients été mis en cause pour avoir utilisé plu- cabinet d’avocats d’affaires Appleby, basé fortunés à contourner la TVA française sieurs paradis fiscaux pour réduire ses aux Bermudes et dans plusieurs autres sur les jets privés grâce à des filiales impôts ; l’un des montages consistait à > > > 20 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

des « intérêts notionnels » mis en place par la Belgique, qui permet aux multi- nationales de déduire de leur ardoise fiscale les intérêts (inexistants) liées à leurs opérations d’autofinancement, comme si celles-ci étaient passées par un emprunt auprès d’une banque. Ce qui explique que de grands groupes français comme EDF, Orange, Engie, Carrefour ou encore Sanofi aient localisé en Belgique leurs centrales de trésorerie. Le disposi- tif des intérêts notionnels leur a permis d’économiser des centaines de millions d’euros d’impôts. Il paraît néanmoins en perte de vitesse, parce que de plus en plus contesté, et parce que la baisse des taux d’intérêts le rendait moins attractif. Selon

PETER KIRKESKOV RASMUSSEN RASMUSSEN KIRKESKOV PETER les derniers chiffres disponibles, pour 2016, sept multinationales françaises > > > faire acheter son yacht par son groupe de sa filiale (et principale source de pro- (Total, Carrefour, EDF, Vinci, Auchan, LVMH et à lui reverser des frais de loca- fits) Gucci. Les enquêteurs évoquaient la LVMH et Schneider Electric) ont toutefois tion, pour ne pas avoir à le déclarer au somme de 1,5 milliard d’euros abrités en encore pu économiser virtuellement plus fisc. Dans chacun de cas, les entreprises Suisse, via le Luxembourg et les Pays-Bas. de 180 millions d’euros d’impôts grâce à concernées reconnaissent l’existence des Le montant total de l’évitement fiscal ce dispositif. filiales ou des montages, mais nient qu’il réalisé par Kering via le canton suisse s’agisse d’optimisation fiscale. du Tessin, au détriment non seulement Madère, un autre paradis fiscal aux de l’Italie, mais aussi de la France et du marges de l’Europe. L’île portugaise de Quand les primes d’assurance versées Royaume-Uni, pourrait être encore plus Madère offre elle aussi des conditions fis- à Auchan, PSA ou Renault atterrissent à important. Là encore, le groupe de luxe cales avantageuse aux fortunés et aux Malte. En localisant leurs filiales d’assu- français nie que sa filiale suisse ait été entreprises. Des révélations de médias rances à Malte où elles bénéficient d’un mise en place pour des raisons fiscales. allemands et autrichiens ont permis d’y régime fiscal avantageux, des groupes retrouver la trace de plusieurs hommes français comme Renault, PSA ou Auchan La niche fiscale belge préférée des géants d’affaires français ainsi que de multina- ont réalisé plusieurs dizaines de millions français. C’est l’un des grands classiques tionales tricolores, notamment Technip et d’économie sur leur ardoise fiscale. Une de l’optimisation fiscale : le dispositif Orange. Le groupe de télécom français > > > des filiales maltaises de Renault, RCI Insurance Ltd, ne compte qu’un seul employé mais réalise 108 millions d’eu- LES CHIFFRES 2017 DE L’IMPÔT SUR LES SOCIÉTÉS ros de chiffre d’affaires par an, avec une marge brute de plus de 90 millions. C’est es grands groupes sont passés étaient en 2017 Unibail-Rodamco, Air l’un des enseignements des « Malta maîtres dans l’art de rendre leurs Liquide et ArcelorMittal, avec un taux Files », mis au jour par un consortium Lcalculs fiscaux incompréhensibles d’imposition effectif de 2,7 %, 8,2 % et de médias européens dont Mediapart au commun des mortels. Nous en sommes 8,6 %. À l’autre bout, on trouve les deux en France. Une pratique à la limite de la réduits à utiliser les chiffres finaux don- situations exceptionnelles de Carrefour légalité, d’autant plus troublante de la part nés par les entreprises elles-mêmes en et Technip (242 % et 80 % d’imposition de deux constructeurs automobiles qui ce qui concerne l’impôt sur les bénéfices, sur les bénéfices !), puis Airbus et Veolia comptent l’État français parmi leurs prin- sans comprendre complètement les dif- avec 37 et 36 % respectivement. cipaux actionnaires. Les « Malta Files » férents éléments qui sont entrés en ligne ont également montré comment de nom- de compte pour les calculer, ni ce qui En termes d’impôts réellement breux grands patrons et hommes d’af- explique les variations constatées d’une acquittés, les champions sont BNP faires français profitaient des largesses année sur l’autre. L’année 2017, avec la Paribas (3,1 milliards d’euros), Total (3 fiscales de la petite île méditerranéenne, réforme fiscale américaine et la saga de milliards) et LVMH (2,2 milliards). À notamment pour y acheter et immatri- la taxe sur les dividendes en France, a été l’autre bout du classement, les géants culer leurs yachts. encore plus obscure que d’habitude de ce de l’hôtellerie et de l’immobilier Accor point de vue. et Unibail-Rodamco s’en tirent mieux L’Italie enquête sur Kering et Gucci. Les avec 50 et 70 millions d’euros respec- autorités italiennes ont lancé une enquête D’après les chiffres donnés par les entre- tivement, tandis que trois groupes sur des soupçons d’évasion fiscale au sein prises elles-mêmes, les champions de affichent des impôts négatifs : Vivendi, du groupe de luxe Kering, et notamment la fiscalité basse au sein du CAC40 Engie et Solvay. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? I 21

> > > utilisait jusqu’en 2010 la petite île pour IMPÔTS CONTRE DIVIDENDES la commercialisation de ses offres inter- net... au Royaume-Uni. n 2017, les entreprises françaises leur évolution a divergé depuis. Un du CAC40 déclarent avoir versé manque à gagner fiscal qui ne risque Domiciliation avortée de Bernard Arnault Eun peu plus de 30 milliards d’eu- pas d’être compensé par la taxation en Belgique. En 2012, Bernard Arnault, le ros d’impôts sur les sociétés dans le des dividendes, puisque de nombreux patron de LVMH, créait la polémique en monde. Une somme à comparer aux actionnaires importants du CAC40 annonçant son déménagement fiscal en 56 milliards d’euros de dividendes et sont basés dans des paradis fiscaux, à Belgique, en raison du poids de l’impôt rachats d’actions versés au titre de l’exemple de BlackRock, dont le siège en France. Annonce qui n’a pas été du l’exercice 2017 par ces mêmes groupes. se situe dans l’État états-unien du goût des autorités belges, qui ont lancé En 2011, impôts versés et dividendes Delaware. La Banque de France estime une enquête pour domiciliation fictive. étaient à un niveau très proche, mais aussi que le premier pays d’origine des La procédure se serait conclue par un actionnaires étrangers du CAC40 est... règlement à l’amiable en 2017, l’homme La Banque de France estime que le Luxembourg. Et la France suit la d’affaires français acceptant de verser 2,5 même tendance de moindre imposition le premier pays d’origine des millions d’euros. Le dossier aurait ensuite avec l’instauration de la « flat tax » sur été ensuite transmis au fisc français et actionnaires étrangers du CAC40 les revenus du capital par le gouverne- se serait soldé par un redressement fis- est... le Luxembourg. ment d’Emmanuel Macron. cal d’un milliard d’euros, selon un docu- mentaire diffusé par France Télévisions. Ce redressement a été formellement démenti par LVMH. LE LOBBYING DU PATRONAT FRANÇAIS CONTRE LA TRANSPARENCE FISCALE Les arrangements fiscaux d’un empire du lait. Alors que l’affaire du lait contaminé découvert en décembre 2017 fait la une des médias, Emmanuel Besnier et son groupe Lactalis, entreprise familiale très opaque, se sont trouvés également sous le feu des projecteurs pour leurs pratiques fiscales. Mediapart a pointé le rôle de sa filiale belge BSA international, détenant une soixantaine de filiales étrangères. Profitant de la très légère fiscalité belge, BSA n’aurait versé que 7,23 millions au fisc belge entre 2004 et 2014 sur ses 268 millions d’euros de résultat net cumulé. Mais c’est au Luxembourg que l’optimi- sation fiscale du groupe semble la plus agressive. Selon Médiacités et Ebdo, une coquille vide, Nethuns, appartenant offi- ciellement à une filiale luxembourgeoise

de la Société générale et n’employant que VIGIER NICOLAS deux salariés à temps partiel, s’est adon- née à un montage financier complexe à ’Union européenne doit prochai- public. Le Medef et l’Afep (structure hauteur de 2 milliards d’euros sous couvert nement adopter une nouvelle de lobbying représentant le CAC40) de « financement des entités du groupe Ldirective sur la transparence se sont mobilisés pour convaincre Lactalis ». Des manipulations terminées fiscale, reprenant le principe du les dirigeants européens de n’adopter par le transfert de 1 milliard d’euros dans « reporting pays par pays », obligeant qu’une version restreinte et secrète une autre société boîte aux lettres du les multinationales à publier la liste du reporting pays par pays, à tra- groupe en Belgique. Une autre filiale, Ekabe de leurs filiales avec effectifs, chiffres vers de multiples rendez-vous avec international, révélée par le site Les Jours, d’affaires, bénéfices et imposition. Si la Commission et avec le gouverne- aurait permis d’exploiter une quarantaine le principe de ce reporting autrefois ment français. En avril 2017, le Medef de marques de Lactalis, valorisées à hau- considéré comme une hérésie est a organisé une session à destination teur de 189 millions dans les comptes de désormais largement accepté, les des parlementaires européens et de la coquille vide luxembourgeoise, pour un grandes entreprises et les milieux leurs assistants avec les directeurs gain de 100 millions d’euros entre 2012 et patronaux mènent désormais bataille fiscaux de Danone, L’Oréal et Renault 2015 et seulement 2,8 millions d’euros pour qu’il ne soit fourni qu’aux admi- pour les sensibiliser sur les « risques » d’impôt sur le résultat. nistrations fiscales, et jamais rendu du reporting pays par pays. 22 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

INDUSTRIES EXTRACTIVES : EN FRANCE AUSSI, PROGRÈS À PAS COMPTÉS DE LA TRANSPARENCE ? ON RÉDUIT LES IMPÔTS (SUR LES ENTREPRISES) e secteur des industries extrac- Depuis l’année dernière, suite à une direc- tives (mines, pétrole et gaz) est tive européenne (dont nos champions En France aussi, le taux de l’impôt caractérisé par son opacité finan- nationaux comme Total avaient d’ailleurs sur les sociétés est appelé à bais- L ser progressivement, comme le cière et par des scandales à répétition cherché à atténuer les dispositions), les alimentant les soupçons de corruption grandes entreprises impliquées dans des réclamaient depuis des années les et d’évitement fiscal. La situation est activités d’extraction minière, pétrolière grandes entreprises et les cercles particulièrement grave dans les pays ou gazière, sont désormais tenues de patronaux. Il passera de 33,3 % à 25 % africains, dont la population ne bénéfi- rendre public l’ensemble de leurs verse- d’ici 2022. Une mesure symbolique cie presque pas des richesses extraites ments financiers à des gouvernements, destinée à favoriser « l’attractivité » du sous-sol, lesquelles profitent surtout de quelque nature qu’ils soient. Pour la du pays, qui n’en représente pas aux multinationales occidentales ou France, cela concerne des firmes comme moins une concession à la logique chinoises et, souvent, à une petite élite Total, Areva ou Eramet, mais aussi Engie et de course au moins-disant fiscal que gouvernementale. La question est sen- EDF (via sa filiale Edison). L’année dernière, les dirigeants politiques français ne sible notamment pour Total, un géant l’examen de ces paiements par un groupe cessent de dénoncer par ailleurs. Le pétrolier très présent en Afrique, mais d’organisations non gouvernementales a gouvernement songe déjà à d’autres aussi pour Areva et ses mines d’ura- relevé, notamment, des incohérences dans allégements fiscaux pour les entre- nium au Niger. les déclarations fiscales de Total en Angola. prises, tandis qu’un crédit d’impôt Cet examen a aussi montré qu’Areva était comme le CICE, lui, va être pérennisé sortie largement gagnante de la renégo- sous la forme d’une réduction des ciation de son contrat avec le Niger en cotisations patronales. 2014 – contrat toujours pas rendu public malgré les promesses et les dispositions L’ÉTRANGE SAGA DE LA TAXE de la Constitution nigérienne. SUR LES DIVIDENDES

Du côté de la transparence des contrats En 2012, le gouvernement français liant entreprises et gouvernements, il y instaurait une nouvelle taxe de 3 % a en effet encore beaucoup de progrès à sur les dividendes, ciblant les très faire. Début 2018, suite à une polémique grosses entreprises pour les encou- sur le contrat pétrolier récemment signé rager à investir et augmenter les entre Total et le Sénégal, le groupe fran- salaires plutôt que de reverser la çais a déclaré être favorable par principe plus grosse partie de leurs bénéfices à la publication de tous les contrats... tout aux actionnaires. Quelques années en en laissant l’initiative aux gouverne- plus tard, une série de décisions de la Cour de justice de l’Union

MIKHA ments concernés eux-mêmes. européenne, du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel – suite RESCRITS, CRÉDITS D’IMPÔTS, VERROU DE BERCY : à des procédures initiées par des cabinets d’avocats d’affaires et par L’OPACITÉ FISCALE À LA FRANÇAISE l’Afep, lobby du CAC40 – menaient a France peut-elle être considérée se retrouvent dans le collimateur du à l’annulation de cette taxe, au motif elle aussi comme un paradis fis- fisc. Le « verrou » de Bercy, c’est-à-dire qu’elle contrevient au droit euro- cal ? La question a fait débat il y le monopole du ministère des Finances péen et au principe d’égalité devant L l’impôt. Des questions se posent a quelques années en ce qui concerne, sur la décision d’initier des poursuites notamment, les dispositifs comme le judiciaires en matière fiscale, est cri- sur les raisons pour lesquelles le crédit impôt recherche (CIR) mis en tiqué par la société civile depuis des ministère des Finances et le gou- place pour favoriser l’implantation années. Sur 16 000 infractions fiscales vernement d’alors ont pu mettre d’activités de recherches et développe- de tous ordres constatées chaque année, en place un dispositif de taxation ment. L’administration fiscale française seul un petit millier serait transmis à si vulnérable sur le plan juridique. a elle aussi recours au mécanisme des la justice. Sans compter que la France Contraint de rembourser la taxe sur « rescrits », au centre du scandale des entérine aussi l’évitement fiscal pratiqué les dividendes à tous les grands « Luxleaks » – ces accords fiscaux non ailleurs, à travers ses 62 conventions fis- groupes, le nouveau gouvernement publics avec de grandes entreprises cales avec des pays en développement, a instauré, à titre de compensation internationales, fixant par avance le qui permettent aux entreprises trico- du manque-à-gagner, une surtaxe niveau et les règles d’imposition. La lores de réduire leur taxation à la source exceptionnelle sur l’impôt sur les même opacité vaut pour les négociations sous prétexte d’éviter une « double impo- sociétés. Surtaxe qui, elle, ne durera à l’amiable avec les multinationales qui sition ». qu’un an. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? I 23

LE SCANDALE DE L’OPACITÉ DES AIDES PUBLIQUES ET DES CRÉDITS D’IMPÔTS RYAN MORRISON RYAN

’est la face obscure de la fisca- jet. Régulièrement, des grands groupes L’opacité qui entoure le CIR et le CICE lité en France. Si le taux nomi- lancent des plans de suppressions n’est peut-être que l’arbre qui cache la Cnal d’impôt sur les sociétés y est d’emploi en France alors même qu’ils forêt. Ce sont toutes les aides publiques plus élevé qu’ailleurs, il est compensé touchent des sommes conséquentes au directes ou indirectes aux entreprises, par une série de niches fiscales dont titre du CICE. Par exemple environ 134 attribuées au niveau national mais profitent les entreprises. Niches aux- millions pour Carrefour en 2016, qui a aussi au niveau local (régions, com- quelles se sont ajoutées ces dernières annoncé en 2018 la suppression de 2400 munes) qui manquent dramatiquement années des crédits d’impôts de plu- postes dans le pays. Idem pour Sanofi de transparence. Subventions directes, sieurs milliards d’euros, le Crédit impôt qui a sabré dans ses effectifs de R&D crédits d’impôts, exonérations sociales compétitivité emploi (CICE) et le Crédit en France tout en touchant plus de 100 et fiscales, primes, prix garanti... Il y a impôt recherche (CIR). Le premier est millions d’euros par an au titre du CIR. plus de 2000 dispositifs d’aides directes censé favoriser l’emploi, le second la et indirectes aux entreprises en France, recherche et développement. Ils repré- pour un coût total avoisinant les 100 sentaient respectivement 16 et 5,5 mil- Il y a plus de 2000 dispositifs milliards d’euros. Bien évidemment, ce liards d’euros en 2017. d’aides directes ou indirectes sont les plus grosses firmes – celles qui ont les moyens de se payer les conseils aux entreprises en France, De nombreuses études sont venues d’avocats fiscalistes – qui peuvent mettre en cause l’efficacité de ces dis- pour un coût total avoisinant profiter au mieux de cette jungle de positifs par rapport aux objectifs affi- les 100 milliards d’euros. dispositifs. chés, notamment parce qu’ils profitent très largement aux grands groupes, et Les citoyens, eux, ne peuvent ni mesu- dans une proportion moindre aux PME. Rappelons que le patronat a toujours rer l’ampleur de ces aides directes et L’absence de transparence sur l’utilisa- refusé une quelconque contrepartie indirectes aux entreprises, ni débattre tion de ces crédits d’impôts et – dans le mesurable à ces crédits d’impôts en de leur utilité et de leur efficacité. Dans cas du CIR – une conception très laxiste termes de créations d’emploi. Signe d’autres pays, comme les États-Unis, il de ce qui constitue de la « recherche » sans doute des faiblesses du disposi- existe une forme au moins partielle de ou de l’« innovation » expliquent la tif, le CICE sera remplacé par un allé- transparence sur les aides publiques et méfiance généralisée dont ils font l’ob- gement pérenne de charges patronales. les crédits d’impôts. 24 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

DES MILLIERS DE FILIALES... JUSQUE DANS DE PETITES ÎLES TROPICALES

Une multinationale, c’est une entité dirigée souvent de manière très centralisée, mais c’est aussi une structure complexe regroupant des centaines de filiales, liées entre elles par de multiples liens, localisées tout autour de la planète. Y compris dans des territoires considérés comme des paradis fiscaux. Bref aperçu de ce que l'on sait de la structuration des groupes du CAC40.

LE CAC40 EN 2017 : listes de filiales publiées sont de Seules les banques sont aujourd’hui PLUS DE 16 000 FILIALES taille extrêmement variables selon soumises à des obligations de CONNUES DONT 15% les entreprises du CAC40, de sorte transparence suffisantes pour se DANS LES PARADIS FISCAUX que celles qui publient des listes faire une idée précise de la place Selon les informations publiées par restreintes peuvent en profiter pour des paradis fiscaux dans leur dis- les entreprises elles-mêmes dans « cacher » des filiales aux localisa- positif financier. La dernière étude leurs documents de référence ou tions controversées. Ensuite en rai- précise sur ce point a été réalisée sur leur site, le CAC40 avait en son de la difficulté même à définir par un groupe d’ONG françaises 2017 au moins 16 240 filiales dans le ce qu’est un « paradis fiscal et judi- dans le cadre de la Plateforme monde entier. Cela représente une ciaire ». Les listes de paradis fiscaux Paradis fiscaux et judiciaires. Elle moyenne de 427 filiales par groupe publiées par les gouvernements ou concluait que les grandes banques (deux d’entre eux n’ayant publié les organisations internationales françaises réalisent plus d’un tiers aucune information à ce sujet). sont souvent limitées. Nous uti- de leurs bénéfices dans des paradis Le chiffre doit être pris comme un lisons ici une liste plus large pro- fiscaux, alors que ces derniers ne minimum, puisque certaines entre- duite par le Tax Justice Network, représentent qu’un quart de leur prises ne déclarent qu’un nombre un réseau d’ONG dédié à la justice chiffre d’affaires, un cinquième restreint de filiales (seulement fiscale, qui inclut certes des îles de leurs impôts, et seulement un les « principales ») et que d’autres paradisiaque comme les Bermudes sixième de leurs employés. publient une liste pléthorique : 2348 ou les Caïmans, mais aussi des pays filiales pour Engie et 2753 pour Vinci européens comme le Luxembourg, LES PARADIS FISCAUX par exemple. l’Irlande, la Suisse, la Belgique ou PRÉFÉRÉS les Pays-Bas. Autant de pays où les DES MULTINATIONALES Sur ces plus de 16 000 filiales, 2469 firmes du CAC40 peuvent aussi avoir FRANÇAISES SONT EN EUROPE sont localisées dans des pays ou de vraies activités industrielles. À Le terme même de « paradis fiscal » des territoires identifiés comme des l’inverse, certains territoires à l’inté- évoque automatiquement l’image « paradis fiscaux et judiciaires », soit rieur d’États plus grands, comme le d’îles tropicales isolées, comme 15,2%. Les firmes qui semblent avoir Delaware aux États-Unis, Dubaï aux les Bahamas ou les Bermudes, ou le plus grosse prédilection pour ces Émirats arabes unis ou divers terri- parfois un peu plus proches comme localisation attractives sont Axa, toires britanniques, peuvent aussi Jersey. Mais la mécanique de l’évite- LVMH, Kering, ST et Danone, avec être considérés comme des paradis ment fiscal créée par les multinatio- entre 35 et 22% de filiales concer- fiscaux, mais les filiales concernées nales passe aussi et surtout par des nées. À l’autre bout du classement, sont difficiles à identifier comme pôles financiers (la City de Londres, on trouve Saint-Gobain, Valeo, Veolia, telles lorsque les entreprises ne Singapour, Hong Kong) et par des Vinci et Vivendi, entre 3,5 et 7,7%. donnent qu’une localisation géné- pays offrant des conditions fiscales rique. Enfin, dans le cas des géants avantageuses sur tel ou tel aspect Ces chiffres indicatifs doivent du luxe LVMH et Kering, il faut rappe- particulier de leur comptabilité : les cependant être pris avec beaucoup ler que leur présence dans les para- dividendes ou les redevances liées de précautions, et ce pour plusieurs dis fiscaux tient aussi pour partie à la à la propriété intellectuelle, par raisons. Tout d’abord parce que les localisation de leur clientèle... exemple. C’est pourquoi au final les LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? I 25

portant plus ou moins le même nom pour ses projets énergétiques en France et au Brésil, particulière- ment dans le domaine de l’éolien et du solaire. Ensuite par l’histoire même du groupe Engie, à l’origine une holding financière, Suez, qui s’est progressivement agrégée des participations dans divers secteurs économiques, jusqu’à se reconsti- tuer en groupe énergétique à tra- vers sa fusion avec Gaz de France. Aujourd’hui, en plus de ses activités dans l’énergie, le groupe s’occupe également de gestion de prisons et de centres de détention, de stations de sport d’hiver, de textile, de camé- ras de surveillance, d’espionnage, de services urbains, ou encore der- nièrement de l’« Uber du dépannage

KATIE THEBEAU KATIE à domicile ». L’acquisition d’Interna- tional Power en 2011 a fait hériter le groupe, comme souvent avec le principaux paradis fiscaux utilisés pour Total et de nombreux groupes rachat de firmes anglo-saxonnes, de par les multinationales françaises pétroliers, les Pays-Bas sont aussi la nombreuses filiales dans les paradis sont européens. localisation de choix pour tous les fiscaux. actifs du groupe en matière d’exploi- Le Basic et Oxfam ont réalisé un tation d’hydrocarbures (en cours de décompte détaillé des filiales décla- revente). rées par le CAC40 en 2016. Ils ont trouvé 19 filiales aux Bahamas, 12 Le troisième pays de la liste est aux Bermudes et aux Caïmans, 10 au le Luxembourg avec 28 filiales. Panama et 22 à Monaco et à Jersey, Celles-ci valent aujourd’hui à Engie mais surtout 319 aux Pays-Bas, 232 une « enquête approfondie » de la en Belgique, 167 au Luxembourg et Commission européenne. La teneur 137 en Suisse... du dossier a été rendue publique début 2017, et suggère qu’Engie pourrait avoir économisé environ Le troisième pays de la liste 300 millions d’euros d’impôts grâce est le Luxembourg avec à deux « rescrits » (ou rulings en anglais), des accords fiscaux parti- 28 filiales. Celles-ci valent culiers, conclus entre l’entreprise et aujourd’hui à Engie une « enquête l’administration fiscale luxembour- approfondie » de la Commission geoise. Des conclusions qu’Engie européenne. conteste. Selon des révélations du site Les Jours, Engie aurait abrité pas moins de 27 milliards d’euros CAS D’ÉCOLE : LA GALAXIE dans ses filiales du Grand-Duché. ENGIE PASSE PAR LES PARADIS De manière plus exotique, Engie FISCAUX compte également 9 filiales aux îles Engie se distingue parmi ses pairs Caïmans, 7 à Monaco, 6 à Guernesey, du CAC40 une liste de plus de 2300 3 au Panama et à Jersey, ou encore filiales, parmi lesquelles on en trouve 2 à Vanuatu. au moins 327 relevant de paradis fiscaux. Principalement, certes, aux Comment expliquer ce nombre Pays-Bas (133 filiales) et en Belgique extrêmement élevé de filiales ? (74), deux pays où le groupe est his- D’abord, apparemment, par l’habi- toriquement très présent. Comme tude de créer des dizaines de filiales 26 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

LE CAC40 ET SES MILLIARDAIRES

C’est un signe des temps. Selon une étude d’Euronext, en 2016, le premier actionnaire du CAC40 n’était plus, sans doute pour la première fois depuis longtemps, l’État français, mais la holding du milliardaire Bernard Arnault et de sa famille. On trouvait dans le « top 10 » deux autres familles fortunées, les Bettencourt (L’Oréal) et les Pinault (Kering). Effet sans doute de la bonne santé boursière du secteur du luxe, mais aussi plus profondément du poids à nouveau croissant des milliardaires dans notre économie. FLICKR

LES LIENS ENTRECROISÉS la famille Bolloré (12e, Vivendi Mittal, mais aussi LafargeHolcim ENTRE GRANDES FAMILLES ET – et bien sûr le groupe Bolloré, (dont l’actionnariat est dominé par GROUPES DU CAC40 hors CAC40), la famille Bellon quatre milliardaires : les familles Douze entreprises du CAC40 ont (16e, Sodexo), la famille Guerlain Frère et Desmarais au sein de parmi leurs actionnaires princi- (19e, LVMH) la famille Ricard (22e, GBL, Naguib Sawiris et Thomas paux un milliardaire et sa famille Pernod Ricard) la famille Peugeot Schmidheiny), ou encore Solvay. figurant au top100 des plus grandes (24e, PSA), la famille Moulin (25e, fortunes françaises établi par le Carrefour), la famille Bouygues Le phénomène se vérifie si l’on va magazine Challenges. Parmi ces (30e), la famille Hennessy (31e, au-delà au-delà du seul CAC40 avec grandes familles du XXIe siècle, on LVMH), la famille Michelin (50e), des entreprises comme Hermès trouve la famille Arnault (première la famille Badinter (75e, Publicis)... (Axel Dumas, 3e fortune française), fortune française, actionnaire de Dassault (5e fortune française en LVMH et Carrefour), la famille À quoi s’ajoutent des entreprises 2017), Altice (Patrick Drahi, 8e), Iliad Bettencourt (2e fortune française, dirigées ou dominées par des (Xavier Niel, 10e), ou encore Elior actionnaire de L’Oréal et indirecte- milliardaires ou des familles for- (Robert Zolade, 70e fortune). Et bien ment de Sanofi), la famille Pinault tunées de nationalité étrangère : sûr il y a les groupes familiaux dont (7e fortune de France, Kering), ArcelorMittal et son PDG Lakhsmi les entreprises ne sont pas cotées, LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CRÉENT-ELLES DE LA RICHESSE POUR TOUTES ET POUR TOUS ? I 27

comme Auchan (famille Mulliez, 4e fortune française), Chanel (famille Wertheimer, 6e fortune française), Castel (famille Castel, 9e fortune), Lactalis (famille Besnier, 11e for- tune française) ou Perenco (famille Perrodo, 13e). Au final, virtuellement, toutes les plus grosses fortunes fran- çaises ont leur fortune liée à une ou plusieurs grandes entreprises.

POUR UN MILLIARDAIRE, COMBIEN DE SALARIÉS ? Bernard Arnault, le PDG de LVMH, est désormais selon le magazine Forbes la quatrième plus grosse fortune mondiale. Avec les plus de 58 milliards d’euros qui composent son patrimoine, il a suffisamment d’argent pour rémunérer tout l’effec- tif de LVMH, soit plus de 145 000 per- sonnes, pendant presque huit ans !

Les proportions sont compa- rables pour d’autres milliardaires du CAC40 : la fortune de Liliane LES GRANDES ENTREPRISES et les dépenses moyennes par Bettencourt, héritière de L’Oréal LIÉES À DES GRANDES salarié est de 95, contre 82 pour (plus de 34 milliards d’euros selon FORTUNES SE DISTINGUENT- l’échantillon. Le taux d’imposition Forbes), lui permettrait de payer ELLES DES AUTRES ? effectif des groupes concernés tous les 82 600 salariés du groupe Le fait d’être dirigé ou étroitement est de 28,1 %, contre 32,3 % pour pendant 6 ans et 4 mois. Celle lié à un milliardaire ou à une famille l’échantillon global. En matière des Pinault (22 milliards d’euros) fortunée entraîne-t-il des diffé- de localisation dans des paradis de rémunérer les 44 000 salariés rences visibles dans la manière fiscaux, ces entreprises affichent de Kering pendant 11 ans et trois dont les grandes entreprises sont également une proportion plus mois. La fortune de Vincent Bolloré gérées et dont elles répartissent la élevée de filiales déclarées dans (6 milliards d’euros) lui permettrait richesse ? Nous avons cherché à le ces territoires avec 19,2%, contre de payer les 75 000 salariés de son vérifier en comparant les chiffres 15,2% pour le CAC40 et 14,6% pour groupe pendant 15 ans. d’un groupe de multinationales l’échantillon. françaises partageant ces carac- Pour certains milliardaires dont téristiques (ArcelorMittal, Bolloré, En ce qui concerne les dividendes les groupes comptent des effec- Bouygues, Dassault, Elior, Iliad, en revanche, les groupes liés à des tifs moindres, les proportions sont Kering, LafargeHolcim, L’Oréal, grandes fortunes se distinguent encore plus énormes. Xavier Niel, le LVMH, Michelin, Pernod Ricard, plus positivement, avec un taux fondateur d’Iliad, avec ses 6,6 mil- PSA, Publicis, Sodexo et Vivendi) de redistribution des profits aux liards d’euros estimés par Forbes, à celle d’un échantillon de 57 actionnaires (rachats d’actions pourrait couvrir les salaires des grandes entreprises françaises, compris) de « seulement » 47,3 %, presque 10 000 collaborateurs du dont toutes celles du CAC40. contre 64,2 % pour tout l’échantillon. groupe pendant 26 ans ! À l’in- Cette relative bonne performance verse, les patrons de groupes Cette comparaison révèle que les doit cependant être relativisée par comptant des effectifs importants groupes qui ont des milliardaires à le fait que LafargeHolcim n’a pu s’en sortent moins bien. Lakshmi leur tête sont effectivement sensi- être incluse dans le calcul, ayant Mittal (15 milliards d’euros) ne pour- blement plus inégalitaires que les distribué des dividendes malgré rait rémunérer les 197 000 salariés autres : la rémunération annuelle des pertes, et qu’ArcelorMittal d’ArcelorMittal que pendant un peu moyenne du patron y est de 4,53 distribue actuellement des divi- plus d’un an. Quant à Pierre Bellon millions d’euros contre 3,93 mil- dendes très bas, après des années (5 milliards d’euros), il ne pourrait lions sur tout l’échantillon (mais de rémunération très généreuse de même pas rémunérer les 427 000 4,68 millions pour le seul CAC40). ses actionnaires. salariés de Sodexo pendant 6 mois... Le ratio entre cette rémunération 28 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

02 LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À LA SAUVEGARDE DU CLIMAT ? LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À LA SAUVEGARDE DU CLIMAT ? I 29

QUELLE RÉALITÉ DERRIÈRE LES BEAUX DISCOURS CLIMATIQUES ?

L’organisation de la COP21 en 2015 et la signature de l’Accord de Paris sur le climat avaient été accompagnées d’un bel élan d’unanimisme de la part des grandes entreprises françaises. Chacune ou presque y avait été de ses engagements ou de ses annonces. Deux ans plus tard, l’enthousiasme est à peine retombé, et les champions tricolores se présentent toujours aussi volontiers comme des modèles de vertu climatique. Alors, l’affaire est-elle réglée ? Pas si sûr, dès lors que l’on essaie de décrypter ce qui se cache, concrètement, derrière ces beaux discours. DEAN BEYETT DEAN

COMMENT SE DONNER UNE BONNE IMAGE EN MATIÈRE DE CLIMAT : LES SEPT PRINCIPES DE BASE

es grandes entreprises françaises objectifs conformes à l’Accord de Paris, homme politique. L’adage vaut bien évi- parlent beaucoup de climat, mais mais sans rendre compte adéquatement demment aussi pour les grandes entre- Lentre les discours et les pratiques de leurs émissions. Les deux multina- prises en matière climatique. Elles sont réelles, il y a encore beaucoup de jeu. À tionales qui ont un reporting adéquat de très fortes dès lors qu’il s’agit de faire des les écouter, on pourrait croire que le pro- leurs émissions, Engie et Sanofi, n’ont pas annonces ou de prendre des engage- blème est en passe d’être réglé. Pourtant, d’objectifs conformes à l’Accord de Paris. ments plus ou moins précis, beaucoup les émissions de gaz à effet de serre de moins lorsqu’il s’agit d’en assurer le la France sont reparties à la hausse en Comment expliquer ce grand écart ? Pour suivi. C’est ainsi qu’une banque qui s’est France depuis 2015. 22 entreprises du qui voudrait apprendre à se donner faci- solennellement « désengagée » du char- CAC40 déclarent en 2017 des émissions lement une bonne image en matière de bon continue à financer des centrales en augmentation par rapport à l’année climat, l’examen des documents de com- utilisant ce combustible (voir section précédente. Un rapport du Réseau Action munication des multinationales trico- sur les énergies fossiles). L’avantage Climat paru récemment concluait que sur lores suggèrent quelques leçons de base... d’une annonce, c’est aussi d’introduire 10 entreprises étudiées, aucune ne pré- beaucoup de confusion entre la réalité sentait une politique climat entièrement 1) Miser sur les effets d’annonce. « Les présente et les perspectives futures, satisfaisante : une seule (Danone) et par- promesses n’engagent que ceux qui y plus ou moins lointaines et plus ou tiellement une autre (Renault) avaient des croient », a déclaré naguère un célèbre moins hypothétiques, comme > > > 30 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > actuellement avec les annonces sur lisées » hors du vieux continent, vers des du carbone ou le nucléaire), ou encore en le développement du « gaz vert » (voir pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. des activités présentées comme vertes la section sur la transition). C’est la même logique de simple dépla- mais dont l’impact sur le climat, bien qu’in- cement du problème que l’on retrouve direct, est tout aussi problématique que les 2) Jouer avec les chiffres. Certaines dans le fait de vendre à d’autres, comme énergies fossiles classiques, comme les des grandes entreprises françaises le fait Engie, ses actifs dans le charbon agrocarburants. Toutes ces « fausses solu- apparemment les plus engagées pour la ou le pétrole, au lieu de préparer leur tions » ont un point commun : elles per- préservation du climat sont encore très reconversion ou leur fermeture. mettent aux multinationales de n’adapter réticentes à publier des chiffres com- qu’à la marge leur modèle commercial et plets permettant à tout un chacun de se 5) Focaliser l’attention sur de fausses industriel et de s’offrir de nouvelles pers- faire une idée de leurs émissions de gaz solutions et introduire le maximum de pectives de profit. À l’inverse, mieux vaut à effet de serre. Quand elles le font, les confusion. Face à l’exigence climatique, pour les multinationales éviter les vraies chiffres restent souvent incomplets ou beaucoup d’entreprises sont longtemps solutions plus efficaces et sans doute trompeurs, par exemple lorsqu’ils sont restées dans l’attitude du déni. Celui-ci moins coûteuses à long terme, mais qui formulés en émissions relatives de gaz fait désormais place à un autre danger, n’offrent que des opportunités de profit à effet de serre par tonne produite ou peut-être tout aussi pernicieux, celui des limitées, comme l’agriculture paysanne par employé plutôt que par émissions et biologique, les transports en commun réelles cumulées, ou bien lorsqu’ils Toutes ces « fausses solutions » et les politiques urbanistiques appropriées tiennent compte sans le dire de diverses permettent aux multinationales (plutôt que la voiture électrique) ou encore formes de crédits carbone. Une autre de n’adapter qu’à la marge leur les politiques d’efficacité et de sobriété manière de jouer avec les chiffres est de modèle commercial et de s’offrir énergétiques. s’appuyer sur des scénarios climatiques de nouvelles perspectives qui reposent sur des hypothèses problé- 6) Développer les mécanismes de de profit. matiques, comme le déploiement massif marché et de compensation pour de nouveaux réacteurs nucléaires ou de contourner les contraintes réelles. Un la technologie (aujourd’hui non viable) « fausses solutions ». Ces fausses solutions autre moyen commode d’éviter toute de la capture-séquestration du carbone. peuvent consister en la perpétuation de obligation contraignante est le déve- pratiques industrielles problématiques loppement d’« instruments basés sur 3) Regarder par le petit bout de la sous un vernis vert (comme le gaz, l’agri- le marché » comme les crédits car- lorgnette. Certaines grandes entreprises culture industrielle ou l’incinération des bone ou la compensation. Le mar- françaises continuent à se focaliser sur déchets), en des technologies coûteuses et ché européen du carbone a démontré les seules émissions issues de leurs opé- risquées (comme la capture-séquestration son inefficacité à provoquer une > > > rations directes, en ignorant délibérément les conséquences réelles de leur activité. Par exemple, BNP Paribas concentre l’at- LA « STRATÉGIE CLIMAT » tention sur les émissions liées au trans- DE TOTAL TIENT-ELLE LA ROUTE ? port de ses salariés ou au chauffage de ses bureaux, sans tenir compte des émissions otal, qui figure parmi les prin- omissions délibérées. La stratégie cli- de gaz à effet de serre occasionnées par cipales majors pétrolières au mat de Total légitime la poursuite d’in- tous ses investissements dans des projets Tniveau mondial, est en première vestissements massifs pour développer énergétiques, qui représentent pourtant ligne du débat sur le changement cli- de nouveaux gisements de pétrole et de plus de 95% de ses émissions réelles. Un matique. On estime qu’elle serait à elle gaz dans les années à venir, alors que les groupe de grande distribution comme seule responsable de 0,8% de toutes les énergies fossiles sont de loin les princi- Carrefour s’étend sur les émissions de émissions mondiales de gaz à effet de pales responsables de la crise climatique. gaz à effet de serre d’un hypermarché, et serre entre 1751 et 2010. C’est pourquoi, Cette approche n’est rendue compatible non pas sur celles liées à la production à l’image de ses homologues comme avec l’objectif des 2ºC que par le truche- de tous les aliments et produits qui y sont Shell ou ExxonMobil, la firme fran- ment du recours massif à des techno- vendus, même si le chiffre est quatre ou çaise s’est trouvée dans le collimateur logies coûteuses, controversées et dont cinq fois supérieur. de certains investisseurs éthiques, qui l’efficacité reste à prouver, en particulier l’ont sommée d’expliquer en quoi son la capture-séquestration du carbone. 4) Déplacer (ou délocaliser) le problème. modèle commercial était compatible Autre technique pour minimiser son à moyen terme avec la sauvegarde du Comme la plupart des autres géants de bilan carbone : délocaliser les activités climat. Ce que Total a fait en publiant l’énergie et du pétrole, la direction de Total les plus polluantes hors de France ou une « stratégie climat ». insiste aussi sur le rôle central joué par le d’Europe, ou bien sous-traiter ces acti- gaz dans la transition énergétique, sans vités à d’autres. On estime ainsi que les L’Observatoire des multinationales et préciser qu’il s’agira en grande partie de deux tiers des réductions d’émissions l’association 350 se sont associés pour gaz non conventionnel et que ses bien- de gaz à effet de serre obtenues par l’Eu- décrypter ce document, et y ont trouvé faits réels pour le climat, par comparaison rope depuis 1990 ont en fait été « déloca- de nombreuses faiblesses, voire des avec le charbon, sont très contestés. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À LA SAUVEGARDE DU CLIMAT ? I 31

> > > réelle réduction de nos émissions de conflits avec les populations locales sur tionales permettront peut-être d’atteindre gaz à effet de serre en raison de la dis- l’accès à la terre. Les bénéfices réels pour les objectifs climatiques en 2020, parce tribution généreuse de permis gratuits le climat de certains projets ont même qu’ils agissent sur les leviers d’action les aux gros pollueurs, de la facilité à obtenir été questionnés. plus aisés à mettre en œuvre, comme de des crédits carbone grâce à des projets remplacer le charbon par le gaz. Pour les contestables dans les pays extra-euro- 7) Ne penser qu’à court terme. C’est un objectifs à l’horizon 2050, c’est un vérita- péens, mais aussi parce que la raison reproche que l’on peut sans doute faire blement changement structurel qui serait d’être même d’un tel dispositif est d’of- aux entreprises autant qu’aux autorités nécessaire. Le développement de la voiture frir une échappatoire à la nécessité de publiques. Les objectifs climatiques de électrique, par exemple, apportera peut- réduire directement ses émissions de gaz la France et de l’Europe se déclinent en être une réduction relative des émissions à effet de serre. La multiplication dans réduction de plus en plus drastique de de gaz à effet de serre par rapport aux véhi- les pays du Sud de projets liés à la com- nos émissions de gaz à effet de serre à cules conventionnels. Mais elle n’est certai- pensation carbone – essentiellement des l’horizon 2020, 2030, 2040 et 2050. À cette nement pas de nature en elle-même à nous projets de reforestation ou de préserva- dernière échéance, nous sommes censés faire atteindre les objectifs à long terme de tion de zones humides destinés à géné- avoir réduit nos émissions de gaz à effet réduction de nos émissions, en raison de rer des crédits pour les multinationales de serre de 80%. Or la plupart des solu- contraintes liées à leur processus de fabri- occidentales – a entraîné de nombreux tions portées aujourd’hui par les multina- cation et à leurs besoins en électricité.

LES AUTRES GROS ÉMETTEURS : CIMENT, SIDÉRURGIE, TRANSPORT AÉRIEN ET MARITIME

es débats sur le climat tendent saires pour atteindre les objectifs de (pour de bonnes raisons) à se l’Accord de Paris, notamment en rai- Lfocaliser sur le rôle du secteur son d’investissements trop modestes énergétique, ce qui peut conduire à dans la recherche et dans la moderni- oublier le rôle parfois non négligeable sation de ses installations. En Europe, le d’autres secteurs de l’économie dans marché carbone a, contrairement à ce nos émissions de gaz à effet de serre. qui était promis, découragé de fait ces Les entreprises concernées cherchent investissements, en raison d’un prix souvent, elles aussi, à éviter des très bas du carbone et de l’immense mesures trop ambitieuses pour réduire quantité de crédits gratuits distribués leur impact climatique. à ces industries.

L’industrie automobile a longuement L’autre industrie lourde ayant un bataillé au niveau européen contre impact considérable sur le climat est KIPABNEB EROP l’introduction de normes trop contrai- la sidérurgie. ArcelorMittal est de loin tement plusieurs de nos champions gnantes d’émissions de CO2 des véhi- l’entreprise qui bénéfice le plus de cré- nationaux, comme Aéroports de Paris, cules, tout comme elle l’a fait pour les dits carbone gratuits ou excessifs au Air France et Airbus. Volontairement émissions d’autres polluants, ainsi que niveau européen. Début 2017, alors que oublié de l’Accord de Paris, ce secteur l’a révélé le scandale du « Dieselgate ». la réforme du marché européen du car- est l’un des seuls dont les émissions Même s’il a réussi à en réduire consi- bone était en discussion, le PDG de l’en- de gaz à effet de serre continuent à dérablement l’ambition, il paraît de treprise Lakshmi Mittal a fait la tournée augmenter rapidement ; et il n’envi- plus en plus incertain que le secteur des capitales du vieux continent pour sage pas de les limiter avant au mieux atteigne ses objectifs officiels de réduc- évoquer le risque de pertes de milliers une dizaine d’années. Des échanges tion d’émissions à l’horizon 2021. d’emplois si ces avantages étaient de correspondance entre Airbus et la remis en cause. Un exemple du chan- Commission européenne ont démontré Le secteur cimentier, représenté en tage à la délocalisation des industries que cette dernière avait de fait laissé France par LafargeHolcim, représente lourdes hors d’Europe si celle-ci adop- l’avionneur écrire les règles qui lui à lui seul 6% des émissions globales de tait des normes environnementales seraient applicables en matière d’im- gaz à effet de serre, en raison de ses trop contraignantes. De nombreuses pact sur le climat. L’Organisation de besoins en énergie et du processus études contestent pourtant ce risque l’aviation civile internationale a fini chimique de fabrication du ciment et de délocalisation. par se mettre d’accord en 2017 sur un du béton. Un récent rapport de l’orga- premier plan de réduction des gaz à nisation internationale CDP (ex Carbon Autre secteur responsable d’une pro- effet de serre, extrêmement modeste Disclosure Project) concluait que le sec- portion non négligeable des émissions dans ses objectifs et qui reposera large- teur était encore très loin de réduire ses mondiales de gaz à effet de serre : celui ment sur les mécanismes contestés de émissions dans les proportions néces- du transport aérien, qui intéresse direc- la « compensation carbone ». 32 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

sés d’utilisations abusives d’obli- estime possible de créer en France L’IMPACT CLIMATIQUE DÉMESURÉ DE L’INDUSTRIE gations vertes ne manquent pas, un million d’emplois, au moyen d’un AGROALIMENTAIRE comme le bouclage du financement vaste plan d’investissements et de d’un grand barrage controversé en formations dans les secteurs public L’industrie n’est pas la seule res- Amazonie par Engie, ou le finance- et privé. Plan qui brille aujourd’hui ponsable de nos émissions de gaz ment d’un aéroport au Mexique. par son absence. à effet de serre. L’agriculture indus- trielle, et en particulier l’élevage Quant à la Caisse des dépôts et (viande et lait), contribue égale- consignations, l’examen de son DES COP TOUJOURS ment de manière significative au portefeuille montre qu’elle reste SPONSORISÉES PAR DES GROS réchauffement des températures largement investie directement et POLLUEURS globales, notamment à cause de indirectement dans le secteur des La pratique est désormais bien la déforestation et autres change- énergies fossiles, y compris dans ancrée : chaque nouvelle « confé- ments d’utilisation des terres qu’elle des projets d’exploitation de nou- rence des parties » annuelle de implique. Selon l’ONG Grain, l’éle- veaux gisements de charbon, de l’ONU sur le climat (ou COP) est vage industriel serait responsable gaz ou de pétrole – en contradiction sponsorisée par quelques dizaines d’environ 15% des émissions de gaz flagrante avec les beaux discours du de multinationales, parmi les- à effet de serre d’origine humaine. gouvernement français à l’occasion quelles on retrouve souvent des Grain a également calculé les du « One Planet Summit ». firmes directement impliquées dans émissions des 20 plus importants les industries les plus polluantes. La producteurs mondiaux de viande COP21 de Paris en 2015 avait marqué ou de lait, parmi lesquels le groupe OÙ EST LA « TRANSITION une apogée de cette tendance avec français Lactalis, avec 24 millions JUSTE » POUR LES SALARIÉS une liste de sponsors incluant EDF, de tonnes de carbone par an. DE L’ÉNERGIE ? Engie ou Renault, et visant expli- De manière compréhensible, les citement à promouvoir « l’excel- milieux syndicaux ont longtemps lence » des entreprises françaises « ONE PLANET SUMMIT » : été méfiants envers les politiques de en matière environnementale et FAUT-IL VRAIMENT CONFIER « décarbonisation » de notre écono- leur faire gagner des parts de mar- LA SAUVEGARDE DU CLIMAT mie, craignant que les salariés des chés. La tendance s’est confirmée À LA FINANCE ? industries historiques en fassent les plus discrètement à la COP22 de Le 12 décembre 2017, Emmanuel frais. Ils se sont désormais large- Marrakech, puis à la COP23 prési- Macron et le gouvernement ment ralliés à la cause de la transi- dée par les Fidji, mais organisée à français organisaient à Paris le tion énergétique, en revendiquant Bonn en Allemagne. La liste des « One Planet Summit ». Ce sommet une « transition juste », c’est-à-dire sponsors de ce dernier événement mondial était destiné à célébrer accompagnant les travailleurs dans incluait une entreprise pétrolière, les deux ans de l’Accord de Paris une reconversion vers des emplois Iberdrola, une constructeur automo- et surtout à mettre en avant le rôle plus « verts ». bile, BMW, et quelques autres dont du secteur financier dans la lutte BNP Paribas, une banque pourtant contre le changement climatique, Pour l’instant, en France, le compte historiquement très impliquée dans grâce à des « innovations » comme n’y est pas. Les syndicats dénoncent les énergies fossiles. les obligations vertes. Tout le gratin l’absence d’un véritable plan d’ac- de la finance publique et privée compagnement pour les salariés internationale était de la partie, des centrales électriques (charbon à commencer par les institutions ou nucléaire) appelées à fermer. Les financières publiques françaises divers projets de reconversion d’ins- comme la Caisse des dépôts et tallations industrielles ne garan- consignations, qui se présentent tissent pas le maintien de l’emploi à volontiers comme exemplaires un niveau équivalent. Les employés dans ce domaine. des nouvelles activités dans les énergies vertes ne disposent pas En l’absence de règles et de cri- des mêmes droits que les salariés tères clairs et contradictoires, il n’y historiques (par exemple, les sala- a pourtant aucune garantie que les riés de la filiale d’EDF dédiée aux nouveaux instruments financiers renouvelables n’ont pas le même « verts » contribuent effectivement statut que les autres). Une coali- à réduire nos émissions de gaz à tion d’associations et de syndicats, effet de serre. Les exemples pas- la Plate-forme emplois-climat, LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À LA SAUVEGARDE DU CLIMAT ? I 33

CHARBON, PÉTROLE, GAZ : LE CAC40 CONTINUE À CARBURER AUX ÉNERGIES SALES

Au-delà des effets d’annonce, les grandes entreprises françaises restent largement investies dans les énergies fossiles, premières responsables de la crise climatique. La sortie annoncée du charbon paraît au mieux très lente, et plusieurs multinationales tricolores, à commencer bien entendu par Total, sont directement impliquées dans des nouveaux projets de développement à grande échelle du pétrole et du gaz, en contradiction avec les objectifs de l’Accord de Paris. MANU B.

LE CAC40 EN A-T-IL VRAIMENT FINI AVEC LE CHARBON ? es énergies dites « fossiles » banques comme BNP Paribas, Société ce combustible, ont toutes amorcé une (charbon, pétrole et gaz) sont la générale et Crédit agricole. Qu’en est-il sortie relative du charbon. Selon l’asso- Lpremière cause du réchauffement réellement aujourd’hui ? ciation écologiste Les Amis de la Terre, global des températures. Et parmi les cependant, BNP Paribas, Société générale, énergies fossiles, le charbon est de loin BPCE et Crédit agricole ont encore investi la plus « sale », au sens où sa combus- En 2017, le charbon représentait 10 milliards d’euros ces trois dernières tion émet le plus de gaz à effet de serre, années dans des entreprises impliquées encore 22,4% de la production en plus d’autres polluants nuisibles à la dans le charbon. Ce qui s’explique en d’électricité financée santé. C’est pourquoi il est rapidement partie par des critères d’ « exclusion » apparu comme la cible de choix pour par la Société générale. trop lâches, autorisant une continuité commencer à réduire nos émissions de des relations avec des firmes dont le gaz à effet de serre. Toutes les grandes charbon n’est pas l’activité principale. entreprises françaises concernées y Depuis 2015 et l’Accord de Paris, les En 2017, le charbon représentait encore ont été de leur annonce de « désenga- grandes banques françaises, histori- 22,4% production d’électricité financée gement » du charbon. En particulier quement très impliquées dans le finan- par la Société générale (l’une des seules à les firmes énergétiques comme Total, cement de mines de charbon ou de publier des chiffres précis à ce sujet), avec Engie et EDF, mais aussi les grandes centrales électriques fonctionnant avec un objectif de ramener cette part à 19% > > > 34 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > d’ici 2020. En janvier de la même année soient résolues sur l’avenir des sala- extrait annuellement lui-même grâce à encore, le Crédit agricole a été épinglé par riés ou la viabilité du remplacement ses nombreuses mines au Kazakhstan les Amis de la Terre pour son implication du charbon par la biomasse. et à celle de Princeton, aux États-Unis. dans le projet d’extension d’une centrale charbon en Indonésie. Les industries lourdes, représentées Dernier secteur concerné, lui aussi par le cimentier LafargeHolcim et le bien discret : celui du chauffage urbain. Également concernés par le finan- sidérurgiste ArcelorMittal, sont elles Rappelons aussi qu’Engie, via sa filiale cement des projets charbonniers, aussi gourmandes en charbon malgré CPCU, brûle encore du charbon dans sa les assureurs. Axa a été la première leur grande discrétion sur la question. centrale de production de chaleur de compagnie d’assurance mondiale à Pour la première, on sait seulement que Saint-Ouen, chaleur injectée dans le s’engager à réduire ses investissements le charbon et le coke, un composé miné- réseau parisien. Veolia ne publie aucun dans le secteur du charbon, dès 2015. ral dérivé du charbon, représentent 67 % chiffre sur la part du charbon dans ses Pourtant, avec 126 millions d’euros du mélange d’énergie thermique dans installations de production de chaleur, investis dans les entreprises du charbon la production de clinker, constituant mais indique être en train de réfléchir polonais, Axa reste, par l’intermédiaire du ciment. Côté ArcelorMittal, 74% de à son positionnement sur la production d’un fonds de pension, un des premiers ses consommations énergétiques en d’énergie à partir de charbon. Cependant, financeurs du secteur en Pologne. Le France proviennent du charbon et du au-delà de sa consommation directe, le réassureur SCOR a annoncé quant à coke. En 2016, plus de 6,5 millions de groupe se revendique comme un parte- lui, ne plus vouloir fournir « d’assu- tonnes de charbon ont été nécessaires naire majeur de l’industrie du charbon rance ou de réassurance facultative » pour produire 9,7 millions de tonnes à laquelle elle vend ses services pour pour des projets d’exploitation « de d’acier en France. C’est au niveau mon- recycler les eaux usées produites par nouvelles mines de charbon thermique dial, l’équivalent de ce que le groupe l’industrie et les mines de charbon. ou de mines et d’usines d’exploitation de lignite ». Une mesure limitée selon Les Amis de la Terre, dans la mesure À L'ASSAUT DES NOUVELLES FRONTIÈRES où cet engagement ne concerne ni les nouvelles centrales prévues qui auront PÉTROLIÈRES ET GAZIÈRES besoin d’un réassureur pour ouvrir, trop isolées ou trop compliquées. C’est le ni celles déjà existantes. SCOR reste cas des gisements de pétrole et de gaz de également l’un des réassureurs de PZU, l’Arctique, mais aussi des sables bitumi- l’assureur en charge de 80% des mines neux canadiens encore non exploités, du pays. et des gisements offshore en eau très profonde comme ceux du « pre sal » bré- Les poids lourds de l’énergie, EDF et silien, situés sous une épaisse couche de Engie, ont tous les deux amorcé un sel. Mais également de nouvelles régions désengagement du charbon en 2015, comme l’Afrique des Grands lacs ou la à l’occasion de la COP21. Depuis cette CABARET OLIVIER partie Est de la Méditerranée (Égypte, annonce, les capacités de génération i nous voulons sérieusement Chypre, Grèce, Croatie...). d’électricité issues du charbon d’Engie lutter contre le changement cli- sont passées de 13% à 7%. Mais alors que Smatique, la conclusion s’impose : Total, la major pétrolière française, est le groupe se veut désormais un leader nous devons réduire drastiquement nos directement impliquée dans ces diffé- de la transition énergétique, il n’a fermé émissions de gaz à effet de serre et donc, rentes frontières. Elle est au premier que quatre centrales charbon, et en a en premier lieu, notre consommation rang de l’exploitation du « pre sal » bré- revendues neuf à d’autres firmes – des d’hydrocarbures. Ce qui implique de ne silien et des gisements pétroliers de cessions qui ne contribuent en rien à plus ouvrir de nouveaux gisements de l’Ouganda. Elle est également présente la lutte contre le changement clima- pétrole, gaz, ou charbon. Il est même en Méditerranée et au Canada. La direc- tique – au contraire même, puisque fort probable que nous devrons inter- tion du groupe a laissé entendre que les nouveaux exploitants peuvent être rompre prématurément l’exploitation celui-ci se tiendrait à l’écart des forages tentés d’accélérer la production pour de la plupart des gisements actuels. de pétrole en zone arctique, mais cela rentabiliser leur investissement. À ce ne l’empêche pas d’en acheter pour sa jour, Engie possède encore 16 autres Or l’industrie pétrolière est en train de raffineries, ni de développer des pro- centrales à charbon et s’apprête à faire exactement le contraire. Confrontée jets gaziers comme Yamal LNG dans le mettre en service trois nouvelles unités au déclin de ses gisements historiques, Grand Nord. Si ces nouvelles frontières au Maroc, au Chili et au Brésil, reven- elle cherche à ouvrir de nouvelles « fron- sont effectivement ouvertes malgré les diquant d’honorer des contrats signés tières » pétrolières et gazières partout coûts et les difficultés techniques, c’est avant 2015. Côté EDF, la fermeture ou la dans le monde, soit avec de nouvelles l’assurance de plusieurs décennies de reconversion de ses centrales charbon technologies (comme la fracturation consommation supplémentaire d’éner- en France est programmée à l’horizon hydraulique) soit en investissant des gies fossiles, aux dépens des équilibres 2022, sans que toutes les questions régions auparavant épargnées, parce que climatiques et de l’Accord de Paris. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À LA SAUVEGARDE DU CLIMAT ? I 35

qui figure elle aussi parmi les prin- publiques travaillant pour les géants LA FRANCE, CHAMPIONNE cipaux responsables des émissions des énergies fossiles, soucieux de DU SECTEUR PARAPÉTROLIER historiques de gaz à effet de serre ne pas voir leur modèle commercial La présence française dans le sec- au niveau mondial, Total est éga- menacé par les exigences de la pro- teur pétrolier ne se résume pas à lement visée par une enquête ini- tection du climat. Le discours a été Total et à quelques juniors comme tiée par la Commission des droits repris en choeur par Total, Engie et Perenco ou Maurel&Prom. Il faut y de l’homme des Philippines à la consorts, diffusé auprès des déci- ajouter le vaste secteur des services demande d’une coalition d’orga- deurs et du grand public à coup de à l’industrie des hydrocarbures, les nisation de la société civile. Une campagnes publicitaires comme firmes dites « parapétrolières » où investigation approfondie est en celle de GRTgaz (filiale d’Engie) sur la France compte plusieurs entre- cours, avec visites de terrain sur « Le gaz, énergie des possibles ». Si prises importantes : TechnipFMC les impacts du changement clima- au niveau de la combustion, le gaz (ingénierie et chantiers de plate- tique, et une première audience s’est émet certes moins de gaz à effet de formes d’extraction), Vallourec tenue le 11 décembre 2017. serre que le charbon et même que le (tubes sans soudure pour le forage) pétrole, il n’en reste pas moins une et CGG (exploration pétrolière). source d’énergie fossile. Surtout, si Mentionnons aussi Schlumberger, LE GRAND « GREENWASHING » l’on tient compte de l’ensemble de leader mondial du secteur parapé- DU GAZ sa chaîne de production, et notam- trolier, créé en France par deux La mise en scène du gaz comme « la ment des fuites de méthane dans frères alsaciens mais aujourd’hui moins sale des énergies fossiles » et l’atmosphère lors de son extraction largement américanisé. « l’allié naturel des énergies renou- et de son transport, il est peut-être velables » a été conçue il y a presque tout aussi nocif pour le climat que Toutes sont fortement exposées aux 10 ans par des firmes de relations le charbon. hauts et aux bas de l’industrie pétro- lière, et ont traversé ces dernières années une période difficile du fait de la chute des cours du brut. On LES MULTINATIONALES FRANÇAISES, estime que les entreprises parapé- CHAMPIONNES DU GAZ DE SCHISTE... À L’ÉTRANGER trolières ont perdu environ un tiers Seule technologie permettant d’exploiter le gaz de schiste, la fracturation de leurs effectifs au cours de cette hydraulique est interdite en France depuis 2011. Ce qui n’a pas empêché de période. De l’Arctique aux gisements nombreuses multinationales françaises de miser gros sur le développement offshore du « pre sal » brésilien en des gaz non conventionnels ailleurs dans le monde malgré les conséquences passant par le gaz de schiste, elles importantes de ces activités pour l’environnement et la santé, mais aussi pour sont aussi présentes sur toutes les le climat. Des firmes comme Vallourec se sont positionnées sur la fourniture nouvelles « frontières » pétrolières de services et d’équipements à l’industrie du gaz de schiste partout dans le et gazières actuelles. Un autre monde. D’autres comme Solvay sont intéressées par un gaz bon marché à titre point commun entre TechnipFMC, de matière première de l’industrie chimique. Vallourec et CGG est la présence de l’État français comme actionnaire Total reste la seule grande firme française directement impliquée dans l’ex- de référence, via Bpifrance. ploitation du gaz de schiste et d’autres hydrocarbures non conventionnels, principalement aux États-Unis, mais aussi en Australie et en Argentine (où TOTAL EN PROCÈS POUR SON elle est accusée de manquement aux règles environnementales). En Europe, IMPACT SUR LE CLIMAT après des tentatives avortées dans plusieurs pays, Total ne détient plus que des parts dans quelques concessions potentielles au Royaume-Uni, où l’industrie À l’été 2017, plusieurs collectivi- du gaz de schiste se heurte une nouvelle fois à une résistance vigoureuse des tés locales de Californie lançaient militants écologistes et d’une bonne partie de la population locale. une procédure judiciaire inédite contre une série de majors pétro- Autre inconnue : l’Algérie. En 2017, Total et le gouvernement ont mis en scène lières, parmi lesquelles Total, pour leur « réconciliation » après une période de brouille, marquée par la signature leur rôle dans le changement cli- de plusieurs contrats entre le géant et la Sonatrach. Ce qui pourrait relancer matique mais aussi pour entraver les perspectives d’une exploitation des gisements non conventionnels algé- toute action ambitieuse de réduc- riens. L’implication de Total avait été évoquée avec insistance (mais niée par tion de nos émissions de gaz à effet l’entreprise) début 2015 lorsque le gouvernement algérien avec voulu lancer de serre. Elles ont été suivies dans l’exploitation du gaz de schiste dans le sud saharien et s’était heurté à une les mois suivants par plusieurs résistance inattendue de la population. grandes villes américaines, dont New York. Aux côtés de Lafarge, 36 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

ENTRE GAZ DE SCHISTE AMÉRICAIN OU GAZ DE L’ARCTIQUE RUSSE, LE CŒUR DE TOTAL, EDF ET ENGIE BALANCE

Côté américain, Total participe à l’ex- ploitation du gaz de schiste au Texas et dans l’Ohio, et aussi bien EDF qu’Engie ont signé des contrats d’approvision- nement de long terme pour recevoir dans leurs terminaux méthaniers du gaz de schiste en provenance des États- Unis, qui sera ensuite injecté dans les réseaux français.

Côté russe, Total (mais aussi Vinci et Technip) ont été directement impli- qués dans le projet gazier Yamal LNG de la firme russe Novatek (dont Total possède 20%) dans l’Arctique russe, et LENNY K PHOTOGRAPHY K LENNY le seront dans le projet Arctic 2 LNG ur le papier, la France et ses pant, en apparence, avec l’Amérique de appelé à le compléter. EDF et Engie ont entreprises énergétiques sont Donald Trump et la Russie de Vladimir déjà commencé à recevoir à partir de Sexemplaires : elles ne cessent Poutine, deux pays voués à la poursuite fin 2017 des chargements de gaz en pro- de réaffirmer leur engagement envers de l’exploitation de leurs ressources venance de ce gisement. Toutes deux l’Accord de Paris sur le climat et la en hydrocarbures, sans tenir grand sont également impliqués aux côtés de transition énergétique, et elles ont compte des conséquences probables Gazprom dans des projets de gazoducs renoncé aux énergies fossiles sur le pour le climat. Mais en apparence reliant la Russie à l’Europe en évitant territoire français. Un contraste frap- seulement. l’Ukraine.

DES ÉTATS-UNIS À L’AZERBAÏDJAN, ORGIE DE GAZODUCS ET D’OLÉODUCS POUR LES BANQUES ET ENTREPRISES DE BTP FRANÇAISES

vec la contestation des grands gazier sud » censé relier l’Azerbaïdjan à projets d’oléoducs comme le l’Europe sur plus de 3500 kilomètres, et AKeyStone XL et le Dakota Access avec des projets comme Nord Stream 2 Pipeline, le bras de fer entre militants éco- entre Russie et Allemagne à travers la logistes et industrie pétrolière se déplace Baltique (dont Engie est partie prenante). de plus en plus vers les infrastructures construites pour transporter les hydrocar- Ces projets sont du pain bénit non seu- bures vers leurs clients finaux. La raison lement pour les entreprises énergé- en est simple : ces oléoducs et gazoducs tiques directement concernées, mais sont essentiels à la viabilité économique aussi pour les firmes de BTP chargées et donc à l’exploitation effective de gise- de les construire, ainsi que pour les MELKISETHIAN STEPHEN institutions qui les financent. Vinci est Toutes les grandes banques impliquée sur plusieurs projets, depuis Toutes les grandes banques françaises françaises sont impliquées l’oléoduc TransMountain au Canada, sont impliquées directement ou indi- directement ou indirectement voué au transport de pétrole issu des rectement dans le financement de dans le financement de projets sables bitumineux de l’Alberta, jusqu’au projets d’oléoducs ou de gazoducs en d’oléoducs ou de gazoducs Trans Adriatic Pipeline, dernière tranche Amérique du Nord. Elles ont notam- en Amérique du Nord. du Corridor gazier sud à travers la Grèce, ment été dénoncées, en France, pour l’Albanie et l’Italie. En plus de susciter l’ire leur implication dans le projet emblé- ments éloignés des zones de consomma- des écologistes, ce dernier projet pro- matique Dakota Access Pipeline, objet tion, qu’il s’agisse de sables bitumineux voque également de fortes résistances d’une forte résistance des tribus Sioux canadiens, du pétrole de schiste du chez les agriculteurs qui ont vu des mil- dont le territoire allait être traversé par Dakota ou le gaz de la mer Caspienne. liers d’oliviers centenaires déracinés cet ouvrage. La Société générale est L’Europe n’est en effet pas épargnée par pour faire place à un gazoduc dont l’utilité également le principal conseil finan- les méga projets d’infrastructures énergé- est sujette à caution, et qui risque fort de cier du consortium en charge du Trans tiques, principalement en matière de gaz. faire manquer à l’Union européenne ses Adriatic Pipeline, basé... dans le canton C’est notamment le cas avec le « Corridor objectifs climatiques. de Zug en Suisse. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À LA SAUVEGARDE DU CLIMAT ? I 37

LA FRANCE S’ÉQUIPE POUR RECEVOIR DAVANTAGE DE GAZ

a France n’est pas épargnée par la et EDF. Des travaux sont en cours en les interconnexions. Deux gros projets frénésie de construction de nou- Champagne, en Bourgogne et dans le sont envisagés pour l’avenir, tous deux Lvelles infrastructures gazières en Midi pour augmenter leur capacité et fortement contestés du fait de leur coût, Europe. En 2017, EDF a inau- de leur utilité douteuse guré le terminal méthanier et de leurs implications de Dunkerque (détenu avec Terminal méthanier pour le climat. Le premier, Total et Fluxys, une firme de Dunkerque (EDF) baptisé Eridan, longerait belge qui s’affirme comme la vallée du Rhône, pas- l’un des acteurs majeurs du sant à proximité de plu- secteur), destiné à accueil- Zone de prospection gazière : sieurs sites nucléaires. Le Permis de gaz de couche lir notamment du gaz de (Française de l'énergie) second, baptisé MidCat, schiste américain et du gaz relierait les réseaux fran- en provenance des gise- Projet de centrale gaz çais et espagnols à travers ments de l’Arctique russe. de Landivisau (Direct Energie) la Catalogne, les Pyrénées Ce terminal s’ajoutent à ceux et l’Occitanie. Porté par détenus par Engie à Montoir- Téréga, par la Commission Terminal méthanier de en-Bretagne et Fos-sur-Mer. Montoir-en-Bretagne (Engie) européenne et par les

Projet de gazoduc Eridan intérêts espagnols, qui y En ce qui concerne les voient un moyen d’écouler gazoducs, les 37 000 kilo- le gaz arrivant en Espagne Zone de prospection gazière : mètres du réseau fran- Permis de Montélimar (Total) dans des infrastructures Terminal méthanier çais sont contrôlés par de Fos-Tonkin (Engie) aujourd’hui sous-utilisées, GRTgaz, filiale d’Engie, et il est refusé même par les (pour le quart sud-ouest) grands acteurs français par Téraga, ex TIGF, une Zone de prospection gazière : du secteur en raison de Gisements de Lacq (Total) Terminal méthanier ancienne filiale de Total de Fos-Cavaou (Engie et Total) son budget exorbitant de 2 revendu à un consortium Projet de gazoduc MidCat milliards d’euros, qui serait formé par l’espagnole répercuté sur les factures

Enagas, l’italienne Snam MULTINATIONALES DES OBSERVATOIRE des usagers.

LES SYMPATHIES GAZIÈRES DE LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE

es banques jouent un rôle crucial énergies fossiles parmi les banques les entreprises développant des projets dans le montage et le financement françaises, la Société générale s’est illus- de gaz de schiste en Amérique du Nord, Ldes grands projets d’extraction ou trée ces derniers temps par son enga- elle est la 7e banque internationale et de transport de charbon, de pétrole et gement résolu dans le secteur gazier. la 1ère française dans ce secteur, loin de gaz. C’est pourquoi elles sont ciblées devant BNP Paribas (qui a annoncé son depuis quelques années – parfois avec On la retrouve aussi bien derrière le pro- retrait de toute la filière gaz de schiste), succès – par les militants écologistes jet de gazoduc Trans Adriatic Pipeline, Crédit Agricole ou encore Natixis. pour bloquer des projets nuisibles au dont elle est le principal conseil finan- climat, depuis les oléoducs nord-amé- cier, que derrière un projet de terminal Ceci expliquerait-il cela ? On retrouve ricains jusqu’aux mines de charbon sur la côte du Texas destiné à l’exporta- dans le conseil d’administration de la australiennes. Si BNP Paribas est his- tion du gaz de schiste américain. Avec Société générale plusieurs représen- toriquement la plus impliquée dans les 2,4 milliards de dollars investis dans tants de l’industrie gazière, à commen- cer par son nouveau président Lorenzo Bini Smaghi, également président du EN FRANCE, UNE LOI SUR LA FIN DES conseil d’administration d’Italgas, le HYDROCARBURES PRIVÉE DE SON MORDANT leader italien de la distribution urbaine de gaz, et ancien président du groupe a France aura été, en 2017, l’une des premières nations au monde à bannir l’exploi- italien Snam, l’un des principaux exploi- Ltation des hydrocarbures sur son sol. Un geste symbolique pour donner corps aux tants de gazoducs d’Europe. S’y ajoutent objectifs de l’Accord de Paris. À y regarder de plus près néanmoins, la portée de la loi Robert Castaigne, ancien cadre de Total Hulot reste modeste : la France importe l’immense majorité de son pétrole et de son et administrateur de Novatek, l’entreprise gaz. Sur le territoire français lui-même, l’exploitation du gaz et du pétrole reste possible gazière russe qui développe Yamal LNG, jusqu’en 2040, voire au-delà. En effet, les lobbys pétroliers et miniers ont obtenu la et Gérard Mestrallet, ancien PDG d’Engie, reconnaissance du droit à un renouvellement quasi automatique de leurs concessions. l’entreprise héritière de Gaz de France. 38 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

L’AVENIR TOUJOURS PLUS INCERTAIN DU NUCLÉAIRE

Le nucléaire a longtemps été l’un des titres de fierté de l’industrie française. La secteur va-t-il survivre aux déboires du réacteur EPR, à la restructuration d’Areva, aux difficultés financières d’EDF et autres scandales, alors que sa pertinence paraît de plus en plus douteuse au regard de l’essor des énergies renouvelables ? FLICKR

L’« ÉQUIPE DE FRANCE DU NUCLÉAIRE » : RESTRUCTURATION ET FRAGILITÉ FINANCIÈRE

près une année 2016 marquée risqués, comme l’EPR finlandais, main- financières et de refuser de regarder en par la faillite d’Areva, les inquié- tenus au sein d’une structure spécifique. face le « mur d’investissements » auquel Atudes sur la santé financière le groupe énergétique va être confronté d’EDF, les retards de l’EPR et la révéla- Mais la fragilité financière du secteur dans les prochaines années avec les tion d’anomalies importantes sur des nucléaire demeure. En 2016, EDF n’a pu besoins de maintenance de ses réac- pièces fabriquées à l’usine du Creusot afficher des bénéfices qu’en décidant teurs, le démantèlement des anciens (présentes dans de nombreuses cen- sites (dont EDF sous-estimerait le coût trales en France et dans le monde), l’in- au regard de ce que font les autres pays dustrie nucléaire française voulait que Le sauvetage d'Areva européens), ou encore le projet Hinkley 2017 soit l’année de la reconstruction. aura coûté 4,5 milliards d’euros Point. En 2017, l’entreprise affiche à en tout à l’État français. nouveau des résultats décevants, avec Le groupe Areva a été démantelé, son un chiffre d’affaires et un résultat opé- activité réacteurs revendue à EDF et ses rationnel à la baisse, et des bénéfices activités uranium regroupées au sein nets rendus possibles seulement par d’un nouveau groupe, baptisé Orano, unilatéralement de prolonger la durée la vente de 49% de ses parts dans RTE avec la participation de deux groupes de vie de ses centrales de 10 années à la Caisse des dépôts. EDF, dont l’État japonais à hauteur de 5% chacun du supplémentaires sans attendre l’avis français est actionnaire à 84%, continue capital. Ce sauvetage aura coûté 4,5 de l’Autorité de sûreté nucléaire. L’ONG cependant à distribuer des centaines milliards d’euros en tout à l’État fran- environnementale Greenpeace accuse de millions d’euros de dividendes, en çais, en tenant compte des actifs les plus l’entreprise de masquer ses difficultés numéraire et en actions. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À LA SAUVEGARDE DU CLIMAT ? I 39

SÛRETÉ NUCLÉAIRE EN FRANCE : TOUJOURS BEAUCOUP DE QUESTIONS

Dans son rapport annuel 2017, l’Autorité de sûreté nucléaire juge l’année écoulée « globalement satisfaisante » du point de vue de la sûreté nucléaire, et le contexte « moins préoccupant » qu’un an auparavant. Raison principale de ces conclusions : l’ASN estime que les problèmes rencontrés sur les pièces fabriquées à l’usine du Creusot, et notamment ceux liés à la cuve de l’EPR de Flamanville, sont en voie de résolution. Elle rappelle cependant que « l’ampleur des enjeux de sûreté et de radioprotection reste sans précédent » à cause du vieillissement du parc nucléaire français. Dans le même temps, les militants anti-nucléaire et notamment l’ONG écologiste Greenpeace multiplient les actions pour dénoncer les risques du nucléaire. Jusqu’à se retrouver sous le coup de peines de prison (voir la partie sur les procédures bâillon). En 2017, l’ASN a répertorié 1040 incidents sur les installations nucléaires de base, dont 2 de niveau 2, 87 de niveau 1 et 949 de niveau 0 sur l’échelle INES (allant de 0 à 7) ; en 2016, il y avait eu 847 incidents de niveau 0 et 101 de niveau 1.

L’accident de Paluel et les risques du « grand carénage ». Les centrales nucléaires hexagonales arrivent au bout de la durée de vie prévue initialement, soit 40 ans. EDF, qui souhaite prolonger leur exploitation de dix, voire de vingt ans, a lancé un grand programme de remise à niveau de ses réacteurs vieillissants, baptisé le « grand carénage » – et ce alors même que l’Autorité de sûreté nucléaire n’a pas encore autorisé un éventuel pro- longement. Des incidents sont venus mettre le doute sur la capacité d’EDF, dans son mode d’organisation actuel, à faire face aux exigences du grand caré- nage. En mai 2016, l’opération de rempla-

cement d’un générateur de vapeur dans BEYETT DEAN la centrale de Paluel (Normandie) avait tourné au désastre, avec la chute acciden- point de vulnérabilité mis en avant par de ces révélations. Chargée d’évaluer le telle de cette pièce de 465 tonnes au sein Greenpeace : les piscines de refroidisse- risque, l’Autorité de sûreté nucléaire a fini même de l’enceinte de confinement. Par ment des combustibles usés, nettement – après avoir plusieurs fois repoussé sa chance, cet accident n’a pas occasionné moins protégées que les réacteurs. Les décision – par rendre en 2017 un avis favo- de fuite de radioactivité et n’a pas fait de piscines des centrales nucléaires fran- rable à la poursuite du chantier et à la mise victimes. Un rapport d’expertise rendu fin çaises contiennent, selon les derniers en service du réacteur, avec des contrôles 2017 au Comité d’hygiène, de sécurité et chiffres disponibles, presque 10 000 renforcés. Pour les écologistes, > > > de conditions de travail a directement mis tonnes de combustibles usés, et on en en cause le recours excessif à la sous-trai- trouve à peu près la même quantité dans tance, et la déperdition d’informations et les piscines de l’usine de retraitement de LA FERMETURE de compétences que celui-ci a entraîné. La Hague. La direction d’EDF a contesté la réalité de ces risques, assurant que les DE FESSENHEIM ACTÉE Polémique sur les piscines et le risque piscines sont suffisamment protégées. e conseil d’administration d’EDF a terroriste. En octobre 2017, l’ONG éco- fini au printemps 2017 par acter la logiste Greenpeace rendait publiques Lfermeture de la centrale nucléaire les principales conclusions d’une Selon l'Autorité de sûreté de Fessenheim, la plus vieille de France, étude commandée à sept experts nucléaire, « l’ampleur des enjeux à l’horizon 2019, au moment où doit être internationaux sur la vulnérabilité des de sûreté et de radioprotection mis en service l’EPR de Flamanville. centrales nucléaires françaises face à reste sans précédent ». Maintes fois repoussée, cette fermeture des attaques terroristes. Leur constat faisait partie des promesses de campagne est alarmant : conçues avant tout pour de François Hollande. Elle se fera au prix contenir des incidents qui pourraient Les problèmes de la cuve de l’EPR sont- d’une indemnisation conséquente d'EDF survenir à l’intérieur, avec des mesures ils vraiment réglés ? L’affaire empoison- par l’État. Les salariés du site et les terri- de sécurité centrées sur les réacteurs nait toute l’industrie nucléaire française toires environnants, victimes de l’attitude eux-mêmes, les centrales sont relative- depuis des mois : la découverte de falsi- de déni d’EDF et des partisans de l’atome ment mal protégées face aux menaces fications et d’anomalies dans des pièces d’un côté et des considérations purement en provenance de l’extérieur et qui fabriquées dans l’usine d’Areva au Creusot, politiciennes du gouvernement de l’autre, toucheraient des parties a priori péri- y compris la cuve du futur réacteur EPR déplorent l’absence d’un véritable plan phériques des centrales. Principal de Flamanville, déjà installée au moment d’accompagnement de cette fermeture. 40 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > c’est l’effet des pressions d’EDF et en avril 2017. Selon l’ASN, EDF n’au- maintenance insuffisante. La seconde, d’Areva, parce qu’un éventuel avis néga- rait pas pris les mesures suffisantes en octobre 2017, met en cause le système tif aurait virtuellement condamné à mort pour répondre à la hausse du nombre de pompage d’eau froide, dont la tuyau- l’EPR de Flamanville, et avec lui tout le d’incidents. secteur nucléaire français. Ils ont dénoncé l’absence de transparence d’EDF et d’Areva Alertes sur les moteurs diesels de Un éventuel avis négatif et leur refus d’étudier un scénario alterna- secours et les systèmes de pompage de l'ASN sur la cuve tif au maintien de la cuve. d’eau froide en cas de séismes. L’Autorité de l'EPR de Flamanville de sûreté nucléaire a déclaré deux inci- aurait virtuellement condamné La centrale de Belleville-sur-Loire sous dents de niveau 2 sur l’échelle INES en à mort tout le secteur surveillance renforcée. En septembre 2017, tous deux liés à une vulnérabilité nucléaire français. 2017, la centrale de Belleville-sur-Loire potentielle des réacteurs nucléaires fran- a été placée sous « surveillance renfor- çais en cas de séisme. Le première alerte, cée » par l’Autorité de sûreté nucléaire, en juin, concerne les moteurs diesel de terie serait vulnérable en cas de séisme suite à plusieurs problèmes consta- secours de 20 réacteurs, à la fois pour des et d’inondations. Les réparations ont été tés en 2016 et une inspection du site défauts de conception et en raison d’une engagées.

DE LA GRANDE-BRETAGNE À LA CHINE EN PASSANT PAR FLAMANVILLE : OÙ EN EST L’EPR ? prise énergétique finlandaise. Comme à Flamanville, le chantier a été marqué par de nombreuses difficultés. La mise en ser- vice, prévue initialement en 2009, pourrait avoir lieu en 2019, et le budget a été mul- tiplié par trois. Ces difficultés ont donné lieu à un litige à plusieurs milliards d’euros entre Areva et TVO, qui semble désormais en voie de règlement.

Chine : un EPR pas si modèle. Les deux réacteurs EPR construits par EDF et ses partenaires chinois à Taishan (à 60 km au sud-ouest de Hong Kong) ont long- temps été présentés comme l’antithèse de Flamanville et Olkiluoto : un projet

FRÉDÉRIC BISSON FRÉDÉRIC mené à bien dans les temps et sans problèmes particuliers. L’année 2017 est Une cinquantaine d’EPR vendus d’ici 2045, 10 EPR vendus d’ici 2016... La venue démentir ces espoirs, puisque les direction d’Areva a longtemps nourri des espoirs mirobolants pour son cuves des réacteurs de Taishan se sont nouveau réacteur de troisième génération. Six réacteurs EPR sont aujourd’hui trouvées elles aussi concernées par des en construction dans le monde. Les énormes problèmes rencontrés en France défauts de fabrication. D’autres incidents et en Finlande, ainsi que les controverses sur leur coût, font que ces réacteurs ont été signalés, de sorte que la mise en n’apparaissent plus vraiment aujourd’hui comme une option viable. Les équipes service commerciale du premier des deux d’EDF planchent désormais sur un nouvel EPR. réacteurs, prévue pour 2016, puis repous- sée à fin 2017, n’aura pas lieu avant fin Flamanville. Le démarrage du réacteur droits des travailleurs constatés sur le 2018, au mieux. EPR de Flamanville est prévu pour la fin chantier. De nouvelles anomalies, sur les de l’année 2018 pour une mise en ser- soudures du circuit secondaire cette fois, Hinkley Point : le projet de trop pour vice en 2019, soit un retard de 7 ans par ont été découvertes par EDF en avril 2018, EDF ? Après de longues controverses, rapport à la date prévue initialement. Le contraignant le patron de l’entreprise à le gouvernement britannique a fini par coût total du projet est désormais offi- admettre que le calendrier de mise en donner son feu vert à la construction ciellement estimé à 10,5 milliards d’eu- service serait retardé. par EDF de deux réacteurs nucléaires à ros, le triple du budget originel. Plusieurs Hinkley Point, sur la côte du Somerset, problèmes lourds ont été constatés, Finlande. Le réacteur d’Olkiluoto, en dans le sud ouest de l’Angleterre. Outre dès 2008 au niveau du béton, puis plus Finlande, a été le premier EPR mis en les considérations environnementales récemment dans la structure de l’acier chantier en 2005, dans le cadre d’une et l’inquiétude, notamment, de l’Irlande de la cuve. Sans parler des problèmes de collaboration entre Areva et TVO, entre- voisine, l’essentiel du débat a tourné > > > LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À LA SAUVEGARDE DU CLIMAT ? I 41

> > > autour du prix de rachat garanti par fragilité. Sur place, les travaux ont com- Jaitapur, sur la côte du Maharashtra, à la Grande-Bretagne à EDF, très net- mencé, avec déjà des dépassements de l’ouest du pays, dans une zone présen- tement supérieur aux prix de gros coûts et des inquiétudes sur la sûreté. tant des risques sismiques. Le projet actuels de l’électricité. Un investisse- La mise en service des deux réacteurs est fortement contesté par les commu- ment considérable donc qui, selon ses est toujours annoncée pour 2025 et nautés locales qui verront leurs sources détracteurs, aurait dû être utilisé pour le 2026. de subsistance détruites. De nouveaux développement des renouvelables. Côté accords de principe sont régulière- EDF, le projet a été fortement contesté Jaitapur : pari à haut risque. Depuis ment signés, mais les négociations en interne, car représentant un pari dix ans, la France négocie avec l’Inde achoppent toujours sur le coût et sur financier risqué dans un contexte de la construction de réacteurs EPR à la responsabilité en cas d’accident.

LES AUTRES NOUVEAUX PROJETS tire. À l’image de leurs homologues fran- tisé Thor pour « Thermo organic reduc- NUCLÉAIRES NE FONT PAS MIEUX QUE L’EPR DE FLAMANVILLE çais, les réacteurs belges sont vieillis- tion ». Un procédé énergivore et jugé sants et soumis à des arrêts réguliers trop risqué par des associations locales, Le réacteur EPR de Flamanville n’est pour maintenance. Des micro-fissures qui s’inquiètent de la pollution atmos- pas la seule installation nucléaire à ont été détectées sur certains d’entre phérique qui en résultera, et appellent avoir accumulé les délais et dépassé eux, sans qu’il y ait consensus sur leur à la « résistance citoyenne ». allègrement le budget initial. Le réac- dangerosité. À tel point qu’ils inquiètent teur de recherche Jules Horowitz et par-delà les frontières, en Allemagne et l’Iter, réacteur expérimental à fusion au Luxembourg, où élus et citoyens ont C’EST OFFICIEL : LE NUCLÉAIRE nucléaire, verront le jour avec plusieurs demandé formellement leur mise à l’ar- EST UN OBSTACLE À LA années de retard, et ont vu leur coût rêt. Après beaucoup de tergiversations, TRANSITION ÉNERGÉTIQUE multiplié par trois ou quatre. Tous deux le gouvernement belge vient de confir- Le 7 novembre 2017, à la sortie du sont situés à Cadarache, sur le site du mer la sortie du nucléaire d’ici à 2025. Conseil des ministres, le gouver- Commissariat à l’énergie atomique. nement français, par la bouche de Nicolas Hulot, a définitivement enterré TENSIONS AUTOUR D’UN PROJET l’objectif officiel de réduction de la part EN BELGIQUE, LES RÉACTEURS D’INCINÉRATEUR DANS L’USINE du nucléaire à 50% en France à l’ho- NUCLÉAIRES D’ENGIE DE MALVÉSI rizon 2025. C’était l’une des disposi- PRÉOCCUPENT PAR-DELÀ C’est dans son usine de Malvési, près de tions phares de la loi sur la transition LES FRONTIÈRES Narbonne, qu’Areva transforme l’ura- énergétique adoptée en 2015, mais les L’EDF belge s’appelle... Engie, via sa filiale nium en combustible pour réacteurs moyens concrets de sa mise en œuvre Electrabel. L’entreprise française gère le nucléaires. Pour traiter les déchets étaient toujours restés obscurs, du fait parc de réacteurs nucléaires belges, soit nitratés et radioactifs qui s’accumulent de l’obstruction d’EDF et des défen- quatre à Doel et trois à Tihange – une depuis plusieurs décennies dans des seurs du nucléaire à tous les niveaux gestion marquée par de nombreuses bassins, l’entreprise veut mettre en de l’État. Motif invoqué ? L’arrêt pré- controverses sur la « rente » qu’elle en place un système d’incinération bap- maturé des réacteurs nucléaires ferait grimper les émissions de gaz à effet de serre de la France, en l’absence de moyens de productions renou- velables suffisants. Les partisans français de l’atome ne cessent d’in- voquer l’exemple de l’Allemagne où la fermeture des centrales nucléaires aurait relancé selon eux le charbon. Cette version de faits est pourtant démentie par de nombreuses études qui montrent que la fin du nucléaire allemand a en fait été compensée par l’essor des renouvelables. L’obsession française du nucléaire et les sommes investies dans cette source d’éner- gie sont précisément, selon de nom- breux observateurs, la raison du retard français en matière d’énergies

TIHANGE renouvelables. 42 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

TRANSITION ÉNERGÉTIQUE : OUI, MAIS LAQUELLE ?

Tout le monde – y compris les grandes entreprises françaises, longtemps sceptiques – semble s’accorder aujourd’hui sur l’impératif de la transition énergétique et du développement des énergies renouvelables. Mais derrière ce consensus apparent se cache des différences fondamentales sur ce que cette « transition » recouvre exactement.

LA RAFFINERIE DE LA MÈDE CONVERTIE À L’HUILE DE PALME

’apparente unanimité autour des calisation, puisque Total développe dans climatique, leur développement a été impératifs de la transition éner- le même temps une immense raffinerie fortement encouragé par les politiques Lgétique peut cacher des gouffres à Jubail, en Arabie Saoudite. Le groupe publiques en Europe et aux États-Unis. Il de différences. Nul projet ne l’illustre pétrolier n’en a pas moins présenté ce s’est rapidement avéré cependant qu’en mieux que la « bioraffinerie » de Total à projet comme un signe de son engage- remplaçant des cultures à destination La Mède (Bouches-du-Rhône), dédiée à ment envers les énergies « vertes ». alimentaire moins lucratives, les agro- la production d’agrocarburants, qui doit carburants concouraient à la hausse des entrer en service à l’été 2018. prix des denrées agricoles. Pire encore, Le développement de l'huile si l’on tient compte des émissions de C’est en 2015 que Total a annoncé la fer- de palme en Malaisie gaz à effet de serre occasionnées par la meture de sa raffinerie historique de La et en Indonésie a entraîné déforestation et le changement d’usage Mède et sa reconversion en une unité une vague de déforestation des sols, certains agrocarburants sont de production de biodiesel. Une partie particulièrement destructrice. sans doute tout aussi nocifs pour le cli- des emplois du site devaient ainsi être mat que les énergies fossiles. C’est pour- préservés. Cette fermeture, qui faisait quoi l’Europe revient aujourd’hui sur les suite à celle de la raffinerie des Flandres Pourtant, les agrocarburants comme mesures de soutien aux agrocarburants en 2010, ne relevait d’ailleurs en rien d’un le biodiesel sont aujourd’hui large- décidées il y a quelques années, mal- désengagement progressif de ce type ment déconsidérés. Promus comme gré la résistance des entreprises qui ont d’activités de traitement d’hydrocar- une réponse relativement « facile » à fait leur fortune grâce à elles, comme bures, mais plutôt d’un choix de délo- mettre en œuvre face au réchauffement le groupe français Sofiprotéol-Avril. > > > LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À LA SAUVEGARDE DU CLIMAT ? I 43

> > > En ce qui concerne la bioraffinerie de l’industrie agroalimentaire ; ils valent Entre-temps, le projet est devenu une La Mède, Total a tout d’abord annoncé que aussi évidemment pour son utilisation véritable affaire d’État. L’Union euro- son agrocarburant serait fabriqué à partir en vue de la production de carburant, péenne envisage en effet d’interdire d’huiles alimentaires usagées – un vœu qui impliquerait des quantités encore l’utilisation d’huile de palme dans les pieux dès lors qu’il n’y a actuellement en plus énormes. Selon un document mis carburants d’ici 2021, mais se heurte à France aucun système pour collecter ces au jour par Greenpeace et les Amis de l’opposition de plusieurs États membres huiles usagées en quantité suffisante. En la Terre, le seul projet de La Mède devait dont la France. Du côté du gouverne- réalité, l’agrocarburant de Total à La Mède initialement augmenter les importa- ment français, le ministre Nicolas Hulot sera bien fabriqué à partir d’huiles végé- tions françaises d’huile de palme de a annoncé un plan de lutte contre la tales issues de cultures spécialisées, et 64%, à hauteur de 550 000 tonnes par « déforestation importée » (autrement en particulier d’huile de palme. L’huile an. Total se défend en assurant qu’elle dit l’importation de produits issus de la de palme a été privilégiée sur les autres déforestation) et évoque une interdic- options – comme le biodiesel à base de tion possible de l’huile de palme dans colza produit en France – pour son coût Certains agrocarburants un avenir plus ou moins lointain. Autant plus faible. Un choix qui a d’ailleurs rendu sont sans doute tout aussi nocifs d’éléments qui rendent le projet de Total furieuse la profession agricole française. pour le climat que les énergies non viable à moyen terme. Pourtant, une Outre les problèmes associés aux agro- fossiles. autorisation vient d’être donnée à Total carburants en général, l’huile de palme pour ouvrir à l’été 2018 une bioraffinerie est particulièrement problématique parce dont le principe même est en contradic- que son développement en Malaisie et en n’achètera pour sa raffinerie que de tion avec ces objectifs. Tout au plus a-t-il Indonésie a entraîné une vague de défo- l’huile de palme « certifiée », c’est-à- été précisé que l’huile de palme brute ne restation particulièrement destructrice, dire respectant en théorie un certain représenterait pas plus de la moitié de la affectant des espèces animales emblé- nombre de critères assurant qu’elle n’a matière première raffinée, soit 300 000 matiques comme les tigres de Sumatra pas été produite dans des conditions tonnes, et que sa part devrait diminuer ou les orang-outans. L’industrie de l’huile trop problématiques. Un argument qui progressivement. Il semble que l’argu- de palme se développe aujourd’hui égale- ne convainc pas les écologistes, qui ment de la vente d’armes, et en parti- ment en Afrique équatoriale, où elle crée soulignent que de nombreuses études culier du Rafale, à la Malaisie soit entré des problèmes similaires. et rapports, émanant de chercheurs, en ligne de compte dans la position du d’ONG ou d’institutions publiques, ont gouvernement français. Le gouverne- Le grand public a été largement sensibi- démontré les insuffisances des sys- ment de ce pays, très lié à l’industrie de lisé à ces problèmes en ce qui concerne tèmes de certification actuels, conçus l’huile de palme, aurait mis ces contrats l’utilisation de l’huile de palme dans par et pour les industriels. dans la balance.

LES ÉNERGIES RENOUVELABLES RISQUENT-ELLES DE DEVENIR UN BUSINESS COMME LES AUTRES ?

’est un sujet délicat mais qui, si l’on à l’étranger. Les entreprises comme Ensuite, aussi important et même n’y prend garde, pourrait bien finir Total, Engie ou EDF développent l’es- primordial qu’il soit, le déploiement Cpar empoisonner tout le débat sur la sentiel de leurs nouveaux projets des énergies renouvelables en France transition énergétique en France. Pendant dans ce domaine dans d’autres pays. même ne peut pas non plus se faire des décennies, les grandes entreprises tri- Ils s’offrent ainsi une image plus verte dans n’importe quelles conditions. colores n’ont pas brillé par leur enthou- sans changer significativement leurs D’autant plus s’il est confié essentiel- siasme pour les énergies renouvelables, pratiques en France (ou plus large- lement au secteur privé (mais avec un misant sur le nucléaire, les agrocarbu- ment en Europe). Le développement soutien massif des pouvoirs publics rants, voire la poursuite de la consom- de projets solaires ou éoliens portés sous forme de prix garantis, d’appels mation d’hydrocarbures. Ce qui explique par des multinationales européennes d’offres, etc.), dont la préoccupation en grande partie le retard de la France en occasionne d’ailleurs de plus en plus première reste d’assurer ses profits et la matière. Désormais ce temps semble de conflits fonciers avec les popula- de minimiser ses coûts. Qui parle en révolu : nos entreprises jurent toutes par tions locales dans les pays du Sud effet pour les énergies renouvelables en le développement des renouvelables, mul- où ces projets sont localisés. C’est France ? La principale association pro- tipliant les annonces et les engagements. le cas au Mexique, dans l’isthme de fessionnelle du secteur, le Syndicat des Mais cet enthousiasme ne va pas sans Tehuantepec, où EDF et les entreprises énergies renouvelables (SER) est en réa- susciter quelques questions. espagnoles impliquées dans le déve- lité une émanation des grands groupes loppement d’éoliennes sont accusés énergétiques comme Total, EDF, Engie Tout d’abord, une certaine confusion par les communautés indigènes de et quelques autres. Elle se préoccupe est entretenue entre le développe- piétiner leurs droits traditionnels et de essentiellement de s’assurer les meil- ment des renouvelables en France et s’approprier indûment leur territoire. leures conditions de la part des > > > 44 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES IP PHOTO ARCHIVE PHOTO IP

> > > pouvoirs publics, ainsi que de faci- renouveler les errements du passé en besoins. Ce mouvement est d’ailleurs liter les procédures d’autorisation de voulant imposer « leurs » projets conçus combattu par les grands groupes qui nouveaux projets. par des entreprises et des technocrates voyaient leurs intérêts menacés. En depuis le niveau national, au nom de France, cette dynamique de relocalisa- Ce système favorise un certain type l’intérêt supérieur du pays et de l’im- tion entre partiellement en contradic- de projets éoliens ou solaires : plutôt pératif climatique. tion avec la tradition du service public de grande ampleur, plutôt détenus national de l’énergie. Mais justement par des actionnaires extérieurs aux Ceci rejoint un autre point crucial : celui celui-ci est de plus en plus mis à mal territoires et plutôt conçus selon des de la démocratie énergétique. Ailleurs par les politiques de libéralisation, avec calculs financiers à l’échelle nationale, en Europe, la transition énergétique est pour résultat un secteur énergétique voire internationale. On a assisté à une allée de pair avec un mouvement de dominé par trois grands groupes EDF, multiplication de conflits locaux autour relocalisation, voire de « remunicipali- Engie et Total (depuis le rachat de de projets d’énergies renouvelables – sation » de l’énergie, avec la création de Lampiris et Direct Energie). notamment éoliens – qui ne sont pas nouvelles coopératives ou de nouvelles uniquement le fait de conservateurs entreprises publiques locales dévelop- Enfin, l’engouement des industriels rétrogrades. Les industriels et le gou- pant leurs propres parcs de production pour les énergies renouvelables passe vernement peuvent être tentés de solaires ou éoliens en phase avec leurs souvent totalement sous silence l’autre pilier de la transition, à savoir l’efficacité et la sobriété énergétiques. Pourtant, LA VOITURE ÉLECTRIQUE EST-ELLE ces dernières représentent en théorie UNE SOLUTION ? la manière la plus efficace et la moins onéreuse de réduire nos consomma- La France investit beaucoup d’argent, et beaucoup d’énergie politique, en vue du tions d’hydrocarbures et d’électricité, à développement de la voiture électrique. Soutien à la recherche, aides à l’achat, travers des modes d’action comme les installation des bornes, fiscalité avantageuse... La voiture électrique apparaît politiques de transport, l’urbanisme, la comme une solution idéale pour remplacer les véhicules polluants, promouvoir rénovation du bâti, etc. Un développe- des champions nationaux comme Renault ou Bolloré, qui a beaucoup investi ment des énergies renouvelables sans sur le créneau, mais aussi assurer une continuité de la demande en électricité baisse de la consommation pourrait en justifiant la poursuite du nucléaire. Mais derrière cet enthousiasme, les études outre créer rapidement des problèmes manquent sur la consommation réelle de ces véhicules, les implications d’une d’accès à certaines matières premières. demande accrue en minerais spéciaux, voire sur les bénéfices réels en termes Problème : les politiques d’efficacité d’émissions de gaz à effet de serre de la généralisation de ces véhicules. Et ce énergétique se traduisent beaucoup sont autant d’investissements qui ne sont pas dirigés dans d’autres formes de plus difficilement en source de profits mobilité ou pour repenser notre organisation sociale et urbaine. pour des grandes multinationales. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À LA SAUVEGARDE DU CLIMAT ? I 45

« BIO » MASSE, « BIO » CARBURANTS, « BIO » GAZ, « BIO » DÉCHETS... L'AVÈNEMENT DES ÉNERGIES « VERT SALE »

uelles sont les sources d’énergie qui méritent le titre de « renouve- Qlables » ? Pour l’éolien et le solaire, la cause est plus ou moins entendue. Mais les industriels se sont empressés d’inclure dans la catégorie des énergies vertes des technologies dont les bienfaits pour le cli- mat sont contestables, qui n’ont rien de « renouvelable », ou qui entraînent d’autres problèmes. L’enjeu n’est pas seulement d’image, car les énergies renouvelables bénéficient de fait d’aides publiques et d’une fiscalité plus avantageuse.

Parmi ces énergies pseudo-vertes pro- mues par nos multinationales, citons les agrocarburants (voir l’article sur la raffinerie de La Mède), ou encore l’incinération des déchets, rebaptisée « valorisation énergétique ». Certaines

entreprises vont jusqu’à qualifier les COMMUNICATIONEVERE déchets de ressource « renouvelable » parce qu’ils ne cessent d’arriver. Une autre source d’énergie à avoir subi remplacé par celui selon lequel le gaz L’incinération des déchets, en plus de ainsi une cure intensive de verdisse- fossile sera bientôt remplacé par du polluer l’environnement, est pourtant ment est le gaz. Initialement, l’argu- gaz « vert ». Le problème étant que cette un procédé très peu efficient d’un point ment développé par des firmes comme appellation de gaz vert peut recouvrir de vue énergétique ; d’un point de vue Total et Engie était que le gaz était la des réalités très différentes, depuis climatique et de bien d’autres points « plus propre » des énergies fossiles. des petits méthaniseurs jusqu’à d’im- de vue, la véritable solution serait une Aujourd’hui, cet argument étant de menses installations accompagnant politique de prévention des déchets. plus en plus remis en question, il est des fermes industrielles conçues sur le modèle de la « ferme des mille vaches »

LINKY : UN COMPTEUR « INTELLIGENT » Même ambiguïté avec la « biomasse », CHAUDEMENT CONTESTÉ c’est-à-dire généralement le bois, appelé à remplacer le charbon dans nedis, la filiale d’EDF en charge – peut-être – d’économiser un peu plus certaines centrales électriques fran- des réseaux électriques sur le d’électricité. çaises. En théorie, il s’agit d’une res- Eterritoire français (hors régies source renouvelable, sauf lorsque des locales) a entrepris de généraliser Alors que le déploiement des compteurs plantations d’arbres remplacent les l’utilisation de compteurs dits « intel- Linky se heurte à une résistance des forêts primaires ou lorsque la hausse ligents », baptisés Linky. Ceux-ci se usagers, la Cour des comptes a récem- de la demande en bois mène à la sont rapidement retrouvés au centre ment ajouté son grain de sel, en notant surexploitation de certaines régions, de critiques, où se mêlent la suppres- elle aussi le coût important du pro- comme on le constate aujourd’hui en sion d’emplois de techniciens chargés gramme : 5,7 milliards d’euros au total, Amérique du Nord, d’où provient une de vérifier les compteurs, les craintes soit 130 euros par compteur, dont le coût partie du bois brûlé dans les centrales sanitaires liées aux ondes électroma- sera répercuté sur la facture des usagers. européennes. gnétiques, les risques d’atteinte à la vie Ceci sans que les bienfaits invoqués en privée en cas de piratage ou d’usage termes d’économies d’énergie pour les abusif des données par les distribu- utilisateurs ne se matérialisent. Seul teurs, et enfin (et peut-être surtout) la bénéficiaire pour l’instant : l’entreprise dénonciation du coût énorme de ces Enedis, rémunérée pour leur installation, compteurs pour un bénéfice environ- et dont les profits sont, selon les syn- nemental qui reste sujet à caution. dicats, siphonnés chaque année par sa En théorie, les données récoltées par maison mère EDF. Au 30 septembre 2017, Linky doivent permettre de gérer le un peu plus de 6 millions de compteurs réseau plus « intelligemment » et donc Linky avaient été installés en France. 46 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

03 COMMENT LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES TRAITENT-ELLES LEURS TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES ? COMMENT LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES TRAITENT-ELLES LEURS TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES ? I 47

EN FRANCE, LE DROIT DU TRAVAIL SOUS PRESSION

En 2017, la France a connu une nouvelle réforme de son droit du travail, satisfaisant de nombreuses revendications du patronat. De moins en moins protecteur, le code du travail est aussi régulièrement contourné, qu’il s’agisse de licenciements abusifs, de discrimination ou d’atteintes aux libertés syndicales. Si elles se défaussent volontiers des abus les plus problématiques sur des sous-traitants, les grandes entreprises elles aussi prennent parfois des libertés avec les droits des travailleurs.

GEMALTO, PSA, AUCHAN... QUI SONT LES ENTREPRISES QUI ONT PROFITÉ LE PLUS RAPIDEMENT DES ORDONNANCES MACRON ?

lusieurs dirigeants de multina- tionales françaises, comme ceux Pde Total, Engie ou Veolia, se sont publiquement félicités de la réforme du code du travail par ordonnances voulue par le nouveau président Emmanuel Macron. Si l’essentiel du lobbying en faveur de cette réforme s’est fait par le biais des lobbys patronaux comme le Medef, on trouve dans le tout nouveau registre du lobbying français trace d’au moins deux multinationales tricolores qui se sont également intéressées de près à la question : la firme chimique Arkema (« être informé de l’état d’avan- cement de la réforme du code du tra- vail ») et Pernod Ricard (« exprimer les besoins de Pernod Ricard sur la réforme du droit du travail initiée par

le gouvernement »). Mais quelles sont PICNIK.COM les grandes entreprises qui ont cherché le plus rapidement à tirer profit de ces Des entreprises comme Pimkie (groupe PSA on évoquait 1300 départs par rupture réformes ? Mulliez) et PSA seront les premières conventionnelle collective sur 2200 postes à essayer le dispositif des « ruptures à supprimer. La direction assure que ces Le premier exemple est sans doute conventionnelles collectives » créées par suppressions d’emploi ne concerneront celui de Gemalto, qui a annoncé un plan que les structures centrales et non les social en France immédiatement après usines. Les syndicats de Pimkie ont refusé la publication des textes. Les syndicats Pimkie et PSA seront de signer l’accord social nécessaire à la accusent la direction d’avoir voulu pro- les premières à essayer mise en œuvre de ce dispositif, mais ceux fiter de la disposition des ordonnances le dispositif des « ruptures de PSA à l’exception de la CGT, l’ont accepté. restreignant la justification des licen- conventionnelles collectives ». ciements économiques au seul péri- En mars 2018, PSA usera à nouveau des mètre national (voir plus loin dans nouvelles possibilités offertes par les cette section). Gemalto, qui a son siège les ordonnances Macron, permettant de ordonnances Macron en proposant à ses au Pays-Bas, justifie en effet son plan négocier des départs collectifs sans pas- salariés du site de Vesoul un accord local social par la mauvaise santé financière ser par un plan social ni avoir à justifier d’établissement contournant les règles de sa filiale française (artificiellement de difficultés économiques. Quelques sur les 35 heures : +7,8% d’heures de tra- créée, selon les syndicats), alors que semaines après la publication du décret vail contre seulement +2,8% de salaires, le groupe, en train d’être racheté par mettant en place ce nouvel outil, fin 2017, grâce aux dispositions des ordonnances Thales, affiche de bons résultats au Pimkie annonçait la suppression de plus permettant de payer les heures supplé- niveau global. de 200 postes par ce biais, tandis que chez mentaires à un taux réduit. 48 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

LICENCIEMENTS ÉCONOMIQUES : LE GROS CADEAU DES ORDONNANCES AUX MULTINATIONALES ET À LEURS ACTIONNAIRES

es ordonnances relatives à la qui a donné lieu à une série de décisions d’examen des juges au seul niveau réforme du code du travail vou- de justice emblématiques invalidant national. Une différence apparem- L lues par Emmanuel Macron ont des plans sociaux – certes tardivement ment technique, mais dont la portée été vendues comme des mesures de – parce que les maisons mères avaient est énorme dans un contexte où les soutien aux petites entreprises. Elles créé des difficultés économiques plus établissements industriels sont désor- n’en incluent pas moins une mesure ou moins artificielles à leurs filiales mais contrôlés par de grands groupes emblématique qui ne concerne que les pour justifier des fermetures d’usine. Ce multinationaux structurés en une seules multinationales, et qui correspond fut le cas par exemple pour Continental multitude de filiales et de sous-filiales. à une vieille revendication des milieux dans l’Oise (1120 emplois supprimés), Un peu comme si l’on enjoignait aux patronaux : la restriction de l’examen Metaleurop dans le Pas-de-Calais (830 juges de faire comme si la mondiali- des plans sociaux et des licenciements emplois supprimés), ou encore Molex en sation n’existait pas. En 2015 déjà, la économiques au seul niveau national. Haute-Garonne (300 emplois). loi Macron avait supprimé l’obligation Auparavant, les juges saisis de ces ques- pour les sociétés mères de financer les tions évaluaient la justification écono- C’est cette possibilité de recours plans sociaux de leurs filiales lorsque mique des licenciements à l’échelle de judiciaire que les ordonnances ont celles-ci se retrouvent en liquidation tout le groupe, au niveau mondial. C’est ce supprimé en restreignant le pouvoir judiciaire.

GM&S : LA RESPONSABILITÉ DES DONNEURS D’ORDRES EN QUESTION

’affaire a fait la une de la presse comme GM&S. Autres responsables de ce Renault et PSA ne semblant plus trop dis- nationale : au printemps 2017, les désastre industriel : les anciens proprié- posés à lui passer autant de commandes Lsalariés de GM&S, dans la Creuse, taires de l’usine, aujourd’hui sous le coup que promis au plus fort de la crise. Certains menaçaient de faire sauter leur usine d’une enquête pour abus de biens sociaux des ex-salariés préparent aujourd’hui une pour alerter sur leur situation et sauver les et escroquerie, qui ont multiplié les mani- proposition de loi « concernant la respon- emplois. Ils se sont également retournés pulations pour siphonner les finances de sabilité des donneurs d’ordre sur les entre- contre Renault et PSA, les uniques don- l’établissement à leur profit. prises sous-traitantes et leurs territoires ». neurs d’ordres de leur usine ou presque, Une loi qui pourrait également viser par qui auraient de plus en plus tendance à Le conflit s’est finalement soldé par une exemple Engie, qui a discrètement délo- passer leurs commandes de pièces à des reprise partielle de l’usine, laissant plus de calisé l’année passée 1200 emplois de usines d’Europe de l’Est ou du Maghreb la moitié des 277 salariés sur le carreau. sous-traitants dans des centres d’appel plutôt qu’à de petits fournisseurs français L’avenir de l’usine reste loin d’être assuré, vers le Maroc, le Portugal et l’île Maurice. FREDERIC LE FLOC'H LE FREDERIC COMMENT LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES TRAITENT-ELLES LEURS TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES ? I 49

rir aux marchés publics. Le tribunal a pourtant reconnu la responsabilité de Bouygues dans le recrutement de 163 travailleurs détachés polonais non déclarés, par le biais d’une société d’in- térim basée en Irlande et agissant par le biais d’une succursale à Chypre. Les syndicats ont dénoncé la légèreté de l’amende.

« RANKING FORCÉ » CHEZ SANOFI POUR POUSSER SES CADRES AU DÉPART

FRANÇOISE SOAVI FRANÇOISE Il n’y a pas que les ouvriers qui subissent les plans sociaux et les TRAVAILLEURS MIGRANTS pressions au départ. Depuis quelques SUR UN CHANTIER DE VINCI Minelli) qui a lancé un nouveau plan années, l’entreprise Sanofi pratique- POUR LA RATP social, incluant la vente de plusieurs rait délibérément le « ranking forcé », C’est un aspect souvent passé sous enseignes et la suppression de plu- consistant à sous-noter délibérément silence dans le débat sur l’accueil des sieurs centaines d’emploi. Un plan un quota fixe de salariés pour mettre réfugiés et des migrants en Europe : le social incluant 1500 licenciements la pression sur les équipes, briser fait que ces nouveaux arrivants, par- était déjà intervenu en 2015. Après les « résistances au changement » ticulièrement (mais pas uniquement) être passé par plusieurs opérations et pousser les plus récalcitrants au lorsqu’ils n’ont pas les papiers néces- de rachats spéculatifs (dites LBO), le saires pour travailler, sont particuliè- groupe croule sous les dettes et subit De manière moins spectaculaire rement vulnérables à l’exploitation au la pression de fonds vautours. Autre travail. C’est notamment le cas dans plan social emblématique : celui de que dans l'industrie, le secteur le secteur du BTP, où ils ne sont pas Tati. Son propriétaire, le groupe Eram, du commerce a lui aussi été employés par les grands groupes, mais ayant annoncé son intention de s’en touché par des plans sociaux par leurs sous-traitants. Il y a quelques défaire, un repreneur a été finalement de grande ampleur ». années, des travailleurs sans-papiers choisi en juin 2017, Gifi, qui a indiqué avaient été identifiés sur le chantier qu’il reprendrait 1428 salariés de l’en- départ. « Un plan social low cost », d’un centre de rétention construit par seigne, sur 1754. Eram a finalement selon les syndicats, qui s’inscrit dans Bouygues. En ce début d’année 2017, accepté de contribuer à hauteur d’un le contexte de restructurations et de c’est un chantier mené pour le compte million d’euros (sur cinq) au finance- suppressions d’emplois à répétition de la RATP par une filiale de Vinci qui ment du plan social. Le groupe Mim, au sein du groupe pharmaceutique. a suscité la controverse après la grève spécialisé dans la mode à bas prix, a Ces faits ont été révélés par l’émission de quelques dizaines de travailleurs lui aussi mis la clé sous la porte en “Secrets d’info” de France Inter, dont turcs et kurdes – dont certains en 2017, laissant plusieurs centaines de l’enquête s’appuie sur de nombreux situation irrégulière – qui n’avaient salariés au chômage, malgré un pro- témoignages de cadres supérieurs pas été payés depuis plusieurs mois. jet de reprise en Scop par les salariés de Sanofi ainsi que sur des courriels La RATP a porté plainte contre X et eux-mêmes. internes au groupe. La direction de Vinci a finalement payé les arriérés de Sanofi a admis des « anomalies » mais salaires et offert des CDI aux ouvriers. dément l’existence de quotas à propre- BOUYGUES, CONDAMNÉE ment parler. POUR TRAVAIL DISSIMULÉ, VIVARTE, TATI... N’EST PAS EXCLUE DES MARCHÉS PUBLICS PLANS SOCIAUX À RÉPÉTITION SAFRAN VISÉE PAR LA PREMIÈRE DANS LE COMMERCE En mars 2017, le tribunal de Caen ACTION DE GROUPE De manière moins spectaculaire que a confirmé la condamnation de EN FRANCE POUR DISCRIMINATION SYNDICALE dans l’industrie, le secteur du com- Bouygues dans le cadre d’une vaste merce a lui aussi été touché par des affaire de travail détaché irrégulier sur Depuis novembre 2016, il est possible de plans sociaux de grande ampleur en le chantier de l’EPR de Flamanville. lancer des actions de groupe contre des 2017 et les années précédentes. En L’entreprise de BTP a été condamnée entreprises pour discrimination – les janvier 2017, c’est d’abord le groupe à une amende de 29 950 euros, juste class actions à la française. La CGT a Vivarte (La Halle aux chaussures, La sous la barre des 30 000 euros de péna- pris l’initiative de la première procédure, Halle aux vêtements, Kookaï, André, lité qui lui aurait interdit de concou- en accusant le groupe Safran de discri- 50 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

mination syndicale. Si la réalité de ordres établis. Apparemment, cela à discriminer les candidatures de la discrimination des syndicalistes vaut aussi pour les droits des tra- personnes d’origine maghrébine. La en termes de salaire et d’avancement vailleurs dans ses centres d’appels. plupart des entreprises en question semble bien établie, chiffres à l’appui, Dans plusieurs de ses centres d’ap- ont accepté de mettre en place un ce cas illustre aussi les limites du dis- pels, Free semble avoir pratiqué ce plan d’action pour y remédier, sauf positif prévu par la nouvelle loi, qui qui s’apparente à des licenciements Accor et Courtepaille. Le groupe multiplie les obstacles. disciplinaires massifs, choisissant hôtelier avait d’ailleurs déjà été d’invoquer à tout va la « faute grave » montré du doigt en 2009 suite à une pour faire fondre les effectifs, et en première série de testings. PSA ACCUSÉE DE S’ACHARNER particulier se débarrasser des sala- CONTRE SES SYNDICALISTES riés les plus revendicatifs, tout en En juillet 2017, des syndicalistes de évitant le plan social. Selon l’heb- RTE : LE PREMIER l’usine PSA de Poissy ont organisé domadaire Politis, le centre d’appels « RÉFÉRENDUM une manifestation devant le siège de Colombes a ainsi vu ses effectifs D’ENTREPRISE » EN FRANCE SE SOLDE PAR UNE DÉFAITE parisien de l’entreprise, dénonçant chuter de 60 % en trois ans, avec 315 POUR LA DIRECTION une campagne d’acharnement de licenciements dont 266 pour faute la direction contre les militants grave, et des dizaines de conten- C’était l’un des premiers référen- syndicaux, passant par une « ava- tieux aux prud’hommes. Quelques dums d’entreprise prévus par la lanche de sanctions », mais aussi mois après ces révélations, Free a loi El Khomri, entrée en vigueur le des procédures judiciaires, comme annoncé la vente de son centre d’ap- 1er janvier 2017. 4200 salariés de la celle initiée contre un militant pels de Colombes à un sous-traitant. branche maintenance de RTE, la CGT pour avoir tordu le doigt d’un filiale d’EDF en charge du réseau de ses managers lors d’une bous- d’électricité haute tension, étaient culade. Beaucoup disent craindre ACCOR SE SATISFAIT-ELLE invités à se prononcer sur un pro- que cette acharnement soit le pré- DE SES PRATIQUES jet de la direction modifiant leurs alable à un vaste plan social sur le DISCRIMINATOIRES ? temps et horaires de travail. Le texte site. La direction de PSA fait valoir La multinationale française de l’hô- proposé par la direction de RTE, que les poursuites initiées sont des tellerie (propriétaire notamment des contesté par la CGT mais défendu initiatives individuelles, même si marques Raffles, Sofitel, Pullman, par la CFDT et la CFE-CGC, prévoyait cette même direction semble avoir Novotel, Mercure, Ibis, Hotel F1) a notamment la remise en cause par- activement participé à la constitu- été montrée du doigt par la ministre tielle du principe de volontariat pour tion des dossiers à charge. du Travail elle-même en raison de les chantiers dits urgents. Près de l’absence de mesures satisfaisantes 71 % des votants l’ont rejeté. pour mettre fin à la discrimination LES MÉTHODES MUSCLÉES à l’embauche. En 2016, le gouverne- DE FREE POUR LICENCIER ment avait lancé une étude basée SANOFI CONDAMNÉE POUR SANS PLAN SOCIAL sur le « testing » ciblant 40 grandes « ABUS DE TRAVAIL PRÉCAIRE » Le dernier venu des opérateurs télé- entreprises. Résultat : 12 d’entre Si le travail précaire ne cesse de phoniques français s’est fait une elles (dont les noms n’ont pas été progresser en France et en Europe, réputation de « perturbateur » des révélés) affichaient une tendance c’est majoritairement en dehors des grands groupes, dans les petites et moyennes entreprises ou chez les sous-traitants et fournisseurs. Certaines multinationales n’en semblent pas moins abuser du tra- vail précaire en leur sein (CDD et intérimaires), et se font condamner par la justice à requalifier certains contrats en CDI ou à verser des indemnités à leurs travailleurs. C’est le cas de Sanofi, qui a fait face à plusieurs décisions de justice en ce sens ces dernières années. La CGT évoque le chiffre de 18 % de sala- riés précaires dans l’entreprise ; la direction affirme que le chiffre est plutôt de 11 %. COMMENT LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES TRAITENT-ELLES LEURS TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES ? I 51

SÛRETÉ, TOXICITÉ, STRESS... TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES SOUS PRESSION

Accidents mortels qui emportent les travailleurs, exposition à la radioactivité ou à des substances toxiques, stress allant jusqu’à des suicides... Les conditions dans lesquelles les employés des multinationales françaises exercent leur métier ne sont pas toujours enviables. Mais les directions font souvent tout pour que l’on regarde ailleurs. KYLE MCDONALD KYLE

CHEZ ORANGE, DES SALARIÉS ET SOUS-TRAITANTS EXPOSÉS À DES SUBSTANCES RADIOACTIVES

’est ce que dénoncent la com- Problème : en cas de manipulation, ils un risque d’inhalation de radon et de mission de recherche et d’in- peuvent se révéler dangereux. 400 000 tritium. Après quelques années, les Cformation indépendantes sur de ces parafoudres radioactifs sont syndicalistes ont réussi à obtenir que la radioactivité (Criirad) et la CGT. actuellement stockés en Auvergne, en la mission de retraits et de stockage En cause : les parafoudres – ou para- attendant une solution d’élimination soit stoppée en Auvergne. Les sites surtenseurs – massivement installés d’entreposage ont été confinés. Le 12 sur les réseaux et centraux télépho- avril, la CGT est intervenue auprès de niques de France pour protéger les l’Autorité de sureté nucléaire, censée Les travailleurs sont exposés lignes téléphoniques en cas de foudre. suivre les opérations de retrait, pour à un risque d’inhalation Se présentant sous forme de petites que la mission de stockage des para- ampoules en verre de 1 à 5 cm de long, de radon et de tritium foudres soit suspendue partout en ces parafoudres sont interdits depuis France. En dehors de l’Auvergne, où 1978 : ils contiennent du radium 226, les agents se sont battus pour garder du tritium, ou encore du thorium 232, définitive. Selon une analyse récente la main sur cette activité très dange- autant d’éléments radioactifs. Ils de la Criirad, les travailleurs en charge reuse, ce sont les sous-traitants qui sont progressivement retirés par des de leur transport et de leur dépôt dans sont chargés du retrait et du stockage agents d’Orange et des sous-traitants. les lieux de stockage sont exposés à des parafoudres. 52 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

acheter son silence. En 2017, c’est l’histoire racontée à nouveau par Mediapart de Christian Bagiu, tra- vailleur détaché roumain sur le chantier de Dunkerque victime d’un accident du travail, mal pris en charge et laissé pour compte sans indemnisation, qui vient confir- mer les abus liés au travail détaché et à la sous-traitance. Le parquet de Dunkerque a ouvert une infor- mation judiciaire. Une première enquête pour recours abusif au tra- vail détaché, avec horaires de travail excessifs et retenues illégales sur les salaires, avait été classée sans suite ALEXANDRE DELBOS ALEXANDRE en 2015.

rachetée par Bolloré Energy, qui QUAND LE RECOURS ACCRU À LA POSTE : LA FACE CACHÉE LA SOUS-TRAITANCE FAVORISE détient une trentaine de dépôts de DU RECYCLAGE DES L’INSÉCURITÉ AU TRAVAIL carburants en France, en Suisse et CARTOUCHES D’IMPRIMANTES en Allemagne. Les travaux pour Des milliers de cartouches d’im- La qualité de l’emploi et la protection transformer la raffinerie en dépôt primante usagées passent, chaque des salariés influencent directement ont débuté en 2016, mais au bout semaine, par les centres de tri de La la sécurité au travail et la sûreté des de quelques mois, les médecins du Poste pour être réexpédiées à des fins installations. Le recours accru à la travail s’inquiètent de l’état de santé de recyclage. D’apparence anodine, sous-traitance au sein des usines des de certains salariés et découvrent ces recharges recèlent des quantités grands groupes, y compris celles clas- des traces de plomb dans leur sang. non négligeables d’agents cancéro- sées “Seveso” (celles présentant des Le groupe semble n’avoir pas fait gènes tels que le chrome, le mercure risques d’accidents majeurs) intro- réaliser le diagnostic plomb léga- ou des nanoparticules. Ces poussières duit de multiples facteurs de risques lement obligatoire. La justice a fait potentiellement toxiques peuvent se supplémentaires : perte de savoir, interrompre le chantier en mai répandre lorsque les colis sont mal fer- plus grosse pression sur le rythme 2017, mais il a repris partiellement més ou éventrés, affectant les salariés. de travail, moindre protection en quelques jours plus tard sans que Ceux-ci ont lancé l’alerte et demandé cas d’alerte, formation rudimentaire, toutes les inquiétudes soient levées. course au moins-disant social de la plusieurs expertises qui ont confirmé part des entreprises sous-traitantes. leurs craintes. La direction de La Poste, DEUX ACCIDENTS SUR LE qui estimait qu’il « n’y a pas de risque De nombreux accidents du travail sont CHANTIER DU TERMINAL avéré », a tardé à prendre des mesures liés à ces problèmes et impliquent des MÉTHANIER DE DUNKERQUE pour protéger ses employés et les autres colis, et celles-ci restent insuf- travailleurs précaires. Sur les quatre Le terminal méthanier de Dunkerque, fisantes selon les syndicats. décès survenus en 2015 sur des sites inauguré en 2017, représentait le deu- d’ArcelorMittal, trois concernaient des xième plus gros chantier de France travailleurs externes, sous-traitants et après celui de l’EPR de Flamanville, ALERTE SUR UNE SÉRIE DE intérimaires. Pour les grandes entre- également porté par EDF. Les deux SUICIDES AU SEIN D’EIFFAGE prises, le recours à la sous-traitance chantiers ont été marqués par un La CFDT a accusé en octobre 2017 la pour les tâches dangereuses est aussi recours important à la sous-trai- direction d’Eiffage de faire la « sourde une manière de se défausser de leur tance et au travail détaché. Deux oreille » suite à une série de suicides responsabilité. accidents sont venus démontrer les ou de tentatives de suicides au sein de risques de ce mode d’organisation. l’entreprise. Deux suicides venaient Un ouvrier portugais, recruté par une d’avoir lieu coup sur coup au sein de INTOXICATIONS AU PLOMB société d’intérim pour le compte d’un la branche Infrastructures de l’en- DANS L’EX RAFFINERIE sous-traitant d’EDF, a trouvé la mort PETROPLUS, RACHETÉE PAR treprise, avec des messages faisant sur le chantier en 2014. L’entreprise BOLLORÉ ENERGY clairement le lien avec le travail. La énergétique française semble avoir direction d’Eiffage s’est engagée à L’ancienne raffinerie Petroplus, versé à sa veuve, selon Mediapart, « renforcer les dispositifs existants ». liquidée en 2013, a finalement été la somme de 220 000 euros pour COMMENT LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES TRAITENT-ELLES LEURS TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES ? I 53

QUAND LES EMPLOYEURS CIBLENT LES MÉDECINS DU TRAVAIL Certains patrons n’hésitent plus à se retourner contre les médecins du travail lorsque ces derniers attestent d’un lien entre l’état de santé d’un salarié et sa situation professionnelle, en saisissant l’Ordre des médecins. Les attestations des médecins du travail peuvent en effet faire condamner les employeurs aux prud’hommes pour licenciement abusif ou les obliger à réaffecter les salariés. Selon le docteur Dominique BBC WORLD WORLD SERVICE BBC Huez, qui a lui-même écopé d’un blâme il y a quelques années suite à une plainte d’un sous-traitant bilité du travail des préparateurs de rendre aux toilettes et d’aller se soi- d’EDF, Orys, il y a plusieurs centaines commande dans les entrepôts, sou- gner, malgré sa condition. Une version de plaintes de ce type en France mis au nouveau système de la « com- des faits démentie par la direction chaque année, et l’ordre des méde- mande vocale », ainsi que sur les du groupe, qui assure que tout a été cins montre une fâcheuse tendance traitements méprisants de nombreux fait dans les règles. Les syndicats à prendre le parti des employeurs. managers et l’isolement délibéré des dénoncent les pratiques managériales salariés les uns des autres. Un miroir agressives au sein de cet hypermar- sans concessions de la dégradation ché, qui ne dépend pas directement LUMIÈRE SUR LES CONDITIONS des conditions de travail dans le sec- d’Auchan mais d’une autre entité du DE TRAVAIL DANS LA GRANDE teur depuis quelques décennies. groupe Mulliez. Quelques mois plus DISTRIBUTION tôt, une autre caissière avait été licen- En septembre 2017, la diffusion d’un ciée dans le même hypermarché pour numéro d’une édition du maga- SCANDALE AUTOUR une erreur de 85 centimes dans les zine télévisé “Cash investigation” DE LA FAUSSE COUCHE comptes de sa caisse. consacrée pour partie aux condi- D’UNE CAISSIÈRE D’AUCHAN tions de travail chez Lidl ouvre les Autre illustration de cette dégrada- yeux du grand public sur le sort peu tion : le cas d’une caissière de l’hy- UNE ENQUÊTE SYNDICALE enviable de nombreux salariés dans permarché Auchan City de Tourcoing, ALERTE SUR LE NIVEAU la grande distribution. Le reportage se qui aurait fait une fausse couche après DE STRESS DES SALARIÉS DE L’ORÉAL concentre en particulier sur la péni- que ses supérieurs lui ont refusé de se L’Oréal n’a pas la réputation d’une entreprise particulièrement brutale envers ses salariés, mais derrière la LE SUICIDE D’UN CHEMINOT ALERTE SUR LES CONSÉQUENCES façade clinquante peut se cacher une HUMAINES DE LA « LIBÉRALISATION » DE LA SNCF tout autre réalité. Une enquête de la CFDT sur les risques psycho-sociaux En avril 2018, un cheminot de moins de 30 ans s’est suicidé en se jetant sous dans trois sites du groupe, révélée par un train à Pantin au moment de prendre son service. En mars 2017, un che- le site Les Jours, révèle un niveau de minot syndicaliste s’était jeté sous un train en gare Saint-Lazare. Ces drames stress très élevé. Dans un laboratoire, relancent le débat sur les pratiques managériales au sein de la SNCF, après 55 % des chercheurs se déclarent en le suicide d’un autre cheminot dans le sud de la France en 2016. Le syndicat stress et 14 % en état d’épuisement Sud-rail accuse les « pratiques inhumaines » de la direction et les « pressions professionnel. Toutes les catégories managériales ». Quelques mois avant le suicide de mars 2017 gare Saint-Lazare, de personnel sont concernées. Un les syndicats avaient découvert une « liste noire » de salariés dont les noms salarié sur quatre effectuerait plus étaient affublés d’étiquettes insultantes. Une manifestation a été organisée de 22 heures supplémentaires par dans la gare rassemblant un millier de personnes, pour dénoncer « la politique mois (non rémunérées, car les sala- d’entreprise de la SNCF et du gouvernement [qui] détruit le service public et tue riés sont au forfait jour), et un site ses défenseurs». Illustration d’une ambiance délétère entre salariés et direction affiche un taux de méfiance de 80 % qui n’est pas sans rappeler celle qu’ont connu d’autres services publics soumis envers la direction. à une cure de libéralisation. 54 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

LES CHSCT DANS LE COLLIMATEUR

C'est sans doute l'un des chan- porter des améliorations. Les CHSCT ont une expertise qui met en évidence gements les plus importants également joué un rôle essentiel pour des risques pour la santé des salariés. Cintroduits par les ordonnances faire la preuve que les suicides au travail L’employeur n’en tient pas compte, de 2017 réformant le code du travail : chez Orange ou Renault n’étaient pas mais la CGT porte l’affaire devant la la disparition des comités d'hygiène, liés à une fragilité personnelle ou à une justice, qui donne tort à l’employeur. de sécurité et de conditions de travail situation familiale compliquée... mais Bref, les CHSCT étaient devenus un (CHSCT), regroupés avec le comité d'en- qu’une organisation du travail maltrai- véritable contre-pouvoir au sein des treprise au sein d'une instance unique, tante était bel et bien en cause. entreprises, intolérable pour la frange le « comité social et économique ». À la la plus rétrograde du patronat français, faveur de cette fusion sont purement et La fin des CHSCT, qui réclamait leur suppression depuis simplement supprimées certaines pré- des années et a fini par l'obtenir du c'est donc la perte d'un outil rogatives qui faisaient des CHSCT un gouvernement d'Emmanuel Macron. de connaissance au plus proche véritable outil au service des conditions de travail des salariés, notamment un du travail réel. La fin des CHSCT, c'est donc la perte budget suffisant pour recourir à des d'un outil de connaissance au plus expertises de qualité, et la capacité Dans les années 2000, de nouvelles proche du travail réel, qui a sans doute d’agir en justice pour forcer l’employeur législations en France et en Europe permis d'éviter bien des drames. Et ceci à respecter les prescriptions légales ont renforcé l'obligation de résultats alors que les pathologies classiques en matière d’hygiène, de sécurité et de pesant sur les entreprises en matière du travail, liées au port de charges conditions de travail. de prévention des risques profession- par exemple, ne faiblissent pas, et nels. Un arrêt décisif a été rendu en ce qu'émergent de nouveaux maux du Au sein de La Poste par exemple, suite sens en 2008 par la Cour de cassation, travail, comme les troubles muscu- à diverses expertises commandées par l’arrêt dit “Snecma”. Cette filiale aéro- lo-squelettiques et les maladies dites les CHSCT sur la dégradation des condi- nautique du groupe Safran prévoyait psychosociales, liées à la restructu- tions de travail des facteurs, occasion- une réorganisation dans l’usine fran- ration permanente des firmes et aux née par des projets de réorganisation à cilienne de Gennevilliers (1400 sala- pressions individuelles croissantes sur répétition, la direction a été obligée d'ap- riés). Consulté, le CHSCT commande les salariés. B. GARCIA B. COMMENT LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES TRAITENT-ELLES LEURS TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES ? I 55

HORS DE FRANCE, DES SALARIÉS MOINS BIEN TRAITÉS ?

En Afrique, en Inde, et même au Royaume-Uni ou en Belgique, les salariés des implantations et filiales à l’étranger de nos grands groupes nationaux paraissent souvent moins bien lotis que leurs employés français.

LES MULTINATIONALES FRANÇAISES, « MODÈLES » DU DIALOGUE SOCIAL ?

’il est un domaine où les multina- tionales françaises font générale- Sment mieux que leurs homologues étrangères, c’est sans doute celui du dia- logue social. Nombreux sont ainsi les grands groupes tricolores à avoir signé un « accord cadre » avec les fédérations syndicales internationales, c’est-à-dire l’équivalent d’un accord social au niveau de tout le groupe. C’est l’outil privilégié par les syndicats internationaux pour étendre les mécanismes de protection des salariés au niveau d’une multina- tionale dans son ensemble, avec l’es- poir que les conditions relativement meilleures qui prévalent dans les pays européens s’étendront petit à petit aux JOSÉ CRUZ ABR / autres implantations, particulièrement celles où les droits syndicaux sont quasi tions complètes sur la localisation de des syndicats « maison ». Autre point inexistants. Un grand nombre de mul- leurs effectifs, par exemple. Certaines, obscur de ces politiques : la sous-trai- tinationales françaises ont également comme Carrefour et quelques autres, ne tance. Une étude commandée par la mis en place des comités d’entreprise donnent même plus de chiffres sur leurs Confédération syndicale internatio- européens ou mondiaux. effectifs en France. La plupart des multi- nale (CSI) alertait en 2016 sur le sort nationales françaises fournissent aussi des milliers de travailleurs ignorés Pour autant, le tableau n’est pas entière- quelques éléments sur le dialogue social des multinationales : ceux qui opèrent ment rose. Les accords internationaux ou les libertés syndicales au sein de leur dans leurs chaînes d’approvisionne- manquent souvent de mécanismes de groupe, comme le nombre de salariés ment. Avec 379 000 salariés dans le mise en œuvre effectifs. Les instances couverts par des accords sociaux ou monde, Carrefour est déjà l’un des représentatives du personnel au niveau le taux de salariés couverts par des plus importants employeurs privés européen ou mondial disposent généra- de la planète. En réalité selon cette lement de bien moins de prérogatives étude, si l’on tient compte de la main que leurs équivalentes au niveau fran- Les instances représentatives d’œuvre des divers fournisseurs et çais, particulièrement en termes de du personnel au niveau européen sous-traitants du groupe, l’effectif de droit des salariés à l’information et à ou mondial disposent de moins Carrefour devrait plutôt être évalué la consultation. Quand elles ne sont pas de prérogatives qu'au niveau à ... 3,3 millions de personnes. Cette utilisées par les directions pour réduire français. main d’oeuvre employée chez les l’influence des syndicats de la maison divers fournisseurs et sous-traitants mère en France, plus revendicatifs. des multinationales est bien moins syndicats ou des institutions représen- protégée et dispose de moins de droit Une étude du Centre études & prospec- tatives. Mais ces éléments restent sou- que les salariés directs de ces entre- tive du Groupe Alpha, parue en sep- vent vagues et de nature hétérogène. Et prises. Au mieux, elle est couverte par tembre 2017, pointe les insuffisances de l’immense majorité des directions des des « codes de conduite » ou autres la communication des grandes entre- multinationales tricolores ne semble principes directeurs à destination prises françaises en matière sociale. pas faire la différence entre une repré- des fournisseurs, dont l’efficacité est Peu d’entre elles publient des informa- sentation syndicale indépendante et sujette à caution. 56 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

RENAULT-NISSAN, AIRBUS, NATIXIS... : LES TROUBLANTES PRATIQUES QUAND LES ENTREPRISES ANTISYNDICALES DES ENTREPRISES FRANÇAISES AUX ÉTATS-UNIS FRANÇAISES PLAIDENT AUSSI POUR LA DÉRÉGULATION En août 2017, les ouvriers de l’usine DU DROIT DU TRAVAIL Nissan de Canton, dans le Mississipi, AILLEURS ont finalement voté contre la création La dérégulation du droit du travail au sein de leur établissement d’une n’est pas seulement un phéno- section syndicale, après des mois mène français. La remise en cause de bras de fer. C’est la seule usine du des statuts établis et des accords groupe Renault-Nissan dans le monde de branche est un phénomène

GLENN BELTZ GLENN à n’avoir pas de représentation indé- européen, avec comme résultat pendante des travailleurs. Les syndi- une précarisation grandissante de cats dénonçaient depuis des mois l’attitude de la direction, qui avait tout d’abord interdit la syndicalisation puis exercé une énorme pression sur les ouvriers La liste de revendications pour qu’ils refusent la création de cette section. 80 % des ouvriers de l’usine sont noirs et travaillent dans des conditions spartiates. Des ouvriers s’étaient rendus incluait [...] une libéralisation en France pour obtenir le soutien des syndicalistes de la maison mère et de des licenciements parlementaires, l’État français étant actionnaire du groupe automobile. « Nous économiques avec restriction attendons que le syndicat américain des travailleurs automobiles cesse de vou- du pouvoir des juges, loir syndiquer la salariés du site », a déclaré pour sa part la direction de Renault. l’abolition des conventions collectives sectorielles De telles pratiques sont loin de constituer une exception parmi les groupes fran- çais opérant aux États-Unis. Lorsque des champions français comme Airbus ou Vallourec inaugurent une nouvelle usine de l’autre côté de l’Atlantique, ils toute une partie de la population n’ont aucun scrupule à se féliciter ouvertement qu’elle n’ait pas de syndicats, active. Les multinationales et leurs voire à inciter leurs salariés français et européens à en prendre exemple. Dans groupes de lobbying ont parfois fait le secteur des services, plusieurs entreprises françaises comme Sodexo ou pression, de manière plus ou moins Veolia Transdev ont aussi fait, ces dernières années, l’objet de campagnes directe, pour obtenir ces réformes. dénonçant leurs manoeuvres antisyndicales. Des documents ont ainsi montré le rôle déterminant de lobbys états- uniens pour remettre en cause toute une série d’avantages acquis en SUITE À LA FUSION, LAFARGEHOLCIM REFUSE DE SIGNER UN NOUVEL Roumanie. En 2017, des échanges ACCORD CADRE INTERNATIONAL entre le cimentier français Lafarge et le gouvernement grec datant de Avant sa fusion avec sa concurrente 2011 ont refait surface grâce au col- suisse Holcim, l’entreprise cimen- lectif « Investigate Europe ». Le lea- tière Lafarge disposait d’un accord der mondial du ciment, profitant de cadre international signé avec les la crise grecque, a fait pression pour fédérations syndicales internatio- obtenir d’Athènes une dérégulation nales concernées. Accord qu’il fallait du droit du travail, au-delà de ce que mettre à jour pour la nouvelle entité, les réformes engagées prévoyaient alors que la tradition suisse de dia- PETER CRAVEN PETER déjà. La liste de revendications logue social est bien différente de la incluait la révision des mécanismes française. Finalement, bien que le principe d’un nouvel accord cadre interna- d’arbitrage entre employeurs et tional ait été approuvé par l’Assemblée générale annuelle 2017 des actionnaires salariés au profit des premiers, une de l’entreprises, la nouvelle direction de LafargeHolcim est revenue sur ses libéralisation des licenciements engagements et a décidé de ne pas signer d’accord cadre mondial avec ses économiques avec restriction du syndicats, estimant que les mécanismes en place étaient suffisants. Ces der- pouvoir des juges, l’abolition des niers ont dénoncé l’attitude de la direction et « recours abusif de travailleurs conventions collectives sectorielles sous-traités et de travailleurs tiers dans l’entreprise », alors que LafargeHolcim pour privilégier les accords d’entre- affiche « la pire performance du secteur en matière de santé et de sécurité ». prises. Autant de demandes qui ont été satisfaites et qui préfiguraient La situation en Inde semble illustrer ces risques. Les salariés indiens du groupe dans leur esprit la teneur des ordon- s’inquiètent en effet de la multiplication des accidents mortels dans les établis- nances françaises de 2017. sements de LafargeHolcim. Une enquête officielle a par exemple été lancée en septembre 2017 après la mort de deux ouvriers sur le site de Baloda Bazar, dans le Chhattisgarh. Un autre ouvrier est mort, dans une autre cimenterie, en janvier 2018. COMMENT LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES TRAITENT-ELLES LEURS TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES ? I 57

AU ROYAUME-UNI, UNE FILIALE DE LA POSTE DANS LA TOURMENTE APRÈS LA MORT D’UN LIVREUR DIABÉTIQUE Don Lane, un livreur britannique de 53 ans, est décédé en 2017 après s’être effondré au volant de sa camionnette lors d’une tournée. Il travaillait pour DPD, une filiale du groupe La Poste qui s’est spécialisée dans les livraisons pour le compte de groupes de com- merce en ligne comme Amazon. Après avoir dû payer une amende de 150 livres sterling de son employeur pour cause BATHY POREIA BATHY de rendez-vous médical, il ne s’était pas rendu aux rendez-vous suivants. DPD appartient à Geopost, elle-même filiale perdues au milieu de l’océan indien. colis du groupe La Poste. Présente dans PAVILLONS DE COMPLAISANCE : Tous les grands groupes français du COMMENT LA FRANCE 26 pays, cette firme emploie environ CONTRIBUE AU DUMPING transport maritime, la CMA-CGM, 5000 livreurs au Royaume-Uni comme SOCIAL SUR LES OCÉANS Louis Dreyfus Armateurs (LDA) et travailleurs « indépendants ». Ils étaient Bourbon, utilisent ces pavillons de payés seulement quand ils travaillaient Grâce aux « pavillons de complai- complaisance, de même qu’Orange et ne bénéficiaient d’aucune protec- sance », un armateur peut faire Marine. tion sociale. Lorsqu’ils manquent des immatriculer son navire dans tournées pour raisons médicales, DPD un paradis fiscal maritime, tel le leur retenait 150 livres sterling sur Panama. Ainsi, il paie moins d’im- QUAND LUMINUS, leur rémunération, Suite au décès de pôts et échappe au droit du travail LA FILIALE BELGE D’EDF, Don Lane, ce système a été aboli, DPD LICENCIE SES SALARIÉS et à la réglementation en matière offrant à ses 5000 livreurs d’être reclas- PAR TÉLÉPHONE de sécurité ou d’environnement en sés comme intérimaires ou salariés à vigueur dans le droit social et mari- Quatorze salariés des services part entière. time. Si le Panama est tristement informatique et de vente de célèbre pour ces pratiques, une Luminus, filiale belge d’EDF, ont trentaine d’autres juridictions sont appris en juin 2017 leur licencie- CONFLIT SOCIAL VIOLENT concernées, comme le Liberia, les ment... par un simple coup de télé- CHEZ TOTAL AU CONGO- Bahamas, les îles Marshall, Malte... phone. « Allô ? Je te laisse un BRAZZAVILLE mais aussi la France. En passant message pour te dire que ce n’est Les sites de Total au Congo ont été par ces pavillons « bis », des com- pas la peine de venir au travail touchés par un conflit à l’été 2017 : pagnies françaises bénéficient, sur demain. » Certains salariés concer- les syndicats se plaignaient du la mer, de conditions particuliè- nés ont carrément retrouvé leurs non-versement de divers avantages rement rentables... À l’instar des affaires dans un carton déposé à et dénonçaient la détérioration du prestigieuses croisières du Ponant, l’accueil de l’entreprise, alors que climat social. Des manifestations qui se targuent sur leur site d’une leur casier était censé être fermé à ont été dispersées par la police et « French touch » de luxe, d’un équi- clé. La direction d’EDF a reconnu certains salariés ont même invoqué page français... Cette compagnie des « maladresses ». Luminus a fini des intimidations et des menaces par confie le recrutement des gens de par présenter des excuses, sans l’armée congolaise, à laquelle Total mer à une agence de manning – revenir sur les 14 licenciements. aurait fait appel pour rétablir l’ordre. l’équivalent d’une société d’intérim Pour justifier ces derniers, Luminus – basée à Wallis et Futuna, territoire évoque un contexte économique français du Pacifique qui dispose difficile, mais la filiale d’EDF a tout CONFLITS SOCIAUX À L’USINE de son propre pavillon depuis les de même décidé de distribuer 35 RENAULT-NISSAN DU TAMIL années 1970. Pavillon qui a été qua- millions d’euros de dividendes à ses NADU (INDE) lifié de « niveau zéro de la législation actionnaires sur un résultat net de L’usine de Renault-Nissan dans le sociale ». La France dispose d’un 55 millions. Les deux tiers iront Tamil Nadu, en Inde, a connu de nom- autre pavillon de complaisance, le dans les proches de la maison mère breux conflits sociaux depuis que pavillon dit Kerguelen, petites îles française. certains ouvriers ont souhaité s’affi- 58 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

lier à un syndicat différent du syndi- de Bursa. Les manifestations qui vaques semblent désormais bien cat maison privilégié par la direction. s’ensuivirent furent réprimées par décidés à récolter leur part du Des licenciements ont été révoqués la police. Malgré les interpellations gâteau. Des grèves – et l’appui des par les tribunaux et un accord a été des syndicats européens, la direction syndicats d’Europe de l’ouest – leur négocié avec les travailleurs début du groupe a refusé de remédier à la ont permis d’obtenir des augmen- 2017 pour mettre fin à la dispute, réin- situation. Résultat tout de même : le tations salariales, sauf à PSA, dont tégrer des travailleurs congédiés, et constructeur français a été mis sur la les ouvriers se plaignent désormais regrouper tous les travailleurs au sein « liste noire » de la banque suédoise d’être les moins bien payés de tous. du syndicat maison, moyennant la SEB pour ses atteintes aux droits des promesse d’élections syndicales travailleurs en Turquie. libres. En septembre, une tentative TOTAL CONDAMNÉE À PAYER de suicide d’un ouvrier lié au syndicat SES SALARIÉS YÉMÉNITES indépendant et à qui l’on avait refusé LES OUVRIERS SLOVAQUES Un tribunal yéménite a condamné un congé (ce qui entraîne automati- DE PSA EN LUTTE POUR DES Total et la société de sécurité G4S quement une perte de salaire) montre AUGMENTATIONS DE SALAIRE à verser les salaires arriérés d’une que les tensions restent vives. 2017 aura été une année de tensions centaine de gardes. Ces derniers se sociales dans les usines slovaques plaignent d’avoir été abandonnés des constructeurs automobiles d’Eu- sans ménagement et laissés sans « LOCKOUT » CHEZ LACTALIS rope de l’ouest, comme VW ou PSA. ressources lorsque la firme pétro- ET LAFARGE Le pays est devenu un lieu d’implan- lière française a décidé de se retirer C’est une pratique quasi inexistante tation de choix de ces groupes pour du Yémen en raison de la guerre. Les en France mais à laquelle de nom- des raisons fiscales et de moindre deux firmes déclarent avoir compensé breuses directions d’entreprises ont coût salarial, mais les ouvriers slo- dûment leurs anciens travailleurs. recours pour forcer la main à leurs travailleurs ou réprimer les ardeurs de leurs salariés trop revendicatifs : le « lockout », consistant à fermer tempo- rairement l’entreprise et empêcher les LICENCIEMENTS ET RADIATIONS : travailleurs de rejoindre leur poste de DOUBLE PEINE POUR LES TRAVAILLEURS D’AREVA AU NIGER travail et d’être payés. Deux exemples Sur fond de crise persistante du marché montrent que les multinationales de l’uranium, Areva a annoncé la sup- françaises n’hésitent pas à y recourir pression de plusieurs centaines d’em- à l’encontre de leurs salariés à l’étran- plois dans ses mines d’Arlit, au Niger. ger. Au Canada, dans une carrière de Environ 200 emplois directs (sur 916) calcaire de Lafarge, un lockout de 18 vont être supprimés dans la mine de la semaines s’est terminé en mars 2017 Somaïr à Arlit, active depuis le début des par un accord entre les ouvriers et la années 1970. 500 emplois indirects de FLICKR direction. En Australie, un lockout chez sous-traitants sont également appelés à Parmalat (filiale de Lactalis) en février disparaître. Des baisses d’investissements sur le site sont annoncées. Les ouvriers et mars 2017 a également connu une logés par Areva devront désormais payer leur eau et leur électricité. Autant de issue positive, puisque les salariés ont conditions « incontournables », selon le groupe lourdement endetté, pour assurer obtenu satisfaction à leurs demandes la survie des sites nigériens dans un contexte de crise du marché de l’uranium. La face aux projets de leur direction, qui direction d’Areva ne mentionne évidemment pas sa propre responsabilité dans souhaitait recourir davantage à des l’accumulation de ces dettes, entre affaire Uramin, mauvaise gestion de l’usine du travailleurs intérimaires. Creusot et pari illusoire d’un « renouveau nucléaire » sans cesse repoussé.

La cure d’austérité annoncée ne fera sans doute rien pour améliorer les condi- RENAULT SUR LA « LISTE tions de travail des ouvriers d’Areva à Arlit et les problèmes d’exposition aux NOIRE » D’UN INVESTISSEUR radiations des travailleurs et des riverains. Au Niger tout comme dans les SUÉDOIS POUR SES ATTEINTES anciennes mines d’Areva au Gabon, les ouvriers des mines d’Areva n’ont jamais AUX DROITS SYNDICAUX EN pu faire reconnaître par l’entreprise sa responsabilité dans les nombreux pro- TURQUIE blèmes de santé occasionnés par l’exposition à l’uranium. Hasard du calendrier : En 2016, invoquant une instruction quelques semaines avant l’annonce de ces suppressions d’emploi, Almoustapha du ministère turc du Travail, Renault Alhacen, ancien employé d’Areva et président de l’association Aghirin’man qui annulait des élections profession- dénonce l’impact environnemental et sanitaire des mines d’Arlit, s’est vu décer- nelles et licenciait plusieurs syndi- ner le prix Résistance de la Nuclear-Free Future Foundation (« fondation pour calistes dans son usine automobile un avenir sans nucléaire »), sorte de prix Nobel du mouvement anti-nucléaire. COMMENT LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES TRAITENT-ELLES LEURS TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES ? I 59

LA PLACE SUBORDONNÉE DES FEMMES AU SEIN DU CAC40

La communication des grandes entreprises françaises est sujette à des effets de mode, et cette année, après le scandale Harvey Weinstein et le mouvement #MeToo, la cause féminine occupe le devant de la scène. Plusieurs couvertures des rapports annuels du CAC40 montrent des jeunes femmes souriantes portant casque de chantier. Et la plupart des grandes entreprises communiquent abondamment sur leurs actions pour promouvoir les femmes et les protéger contre le harcèlement et les discriminations. Derrière ces beaux discours, la réalité ne suit pas forcément.

PLUS ON SE RAPPROCHE détenant les pouvoirs de décisions – franchir le seuil des 50 % d’adminis- DES LIEUX DE POUVOIR, atteint laborieusement les 13,9 %. tratrices : Accor, Alstom, Atos, Engie, MOINS IL Y A DE FEMMES Kering, Legrand, Société générale, En matière d’égalité femmes- Le phénomène se retrouve évidem- Sodexo, Thales, Total, Vivendi. hommes, les grandes entreprises ment au plus haut niveau. Sur les 57 Lafarge et Dassault font office de choisissent avec soin les don- PDG, directeurs généraux et prési- cancres avec respectivement 8 % nées à mettre en avant, et parlent dents du conseil d’administration et... 0 % d’administratrices. par exemple plus volontiers de la qui dirigent aujourd’hui les géants du proportion de femmes dans leurs CAC40, on ne trouve que 2 femmes : CES ENTREPRISES conseils d’administrations (d’autant Isabelle Kocher, la directrice géné- OÙ « DES HOMMES plus que la loi les contraint désor- rale d’Engie, et Sophie Bellon, pré- COMMANDENT À DES FEMMES » mais à atteindre une proposition sidente du conseil d’administration À considérer les chiffres sur la place de 40 % de femmes), que du faible de Sodexo. Soit 3,5 %. Aucune femme des femmes, on ne peut qu’être nombre de femmes que comptent n’est encore parvenue à se voir frappé par des déséquilibres entre leurs organes de direction. C’est confier la fonction suprême de pré- la forte proportion de femmes dans pourtant là que se prennent au jour sident directeur général, seule aux l’effectif de certains groupes et leur le jour les décisions opérationnelles commandes d’une entreprise. absence relative au sein de l’enca- et stratégiques sur l’entreprise. Cette faible proportion de femmes drement et de la direction. Parmi ces entreprises où, de manière quasi Avec 0 % de femmes au sein de leur caricaturale, « des hommes com- direction, 13 grandes entreprises En matière d’égalité femmes- mandent à des femmes », on trouve françaises sur un échantillon d’une hommes, les grandes entreprises le Crédit agricole. La banque compte soixantaine cultivent l’entre-soi mas- choisissent avec soin les données près de 54 % de femmes dans son culin au sein de leur plus haute ins- à mettre en avant. effectif mais seulement 20,7 % dans tance de décision : ArcelorMittal, Atos, l’encadrement et 6,3 % au sein de Auchan, Bouygues, Dassault, Eiffage, sa direction exécutive. Chez Elior, LVMH, Pernod Ricard, PSA, SNCF, ST spécialiste de la restauration col- Micro, Vinci et Vivendi. La majorité du au sein des directions exécutives lective, avec 69 % de femmes parmi CAC 40 ne fait pas beaucoup mieux. tranche avec leur présence au les salariés, ce sont les employées Une dizaine d’autres champions hexa- sein des conseils d’administration. qui créent la richesse. Mais elles ne gonaux ont moins de 10 % de femmes Elles y sont en moyenne 40 %, soit sont plus que 44 % dans l’encadre- parmi les très hauts dirigeants : Airbus, le quota obligatoire instauré par la ment et seulement deux (aux côtés Axa, Carrefour, Casino, Crédit agricole, loi de 2011 pour les sociétés à partir de sept hommes) à être associées Essilor, Safran, Vallourec et Veolia. Le d’une certaine taille. Au regard de aux décisions stratégiques. Même taux global de présence féminine au cette loi, un peu plus de la moitié des chose chez Carrefour (57,5 % de sein des comités exécutifs (comex) entreprises françaises concernées femmes dans l’effectif, 40 % dans ou équivalents – qui réunissent sont dans les clous. Quelques unes l’encadrement, mais seulement > > > un nombre restreint de personnes réussissent même à atteindre ou > > > 1 femme pour 13 hommes dans 60 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES PXHERE.COM

le comex) ou chez Axa (53,5 % dans Plus on monte secteurs qui affichent les plus forts l’effectif, 29 % dans l’encadrement dans la hiérarchie, écarts sont la construction (Eiffage 1 femme et 9 hommes au sein du et Vinci), les services informatiques plus les disparités comex). (Atos) et la banque. Ce qui s’explique sont fortes par le fait que les personnels des PEU DE CHIFFRES agences sont très féminisés, alors SUR LES INÉGALITÉS que les traders sont dans leur large SALARIALES pour communiquer sur cette ques- majorité des hommes. Un audit réa- L’autre sujet brûlant en matière tion », explique Saint-Gobain (36 % lisé dans la filiale de BNP Paribas à d’égalité hommes-femmes est de femmes au CA; 18 % au comex). Londres, spécialisée dans les «acti- celui des écarts de rémunération. {« Nous ne sommes pas en mesure vités de marché», avait constaté une Au niveau de la France, cet écart est de répondre à vos questions »,} différence de salaire horaire de globalement de 18,6 % à qualification répond Bouygues (47 % de femmes 33,8 % entre hommes et femmes... égale, selon les derniers chiffres dis- au CA, 0 au comex). Et Engie, qui ponibles. On pourrait penser que les s’est longuement étendue sur ses grands groupes, de par leur capacité objectifs d’égalité, n’a pas apporté financière et leurs enjeux d’image, de réponses chiffrées à nos ques- devraient faire figure de modèle et tions précises sur les inégalités tirer le reste des entreprises vers salariales. le haut, et certains d’entre eux se sont partiellement engagés dans Quant aux chiffres effectivement cette voie. Certaines entreprises disponibles, ils restent disparates: ont même mis en place des fonds certains ne portent que sur la spéciaux pour corriger les écarts France, d’autres sur tout le groupe au salariaux constatés. niveau mondial. Les données sont parfois corrigées pour tenir compte Les entreprises rechignent en géné- des différences d’ancienneté, par- ral à communiquer sur ces sujets fois non. Plus on monte dans la gênants. Seul un petit nombre hiérarchie, plus les disparités sont d’entre elles acceptent de publier fortes : il y a plus de différences des chiffres. « Nos programmes ne entre hommes et femmes cadres sont pas suffisamment matures qu’entre ouvriers et ouvrières. Les COMMENT LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES TRAITENT-ELLES LEURS TRAVAILLEURS ET TRAVAILLEUSES ? I 61

L’ÈRE DU « SOCIÉTAL-WASHING » ?

Condition des femmes, accueil des réfugiés, diversité... Les multinationales françaises se positionnent de plus en plus sur des enjeux dits sociétaux, généralement pour se donner une image progressiste. Comme souvent, la réalité n’est pas forcément en adéquation avec les discours.

QUAND LE « SOCIÉTAL » L’élection de Donald Trump aux grandes multinationales de se REMPLACE LE SOCIAL États-Unis semble avoir accéléré donner une bonne image « socié- Égalité hommes-femmes, accueil cette évolution. Les mesures et les tale » et de faire oublier leurs délo- des migrants, droit des LGBT, diver- prises de position caricaturales du calisations, les inégalités et leurs sité, lutte contre les discrimina- nouveau président américain sur pratiques d’optimisation fiscales – tions... Autant de thématiques sur les migrants, les armes à feu ou les celles-là mêmes qui ont attisé aux lesquelles les grandes entreprises femmes, par exemple, ont suscité États-Unis la frustration sociale françaises se positionnent de plus beaucoup de rejet, ainsi que des qui explique pour partie l’élection en plus volontiers. L’industrie de la campagnes de boycott ou d’interpel- de Donald Trump. responsabilité sociale et environ- lation ciblant des entreprises accu- nementale (RSE) et de la commu- sées de soutenir Trump – à l’image L’AVÈNEMENT nication a accompagné la tendance de la campagne #DeleteUber au DU « FÉMINISME-WASHING » en multipliant les prix ou les labels moment du décret anti-musul- Afficher une politique favorable censés récompenser les entreprises man de janvier 2017. Beaucoup de à l’égalité femmes-hommes fait les plus vertueuses ou les plus grandes entreprises nord-améri- désormais partie des axes de com- volontaristes. caines, mais aussi françaises, ont munication prisés par certaines été promptes à se distancer de grosses entreprises – au prix de cer- Ce sont certes des enjeux sur les- Trump ou des organisations cibles tains raccourcis. La SNCF préfère quels les grands groupes ont le pou- de l’indignation générale, comme ainsi communiquer sur la propor- voir d’agir, à la fois directement et de le lobby des armes à feu NRA. tion de femmes – 43 % – siégeant par leur influence sur l’opinion. Ce C’est ainsi que le PDG de Kering, au sein de son comité d’adminis- sont aussi des enjeux qui ont l’avan- François-Henri Pinault, s’est élevé tration que sur la composition de tage de ne pas remettre en cause sur les réseaux sociaux contre le son comité exécutif qui ne compte directement leur manière de fonc- décret anti-musulman de Trump, aucune femme. La SNCF aime aussi tionner dans la mesure où il suffit ou qu’Axa a annoncé qu’elle s’assu- présenter son opération « Girls’day : de coopter parmi leurs dirigeants rerait que les personnes bloquées journée de la mixité » au cours de des femmes ou des représentants par le même décret resteraient cou- laquelle elle fait découvrir aux de minorités ethniques conforme vertes par leurs polices d’assurance. jeunes filles ses métiers dits «mas- au « moule » préexistant. De sorte culins». Plusieurs grandes entre- que ces promotions individuelles Certaines entreprises prises mettent ainsi en valeur leurs peuvent cacher une situation « réseaux femmes », ou leurs chartes qui communiquent beaucoup inchangée pour les populations de bonne conduite. Comme la SNCF discriminées dans le reste de l’en- sur leur promotion avec son réseau « SNCF au fémi- treprise ou chez ses fournisseurs de la diversité, comme Sodexo, nin ». Ces réseaux semblent avoir et sous-traitants. Voire une dégra- sont aussi des firmes peu d’effets sur la rupture du plafond dation du climat social, des condi- qui pratiquent de très bas de verre qui empêche les femmes tions de travail ou des inégalités salaires. d’accéder aux postes de pouvoir. salariales. Certaines entreprises qui Le groupe Casino, dont le réseau communiquent beaucoup sur leur « C’avec Elles » vise « à favoriser la Outre les intentions parfois publici- promotion de la diversité, comme progression de carrière des femmes taires de telles annonces, quelques Sodexo, sont aussi des firmes qui cadres et lutter contre les stéréo- voix se sont élevées aux États-Unis pratiquent de très bas salaires... types » ne compte par exemple que pour se demander si ce n’était pas 8 % de femmes dans sa direction. > > > un moyen bon marché pour les 62 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

série d’indicateurs : stress au travail, qualité du management, degré d’implication ou de satisfaction des salariés... Touché par une vague de suicides qui a fait grand bruit en 2009-2010, Orange publie désormais deux fois par an son baromètre social, dont les syndicalistes esti- ment qu’il présente encore une image biaisée de la réalité.

UN RISQUE DE «RÉFUGIÉ-WASHING » ? Dans le débat sur l’accueil des réfu-

FLICKR giés et des migrants en Europe, certaines grandes entreprises ont choisi d’adopter une posture > > > Autre outil de communication vailler », abondamment repris par accueillante ou de s’engager dans au service des grandes entreprises: la presse. GPTW, cabinet de consul- des programmes d’accueil de réfu- le label « Égalité professionnelle » ting international spécialisé dans la giés en entreprise. Certains patrons qui « atteste du respect de l’égalité RSE, réalise ce palmarès en France voient dans l’afflux de travailleurs des droits entre vos collaborateurs depuis 15 ans. En 2017, les grands jeunes et souvent qualifiés une hommes et femmes ». Les condi- gagnants étaient, par ordre d’arri- « opportunité macroéconomique ». tions d’obtention très souples de ce vée : Decathlon (Groupe Mulliez, Ce « réfugié-washing » se nourrit label sont vertement critiquées par la famille propriétaire d’Auchan), aussi aujourd’hui d’une image valo- les syndicats. Le groupe Casino en McDo, Kiabi, Leroy Merlin et H&M. risante du migrant ou du réfugié bénéficie, de même que BNP Paribas Point commun entre ces entre- comme un « entrepreneur », qui a et Axa qui ne comptent que 10 % prises : elles cherchent à recruter su franchir les obstacles pour par- de femmes dans leurs directions. des employés jeunes et connaissent venir en France... Si ces attitudes Même EDF avait réussi à obtenir une très forte rotation de la main accueillantes doivent être saluées, ce label, alors qu’elle n’avait pas d’oeuvre. Selon le syndicats, le turn- elle tendent malheureusement – d’accord sur l’égalité profession- over est par exemple de 25 % chez comme souvent en matière de « res- nelle, pourtant obligatoire dans les Decathlon. Les bilans sociaux de ponsabilité sociétale » des grandes entreprises de plus de 50 salariés. cette entreprise livrent une vision entreprises – à masquer les pro- très différente de la réalité qui y pré- blèmes structurels par des initia- « GREAT PLACE TO WORK », vaut : plus de la moitié des effec- tives partielles, et très en aval. La BAROMÈTRES SOCIAUX... tifs travaillent à temps partiel, et situation des travailleurs migrants DES IMAGES BIAISÉES DE LA la majorité des salaires tournent en France reste globalement bien SITUATION DES SALARIÉS autour du Smic. Quant au taux de plus défavorable que pour les autres Syndicats, bilans sociaux, comités démission, il atteint 18 %, soit trois salariés, particulièrement pour les d’entreprise et d’hygiène, sécurité fois la moyenne nationale. Cet écart sans papiers, mais ils restent sou- et conditions de travail ne sont s’explique par les biais méthodo- vent dans l’ombre, dans le secteur apparemment pas assez « fun ». Les logiques du sondage GPTW, qui informel ou chez les sous-traitants entreprises cherchent désormais à s’appuie sur un questionnaire en des grands groupes. Sans parler des livrer leur propre image de la réalité ligne mais aussi sur les documents causes des migrations elles-mêmes, sociale en leur sein, aidées par une envoyés par la direction, sans qui sont souvent alimentées par les armée de consultants, experts en consulter aucunement les repré- multinationales. ressources humaines ou instituts sentants syndicaux. de sondage. Sans surprise, l’image qui en résulte est nettement plus Autre outil prisé par cette nouvelle flatteuse pour les directions. industrie du « social-washing » : les baromètres sociaux. Réalisés L’exemple le plus outrancier de par des cabinets de consulting cette tendance est sans doute le ou des instituts de sondage (CSA, sondage annuel de l’Institut Great Ipsos, etc.), ils permettent de mesu- place to work (GPTW), qui recense rer l’évolution du climat social au les « entreprises où il fait bon tra- sein d’une entreprise à partir d’une 04 QUELS SONT LES IMPACTS DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES SUR LA PLANÈTE ET SES HABITANTS ? 64 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

COMMENT LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES PÈSENT SUR LA PLANÈTE

Avec des activités et des chaînes d’approvisionnement de plus en plus internationales, les grandes entreprises sont présentes aux quatre coins de la planète. Ce faisant, elles contribuent à accroître la pression sur les ressources naturelles pour satisfaire une demande de consommation qui paraît de moins en moins soutenable. Elles sont aussi régulièrement mises en cause pour leurs impacts environnementaux sur les territoires où elles opèrent. RAINFOREST ACTION NETWORK ACTION RAINFOREST

CES ENTREPRISES QUI NOUS POUSSENT À ACCROÎTRE NOTRE EMPREINTE ENVIRONNEMENTALE

haque année, nous consommons est. Dans cette liste, on trouve surtout logiquement – consomment de toutes l’équivalent des ressources natu- des géants de la grande distribution sortes de matières premières. Suivent Crelles d’une planète et demie. et de l’agroalimentaire, dont certains les entreprises laitières (Danone, Bientôt, ce sera de deux planètes, et sont peu connus du grand public. Une Lactalis, Sodiaal, Savencia) qui utilisent peut-être davantage encore si tout le manière de rappeler que l’agriculture non seulement des produits laitiers de monde finit par adopter le mode de vie industrielle et les biens de consomma- base, mais aussi de l’huile de palme et nord-américain. Le constat est bien tion causent autant de dégâts environ- du soja pour l’alimentation des vaches, connu, bien qu’il masque des inégali- nementaux que les industries minière ou encore de la pâte à papier (pour les tés abyssales entre la consommation ou pétrolière. Mais c’est de manière emballages). Le secteur des agrocar- de ressources des riches et des pauvres. indirecte, à travers leurs fournisseurs burants (Avril-Sofiprotéol, mais aussi et leur chaine d’approvisionnement. Total) se démarque lui aussi. On trouve Il y a deux ans, l’organisation environne- enfin dans la liste une série de firmes mentaliste WWF a cherché à identifier Dans la liste des entreprises fran- plus spécialisées sur une matière pre- les multinationales qui consomment le çaises ciblées par le WWF, on trouve mière (Tereos pour le sucre, Michelin plus de matières premières comme le tout d’abord toutes les entreprises de pour les hévéas...), ainsi que toutes soja, l’huile de palme ou le bois, contri- grande distribution (Carrefour, Auchan, les grandes firmes de BTP (Vinci, buant à fragiliser des régions du monde Leclerc, etc.) et de la restauration collec- Bouygues…), pour leur consommation comme l’Amazonie ou l’Asie du sud- tive (Sodexo, Elior), lesquelles – assez de bois. QUELS SONT LES IMPACTS DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES SUR LA PLANÈTE ET SES HABITANTS ? I 65

CES SITES NATURELS D’EXCEPTION MENACÉS PAR DES MULTINATIONALES FRANÇAISES

es plus de 200 sites naturels reconnus par l’Unesco comme Lpatrimoine de l’humanité repré- sentent environ 0,5% de la surface de la Terre, mais leur importance symbo- lique est souvent immense. Il suffit de penser à la Grande barrière de corail, au Grand Canyon ou aux îles Galápagos. Ils abritent en outre certaines des espèces animales les plus menacées au monde, comme les gorilles des montagnes ou les tigres de Sumatra. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les acti- vités industrielles y restent souvent permises, avec plus ou moins de res- trictions. Selon le WWF, environ un tiers des sites naturels du patrimoine mondial sont affectés par les industries RAINFOREST ACTION NETWORK ACTION RAINFOREST extractives. Ce pourcentage est parti- culièrement élevé en Afrique, où pas cratique du Congo, Total a promis de ne Quelles sont donc les sites du patri- moins de 61% des sites listés font l’objet pas forer dans le parc des Virunga lui- moine mondial mis en danger par de concessions minières ou pétrolières. même, mais pourrait le faire aux abords des grandes entreprises françaises ? de la zone protégée, ainsi que dans le Il y a par exemple la Grande barrière De nombreuses multinationales fran- parc national de Murchison Falls en de corail, aujourd’hui menacée par çaises se sont solennellement enga- Ouganda. Or les sites du patrimoine le réchauffement des températures, gées à ne pas développer de projets mondial souffrent presque autant des mais aussi par la multiplication des dans les sites du patrimoine mondial. effets indirects des activités avoisi- projets charbonniers et gaziers le long Ces engagements ne sont pas toute- nantes que de celles qui ont lieu direc- des côtes australiennes. Plusieurs de fois sans zones d’ombre. C’est ainsi tement dans leur périmètre. ces projets ont été financés par des par exemple qu’en République démo- banques françaises, et Total est par- tie prenante d’un terminal méthanier en bordure de la zone protégée. Autre LES PROJETS DE FORAGE PÉTROLIER DE TOTAL cas : le parc national Wood Buffalo, au SUR UN RÉCIF AMAZONIEN ENTRAVÉS Canada, menacé par le développement de l’industrie des sables bitumineux a nature est parfois mal faite : reprises les études d’impact environ- (dans lequel Total est impliquée), ou alors qu’un gisement pétro- nemental réalisées par le pétrolier L lier prometteur est découvert français, les estimant insuffisamment au large du delta de l’Amazone, voici précises et brandissant la menace Environ un tiers des sites qu’on trouve aussi juste à côté, quelques d’une suspension définitive de l’ho- naturels du patrimoine mondial années plus tard, l’un des plus grands mologation du projet. sont affectés par les industries récifs coralliens du monde, avec ses extractives. rhodolites et ses raies mantas, au cœur L’organisation écologiste Greenpeace d’un écosystème rare et complexe long est vent debout contre les projets de de plus de 1000 km pour près 9 300 km2 Total, et a notamment dénoncé les le mont Nimba en Guinée menacé par de superficie. C’est l’histoire de Total au lacunes du dossier dans une contre- des mines dont sont parties prenantes nord-est du Brésil : après avoir acquis étude scientifique publiée en mai 2017. ArcelorMittal et Areva. Sans parler des 5 blocs pétroliers offshore dans le bas- En cause, les perturbations sur la biodi- sites naturels d’exception qui ne sont sin de l’embouchure de l’Amazone, dit versité causées par l’activité régulière pas inscrits au patrimoine mondial, « Foz do Amazonas » en mai 2013, la de forage, sans compter les risques de comme le parc naturel Murchison découverte à 28 kilomètres du récif de marée noire. Un projet d’autant plus ris- Falls déjà cité, le Parc naturel Obo sur l’Amazone révélée par la revue Science qué que sa difficulté technique pour- l’île de São Tomé en bordure duquel Advances en avril 2016 a pour le moins rait faire accroître sensiblement son Bolloré-Socfin détient une plantation contrecarré ses plans. De fait, l’agence seuil de rentabilité dans un contexte d’huile de palme, ou encore la Laguna brésilienne de protection de l’environ- de baisse durable du cours du pétrole del Tigre au Guatemala où le groupe nement (Ibama) a rejeté à plusieurs autour de 50 dollars. français Perenco exploite du pétrole. 66 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

LA FRANCE CONTRIBUE-T-ELLE À LA DÉFORESTATION DE L’AFRIQUE ÉQUATORIALE ?

out comme celles de l’Amazonie En 2017, l’ONG écologiste Greenpeace a concessions forestières suscite beau- ou de l’Asie du Sud-est, les forêts notamment interpellé la Socfin, filiale du coup de craintes. L’Agence française T primaires d’Afrique équatoriale groupe Bolloré, l’ayant identifié comme de développement (AFD) a d’ailleurs (RDC, Cameroun, Gabon...) jouent un une firme susceptible de contribuer été accusée en 2017 par une coali- rôle écologique majeur dont dépendent directement ou indirectement à une tion d’ONG de pousser, dans le cadre à la fois la préservation du climat local et déforestation. En réponse, la Socfin s’est de l’Initiative pour les forêts d’Afrique global, celle de la biodiversité, et le mode engagée à appliquer une politique « zéro centrale, un programme très favorable de vie traditionnel de nombreuses popu- déforestation » - une annonce saluée aux grandes concessions industrielles lations. Et, comme elles, elles sont de plus par Greenpeace, qui a néanmoins ajouté en RDC... au nom de la préservation de en plus menacées par la déforestation qu’elle jugerait sur ses résultats effectifs. la forêt ! Au même moment ou presque, et les activités industrielle, en particu- on apprenait que l’AFD avait octroyé un lier par l’expansion des plantations de Plus largement, la perspective d’une prêt de 15 millions d’euros à Rougier, palmiers à huile ou encore par l’exploi- levée du moratoire adopté en 2008 par entreprise française spécialisée dans tation forestière destinée à l’exportation. la RDC sur l’attribution de nouvelles les bois tropicaux (depuis en faillite).

LE MONDE ENVAHI PAR LE PLASTIQUE : LA CONTRIBUTION DES ENTREPRISES FRANÇAISES

la pétrochimie, qui a lui-même stimulé la production de plastique. Total et les autres géants français de la chimie ont investi dans de nouvelles installations de produc- tion au Texas pour profiter d’une matière première bon marché. Total et l’entreprise chimique britannique Ineos voudraient aujourd’hui répéter l’opération avec le gaz de schiste britannique. C’est aussi ce lien qui explique que les dirigeants d’une entreprise comme Solvay aient été parmi les principaux soutiens du gaz de schiste en France et en Europe.

Du côté de l’utilisation, aucune multina- tionale française de la grande distribu- tion ou de l’agroalimentaire n’a encore pris de mesures significatives de réduc-

KATE TER TER HAAR KATE tion de l’utilisation du plastique dans les emballages. Les entreprises concernées, a pollution du monde, et notam- tiques, de composants chimiques néces- comme Danone, mettent plutôt l’accent ment des océans, par les déchets saires à leur production ou d’additifs. Mais sur le recyclage du plastique. De même Lplastiques est un problème qui fait c’est encore une fois le cas de Total qui pour les entreprises spécialisées dans de plus en plus la une des médias. Il retient l’attention, d’autant qu’il permet de le traitement des déchets comme Suez pourrait y avoir en 2050 plus de plas- faire le lien entre le plastique et l’exploi- et Veolia. Pour les écologistes, le recy- tique que de poissons dans les mers, tation des hydrocarbures qui en consti- clage du plastique – qui ne concerne selon les termes retentissants d’un tuent la principale matière première. En aujourd’hui qu’une fraction du plastique rapport paru en 2016. Les reportages à 2017 et 2018, le groupe français a annoncé utilisé dans les bouteilles par exemple – répétition sur le « septième continent » plusieurs investissements importants n’est pas une véritable solution, parce que de plastique qui envahit nos océans ont dans des complexes pétrochimiques, en les procédés sont très énergivores et fini par inciter les politiques à prendre Arabie saoudite, en Algérie et aux États- parce qu’il laisse aux consommateurs la des mesures, encore bien timides. Unis notamment. Le but de ces investis- responsabilité de porter leurs bouteilles à sements est de profiter du boom actuel recycler. Les industriels ont pourtant fait Les grandes entreprises françaises de la de la demande mondiale de plastique. Le pression au niveau européen pour éviter chimie comme Solvay ou Arkema sont développement du gaz de schiste améri- des mesures plus contraignantes visant à impliquées dans la production de plas- cain est allé de pair avec un renouveau de réduire à la source l’usage du plastique. QUELS SONT LES IMPACTS DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES SUR LA PLANÈTE ET SES HABITANTS ? I 67

HUILE DE PALME : POURQUOI RIEN (OU PRESQUE) N'EST RÉGLÉ

a plupart des consommateurs sont désormais alertés sur les ravages L de l’industrie de l’huile de palme, une matière première que l’on retrouve dans de nombreux produits agroalimen- taires ou cosmétiques, ainsi que dans les agrocarburants. Particulièrement déve- loppée en Indonésie et en Malaisie, mais aussi de plus en plus en Afrique et en Amérique latine, cette industrie est la cause d’une déforestation massive dans les forêts primaires de ces contrées, laquelle affecte à la fois la biodiversité et les populations qui y vivent. Interpellées FAIRPHONE par leurs clients et par la société civile, les multinationales utilisant de l’huile de en croire de nombreuses études éma- capables d’assurer la traçabilité de toute palme dans leurs produits ont répondu nant d’ONG ou de scientifiques, et par- l’huile de palme qu’elles consommaient, en développant des mécanismes de cer- fois d’institutions officielles comme la et qu’une partie pouvait avoir été pro- tification et de labellisation d’une huile Cour des comptes européenne. Conçus duite dans des plantations illégales de de palme « responsable » ou « durable ». par les industriels eux-mêmes, ils l’île de Sumatra, où les dernières forêts Les mesures plus décisives, comme reposent sur des critères très souples abritant rhinocéros d’Asie, panthères l’augmentation de la fiscalité pensant et ne font au mieux que déplacer le nébuleuses et orang-outans dispa- sur l’huile de palme, voire la limitation problème en dehors des plantations raissent rapidement. Enfin, de plus en des importations, ont quant à elles été certifiées, sans changer la dynamique plus surveillées en Asie du Sud-est, les repoussées sous la pression des indus- de pression accrue sur les forêts. De géants asiatiques de l’huile de palme triels et des pays producteurs. nombreuses multinationales ont dû comme Wilmar ou Olam ont désormais avouer, comme Nestlé ou Mars fin 2017 tendance à déplacer leurs opérations Ces certificats et ces labels sont-ils suite à un rapport de l’ONG Rainforest vers des pays moins regardants et fiables, et sont-ils suffisants ? Non, à Action Network, qu’elles n’étaient pas regardés, comme en Afrique.

mécanismes de « compensation bio- responsabilité des multinationales ne LA BIODIVERSITÉ : diversité », consistant à préserver la s’arrête pas à ces géants du négoce. NOUVELLE FRONTIÈRE biodiversité à un endroit pour mieux Plusieurs ONG se sont associées DU GREENWASHING ? la détruire ailleurs. pour interpeller 20 entreprises fran- Depuis quelques années, la préserva- çaises de l’industrie agroalimentaire tion de la biodiversité commence à et de la grande distribution comme être perçue comme un enjeu majeur QUAND LES IMPORTATIONS Carrefour, Auchan, Bigard, Sodexo ou de responsabilité sociale pour les FRANÇAISES DE VIANDE encore Lactalis. Elles rappellent que la ENTRAÎNENT entreprises. Malheureusement, la France a importé 3,9 millions de tonnes LA DÉFORESTATION prise en compte de cet enjeu se tra- de produits à base de graines de soja en DE L’AMÉRIQUE DU SUD duit rarement par une transforma- 2016, principalement à destination des tion réelle des pratiques d’achats de Dans le Gran Chaco, une région de 110 animaux d’élevage. Une majeure par- matières premières ou une limitation millions d’hectares répartis principale- tie de ce soja est produit en Amérique des projets (infrastructures, mines) ment entre l’Argentine et le Paraguay, latine, à la suite de déplacements for- afin de minimiser leur impact sur les forêts disparaissent à un rythme cés de populations autochtones vivant la biodiversité, et encore moins par comparable, voire supérieur à celui des de la forêt, de pollutions et destruc- un renoncement pur et simple à ces forêts tropicales d’Amazonie. En cause : tions massives de terres, sans parler projets. Se développent plutôt des les pratiques de grandes entreprises des effets dévastateurs sur la santé mécanismes d’euphémisation ou comme Cargill et Bunge, qui détruisent publique de l’utilisation à outrance de d’évitement typiques de l’industrie les écosystèmes pour y imposer des pesticides (augmentation des malfor- de la RSE, comme le recours à des monocultures industrielles de soja, mations congénitales, des cancers et labels, la mesure de l’« empreinte bio- principalement génétiquement modi- des maladies respiratoires). Avant de diversité » des entreprises, et peut- fiées, au détriment des populations se retrouver, en bout de chaîne, dans les être à l’avenir la généralisation des locales et de la biodiversité. Mais la paniers des consommateurs français. 68 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

UN PROJET DE MINE D’OR GÉANTE EN GUYANE CRÉE LA CONTROVERSE i la France métropolitaine ne conséquences environnementales notamment en termes de déchets compte plus de mines significa- et sanitaires. L’exploitation de l’or toxiques issus de l’exploitation, qui Stives en activité, il n’en va pas de guyanais pourrait cependant passer inquiètent beaucoup de Guyanais. même de ses territoires d’outre-mer. à l’échelle industrielle avec le projet Quant à ses bénéfices économiques La Nouvelle-Calédonie abrite l’un des Montagne d’or, une mine géante à ciel réels pour le territoire, il sont de plus principaux gisements mondiaux de ouvert (2,5 km de long sur 400 m de en plus contestés, et pas seulement nickel, qui a fait la fortune de la mul- large et 400 m de profondeur) propo- par les écologistes. Le projet minier a tinationale Eramet. La Guyane, quant à sée par un groupe russo-norvégien, le soutien d’Emmanuel Macron, mais elle, recèle des filons d’or, qui jusqu’ici Nordgold. Un projet de telle ampleur son ministre Nicolas Hulot s’y oppose. n’ont été exploités que de manière arti- ne manquera pas d’avoir des impacts Le sort de ce projet sera décidé dans sanale – ce qui ne signifie pas sans environnementaux considérables, les prochains mois.

EN FRANCE AUSSI, UN RENOUVEAU MINIER ?

a France métropolitaine pour- ont suscité la résistance d’une partie peu de chances que beaucoup de mines rait-elle, elle aussi, connaître un de la population locale, qui craint leurs s’ouvrent à nouveau sur le territoire L renouveau des industries extrac- impacts environnementaux et conteste français. tives sur son territoire ? C’est en tout leur intérêt économique. D’autant plus cas ce que souhaitent certains indus- L’actualité de 2017 a confirmé les craintes triels, appuyés par la classe politique. des riverains et des écologistes quant aux Ces nouveaux projets Leur argument ? Le besoin d’un accès risques environnementaux d’une relance sécurisé à certains minerais « straté- miniers ont suscité la résistance minière. Au début de l’année, un décret giques », notamment pour le numé- d’une partie de la population inattendu a voulu ouvrir les forêts clas- rique et la transition énergétique (mais locale. sées aux mines et aux carrières. Parmi les aussi, quoique cela moins dit, pour les sites potentiellement concernés, dont les industries d’armement). Les permis que ces nouveaux permis d’exploration propriétaires ont pu pousser à l’adoption d’exploration minière ont donc recom- recouvrent souvent d’anciens gisements d’un tel décret, celui de la mine de Salau mencé à se multiplier en France, por- anciennement exploités puis abandon- dans l’Ariège, ou encore une carrière tés par de petites entreprises à des fins nés, qui continuent à ce jour de polluer d’Imerys dans le Lot. plus ou moins spéculatives. Partout ou l’environnement. Au final, vu la faible presque, ces nouveaux projets miniers teneur des gisements potentiels, il y a PETHRUS PETHRUS WORK - OWN QUELS SONT LES IMPACTS DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES SUR LA PLANÈTE ET SES HABITANTS ? I 69

DROITS HUMAINS ET DÉVELOPPEMENT : AU-DELÀ DU VOILE DE LA « RSE »

Toutes les grandes entreprises françaises se gargarisent de leur « responsabilité sociale et environnementale », quand ce n’est pas carrément de leur contribution au « développement humain ». Pourtant, l'internationalisation croissante de leurs activités s'accompagne de nombreux scandales de pollution ou d'atteintes aux droits fondamentaux. Signe que les engagements affichés à Paris ont du mal à se traduire dans un changement de pratiques sur le terrain. THE U.S. NATIONAL ARCHIVES NATIONAL U.S. THE

LES GROUPES FRANÇAIS, TOUJOURS IMPLIQUÉS DANS L’ACCAPAREMENT DES TERRES

Depuis quelques années s’est mondial, plusieurs d’entre elles sont Bonduelle, ou encore de la coopérative enclenché un vaste mouve- impliquées dans des transactions sucrière Tereos, sans parler de dizaines Cment d’appropriation de terres foncières à grande échelle et problé- d’entreprises plus petites. Toutes ont agricoles situées dans les pays du Sud matiques, particulièrement en Afrique, acquis de grandes quantités de terres de la planète par des multinationales, mais aussi parfois plus près de nous, dans les pays du Sud ou de l’Est pour y des investisseurs ou des États, pour comme en Ukraine. C’est le cas notam- développer leurs activités. Sans oublier y développer des projets d’agriculture bien entendu le groupe Bolloré, via industrielle, d’agrocarburants voire En 2017, sa filiale Socfin, dont les plantations simplement à des fins spéculatives. d’huile de palme en Afrique et en Asie plusieurs transactions foncières Ce phénomène connu sous le nom sont depuis des années au centre de d’« accaparement des terres » a sou- impliquant des firmes controverses et d’affrontements judi- vent pour conséquence de dépossé- françaises ont à nouveau ciaires. En 2017, plusieurs transactions der des populations traditionnelles attiré l’attention. foncières impliquant des firmes fran- dépourvues de titres de propriété et çaises ont à nouveau attiré l’attention, de détruire l’agriculture locale. Si les ment de l’entreprise de négoce de comme celles du groupes Somdiaa en firmes françaises ne sont probable- matières premières Louis-Dreyfus, de Côte d’Ivoire, au Cameroun et au Congo ment parmi les acteurs majeurs de certains fonds d’investissement déte- ou de la compagnie agricole Saint- l’accaparement des terres au niveau nus par le Crédit agricole, du groupe Louis au Sénégal. 70 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

TRAVAIL DES ENFANTS DANS LES MINES DE COBALT DE RDC : LA POLITIQUE DE L’AUTRUCHE DES MULTINATIONALES

e cobalt est un métal indispen- sable à la fabrication de batteries L pour voitures électriques et gad- gets électroniques. La majorité du cobalt est extrait en République démocratique du Congo, pour partie dans des mines artisanales où travaillent des enfants.

Aucune des entreprises n’a pris des mesures suffisantes pour se conformer aux normes internationales.

Alors que des ONG comme Amnesty FAIRPHONE international sonnent l’alarme depuis des années, un nouveau rapport paru en aux normes internationales », estime performance de l’échantillon en termes 2017 estime que la plupart des grandes Amnesty, alors qu’elles sont « toutes de prise en compte et de prévention des multinationales qui utilisent du cobalt, averties des risques en matière de droits risques de violations des droits fonda- de Microsoft à Renault, ne font encore humains et des atteintes à ces droits mentaux sur sa chaîne d’approvision- rien, ou presque, pour remédier à la liés aux activités d’extraction du cobalt nement en cobalt. En réponse, le groupe situation. « Aucune des entreprises en RDC ». Le secteur de la voiture élec- automobile français a indiqué avoir mis citées dans le rapport n’a pris des trique est décrit comme « à la traîne », et en place un « groupe de travail avec ses mesures suffisantes pour se conformer Renault est l’entreprise qui affiche la pire fournisseurs ».

CONFLITS À RÉPÉTITION AVEC LES POPULATIONS INDIGÈNES AUTOUR DES ÉOLIENNES D’EDF AU MEXIQUE

’isthme de Tehuantepec, dans usines mexicaines de multinationales et une partie de la population locale : l’État de Oaxaca au Mexique, nord-américaines. Ce qui n’est pas du ces consultations seraient formelles et L est particulièrement prisé des goût des populations autochtones de superficielles, et ne s’adresseraient pas multinationales de l’énergie pour y la région, qui voient leurs terres peu à forcément aux propriétaires légitimes installer des grands parcs éoliens. peu accaparées par les éoliennes. D’où des terres collectives. La firme française EDF, de même que des conflits fonciers à répétition. EDF plusieurs entreprises espagnoles, y assure respecter les règles de consulta- EDF en est à son quatrième projet sont présentes pour y produire une tion préalable avant d’installer ses pro- dans l’isthme. Le dernier en date, bap- électricité souvent revendue aux jets, ce que contestent certaines ONG tisé Gunaa Sicaru, fait actuellement l’objet d’une nouvelle bataille politique et judiciaire autour de la consultation des populations indigènes. Début 2018, des ONG mexicaines ont saisi le « point de contact national » français, une instance chargée d’appliquer les principes directeurs de l’OCDE sur la responsabilité des multinationales, des violations des droits humains qu’aurait occasionnées ce projet. Des manifestations d’indigènes zapo- tèques et des blocages ont égale- ment eu lieu en 2017 autour des parcs éoliens Bii Hioxo et Cinco Palmas. La police est intervenue dans les deux cas pour déloger les manifestants à

PRESIDENCIA DE LA REPÚBLICA MEXICANA REPÚBLICA LA DE PRESIDENCIA la demande d’EDF. QUELS SONT LES IMPACTS DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES SUR LA PLANÈTE ET SES HABITANTS ? I 71

EN OUGANDA, LES PROJETS PÉTROLIERS DE TOTAL SUSCITENT TOUTES LES CRAINTES

a région des Grands lacs afri- cains et plus particulièrement L l’Ouganda vont-ils devenir une grande région de production pétro- lière ? C’est en tout cas ce que souhaite son gouvernement. Total est la princi- pale firme pétrolière active dans le pays, aux côtés de firmes chinoises.

Les principaux gisements ougandais sont situés dans la région du « Graben albertin », une région de lacs et de zones humides qui abrite également une précieuse biodiversité, à l’image du Parc national Murchison Falls, le principal du pays. Les activités pétro-

lières pourraient avoir des répercus- FLICKR sions dramatiques sur les ressources en eau, surexploitées ou polluées par tions rurales sont affectées, soit qu’elles magées. Total déclare quant à elle que des marées noires, ce qui affecterait se voient carrément déplacées pour ses politiques d’indemnisation sont toute la région. laisser la place à l’industrie pétrolière conformes aux standards internatio- (il y a quelques mois, le chiffre de 15 000 naux. Un rapport d’Oxfam international En plus des activités d’extraction pro- personnes expulsées a été avancé), soit publié en septembre 2017 conclut que prement dite, Total est impliquée dans qu’elles doivent subir les conséquences les projets pétroliers de Total et de l’Ou- des projets d’oléoducs et d’infrastruc- environnementales de l’exploitation ganda comportent de forts risques de tures pétrolières. Tous ces projets pétrolière et des grands projets d’in- compensation insuffisante, d’absence créent une forte pression sur l’accès frastructures. De nombreux conflits de consultation des populations et d’at- aux terres, dans un pays déjà densé- sont signalés entre multinationales teintes à leurs droits et à leurs sources ment peuplé. De nombreuses popula- et populations s’estimant mal dédom- de subsistance. .

RENOUVELLEMENT DE L’ACCORD SUR LA SÉCURITÉ DES USINES TEXTILES AU BANGLADESH d’ordre, syndicats internationaux et ONG, certains aspects, comme la représenta- sous l’égide de l’Organisation internatio- tion indépendante des travailleurs. Les nale du travail. Cet Accord faisait figure groupes français Carrefour et Auchan, de petite révolution puisque c’était la dont les noms avaient été évoqués en première fois que des multinationales lien avec le drame du Rana Plaza (des prenaient certains engagements contrai- étiquettes de leurs marques ayant été gnants en ce qui concerne les conditions retrouvées dans les décombres), se sont de travail chez leurs fournisseurs, et à nouveau associées à la nouvelle mou-

ABIR ABDULLAH ABIR acceptaient que syndicats et ONG aient ture de l’Accord. Les problèmes restent leur mot à dire sur le processus. cependant loin d’être résolus dans le n avril 2013, l’effondrement de l’im- pays, puisqu’un nouvel accident mortel meuble Rana Plaza, au Bangladesh, Quatre ans plus tard, comme le rappelle est survenu dans un atelier de Gazipur Efaisait plus de 1100 victimes et atti- le collectif Éthique sur l’étiquette, l’Ac- au moment même ou presque où était rait l’attention du monde entier sur les cord a permis de résoudre « plus de renouvelé l’Accord. . conditions de sécurité et de travail des 100 000 problèmes de sécurité iden- ouvrières textiles dans ce pays, où se tifiés par les inspections dans 1 800 fournissent massivement les grandes usines de confection, employant au marques occidentales. Dans la foulée de total plus de 2,5 millions de travail- la catastrophe avait été signé l’« Accord leurs ». Alors qu’il devait arriver à du Bangladesh sur la sécurité contre les expiration en mai 2018, une nouvelle incendies et la sécurité des bâtiments », version a été signée, qui en reprend associant multinationales donneuses les grandes lignes tout en renforçant 72 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

au Qatar. Cet accord salué comme pionnier par la partie syndicale inclut la garantie des droits des travailleurs, y compris chez les sous-traitants, et des mécanismes de suivi et d’audit indépendants.

Plusieurs enquêtes d’ONG et de journalistes étaient venus sonner l’alarme sur les conditions de travail sur les chantiers liés au Mondial 2022 au Qatar, où des milliers de travail- leurs migrants asiatiques oeuvrent sous un soleil de plomb, souvent dans des logements sommaires, et

FLICKR se font confisquer leurs passeports par leurs employeurs. L’affaire avait été portée devant les tribunaux par l’association Sherpa, qui a déposé LOBBYING CONTRE LES RÈGLES LES VÊTEMENTS « MADE IN plainte contre Vinci pour travail EUROPÉENNES SUR LES EUROPE » PEUVENT AUSSI ÊTRE forcé – s’attirant en représailles « MINERAIS DE SANG » SYNONYMES DE SALAIRES une série de six plaintes du groupe DE MISÈRE L’Union européenne a fini par adop- de BTP. L’enquête s’est conclue par ter en 2017 son règlement sur les Il y a les vêtements « made in un classement sans suite début 2018, « minerais de sang », autrement dit Bangladesh » ou « made in Pakistan » mais Sherpa a annoncé son inten- les métaux comme l’étain, le tantale, qui suscitent maintes interrogations tion de déposer une nouvelle plainte le tungstène ou l’or en provenance sur la manière dont ces vêtements avec constitution de partie civile. de zones de la planète comme la ont été confectionnés ; et maintes RDC, ravagées par la violence, où leur inquiétudes sur les conditions dans exploitation est le fait de groupes lesquelles travaillent les ouvrières du TRAVAIL FORCÉ armés. Les parlementaires avaien- textile, y compris lorsqu’il s’agit de DANS LA CHAÎNE souhaité mettre en place des règles grandes marques occidentales. Et il D’APPROVISIONNEMENT DE L’ORÉAL EN INDE ? y a le « made in Europe », bien plus Airbus et Safran rassurant... En apparence seulement. Le mica est un métal brillant utilisé Dans les ateliers textiles d’Europe de dans la production de cosmétiques, ont fait pression sur la l’Est, des ouvrières peuvent pourtant et la multinationale française L’Oréal Commission européenne travailler pour 89 euros par mois, en est une grosse consommatrice. pour éviter d’avoir à mettre comme en Ukraine, alors qu’il faudrait Plusieurs ONG ont tiré la sonnette en place une traçabilité un salaire cinq fois plus élevé pour y d’alarme ces dernières années sur les complète. vivre dignement, selon un rapport risques de travail forcé ou de travail publié en novembre 2017 par la Clean des enfants dans les mines de mica de traçabilité strictes visant à en éviter Clothes Campaign. Parmi les entre- en Inde. Un récent rapport de l’ONG l’importation, mais se sont heurtés à la prises françaises qui se fournissent britannique CORE a accusé plusieurs mauvaise volonté des milieux écono- dans les usines visitées par cette ONG : entreprises, dont L’Oréal, de minimi- miques. L’une des industries qui s’est Decathlon, Kering (Gucci) et LVMH. ser ce risque. Le groupe français s’en le plus illustrée par son opposition est défend, assurant pratiquer une « tolé- celle de la défense : parmi les groupes rance zéro » à l’égard de n’importe français, Airbus et Safran ont fait pres- VINCI SIGNE UN ACCORD SUR quel type d’esclavage moderne. Des sion sur la Commission européenne LES CONDITIONS DE TRAVAIL audits indépendants seraient réalisés pour éviter d’avoir à mettre en place SUR SES CHANTIERS AU QATAR chaque année dans les mines four- une traçabilité complète de leur appro- Fin novembre 2017, au siège de l’Or- nissant le groupe. Une enquête de visionnement en minerais provenant ganisation internationale du travail la Thomson Reuters Foundation sur de zones de conflit. Au final, seul les à Genève, le groupe français de BTP place en décembre 2017 estime cepen- importateurs de minerais bruts, et non Vinci signait un accord officiel avec dant que les initiatives des multinatio- de composants ou de produits finis l’Internationale des travailleurs du nales comme L’Oréal n’ont pas encore contenant ces mêmes métaux, seront bâtiment et du bois, la fédération produit de changements sur le terrain. soumis aux nouvelles obligations de syndicale du secteur et sa filiale transparence. QDVC, sur les conditions de travail QUELS SONT LES IMPACTS DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES SUR LA PLANÈTE ET SES HABITANTS ? I 73

150 enfants seraient concernés, AREVA TOUJOURS DANS TRAVAIL DES ENFANTS EN dont la plupart ont subi des bles- LES DÉNI DES IMPACTS OUGANDA : LAFARGE S’EN LAVE sures ou d’autres impacts sanitaires DRAMATIQUES DE LES MAINS du fait de la pénibilité du travail L’EXPLOITATION DE L’URANIUM En 2016, des ONG et des médias dans les carrières. La direction de AU NIGER avaient alerté l’opinion sur le LafargeHolcim conteste ces conclu- En septembre 2017, Almoustapha recours au travail des enfants dans sions et déclare avoir diligenté sa Alhacen, ancien salarié d’Areva à une carrière artisanale alimen- propre enquête, selon laquelle il Arlit, où le groupe français exploite tant une cimenterie de Lafarge en n’y aurait « aucune preuve du tra- depuis les années 1970 deux mines Ouganda. Suite à ces révélations, la vail des enfants dans sa chaîne d’uranium, et désormais président firme a simplement cessé de s’ali- d’approvisionnement ». de l’ONG nigérienne Aghirin’man, a menter dans cette carrière, laissant reçu le prix Résistance décerné par sur le carreau ceux dont elle avait la fondation Nuclear-Free Future à IMERYS EN AGFHANISTAN : UNE Bâle. L’occasion d’alerter une nou- ENTREPRISE FRANÇAISE PEUT- velle fois sur l’impact humain de Lafarge a simplement cessé de ELLE S’APPROVISIONNER EN PLEINE ZONE DE CONFLIT AVEC l’exploitation de l’uranium dans s’alimenter dans cette carrière, LES TALIBANS ? le nord du Niger, non seulement laissant sur le carreau ceux pour les travailleurs eux-mêmes, dont elle avait exploité le travail Après la mise en cause de Lafarge mais aussi pour les populations pendant dix ans. pour avoir poursuivi ses activités environnantes qui boivent une eau en Syrie malgré la guerre civile contaminée et vivent dans un envi- et la proximité de Daech, c’est ronnement où les matériaux irradiés exploité le travail pendant dix ans. une seconde firme française qui sont omniprésents. Le timide pro- Une tendance malheureusement se trouve mise en cause pour ses cessus initié par Areva en 2010 suite généralisée chez les multinatio- investissements dans des zones à l’interpellation d’organisations de nales confrontées à des scandales de conflit où opèrent des groupes la société civile comme Greenpeace, éthiques. Selon le rapport de deux terroristes. Une enquête du Monde la Criirad et Sherpa, a rapidement ONG suisses, le recours au travail publiée en février 2017 raconte périclité. « Areva refuse toujours de des enfants dans les carrières four- comment Imerys a choisi, malgré reconnaître qu’il y a un problème », nissant Lafarge est établi depuis le de nombreuses alertes et rapports conclut Almoustapha Alhacen. début des années 2000. Environ d’organisations internationales, de s’approvisionner en talc au Afghanistan malgré la guerre et le risque de contribuer au finance- L’AIDE AU DÉVELOPPEMENT TRÈS INTÉRESSÉE DE LA FRANCE ment de groupes insurgés. Outre les problématiques de financement La plupart des gens imaginent que l’aide publique au développement, consentie par indirect du terrorisme, l’enquête les pays les plus riches au profit de leurs homologues plus pauvres, est majoritai- pointe également les « conditions rement utilisée pour satisfaire les besoins fondamentaux des populations, comme de travail spartiates » sur les sites l’accès à l’eau ou aux soins. En réalité, elle est de plus en plus redirigée vers le secteur d’extraction afghans et dans les privé et vers des grands projets censés contribuer au « développement » général, usines de traitement du maté- mais qui bénéficient avant tout aux entreprises à qui ils sont confiés. Ce qui implique riau au Pakistan. Suite à la publi- parfois de passer par des structures localisées dans les paradis fiscaux ou de verser cation de cette enquête, Imerys cette aide publique au développement... à ses propres entreprises nationales. C’est a précisé que ses approvisionne- ainsi que l’aide au développement française a souvent servi à promouvoir la privati- ments en talc en Afghanistan et au sation de l’eau ailleurs dans le monde, pour le plus grand bénéfice de Suez et Veolia. Pakistan n’étaient qu’une ressource d’appoint, représentant moins de 1% Un exemple récent des projets soutenus par l’Agence française de développe- du talc qu’elle vend dans le monde. ment (AFD) qui bénéficient aux entreprises françaises est le « train express La direction de l’entreprise rappelle régional » en cours de construction au Sénégal et qui bénéficiera à Engie, également que ce choix d’appro- Thales, Eiffage, SNCF et Alstom. Ou encore le métro d’Abidjan, initialement visionnement s’est fait dans le octroyé à des Sud-Coréens, mais qui retombe finalement dans l’escarcelle respect de la législation nationale de Bouygues, Alstom et SNCF (Keolis). Selon un récent rapport de l’OCDE, la et internationale ainsi que de ses France se distingue également (avec la Corée du Sud et le Japon) parmi les propres règles « de transparence, pays qui octroient la plus grosse partie de leur aide au développement sous d’éthique et de qualité », et annonce forme de prêts plutôt que de don (seulement 45%) - ce qui explique que l’aide une nouvelle mission d’inspection française se dirige de plus en plus vers les pays émergents, plus à même de avec un organisme indépendant. rembourser des prêts, et de moins en moins vers les pays les plus pauvres. 74 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

LES « OBJECTIFS DE DÉVELOPPEMENT DURABLE » (ODD) PRIVATISÉS ?

es Nations unies ont solennel- lement adopté en 2015 une série L de 17 « objectifs de développe- ment durable » ou ODD. Succédant aux Objectifs du millénaire pour le déve- loppement, ces objectifs internatio- naux visent à orienter les flux d’aide au développement et les politiques publiques, dans le but d’en finir avec la pauvreté, la faim, les discrimina- tions, les inégalités et les dégradations environnementales.

Les ODD, contrairement aux objectifs qui les ont précédés, laissent un grand rôle potentiel au secteur privé, et non plus seulement aux gouvernements. vont à l’encontre de la préservation icônes qui leur sont associés, sont Plusieurs multinationales françaises des ressources et de la préservation sous copyright, appartenant à une se sont engouffrées dans la brèche, à d’une agriculture vivrière. Bref, avec entreprise privée basée à Londres, liée l’image de Veolia sur l’accès à l’eau ou leur aspect consensuel apparent et en à un consortium de multinationales, Danone sur l’alimentation. Pourtant, l’absence d’une vision discriminante de parmi lesquelles Standard Chartered ou l’expérience mondiale de la privatisa- la manière de les atteindre, les Objectifs Unilever. En 2017, il a même été signalé tion de l’eau suggère que celle-ci n’est de développement durable peuvent que des multinationales faisaient pres- pas une réponse adaptée pour étendre rapidement se transformer en véhicule sion sur l’ONU pour que toute men- l’accès à l’eau de populations par défi- de greenwashing. tion de l’optimisation fiscale, et de la nition incapables de la payer. Tandis nécessité de lutter contre celle-ci, soit que le développement de l’élevage Symptomatique de l’ambiguïté des supprimée de la rédaction des ODD. Le laitier intensif ou de l’eau en bouteille ODD : les 17 objectifs, ainsi que les développement privatisé ?

PLANS DE VIGILANCE : RIEN DE NOUVEAU SOUS LE SOLEIL ?

uite à l’adoption en mars 2017 ront désormais être saisis pour vérifier des normes depuis le siège, en lais- de la loi sur le devoir de vigi- l’adéquation de ces plans de vigilance sant aux équipes sur le terrain et aux Slance des sociétés mères et et surtout pour déterminer, en cas d’at- fournisseurs la responsabilité de les des entreprises donneuses d’ordre, teinte avérée aux droits fondamentaux mettre en œuvre (la plupart des temps, les grandes entreprises françaises ou à l’environnement, si les mesures en se contentant de cocher les bonnes ont présenté pour la première fois en effectivement mises en place par les cases), et sans interroger les causes 2018 leur « plan de vigilance », destiné entreprises étaient à la hauteur. structurelles qui favorisent les viola- à prévenir les atteintes graves aux tions, comme les politiques d’achat L’examen des « plans de vigilance » basées sur la mise en concurrence publiés par les entreprises pour ce pre- des fournisseurs pour le moindre coût. Cette manière de faire mier exercice suggère qu’elles ont fon- Cette manière de faire, déjà appliquée n’a pas empêché damentalement choisi de faire comme depuis une vingtaine d’années, n’a pas des catastrophes comme si la nouvelle loi ne changeait rien. Si fait la preuve qu’elle pouvait empêcher celle du Rana Plaza. l’on excepte celles qui ont décidé de ne des catastrophes comme celle du Rana rien déclarer ou presque, la majorité Plaza ou des centaines de drames de des grandes entreprises françaises ne moindre ampleur. droits humains, à l’environnement et fait qu’énumérer la liste des mesures à la sûreté des personnes occasion- et des codes de conduite déjà mis en Contrairement aux espoirs des syndi- nées par leurs activités, sur toute leur place auparavant, au titre de leurs cats et d’une partie de la société civile, chaîne d’approvisionnement. Cette loi politiques de « responsabilité sociale ». les plans de vigilance ont essentielle- avait été adoptée après une bataille Autrement dit, la loi sur le devoir de ment été élaborés en interne par les législative de plusieurs années, et vigilance n’a pas encore entraîné directions. Prochaine étape en 2019 : malgré l’opposition jamais démentie de véritable rupture avec l’approche la possibilité de tester la validité de ces des milieux patronaux. Les juges pour- consistant à édicter des principes et plans devant les juges? QUELS SONT LES IMPACTS DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES SUR LA PLANÈTE ET SES HABITANTS ? I 75

ACCORDS DE COMMERCE : LES MOTEURS D’UNE MONDIALISATION DÉSÉQUILIBRÉE

Ils sont les instruments de la mondialisation et, souvent, de ses conséquences les plus problématiques : les accords de commerce et d’investissement. En France, ils ont été ces dernières années au centre du débat public avec le projet de traité de commerce Tafta entre l'Europe et les États-Unis, le Ceta entre Europe et Canada aujourd’hui en cours d’adoption, et quelques autres. Leurs critiques les accusent de favoriser les délocalisations et la course au moins-disant social et environnemental. Avec des dispositions comme l’« ISDS », ces mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États, ils peuvent même permettre à des multinationales ou à des spéculateurs de poursuivre devant des tribunaux privés et opaques les gouvernements qui adopteraient des mesures contraires à leurs intérêts à court terme.

QUI POUSSE EN FAVEUR DU quelques secteurs particulièrement çais, à travers le Medef, a plaidé pour TAFTA, DU CETA ET DES AUTRES intéressés à la conclusion d’accords une adoption rapide de ce traité par ACCORDS DE CE TYPE ? comme le Tafta et le Ceta : les entre- les parlementaires français fin 2017. La principale critique adressée aux prises spécialisées dans les services Les associations écologistes et une accords de libre-échange comme le aux collectivités et le secteur du BTP, partie de la profession agricole ont Tafta ou le Ceta est qu’ils favorise- la pharmacie, la finance. Le secteur poussé en sens inverse. raient trop les intérêts des multina- de l’agriculture et de l’alimentation tionales et de leurs actionnaires au LES MULTINATIONALES détriment des simples gens – qu’il FRANÇAISES ET L’ARBITRAGE s’agisse de leur emploi ou des règles Le patronat français a plaidé INTERNATIONAL sociales et environnementales qui pour une adoption rapide Les procédures dites ISDS opposant les protègent. De fait, le travail du Ceta par les parlementaires multinationales et gouvernements d’investigation d’ONG et de journa- sont au centre de la contestation des français fin 2017. listes a montré le rôle moteur des accords de libre-échange comme le grandes structures de lobbying en Tafta et le Ceta. Au nom de la pro- Europe et aux États-Unis, particuliè- tection des « investisseurs » contre rement dans des secteurs comme est quant à lui divisé : si certaines l’arbitraire des États, ils permettent l’agrochimie ou la pharmacie, pour grosses coopératives ou grandes à de grandes entreprises interna- pousser à l’adoption de ces accords firmes laitières semblent accueillir tionales qui s’estiment lésées par et en inspirer le contenu. ces accords avec enthousiasme, telle ou telle mesure politique de pour l’ouverture de nouveaux mar- saisir un tribunal arbitral privé, Parce qu’ils sont très impopulaires chés et les opportunités de dévelop- dans le cadre d’une procédure parmi la population européenne, les pement international, une grande opaque, pour demander une com- entreprises elles-mêmes se posi- partie du monde agricole craint les pensation souvent importante tionnent rarement publiquement conséquences d’une libéralisation pour son manque-à-gagner. Les en faveur de ces accords de libre- accrue. statistiques démontrent que ces échange, laissant ce soin aux lobbys procédures se concluent majoritai- dont elles sont membres, comme le En ce qui concerne l’adoption for- rement en faveur des multinatio- Medef ou le Cercle de l’industrie en melle par la France du Ceta, le traité nales contre les gouvernements, en France. À considérer les arguments de libre-échange entre l’Union euro- se basant parfois sur une concep- mis en avant pour défendre ces péenne et le Canada, le nouveau tion extrêmement généreuse de ce projets d’accord de libre-échange registre de transparence du lob- que celles-ci peuvent considérer en France, on peut néanmoins citer bying indique que le patronat fran- comme un manque-à-gagner. > > > 76 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

et l’envisage contre le Gabon dans les mois à venir. Le gouvernement de ce pays a en effet mis unilatéra- lement fin au contrat de Veolia pour la gestion des services nationaux de l’eau et de l’électricité, l’accusant de manquements.

La plupart des procédures initiées par Veolia sont de fait liées à des contrats de privatisation remis en cause ou simplement non renou- velés. En 2007, le Centre inter- national pour le règlement des FLICKR différends relatifs aux investisse- ments (Cirdi), officine de la Banque > > > Si ces procédures ISDS existent tion dans le cadre du renouvelle- mondiale, avait ainsi condamné la depuis longtemps, leur nombre a ment de sa licence 2G dans le pays. province argentine de Tucuman à considérablement augmenté ces payer 105 millions de dollars, plus dernières années selon les infor- Le 6 mars 2018, la Cour de justice les intérêts et les frais, à Veolia et mations disponibles, qui restent de l’Union européenne a rendu une sa filiale argentine suite à la perte partielles : certaines procédures décision importante estimant, dans de la concession d’eau de la pro- demeurent secrètes, et souvent la un cas opposant un assureur privé vince en 1997. Deux ans plus tôt, simple menace d’une procédure ISDS néerlandais à l’État slovaque, que les l’Argentine avait été condamnée à suffit à convaincre un gouvernement mécanismes ISDS étaient incompa- verser 405 millions de dollars à Suez récalcitrant. Les plus visés par ces tibles avec le droit européen. Une Environnement pour la renationa- procédures sont, dans l’ordre, l’Ar- jurisprudence qui ne concerne que lisation du service d’eau à Buenos gentine, le Venezuela, l’Espagne, la les cas intra-UE alors que la plupart Aires en 2006, dont Veolia était République tchèque et l’Egypte. Suite des ISDS sont lancées par des États actionnaire minoritaire. à la crise économique du début des occidentaux contre des pays hors années 2000, l’Argentine a été ciblée Union européenne. Parmi les deux procédures en cours, par pas moins de 33 procédures d’ar- le cas égyptien est emblématique bitrage. Parmi les plaignants, des de la défense par une multina- tionale comme Veolia d’intérêts banques mais aussi de nombreuses La plupart des procédures purement pécuniaires au détri- multinationales françaises : Suez, initiées par Veolia sont liées ment de l’intérêt public. Jugeant Veolia, EDF, Total, Saur (alors filiale à des contrats de privatisation de Bouygues) et Orange. inacceptable l’augmentation du remis en cause ou non salaire minimum dans le pays, renouvelés. La France occupe le 7e rang dans elle porte plainte, toujours devant le classement des nations dont le Cirdi, contre l’Égypte. Les nou- les entreprises ont le plus recours velles grilles de salaires contre- aux mécanismes ISDS (chiffre qui VEOLIA, CHAMPIONNE viendraient aux engagements pris FRANÇAISE DES RECOURS ne tient pas compte du fait qu’une dans le partenariat public-privé AUX TRIBUNAUX D’ARBITRAGE pour le traitement des déchets de firme française peut lancer une pro- PRIVÉ cédure via sa filiale aux Pays-Bas la ville d’Alexandrie et réduiraient par exemple). Parmi les grandes Un groupe se distingue nettement au sa marge. En Lituanie, la munici- entreprises françaises habituées sein du CAC40 pour sa prédilection palité de Vilnius, a décidé de ne pas de la pratique, on trouve Veolia, à saisir les mécanismes d’arbitrage renouveler le contrat de Veolia qui Orange, EDF, Suez et Total. En 2016, international face aux gouverne- gérait le service de chauffage urbain par exemple, EDF a poursuivi le gou- ments étrangers avec lesquels il de la capitale en raison des prix éle- vernement espagnol dans le cadre est en litige : Veolia. La multinatio- vés pratiqués par l’entreprise et de d’une procédure ISDS pour une nale française de gestion de l’eau, plusieurs sanctions administratives réduction des aides aux énergies des déchets et de l’énergie a déjà liées à manipulation des prix. Veolia renouvelables. L’année précédente, obtenu gain de cause dans deux cas a initié une procédure en arbitrage Total avait poursuivi l’Ouganda sur contre l’Argentine en 1997 et 2003, et international alléguant un « harcè- un litige fiscal, tandis qu’Orange mène des procédures contre l’Égypte lement ». La Lituanie a répliqué par ciblait la Jordanie pour discrimina- depuis 2012, la Lituanie depuis 2016, une contre-procédure. 05 LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES RENDENT-ELLES LE MONDE MEILLEUR ? 78 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

TRUMP, POUTINE ET LES AUTRES

Tout autour de la planète, les régimes autoritaires semblent avoir le vent en poupe. Les démocraties occidentales ne sont pas non plus à l’abri de la tentation d’un populisme anti-migrants, comme on l’a vu avec l’élection de Donald Trump aux États-Unis et quelques autres. Comment les entreprises françaises se positionnent-elles dans ce nouveau monde plus « illibéral » ? EVAN GUEST EVAN

LES AMITIÉS TRUMPIENNES DE CERTAINES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

’arrivée de Donald Trump à la À l’image de leurs homologues améri- visite à Donald Trump à la Trump Tower Maison blanche, en janvier 2017, a caines, certaines grandes entreprises de New York suite à son élection. Wilbur Lété vue par beaucoup comme un françaises ont essayé d’amadouer Ross, que le nouveau Président améri- séisme politique. C’était aussi un séisme Donald Trump et son administration cain a désigné comme secrétaire d’État économique, quoique les relations entre ou de s’afficher à leurs côtés, dans une au Commerce, siégeait au conseil d’ad- le nouveau président américain et les démarche où il est difficile de faire la ministration d’ArcelorMittal. grandes entreprises de son pays soient part entre ce qui relève de la proximité compliquées. Donald Trump a peuplé son idéologique, de la convergence d’inté- Il y a ensuite les mécanismes de finance- administration d’anciens dirigeants de rêts et du réalisme économique. Petit ment de la vie politique aux États-Unis. Goldman Sachs ou ExxonMobil, et lancé tour d’horizon. Les entreprises, directement ou via les un programme de dérégulation demandé « political action committees » (PACs) depuis longtemps par les milieux d’af- qu’elles hébergent, contribuent finan- faires. Dans le même temps, il a directe- Plusieurs entreprises françaises cièrement aux campagnes menées pour ment remis en cause certains dogmes ont versé des contributions le Sénat, la Chambre des représentants les plus sacrosaints de ces mêmes modestes à la campagne et la Présidence. C’est ainsi que la PACs milieux d’affaires sur le libre-échange. de plusieurs entreprises françaises ont de Donald Trump. Les mesures et prises de position provo- versé des contributions modestes à la catrices du nouveau locataire de la Maison campagne de Donald Trump en 2016. blanche sont aussi entrées en collision Plus intéressant : Suez figure aussi dans avec le souci des grandes multinationales Il y a d’abord les proximités person- la liste des entreprises qui ont financé d’apparaître progressistes sur le plan nelles. Bernard Arnault, le patron de son « équipe de transition » mise en place sociétal, sur des sujets comme l’accueil LVMH, avait été l’une des premières pour gérer la passation de pouvoir. En des migrants ou l’orientation sexuelle. personnalités françaises à venir rendre tout état de cause, les financements de > > > LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES RENDENT-ELLES LE MONDE MEILLEUR ? I 79

> > > ce type passent plus souvent Enfin, il y a les entreprises par les associations profession- qui ont saisi avec un certain nelles dont les multinationales enthousiasme l’opportunité françaises sont membres, de nouvelles dérégulations comme l’American Petroleum offertes par l’administration Institute, dont sont membres Trump. Un bon exemple est plusieurs firmes françaises et celui de la firme chimique au conseil d’administration Arkema, qui a perdu le duquel siège un cadre diri- contrôle d’une de ses usines geant de Total, ou encore de la chimiques au Texas suite au Financial Services Roundtable, passage de l’ouragan Harvey dont sont membres Axa et BNP en août 2017. Il a été révélé Paribas. quelques jours plus tard. Dans le même suite à cette affaire qu’Arkema avait esprit, plusieurs grandes banques fran- fait du lobbying, directement et par le Autre forme de soutien : celui apporté çaises ont confirmé après l’élection de biais des lobbys de l’industrie chimique, à des projets emblématiques et contro- Donald Trump leur soutien financier pour un assouplissement des règles versés du nouveau Président améri- à l’oléoduc Dakota Access Pipeline et de sécurité relatives aux usines de cain. C’est ainsi que LafargeHolcim a aux entreprises qui le portent, bien ce type. Parmi les autres secteurs qui défrayé la chronique lorsque son patron que ce projet ait fait l’objet d’une résis- ont poussé de la même manière pour a ouvertement envisagé de participer à tance emblématique des Sioux et que obtenir la suppression ou l’abandon de la construction du mur anti-migrants le Président américain ait envoyé les normes sociales ou environnemen- voulu par Donald Trump à la frontière forces de l’ordre pour démanteler leur tales, on trouve notamment les indus- avec le Mexique. Le groupe s’est rétracté campement par la force. tries automobile et pétrolière.

AUTOUR DU PROJET YAMAL LNG, LIAISONS DANGEREUSES AVEC LE RÉGIME DE POUTINE ET L’OLIGARCHIE RUSSE

e 8 décembre 2017, Vladimir réalisation, trouvant des solutions pour Total ont été trop heureux de se prê- Poutine inaugurait en fanfare le contourner les sanctions occidentales ter à cette « diplomatie du business ». Lcomplexe Yamal LNG, dans le contre la Russie. Celle-ci est désormais Ils ont été reçus par Vladimir Poutine grand Nord russe : un immense projet le premier pays contributeur aux « res- comme des chefs d’État devant les d’extraction gazière, associé à une usine sources prouvées » d’hydrocarbures caméras de la télévision russe, affir- de liquéfaction et à des installations de Total, un indicateur clé pour une mant que Total « représente un peu la portuaires pour exporter le combustible firme pétrolière. Nul hasard non plus France elle-même ». Et les PDG français vers l’Asie ou vers l’Europe, malgré les ne manquent jamais d’affluer pour aller glaces et des températures pouvant des- rencontrer Vladimir Poutine en groupe cendre jusqu’à -50°C. Le projet est emblé- ou participer aux divers forums écono- Les PDG français matique de la proximité entre le régime miques que son gouvernement organise. russe et certaines multinationales fran- affluent pour aller rencontrer çaises. L’un des piliers de Yamal LNG Vladimir Poutine. Poursuivre des activités en Russie mal- n’est autre que Total, qui contrôle 20 % gré les tensions avec l’Europe et les États- du projet lui-même, mais aussi 16 % de Unis n’est certes pas la même chose que Novatek, l’entreprise gazière russe qui en si le premier navire méthanier brise- de soutenir politiquement le régime russe détient la majorité. Le principal action- glaces construit pour transporter le et ses alliances avec l’extrême-droite naire de Novatek est le Volga Group, gaz de Yamal LNG – il y en aura une européenne. Mais où passe la frontière propriété de Guennadi Timchenko, un quinzaine au final – a été baptisé le entre les deux ? Dans la nébuleuse des proche de Vladimir Poutine. « Christophe de Margerie », en l’honneur relations économiques et politiques de l’ancien PDG de Total décédé acci- entre dirigeants russes et intérêts fran- Le géant pétrolier n’est pas la seule dentellement en Russie fin 2014, et que çais, difficile de répondre. Parmi les oli- firme tricolore impliquée dans ce Vladimir Poutine a toujours présenté garques impliqués dans Yamal LNG, on projet à 27 milliards de dollars. Vinci, comme un « grand ami » de son pays. trouve certains des principaux artisans TechnipFMC et plusieurs autres y ont du rapprochement entre le Kremlin et le également participé dans le cadre de Les dirigeants russes ont cherché à Front national et les autres partis d’ex- contrats se chiffrant en centaines de utiliser leurs relations avec les multi- trême-droite en Europe. Le Volga Group millions. L’importance stratégique nationales françaises, allemandes, ou de Guennadi Timchenko, l’oligarque par- de ce projet pour Total et les intérêts autres, comme contre-feu face à la poli- tenaire de judo de Vladimir Poutine qui français se mesure à la détermination tique menée par leurs gouvernements. a aussi fondé la firme de négoce pétro- avec laquelle ils se sont accrochés à sa Dans le cas français, les dirigeants de lier Gunvor, contrôle la banque russe > > > 80 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

nationaliste Rodina, allié historique du Front national, Rogozine est désormais chargé des questions militaro-indus- trielles et, plus particulièrement, de l’Arctique. « L’Arctique, c’est notre ter- ritoire, nous en assurerons la sécurité. Et nous y ferons de l’argent », déclarait récemment celui qui manque rarement une occasion d’afficher son soutien à l’extrême-droite européenne ou de s’il- lustrer par une nouvelle déclaration martiale sur les capacités militaires russes et les ambitions de son pays sur l’Arctique.

EDF et Engie, de leur côté, se sont KREMLIN.RU positionnées pour recevoir le gaz issu > > > – la First Czech Russian Bank – qui a début septembre 2014, en pleine crise de Yamal LNG dans leurs terminaux accordé un prêt au FN en 2014. ukrainienne, à la faveur de la tenue de français, soit pour l’injecter dans les l’Assemblée parlementaire du Conseil réseaux qu’elles gèrent, soit pour le Sergueï Narychkine, président de la de l’Europe, pour être l’invité d’honneur transborder et l’envoyer ailleurs. Les Douma, le parlement russe, et désormais d’un débat controversé à l’ambassade de deux entreprises énergétiques fran- chef des services secrets extérieurs, est Russie, voué à la défense de la politique çaises sont également impliquées l’un des premiers à avoir accueilli offi- du Kremlin. Parmi les autres interve- aux côtés de Gazprom et du Kremlin ciellement en Russie Marion Maréchal nants, le patron de Total Christophe de dans deux projets de gazoduc visant Le Pen, puis Marine Le Pen, saluant Margerie, le numéro deux de GDF Suez à contourner l’Ukraine par la mer dans le Front national une formation Jean-François Cirelli, Serge Dassault, et Baltique (Nord Stream 2, dans lequel politique « stable et persistante » cor- un représentant de la famille Mulliez Engie possède 10%) et par le Sud à tra- respondant « au temps et à l’esprit de (Auchan). vers la mer Adriatique. la France moderne ». Il est aussi l’an- cien patron de Sovcomflot, l’armateur Autre personnage clé : Dmitri Rogozine, Total et Technip se sont d’ores et déjà du méthanier brise-glaces Christophe le vice-premier ministre russe, chargé positionnées pour participer au grand de Margerie. Sous le coup des sanc- de superviser la construction des projet gazier qui fera suite à celui de tions occidentales, Narychkine a méthaniers brise-glace qui transpor- Yamal LNG, Arctic 2 LNG, toujours porté néanmoins réussi à se rendre à Paris teront le gaz de Yamal. Issu du parti par Novatek.

LAFARGE EN SYRIE : LE SCANDALE DE L’ANNÉE

’est à partir de 2016 que diverses travailleurs. L’affaire a pris des propor- Beaucoup de questions continuent à se révélations dans les médias ont tions considérables à mesure que l’on poser sur le rôle exact d’autres acteurs. Ccommencé à lever le voile sur en apprenait plus sur le rôle des diffé- Par exemple celui des milliardaires l’histoire de la cimenterie de Lafarge à rents protagonistes et l’ampleur des actionnaires de Lafarge comme Nassef Jalabiya, dans le nord-est de la Syrie. sommes en jeu (13 millions d’euros Sawiris et Albert Frère, qui suivaient de Pour maintenir cette cimenterie stra- au total peut-être, dont l’équivalent de près les opérations de l’entreprise, notam- tégique en activité malgré la guerre 20 000 euros par mois à Daech). ment dans cette région du monde. Ils se civile, le groupe aurait consenti à sont empressés de rejeter toute la faute verser des « taxes » à divers groupes Des anciens travailleurs de l’entreprise sur l’état-major français de Lafarge. De armés et terroristes (dont Daech) entre et l’association Sherpa ont déposé même pour le gouvernement français, 2011 et septembre 2014, date à laquelle plainte pour complicité de crime qui semble avoir été tenu au courant de l’avancée de Daech a forcé l’évacuation contre l’humanité et financement du la situation sur place par la direction de définitive de l’usine. Quoique l’entre- terrorisme contre Lafarge, entre-temps Lafarge, et qui aurait peut-être même prise se soit d’abord défendue en invo- fusionnée avec son concurrent suisse encouragé le groupe à rester sur place, quant le besoin de protéger ses salariés, Holcim. Les principaux cadres diri- pour des raisons stratégiques. Le patron divers témoignages suggèrent que les geants concernés par l’affaire dont l’an- de la sécurité de Lafarge, Jean-Claude dirigeants avaient bien d’abord en vue cien PDG Bruno Lafont ont été mis en Veillard, par ailleurs militant au Front le souci de maintenir en fonctionne- examen, puis, en juin 2018, l’entreprise national (et lui-même mis en examen), ment cet actif stratégique, et n’ont pas Lafarge elle-même. aurait été en contact régulier avec les toujours fait grand cas de la sûreté des services français. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES RENDENT-ELLES LE MONDE MEILLEUR ? I 81

grants et anti-UE. Dans le même LES AMITIÉS DES ENTREPRISES FRANÇAISES AVEC LE RÉGIME DICTATORIAL D’AZERBAÏDJAN temps, son entourage continue à s’en- richir grâce à des projets de travaux Le gouvernement de l’Azerbaïdjan fait partie de ces régimes dictatoriaux, connus publics financés en grande partie sur pour leur répression des opposants et des journalistes qui mettent en lumière l’en- fonds européens. En bénéficiant par- richissement d’une petite élite, mais que les Français et les Européens continuent fois de la complaisance d’entreprises allégrement à courtiser. Les ressources du pays en hydrocarbures et notamment en occidentales, comme Bouygues. gaz sont l’une des principales raisons de cette complaisance. Total et Engie ont des intérêts dans le pays, et le projet de gazoduc « Corridor gazier sud » pourrait faire de Les journalistes de Direkt36, un l’Azerbaïdjan l’un des principaux fournisseurs de gaz de l’Europe. Les relations entre média hongrois, ont notamment le gouvernement azéri et les dirigeants politiques et économiques européens ont fait mis en lumière les relations étroites l’objet de nombreux scandales, dont celui de la « lessiveuse azérie » : un ensemble de entre l’entreprise du père de Viktor documents sur les flux financiers entre divers individus et entreprises européennes Orbán, spécialisée dans la fourniture et quatre sociétés offshore liées au président Ilham Aliyev, sa famille et ses proches. de matériaux de construction, et la Le nom de la Société générale apparaît dans ces documents, comme ayant reçu des filiale hongroise de Colas (groupe virements de ces sociétés offshore pour le compte de clients. La banque assure que Bouygues). Malgré des prix appa- ces virements ne correspondaient à rien d’illégal, mais la Deutsche Bank, également remment supérieurs, l’entreprise réceptrice d’un virement de ces sociétés, l’a refusé en raison de sa provenance sus- du père de Viktor Orbán, de même pecte. La Société générale est très impliquée dans les projets gaziers du gouvernement qu’une entreprise de fret apparte- azéri, en tant que principal conseil du Trans Adriatic Pipeline (voir la partie sur le climat nant à son frère et chargée de trans- et l’énergie) et sur plusieurs autres projets, comme une centrale gaz à Malte. Elle figure porter les matériaux de construction, aussi parmi les membres fondateurs de la Chambre de commerce franco-azérie. semblent s’être acquis une position de fournisseur privilégié pour de Début 2018, une autre enquête révélait les liens commerciaux noués entre nombreuses entreprises hongroises le groupe hôtelier Accor et une société liée à deux filles d’Ilham Aliyev pour ou étrangères actives sur le secteur construire le Sofitel de Dubaï. des marchés publics en Hongrie.

CES BANQUES ET SOCIÉTÉS teuses réserves offshore du Brésil. LES FIRMES FRANÇAISES D’ASSURANCES FRANÇAISES COURTISENT LE NOUVEAU Le PDG de Total Patrick Pouyanné a QUI FINANCENT LES COLONIES POUVOIR BRÉSILIEN été l’un des tout premiers représen- ILLÉGALES DANS LES tants d’une multinationale à venir TERRITOIRES OCCUPÉS Parmi les régimes autoritaires et rencontrer Temer après sa prise de Une enquête publiée en 2017 par un impopulaires qui ont émergé ces pouvoir. L’entreprise française a été collectif de syndicats et d’organisa- dernières années de par le monde récompensée avec la conclusion d’un tions de défense des droits humains figure aussi celui de Michel Temer au partenariat stratégique approfondi françaises et palestiniennes, révèle Brésil. Celui-ci est arrivé au pouvoir avec l’entreprise pétrolière Petrobras comment les principales banques suite à la destitution dans des condi- pour développer ensemble des projets françaises soutiennent l’expansion tions douteuses de la présidente au Brésil et ailleurs dans le monde. coloniale israélienne aux dépens Dilma Rousseff, suivie du lancement D’autres entreprises françaises se des territoires palestiniens, et de de procédures judiciaires contre sont positionnées pour profiter de la construction de la paix. Selon ce l’ancien président Lula, à la faveur la vague de privatisations annon- rapport, le Crédit agricole et sa filiale d’une vaste série de scandales de cées par le gouvernement Temer, LCL détiennent ainsi des participa- corruption touchant toute la classe notamment Engie dans le secteur tions financières dans neuf banques politique brésilienne... y compris énergétique. et entreprises israéliennes directe- Michel Temer lui-même. Mais une ment impliquées dans l’expansion partie des classes dirigeantes brési- coloniale. Le groupe BPCE et sa liennes semble en avoir profité pour HONGRIE : COMMENT filiale Natixis en détiennent six, la se débarrasser du Parti des travail- L’ENTOURAGE DE VIKTOR Société générale et Axa quatre. Autre leurs au pouvoir depuis le début des ORBÁN S’ENRICHIT GRÂCE AUX FONDS EUROPÉENS ET À LA exemple : un prêt de 288 millions années 2000. COMPLAISANCE D’ENTREPRISES d’euros a été accordé par un consor- COMME BOUYGUES tium de banques – dont BNP Paribas, Ces événements ont fait le bonheur Société Générale, Crédit Lyonnais et des milieux d’affaires internationaux, Le premier ministre hongrois Viktor Natixis – à la société Israel Electric notamment dans le secteur pétrolier, Orbán a été réélu au printemps pour Corporation qui pourvoit en électri- qui voyait d’un mauvais œil le sou- un troisième mandat, à l’issue d’une cité les colonies. Et les travaux sont hait de Rousseff et Lula de maintenir campagne marquée par une suren- réalisés par… Alstom. un contrôle public sur les promet- chère dans les discours anti-mi- 82 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

QUOI DE NEUF SOUS LE CIEL DE LA FRANÇAFRIQUE ?

La France a longtemps considéré son ancien empire colonial en Afrique comme sa « chasse gardée ». Depuis les années 1960, l’administration directe de la France a laissé la place à un réseau de relations étroites entre intérêts économiques français et gouvernements souvent autoritaires et corrompus, connu sous le nom de « Françafrique ». Une époque loin d'être révolue, malgré les transformations et l'arrivée de nouveaux concurrents asiatiques.

BOLLORÉ ET SES AFFAIRES AFRICAINES DEVANT LA JUSTICE

n avril 2018, l’homme d’affaires Vincent Bolloré a été mis exa- Emen pour « corruption », « abus de confiance » et « faux et usage de faux » dans le cadre de l’attribution de concessions portuaires à son groupe en Afrique de l’Ouest. L’entreprise, qui gère pas moins de 16 ports sur le conti- nent, a formellement démenti de quel- conques irrégularités dans la passation de ces marchés. D’autres dirigeants ont également été mis en examen. Les juges soupçonnent le groupe Bolloré d’avoir acquis les concessions des ports de Lomé au Togo et de Conakry en Guinée en échange de services CARSTEN TEN TEN CARSTEN BRINK fournis par sa filiale Havas aux prési- dents en place. Services qui auraient vitesse excessive. Des premiers procès plaintes ont également été déposées été sous-facturés. D’autres conces- ont eu lieu au Cameroun en 2017, et des en France en lien avec cette affaire. sions portuaires attribuées à Bolloré ont suscité la polémique ces dernières années, comme celle d’Owendo au Gabon (voir ci-après) ou encore celle PLAINTE CONTRE BNP PARIBAS EN LIEN de Kribi ou Cameroun, acquise en 2017, AVEC LE GÉNOCIDE RWANDAIS au sujet de laquelle Bolloré a poursuivi en diffamation deux journalistes de ’association française Sherpa, lars au profit du marchand d’armes France Télévisions (voir la partie sur spécialisée dans la défense sud-africain Petrus Willem Ehlers, le droit à l’information). Ldes victimes des crimes éco- somme qui a servi à rémunérer la nomiques, a déposé plainte en juillet livraison de 44 tonnes d’armement au Autre source d’ennuis judiciaires poten- 2017, vingt-trois ans après les faits, régime de Kigali, via les Seychelles et tiels pour le groupe Bolloré : la catas- aux côtés de l’association Ibuka et le la RDC (alors Zaïre). Un autre établis- trophe ferroviaire d’octobre 2016 au Collectif des parties civiles pour le sement financier d’abord sollicité, la Cameroun, qui a fait au moins 79 vic- Rwanda (CPCR) contre BNP Paribas Banque Bruxelles Lambert (Belgique) times. L’entreprise française, détentrice pour « complicité de génocide, de avait refusé de s’associer à l’opéra- d’une concession pour la gestion de crimes contre l’humanité et de crimes tion, en raison de l’embargo et des Camrail, la compagnie nationale de de guerre ». En cause, le financement personnages sulfureux impliqués. train, est accusée de multiples fautes d’une livraison d’armes au régime Sherpa souligne donc que « selon les et négligences. Elle aurait notamment extrémiste hutu en juin 1994, alors nombreux témoignages et rapports laissé circuler le train entre Yaoundé que le génocide battait son plein et d’enquête joints à la plainte, la BNP et Douala, avec un nombre excessif de que les Nations unies avaient imposé aurait eu nécessairement connais- wagons, tout en ayant conscience que un embargo sur les ventes d’armes à sance de la destination des fonds et les systèmes de freinage étaient défec- destination du Rwanda. BNP Paribas conscience que ce transfert pouvait tueux. Le train roulait également à une a accepté de virer 1,3 million de dol- contribuer au génocide en cours. » LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES RENDENT-ELLES LE MONDE MEILLEUR ? I 83

FRICTIONS AU GABON ? DIVULGAÇÃO PETROBRAS DIVULGAÇÃO

e régime gabonais a noué depuis Autre source de tension : les gise- Au final, le conflit qui aura fait le plus de des décennies des relations ments pétroliers. Au cours de l’année, bruit aura été le départ forcé de Veolia, Létroites avec plusieurs multi- Total en a cédé certains à une autre qui gérait les services d’eau et d’électri- nationales françaises, comme Total, entreprise française, Perenco. Avec au cité du pays et qui a été chassée à grand Bolloré, Bouygues, Veolia, Eramet et passage un manque-à-gagner impor- fracas début 2018 par le gouvernement, BNP Paribas. Des relations mutuelle- tant pour l’État gabonais, puisque qui accusait l’entreprise française de ment avantageuses puisque dans bien la transaction s’est accompagnée manquements à ses engagements et des cas, la holding de la famille Bongo du passage à un régime fiscal bien de pollution. Si la situation des ser- détient des parts dans les filiales locales plus favorable pour la partie privé. vices d’eau et d’électricité du pays est des entreprises françaises en question. L’opération a créé des remous au plus déplorable, la responsabilité en revient haut sommet de l’État et provoqué le certainement aux deux parties, de sorte Ces derniers mois ont cependant été départ forcé de hauts fonctionnaires que les raisons exactes de cette initia- marqués par des frictions entre le régime qui l’avaient entérinée. tive ne sont pas claires. gabonais et des entreprises françaises, qui relèvent davantage de conflits internes que d’une remise en cause du modèle de AU CAMEROUN ET EN RDC, relations qui prévaut depuis des années. ORANGE AIDE-T-ELLE LES GOUVERNEMENTS C’est d’abord la procédure en arbitrage À MUSELER LEURS OPPOSANTS ? international lancée par Bolloré contre le gouvernement gabonais autour de la u cours de l’année écoulée, jonction gouvernementale. Interpellé à gestion du port d’Owendo. Confronté Orange s’est retrouvée sous le ce sujet, le groupe français a répondu au mécontentement de la population Afeu des critiques pour sa colla- qu’il était tenu d’obéir aux injonctions qui protestait contre la « vie chère » boration apparente avec des régimes du gouvernement. provoquée selon elle par les marges africains pour entraver des manifes- excessives du terminal à conteneurs tations d’opposants. Au début de l’an- Bis repetita en RDC, où internet a été géré par Bolloré, le gouvernement en née, sur fond de manifestations de la coupé dans plusieurs grandes villes avait ouvert un autre, confié à la multi- minorité anglophone du Cameroun, du pays lors de manifestations contre nationale Olam. Pour le groupe français, le régime de Paul Biya a décidé de le président Joseph Kabila. Un collec- cette initiative violait les termes de la passer à la manière forte en coupant tif d’associations congolaises a porté concession initiale. Un arrangement a totalement l’accès à l’internet dans les plainte contre les opérateurs concernés, fini par être trouvé, par lequel Bolloré a provinces concernées. Les trois opéra- dont Orange, et annoncé son intention repris le contrôle de tous les terminaux teurs du pays, dont le français Orange, de porter la bataille judiciaire dans les à conteneurs. se sont empressés d’obtempérer à l’in- pays d’origine de ces multinationales. 84 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

COMMENT LA FRANCE POUSSE SES FIRMES ÉNERGÉTIQUES EN AFRIQUE AU NOM DU CLIMAT

leurs entreprises qu’aux besoins des populations.

L’Afrique apparaît comme un terrain de choix pour les multinationales souhaitant L’Afrique apparaît comme un développer de grandes infrastructures très profitables, d’autant plus qu’aux finance- terrain de choix pour ments internationaux dédiés au « déve- les multinationales souhaitant loppement » s’ajoute désormais la manne développer de grandes de la finance verte. Le groupe Engie, par infrastructures très profitables exemple, s’est positionné sur le marché africain à travers son partenariat avec la famille royale marocaine, via la holding SNI et sa filiale Nareva. Dans le cadre de TED TARFAYA TED

a COP21 avait été explicitement lors de la COP21, devait être un projet L’Afrique apparaît comme vue par le gouvernement français exemplaire porté par les Africains pour un terrain de choix pour les Lcomme une occasion de promou- les Africains, permettant d’assurer l’ac- multinationales souhaitant voir et vendre l’expertise de ses cham- cès de tous à l’électricité sur le continent développer de grandes pions nationaux, à commencer par Engie tout en préservant le climat. Au début de infrastructures très profitables et EDF, dans le domaine des énergies l’année 2017, la Commission européenne « vertes ». Cette ligne politique s’est main- et la France ont suscité une levée de bou- la COP22, les deux partenaires ont signé tenue une fois la COP passée, avec pour cliers, et la démission du concepteur et un accord stratégique visant à dévelop- cible privilégiée l’Afrique. président de l’Initiative, en cherchant à per de nouveaux projets énergétiques au s’approprier l’IAER pour lui faire finan- Maroc et dans le reste du continent africain L’Initiative africaine pour les énergies cer des projets énergétiques douteux, (Égypte, Côte d’Ivoire, Sénégal, Ghana et renouvelables (IAER), lancée justement répondant davantage aux intérêts de Cameroun).

« BIENS MAL ACQUIS » : LE RÔLE DES BANQUES FRANÇAISES

'est le premier verdict historique rendu dans le cadre des procès sur Cles « biens mal acquis » - autrement dit les richesses accumulées illégalement par certains dirigeants africains et « blan- chies » sur le territoire français. Le tribu- nal correctionnel de Paris a condamné en octobre 2017 le fils du président gui- néen, Teodorin Obiang, à une peine de prison et une amende avec sursis, ainsi qu'à la confiscation de ses biens saisis en France. La présidente du tribunal a rap- pelé le « rôle essentiel » des banques fran- çaises, en l'occurrence la Société générale, pour faciliter ces transferts de fonds : la « complaisance » de la Société générale, « a permis à tout le moins par son absence de réaction la poursuite de l’infraction ».

Dans le cadre de l'enquête sur les « bien mal FLICKR acquis », initiée par un groupe d'associa- tions françaises et africaines, d'autres pro- cès pourraient avoir lieu visant notamment les familles d’Ali Bongo (Gabon) et de Denis Sassou Nguesso (Congo-Brazzaville). LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES RENDENT-ELLES LE MONDE MEILLEUR ? I 85

ché sénégalais des télécoms en rachetant il y a quelques années une partie de la Sonatel, l’opérateur historique partiellement privatisé. Orange a longtemps fait de la Sonatel son fer de lance pour s’étendre dans d’autres pays africains, comme le Mali, la Guinée-Conakry, la Guinée- Bissau et la Sierra Leone. Mais la relation entre Orange et la Sonatel est aussi marquée de tensions, certains Sénégalais accusant le groupe français de pratiquer l’opti- misation fiscale, voire de brider le

TM1972 développement de la Sonatel, où la partie sénégalaise et les syndicats seraient trop puissants au goût de Kenyatta, ont été annulées le 1er la maison-mère. RÉPRESSION DES OPPOSANTS AU NIGER septembre par la Cour suprême kenyane. L’opposition a notamment Depuis mars 2018, plusieurvs mili- mis en cause le rôle de l’entreprise À QUI PROFITENT tants de la société civile nigérienne française de biométrie OT-Morpho LES « ACCORDS DE PARTENARIAT ÉCONOMIQUE » ? sont en prison. En cause, une vague (aujourd’hui Idemia), ancienne de manifestations commencée fin filiale de Safran, qui avait fourni les Les pays africains se sont trouvés 2017, lorsque le gouvernement de kits de reconnaissance biométrique sous pression, en 2017, de signer Mahammadou Issoufou a présenté et le système de transmission des avec l'Union européenne des un projet de loi de finances impli- résultats utilisés pour l’élection. « Accords de partenariat écono- quant des mesures d’austérité sup- Des accusations vigoureusement mique » (APE), masquant une rela- plémentaires pour la population démenties par l’entreprise, mais tion commerciale et politique très et des cadeaux fiscaux pour les inégale sous la façade d'un traité multinationales présentes dans le de commerce entre égaux. Les mar- pays, notamment Orange, exemp- Gemalto fait l’objet d’une chés africains se trouveront encore tée de taxe sur les appels interna- plainte déposée par plusieurs plus grand ouverts aux multina- tionaux. En arrière-plan également, associations pour corruption tionales européennes, à travers la les activités d’Areva dans le pays active ou passive suppression de droits d'importation. et la faible contribution fiscale En contrepartie, les pays africains du groupe nucléaire français au garderont en théorie l'accès privi- budget du Niger, l’un des États les qui montrent que les technolo- légié qu'elles avaient au marché plus pauvres de la planète. Autre gies de biométrie électorale, forte- européen pour certaines matières cause de mécontentement : la ment encouragées et financées en premières. La France a été l'un des présence militaire française, offi- Afrique par l’aide au développement moteurs de la négociation des APE ciellement pour lutter contre le ter- occidentale, ne constituent pas une et fait pression aujourd'hui sur les rorisme, dans laquelle beaucoup de solution magique. Deux firmes fran- gouvernements africains pour qu'ils Nigériens voient surtout le souci de çaises, OT-Morpho et Gemalto (bien- les acceptent. Parmi les principaux protéger les actifs stratégiques de tôt rachetée par Thales), figurent bénéficiaires de ces accords, on la France. parmi les leaders de ce secteur trouve en effet les grandes firmes d’activité. Gemalto fait l’objet d’une de négoce agroalimentaire comme plainte déposée par plusieurs asso- Louis-Dreyfus, le groupe Mimran EMBROUILLE ÉLECTORALE AU ciations pour corruption active ou ou encore la Compagnie fruitière KENYA POUR MORPHO-SAFRAN passive en lien avec son contrat de du Sénégal. Les élections présidentielles qui se biométrie électorale au Gabon. sont tenues à l’été 2017 au Kenya ont à nouveau été marquées par des tensions et des accusations RELATIONS AMBIGUËS ENTRE de fraude de la part du principal ORANGE ET SONATEL, SA FILIALE SÉNÉGALAISE opposant au président Kenyatta. Les élections du 8 août, qui avaient Le groupe français Orange est vu une victoire éclatante de Uhuru devenu l’acteur dominant du mar- 86 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

ARMEMENT ET SÉCURITÉ : QUAND LA FRANCE EXPORTE LA MORT ET LA RÉPRESSION

Les industries d’armement et de sécurité françaises affichent une santé éclatante, et bénéficient du soutien inconditionnel des pouvoirs publics. Mais c’est au prix de compromissions avec des régimes répressifs ou des belligérants accusés de crimes de guerre.

MIRAGES 2000, CHARS LECLERC, CANONS CAESAR : LES INDUSTRIELS FRANÇAIS, FOURNISSEURS OFFICIELS DU CARNAGE YÉMÉNITE AIRMAN PETER CARNICELLI PETER AIRMAN

our l’ONU, le Yémen traverse « la Mais le désastre yéménite est aussi un Même satisfaction chez Dassault, qui pire crise humanitaire depuis la fin terrain de démonstration des armes fournit des Mirages 2000-9 à cette Pde la Seconde guerre mondiale ». françaises et les industriels de la même armée des Émirats Arabes Unis, Depuis mars 2015, la guerre entre la coa- défense sont fiers des performances et vient de signer un contrat de moder- lition d’États arabes menés par l’Arabie de leur matériel. « Pour ce qui est nisation de leur flotte : « L’excellence saoudite et les Houthis yéménites a fait des chars Leclerc, je vous confirme de l’avion et le succès du programme au moins 10 000 morts et près de trois mil- que leur implication au Yémen a for- ont été démontrés avec brio par la lions de déplacés. L’Unicef estime qu’un tement impressionné les militaires grande disponibilité du Mirage 2000-9 enfant y meurt toutes les dix minutes, de la région », se réjouissait, il y a un et la qualité de sa participation à des que 1,8 million d’entre eux souffrent de an, Stéphane Mayer, PDG du groupe opérations menées en coalition inter- malnutrition aigüe, et que près de 400 000 Nexter qui fabrique ces blindés, nationale », annonce un communiqué enfants yéménites sont atteints de mal- devant la commission de la Défense du groupe français. Les opérations nutrition sévère et luttent pour survivre. de l’Assemblée nationale. Depuis le en question ? Les frappes aériennes Un million de personnes sont atteintes printemps 2015, 70 à 80 chars Leclerc de la coalition arabe au Yémen dont du choléra alors que le système de santé ont été déployés par l’armée émiratie certaines, selon l’ONU et des orga- est exsangue et que des hôpitaux sont au Yémen, notamment sur la bataille nisations non gouvernementales, aussi visés par les bombardements. d’Aden. pourraient constituer des crimes > > > LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES RENDENT-ELLES LE MONDE MEILLEUR ? I 87

> > > de guerre. Autre crime de guerre : le de crimes de guerre » qui lui étaient pour promouvoir les équipements mili- blocus maritime, qui affame la popu- imputables. taires français à l’étranger. En outre, pour lation, et dans lequel les corvettes gagner des contrats, ils n’hésitent pas à Baynunah du constructeur français Un avertissement qui n’impressionne pas délocaliser leur production ou transférer CMN (Constructions mécaniques de les industriels de la défense français. Ces des technologies de pointe aux acheteurs Normandie) pourraient être engagées. derniers continuent à faire la promotion étrangers. Moins d’emplois en France, et de leurs drones et autres équipements une prolifération du savoir-faire militaire Nexter, Dassault, mais aussi Airbus, peu propice à rendre le monde plus sûr. Thales ou CMN ont donc tous vendu Compte tenu des violations chars, canons , avions de chasse, héli- Selon un rapport du cabinet Ancile commises au Yémen, coptères, drones, systèmes de visée Avocat de mars 2018, compte tenu des ou intercepteur marins aux États de ces ventes d’armes violations commises au Yémen, ces la coalition saoudienne, à commencer pourraient bien être ventes d’armes pourraient bien être par l’Arabie Saoudite elle-même. Sur illégales illégales et exposer leurs responsables la seule année 2016, plus d’un milliard à des poursuites et, en théorie, des d’euros d’équipement militaire fran- de pointe dans des salons d’armement peines de prison et de lourdes amendes. çais a été livré à l’Arabie Saoudite. de Ryiad à Abu Dhabi. Des fabricants Mais compte tenu de la détermination Pourtant, dès octobre 2015, Amnesty d’armes largement subventionnés par du gouvernement français à soutenir international appelait à suspendre l’État, que ce soit par des avances finan- ces exportations d’armes, encore une les transferts d’armes à la coalition cières, des garanties publiques à l’expor- fois, cet avertissement pourrait ne pas en raison des « preuves accablantes tation, ou via l’emploi des fonctionnaires être pris au sérieux.

AVEC LE RÉGIME AL-SISSI EN ÉGYPTE, UN BUSINESS RISQUÉ

mprisonnement, torture, dis- paritions forcées, exécutions... Ela répression en Égypte s’étend aujourd’hui au-delà des Frères musul- mans et vise toute forme d’opposition, les médias, et plus récemment les homosexuels, traqués sur les réseaux sociaux, raflés, mis en prison. Les organisations des droits de l’homme dénoncent « la pire crise des droits humains depuis des décennies ». Une crise qui ne semble pas décourager des industriels de la défense français, qui continuent à armer le régime Al-Sissi malgré ses exactions. Alors que l’UE demande un embargo sur les ventes d’armes depuis 2013, Paris continue

à fournir son partenaire, au point que IMBERT ANTOINE l’Égypte est devenu le premier client de la France, et la France son premier machines à fabriquer des munitions par Al-Sissi au Sinaï. Une opération fournisseur. vers le Caire. anti-terroriste qui menace de créer une crise humanitaire dans la pénin- Dassault avec ses Rafales, Naval Group Des armes qui ne sont pas destinée à sule. Les preuves d’utilisation d’armes (ex-DCNS) avec ses Mistral, frégates rester au placard. Dès 2013, des blindés, interdites (bombes à sous-munitions) et corvettes Gowind, Renault Truck bulldozers et véhicules Sherpa vendus et des images d’exécutions extra-ju- Defense et ses blindés, Thales et Airbus par Renault sont utilisés pour maîtri- diciaires laissent craindre de graves avec leur satellite de télécoms mili- ser des manifestants et évacuer les violations des droits par l’armée égyp- taires, Safran et son drone Patroller… sit-in des sympathisants du président tienne. Comme au Yémen, compte tenu Tous les grands noms de l’industrie déchu Mohamed Morsi – plus de 1000 du risque très élevé de non-respect du de la défense française profitent du personnes seront tuées. Aujourd’hui droit international humanitaire sur le juteux marché égyptien. Mais aussi des encore, on retrouve les véhicules terrain, la France et ses fournisseurs groupes moins connus comme la PME Renault Truck Defense sur les rares d’armes pourraient un jour voir leur Manurhin qui continue à exporter des images de l’opération militaire lancée responsabilité engagée. 88 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

LES BANQUES ET ASSURANCES QUI FINANCENT L’ARME ATOMIQUE ET LES VENDEURS D’ARMES CONTROVERSÉS

’après l’ONG néerlandaise Pax, missiles air-sol à armement nucléaire continuent à soutenir des vendeurs entre janvier 2014 et octobre à l’armée française, ou des systèmes de d’armes controversés. L’assureur Axa D2017, les institutions financières propulseurs via la joint-venture MBDA. aurait investi plus de 1,4 milliard de privées ont investi 525 milliards de dol- Si BNP Paribas et le Crédit agri- dollars dans BAE Systems, dont les lars dans des entreprises participant à cole ont adopté des restrictions armes seraient utilisées par l’armée la production d’armes nucléaires. Si le d’investissements sur les armes nuclé- saoudienne au Yémen. L’entreprise a top 10 de ces investisseurs se situe aux aires, celles-ci ne sont pas encore suf- également été mise en cause pour la États-Unis, Pax identifie BNP Paribas fisantes pour couper tous les liens avec vente de matériel de surveillance à la et le Crédit agricole parmi les plus gros le secteur. D’autres acteurs, comme le Tunisie ou l’Arabie Saoudite. Le Crédit financeurs européens, aux côtés de la fonds de pension néerlandais ABP, le Agricole a quant à lui investi plus de banque britannique Barclays. Parmi les fonds de pension du gouvernement 1,8 milliard de dollars dans l’entreprise principales sociétés produisant les sys- norvégien, Banca Etica (Italie) ou la Lockheed Martin, dont les F16 et mis- tèmes d’armement nucléaire, on retrouve banque Triodos (Belgique et Pays- siles Hellfire ont par exemple été utili- par exemple Airbus, Safran ou Thales, Bas) sont cités en exemples pour leur sés par Israël lors de l’opération « Plomb qui sont impliqués dans la production, éthique sur le sujet. Durci » à Gaza en 2009, dans le cadre l’entretien et le renouvellement des mis- de frappes visant indistinctement des siles balistiques M51, ou l’entreprise bri- Au-delà de l’armement nucléaire, les cibles militaires et civiles, ce qui pour- tannique BAE Systems qui fournit des institutions financières françaises rait constituer un crime de guerre.

DE LA MILITARISATION DES FRONTIÈRES AU FONDS POUR LA DÉFENSE : RETOUR SUR LE POIDS DES LOBBYS DE L’ARMEMENT À BRUXELLES

Alors que l’Europe était initialement pensée comme un vecteur de paix, les industriels de l’armement sont en train d’obtenir de larges subventions, pratiquement sans conditions. Le but : faire financer leurs recherches par l’Europe, sans contrôle sur la prolifération des armes ainsi développées, telles que des drones ou autres systèmes de combat autonomes.

SÉCURISATION DES FRONTIÈRES : COMMENT LE COMPLEXE MILITARO-INDUSTRIEL A DÉVELOPPÉ UN MARCHÉ ET SES SUBVENTIONS Compte tenu de la sensibilité du sujet, les marchands d’armes sont entrés par la petite porte : celle de la sécurité intérieure et de la protection des fron- tières. Profitant des peurs générées par l’arrivée de réfugiés ou les attaques terroristes, Airbus, Thales ou Safran obtiennent ainsi leurs premiers finan- cements européens grâce à l’activisme de leurs lobbyistes à Bruxelles. FP7-

Sécurité, premier programme européen PEOPLES MATTHEW de recherche en la matière, a ainsi été créé en 2004 à l’initiative d’un « Groupe l’ONG Transnational Institute, pour la Et celui-ci ne s’arrête pas aux frontières de personnalités » abondamment com- période 2004-2020, les financements de européennes. La puissante AeroSpace posé de représentants de l’industrie. l’UE pour les mesures de sécurité aux and Defence Industries Association of frontières des États membres s’élèvent Europe (ASD, présidée par Eric Trappier, En siégeant au sein de des commissions à 4,5 milliards d’euros. Drone, reconnais- PDG de Dassault et qui regroupe Airbus, du FP7 entre 2007 et 2013, les industriels sance faciale, réseaux de caméras et Safran, Thales, Naval Group…) plaide ont pu collaborer à l’écriture des appels capteurs, chiens-robots dotés d’un odo- pour l’augmentation du «financement d’offres... avant d’y répondre. Les mêmes rat artificiel… Avec le soutien européen, des activités liées à la sécurité dans le entreprises qui ont défendu la création les sociétés d’armements s’engouffrent voisinage de l’UE », y compris « l’acqui- de ces programmes en sont donc deve- dans un marché de la sécurisation des sition d’équipements et de services » nues les principales bénéficiaires. Selon frontières en plein boom. (matériel de surveillance et de > > > LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES RENDENT-ELLES LE MONDE MEILLEUR ? I 89

> > > patrouille, formation de forces mili- ment de mentalité a exigé un inves- Concernant le type d’armes financées, taires ou non). tissement : entre 2012 et 2017, le budget à ce jour, seules les armes de destruc- lobbying des dix plus grosses entre- tions massive, les armes et munitions En pratique, il s’agit d’équiper les forces de prises d’armement en Europe – dont interdites par le droit humanitaire sécurité de pays tiers considérés comme Safran, Thales, Naval Group ou Airbus international, comme les mines anti- critiques en terme de lutte contre les – a doublé, pour atteindre 5,6 millions personnelles, les armes incendiaires migrations. Bien souvent des régimes d’euros. Ce chiffre, qui ne couvre que les et les armes totalement autonomes peu recommandables : Soudan, Égypte, dépenses déclarées, est très probable- – des robots qui pourraient prendre Turquie, Libye… Pas forcément un obsta- ment sous-estimé, et il ne prend pas en la décision de tirer sans intervention cle éthique pour les sociétés d’armement, compte le lobbying exercé au niveau humaine – seraient exclues. Les pre- qui vendent déjà des armes à une partie national – comme par exemple celui de miers financements se concentrent lar- de ces pays. Ironiquement, en soutenant Dassault ou Thales sur l’État français. gement sur les drones et les systèmes ces régimes répressifs ou en guerre, elles robotisés qui gardent une part d’inter- contribuent à alimenter le flot de réfugiés Le secteur militaire est ainsi en train vention humaine. L’un des premiers qui les fuient… et dont elles veulent projets soutenu, Ocean 2020, permet- ensuite nous protéger. Le coût de cette tra par exemple à Safran de tester ses politique contre-productive repose sur Même les ONG humani­taires drones Patroller en milieu maritime. les contribuables européens, ainsi que les devant faire face Des drones dont l’entreprise pourrait migrants qui sont contraints d’emprunter aux pires des catastrophes n’ont bientôt exporter la version armée à des routes plus dangereuses. En pro- pas de financements l’Égypte. Un pays pourtant placé sous posant de pratiquement tripler le bud- aussi avantageux. embargo par l’UE, mais qui reste l’un get de la protection des frontières dans des plus gros clients de la France en le prochain cadre budgétaire européen, la termes de ventes d’armes. Commission semble prête à mettre des d’obtenir des millions qui devraient deve- moyens pour continuer à appliquer les nir des milliards, avec des modalités de Car le régime d’exportation reste totale- recommandations de l’industrie. financement totalement à leur avantage. ment aux mains des États membres. « Ils bénéficient de subventions à hauteur Quant aux brevets issus des recherches LES VENDEURS D’ARMES de 125 % : 100 % du projet plus 25 % de frais financées grâce à l’argent européen, SUR D’OBTENIR administratifs. Même les ONG humani- ils resteront vraisemblablement aux DES MILLIARDS D’EUROS taires devant faire face aux pires des mains des industriels. Qui pourront D’ARGENT PUBLIC EUROPÉEN catastrophes n’ont pas de financements donc décider de transférer ces tech- En 2016, le pas est franchi vers le aussi avantageux », explique Laëtitia nologies à leurs clients, contribuant financement du militaire: un projet Sédou, chargée de programme du Réseau à la prolifération des nouvelles tech- pilote de 1,4 million d’euros est lancé européen contre le commerce des armes nologies d’armement. De quoi alimenter pour la recherche dans le domaine. (Enaat). Ces généreux financements ne l’instabilité mondiale dont les industri- Prochaine étape : un « fonds de défense sont pas accompagnés d’une réelle poli- els de l’armement affirment justement européen » de 5,5 milliards d’euros par tique commune en matière. « Sans stra- vouloir nous protéger. an pour « stimuler les capacités de tégie de long terme, on se contente de défense européennes ». Ce change- donner des fonds aux industriels. »

NEXA TECHNOLOGIES OU ERCOM, PARTENAIRES DES RÉGIMES ÉGYPTIENS OU LIBYENS DANS LA SURVEILLANCE DE LEURS POPULATIONS

lusieurs sociétés françaises mise en examen pour complicité de tor- Plus récemment, c’est la société Ercom possèdent un savoir faire tures et disparitions forcées. Un cas de qui a été mise en cause par une enquête Pd’excellence en matière de tech- récidive pour Amesys, puisqu’elle avait du magazine Télérama pour la vente des nologies de surveillance. Problème : déjà été épinglée pour avoir vendu son systèmes Cortex et Vortex à l’Égypte. certaines n’hésitent pas à l’exporter, y outil de surveillance électronique Eagle Déployés avec l’aide d’Engie Ineo, fil- compris à des régimes répressifs. Ainsi, à la Libye du colonel Kadhafi. Philippe iale d’Engie et actionnaire d’Ercom, fin 2017, la FIDH a porté plainte contre Vannier, président d’Amesys de 2004 à ces systèmes permettent d’intercepter Nexa Technologies (ex-Amesys, anci- 2010, aurait joué un rôle très actif dans des appels, des SMS, et de croiser des enne filiale d’Atos) pour avoir vendu la vente de systèmes de surveillance informations pour localiser n’importe en 2014 un système de surveillance à à la Libye. Pas de quoi perdre la con- qui. Un cauchemar dans un pays où les 10 millions d’euros, Cerebro, à l’Égypte fiance d’Atos, puisqu’après la cession défenseurs des droits ou les journali- autoritaire d’Al-Sissi. Ce système aurait d’Amesys, il est resté comme Directeur stes se retrouvent communément sous pu servir à des opérations de répression général de la filiale Bull et conseiller du les verrous. et l’enquête pourrait conduire à une groupe pour la technologie. 90 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

LES MIGRANTS, UNE SOURCE DE PROFITS ?

L’accueil des migrants et des réfugiés en Europe donne lieu à énormément de débats et de tentatives d’instrumentalisation politique depuis des années. C’est aussi une opportunité économique pour certaines entreprises, qui se voient confier la mission de « gérer » ces nouvelles arrivées. QBAC07

VINCI, THALES, EAMUS CORK... CES ENTREPRISES QUI PROFITENT DE LA FRONTIÈRE À CALAIS

a situation à Calais fait au moins pour réaliser de « basses besognes » site d’Eurotunnel pourraient aussi être quelques heureux : des groupes dont l’État se décharge sur le privé. des Spycopter de Thales. Lprivés comme Vinci ou Thales. C’est également Vinci, via sa filiale La sécurisation de la frontière fran- Eurovia, qui a construit le mur anti-in- Autre acteur majeur à Calais : Eamus co-britannique est un business, et le Cork Solutions. La société française a collectif Calais Research Network a remporté un appel d’offre de 80 mil- identifié plus de 40 entreprises qui en La sous-traitance de la gestion lions de livres lancé par le ministère bénéficient, dans des secteurs allant des migrants à des sociétés de l’Intérieur britannique pour assu- du transport à la construction de clô- privées est déjà la norme rer des services tels que la fouille tures, en passant par les technologies des véhicules et des personnes, la au Royaume-Uni biométriques, les systèmes de scan- détention ou l'escorte. C’est l’un des ner de poids lourds, ou la fourniture plus gros contrat de sécurité privée de containers ou de cartouches de gaz trusion de la rocade de Calais. Un à Calais, signe d’une privatisation de lacrymogènes. budget estimé à 2,7 millions d’euros, la sécurité frontalière. Au Royaume financé par la Grande-Bretagne. Dans Uni, la sous-traitance de la gestion des Parmi les heureux élus, on retrouve la zone portuaire, les équipements migrants à des sociétés privée est déjà Vinci, dont la filiale Sogea s’est char- pour sécuriser la zone ont été ins- la norme. Si en France, ces missions gée de la destruction de la « jungle » tallés par Thales : portiques, lecteurs restent généralement de la compé- en février-mars 2016 puis en octobre de badges, caméras de surveillance, tence des forces publiques, l’exemple 2016. Le collectif national des syn- protection d’infrastructures… Selon de Calais montre que les entreprises dicats CGT de Vinci a dénoncé des le Calais Research Group, les deux de sécurité privée sont prêtes à s’en- conditions d’intervention déplorables drones chargés de la surveillance du gager dans la brèche. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES RENDENT-ELLES LE MONDE MEILLEUR ? I 91

L’HÉBERGEMENT DES DEMANDEURS D’ASILE, UN NOUVEL INVESTISSEMENT RENTABLE POUR LES FINANCIERS NP Paribas Cardif, CNP Assurance travailleurs sociaux sont en souffrance. même du travail social, et l’OCDE constate ou Aviva ont trouvé un moyen de Beaucoup démissionnent. que ce système est plus couteux qu’un Bfaire des bénéfices sur l’accueil financement direct par des fonds publics. des demandeurs d’asile. L’État a en effet C’est Adoma, filiale de CDC Habitat, qui a décidé de financer un nouveau pro- gagné l’appel d’offre de la gestion de ces Ironie de ce cas : plusieurs des investis- gramme d’hébergement, les « Pradha » centres. La société d’économie mixte seurs du fond Hémisphère appartiennent (Programme d’Accueil et d’Hébergement affiche un chiffre d’affaire de 357 millions à des groupes épinglés pour des pratiques des Demandeurs d’Asile), via le fonds d’in- d’euros en 2016 et gère 25% du parc natio- d’évasion fiscale, notamment dans le vestissement Hémisphère. Ce « fonds à nal d’accueil des demandeurs d’asile. Elle cadre de Luxleaks (BNP Paribas, Aviva, impact social » de 200 millions d’euros ambitionne de généraliser les fonds d’in- CNP Assurance notamment). Si l’État promet à ses actionnaires un taux de vestissement comme modèle de finan- considère qu’il manque d’argent pour rémunération fixe de 3,5 % assorti d’un cement de l’action sociale. Les acteurs financer ces hébergements, pourquoi ne taux de rémunération variable en fonction de la solidarité y voient une remise en pas commencer par récupérer les impôts de la réussite d’objectifs sociaux du projet. cause des missions de l’État et de la nature dus par ces sociétés ? Les banquiers et assureurs qui ont misé sur ce système en auront sans doute pour leur argent, puisque selon les syndicats, DE BOUYGUES AUX FILIALES D’ENGIE : les objectifs sociaux fixés sont tellement LES ENTREPRISES IMPLIQUÉES DANS LE BUSINESS basiques qu’il est difficile d’imaginer qu’ils DE LA DÉTENTION DES MIGRANTS ne puissent pas être atteints.

Pour garantir le retour sur investissement, le programme d’hébergement se doit d’être rentable. L’appel d’offre lancé par l’État impose donc des conditions d’accueil à prix cassé: 16,5 euros par personne et par nuit, soit 17,5% de moins que dans un centre d’accueil classique. Les demandeurs d’asile sont logés dans 62 vieux hôtels Formule 1 rachetés au groupe Accor, dont une grande partie des salariés sont licenciés au pas- sage. Dans ces bâtiments vétustes, loin des centre-villes, en bordure d’autoroutes ou de routes nationales, on entasse des familles de quatre personnes dans des chambres OPERATIONS AID HUMANITARIAN AND PROTECTION CIVIL de 7 m2. Des associations dénoncent des a France enferme de plus en plus du groupe Engie. S’agissant de la blanchis- conditions de vie indignes. les réfugiés. La nouvelle loi « Asile serie, du nettoyage ou de la restauration, Let Immigration » de 2018 prévoit c’est la société Gepsa, filiale d’Engie Cofely Quant au suivi social, vu les taux d’enca- un doublement de la durée maximale de qui appartient là encore au groupe Engie, drement (deux assistantes sociales pour rétention, tout en maintenant la possibi- qui tient aujourd’hui la grande majorité 85 résidents dans le centre d’Appoigny, par lité de placer des enfants en détention, des marchés. En Italie, Gepsa a également exemple), il est réduit à la portion congrue. malgré les effets traumatisants de cette obtenu la gestion du centre de rétention Pas d’alphabétisation, pas de vrai suivi pratique et les condamnations de la Cour de Rome en cassant les prix par rapport médical, les travailleurs sociaux doivent européenne des droits de l’homme. Si les à la coopérative qui assurait ce service se contenter de vérifier qu’il n’y a pas d’ur- droits humains sont bafoués dans nos auparavant. Suivent ONET, un groupe gence médicale et que les enfants sont centres de rétention administrative (CRA), de services « familial » dont les actions scolarisés. Tout juste de quoi valider les des entreprises y trouvent des marchés, sont détenue par le Holding Reinier, puis critères sociaux du fonds Hémisphère. Ce que ce soit dans la construction ou la Compass Group. Vinci est également pré- dispositif d’accueil semble avant tout être gestion de ces « prisons pour migrants ». sent au CRA de Marseille. un lieu de stockage des migrants avant Bouygues, par exemple, a participé à la expulsion. Les « dublinés », ces deman- construction de plusieurs CRA à travers Conséquences de la sous-traitance de deurs d’asile qui peuvent être renvoyés ses différentes filiales. Le géant du BTP ces services : des prix cassés pour être dans le premier pays européen où ils est allé jusqu’à employer des travailleurs concurrentiel dans les réponses aux sont arrivés, représentent une majorité migrants qui, une fois arrêtés, ont été appels d’offre, et une déresponsabilisation des accueillis et peuvent être assignés à enfermés dans le centre qu’ils ont contri- de l’État qui n’assure plus ces services. résidence dans l’attente de leur renvoi. bué à bâtir. Côté travaux d’entretien, on Rien qui n’augure un traitement plus Contraints de faire un travail de maton, les retrouve par exemple Engie Axima, filiale humain des demandeurs d’asile. 92 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

06 LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? I 93

GRANDS PROJETS CONTESTÉS : UN MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT EN QUESTION

De Notre-Dame-des-Landes au Center Parcs de Roybon, en passant par le barrage de Sivens, la Ferme des milles vaches ou encore la ligne à grande vitesse Lyon-Turin, la résistance aux grands projets qualifiés d’« inutiles et imposés » par leurs opposants continue de faire l’actualité en France. Souvent conçus par ou pour des grandes entreprises comme Vinci, ils sont contestés à la fois pour leurs impacts sur l’environnement et sur l’économie locale.

NOTRE-DAME DES LANDES : MALGRÉ L’ABANDON, VINCI TIRE SON ÉPINGLE DU JEU JIM CITOY'ART JIM

e projet du nouvel aéroport de sons abandonnées et des blocages de d’indemnités au géant du BTP. Leur Notre-Dame-des-Landes a été offi- bulldozers. Un an plus tard, les premiers montant est encore inconnu, mais il Lciellement abandonné le 17 janvier « zadistes » s’installent, alors que des pourrait se chiffrer à plusieurs cen- 2018, 50 ans après l’identification du site études remettent en cause les coûts taines de millions d’euros. À quoi il et suite à presque 10 ans d’occupation élevés et l’utilité du projet. faut ajouter les 80 millions d’euros de et de développement d’alternatives au bénéfices mis de côté par AGO depuis sein de la « zone à défendre » (ZAD). Cet Le contrat de concession avait été 2011 grâce à l’arrêt des investissements abandon fait suite à un énième rapport signé en 2010 entre l’État et la société sur l’aéroport existant. Les collectivités démontrant, en décembre 2017, que le Aéroports du Grand Ouest (AGO, qui locales qui avaient investi dans le projet réaménagement de l’aéroport actuel gère les aéroports de Nantes-Atlantique auprès d’AGO demandent elles aussi coûterait entre 250 et 350 millions d’eu- et Saint-Nazaire), détenue à 85% par une indemnisation de l’État. À moins ros de moins que ce projet impliquant Vinci Airports. Ce contrat désormais que celui-ci n’indemnise Vinci d’une la destruction d’une zone humide et de rompu prévoyait une participation autre manière. Le groupe de BTP est parcelles agricoles riches en biodiver- publique de 246 millions d’euros et aujourd’hui le principal favori pour le sité. La contestation avait été lancée en 556,5 millions d’euros pour AGO. Mais rachat des parts publiques de la société 2008, sous la forme de manifestations, Vinci ne sort pas entièrement perdant Aéroports de Paris qui gère aujourd’hui de pétitions, d’événements festifs mais de l’abandon du projet. La rupture du Le Bourget, Orly et surtout l’aéroport aussi d’occupations de fermes, de mai- contrat devrait entraîner le versement Paris-Charles de Gaule. 94 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

GRAND PARIS ET JEUX OLYMPIQUES : UNE VAGUE DE BÉTON ET D’AFFAIRISME SUR L’ILE-DE-FRANCE ? e « Grand Paris » désigne l’im- milliards. De quoi alimenter l’enthou- ou encore du chauffage urbain, et qui mense projet de réaménagement siasme du secteur de la construction. pourraient renforcer leur influence. Lurbain de la métropole parisienne Eiffage par exemple, a annoncé l’explo- lancé en 2007 par Nicolas Sarkozy. sion de son carnet de commandes avec Les contrats lucratifs du Grand Paris Entre « bétonisation » et « chasse aux déjà près de 1,9 milliard d’euros grâce à et des Jeux Olympiques sont attribués pauvres » pour les uns, « transforma- deux lots du « Grands Paris Express ». par des structures technocratiques éloi- tion et densification de la ville » pour De leur côté Bouygues et Vinci ont récu- gnées des citoyens, comme la Métropole les autres, le projet va changer le pay- Grand Paris, la Société du Grand Paris sage de la capitale et de sa banlieue. (en charge essentiellement du projet de Accéléré par la désignation de Paris Les millions de tonnes de terre transports Grand Paris Express), Grand pour accueillir les Jeux Olympiques déplacée et de béton coulé Paris Aménagement (responsable de la 2024, le « Grand Paris » va surtout sont bien loin des objectifs gestion de divers projets d’aménage- faire le bonheur des promoteurs et climatiques affichés. ment et en particulier d’Europa City), des géants du BTP. Infrastructures, et quelques autres. Déjà, la Cour des nouvelles tours, projets urbains autour comptes a dénoncé le manque d’exper- de gares ou sur d’anciens sites indus- péré respectivement 1,38 et 1,08 milliard tise au sein de la Société du Grand Paris, triels : des centaines d’appel d’offres d’euros sur les marchés de génie civil qui nuit à sa capacité de négociation et de marchés publics sont en train de la ligne 15. Ce projet extrêmement avec les entreprises prestataires. d’être lancés. La hausse programmée lourd de tunnels très profonds a été des prix de l’immobilier avec la gentri- choisi au détriment d’autres options, Le « Grand Paris » pose aussi ques- fication de certains quartiers, notam- moins coûteuses et moins nuisibles à tion du point de vue environnemen- ment autour de futures gares, va aussi l’environnement. tal. Plusieurs projets font déjà l’objet leur profiter. de fortes contestations, comme sur le D’autres secteurs devraient aussi pro- plateau de Saclay ou dans le triangle Le « Grand Paris », c’est aussi et peut- fiter de la manne : les fournisseurs de de Gonesse. Les millions de tonnes de être surtout le « Grand Paris Express » : trains et d’équipements électroniques terre déplacée et de béton coulé sont quatre nouvelles lignes de métro auto- (Siemens-Alstom, Thales), les gestion- bien loin des objectifs climatiques affi- matiques (15, 16, 17 et 18) et le prolonge- naires de transports publics (RATP, chés par les collectivités parisiennes et ment de la ligne 14. Soit le doublement Keolis-SNCF et Transdev) ou encore les le gouvernement français. En plus de du réseau actuel, pour un total de 68 fournisseurs de matériaux de construc- ses émissions de gaz à effet de serre, nouvelles gares qui devraient relier les tion comme le cimentier Lafarge. Mais le bétonnage aggrave également les points névralgiques de la banlieue, et aussi peut-être les géants des services impacts du réchauffement climatique dont la mise en service s’échelonnera Veolia, Suez ou Engie, qui dominent les avec l’imperméabilisation des sols, qui jusqu’à 2030. Les 22 milliards d’euros grands syndicats intercommunaux de réduit la recharge des nappes phréa- de budget prévus initialement pour- l’agglomération parisienne en charge de tiques et favorise les inondations. raient finalement se transformer en 35 l’eau, de l’assainissement, des déchets

LYON-TURIN : COÛTS ÉLEVÉS, UTILITÉ DOUTEUSE

vec ses 200 kilomètres de voies de fraudes impliquant la mafia du côté à la construction de l’ouvrage et délègue ferré et un tunnel de 57,5 kilo- italien. Le percement du tunnel et le ensuite la gestion de l’infrastructure » Amètre, le projet de ligne Lyon- chantier impliqueront de forts impacts explique la journaliste Isabelle Jarjaille Turin est pour ses critiques un autre environnementaux. dans son livre Services publics délégués exemple emblématique de « grand projet au privé : à qui profite le deal ?. Sur le inutile et imposé ». Officiellement pensé Le chantier, commencé à l’été 2016, devrait front de l’emploi, les 10 000 postes pro- pour développer le fret et le transport se terminer en 2030. Estimé à 26 milliards mis par l’ancien maire de Chambéry ont de voyageurs, ce projet dans la vallée d’euros par la Cour des comptes en 2012, étés revus à la baisse à de nombreuses de Suse remonte au début des années ce projet devrait coûter aux finances reprises jusqu’à 2 000, seulement « au plus 1990. Son principal promoteur était publiques entre 8 et 11 milliards d’euros. fort du chantier » explique Daniel Ibanez, Louis Besson, une figure politique locale Le tout pour gagner autour d’une heure opposant au projet. Son utilité a même été devenu ministre des Transports et qui et demie de trajet entre Paris et Milan, questionnée par la Cour des comptes en quitta son poste au lendemain même de contrairement aux trois heures avancées mai 2017 qui parle du Lyon-Turin comme l’adoption du schéma directeur national par le promoteur, et dans le cadre d’un par- « d’un grand projet très coûteux pour les du projet. Le projet est entaché d’un cer- tenariat public-privé dans lequel « la puis- finances publiques et dont la pertinence tain nombre de conflits d’intérêts, voire sance publique conserve les risques liés n’est toujours pas établie ». LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? I 95

EUROPACITY : LE MÉGA CENTRE COMMERCIAL DE TROP AU NORD DE PARIS ? EUROPACITY

nnoncé en 2011 pour une ouver- ciales et tertiaires » et plus globalement autour d’un cycle d’économie circu- ture prévue en 2027, le projet le tissu économique local, dans une zone laire en agro-écologie » est porté par AEuropacity, sur le « Triangle déjà saturée en centres commerciaux. des professionnels et des associations. de Gonesse », est porté par Alliages & Finalement, en mars 2018, un tribunal Il « envisage la création d’emplois Territoires, filiale du groupe Auchan, et son administratif a annulé la zone d’aména- durables et utiles dans le domaine de partenaire chinois Wanda. L’entreprise gement concerté (ZAC), l’État et l’Agence la transition énergétique ainsi que la de la famille Mulliez, quatrième fortune Grand Paris Aménagement ont fait appel. localisation dans le Nord-Est francilien française, veut y construire un gigan- d’un centre de recherches, d’innova- tesque centre commercial et de loisirs, Un projet alternatif baptisé Carma tions et de transfert de technologies accompagné d’un quartier d’affaires et prévoyant « la valorisation des terres sur l’agro-écologie et la sécurité ali- d’hôtels qui pourraient entraîner la des- agricoles du Triangle de Gonesse mentaire. ». truction de 280 hectares de terres parmi les plus fertiles d’Île-de-France. Le tout pour un coût estimé à 3,1 milliards d’eu- ros. À quoi s’ajouteraient 686 millions UN INCINÉRATEUR GÉANT À LA FRONTIÈRE d’argent public pour construire les amé- ENTRE IVRY ET PARIS ? nagements préalables de la ZAC : routes, ligne 17, gare, murs anti-bruits... n autre grand projet contesté est le seul inconvénient semble être qu’elle celui de l’usine de traitement générerait moins de profits pour Vinci Le modèle prétendument « éco- Udes déchets Ivry-Paris XIII où le et Suez. Avec le soutien du collectif 3R responsable » des promoteurs a été syndicat intercommunal de gestion des et de Zero Waste France, ils ont élaboré remis en cause par un commissaire déchets de l’agglomération parisienne leur propre projet, le plan B’OM, basé enquêteur en août 2017, déclarant les (Syctom) veut reconstruire l’incinéra- sur les principes du « zéro déchet » orientations du projet « incompatibles teur à horizon 2027. Une opération à 2 appliqués à San Francisco et dans de avec le pilier environnemental par ses milliards d’euros qui reviendront princi- nombreuses villes européennes. Ce impacts sur le changement climatique, palement à Vinci, chargée du chantier, plan permettrait de se passer de l’in- la destruction des ressources et l’atteinte et à Suez, qui gérera l’incinérateur pour cinérateur pour un coût de seulement à la biodiversité ». Mais surtout, alors que le Syctom. 200 millions d’euros. En mars 2018, l’Au- les promoteurs et certains élus locaux torité environnementale leur a donné justifient son utilité publique au nom du Selon ses opposants, reconstruire cet raison en publiant un avis défavorable développement territoire et de la création incinérateur géant est en contradiction à la seconde phase de « modernisation » d’emploi (près de 12 000 emplois annon- avec les objectifs inscrits dans la loi de de l’usine en raison de la mauvaise qua- cés), il ajoute qu’EuropaCity pourrait en transition énergétique, et serait inutile lité de l’étude d’impact et la non-prise réalité détruire des emplois « avec poten- si l’on appliquait une véritable politique en compte par le Syctom du projet alter- tiellement la création de friches commer- de réduction et de tri des déchets – dont natif porté par les associations. 96 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

BURE : BRAS DE FER AUTOUR DE L’ENFOUISSEMENT DES DÉCHETS NUCLÉAIRES

Pour convaincre les habitants et les pouvoirs publics locaux, la Meuse et la Haute-Marne ont reçu au moins 1,1 milliard d’euros depuis 2000. Des fonds à destination des communes, des conseils départementaux, des commu- nautés de communes mais aussi d’en- treprises privées, des offices HLM ou encore des maisons de retraites. Les donateurs sont l’État et les acteurs de la filière nucléaire (réunis dans un Groupement d’Intérêt public présidé par l’Andra) : le Commissariat à l’éner- gie atomique, Areva (devenue Orano), mais surtout EDF qui avance avoir

AURÉLIEN GLABAS AURÉLIEN donné plusieurs centaines de millions d’euros et créé ou maintenu entre 1 000 stimé à 25 milliards d’euros, le occupent le site du Bois Lejuc, dénon- et 2 000 emplois depuis 2006. Début projet de centre industriel de çant un projet consistant à le transfor- 2018, le gouvernement expulse une Estockage géologique des déchets mer en « grande poubelle nucléaire ». partie des occupants du Bois Lejuc et radioactifs (Cigéo) à Bure, dans la Une bataille juridique est engagée en annonce une nouvelle consultation Meuse est porté par l’Agence natio- parallèle avec l’Andra, accusée d’avoir publique, la troisième sur le projet, nale de gestion des déchets radioac- engagé des travaux sans autorisation assortie de de nouveaux financements tifs (Andra) et bénéficie du soutien dans la forêt et d’irrégularités dans à hauteur d’un demi-milliard d’euros de tous acteurs de la filière nucléaire. l’acquisition des parcelles. De l’autre dans le cadre d’un « Contrat de déve- Il est prévu d’y stocker 85 000 m3 de côté, les opposants font eux aussi l’ob- loppement territorial ». En attendant, déchets à « haute et moyenne activité jet de poursuites judiciaires, y com- l’industrie nucléaire reste confrontée à vie longue » à plus de 500 mètres de pris un agriculteur local dont le seul au problème insoluble de la gestion de profondeur. À partir de 2016, militants crime était d’avoir prêté son tracteur ses déchets. anti-nucléaires et opposants locaux aux occupants.

PROJETS AUTOROUTIERS AUX DÉPENS DES TERRITOIRES

Les projets autoroutiers font eux aussi sations professionnelles du BTP, de la travaux est prévu pour août 2018. Cette l’objet de vives contestations en raison chimie et de l’artisanat. Pour les oppo- nouvelle autoroute à péages pourrait de leurs coûts économiques et environ- sants au projet, celui-ci entraînerait l’ac- faire disparaître 350 hectares d’espaces nementaux très élevés comparés à leur célération du délitement de l’économie naturels, de forêts et de terres agricoles. utilité. Deux exemples ont particulière- locale stéphanoise au profit de Lyon, en Un projet à plus de 500 millions d’eu- ment fait l’actualité en 2017, tous deux plus de menacer des centaines d’hec- ros conçu dans les années 1970, consi- portés par Vinci : l’A45 entre Lyon et tares de zones fruitières, maraîchères, déré comme non-prioritaire dans le Saint-Étienne et le « grand contourne- viticoles ou naturelles protégées. Début rapport de la commission mobilités 21 ment ouest » de Strasbourg (GCO). 2018, un rapport du Conseil d’orientation en juin 2013, qui s’interrogeait même des infrastructures remis à la ministre sur sa pertinence. Tandis que des avis Le projet de l’A45, dont Vinci était forte- du Transport a classé le projet comme défavorables ont déjà été formulés par ment pressenti comme concessionnaire, « non-prioritaire », le privant ainsi de le Conseil national de la protection de avait pour but affiché de désengorger financement de l’État pour au moins 10 la nature (CNPN) et l’Autorité environ- l’A47 entre Lyon et Saint-Etienne. Pour ans. Ce qui revient à un abandon pour nementale (AE), une enquête publique un coût estimé à 1,2 milliard d’euros, il les opposants, alors que pour la préfec- sur le volet environnemental du projet consiste en la construction d’une nou- ture de la Loire, « aucune décision [n’est] s’est terminée le 11 mai 2018. Trois jours velle portion d’autoroute payante d’une prise ». avant la comparution devant le tribu- cinquantaine de kilomètres en parallèle nal d’instance de deux militants anti- de l’existante, gratuite. Il est fortement À Strasbourg, Arcos, filiale de Vinci, GCO, occupants de la ZAD de Kolbsheim soutenu par les chambres de commerce est le concessionnaire d’un projet de pour avoir entravé des travaux d’intérêt et d’industrie de Lyon et de la région, 24 kilomètres qui a pour objectif de public et dégradé une machine lors d’un les syndicats patronaux, et les organi- désengorger l’actuelle A35. Le début des blocage de chantier. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? I 97

LES COÛTS DE LA LIBÉRALISATION ET DE LA PRIVATISATION

À coup de privatisations successives, une grande partie du secteur public français a été cédé au secteur privé depuis trente ans. Le recours à des entreprises prestataires et à des « partenariats public-privé » s’est également imposé pour construire de nouvelles infrastructures ou mettre en œuvre certains programmes gouvernementaux. Et même les entreprises publiques qui ont échappé jusqu’ici à cette vague sont poussées à adopter les modes de fonctionnement du privé. Le tout à un coût significatif pour les travailleurs, les usagers et les pouvoirs publics.

LE SCANDALE DE LA PRIVATISATION DES AUTOROUTES NE SE CALME PAS

es autoroutes françaises avaient été données en concession en L2005 à trois multinationales du secteur du BTP, les françaises Vinci et Eiffage et l’espagnole Abertis. Pour faire taire les polémiques à répétition sur les hausses des tarifs, les profits excessifs des concessionnaires et l’opportunité de renationaliser ces infrastructures, le gouvernement de Manuel Valls avait opté en 2016 pour le lancement d’un énième plan autoroutier, à 800 mil- lions d’euros, autorisant de nouvelles augmentations des péages en échange d’investissements réels de la part des firmes concernées. BRESSON THOMAS BRESSON

C’est ce plan autoroutier que l’Autorité été confiés à leurs propres filiales de des tarifs des péages annoncé par le de régulation des activités ferroviaires BTP à un coût largement supérieur à gouvernement. Accord qui prévoyait et routières (Arafer) a vigoureusement celui du marché. un rattrapage tarifaire pour compen- critiqué dans un avis rendu le 19 juin ser le gel. Le gouvernement a toujours 2017 : un tiers des investissements Un précédent accord d’investissement refusé de rendre cet accord public, mal- annoncés seraient inutiles ou déjà avait été signé en 2015 par l’État et les gré plusieurs décisions de justice en ce comptabilisés dans les plans précé- sociétés autoroutières, pour mettre fin sens. C’est finalement la presse qui en dents, et les chantiers restants auraient au litige qui les opposait suite au gel a révélé la teneur en septembre 2017.

PREMIÈRE LIGNE GRANDE VITESSE PRIVÉE DE FRANCE : PROFITS ASSURÉS POUR VINCI ?

rançois Hollande a inauguré le L’État a apporté 4 milliards d’euros sur Autrement dit, si la ligne n’est pas 28 février 2017 la ligne à grande les 7,8 milliards de budget total, à quoi rentable, c’est l’opérateur qui est censé Fvitesse Tours-Bordeaux, qui est s’ajoute une garantie sur l’emprunt de en assumer les conséquences finan- entrée en service le 2 juillet. C’est la 3 milliards contracté par Lisea. Les cières. L’expérience prouve cependant première ligne TGV privée en France, fonds propres apportés par les parte- que si celui-ci se retrouve en état de puisqu’elle a été construite par le groupe naires privés ne représentent qu’un faillite, faute de revenus suffisants, ce de BTP Vinci, leader du consortium peu plus de 700 millions d’euros. Face sont les pouvoirs publics qui paient les Lisea, dans le cadre d’un partenariat aux critiques sur ce déséquilibre, Vinci pots cassés. C’est ce qui est arrivé pour public privé (PPP). Celui-ci assurera se défend en soulignant que ce parte- la ligne Perpignan-Figueiras, confiée l’exploitation de la ligne, qui permet- nariat public-privé est le premier qui initialement au groupement TP Ferro tra de relier Paris à Bordeaux en deux fasse assumer le risque commercial (filiale commune d’Eiffage et du groupe heures, jusqu’en 2061. au concessionnaire et non à l’État. espagnol de BTP ACS). > > > 98 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > En l’occurrence, le consortium Lisea circuler chaque jour, ainsi que sur le expressément que la responsabilité table sur des chiffres de fréquentation montant des péages qui devront être financière de Vinci en cas de faillite très ambitieux, avec un doublement acquittés par la SNCF, seul « client » sera limitée à 350 millions d’euros. Si de la fréquentation actuelle des trains du consortium Lisea, pour y faire la LGV génère des profits à court ou Tours-Bordeaux, malgré l’augmenta- passer les trains. Les dirigeants de à long terme, en revanche, ils iront tion du prix des billets. Les derniers Vinci ne s’étaient pas privé de bran- dans leur totalité aux partenaires du mois du chantier ont été marqués par dir la menace d’une mise en faillite consortium privé. Bref, dans un cas, un bras de fer entre Vinci, la SNCF et pour peser dans ces négociations. c’est Vinci qui gagne ; dans l’autre, c’est l’État sur le nombre de trains devant Le contrat de concession prévoit l’État qui perd.

LES « PARTENARIATS PUBLICS PRIVÉS » DU MINISTÈRE DE LA JUSTICE EN ACCUSATION

Tout d’abord, il s’agit d’une forme de dette « cachée » : le coût des infrastruc- tures est étalé sur plusieurs dizaines d’années, mais représente un mon- tant supérieur à ce qu’il aurait été en réalisation directe. Ensuite, les firmes chargées des chantiers se financent à un taux plus élevé que ne le feraient les autorités publiques : 6,4% dans le cas du TGI de Paris réalisé par Bouygues, alors que l’État français bénéficiait dans le même temps d’un taux de 1,31%. Enfin, les prestataires privés semblent avoir une fâcheuse tendance à afficher des coûts anormalement élevés par rapport au marché, toujours selon la Cour des comptes, qui note que les contrats de PPP mettent l’État dans l’impossibilité de revoir ces coûts à la baisse au cours OLIVIER JEANNIN OLIVIER du contrat. ’un côté, la prestigieuse tour du contre le versement d’un « loyer » sur nouveau Tribunal de grande ins- une durée de 10, 20 ou 30 ans. Au terme Résultat : les infrastructures réalisées en Dtance de Paris aux Batignolles, du contrat, l’édifice passe définitivement PPP pèsent d’un poids exorbitant dans conçue par Renzo Piano, qui sera dans le giron public. Principal avan- le budget du ministère de la Justice. inaugurée en grande pompe en avril tage pour les pouvoirs publics dans un Les loyers du nouveau TGI de Paris 2018. De l’autre, plus d’une douzaine contexte d’austérité budgétaire : ne pas (réalisé par Bouygues) et celui du tri- de nouvelles prisons construites ou avoir à afficher de dette supplémentaire bunal de Caen (Vinci) représenteront à en construction par Bouygues, Eiffage à court terme. eux seuls 30% du budget consacré par et Spie Batignolles pour faire face à la le ministère à ses bâtiments officiels. surpopulation carcérale issue de décen- De la même manière, les loyers pour nies de politiques pénales aveugles. Les infrastructures réalisées les prisons privées représentent 40% Point commun ? Ces opérations immo- en PPP pèsent d’un poids du budget total alloué à ce poste, pour bilières pilotées par le ministère de la exorbitant dans le budget seulement 15% des places. Une ponction Justice ont été confiées au secteur du ministère de la Justice. qui réduira encore plus la capacité du privé à travers des contrats de « par- ministère à réaliser les investissements tenariat public privé » (PPP). Et elles se immobiliers nécessaires à l’avenir. Bref, soldent, selon un rapport de la Cour des Le problème est que ces opérations une « fuite en avant », selon les termes comptes publié le 13 décembre 2017, par se révèlent extrêmement coûteuses de la Cour des comptes. Interrogée sur une véritable gabegie financière. au final, comme l’ont montré de nom- les conclusions du rapport, la ministre breux exemples en France et ailleurs, de la Justice a indiqué qu’aucun nou- Le principe de ces contrats de PPP est dans des secteurs aussi divers que les veau PPP n’était prévu pour les années simple : une institution publique confie hôpitaux ou les stades, sans oublier la à venir, mais qu’il n’était pas envisagé de à une entreprise privée la réalisation construction du nouveau ministère de résilier les contrats en cours avec Vinci et la gestion d’un équipement, avec les la Défense, baptisé « Pentagone à la ou Bouygues, car cela « impliquerait le investissements initiaux nécessaires, française ». versement d’indemnités trop élevées ». LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? I 99

Thales, est devenue obligatoire en LA POSTE PEUT-ELLE SE RÉINVENTER SANS PERDRE SON ÂME ? 2017. Ce qui ne signifie pas qu’elle vec la SNCF et (de manière plus n’a pas continué à accumuler les ambiguë) EDF, La Poste est l’un problèmes, comme l’impossibilité Ades derniers services publics de géolocaliser certains usagers nationaux qui a échappé à la privati- du téléphone mobile ou la diffi- sation pure et simple. Ce qui ne l’a pas culté à gérer un grand nombre empêchée de subir, comme ses deux d’écoutes en simultané. Les syn- homologues, une cure de « libéralisa- dicats de policiers se plaignent MIC tion » passant par des restructurations de pannes et de bugs à répétition. en interne qui ont fréquemment opposé direction et facteurs, par l’invention Thales nie l’ampleur des pro- de nouveaux « services » parfois contestés, comme les visites facturées aux blèmes et met en cause l’explosion personnes âgées du programme « Veiller sur mes parents », et par le développe- du nombre d’écoutes judiciaires ment à l’international. Point commun de ces développements : une détérioration depuis quelques années. Le coût du climat social et des conditions de travail. Fin 2016, la direction de La Poste du système a entre-temps été mul- avait été interpellée suite à une épidémie de suicides de facteurs et factrices. tiplié par dix.

Pour parer à la réduction du courrier traditionnel, La Poste mise beaucoup sur le développement des colis lié au boom de la vente en ligne. Sa filiale Geopost, opérant LA LIBÉRALISATION sous la marque DPD et Chronopost, est présente dans plusieurs pays. L’annonce DU SECTEUR ÉNERGÉTIQUE que La Poste livrerait bientôt des colis le dimanche en France est d’ailleurs liée EST-ELLE IRRÉMÉDIABLE ? au souci de séduire l’industrie de la vente en ligne, et notamment Amazon. Mais En quelques mois, l’entreprise pétro- ce développement s’accompagne souvent de conditions sociales dégradées, lière Total a racheté coup sur coup comme le montre le cas du livreur britannique de DPD mort pour avoir manqué Lampiris et Direct Energie, deve- des rendez-vous chez le médecin par crainte d’une pénalité. En France même, nant le troisième poids lourd du La Poste recourt de plus en plus à des sous-traitants pour faire livrer les colis marché français de l’électricité et type Colissimo. Ciblé par une plainte des syndicats Sud et CGT faisant suite à la du gaz avec Engie (issu de GDF) et mort d’un livreur sous-traitant au cours de l’une de ses courses, le groupe public a EDF. Vingt ans après la libéralisa- récemment été mis en examen et suite au réquisitoire du parquet, pourrait subir tion, ce marché reste dominé par un procès devant un tribunal correctionnel pour recours abusif à la sous-traitance. les deux opérateurs historiques, mais la perte continue de clients chez EDF et l’arrivée de ce nouveau compétiteur pourrait le faire bascu- y a dix ans, les filiales de la SNCF AVANT MÊME LES ANNONCES ler vers un modèle plus privatisé, sont plus d’un millier aujourd’hui, DE RÉFORME, LA SNCF SOUMISE et plus oligopolistique, similaire à À UNE CURE INTENSIVE DE et représentent la moitié du chiffre celui qui existe en Belgique ou au LIBÉRALISATION d’affaires du groupe. Leurs travail- Royaume-Uni. Dans ces deux pays, leurs ne bénéficient bien entendu les consommateurs déplorent la La réforme de la SNCF annoncée pas du statut de cheminot. Pour la hausse des prix, la jungle des offres début 2018 par le gouvernement maison mère, les coûts de la dette de incompréhensibles, et les pratiques français, et l’opposition dont elle fait 50 milliards d’euros, et de la rémuné- commerciales douteuses ou car- l’objet, ne doivent pas faire oublier ration du personnel. Pour les socié- rément illégales des entreprises, que sous l’impulsion de sa direction, tés privées dépendant du groupe, la dont les démarcheurs à domicile l’entreprise ferroviaire publique se conquête des marchés et des béné- n’hésitent pas à mentir aux usa- prépare depuis longtemps à l’ou- fices. Le révélateur d’une privatisa- gers. Des pratiques qui existent verture à la concurrence. Mais elle tion larvée, qui accompagne depuis déjà en France, et qui ont valu aux l’a fait en quelque sorte en interne, un certain temps déjà la libéralisa- entreprises concernées plaintes et en multipliant les filiales privées, tion progressive du secteur. sanctions de l’Autorité de la concur- qu’elle met parfois en concurrence rence, mais qui pourraient prendre entre elles pour pousser vers le bas une nouvelle ampleur. Pas de quoi les conditions sociales et salariales. LA PLATEFORME maintenir la tradition du service C’est ainsi que la ligne T11 de tram- DES INTERCEPTIONS public national de l’énergie, alors train, en Ile-de-France, a été confiée JUDICIAIRES DE THALES ACCUMULE LES RATÉS que l’émergence d’entreprises éner- en 2017 par la SNCF à Transkeo, sa gétiques locales et citoyennes est filiale au second degré via Keolis. La Plateforme nationale des inter- entravée par le poids de ces géants. Keolis, Geodis, Ouigo, Ouibus, ceptions judiciaires (PNIJ), qui Voyages-sncf, Effia, Altameris, devait entrer en fonction en 2008 Arep, Systra... Au nombre de 187 il et dont le marché avait été confié à 100 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

AU ROYAUME-UNI, LA GESTION DES PRISONS PRIVÉES EN QUESTION

e Royaume-Uni est sans doute portefeuille. Un documentaire diffusé de réinsertion proposés par la prison, le pays européen qui a poussé par la BBC début 2017 sur les conditions le journaliste évoque une formation à Lle plus loin la privatisation de régnant dans l’une d’entre elles, HMP l’« employabilité » où il était demandé ses prisons. Un chemin que certaines Northumberland, a mis en lumière un aux détenus de colorier des images du entreprises voudraient également voir dessin animé Peppa Pig... Un peu aupa- la France emprunter. Pour l’instant, ravant, une émeute dans une autre pri- seuls certains services fournis dans Dans les prisons privatisées, son privatisée, appartenant cette fois les prisons, comme la réhabilitation, le premier réflexe à G4S, faisait la une des médias outre- l’accueil des visiteurs, la cantine ou la est de supprimer des emplois Manche. Autant d’exemples qui sug- maintenance, sont confiés en France de gardiens. gèrent que le recours à des entreprises au secteur privé. De l’autre côté de la privées, dont le premier réflexe comme Manche, certaines prisons ont été entiè- dans le cas de Sodexo est de supprimer rement privatisées, et l’une des firmes trafic et une consommation incontrô- des emplois de gardiens, ne suffira pas à avoir profité de ce marché n’est autre lés de drogues, ainsi que des problèmes à résoudre les problèmes créés par la que Sodexo, avec 4 prisons dans son sérieux de sécurité. Quant aux services surpopulation carcérale.

LES MULTINATIONALES FRANÇAISES, LEADERS MONDIAUX DE LA PRIVATISATION

vée de l’énergie et des transports, faisant remonter chaque année de copieux divi- dendes... au budget public de la France.

Un autre pays européen s’est particu- lièrement retrouvé dans le viseur des champions tricolores de la privatisation ces dernières années, avec le soutien déterminé du gouvernement français : la Grèce. Suite à la crise financière, le pays a été soumis à une cure d’austé- rité sans précédent, incluant un vaste programme de privatisations dont les entreprises françaises espèrent bien tirer bénéfice. Sans beaucoup de suc- cès à ce jour, il est vrai. Suez n’a pas encore obtenu la gestion de l’eau de Thessalonique comme elle le souhai- tait, suite à la résistance de la popula- tion et des employés. Le groupe de BTP Vinci – qui avait candidaté sans succès

JOANNA il y a quelques années à la reprise des aéroports régionaux grecs – lorgne a France est réputée dans le monde tance administrative, Bouygues et Vinci désormais sur la concession de l’im- entier pour son attachement pré- pour les « partenariats public-privés » mense autoroute Egnatia, qui traverse Lsumé aux services publics et sa d’infrastructures... Autant de firmes tout le pays. Quant à Engie, elle a fait prédilection pour l’interventionnisme de qui sont les bénéficiaires et les ardents acte de candidature pour reprendre via l’État dans la vie économique. Pourtant, défenseurs de la privatisation en France sa filiale GRTgaz l’entreprise publique la France est aussi à bien des égards une et dans le monde – ils ont d’ailleurs leurs de réseau gazier grecque, DEFSA, mais championne de la privatisation. Veolia lobbys communs, comme l’Institut de aurait été écartée du marché. Au prin- et Suez pour l’eau et les déchets, EDF, la gestion déléguée. Paradoxalement, temps 2017, CMA-GMA, l’un des leaders Veolia et Engie pour l’energie et le chauf- un grand nombre de ces firmes sont la mondiaux du transport maritime, a fage urbain, Keolis (SNCF), Transdev et propriété – entièrement ou partielle- été la première firme française à rem- RATP Dev pour les transports publics ment - de l’État français. Une situation porter un marché de privatisation en urbains, Sodexo et Elior pour la restau- particulièrement caricaturale vis-à-vis Grèce, celui du port de Thessalonique, ration collective, Atos et Steria pour les du Royaume-Uni, où EDF et la SNCF sont en consortium avec des intérêts alle- services informatiques et la sous-trai- des acteurs dominants de la gestion pri- mands, chinois et russes. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? I 101

SERVICES PUBLICS LOCAUX : LE « MODÈLE FRANÇAIS » DE DÉLÉGATION AU PRIVÉ EN QUESTION

La gestion privée des services publics locaux a longtemps été une spécificité française, au point que l’on a parlé d’un « modèle français » de la délégation de service public, que nos entreprises et notre gouvernement voudraient bien exporter ailleurs dans le monde. Mais ils se heurtent, en France comme à l'étranger, à la résistance des élus et des usagers, ainsi qu'à une nouvelle tendance à la « remunicipalisation » de ces services.

EAU, DÉCHETS, TRANSPORT, RESTAURATION SCOLAIRE : DE LA PRIVATISATION À LA REMUNICIPALISATION

écouter une grande partie des médias, des hommes politiques Àet des prétendus experts, les ser- vices publics seraient entrés dans une phase de déclin irréversible, et devraient inévitablement laisser une place tou- jours grande au secteur privé et à sa logique de profits. Pourtant, un peu par- tout, notamment en Europe, des élus et des groupes de citoyens ont choisi de partir à la reconquête de leurs services publics, principalement au niveau local, pour en défendre les valeurs et pour concrétiser leurs aspirations démocra- tiques, sociales et environnementales. CEDRENNES En France, la remunicipalisation de l’eau s’est amplifiée, avec, depuis 15 ans, la renationalisation de la poste, du rail, de avec le souhait de privilégier une ali- au moins une cinquantaine de villes l’eau et d’une partie du secteur de l’énergie. mentation locale et biologique, et plus de gauche comme de droite, de Paris à Des villes comme Nottingham, Leeds ou généralement de mieux contrôler le Grenoble, de Rennes à Nice, qui ont repris Bristol ont créé des fournisseurs d’énergie prix, la teneur et la qualité des repas directement en main leur gestion de l’eau. municipaux pour combattre une préca- servis aux enfants. Le modèle com- En Allemagne, un vaste mouvement de rité énergétique galopante et favoriser mercial des entreprises qui approvi- remunicipalisation de la production et de les énergies renouvelables. En Espagne, sionnent les cantines, comme Sodexo la distribution d’électricité, via des coopé- de nombreuses villes conquises en 2015 ou Elior, repose traditionnellement sur ratives ou des entreprises municipales, est par des coalitions citoyennes se lancent l’agriculture industrielle et les chaînes en cours, dans le cadre de l’Energiewende aujourd’hui dans des remunicipalisations d’approvisionnement longues. Elles (la transition énergétique). En Norvège, tous azimuts, comme Barcelone qui a tentent de s’adapter en proposant elles- où les élections municipales de 2015 ont remunicipalisé crèches, services sociaux aussi une alimentation plus locale, avec amené au pouvoir dans de nombreuses et services funéraires, créé une entreprise une plus grande part d’aliments bio. villes des coalitions « rouge-rose-vert », municipale d’énergie et vise désormais à Dans d’autres secteurs comme celui les équipes nouvellement élues travaillent reprendre le contrôle de son eau. des déchets, en revanche, les modèles avec les syndicats pour faire repasser les économiques privés – reposant sur la services sanitaires et sociaux munici- En France même, la remunicipalisa- maximisation des volumes, la mise en paux sous l’égide du public. En Grande- tion touche des secteurs nouveaux, décharge ou l’incinération – semblent Bretagne, Jeremy Corbyn et le Labour sont comme celui des transports publics. incompatibles avec les enjeux de passés près d’une victoire inattendue lors Les cantines scolaires sont égale- réduction drastique des déchets, qui des dernières élections en faisant cam- ment concernées : le retour en gestion inspirent au contraire certaines expé- pagne contre l’austérité et en proposant publique directe va souvent de pair riences de remunicipalisation. 102 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

JAKARTA, KENYA, BARCELONE : DÉBOIRES POUR LES CONTRATS DE PRIVATISATION DE L'EAU DE SUEZ

a privatisation de l’eau n’a plus vrai- unanime des habitants de Jakarta. Sous à ce sujet, mais ces projets donnent ment le vent en poupe. Les années pression de la société civile, les autorités lieu à une intense bataille politique et L1990 et 2000 avaient été une période de la ville avaient annoncé leur intention médiatique. d’expansion à l’international pour les de remunicipaliser le service. géants français de l’eau Veolia et Suez, Au Kenya, c’est le contrat de gestion particulièrement dans les pays du Sud de du service de l’eau de Nairobi qui est la planète, mais elle a été suivie par une Barcelone souhaite passée sous le nez de Suez suite à une période de reflux, avec la perte de nom- organiser un référendum levée de boucliers chez les travailleurs breux contrats emblématiques obtenus municipal sur la reprise et dans l’opinion au cours de l’été 2017. au cours de ces années. de l'eau en gestion L’affaire est passablement obscure, publique. mais il semble qu’un protocole d’accord 2017 a confirmé la tendance et, cette fois, ait été signé dans le plus grand secret ce sont plutôt les déboires de Suez qui lors d’une visite d’officiels kenyans au ont occupé le sommet de l’affiche. Tout Autre bastion important mais menacé Maroc. Les fonctionnaires en question d’abord, l’entreprise a définitivement de Suez : la ville de Barcelone, siège de ont été congédiés. renoncé au contrat de l’eau de Jakarta sa filiale stratégique Agbar. La munici- en revendant ses parts à des hommes palité de la capitale catalane, qui s’est Suez a également connu des déboires d’affaires indonésiens pour une somme engagée dans une politique volontariste en 2017 dans le secteur des déchets, en modeste. Les tribunaux indonésiens de remunicipalisation, a également perdant le contrat de Casablanca, rési- avaient jugé anticonstitutionnel le contrat commencé à préparer celle de son ser- lié unilatéralement par la municipalité de privatisation de l’eau passé à la fin des vice de l’eau. Elle souhaite également pour « engagements contractuels non années 1990, objet d’une critique quasi organiser un référendum municipal honorés ».

L’EMPRISE DE VEOLIA SUR LA BANLIEUE PARISIENNE REMISE EN CAUSE

Derrière ces faits, c’est tout un système d’entente entre géants de l’eau et du BTP, avec la complicité du SIAAP, qui a été mis en lumière.

Cette remunicipalisation est un dévelop- pement important alors que beaucoup aimeraient à faire croire que la bataille entre gestion publique et privée de l’eau en Ile-de-France n’a plus lieu d’être, ou qu’elle tourne à nouveau en faveur du privé. André Santini, le président du Sedif – le syndicat intercommunal d’eau de la banlieue parisienne, qui est aussi le plus gros contrat de Veolia dans le monde –, MATHIEU GÉNON MATHIEU s’agite beaucoup autour du « Grand Paris » compter du 1er avril 2018, le inédite, avait fait appel de la décision, pour reconquérir le terrain perdu avec la Syndicat interdépartemental demandant que le contrat soit purement remunicipalisation du service d’eau de Àpour l’assainissement de l’agglo- et simplement annulé en raison de mul- la capitale en 2010, sans résultat jusqu’à mération parisienne (SIAAP), qui dessert tiples anomalies et de forts soupçons de présent. Au contraire, les communautés Paris et sa banlieue, a décidé de reprendre favoritisme. Des enquêtes sont en cours de communes Grand-Orly-Seine-Bièvre, en gestion publique l’usine de traitement au sein du Parquet national financier Est Ensemble (Montreuil, Bagnolet, de Valenton. La gestion de cet équipe- sur plusieurs contrats de rénovation Pantin...) et Plaine Commune (Saint- ment avait été confiée en grande pompe d’usines passés par le syndicat intercom- Denis, Aubervilliers...) ont toutes trois à Veolia quelques mois auparavant. Cette munal ces dernières années. Plusieurs décidé fin 2017 de quitter le Sedif d’ici remunicipalisation inattendue fait suite médias avaient révélé peu auparavant la deux ans et d’étudier la reprise en gestion à un arrêt de la Cour administrative d’ap- teneur d’enregistrements audio réalisés publique directe de leurs services d’eau, pel de Paris qui avait suspendu le contrat par un entrepreneur italien évincé des dans le cadre d’une alliance avec Eau de liant le SIAAP à Veolia. Le préfet d’Ile-de- contrats du traitement des eaux usées Paris, l’opérateur remunicipalisé de l’autre France, dans une démarche totalement franciliennes malgré une meilleure offre. côté du périphérique. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? I 103

DE MARSEILLE À LA ROUMANIE, VEOLIA EAU AU COEUR DE NOMBREUSES AFFAIRES

eolia aura connu une nouvelle empochant de copieux bénéfices au les conditions d’attribution et plusieurs année marquée par les affaires. passage. dispositions de ce marché, particuliè- V Outre ses problèmes sur le rement favorables à la partie privée. marché des eaux usées franciliennes, Toujours en France, on apprenait en Au centre de l’enquête, les relations le géant français de l’eau est toujours juin 2017 la garde-à-vue de plusieurs étroites entre Martine Vassal, prési- ciblée par une enquête pour des faits personnalités politiques et dirigeants dente du conseil général des Bouches- de corruption en Roumanie. Neuf per- de Veolia suite à l’enquête ouverte par du-Rhône et conseillère municipale sonnes ont été mises en examen, dont le parquet financier sur les marchés marseillaise chargée du dossier de deux cadres français de Veolia, dans de l’eau passés par la métropole mar- l’eau, et Loïc Fauchon, patron de la le cadre du volet roumain de cette seillaise en 2013. Les marchés de l’eau Société des Eaux de Marseille (SEM), enquête. Le groupe subit aussi encore le attribués par la métropole marseillaise filiale de Veolia. Martine Vassal était, contre-coup de l’affaire OlkyPay, mon- à Veolia, avec un lot de consolation avant d’entrer en fonction, la tréso- tage au travers duquel des cadres de pour Suez, avaient été immédiatement rière du Conseil mondial de l’eau, Veolia souhaitaient lui faire sous-traiter contestés par les citoyens et les élus dont l’ex-président et actuel pré- la gestion des paiements à une société d’opposition. La Chambre régionale sident d’honneur n’est autre que Loïc luxembourgeoise leur appartenant, en des comptes avait vertement critiqué Fauchon.

LA GESTION DES SERVICES DE CHAUFFAGE URBAIN EN FRANCE VERTEMENT CRITIQUÉE FLICKR

’est un service public local qui notamment des tarifs souvent exorbi- et la trop longue durée de nombreux fait moins souvent la une des tants, qui font que contrairement à ce contrats. « Un rapport récent de la Cmédias que celui de l’eau ou que l’on pourrait croire, le raccordement Cour des comptes montre que l’on des cantines, mais qui revêt aussi une au réseau de chauffage se révèle parfois trouve dans ce secteur les traits cari- importance économique cruciale : celui plus cher pour les habitants. À Paris, caturaux d’une gestion défaillante de du chauffage collectif urbain. Lui aussi le service du chauffage urbain (confié délégation de service public et qui rap- peut soit être géré directement par les à Engie) a bénéficié d’un taux réduit pelle la distribution de l’eau dans les municipalités, soit confié à des firmes de TVA grâce à l’utilisation de sources années 1990 : un marché aux mains privées comme EDF, Engie ou Veolia. d’énergie classées comme « vertes » de deux entreprises, des contrats de À l’automne 2017, l’association de (y compris du biodiesel et de la bio- très longue durée, une trop grande lati- consommateurs CLCV a dressé un état masse importée des États-Unis), sans tude tarifaire laissée au délégataire, un des lieux de ces services en pointant répercuter cette baisse sur les usagers. manque de contrôle par la collectivité, de nombreux problèmes. Elle dénonce La CLCV pointe également l’opacité etc. », conclut l’association. 104 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

PARKING ET STATIONNEMENT : UN MARCHÉ DE PLUS EN PLUS PRIVATISÉ ? La construction et la gestion de places de parking fait aussi partie des services que les villes peuvent déléguer au privé. Sur le million de places de stationnement régle- menté que compte la France, plus de la moitié sont gérées par des entreprises privées. Et comme tous les services locaux de ce type, ces privatisations peuvent donner lieu à des abus, les entreprises profitant du manque d’expérience des élus ALEXANDRE PRÉVOT ALEXANDRE pour leur faire signer des contrats extrêmement avantageux. LA « SMART CITY » OU LA redevance, le contrat avec Veolia a PRIVATISATION INTÉGRALE ? En outre, depuis le 1er janvier 2018, été renégocié pour atteindre un coût les villes fixent elles-mêmes le tarif plus proche de celui de la plage de De Veolia à Engie et Suez, en passant des amendes pour stationnement, Pornichet, à proximité, où la mairie par Sodexo et les groupes de BTP, les dont elles récupéreront désormais avait opté pour une gestion publique grandes entreprises françaises sont les fonds. Elles auront aussi la pos- directe. En revanche, l’État a écarté très actives sur le secteur des ser- sibilité de déléguer au privé la per- la possibilité d’annuler le contrat, vices aux collectivités locales. Moins ception de ces recettes. Les agents comme le souhaitaient beaucoup de scrutées qu’au niveau national, les des sociétés privées ont fait le tour gens localement, pour éviter d’avoir relations entre firmes et élus locaux des villes pour les convaincre de à verser une compensation consé- donnent lieu elles aussi à un intense les laisser « s’occuper de tout », ce quente à Veolia. lobbying et, parfois, à des pratiques qui pourrait entraîner pour elles des illégales. Si la privatisation a généra- risques financiers, mais aussi poli- lement mauvaise presse, et se trouve tiques. La ville de Paris a déjà décou- MEXICO : UN INCINÉRATEUR DE aujourd’hui fortement contestée en vert que le délégataire qu’elle avait DÉCHETS CONTESTÉ France dans un secteur comme l’eau, choisi pour cette tâche, la société Les grandes entreprises françaises le secteur privé cherche à contourner Streeteo (filiale d’Indigo) avait comme Veolia ou Suez ont long- ces critiques à travers un nouveau mis en place un système de faux temps cherché à exporter à l’étran- slogan, celui de la ville intelligente contrôles pour gonfler ses chiffres ger, et notamment en Amérique ou « smart city ». Sous ce terme et justifier sa rémunération. latine, leur modèle de gestion – dans la version promue par les des déchets, fondé sur l’inciné- multinationales – se cache généra- ration. Ils ont souvent rencontré lement une intégration des services TENSIONS AUTOUR DE LA de fortes résistances non seule- urbains sous le signe du partage des PRIVATISATION DE LA PLAGE ment des écologistes, inquiets informations et de l’ajustement per- DE LA BAULE des fumées toxiques et privilé- manent en temps réel grâce au trai- Après l’eau, les déchets, les trans- giant une politique basée sur la tement des mégadonnées. Comme ports et autres, va-t-on maintenant prévention, mais également des pour beaucoup de slogans de ce type, privatiser les plages françaises ? chiffonniers et autres trieurs tradi- les bénéfices réels de ces politiques C’est en tout cas ce qui est arrivé tionnels de déchets, qui risquaient pour les usagers, ou même pour les à La Baule, où, la mairie refusant de se trouver laissés pour compte finances publiques, restent douteux. d’assumer la responsabilité directe par ces projets. En 2017, c’est un Elles soulèvent aussi des questions de sa plage pour respecter les dis- nouveau projet d’incinérateur de de protection de la vie privée et de positions de la loi littoral, l’État a Veolia pour la capitale mexicaine surveillance. Pour les entreprises en choisi d’en confier la gestion pour 12 qui a défrayé la chronique locale- revanche, la « smart city » ouvre la ans à une entreprise privée, Veolia, ment. Les opposants mettent en perspective d’un contrôle surplom- seule concurrente en lice. Suite à la cause son coût exorbitant pour bant des services publics locaux fronde des habitants et des restau- les deniers publics, ainsi que les grâce à la maîtrise et à la privatisa- rateurs présents sur la page, sou- risques de pollution. tion de l’information. mis à une hausse drastique de leur LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? I 105

OLIGOPOLY

Du commerce alimentaire aux médias, en passant par l’eau, l’électricité ou les services bancaires, la plupart des secteurs de l’économie sont désormais dominés par une poignée de grandes entreprises multinationales. Ces nouveaux oligopoles sont souvent en mesure d’imposer leurs intérêts face aux autres acteurs économiques, aux consommateurs... mais aussi aux pouvoirs publics. Un point de vue essentiel pour comprendre le pouvoir des multinationales aujourd’hui.

a plupart des grands secteurs n’ont pas réussi à y placer leurs phase supplémentaire de concen- de l’économie française et propres personnes. Pourtant, quand tration avec le regroupement Leuropéenne – à commencer il s’agit de mesurer la réalité de cette annoncé des centrales d’achat de par ceux qui ont été « libéralisés » concentration, les chiffres et les Carrefour et Système U d’une part, depuis trente ans – sont dominés études manquent, et les institutions de Casino et Auchan de l’autre. par une poignée de très grands chargées de veiller à ces questions, groupes. Qu’il s’agisse des géants comme l’Autorité de la concurrence BANQUE : UN SECTEUR DOMINÉ de la finance, de l’énergie, de l’eau, en France ou la Commission euro- PAR SIX GRANDS GROUPES de la pharmacie, de la grande distri- péenne, se préoccupent surtout d’ap- En 2016, les six principaux groupes bution ou du BTP, le tableau général pliquer des règles de forme au coup français (BNP Paribas, Société est le même ou presque : grâce à par coup, sans toujours regarder générale, Crédit agricole, BPCE, leur domination économique, un le tableau dans son ensemble. Les Crédit mutuel CIC et Banque pos- petit nombre de multinationales chiffres que nous donnons ici n’ont tale) contrôlaient 89 % du marché parvient à imposer largement sa donc rien de systématique ; tirés de bancaire et quatre banques (les loi aux PME et aux acteurs écono- diverses sources, ils ne visent qu’à mêmes sans Crédit mutuel et la miques locaux, aux fournisseurs, donner une idée d’une réalité sou- Banque postale) 70% de celui des aux usagers et consommateurs... vent occultée. prêts bancaires. Ces quatre géants et même souvent aux pouvoir associant activités de banque de publics et aux agences chargées détail et activités spéculatives de les réguler. C’est ce qui explique sur les marchés sont devenus des qu’en pratique, l’ouverture au privé L’ouverture au privé « banques systémiques », dont ne soit généralement pas syno- n'est généralement dépend la stabilité de tout le sys- nyme de baisse des prix, bien au pas synonyme de baisse tème financier français, et même contraire. Et la tendance ne fait que des prix, mondial. s’aggraver, avec l’émergence des bien au contraire. géants du net et des plateformes EAU : 3 ENTREPRISES SE numériques, ainsi qu’avec la mode PARTAGENT LE MARCHÉ FACE des mégafusions telles que celle AU SECTEUR PUBLIC entre Bayer et Monsanto. GRANDE DISTRIBUTION : 6 Veolia et Suez dominent le secteur POIDS LOURDS CONTRÔLENT de la gestion privée de l’eau aussi Ce phénomène de concentration oli- 92% DU MARCHÉ FRANÇAIS bien en France qu’au niveau mon- gopolistique pose des problèmes non Carrefour, Casino, Auchan, Leclerc, dial, suivies par un troisième prota- seulement d’un point de vue éco- Intermarché et Super U se par- goniste, la Saur. La place éminente nomique – pouvoir excessif sur les tagent la quasi totalité du mar- laissée au privé dans le secteur de fournisseurs, ententes sur les prix, ché de la grande distribution. Ces l’eau a longtemps été une excep- capacité à absorber ou écraser les enseignes représentent désormais tion française, et c’est la rente ainsi acteurs économiques plus petits... 60% des dépenses alimentaires en accumulée qui a permis aux géants – mais aussi d’un point de vue poli- France, contre seulement 10% au tricolores de s’étendre à l’étranger. tique, puisque ces grands groupes début des années 1960. C’est dire S’ils ont vu leurs parts de marché sont en position de force face aux leur domination sur tout le secteur en France s’éroder avec la tendance autorités publiques et aux agences agricole. La grande distribution est à la remunicipalisation de l’eau, ces chargées de les réguler... quand il même en train de connaître une géants historiques en contrôlent > > > 106 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

présent. La dynamique de concen- tration est également forte au niveau européen, le secteur ayant été mar- qué par de nombreuses opérations de fusions-acquisitions réduisant le nombre de groupes en lice.

AUTOMOBILE : PLUS DE 60% DU MARCHÉ POUR LES MARQUES DE RENAULT ET PSA Les groupes Renault-Nissan (Renault, Dacia, Nissan) et PSA (Peugeot, Citroën, DS, Opel) s’ac- caparaient plus de 60% du marché français en 2017. Si l’on y ajoute les marques du groupe Volkswagen (Volkswagen, Audi, Seat, Skoda, Porsche), ce chiffre se porte à près de 75%. GILLYAN

BTP ET INFRASTRUCTURES : 3 GÉANTS SE PARTAGENT > > > encore les deux tiers. Une ENERGIE : LE SERVICE PUBLIC LES MARCHÉS LES PLUS concentration que l’on retrouve LAISSERA-T-IL PLACE À UN JUTEUX dans les déchets : Veolia et Suez « BIG 3 » À LA FRANÇAISE ? (via sa filiale Sita) se partagent 70% Le marché du gaz et de l’électricité Tout le monde connaît les poids du marché de l’incinération et des reste dominé en France par les lourds du BTP que sont Vinci, décharges. deux acteurs historiques que sont Bouygues et Eiffage. Globalement, EDF (plus de 80% de parts de mar- ils ne représentaient toutefois AGROALIMENTAIRE : ché sur l’électricité) et Engie, l’en- en 2015 qu’un peu plus de 20% du DE FORTES CONCENTRATIONS treprise héritière de Gaz de France chiffre d’affaires de la construction SELON LES FILIÈRES (trois quarts de parts de marché en France. Un chiffre qui masque Dans sa globalité, l’industrie agroa- sur le gaz). La plupart des usagers leur domination quasi incontes- limentaire ne présente pas le témoignent ainsi de leur fidélité à tée dès lors qu’il s’agit de grands même niveau de concentration que l’ancien service public, bien que les projets prestigieux ou de « parte- d’autres secteurs. Le Basic estime pratiques de ces entreprises ne se nariats public-privé ». Domination ainsi qu’environ 350 entreprises distinguent pas toujours de celles qui se retrouve aussi dans les se partagent 60% du marché. Si en de leurs concurrentes. L’érosion de infrastructures de transport. Les revanche on descend au niveau de la part de marché d’EDF et les pres- autoroutes françaises sont ainsi filières spécifiques, comme le lait et sions à la libéralisation pourraient partagées entre Vinci, Eiffage et les produits laitiers, on retrouve des faire évoluer cette situation. C’est le groupe espagnol Abertis ; les exemples manifestes de concen- en tout cas ce que souhaite Total, nouvelles lignes à grande vitesse tration oligopolistique (Lactalis, qui, avec le rachat de Lampiris Paris-Bordeaux et Paris-Rennes Sodiaal, Bongrain, Danone et Bel). puis de Direct Energie, cherche à ont été confiées respectivement à De même pour les secteurs des se positionner comme le troisième Vinci et Eiffage ; et Vinci (encore) sodas, de l’eau en bouteille ou de poids lourd du secteur. a multiplié les prises de participa- la bière. La réalité de la concen- tion dans les aéroports régionaux, tration est également illustrée par TÉLÉCOMS : UN MARCHÉ jusqu’à lorgner aujourd’hui sur le le petit nombre de grosses multi- MONOPOLISÉ PAR QUATRE groupe Aéroports de Paris, promis nationales qui se cachent derrière OPÉRATEURS à la privatisation. une multitude de marques. Il y a L’arrivée de Free, outre la baisse des quelques années, une infogra- prix, a fait passer le nombre d’opé- phie qui a beaucoup circulé sur les rateurs téléphoniques nationaux réseaux sociaux détaillait ainsi les de trois à quatre. Différentes opé- 472 marques différentes possédées rations de fusion ont été négociées par seulement 10 multinationales, depuis (notamment entre Orange dont Nestlé, Coca-Cola et PepsiCo. et Bouygues) pour faire revenir ce chiffre à trois, sans aboutir jusqu’à LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? I 107

DIX ANS APRÈS, LA FINANCE A-T-ELLE TIRÉ LES LEÇONS DE LA CRISE ?

En 2008, les gouvernants du monde entier, affolés par la crise des subprimes, affichaient une ferme volonté de réguler la finance. Dix ans plus tard, la plupart des velléités de rediriger la finance dans le sens de l’intérêt général se sont dégonflées. En France, le lobbying constant des grandes banques, le Brexit et l’élection d’Emmanuel Macron ont fini de remettre au placard les perspectives de régulation plus stricte.

APRÈS LE BREXIT, LA FRANCE SOUS LE SIGNE DE « NOTRE AMIE LA FINANCE » VICTORTSU

es temps changent. En 2012, bords ou presque) comme un opportu- inclusion des bonus des traders dans François Hollande avait été élu nité d’attirer à Paris une bonne partie les indemnités chômage). D’autres Là la présidence de la République des activités financières de la City, suite mesures pourraient bientôt suivre. après un discours très remarqué dési- à la perte programmée du « passeport gnant la finance comme son principal financier » dont bénéficiaient les éta- De manière moins visible, les autorités ennemi. Cinq ans plus tard, les respon- blissements londoniens. françaises ont également entrepris de sables politiques français rivalisent de geler, voire de revenir sur certaines régu- cajoleries à l’égard des grandes banques Les lobbys de la place de Paris et les lations financières. En plus de l’abandon et du secteur financier international. responsables politiques ont lancé une de la taxe sur les transactions financières Revirement ? En réalité, François opération de charme outre-Manche, (voir ci-après), elles ont par exemple Hollande et les gouvernements qu’il visant principalement le secteur annoncé qu’elles procéderaient à une révi- a désignés ont toujours fait preuve financier états-unien qui s’y était ins- sion de toutes les directives européennes de beaucoup de timidité sur ce dos- tallé. Le gouvernement a multiplié les relatives au secteur financier pour vérifier sier. Mais le virage à 180 degrés a été annonces destinées à attirer les traders qu’elles n’ont pas été « surtransposées » – accentué par le vote des citoyens bri- basés à Londres, avec l’ouverture de autrement dit pour revenir sur leurs dispo- tanniques, en juin 2016, lors du référen- trois nouveaux lycées internationaux, sitions les plus contraignantes. Certains dum sur leur appartenance à l’Union et surtout une série de gestes fiscaux lobbys ont fait des propositions encore européenne. Le Brexit a immédiate- (suppressions de la tranche supérieure plus audacieuses, comme la création de ment été vu par le milieu financier et les de la taxe sur les hauts salaires) et de « zones franches financières » à Paris et dirigeants politiques français (de tous modifications du droit du travail (non à la frontière avec le Luxembourg... > > > 108 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > Au final, ce seraient plusieurs milliers, du vieux continent en promettant des affaires pourront être débattues en voire dizaines de milliers d’emplois finan- emplois et en encourageant les gouver- anglais. C’est la première fois depuis ciers qui pourraient selon nos dirigeants nements européens à améliorer leur le XVIe siècle qu’un tribunal en France arriver dans la capitale française. Mais « attractivité ». est autorisé à utiliser une autre langue l’incertitude règne sur le nombre exact de que le français. relocalisations d’établissements depuis La volonté de rivaliser avec la City – la City vers l’Europe continentale, surtout depuis longtemps objet de jalousie Les dirigeants français ne semblent pas tant que l’on ne connaîtra pas la teneur des élites économiques parisiennes se poser de question sur les bénéfices exacte de l’accord de sortie entre Grande- – ne s’arrête pas au secteur financier, économiques réels qu’apporterait – s’il se Bretagne et UE. D’autres villes du conti- puisqu’il est également question de matérialise – un afflux de traders venus nent ont également pris des mesures faire venir à Paris une partie du vaste de Londres. De l’autre côté de la Manche, pour attirer les traders londoniens chez secteur des avocats d’affaires qui ont le boom de la City a provoqué de graves elles, à commencer par Francfort. Le tout aussi fait la fortune de Londres. Une déséquilibres dans l’économie britan- pour la plus grande joie des dirigeants de nouvelle chambre spéciale destinée à nique, qui n’ont bénéficié qu’à une mino- Goldman Sachs, JP Morgan ou encore traiter les litiges du commerce inter- rité, au point que certains n’hésitent pas BlackRock, qui parcourent les capitales national a été instituée à Paris, où les à parler de « malédiction de la finance ».

LES ACTIVITÉS FLORISSANTES DE SPÉCULATION POUR COMPTE PROPRE DE BNP ET SOCGEN

ien n’illustre mieux la faiblesse des réponses à la crise de 2008 que la R vraie-fausse loi française de 2013 sur la « séparation » des activités de banque de détail et activités sur les marchés finan- ciers. Cette séparation était censée proté- ger les clients de base et les contribuables des risques engendrés par les activités spé- culatives des grandes banques. Le lobby de la finance ayant fait bloc pour préserver le « modèle français » de la banque univer- selle, seules BNP Paribas et la Société géné- rale ont finalement eu à créer une nouvelle filiale pour regrouper certaines activités

jugées trop « spéculatives », et encore... pour YAHYA MOHAMED une fraction infime de leurs opérations sur les marchés. LES BANQUES TRICOLORES MÈNENT LA CHARGE CONTRE LA RÉGULATION FINANCIÈRE La création de ces deux filiales bapti- sées respectivement Opera Trading et e secteur financier français est le niveau de fonds propres qu’elles sont Descartes Trading, toutes deux basées toujours prompt à se présenter obligées de maintenir pour leurs acti- à Londres et Hong Kong, semblent avoir Lcomme un modèle de sérieux et vités sur les marchés. permis aux deux géants français de pour- de décence par opposition à ses homo- suivre tranquillement leurs activités spé- logues anglo-saxons. Pourtant, dans le Le lobby bancaire français a trouvé ici culatives pour leur compte propre, à un cadre de la négociation des nouvelles un allié de poids en la personne d’Em- moment où la plupart de leurs consoeurs exigences de solvabilité du Comité de manuel Macron, qui a déclaré pendant les abandonnaient du fait des nouvelles Bâle sur le contrôle bancaire (où se sa campagne présidentielle que les règles financières adoptées aux États- retrouvent les gouverneurs des banques politiques devaient reprendre la main Unis. BNP Paribas a injecté 600 000 euros centrales de différents pays), ce sont sur les règles prudentielles, fixées de dans sa filiale et Société générale presque bien les grandes banques françaises qui manière trop... prudente par les régula- 400 000 euros. Toutes deux se portent ont été en pointe contre les nouvelles teurs réunis au sein du Comité de Bâle. bien, avec des actifs de respectivement règles jugées trop strictes. Le Comité Les règles finalement adoptées fin 2017 2,1 et 4,2 milliards d’euros fin 2016 (der- de Bâle proposait en effet d’appliquer – dites de « Bâle IV » – peuvent être niers comptes disponibles, contre 2,6 et 2 un modèle dit standard de calcul des considérées comme une victoire pour l’année précédente) et des profits en forte risques, alors que les banques fran- les banques françaises puisqu’elles hausse de 45,6 millions et 4,75 millions çaises souhaitaient utiliser leur propre ne changeront finalement pas grand d’euros respectivement (contre 4,4 et 21 méthode pour calculer ces risques, avec chose aux exigences de capitaux millions l’année précédente). pour résultat – surprise ! – de réduire propres. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? I 109

toute la faute sur le trader. Décision Chambre des représentants. Selon LA TAXE SUR LES qui remettait en cause du même les calculs de l’ONG états-unienne TRANSACTIONS FINANCIÈRES AUX OUBLIETTES coup la légitimité du crédit d’impôt OpenSecrets, 26 grandes banques accordé quelques années plus tôt. sortiraient grandes gagnantes de C’est une mesure éminemment La Société générale a annoncé son l’adoption de ces lois... parmi les- symbolique. Demandée depuis intention de défendre ses intérêts quelles BNP Paribas. Collectivement, longtemps par la société civile et contre le fisc devant les tribunaux. les dirigeants et les « political action certains économistes, l’idée d’une committees » de ces banques ont taxation des transactions finan- déjà versé près d’un million de dol- cières a connu un nouvel élan suite PLUS DE 62 000 MILLIARDS lars US pour financer les campagnes à la crise de 2008. Une première ver- D’EUROS DE PRODUITS de sénateurs aux élections de fin FINANCIERS DÉRIVÉS sion très modeste de cette taxe, dite 2018, et plus de 5 millions depuis les TTF, a été mise en place en France 62 395 milliards d’euros : c’est le mon- élections de 2014. en 2012, et les gouvernements suc- tant des produits financiers dérivés cessifs ont poussé à son adoption détenus au 31 décembre 2017 par les au niveau européen, se heurtant quatre grandes banques françaises, MANIPULATIONS SUR LES TAUX à la résistance de quelques États BNP Paribas, BPCE, Crédit agricole DE CHANGE membres (et des lobbys financiers). et Société générale. Les dérivés ont Les suites de la crise financière de L’ardeur française à pousser la TTF été au cœur de la crise financière de 2008 ont vu leur lot de révélations européenne s’est considérablement 2008 et, du fait des nouvelles règles sur les pratiques spéculatives et amoindrie au fil du temps, jusqu’à mises en place depuis lors, leur place parfois carrément frauduleuses des ce qu’Emmanuel Macron décide de dans le bilan des banques tend à traders employés par les grandes geler toute discussion à ce sujet, baisser lentement d’année en année. banques. Plusieurs sanctions ont prenant prétexte des négociations Les montants en jeu n’en restent pas été prononcées contre des banques du Brexit. Dans le même temps, moins stratosphériques. pour des affaires de manipulation l’extension programmée de la TTF de taux de change (Libor, Euribor, française aux opérations infra-jour- etc.). En 2017, BNP Paribas a accepté nalières (les opérations multiples LOBBYING POUR de verser une amende de 350 mil- sur une action au cours d’une même LA DÉRÉGULATION FINANCIÈRE lions de dollars aux États-Unis dans DES ÉTATS-UNIS DE TRUMP journée) a été abandonnée. Pour la le cadre d'un règlement à l'amiable plus grande joie des représentants Pour le secteur bancaire comme suite à une enquête sur des mani- de la place de Paris, qui n’ont jamais pour beaucoup d’autres, l’élection pulations de ce type. Après avoir dû digéré l’adoption de la TTF et la ver- de Donald Trump a été vu comme payer 218 millions d'euros d'amende raient bien disparaître. une opportunité de lancer un à la Commission européenne dans vaste mouvement de dérégulation. l'affaire de l'Euribor, la Société géné- Particulièrement dans le viseur de la rale pourrait avoir à verser plus de 1 LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE finance : la loi Dodd-Frank adoptée milliard d'euros aux autorités états- N’EN A PAS FINI AVEC L’AFFAIRE par l’administration Obama suite à uniennes suite à deux enquêtes sur KERVIEL la crise de 2008. Des lois en ce sens le scandale du Libor et sur des tran- 2,2 milliard d’euros : c’est le montant ont été déposées au Sénat et à la sactions suspectes avec la Libye. du redressement fiscal adressé en 2017 par le ministère des Finances à la Société générale. Pour com- penser les pertes de 4,9 milliards d’euros encourues en janvier 2008 suite à la découverte de positions prises par le trader Jérôme Kerviel, la banque s’était vu accorder un généreux crédit d’impôt dans des conditions très controversées. En 2016, la cour d’appel de Versailles avait conclu à une responsabilité partagée de Jérôme Kerviel et de la banque dans les pertes encou- rues, contrairement à la version de l’affaire diffusée par la direction de la Société générale qui en rejetait KENTEEGARDIN 110 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

PENDANT CE TEMPS... LES PERSONNELS DES AGENCES BANCAIRES SOUS PRESSION J. JMANCEAU J.

n pourrait avoir tendance à France avec environ 370 000 emplois crise qui a subi des restructurations à l’oublier : le secteur bancaire, en 2016, mais qui perd quelques mil- répétition. Les choses ne vont pas tel- Oce ne sont pas que les traders. liers d’emplois chaque année. La lement mieux au sein de BNP Paribas Pendant que ces derniers continuent tendance est encore aggravée par ou de la Société générale, où, selon une à s’offrir des salaires mirobolants, les l’émergence des banques en ligne et enquête interne réalisée fin 2016, 26 % personnels des agences bancaires autres « fintech ». des salariés se déclaraient en stress françaises subissent une énorme et 22 % supplémentaires en « stress dégradation de leurs conditions de Comme la charge de travail effective ne élevé ». travail. Si les activités de banque de se réduit pas, et se transforme avec les détail continuent à assurer une par- nouvelles technologies numériques, les tie non négligeable du revenu des personnels se retrouvent soumis à une groupes bancaires, elles sont aussi pression accrue, à laquelle s’ajoute la les plus faciles à soumettre à une cure crainte de perdre leur emploi. Résultat : SANCTION POUR NATIXIS d’austérité. Fermetures d’agences, non une aggravation de la souffrance au ASSET MANAGEMENT remplacement des départs à la retraite, travail dans tout le secteur. Au prin- L’Autorité des marchés finan- restructurations permanentes... C’est temps 2017 par exemple, les syndicats ciers a fini par trancher, un véritable « plan social silencieux » alertaient sur une vague de suicides au infligeant une amende de que subit le secteur, qui reste l’un des travail au sein de LCL (groupe Crédit 35 millions d’euros à Natixis premiers employeurs du privé en agricole), un réseau d’agences en pleine Asset Management, société de gestion filiale de BPCE, pour un système de commissions occultes sur certains fonds, INVESTISSEMENTS CONTROVERSÉS révélé par Mediapart. Le direc- En plus de ses activités sur les marchés et au profit des particuliers, le teur des risques de cette filiale, secteur financier joue également un rôle fondamental dans le financement de l’économie réelle et des autres multinationales. À ce titre, il se trouve qui avait tenté en vain d’alerter régulièrement sur la sellette pour ses différentes formes de soutien à des sa hiérarchie, avait été licencié activités controversées ou problématiques. Par exemple en 2017 : sans ménagement, mais les  le soutien aux énergies fossiles et à certains projets emblématiques prud’hommes lui ont donné et très controversés comme le Dakota Access Pipeline aux États-Unis. raison début 2018.  les ventes d’armes, y compris vers des pays et régions sous embargo.  les colonies israéliennes illégales dans les territoires occupés. Plus de détails dans les parties 2 et 5 cette publication. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? I 111

CORRUPTION : LES « AFFAIRES » DU CAC40

C’est la face obscure de l’économie, et les grandes entreprises françaises sont concernées autant que les autres. Scandales politico-financiers et affaires de corruption touchent tous les secteurs et se croisent souvent avec d’autres enjeux comme les ventes d’armes ou la passation des marchés publics. Passage en revue de certains des cas emblématiques de 2017, qui n’ont pas été abordés ailleurs dans ce rapport. EMMANUEL HUYBRECHTS EMMANUEL

ruption un héritage de la période de ENGIE LIÉE AUX SCANDALES EN AFRIQUE DU SUD, UN DE CORRUPTION TOUCHANT l’apartheid, où une grande partie des PROCÈS POUR CORRUPTION LES PARTIS AU POUVOIR EN importations d’armes illégales du IMPLIQUANT THALES RÉVEILLE ESPAGNE régime de l’apartheid transitaient LES MAUVAIS SOUVENIRS DE par Paris, selon les révélations d’un L’APARTHEID Le premier ministre espagnol livre paru en Afrique du Sud en 2017. Mariano Rajoy a fini par être poussé Les poursuites pour corruption à la sortie, en mai 2018, suite à une visant l’ancien président Jacob motion de censure provoquée par Zuma, en lien avec un contrat d’ar- AIRBUS AUX PRISES AVEC LES les scandales de corruption tou- mement passé dans les années AFFAIRES DE CORRUPTION chant son parti politique, le Partido 1990, ont été relancées début 2018. Une vaste enquête franco-britan- popular (PP). L’un de ces scandales Ces poursuites visent également la nique est en cours sur des pré- implique une firme française, Engie, filiale sud-africaine de Thales, partie somptions de corruption au sein à travers sa filiale Cofely. La firme prenante de ce marché passé immé- du groupe Airbus. Une affaire aux française aurait remporté des diatement après la fin de l’apartheid. proportions potentiellement gigan- contrats dans plusieurs communes Une affaire aux multiples ramifica- tesques – plusieurs centaines de espagnoles en échange de pots-de- tions que les présidents français millions d’euros de commissions vins versés notamment aux élus du successifs auraient tenté d’étouf- occultes – et qui pourrait fragili- PP. Des dirigeants de Cofely Espagne fer, selon certains témoignages. ser encore davantage l’avionneur seraient passés aux aveux selon la Beaucoup voient dans cet immense européen si la justice américaine presse espagnole. contrat d’armement entaché de cor- décidait elle aussi de s’en mêler. Les 112 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

accusations de corruption avaient commencé à s’accumuler pour le groupe avec l’affaire du Kazakhgate (pots-de-vin à un ministre kazakh en échange de la vente d’hélicop- tères), les accusations d’intermé- diaires turcs en lien avec la vente d’avions civils à la Chine, puis l’ouverture d’une enquête interne révélant des paiements probléma- tiques en lien avec des dizaines de contrats partout dans le monde. Une autre enquête est en cours au Royaume-Uni impliquant une

filiale d’Airbus appelée GPT Special FREWIN CHRIS Project, sur des transactions sus- pectes liées à un contrat entre auto- rités saoudiennes et ministère de la un tribunal arbitral en 2017 à une Défense britannique. AREVA : APRÈS L’AFFAIRE amende combinée de 331 millions URAMIN, L’URANIUMGATE d’euros dans le cadre d’un litige avec Une restructuration complète de Uramin : c’est le nom d’une société Taïwan datant du début des années la direction d’Airbus a été annon- minière rachetée au prix fort par 1990, en lien avec la vente de Mirage cée, avec le départ programmé de Areva, et dont les actifs se sont et de missiles. Ce contrat à 4,6 mil- son directeur général Tom Enders, rapidement révélés ne rien valoir, liards d’euros aurait été entaché lui-même personnellement visé plombant les finances du groupe d’irrégularités, dont le versement de dans une autre affaire de corrup- nucléaire. L’enquête judiciaire sur commissions, alors que le contrat tion, les pots-de-vin présumés du cette affaire et les fraudes aux- les interdisait. contrat des Eurofighter en Autriche. quelles elle a pu donner lieu se Le groupe n’en pourrait pas moins poursuit. Un ancien cadre d’Areva devoir verser une amende de plu- a été mis en examen au printemps ALSTOM : L’HÉRITAGE sieurs milliards d’euros. 2018 pour corruption, tandis que EMPOISONNÉ DE LA l’ancienne patronne du groupe Anne CORRUPTION Lauvergeon est mise en examen Le groupe Alstom est l’une des CORRUPTION ET GRANDS pour fraude comptable. Mais ce n’est entreprises françaises dont le passif ÉVÉNEMENTS SPORTIFS : pas la seule affaire qui mine l’entre- est le plus lourd en termes d’affaires LE RÔLE DES BANQUES prise française, rebaptisée Orano. De de corruption, avec plusieurs procé- FRANÇAISES moindre ampleur mais importante dures ces dernières années en lien Plusieurs affaires de corruption dans le contexte nigérien, l’affaire de avec des marchés passés au Brésil, liées à l’attribution de l’organisation l’Uraniumgate a défrayé la chronique en Inde, en Malaisie ou encore en des Jeux olympiques ou de la Coupe en 2017. En 2011, Areva a vendu puis Tunisie. Le poids de ces affaires du monde de football ont fait la une racheté de l’uranium appartenant n’est d’ailleurs peut-être pas étran- de la presse ces dernières années. au gouvernement nigérien à des ger au démantèlement progressif Les noms de deux banques fran- mystérieux intermédiaires russes du groupe français, puisque les çaises ont été cités dans le cadre et libanais. Bilan de l’opération ? Une menaces de poursuites pour corrup- des enquêtes menées sur ces accu- perte de 18 millions de dollars pour tion aux États-Unis semblent avoir sations : celui de la Société générale, Areva, et un gain de 800 000 dollars joué un rôle dans la décision des en lien avec un transfert de fonds pour le Niger. Le reste s’est volatilisé. dirigeants du groupe de revendre d’un homme d’affaires brésilien à L’affaire fait l’objet d’une commission leurs actifs énergétiques à General un délégué sénégalais du Comité d’enquête parlementaire et d’une Electric. Certains cadres de l’entre- international olympique pour l’at- plainte contre X au Niger. prise dénoncent le sort réservé à tribution des JO 2016 à Rio, et celui l’un des anciens dirigeants d’Als- d’une ancienne filiale du Crédit tom impliqué dans ces affaires, mutuel-CIC, Pasche Monaco, en lien UNE AMENDE DE 331 MILLIONS Frédéric Pierucci, aujourd’hui avec un transfert suspect potentiel- D’EUROS POUR LES GÉANTS emprisonné aux États-Unis, et qui lement lié à l’attribution de la Coupe FRANÇAIS DE L’ARMEMENT aurait été sacrifié par ses collègues du monde au Qatar. Airbus, Dassault, Thales et Safran en échange de leur impunité. ont finalement été condamnés par LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES CONTRIBUENT-ELLES À UNE ÉCONOMIE SAINE ? I 113

LE CAC ET LA FRANCE

LE CAC40 REPRÉSENTE-T-IL françaises interviennent en tant 2010. Comme cela a été abordé pré- D’UNE CERTAINE MANIÈRE que tels dans le débat public natio- cédemment dans cette publication, LA FRANCE ? nal, par exemple pour soutenir les les effectifs français du CAC40 ont Bien sûr que oui, puisque l’indice réformes du droit du travail ou la fondu de 20% sur la période 2010- boursier parisien regroupe les plus baisse de la fiscalité. Mais ils le font 2017, alors même que ses effectifs grandes entreprises françaises, et souvent, justement, en tant que mondiaux augmentaient légère- que l’évolution de son cours est sou- porte-parole en France d’un ordre ment et que les dividendes et rému- vent prise pour un indice de la santé économique mondial auquel il fau- nérations patronales montaient en économique du pays tout entier. Et drait nécessairement s’adapter. flèche. puisque l’État français se préoccupe de protéger les « fleurons » natio- L’industrie est particulièrement naux contre les acquéreurs étran- touchée par ce phénomène de gers indélicats. perte d’emplois en France malgré Les effectifs français une bonne santé économique et Bien sûr que non, puisqu’il s’agit de du CAC40 ont fondu de 20% financière. Seules deux des neuf multinationales dont les action- sur la période 2010- 2017. firmes du CAC40 qui ont augmenté naires, l’activité et les effectifs sont leurs effectifs en France depuis localisés en bonne partie à l’étran- 2010 relèvent du secteur industriel : ger, et qu’elles sont gérées comme Safran et Airbus. Leur bonne perfor- n’importe quelles multinationales, La question est délicate mais mance relative peut être mise en dans une optique de profit qui ne importante. Nos grandes entre- lien avec l’augmentation des ventes s’embarrasse pas de considéra- prises ont-elles une « nationalité » d’armes françaises. tions patriotiques. Et puisque l’État et doivent-elles ou non être « patrio- français ne parvient pas toujours tiques », et en quel sens ? Méritent- Selon les chiffres disponibles, la à empêcher l’acquisition des fleu- elles le soutien de l’État et du public place de la France dans les effec- rons nationaux par des groupes alors que les stratégies qu’elles tifs du CAC40 varie de 6 à 63%. Les étrangers et la délocalisation de poursuivent ne correspondent pas grands groupes dont les effectifs leur siège hors de France, comme forcément aux intérêts immédiats sont « le moins français » sont, dans dernièrement pour LafargeHolcim. des travailleurs français ou du pays l’ordre, LafargeHolcim (6,1%), Essilor dans son ensemble ? (6,9%) et Kering (7,1%). Celles où la D’un côté, nos grandes entreprises France occupe encore une place sont très internationalisées, ce qui Quelques éléments pour poser les majoritaire sont Safran (63,3%), est sans doute une bonne chose termes du débat. Bouygues (58%) et Unibail Rodamco à certains égards. De l’autre, elles (52,6%). restent étroitement entrelacées, UNE PART TRÈS MINORITAIRE symboliquement et politiquement, ET DÉCROISSANTE avec la France. D’abord parce que DE LA FRANCE DANS LES CHIFFRE D’AFFAIRES, bon nombre d’entre elles (neuf dans EFFECTIFS BÉNÉFICES, FISCALITÉ : le CAC40) comptent l’État parmi Que pèse la France dans les plus de LES DONNÉES MANQUENT leurs actionnaires. Ensuite parce 5 millions de salariés des groupes En ce qui concerne les données que toutes ou presque bénéficient du CAC40 dans le monde au 31 financières cette fois, la situa- du soutien de l’État en France et à décembre 2017 ? Sept firmes de tion est beaucoup plus nébuleuse. l’étranger, que leurs dirigeants par- l’indice boursier ne publient pas Plusieurs grandes entreprises du ticipent aux voyages présidentiels de chiffres précis à ce sujet. Pour CAC40 publient des données sur la ou ministériels, voire se rendent par les autres, la proportion de salariés localisation de leur chiffre d’affaires, eux-mêmes en délégation pour ren- français dans l’effectif mondial à la mais sans toujours être claires sur contrer Vladimir Poutine ou d’autres fin de l’année dernière était de 26%. ce que recouvrent ces chiffres : seu- leaders internationaux. Certains Un chiffre en baisse, puisque cette lement les ventes et activités sur dirigeants de grandes entreprises proportion était encore de 35% en le territoire français lui-même, > > > 114 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > ou également les activités géné- rales gérées depuis le siège. En ce qui concerne la localisation – beau- coup plus sensible – des bénéfices et des impôts versés, les données sont encore plus rares et encore plus à prendre avec des pincettes.

Sur les 30 firmes du CAC40 qui donnent des détails à ce sujet, une petite dizaine affiche une part du chiffre d’affaires en France infé- rieure à 10%. Cette part descend à 1,5% dans le cas de STMicro, 3,8% pour Solvay, et entre 6,6 et 6,8% pour Sanofi, Schneider Electric et LafargeHolcim. À l’autre extré- mité, on trouve les entreprises du BTP et de l’immobilier : Bouygues (63,8%), Vinci (58,8%), Unibail (55,2%). Réalisent également une part signi- ficative de leur chiffre d’affaires en France certaines banques (Crédit agricole, Société générale) ainsi que Carrefour et Orange.

Parmi le tout petit nombre de firmes qui déclarent la part de leurs béné- fices en France, Orange est la seule où celle-ci (69%) est supérieure à la fois à la part de la France dans le chiffre d’affaires (43,9%) et dans l’effectif (39,3%).

C’EST DU POINT DE VUE DE SES DIRIGEANTS QUE LE CAC40 RESTE

LE PLUS « FRANÇAIS » GONZALEZ FRANCISCO Si l’on regarde maintenant du côté de la direction des entreprises, les de conseil d’administration de souvent invoqué entre le dévelop- choses sont plus nettes. L’immense nationalité française. Leurs conseils pement des grandes entreprises majorité du CAC40 a son siège d’administration comptaient en françaises et allemandes. En for- social en France, à l’exception 2017 37% de membres de nationa- çant le trait, les premières ont plutôt d’Airbus (Pays-Bas), ArcelorMittal lité étrangère. Dans les comités étendu leurs activités en délocali- (Luxembourg), LafargeHolcim exécutifs en revanche, la place des sant et en investissant à l’étranger (Suisse), STMicro (Suisse), Français et Françaises est plus (ce qui explique aussi leurs relations Solvay (Belgique) et TechnipFMC importante, autour de 75%. étroites avec la diplomatie tricolore), (Royaume-Uni). Trois de ces six tandis que les secondes auraient firmes comptent pourtant l’État Le CAC40 en 2017, ce sont donc des davantage investi dans l’appareil français parmi leurs actionnaires groupes qui restent très majoritai- productif en Allemagne même, en déterminants. rement dirigés par des Français (et privilégiant les exportations. quelques Françaises), mais dont Le constat est similaire en ce l’activité est largement interna- qui concerne les dirigeants. De tionalisée et qui tendent à réduire toutes les firmes du CAC40, seules progressivement leurs effectifs en ArcelorMittal, LafargeHolcim et France. Ce constat pourrait être Renault n’ont pas au moins un mis en relation avec le contraste directeur général ou un président LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES NUISENT-ELLES À LA SANTÉ ? I 115

07 LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES NUISENT-ELLES À LA SANTÉ ? 116 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

SANTÉ ET ENVIRONNEMENT : CE QUE FONT LES GRANDES ENTREPRISES À NOTRE « CADRE DE VIE »

De l’automobile au BTP en passant par la chimie, les activités économiques ont souvent un impact lourd sur l’environnement et sur la santé des travailleurs, des riverains et des consommateurs. Impacts qui restent minimisés, voire déniés, au nom du développement industriel et de l’emploi. JOISEY SHOWAA JOISEY

DIESELGATE : RENAULT ET PSA DANS LE VISEUR

n septembre 2015 éclatait le des émissions de NOx plus de trois des éléments de dépollution » sauf scandale du « Dieselgate » : fois supérieures aux seuils réglemen- en situation de test d’homologation. EVolkswagen avait introduit un taires. Ce qui manquait encore, c’était la Autrement dit, le système anti-pollu- logiciel truqueur dans ses moteurs preuve que Renault avait procédé à une tion est programmé pour fonctionner pour tromper le public sur les émissions de manière optimale seulement pour polluantes de ses véhicules diesel. Une information judiciaire, les contrôles, et reste désactivé la plu- Très vite, il est apparu que l’affaire ne part du temps, apparemment dans le pour tromperie aggravée, concernait pas seulement Volkswagen, but d’éviter des effets indésirables sur la mais tous les constructeurs a été ouverte conduite et la consommation du véhi- automobiles, et en particulier Renault. en janvier 2017. cule. Les agents de la répression des Depuis les tests effectués en France et fraudes auraient également découvert ailleurs dans la foulée du Dieselgate, tromperie délibérée, et pas seulement des courriers électroniques entre des on savait que les voitures du fabricant à une « optimisation ». C’est précisé- cadres du groupe attestant du caractère français émettaient bien davantage de ment ce que la Direction générale de délibéré de la fraude. Une information polluants – notamment du monoxyde la concurrence, de la consommation et judiciaire, pour tromperie aggravée a d’azote ou NOx – qu’il le prétendait. Les de la répression des fraudes (DGCCRF) été ouverte en janvier 2017. modèles Captur et Clio IV étudiés par la estime avoir établi : la présence d’un « Commission Royal », mise en place en logiciel « injecté au calculateur » provo- Par la voix de son numéro deux Thierry France suite au scandale, affichaient quant une « sous-utilisation importante Bolloré, Renault a démenti l’existence > > > LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES NUISENT-ELLES À LA SANTÉ ? I 117

> > > de logiciel trompeur sur ses véhi- pourrait faire face aux demandes de consistant à activer un mode spécial cules. Autre pomme de discorde : selon remboursement de dizaines de milliers « LowNox » pour passer les tests. Le la DGCCRF, en l’absence de délégation de particuliers. Selon la DGCCRF, tous « chiffre d’affaires frauduleux » réalisé de pouvoir au sein de Renault, c’est le les modèles vendus en France équi- ainsi par PSA est estimé à 33,86 PDG Carlos Ghosn lui-même qui doit pés d’un moteur diesel de type K9 sont milliards d’euros pour au moins 1 914 être tenu juridiquement responsable potentiellement concernés, soit près de 965 véhicules concernés. Suite à ces de la tromperie. Ce que dément là aussi 900 000 véhicules (un chiffre contesté révélations du quotidien Le Monde, le Renault. Carlos Ghosn encourt jusqu’à par Renault). groupe automobile a porté plainte pour deux ans de prison et une interdiction violation du secret de l’instruction et de continuer à exercer ses fonctions. La En septembre 2017, on apprenait nie en bloc les allégations. PSA avait mise en cause personnelle d’un patron que PSA faisait elle aussi l'objet d›un fait ces derniers mois de ses « moteurs de multinationale serait inédite. Quant rapport à charge de la DGCCRF sur ses propres » un élément clé de sa com- au groupe, en plus d’une amende poten- moteurs diesel. Le groupe automobile munication, visant à se démarquer de tielle équivalant à 10% de son chiffre aurait mis en place une stratégie basée Renault et Volkswagen et à sauver une d’affaires, soit 3,5 milliards d’euros, il sur une « calibration frauduleuse » partie de sa production diesel.

DE LACQ À FOS-SUR-MER : POLLUTION CONTRE EMPLOIS ?

n France comme ailleurs, les impacts à long termes des rejets Eindustriels sur la santé des ouvriers et des riverains ont longtemps été sous-estimés, quand ils n’ont pas été passés délibérément sous silence. Même lorsque les problèmes sont devenus trop évidents pour les nier, l’impératif de préserver l’emploi reste mis dans la balance avec le besoin de protéger la santé des travailleurs et de la population. Deux dossiers sont venus illustrer ces problématiques en France en 2017, dans deux zones où l’industrie chimique est solidement ancrée depuis

longtemps. BUYS WILLEM

À Lacq, dans les Pyrénées-Atlantiques, substances rejetées. Le suivi sanitaire plus de cas de cancers, de diabète et le bassin industriel, qui constitue le deu- des salariés de la chimie dans le secteur d’asthme à Fos-sur-mer et Port-Saint- xième pôle chimique français, regroupe reste également lacunaire. Louis du Rhône qu’ailleurs en France, et aujourd’hui une vingtaine d’usines clas- fait état d’un fort soupçon de lien avec la sées Seveso (présentant des risques Ce sont ces carences que plusieurs pollution industrielle. Une autre étude industriels majeurs). Les riverains se études épidémiologiques innovantes réalisée par une association locale a plaignent des nuisances et s’inquiètent ont voulu pallier à propos d’un autre conclu à une présence importante de de plus en plus ouvertement des consé- polluants, comme des dioxines et les quences sur leur santé des rejets de ces PCB, dans l’environnement et dans industries. Ils ont découvert une étude L’impératif les denrées agricoles produites autour épidémiologique de 2002, mais passée de préserver l’emploi reste mis de la zone. Une plainte contre X pour sous silence, concluant à une surmorta- dans la balance « mise en danger de la vie d’autrui » lité significative à proximité de la zone avec le besoin de protéger est annoncée, ciblant les industriels. industrielle. Suite au scandale causé la santé des travailleurs La préfecture a immédiatement mis par ces révélations, de nouvelles études et de la population en doute ces résultats. Auparavant, des devraient être diligentées. Mais elles études avaient déjà été menées avec les risquent de se faire attendre en raison ouvriers de Fos pour mesurer leur degré de la mauvaise volonté de l’adminis- important regroupement de sites d’exposition à des substances toxiques, tration et des industriels. Ces derniers Seveso en France : le pourtour de l’étang sans déboucher sur des transforma- affirment respecter les normes de rejets de Berre et en particulier Fos-sur-Mer, tions concrètes. toxiques... tout en admettant ne rien dans les Bouches-du-Rhône. Une étude savoir des risques potentiels d’« effet participative rendue publique début cocktail » lié à la multiplication des 2017 révèle ainsi qu’il y a deux fois 118 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

LA DÉLINQUANCE ENVIRONNEMENTALE « AU QUOTIDIEN »

etites pollutions, rejets intempes- tifs d’eaux usées toxiques, mises Pen décharge sauvage, destruc- tion de milieux naturels locaux... Ce ne sont pas forcément des scandales de grande ampleur, et leurs impacts sur l’environnement et a fortiori sur la santé humaine sont minimes, ou indirects. Ils sont parfois le fait de la négligence, mais parfois aussi des initiatives délibérées de la part des grandes entreprises ou, plus souvent, de leurs sous-traitants. La multiplica- tion de ces pollutions n’en affecte pas moins au quotidien, et à long terme, l’environnement dans lequel nous

vivons. Plusieurs affaires survenues RYGEL C. MICHAEL en 2017 illustrent l’ampleur de cette « délinquance environnementale » et vidus ». Une enquête judiciaire est en mesures de compensation environne- l’impunité qui continue largement à cours, tandis que le lanceur d’alerte mentale qui devaient légalement être régner pour les entreprises qui en sont affirme avoir été « blacklisté » par toutes mises en place. Elle déplore également responsables. les entreprises de la région. qu’au vu du caractère dérisoire des amendes infligées à ce type de pra- En juillet 2017, l’employé d’une filiale Autre illustration : le chantier de la tiques, « il est plus rentable d’être en de Suez chargée de traiter les déchets ligne grande vitesse Tours-Bordeaux, infraction que de respecter la loi » pour toxiques issus du site d’ArcelorMittal entaché de nombreuses infractions ces géants du BTP. à Florange a révélé que son employeur environnementales de la part de Vinci, l’obligeait à déverser directement des Bouygues et de leurs prestataires, en Dernier exemple : l’entreprise laitière centaines de mètres cubes d’acide dans particulier des rejets d’eaux usées non Lactalis, qui ne s’est pas seulement une décharge en plein air, destinée à traitées dans le milieu naturel. La fédé- illustrée par le scandale du lait conta- accueillir des déchets non dangereux. ration écologiste France nature envi- miné à la salmonelle, mais également Le géant de la sidérurgie dément caté- ronnement, qui a porté plainte contre par des pollutions des eaux à répétition. goriquement ces accusations, après les entreprises concernées, dénonce À Saint-Just-de-Claix (Isère), la dépu- en avoir rejeté la faute sur des « indi- également les carences et l’opacité des tée locale accuse la firme de déver- ser « quotidiennement l’équivalent des eaux usées d’une ville de 10 000 INCENDIE DE LA TOUR GRENFELL : habitants » dans l’Isère. À Retiers (Ille- DES ENTREPRISES FRANÇAISES EN CAUSE

e 14 juin 2017, un incendie immeubles pour le compte du conseil Pour les géants du BTP, ravageait la tour Grenfell, un municipal, afin de « gérer les coûts » de « il est plus rentable Limmeuble d’habitation à Londres, la rénovation. d’être en infraction faisant 72 victimes. Les enquêteurs ont En mai 2018, une enquête de la BBC que de respecter la loi ». rapidement mis en cause la mauvaise suggère que Celotex, le fournisseur qualité des travaux de rénovation effec- du matériel isolant utilisé à la tour tués récemment, et l’inadaptation des Grenfell, filiale de Saint-Gobain depuis et-Vilaine), durant l’été 2017, le déver- matériaux utilisés. Plus largement, la 2012, avait sciemment vendu des pro- sement d’importantes quantités de recherche constante du moindre coût duits inadaptés qui n’avaient pas passé lactose dans la rivière a asphyxié des et la multiplication des prestataires les tests de sécurité nécessaires. Ce milliers de poissons et provoqué la mort et des sous-traitants semblent avoir matériel hautement inflammable et d’oiseaux vivant aux alentours. L’usine rendu possible une telle catastrophe. dégageant des vapeurs toxiques lors de Craon (Mayenne) elle-même, poin- L’un de ces prestataires n’était autre de sa combustion est présent dans bien tée du doigt dans le scandale sanitaire que la firme française d’ingénierie et d’autres immeubles d’habitation au de 2017, s’est signalée par le passé par de conseil Artelia. Cette société a été Royaume-Uni. Il n’est sûr que lorsqu’il des déversements intempestifs dans la engagée par la Kensington and Chelsea est utilisé de manière adéquate, en lien rivière voisine, l’Oudon. Ce qui n’a pas Tenant Management Organisation avec des isolants anti-feu, ce qui n’était empêché l’administration d’autoriser (KCTMO), qui gère la tour et d’autres pas le cas dans la tour Grenfell. son extension. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES NUISENT-ELLES À LA SANTÉ ? I 119

TOTAL, RENAULT, PSA ET LA SCIENCE DE LA POLLUTION DE L’AIR

out comme auparavant sur le payé des chercheurs pour faire respirer conseil » au sein du groupe Total (voir tabac ou les hydrocarbures, une des vapeurs de diesel à un groupe de la partie sur le lobbying). Michel Aubier Tnébuleuse d’acteurs issus de l’in- singes, dans le but de prouver leur inno- avait publié en 2012 un rapport – abon- dustrie, des lobbys ultralibéraux ou de la cuité. De la même manière que pour les damment cité par l’industrie – auprès droite extrême se retrouve aujourd’hui tests d’émissions visés par le scandale de l’Académie de médecine intitulé pour dénier ou minimiser la gravité de du Dieselgate, le véhicule utilisé pour Impact sanitaire des particules die- la pollution de l’air et ses impacts sani- l’expérience (une « Coccinelle » diesel) sel : entre mythe et réalité ?, vantant taires. Un phénomène que l’on retrouve, avait été truqué pour émettre moins de les mérites des filtres à particules. En sous différentes formes aux Etats-Unis particules toxiques en laboratoire qu’en 2015, il avait témoigné dans le même et un peu partout dans le monde. Y conditions réelles. sens devant une commission d’enquête compris en France. sénatoriale, affirmant que le nombre de Qu’en est-il en France ? De la même cancers liés à la pollution était « extrê- « L’air moderne est un petit peu trop manière que le climato-scepticisme mement faible ». Les constructeurs propre pour une santé optimale » ; « on pur et dur reste marginal dans le pays, automobiles hexagonaux, Renault et ne peut pas faire de lien entre décès les voix qui s’aventurent à nier franche- PSA, ont eux aussi noué des partena- prématurés et ozone » ; « [si la pollution ment la réalité de la pollution de l’air ou riats financiers avec le monde scien- de l’air tue,] où sont les corps ? » ; « les tifique et universitaire, contribuant à experts ne sont pas d’accord entre eux entretenir un mélange des genres pro- Renault et PSA se sont associées quant à la réalité de l’impact sanitaire pice à tous les conflits d’intérêts. Les des particules fines » ; « la qualité de pour financer une chaire deux firmes se sont par exemple asso- l’air n’a jamais été aussi bonne qu’au- universitaire sur « la mobilité ciées il y a quelques années pour finan- jourd’hui »… Telles sont quelques-unes et la qualité de vie cer une chaire universitaire sur « la des phrases glanées récemment dans en milieu urbain ». mobilité et la qualité de vie en milieu les médias ou les réseaux sociaux. urbain » au sein de l’université Pierre et ses impacts sanitaires restent rares. Il Marie Curie (Paris VI). Sans oublier que Ce « déni de la pollution de l’air » se mani- y a cependant le cas Michel Aubier, ce le principal organisme auquel le gou- feste aussi sous une autre forme, dans pneumologue éminent qui écumait les vernement français délègue la mesure certaines études « scientifiques » finan- plateaux télévisés pour minimiser les et l’analyse de la pollution atmosphé- cées par des constructeurs automobiles. dangers de la pollution de l’air… et dont rique, le Citepa, est une association loi Le New York Times a révélé comment il a été révélé peu après qu’il occupait 1901 regroupant les industriels concer- une officine créée par Volkswagen avait une position rémunérée de « médecin nés… et seulement eux.

système de filtre a été installé dans SAINT-GOBAIN POLLUE ONDES DES TÉLÉPHONES : LES EAUX EN NOUVELLE- l’usine en 2016, mais les résidents APRÈS LE « DIESELGATE », ANGLETERRE restent méfiants quant à la qualité de l’eau du réseau, soupçonnant une LE « PHONEGATE » ? L’administration fédérale améri- collusion entre autorités et indus- Les niveaux d’exposition aux caine a décidé de mettre les envi- triels pour minimiser l’affaire. Un radiofréquences affichés par les rons d’une des deux usines de produit de substitution au PFOA a fabricants de téléphones comme Saint-Gobain Performance Plastics été adopté dans l’usine, mais Saint- Apple ou Samsung sont-ils fiables ? située à Hoosick Falls, dans l’État de Gobain refuse d’en révéler la nature, Si leurs appareils respectent en New York, sur sa liste « Superfund », déclarant s’en remettre à ses four- apparence les normes européennes regroupant des sites industriels à nisseurs. Or des substituts au PFOA dans ce domaine, c’est parce que les décontaminer en priorité. Quelques ont déjà été mis en cause pour les tests sont réalisés dans des condi- années auparavant, suite à des cas risques presque équivalents qu’ils tions très éloignées des conditions de cancer, il avait été découvert que présenteraient pour la santé. Des d’utilisation réelles, avec des télé- les eaux de la ville étaient contami- traces de PFOA ont été trouvées phones à quelques centimètres de nées notamment au PFOA, ou acide dans les eaux autour d’autres sites distance des corps. Pour les orga- perfluorooctanoïque, également de cette filiale de Saint-Gobain aux nisations et les experts qui alertent connu sous le nom de C8. Cette États-Unis. sur les risques des ondes électro- substance toxique et extrêmement magnétiques, c’est un scandale du persistante est notamment utilisée même ordre que le Dieselgate. dans la production du Teflon. Un 120 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

AGRICULTURE ET ALIMENTATION : QUAND MANGER REND MALADE

Entre scandales alimentaires et dénonciations de la « malbouffe », l’industrie agroalimentaire est régulièrement montrée du doigt pour ses pratiques nuisibles à la santé des consommateurs, mais aussi des paysans. Le secteur dispose cependant d’une influence considérable en France et en Europe , qui retarde les changements nécessaires. FLICKR

DERRIÈRE LA BATAILLE DU GLYPHOSATE,LES LIENS ÉTROITS ENTRE PROFESSION AGRICOLE ET INDUSTRIE DES PESTICIDES

’année 2017 a été marquée par le feuil- des produits phytosanitaires mène à une produits chimiques aux agriculteurs. leton à rebondissement de la réau- véritable hécatombe de cancers parmi les Les comptes de Triskalia, la plus grande Ltorisation du glyphosate par l’Union agriculteurs ? coopérative agricole bretonne, dont le européenne. Cette molécule présente conseil d’administration est géré par dans de nombreux herbicides et notam- des agriculteurs membres de la FNSEA, ment dans le Roundup, produit phare de Les revenus des grandes montrent que la vente de produits phy- Monsanto, est considérée comme cancé- coopératives agricoles françaises tosanitaires est, de loin, son activité la rigène probable par la plupart des experts... sont pour partie liés à la vente plus rentable. Elle dispose d’une équipe sauf ceux de l’industrie. Son autorisation de pesticides de 120 techniciens, rémunérés à la quan- d’utilisation devait être renouvelée pour tité de pesticides vendus, qui vont de dix ans en 2017, mais les États membres ferme en ferme vanter les mérites de de l’Union européenne, et en particulier Une partie de la réponse tient à la ces produits. Quant à InVivo, la plus la France, n’ont cessé de tergiverser. La structuration de la profession agricole grosse coopérative agricole française, profession agricole, à travers la FNSEA, est française en grandes coopératives qui elle investit même directement dans la montée au créneau pour défendre le pro- poussent les paysans à adopter les pra- production de pesticides. duit chimique, allant jusqu’à organiser une tiques de l’agriculture industrielle et manifestation sur les Champs-Élysées productiviste. Les revenus de ces coo- Aujourd’hui encore, on ne sait pas si et écrire aux responsables européens. pératives, très influentes dans le syndi- le glyphosate sera vraiment interdit Comment expliquer cette alliance avec cat agricole majoritaire, sont pour partie en France et en Europe dans quelques l’industrie des pesticides, alors que l’usage liés à la vente de pesticides et d’autres années. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES NUISENT-ELLES À LA SANTÉ ? I 121

GUERRE D’USURE CONTRE L’ÉTIQUETAGE NUTRITIONNEL

’est l’une de ces batailles de lob- bying qui n’en finissent jamais, Csans doute parce qu’elles touchent trop directement au cœur du modèle commercial de puissantes mul- tinationales, et mettent ainsi en cause les profits mirobolants que celles-ci accumulent depuis des décennies.Tout comme avant eux les géants du tabac, et aujourd’hui les géants du pétrole, les géants de l’agroalimentaire refusent de voir questionné le modèle alimentaire qui fait leur prospérité, à coups de calo- ries, de sucre, de sel et de gras.

Pour limiter les dégâts, un outil simple ALLORGE LIONEL a été mis en place par plusieurs battre une réforme qui ne leur plaît d’encourager toute l’industrie à utiliser pays : l’« étiquetage nutritionnel » ou pas : action auprès des parlementaires un système alternatif, NutriCouleurs, NutriScore. Rien de révolutionnaire : il dans le cadre du « club parlementaire qui dépeint leurs produits sous un jour s’agit simplement d’informer le consom- de la Table française », mise en place bien plus favorable. Le Cerin, lobby de mateur sur la qualité des produits offerts unilatérale par Carrefour d’un système l’industrie laitière, a multiplié les invi- au moyen d’un système de couleurs d’étiquetage moins « stigmatisant » que tations aux journalistes pour les alerter allant du vert pour les aliments les plus celui proposé par les pouvoirs publics, sur les dangers du NutriScore, et récem- nutritifs au rouge pour ceux de moindre test (après intervention du ministre de ment encore l’industrie agroalimentaire qualité. Une mesure de bon sens, soute- l’Agriculture) de différents systèmes a réussi à réunir les signatures de tous nue par l’essentiel de la communauté d’étiquetage par un comité d’experts les grands groupes de télévision fran- scientifique, qui a été proposée au niveau dont la majorité avait des liens avec çais pour une lettre ouverte contre un européen, puis en France. Dans les deux l’industrie. Ce n’est que le 31 octobre amendement proposant de rendre le cas, elle s’est heurtée à un véritable tir 2017 que le « NutriScore » a été finale- NutriScore obligatoire dans les publicités de barrage de lobbying. ment validé par les pouvoirs publics... alimentaires. Des grands noms de la dis- mais seulement de manière facultative. tribution (Auchan, Intermarché...) et de En France, l’affaire a illustré la multi- Les géants de l’agroalimentaire (Coca- l’alimentation (Danone, Fleury Michon...) plicité des moyens et des relais dont Cola, Nestlé, Mars, Mondelez, Pepsico se sont néanmoins engagés à utiliser le disposent les industriels pour com- et Unilever) ne se sont donc pas privés NutriScore du ministère de la Santé.

L’AFFAIRE LACTALIS, OU LES DÉFAILLANCES D’UN GÉANT DU LAIT

e 1er décembre 2017, l’Agence Les consommateurs se retrouvent rappel », qualifiant même la gestion nationale de santé publique à alerter eux-mêmes les grandes de Lactalis de travail « d’amateur ». Ls’alerte d’un nombre anormale- enseignes de distribution de la pré- ment important de cas de salmonellose sence de produits concernés par les Deux semaines plus tard, ce sont fina- chez les nourrissons. Le lendemain, consignes de rappel dans leurs rayons. lement tous les produits fabriqués sur la préfecture de Mayenne prévient le site de Craon depuis février 2017 Lactalis, qui décide du retrait de 12 lots qui sont rappelés. Le 22 décembre, le susceptibles d’être contaminés. Face au Les distributeurs en rejettent parquet de Paris ouvre une enquête minimalisme de cette réaction, l’État la faute sur la mauvaise préliminaire pour « blessures invo- doit intervenir. Les 8 et 9 décembre, le gestion des procédures lontaires », « mise en danger de la vie gouvernement décide de « se substi- de rappel par Lactalis. d’autrui », « tromperie aggravée par tuer à une entreprise défaillante », en lui le danger pour la santé humaine » demandant de retirer tous les lots issus Les distributeurs en rejettent la faute et « inexécution d’une procédure de d’une tour de séchage de son usine de sur la mauvaise gestion des procé- retrait ou de rappel d’un produit » pré- Craon (Mayenne). Avant de prendre un dures de rappel par Lactalis. Thierry judiciable à la santé. De leur côté, les arrêté ministériel visant le rappel de Cotillard, président d’Intermarché familles de victimes ont porté plainte plus de 600 lots de produits infantiles déclare alors à l’AFP n’avoir « jamais pour « mise en danger de la vie d’au- « faute de réponses suffisantes de la vu une telle confusion de la part d’un trui » et « blessures involontaires » part du groupe Lactalis ». fournisseur quant à la gestion d’un contre Lactalis (et contre Auchan > > > 122 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > et Leclerc pour le second motif seu- Sous couvert d’anonymat, un sala- n’avait pas transmis à ses services lement). Simultanément, l’association rié et une intérimaire ont dénoncé cinq autocontrôles positifs dans Foodwatch dépose également plainte début 2018 les conditions d’hygiène l’usine de Craon révélant la présence contre X pour 12 infractions commises dans l’usine : par exemple l’utilisa- de la bactérie pathogène entre 2009 par Lactalis, les distributeurs, les labo- tion des mêmes outils pour nettoyer et 2017. Cette usine avait été rachetée ratoires et les autorités publiques. La le sol et les tuyaux de production de par Lactalis en 2006 à un concurrent contamination a affecté des nourris- poudre de lait. À cela s’ajoutent les fragilisé, justement, par une conta- sons non seulement en France, mais révélations de Patrick Dehaumont, mination à la salmonelle. Le groupe aussi en Espagne et en Grèce, au de la direction générale de l’alimen- l’avait agrandie précipitamment, pour moins. 83 pays sont concernés par le tation (DGAL), lors de son audition profiter de la fin des quotas laitiers et rappel de produits. au Sénat le 13 février 2018. Ce haut augmenter sa capacité d’exportation fonctionnaire a révélé que Lactalis vers le marché chinois.

DIABÈTE (1) : LA SANTÉ PUBLIQUE FACE AUX LOBBYS DU SUCRE

teur de 7 millions d’euros au total : parmi les bénéficiaires, on trouvait la Fédération française des diabétiques, l’Institut européen d’expertise en phy- siologie, le Centre national pour le développement du sport (qui dépend

Coca-Cola multiplie également les financements destinés aux institutions scientifiques

du ministère des Sports), l’Association française des diététiciens nutrition- nistes, Dietecom (salon de la nutri- tion destiné aux professionnels de la santé), Creabio (Centre de ressources LIONEL ALLORGE LIONEL pour études appliquées biomédicales, lusieurs centaines de millions mais également en publicité. Une fondé par Marc Fantino, professeur au d’êtres humains sont aujourd’hui entreprise comme Coca-Cola multi- CHU de Dijon et grand défenseur des Pdiabétiques, un chiffre en crois- plie également les financements des- édulcorants), l’Université de Poitiers, sance continue. Les mesures propo- tinés aux institutions scientifiques l’Institut Pasteur de Lille, le Credoc sées pour lutter contre cette maladie aux États-Unis, mais également en (Centre de recherche pour l’étude et – comme l’étiquetage nutritionnel des France. En 2016, Coca-Cola France l’observation des conditions de vie), ou aliments ou la limitation du sucre – ont avait publié la liste des institutions et encore le Comité national olympique été férocement combattues aussi bien associations qu’elle finançait, à hau- et sportif français. en France qu’au niveau européen par les multinationales de l’agroalimentaire et des sodas. À l’autre bout de la chaîne, ŒUFS AU FILPRONIL l’industrie pharmaceutique voit surtout Dans la série des scandales alimentaires qui se succèdent d’année en dans le diabète une source de profits année, 2017 aura été marquée par celui des œufs contaminés par le filpronil, mirobolants. Face à ce double étau de un produit vétérinaire normalement interdit chez les animaux utilisés lobbying, quelle place y a-t-il pour les pour l’alimentation humaine. Les autorités françaises ont fini par admettre politiques de prévention, pourtant au que l’alerte, partie des Pays-Bas et d’Allemagne, concernait également final les moins coûteuses et les plus la France, où des œufs contaminés auraient été vendus directement ou efficaces ? utilisés comme ingrédients dans des produits transformés. Comme sou- vent, ce scandale met en cause les pratiques de l’élevage industriel ainsi Les géants du sucre dépensent des que l’opacité des filières agroalimentaires qui rend difficile de tracer la sommes considérables non seulement provenance ou la destination des produits à risque. en lobbying à Paris et à Bruxelles pour s’opposer aux mesures de régulation, LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES NUISENT-ELLES À LA SANTÉ ? I 123

LES PROFITS DE L’INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE ET LA SANTÉ PUBLIQUE PEUVENT-ILS FAIRE BON MÉNAGE ?

Les multinationales de la pharmacie figurent parmi les plus profitables au monde, mais leurs stratégies commerciales et leurs conséquences pour la santé publique sont de plus en plus discutées. Hausse du prix des médicaments, scandales sanitaires, conflits d’intérêts... Entre patients et laboratoires, l’heure est à la crise de confiance.

CES MÉDICAMENTS QUI COÛTENT DES MILLIARDS À L’ASSURANCE MALADIE

es logiques économiques des labo- gories de traitement les plus coûteuses secondaires. Les nouveaux antidiabé- ratoires pharmaceutiques sont- pour l’assurance maladie sont le cancer, tiques oraux ou sous-cutanés apparus Lelles compatibles avec une sécurité les maladies auto-immunes, suivis par depuis les années 2000 coûteraient sociale chargée de s’occuper efficacement le VIH, le diabète et l’hépatite C. En ce de 3 à 15 fois plus chers que certaines de la santé de tous ? Difficile d’échap- qui concerne les laboratoires, celui qui molécules plus anciennes mais plus per à cette question dès lors que l’on se a coûté le plus à l’assurance maladie en efficaces, par exemple la metformine. plonge dans les chiffres disponibles sur 2016 est le suisse Roche, avec presque Autre exemple intéressant : la famille les médicaments remboursés par l’as- un milliard d’euros de remboursements, des statines, censée lutter contre le surance maladie et leur coût total. On y suivi par Gilead, spécialiste des médica- cholestérol. Parmi elles, le Crestor, du découvre que les médicaments contre le ments extrêmement onéreux, et Novartis. laboratoire AstraZeneca, se trouve au cancer sont si onéreux qu’ils menacent le Le français Sanofi occupe la cinquième 9e rang de notre classement. Depuis principe de solidarité au cœur de notre position. quelques années, le Crestor figure parmi assurance maladie. Mais aussi que les les médicaments les plus remboursés médicaments champions des prescrip- De manière générale, le fait qu’un médi- par la sécurité sociale, bien qu’étant tions des médecins ont une efficacité par- cament soit très prescrit et coûteux quatre fois plus cher que les génériques fois contestée. Ou encore, que le système n’apporte pas de garantie sur son effi- disponibles sur le marché. Les statines de fixation des prix est opaque, et victime cacité. Si les anticancéreux sont parfois sont par ailleurs controversées. Certes, lui aussi des liens d’intérêts entre experts très efficaces, ou si les médicaments elles abaissent le taux de cholestérol et entreprises pharmaceutiques... contre l’hépatite C sont censés éradi- sanguin, mais elles ne permettraient quer la maladie, d’autres médicaments pas de réduire les accidents cardio-vas- En 2016 (derniers chiffres disponibles), sont particulièrement controversés. culaires. Leurs effets auraient été mal le champion toutes catégories des coûts L’antidiabétique sous-cutané Victoza évalués dans des études partielles et par pour la sécurité sociale est un immuno- (24e position) aurait une faible effica- des experts aux nombreux liens d’intérêt suppresseur, le Humira du laboratoire cité et provoquerait de nombreux effets avec les laboratoires. > > > Abbvie. Son rôle : supprimer ou réduire les réactions immunologiques spécifiques de l’organisme. Humira est utilisé contre les maladies auto-immunes, comme la polyarthrite ou la maladie de Crohn. Son coût est estimé à 1300 euros par mois et par patient. Harvoni, du laboratoire Gilead, occupe la deuxième place du classement. Ce médicament contre l’hépatite C coûte environ 46 000 euros pour 12 semaines de traitement, soit un comprimé à 513 euros ! Sur la troisième marche du podium, on trouve l’Avastin du laboratoire Roche, un anticancéreux utilisé notamment contre les cancers du sein, des bronches, du rein, des ovaires. Son prix est de 932 euros le

flacon de 16 ml. Globalement, les caté- PURCELL ERIC 124 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

juin 2014 selon les chiffres du collectif Regards citoyens. Et d’après Mediapart, plusieurs experts qui ont rédigé un rapport sur le Sovaldi commandé par le ministère de la Santé en 2014 avaient des liens avec le laboratoire. Or ce rap- port a servi à la commission de transpa- rence de la Haute autorité de santé (HAS) pour rendre son avis sur le médicament.

Au final, l’envol des prix de certains médicaments semble menacer la via- bilité du système de protection sociale

VINCENT MONCORGE VINCENT français, du point de vue financier mais aussi du point de vue de ses valeurs > > > Les prix des médicaments sont fixés rendu et du nombre de patients concer- fondamentales. En raison de son coût, en France par le Comité économique nés. En pratique, les règles sont sou- la prescription du Solvadi a tout d’abord pour les produits de santé (CEPS), un vent contournées, et certains membres été réservée à une partie seulement organisme de l’État, où siègent prin- du CEPS sont dans des situations de des patients atteints d’hépatite C. Dans cipalement des hauts fonctionnaires conflit d’intérêt. Et les laboratoires le même temps, les profits des compa- nommés par Bercy, la Caisse nationale pharmaceutiques savent déployer les gnies pharmaceutiques croissent d’an- d’assurance maladie, la Sécurité sociale, méthodes de marketing et de lobbying née en année. Associations et praticiens les complémentaires de Santé. Le CEPS nécessaires pour séduire médecins et avancent plusieurs pistes pour remettre se base d’abord sur l’avis médical de la patients. Le laboratoire Gilead a ainsi un peu d’équilibre dans le système, avec Haute autorité de santé (HAS) et fixe dépensé 1 460 000 euros de cadeaux aux notamment des mécanismes plus sains le prix en fonction du service médical médecins français entre janvier 2012 et et plus transparents de fixation des prix.

LES 1001 LIENS ENTRE LABORATOIRES PHARMACEUTIQUES ET PROFESSIONNELS DE LA SANTÉ

ffet de la mise en application d’influence à nouveau mise en lumière nérées en moyenne 19 424 euros par étude, progressive du « Sunshine Act », en 2017, les « études observationnelles », aucun effet indésirable n’a été signalé. Eensemble de lois relatives à la par lesquelles des laboratoires rémunèrent Moins de 1 % des études a pu être vérifié transparence du secteur, une nou- des praticiens pour assurer le « suivi » de grâce à des publications dans des journaux velle mouture de la base de données leurs médicaments et de leurs effets sur les scientifiques, les données étant la plupart « Transparence Santé » a été mise en ligne patients. De quoi encourager ces praticiens du temps confidentielles. Contrairement en 2017, qui met en lumière les liens finan- à prescrire les médicaments en question. à l’Allemagne, il est impossible d’avoir des ciers directs (rémunérations) ou indirects Selon une étude publiée au début de l’an- données aussi précises en France. Pour le (repas, voyages, conférences, etc.) entre née, la pratique a aussi pour conséquence moment, les autorités sanitaires françaises professionnels de la santé et industrie. de décourager le signalement d’éventuels n’ont pas décidé d’imposer la transparence 691 millions d’euros au total selon les effets indésirables : sur 558 études obser- et une régulation efficace de ces études calculs du quotidien Le Monde, qui liste les vationnelles menées en Allemagne, rému- observationnelles. entreprises les plus généreuses : Novartis (34 millions d’euros), MSD (30 millions), AstraZeneca (20 millions), Roche (19 mil- DIABÈTE (2) : LES PROFITS DE L’INDUSTRIE PHARMACEUTIQUE lions), Bayer (18 millions) et Sanofi (15 EN QUESTION millions). Une première mouture de cette base de données, moins complète, avait Du côté de l’industrie pharmaceutique, l’épidémie mondiale de diabète fait des été mise en ligne deux mois auparavant. heureux. Le français Sanofi est le numéro 2 mondial du marché avec 8 milliards de dollars de chiffres d’affaires en 2017. Son médicament Lantus représentait Ces liens financiers ne sont toutefois 224 millions d’euros de dépenses pour l’assurance maladie française en 2016. qu’une des facettes du travail d’influence Insuline la plus vendue dans le monde, le Lantus a vu son brevet expirer en des laboratoires pharmaceutiques auprès 2015, mais Sanofi a multiplié procès pour contrefaçon et autres procédures pour des professionnels de santé, qui com- empêcher la commercialisation de biosimilaires meilleur marché par d’autres mence dès l’université ou auprès des laboratoires. Aux États-Unis, Sanofi et ses concurrents sont sous le coup d’une internes dans les hôpitaux, avec petits action de groupe lancée début 2017, accusés de s’être entendus pour augmenter déjeuners de présentation ou interven- de concert les prix des antidiabétiques. tion de visiteurs médicaux. Autre forme LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES NUISENT-ELLES À LA SANTÉ ? I 125

tives de profits juteux qu’il offrait. LA DÉPAKINE DE SANOFI PÉNURIES DE MÉDICAMENTS : Au-delà des problèmes d’évalua- DEVANT LES TRIBUNAUX LA FAUTE AUX LABOS ? tion insuffisante des risques, l’af- C’est la première action de groupe Les pénuries de médicaments faire semble surtout illustrer les en France dans le domaine de la vitaux deviendraient-elles monnaie dérives de la logique commerciale santé. Lancée fin 2016 par un groupe courante ? Depuis quelques années, et financière qui gouverne désor- de familles, elle a vu sa première l’Agence nationale de sécurité des mais les géants pharmaceutiques manche se jouer en novembre 2017, médicaments et des produits de comme Sanofi. Le groupe français a plutôt à l’avantage de Sanofi puisque santé recense plusieurs centaines coupé dans ses propres effectifs de le tribunal a rejeté les demandes de médicaments en rupture d’ap- R&D pour miser sur des acquisitions des plaignants, qui voulaient que le provisionnement, dix fois plus qu’au de « start-up » biotechnologiques laboratoire provisionne 400 millions début des années 2000. En 2017, le comme Acambis, censées appor- d’euros pour faire face aux éven- chiffre a atteint le nouveau record ter des innovation « de rupture », tuelles compensations. L’affaire de 530. En cause : la production à sources de futurs blockbusters rap- doit encore être jugée sur le fond, flux tendu, l’internationalisation portant à eux seuls des milliards et une enquête judiciaire relative des chaînes de production qui les de profits. Dans le cas de la dengue, aux mêmes faits est en cours. La rend plus vulnérable à un incident l’échec de ce modèle est patent. Dépakine, un antiépiléptique, a été ou une pénurie de matières pre- prescrit abusivement à des dizaines mières en Chine ou en Inde, mais L’enquête du quotidien Le Monde de femmes enceintes alors que les aussi les stratégies commerciales signale également de nombreux risques étaient déjà connus, et a des grands laboratoires pharmaceu- conflits d’intérêts : le premier pays été lié à des malformations et des tiques. La plupart des médicaments à avoir autorisé le vaccin (d’ailleurs troubles du développement chez difficiles à trouver sont en effet des sous pression de la diplomatie leurs enfants. Le groupe pharma- vieilles molécules peu rentables, française) a été le Mexique, dont ceutique affirme avoir respecté ou des produits au public limité, le vice-ministre de la santé était toutes ses obligations en matière comme certains vaccins. alors un ancien cadre de Sanofi. d’information des médecins et des Aux Philippines également, l’un des autorités. En 2017, c’est par exemple la pénu- décideurs qui a favorisé Sanofi était rie de sérum anti-morsure de vipère lié financièrement à la firme char- (produit par Sanofi) qui a attiré l’at- gée de la campagne de vaccination. L’AFFAIRE DU LEVOTHYROX tention. L’entreprise française a Les affaires de sécurité des médica- également arrêté en 2017 de pro- ments ne concernent évidemment duire l’Ametycine, un anticancéreux POLÉMIQUE AUTOUR DE LA pas que les laboratoires français. prescrit pour le cancer de la vessie, RECHERCHE D’UN VACCIN CONTRE LE ZIKA L’un de celles qui a le plus défrayé pour des raisons commerciales, la chronique en 2017 en France ainsi que l’Altim, un corticoïde. Sanofi a annoncé en septembre 2017 concerne le Levothyrox de l’entre- Des tensions d’approvisionnement avoir renoncé à son programme de prise Merck, un médicament pour ont également été signalées sur les recherche d’un vaccin contre le la thyroïde. Le laboratoire a mis sur vaccins de Sanofi contre la rage, la virus zika. En cause : la réduction le marché une nouvelle formule de coqueluche, le BCG et l’hépatite B. drastique des financements accor- son médicament qui a été rapide- dés par l’administration américaine ment accusée de provoquer des pour ce programme, elle-même effets sanitaires indésirables. Des LE FIASCO DU « VACCIN liée à la baisse du nombre des plaintes ont été déposées par des MIRACLE » CONTRE LA DENGUE cas constatés dans le pays après DE SANOFI patients, tandis que le laboratoire le pic de 2016. Ce programme de décidait de remettre sur le mar- Lancé en fanfare en 2015, le vaccin recherches avait suscité la polé- ché l’ancienne formule, tout en contre la dengue Dengvaxia, déve- mique aux États-Unis : presque affirmant que la nouvelle ne pré- loppé et commercialisé par Sanofi, entièrement financé par les pou- sentait aucun risque pour la santé. est aujourd’hui sur la sellette après voirs publics, il allait tout de même Seul le dosage serait en cause. Une plusieurs décès d’enfants aux donner lieu à une licence exclusive enquête préliminaire a été ouverte Philippines. Les programmes de vac- pour Sanofi. pour tromperie aggravée, atteintes cination lancés aux Philippines et au involontaires à l’intégrité physique Mexique ont été arrêtés. Le groupe et mise en danger d’autrui. pharmaceutique français est accusé d’avoir mis ce vaccin trop rapidement sur le marché et d’en avoir minimisé les risques, alléché par les perspec- 126 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

08 LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AMÉLIORENT-ELLES NOTRE DÉMOCRATIE ? LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AMÉLIORENT-ELLES NOTRE DÉMOCRATIE ? I 127

COMPLAISANCES ET CONFLITS D’INTÉRÊTS AU SOMMET

En France, les relations étroites et les allers-retours entre grandes entreprises, haute fonction publique et sphère politique sont une tradition bien établie. Malgré les scandales à répétition qui décrédibilisent notre démocratie, les garde-fous déontologiques restent presque inexistants. ALEX PROIMOS ALEX L’AFFAIRE FILLON, RÉVÉLATEUR D’UN MÉLANGE DES GENRES BIEN ANCRÉ EN FRANCE rançois Fillon, candidat de la François Fillon via sa société 2F, celle L’ancien Premier ministre de Nicolas droite à l’élection présidentielle d’organiser pour le compte d’un mil- Sarkozy n’était pas le seul parlemen- F2017, a vu sa campagne écla- liardaire libanais une rencontre avec taire français à exercer ce type d’ac- boussée par une série de scandales qui le président russe et Patrick Pouyanné, tivité de consultant en parallèle de l’ont discrédité et empêché de figurer l’actuel PDG de Total. Rappelons que ce son mandat. Luc Chatel par exemple, au second tour du scrutin dont il était député jusqu’en 2017 et ancien ministre apparu un temps comme le favori. En Certains parlementaires de l’Éducation entre 2009 et 2012, a lui plus des soupçons d’emplois fictifs aussi créé sa propre société de « conseil siègent parallèlement dont auraient bénéficié sa femme et en stratégie et accompagnement », dans des conseils ses enfants, le candidat de la droite et appelée LCH, en mai 2012. Cette société du centre a également travaillé pour le d’administration lui a apporté plus de 50 000 euros de compte d’un grand groupe conseillant d’entreprise revenus en 2012 et plus de 183 000 euros les multinationales françaises, Ricol en 2013, dernière année renseignée de Lasteyrie, par l’intermédiaire de sa dernier a été le directeur de cabinet de la déclaration d’intérêts du député, qu’il propre société de conseil, 2F. Celle-ci François Fillon lors de son passage au n’a pas mise à jour entre 2013 et la fin de lui a permis de dégager de substantiels ministère des Télécommunications, son mandat. Luc Chatel n’a pas répondu revenus, et il a longtemps refusé de dans les années 1990. Parmi les confé- à nos sollicitations sur la nature de son dévoiler le nom de ses clients avant de rences pour lesquelles l’ancien Premier activité ni sur l’identité de ses clients. reconnaître, sous la pression, avoir tou- ministre a été rémunéré via sa société, ché des émoluments d’Axa, de Fimalac plusieurs ont eu lieu en Russie, au Certains parlementaires siègent parallèle- et de la banque Oddo. Parmi les autres Kazakhstan, et dans d’autres nations ment dans des conseils d’administration missions qui auraient été confiées à pétrolières. d’entreprise, comme bien sûr Olivier > > > 128 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > Dassault, député depuis 1988 (avec en 2017 et siège dans plusieurs filiales ministre Édouard Philippe, ancien une interruption de 1997 à 2002), et son de Veolia. Mentionnons aussi François directeur des relations institutionnelles père, Serge Dassault, décédé en mai, et Brottes, bombardé en 2015 PDG de RTE, d’Areva. Le sénateur LR Jean-Pierre qui avait été sénateur de 2004 à 2017. De filiale d’EDF en charge des réseaux élec- Cantegrit, qui a fini son mandat en même Dominique Bussereau (député triques, juste après avoir été rapporteur de octobre 2017, était en parallèle directeur jusqu’en 2017 et président du conseil la loi sur la transition énergétique. des affaires institutionnelles du groupe général de Charentes-Maritime) à CMA- Castel, spécialisé dans le vin et la bière. CGM, Philippe Dominati (au conseil de Plusieurs parlementaires sont eux- De même pour Malik Boutih, respon- surveillance de Teleperformance) ou mêmes d’anciens lobbyistes ou sable des affaires institutionnelles de encore Alain Marsaud, qui n’a pas été réélu consultants, y compris l’actuel Premier Skyrock.

AREVA, AXA, SAINT-GOBAIN, HAVAS, VEOLIA... LES GRANDES ENTREPRISES TOUJOURS AUSSI PRÉSENTES AU CŒUR DU NOUVEAU POUVOIR

’élection d’Emmanuel Macron à Parmi les entreprises concernées, la droite « constructive » est étroite- la présidence de la République, en Areva, dont l’ancien directeur des ment liée aux structures de lobbying L2017, suivi de celle de centaines de affaires publiques, Édouard Philippe, de Veolia et Suez. députés de son parti La République en est désormais Premier ministre. Une marche, a été vue par beaucoup comme ancienne employée de Veolia, Brune Parmi les autres ministres, Muriel le signe d’un degré supplémentaire de Poirson, se retrouve également secré- Pénicaud, ancienne haute fonction- pénétration du pouvoir politique par taire d’État auprès de Nicolas Hulot, naire, occupait auparavant les fonctions les forces économiques. Le nouveau ministre de la Transition écologique de directrice des ressources humaines président, quoiqu’issu de la haute fonc- de Danone, avant de rejoindre en 2014 tion publique, a en effet passé plusieurs On retrouve Business France. Benjamin Griveaux, années à la banque Rotschild comme de nombreux anciens cadres porte-parole du gouvernement, a été banquier d’affaires, au cours desquelles directeur de la communication du ou dirigeants d’entreprises il a travaillé avec le gratin des milieux groupe immobilier Unibail-Rodamco. économiques français. aux plus hautes marches Une autre secrétaire d’Etat, Delphine du pouvoir. Gény-Stephann, ancienne haute fonc- La compénétration entre élites poli- tionnaire, a passé de longues années tiques et économiques a toujours existé, et solidaire. Elle a été notamment chez Saint-Gobain, entre 2005 et 2017, et il est difficile d’établir un compara- chargée de la « responsabilité socié- avant de retrouver le ministère de l’Éco- tif précis avec les mandatures précé- tale » de Veolia en Inde, au moment nomie. Autre produit de Saint-Gobain, dentes, elles aussi marquées par de où la firme française s’engageait dans Jean-Pierre Floris a été nommé délégué nombreux allers-retours entre public la privatisation de l’eau de la ville de interministériel aux restructurations et privé et conflits d’intérêts. Il n’en Nagpur, et se retrouvait confrontée à d’entreprises. reste pas moins que l’on retrouve de des controverses en cascades. Une nombreux anciens cadres ou dirigeants autre députée débutante de LREM est Du côté des conseillers, une firme se dis- d’entreprises aux plus hautes marches une ancienne dirigeante de Veolia au tingue : Havas, la multinationale de la du pouvoir. Niger, tandis qu’une nouvelle élue de publicité et de la communication désor- mais dans le giron de Vivendi. Plusieurs de ses cadres occupent des positions clé au cœur du nouveau pouvoir, à com- mencer par Ismaël Emelien, conseiller spécial d’Emmanuel Macron à l’Élysée, et quelques autres conseillers ministé- riels. Yannick Bolloré, dirigeant d’Havas et désormais de Vivendi, et fils de Vincent Bolloré, a lui aussi été étroitement asso- cié à la campagne d’Emmanuel Macron. Mais ce n’est pas tout. Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Élysée, occupait de hautes fonctions au sein du groupe de transport maritime MSC, occasionnant des situations de conflits d’intérêts poten- tiels qui font aujourd’hui scandale. Cédric

PIERRE METIVIER PIERRE O, conseiller conjoint de Matignon > > > LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AMÉLIORENT-ELLES NOTRE DÉMOCRATIE ? I 129

> > > et de l’Élysée et trésorier de La Guérini, député de Paris et porte-parole députée clé du groupe sur les questions République en marche depuis 2017, du groupe parlementaire, a été directeur budgétaires, est une ancienne dirigeante venait de passer quelques années au de l’expérience client du blanchisseur d’Axa, tout comme Jacques Maire, éga- sein du groupe Safran avant de rejoindre industriel Elis. Parmi les autres députés lement passé par le cabinet Vigeo Eiris. le Président et son parti. de Paris, Olivia Grégoire, consultante, a Ce ne sont pas les seuls, puisque l’ou- également été cadre de Saint-Gobain. verture à la « société civile » voulue par Du côté des députés LREM enfin, on Hugues Renson a été délégué général de Emmanuel Macron a concerné au pre- retrouve le même constat. Stanislas la fondation EDF. Amélie de Monchalin, mier chef les cadres du secteur privé.

LES PATRONS DU CAC40 : UNE HAUTE FONCTION « PUBLIQUE-PRIVÉE » ?

n a l’habitude en France d’oppo- ser diamétralement la sphère Ode l’État, garante de l’intérêt général, à celle des entreprises. Qu’il s’agisse de dénoncer le pouvoir excessif des intérêts privés ou au contraire de déplorer le trop grand poids de l’État, les deux côtés de l’échiquier politique se rejoignent au moins sur ce point.

Cette opposition est sans doute juste en théorie. Mais en pratique, difficile de passer à côté de ce qui fait l’une des spécificités de la France et de ses mul- tinationales : le fait qu’un grand nombre

de ces dernières soient dirigées par BARANDE_JEREMY d’anciens hauts fonctionnaires, issus des plus prestigieux des grands corps INVASION DU PRIVÉ du passage de ce dernier au minis- de l’État comme l’Inspection générale PAR LE PUBLIC, OU L’INVERSE ? tère des Affaires sociales. Il a ensuite des finances ou le corps des Mines. Patrick Pouyanné, l’actuel PDG de Total, rejoint Canal+, puis Europe 1, puis est ainsi passé par Polytechnique et le Fnac et Darty. Stéphane Richard, ins- Sur les 57 PDG, directeurs généraux et corps des Mines. Il a ensuite occupé plu- pecteur des finances, a été conseiller présidents du conseil d’administration sieurs postes au ministère de l’Indus- de Dominique Strauss-Kahn, avant de qui dirigent aujourd’hui les géants du trie sous le gouvernement du Premier rejoindre Vivendi, puis les cabinets de CAC40, on trouve ainsi un peu plus d’un ministre Édouard Balladur entre 1993 Jean-Louis Borloo et Christine Lagarde, tiers (20) de patrons ayant fait leurs et 1995, puis auprès de François Fillon puis France Télécom-Orange. Jean- armes à l’ENA et Polytechnique puis entre 1995 et 1997. Il rejoint ensuite Pierre Clamadieu, le directeur général dans un grand corps de l’État. Si l’on l’entreprise pétrolière publique Elf et de Solvay appelé à devenir le nouveau ne retient que les patrons de nationalité président du conseil d’administration française, la proportion atteint presque Sur les 40 d’Engie, issu du corps des Mines, est la moitié. Sur les 40 entreprises du CAC, entreprises du CAC, passé par les ministères du Travail et 19 ont au moins un dirigeant (PDG, DG de l’Industrie avant de rejoindre Rhône- 19 ont au moins un dirigeant ou président du CA) issu de ce moule. Poulenc, devenu Rhodia (pour ses acti- issu de la haute fonction vités chimiques), ensuite absorbé par Le phénomène ne se limite pas au publique Solvay. Et ainsi de suite. CAC40, mais se retrouve dans les firmes qui ne figurent pas (ou plus) au y demeure après son rachat par Total La compénétration entre la haute fonc- sein du principal indice boursier pari- en 2000. Serge Weinberg, aujourd’hui tion publique et les grandes entreprises sien, comme EDF (Jean-Bernard Lévy, président de Sanofi, est passé par l’ENA n’est pas un phénomène nouveau en X et corps des Mines) ou Alstom (Henri et divers postes de sous-préfet avant France. Mais depuis 30 ans, avec les Poupart-Lafarge, X et Ponts). Outre les de rejoindre le cabinet de Laurent politiques de privatisation et la diffusion grandes écoles et la haute fonction Fabius, puis le monde de l’entreprise. au sein même de l’État d’une idéologie publique proprement dite, la plupart Alexandre Bompard, le nouveau PDG délégitimant l’intervention publique de ces grands patrons publics-privés de Carrefour âgé de 45 ans, vient de et favorable au secteur privé, cette ont également fait un passage dans les l’Inspection générale des finances imbrication est devenue un instrument cabinets ministériels. et du cabinet de François Fillon, lors d’influence des multinationales > > > 130 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > tricolores sur les autorités publiques, Les autres grands corps, comme le d’administration, à quoi s’ajoute une plutôt que l’inverse. Elle a favorisé la Conseil d’État et la Cour des comptes, ancienne haute fonctionnaire) ou constitution d’une sorte d’« État pro- sont nettement moins bien représentés, Veolia (deux corps des Ponts, deux fond » public-privé, persuadé de d’in- même si l’on trouve un conseiller d’État corps des Mines, trois IGF, une conseil- carner l’intérêt supérieur du pays, en à la tête de Vallourec (hors CAC40), lère d’État, une magistrate de la Cour mesure de s’opposer efficacement aux Philippe Crouzet, ou dans les comités des comptes !). Il faut dire que certaines velléités de réforme des élus. exécutifs de firmes comme Carrefour, de ces firmes tirent une bonne partie de Veolia ou EDF. leur fortune de la commande publique L’IGF ET LE CORPS DES MINES, et de leur proximité avec les pouvoirs USINES À GRANDS PATRONS LES DIRECTIONS DE GRANDS en place. S’il est deux secteurs où cette compéné- GROUPES PRIVÉS TRUFFÉES DE tration du public et du privé est éclatante, HAUTS FONCTIONNAIRES Ces dirigeants d’entreprises issus des ce sont probablement ceux de la finance Le même phénomène se retrouve dans grands corps de l’État, censés avoir été et de l’énergie, incarnés respectivement les conseils d’administrations et les nourris aux valeurs du service public et par deux grands corps très influents, comités de direction des entreprises. de l’intérêt général, se comportent-ils l’Inspection générale des finances et le Certains d’entre eux sont littéralement différemment des autres ? Si l’on s’en corps des Mines. Sans surprise, ce sont truffées de hauts fonctionnaires. C’est tient à des indicateurs comme la redis- ces deux corps qui ont produit le plus le cas des groupes issus des anciens tribution de dividendes aux action- de PDG du CAC40. De la première sont services publics nationaux comme naires ou les inégalités salariales, pas issus des patrons comme Jean Lemierre Orange (avec un record de quatre ins- vraiment. Selon nos estimations, pour à BNP Paribas, Alexandre Bompard pecteurs généraux des finances à son l’année 2017, les entreprises ayant à Carrefour, Jean-Charles Naouri à conseil d’administration, plus un admi- un patron issu d’un grand corps de Casino, Stéphane Richard à Orange, nistrateur issu des Ponts, sans compter hauts fonctionnaires ont distribué en Pierre-André de Chalendar à Saint- les trois hauts fonctionnaires en poste moyenne 57 % de leurs bénéfices sous Gobain ou Frédéric Oudéa à la Société qui représentent l’État au CA) ou EDF formes de dividendes (hors rachats générale. Du second proviennent Denis (plusieurs cadres issus du corps des d’actions), contre 55 % pour les autres. Ranque (Airbus), Jean-Laurent Bonnaffé Mines au comité de direction, ainsi que Leur salaire moyen annuel s’élevait à (BNP Paribas), Isabelle Kocher (Engie), deux ex-conseillers d’État et un ancien 4,1 millions d’euros (sans tenir compte Jean-Pierre Clamadieu (Solvay et bien- magistrat de la Cour des comptes). Mais des entreprises auxquelles l’État action- tôt Engie), Patrick Pouyanné (Total) et c’est aussi le cas de groupes comme naire a fixé un maximum de rémuné- Jacques Aschenbroich (Valeo). En troi- Bouygues (qui compte plus d’anciens ration), contre 4,6 millions pour les sième position, on trouve le corps des hauts fonctionnaires que de représen- autres. Ponts, qui a fourni ses patrons à Veolia tants de la famille Bouygues), Saint- et Vinci, mais aussi – hors CAC40 – à Gobain (deux inspecteurs des finances Alstom et Eiffage. et deux du corps des Mines au conseil

LA « CONSANGUINITÉ » DU CAC les entreprises dont les adminis- pris la direction du groupe bancaire Il vaut toujours la peine de le rap- trateurs et dirigeants affichent immédiatement après en avoir peler : les grandes entreprises le plus de « liens » avec d’autres orchestré la création – via la fusion françaises n’ont pas seulement membres du CAC40 sont Orange entre Banques populaires et Caisses pour point commun de figurer sur (13 liens), LVMH (11 liens dont 3 d’épargne – en tant que secrétaire les mêmes indices boursiers. Elles avec Carrefour), Saint-Gobain et général adjoint de l’Élysée. Pour ses sont aussi liées entre elles par Veolia (10 liens) et Danone (9 liens). critiques, c’est donc l’un des plus une dense réseau d’actionnariat Celles qui n’affichent aucun lien spectaculaires « pantouflages » de réciproque et de relations person- sont Essilor, Unibail-Rodamco et ces dernières années en France qui nelles. C’est ce que l’on a coutume ArcelorMittal. demeure impuni. François Pérol a de désigner comme la « consan- quitté la direction de la BPCE en guinité » du CAC40. Comme le 2018. rappelait récemment le mensuel RELAXE POUR FRANÇOIS Alternatives économiques, « LVMH, PÉROL, PDG DE LA BPCE Carrefour, Orange, Saint-Gobain ou En juin 2017, la Cour d’appel de Paris encore Veolia ont ainsi plus de cinq a prononcé la relaxe de François membres de leur conseil d’adminis- Pérol, PDG du groupe bancaire tration ou de leur comité directeur BPCE. Cet ancien inspecteur géné- en commun avec d’autres sociétés ral des finances était poursuivi pour du CAC 40 ». Selon la même enquête, prise illégale d’intérêts pour avoir LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AMÉLIORENT-ELLES NOTRE DÉMOCRATIE ? I 131

L’ÉTAT FRANÇAIS, UN ACTIONNAIRE COMME LES AUTRES ?

Neuf entreprises du CAC40 comptent – dans des proportions variables – l’État français parmi leurs actionnaires déterminants. À quoi s’ajoutent des groupes qui ne figurent pas dans l’indice boursier mais qui pèsent lourd dans l’économie française, comme EDF, Air France ou Thales. Ainsi bien entendu que la SNCF et la Poste, si elles sont toujours à capitaux publics, possèdent des filiales de droit privé et investissent à l’étranger. Ces chiffres donnent une idée du poids de l’État dans l’économie française, souvent dénoncé comme une hérésie par les économistes orthodoxes. Celui- ci est cependant en baisse continue du fait des privatisations. La présence des pouvoirs publics au capital de ces entreprises contribue-t-elle pour autant à en faire des champions de l’intérêt général, de la redistribution, de l’environnement et du sort des salariés ? On est en droit d’en douter.

LE PORTEFEUILLE DE L’ÉTAT : UN APERÇU

qua l’investissement dans le sauvetage de PSA en 2004, pour éviter de perdre des milliers d’emplois. En 2016, l’État a touché 3,5 milliards d’euros de dividendes de ses participations de l’APE.

Dans une logique plus proche de celle d’une banque de développement des entreprises françaises, Bpifrance agit (entre autres) à travers des prises de participations minoritaires dans des firmes de taille variable, à court et moyen terme. Elle a des secteurs de prédilection, considérés comme stratégiques du point

FLICKR de vue de l’industrie française, comme la filière automobile, d’où le rachat des rois institutions gèrent la très stratégiques et les sauvetages d’entre- parts de PSA à l’APE au printemps 2017, grande majeure des participa- prises. Dans la pratique, c’est cette agence le numérique et l’électronique (Orange, Ttions publiques en France, ce qui gère les grosses participations de STMicro, Eutelsat, Ingenico, Gemalto, qu’on appelle aussi l’ « État action- l’État comme dans EDF (87 % du capi- Technicolor) ou encore les services naire » : l’Agence des participation tal soit environ 17 milliards d’euros) ou à l’industrie pétrolière (TechnipFMC, de l’État (APE) dépendant de Bercy, Vallourec, CGG). la Caisse des dépôts et consignations En 2016, (CDC), et de l’ex-Banque publique d’in- Enfin, la Caisse des dépôts est un investis- l’État a touché 3,5 milliards vestissement, Bpifrance. Même si leurs seur de long terme, comme l’APE, pour le portefeuilles dépendent beaucoup de d’euros de dividendes développement des entreprises d’intérêt l’histoire de chacune de ces institu- de ses participations patrimonial. Elle est à la fois actionnaire tions, leur gestion des investissements de l'APE. clé de certaines entreprises (Transdev, dans le temps, leurs missions et leurs entreprise de transports publics codé- secteurs d’intervention les distinguent. encore DCNS, Airbus, Safran, Thales, tenue avec Veolia, la Compagnie des Areva, Engie, Aéroports de Paris, RATP, Alpes, CNP Assurances) et présente en La mission officielle de l’APE est de veil« - SNCF, etc. Le portefeuille inclut 12 aéro- tant qu’investisseur institutionnel au ler aux intérêts patrimoniaux de l’État », ports et 11 ports. À noter que l’APE joue capital de nombreuses firmes du CAC40, selon quatre objectifs : la souveraineté aussi un rôle important dans les cas où notamment Veolia à hauteur de 4,62 %. (défense et nucléaire, principalement), les difficultés d’une entreprise pourraient Son rôle est surtout d’être en appui aux les infrastructures et grands opérateurs représenter un risque systémique pour politiques publiques conduites par l’État de service public, les secteurs et filières l’économie française. C’est ce qui expli- et les collectivités locales. 132 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

UNE GESTION DE PLUS EN PLUS FINANCIARISÉE

a place de l’État dans l’actionnariat d’anciens services publics nationaux l’État actionnaire, dont l’un émanant du CAC40 est souvent attaquée par (comme France Télécom en 1994 ou de la Cour des comptes elle-même, Lles économistes libéraux, parce EDF en 2004). recommandant des privatisations sup- qu’elle serait un symbole de l’interven- plémentaires, voire un programme de tionnisme étatique français, et parce Suite à des réformes introduites en « désengagement massif ». Les débuts du qu’elle créerait un mélange de genre 2015, la représentation de l’État au mandat d’Emmanuel Macron confirme permanent entre les divers rôles de conseil d’administration de ces entre- cette orientation, qui va de pair avec la l’État : celui de garantir l’intérêt général, prises s’est un peu plus « privatisée ». volonté de rendre le portefeuille de par- celui de réguler et celui de maximiser la ticipations de l’État plus « dynamique ». valeur de ses participations. En clair : on continue à réduire les partici- La gestion des participations pations historiques dans les entreprises de l’État a subi une En réalité, la gestion des participations publiques, tout en gardant une partie de de l’État a subi depuis longtemps une transformation qui l’aligne l’argent pour intervenir au coup par coup transformation qui l’aligne de plus en sur les pratiques financières pour protéger un « champion » national. plus sur les pratiques financières de de n’importe quel investisseur. n’importe quel investisseur, y compris Nulle part ou presque il n’est ques- les plus acrobatiques, comme lors du Désormais, aux côtés des hauts fonc- tion dans ces débats de la supervision rachat de parts de Renault en 2015. La tionnaires représentant l’État et des démocratique des participations finan- notion même d’« État actionnaire », commissaires du gouvernement, sorte cières de l’État, qui paraîtrait pourtant désormais communément utilisée, de porte-parole de l’intérêt public avec de rigueur s’agissant de fonds publics. se substitue à l’expression historique voix consultative, l’État peut proposer Le rôle de contrôle du Parlement est d’« entreprises publiques » ou de « sec- des administrateurs issus du privé. minime dans ce domaine, et celui des teur public », dont la taille s’est réduite citoyens est nul. comme peau de chagrin à la faveur Encore insuffisant pour certains. Le de privatisations successives ou de la début de l’année 2017 a été marqué par transformation en sociétés anonymes plusieurs rapports très à charge contre PLAINTE CONTRE L’ÉTAT POUR « NÉGLIGENCE » DANS L’AFFAIRE ALSTOM L’AFFAIRE FLORENCE PARLY, SYMBOLE DES COMPLAISANCES DE L’ÉTAT ACTIONNAIRE L’association Anticor a déposé en janvier 2018 une plainte par les conflits d’intérêts. Outre ses visant les services de l’État pour rémunérations importantes, Florence « négligence ». En cause : en Parly est l’épouse de Martin Vial, patron renonçant à son option d’achat de l’APE, qui gère les participations de de 20 % d’actions Alstom, les pou- l’État dans des entreprises de la défense voirs publics auraient laissé pas- comme Thales, Safran et Airbus. ser l’opportunité de réaliser une plus-value de 350 millions d’eu- On retrouve ce même phénomène ros. Cette option d’achats avait de rémunérations très élevées, qui été obtenue via un accord passé JETTE CARR JETTE semblent contraires aux principes avec Bouygues lors du rachat des n 2017 on apprenait qu’avant sa édictés sur ce sujet par le gouverne- activités énergie d’Alstom par GE. nomination au gouvernement, la ment, dans d’autres entités publiques, Le gouvernement s’est défendu nouvelle ministre des Armées, comme La Poste. Dans un rapport de en indiquant que Siemens avait E fait du non-exercice de cette Florence Parly, alors haut fonction- 2015, la Cour des comptes indique que naire, avait perçu des rémunérations 170 cadres dirigeants, dont une moitié option une condition sine qua étonnamment élevées dans diverses de hauts fonctionnaires, y gagnant plus non de la fusion de ses acti- entreprises à capitaux public : près de de 150 000 euros par an. Certains gagne- vités transport avec celles du 450 000 euros à la SNCF, 139 000 euros raient même plus de 200 000 euros par groupe français. Résultat : c’est bruts de jetons de présence en tant an pour « des fonctions imprécises, Bouygues qui empochera les 350 qu’administratrice d’entreprises voire non désignées ». Ces dirigeants millions d’euros. « L’ensemble comme Altran, Ingenico et Zodiac, mais grassement rémunérés de La Poste ou de ces circonstances témoigne aussi 675 800 euros bruts d’indemnités de la SNCF sont souvent les premiers incontestablement du caractère de licenciement d’Air France en 2014. à programmer la privatisation progres- abstentionniste et coupable des L’affaire illustre une autre facette sou- sive de leur entreprise et la fin des sta- agissements de l’État », accuse vent dénoncée de l’État actionnaire : un tuts « privilégiés » des cheminots ou Anticor. entre-soi de hauts fonctionnaires grevé des facteurs. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AMÉLIORENT-ELLES NOTRE DÉMOCRATIE ? I 133

LES ENTREPRISES DONT L’ÉTAT EST ACTIONNAIRE FONT-ELLES MIEUX QUE LES AUTRES ?

affichent un taux de redistribution de La Poste, ce chiffre est de 8... Le pouvoir leurs bénéfices aux actionnaires de 77 % de l’État actionnaire sur les entreprises en 2017, soit davantage que le taux de dont il ne possède pas la majorité des redistribution moyen des entreprises parts est limité, comme l’ont montré les du CAC40. Ce chiffre – qui confirme la controverses de ces dernières années prédilection de l’État pour les dividendes sur le niveau de rémunération de Carlos – recouvre en réalité des réalités très Ghosn, PDG de Renault. FLICKR contrastées, entre des firmes relative- FISCALITÉ. ment modérées de ce point de vue, et ATTEINTES AUX DROITS HUMAINS Aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’autres comme Engie qui ont pris l’ha- ET À L’ENVIRONNEMENT. de nombreuses firmes ayant l’État parmi bitude de verser davantage de dividendes La nature même des participations de leurs actionnaires principaux s’adonnent qu’elles n’enregistrent de profits. l’État, concentrées sur certains sec- parallèlement à des pratiques d’évitement teurs comme l’énergie, l’armement ou fiscal qui privent ce même État de ren- INÉGALITÉS SALARIALES. les transports, fait qu’il est difficile de trées fiscales. C’est le cas d’Engie, objet Les entreprises liées à l’État sont-elles comparer leur performance sociale ou d’une enquête de la Commission euro- plus épargnées que les autres par l’explo- environnementale avec celles de leurs péenne pour ses filiales au Luxembourg, sion des rémunérations patronales ? En consoeurs d’autres secteurs. À travers d’EDF ou Orange qui ont abondamment réalité, il faut distinguer entre un petit ses participations dans EDF et Engie, profité du système belge des « intérêts groupe de grandes entreprises dont l’ac- ou encore dans Renault et PSA, l’État notionnels » (voir supra la section sur tionnariat est encore majoritairement actionnaire est en première ligne sur la fiscalité), ou encore de Renault et public (EDF, Aéroports de Paris, SNCF et les questions de climat et de pollution PSA, épinglés en 2017 pour leurs filiales La Poste) qui sont soumises aux règles de l’air. De même en ce qui concerne la à Malte. Les dividendes versés par ces édictées par le gouvernement précédent filière nucléaire et ses impacts environ- entreprises seraient-ils plus avantageux sur la limitation des salaires patronaux, nementaux et sanitaires, y compris en que les impôts versés ? C’est en tout cas et les autres. Hors de ce petit groupe, amont lors de la phase d’extraction de une illustration de la schizophrénie de les autres firmes ayant l’État français l’uranium dans les mines d’Areva. Les l’État actionnaire. parmi leurs actionnaires font légère- questions éthiques et humanitaires liées ment mieux que leurs consoeurs entiè- à l’industrie de la défense, et aux ventes DIVIDENDES. rement privées. Le ratio entre plus haute d’armes à des pays dictatoriaux, engagés Si l’on excepte La Poste et la SNCF qui ne rémunération et dépenses moyennes dans la répression de leurs opposants sont pas (encore) des sociétés anonymes par salariés y était de 76 en 2017, contre ou accusés de crimes de guerre, sont un et ne versent donc pas de dividendes à 81 pour notre échantillon global et 95 autre gros point noir du portefeuille de l’État, les entreprises liées à ce dernier pour le CAC40. Pour EDF, ADP, SNCF et participations de l’État.

NOUVELLES PRIVATISATIONS À L’HORIZON

e gouvernement français a annoncé Les deux principales privatisations inquiète. Le groupe de BTP s’est déclaré en 2017 son intention de lancer un envisagées ne vont pas sans poser de depuis longtemps intéressé par une Lnouveau programme de privatisa- nombreux problèmes, et font d’ores et montée au capital d’ADP, qui gère les tions, d’un montant de 10 milliards d’eu- déjà l’objet de critiques acerbes. En ce aéroports de Roissy, Orly et du Bourget, ros au total, destiné à alimenter un futur qui concerne la Française des jeux, c’est et dont il est déjà actionnaire. Ce « fonds pour l’innovation de rupture » l’intérêt de céder au privé un monopole qui reviendrait à lui assurer un large dont les contours et la gestion restent très assurant des revenus garantis et de monopole sur le secteur aéroportuaire flous. Une première opération a eu lieu en confortables dividendes chaque année français, vu ses parts dans plusieurs septembre 2017 avec la vente d’actions qui est interrogé. Se pose également la aéroports régionaux, sans oublier qu’il d’Engie pour un peu plus de 1,5 milliard question du maintien de certaines règles contrôle une partie des autoroutes et, d’euros. D’autres sont évoquées depuis éthiques et de garde-fous dans un sec- depuis 2017, une ligne ferroviaire à des mois, notamment la vente de parts teur d’activité qui peut donner lieu à bien grande vitesse. La cession par l’État dans la Française des Jeux (FDJ) et dans des dérives en termes d’addiction ou de de ses parts dans ADP pourrait égale- Aéroports de Paris. Ces privatisations, fraude. Citons par exemple le Rapido en ment avoir un impact important sur Air qui nécessitent un mandat législatif, ont 2014, ce jeu très rentable mais que la FDJ France, si elle mène à court ou moyen été incluses dans la loi « Pacte » que le avait dû abandonner car trop addictif. terme à une augmentation des rede- gouvernement a présenté en juin 2018, vances aéroportuaires. Air France qui mais le climat social en France pourrait Du côté d’Aéroports de Paris, c’est le pourrait aussi être privatisée, le groupe l’amener à retarder l’échéance. spectre d’une reprise par Vinci qui Accor s’étant déjà mis sur les rangs. 134 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

LOBBYING : DES JEUX D’INFLUENCE QUI MINENT LA DÉMOCRATIE

Le lobbying ne se réduit pas à influencer, voire à rédiger, des amendements parlementaires. En réalité, l’influence des grandes entreprises et du secteur privé se manifeste à travers une multiplicité de canaux, commençant très en amont avec le contrôle de l’expertise et finissant très en aval avec par exemple les saisines du Conseil constitutionnel. Elle s’exerce auprès d’une multiplicité d’instances décisionnaires à Paris, mais aussi à Bruxelles et ailleurs. Souvent hors de portée des regards des citoyens et de la société civile. PARTI SOCIALISTE PARTI

PREMIERS PAS DE LA TRANSPARENCE DU LOBBYING EN FRANCE : QUELQUES ENSEIGNEMENTS

vec la loi Sapin 2, la France s’est tants d’intérêts » pour définir ce qu’ils Les déclarations effectuées sug- dotée pour la première fois d’un considèrent comme du lobbying ou pas. gèrent que pour les multinationales Aregistre du lobbying unique et Ils ne capturent pas toute la dimension françaises, le lobbying de Paris a cohérent, couvrant aussi bien les par- informelle et indirecte de l’influence une importance moindre que le lob- lementaires que le pouvoir exécutif. (proximités personnelles, pantouflages, bying à Bruxelles ou Washington. Au Entreprises, associations profession- total, d’après les chiffres déclarés, nelles, cabinets de consultants, asso- les groupes du CAC40 n’ont dépensé Pour les multinationales ciations et autres « porteurs d’intérêts » l’année passée qu’environ 10 millions françaises, le lobbying à Paris avaient jusqu’au 30 avril 2018 pour d’euros à Paris, contre 27 et 22 millions déclarer leurs dépenses et leurs acti- a une importance moindre d’euros et de dollars respectivement vités de lobbying au second semestre que le lobbying à Bruxelles à Bruxelles et Washington. Ce qui 2017. Ces éléments sont disponibles ou Washington. compte le plus pour les grandes entre- en ligne sur le site de la Haute autorité prises, c’est la définition des normes pour la transparence de la vie publique. etc.), de sorte qu’ils peuvent donner d’accès aux marchés ou les régulations Les registres de ce genre sont struc- une fausse impression d’équilibre qui pourraient entraver certaines de turellement limités parce qu’ils ne relatif entre une grosse multinationale leurs activités (sur la pollution, sur fournissent nécessairement que des (comme EDF ou Bayer) et ses oppo- l’alimentation, etc.). Normes et régu- informations parcellaires et laissent sants (une association anti-nucléaire lations qui sont fixées à Bruxelles ou une grande latitude aux « représen- ou anti-pesticides). à Washington. > > > LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AMÉLIORENT-ELLES NOTRE DÉMOCRATIE ? I 135

> > > Les entreprises qui déclarent le plus immense gamme de sujets, du plus plus efficace ne cible pas seulement de dépenses à Paris sont Renault, le général au plus concret, mais on y les normes et régulations passées Crédit agricole et Total (en tenant retrouve quelques fils rouges. Le pre- et présentes, mais aussi et surtout compte de leurs filiales qui déclarent mier d’entre eux est la fiscalité ou, à celles de l’avenir, les industriels fran- des dépenses séparément). L’entreprise l’inverse, les aides et marchés publics, çais se sont beaucoup mobilisés sur Accor a tout d’abord déclaré des qui apparaissent clairement comme des thématiques comme l’économie dépenses équivalentes à celles de un des enjeux clés du lobbying à Paris circulaire, la voiture électrique, le gaz Renault (entre 800 000 et 900 000 pour les grandes firmes françaises. « vert » et la méthanisation, les éner- euros annuels) puis a décidé quelques Autre sujet qui ressort : la transition gies renouvelables ou encore « l’agri- jours plus tard de les diviser par huit. écologique et énergétique. Confirmant culture durable ». Les activités déclarées couvrent une l’adage selon lequel le lobbying le

CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET CONSEIL D’ÉTAT : DES LIEUX DE LOBBYING MAL CONNUS MAIS SOUVENT DÉCISIFS

n matière de « lobbying », la plu- part des gens en France pensent Espontanément à celui qui s’exerce sur les députés et sénateurs, sous des formes parfois scabreuses ou à la limite de la corruption comme les invitations ou les petits cadeaux. En réalité, l’es- sentiel du lobbying s’exerce, de manière moins visible, auprès du pouvoir exécu- tif, bien plus décisif sur les gros dossiers. Mais il existe encore une autre forme de lobbying, encore plus opaque et s’exer- çant sur des institutions peu connues du grand public : le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel. Or ces deux instances très proches l’une de l’autre disposent d’une influence souvent déci- sive sur le devenir des lois, en amont (le Conseil d’État conseille le gouverne- ment sur les projets législatifs) et en aval FLICKR (le Conseil constitutionnel vérifie leur validité au regard de la constitution). Les cace de prévenir l’évasion fiscale – qui Il n’en reste pas moins que le Conseil milieux d’affaires l’ont bien compris, qui est à nouveau censurée par le Conseil constitutionnel a eu tendance ces se sont tournés vers le Conseil constitu- constitutionnel, au motif qu’elle porte- dernières années, encouragé par tionnel pour faire invalider a posteriori rait atteinte à la liberté d’entreprendre. les « portes étroites » et les cabinets plusieurs lois emblématiques dans le Le motif a à nouveau été invoqué début d’avocats d’affaires qui se sont saisis domaine de la fiscalité ou du droit des de la procédure dite de question prio- entreprises. Et ce notamment à travers ritaire de constitutionnalité, à donner une démarche connue sous le nom de Conseil d’État un poids toujours plus important à la « porte étroite », consistant à transmettre et Conseil constitutionnel liberté d’entreprendre et au droit de aux Sages des avis juridiques rédigés disposent d’une influence propriété pour invalider des proposi- par des constitutionnalistes renom- souvent décisive sur le devenir tions de régulation sociale ou environ- més. Ils ont réussi par ce moyen à faire des lois nementale. Quant au Conseil d’État, il censurer la proposition de taxer les très semble se diriger sur le même chemin hauts revenus à 75 % sur la dernière si l’on en croit son avis rendu sur la loi tranche, retoquée en 2012, ou encore la 2017 pour la censure d’une loi sur l’ac- Hulot, qui donne la priorité aux droits loi Florange de 2014, censée mettre fin caparement des terres. Les milieux d’af- de propriété établis, conçus de manière aux licenciements boursiers en impo- faires ont voulu l’invoquer à nouveau très extensive, sur les impératifs de sant des pénalités aux entreprises qui contre la loi sur le devoir de vigilance préservation du climat. À ce régime, fermeraient des sites rentables. Fin 2016, des multinationales, adoptée en mars aucune réforme ne serait plus possible c’est la proposition d’un reporting fiscal 2017, mais sans obtenir gain de cause dès lors qu’elle touche aux intérêts en pays par pays public – seul moyen effi- cette fois. place. 136 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

UN CAS D’ÉCOLE : LA LOI HULOT SUR LA FIN DES HYDROCARBURES

la loi Jacob de 2011. Cet avis n’était que consultatif mais le gouvernement a fait comme s’il était impossible de le remettre en cause, sous peine de voir la loi invalidée par le Conseil constitutionnel.

Ce n’est pas tout : des exemptions ont été ménagées pour les régions où la loi aurait pu faire une réelle différence, à savoir pour l’exploitation du « gaz de couche » dans les anciennes régions charbon- nières de Lorraine et du Nord, ou dans la région entourant le gisement gazier historique de Lacq, dans les Pyrénées. Les députés et sénateurs locaux se sont mobilisés pour obtenir ces exemptions. PHILIPPE ROOS PHILIPPE Dans le cas de Lacq, le député historique ’était l’une des premières lois emblé- jugé dans son avis sur le projet de loi que de la circonscription, David Habib, qui matiques de la nouvelle mandature : celui-ci ne devait pas porter atteinte aux avait déjà obtenu par le passé de mul- Ccelle portant sur la fin de l’exploita- « espérances légitimes » des détenteurs tiples faveurs pour Total et les autres tion des hydrocarbures en France, por- de concessions en restreignant leur droit industriels présents sur le bassin, a une tée par le ministre écologiste Nicolas à un renouvellement quasi automatique. nouvelle fois joué un rôle important. Hulot. Initialement, tout devait prendre Il a aussi refusé la proposition de clarifier fin à l’horizon 2040. Mais les associations le droit relatif au gaz de schiste en inter- Le tout nouveau registre de la transpa- environnementalistes ont eu la mauvaise disant leur exploitation en général, et rence du lobbying donne quelques indi- surprise de voir ces ambitions fortement non la seule technique de la fracturation cations supplémentaires sur les acteurs réduites. Tout d’abord, le Conseil d’État a hydraulique comme c’est le cas depuis qui sont intervenus sur cette loi. Engie y a été de ses « propositions rédactionnelles », Total a alerté les décideurs sur les enjeux 22,2 MILLIONS DE DOLLARS DE LOBBYING du stockage de gaz, les conséquences de la loi pour le bassin de Lacq et a même pris DÉCLARÉS À WASHINGTON EN 2017 langue avec un conseiller de l’Élysée sur le « maintien des intérêts issus de titres a capitale des États-Unis est avec consoeurs américaines, au financement miniers et des demandes de titres miniers Bruxelles l’un des hauts lieux du des campagnes électorales de candidats Llobbying dans le monde. Les mul- à la Présidence, mais aussi au Sénat ou Total a pris langue tinationales françaises présentes sur le à la Chambre des représentants, au avec un conseiller marché nord-américain ne pouvaient niveau fédéral comme au niveau de de l’Élysée sur le « maintien pas manquer d’y jouer aussi leur parti- chaque État. Ces financements – qui tion. Les champions du lobbying fran- se font généralement via des structures des intérêts issus de titres çais à Washington en 2017 étaient, de appelées PACs pour political action com- miniers ». loin, Sanofi avec près de 5 millions de mitees – s’inscrivent dans la continuité dollars de dépenses, Airbus (près de 4 du lobbying proprement dit et expriment dans le cadre du projet de loi Hulot », sou- millions) et Renault-Nissan (près de 3 soit une option idéologique de la part tenu sur ce point par le Medef. Le sujet millions). Les enjeux de régulation sur des dirigeants, soit un souci de nouer a aussi mobilisé, sans surprise, l’Union le marché nord-américain, le premier des relations « donnant-donnant » avec française des industries pétrolières, Esso au monde, sont clairement cruciaux les futurs élus. L’Observatoire des mul- France et plus bizarrement la CGPME. pour l’entreprise pharmaceutique fran- tinationales a étudié les financements Une autre entreprise pétrolière concernée çaise. De même pour l’avionneur et le des entreprises françaises aux cam- par la loi, Vermilion, affiche un niveau de constructeur automobile, également pagnes électorales américaines 2012, dépenses de lobbying significatif pour le confrontés avec l’administration Trump 2014 et 2016, avec à chaque fois la même second semestre 2017, entre 500 000 et à d’importants enjeux commerciaux. conclusion : elles se font majoritaire- 600 000 euros, supérieur à son chiffre d’af- ment au bénéfice de candidats républi- faires en France. Le cabinet de lobbying 2017 n’était pas une année électorale aux cains, y compris les plus extrémistes dirigé par Raymond Soubie, Taddeo, s’est États-Unis, mais ces mêmes multina- d’entre eux sur des questions comme aussi attaqué au sujet pour le compte de la tionales françaises ont également l’ha- le climat, l’homosexualité ou les armes Française de l’énergie, intéressée par l’ex- bitude de contribuer, tout comme leurs à feu. ploitation du gaz de couche en Lorraine. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AMÉLIORENT-ELLES NOTRE DÉMOCRATIE ? I 137

QUAND LES « LOBBYS BRUXELLOIS » SONT FRANÇAIS LUC LEGAY LUC

n dénonce volontiers en France, échelons supérieurs de la Commission. l’on sait que leurs affaires sont forte- de tous les côtés de l’échiquier En 2017, les champions français des ment tributaires de décisions prises à Opolitique, l’influence démesurée dépenses lobbying à Bruxelles étaient Bruxelles, en matière de lutte contre le des lobbys et des intérêts économiques Engie, Pernod Ricard et Total, suivis par changement climatique, mais aussi de à Bruxelles et à Strasbourg, dans les cou- Airbus, ArcelorMittal et Sanofi. normes pollution de l’air, de marchés de loirs de la Commission et du Parlement. l’énergie ou de financement de grandes Non sans raison. On évalue à environ Autre constat : le lobbying des grandes infrastructures énergétiques. Le second 25 000 le nombre de lobbyistes actifs entreprises françaises se concentre est celui de la finance, avec les prin- à Bruxelles, et le budget total dépensé autour de quelques secteurs clés, cipales grandes banques françaises pour influencer les institutions euro- très dépendants de Bruxelles pour et une multitude d’associations pro- péennes s’approcherait chaque année leur régulation ou pour obtenir des fessionnelles. Suivent les secteurs de de 1,5 milliard d’euros. Mais – on aurait aides publiques. Le premier est celui l’agriculture et de la défense. Dans tous presque tendance à l’oublier – les inté- de l’énergie, avec au premier plan les ces secteurs, on peut dire qu’une partie rêts défendus dans les couloirs des ins- géants français du secteur Total, EDF significative du lobbying qui s’exerce à titutions communautaires sont avant et Engie. Rien d’étonnant lorsque Bruxelles est le fait d’intérêts français. tout ceux des différents pays européens et de « leurs » entreprises. Y compris en ce qui concerne la France. Certains savent très bien en jouer, en tenant des discours différents à Paris et à Bruxelles, QUAND LES LOBBYS FONT DU LOBBYING CONTRE LA TRANSPARENCE DU LOBBYING ou en rejetant sur les institutions euro- péennes la responsabilité de politiques Le décret d’application de la loi Sapin 2 fixant les règles du futur registre de trans- qu’ils soutiennent de fait, voire qu’ils ont parence a été adopté dans les dernières heures du quinquennat de François eux-mêmes inspirées. Hollande, et il s’est avéré très en retrait des attentes de la société civile. Les informations requises sont finalement beaucoup plus vagues et générales Qui sont les principaux lobbys « français » qu’espéré, et elles n’ont à être rendues publiques que longtemps après les faits. actifs à Bruxelles, et quels intérêts repré- Explication : l’élaboration de ce décret a elle-même donné lieu à une intense sentent-ils effectivement ? Nous avons bataille de lobbying, notamment de la part du Medef et de l’Afep (le lobby du étudié en 2017 les données disponibles. CAC40) qui ont présenté ces obligations de transparence comme une charge Premier constat : ce sont les multina- excessive et une atteinte à la compétitivité des entreprises. Aujourd’hui encore, tionales et leurs associations profes- certains grands patrons continuent de regretter publiquement ces nouvelles sionnelles qui dominent tous les autres règles, et on trouve, dans le registre lui-même, trace d’activités de lobbying au acteurs aussi bien en termes de dépenses second semestre 2017 contre la transparence du lobbying... déclarées que de rendez-vous avec les 138 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

LES TENTACULES DE TOTAL DANS LE MONDE DE LA RECHERCHE ET DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

de Jean-François Minster, éminent spécialiste des océans recruté comme directeur scientifique du groupe. Philippe Baptiste, issu du CNRS, a quant à lui intégré Total comme « chief tech- nology officer », avant de devenir en 2017 directeur de cabinet de la nouvelle ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal.

Autre cas emblématique : celui de Michel Aubier, pneumologue renommé de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, embauché comme « médecin conseil » des dirigeants de Total – un lien que celui-ci avait omis de mention- BESOPHA ner alors qu’il était appelé à témoigner es universités et les institutions Total, ainsi que par le financement de sur les conséquences de la pollution de de recherche publique sont de chaires universitaires : Total en déclare l’air devant une commission d’enquête Lplus en plus encouragées à aller une trentaine dans le monde, y compris du Sénat. Michel Aubier était habitué chercher une partie de leurs finance- en France (Dauphine, IFP-EN, Centrale à écumer les plateaux télévisés pour ments du côté des entreprises. Celles-ci Supélec). Des partenariats financiers et minimiser l’impact du diesel sur la santé. ne se sont pas empressées de donner académiques très étroits ont été noués suite à ces sollicitations, sauf pour les avec l’université de Lorraine et avec Total se distingue par les liens cas les plus prestigieux ou quand elles l’université de Pau et des Pays d’Adour, étroits tissés avec le monde y voyaient un intérêt. C’est toute la deux régions historiques d’implanta- limite du recours à la philanthropie et tion de la firme. Total a également de la recherche au mécénat des entreprises. Parmi les noué un partenariat avec , et de l’enseignement grands groupes français, Total se dis- contesté par une partie des étudiants de supérieur. tingue par les liens étroits tissés avec l’institution, inspirés par le mouvement le monde de la recherche et de l’ensei- global pour le désinvestissement des L’omission lui a valu une peine de 50 000 gnement supérieur. énergies fossiles. euros d’amende et six mois de prison avec sursis en juillet 2017. En 2018, une Ces liens passent par de multiples Ces liens passent également par des fois la polémique passée, Total a renou- mécanismes de soutien via la fondation débauchages de haut vol, comme celui velé l’expérience en passant un nouvel accord avec un autre médecin de l’AP-HP.

IFRAP, INSTITUT MONTAIGNE, INSTITUT DE L’ENTREPRISE... Nouvelle polémique cette fois fin 2017, CES THINK TANKS FINANCÉS PAR LES ENTREPRISES lorsque Polytechnique Montréal, prin- cipale école d’ingénieurs publique du Un autre vecteur d’influence abondamment utilisé par les grandes entre- Québec, décide de nommer à sa tête un prises et les milieux d’affaires est le financement dethink tanks ou d’ins- ancien cadre de Total, Philippe Tanguy, tituts comme l’Institut Montaigne, l’Institut de l’entreprise, l’Institut de auparavant en charge du développe- la gestion déléguée et quelques autres, chargés de diffuser une doctrine ment scientifique international au économique conforme aux intérêts des multinationales et de leurs diri- sein du groupe pétrolier. Des liens tout geants, à travers la publication de rapports et les interventions dans les sauf anodins puisque début 2016, Total médias. Se présentant comme « experts » et « indépendants », ils sont publiait une « stratégie climat » dont largement alignés sur les besoins de leurs donateurs, dont des cadres l’une des pièces maitresses était une dirigeants siègent généralement à leur conseil d’administration. Les dons étude commandée à une structure très intéressés des grandes entreprises n’en bénéficient pas moins des dépendant de Polytechnique Montréal, avantages fiscaux liés au mécénat. Le think tank qui se distingue le plus à destinée à valider les affirmations la fois par son omniprésence médiatique, par l’opacité de ses financements répétées des grandes multinationales et par sa tendance à présenter ses affirmations comme une expertise pétrolières selon lesquelles le gaz – y « scientifique » bien qu’émanant d’employés dépourvus de diplômes est compris le gaz de schiste – serait une l’Ifrap, d’Agnès Verdier-Molinié, journaliste devenue militante néolibérale. énergie fossile comparativement propre, notamment par rapport au charbon. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AMÉLIORENT-ELLES NOTRE DÉMOCRATIE ? I 139

DEVANT LES TRIBUNAUX

Est-il possible en France de mettre une grande entreprise face à ses responsabilités devant un tribunal ? L'inadéquation du droit, la timidité des pouvoirs publics et les armées d'avocats dont disposent les firmes font que celles-ci parviennent souvent à échapper à un procès, ou alors ne sont condamnées qu'à des amendes peu dissuasives. Mais l'évolution du droit et l'obstination de certaines associations pourraient changer la donne.

CORRUPTION, DROITS tions régnant dans ses chantiers au (peut-être non sans arrière-pensées) HUMAINS, VIOLATIONS Qatar. Seule l’affaire de la cimen- par celle des États-Unis. La loi Sapin 2 ENVIRONNEMENTALES ET terie de Lafarge en Syrie et de ses a introduit en 2017 dans le droit fran- SOCIALES : LE LABORIEUX COMBAT CONTRE L’IMPUNITÉ liens financiers avec divers groupes çais un nouveau dispositif de « tran- terroristes semble faire exception, saction pénale » pour les infractions Le droit est-il adapté à la réalité des avec plusieurs mises en examen, y financières, qui pourrait permettre aux multinationales ? Probablement compris celle de l’entreprise en tant entreprises d’échapper à un procès, non, si l’on en croit les difficultés à que telle. Ce qui reflète sans doute mais tout en reconnaissant partielle- poursuivre des grandes entreprises l’ampleur de l’affaire et la gravité des ment leur responsabilité. pour des atteintes graves aux droits faits reprochés. La loi sur le devoir fondamentaux ou à l’environnement de vigilance des multinationales occasionnées par leurs activités, devrait néanmoins changer la donne, Les multinationales peuvent particulièrement lorsque celles-ci en ouvrant la possibilité de saisir le surviennent à l’étranger. Les mul- juge si les « plans de vigilance » mis se défausser sur leurs filiales tinationales peuvent se défausser en place par les grandes entreprises ou sous-traitants pour dégager sur la justice du pays où sont sur- françaises s’avèrent inadéquats. la société-mère de toute venus les faits (même si celle-ci est responsabilité juridique. inexistante ou corrompue) ou sur En matière de corruption, la justice leurs filiales ou sous-traitants pour française se distingue depuis toujours dégager la société-mère de toute res- par sa tolérance envers le recours à ponsabilité juridique. C’est pourquoi des commissions ou à des pots-de-vin En France même, les violations com- les plaintes déposées ces dernières de la part de grands groupes tricolores. mises par les entreprises dans le années par les associations comme Les amendes pour corruption aux- domaine social et environnemental, Sherpa ont malheureusement sou- quelles les multinationales françaises même lorsqu’elles sont poursuivies et vent débouché sur des classements ont été condamnées ces dernières condamnées, ne visent souvent que sans suite, comme en 2017 celle dépo- années ont toujours été le fait de juri- les sous-traitants et les filiales. Pour sée contre Vinci au sujet des condi- dictions étrangères, à commencer les donneurs d’ordre, elles débouchent au mieux sur des amendes, lesquelles sont rarement de nature à dissuader les récidives. Ainsi lorsque Bouygues a finalement été condamné pour travail dissimulé sur le chantier de l’EPR de Flamanville, l’amende a été fixée juste en dessous du seuil déjà modeste de 30 000 euros, qui aurait empêché la firme de concourir à des marchés publics. En matière environ- nementales, les multiples condam- nations de Vinci et de ses prestataires sur le chantier de la ligne grande vitesse Tours-Bordeaux ont débou- ché sur des amendes trop faibles pour changer leurs pratiques. > > > STEFAN WERNLI STEFAN 140 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONAL ES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES VILLE VILLE TOULOUSE DE

> > > Même en cas d’accident mortel, MEDIATOR, AMIANTE, AZF : la banlieue de Toulouse, la cour d’ap- les grandes entreprises échappent LES IMPOSSIBLES PROCÈS ? pel de Paris a finalement condamné souvent à toute sanction sérieuse, Trois affaires emblématiques, qui en octobre 2017 l’ex-directeur de quand elles n’en rejettent pas la res- ont connu de nouveaux rebon- l’usine AZF à Toulouse, Serge Biechlin, ponsabilité sur les victimes elles- dissements en 2017, illustrent à quinze mois de prison avec sursis, mêmes, alléguant l’erreur humaine. les immenses difficultés à faire et la société Grande Paroisse – filiale L’année 2017 en a fourni un nouvel condamner en justice les respon- de Total et gestionnaire du site – à exemple avec la décision de la sables ultimes des catastrophes une amende de 225 000 euros. La justice de classer sans suite une industrielles ou sanitaires. société mère Total échappe néan- enquête diligentée sur ArcelorMittal moins à la condamnation. Le juge- suite à un décès survenu en 2012 sur Dans l’affaire du Mediator, les pour- ment rendu met clairement en cause le site de l’entreprise à Dunkerque, suites judiciaires initiées contre le l’organisation du travail, évoquant malgré des conclusions accablantes laboratoire Servier suite au reten- une sous-traitance excessive et un de la police et de l’inspection du tra- tissant scandale de 2010-2011 ont manque de formation des salariés vail. Le cas est loin d’être isolé. À longtemps semblé au bord de l’enli- sous-traitants. Serge Biechlin et la peine 2% des employeurs concer- sement, en raison de la multiplicité société Grande Paroisse ont annoncé nés écopent de peines de prison, des recours de l’entreprise, mais aussi leur volonté de se pourvoir en cas- généralement avec sursis. Les peut-être de la manière même dont le sation. S’ils obtenaient satisfaction, rares condamnations se limitent à dossier a été construit, focalisant l’at- cela pourrait entraîner la tenue d’un une amende. Souvent au prix d’un tention sur Servier sans aller jusqu’au quatrième procès. Le premier procès, éprouvant combat judiciaire. fond du système de conflits d’intérêts en 2009, s’était soldé par une relaxe qui a rendu le scandale possible. Le des accusés. Le Parquet avait immé- Dans un autre secteur, celui de l’eau, procès devrait bien avoir lieu fin 2018 diatement fait appel. Et le second la série de procès intentés par des ou début 2019, sans que son issue soit procès avait conclu à la culpabilité victimes de coupures d’eau avec le certaine. Dans le volet administra- de Serge Biechlin et Grande Paroisse. soutien des associations France tif du dossier, Servier et l’État ont Le jugement avait été annulé en 2015 Libertés et Coordination Eau Ile- été condamnés à indemniser les par la Cour de cassation, ce qui avait de-France montre l’obstination des victimes, mais divers témoignages entraîné la tenue d’un troisième géants du secteur, Saur et Veolia, à suggèrent que l’entreprise traîne les procès. ne pas respecter l’interdiction de pieds et multiplie les obstacles. ces coupures, pourtant en vigueur En ce qui concerne l’amiante en depuis une loi de 2013. Dans l’affaire AZF, cette usine revanche – l’affaire de loin la chimique qui a explosé en 2001 dans plus grave en termes d’impact > > > LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AMÉLIORENT-ELLES NOTRE DÉMOCRATIE ? I 141

> > > humain –, les recours en justice PLAINTES INÉDITES POUR commission rogatoire internatio- pour les dizaines de milliers de per- « TROMPERIE ÉTHIQUE » nale, à laquelle le gouvernement sonnes empoisonnées pendant leur CONTRE AUCHAN ET SAMSUNG ne semble pas avoir donné suite vie professionnelle se ferment les Un an après la catastrophe du jusqu’ici. uns après les autres. Les premières Rana Plaza au Bangladesh, le col- plaintes ont été déposées en 1997. lectif Ethique sur l’étiquette et les L’OBSOLESCENCE Vingt ans plus tard, aucun procès ONG Sherpa et Peuples solidaires PROGRAMMÉE DEVANT n’a encore eu lieu. L’année 2017 déposaient une plainte d’un type LES TRIBUNAUX a été ponctuée pour les victimes, inédit contre Auchan pour « pra- Le délit d’obsolescence program- qui meurent par milliers chaque tique commerciale trompeuse ». mée est inscrit dans la loi fran- année en France, de diverses déci- En cause, les divers documents de çaise depuis 2015. L’année 2017 a sions judiciaires dévastatrices. En « responsabilité sociale » publiés par vu deux plaintes inédites déposées septembre les mises en examen de l’entreprise (charte éthique, code de par l’association Halte à l’obsoles- neuf décideurs – industriels, scien- conduite, etc.), considérés comme cence programmée (HOP) contre tifiques, lobbyistes ou hauts fonc- autant de manières de tromper les des fabricants d’imprimantes d’une tionnaires – ont été annulées. Au consommateurs sur la réalité de ses part et Apple de l’autre, accusés de début de l’été, une ordonnance des pratiques et de ses relations avec raccourcir délibérément la durée juges d’instruction du pôle santé ses fournisseurs. Des étiquettes de vie de leurs imprimantes et car- publique annonçait la clôture de de la marque d’Auchan In Extenso touches d’encre (enquête à l’appui) l’instruction dans une vingtaine avaient été retrouvées dans les d’une part, et de ses téléphones de de dossiers pénaux de l’amiante, décombres du Rana Plaza, et les l’autre. Des enquêtes préliminaires dont Eternit, Valeo ou Everite ONG déclarent détenir des éléments ont été ouvertes. (Saint-Gobain). Motif invoqué : il est suggérant que les problèmes per- impossible de dater le moment où la sistent chez les fournisseurs d’Au- faute a été commise et donc de l’im- chan au Bangladesh. puter à quiconque.... L’Association nationale des victimes de l’amiante (Andeva) et l’association des per- sonnes accidentées de la vie et han- Des étiquettes de la marque dicapées (Fnath) annoncent qu’elles d’Auchan In Extenso iront en appel, voire en cassation. avaient été retrouvées dans les décombres VING ANS APRÈS, VICTOIRE du Rana Plaza À TAÏWAN POUR DES OUVRIÈRES EXPOSÉES À DES SUBSTANCES CANCÉRIGÈNES C’est un salutaire contre-exemple de l’impunité dont continuent Une manière donc de prendre les souvent à bénéficier les multina- beaux discours éthiques des multi- tionales pour leurs agissements à nationales comme Auchan au mot, l’étranger, illustrée par le cas emblé- et de les forcer devant les juges à matiques de Bhopal en Inde, dont tenir concrètement leurs engage- les victimes n’ont jamais réussi ments. Une plainte similaire a été à mettre Dow Chemical devant déposée contre Samsung, ciblant ses responsabilités. À Taïwan, les cette fois les conditions de travail anciennes ouvrières d’une firme chez les sous-traitants de l’industrie naguère liée au groupe français électronique. Thomson (aujourd’hui Technicolor) ont obtenu une seconde victoire en Après un classement sans suite (les appel en octobre 2017, en faisant éléments ayant été jugés insuffi- condamner l’entreprise concernée samment probants pour caracté- et ses repreneurs successifs à leur riser une « tromperie », les mêmes verser une indemnisation pour les associations ont déposé une nou- avoir exposées à des substances velle plainte contre Auchan en toxiques. 1500 cas de cancer, dont 2015, sur une base similaire, avec 200 mortels, ont été identifiés parmi constitution de partie civile. Le juge les ouvrières qui ont fréquenté d’instruction aurait mandaté une l’usine entre 1971 et 1992. 142 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

MENACES SUR LE DROIT À L’INFORMATION

L’information libre et indépendante est indispensable au débat démocratique. Pourtant, les grandes entreprises cherchent souvent à échapper aux regards du public. D’un côté, à travers leurs pratiques de communication et de relations publiques, elles filtrent les informations qui parviennent à l’extérieur sur leur fonctionnement et leurs impacts. De l’autre, elles se retournent contre les lanceurs d’alerte, les militants de la société civile ou les journalistes qui mettent en lumière leurs manquements à travers sanctions et procédures bâillons. Le secret des affaires risque d’aggraver encore cette omertà. JASON LES 10 MILLIARDAIRES QUI CONTRÔLENT LA PRESSE FRANÇAISE...

e secteur de la presse en France français). On trouve ensuite Xavier par l’une de ses filiales, organisateur est un grand Monopoly. Tout Niel, patron de l’opérateur de télépho- du Tour de France notamment). Petite Ls’achète, tout se vend, les jour- nie Free et 11e fortune de France, qui précision : ces deux derniers ne sont naux, les télés, les radios. Résultat : s’est associé avec Pierre Bergé, héri- « que » millionnaires, avec tout de 90 % des quotidiens nationaux ven- tier du couturier Yves Saint-Laurent, même une fortune évaluée entre 200 dus chaque jour appartiennent à 10 et avec le banquier Matthieu Pigasse, et 300 millions d’euros. À ce « Top 10 », milliardaires ! Les mêmes possèdent pour devenir propriétaire du groupe on pourrait aussi ajouter la famille des télévisions et radios qui totalisent Le Monde (L’Obs, Télérama, La Vie...). Bettencourt qui finance le journal respectivement 55% et 40% des parts Matthieu Pigasse possède également ultra-libéral L’opinion. Ou le milliar- d’audience. Ces milliardaires sont cinq Radio Nova et l’hebdomadaire Les daire d’origine libanaise Iskander Safa, à faire partie du cercle des dix pre- Inrocks. Martin Bouygues, 30e fortune 71e fortune de France et propriétaire du mières fortunes de France : Bernard de France, est propriétaire du groupe très réactionnaire Valeurs actuelles. Arnault, PDG du groupe de luxe LVMH TF1. La famille Mohn, qui contrôle le (patron des Echos, du Parisien), groupe allemand Bertelsmann, est Une concentration extrême, d’autant Serge Dassault (), François propriétaire de M6, RTL, Gala, Femme plus problématique que les proprié- Pinault, le patron de Kering (Le Point), actuelle, VSD, Capital,… Viennent taires en question sont souvent eux- Patrick Drahi, principal actionnaire ensuite Arnaud Lagardère, proprié- même liés à de grandes entreprises. d’Altice-SFR (Libération, L’Express, taire d’Europe 1, Paris Match, du JDD, Comment ces propriétaires peuvent-ils BFM-TV, RMC), Vincent Bolloré (Canal+ de Virgin radio, RFM, Télé 7 jours, concilier liberté de l’information et inté- mais aussi Havas, l’un des principaux et Marie-Odile Amaury, qui pos- rêts privés ? Comment TF1, BFM-TV, Le pourvoyeurs de publicité des médias sède L’Equipe (et dont le groupe est, Monde, Libération peuvent-il produire > > > LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AMÉLIORENT-ELLES NOTRE DÉMOCRATIE ? I 143

> > > en toute indépendance des exemples récents sont venus confir- Bolloré avait ciblé le quotidien de la enquêtes sur le secteur de la télépho- mer les risques de cette situation. C’est même manière auparavant suite à un nie, quand leurs propriétaires sont les Bernard Arnault qui a temporairement reportage sur ses affaires africaines. patrons de Free, Bouygues Telecom coupé tout achat de publicité dans les Lors de son arrivée à la tête de Canal+, et SFR ? Comment les journalistes pages du Monde pour LVMH après le l’homme d’affaires breton avait égale- du Figaro peuvent-ils porter un regard travail de ce journal sur son implica- ment censuré un documentaire sur le critique sur la politique de défense tion dans les Panama Papers. Vincent Crédit mutuel. de la France, quand le propriétaire de leur journal vend des avions de chasse à l’État français ? 2017 a vu une nou- … ET S’ACCAPARENT LES AIDES PUBLIQUES velle illustration de ce mélange des À LA PRESSE genre avec l’arrivée du groupe Renault au capital du magazine économique es mêmes milliardaires s’accaparent en outre la majorité des aides publiques Challenges de Claude Perdriel, dont le à la presse. Les chiffres 2017 ne sont pas disponibles, mais les chiffres 2016 groupe contrôle également les titres La Crévélés par Mediapart indiquent que le groupe LVMH de Bernard Arnault (Le Recherche, Historia, Histoire et Scien Parisien, Aujourd’hui en France, Les Échos) a ainsi touché 12,3 millions d’euros d’aides ce et Avenir. publiques, Patrick Drahi (Libération, tous les titres du groupe L’Express, BFM Business, BFM-TV ou encore RMC) plus de 7 millions, et Dassault (Le Figaro) 6,3 millions d’eu- Pressions sur les journalistes, licen- ros. Les aides distribuées par Google ou Facebook, ainsi que par la fondation Gates ciements, censures... De nombreux bénéficient elles aussi très majoritairement à ces mêmes groupes.

POURSUITES BÂILLON : UNE TENDANCE INQUIÉTANTE FLICKR

es poursuites judiciaires lancées mations » et lui avoir prétendument fait une spécialité des poursuites en dif- par des multinationales contre des fait perdre des centaines de millions famation contre les journalistes ou les Lassociations, des journalistes, des de dollars. En France, c’est Areva qui a militants qui s’intéressent de trop près lanceurs d’alerte, des chercheurs ou de poursuivi un simple blogueur pour avoir à ses affaires africaines (voir ci-après). simples citoyens ne cessent de s’accu- relayé le texte d’une association anti- On observe aussi de plus en plus de muler. Dernièrement, c’est le promoteur nucléaire. Après avoir publié un rapport poursuites d’entreprises visant des cher- de l’oléoduc Dakota Access Pipeline, « Menaces sur les forêts africaines », cheurs, ce qui a fini par susciter l’émoi objet d’une résistance très médiati- Greenpeace est poursuivi par la Socfin, du monde de l’enseignement supérieur sée des Sioux du Dakota, qui a poursuivi qui gère des plantations en Afrique de et la mise en place d’une commission Greenpeace, Banktrack et d’autres ONG l’Ouest, et dont le groupe Bolloré est le – la commission Mazeaud – pour traiter pour avoir « disséminé de fausses infor- principal actionnaire. Ce dernier s’est le problème. > > > 144 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

> > > À l’heure où la société civile utilise de également poursuivie devant les tribu- prétextes juridiques pour ennuyer leurs plus en plus les armes du droit contre les naux par EDF pour ses actions non-vio- critiques – atteinte à la vie privée ou à la entreprises, ces « procès bâillon » sont lentes dans les centrales visant à alerter réputation, violation de la propriété intel- aussi un moyen pour ces dernières de l’opinion sur les risques du nucléaire. Des lectuelle, etc. Le groupe laitier Lactalis a contre-attaquer. C’est ainsi que le groupe peines de prison ferme ont même été utilisé un autre moyen de pression début de BTP Vinci a lancé pas moins de quatre prononcées début 2018 contre certains 2017 en mettant fin au contrat de produc- procédures contre l’association Sherpa, militants, qui avaient pénétré sur le site teurs qui avaient témoigné à la télévision qui avait saisi la justice pour faire la de la centrale de Cattenom. sur les pratiques d’achat de l’entreprise. lumière sur les conditions de travail des Surtout, les poursuites tendent de plus ouvriers migrants sur les chantiers du Les poursuites tendent en plus à cibler leurs critiques à titre groupe français au Qatar. Veolia, de son individuel, et pour des sommes consi- de plus en plus à cibler leurs côté, a porté plainte pour diffamation dérables. Inutile de rappeler que les mul- critiques à titre individuel, contre les associations France Libertés tinationales disposent de ressources très et Coordination Eau Ile-de-France qui ont et pour des sommes largement supérieures aux individus ou multiplié les actions en justice pour la considérables. aux petites organisations qu’elles tentent faire condamner pour coupures d’eau illé- ainsi d’intimider... gales. Dernièrement, EDF a déposé une Si ces « procès bâillon » ne sont pas en soi plainte ciblant Greenpeace, quelques une nouveauté, on observe une tendance D’autres pays, confrontés à ce type de jours après que l’association écologiste inquiétante à leur prolifération. Les entre- procédures, ont mis en place des garde- ait porté plainte contre elle auprès du prises comme Bolloré ou Areva n’hésitent fous. C’est le cas du Québec, qui a adopté parquet financier pour avoir présenté un plus à poursuivre de simples blogueurs une loi visant à prévenir et sanctionner « bilan trompeur » en sous-estimant déli- pour avoir mis en ligne un lien vers un les abus de droit. C’est aussi le cas de bérément le coût du démantèlement des article. Au-delà du droit de la diffamation, l’Australie, qui a purement et simplement centrales et du retraitement des déchets les entreprises rivalisent également interdit les poursuites en diffamation aux nucléaires. L’organisation écologiste est d’inventivité pour trouver de nouveaux organisations de plus de 10 salariés.

BOLLORÉ ET SES AFFAIRES AFRICAINES : PROCÈS EN SÉRIE

’il est une grande entreprise C’est peut-être ce qui a encouragé le française qui s’est illustrée ces groupe à développer une stratégie Sdernières années par ses pour- de contournement. Ciblant France suites contre des journalistes ou des Télévisions et un documentaire réa- organisations de la société civile, c’est lisé par Tristan Waleckx et diffusé en bien le groupe Bolloré, pour tout ce qui 2016 dans l’émission « Complément touche à ses affaires africaines – ports et d’enquête », Bolloré a non seulement plantations de palmiers à huile. Depuis réclamé 450 000 euros aux journalistes 2009, plus d’une vingtaine de procé- pour diffamation (sans succès, puisque dures en diffamation ont ainsi été lan- le tribunal a prononcé leur relaxe début cées par Bolloré ou la Socfin en France juin 2018), mais il a aussi engagé en et à l’étranger contre des articles, des reportages audiovisuels, des rapports Depuis 2009, d’organisations non gouvernemen- COPYLEFT plus d’une vingtaine tales, et même un livre. France Inter, des plantations de la Socapalm – dont France Culture, France Info, France 2, de procédures en diffamation la réalité est difficilement contestable – Bastamag, Le Monde, Les Inrocks, ont ainsi été lancées par Bolloré mais sur l’âge réel de jeunes ouvrier Libération, Mediapart, L’Obs, Le Point, ou la Socfin. interrogés dans le documentaire. En Rue 89, Greenpeace, React, Sherpa… Une pleine assemblée générale annuelle cinquantaine de journalistes, d’avocats, parallèle une autre procédure, cette de son groupe, Vincent Bolloré était de photographes, de responsables d’ONG fois pour dénigrement et concur- revenu publiquement sur ces témoi- et de directeurs de médias, ont été visés rence déloyale, devant le tribunal de gnages, accusant les individus pré- par Bolloré et ses partenaires. Un achar- commerce de Paris, dans le cadre de sentés comme mineurs d’avoir en nement qui semble de moins en moins laquelle le groupe réclamait pas moins fait 20 ans et d’avoir été payés par les porter ses fruits puisque les dernières de 50 millions de dommages à France journalistes français pour mentir sur plaintes en diffamation déposées par Télévisions. Sans parler d’une troisième leur âge. Ironie du sort, l’un des jeunes le groupe Bolloré (contre Les Inrocks ou procédure au Cameroun. Devant les hommes qui apparaît dans le documen- Bastamag) ou sa filiale Socfin (contre juges, l’essentiel des débats a porté non taire cherche aujourd’hui à poursuivre Mediapart, Sherpa et le React) se sont pas sur les conditions de travail misé- Vincent Bolloré en diffamation pour ces toutes soldées par une relaxe. rables des sous-traitants et riverains propos. LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES AMÉLIORENT-ELLES NOTRE DÉMOCRATIE ? I 145

SECRET DES AFFAIRES : UNE MENACE DÉMOCRATIQUE TIM VENCHUS TIM

n 2016, malgré les protestations de liberté d’expression et l’intérêt général. journalistes craignent d’ailleurs que les la société civile, la Commission, le Mais les institutions européennes ont en entreprises se tournent de plus en plus EParlement et le Conseil européens revanche catégoriquement refusé de res- vers les tribunaux de commerce, qui leur adoptaient une directive très controver- treindre la portée de ce texte aux seules sont bien plus favorables. sée sur le « secret des affaires ». Sous situations concurrentielles, autrement prétexte de lutter plus efficacement dit aux cas où un acteur économique La directive a été transposée dans le droit contre l’espionnage industriel, ce texte chercherait effectivement à acquérir français en 2018. Comment expliquer que crée un droit général au secret pour les des informations commerciales sen- cette directive inutile, poussée par un entreprises, qui leur permet de traîner sibles pour son propre gain. Ce qui laisse petit nombre d’entreprises, de lobbyistes devant les tribunaux quiconque porterait et de spécialistes autoproclamés de « l’in- à la connaissance du public une informa- Sous prétexte telligence économique », ne reposant sur tion sur leurs activités sur laquelle elles aucun exemple probant d’espionnage de lutter contre l’espionnage auraient préféré maintenir l’omertà. industriel insuffisamment puni par les industriel, ce texte crée dispositions légales déjà existantes, C’est donc une épée de Damoclès qui un droit général finisse par être adoptée dans toute l’Eu- pèse désormais sur les lanceurs d’alerte, au secret pour les entreprises rope ? C’est sans doute qu’elle constitue les salariés et leurs syndicats, les journa- un véritable « joker » dont les grandes listes, les chercheurs et les associations la porte ouverte à tous les abus, alors entreprises pourront se servir pour éviter de protection des consommateurs et de même que certaines firmes, comme le toutes les questions dérangeantes, voire l’environnement. Dévoiler un montage groupe Bolloré ou Veolia, ont de plus en échapper aux régulations. On en voit déjà d’optimisation fiscale, comme dans le plus tendance à vouloir museler leurs un premier exemple avec la directive cas récent du groupe Kering de François critiques aux travers de « procédures européenne sur la transparence fiscale Pinault (7e fortune de France), révéler des bâillon ». Loin de « clarifier le droit » sur en cours de finalisation. Les grandes difficultés économiques qui pourraient la protection des secrets commerciaux entreprises du vieux continent devront provoquer des licenciements massifs, comme le clament ses partisans, cette désormais se soumettre à un reporting comme dans le cas de Conforama fin 2017, nouvelle loi sur le secret des affaires ne financier et fiscal « pays par pays » – sauf ou enquêter sur l’utilisation de produits fait que créer de nouvelles contradictions si... divulguer ces informations pourrait toxiques dangereux pour les salariés et les entre les exigences de la liberté d’expres- nuire à leur « compétitivité ». Certains consommateurs, pourraient ainsi tomber sion, du droit à l’information et de l’inté- craignent que les dispositions sur le sous le coup du « secret des affaires ». rêt général d’une part, et celles du secret devoir de vigilance ou la transparence des affaires d’autre part. Contradictions du lobbying soient les prochaines en Certaines exceptions ont certes été intro- qui devront être tranchées au cas par France à être contournées via ce droit duites dans la directive pour protéger la cas par les tribunaux. ONG, syndicats et d’exception. 146 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES POST-SCRIPTUM I 147

LE VÉRITABLE COÛT DE LA « COMPÉTITIVITÉ »

ous sommes constamment inci- truction d’environnements naturels sont au cœur de notre modèle de société tés – que ce soit par les médias, préservés, et favorisent d’innombrables et sont porteuses de défis majeurs. Pour Nles politiques ou les firmes elles- atteintes aux droits fondamentaux ; et cette étude (dont les résultats complets mêmes – à considérer les grandes ainsi de suite. et la méthodologie sont disponibles entreprises françaises sous un jour dans un rapport séparé, publié paral- positif, comme sources de richesse éco- Certes, nous dira-ton, mais ne s’agit-il lèlement à ce « véritable bilan annuel »), nomique, créatrices d’emploi, symboles pas du prix indispensable à payer pour nous avons examiné cinq postes de et garantes du prestige de la France. maintenir nos entreprises en bonne coûts directement liés aux politiques Lorsque les grands groupes tricolores santé financière, leur permettre de de moins-disant social et fiscal (allé- se portent bien, c’est toute la société créer (ou plutôt de maintenir, voire de gements de cotisations pour les bas française qui irait bien. ne pas trop supprimer) des emplois ? salaires, travail précaire, crédits d’im- pôts) ou au retardement de toute action Les multiples bienfaits apportés par nos EN MOYENNE 300 MILLIONS décisive en matière environnementale multinationales justifieraient qu’il faille D’EUROS DE COÛTS ANNUELS (pollution de l’air et émissions de gaz à baisser les impôts et les cotisations POUR LA COLLECTIVITÉ effet de serre). sociales pour préserver leur « compé- En réalité, les politiques publiques titivité ». Mais aussi qu’il vaille mieux menées depuis des décennies pour Résultat : chacun de ces cinq groupes éviter des mesures trop contraignantes soutenir nos multinationales ont bien représente à lui seul un coût annuel pour réduire les pollutions occasion- un coût, y compris en France même. Et allant de 165 à 460 millions d’euros pour nées par leurs activités. Et enfin qu’elles il est possible de mettre un chiffre au la France. Les coûts les plus importants continuent à bénéficier d’un soutien moins indicatif sur ce coût. sont ceux liés à la pollution de l’air, sui- sans faille de l’État français pour les vis par les crédits d’impôts. Viennent aider à rester compétitives face à la L’Observatoire des multinationales et le ensuite les émissions de gaz à effet de concurrence internationale et étendre Basic (Bureau d’analyse sociétale pour serre, la précarité et enfin les allège- leurs activités à l’étranger. information citoyenne) se sont asso- ments de cotisations sociales. ciés pour produire une estimation du Après tout, ces grandes entreprises ne coût pour la collectivité de cinq des plus Le poids de ces différents coûts pour la représentent-elles pas des centaines de grandes multinationales françaises : collectivité varie selon les entreprises. milliers d’emplois en France et des cen- Renault, Michelin, Total, Sanofi et EDF. Pour Michelin et Renault, la pollu- taines de millions de taxes et impôts Elles ont été choisies car leurs activités tion de l’air est le coût dominant. > > > versés ?

Ce « véritable bilan annuel » a montré de page en page le revers de la médaille. Derrière les « bienfaits » allégués de nos grandes entreprises françaises, il y a d’innombrables questions sur le par- tage des richesses qu’elles créent (et notamment sur leur générosité exor- bitante envers les actionnaires, qui explique en partie leurs problèmes de « compétitivité ») ; sur la compatibilité de leurs modèles commerciaux et de leur stratégie de développement avec la sauvegarde du climat ; sur la situation faite aux travailleurs et travailleuses en France et, plus encore, à l’étranger ; sur leurs chaînes d’approvisionnement internationalisées qui contribuent à l’épuisement des ressources, à la des- 148 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

ALLÉGEMENTS DE COTISATIONS > > > Le constructeur automobile se distingue également en termes de Pour soutenir l’emploi, l’État français octroie des allègements de cotisations recours aux allégements de cotisations patronales pour les salariés basés en France dont la rémunération est en deçà de sociales. Sans surprise, en tant qu’en- 1,6 SMIC. Comme le rappelle la DARES, ces allègements peuvent être considérés treprise pétrolière, Total domine de loin comme un coût sociétal car c’est l’État ou la sécurité sociale qui prennent en toutes les autres firmes de l’échantillon 1 charge tout ou partie de ces cotisations en lieu et place des employeurs . en termes d’émissions de gaz à effet de serre, tout en bénéficiant de crédits Les coûts sociétaux sont calculés pour chaque entreprise selon la formule d’impôts élevés, comparables à ceux suivante : de Sanofi. Pour ce dernier groupe, les crédits d’impôts représentent d’ailleurs MANQUE À GAGNER ESTIMATION DU NOMBRE DE près de 80% de ses coûts pour la col- ANNUEL PAR SALARIÉ SALARIÉS TOUCHANT MOINS PRIS EN CHARGE lectivité, même s’il semble aussi très DE 1,6 SMIC PAR L’ETAT adepte – comme EDF – du recours au travail précaire.

Précision importante : à la différence d’autres méthodologies, l’approche COÛT SOCIÉTAL LIÉ AUX ALLÈGEMENTS DE COTISATIONS des coûts sociétaux détaillée dans les encarts évalue les dépenses réelles, Le nombre de salariés concernés a été estimé sur la base des bilans sociaux des effectivement engagées pour l’année entreprises (sauf pour Renault et Sanofi, pour lesquels les estimations ont été 2016, par la collectivité, autrement dit faites à partir des moyennes sectorielles de l’INSEE). Le manque à gagner par le budget de l’État et des systèmes de salarié a été évalué à partir des travaux de la DARES. protection sociale. Dans notre échantillon, c’est de loin Renault qui emploie davantage de salariés ouvrant droit à des allégements de cotisation, avec un coût sur l’année pour la LE COÛT SOCIÉTAL DES GAZ collectivité d’environ 45 millions d’euros. À l’opposé, selon ses documents sociaux, À EFFET DE SERRE Total n’emploie aucun salarié en deçà du seuil de 1,6 SMIC. OU DE LA POLLUTION DE L’AIR DEMEURE LARGEMENT SOUS-ESTIMÉ TRAVAIL PRÉCAIRE En matière de pollution de l’air, les esti- Le recours aux travail précaire à travers des contrats courts (contrats à durée mations incluent les dépenses d’as- déterminée, intérim et intermittents) est structurellement déficitaire et pèse surance maladie, ainsi que certaines de plus en plus sur les comptes de l’assurance chômage. Le déficit que ces autres dépenses publiques liées à la contrats entraînent reste à la charge de la collectivité, comme le montrent mesure et à la prévention de la pol- 2 les analyses de la Cour des comptes et du Conseil d’analyse économique lution, ou encore à la rénovation des 3 auprès du Premier Ministre . bâtiments publics. En matière d’émis- sions de gaz à effet de serre, ce sont les Les coûts sociétaux sont calculés pour chaque entreprise selon la formule diverses formes d’investissements ou suivante : d’intervention publics en matière de lutte contre le changement climatique ESTIMATION DU NOMBRE DÉFICIT ANNUEL DE qui sont prises en compte, qu’il s’agisse DE SALARIÉS EN CDD COTISATION PAR SALARIÉ de dépenses engagées par l’État, les ET EN INTÉRIM PRIS EN CHARGE PAR L’ÉTAT collectivités locales, ou les agences ou institutions financières publiques.

À bien des égards, l’estimation de ces COÛT SOCIÉTAL LIÉ AU TRAVAIL PRÉCAIRE coûts sociétaux ne fournit qu’un ordre de grandeur a minima des coûts repor- tés sur la société, car les dépenses direc- Le nombre de salariés en CDD et en intérim a été estimé sur la base des tement supportées par les pouvoirs bilans sociaux des entreprises, et le déficit par salarié a été évalué à partir publics ne représentent que la partie des travaux de la Cour des comptes. émergée de l’iceberg. D’abord, évidem- Le nombre de travailleurs précaires est le plus important chez EDF (plus de ment, parce que ces derniers ne font 10 000 personnes), générant un coût sociétal sur l’année de plus de 27 millions sans doute pas tout ce qu’ils devraient d’euros. Le plus faible se trouve chez Total, où le coût annuel estimé atteint faire pour réduire effectivement la néanmoins 11 millions d’euros. pollution de l’air ou nos émissions de gaz à effet de serre. Ensuite et surtout, parce que la plupart des dégâts > > > POST-SCRIPTUM I 149

> > > liés au dérèglement climatique et à GAZ À EFFET DE SERRE la pollution de l’air sont engendrés sur plusieurs décennies et seront payés sur Les émissions de gaz à effet de serre contribuent au dérèglement climatique, le long terme. Enfin, parce qu’il est diffi- phénomène contre lequel un nombre croissant d’actions sont engagées par la cile voire impossible d’identifier toutes plupart des pays. Rien qu’à l’échelle de la France, ces actions représenteraient 5 les conséquences en chaîne et ceux qui une dépense annuelle de plus de 13 milliards d’euros pour les pouvoirs publics. en paie le prix. Cet impact est par nature mondial, chaque entreprise y contribuant au prorata de ses émissions dans le total des émissions mondiales. Le coût sociétal du carbone en est l’exemple type : les dépenses réellement Les coûts sociétaux sont donc calculés pour chaque entreprise selon la engagées en 2016 par l’État français ne formule suivante : représentent que 0,36 euros la tonne (si EMISSIONS on les ramène à l’ensemble des émis- ANNUELLES DE L’ENTREPRISE SUR DÉPENSES sions des entreprises étudiées). Si l’on EMISSIONS TOUTE SA SPHÈRE PUBLIQUES se basait sur le prix du carbone suggéré ANNUELLES D’INFLUENCE ANNUELLES par l’Union européenne pour orienter MONDIALES DE (INTERNE - FRANÇAISES DE GAZ les décisions d’investissement, prix SCOPES 1 & 2 LUTTE CONTRE À EFFET qui prend en compte une partie des – ET EXTERNE LE CHANGEMENT DE SERRE dépenses engendrées sur le long terme - SCOPE 3 DU CLIMATIQUE et qui s’élève à 27 euros la tonne, ce ne PRODUCTEUR AU CONSOMMATEUR) seraient plus 52 millions d’euros dont seraient redevables en moyenne cha- cune de nos cinq multinationales à la collectivité pour l’année 2016, mais plus de 3,9 milliards d’euros. Soit à peu COÛT SOCIÉTAL LIÉ AU CHANGEMENT CLIMATIQUE près leurs bénéfices moyens pour cette même année. Si l’on se réfère aux tra- Les émissions internes des entreprises sont issues de leurs propres décla- vaux du GIEC qui comptabilisent l’en- rations et les émissions externes ont été estimées sur la base d’études sec- semble des impacts et des coûts à venir torielles. Les dépenses publiques françaises de lutte contre le changement du changement climatique à l’échelle climatique ont été évaluées sur la base des travaux de l’Institute for Climate mondiale, la facture s’élèverait même Economics. Sans surprise, c’est Total qui affiche les coûts sociétaux les plus à plus de 14 milliards d’euros par entre- élevés dans ce domaine, devant Michelin et EDF. prise en moyenne, pour les émissions d’une seule année. CRÉDITS D’IMPÔTS Il en va de même, à moindre échelle, Pour soutenir l’emploi et la compétitivité des entreprises françaises, l’État octroie pour la pollution de l’air. Au-delà des des avantages fiscaux dans différents domaines, les deux principaux étant le dépenses réelles que nous avons comp- crédit d’impôt recherche (CIR) et le crédit d’impôt compétitivité-emploi (CICE). tabilisées dans notre estimation de Ils constituent une charge pour les finances publiques qui doit être compensée coûts sociétaux, certains économistes par d’autres ressources, ou par des réductions de dépenses. tentent de donner une valeur théorique à d’autres impacts dits « intangibles » : Les coûts sociétaux sont calculés pour chaque entreprise selon la formule suivante : Si l’on se basait sur le prix du carbone suggéré par l’Union MONTANTS ANNUELS DE CRÉDITS D’IMPÔTS RECHERCHE ET COMPÉTITIVITÉ-EMPLOI TOUCHÉS PAR L’ENTREPRISE européenne, ce ne seraient plus 52 millions d’euros dont seraient redevables chacune de nos cinq multinationales pour 2016, mais COÛT SOCIÉTAL LIÉ AUX AVANTAGES FISCAUX plus de 3,9 milliards. Nous avons basé nos estimations sur les derniers chiffres publiés par les entre- les « pertes de vie humaine » et « les prises elles-mêmes. Certaines d’entre elles ne le déclarant pas de manière trans- pertes d’années de vie en bonne santé ». parente et systématique chaque année, nous nous sommes basés sur la dernière D’après les conclusions d’un rapport déclaration disponible (2014 pour EDF et 2015 pour Sanofi) en faisant l’hypothèse sénatorial de 2015 sur le coût de la que les montants étaient restés constants en 2016. pollution de l’air en France4, ces coûts Total et Sanofi apparaissent comme les principales bénéficiaires de ces crédits « intangibles » seraient grosso modo d’impôts parmi notre échantillon, avec environ 130 millions d’euros chacune. neuf fois supérieurs aux dépenses > > > 14,51 % 150 I OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES LE VÉRITABLE BILAN ANNUEL DES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES

POLLUTION DE L’AIR des différents crédits d’impôts dont elles bénéficient. Quant au manque Les émissions de polluants aériens sont à l’origine de nombreuses probléma- à gagner pour l’État du fait de l’évi- tiques sanitaires (maladies, décès prématurés), mais ont aussi des répercussions tement fiscal et des localisations de négatives sur la détérioration des bâtiments, la baisse des rendements agricoles... filiales dans des paradis fiscaux, seul Leurs conséquences sont en partie prises en charge par la sécurité sociale et les un reporting par pays public et complet dépenses publiques. Un rapport récent du Sénat estime qu’à l’échelle de la France, permettrait d’y mettre un chiffre. elles représenteraient un total de plus de 77 milliards d’euros par an6. Chaque entreprise y contribue au prorata de ses émissions de chacun des principaux Toutes ces mesures sociales et fis- polluants incriminés (soufre, oxydes d’azote, ammoniac, particules fines...) cales favorables aux entreprises ont pour objectif de favoriser l’emploi en Les coûts sociétaux sont calculés pour chaque entreprise selon la formule France. Admettons qu’elles soient coû- suivante : teuses. Sont-elles au moins efficaces ? Les chiffres que nous avons collectés EMISSIONS ANNUELLES DE pour ce « véritable bilan annuel » sug- CHAQUE POLLUANT GÉNÉRÉ DÉPENSES PUBLIQUES PAR L’ENTREPRISE SUR gèrent que non. Toutes les entreprises ANNUELLES DE LUTTE SA SPHÈRE D’INFLUENCE de notre échantillon à l’exception d’EDF CONTRE LES EFFETS (INTERNE - SCOPES 1 & DE CHAQUE POLLUANT ont vu leur effectif en France diminuer 2 – ET EXTERNE - SCOPE AÉRIEN depuis 2010, alors même que leur effec- 3 DU PRODUCTEUR AU tif mondial et leur chiffre d’affaires CONSOMMATEUR) cumulé croissaient de plus de 10% sur la même période.

PRIVATISATION DES BÉNÉFICES, COÛT SOCIÉTAL LIÉ À LA POLLUTION DE L’AIR SOCIALISATION DES COÛTS Il est tentant de comparer, pour cha- cune des cinq grandes entreprises Les émissions internes des entreprises sont issues de leurs propres déclarations analysées, les coûts sociétaux qu’elles et les émissions externes ont été estimées sur la base d’études sectorielles. Les génèrent avec les impôts qu’elles paient dépenses publiques liées aux effets de la pollution aérienne ont été estimées en France chaque année. à partir du rapport récent du Sénat, en ne tenant compte que des dépenses tangibles (dépense de sécurité sociale, actions de lutte contre la pollution...). Premier impondérable, on ne connaît Les entreprises liées au secteur des transports – Total, Michelin et Renault pas exactement les montants d’im- – affichent les résultats les plus élevés, supérieurs à 150 millions d’euros pôts en question. Là encore, nous en par an en moyenne (avec des chevauchements potentiels puisque l’usage sommes réduits aux approximations. des véhicules est pris en compte pour chacune d’entre elles). Si l’on rapporte leurs bénéfices déclarés en 2016 à la part de la France dans leur > > > tangibles de cette pollution – celles dans quelques cas à des estimations chiffre d’affaires, et qu’on applique le que nous avons retenues dans nos faites à partir des données sectorielles taux nominal de l’impôt sur les socié- calculs. Autrement dit, si l’on tenait compilées par l’INSEE. tés, les impôts sur les bénéfices > > > compte de ces coûts intangibles, nos Concernant les données salariales à cinq multinationales ne seraient plus l’intérieur des grands groupes, comme redevables à la collectivité de 115 mil- par exemple la proportion de contrats à lions d’euros chacune en moyenne, durée déterminée et d’intérimaires au mais de 11,5 milliards pour l’année 2016. sein de leur effectif français, ou la répar- 14,51 % tition des employés par déciles de rému- 12,82 % EN MATIÈRE SOCIALE ET FISCALE, nération, il faut se référer aux « bilans DES INFORMATIONS TRÈS sociaux » qu’ils sont tenus de produire PARTIELLES chaque année. Seule une minorité d’en- En ce qui concerne les coûts sociaux treprise rend publics ces bilans sociaux, et fiscaux, les calculs sont a priori plus même s’ils n’ont théoriquement rien de clairs. Mais encore faut-il accéder aux confidentiel, et il est difficile de se les informations nécessaires, ce qui relève procurer, même sur simple demande. souvent du parcours du combattant. Les données sont difficilement accessibles, En matière fiscale, c’est pire encore. ne concernent pas toujours l’ensemble Les multinationales françaises entre- -2,63 % de leurs filiales basées en France, et tiennent une opacité délibérée dans remontent parfois à plusieurs années ce domaine. La plupart d’entre elles ne en arrière. Nous en sommes réduits rendent même pas publics le montant POST-SCRIPTUM I 151

> > > virtuellement versés en France de leurs impacts environnementaux et un moyen de nourrir la controverse et par nos 5 entreprises s’élèveraient à sociaux ailleurs sur la planète du fait de le débat politique au sein et à l’extérieur environ 275 millions d’euros pour cha- l’emprise internationale de leurs activi- des entreprises, non pas d’apporter des cune. C’est-à-dire moins que les coûts tés, mais aussi et surtout de leurs chaînes réponses définitives. sociétaux que nous avons estimés en d’approvisionnement, ce qui peut fausser moyenne à 300 millions d’euros par les comparaisons. Le constat s’applique Il s’agit plus modestement ici de entreprise. aux entreprises de notre échantillon, remettre en question certaines certi- mais davantage encore aux multinatio- tudes trop bien établies, et de mettre Mais l’impôt sur les sociétés n’a pas nales du secteur agroalimentaire ou de en lumière le contraste saisissant entre pour seule vocation de compenser les la grande distribution comme Carrefour l’accaparement des profits financiers coûts sociétaux. Son objectif premier ou Danone. Autre type d’entreprise dont générés par ces grandes entreprises est de contribuer au financement des il est particulièrement difficile d’appré- entre les mains de quelques-uns, et infrastructures et du capital social et hender les coûts sociétaux (d’autant les coûts dont elles se défaussent humain qui permettent aux entreprises plus qu’elles sont peu transparentes sur la société dans son ensemble. de fonctionner et d’embaucher (édu- sur leurs données sociales et fiscales) : Relocalisation de l’économie, transition cation nationale, justice, sécurité...), celles comme LVMH ou L’Oréal dont énergétique, fiscalité écologique... Les ainsi qu’à une redistribution partielle l’empreinte environnementale directe propositions ne manquent pourtant pas des richesses. Les coûts sociétaux est plus limitée, mais dont les activités pour faire autrement. générés par ces grands groupes sur posent d’autres sortes de questions quant la collectivité sont donc nettement à leur impact sur la société. supérieurs à leur contribution fiscale une fois déduits ces investissements Serait-il possible de poser et résoudre (laquelle est d’ailleurs appelée à baisser une large équation économique mettant dans les années à venir en France avec dans la balance tous les coûts socié- la réduction du taux d’impôt sur les taux des multinationales avec tous les bénéfices de 33 à 25% d’ici 2022). Quant bénéfices, directs ou indirects, qu’elles aux taxes du type « pollueur-payeur » apportent à nos sociétés ? Si certaines comme la TGAP (taxe générale sur les entreprises comme LafargeHolcim activités polluantes), elles sont bien commencent à s’y essayer8, de tels loin de couvrir les coûts sociétaux : leur calculs doivent être considérés comme montant est environ 10 fois inférieur5 aux dépenses tangibles comptabilisées pour chaque polluant dans le cadre de notre estimation (sans compter les 1 DARES, Allègements et autres dispositifs décès prématurés et autres coûts intan- dérogatoires portant sur les cotisations gibles non pris en compte). sociales patronales, 2014 2 Cour des Comptes, le régime d’indemnisation Là encore, les grandes entreprises chômage à l’issue des emplois précaires, lettre semblent maîtriser l’art de reporter les aux ministres de l’Economie et du Travail, 2013 coûts sociétaux qu’elles génèrent sur 3 Conseil d’analyse économique, Améliorer l’assurance chômage pour limiter l’instabilité d’autres (notamment à travers le lob- de l’emploi, 2015 bying des associations patronales ou sec- 4 Sénat, Commission d’enquête sur le coût torielles, pour obtenir des réductions de économique de la pollution de l’air, 2015 « charges » sociales et fiscales ou pour évi- 5 Institute for Climate Economics, Landscape of ter des normes environnementales trop climate finance in France, 2015 contraignantes), tandis qu’elles gardent 6 Sénat, Commission d’enquête sur le coût la majorité des profits qui en découlent économique de la pollution de l’air, 2015 pour les redistribuer à leurs actionnaires. 7 Sur la base des taux en vigueur consultables sur https://www.actu-environnement.com/ media/pdf/news-30449-tgap-tableau-2018.pdf QUE CONCLURE DE CES CHIFFRES ? 8 Voir https://www.lafargeholcim.com/ Un dernier point : nos estimations sites/lafargeholcim.com/files/atoms/files/ se focalisant sur 5 impacts clés, elles integrated-profit-loss-statement_2016.pdf n’offrent évidemment qu’un aperçu par- Cette étude conclut que LafargeHolcim a apporté un bénéfice net à la société dans son tiel de l’ensemble des coûts sociaux, envi- ensemble d'un peu plus de 4 milliards de ronnementaux, sanitaires, économiques francs suisses, mais ce calcul est le fruit d'un occasionnés par les activités des multi- ensemble d'hypothèses et de décisions qui nationales. Autre limite : elles ne portent sont inévitablement sujettes à contestation, à commencer par les sujets les plus évidents que sur la France, alors que certaines comme le prix à donner à la tonne de carbone entreprises génèrent une grosse partie ou celui d'une vie humaine. L’OBSERVATOIRE DES MULTINATIONALES L’Observatoire des multinationales est un média d’information et d’investigation sur les activités des grandes multinationales françaises, et plus généralement sur les enjeux de responsabilité des entreprises et de démocratie économique. L’Observatoire réalise et publie des enquêtes et des reportages sur l’impact social et environnemental et le rôle politique des grands groupes français, aussi bien en France qu’a l’étranger. Il mène également un travail de veille plus large sur ces questions. Le site de l’Observatoire des multinationales propose des tableaux de bord sur les grands groupes français ainsi que des dossiers thématiques sur des sujets comme l’énergie nucléaire, l’eau, les accords de commerce, le textile ou les paradis fiscaux. L’Observatoire des multinationales est un projet de l’association Alter-médias, qui publie également le site d’informations environnementales et sociales Basta ! www.bastamag.net Contact : Alter-médias - 5 avenue Paul Langevin - 93100 Montreuil Tel : 09 52 83 22 46 Mail : [email protected] • Site web : www.http://multinationales.org LES GRANDES ENTREPRISES FRANÇAISES NUISENT-ELLES À LA SANTÉ ? I 153

Paris, juin 2018

Coordination : Olivier Petitjean & Mathieu Paris

Conception graphique et mise en page : Guillaume Seyral

Avec la participation de : Simon Gouin, Rachel Knaebel, Ivan du Roy, Anne-Sophie Simpere, Nolwenn Weiler

Ce « véritable bilan annuel » est largement basé sur des articles publiés au cours de l'année 2017 et au-delà sur le site de l'Observatoire des multinationales (www.multinationales. org). Il est donc le produit du travail collectif de l'équipe de journalistes et des pigistes qui contribuent à ce site ainsi qu'au site d'information Basta ! (www.bastamag.net).

Plus généralement, il n'aurait pas été possible sans le travail d'alerte, d'investigation et de veille d'innombrables salariés, syndicalistes, journalistes, militants associatifs, agents publics, experts et simples citoyens sur les pratiques des grandes entreprises.

Publié sous licence Creative Commons CC BY NC ND (www.creativecommons.org) Les photos, sous licence Creative Commons CC BY-NC-ND 2.0 & CC BY-ND 2.0, sont issues des sites flickr.fr, wikimedia.org et pxhere.com.

Cette publication a bénéficié du soutien financier de la Fondation Un monde par tous et de la Fondation pour les droits de l'homme au travail.

Les chiffres Les chiffres présentés dans ce contre-rapport sont extraits des « documents de référence » que les entreprises sont tenues de publier chaque année. Nous avons récolté les données des 40 groupes du CAC40 en 2017 (Accor, Air liquide, Airbus, ArcelorMittal, Atos, Axa, BNP Paribas, Bouygues, Capgemini, Carrefour, Crédit agricole, Danone, Engie, Essilor, Kering, LafargeHolcim, Legrand, L'Oréal, LVMH, Michelin, Orange, Pernod Ricard, PSA, Publicis, Renault, Safran, Saint- Gobain, Sanofi, Schneider Electric, Société générale, Sodexo, Solvay, ST Micro, TechnipFMC, Total, Unibail-Rodamco, Valeo, Veolia, Vinci, Vivendi). Dans certains cas, nous avons aussi récolté les données d'une sélection complémentaire de grandes entreprises hors CAC40 (Aéroports de Paris, Air France KLM, Alstom, Auchan, Bolloré, BPCE, Casino, Dassault, EDF, Eiffage, Elior, Eramet, Iliad, Lactalis, La Poste, Orano, SNCF, Suez, Thales, Vallourec).

Les données complètes seront publiées au cours des prochains mois sur le site de l'Obser- vatoire des multinationales. D'ici là, pour toute question ou signaler un problème avec les données, vous pouvez nous contacter à l'adresse suivante : [email protected]. www.multinationales.org