L'européisme De Pierre Sudreau
Total Page:16
File Type:pdf, Size:1020Kb
Entre idéaux humanistes et réalités partisanes: l’européisme de Pierre Sudreau Bertrand Vayssière To cite this version: Bertrand Vayssière. Entre idéaux humanistes et réalités partisanes: l’européisme de Pierre Sudreau. Pierre Sudreau, 1919-2012. Engagé, technocrate, homme d’influence, Presses universitaires de Rennes, pp.109-126, 2017, 978-2-7535-5266-1. hal-01889334 HAL Id: hal-01889334 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01889334 Submitted on 18 Mar 2019 HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. « Entre idéaux humanistes et réalités partisanes : l’européisme de Pierre Sudreau » Bertrand Vayssière, Université Toulouse 2 Jean Jaurès En matière européenne comme dans d’autres, Pierre Sudreau peut être présenté en Cassandre, tel que le décrivait René Rémond dans une préface de 1985 : un « prophète lucide et importun dont la clairvoyance sera reconnue mais les avertissements négligés »1.Pourtant, et pour détourner la maxime de Simone de Beauvoir, il n’est pas né européen, contrairement à ce que disent d’eux-mêmes certains fédéralistes de sa génération, entraînés vers les débats sur l’Europe et les mouvements militants, que Pierre Sudreau n’a jamais fréquentés. En ce qui le concerne, c’est bien la Seconde Guerre mondiale qui va l’amener à s’intéresser aux problèmes européens, ce qui le rapproche d’un Henri Frenay ou d’un Eugen Kogon, eux-mêmes fruits d’une génération plus activiste, à une époque où l’urgence paraît plus forte. La limite est cependant que Pierre Sudreau sera en la matière aussi libre qu’il l’a toujours été dans tous les actes de sa vie, ce qui fait qu’il est difficile de dire de lui qu’il puisse avoir été un européiste à titre permanent. Par nature comme par nécessité, Pierre Sudreau est d’abord et avant tout un passionné de politique, ce qui le renvoie d’abord, vu les circonstances de l’époque où il s’éveille à l’action, à un cadre national et local. La vision européenne de Pierre Sudreau est donc plus floue au pire, plus souple au mieux que celle qui résulte d’une quelconque idéologie. Elle est d’abord le reflet d’un idéal qu’il croit trouver à la lecture de Saint Exupéry, qui l’a passionné : c’est l’humanité qui prime2, l’idée européenne apparaissant alors trop étroite pour ses aspirations mondialisteset sa croyance dans les bienfaits naturels de la technologie libératrice et des économies d’échelle. Alors, que peut-on dire de l’européisme de Pierre Sudreau, qu’il ne s’agit pas pour autant de remettre en cause ? Pur opportunisme politicien ou euroréalisme en accord avec les particularités de son temps ? I- Une formation empirique à l’Europe. a) Le levain de la Résistance. Au cours de l’entre-deux-guerres, Pierre Sudreau n’est pas plus qu’un « témoin » des relations internationales de ses jeunes années, marquées, d’après ses propres dires, au coin de l’insouciance. Tout juste découvre-t-il un certain scepticisme à l’égard du personnel diplomatique lorsque celui-ci ne réagit pas face à la remilitarisation de la Rhénanie. Son destin paraît être celui d’un « gosse de riche », cependant brisé par la guerre. Différentes circonstances font qu’il ne part pas à Londres, ce qui entraîne chez lui un complexe, et peut expliquer qu’il se soit jeté dans la Résistance « à corps perdu ». Arrêté, il part à Buchenwald, où il arrive le 14 mai 1944. Il y portera le matricule 52.3013. Ce camp est alors l’un des premiers du système concentrationnaire, établi en 1937 près de Weimar. On y compte 63.000 prisonniers au moment où Pierre Sudreau y est interné, et 86.000 un an plus tard. L’expérience qu’y vit Pierre Sudreau, et dont il parlera tout au long de sa vie, ne le mène pas dans l’immédiat directement vers la pensée européenne, même s’il se dit convaincu d’avoir appris son européisme sur place, mais vers une violente prise de 1 René Rémond, préface du livre de Pierre Sudreau, De l’inertie politique, Paris, Stock, 1985. 2 « La fraternité, le culte de l’effort, s’élever au-dessus des petitesses, prendre conscience de la destinée humaine », Pierre Sudreau, « Messages à la jeunesse », in Saint-Exupéry, le sens d’une vie, Paris, Le Cherche Midi, 1994, p.176. 3 Le Serment Buchenwald-Dora, n°85, 4e trimestre 1971 Archives nationales (désormais CHAN), 91AJ/6, « Pour que notre témoignage demeure ». 1 conscience qui se transforme en leçon de vie4, « une leçon d’idéal, d’abnégation et d’esprit civique »5. En ce sens, l’histoire d’Henri Guillaumet, le dédicataire de Terre des Hommes (un pas, encore un pas6), racontée par son cher Saint Exupéry, a peut-être plus joué dans sa propre résistance qu’un quelconque credo7. Si l’on parle d’européisme, dont le premier pas serait la réconciliation franco-allemande, l’expérience du camp n’a pas non plus joué un rôle immédiat chez Sudreau, qui est loin d’un Joseph Rovan, détenu à Dachau : le pardon n’est pas aussi spontané qu’il peut l’être chez lui8 ou chez Henri Frenay9. Il faut dire que sa survie à Buchenwald ne l’a pas précisément porté vers l’Autre, assurée par une solidarité franco- française (Marcel Paul10, Pierre Durand, le docteur Fresnel, Guy Ducoloné) qui l’a coupé des réalités étrangères au sein même du camp. Il garde même plutôt un mauvais souvenir des prisonniers allemands, qui obtiennent des responsabilités de surveillance à mesure que des troupes partent sur le front. La fraternité n’est donc pas générale, et ne prédispose pas chez lui à des accointances « européennes »… Au contraire, Sudreau parlera même de « haine » à l’égard de ceux qui lui ont fait du mal, et ira jusqu’à gifler l’officier qui s’était chargé de son interrogatoire, une fois retrouvé11. Plus tard (1985), il avouera que quand il pense Allemagne, il pense plus Buchenwald que Bach, Beethoven ou Mozart12, ce en quoi il rejoint, même si c’est sur un bien autre ton, les propos d’un autre rescapé de Buchenwald, Jorge Semprun. Peut-on ainsi conclure que son expérience de déporté a pu étayer son européisme ? Il ne serait pas le premier et le seul à s’être « converti » à l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, à l’occasion d’un événement personnel traumatique : on peut faire la liste de ces « conversions » chez les fédéralistes, où l’expérience de l’exil ou de la détention a pu jouer un rôle décisif dans les engagements à venir13. Pour prendre le seul cas de Buchenwald, d’autres personnalités étant passées par ce camp et ayant témoigné de ses horreurs en ont tiré des conséquences européennes : Jorge Semprun14 déjà rencontré, Eugen Kogon, qui a lui-même analysé plus d’une centaine de témoignages sur les camps de concentration15 avant de s’engager dans l’activisme fédéraliste, Stéphane Hessel, qui estimera lui aussi que Buchenwald a aidé à sa vocation16, ou même Léon Blum qui y a écrit À l’échelle humaine. La question est cependant : y a-t-il réellement une relation de cause à effet entre le cauchemar concentrationnaire et l’européisme de Pierre Sudreau, comme celui-ci le dit 50 ans plus tard ? Il ne faut pas exagérer ces propos le plus souvent reconstruits : dans sa carrière, la 4 Pierre Sudreau, « Messages à la jeunesse », op. cit., p.176. Voir, dans sa préface de Gérard Pfister, Marcel Weinum et la Main Noire, Strasbourg, éd. Arfuyen, 2007 : « [La Résistance] a révélé les hommes à eux-mêmes, au-delà de ce qu’ils auraient cru possible ». 5 Pierre Sudreau, « Discours pour le 30e anniversaire de la libération de Blois », 8 septembre 1974, p.2, 91AJ/1. 6 Allusion au crash de l’avion d’Henri Guillaumet au Laguna del Diamante, le 13 juin 1930, auquel il survécut en marchant pendant sept jours et six nuits à la recherche de secours. 7 Pierre Sudreau, « Messages à la jeunesse », op. cit., p.179. 8 Joseph Rovan, « L’Allemagne de nos mérites », Esprit, 11 oct. 1945, pp.529-540. 9 Robert Belot, Henri Frenay. De la Résistance à l’Europe, Paris, Seuil, 2003, p.465-482. 10 Lettre de Pierre Sudreau à Roger Leclerc, secrétaire fédéral du PCF, le 16 novembre 1982, suite à la mort de Marcel Paul le 11 (91AJ/1). 11 Pierre Sudreau, Au-delà de toutes les frontières, Paris, Odile Jacob, 1990, p.209 ; Christiane Rimbaud, Pierre Sudreau, Paris, Le Cherche-Midi, 2004, p.101. 12 Sologne Information Centre, n°138-139, avril-mai 1985, « Résistance et déportation », p.5, CHAN, 91AJ/5. 13 Parmi ces « convertis », on peut citer les grands leaders fédéralistes que sont Brugmans, Spinelli ou Frenay : Bertrand Vayssière, Vers une Europe fédérale ? Les espoirs et les actions fédéralistes au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, Peter Lang, 2007 (rééd.). 14 Conférence de Pierre Sudreau, salle Gaston d’Orléans, Château de Blois, lundi 15 novembre 1976, 91AJ/1. L’orateur conseille à cette occasion le livre de Jorge Semprun, Le Grand Voyage, p.3. 15 Eugen Kogon, Les chambres à gaz secret d’État, Paris, Seuil, 1993.