Entre idéaux humanistes et réalités partisanes: l’européisme de Pierre Sudreau Bertrand Vayssière

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Bertrand Vayssière. Entre idéaux humanistes et réalités partisanes: l’européisme de Pierre Sudreau. Pierre Sudreau, 1919-2012. Engagé, technocrate, homme d’influence, Presses universitaires de Rennes, pp.109-126, 2017, 978-2-7535-5266-1. ￿hal-01889334￿

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Bertrand Vayssière, Université Toulouse 2 Jean Jaurès

En matière européenne comme dans d’autres, Pierre Sudreau peut être présenté en Cassandre, tel que le décrivait René Rémond dans une préface de 1985 : un « prophète lucide et importun dont la clairvoyance sera reconnue mais les avertissements négligés »1.Pourtant, et pour détourner la maxime de Simone de Beauvoir, il n’est pas né européen, contrairement à ce que disent d’eux-mêmes certains fédéralistes de sa génération, entraînés vers les débats sur l’Europe et les mouvements militants, que Pierre Sudreau n’a jamais fréquentés. En ce qui le concerne, c’est bien la Seconde Guerre mondiale qui va l’amener à s’intéresser aux problèmes européens, ce qui le rapproche d’un Henri Frenay ou d’un Eugen Kogon, eux-mêmes fruits d’une génération plus activiste, à une époque où l’urgence paraît plus forte. La limite est cependant que Pierre Sudreau sera en la matière aussi libre qu’il l’a toujours été dans tous les actes de sa vie, ce qui fait qu’il est difficile de dire de lui qu’il puisse avoir été un européiste à titre permanent. Par nature comme par nécessité, Pierre Sudreau est d’abord et avant tout un passionné de politique, ce qui le renvoie d’abord, vu les circonstances de l’époque où il s’éveille à l’action, à un cadre national et local. La vision européenne de Pierre Sudreau est donc plus floue au pire, plus souple au mieux que celle qui résulte d’une quelconque idéologie. Elle est d’abord le reflet d’un idéal qu’il croit trouver à la lecture de Saint Exupéry, qui l’a passionné : c’est l’humanité qui prime2, l’idée européenne apparaissant alors trop étroite pour ses aspirations mondialisteset sa croyance dans les bienfaits naturels de la technologie libératrice et des économies d’échelle. Alors, que peut-on dire de l’européisme de Pierre Sudreau, qu’il ne s’agit pas pour autant de remettre en cause ? Pur opportunisme politicien ou euroréalisme en accord avec les particularités de son temps ?

I- Une formation empirique à l’Europe.

a) Le levain de la Résistance.

Au cours de l’entre-deux-guerres, Pierre Sudreau n’est pas plus qu’un « témoin » des relations internationales de ses jeunes années, marquées, d’après ses propres dires, au coin de l’insouciance. Tout juste découvre-t-il un certain scepticisme à l’égard du personnel diplomatique lorsque celui-ci ne réagit pas face à la remilitarisation de la Rhénanie. Son destin paraît être celui d’un « gosse de riche », cependant brisé par la guerre. Différentes circonstances font qu’il ne part pas à Londres, ce qui entraîne chez lui un complexe, et peut expliquer qu’il se soit jeté dans la Résistance « à corps perdu ». Arrêté, il part à Buchenwald, où il arrive le 14 mai 1944. Il y portera le matricule 52.3013. Ce camp est alors l’un des premiers du système concentrationnaire, établi en 1937 près de Weimar. On y compte 63.000 prisonniers au moment où Pierre Sudreau y est interné, et 86.000 un an plus tard. L’expérience qu’y vit Pierre Sudreau, et dont il parlera tout au long de sa vie, ne le mène pas dans l’immédiat directement vers la pensée européenne, même s’il se dit convaincu d’avoir appris son européisme sur place, mais vers une violente prise de

1 René Rémond, préface du livre de Pierre Sudreau, De l’inertie politique, , Stock, 1985. 2 « La fraternité, le culte de l’effort, s’élever au-dessus des petitesses, prendre conscience de la destinée humaine », Pierre Sudreau, « Messages à la jeunesse », in Saint-Exupéry, le sens d’une vie, Paris, Le Cherche Midi, 1994, p.176. 3 Le Serment Buchenwald-Dora, n°85, 4e trimestre 1971 Archives nationales (désormais CHAN), 91AJ/6, « Pour que notre témoignage demeure ». 1 conscience qui se transforme en leçon de vie4, « une leçon d’idéal, d’abnégation et d’esprit civique »5. En ce sens, l’histoire d’Henri Guillaumet, le dédicataire de Terre des Hommes (un pas, encore un pas6), racontée par son cher Saint Exupéry, a peut-être plus joué dans sa propre résistance qu’un quelconque credo7. Si l’on parle d’européisme, dont le premier pas serait la réconciliation franco-allemande, l’expérience du camp n’a pas non plus joué un rôle immédiat chez Sudreau, qui est loin d’un Joseph Rovan, détenu à Dachau : le pardon n’est pas aussi spontané qu’il peut l’être chez lui8 ou chez Henri Frenay9. Il faut dire que sa survie à Buchenwald ne l’a pas précisément porté vers l’Autre, assurée par une solidarité franco- française (Marcel Paul10, Pierre Durand, le docteur Fresnel, Guy Ducoloné) qui l’a coupé des réalités étrangères au sein même du camp. Il garde même plutôt un mauvais souvenir des prisonniers allemands, qui obtiennent des responsabilités de surveillance à mesure que des troupes partent sur le front. La fraternité n’est donc pas générale, et ne prédispose pas chez lui à des accointances « européennes »… Au contraire, Sudreau parlera même de « haine » à l’égard de ceux qui lui ont fait du mal, et ira jusqu’à gifler l’officier qui s’était chargé de son interrogatoire, une fois retrouvé11. Plus tard (1985), il avouera que quand il pense Allemagne, il pense plus Buchenwald que Bach, Beethoven ou Mozart12, ce en quoi il rejoint, même si c’est sur un bien autre ton, les propos d’un autre rescapé de Buchenwald, Jorge Semprun. Peut-on ainsi conclure que son expérience de déporté a pu étayer son européisme ? Il ne serait pas le premier et le seul à s’être « converti » à l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, à l’occasion d’un événement personnel traumatique : on peut faire la liste de ces « conversions » chez les fédéralistes, où l’expérience de l’exil ou de la détention a pu jouer un rôle décisif dans les engagements à venir13. Pour prendre le seul cas de Buchenwald, d’autres personnalités étant passées par ce camp et ayant témoigné de ses horreurs en ont tiré des conséquences européennes : Jorge Semprun14 déjà rencontré, Eugen Kogon, qui a lui-même analysé plus d’une centaine de témoignages sur les camps de concentration15 avant de s’engager dans l’activisme fédéraliste, Stéphane Hessel, qui estimera lui aussi que Buchenwald a aidé à sa vocation16, ou même Léon Blum qui y a écrit À l’échelle humaine. La question est cependant : y a-t-il réellement une relation de cause à effet entre le cauchemar concentrationnaire et l’européisme de Pierre Sudreau, comme celui-ci le dit 50 ans plus tard ? Il ne faut pas exagérer ces propos le plus souvent reconstruits : dans sa carrière, la

4 Pierre Sudreau, « Messages à la jeunesse », op. cit., p.176. Voir, dans sa préface de Gérard Pfister, Marcel Weinum et la Main Noire, Strasbourg, éd. Arfuyen, 2007 : « [La Résistance] a révélé les hommes à eux-mêmes, au-delà de ce qu’ils auraient cru possible ». 5 Pierre Sudreau, « Discours pour le 30e anniversaire de la libération de Blois », 8 septembre 1974, p.2, 91AJ/1. 6 Allusion au crash de l’avion d’Henri Guillaumet au Laguna del Diamante, le 13 juin 1930, auquel il survécut en marchant pendant sept jours et six nuits à la recherche de secours. 7 Pierre Sudreau, « Messages à la jeunesse », op. cit., p.179. 8 Joseph Rovan, « L’Allemagne de nos mérites », Esprit, 11 oct. 1945, pp.529-540. 9 Robert Belot, Henri Frenay. De la Résistance à l’Europe, Paris, Seuil, 2003, p.465-482. 10 Lettre de Pierre Sudreau à Roger Leclerc, secrétaire fédéral du PCF, le 16 novembre 1982, suite à la mort de Marcel Paul le 11 (91AJ/1). 11 Pierre Sudreau, Au-delà de toutes les frontières, Paris, Odile Jacob, 1990, p.209 ; Christiane Rimbaud, Pierre Sudreau, Paris, Le Cherche-Midi, 2004, p.101. 12 Sologne Information Centre, n°138-139, avril-mai 1985, « Résistance et déportation », p.5, CHAN, 91AJ/5. 13 Parmi ces « convertis », on peut citer les grands leaders fédéralistes que sont Brugmans, Spinelli ou Frenay : Bertrand Vayssière, Vers une Europe fédérale ? Les espoirs et les actions fédéralistes au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, Peter Lang, 2007 (rééd.). 14 Conférence de Pierre Sudreau, salle Gaston d’Orléans, Château de Blois, lundi 15 novembre 1976, 91AJ/1. L’orateur conseille à cette occasion le livre de Jorge Semprun, Le Grand Voyage, p.3. 15 Eugen Kogon, Les chambres à gaz secret d’État, Paris, Seuil, 1993. L’enquête dont est l’objet son livre est menée entre le 15 juin et le 15 novembre 1945, et porte sur les camps de concentration en général. 16 http://www.struthof.fr/fr/temoignages/temoignages-sur-la-resistancela-deportation-et-la-memoire/la- memoire/stephane-hessel/ 2 préoccupation européenne ne vient que dans un second temps. Ce qui l’occupe dès le départ et pour un certain nombre d’années, c’est le combat national : celui de la reconstruction, puis celui de la compétition politique, forcément alors à l’échelle nationale. À aucun moment, Pierre Sudreau ne se reconnaît dans les proclamations, trop idéalistes et visionnaires à son goût, des fédéralistes de l’après-guerre. Ses « amitiés » européistes ne se sont absolument pas révélées au moment de la guerre, mais bien après, au gré de ses propres tribulations politiques.

b) Le pragmatisme comme politique.

Pierre Sudreau reste d’abord et avant tout un pragmatique. Pour ces mêmes raisons, il n’est pas un européiste classique : l’Europe n’est qu’un pis-aller vers une véritable politique moderniste à l’échelle mondiale17. Dans ses mémoires, l’Europe n’apparaît d’ailleurs que comme une première étape18. Comme Jean Monnet ou Louis Armand, Sudreau pourrait d’abord penser que les organismes chargés de diriger la vie des hommes ne sont plus adaptés quand ils sont à l’échelle nationale : une « mutation » s’avère nécessaire pour mieux lutter contre « l’anarchie » et pour « utiliser les ressources techniques et les enseignements méthodologiques qu’aujourd’hui seule la politique […] néglige pour son action »19. Il y a donc bien du Jean Monnet dans cette inclination, à une différence près : le fait national n’est jamais minoré, et encore moins le fait politique. L’Europe est vue comme un moyen de modernisation, voire de redressement : elle n’est jamais envisagée comme un super-État qui pourrait remplacer l’ancien. Ce point de vue est bien de son temps, partagé entre urgence de la reconstruction et misères de la politique internationale comme l’est la IVe République elle- même dans son entier, dilemme résumé ici par Edgar Faure : « Le véritable choix n’est pas entre les idéaux. C’est le choix entre les moyens. Le mauvais choix des moyens est le seul véritable choix contre l’idéal ». Pierre Sudreau est d’abord un acteur, qui s’insère dans l’action nationale : il paraît d’ailleurs ne pas trop se préoccuper de l’Europe, en tout cas dans les années 50, car celle-ci semble aller d’elle-même dans le bon sens, après la crise de la CED. Sudreau ressemble ainsi à un autre jeune politique, Jacques Duhamel, dont il sera proche, serviteur de l’État dévoué à la relance et à la modernisation du pays. Ce cheminement explique tous les développements ultérieurs : il ne peut y avoir de considérations partisanes dans la reconstruction du pays, le modèle étant la figure du grand commis laïc tels que pourraient l’incarner ses contemporains Paul Delouvrier, François Bloch-Lainé ou Louis Armand. La vision que Sudreau développe dès cette époque soutient la technique et le progrès comme vecteurs de la modernité et du rapprochement des peuples, sans se mêler d’idéologie européiste, ce qui n’est pas étonnant pour ce « polytechnicien d’honneur », tel que l’a défini, avec humour, Louis Armand20, lui- même convaincu des vertus de l’échange pour le rapprochement des peuples21. Ainsi, son ambition n’est pas « politique »22 au sens classique du terme, ce qui peut justifier qu’il accepte l’aventure gaulliste, même si ses propres idées ne correspondent pas en tous points avec celles du Général. C’est vrai que de Gaulle n’a pas donné de consignes précises

17 Réflexion que l’on retrouve chez Louis Armand, Le pari européen, notamment pp.15-60. 18 Au-delà de toutes les frontières… Le dernier chapitre (VIII) s’intitule « Un troisième millénaire planétaire ». 19 Ibid., p.212. 20 Ibid., p.138, note 1. 21 « Les échanges […° contribuent à une meilleure connaissance d’autres pays, d’autres structures sociales et accentuent la mise en œuvre de formes plus souples d’organisation que celle de la planification, faite pour les périodes de démarrage ou de pénurie », Le Pari européen, p.33. 22 Au-delà de toutes les frontières, p.166. 3 contre les Traités de Rome, même si les députés républicains sociaux se réclamant de lui ont voté contre. Sudreau peut donc prendre sans réticences son poste de ministre de la Construction : il entre certes à cette occasion en politique, mais d’abord en tant que « technicien » issu de la « société civile », dans une période d’état de grâce et d’ouverture23. On est dans la foulée du plan Pinay-Rueff et de l’adaptation au défi européen.

c) Un centriste avant tout.

Cependant, lorsque Sudreau devient ministre de l’Éducation nationale (avril 1962), l’ambiance a changé, avec un gouvernement désormais plus au pas, notamment suite à la démission des ministres MRP au mois de mai. C’est le projet d’élection du Président au suffrage universel qui va provoquer la rupture. Peu après sa présentation par de Gaulle, Sudreau lui fait parvenir sa lettre de démission, le 25 septembre, où il insiste sur la trahison des idéaux de 1958 que représente à ses yeux ce ferment de démocratie directe24. L’Europen’a rien à faire dans cet acte, mais des préoccupations personnelles, ainsi que de politique intérieure, alors que le centrisme n’a jamais été aussi affaibli. La démission collective des ministres MRP de mai 1962 elle-même, suite au rejet du plan Fouchet, ne peut pas se limiter au choc ressenti face à la provocation gaullienne, dont l’Europe est certes le principal objet : elle est surtout le résultat de la prise de conscience de l’éloignement des deux grandes familles politiques de la droite, libéraux et gaullistes, parfois capables d’alliance, mais qui là entérinent un éloignement, rendu plus cruel encore pour les centristes par le récent raz-de-marée UNR. Pierre Sudreau, aussi indépendant soit-il, est en effet d’abord de la famille centriste. Celle-ci connaît alors une perte d’identité dans le camp de la droite, car le gaullisme a achevé, après 1962, d’en être le « père nourricier » (expression de de Gaulle lui-même). Celui-ci a subjugué le centre, notamment les démocrates-chrétiens, qui ont reculé dans les sondages et dans les idées face aux succès de l’UNR. Au sein de ce reflux, l’Europe reste une « identité de substitution »25 qui console de bien des déboires nationaux. C’est bien sur ce terreau que s’affirment les convictions qui seront bientôt portées par Valéry Giscard d’Estaing, notamment avec la Fédération nationale des Républicains indépendants qu’il présente comme centriste, libérale et pro-européenne. En 1965, la crise de la chaise vide, qui semble avoir joué un rôle dans le ballottage de de Gaulle aux présidentielles, rappelle que l’Europe peut être le bon cheval de bataille pour résister à un gaullisme qui donne alors quelques signes de fatigue. Le centrisme doit se réorganiser dans l’optique de préparer l’après-de Gaulle, qui devient intellectuellement envisageable. En avril 1967 est créé le groupe Progrès et démocratie moderne (PDM) à l’Assemblée nationale, formation qui espère un rapprochement avec Pompidou, qui lui serait favorable d’un point de vue électoral26. Pour preuve, Jacques

23 Raymond Aron parle de « six mois de dictature romaine » dans Immuable et changeante, Calmann-Lévy, 1959, p.16-17. Brigitte Gaïti, in « Décembre 1958 ou le temps de la révélation technocratique », in Vincent Dubois et Delphine Dulong, La question technocratique. De l'invention d'une figure aux transformations de l'action publique, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1999, PAGE 24 Lettre de Pierre Sudreau dans à propos de sa démission de 1962, 4 mai 1967, 91AJ/5. Voir Parlement(s), 2004/3, n°HS 1, p.23. 25 Expression d’Alfred Grosser citée dans Jean-Pierre Rioux, Les Centristes, de Mirabeau à Bayrou, Paris, Fayard, 2011, PAGE ? Jacques Rigaud abonde dans ce sens dans son témoignage dans « , les centristes et l’Europe », in Association Georges Pompidou (dir.), Georges Pompidou et l’Europe, Bruxelles, Complexe, 1995, p.544. 26 Muriel Montero, « Georges Pompidou, l’ouverture au centre et le CDP », in Jean-Paul Cointet, Bernard Lachaise, Gilles Le Béguec, Jean-Marie Mayeur (dir.), Un politique : Georges Pompidou, Paris, PUF, pp.277- 294. 4

Duhamel tope en direct à la radio avec lui27, le 22 mai 1969, sur un programme minimal, dont la relance de la construction européenne fait partie, alors que se profile le sommet de La Haye qui est sensé relancer le chantier européen. Une inflexion semble en effet nécessaire au Président face à la montée de la puissance économique allemande, et aux bonnes dispositions britanniques exprimées par le très europhile Edward Heath. Du coup, l’Europe devient un moyen de reprendre l’initiative diplomatique, à condition que celle-ci soit présentée comme « réaliste ». Ce n’est pas pour déplaire à Pierre Sudreau, qui ne défend pas vraiment un modèle fédéraliste, mais une structure favorisant les rapprochements et si possible les synergies.

II- Président du Mouvement européen-France.

a) Militant de l’Europe.

Après sa démission du gouvernement en 1962, Pierre Sudreau a continué à parler d’Europe en dehors de tout mandat politique. Il a des convictions européennes qui le rapprochent de certaines personnalités, notamment Louis Armand. Ce dernier avait présidé la Commission de la Communauté européenne de l’énergie atomique28, et c’est lui qui propose à Sudreau de diriger la Fédération des industries ferroviaires, alors que le projet de « train rapide » commence à se faire connaître, avec cette idée d’inspiration saint-simonienne qu’un maillage de plus en plus dense ne pourrait que favoriser la construction de l’Europe. Sudreau accepte : selon lui, c’est le chemin de fer qui a permis de décloisonner les sociétés européennes et de conclure les premiers accords européens au XIXe siècle29. Sudreau n’est pas un néophyte lorsqu’il devient président du Conseil français du Mouvement européen (ME) le 6 mai 196830. Ce poste obéit, certes à des convictions d’ouverture réelles qu’il a pu démontrer à l’époque de la Résistance31, mais aussi à une stratégie d’entrisme auprès de la droite plus classique qui se confirme dans l’attente du départ de de Gaulle. L’ambition est-elle européenne ? On ne doit pas oublier que les moyens de pression des mouvements pro-européens visent alors d’abord et avant tout les États, plutôt qu’un centre européen encore hypothétique, surtout après le redressement qui suit la crise de la chaise vide32. Le ME a d’ailleurs cette conviction que la fédération n’est pas un objectif, et que la réalité de la CEE est surtout intergouvernementale. Pierre Sudreau partage cette vision. Du coup, ses convictions ne sont pas bien ancrées, et ses connaissances du milieu militant assez incertaines : plus tard, il écrira que son fédéralisme était « approximatif ».

27 AN, 5AG2/1088, « débat animé par Georges Leroy pour l’émission Europe Soir, sur Europe n°1 », repris dans un entretien télévisé le lendemain avec Mmes Rose Vincent, Annick Beauchamp et Christian Bernadac, AN, 5AG2/1088. L’ensemble du débat est retranscrit dans du 24 mai 1969. 28 Louis Armand, Le pari européen, Paris, Fayard, 1968. 29 Au-delà de toutes les frontières, p.296. 30 L’Express, 6 mai 1968. À partir de ce moment, ses articles et ses interviews portent à chaque fois la mention « député PDM, ancien ministre, président du Conseil français du ME » (91AJ/6). 31 Pierre Sudreau a en particulier défendu la mémoire du communiste Marcel Paul, qu’il avait connu à Buchenwald. Il a donné son nom à une rue de Blois, le 9 septembre 1984, et s’est engagé comme témoin dans le procès pour diffamation intenté par l’Association Buchenwald-Dora-Kommando et la Fédération nationale des déportés, internés, résistants et patriotes contre le conseiller municipal de Sartrouville Laurent Wetzel, qui avait déclaré que Marcel Paul disposait du droit de vie et de mort sur ses codétenus (décembre 1984). Ce soutien faisant fi des frontières politiques traditionnelles fait un peu penser à celui qu’accorda Pierre de Bénouville à François Mitterrand dans les années 80. 32 Werner Feld J., Transnational Business Collaboration among Common market Countries. Its implication for political integration, New York, Praeger Publishers, 1970 : l’auteur a mené 70 entretiens durant l’été 1965 avec des représentants de différents groupes de pression, qui montrent que 70% des sondés croit en la supériorité de leur action sur les gouvernements nationaux, et 22% seulement sur les organisations communautaires. 5

Ses convictions suffisent cependant car il s’exprime sur le sujet depuis longtemps, ainsi que son image de « forte tête », legs de sa démission retentissante de septembre 1962. Le Conseil national du ME approuve sa nomination le 21 mai, confirmant le choix d’une personnalité centriste, « hostile à la politique européenne de l’actuelle majorité »33. Il garde également l’image de rassembleur, ayant déclaré que les communistes ne lui donnent pas de complexes, et que le centrisme est un facteur de libéralisation et de dialogue34. Les idées qu’il défend alors dans la presse en font le parfait européiste, moderniste, lucide et, en creux, réticent au gaullisme. Il défend l’idée d’économie d’échelle35 et plaide pour l’achèvement de la Communauté36, assurant que la France ne pouvait plus se permettre une politique solitaire de grande puissance37. En ce sens, il obtient le soutien de ces différents réformateurs qui, autour de Jean-Jacques Servan-Schreiber, parient sur l’avenir de la coopération européenne38 et la politique d’ouverture. Faisant un bilan de l’Europe construite dans un texte de la fin de 1968 (non daté), et qui représente peu ou prou son programme en tant que président du Mouvement européen-France, Pierre Sudreau exprime « un regret » et « un espoir »39. Pour lui, ce bilan est « considérable » : les guerres sont maintenant vues, à l’échelle européenne, pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des luttes « fratricides »40. Ce bilan est cependant en même temps « décevant ». Le Marché commun n’est qu’une « union douanière » (depuis le 1er juillet 1968). Or, sans politique économique commune, on ne peut aller bien loin41. « Il faut donc dépasser le stade du Marché commun et s’efforcer de créer un véritable esprit communautaire ». D’où le « regret ». Malgré des succès indéniables (« réserves de devises importantes, taux de change réalistes, situations économiques relativement saines »), il n’y a pas de volonté politique d’aller de l’avant, singulièrement chez les Français, « et en particulier chez celui qui depuis 1958 préside aux destinées de la France »42.

b) Où en est le Mouvement européen ?

L’organisation française du Mouvement européen, qu’il préside, est une « filiale » du Mouvement européen international, constitué en 1948. Sa création fut décidée après le Congrès de l'Europe à La Haye par les différents groupements et associations pro-européens qui étaient à l'origine de cette manifestation (février 1949). On trouvait en son sein des associations et des personnalités de toutes tendances, à l'exception des communistes. Les objectifs étaient de « développer dans le peuple français la prise de conscience de l'Europe. [...] L'Association a également pour but de regrouper les associations à vocation européenne, afin de renforcer leurs actions et de collaborer pour atteindre les objectifs communs ». Diverses personnalités assurèrent successivement la présidence de l'organisation : Raoul Dautry, André François-Poncet, René Courtin et René Mayer (Gaston Defferre suivra). Le

33 L’Express, 91AJ/2. 34 Interview par Merry Bromberger, dans Jours de France n°705, 18 mai 1968, p.136-137. 35 « Souverainetés et solidarité européenne », Le Figaro, 1er septembre 1969. 36 « Pour l’Europe », Le Monde, 1er avril 1969. 37 Article très critique dans Combat, intitulé « M. Sudreau : j’aurai choisi », 30 décembre 1968 (interview réalisée par Philippe Marcovici, 91AJ/6). 38 On doit se rappeler la vague d’ouvrages portant sur le gap technologique de l’Europe par rapport aux États- Unis, et les remèdes à y apporter : Jean-Jacques Servan-Schreiber, Le Défi européen, Paris, Denoël, 1968, Louis Armand et Michel Drancourt, Le Pari européen, Paris, Fayard, 1968, Pierre Vellas, L’Europe face à la révolution technologique américaine, Paris, Dunod,1969. 39 « Situation actuelle de l’Europe », 91AJ/5. 40 Doc.cit., p.3. 41 Ibid., p.4. 42 Ibid., p.6. 6 mouvement se caractérisait par une structure ramifiée touchant l'ensemble du territoire français, et utilisait les moyens habituels d'un groupe de pression : grandes manifestations publiques en soutien de la cause européenne (conventions, assises), organisation de rencontres et de conférences, institution de commissions ou d'organismes d'études, publication de documentation sur le processus d'intégration européenne. Le ME connaît cependant un reflux important à partir de 1954 et de l’échec de la Communauté européenne de défense, subissant plus que n’imprimant le cours des événements ; de fait, il n’est plus le milieu par excellence où se concentrent le débat et l’effort européens après les traités de Rome. Dans les années 60, on assiste à son délitement en tant que structure supranationale, au profit des conseils nationaux, qui ont l’initiative en matière financière, ce qui enlève beaucoup d’efficacité à l’action collective. En réaction à cela, un Conseil fédéral du ME se réunit à Rome les 19 et 20 janvier 1968 afin de donner un nouveau souffle. Walter Hallstein est élu dans cette optique, à l’unanimité, à la présidence43. Pierre Sudreau, dès le départ, va dans le sens de cette impulsion : il milite pour rationaliser l’activité des associations européistes, et pour que le ME soit « un regroupement réel de toutes les tendances, et non un facteur supplémentaire de dispersion »44. Le contexte semble donner matière à espoir de ce côté-là, même si la question des moyens constituera un problème permanent45.

c) Les espoirs après le départ de de Gaulle.

Au moment où Pierre Sudreau est élu, le général de Gaulle est de plus en plus considéré comme un obstacle sur la voie de l’intégration. Il y a bien eu le régime de libre-échange, le Tarif extérieur commun, le Marché commun agricole qu’il a favorisés, mais l’affaire Soames et le boycott du Conseil de l’UEO, qui n’est pas sans rappeler la crise de la chaise vide, démontrent que la tension reste forte entre la France et ses partenaires. Une relance européenne paraît ainsi nécessaire, que le ME appelle de ses vœux. Suite à la démission du Général, son Comité exécutif international, réuni à Bruxelles le 14 mai 1969 sous la présidence de Walter Hallstein, décide de convoquer le Comité directeur après les élections présidentielles françaises, au début du mois de juillet à Paris, « afin de tirer de la situation nouvelle les directives qui s’imposent pour l’action future ».46 Avant même cette proposition, Pierre Sudreau semble s’impliquer toujours plus auprès de tous les publics entre la fin de l’année 1968 et les premiers mois de 1969, tout en multipliant les articles de presse « en tant que président du ME-France » : à Tours, on le voit devant un parterre d’étudiants47 ; à Bruxelles, il propose un « plan de relance de l’Europe »48 ; il participe à une conférence donnée avec Louis Armand à l’ESSEC sur les thèmes « technocratie et politique », « grandes

43 R. L., « Éclairer la voie… », in Courrier Européen (un des organes du ME, trimestriel), n°85, janvier 1968, p. 1. 44 91AJ/ : Allocution de Pierre Sudreau devant la Ligue européenne de coopération économique prononcée le 28 novembre 1968, 91AJ/5. 45 Des problèmes d’argent sont par exemple signalés dans une lettre de Maurice Schumann à Pierre Sudreau, le 10 décembre 1970, qui répondait à une lettre de ce dernier se plaignant des contributions en baisse de l’État au ME. Schumann évoque au contraire une augmentation : 20.000 Frs en 1969, 30.000 en 1970, et 35.000 pour 1971. « Cela dit, je comprends fort bien que cela ne suffise pas à régler votre problème ». On retrouve cette expression dans une lettre du 24 novembre 1970, évoquant « le contexte de rigueur budgétaire pour 1971 », Lettre de Maurice Schumann à Pierre Sudreau, 10 décembre 1970, 91AJ/5. 46 Archives Historiques de l’Union européenne (AHUE), ME 2518, CE/P/19, « Communiqué, réunion du Comité exécutif à Bruxelles le 14 mai 1969 ». 47 « L’Europe commerciale est peut-être en train de se faire, mais la véritable Europe ne peut pas seulement être celle des crèmes glacées ou des trains de luxe. Il lui faut aussi une âme. C’est aux jeunes de lui donner », 91AJ/6. 48 Propos relayés par Le Monde du 10 mai 1969 suite à une conférence donnée à la Chambre de commerce française (8 mai), 91AJ/11. 7

écoles et universités en Europe », et « problèmes de défense en Europe ». On lui demande de présider un dîner débat à Angers du club Perspectives et Réalités. Il se déplace à Alençon à la demande du député de l’Orne Roland Boudet, où sont invités tous les maires et conseillers municipaux du département49. On le voit à une conférence à l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale, à un déjeuner de la Ligue européenne de coopération économique, à l’invitation d’Edouard Bonnefous et de Lucien de Sainte Lorette, et à un déjeuner-débat au Centre d’étude et de documentation économique et sociale. Malgré cet activisme, Pierre Sudreau n’est pas vraiment enthousiaste face à l’arrivée de Georges Pompidou au pouvoir, qui a pourtant inscrit l’Europe dans l’objectif 3 de son programme présidentiel50. Il a même soutenu (mais sans grande conviction) Alain Poher, contrairement à Jacques Duhamel. Dans un article de juin 1969, il avait indirectement critiqué Georges Pompidou en s’attaquant au principe de l’élection présidentielle, qu’il souhaitait mieux encadrer51. L’ambiance paraît plus propice cependant, Pierre Sudreau lui-même semblant se détendre dans ce nouveau contexte : il connaît bien Maurice Schumann, à qui il donne du « Monsieur le Ministre et cher ami »52. Il semble comprendre ce qui se cache derrière le thème de campagne pompidolien, l’« ouverture dans la continuité » : une volonté, certes, d’enracinement des institutions de la Ve République, mais également, et ce n’est pas pour lui déplaire, la soumission au principe de réalité, qui pousse aux concessions, notamment en direction du centre, dont Pompidou a pu jauger les capacités de résistance, sous-estimées jusque-là par les gaullistes. C’est dans l’optique de cette « ouverture à petits pas » (Gilles Le Béguec), que l’Europe se présente comme l’un des sujets sur lesquels peut se faire un premier rapprochement, impossible jusque-là du fait de l’intransigeance gaullienne53. Chaban-Delmas, le nouveau Premier ministre de la France, peut être présenté comme un européiste convaincu, ce qui est un des points qui le différencie du pur pragmatisme de Pompidou54. Dans cet ordre d’esprit, il a choisi Maurice Schumann aux Affaires étrangères, « le plus européen des gaullistes et le plus gaulliste des Européens »55, et un interlocuteur, on l’a vu, cher à Pierre Sudreau. Celui-ci déclare son enthousiasme (le groupe PDM vient de voter la confiance à son gouvernement et à ses projets financiers le 24 septembre 1969)56, ce qui facilite indéniablement les contacts. De fait, un article du Monde du 30 juillet 1970 signale la réception par Chaban-Delmas des représentants du ME à Matignon57. Sudreau et René Mayer en sortent ravis, ayant remis au Premier ministre une étude sur la nouvelle société dans le cadre européen que le Premier ministre se dit très heureux de recevoir58. Autre article paru

49 Carte de Roland Boudet à Pierre Sudreau, 2 mars 1969, 91AJ/11. 50 CHAN, 5AG2/1088. 51 Article dans Le défi français, juin 1969, intitulé « Le vrai débat », p.6, 91AJ/6. 52 Lettre de Pierre Sudreau à Maurice Schumann du 6 août 1969, 91AJ/11. 53 Jacques Rigaud, « Georges Pompidou, les centristes et l’Europe », in Association Georges Pompidou (dir.), Georges Pompidou et l’Europe, Bruxelles, Complexe, 1995, p.548. 54 N’oublions pas les réticences qui peuvent exister entre les deux hommes. D’après Jacques Chaban-Delmas lui- même, sa nomination comme Premier ministre n’a pas été acceptée de gaieté de cœur par Georges Pompidou, L’ardeur, Paris, Stock, 1975, p.339. 55 L’Express, 30 juillet 1969. Christine Manigand, « Jacques Chaban-Delmas et l’Europe » in Bernard Lachaise et alii, Jacques Chaban-Delmas en politique, Paris, PUF, 2007, pp.237-250 ; Christian Hocq, « L’originalité de Maurice Schumann au sein de la famille gaulliste de 1958 à 1981 », in François Audigier, Bernard Lachaise et Sébastien Laurent, Les gaullistes. Hommes et réseaux, Paris, Nouveau Monde éd., 2013, pp.99-111. 56 L’Express, 22-28 décembre 1969, « Notes politiques ». 57 CHAN, 91AJ/5. 58 Texte du ME (premier paragraphe) : « Tout nouvel ordre social, qui tend à permettre à l’homme de s’épanouir, de ne plus être seulement un moyen et un assujetti mais un participant majeur, doit s’inscrire dans un cadre suffisamment vaste pour répondre à l’essor et aux nécessités impérieuses du monde moderne… Ce cadre est actuellement l’Europe. Sans Europe il ne peut y avoir de nouvelle société ». 8 dans La Nouvelle République59 des 29-30 juillet 1970, sur cette réception, où il est signalé que c’est la première fois que le ME est reçu à l’Hôtel Matignon depuis 195860.

III- Les idées à l’épreuve de la relance.

a) Converti au militantisme ?

Sudreau est-il devenu un européiste militant ? Certes, il multiplie les conférences61, mais il reste marqué par ses références politiques nationales. Pour lui, il y a trois catégories de politiques 62 : les « néo-révolutionnaires » qui sont prêts à la révolution sanglante, les « conservateurs » « qui se cramponnent au passé », et les « réformateurs », qui sont dans tous les camps, mais qui ne savent pas s’unir. Une « hydrolyse » de ces formations politiques est de fait nécessaire, et le ME pourrait en être le réceptacle : Pierre Sudreau le présente en tout cas comme « une large ouverture politique allant des socialistes aux membres de la majorité ». Ses convictions ne lui font pas oublier les solutions qu’elles pourraient apporter dans son propre camp politique : le problème central pour Pierre Sudreau est que « le centre est le plus touché par l’électoralite »63, ce qui fait que les querelles de personnes l’emportent sur toute autre considération et entraîne l’impossibilité de créer « une grande union du centre ». Les préoccupations politiciennes sont donc importantes dans l’action européiste de Pierre Sudreau, et il faut bien rappeler le croisement du contexte européen et national lors de son élection à la présidence du ME-France : il accède à la présidence du ME-France un mois après l’échec du référendum gaulliste, alors que Giscard a tout fait pour le torpiller. La construction européenne remet elle-même en question la concentration gaullienne des pouvoirs, et réactualise les thèses du parlementarisme libéral, désavouées en 1962. Les retombées intérieures du débat sur l’Europe semblent ainsi plus intéresser Pierre Sudreau que ses extensions communautaires. Paul Rohr, président de la commission des Affaires étrangères du Parti libéral belge, propose ainsi à Pierre Sudreau la possibilité de formation d’un vaste centre à l’échelle européenne, dont l’initiative reviendrait à Michel Poniatowski, et dont il ferait partie (24 avril 1971)64. La réponse de Pierre Sudreau tarde, malgré les relances sur les possibilités d’une « entente centriste européenne »65. Pierre Sudreau, décidément sceptique, renvoie son interlocuteur d’abord à André Voisin, vice-président du ME, puis à Claudius Petit, président du groupe PDM à l’Assemblée nationale. Paul Rohr, ne donnera plus de nouvelles…

b) Le faux espoir de La Haye.

L’espoir européiste de Pierre Sudreau semble d’abord s’inscrire dans une perspective pragmatique, dans la perspective de la conférence de La Haye, qui rassemble les chefs d’États et de gouvernement des Six les 1er et 2 décembre 1969. Un triptyque a été défini dès la

59 « M. Pierre Sudreau et la construction de l’Europe », 91AJ/2. 60 Le Figaro60 reproduit le texte du ME et les réactions positives de Chaban-Delmas. 61 91AJ/11 :conférence du ME à Clermont-Ferrand le 26 janvier 1970 ;conférence devant le Centre des Jeunes Dirigeants sur le thème « L’Europe, grande puissance ou satellite ? » ; conférence auprès de Gaston Defferre à Marseille le 15 mai 1972 ; conférence le 5 octobre 1971 devant le patronat chrétien (CFPC) à Paris sur « l’Europe et la crise monétaire » ; invitation par le Cercle Europe et Démocratie fondé à Tours à une conférence de Pierre Sudreau sur « Notre avenir à l’ère atomique » le mardi 17 décembre 1968. A CLASSER 62 « L’ère des réformateurs », L’intérêt européen, n°29, 15 avril 1970. 63 Article du 17 novembre 1971, France-Soir. 64 Lettre de Paul Rohr à Pierre Sudreau, 24 avril 1971, 91AJ/5. 65 Lettre de Paul Rohr à Pierre Sudreau, 6 et 22 novembre 1972, 91AJ/5. 9 première conférence de presse de Pompidou en tant que Président de la République, le 10 juillet 196966. Sudreau publie une déclaration le 12 novembre 1969, en tant que Président de l’Organisation française du ME, appelant à l’audace : « Les participants au sommet devraient se rendre à La Haye avec la volonté d’écrire une page d’histoire européenne. Nous cherchons des hommes d’Etat européens, espérons que La Haye nous les révèlera »67. Cette déclaration s’insère dans une vague de prises de position qui démontre la mobilisation de la société civile autour de ce sommet68. Le « programme » de La Haye ne peut qu’attirer l’attention de Pierre Sudreau. Sa vision européenne est en effet marquée par une volonté moderniste, mettant en avant le « progrès foudroyant des techniques » et « l’ère de la grande dimension »69. Parmi les dossiers évoqués, l’atome civil occupe une place de choix. Pierre Sudreau avait lui-même engagé une réflexion sur ce dernier point dans son livre best-seller, L’Enchaînement. En octobre 1960, la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA) avait mis en chantier un « Centre Commun de Recherche » qui devait compter plusieurs milliers de scientifiques, ingénieurs et techniciens spécialisés, répartis dans différents établissements (projet Orgel). La mise au point par la France, dans son usine d’enrichissement de Pierrelatte, d’un réacteur qui venait concurrencer le prototype européen en voie de construction révélait l’incapacité de la CEEA à dépasser les ambitions nationales des États membres et leur volonté de « juste retour »70, ainsi que l’a démontré le débarquement de son Président, Étienne Hirsch, par de Gaulle, le jugeant trop fédéraliste à son goût (20 janvier 1962). Il faut ajouter que la CEEA a été bien malmenée au sein même des institutions européennes suite à la fusion de 1967. En 1968 cependant, la Commission européenne publiait un Livre blanc qui suggérait des pistes pour une véritable politique énergétique communautaire71. C’est sur la base de ce document que la Commission prend langue auprès de différents groupes d’intérêt, dont le ME de Sudreau, qui montre un réel intérêt pour l’initiative72 : une lettre de Sudreau dans Le Monde suit de près la proposition de Bruxelles, appelant peu avant la tenue du sommet de La Haye à « une stratégie industrielle

66 CHAN, 5AG2/1089. 67 Petit encart appelant à manifester pacifiquement aux militants de la section française du ME « pendant le ‘sommet’ des ‘Six’ », 12 novembre 1969, 91AJ/11. 68 Voir les déclarations du ME international, Europe, 19 novembre 1969, celle d’Europa-Union (26 novembre 1969), du Mouvement européen néerlandais (18 octobre), du Mouvement européen luxembourgeois (7 novembre), dans Cahiers de la documentation européenne, octobre-décembre 1969, p.21. L’UNICE, la COPA et d’autres organismes font également connaître leur soutien au sommet. Le jour même de l’ouverture de celui-ci, une manifestation « européenne » des fonctionnaires de Bruxelles a lieu aux abords de la Ridderzaal, eux-mêmes porteurs d’un « manifeste du personnel des institutions européennes » (10 novembre) appelant à une accentuation de la construction européenne. 69 Conférence donnée devant l’assemblée générale de l’Union internationale des chemins de fer le 10 décembre 1969 (« le rail et l’Europe ») à la demande de Louis Armand, qui sera publiée dans Rail international, 91AJ/11. On retrouve dans ces idées les accents d’un Christopher Layton, lui-même futur chef de cabinet du commissaire Spinelli, chargé de la politique industrielle et de la recherche, dont le livre Europe advanced technology : A programme for integration (Londres, Political and Economic Planning ) a eu un fort impact lorsqu’il sort en 1969. 70 L’heure est aux champions nationaux, comme le montre par exemple le Plan Calcul, lancé en 1966 par le général De Gaulle sur l'impulsion de Michel Debré et d'un groupe de hauts fonctionnaires et d'industriels, destiné à assurer l'indépendance du pays en matière de gros ordinateurs ; voir Pierre Guillen, « La France et la négociation du traité d’Euratom » in Michel Dumoulin et alii, L’énergie nucléaire en Europe. Des origines à Euratom, Bruxelles, Peter Lang, 1994, pp.111-129 ; lire les prises de position de Jean-Jacques Servan-Schreiber à ce propos dans Le Défi américain, notamment p.183. 71 « Première orientation pour une politique énergétique communautaire - communication de la Commission au Conseil - COM(68) 1040 », 18 décembre 1968. 72 BAC 38/1986 1011, note à l’attention de M. le Directeur général, examen de différentes prises de position sur la « Première orientation pour une politique énergétique commune », 10 novembre 1969. 10 européenne globale » (30 novembre 1969)73. Pierre Sudreau plaide pour une CEE soudée, à même d’éviter un fiasco pour tous ses membres au bénéfice des Etats-Unis ou de l’URSS, s’inquiétant de la perte de terrain dans les secteurs les plus sensibles de la technologie, à l’heure du basculement de tout un système productiviste vers la révolution technique qui exige des moyens de production différents74. Le sommet de La Haye lui paraît l’occasion de trouver une solution satisfaisante à ce dilemme. Et sa première réaction est en effet positive : dans Le Monde, il juge prometteuses les orientations tracées dans les domaines de la technologie et de l’énergie, même s’il dit qu’il faudra être vigilant sur les réalisations75, et que le ME devra militer pour la création d'un ministère chargé affaires européennes76.

c) Désillusions.

C’est pourtant à l’effacement de la CEEA que Sudreau assiste, qui montre l’absence de concrétisation des bonnes volontés exprimées à La Haye. La question énergétique reste pourtant brûlante après le départ de de Gaulle, et est même relancée par la crise pétrolière de 1973. Pierre Sudreau réagit sur celle-ci et les conséquences qu’elle entraîne77, mais sa parole se perd dans les querelles qui divisent les Européens sur la meilleure façon de répondre à la crise proche-orientale. Pierre Sudreau avait également appelé à créer une monnaie unique pour mieux lutter contre le détachement du dollar et le début des cours flottants78.Il avait soutenu la dévaluation du 8 août 1969, décidée par Georges Pompidou en réaction à la faiblesse du franc, et qui montrait plus que toute autre chose le pragmatisme du Président, osant faire ce que son prédécesseur avait refusé de cautionner quelques mois plus tôt, signe du primat désormais accordé à l’économie et à la monnaie sur la diplomatie et la politique de prestige79. C’est d’ailleurs cette dévaluation, jugée positivement à Bonn, qui entraîne peu après une réévaluation du deutschemark que de Gaulle avait vainement demandé l’année précédente. Cependant, les concessions s’arrêtent là, comme le démontrera la faible place qu’a prise le dossier monétaire dès les discussions de La Haye : malgré le soutien des plans Barre et Werner par Chaban- Delmas, Giscard et Schumann, c’est Pompidou qui tranchera en sa défaveur (décembre 1970), car il veut que l’Etat conserve la maîtrise de sa monnaie, l’intégration monétaire entraînant à ses yeux l’intégration politique. Dans cette matière, il n’y a pas de déviance par rapport à l’orthodoxie gaulliste, qui souhaite tout juste la solidarité financière, mais sans transfert de souveraineté. La dernière décision du Président est d’ailleurs de retirer le franc du système de flottement concerté des devises européennes (24 janvier 1974).

Conclusion.

73 « M. Pierre Sudreau : pour une stratégie industrielle européenne globale », Le Monde, 30 novembre-1er décembre 1969. Pierre Sudreau fait ici allusion à l’avance de la technologie américaine dans le domaine des réacteurs, les seuls rentables étant ceux des firmes Westinghouse et General Electric. 74 Le Figaro, « Souverainetés et solidarité européenne », 19 septembre 1969. On trouve la même idée dans Les Echos (20 juin 1969, « Créer une solidarité européenne »). 75« M. Sudreau : les six prochains mois seront décisifs », Le Monde, 7-8 décembre 1969 ; Texte dactylographié « Au-delà de La Haye », 91AJ/2. 76 Sans date mais après le sommet de La Haye : « Projet d’article pour Le Courrier européen », 91AJ/2. 77 « Le pétrole-piège », tribune du Midi Libre, 9 novembre 1973, 91AJ/7. 78 Le Monde, 3 septembre 1971. 79 Jacques Fauvet, « Mort et survie », Le Monde, 10-11 août 1969.

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Pierre Sudreau a beaucoup écrit sur l’Europe, et peu obtenu : opérer de nouveaux progrès pour éviter le pourrissement du Marché commun80, dénoncer l’absence de solidarité européenne face au déclin démographique et technologique de l’Europe81, appeler Pompidou pour qu’il se fasse « champion de l’Europe » afin d’éviter que l’Europe ne devienne les « Balkans du monde », condamner le rôle négatif dans l’indécision de la politique française de la décennie précédente82, appeler à un sursaut d’union face à la menace pétrolière83, soutenir le principe de l’élection des parlementaires européens84, se battre pour que l’Europe dépasse le stade mercantile85. On reconnaît trois dossiers prioritaires dans la masse de ces articles : l’énergie, la lutte contre le chômage et l’innovation technologique, tous trois menacés par la crise et, ce que Pierre Sudreau craignait le plus, par l’indécision et les querelles politiques. Est-ce ainsi l’agacement qui éloigne Pierre Sudreau de son combat militant pour l’Europe dès le début des années 70 ? Une lettre du 11 février 1972 adressée à Richard Coudenhove- Kalergi semble révéler une certaine amertume : en réponse à ses sollicitations, il dit qu’« ayant trop de travail », il a « demandé à être déchargé des fonctions de Président de l’organisation française du Mouvement européen ». Cela dit, il ne s’éloignera pas totalement du combat européiste : une liste des députés membres du conseil parlementaire du ME d’octobre 1978 montre que Sudreau est toujours membre du Bureau national et du comité directeur86. Dans une lettre du 30 novembre 1976 adressée à Jacques-Henri Gros, Président de la Chambre de Commerce de Mulhouse, il écrit : « En tant que Président d’honneur de l’Organisation française du ME, et bien que ne participant plus directement à ses activités, il ne m’est pas possible de me désintéresser de l’action menée par ce mouvement » (NOTE). Pierre Sudreau reste en effet toujours en contact : il reçoit ainsi une lettre de Louis Leprince- Ringuet, Président, le 29 septembre 1976 (NOTE), l’appelant à participer à l’effort de médiatisation entraîné par la décision du Conseil européen du 12 juillet 1976 de faire élire le Parlement européen au suffrage universel, ce qu’il accepte avec plaisir. Mais c’est à peu près tout. Au fond, Pierre Sudreau ne peut s’empêcher de regretter les évolutions d’une CEE aux « préoccupations mercantiles », devenue « Communauté ‘protozoaire’ »87, une « Europe du bricolage »88, dont il estime qu’elle est « informe », car sans volonté politique. Pour lui, la nécessité de l’Europe s’explique d’abord par des considérations mondiales : déclin démographique, agressivité économique du Japon, théorie des grands ensembles. A ses yeux, l’Europe doit « avoir un rôle mondial », capable de concilier Est et Ouest, Nord et Sud, « éclairant l’avenir avec les Droits de l’Homme et prônant la démocratie »89. Ses tribunes représentent de véritables coups de gueule contre une Europe dans laquelle il ne se reconnaît pas, mais pour laquelle il continuera jusqu’au bout à se battre90. Pierre Sudreau n’est peut-être

80 Le Monde, 1er avril 1969. 81 Les Echos, 20 juin 1969. 82 France-Soir, 9 février 1972. 83 Midi Libre, 9 novembre 1973. 84 Pour « dégager la construction européenne du ‘rituel diplomatique’ dans lequel elle s’enlisait » (Au-delà de toutes les frontières, p.214). 85 Midi Libre, 9 novembre 1973. Pierre Sudreau formule ici le même vœu que Georges Pompidou, dans son discours inaugural lors de la conférence de Paris, le 9 octobre 1972, cité par Jean-René Bernard, « Pragmatisme et ambition dans l’action européenne du Président Pompidou », in Association Georges Pompidou (dir.), Georges Pompidou et l’Europe, op. cit., p.51. 86 Liste du 22 novembre 1976, 91AJ/5. 87 Au-delà de toutes les frontières, p. 315 et 321. 88 Ibid., p.298. 89 Ibid., p.305. 90 Pierre Sudreau, « Vagissements », Le Monde, 19 mars 1987. 12 pas le plus engagé des européistes, mais sûrement un de nos hommes politiques les plus constants dans ses préoccupations pour l’Europe à construire.

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