.. Le monde du théâtre dans l'oeuvre dramatique de Jean Anouilh"

June N. Beard

Département de lanque et littérature françaises

McGill Universi ty , Montréal March 1989

A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfillment of the requirements for the degree of Master of Arts.

@ June N. Beard 1989 ( Je dois beaucoup de remerciements, pour sa bienveillance et sa collaboration directoriale, à M. Giuseppe Di stefano, professeur à l'Université McGill. Qu'il me soit également permis d'exprimer ma gratitude profonde à M. Maurice Descotes, professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Pau, France, qui par son enseignement et ses ouvrages a été pour moi le guide le plus précieux dans mes études avancées en littérature française et l'inspiration de mes efforts académiques. Ce sont l'assistance et le conseil sage de ces deux professeurs qui m'ont permis de réaliser cette thèse.

J.N. B.

i (

RESUME

En examinant les différentes pièces dans lesquelles Jean Anouilh met en scène des gens de théâtre, cette thèse analyse la conception que se fait Anouilh de l'oeuvre dramatique, depuis son élaboration par l'auteur jusqu'à sa présentation sUL la scène et sa réception par le public. Elle commence par une

introduction aux différents contacts que le dramaturge a

établis avec le monde du spectacle. Ensuite, l'analyse présente les divers intervenants qui animent la scène et elle établit la caractérologie particulière des gens de théâtre aussi bien que l'image que se fait Anouilh de "l'illusion théâtrale". En outre, l'étude confronte la thèse du "Paradoxe sur le comédien" selon Diderot avec les idées de Anouilh. Elle évoque enfin le rôle du masque et le concept de l'illusion

opposée à la réalité, et s'achève en répondant à la question: "La vie dramatique, est-elle plus vraie que la vraie vie?"

{ ii ABSTRACT

By examining the different plays in which Jean Anoui Ih

puts people of the theatre on stage, this thesis analyses the concept of dramatic work, trom its eJ.aboration by the author to its presentation on stage and its reception by the public. It begins with an introduction to the different contacts that the

playwright established with the theatrical world. The analysis

then presents the various players who animate the stage and it

establishes the particular characterology of the theatre' s

participants as weIl as Anouilh's image of "theatrical

illusion. Il Furthermore, the study contrasts oiderot's thesis

on the "Paradox of the actor" with the ideas of Anouilh.

Finally, i t evokes the role of the mask and the concept of illusion versus reality and concludes in responding to the question: "Is dramatic life truer than true life?"

.,. iii (

PREFACE

L'EVOLUTION DU THEATRE FRANCAIS AU XXe SIECLE

L'oeuvre dramatique de .lean Anouilh s'insère dans un

vaste répertoire des pièces françaises qui ont connu un succès

éblouissant au niveau national aussi bien qu'international. Aujourd 'hui la vie dramatique fleurit en France, non seulement

à Paris mais à Lyon, à Nancy, à Toulouse, à Saint-Etienne, bref

dans tous les coins du pays. Que ce soit dans le cadre

traditionnel des théâtres qui suivent le calendrier strict de

la saison théâtrale ou dans celui des festivals d'été en plein

air, des cafés-théâtres, ou des arènes, la vie dramatique française prospère.

Or ceci n'a pas toujours été le cas. En remontant au début du XXième siècle et en abordant un examen de l'évolution

de la vie dramatique en France, on découvre une période de rénovation qui a considérablement modifié le panorama du

theâtre. Connaître ce panorama permet de déterminer le milieu artistique qui a et fasciné et façonné le jeune Anouilh.

En examinant ensui te les débuts de ce dramaturge on

,, 1 découvre davantage les origines de son goût pour le monde du - spectacle, ce monde qui demeure au coeur de maintes de ses pièces et dont il a fait un tableau à la fois exact et

caricatural. Jean Anouilh s'y trouve tout à fait à l'aise. Il

le dépeint avec précision, avec humour, et avec une aisance étonnante. Le théâtre devient réel chez lui; si réel en fait

qu'il nous amène à poser la question "La vie du spectacle est­

elle plus vraie que la vraie?"

* * *

Avant la première guerre mondiale le théâtre frança is

était dominé par le "théâtre du boulevard." Il est vrai qU'au

XIXième siècle le rom~ntisme, qui avait échoué, en 1843, avec

la chute des Burgraves de victor Hugo, a connu une brève

renaissance inattendue grâce surtout à l'oeuvre d'Edmond

Rostand. Pourtant, malgré le grand succès de son Cyrano de

Bergerac, le néo-romantisme au théâtre s'est doucement éteint

de façon définitive.

Le théâtre naturaliste, qui a évolué chez certains

écrivains en un théâtre à thèse, a figuré aussi dans la

production dramatique de cette époque. Toutefois la sociéte

mondaine s'intéressait moins aux grandes idées des dramaturges

qU'aux thèmes légers qui leur accordaient une évasion hors de

la vie quotidienne, d'où le "théâtre du boulevard."

2 C'était un théâtre plaisant, sentimental, agréable mais

sans profondeur. Presque toujours lié à l'amour, ce théâtre faisait souvent le tableau des passions, dans le cadre d'un tableau de moeurs. On regardait des pièces bien construites

dont le thème était facile à prévoir: la bourgeoisie, le triangle éternel (elle, lui, l'autre), des drames domestiques

qui, en se tenant assez près de la réalité, manquaient d'une

certaine poésie. L'oeuvre des symbolistes -celle de Maurice Maeterlinck par exemple- a voulu créer un théâtre poétique sans

pourtant réussir tout à fait. A la prédominance du "théâtre du boulevard" s'ajoutait le triomphe du vaudeville, qu'a

perfectionné Feydeau, entre autres.

Or, au début de la guerre de 1914, les théâtres de la France ont été fermés. A leur réouverture, on a joué des

pièces patriotiques et des pièces de délassement qui étaient

appelées à maintenir le moral de tous. C ' éta i t l'époque de Sacha Guitry, dont les pièces étaient divertissantes quoique,

une fois encore, fort peu profondes. Le genre léger s'est

perpétué dans l'esprit des habitués du Boulevard. Bref la vie

dramatique française avait grand besoin de renouvellement.

Entre 1919 et 1939 plusieurs hommes de théâtre se sont efforcés d' Y parvenir: Lugné-Poe, qui a fondé le théâtre de l'Oeuvre et a découvert Jean Sarment, Crommelynck, Steve Passeur et Salacrou; Georges Pitoeff, l'apôtre russe qui a f 3 monté des pièces de Pirandello, d'Ibsen, de strinberg, de Shaw

" et de Gide; , qui, à la Comédie des Champs-Elysées

et à l' Athénée, est devenu l'interprète par excellence de

Gil."audoux et qui ad' ailleurs engagé le jeune Anouilh comme

secrétaire; Gaston Baty, fondateur de la Chimère, qui a porte

son attention sur la mise en scène beaucoup plus que sur le

texte; , qui a créé à l'Atelier des pièces de

Salacrou, de Jules Romains et de Passeur ... chacun a joue un

rôle important da.1S l'évolution du théâtre français. C'est

pourtant Jacques Copeau qui a tenu le rang capital car c'est

lui qui a lancé le mouvement de renouvellement recherché.

* * *

Avant même la guerre de 1914, Jacques Copeau, homme de

lettres, critique, acteur directeur, dramaturge, avait préparé

en France la révolution théâtrale qui avait com:nencé en Europe

à la fin du XIXième siècle. Dès son début cette révolut ion a

dépassé les limites nationales: on parlait partout de

Stanislavsky, de Nemirovi tch et de Danchenko de Moscou; de

Reinhardt de Berlin, d'Eiler et de Fuchs de Munich; de

l'Anglais Gordon Craig; du Suisse Adolphe Appia; et des

Français Antoine et Jean Anouilh et Lugné-Poe. Cependant

l'impact provoqué par ces hommes sur le théâtre parisien (un

théâtre que l'on considérait quand même comme assez

sophistiqué) a été d'abord négligeable. Ce n'est qu'à partir

4 des années 1920, avec la transformation du climat culturel à

Paris (illustré en grande partie par les efforts prodigieux de

Copeau et de ceux qu'il a inspirés) que le théâtre français

s'est engagé dans une des étapes les plus riches de son

évolutionl .

Copeau a abordé le théâtre avec de solides principes.

En réaction contre les décors somptueux que les Ballets Russes

ont mis en vogue avant 1914 aussi bien que contre les décors du

style naturaliste, Copeau a cherché un retour à l'austérité de

la scène nue; il a rejeté le cul te de la vedette; il s'est fait

le défenseur de l'importance du texte. En créant l'Ecole du

Vieux-Colombier pour former sa troupe d'acteurs et en insistant

sur la discipline, la dignité, et la fierté du métier (trois

qualités que l'on retrouve chez Jean Anouilh), Jacques Copeau a

rénové non seulement le théâtre, mais l'art du jeu lui-même.

Il a fait reconstruire l'intime théâtre du Vieux-

Colombier en un style architectural qui a permis le

rapprochement des spectateurs avec la scène; il a modernisé les

techniques de l'éclairage; il a tâché de réconcilier la

1 i tterature et la scène en remontant les grandes oeuvres du

passé comme celles de Molière qui ava ... .:!nt été auparavant le

domaine exclusif de la Comédie-Française. Bref il serait

1 Germa ine Brée. Twentieth Century French Literature, Trans. Louise Guiney, (Chicago: University of Chicago Press, 1983), p. 220.

5 difficile de mentionner une innovation théâtrale qui n'ait pas été soit prévue soit inspirée par Jacques Copeau. Quoique des difficultés financières aient forcé ce janséniste de la mise en scène à quitter Paris en 1924, les idées de Copeau sont devenues les piliers de l'avenir du théâtre français d'aujourd'hui. Elles ont inspiré Louis Jouvet, Charles Dullin,

Jean Dasté, et Michel de Saint-Denis, qui à leur tour, ont façonné une troisième génération de metteurs en scène celèbres, comme André Barsacq, Jean Vilar, Jean-Louis Barrault, Marcel

Herrand; suivie par une quatrième génération: Roger Blin, Roger

Planchon, Jean-Marie Serreau, Georges Vitaly, entre autres. 2

La grande transformation du théâtre français s'est ainsi développée à partir de 1920. Elle a été dominée par un groupe de directeurs qui ont créé une nouvelle ambiance au théâtre et qui ont attir? au monde du spe~tacle de nouveaux dramaturges et un nouveau publi-::.

Quand on parlait de théâtre, on parlait moi n s d u

"théâtre du boulevard." Entrr.~ 1920 et 1925, par exemple, le non-dit (l'inexprimé) s'est développé: ce que l'on appelait le

"théâtre intimiste" ou le "théâtre du silence" était en vogue.

On a applaudi les oeuvres de vildrac, de Géraldy, d'Amiel et de

Jean-Jacques Bernard, écrivains qui sont parvenus à présenter des tableaux de moeurs avec des personnages qui ressemblellt à

2 Ibid., p. 222.

6 nous tous mais dont la vie intérieure n'es,: que délicatement ( suggérée (la vérité des coeurs étant trop complexe pour être traduite par des paroles).

Martine, le chef-d'oeuvre de Jean-Jacques Bernard qui a été monté en 1922 par Gaston Baty, est peut-être le meilleur exemple de "théâtre du silence". Rejetant tout pathétique, Bernard a dcrit une histoire d'amour poignante où les personnages parlent de tout, sauf de leurs sentiments.

Pourtant son dialogue anodin où tout est à base de discrétion

suffit à faire deviner aux spectateurs ce que les personnages éprouvent. Le spectateur comprend, malgré le silence.

On a cherché des formes originales d'expression afin de libérer le théâtre français de ses contraintes traditionnelles. Une extrême variété caractérise donc à cette époque les recherches d'ordre dramatique.

Marcel Achard mêlait la farce, le rêve, et la fantaisie, par exemple, et Roger Vitrac a écrit des pièces surréalistes. Jean Cocteau, un des personnages-clés du théâtre et, d'ailleurs, du cinéma, a créé une "poésie de théâtre." Virtuose incomparable, Cocteau a donné une forme concrète à ce qui n'avait été auparavant que des images. Il a inauguré le retour aux vieilles légendes de l'antiquité (Orphée (1926),

Anligon~ (1927), La Machine Infernale (1934»; il a ramené au

7 théâtre le monologue (La Voix Humaine (1930), Le Bel Indifférent (1940», et a même monté des ballets chez les

Ballets Russes et les Ballets Suédois (Parade (1917), Les

Mariés de la Tour Eiffel (1921», cultivant constamment des genres différents: fantaisie burlesque, légende mythologique, tragédie romanesque, féerie médiévale, intrigue policière, drame romantique •••

D'autre part, Luigi pirandello a conquis la scène française dans les années 1920 avec des pièces qui explorent le complexe monde secret, la vie intérieure des êtres. Il a mis en valeur les vicissitudes de la personnalité et le conflit entre l'illusion et la réalité. Comme Cocteau, Pirandello a prétendu qu'il existe une réalité de la scène, que l'on peut créer sur la scène une réalité qui est plus vraie que le vrai, et que toute vérité est ainsi subjective et relative. 3

Il faut aussi rappeler le fait que l'on a découvert

Sigmund Freud en France à cette époque. Henri-René Lenormand, dramaturge dont le succès remonte surtout à la période d'entre les deux guerres mondiales, s'est appliqué à illustrer la puissance de l'inconscient en présentant au public des personnages qui ne se connaissent pas eux-mêmes.

Finalement, en 1928, Jean Giraudoux s' est imposé au

3 Ibid., p. 228.

8 public avec sa première pièce: Siegfried (héros de la vieille ( épopée germanique). Les oeuvres de Giraudoux se caractérisent par un langage extrêmement poétique et échappent à la tyrannie de la vraisemblance. Selon ce "transfigurateur lyrique de la réalité,,4, le théâtre est un art difficile; ce n'est pas une affaire intellectuelle, c'est une affaire émotive où les dramaturges sont les magiciens.

Jean Anouilh est le produit de ces diverses forces qui l'environnaient.

* * *

Parmi les nouvelles compagnies qui se sont établies dans

les années 1920 à côté de la Comédie Française, quatre en particulier ont dominé la période de l'entre les deux guerres: celles dirigées par DUllin, Jouvet, Pitoëff et Baty. Chacun des ces créateurs avait sa propre conception du théâtre. Pourtant si diverses qu'étaient leurs inclinations, ils ont formé un "Cartel des quatre" qui leur a permis de défendre leurs positions, tout en résistant aux conventions existantes dans le monde du spectacle, et, en outre, de contribuer, avec Edouard Bourdet, à la rénovation de la Comédie-Française.

4 G. Lanson et P. Tuffrau, Manuel d'histoire de la Littérature Francaise (Paris: Librairie Hachette, 1953), p. 872.

9 1-- - i... -

La renaissance dramatique qui a commencé dans les années 1920 s'est épanouie dans les années 1930, en grande partie

grâce à l'oeuvre de Jean Anouilh. (L'angoisse de l'époque

s'est reflétée aussi dans les pièces de Salacrou, mais surto~t

dans celles d'Anouilh.) En dépit des difficultés d'ordre matériel, la vie du théâtre français est restée active pendant la deuxième guerre mondiale (ce qui fait contraste avec la

pause à laquelle elle a été soumise pendant la guerre de 1914).

De fai t, la deuxième étape de la transformation du théâtre français remonte au malaise profond qu'a éprouvé la

France en réaction à sa défaite de 1940. A la fin de la guerre, le gouvernement français s'est préoccupé de la pénurie de la vie culturelle en province. L'administration a augmenté les subventions qui, depuis l'époque de Richelieu, avaient été traditionnellement accordées au théâtre. Elle a de plus adopté une politique de décentralisation culturelle dont le théâtre a

largement profité.

Le malaise de l'époque a d'ailleurs profondément modifié

l'essence même du théâtre. Il a conduit un petit groupe de dramaturges, dont Jean Anouilh a été incontestablement le

meneur, à se libérer des thèmes et des techniques dramatiques

de leurs prédécesseurs. Il a donc donné naissance encore à de

nouvelles formes d'expression dramatique, le théâtre de

l'absurde pour ne nommer que celui-ci. - 10 Un nouveau public a découvert un nouveau groupe ( d'acteurs: ses exigences ont été satisfaites par les nouveaux dramaturges. Le prestige des acteurs et surtout des actrices est resté considérable; les metteurs en scène et les écrivains

ont ainsi bénéficié d'un renom nouveau. Le monde du spectacle a vu naître des couples impressionnants: Jouvet/Giraudoux, Barrault/Claudel, Blin/Beckett, Victor Garcia/Arrabal,

Barsacq,lAnouilh. Le dramaturge qui écrivait autrefois surtout pour une vedette particulière, écrit désormais pour un metteur en scène.

Le théâtre français a continué à prospérer pendant les

années qui ont suivi la guerre et la Libération. La décade de 1940 a souffert de la perte ou de l'effacement de Giraudoux et des directeurs Pitoëff, Lugné-poë, et Copeau, suivi en 1951-52 par la disparition de Jouvet et de Baty. Mais cette périOde a c01ncidé avec celle de la renommée de Paul Claudel, d'Henri de Montherlant, de Jean-Paul Sartre et d'Albert Camus (ce fut le triomphe du théâtre des romanciers) formés par des directeurs comme Jean-Louis Barrault et Jean Vilar.

Puis le théâtre de l'absurde a fait son apparition, mettant en vedette Samuel Beckett, Eugène Ionesco et Arthur Adamov, pendant que Jean Genet et Jean Tardieu exploraient des nouvelles avenues. Entre temps l'oeuvre prolifique de Anouilh (pas moins d'une dizaine de pièces ont été publiées dans les

(~ 11 années 1950) a ccnnu un succès remarquable. Q\loiqu' il existe

plusieurs points de divergence entre le théâtre de l'absurde et

les pièces d'Anouilh (le théâtre de l'absurde nie la nécessité d'une action dramatique, met en relief des personnages qui sont

des symboles et méprise le dialogue, tandis qu'Anouilh veut

que le spectateur soit pris par l'histoire qu'on lui raconte, ne se préoccupe pas d'archétypes, et excelle dans le dialogue),

Anouilh n'est tout de même pas hostile à ce nouveau théâtre.

Il ne correspond pas à son style tout simplement et il est

resté fidèle à lui-même.

Jean Anouilh a continué à jouer le rôle du roi de la

scène théâtrale pendant la décade 1960; de nouvelles pièces ont

été publiées et montées dans les années 1970; et le riche

répertoire du dramaturge ne cesse pas de remporter de vifs

succès aujourd'hui.

* * *

Au cours d'une soixantaine d'années le théâtre français a été décentralisé (de Paris vers la province) et, dans une certaine mesure, internationalisé. Les anciennes formules dramatiques d'avant-guerre ont cédé la place à un nouvel esprit: ironie, sarcasme, goût de la fantaisie, du bizarre, et de l'excessif, analyses psychologiques .•.

12 A présent, le public français rassemble des gens de tout ( âge et de toute origine. La prédilection hautaine pour la soi­ disant sQphistication de la vie parisienne a disparu: le godt du théâtre s'est avivé, la sélectivité s'est imposée. D'ailleurs les amateurs de théâtre s'intéressent de plus en

plus à la qualité de la mise en scène, souvent au détriment du texte de la pièce. C'est en fait au début du XXième siècle que

l'on a commencé à estimer, peut-être pour la première fois depuis le Moyen-Age, que l'interprétation, que le texte et que le metteur en scène est un personnage essentiel à la vie dramatique. (Paradoxalement Jacques Copeau a cherché tout le contraire en s'efforçant de rehausser le prestige du texte.) Il est donc insuffisant de considérer l'évolution du théâtre du seul point de vue strictement littéraire. Jacques Copeau et les générations d'hommes de théâtre qui l'ont suivi, notamment Jean Anouilh, ont modifié et, en fin de compte, ont considérablement enrichi le monde du spectacle contemporain.

* * *

Au cours de l'été de 1987 la grande famille du théâtre

français s'est réunie au Châtelet à Paris afin d'assister à la

cérémonie qui a rendu pour la première fois hommage à la profession. Presque tous les théâtres parisiens ont fait relâche pour permettre aux comédiens, techniciens et

couturiers, de participer à cette soirée de la remise des

( 13 "Molière", prix qui correspond aux "César" du cinéma et aux "Victoire" de la musique. "e' est un rendez -vous complètement réussi" a conclu Jean-Louis Barrault après la cérémonie "qui a su être à la fois une fête de famille, un hommage aux vieilles dames du théâtre français et un clin d'oeil au jeune théâtre."S

Le théâtre français fait donc preuve de sa vitalité. Or

Jean Le Poulain a ouvert la soirée en lisant un texte de Jean

Anouilh (une adresse à Molière). "Le ton éta i t donné: ce

serait un hommage au théâtre de toujours, aux maitres et à l'art de Jouvet,,6 dont, par coïncidence, on célébrait en 1987

le centenaire. Le palmarès a compris d'ailleurs Pierre Arditi,

meilleur second rôle masculin, dans La répétition ou l'Amour RYni d'Anouilh ••• Existe-t-il une meilleure preuve de la place capitale que tient toujours Jean Anouilh dans le monde du spectacle?

5 "Le Théâtre français se donne le premier rôle", Journal francais d'Amérique, (San Francisco: France Press, Inc.), le 19 juin -2 juillet 1987. 6 Ibid.

14 INTRODUCTION

LA VARIETE DES CONTACTS QUE JEAN ANOUILH A ETABLIS AVEC LE MONDE DU SPECTACLE

Jean Anouilh est né en France le 23 juin 1910 dans le village de Cérisole près de Bordeaux. Son père était tailleur, métier pour lequel il éprouve du respect et qu'il assimile d'ailleurs au sien: "c'est un vrai métier d'être tailleur. C'est un art [ ••• l Un costume, c'est un miracle. C'est comme une pièce.,,7 Comme, après la Première Guerre, son père a dO. se placer comme coupeur et a été, en outre, obI igé d'abandonner son petit magasin, la mère de Jean Anouilh, qui était musicienne, s'est mise à travailler. Violoniste et professeur de piano, elle a donné des leçons particulières et a joué dans des "bastringues". Mais l'été, durant leurs séjours à Arcachon, elle jouait au Casino; le petit Anouilh l'y suivait. C'est en effet à ces soirées que le futur dramaturge (il n'avait que huit ans) attribue les débuts de sa culture musicale. "C'est comme ça que je connais toutes les opérettes 1900, Offenbach, "le Petit Duc", "les Cloches de Corneville."

7 Nicolas de Rabaudy, "Jean Anouilh: 'Je n'ai rencontré qu'un génie dans ma vie: pitoëff", Paris-Match, le 21 octobre 1972, page 86. { 15 Je peux chanter les grands airs. ,,8 C'est aussi l' oI'igine de son premier choc en face du théâtre. "Le fond de mon théâtre," constate Anouilh, "se trouve là. Il Y a le comique, le trivial, le traître, le jeune premier; j'en suis resté au théâtre de mon enfance.,,9

Dans une entrevue donnée aux 'Nouvelles Littéraires' en 1937, Anouilh explique qu'il écrivait déjà des pièces à 10 ans ••• des pièces en vers, d'ailleurs, qui imitaient l'oeuvre d'Edmond Rostand ("dans le gout de cyrano"). Mais elles étaient courtes, en un seul acte ou parfois en trois actes qui duraient moins d'une heure.

La famille Anouilh a déménagé à Paris quand Jean avait 15 ans. Il a fréquenté l'école primaire supérieure Colbert et ensuite le Collège Chaptal. Jean-Louis Barrault, qui y était collégien à ~ a mêJ:'\e époque, nous offre un aperçu sur cette période de la vie d'Anouilh: "Vers 1927, Jean Anouilh préparait sa philosophie au Collège Chaptal. La. porte de sa classe était la dernière au bout du couloir. L'avant-dernière était celle de math-élem. Celle-ci était ma classe •.. Jean Anouilh, toujours bien habillé et très soigné, était un camarade sympathique mais distant. C'était déjà un petit homme. Mes allures négligées et mes nerfs excessifs devaient lui paraître

8 Ibid. 9 Ibid.

16 étranges. Lui, l'oeil fixe derrière ses lunettes et les lèvres tapies sous ses narines, rêvait de théâtre. Il l jouait déjà la comédie et commençait à écrire des pièces [ ••• ] Moi aussi je rêvais de théâtre, cela m'excitait, mais alors je me mettais à faire le zouave et je me retrouvais dans le couloir pour avoir fait rire mes camarades. ,,10

Quoique les deux jeunes gens aient vécu tout près de l'un l'autre et, par ailleurs, aient partagé la même ambition, ils ne sont jamais devenus de vrais amis. (De fait, Barrault confie qu'il n'a jamais rencontré Anouilh dans le couloir et ajoute sur un ton de vague regret: "Quelle conversation inoubl iable nous aurions pu avoir, en partageant nos rêves communs! 1111) Il a fallu que trente ans passent avant que les deux hommes qui partageaient les mêmes aspirations dramatiques

se retrouvent pour affaires: Barrault est venu à Bordeaux pour soumettre à Anouilh ses projets de La Petite Molière.

Les parents de Jean Anouilh n'avaient pas de fortune; pourtant leur fils a été gâté. Il a expliqué que son enfance a été heureuse, qu'il ne s'est jamais senti pauvre même s'il l'a été; au contraire, il a toujours eu l'impression d'être riche. Il avoue cependant qu'il n'aurait jamais écrit La Sauvage, var exemple (une pièce qui met en scène une jeune fille née dans la

10 Depuis Chaptal ••• , Cahiers Jean-Louis Barrault­ Madeleine Renaud, p. 45. 11 Ibid. ( 17 pauvreté et qui se déroule dans une atmosphère de vulgarité et de bassesse), s'il avait ignoré la condition de pauvre.

Après voir quitté Chaptal, Anouilh est entré à la Faculté de Droit de Paris où il a fait des études pendant un an

et demi. Il a toutefois décidé que le droit ne convenait pas à son tempérament; de plus, il voulait enfin débarasser son père des frais de ses études. Anouilh a donc répondu à une annonce d'une maison de publicité qui cherchait quelqu'un dont les

talents consistaient à rédiger un texte, et à faire une ébauche

de dessin et un slogan. On l'a engagé et il est ainsi sorti, provisoirement du moins, de sa pauvreté.

Ses dons de créateur ont été mis à l'épreuve: il a été

obligé de formuler des phrases faciles à retenir qui vantaient

des produits de tout genre. Pour un fabricant de textiles du nom de Purlin, par exemple, Anouilh a produit le slogan:

"Purlin garantit pur lin."

Ce furent des années heureuses pour Anouilh. La

publicité lui a plu. "Dans sa toute première jeunesse, [c'était] un métier d'aventuriers [qui] demandait de l'ingéniosité, de l'astuce et vous laissait une certaine liberté d'esprit.,,12 C'était, en outre, un métier qui a

12 Jean Anouilh, La vicomtesse d'Eristal n'a pas recu son balai mécanique, (paris: La Table Ronde, 1987), pp. 14, 15. ~ -r . 18 considérablement contribué à la formation de Jean Anouilh en

tant que dramaturge. Comme il l'explique dans La Vicomtesse d'Eristal n'a pas reçu son balai mécanique, le travail d'un

"concepteur-rédacteur consistait à concevoir des idées et à

leur donner une forme concrète (en esquissant une amorce de dessin qU'achèveraient les dessinateurs) avec un texte aussi

précis que possible". L'écrivain avoue: "cette discipline de concision m'a beaucoup appris sur le théâtre."l3

A la même époque, d'autres écrivains pleins de promesses

ont été au service de cette firme. Avec la collaboration de ses collègues Jacques Prévert, Paul Grimaud, Jean Aurenche, et

Max Ernst, Anouilh a créé le premier film de publicité de la

France (il chantait les mérites du Colisée, un nouveau produit

de café). Le fruit des efforts de ces cinéastes ambitieux qui

ont joué dans chacun des films qu'ils ont créés représente

ainsi l'introduction de ce nouveau genre à travers toute l'Europe.

L'amitié entre Jean Anouilh et Jean Aurenche (ils ont tous deux fréquenté Montmartre en ce temps-là) a produit une

pièce burlesque qui dure dix minutes: Humulus le Muet. Cette

pièce est actuellement classée parmi les pièces roses d'Anouilh

bien qu'elle n'ait jamais été montée à l'époque.

13 Ibid., p. 18. ( 19 Aurenche a joué pour son ami le rôle de guide dans le monde du théâtre à Paris. Anouilh nous fait part d'une de leurs escapades dans une entrevue de 1962 qui traite de son adaptation de Victor de Roger vitrac (homme de théâtre qui est un de ceux qui ont influencé Anouilh):

"La première fois que j'ai vu Vitrac, j'avais dix-neuf ans, j'étais avec Jean Aurenche devant "les Deux Magots. " Vitrac en sortait avec cet air de planer dû à ses paupières lourdes et à sa taille gigantesque. Aurenche, qui pilotait ma naïveté dans le monde étrange de Saint-Germain-des-Prés, me désigna Vitrac et me dit "C'est un auteur dramatique. s'il voulait écrire des pièces de boulevard il serait célèbre. ,,14

En 1929, quelques mois après Humulus, Anouilh écrit ~ Mandarine, sa première pièce de longueur conventionnelle. Il a expliqué son titre ainsi: "C'est Aurenche (orange) qui m'en avait donné l'idée. ,,15 Malheureusement la réaction du public

(la pièce à été mise en scène à l'Athénée en 1933) fut aussi maigre que le calembour du dramaturge •.•

Or peu après Anouilh a vu se transformer ses rapports avec le théâtre. En 1931 Georges Neveux (l'auteur de flainte contre Inconnu et Le Voyage de Thésée, aussi bien que de

14 "Entretien avec Jean Anouilh: En présentant "Victor" de Roger vitrac j'essaie de réparer une injustice," I..e Monde, le 4 octobre 1962, p. 4. 15 D.J. Conlon, ed., Jean Anouilh's l'Invitation au château (Cambridge: Cambridge University Press, 1962)

20 brillantes traductions françaises d'Othello et A Midsummer Night's Dream de Shakespeare) a abandonné son poste de secrétaire de Louis Jouvet pour poursuivre la carrière de scénar iste chez Metro Goldwyn Mayer. Neveux lisait tous les manuscrits de Anouilh (il est d'ailleurs devenu, et resté jusqu'à sa mOI't, le "premier spectateur" du dramatucqe); c'est lui qui a présenté Anouilh à Louis Jouvet. Jouvet a demandé à Anouilh d'être secrétaire qénéral de sa Comédie des Champs­ Elysées; Anouilh, qui n'avait que 19 ans, a accepté. Le jeune dramaturge aimait le théâtre, mais selon lui, en tant que secrétaire il accumulait "des gaffes monumentales,,16; il

n'avait "jamais été un bureaucrate. ,,17 (En sus de lire des manuscrits et d'en écrire de brefs commentaires, au moment des générales Anouilh devait composer la salle avec l'aide de la secrétaire de Jouvet. Ne connaissant personne à Paris, l'inqénu au monde du théâtre plaçait "côte à c6te les Capulets et les Montaigus, ce qu'on évite touj ours pour ne pas tendre l'atmosphère, [et distribuait] inconsidérablement [ses]

meilleurs fauteuils à des "hirondelles" inconnues ••• ,,18)

Anouilh n'a occupé ce poste 'qu'un an et demi en raison des ses obligations militaires. Il admet pourtant que, même

16 Paris-Match, op. cit.

17 Ibid.

18 La Vicomtesse d'Eristal n'a pas recu son balai mécanique, op. cit.

{ 21 s'il n'était pas parti pour faire son service militaire, on l'aurait mis à la porte, car il y aurait provoqué des désastres. 19

Jean Anouilh était encore très jeune à cette époque et il ignorait qu'une carrière brillante l'attendait. Ses rapports avec Jouvet n'étaient pas particulièrement bons. Il décrit ainsi le directeur: "C'était un personnage assez dur, très hautain. Je ne l'aimais pas comme homme. Il n'a jamais pu penser que son secrétaire puisse un jour avoir du talent. ,,20

Louis Jouvet ne s'intéressait donc pas aux essais littéraires de celui qu'il avait surnommé "Anouilh le miteux." En fait, il l' a découragé. Jouvet a rendu au secrétaire un manuscrit qu'il lui avait soumis en prononçant le verdict suivant: "Abandonnez tout espoir d'être jamais joué, mon ami. Il Y aura toujours, ici, une assiette de soupe qui vous attendra. ,,21

Mais si Louis Jouvet l'a déçu, pierre Fresnay l'a encouragé. Il a lu l 'Hermine, la première pièce sérieuse d'Anouilh (écrite à 19 ans), et en a parlé à Paulette Pax, la

19 Isolde Farrell, "Anouilh Returns", New York Times, l janvier 1954, p. Xl. 20 Paris-Match, op. cit. 21 Jean Anouilh's L'Invitation au château, op. cit., p.4.

22 directrice du Théâtre de l'Oeuvre. Les recommandations chaleureuses de Fresnay ont persuadé Paulette Pax de la monter;

Anouilh n'avait que 22 ans.

La pièce a connu du succès; ses quatre-vingt-dix représentations ont donné de l'espoir à son auteur. "Après l'Hermine", écrit-il dans une lettre â Hubert Gignoux (publiée en 1946), "j'ai décidé de ne vivre que du théâtre, et un peu du cinéma. C'était une folie que j'ai tout de même bien fait de. décider. " Anouilh a soumis à Robert Trébor sa nouvelle pièce, y avait un prisonnier, mais elle fut refusée. Les Ambassadeurs l'ont enfin montée, mais sans succès. Néanmoins Anouilh a tiré quelque réconfort de cette oeuvre, car une firme cinématographique d'Hollywood en a acheté le scénario.

Entre temps, en 1923, Jean Anouilh s'est marié avec Monelle Valentin, la jeune actrice qui est devenue l'inspiratrice de plusieurs de ses personnages, surtout de jeunes femmes qui sont en révolte contre la vie. Anouilh n'a pas caché le fait que bien qu'il ait ressenti son premier choc de la pauvreté quand il a "passé de l'adolescence à l'âge

d' homme [et a senti son] impuissance devant le monde, 1122 c'est â travers Monelle Valentin qu'il a vraiment fait la connaissance de cette triste condition:

"e' est â travers quelqu'un que j'ai

22 Paris-Match, op. cit. { 23 vraiment connu la pauvreté, ce quelqu'un, c ' était ma première femme, Monelle Valentin (mon Antigone) et qui sortait d'une vraie misère d'enfance: elle venait d'une famille de réfugiés de la guerre de '14 qui ont vécu dans les bidonvilles avec le charbon qu'on va voler sur les qua~s pour faire bouillir la marmite. Là, j'ai senti ce qu'était la pauvreté noire. Avec elle, nous avons vécu dans la pauvreté. Mais la pauvreté bohème, pas tragique.,,23

Il leur arrivait souvent d'acheter quelque chose pour la chienne et de ne rien manger eux-mêmes: ils rêvaient d'être invités à Montparnasse par un ami qui leur offrait un café­

crème à la terrasse du Dome24 ; ils vivaient de "gags", à cent francs le gag, et traînaient au Casino "jusqu'à l'aube, les poches vides, mais le jeu à cette époque nous passionnait [surtout Monelle]," explique Anouilh, "même n'ayant plus rien pour miser. 1125)

Les meubles du jeune couple ont été fournis par Louis Jouvet (dans une période de générosité, il lui a prêté des meubles splendides et faux du Ile acte de Siegfried de Giraudoux; il les a même fait porter par ses machinistes au domicile d'Anouilh, mais il n'a pas hésité d'y renvoyer les machinistes pour les récupérer quand il a décidé de reprendre

23 Ibid.

24 La Vicomtesse d' Eristal n'a pas recu son balai mécanique, op. cit., p. 72. 25 Ibid., p. 90.

24 la pièce); une valise a servi de berceau pour leur fille, ( Catherine. Grâce au chèque de la compagnie hollywoodienne, la situation financière des Anouilh s'est considérablement améliorée. Ils ont acheté une voiture, un lit pour la petite et la première maison familiale.

Jean Anouilh, "ouvrier de théAtren26 qui, nous le verrons, utilise si bien les réserves de ses nombreuses expériences dans le monde du spectacle, est alors entré dans un autre domaine dramatique: celui des scénaristes. Plusieurs films sont, en effet, le fruit de sa plume: 'Caroline Chérie,' 'Cavalcade d'Amour,' 'Monsieur Vincent,' 'Anna Karénine' et 'Deux Sous de Violettes,' ce dernier étant fondé sur un roman écrit par sa femme. Au début, Anouilh n'a pas siqné son oeuvre; (le film 'Caroline Chérie,' bien qu'il ait été un succès financier, a fait partie de ce qu'il appelle actuellement son "honteux passé cinématographique. 1127), mais après le succès de 'Monsieur Vincent' et d'Anna Karénine' il a commencé de s'en attribuer le mérite.

Le dramaturge/scénariste a, en outre, touché au ballet à la suite d'un accident de ski à Morzine en 1948, lorsqu'il a fait la connaissance de Roland Petit et, à sa demande, écrit ce

26 "Devant Shakespeare, je me sens encore comme un apprenti étonné", Carrefour, le 1er mars 1961- 27 Jean Anouilh's L'Invitation au château, op. cit. p.S.

25 qui est devenu le ballet 'Les Demoiselles de la Nuit.'

Dans l'intervalle, Anouilh a montré périodiquement ses p~èces à Jouvet dans l'espoir de les faire jouer par lui. Le directeur ne l'a pas pris au sérieux: "Mon petit gars c'est très bien, mais il faut attendre un peu; 'Le bal des voleurs, , c'est une bonne pièce, mais il faudrait que ça soit refait par Sacha Gui try • ,,28 A la sui te de remarques ana1oy.:.as sur 1& Voyageur sans bagages, le jeune dramaturge en a eu enfin assez. Après avoir attendu un an avant que Jouvet monte la pièce comme promis, Anouilh a lu dans le journal qu'il allait jouer la saison prochaine 'le Château de Cartes' de Steve Passeur. Furieux, Anouilh a pris son manuscrit et l'a présenté au directeur pitoêff. "Le lendemain", raconte-t-il, Pitoeff "me convoquait, me racontait ma pièce. Et il m'a dit "Je la monte, on répète la semaine prochaine." "Cela, Jouvet ne me l'a jamais pardonné" • 29 pourquoi? Parce que ce fut un énorme succès, et, comme en témoigne Anouilh, le théâtre est "un monde où il faut avoir du succès, mais pour être pleinement heureux, encore faut-il que les autres n'en aient pas.,,30

Louis Jouvet détestai t le directeur russe; or pour

28 Paris-Match, op. cit., p. 88. 29 Ibid. 30 La Vicomtesse d'Erista1 n'a pas reçu son balai mécanique, op. cit., p. 35.

26 Anouilh "c'était le génie [ .•• l je n'ai rencontré qu'un génie dans ma vie," déclare-t-il, "c'était lui. Il était minable et

magnifique. ,,31 Le dramaturge reconnaissant lui rend hommage

d~ns 'Opéra' le 4 mai 1949: "Fastueux et pitoyable George pitoëff! dormez tranquille. Une seule chose est triste, c'est de rencontrer des garçons de vingt ans qui vous disent: "Qui était pitoëff"? et d'être si maladroit à leur faire comprendre avec des mots que vous avez donné une merveilleuse, une unique leçon de théâtre au monde.

Georges pitoéff a eu l'intention de monter Le Voyageur sans bagages pour quinze jours, comme la plupart des ses spectacles. Quand il a annoncé à Anouilh qu'on allait L"emplacer Marthe Mellot, qui jouait admirablement le rôle de Madame Renaud, le jeune dramaturge est allé la prier de rester. Cependant elle lui a dit qu'elle avait signé pour un film et qu'elle avait un dédit. Les premiers droits d'auteur de Anouilh ont été consacrés à payer ce dédi t pour la garder. Mais, explique-t-il, "j'étais comblé par ce miraculeux baptême

de théâtre qui devait changer toute ma vie d'auteur •.• ,,32

En 1937, Le Voyageur sans bagages qui rappelle par certains côtés le siegfried de Giraudoux, a été joué deux cents fois. Il a confirmé la réputation d'Anouilh comme jeune

31 Ibid.

32 La Vicomtesse d'Eristal n'a pas reçu son balai mécanique, op. cit., p. 38. ( 27 dramaturge digne d'intérêt, obtenant le premier grand triomphe d'une longue série. Dans les années qui suivirent, Anouilh a présenté une nouvelle oeuvre presque toutes les saisons. En

1~38 ce fut La Sauvage; en 1939, à la Michodière, Léocadil; L§ Rendez-vous de Senlis avant la guerre; Eurydice et des reprises du Bal des Voleurs et du voyageur sans bagages au début de la guerre; ensuite, en 1944 ant!gQD§, une pièce très particulière surtout parce qu'elle fut représentée pendant une période où la France était divisée par la violence. C'était une situation de demi-guerre civile entre le gouvernement du maréchal Pétain (Vichy), qui a collaboré avec les Allemands, et celui de la Résistance, dirigé par De Gaulle. Le refus d'Antigone a représenté alors pour certains un rejet de la collaboration sous l'occupation allemande. Or juste après la Libération 'les Lettres Françaises', journal communiste, a officiellement accusé Anouilh de défendre à travers le personnage de Créon le Régime de Vichy, qualifiant la pièce d' "ignoble, oeuvre d'un Waffen SS".33 Peu après, Roméo et Jeannette et L'Inyitation au château ont fait leurs débuts au théâtre de l'Atelier (en 1946 et 1947 respectivement, sous la direction d'André Barsacq).

Jean Anouilh aurait admis lui-même qu'il n'avait pas particulièrement la tête politique. Néanmoins il s'est beaucoup intéressé à ce qui se passait en France en 1945, surtout au moment de l'épuration menée par la Résistance.

33 Ibid., p. 166.

28 C'était une opération qui traduisait en justice tous ceux qui avaient collaboré avec les Allemands, que ce fût pour collaboration économique ou active (les auxiliaires français de la Gestapo) ou idéologique. Dans un procès particulièrement exemplaire, Brasillach, un professeur extrêmement brillant qui avait été fasciné par l'idéoloqie fasciste, a été condamné à mort (les tribunaux ont été très sévères pour la collaboration intellectuelle). François Mauriac a été le premier à élever une protestation contre ce verdict (il a écrit à ce sujet à De Gaulle): mais Anouilh a pris l'initiative de faire circuler une péti tion pour obtenir une mesure de clémence. A son grand étonnement, très peu ont accepté de la signer. Cette lâcheté intellectuelle a été pour lui une illusion perdue, un choc, et l'a poussé au pessimisme qui règne sur tant de ses pièces.

Il parle de cet épisode dans son entrevue avec Paris- Match:

"La mort de Brasillach m'a bouleversé. J'ai collecté des signatures d'intellectuels pour sauver sa tête. J'ai vu sept personnes dont je ne dirai pas les noms. C'était vilain l'après­ guerre, la Libération. C'était un moment où la France a été ignoble. Il y a eu une grande lâcheté, car tous ces gens avaient trempé dans toutes les fêtes d'Abetz; moi qui ne sors jamais, je les ai vus. Tout le monde était chez Maxim' s dans ces endroits où l'on allait à l'époque. Tous les gens que j'ai vus avaient derrière eux une vague trouille. Les décider à donner une signature pour sauver la vie d'un garçon r.:omme Brasillach, ça a été

( 29 sinistre •• 34

Quoiqu'il ait été joué pendant que De Gaulle était au pouvoir, Anouilh a cessé d'écrire et ne voulait pas être joué dans les théitres officiels. Il a eu ce qu'il appelle une

"opposition sentimentale, profonde à De Gaulle à cause des

événements qu' [il a] vus à la Libération." 3 5 C'est pour cette

raison qu'il s'est réfugié en Suisse en 1947: "c'était le

calme, la paix. Et non la haine. ,,36

Après la guerre, le reste du monde a enfin fait la connaissance de Jean Anouilh. Ses pièces ont été traduites et

présentées à Milan, à Stockholm, à Vienne, à New York et à

Londres. De nouvelles oeuvres ont continué à captiver le public pendant que le dramaturge s'efforçait de cacher au public les détails de sa vie privée: "Tant que le Ciel voudra que ce soit encore mon affaire personnelle, j'en réserve les

détails. ,,37

Toutefois on sait que son mariage avec Monelle Valentin a abouti à un divorce et que leur fille, Catherine, a joué dans

plusieurs de ses pièces. Anouilh s'est remarie en 1953 avec

34 Paris-Match, p. 88. 35 Ibid., p. 89.

36 Ibid.

37 Lettre de Jean Anouilh à Hubert Gignoux, publiée en 1946 --- 30 une autre actrice, Mlle Nicole Lançon, dite Charlotte Chardon, et trois enfants sont nés de cette union: Caroline, Nicolas, et Marie-Colombe.

Dans l'intervalle il a présenté Ardèle ou la Marguerite

(1948), La répétition ou l'Amour puni (1950), Colombe (1951),

aussi bien que La Valse des toréadors (1952), pièce qui fut assez mal accueillie. Mais le triomphe lui est revenu avec les

pièces historiques: l'Alouette (1953), interprétation admirable

de Jeanne d'Arc, et Pauvre Bitos ou le Dîner de têtes (1956), par exemple.

La prOChaine étape de la carrière de Jean Anouilh s'est déroulée dans le domaine de la mise en scène, activité dans

laquelle Anouilh a excellé. En 1959, toujours dans le qenre pièce historique, Becket ou l'Honneur de Dieu a fait son début éblouissant. Mise en scène avec Roland Pietri, Anouilh en a

reçu le prix Dominique (1960). On notera que, en créant, en

1963, une adaptation du Richard III de Shakespeare, Anouilh a cessé subitement le travail. On a attribué cette rupture à un désaccord avec le qouvernement de De Gaulle, mais le taciturne metteur en scène n'a présenté ni commentaire ni explication de cette attitude et s'est retiré du monde du théâtre pendant cinq ans.

Avec Le 80ulanger. la boulangère et le petit mitron

( 31 (1968), Anouilh a retrouvé son rythme de production: Antoine (1969), Les Poissons rouges (1970), Ne Réyeillez pas

madame (1970) -il il reçu le Prix mondial Cino del Duca et le Prix de la critique Dramatique cette même année: et les fruits de sa plume abondent dans son troisième âge: l'Arrestation

(1975), Chers zoiseaux, le Scénario (1976). Il a adapté ~ Marchand de Venise, il a provoqué une polémique sur l'antisémitisme, et il a écrit pour la télévision. En 1982 on a retrouvé la verve théâtrale de Jean Anouilh et le comédien capable de lui rendre justice: Bernard Blier dans Le Nombril, pièce qui lui a accordé le grand prix de la Société des auteurs et qui a rempli l'Atelier pendant plus d'un an.

En janvier 1987 Jean Anouilh a publié ses souvenirs de

jeunesse sous le titre inattendu La Vicomtesse d'Eristal n'a pas reçu son balai mécanique.

* * *

Auteur ambitieux, secrétaire maladroit, cinéaste, scénariste, créateur de ballets, dramaturge, metteur en scène et adaptateur ••• Jean Anouilh a joué tous ces rôles. Il en a tiré des leçons qui l'ont façonné et qui, par conséquent, se manifestent dans toutes ses oeuvres ••• le monde du spectacle est dépeint par un expert. Il l'explique succinctement dans son entrevue avec Paris-Match:

32 "Mon théâtre et mes trente-cinq p1eces se nourrissent de ce que je vois~ de ce que je vis, de ce que je subis." 8

38 Paris-Match, op. cit., p. 89. ( 33 CHAPITRE 1

LES COMEDIENNES

Les Professionnelles

Le portrait que dresse Anouilh des comédiennes, professionnelles aussi bien qu'amateurs, révèle peut-être plus que celui des autres intervenants du monde du théâtre le génie de Jean Anouilh. C'est à la fois le génie de l'humour et de la tendresse: il sait dépeindre avec charme et subtilité la vaste gamme des sentiments qui font partie de la nature humaine. Il le fait en offrant au spectateur une sélection savoureuse de personnages: une dizaine de femmes, tantôt vieilles, tantôt jeunes, qui possèdent toutes des tempéraments fougueux et des idées inébranlables, fléau qui les fait souvent souffrir (et qui même, plus souvent, fait souffrir les autres) ou bénédiction qui les sauve.

Parmi les comédiennes professionnelles qui font étinceler les pièces consacrées au monde du théâtre, deux en particulier témoignent des qualités et des défauts qui sont si caractéristiques des vedettes chez Anouilh: Madame Alexandra, la reine viei1lisante de la scène fin-de-sièc1e dont on fait la connaissance dans Colombe, et Carlotta, le vieux monstre de

34 théâtre qui relève la tête dans Cher Antoine. Elles sont flambloyantes, capricieuses, insultantes, grossières, impulsives, très comiques .•• bref il est décidément impossible de s'ennuyer quand on est en présence de ces deux spécialistes des gestes et des tirades mélodramatiques.

Madame Alexândra est la reine par excellence de

l'hyperbole: "Mon grand homme! Mon seul Dieu! [ ••. l Oh! qu'il est gentil! Il est bon comme le bon pain! Il faut que je l'embrasse encore! Grand, grand poète, et qui ne le sait même

pas! Il (I 55) De telles exclamations abondent dans la bouche de la célèbre tragédienne, surtout quand il s'agit des vers de son Poète-Chéri: "Dieu que c'est beau! Dieu que c'est beau cela! Dieu que c'est bien dit!"CI 56)

Or, tout en présentant ses dons d'exagération, Anouilh parvient simultanément à nous révéler une autre facette de la personnalité de cette dame explosive, celle de la vanité: "Elle n'a pas cessé de se regarder dans la glace en parlant. Elle crie soudain, d'une autre voix: Lucien! Bougre d'âne! [ ••. ] Vous vous moquez de moi, mon garçon? Vous m'avez coiffé

comme un caniche. Ou' est-ce que Cl est que ces boucles? Arrangez-moi cela tout de suite ." CI 57)

Madame Alexandra saute constamment, sans la moindre difficulté d'ailleurs, d'un sujet à un dutre avec la même

(~ 35 célérité qui caractérise ses sautes d'hunleur. "C'est magnifique, Poète-Chéri! Magnifique! Génie, va! Immense génie! ••• Vous voyez, Lucien, il faudra touj ours me rentrer l~s boucles." (1 58) Et en remarquant la présence de sa belle­ fille, elle ajoute même sans reprendre son souffle: "Qui est­ ce qui vous a acheté cette robe ridicule?" (1 58)

La reine autoritaire, insta1léa sur le trône de sa loge, exige l'attention la plus absolue en attendant que l'on réponde

à n'importe quel caprice. "On dirait une vieille idole entourée des sef; prêtres"(I 25) constate le dramaturge. On ne sait jamais si l'on sera soumis à ses insultes ou à ses louanges, s' il faudra supporter sa méchanceté ou subir son charme. Elle attaque à plusieurs reprises le directeur

("Voulez-vous vous taire, Desfournettes! Vous êtes un ver 1 Vous n'êtes rien! Vous ferez ce qu'on vous dira! " (1 61) ) , le coiffeur ("Vous êtes un ânel Vous n'avez rien compris du tout. Vous méritez que je vous tue. ") , le secrétaire (celui qui, d'après la comédienne, s'appelle "imbécile"(II 77) que l'on retrouvera dans le chapitre sur le petit personnel) •.. personne n'est exclu de ses attaques.

Madame Alexandra est en outre affreusement grossière ("le mot de Cambronne assaisonné d'une prononciation originale

36 lui coule des lèvres sans ar:cêt,,39 et aussi extrêmement avare. Ce dernier vice se manifeste dans une scène où son secrétaire lui apporte des lettres de créanciers:

La Surette: "Beno isea u envoie sa facture pour les costumes de l'Im­ pératrice. C'est la troisième fois qu'il réclame. Mme Alexandra: Qu'il attende. Après?

La Surette: Une note des machinistes qui demande une augmentation de cinq francs par mois. Mme Alexandra: Refusé. Après?(I 25)

Aux pompiers du quartier elle va offrir des fleurs fanées et aux étudiants tuberculeux un bronze de Barbedienne qui représente une squelette tenant un nu par la main. Cette statue, "Le Jeune Homme et la Mort", est ce qu'elle a de plus laid et ce n'est sans doute pas un cadeau très réconfortant pour de jeunes turberculeux; toutefois elle s'écrie: "J'envoie ce que j'ai! ils m'embêtent! S'ils sont tuberculeux, il se doutent bien qu'ils doivent mourir!" (I 28) Pour ce qui est du jeune admirateur de Toulouse qui l'a vue dans l' rmpératr ice et veut se tuer pour elle, la vedette répond: "C'est bien.

Remerciez."(I 29) La dureté et la froideur s' aj outent à la liste des traits qui caractérisent les comédiennes

39 Philippe Jolivet, Le Théâtre de Jean Anouilh (paris: Michel Brient, 1963), p. 113.

37 professionnelles dans le théitre de Jean Anouilh. Ces défauts sont nettement mis en évidence chez Carlotta (Cher Antoine), chez Colombe (Colombe), aussi bien que chez Aglaé (Ne réveillez pas Madame) •

On doit ajouter d'ailleurs que le cadeau de la statue en bronze n'était fait que pour rivaliser avec celui qu'a envoyé Sarah Bernhardt, la grande rivale de Madame Alexandra. En s'efforçant constamment de faire tout le contraire de Sarah Bernhardt, Madame Alexandra illustre la grande rivalité des

deux actrices. Puisque Mme Bernhardt a dit au journal, , Le Matin', qu'elle ne croit pas à l'amour, par exemple, Madame

Alexandra déclare "Alors, répondez que j 'y crois, que j 'y crois de toutes mes forces, moi! Que je n'ai jamais vécu que pour l'amour"(II 74), et ainsi de suite.

Madame Alexandra, qui est au fond une merveilleuse caricature de "la Divine" avec qui elle entre en compétition, ne vit que pour le théâtre; elle n'a donc jamais entretenu des rapports sérieux avec personne. Elle s'est mariée sept fois, toujours pour l'argent. Elle a un fils, JUlien, avec qui elle ne s'entend pas. Julien expose le passé de sa Dlère et sa hiérarchie des valeurs: le père de JUlien, officier au Maroc, est tombé amoureux d'elle pendant une tournée qU'elle y faisait. "Il a cru qu'elle serait la femme de sa vie. Elle lui a donné trois semaines de plaisir et puis elle l'a quitté--

- 38 pour le comique de la troupe. Papa était un homme qui prenait l l'existence au sérieux. Il a soigneusement astiqué son grand revolver d'ordonnance et il s'est fait sauter le caisson [ •.. ]

C~ geste [ ••• ] a beaucoup déplu à ma mère. Comme il s'est trouvé que les avortements sont assez difficiles en tournée,

elle m'a mis au monde en rentrant à Paris."(I 18) Julien, fils non souhaité, est puritain, têtu, rigide, grave, l'antithèse de ce qui caractérise le théâtre ••• C'est l'Alceste du Misanthrope

de Molière. Il rappelle son père à Madame Alexandra ("exigeant et grognon") et n'établira jamais de bons rapports avec elle; il représente cette catégorie d'individus que la tragédienne abomine: "Alors il faudra que tu emmardes tout le monde, que tu fasses du scandal!! partout? J'ai eu pitié de toi. JI ai pris ta femme ici. Tu ne peux pas nous foutre la paix maintenant?" (III 149)

Madame Alexandra éprouve un vif plaisir en présentant à sa belle-fille, Colombe, le monde du théâtre et en observant

l'évolution qu'il inspire à la jeune femme. Elle continuera à vivre pour des applaudissements, projetant une image à son public et une autre, toute différente, dans les coulisses •.• En orchestrant le rite de la tombée du rideau, Anouilh fait ressortir le contraste marqué du comportement des comédiens dans les deux mondes.

"Rideau. Applaudissements frénétiques. Le rideau se relève, tout le monde est rentré en scène pour saluer, Mme Alexand~a et Du Bartas se font des ( 39 politesses. Nombreux rappels. Mme ...... Alexandra fini t par céder à Du Bartas suivant un scénario minutieusement mis au point et vient saluer seule à la rampe. On lui apporte une gerbe. Elle est trop émue de l'accueil du public, elle est au bord des larmes, elle ne peut plus que s'incliner, brisée par l'émotion et l'effort que fournissent tous les grands artistes qui se dépensent comme elle, sans compter, pour leur dieu. Reconnaissance réciproque. Le rideau, enfin, ne retombe plus et les personnages changent aussitôt d'attitude. L'éClairage change. Mme Alexandra projette la gerbe de son coeur dans les bras de Mme Georges qui a surgi sur le plateau, lui apportant sa canne, sa vraie, car elle a des rhumatismes. Elle S'éloigne boitant, vieillie. Du Bartas enlève sa perruque et proclame en sortant. "Ils étaient durs, ce soir, ces cochons-là!"(IV 164)

L'émotion, la reconnaissance, toute la cérémonie ne sont

encore rien d • autre qu'un raIe à jouer. Dès que le rideau tombe, ce mur qui sépare le monde des apparences de celui de la

"réalité," le masque tombe. La comédienne retrouve sa vieillesse avec ses maladiesJ le comédien recommence à grogner.

Or vieillir est un processus qui n'est agréable à personne. Il prend un caractère particulièrement aigu pour les comédiennes. C'est une évolution déprimante qu'elles n'acceptent pas, ou qu'elles tâchent au moins d'ignorer. Tant

qu'il existe un rôle à jouer, ell~s y parviennent. Pourtant Carlotta de Cher Antoine propose une autre solution: - 40 "Il faut ignorer les miroirs. Ce sont des pièges à faiblir. Moi je ne me regarde jamais que dans un de mes anciens portraits. J'en ai d'admirables par les plus grands peintres de notre temps. Cela me suffit."CI 27)

En tournant le dos au présent, en utilisant des images du passé comme points de référence, Carlotta réussit à préserver sa jeunesse et sa beauté d'antan.

L' exubérance de cette comédienne dépasse même celle de Madame Alexandra. Sa pétulance suscite chez tous le sourire. Les actions de Carlotta rivalisent avec les tirades expansives

de Madame Alexandra car celle-là fait tout "théâtralement. Il Son entrée dans n'importe quelle salle représente un événement en lui-même. Anouilh lui prête des qestes magnifiques: "Elle embrasse théâtralement Valérie", "e11e serre [Estelle] vigoureusement sur sa vaste poitrine", "elle éclate de son rire célèbre et s'arrête soudain, tragique." CI 21) Les mots qui sortent en cascades de sa bouche conviennent parfaitement à l'activité de cette femme passionnée. "Route admirable! Précipices merveilleux Sensation délicieuse de danger! Site

et maison extraordinaires! Il (1 21) Quel goût du superlatif!

Il faut aussi noter à quel point l'humour fait partie de

sa tournure d' espr i t. Le récit d'un épisode qui aurait pu paraître tragique devient très comique chez Carlotta. Quand elle a appris que son Antoine (elle a été sa maîtresse) s'est ( 41 marié, Carlotta s'est suicidée trois fois •.• "assez, en tout cas, pour le faire revenir trois fois de Venise, pendant son voyage de noces. Il aurait fait des économies en prenant tout de suite un abonnement aux chemins de fer! Je ne souffrais pas tellement, à dire vrai, mais je voulais qu'il souffre: c'est ça l'amour!"CII 72)

(dans sa jeunesse Mme Alexandra ne s'est pas suicidée moins de quatre fois par amour •.• )

Rita Perlidava, vieille comédienne professionnelle dans Ne réveillez pas Madame, manifeste des effusions pareilles. "Elle embrasse soudain Julien comme au théâtre, mutine, et éclate de son grand rire faux." (II 87)

Notez le choix des mots du dramaturge en qualifiant les actions de ses personnages: Carlotta embrasse "théâtralement",

Rita le fait "comme au théâtre". Le mot "faux" est capital. Il met en valeur le caractère superficiel de tout ce que font les comédiennes.

Dans une courte scène entre Rita Perlidava et son fils, JUlien, Anouilh signale que l'actrice est "faussement pathétique," puis "dure soudain, transformée" et finalement qu'elle porte "le masque déformé de haine et d'angoisse"(II 82) --progression assez impressionnante pour un bref entretien. Elle est faussement tendre avec son fils, elle lui ment, elle

42 abuse de sa bonne volonté. Comme Madame Alexandra, Rita Perlidava joue bien mal le rôle de mère.

Mme de Montalembreuse du ~dez-vous de Senlis est encore un autre exemple du même type. Dans la pièce qui existe à l'intérieur de la pièce, Mme de Montalembreuse joue le rale de la mère de Georges. Commme actrice elle donne la réplique exacte que Georges aurait aimé entendre de la bouche de sa vraie mère. Cependant dans la vie "réelle" elle a donné une toute autre réplique à son propre fils. Georges: "Je vous en supplie, je vous en supplie ••• oubliez vite Monsieur votre fils et reprenez votre air de tout à l'heure... Voilà. Merci. Ayant oublié votre propre enfant, vous êtes redevenue une mère admirable." (60)

Comme Anouilh le montre bien, les rôles de la scène

conviennent à ces comédiennes professionnelles b~· I;!COUp mieux que ceux de la vie. On se demande encore quelle rie est la "vraie" pour elles.

Pour revenir à Carlotta de Cher Antoine, notons qu'elle est aussi capricieuse, aussi comique, aussi vaniteuse que ses rivales. Sa grossièreté et son arrogance égalent celles de Mme Alexandra. Carlotta, rogne: "Si vous voulez que nous nous mettions à nous dire des grossièretés, ma petite, moi je veux bien. Mais je suis certainement plus entrainée que vous: vous ne tiendrez pas. Vous savez, à la ( 43 comédie-Française ce n'est pas de tout repos. Pour le défendre, son bout de gras, la lutte entre Madames, on a l'habitude: c'est le pain quotidien."CII 73)

La tirade se précipite, permettant au dramaturge de démasquer davantage la passion des comédiennes:

"on n 'y va pas mou! Il m'est arrivé, avec la Weber, de jouer toute une scène d'Andromaque en nous traitant toutes les deux de salopes entre chaque alexandrin. Et avec ça, le rimmel qui coulait, comme de juste, et toute cette salle de crétins qui sanglotaient, tellement ils nous trouvaient pathétiques! Pour l'injure on est des athlètes, rue de Richelieu! Dès le Conservatoire avec les copines, on s'apprend! Et pas seulement pour l' inj ure, pour la méchanceté florentine, la vraie, la polie, celle qui vous étend la bonne femme pour la vie ..... (II 73)

Carlotta révèle en outre un trait qui lui est tout à fai t personnel. La tragédienne extravagante a un c6té philosophique. En faisant des observations sur le voyage de la vie, ce qui manifeste encore la pré~ccupation du processus de vieillir, Carlotta devient le porte-parOle d'Anouilh.

"On le sait qU'on est tous des monstres; on le sait qu'on n'a tous fait que de l' à-peu-près! Mais on est dans le même wagon et il y en a un qui descend à chaque station. Alors on n'a plus qu'à se partager les derniers sandwiches et à parler du paysage, pour ne pas trop penser au terminus. On se doit un peu d'indulgence-- sur la fin. 44 Il faut se foutre un peu la paix .•• " (II 84)

Avec le personnage de Colombe (Colombe) Anouilh nous p,résente la formation d'une comédienne professionnelle au fur

et à mesure qu'elle se développe. Au début de la pièce Colombe est la pureté, l'innoncence, la naïveté-mêmes. Elle est timide et spontanée; elle ignore sa beauté.

La jeune femme qui reçoit une éducation sentimentale de la part de sa célèbre belle-mère, Madame Alexandra, devient elle-même comédienne, et une transformation étonnante se produit. Des soupirants se mettent sur les rangs. D'abord elle résiste à leurs avances mais, petit à petit, Colombe succombe.

"La pure épouse devient alors Don Juane, avec une simplicité désarmante. 1t40 "Je n'allais pas sortir avec Armand, tout de même, lui laisser me faire la cour, s'occuper de moi toute la journée et lui dire non? Il faut faire un effort pour comprendre, aussi! Il (IV 180)

Elle trompe son mari, sans éprouver aucun sentiment de culpabilité. Colombe vit enfin pour elle seule. Elle en a assez de passer après les principes de Julien; elle ne veut plus écouter son Mozart et son Beethoven ..• "au lieu d'écouter tes discours sur la morale et l'imbécillité des gens, j'aurais préféré que les autres me

40 Paul Ginestier, Jean Anouilh (Paris: seghers, 1969), p. 97. ( 45 fassent tourner en me disant des bêtises, des bêtises qui m'auraient fait rire, au moins [ .•• ] Dans la vie en tout cas j'aime mieux les idiots, j'aime mieux les voyous. Au moins, ils sont draIes. Et ils vivent, eux !" (IV 170)

La légèreté, le gcQt de la facilité collent désormais à sa peau. Qu'on lui dise qu'elle est belle! qu'elle ne soit

qu'heureuse! Voilà tout ce que souhaite Colombe. Le théAtre est devenu pour elle une réalité. Chaque parole et chaque geste de Colombe sont devenus "théâtraux". Elle tombe évanouie pendant une dispute avec son mari, mais revient

"miraculeusement à elle" quand on annonce une répétition, va à

la glace et demande "Je ne suis pas trop décoiffée?" (III 151) vaniteuse, capricieuse, égoïste... Colombe a bien retenu les leçons de sa belle-mère. On dirait même qu'elle "a la comédie dans le sang: elle la joue sans le savoir et même presque sans le vouloir: elle ne la fabrique pas (comme les monstres sacrés), elle la vit -- c'est l'air qu'elle respire et qui lui donne une mine superbe ... 41

Or on aurait tort d'en déduire que toute jeune femme serait ainsi corrompue par l'influence néfaste du monde du spectacle. Ce serait une conclusion beaucoup trop facile. Anouilh nous offre trois jeunes femmes qui en sont la preuve.

41 Pol Vandromme, yean Anouilh un auteur et ses personnages, (paris: Editions de la Table Ronde, 1965), p. 130. r:- 46 * * *

Les AIlateurs

Léocadia, la dernière des pièces roses de Jean Anouilh, a été publiée en 1939, période où la France "vivait un rêve malsain fondé sur une gloire passée. 1I42 Quoique ce ne soit

sdrement qu'une simple coïncidence, Léocadia ~tilise un thème analogue.

Le prince Albert Troubiscoï et la cantatrice Léocadia Gardi tombent amoureux ltun de l'autre. Trois jours après leur rencontre la célèbre cantatrice meurt étranglée comme Isadora Duncan (avec un écharpe, mais sans la roue de la Bugatti). Ce suicide involontaire représente la farce tragique telle que

Ionesco la définirait: "Le comique étant intuition de l'absurde, il me semble plus désespérant que le tragique. 43 ..

Le prince se met alors à recréer le décor exact de son inoubliable idylle, tâche impossible, pour ne pas dire insensée. Il se perd dans le passé, ce qui le fait souffrir et que ceux qui l'aiment trouvent excessif.

42 Paul Ginestier, Jean Anouilh, op. cit., p. 44. 43 Notes et contre-notes (Paris: Gallimard, 1962), p. 13.

( 47 que ceux qui l'aiment trouvent excessif.

Âussi la mère du prince engage-t-elle Amanda, jeune femme de vingt ans qui présente une ressemblance saisissante avec Léocadia, pour jouer le rôle de la morte et guérir une fois pour toutes le prince de sa maladie. Amanda devient donc comédienne, la première du répertoire anouilhien.

Or Amanda réussit justement parce qu'elle abandonne le rôle. Celle-ci, personnage pur et sincère comme on en trouve si souvent dans le théâtre d'Anouilh, est incapable de tromper le prince. Elle commence par jouer la comédie en essayant d'une façon charmante de le distraire et de le persuader qu'il devrait profiter du présent: "Vous êtes jeune, riche, beau, charmant, et vos mains de paysans ne sont pas dures... Vous devriez tâcher de vivre, d'être heureux, et d'oublier vite cette histoire."

Pourtant en dépit du fait qu'elle aimerait aider la tante du prince à atteindre son but, Amanda se lasse vite du jeu: elle

le trouve injuste. La comédienne amateur cesse donc de jouer.

Quand elle rencontre le prince, le lendemain matin,

elle "l'arrache à ses vieux refuges."44 Elle l'amène à une

44 Robert J. Nelson, "Le Théâtre dans le théâtre", ~ critiques de notre temps et Anouilh, (Paris: Editions Garnier Frères, 1977), p. 83. - 48 table sur la terrasse ensoleillée, loin de la table à l'intérieur qu'il avait partagée avec Léocadia; elle lui commande un vrai déjeuner de café et de pain, lui refusant son breuvage habituel de limonade: et elle lui fait voir qu'il est amoureux d'elle, et non du spectre du passé qui le hante depuis si longtemps, en dépit de ses cris de protestation: "Si vous ne m'aimiez pas, vous ne le crieriez pas si fort... Oh! s'il vous plait, ne vous débattez plus dans ce rêve où tout vous échappe. Regardez comme le monde est plein de choses sdres autour de nous, de fleurs qu'on peut sentir, d'herbes qU'on peut prendre et froisser dans ses mains ••• " CV)

Albert, qui prend à la lettre la philosophie d'Amanda, l'embrasse et succombe: "Comme c'est simple, c'est vrai. Comme c'est facile. Comme c'est sQr."

Amanda ne joue donc pas longtemps son rÔle. Elle redevient elle-même et finit par se faire aimer. Il est difficile d'imaginer que cette jeune femme authentiqu.e céderait jamais aux tentations du théâtre, si pernicieuses soient-elles.

Isabelle de L'Invitation au château marche sur les traces d'Amanda. Elle est de fait encore plus innocente et plus idéaliste: son nom est d'ailleurs riche en allusions. L'héroine d'Intermezzo, par exemple, de Jean Giraudoux (dramaturge pour qui Anouilh éprouvait beaucoup d'admiration)

s'appelle déjà Isabelle. On en trouve encore une autre dans { 49 L'Ecole des maris de MOlière, écrivain à qui presque tout 'v4i"1. auteur de comédies est redevable. (L'Isabelle de MOlière, quoiqu'innocente, se tire ingénieusement des pattes de son

g~rdien cOllUlle cette Isabelle de Anouilh échappe à sa mère possessive.) Et ensuite, Shakespeare, dramaturge modèle, nous offre la chaste Isabella de "aasure For Measure qui est maitrisée par le souverain impitoyable, Angelo. On aurait tort de présumer trop vite que ce n'est là qu'une simple coïncidence de noms.

La mère d'Isabelle lui présente le monde du chAteau afin de lui trouver un époux riche, situation dont la petite danseuse de l'Opéra a honte. Horace, metteur en scène (amateur) de l'intrique destinée à préserver le célibat de son frère jumeau, Frédéric, présente à Isabelle le rôle qui la transformera en comédienne: elle doit être la vedette de la soirée de bal et, en outre, persuader tout le monde qu'elle est amoureuse sans retour de Frédéric. ( Puisqu' Horace cro i t que Diane, la fiancée de son frère, n'aime pas véritablement Frédéric, il veut la rendre jalouse, ce qui la fera devenir "laide en un instant"(II 233) et ruinera les fiançailles.) Comme dans Le Rendez-vous de Senlis, Anouilh joue avec l'illusion et la réalité: bien qu'Isabelle soit venue simplement pour jouer un rôle d'amante, elle tombe véritablement amoureuse... tout d'abord d'Horace et finalement de Frédéric, celui qu'elle devait faire semblant d'aimer.

50 Comme Amanda, Isabelle joue difficilement son raIe. Elle se trouve _'lée à une intrique qui la trouble parce qu'elle n'est pas honnête. Novice dans le monde du spectacle,

aIle se lassa de son rc~ne ("je n'en peux plus" (III 265»; pourtant son metteur en scène insiste pour qu'elle le tienne: Horace, sévère "Il est minuit et vous êtes engagée jusqu'à l'aube, Mademoiselle. Debout! D'ailleurs vous êtes bonne et c'est une bonne action que vous faites de remonter un peu ce pauvre garçon. Je vous assure que vous ne le regretterez pas... Bravo! Regardez-le avec ces grands yeux-là; vous êtes une comédienne étonnante. Il (III 266)

Mais "ces grands yeux-là" ne sont pas du tout ceux d'une comédienne, ce sont ceux d'une femme pure qui souffre d'avoir à

jouer. "Où avez-vous trouvé ce regard?" lui demande Horace. "C'est le mien,"(III 266) répond Isabelle. En exigeant qu'Isabelle prenne au sérieux la trame qu'il ourdit, Horace insiste sur le thème du métier qui caractérise l'oeuvre de Jean Anouilh. "Ces soupirs, cet air de dire que vous aussi, vous seriez mieux avec un autre! Que ce soit la dernière fois. On vous paie pour jouer un rôle, eh bien! ma chère, jouez-le. Et sans honte. Il n' y a pas de sot métier. Le seul point c'est de le bien faire."(III 270)

Il tient tant à jouer la comédie pour duper le destin, qu'Horace pousse Isabelle jusqu'aux larmes. Néanmoins l'idéaliste qui est peut-être le seul personnage solide de

( 51 toute la pièce finit par être à bout de patience. Isabelle voit Frédéric et, en pensant que c'est Horace, elle donne libre cours à sa colère. C'est une tirade qui révèle la fierté de la

c~médienne malgré elle, ainsi que sa conception de l'amour: "Ah 1 vous voilà, vous 1 Vous .tes content? Elles ont bien réussi vos intrigues? Vous vous êtes bien amusé ce soir? C'est fait votre scandale? Vous êtes monté sur votre chaise, vous leur avez dit qui j'étais? si vous ne l'avez pas encore fait, je vous avertis que ce n'est plus la peine. Je vais le leur montrer, moi, toute seule, qui je suis. Un voyou, comme Mademoiselle vient de le direl Ah! Vous allez le voir votre respectable jeu de massacre, vous allez les voir vos douairières, je vais leur enlever leurs doutes, elles vont le comprendre tout de suite d'où je sors! [ ••• ] Vous avez voulu jouer avec [les pauvres] ce soir pour vous désennuyer. Vous allez voir que vous avez eu tort, mon beau jeune homme. [ •.. ] Ils ne savent pas jouer, les petits pauvres. Ils sont trop mal élévés. Moi, je n'ai pas joué une seule fois depuis que je suis ici, j'ai été malheureuse tout de suite, moi. Parce que vous ne l'avez pas compris ou pas voulu le comprendre sans doute: je vous aime. C'est parce que je vous aime que j'ai ébloui vos brochettes de vieilles dames ce soir; c'est parce que je vous aime que j'ai fait semblant d'être amoureuse de votre frère et que j'allais me jeter à l'eau pour finir tout à l' heure, comme une idiote! si je ne vous avais pas aimé tout de suite, en arrivant, vous croyez je que l'aurais acceptée votre comédie.?"(IV 317,318)

Quand Isabelle se rend compte qu'elle parle à Frédéric elle est humilée. Même la grosse somme d'argent que lui offre Romuald Messerschmann n'intéresse pas cette jeune fille

52 --; , honnête. (Le financier riche a proposé 3 Isabelle de la payer pour la persuader de quitter le chAteau et ainsi apaiser sa fille.) Cette offre représente la déchéance de tout ce qui entoure Isabelle au chAteau. L'argent est devenu pour elle le symbole de tout ce qui est mauvais; alors, au grand étonnement de Messerschmann, elle refuse. Isabelle a son propre honneur; femme d'intégrité, elle ne se laissera jamais corrompre.

Lucile de La répétition ou l'Amour puni constitue, elle­ aussi, l'idéal que nous avons trouvé dans les personnages d'Amanda et d'Isabelle et qui se retrouve encore chez d'autres héroïnes (Antigone, par exemple). Elle nous rappelle d'ailleurs Yvonne de Galais du Grand Meaulnes d'Alain Fournier aussi bien qu'Isabelle d'Intermezzo de Giraudoux. 45 Douce, spontanée, totalement désintéressée, Lucile incarne la pureté et la fraîcheur. Chaque trait de son caractère s'oppose diamétralement à celui des autres personnages de la pièce.

L'action se déroule à Ferbroques dans un château du XVIIIe siècle. On y répète La Double Inconstance de Marivaux: Sylvia et Arlequin s'aiment véritablement. Mais Sylvia est aussi l'objet de l'affection du prince. Tous les personnages de sa cour s'efforcent donc de détruire l'amour pur que partagent Arlequin et Sylvia, non pas en les séparant par la force mais en s'efforçant de faire reporter leur attention sur

45 Paul Ginestier, Jean Anouilh, op. cit., p. 101. ( 53 les autres (Sylvia sur le prince et Arlequin sur Flaminia) et d'oublier ainsi leur amour.

Le comte, Tiqre, metteur en scène (amateur) de la comédie, joue le raIe du prince. Il a attribué à Lucile, jeune qouvernante au chAteau, le raIe de Sylvia (parce qu'''elle braIe d'un feu intérieur qu'elle noie sous sa réserve" (1 16». Mais le masque de comédienne convient aussi mal à Lucile qu'à Amanda et à Isabelle. Quand Tiqre lui demande: "Pourquoi ne voulez- vous pas me voir autre part que dans ce salon au moment des répétitions? Quel jeu jouez-vous si c'est vrai que je ne vous ennuie pas?," Lucile explique que le jeu ne fait pas partie de sa r~alité à elle: "Aucun jeu, je vous l'assure. Quand j'aimerai un homme, à la minute où je le saurai, je ferai tout pour lui faire plaisir, comme vous dites, et je serai tout de suite à lui -- sans jeu."(II 36)

Or plus on répète la pièce, plus les personnages d'Ano\4ilh se distinquent difficilement de ceux de Marivaux, effet théâtral qui permet au comte de profiter de son raIe pour faire la cour à Lucile et qui met en valeur le talent de Jean Anouilh. Tigre mélange avec une habileté consommée le monde réel et celui du théâtre, ensorcelant celle qui finira par éprouver une passion sincère.

Une affaire de coeur se développe donc entre Tiqre et

54 Lucile. Mais le ton léger de la pièce change dès que la possibilité du bonheur leur est enlevée par la comtesse, qui s'applique à faire séduire la jeune femme par un libertin du nom de Héro. L' Ame blessée de Lucile l'amène à noyer son désespoir dans l'alcool et à accepter la consolation de Héro. Elle finit par fuir, seule manière de retrouver sa probité, en laissant un bref message à celui qu'elle devait aimer dans la pièce de Marivaux et dont elle est tombée éperdument amoureuse dans la réalité: "Vous avez raison. C'était impossible. Je suis partie. Je ne vous reverrai jamais." CV 140)

Le grand amour dont Lucile et Tigre se sont approchés n'aboutira pas, de même que la comédie de Marivaux po\:r laquelle on s'est si soigneusement préparé ne sera jamais jouée. Lucile fait partie de cette catégorie de personnes qui

restent fidèles à leurs principes, rejetant tout compromis. Dans son étude intitulée Jean Anouilh, Paul Ginestier examine la distinction que Jean Anouilh établit entre ces personnages: ceux qu'il appelle héros et les autres: "Les personnages se divisent en deux races, ceux qui se contentent de vivre selon les règles et les habi tudes de leurs milieux, et ceux qui s'approchent dangereusement du fruit défendu, qui jetèrent un coup d'oeil sur l'idéal ou pOSSédèrent en un éclair le paradis et qui, ayant inévitablement tout perdu, ne s'en remettront jamais. Le moment tragique se pérennise, autour de lui se construit un univers à la fois exaltant

( 55 et désespérant."46

(Pirandello développe ce thème dans Six personnages en qu.te d'auteur. )

Amanda, Isabelle et Lucile: trois comédiennes amateurs qui jouent à contrecoeur et qui possèdent des traits de caractères que les comédiennes professionnelles ne connaissent pas. Elle ne ressentent pas le besoin d'être dorlotées ou flattées: l'égoïsme leur est inconnu. Elles ne sont ni légères ni extravagantes; au contraire, elles personnifient la femme idéale, celle qui n'éprouve que des sentiments forts et purs,

et qui n'agit que selon de nobles convictions. La méchanceté et la fausseté des professionnelles s'opposent à la bonté et à la sincérité de ces innocentes. Bref, quoique Jean Anouilh présente au lecteur quelques personnages qui ne s'accordent pas parfaitement avec l'image des actrices ici développée (Aglaé

de Ne réveillez pas Madame et Hortensia de La Répétition, par exemple), il présente néanmoins un riche portrait de ce qu'est une comédienne. Les légères différences qui se manifestent chez les professionnelles aussi bien que chez les amateurs ne constituent qu'une variation sur un même thème.

46 Ibid., p. 104. - 56 CHAPITRE II

LES COMEpIENS

Les Professionnels

Chez Anouilh, le contraste net que l'on observe entre les comédiennes professionnelles et celles qui ne sont que des amateurs est beaucoup moins marqué chez les comédiens. On observera que le portrait que nous offre le dramaturge de tous ses comédiens manque du piquant de celui qu'il a créé pour ses vedettes flamboyantes et ses ingénues, ce qui s'explique peut- être par le fait que le monde du théâtre tel que Anouilh le dépeint est en grande partie un théâtre dominé par les femmes. Néanmoins, quoique ce soit surtout des femmes que dépend la coloration du style de la plupart des pièces consacrées au monde du spectacle47 , quoique la plupart des intrigues tendent à tourner autour d'elles, le rôle du comédien n'est pas négligeable.

Ces comédiens professionnels sont essentiellement construits sur le même plan que celui de leurs camarades féminines. Il suffit d'examiner trois personnages, Philémon du

47 Léocadia, L'Invitation au château, L'orchestre, Cher Antoine, La répétition ou l'Amour puni, Ne réveillez p_~ Madame. ( 57 Rendez-vous de Senlis, Du Bartas de Colombe, et Bachman de Hl réveillez pas Madame, pour constater qu'ils se caractérisent, comme elles, par le goQt du mélodrame, les sautes d'humeur, les manifestations de méchanceté, la légèreté, le besoin de jouer, bref qu'ils se ressemblent tous aussi bien par leur tempérament que par leur façon d'agir.

Philémon, vieil acteur qui est engagé pour jouer le rôle d'un père de famille, représente un type de comédien qui n'est plus dans la fleur de l'âge, et dont le talent n'est plus guère perceptible (en fait, il ne convainc jamais le lecteur qu'il en a eu). Bien que "le pauvre pantin raté,,48 manifeste moins d'exubérance que les autres comédiens, sa manière de s'exprimer révèle non seulement sa passion pour l'art du jeu, mais sa vanité professionnelle de surcroît.

Philémon, qui préfère le théâtre au cinéma, explique à Mme de Montalembreuse, l'actrice qui tiendra le rôle de sa

femme: "Moi, je suis une bête de théâtre. Le contact humain, le contact humain. QU'est-ce que tu veux, c'est plus fort que

moi, je ne puis rien sans le contact". (37) Le jeu est pour lui un besoin, une drogue qu'il a dans le sang et dont il est

incapable de se pr i ver. Il en vit. La vieille actrice est d'ailleurs en parfait accord avec lui: "Je suis comme toi. Il

48 Philippe Jolivet, ~héâtre de Jean Anouilh, op. cit., p. 175.

58 faut que je les sente là qui vibrent avec moi: leurs larmes, ( leurs rires prêts à fuser au moindre signe." (37) Les réactions, les émotions du public nourrissent la comédienne veillissante. Les planches sont devenues, pour tous deux, un point de repère -- le miroir qui leur donne une identité. Source de bonheur, le théitre est leur foyer.

Quand Philémon apprend la nouvelle de la mort d'un ancien régisseur de l'Ambiqu, il "rit aux larmes" et crie: "Nous sommes toute ouïe, toute ouïe! Mon Dieu, qu'il était dr6le!"(36) Mais on doit observer le changement immédiat qui se produit chez lui: Anouilh signale que le comédien "devient brusquement triste", qu'il finit par s'exclamer: "Pauvre Gado!" (36) Cette chute abrupte symbolise un des traits les plus notables que l'on retrouve chez les comédiens, et même plus souvent chez les comédiennes. Leur comportement est à la fois fougueux et imprévisible.

Or la vanité dont font preuve les comédiennes professionnelles se cabre, quoiqu'avec mesure, aussi chez Philémon. Lorsque Georges, le metteur en scène (amateur) du scénario en question, voudrait faire appel à "cette facilité professionnelle 3vec laquelle vous vous emparez d'un trait de caractère ou d'une émotion pour les faire vôtres •.. sans souffrir" (il sait bien les flatter), Philémon répond: "Que VOUlez-vous, cher Monsieur, si nous n'avions pas ce petit

( 59 talent-là, on nous emploierait à clouer des chaussures ... comme les autres!"(40) Leur talent les sauve donc d'être abaissés au niveau des "autres" , les gens ordinaires. Son "ce petit talent-là" est l'expression d'une fausse humilité qui ne trompe personne. Le lecteur ou le spectateur devinent que ce n'est là qu'une formule qui, en réalité, est appelée à susciter de nouveaux compl iments • Pourtant c'est surtout sa partenaire, Mme de Montalembreuse, qui révèle manifestement leur prétention: "Nous n' y pouvons rien, pauvrets que nous sommes! C'est le don. On l'a ou on ne l'a pas"(41)

La "facilité prOfessionnelle" dont parle Georges nait des natures multiples qui demeurent au fond de tout acteur; c'est ce qui les distingue de ceux qui l'entourent, ce qui, d'ailleurs, fait leur charme sur le moment et les rend insupportables ensuite. Anouilh, qui a utilisé beaucoup de ses souvenirs d'enfance et de jeune homme, analyse ainsi le caractère des acteurs: "Quand le sentiment de ses possibilités devient trop aigu chez un être, quand dans la vraie vie, son besoin d'être non seulement deux (comm6 la plupart d'entre nous) mais plusieurs risquerait d'en faire une sorte de monstre, il est peut-être possible et souhaitable que, se spécialisant dans le métier de tricheur, il devient comédien afin de se ménager en lui une sorte d'uni té faite autour de sa personnalité quotidienne d'acteur, qui lui servira

60 -; d'alibi et préservera son équilibre ... 49 ( Ainsi, les acteurs sont tous des êtres qui recèlent au fond d'eux-mêmes un "monstre", la progéniture de leurs multi- personna 1 i tés. Et, d'après Anouilh, ce qui peut leur assurer un certain simulacre de normalité, c'est le métier de comédien,

métier où l'on fait semblant. . On peut donc se mentir à soi-

même, être "plusieurs" à la fois, devenir ce que l'on voudrait.

Philémon ne veut pas voir qu'il ne joue plus très bien. Il prend son métier au sérieux et s'estime digne d'éloges. Ainsi qu'il est de règle chez les comédiens, il essaie son personnage comme on essaie de nouveaux habits, composant une interprétation de la pièce qui n'est pas tout à fait celle de l'auteur. Et quand on le critique, sa fierté se rebelle. Cette remarque acerbe le montre bien: "Philémon (se mettant en colère): Mais sacrebleu, Monsieur, vous m'avez dit un personnage de père! Je vous compose un personnage de père. Vous n'avez pas la prétention de m'apprendre mon métier, tout de même."

On est frappé par le ton sur lequel il s'adresse à son metteur en scène. Pourtant on trouve à plusieurs reprises des exemples de cet orgueil professionnel: Philémon s'emporte contre Mme de Montalembreuse pour avoir un rôle qui, selon lui, n'est pas digne d'elle ("Une minute! une minute! Comment, toi, Emilie de

49 'Lettre à une jeune fIlle qui veut faire du théâtre', ~, 21 janvier 1955. ( 61 Montalembreuse, une des anciennes de l'Union, tu vas accepter une audition pour une affaire d'un cachet?"(58) Il est tout prêt à réprimander qui que ce soit qui n'apprécie pas le jeu ("Je vous en prie, je vous en prie! Ne touchez pas à un art qui a droit à notre respect à tous les deux" (116»... On le voit, Philémon est un défenseur acharné de son art.

Du Bartas, comédien dans Colombe, n'est pas moins vaniteux. Il est, en outre, un modèle d'exubérance. Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il dit, est marqué du sceau de l'excès. Et ce sont les apparences, le superficiel, qui comptent chez ce cabotin mélodramatique.

On observera tout d'abord que Du Bartas fait touj ours "une noble entrée." (II 86) Il choisit des vêtements qui lui donnent un air distingué, qui font de lui un personnage

important, et surtout jeune ("grand feutre, fleur à la boutonnière, canne; légèrement argentée, mais éternellement jeune").(II 86) Car, comme c'est le cas avec les comédiennes, les comédiens professionnels ont horreur de vieillir. Ils font d'ailleurs tout pour cacher au public leurs petites douleurs,

afin de préserver leur image fringante qui, peu à peu,

s'efface. A Itl fin d'une représentation de La Maréchale d'Amour, par exemple, Du Bartas, qui était à genoux, "se relève péniblelilent" (IV 160); toutefois il serre la vedette, Mme Alexandra, "comme un fou contre lui", et prononce

62 f ièvreusement son texte: "Oh! mon amante! Tu es à moi!

Instants divins!"(IV 160). Anouilh s'amuse en accordant à ces deux vieux monstres de théâtre des rôles d'amants jeunes et, en particulier, en for.çant Du Bartas de se réagenouiller avec la prochaine réplique, ce que le vieil acteur fait, encore une

fois, "péniblement." (IV 160) Nous avons déjà vu la fin de la pièce: devant le rideau, se déroule une scène pleine de sourires et d'émotion: derrière, le comédien laisse tomber son masque.

On constate en outre que Du Bartas tire parti de ses dons de comédien. Il transporte l'art du j'!u dans la vie et en profite pour faire la cour à Colombe. voici comment il explique à l'ingénue la cause son insomnie (on ne peut que sourire devant l'habileté de ce séducteur professionnel): "Impossible! Je vous voyais couchée sur ma peau de tigre, devant le grand feu de bois. J'ai gémi tout la nuit comme un damné. J'ai bu affreusement pour oubl ier , je me suis drogué. Rien à faire. Vous étiez là et je ne pouvais pas vous toucher. Au matin, je me suis endormi, terrassé, étreignant le vide. Mon valet de chambre m'a trouvé couché par terre devant le feu éteint." (II 87)

C'est là, semble-t-il, la passion à son zénith... Du Bartas énumère pour sa proie les étapes de son tourment, les effets de l'ardeur qu'il éprouve. Or, le comédien aux prétentions de Don Juan n'accepte pas l'échec: "Tu veux donc me faire mourir, enfant? Tu le sais pourtant que je te désire plus que tout au

( 63 monde et que si tu n'es pas à moi, je ma tuerai!" (II 88) L'exclamation poussée par Du Bartas rappelle cal les de Carlotta dans Cher Antoine et de Mme Alexandra dans Colombe, qui affirment s'être suicidées par amour trois et quatre fois respectivement. Cette intention suicidaire, si fausse qu'elle paraisse, est bien réelle chez celui qui s'emporte, qui s'engraisse des péripéties de l'amour; toutefois, cette comédie du désespoir passe aussi vite qu'elle est apparue.

Le caractère caricatural de Du Bartas se manifeste de plus en plus au fur et à mesure qua la scène .a déroule. Même

quand il est fait mention du mari de Colombe, le com~dien na se décourage pas: "Est-ce qu'il est prêt à mourir tout de suite sur un signe? A rouler par terre, à gémir, à commettre un crime peut-être?(II 90) Colombe est tellement emportée par l'élan de Du Bartas que, à la fin, ce comédien, qui est l'antithèse absolu du mari de l'ingénue, l'aura.

Comment prendre au sérieux un tel homme? au plut6t

devrait-on le prendre au sérieux? Le dramaturge n' a-t-il créé ces personnages que pour divertir? A première vue on pense peut-être que les comédiens de Jean Anouilh ne constituent pas de grands rôles, qu'ils ne font guère plus que pimenter

l'intrigue. Mais à trop insister sur l'amour-propre du comédien, son exubérance ou sa soif de conquêtes amoureuses, on risque de ne voir en lui qu'un être léger. Et pourtant ce - 64 personnage mérite une seconde analyse, car il joue parfois un rôle moins simple qu'il n 'y paraît au premier abord.

Quoique Anouilh ne prétende pas instruire et comme il veut, comme son ami Molière, surtout plaire, ses comédiens nous donnent des leçons... des leçons aigre-douces --sur l'amitié, l'amour, la vie de tous les jours-- que leur fausseté ne dissimule pas. A traveT."s ses comédiens, et surtout par l'intermédiaire de Bachman de Ne réveillez pas Madame, Anouilh

nous fait réfléchir sur la vie. Le fait-il à dessin ou par mégarde? C'est son instinct qui l'y amène, mais on constate que le dramaturge y donne libre cours •..

Bachman est, comme il l'avoue lui-même, "un cabot"(III 140). C'est quand même un type sympathique. Comme son collègue, Ambroisi, qui joue d'une manière "exagérément

passionnée" (I 41), et comme ceux dont nous venons de faire connaissance, Bachman a, lui aussi, le goût du mélodrame. Pour se tirer d'une situation délicate il "éclate d'un grand rire faux de théâtre, se tapant sur les cuisses", (1 65) riant un peu trop fort, quand il salue des amis, il le fait théâtralement (il embrasse la mère de son meilleur ami en criant "Rita! ma perle! ... ma grande amoureuse! Toujours aussi jeune?" (II 86); il savoure les drames passionnels que l'on trouve dans les journaux. Bachman peut, en outre, reprendre un jeu de scène sans hésitation; et il est, lui aussi, un coureur de femmes.

( 65 En somme, la caricature du comédien, telle que nous l'avons observée jusque là, lui convient bien.

Cependant, ce personnage n'est pas occupé exclusivement de ses sentiments amoureux. Il se soucie aussi des autres. Ses conversations avec son meilleur ami, Julien, directeur de troupe, le dévoile: Bachman devient philosophe, moralisateur même, ce qui le rend d'autant plus intéressant comme personnaqe, vu ses valeurs douteuses.

Bachman se connait. Et il s'accepte tel qu'il est. Ce seul fait le distingue des autres et lui permet d'observer le monde dont il fait partie, de l'interpréter. De tous les comédiens de Jean Anouilh, Bachman est le plus digne d'intérêt: non seulement parce qu'il représente un stéréotype des comédiens, non seulement parce qu'il joue un rôle intéressant dans l'intrigue, mais encore parce qu'il nous fait pénétrer dans le monde du théâtre.

Bachman a trompé Julien en faisant l'amour avec sa femme, Rosa. Pourtant il aime bien Julien. Il l'admire de tout son coeur. "Mais ça n'empêche rien." (1 59) Bien qu'il n'ait aucune envie de blesser son ami, il n'a pas non plus aucune envie de se refuser un plaisir. Bachman n'éprouve pas de remords: il est bien dans sa peau. Cependant on aura i t tort de conclure qu'il n'a pas de coeur. Car il est, au fond,

66 sensible. Une scène en particulier (Acte III) montre la relation touchante entre les deux hommes. Bachman essaie de protéger son ami en le dissuadant d' aborder une intrigue amoureuse avec n' importe qui (qu'il se cache, au moins, pour que les machinistes ne se fassent pas de clins d'oeil derrière son dos!) •.. Julien: Je n'ai pas le droit de caresser une fille derrière un portant si cela me fait plaisir? Bachman: Pas toi, non! (III 138)

Les principes contradictoires, le "double standard", de Bachman se voient. Julien: Tu es ex t raord ina ire. Pourquoi pas moi? Bachman: Parce que toi ... Julien: J'en ai toujours eu envie autant que vous. Pour qui me prends-tu? (III 139)

Un mélange d'embarras et de confusion empêche Bachman de lui répondre directement:

Bachman: En tout cas, pas cette fille. •• Sa copine et elle, deux petites putains. Il n'y en a même plus au théâtre des comme ça! Elles datent des deux guerres ... Julien: C'est amusant un corps qu'on ne connait pas. Il y a une seconde, une toute petite seconde --mais c'est tout de même bon à prendre-- où on ( 67 n'est plus seul. (III 139)

Ce sentiment d'être seul au monde, thème "noir" qui se retrouve à bien des reprises dans l'oeuvre de Jean Anouilh, se découvre surtout dans les pièces qui ne traitent pas du monde du spectacle (Antigone, Le Voyageur sans bagages, La Sauvage, Ornifle ou le courant d'air, pour n'en citer que quatre).

Julien reprend en admettant qu'il n'est pas, dans ces affaires, aussi doué que son ami, mais qu'il ne comprend pas non plus ses protestations:

Julien: La seule chose dont je serais incapable c'est de leur parler, comme vous. Mais celle-là ne l'exige pas. D'ailleurs, je ne vois pas pourquoi tu t'indignes. Tu as couché avec les deux. Bachman: Une fois. Et puis moi ce n'est pas pareil! Julien: pourquoi? Bachman: Je suis un cabot, moi, une pantoufle, un baise-en-ville. Toi, nous avons pris 1 'habitude de te respecter, tous. Il n'y a pas de raisons pour que tu n'en fasses pas autant! (III 139)

Le comédien vit et se juge selon un ensemble de principes (le plaisir du moment l'entraine, les morales traditionnelles ne lui disent rien) mais il utilise un système de valeurs très différent pour apprécier son ami. Il compte

68 sur Julien puiqu'il ne peut pas compter sur lui-même. D'ordinaire Bachman a l'air gai: il se moque souvent de la grav i té de son ami, le considérant comme .. emmerdant." Pourtant

il tient beaucoup à Julien et ne veut pas qu'il le déçoive:

Jul ien: Tu auras décidément joué tous les r61es, même le Père Duval. Tu te rends compte que tu es un peu ridicule en ce moment? Bachman: Oui. QU'est-ce que tu veux, j'ai ma pudeur comme les autres, et comme je ne m'en sers pas pour moi... .. (III 139)

Avec Bachman, Anouilh a donc créé un personnage qui est

à la fois léger et sincère; un personnage qui soulage sa conscience en comptant sur la bonté inhérente de cet ami

"emmerdant." L'amitié entre le comédien et le directeur est vraie. Bachman la résume à la fin de la pièce avec une maladresse touchante: "Tu sais que je t'aime bien, avec tout ce que je t'ai fait [ .•• l Je t'ai toujours trahi, mais je ne

t'ai jamais manqué. Tu m'as toujours trouvé là." (III 183) Une leçon originale, donc, sur la fidélité.

Dans le retour en arrière de Ne réveillez pas Madame, c'est Bachman qui joue le rôle de l'acteur, Antonio. Ici nous découvrons le côté noir des comédiens: il est méchant, violent, vulgaire; il manque de patience. Et pourtant le rôle

comprend aussi des moments doux. C'est là un des meilleurs exemples des sautes d 'humeur dont les comédiens font preuve. ( 69 Antonio représente en outre une fois de plus un exemple de la façon dont les acteurs se servent de leur métier c01ll1lle "alibi": quand le jeune Julien trouve sa mère dans les bras du com'dien, celui-ci rassure l'actrice en affirmant que le petit pensera qu'on répétait •••

On doit encore relever les leçons que Bachman donne sur le théâtre, leçons qui sont, au fond, des commentaires sur la vie. Car le comédien ne sépare pas la vie et le thé4tre: ou plut~t, pour Bachman, c'est le théAtre qui est vrai, et la vie qui est fausse.

En essayant d'aider Julien à mGrir, notamment à oublier un mauvais souvenir d'enfance, Bachman lui propose de feindre d'être adulte: "C'est cela, vivre, pour tout le mond'J: faire semblant. Et il n 'y a pas que nous qui faisons semblant, tu sais! Les juqes font semblant, les curés font semblant, les militaires font semblant. Et ils ont souvent moins de talent que nous" (II 90)

Ce passage rappelle la citation de Anouilh qui traite la préservation de l'équilibre et le métier du tricheur. Bachman laisse entendre que "faire semblant", ce qui est au fond une manière de tromper ou même de tricher, se fait par tous pour faciliter la vie: pour quelques-uns, c'est une tactique de survie.

70 Etre un homme est une affaire très difficile. Bachman

suggère à Jul ien de se contenter de jouer les hommes tout simplement, trois heures par jour, "les hommes, les seuls

vrais, ceux du répertoire. Il (II 92) Car selon le comédien, jouer leurs propres vies serait ennuyeux, ou certainement moins intéressant que jouer les rôles de 'Hamlet', par exemple, ce qui est la pièce que Julien brOIe de monter ("Tu crois que si on jouait nos vraies vies, ce serait plus reluisant que Shakespeare?" (II 92»

Bachman préfère le théâtre à la vie dite réelle parce qu'il Y est plus à l'aise, il y trouve tout ce dont il a besoin. La vie "réelle", avec son train-train quotidien, le laisse froid: "On est chez nous ici. On se fait nos maisons. Pas besoin de sortir. C'est dehors que c'est faux pour nous. Dehors on attend, on traine ensemble, comme en tournée dans une ville étrangère. Sur les hui t heures on rentre Chez-nous, dans les toiles peintes ... On se débine, on se caresse en pensant à autre chose, on se tolère. On fait n'importe quoi et on le laisse faire aux autres, parce qu'on sait que cela n'a pas d'importance... La vraie rigueur c'est pour le soir: dans 'Coriolan'."(II92)

On retient le mot "tolère" car c'est un terme essentiel au sens du passage. Les gens du théâtre font les gestes de tous les jours, ils supportent les actions et les entretiens journaliers sans s'en préoccuper. Pour eux, tout ce qui

71 compte, c'est la pièce qu'on monte. C'est là où se concentrent leurs soucis et leur efforts, parce que c'est là que vivent ces personnages.

A cette étude des comédiens on pourrait ajouter plusieurs personnages de deux pièces plus récentes:

L'Orchestre, nouvelle pièce grinçante qui date de 1962, et ÏY étais si gentil quand tu étais petit, pièce secrète de 1972. Dans celle-là, les musiciens d'un café orchestre racontent leurs histoires d'amour, leurs vies de frustration et de cruauté. L'orchestre devient, en quelque sorte, une image de la vie. Dans la deuxième pièce, Anouilh nous offre encore un autre café-quartet où les musiciens commentent sur la vie, cette fois à travers une juxtaposition de la vie moderne et de celle qui remonte aux tragédies classiques. (L'intrigue reprend, par l'intermédiaire des musiciens/comédiens, la légende des Atrides.) Pourtant ces personnages fournissent une faible contribution à la connaissance du comédien chez Jean Anouilh.

Philémon, c'est la marionnette qui se voit en grand, homme anodin qui nous montre surtout l'orgueil des comédiens. Du Bartas, c'est un personnage plus riche dans la mesure où il met en valeur la virtuosité sociable des comédiens, leur goût pour le mélodrame, la magie de leur fausseté. Quant à Bachman, c'est le comédien qui possède aussi un coeur. Et grâce aux

72 dons d'observateur et à l'esprit de philosophe que le dramaturge lui accorde, il devient pour le lecteur un ami caché qui espionne le monde du théâtre. QU'est-ce que c'est que la vie dans leur métier? Bachman l'explique bien, signalant - avec résignation?- qu'on n'a guère le temps "pour être soi. C'est pourquoi, à la longue, on finit par ne même plus se le demander qui on est .•• On n'a pas d'âme. C'est pas un drame! Ou plutôt on en a plusieurs à la demande."Cl 58)

Quoique les natures des trois comédiens ne se confondent pas, ils ont en commun certains traits qui les rapprochent d'ailleurs des comédiennes professionnelles. Or le fil qui les lie tous, c'est le fait que pour chacun il n'y a qu'un monde qui compte: celui du théâtre.

( 73 *

* *

Les AIIateurs

Les personnages de comédiens amateurs ne manquent pas dans le répertoire de Anouilh. Dans La répétition ou L'Amour mmi on n'en trouve pas moins que quatre: villebosse, grand buveur et amant ridicule d'une comtesse, M. Damiens, homme d'affaires de la comtesse et parrain de Lucile, jeune femme qui, comme on l'a vu, symbolise la pureté des comédiennes amateurs, le comte Tigre, qui est à la fois metteur en scène et acteur (amateur), et Héro, son ami. On pourrait encore mentionner le maître d 'hôtel dans Le Rendez-vous de Senlis aussi bien que les personnages de Pauvre Bitos. Cependant celui-là n'est qu'un "extra" et donc ne nous éclaire guère sur le rôle du comédien amateur, et le rôle joué par les comédiens de Pauvre Bitos se prête encore mieux à l'étude du masque chez Jean Anouilh.

Il faut relever tout de suite que les comédiens amateurs sont décidément moins nobles que les comédiennes amateurs. La pureté et l'idéal qui caractérisent les ingénues sont inconnus des comédiens, qui sont tout sauf innocents. Pourtant poursuivre l'examen de ces personnages ne manque ni d'intérêt

74 ni d'utilité car il conduit le lecteur, par un chemin agréable, ( à une compréhension plus complète de la conception que se fait Anouilh du monde du spectacle.

Les comédiens professionnels sont tous très sûrs d'eux­ mêmes. Des années d'applaudissement du public et de sollicitude constante de la part du petit personnel ont conduit

ces acteurs à être extrêmement prétentieux. Les amateurs, par contre, qui ne sont ni endurcis aux difficultés du jeu dramatique ni conditionnés par les éloges du public, manquent de confiance en eux. En effet, les incertitudes qui pèsent sur

eux les troublent tellement qu' ils cherchent à se rassurer un

peu partout; et même en y parvenant, ils tremblent toujours. Dans La Répétition, par exemple, la comtesse essaie d'apaiser

le sentiment d'insécurité de M. Damiens, très gentiment d'ailleurs, en lui rappelant son succès d'antan. Mais le

comédien, nerveux, signale: "J'étais bien jeune, Madame, à l'époque, j'avais le trémolo moins honteux. Et puis j'avais de

grandes manches. Et le texte était de mon cru." (II 45) Damiens trouve ainsi le moyen d'excuser un échec éventuel.

Avec l'incertitude naît la peur de paraître ridicule. Les amateurs ne veulent pas seulement jouer juste, ils aspirent

en outre à incarner jusqu'au moindre détail physique le personnage qu'ils jouent. Ils cherchent donc une authenticité totale. Vul turne, personnage qui joue Mirabeau dans Pauvre

( 75 Bitos ou le dîner de têtes, craint qu'il ne convainque pas les spectateur3 sur son identité. "C'est pourquoi j'ai été très généreux sur les marques de petite vérole," exp1ique-t-il. (Il paraît que Mirabeau en avait). Or Vul turne a besoin de savoir s'il a bien réussi. Il demande donc: "Aimez-vous cela? J'en ai mis partout." Et, en un aparté comique, il finit par constater: "Comme il faut s'en donner du mal pour s'amuserl"(I

16) C'est la voix d'Anouil~ relevant le fait que tricher, créer la réalité des apparences, exige de grands efforts.

Julien, dans la même pièce, s'inquiète, lui-aussi, de son allure: "Franchement, vous croyez que je ressemble à Danton? J'ai l'impression qu'il n'avait pas du tout cette tête- là." (1 17) Ils cherchent tous de l'approbation et des élo~es.

Même Villebosse, dans La Répétition, ne cesse de se faire du souci (on jouera sans perruques? "nous allons tous êtres ridicules! "(1 29».

Ce que les amateurs ont encore en commun, c'est l'impatience, excessive chez les uns, modérée chez les autres. Bien entendu, ce trait s'explique par leur incertitude en face de la représentation, ou, plus sim~lement, par le fait qu'ils ont "la frousse", comme on dirait dans le langage des coulisses. On s 'habille, on attend, on remet la répétition à plus tard. Alors que les professionnels se sont habitués à cette routine, leFt amateurs, eux, en souffrent. De telles

76 attentes portent sur les nerfs .•• villebosse rappelle qu'on passe dans trois jours, qu'il a un rôle "écrasant", lui, et

qu'il ne tient pas à "être ridicule" (III 69); quant à Héro, il ne peut tenir dans son qilet que la durée de trois actes, pas plus. Tout au lonq de La Répétition reparaît le même refrain: "Répétons-nous ou ne répétons-nous pas?"

Le personnaqe du maître d'hôtel dans Le Rendez-vous de

Senlis montre bien l'enthousiasme qui accompaqne un nouveau défi, surtout si une diqne récompense est en vue. Quand le metteur en scène accepte d'auqmenter le salaire du comédien par cent francs supplémentaires, Anouilh indique que le maître d' hôtel est "soudain plein d'allant," (29) preuve que l'argent joue un rôle apaisant même chez les amateurs, et lui fournit,

d'ailleurs, une réplique zélée qui invente l'amu~ante histoire de ses années de bons et de loyaux services: "Dans ce cas, je suis au service de Monsieur depuis de longues années. Si Monsieur le veut bien, mon père était déjà le maître d 'hôtel de la famille. Moi j'ai servi tout jeune aux cuisines, puis je suis parti bourlinguer par le monde afin d'apprendre le métier: et, quand l 'heure a sonné pour papa de songer à la retraite, je suis venu prendre sa place ici."(29)

Or celui qui commence à être un peu trop entrainé par son

imagination est vite rappelé à l'ordre: "Bravo! Mais, tout de même, ne brodez pas trop."(29)

( 77 Pourquoi ces hommes jouent-ils? Pour s'amuser. Dans le

cas de La répétition ou l'Amour puni, Anouilh donne un tableau de l'élite moderne, société égocentrique et hermétique qui

cherche, par le moyen du théâtre, à atténuer l'ennui de sa vie superficielle. Dans un château à Ferbroques, on va donc monter

La Double inconstance de Marivaux. Le dramaturge présente ainsi au lecteur une deuxième société: celle du dix-huitième

siècle.

C'est dans les scènes de La Double inconstance que l'amour du comte Tigre éclate; et c'est justement grâce à son

rôle qu'il parvient à séduire Lucile. La pièce de Marivaux sert de voile protecteur. En la jouant, on a l'impression que tout est permis. Ce n'est que là que le comte et la jeune

femme qui l'a séduit donnent libre cours à leurs sentiments, là que tombent les barrières sociales qui les séparent dans la réalité. Et c'est encore là que Jean Anouilh donne libre cours

à son génie créateur. Les deux pièces se confondent, les répliques se mélangent: ce qui touche le prince dans La Double inconstance, "cette ingénuité, cette beauté simple... ces grâces naturelles" (52), c'est précisément ce que le comte

estime en Lucile: et au fur et à mesure que l' on répète, il devient de plus en plus difficile de distinguer les répliques des personnages de Anouilh et celles des personnages qU'ils jouent, d'autant plus que le dramaturge emploie le ton de

l'époque de Marivaux. Tigre, qui "s'est donné la peine, en

78 " , ' quinze ans de vigilance attentive et d'efforts, de devenir

l'arbitre incontesté de ce qui est de bon ton à Paris,"CI 23) nous offre un bel exemple de ce langage précieux et raffiné dans la première scène de l'Acte II, la première fois qu'il se trouve seul en face de Lucile. Il admet qu'il a tort de parler

à coeur ouvert mais ajoute qu'il n'a jamais pu se refuser un plaisir ... "Pardon. J'ai dit le mot qu'il ne fallait pas dire. Un peu de patience... J'apprendrai le vocabulaire aussi." (II 35)

Tigre s'abaisse devant la jeune femme: il demande son indulgence afin de s'assurer qu'elle voudra bien l'écouter davantage.

"Je ne sais d'ailleurs pas quelle conjuration de cagots et de vieilles filles a pu réussir, en deux siècles, à discréditer le mot plaisir. C'est un des mots les plus doux et les plus nobles de la langue."CII 35)

Le comte pique la curiosité de Lucile, sachant bien qu'elle ne

pourrait pas tourner le dos à ce qui est à la fois "doux" et "noble" •

"Je ne suis pas croyant mais, si je l'étais, je crois que je communierais avec plaisir. Le mal et le bien, aux origines, cela a dû être ce qui faisait plaisir ou non -tout bonnement. Toute la morale de ces cafards repose précisément sur ce petit mot fragile et (. 79 léger qu'ils abhorrent."CII 35)

Anouilh prête au comte l'air d'un homme doué de raison. Tigre parvient à mettre en parallèle la communion et le plaisir, tout en admettant --comme en aparté-- qu'il n'est pas particulièrement religieux et en insistant sur la nature "fragile" et "légère" du mot. Or le comte va enfin arriver au véritable sujet en question: l'amour. Et il ajoutera très vite

un commentaire destiné à alléger la gravité éventuelle du propos: "Pourquoi l'amour ne serait-il pas d'abord ce qui fait plaisir au coeur? On a bien le temps de souffrir par la

suite·"Cll35)

Epris d'une jeune femme dont l'innocence et la timidité le font réfléchir avant de parler, le discours continue: liEn tout cas, c'est passionnant d'être amoureux d'une jeune femme muette. Cela vous entraîne au soliloque et à la méditation."CII 35)

Le silence de Lucile n'empêche pas Tigre de continuer. En fait, il l'amène à faire des observations dans le style du "stream of consciousness" (le ruissellement de la conscience): liOn ne se parle jamais assez. On est pourtant son interlocuteur le plus attentif, le plus prompt à la répartie. Voilà des années que je ne m'étais pas adressé la parole. Je me méconnaissais: je suis d'un commerce très agréable. Je m'aperçois que je dis les choses les plus justes et les plus inattendues. Comme on juge sur les apparences, trop vite, toujours! Je me découvre très tendre et très - 80 profond."(II 36)

Il va sans dire que Tigre souhaite que Lucile soit d'accord, le trouvant aussi digne d'être aimé qu'il se trouve lui-même.

Il est significatif de nous rappeler que Jean Anouilh fut un homme particulier, un homme qui s'est sans doute adressé la parole régulièrement. Au surplus, ce passage du comte nous amène à croire que le dramaturge se voit, lui aussi, comme "son interlocuteur le plus attentif", bref son propre ami intime. Par hypothèse, on peut déduire en outre qu'Anouilh conseille au lecteur de se permettre de se connaître car cela en vaudrait peut-être la peine.

D'ailleurs n'est-il pas curieux que le comte, cet être "tendre" et "profond", trouve que les comédiens sont "des gens impossibles" parce que "dès qu'ils ont ouvert la bouche, le son de leur propre voix les enchante comme la flQte d'un charmeur de serpents"? (II 45) Bien que Tigre constate ceci en tant que metteur en scène, on croirait tout de même que l'expert en marivaudage se reconnaîtrait. Pas du tout: il reprend: "Ils s'engourdissent de plaisir en s'entendant et ils croient, dur comme fer, que nous partageons leur extase."

Par contre, Héro, comme Bachman dans Ne réveillez pas Madame, se connaît. Homme corrompu qui "aime casser", Héro représente ceux qui ont la nature noire. Ce personnage permet ( 81 •

à Anouilh de développer davantage sa conception de la vie et ses apparences. Sachant qu'il déplait à Lucile, Héro lui demande:

"Je vous dégo~te sans doute? C'est bien ••• Il faut que je dégo~te un peu. C'est dans mon rôle. Pas celui de la p1ece de Marivaux, dans l'autre,-­ celle que je joue vraiment. (II 57)

Selon Héro, comme chez tous ceux qui appartiennent au monde du

spectacle, nous jouons tous, car la vie n'est qu'une pièce.

Comme Du Bartas dans Colombe, Héro emprunte au théâtre ce dont il a besoin dans la vie. Quand la comtesse laisse entendre qu'elle aimerait que Héro séduise Lucile, il emprunte sa réplique au Ruy BIas de victor Hugo: "Et que m' ordonnez-

vous seigneur, présentement? De plaire à cette femme et d'être

son amant!" (III 100). Il devient séducteur et arrive à ses fins. Mais il faut noter que ce furent moins ses dons de comédien que son cynisme et son désir de se venger qui l'ont inspiré. A la fin, Héro choisit la mort. Pour retrouver son honneur? Peut-être. Mais plus vraisemblablement, c'est pour ne plus jouer.

Héro, comme tous les comédiens de Jean Anouilh, passe sa vie sans connaître un vrai bonheur dans le domaine de l'amour (il n'a aimé véritablement qu'une seule femme: Julien l'a découragé de faire une vie avec elle et maintenant elle est morte). Ou bien ils vont d'une liaison à une autre --qu'ils

82 soient mariés ou non-- ou bien ils se noient dans l'alcool et se divertissent en observant, avec un oeil cynique, le monde qui les entoure. Dans les deux cas, les comédiens sont, au

fond, seuls. La vie au théâtre, telle que la dépeint Jean Anouilh, se prête mal aux conventions sociales traditionnelles; les personnages qui font partie du monde de la scène sont

incapables de se conformer à la norme.

Que ce soient des acteurs expérimentés qui se vantent, qui tonnent, et qui se montrent parfois philosophes, ou des nov ices qui doutent et s'impatientent, ces comédiens vivent

tous pour le théâtre parce que le théâtre, et l'illusion qui y est créée, est leur vie. Les répétitions leur sont une preuve,

preuve qui met leur talent à l'essai (il n'est donc pas étonnant que ces bêtes des planches s' y rendent fous et y exaspèrent tous ceux qui les entourent). Pourtant la mesure ultime de leur mérite, c'est le public, car les applaudissements représentent, chez les comédiens, la

quintessence du bonheur. Le comte Tigre souligne ce dernier propos en relevant "la chose capitale que les comédiens n'oublient jamais de régler la veille des générales •.. l'ordre des saluts pour les acclamations finales."(II 68)

( 83 CHAPITRE III

LE puBLIC

Il arrive souvent que, même quand les comédiens tiennent sérieusement leurs rôles, quand ils disent très justement leur

texte et prêtent à leur personnages des gestes convenables, l'on perçoive, devant la salle vide, que quelque chose manque. Le jeune amateur, par exemple, s'impatiente, il rugit, il finit

par Si affoler. liMais, Il note Jean Anouilh, "à l'avant-dernière répétition, reçoit-on seulement quatre amis, que quelque chose mystérieusement se cristallise: Ils écoutent et, parce qu'ilS écoutent, l'histoire devient soudainement vraisemblable, les personnages justes, le rythme exact."SO pourquoi? Parce que ce n'est qu'il partir de ce moment que tous les éléments du

spectacle sont rassemblés. ilLe théâtre", explique Anouilh, lia ceci de merveilleux et de terrible qu'on ne peut s'y passer du succès. Une pièce se joue avec des acteurs et l'un de ces acteurs, qu'on le veuille ou non, c'est le public. 1I51 Les spectateurs sont, pour ainsi dire, des collaborateurs, des complices essentiels pour le succès d'une pièce.

50 Pol Vandromme, Jean Anouilh un auteur et ses personnages, op. cit., p. 224.

51 Ibid., p. 223. - 84 Jean Anouilh n'a pas manqué de nous donner sa conception ( du public. On en trouve soit un portrait, soit des commentaires révélateurs faits par les personnages qui appartiennent au monde du spectacle dans plusieurs pièces qui traitent du théâtre (L'Hurluberlu ou Le réactionnaire amoureux, L'Inyitation au château, Le Rendez-yous de Senlis, Ne réveillez.....pas Madame. Colombe et lA répétition ou l'Amour muli. pour n'en nommer que six). Mais le dramaturge attire également ailleurs l'attention sur ce prOblème: dans I.ê Grotte, par exemple, le personnage qui tient le rôle de l'auteur commente: "J'ai touj ours pensé, pour ma part, qu'il faudrait aussi faire répéter les spectateurs et les critiques." (Acte I)

Comment Anouilh décrit-il ce groupe d'individus qui est

tellement indispensable à l'équilibre et à la réussite d'une pièce? quel rôle joue-t-il précisément? Plusieurs personnages nous éclairent.

On observera, par exemple, que le petit personnel estime

que le publ ic est à la fois exigeant et dur, qu'il manque de coeur. Mme Georges, 1 'habilleuse de Colombe, croit que le public ne veut rien savoir des petits problèmes qui présentent des obstacles à la mise en scène, qu'il ne s'intéresse qu'au résultat final: "il est là pour s'amuser," explique-t-elle, "il a payé, il faut qu'on lève à l'heure. si l'habilleuse a

85 des ennuis, ça lui est égal."(II 85) Or ses voisines

l'envient: "Ah! vous avez la belle vie, madame Georges! les bravos, les lumières, les fréquentations" ••. "Si seulement

e~les savaient," se lamente l' habilleuse, "qu'on appartient à

son public!"(II 86)

Toutefois il ne faut pas prendre trop au sérieux ses plaintes. Mme Georges est une femme qui est, au fond, très fière et très contente de son métier. Et, de toute évidence,

"appartenir à son pUblic" relève, chez elle, de son devoir. certes, on le constatera dans le chapitre sur le petit personnel, le métier d'habilleuse offre peu de satisfactions. Pourtant Mme Georges en trouve, notamment de la part du public. Il lui permet de se sentir indispensable au spectacle, même

s'il ne l'empêche pas de se faire l'écho grognon des comédiens qu'elle sert.

Les comédiens, eux aussi, se plaignent du public. Il suffit, pour s'en convaincre, de rappeler Du Bartas de Colombe et son exclamation: "il étaient durs, ce soir, ces cochons-

là!" (IV 164) Pourtant on ne doit pas oublier que ce comédien

qui manifeste si âprement que les spectateurs sont difficiles à

satisfaire, ferait tout pour leur plaire. Du Bartas se nourrit des acclamations du public.

L'acteur de Ne réveillez pas Madame n'est pas moins .... 86 caustique. Selon lui, il suffit de faire des effets de gros sentiments pour contenter le publ ic: "Donne tes tripes",

conseille-t-il à la comédienne qui ne sait pas trop bien son

texte. "Le texte, au théâtre, c'est encore ce qu'il y a de moins important ... (Anouilh, comme Molière, croit que les pièces sont écrites pour être jouées et ainsi que le texte n'est qU'un seul élément du succès d'un spectacle). De toute façon, la rassure-t-il, "ils n'entendent qu'une phrase sur deux." (II 101) Ici encore, on est frappé par l'attitude du comédien lorsqu'il parle de ceux pour qui il joue. On dirait qu'il manque totalement de respect envers ses juges ultimes.

En insistant sur le fait que le public n'attend que d'être profondément ému, le ton du comédien devient acerbe:

"sors-leur tes tripes, je te dis! Le bourgeois au théâtre, les tripes, il n'en est jamais rassasié. Les vraies larmes, c'est ça qu'ils veulent! Et que ça coule, bien bleu de rimmel sur les joues. Alors là, il sont transportés. Le grand art pour eux, il faut que ça mouille." (II 101)

D'où vient ce sarcasme? Il dérive autant de la vanité des comédiens que de leur besoin d'être aimé par le public (le besoin d' étre aimé étant bien caché chez les professionnels,

aisément perceptible chez les amateurs). Bref, c'est une fonction de leur personnalité.

Par l'intermédiaire de JUlien, le directeur de

( 87 réveillez pas MaàQ, Anouilh nous offre encore une autre 'lt- perspective sur le public, celle qui met en valeur l'importance de l'intrigue: "lIn' y a qu'un secret au théâtre," explique-t-il à sa troupe, "j'ai mis vingt ans à le comprendre, ct est la situation. Après, les caractères et après, Je texte. Il vaut mieux naturellement qu'il soit bon, avec des points et des virgules, mais c' est un 1 uxe. Il Y a eu pendant cent ans un très bon théâtre mal écrit et personne ne s'en est aperçu. Or le publ ic se tait, ce qui s'appelle se taire au théâtre, le vrai silence, qui n'existe même pas dans les forêts, chaque fois qu'il y a une situation." (1 37)

En créant ce personnage, Anouilh attire l'attention sur les effets de l'illusion créée sur la scène, et sur le "vrai silence" qui s'ensuit. (On retiendra le modificateur "vrai". D'après le dramaturge, le "vrai silence" n'existe qu'au théâtre, où la réalité et la chimère se confondent.) En outre, Julien appuie encore sur l'insignifiance relative du texte, idée que l'on a trouvée chez l'acteur de cette même pièce, et qui, d'ailleurs, reflète les idées du début du XXe siècle, comme on l'a vu dans l'introduction à l'évolution du théâtre français.

L'Invitation au château insiste davantage sur la puissance magique de l'art du jeu. Dans cette pièce, on joue une comédie, mais pas sur les planches. C'est pour un bal que l'illusion est créée. Isabelle, la danseuse dont on a fait la

",....., 88 connaissance avec les comédiennes amateurs, y tient le rôle de vedette; les invités représentent le public. Ici, Anouilh peint un pUblic homogène, un monde factice où ne comptent que les apparences. L'ingénue réussit bien: "tout le bal conquis ne s'occupe que d'elle. On chuchote le nom, on demande qui c'est. Elle passe comme une reine. Elle triomphe!"(III 235) On pourrait facilement concevoir une telle scène avec la découverte d'un nouveau talent dans une salle de théâtre, au moment où l'on dit "a star is born".

pourquoi Isabelle fait-elle sensation? Parce que le public est trompé, comme Horace, le metteur en scène (amateur) de la comédie, aimerait tant le lui expliquer: "Imbéciles! cette nuit était entièrement truquée! FictifS, tous ces événements. Prévus d'avance! Scrupuleusement minutés! ...

Vous avez été dupés, Messeigneurs! " (IV 305) Horace brûle d'envie de révéler aux invités que c'était leur propre imagination qui avait tout conjuré: "Ce que vous appelez la distinction, le bon ton, le goOt, ne sont que vos pauvres inventions •.. j'ai voulu que [cet ange] fOt la caricature

réussie de votre propre parade." (IV 305) Horace expose ici non seulement l'attention que prêtent tous les metteurs en scène aux détails minutieux du spectacle, il révèle en plus l'attitude de supériorité dont la plupart de ces hommes de théâtre font preuve.

( 89 Jean Anouilh a une parfaite conscience de la transformation qui se produit au sein du public au cours d'une représentation. Il sait bien que, quand on assiste à une comédie, que ce soit sur la scène ou ailleurs, on quitte le monde réel pour entrer dans celui de l'illusion où c'est l'imagination qui règne. Paul Surer le souligne dans Théâtre francais contemporain:

"La virtuosité d'Anouilh est parfois si prestigieuse qU'elle se joue avec désinvolture des difficultés scéniques: ainsi, loin de s'ingénier à faire oublier au public qu'il est au théâtre, il met une sorte de coquetterie à lui rappeler que tout ce qu'il voit est truqué, que tout ce qu'il entend est faux, et pourtant, quelques minutes plus tard, l'illusion est créée et le spectateur a pénétré de plein pied dans un univers de chair et de sang. ,,52

Si cet "univers de chair et de sang" manque de vraisemblance, l'illusion volera en éclats. Au surplus, le public exige que les moindres gestes s'adaptent avec le texte d'un comédien. Isabelle, du Rendez-vous de Senl is, fait tellement confiance aux comédiens qu'elle fait observer au mai~~re d'hôtel: "Non, vous ne devez pas être un comédien, vous auriez déjà touché votre cravate pour avoir l'air naturel."(III 122) Avec cette observation, Anouilh atteste à quel point le public compte sur la crédibilité des comédiens: on veut que les comédiens paraissent réels. Il est d'ailleurs opportun de

52 Paul Surer, Le Théâtre français contemporain, (Paris: Société d'Edition et d'Enseignement Supérieur, 1964), p. 298.

90 noter que, de même que le "vrai" silence n'existe qu'au théâtre, de même un air "naturel" ne peut être obtenu que par un comédien.

Anouilh s'amuse en dépeignant le public. Par l'intermédiaire du souffleur et du régisseur de Ne réVeillez

pas Madame, il fait encore allusion à un autre penchant au théâtre: celui de la distanciation. Tonton, le souffleur, qui est agacé par les nouvelles tendances --on souffle du portant, par exemple... "si c'est ça le théâtre moderne, moi je vais me

mettre à faire du cinéma: ce sera plus franc!"(III 164)-- prédit qu'un jour on supprimera le rideau:

"Fessard: Il y en a qui le font! Le public entre, rideau levé, et il regarde le décor pas éclairé tout en parlant de ses petites histoires. Ils disent qu'il s'y habitue et que comme ça quand le jeu commence, il n'est pas distrait par lui. Tonton: Foutaises! Et l'illusion alors? Fessard: Ils n e v eu 1 e nt plu s d'illusion. Ils veulent la distanciation."CIII 165)

Ce passage vise Bertolt Brecht et son désir d'établir une distance entre le public et l'acteur.

Dans La répétition ou l'Amour puni Anouilh accorde au public au moins quelque mérite, bien que toujours en .~.. 91 plaisantant: "il faut les aider ces gens-làl Ils sont légers,

( mais non dépourvus de talent. Il (1 16) Cependant on verra que

c'est surtout dans L' Hurluberlu ou Le réactionnaire amoureux que se déploie l'humour du dramaturge. Le général, qui joue le r6le du réactionnaire, représente le public traditionnel, celui

qui exige du bon sens et qui se méfie de la nouveauté. La mise en valeur de ses idées devient une partie de la comédie.

Sophie, la fille du général, amène à son père son troisième fiancé: David Edward Mendigales, jeune snob qui, en

décidant que He' est une maison qui grouille de vieillards", entreprend de les instruire sur l'art de s'amuser. Selon lui, il faut ne fréquenter que les milieux parisiens qui connaibsent la joie de vivre. Chez Bébé de Mabillon, par exemple, on "rencontre tout ce que Paris a de ph".s charmant, des peintres

abstraits, des pédérastes, des communistes, des danseurs ••• Il (II 86) Bref, ce qui parait charmant à Mendigales est ce qui scandalise le général (pour ne pas présumer une bonne partie du public du jour). "Tout est, bien entendu, très progressiste, très évolué, très crypto" continue-t-il d'un langage affecté. "On y discute passionnément du monde futur

jusqu'à une heure avancée de la nuit. Vous vous y amuseriez follement!" s'écrie-t-il avant de conclure: "Il faut vivre, Mesdames, il faut vivre. C'est un métier comme un autre, cela

s'apprend." (II 86) On le voit, Mendigales, qui n'a sans doute aucune idée de ce que c'est que travailler, déborde

( 92 d'enthousiasme pour la dolce vitae

Pour réveiller un peu tous les vieillards, le jeune boulevardier décide de monter une comédie qui aura lieu dans le parc du général où se trouvent justement les restes d'un théâtre. Bien entendu, le général vieux jeu proteste; par ironie, c'est le curé qui réussit à le faire changer d'avis:

"le curé: Le bon Dit,u vous a donné la J'/lus belle maison du pays, Général. Vous n'allez tout de même pas refuser de la lui prêter? le général: Etes-vous sdr qu'il aime le théâtre, d'abord, le bon Dieu? Etes-vous sdr qu'il ne se gratte pas la barbe avec in­ quiétude quand il voit des âmes qu'il a faites mimer avec imprudence des passions qU'elles n'ont pas?(II 107)

Anouilh fait ici allusion aux interdictions de l'Eglise.

On doit rappeler que l'Eglise condamnait autrefois le théâtre et qu'elle excommuniait les comédiens (au XVIIe siècle, même Molière n'aurait pas reçu d'enterrement religieux s'il n'avait pas bénéficié de la faveur du Roi Soleil). Ma is comme on

1 ' expl ique au général, Dieu "s 'y est fait: il faut marcher

- 93 avec son temps, même quand on est Dieu."S3

En piquant la vanité du Général, ("vous le premier, mon Général! Je crois avoir quelque expérience et je puis vous assurer que vous êtes un comédien-né" (II 108» et en gagnant l'appui de sa femme, Mendigales le persuade de découvrir au moins ce qu'est le théâtre moderne: "Le théâtre moderne a fait

un grand pas en avant. Le jeu pur, le divertissement, c'est fini!"CII 112) affirme Mendigales. C'est ici que le port:ï:'ait

du public traditionnel commence à se préciser: "Tiens,

pourquoi? Il interroge le général qui, tout le monde le voit, s'énerve. "Il ne faut plus s'amuser?"(II 112)

La suite présente une allusion au théâtre métaphysique et une parodie du théâtre de l'absurde (Beckett et Ionesco ont dédaigné le théâtre amusant comme le théâtre du boulevard). Après avoir affirmé avec conviction qu'"il s'agit maintenant de

travailler à la prise de conscience de l'homme, par l'homme, pour l'homme --et dans l'humain. Ce qui n'exclut en rien, vous le verrez, l'angoisse métaphysique et une sorte d'humour désespéré" (II 112), le jeune metteur en scène évoque avec feu

la pièce d'avant-garde qu'il va monter. Le titre, lui-même,

est ridicule: "Zim Boum! ou Julien l'Apostat. Antidrame". Le décor, qui comporte un bidet, est choquant; tout le dialogue

53 Philippe Jolivet, Le Théâtre de Jean Anouilh, op. cit., p. 145. ( 94 est risible. C'est évidemment "d'une audace bouleversante ••• " (II 116). Mendigales explique qu'" il Y a là

quelque chose qui vous prend à la gorge; c'est le néant de l,'homme soudain, son inutilité, son vide," et proclame que la

pièce est "d'une profondeur vertigineuse". {II 116)

Le général en a enfin assez. Il explose, et, comme s'il

était le dernier défenseur d'un théâtre raisonnable, il demande: "et vous pensiez sérieusement que j'allais me fariner

la gaufre pour débiter des âneries pareil1es?"(II 118) Tout à fait outragé, le général recourt aux termes culinaires pour signaler avec véhémence qu'il n'a aucune intention de se maquiller, de faire le clown afin de s'humilier en prononçant de telles bêtises.

* * *

L'étude du public établit d'abord que Jean Anouilh le considère avec humour. Ceux qui travaillent dans les coulisses grommè1ent contre les prétentions du public, ceux qui jouent

sur la scène en gémissent aussi. Ou' ils geignent ou qu'ils tonnent, ces hommes et ces femmes de théâtre se comportent tous selon leur attachement pour le publ ic. Ils ont besoin des spectateurs, pour assurer leurs moyens d'existence, certes, mais aussi pour satisfaire leur amour-propre aussi bien que

leur vanité. Dans la plupart des cas, ils se plaignent pour

95 dissimuler soit la fatigue, soit l'inquiétude de ne pas être l applaudis, l'exception étant celui qui est devenu si endurci par la vie sur les planches qu'il se moque (et se plaint) de tout.

A travers ses directeurs/metteurs en scène, Anouilh donne un aperçu sur quelques tendances du théatre pendant la première moitié du siècle (l'importar.ce de la situation, le souci d'établir une séparation entre le comédien et le public) mais plus notamment, il attire notre attention sur les effets de l'illusion théatrale.

Le dramaturge nous offre, en outre, un bel exemple de ce qu'est le publ ic traditionnel, ses protestations et son désir d'être tout simplement diverti.

Or Anouilh sait que le public n'est pas d'ordinaire un monde homogène, comme celui qu'on rencontre dans l'Invitation au château. C'est un ensemble d'individus, dont quelques-uns sont cultivés mais d'autres sont simples, avec des qoQts très variés. Comme il le signale lui-même, on admet "n'importe qui dans le théâtre": il ajoute d'ailleurs que: "nous sommes impitoyables pour la pièce, pour les comédiens, pour les décors, les éclairaqes, mais nous acceptons que le premier imbécile venu s'impose à nous pour quarante francs et

96 compromette toute la partie. ,,54

Comment satisfaire un public dont une partie seulement a

du talent? "Plaire à la fois à la minorité éclairée et à la majorité ignorante, c'est la difficulté majeure"S5 , explique

le dramaturge. C'est précisément de cette "difficulté majeure" que provient le portrait équivoque que nous offre Anouilh:

d'une part, il présente un public exigeant qui cherche de la vraisemblance absol~le, qui n' est consci~nt ni de la grandeur dl une entreprise théâtrale ni de ses problèmes inhérents, et donc qui exaspère ceux qui font partie du monde du spectacle; d'autre part, il décrit le public comme étant un groupe d'individus qu'il ne faut qu'émouvoir. Le portrait du pUblic est d'ailleurs incomplet car il manque d'égards envers "la minori té éclairée" dont le dramaturge fait mention. En d'autres termes, l'image qu'Anouilh se fait lui-même du public du théâtre ne correspond pas tout à fait à l'image qu'en donnent ses personnages.

"Comment y a-t-il pu avoir tout de même un bon théâtre en France?" demande Anouilh. Voici sa réponse: "Grâce a des stratagèmes heureux: l'importance exagérée de la personnalité des comédiens, des tricheries de la mise en scène brillante et, pour les meilleures

54 Pol Vandromme, Jean Anouilh un auteur et ses. personnages, op. cit., p. 225.

55 Ib'd1. ., p. 35.

97 réussites, enfin, celles de Racine au dix-septième siècle ou, hier, de Giraudoux, les sortilèges du snobisme. ,,56

Anouilh prétend donc que le succès d'une pièce ne dépend pas seulement du texte lui-même, il faut que s 'y ajoute autre chose: le don du comédien, le génie du metteur en scène, la force de la critique qui circulera partout, séduisant le public

qui assurera à la pièce soit le succès auprès des connaisseurs soit le succès populaire. C'est une théorie intéressante qui néglige néanmoins un fait essentiel: selon toute probabilité, si l'on commence avec un mauvais texte, on ne connaîtra pas de succès du tout.

Est-ce que Anouilh écrit pour attirer de grandes foules et se garantir ainsi le triomphe? Non. Il est incontestable qu'il aimerait bien plaire, pourtant il ne veut pas sacrifier de sa propre estime au succès.

Au surplus, quoique Anouilh semble parfois morigéner le public ou même se moquer de lui, l'auteur avoue qu'il partage avec le public une relation excitante: "L'auteur d'une comédie est un monsieur qui a séduit une dame, la dame étant le pUblic."S7

56 Ibid., p. 36. 57 Boutade d'Anouilh citée par Marcel Aymé, L'Avant-Scène Théâtre, n° 282-3 { 98 CHAPITRE IV

LES METTEURS EN SCENE

L'étude du rôle du metteur en scène établit d'abord que, d'après Jean Anouilh, le théâtre est dominé par des dirigeants cyniques et exigeants. Ce sont des hommes qui ont tous le goût de la vie, qui aiment la joie, mais qui affirment néanmoins avec insistance sur le fait qu'il faut prendre son métier très

au série1~x. Les comédiens doivent jouer à la perfection, parce que les metteurs en scène, qui ne démordent jamais de leur conception de la comédie, l'exigent.

Le répertoire de Anouilh présente quatre metteurs en

scène notoires: Horace, de L ' Invitation au château, le comte Tigre, de La Répétition, Georges, du Rendez-vous de Senlis, et Maxime, de Pauvre Bitos. Tous les quatre sont des amateurs. Pourtant en créant ces personnages, le dramaturge nous permet de connaître les professionnels car il évoque les metteurs en scène en général. Il est opportun de rappeler que Jean Anouilh a travaillé avec plusieurs metteurs en scène célèbres et qu'il a fini par jouer ce rôle lui-même. Il les dépeint d'une manière aigre-douce. Leur cynisme nous trouble, leur attituda de supériorité nous amuse. De fait on

- 99 n'échappe pas à l'idée que Anouilh parle et se moque de lui- même.

Horace de l'Invitation au château, représente un type de metteur en scène sévère et dur dont le comportement envers ses

comédiens est proche de la méchanceté. Le jeu excite Horace;

il se délecte à poursuivre son "vaste et sombre dessin" (1 207) car "machiner"(I 216) l'excite. Anouilh lui prête des traits caricaturaux. (Comme les deux marquis du Misanthrope de Molière, Horace et son frère jumeau, Frédéric --qui est son anti thèse--, sont inspirés pal- la Comedia dell' Arte58 ). On le trouve "très intelligent", "très courageux", "très intrépide". (III 268) Horace se connait bien d'ailleurs et se sert de ses dons pour arriver à ses propres fins. Toutefois, ce personnage rusé n'est pas tout à fait dépourvu d'humilité et il se montre disposé à faire bénéficier les autres de ses dons.

"J'ai un peu de bon sens, j'en use voilà tout, et j'essaie d'en faire prof i ter les autres, par surcroi t. Il (V 349)

"L'horreur des choses ratées" (V 349) est peut-être son trait le plus caractéristique. C'est, en outre, l'aspect principal que l'on retrouve chez tous les metteurs en scène de Anouilh et cela explique leurs exigences. On a observé, dans

58 Paul Ginestier, Jean Anouilh, op. cit., p. 88.

(~ 100 le chapitre sur les comédiennes amateurs, qu' Horace insiste avec sévérité sur la fierté du métier en tançant sa vedette,

Isabelle, à laquelle il reproche de ne pas jouer de façon satisfaisante.

Horace est incapable de comprendre que la comédienne peut éprouver des sentiments qui ne sont pas ceux de son rôle. Toute sensibilité doit s'effacer devant le souci de perfection de l'interprétation.

Au surplus, l'horreur des choses ratées est à la source de la résolution, voire de l'obsession, chp.z Horace de tout contrôler. Il insiste pour que ce soit lui qui organise tout parce qu'il refuse de se laisser mener:

Permettre au destin de vous conduire, lui tolérer des maladies, des passions ridicules, des catastrnphes, des familiarités. Cela c'est grave, Mademoiselle, c'est impardonnable. (II 230)

Le discours dans lequel se lance Horace révèle le cynisme qui se retrouve chez tous les metteurs en scène. Horace ferme les yeux sur la fatalité, il se récrie contre les caprices du destin ("je ne veux pas le savoir!"(II 231». De fait, Horace veut jouer sa comédie précisément pour duper le destin. Mais il convient de noter que ce metteur en scène amateur ne parvient pas à nous convaincre que l'on puisse toujours y réussir. En fin de compte, Horace, est le double du dramaturge qui l'a créé. La citation suivante le prouve: 101 "Nous sommes tous les metteurs en scène omnipotents et (, inopérants, la plupart du temps, d'un opéra intime: notre vie.,,59

Le paradoxe d'être à la fois puissant et inefficace se

pose à nous tous. Par l' intermédia ire de ses metteurs en

scène, Anouilh nous fait réf1é~hir encore sur d'autres

questions. Le bonheur, "peut-on savoir ce que c'est?"(II 231)

demande Horace. La vérité? "Ce n'est rien, sans les apparences," (II 206) affirme-t-il en attirant notre attention sur le rôle du masque. Et quand Horace médite sur la vie el1e- même, on retrouve encore un autre thème fami 1 ier: la vie n'est qu'une comédie durant laquelle "on a juste le temps de

[penser à jouer] avant d'être tout à fait mort."(IV 307) En d'autres termes, la rapidité éblouissante avec laquelle la vie s'écoule, tous les soucis qu'elle présente en chemin, nous empêchent de faire autre chose que de jouer nos petits rôles, bref, de dépasser le banal pour accéder au sublime.

Quoique Anouilh tempère le côté noir d'Horace par un goût puéril pour les surprises (Ule jour qui vient nous réserve d'étranges surprises. Cette aube nous promet du nouveau" (1 189» et par le plaisir plus raffiné d'orchestrer une comédie,

Horace reste un cynique désabusé. Ce trait de cynisme qu'a

59 H.G. Mclntyre, The Theatre of Jean Anouilh (N.J.: Barnes & Noble Books, 1981), p. 112. (- 102 accordé le dramaturge à tous ses metteurs en scène s~ manifeste l surtout chez le comte Tigre de La Répétition.

Homme du monde à la fois jouisseur et endurci, Tigre est le produit d'un milieu social extrêmement artificiel (le comte présente pourtant "une intéressante dichotomie de caractère,,60 car il manifeste une innocence de petit garçon que

seuls les charmes de I.ucile parviennent à réveiller). Comme

mettE.ur e~ scène, Tigre est un "tyran", un despote qui, comme

Hor~c~, recherche la perfection artistique: "je ne dormirai pas tant que je n' a'lrai pas trouvé quelque chose pour rendre le Louis XV drôle."CI 17)

Certes, on pourrait "tout aussi bien sombrer dans le

bandl à cause de cela ... ", signale le comte, mais il en "meurt

d'angoisse." (1 17) Il compte divertir à tout prix le public, monter un chef d'oeuvre pour éviter, ou surmonter, la trivialité de tous les jours.

Madame la comtesse fait ressortir davantage le souci de perfection qui inspire son mari: "il a trop horreur de ce qui n'est pas parfaitement réussie"CII! 73) De fait, le comte

"hait maladivement tout ce qui est raté. Il (III 74) On retiendra

les mots "horreur" et "hait", mots très forts. u~ choix des adverbes "parfaitement" et "maladivement" souligne encore plus

60 Paul Ginestic~, Jean Anouilh, op. cit., p. 102.

103 l'exigence ohaessionnelle de ce metteur en scène amateur. (. Tigre explique point par point l'intrigue que l'on va monter. Il fait costumer ses comédiens trois jours d'avance, il les fait répéter à de mUltiples reprises. Comme Horace, Tigre ne laisse rien au hasard. Mais le comte se montre plus rusé et plus diplomate que son collèque de L'Invitation au chAteau. Tigre joue avec ses comédiens. Il les flatte, il les manipule, parfois il les exaspère: Tigre: Quand j'ai distribué la p1ece j'ai très bien su ce que je faisais. Vous l'avez parfaitement dite votre réplique. Hortensia: Je l'ai donnée 'sincère'. Tigre: Et comme vous n'avez jamais préféré le moindre peloton de laine à votre plaisir, en la donnant 'sincère' vous avez eu l'air abominablement faux. C'était parfait. C'est ce que je voulais. continuez. Hortensia: Vous jouez de nous comme de totons! Vous lasserez bientôt notre patience.H(II 49)

On observe encore que le comte est très satisfait de lui-même. En se félicitant de son don de bien distribuer les rôles d'une pièce, Tigre froisse la comédienne, Hortensia (il appelle l'attention sur "l'air abominablement faux" qui devait être "sincère"). Pourtant son ton n'est pas particulièrement féroce. D'ailleurs Tigre donne l'impression de beaucoup s'amuser dans son rôle de marionnettiste. On voit ainsi se ( 104 préciser par quels traits il se distingue d'Horace.

Quand Tigre répond à Hortensia, c'est pour lui signaler qu'elle doit accepter son comportement parce que "tous les

metteurs en scène géniaux font ainsi." (II 50) La confiance en soi dont Tigre fait preuve est un autre trait commun à ceux qui dirigent les acteurs. La suite constitue une critique amusante de ce type de gens du théâtre: "Encore heureux que je ne hurle pas, que je ne déchire pas les brochures. Il n'y a pas de mise en scène de génie sans crise de nerfs. L'insulte est la monnaie courante, quelques très grands metteurs en scène vont jusqu'à la gifle. Et ne croyez pas que cela soit gratuit. Cela se sent toujours, après, quand on écoute la pièce, si le maître a été vraiment viril. Une pièce mise en scène par un homme poli, il est bien rare que cela sente le génie."CII 50)

Par l'entremise du comte Tigre, Anouilh fait le portrait du metteur en scène: un homme qui crie, qui explose, qui manifeste un manque total de maîtrise de soi --tout ce qui se traduit par les mots "viril" et "génial" ••• En d'autres termes, Jean Anouilh se moque avec esprit de ces intervenants de la vie dramatique. Bien que le ton hyperbol ique rende le passage comique, il sert aussi à nous rappeler qu'Anouilh a été soumis au génie passionné de plusieurs grands maîtres comme Jouvet, Pitoëff, Dullin et Baty, et qu' il en a év idemment

gardé des souvenirs bien précis. Le comte Tigre, c'est un peu Jean Anouilh: exigeant, mais loin d'être dur, il contrale la -,~- 105 mise en scène avec humour, avec cynisme, bref avec une main de fer dans le gant de velours.

Au surplus, Tigre donne au dramaturge l'occasion de nous faire réfléchir une nouvelle fois sur ce qui est la réalité: "C'est très jolie la vie, mais cela n'a pas de forme. L'art a pour obj et de lui en donner une précisément et de faire par tous les artifices possibles --plus vrai que le vrai."(II 46)

On examinera dans la conclusion générale "les artifices" du théâtre, le raIe du masque, en somme "la vérité" de la vie dramatique par opposition à la vie réelle.

Maxime, metteur en scène amateur de Pauvre Bito§, est un autre cynique, et il ressemble beaucoup au comte Tigre. Il attaque avec fougue son projet de mise en scène (qui est, dans ce cas, celui d'un diner de têtes), il distribue les raIes avec compétence et il s'amuse en conduisant l'intrigue. (Anouilh signale que Maxime ourdit sa "vaste machination"(I 10) "avec un humour cocasse d'enfant gâté."(I 29» En outre, comme Horace et Tigre, il exige beaucoup de ses comédiens --il ne

demande qu'une chose: que l' on joue son rôle "j usqu 'au bout r c'est tout" (1 50) --se préoccupant du moindre détail et contrôlant tout le déroulement de l'action avec compétence.

Maxime révèle de surcroit le mal qui demeure au coeur du

fanatisme politique. Le personnage principal de la pièce, ( 106 André Bitos, est 'un puritain qui, depuis la fin de la deuxième Guerre Mondiale, dépiste tout compatriote qui a collaboré avec les Allemands et préside à son exécution: au diner de têtes organisé par Maxime, il joue le rôle de RObespierre. En juxtaposant deux périodes de l'histoire, la Terreur de 1793 et les excès de la Libération, Anouilh montre (avec l'aide de Maxime) que la vertu mortelle des hommes tels que Robespierre et Bitos --les extrémistes qui se vouent sans compromis et sans miséricorde à la destruction totale du mal-- menace le monde civilisé.

Georges, du Rendez-vous de Senlis, est peut-être moins exigeant que ses confrères, mais il est, lui aussi, entrainé par le désir de transformer les apparences en une situation bien réelle. Il fait tout pour réaliser la "vraie" soirée qu'il prépare pour sa nouvelle conquête amoureuse, tout en éprouvant un étrange plaisir à donner vie à ses mensonges.

A cet ensemble de quatre amateurs on pourrait adjoindre Fessard, le régisseur de Ne réveillez pas Madame, comme metteur en scène professionnel (les régisseurs de la scène ont été les précurseurs des metteurs en scène). Toutefois Fessard, qui se montre toujours gentil, toujours respectueux, toujours poli envers "le patron", ne représente pas le type de metteur en scène habituel. Il sert plutôt à mettre en valeur le personnage de Julien, celui qui joue le double raIe de

107 directeur/metteur en scène que l'on examinera au cours du ( prochain chapitre.

* * *

Tantôt doux tantôt sévère, toujours exigeant, le metteur en scène tel que Jean Anouilh le dépeint est un homme qui aborde son entreprise avec détermination. Sachant que le succès dépend largement de lui, il cajole, il encourage, il guide et bouscule ses comédiens afin de tirer le meilleur de leurs talents artistiques et de maintenir une certaine harmonie sur la scène. Qu'il soit de nature sérieuse ou gaie, le but du metteur en scène reste toujours le même: monter une pièce où, dès la première scène, l'illusion théâtrale séduira le public.

Or, ces personnages sont tous imprégnés de cynisme. Leur idée fixe dépasse la simple envie de créer une illusion qui séduira les spectateurs ou de se divertir; c'est aussi le

vif désir d'échapper à la banalité de la vie. Ces tyrans inébranlables, ces marionnettistes diplomatiques ne cherchent

donc pas seulement à contrôler l'action sur la scène, dans une

certaine mesure ils aspirent à régner sur la vie elle-même.

L'image que se fait Jean Anouilh des metteurs en scène

correspond donc assez bien à celle qu'en donnent ses personnages. Une interview donnée au "Figaro Littéraire" en

( 1.08 témoigne: Guy Verdot: "Comment mettez-vous en scène? Je veux dire: est-ce que vous êtes aussi rude avec vos interprètes ou ceux de vitrac-- que certains commandants de batterie dramatique?" Jean Anouilh: .. Il f a ut que lea comédiens soient vos amis et heureux de travailler. Mais il faut qu'ils sachent que quelqu'un, patient et courtois, mais inébranlable, veut quelque chose et --avec des replis stratéqiques­ - n'en démordra jamais jusqu'au dernier jour. 61

61 "Pour une fois, Jean Anouilh s'est laissé interviewer ... parce qu'il aime Vitrac", Le Figaro littéraire, 6 octobre 1962, p. 23 109 CHAPITRE V

LES DIRECTEURS

Les directeurs de théâtre figurent, eux-aussi, dans le répertoire de Jean Anouilh. Pourtant, contrairement aux portraits des autres représentants du monde du spectacle, l'évocation de ces directeurs ne présente pas une image unique

des personnages qui se ressemblent sur plusieurs points~ elle nous dépeint des hommes aux natures diverses chez qui les différences l'emportent sur les ressemblances.

Julien de Ne réveillez pas Madame, par exemple, est plutôt sarcastique, ennuyeux et professoral. Comme nous l'avons vu dans le chapitre sur les metteurs en scène, il est exigeant et embêtant; on le trouve "emmerdant." "Tout est si grave avec lui" (1 58), même lorsqu'il fait l'amour, déclare sa première femme. Rosa ajoute qu'elle avait "l'impression de travailler un rôle qui dépassait mes possibilités. C'est comme s'il avait voulu me faire jouer Jeanne d'Arc."(I 58) Julien ne peut pas se détacher du théâtre; il exige, paraît-il, l'impossible de ceux qui jouent pour lui.

Le jeune directeur est d'ailleurs incapable de se

détendre, il n'y songe même pas. Sortir le soir ne lui dit ( 110 rien, se divertir avec sa femme ne le tente point: "Deux fois tu m'as emmené danser," lui reproche sa seconde femme. "Deux fois en dix ans. Et tu danses mal." (1 35) Quand Aglaé avoue enfin: "Je t'aurais suivi comme un petit chien fidèle si tu m'avais fait vivre et danser," Julien essaie de lui faire comprendre: "J'avais ce théâtre... Toute ma vie s'est passée entr-e ces portants. Mes bals c'étaient ceux de mes pièces •.. Mes forêts aussi... Je croyais que tu avais la même passion que moi." (1 36)

Ce sentiment de vivre pour et par le théâtre est un des seuls traits qui relie Julien aux autres directeurs que l'on examinera ci-dessous. L'aveuglement de Julien en face des aspirations d'autrui naît autant de son obsession pour le théâtre que de son égoisme qui exaspère tous ceux qui l'entourent. C'est Rosa qui s'exclame: "Tu es écoeurant avec tes principes, ta grande âme astiquée tout le temps à bout de

bras. Tu ne penses qu'à toi .•• Il (1 64) Mais Jul ien continuera

à faire exactement ce qu'il veut ..• il montera un théâtre qui

lui plaît et qui l'amuse car c'est là son "hygiène!" (163)

Quoiqu'il sache cajoler ses comédiens, leur parler "doucement" (1 43) et calmement, toute politesse disparait si l'on abuse de la patience de ce jeune directeur, surtout s'il est question de défendre l'art du jeu, pour ne rien dire de son amour-propre • Par exemple, il flanque à la porte une jeune .. 111 traductrice qui prétendait lui apprendre le français ("Elle, ( Madame Rachinoschosky, à moi, Paluche!"CI 61» .•. une dame qui a eu l'audace de l'accuser de vouloir: "Transformer Tchi10v en un auteur de Boulevard et lui enlever tous ses prolongements sociaux. Que je faisais fi de la condition humaine et que je ne tarderais pas à le payer très cher!" (1 61)

Par la suite, non seulement Anouilh attire l'attention sur le caractère fougueux de ce directeur, mais il fait encore un amusant commentaire en rappelant une opinion très répandue à l'époque: celle qui prétendait que le théâtre français ne serait jamais sérieux: "Et quand j'ai voulu lui faire comprendre, en gueulant un peu, mais toujours poliment, que son Tchi10v était un Russe, un vrai, lui, qui savait rire et que sa pièce était en fin de compte une comédie, elle m'a crié que nous n'étions tous, en France, qu'une bande de petits bourgeois irrécupérables, que nous ne sortirions jamais du Boulevard et du divertissement." (1 62)

On est frappé par le ton sarcastique de Julien, par sa curieuse envie de paraître courtois tout en admettant qu'il avait gueulé

(quoique juste "un peu"). Le coup final constitue une insulte directe portée contre le grand maître du théâtre, Molière. Là,

Julien ne peut plus se maîtriser. Le directeur se sent obligé de voler à la défense de son art: "et que tout cela avait d'ailleurs commencé à Molière, notre pauvre ( 112 ------

Molière dont nous .tions si fiers! Alors là, je l'ai gifl.e." (1 62)

Homme têtu et impatient, Julien se montre d'autre part froid et dur. Il m.prise sa mère, ne voit que rarement ses enfants, et cannait peu de bonheur auprès des femmes. A la fin, il constate qu'il n'a pas profit. de la vie et qu'il est, en fin de compte, seul. Quand sa maltresse lui annonce qu'elle a couché avec un autre et lui demande ce qu'il va faire, Julien répond simplement: "Répéter. Rien de dramatique, vous voyez. Mes histoires à moi, cela se termine toujours en jouant un autre" • Il reprend le thème familier que la vie n'est qu'une comédie.

Julien finit par en avoir assez de gagner de l'argent et de remporter du succès. Il décide de monter enfin 'Hamlet' "sa marotte" (1 57) depuis longtemps, ce qui lui permet de venger son père (qui a été cocu) après la mort de sa mère. Grâce à Shakespeare, Julien justifie sa carrière et trouve sa paix intérieure. Il le fait d'ailleurs en sachant que, au point de vue théâtral, c'est "un suicide"CIII 168).

Au contraire, Desfournettes de Colombe est un homme beaucoup plus aimable. Il a, lui aussi, ses moments d'emportement (il "crie, furieux", et "sort comme un fou ~!' claquant la porte" (1 640» mais il a une nature décidément moins noire que celle de Julien. 113 Ce directeur original sait raisonner et possède des dons ( de conciliateur __ IIj' ai réglé dans ma vie un certain nombre d'affaires délicates" (I 51)-- dont il se sert pour tenir longtemps l'affiche. Or, la tête calme ne règne pas toujours. Anouilh l'autorise aussi à "piétiner d'angoisse" (I 62), à "qémir(I63); il lui inflige d'ailleurs des progressions d' humeur remarquables: "anéanti" (I 62), "vaincu"(I 63) et "ahuri"(I 64). Desfournettes fait n'importe quoi pour éviter tout problème qui entraverait le succès de la représentation.

Néanmoins, ce qui reste toujours au premier plan de ses préoccupations, ce qui demeure à la source de ses déchaînements, ce sont les frais généraux. On note, par exemple, que Desfournettes "explose" lorsque Mme Alexandra suggère que Colombe doit jouer un rôle dans la pièce qu'on répète: "Ah! non! Merci! j'ai compris! comme cela c'est le théâtre qui paiera! Non! Merci! • •. c'est tout de même moi qui assume les frais généraux."(I 61)

Par ailleurs, quand éclate une dispute entre les machinistes et le fils de Mme Alexandra, Desfournettes, "terrifié par la baqarre"(IV 213), pense tout de suite à son théâtre: "Jetez- le dehors! Jetez-le donc dehors! Vous voyez bien qu'il va finir par casser le théâtre!"(IV 213).

Alors que les affaires de coeur de Julien sont

114 (. malheureuses, Desfournettes se délecte de toute conquête

"!ft' •, < amoureuse. Tandis que le premier prend tout au sérieux, Desfournettes accueille toute liaison d'un coeur léger.

Grand flatteur, coureur de femmes accompli, Desfournettes excelle à concilier les affaires et le plaisir.

La remarque suivante adressée à Colombe en témoigne: "Après la répétition, montez donc une minute dans mon bureau. Un doigt de porto, deux biscuits. Nous le signerons ce petit contrat." (II 91)

Le directeur offre à l'ingénue une petite avance en plus d'un ensemble de printemps ("noisette comme on les fai t cette saison" (II 92». Il est clair qu'avec ce "vrai papa gâteau ... les choses s'arrangent." (II 91). Il est aussi clair que Jean Anouilh fait un portrait caricatural des grands directeurs (hollywoodiens, par exemple).

Chacun connait la réputation de Desfournettes. Mme Alexandra, qui cherche une actrice pour jouer un rôle mineur, affirme par exemple qu'''avec toutes les petites filles que vous consommez dans votre bureau, il est tout de même inconcevable que vous ne puissiez pas nous en présen'::er une!" ( IV 2 0 3) . Cependant Mme Alexandra est très exigeante et finit par rejeter la fille que lui propose le directeur. Au bout du compte, Desfournettes aimerait bien satisfaire les jeunes filles qui lui plaisent. Il hausse donc les épaules et répond comme s'il ..... 115 se parlait à lui-même: "si je ne peux même pas promettre un peti t bout de rôl e dans mon théâtre à une fille qui me soit sympathique, qu'est-ce que je fais ici?"(IV 203)

Après Julien et Desfournettes se présente un troisième

directeur: Antonio di San-Floura, le directeur de l'Opéra de

San-Germiniano du Directeur de l'Opéra. Antonio, c'est le directeur qui travaille beaucoup et qui en ressent des petites douleurs le soir. Les pieds lui font mal, alors il les trempe dans une solution de sel d'alun; le ventre, aussi, le fait souffrir ("à chaque mauvaise nouvelle que j'essaie d'encaisser sto1quement, lui proteste"(I 19». Mais Antonio accepte ces petites misèr.es car il sait que la vie est difficile. En fait, observe-t-il, "tout est difficile. L'art aussi."(I 19).

Néanmoins, ce directeur n' oubl ie jamais qu'il a un rang à tenir, et il se comporte avec une certaine majesté, bien davantage que ses confrères Julien et Desfournettes. Il sait que "les tracas se sont mis dans la charpente" et décide "mais si je dois mourir rongé par ces bestioles, ce sera en beauté, en habit et assis à mon fauteuil directorial." (1 20) Antonio connaîtra le triomphe final.

Comme Desfournettes, Antonio s'inquiète constamment des frais du théâtre. Il tonne quand il reçoit des factures et préfère remettre à plus tard tout règlement:

"Qu'il attende! Berlioz a attendu

116 encore plus longtemps sans se plaindre pour faire jouer la Damnation. Et il n'est pas Berlioz que je sache?"(I 21)

Antonio est, en outre, soucieux du bien-être de son opéra autant que les deux autres directeurs le sont de leurs théâtres. Il résiste même aux avances de la danseuse La Menotti, des avances qui pourtant le tentent fortement: "On fera une audition publique et ce sont les deux meilleures qui seront nommées seconds suj ets. L'Opéra c'est sérieux." (II

134) •

Son sens de l'humour l'aide à faire face à sa vie; son cynisme seul l'endurcit. En contraste avec Julien et Desfournettes, Antonio, qui ne vit plus avec sa famille -un fait dont il a ilIa conscience fragile"(I 38)- a des soucis de père qui le tourmentent. Sa famille l'ennuie et le touche à la fois, ses enfants l'agacent et l'amusent. Comme père, il se montre patient et tendre. Toutefois sa tolérance à ses limites. Il gâte son fils, Toto, tolérant ses folies jusqu'à la dernière qui amène le directeur à tancer enfin le jeune homme trop gâté. Pourtant Toto rappelle vite à son père qu'il n'a pas été j ...,ste envers les siens: "Tu l'as quitté toi, la famille, quand tu en as eu assez, cher petit papa, oui ou merde?"(III 202) La réponse à la fois mélancolique et cynique ne vient qu'après un temps: "Oui. Et merde," Antonio n'a pas

été moins égoiste que le Julien de Ne r~veillez pas Madame. Il

117 a vécu comme il l'a voulu. Pourtant Antonio se pose au moins ( des questions sur l'existence. Il demande "de quoi s'aqit- il?" (1 55), et aimerait "savoir le vrai sujet de la pièce" (1

56) • Au surplus, quoiqu'il soit un personnage important, Antonio s'entend très bien avec les gens simples, comme les choristes et la jeune Angela, et il se montre tout prêt à les écouter.

Jean Anouilh nous présente donc trois directeurs de caractères bien différents: Julien, qui a un peu "le gollt du

martyre" CI 64), et chez qui tout est si grave qu'il demande même "mais pourquoi veux-tu absolument que la vie soit dr6le? (1

14); Desfournettes, c'est l'émotif qui sait s'amuser tout en se préoccupant de son théâtre; et Antonio, le philosophe chaleureux qui se sent surtout à l'aise en habit mais qui au fond est "un homme simple." (III 181).

En attribuant à Julien et à Antonio un confident- Fessard Créqisseur) et Impossibile (caissier) - Anouilh permet

aux directeurs de parler de temps en temps à coeur ouvert, de

penser à haute voix, de comprendre un peu mieux la vie. Ce nlest, par exemple, qu'à Fessard que Julien se permet de parler de la mort de sa mère:

"je ne l'ai dit à personne au théâtre, même pas à ma femme, on allait se mettre à répéter. Ma mère est morte cet après-midi."CIII 144).

( 118 ------

Ce régisseur avec qui il travaille tous les jours est son unique ami: Julien lui est, au fond, plus attaché qu'il l'est à sa propre femme. On remarque d'ailleurs que Julien ne ressent p~s le besoin de parler aux autres de son deuil: "Les morts ça n'a rien à faire dans les théAtres. Ici on ne pleure que

Desdémone ou Hamlet, Il observe-t-il, comme si les morts dramatiques avaient préséance sur la mort réelle.

Pour ce qui est d'Impossibile, c'est le chien fidèle qui tranquillise et instruit doucement son maitre, Antonio.

8ien que ces trois directeurs soient sensiblement de caractères différents, Jean Anouilh les relie habilement d'un fil commun: leur première pensée, leur idée fixe, c'est toujours le théâtre ou l'opéra, selon le cas. Car, comme le dramaturqe l'a constaté chez les directeurs qu'il a connus lui­ même, c'est là leur raison d'être.

119 CHAPITRE VI

LE PETIT PERSONNEL

On pense peut-être que le petit personnel ne joue qu'un

rôle minime dans les drames qu'Anouilh présente à l'intérieur de ses pièces. Pourtant on a tort de fermer trop vite les yeux sur cette catéqorie d'intervenants, car elle constitue une partie essentielle du monde du spectacle. De même que le fond d'un tableau enrichit l'imaqe d'ensemble, de même le petit

personnel, dans le théâtre d'Anouilh, sert à animer, à

éclairer, bref à compléter la toile de fond du théâtre.

Habilleuse, secrétaire, coiffeuse, caissier, machiniste, choriste, ou souffleur, tous ceux qui font partie du petit personnel ont pour fonction essentielle d'assurer la bonne marche du théâtre, que ce soit en facilitant le va-et-vient et les préparatifs des personnaqes, ou en réglant les problèmes techniques. Quoique chaque tâche individuelle semble insignifiante, ensemble elles conditionnent la vie de la scène.

Les trois pièces qui dépeiqnent le mieu:t~ le rôle du petit personnel sont Colombe, Ne réveillez pas Madame et 1& Directeur de l'Opéra. Bien que les individus qui animent les

( 120 coulisses de ces trois oeuvres se ressemblent dans la mesure où ils présentent des caractéristiques communes, on peut tout de même constater quelques différences intéressantes qui les d,istinguent les uns des autres.

Le petit personnel fournit une vue d'ensemble de toute l'action qui se déroule derrière la scène. Ce sont eux qui voient tout de près, qui observent chaque geste des personnages qui passent par leur domaine, et qui répondent à n'importe quel

caprice de leurs maîtres. La plupart d'entre eux sont fiers de leur métier, même si leur sort parait banal au grand public. Ils s'honorent de rendre service au directeur exigeant: ils

s'appliquent à se mettre à la disposition des exigences de la comédienne principale. Une aide prompte et une oreille compréhensive ne font jamais défaut aux vedettes du théâtre.

Toutefois pour ceux qui sont, ou se croient, de véritables victimes des volontés des personnages principaux,

cette fierté cède souvent la place au ressentiment ou à la rancoeur. Néanmoins ils ne manquent jamais de rester à leur place, ne serait-ce qu'en apparence. Car même si la vigilance de ce petit personnel, cette intimité quotidienne, les mène à découvrir les défauts de ceux qui appartiennent aux échelons supérieurs du théâtre, le petit personnel ne se permet pas de sortir ouvertement de son rang; protester directement contre un traitement injuste ou, par l'ironie, se considérer comme l'ami

121 de celui ou celle qui lui fait des confidences, est absolument ( hors de question. On s'en tient au rôle que l'on doit jouer. La distance qui sépare maître et serviteur reste intacte.

T~ntôt simples, tantôt sages, les membres du petit personnel, grâce surtout à leur tendance commune à philosopher, révèlent une perspective touj ours exacte, parfois impitoyable, sur la vie théâtrale.

Parmi tous les personnages de Colombe, c'est Madame Georges, l 'habilleuse de Madame Alexandra, qui comprend peut- être le mieux tout ce qui se passe dans les coulisses. Femme sympathique et assez simple, elle bavarde, elle se plaint, mais elle reste très attachée à son métier.

Madame Georges possède sa manière personnelle de juger les pièces. Pour elle, tout est fonction du nombre de changements de costumes. Il faut en opérer cinq dans la pièce qu'on joue actuellement (l'Impératrice des coeurs).

"Parlez-moi d'Athalie quand elle la reprend. Ça c'est une pi~ce, elle ne change qu • une fois. Mais ce qu'on répète en ce moment, la Femme et le Serpent de Monsieur Poète-Chéri, il paraît que ça va être pire. sept changements! dont deux précipités. Ceux qui écrivent les pièces ils ne pensent pas toujours à l'habilleuse". CI 14)

Combien de fois a-t-elle monté les escaliers, malgré sa ( 122 phlébite? "Il faut aimer le théâtre pour tenir." Madame Georges a déjà tenu pendant trente ans. Elle continuera sans doute à se lamenter --c'est dur quelquefois le théâtre": "on est des

esclaves!"(II 86); "on n'écoute jamais l'habilleuse"(III 160) -- mais &:es lamentations ne persuaderont personne qU'elle n'aime pas les coulisses. Il suffit de considérer ses rapports

avec Julien, le fils de Madame Alexandra, pour voir à quel

point l'habilleuse s'est intégrée à la vie du théâtre. Elle joue un rôle apaisant, celui d'intermédiaire (entre Julien et sa mère ou Julien et sa femme, par exemple), et même de protectrice.

Madame Georges parle avec nostalgie des jours d'antan (Julien "était gentil vous savez quand il était petit et qu'il

venait attendre Madame à la matinée du dimanche. Il me disait

"Georges, donne-moi du nougat" (1 12». Elle s'intéresse à l'enfant de Julien et de Colombe, révélant des préoccupations terre à terre avec le langage direct qui semble être caractéristique des petites gens (le petit "se porte bien au

m01ns. ?.••• Les cacas sont beaux? Le caca c'est tout l'enfant. Un enfant qui a de beaux cacas, c'est un enfant qui profite."(l

Il))

Cette franchise piquante se retrouve souvent chez les autres membres du petit personnel (chez les choristes du Directeur de l'Opéra, par exemple): ..... 123 "Quand on m' a rapporté mon homme avec ses deux jambes coupées --il avait glissé sous la machine en la nettoyant chez Panhard--, j'ai dit: maintenant, je vais être tranquille, il ne cognera plus."CI 11)

et annonce celui de "la grande dame", Madame Alexandra, (il suffit de rappeler la scène à propos de l'admirateur de

Toulouse). Au fur et à mesure que la pièce se déroule, il devient de plus en plus évident que cette femme aux tendances maternelles, qui essaie vaillamment de maintenir, dans les coul isses, de l' harmonie dans les rapports des uns et des autres, a fait sa propre famille de toutes les personnes du théâtre.

Lucien, le coiffeur de Colombe, joue avec fierté son rôle dans le monde du spectacle. Bien qu'Anouilh ne lui accorde que quelques répliques, elles suffisent à fournir au personnage l'occasion de mettre en valeur son orgueil d'artiste qui rivalise avec celui des principaux intervenants de la vie de la scène: "Julien: Foutez-moi le camp immédiatement oU,je vous en fais, mo~, des boucles. Et une friction par-dessus le marché! Le coiffeur, blessé: Monsieur JUlien, je suis un artiste! (III 140)

Cette fierté du métier remonte, en effet, à la jeunesse d'Anouilh. Dans une de ses rares interviews, Anouilh a révélé 4l 124 que son père, qui, comme son grand-père était tailleur à Bordeaux, "avait le go\lt de son métier qui est un art. J'ai vraiment eu avec lui le sentiment de la conscience

professionnelle, de la noblesse que cela donne à un homme." C'est donc un des personnages de sa propre vie qui lui a inspiré "le respect du travail, du travail artisanal" dont il fait preuve dans Colombe. Selon Anouilh, "on vit dans un monde de tels farceurs que c • est une des dernières valeurs qui survivent, le go\lt du travail bien fait. ,,62

Lucien, coiffeur qui connaît bien ce "goût du travail bien fait," adore rendre jolies les femmes. Il est, en outre, un grand flatteur, ce qui, d'ailleurs, constitue une quasi- obligation pour le petit personnel.

"Vous aurez beau faire, Madame Colombe, vous serez toujours jolie comme un coeur. Avec vous, le travail ce n'est plus du travail, c'est un plaisir."(III 139)

Qu'ils soient sincères ou non, ces compliments servent à

entretenir la vanité de ceux à qui le petit personnel rend

service; ils ont une fonction importante car il contribuent à faire régner la paix --si fugace soit-elle-- entre les

personnages qui règnent derrière la scène et, ainsi, à assurer la bonne marche des activités.

62 Paris-Match, op. cit., p. 86. l 125 Comme le pédicure qui va et vient et joue le rale de l messager entre ceux qu'il sert ("Madame fait dire à Monsieur qu'elle ne peut pas recevoir Monsieur. Elle a répétition" (1 23». Lucien veille, lui-aussi, sur les affaires des autres. Pendant une scène dél icate entre Jul ien et Colombe, on sent dans le couloir, selon les indications d'Anouilh, "que la situation s'est retournée et que c'est le moment d'agir. On persuade par mimiques le coiffeur --qui n'y tient pas-­

d'entrer pour faire diversion.tlCIII 139) Le respect du métier, la loyauté envers cette famille de théâtre, exige qu'il

intervienne, même si c'est à contre-coeur.

Or si Madame Georges, le coiffeur, et le pédicure représentent des serviteurs qui s'enorgueillissent de leur rôle, La SurEtte, le secrétaire de Madame Alexandra, représente celui qui est en révolte contre son sort.

Le secrétaire subit constamment les rebuffades et les sautes d'humeur de Madame Alexandra; il en a honte. La tirade

explosive qu'il adresse à Julien l'exprime clairement:

"La Surette se rapproche, haineux: Et c'est comme cela toute la journée, depuis dix ans, à faire le pitre avec mes papiers à la main •.• Et je te fais des courbettes! Oui Madame-Chérie! Bien, Madame-Chérie! Entendu, Madame­ Chérie! CIl crie soudain, après un coup d'oeil de lâche à la porte fermée.) Merde, Madame-Chérie! Quand est-ce, dites, monsieur Julien, quand est-ce que je le lui crierai?"CI 33)

( 126 La Surette évoque avec une douloureuse amertume la frustration féroce qu'éprouve celui qui se sent obligé d'obéir

à sa "diva" au doigt et à l'oeil. Il est clair qu'Anoui.1.h n'a pas manqué de relever la lâcheté du secrétaire parce qU'elle est, en soi, la source principale de sa rancune.

La tirade de la Surette précise même que la diva lui lance des potiches à la figure, tout en exigeant une révérence totale: "Ce n'est pas tout de dire Madame-Chérie, il faut le dire avec conviction. Elle y tient, la vieille. Il faut qu'on l'adore, nous, en plus." (1 33) La déclamation s'achève dans le sarcasme violent: "on n'en peut plus de l'admirer! On s'en rengorge, tellement ont est fiers et honorés de la servir, la Diva!... Et c'est pas pour nos cent cinquante francs par mois, oh! non, on n'est pas si bas! --c'est pour l'admiration qu'on travaille. Elle y tient!"(I 33)

Cette acrimonie sarcastique met en rel ief la situation désespérée de La Surette, d'autant plus que ce personnage est privé de toute trace d'amour-propre. si grand est le tourment du secrétaire qu'il pousse un dernier cri de honte En avouant enfin qu'il s'est abaissé au niveau des animaux, qu'il est méprisable: "comme tous les ânes, je broute. Deux fois par jour. Et comme c'est elle qui me fait brouter, j'avale le reste ••• Je suis ignoble! Et lâche, et tout! Et je le sais! Mais cela aussi elle me le paiera, vous m'entendez? d'être

127 ignoble: C'est sur son compte ••• " (I 34)

Selon La Surette, il en va de même pour les autres d'ailleurs; tout le monde, dans le petit personnel, fait des révérences, tout le monde s'abaisse comme lui. On "est tous les mêmes, plus ou moins fiers, plus ou moins tapageurs, mais le moment venu: la courbette." Pourquoi? Anouilh l'exprime

succinctement: "Il f au t b 1en" V1vre" •.• "(I 34) Ainsi "le salarié" est-il prêt à se faire "traiter d'imbécile (II 85). Il est piégé par le besoin de survivre, tout est déterminé par les exigences de la vie quotidienne.

Cette attitude explique la méchanceté, voire l'âp~eté de ce curieux personnage. N'explique-t-elle pas aussi pourquoi il se mêle des affaires de Julien et de colombe, dévoilant avec

empressement à celui-ci ce que c'est que d'être cocu? "C'est comme tout d'être cocu, c'est difficile ( ••• ] c'est un vrai rôle, tout en nuances, le cocu. Il y a tout un rituel, toute une danse [ ••• l Il est un vrai confident de tragédie." (III 114)

Comme il a été rappelé dans le chapitre consacré à la vie de J'ean Anouilh, il a été, lui-même, secrétaire dans un théâtre. Il serait absurde d'essayer d'établir un parallèle entre son expérience personnelle et celle de La Surette parce que les différences sont nombreuses. Pourtant cette période de

( 128 son existence l'a certainement marqué et Anouilh en a, à coup sûr, tiré une image amère de la vie des coulisses, pour ne pas parler du théâtre en général.

Il faut se rappeler qu'en travaillant pour Louis Jouvet comme secrétaire de la Comédie des Champs-Elysées, Anouilh-- jeune dramaturge ambitieux-- commettait bien des bévues. Il ne s'entendait pas avec son directeur et en recevait très peu d'encouragements. Jean Anouilh a donc connu des déceptions: il

n'a tout de même pas ressenti la frustration que La Surette a éprouvée. On ne peut ignorer la différence de leurs personnalités: Anouilh fait preuve d'ambition et de volonté,

tandis que La Surette se montre lâche, pris au piège, en homme qui a déjà perdu le goût du théâtre. On ne peut non plus ignorer la différence des personnalités de leurs maîtres, Jouvet et Alexandra. Les expériences des deux secrétaires se ressemblent peut-être pour ce qui est de leurs devoirs quotidiens, mais non pas pour ce qui est de leurs perspectives

personnelles. Il est cependant indiscutable que cet emploi de

secrétaire a, comme on l'a vu plus haut, permis à Jean Anouilh de se donner une premiè~~ image concrète du monde du théâtre et de décrire le petit personnel en particulier d'une manière très convaincante.

Ne réveillez pas Madame précise davantage le tableau que brosse Anouilh de ce petit personnel. On y trouve des

129 machinistes qui montent et descendent des décors sur le grand

plateau désert en de silencieuses manoeuvres. tIC 1 est comme un

ballet bizarre," constate Anouilh. "Le théâtre a l'air de vivre par lui-même mystérieusement" (II 92). Le dramaturge suggère non seulement que les activités du petit personnel sont empreintes d'une certaine grâce et d'une muette beauté secrète,

mais aussi qu'elles sont à la base de la vie même du théâtre.

DI autre part, on ne doit pas négliger la vie privée du petit personnel (celle qui existe pour eux hors du théAtre). Les choristes du Directeur de l'Opéra nous en donnent une idée.

Léopardo, par exemple, est un célibataire qui "vit seul dans une cabane au bout de la ville: un vrai trou de chien. C'est un homme secret. Il n'a pas d'amis. Personne ne le connaît vraiment." (III 157)

Par contre, Poltrone, qui est présenté de façon beaucoup plus nette, est un "drôle de petit homme tordu"(III 157) qui fait vivre une famille qui grandit tous les ans .•• c'est une famille qui comprend actuellement une épouse, ou comme Anouilh la décrit, "une barrique" (III 157), et onze enfants.

Quant à Léon, le plus âgé, il a deux filles qui font le tourment de sa vie. Ce délégué syndical des acteurs de

complément est, signale Anouilh, "un brutal: sans doute qu 1 il a

( 130 peur de tout; " et ici le dramaturge se réfère encore aux animaux: "les hommes, c'est comme des chiens, ça mord parce que ça a peur." (II 156) Anouilh utilise ces représentations d~ petit personnel pour se 1 i vrer à des commenta ires sur la nature humaine: il dévoile au spectateur leurs qualités, leurs défauts et leurs manières de ,tivre en dehors du monde de la scène.

En faisant grève, les choristes créent une scène burlesque dans le bureau du patron; ils se méf ient de ses "ruses fascistes"(III 169), et annoncent qu"'on n'est pas là pour rigoler" (III 172). Ils prouvent aussi qu' ils prennent très au sérieux leur fonction syndicale. Anouilh reste fidèle à son thème familier du métier mais en adoptant un ton humoristique. Les choristes sont conscients de la "gravité" d'une situation qui n'est, en vérité, qu'une simple grève qui ne parvient même pas à empêcher les meneurs de dormir sur place.

Néanmoins, Léopardo, Poltrone, et Léon mettent nettement en évidence la séparation des classes sociales, thème que l'on rencontre ailleurs dans l'oeuvre d'Anouilh: "Léon: Nous, on occupe, signor èiretore. L'ordre c'est l'ordre. Et nous devons de toute façon attendre la décision du comité central. Le peuple est sérieux, lui. Avec ses petites ressources il n'a pas les moyens de faire le rigolo... Les camarades délégués seront là 131 • huit heures trente. Et jusque-ll on est bouclés. L'ordre c'est l'ordre. Et pas de résistance • caractère fasciste. La liberté, c'est sacré."(III 176)

Léon s'étonne que le fils du patron ait une petite amie qui est "une fille d'ouvrier!" Selon lui, le garçon aurait dd choisir une fille de famille moins simple comme, d'ailleurs, la fille aurait dd se rappeler, elle aussi, les exiqences de la bienséance. Léon connait bien les règles de la hiérarchie sociale et entend que tout le monde les accepte: il n'est donc pas difficile d' imaqiner le soupir de mécontentement que Léon pousse quand il groqne "Personne ne se respecte plus de nos jours."

Mais c'est Léopardo, celui qui vit seul et dont on sait si peu de choses, qui s'adresse au directeur avec la franchise la plus frappante: "Vous croyez que vous avez le pouvoir d'effacer la merde du monde... C'est dans le pouvoir de personne, ça, même pas des saints, même pas des communistes qui ont pourtant de l'organisation. Alors les rigolos, vous pensez!" (IV 226)

Quoique cette explosion de colère ressemble aux déclarations aMères de La Surette, elle est dépourvue de ce ton de lâcheté qui caractérise les déclarations du secrétaire écoeuré. De fait, on se demande si Anouilh n'a pas dépassé les

132 limites de la vraisemblance en accordant , Léopardo cette tenacité inattendue. Comment croire qu'un choriste dans une • situation analogue parlerait ainsi? ou qu'il présenterait aussi aisément des observations sur la condition humaine?

Léopardo parle de "l'instinct de conservation" (IV 228): d'après lui, Angela "finira putain, malgré qu'elle dit qU'elle n'aime pas ça. Ça trompe pas, le sang."(IV 228) Bien que Léon lui rappelle que "tous les hommes sont égaux," Léopardo a le dernier mot en déclarant: "out, mais ils ne sont pas pareils." Cette remarque qui semble vouloir dire "' chacun sa place" manifeste avec ironie la conviction de Léopardo suivant laquelle on n'est en fin de compte que le pion du destin.

On découvre encore deux personnages préoccupés de considérations philosophiques qui s'appliquent au monde du spectacle. Ce sont eux qui voient les dessous de tout ce qui se passe, qui commentent, qui avertissent et, par l'ironie, qui instruisent leurs maîtres, souvent au moment où l'on s'y attend le moins. Pour le lecteur, leurs remarques ressemblent à de précieux chuchotements.

Tonton, le souffleur dans Ne réyei lIez pas Madame est l'individu le plus obscur, et donc le moins remarqué, de toute l'action sur scène; cepe."ldant, il observe tout, devant aussi bien que derrière le rideau, et il est aux premières loges:

,~ 133 '~ "Ah pourtant j'en ai vu, de mon trou-­ on ne pense jamais au souffleur-- des ( cl ins d' yeux dans le dos des autres, des baisers derrière les portants." (1 32)

L'aparté "on ne pense jamais au souffleur", ne rappelle­ t-il pas les remarques de l'habilleuse Madame Georges?

Tonton, comme d'autres représentants du petit personnel, ne se considère pas seulement comme indispensable à la vie théâtrale, il est le théâtre.

"Le théâtre, c'est le souffleur. D'abord il n'y a que lui qui sait toute la pièce! Et le souffleur, c'est la boite. Il y en a qui ont déjà supprimé le brigadier 1 ils te foutent un gong. On dirait qu'on va passer à table. Tu verras qu'un jour il supprimeront le rideau!"(III 164)

si son raisonnement cynique ne convainc pas complètement qu'il est, lui, le théâtre, il renforce la conviction que tout représentant du petit personnel constitue un élément essentiel du monde du spectacle.

Comme le coiffeur de Colombe, Tonton s'indigne lui-aussi à ] 'idée d'être écarté de son domaine:

"On n' a jamais vu ça! Il y a trente ans que je souffle de ma boite. On n'a pas le droit de m'en sortir. C'est syndical!(III 164)

Ici encore Anouilh met en relief la fierté de ce type de { 134 personnages, comme si le dramaturge tenait à prendre leur défense, et à interdire qu'on les oublie.

Caissier humble, être fidèle, Impossibile dans L§ Directeur de l'Opéra réunit presque toutes les qualités qui semblent caractériser le petit personnel. Anouilh le dépeint d'une manière quasi-caricaturale. y a-t-il un serviteur plus fidèle? "Je ne suis qu'un humble caissier fidèle, signor diretore" (1 13); "je ne vous quitte pas, signor diretore. Je dormirai sur le tapis. Il (II 142) Toujours aux c6tés de son maître, toujours prêt à l'écouter, à le conseiller, Impossibile possède la fidélité d'un chien. Et, de son côté, Antonio, "signor diretore", l'apprécie. Leurs rapports sont idylliques même s'ils ne sont pas vraisemblables.

Impossibile surgit aussit6t, il devait être derrière la porte. Antonio a un sourire. Antonio: Ah tu étais là. Tu écoutais à la porte? C'est un excellent habitude. Cela m'évite d'avoir à t'expliquer, après." (1 33)

Cette curiosité portée aux affaires des autres permet aux membres du petit personnel de se renseigner sur tout ce qui se passe au théâtre et elle les mène à formuler à ce sujet des idées très précises.

Ce sont justement les idées, à tendances philosophiques,

135 du r.aissier qu'Antonio découvre et commence à apprécier au fur et à mesure que la pièce se déroule, en dépit du fait qu'Impossibile nie humblement sa propre importance: "Antonio: Tu es un grand philosophe, Impossibile, c'est pour cela que je te supporte. Impossibile: Je ne suis qu'un caissier fidèle, signor diretore, et un homme d'origine très humble."CI 16)

La sagesse d'Impossibile dépasse ce qu'on attendait d'un simple membre du petit personnel: "c'est la crédulité humaine et l'égocentrisme qui n'ont pas de prix, signor directore. L'illusion du plaisir et la peur de la mort sont les seules industries où l'on peut faire lâcher jusqu'à leur dernier sou aux hommes···"CI35)

mais, même aux moments où il donne des conseils, il ne pense

jamais à sortir de son rang.

"N' y aurait-il pas moyen d'endiguer un peu ce désordre? C'est mon attachement pour vous, signor diretore, et dix-sept ans bientôt de bons et loyaux services qui me donnent l'audace de formuler cette remarque, qui dépasse de beaucoup --j'en conviens-- ma modeste condition."CI 36)

Antonio a passé des années en racontant absolument tout

à son chef comptable, qui est devenu son confident et son ami. Mais Impossibile est incapable de devenir l'ami du signor ( 136 diretore. Il a "toujours mesuré parfaitement la distance qui

[les] séparait"CIII 159) d'ailleurs. Il donne à son chef une leçon sur les rapports sociaux en lui expliquant: "C'est une fantaisie. .• que votre situation élevée vous permettait de vous passer avec un homme d'une condition aussi subalterne que la mienne. Je l'ai toujours compris et admis. Mais la réciproque eût été bien présomptueuse de ma part. Je m'en suis gardé."etII 160)

Antonio comprend enfin que son caissier n'est "pas un homme simple", observation à laquelle Impossibi1e répond avec une ironie astucieuse qu'il n'en avait pas les moyens.

"Il n 'y a que les seigneurs qui peuvent être simples. C'est une des rares choses que je vous ai souvent enviées, signor diretore, votre insolite simplicité." CIII 161)

Cette relation entre directeur et caissier révèle donc des sentiments de fidélité, d'amitié et d'humilité. Pourtant on a l'impression que l'humilité dont fait preuve Impossibile est une qua1 i té qui n'a pas grand chose de spontané... une qualité qui lui permet de dépasser sa "modeste condition" et de faire des remarques qui paraîtraient audacieuses, sinon impudentes, si le caissier ne se cachait pas si habilement derrière le masque convenable de la fausse petitesse.

La "grandeur inattendue"CIV 238) d'Impossibile nous ..­... 137 présente donc une autre image des membres du petit personnel: l intervenant sage, plus sage même que ceux des groupes plus "élevés" (il nous rappelle le choeur antique), le petit personnel est bien armé pour guider et pour conseiller les "grands" personnages qui l'entourent.

Anouilh accorde aux membres du petit personnel des

qualités qui sont communes à chacun tout en leur rendant des

caractères indi v iduels • A l'exception de La Surette, ils témoignent tous d'une fierté passionnée pour leur métier et s'efforcent de maintenir l' ha=monie des rapports dans cette famille de théâtre qui est au coeur même de leur existence. Ils veillent sur les affaires des autres, se croient absolument

essentiels à la vie du spectacle, manifestent des tendances philosophiques .•• Tantôt simples, tantôt sages, ils savent tous flatter les vedettes qu'ils servent avec dévouement, niant adroitement --si l'occasion l'exige-- leur propre importance.

Or, à côté de ces intervenants loyaux et habiles, Anouilh n'a pas manqué de placer des personnages qui

manifestent de la rancune et du sarcasme (comme La Surette et Léopardo de Colombe et du Directeur de l'Opéra: mais Léopardo est capable aussi de ténacité). Ces personnages ne dévoilent pas seulement le côté noir de la servitude; ils servent encore

à faire réfléchir sur la nature humaine.

( 138 Quant à l'amitié que les membres du petit personnel

portent à leurs maîtres, est-elle sincère? Peu importe: car ces • individus qui comptent soigneusement leurs années de "bons et loyaux services" jouent un rôle apaisant qui parvient à entretenir la fierté artistique de tous. Et pour le

spectateur, ils éclairent l'image cl' ensemble de ce monde du théâtre, que ce soit par leurs efforts combinés ou par leurs observations franches et lucides sur tout ce qui s'y passe.

139 CIUt.PITRE VII

LES AUTEQRS (et les critiques)

Avant d'aborder l' imaqe que présente Jean Anouilh des auteurs dramatiques, il convient de rappeler que non seulement de nombreux auteurs ont retenu l'attention de Anouilh, mais qu'ils l'ont, par surcroît, inspiré.

Citons d'abord William Shakespeare, pour qui Anouilh a éprouvé une vive admiration, ce qui l'a d'ailleurs amené à traduire et à adapter Comme il vous plaira, le Conte d'hiver, et La Nuit des rois. Dans le proqramme de la Nuit des rois, Anouilh s'adresse avec éloquence à ce maître qu'il tient en haute estime: "Shakespeare, vous êtes à nous. Dormez sous votre masque délicat dans quelque caveau de qrand seiqneur -iqnoré- un insaisissable sourire sur vos lèvres desséchées. Good niqht, sweet prince. Vous nous avez offert avec une indifférence princière un festin de liberté, d'insolence et de hauteur humaine, dont nous ne finirons plus de dévorer les miettes.,,63

Anouilh fait preuve, lui aussi, d'une certaine "indifférence

63 Philippe Jolivet, Le Théâtre de Jean Anouilh, op. cit., p. 10. ( 140 princière" comme celle dont il fait mention ici. Car quoiqu'il prétende ne pas instruire, il excite et trouble l'esprit. Il nous offre d'autre part son propre "festin de liberté, d,' insolence et de hauteur humaine" ne serait-ce que par le "non" d' Antiqone (Antigone), l'arroqance du jeune Mendiqalès (L'Hurluberlu), et les aspirations de Jeanne d'Arc (L'Alouette).

Anouilh a, en outre, proclamé son admiration pour un certain nombre d'auteurs contemporains:

"J'ai connu l'éblouissement ~ 'Sieqfried' que j'ai vu trois fois: j'ai pleuré comme un môme. C'était un qrand homme de théâtre.,,64 avoue-t-il dans son interview avec Paris-Match. Jean Giraudoux l'a familiarisé avec les mythes, mais c'est surtout son style du dialoque qu'apprécie Anouilh. Son 'Hommaqe à Giraudoux' se répand en éloqes et en qratitude. De plus, le dramaturge révèle l'estime qu'il éprouve pour trois autres écrivains, et nous donne un aperçu sur l'impéritie que ressent tout jeune auteur: "J'al qrandi sans maîtres et vers 1928 je portais bien Claudel dans mon coeur, Pirandello et Shaw écornés dans mes poches, mais pourtant j'étais seul. Seul avec cette anqoisse d'avoir bientôt vinqt ans, cet amour du théâtre et toute cette maladresse.,,65

64 Paris-match, op. cit., p. 86.

65 'Hommaqe à Giraudoux', "Chronique de Paris", février 1944. 141 Nous l'avons déjà vu, l'amour du théâtre chez Anouilh date de très loin. Pourtant voilà un des premiers indices qui fait allusion au sentiment de solitude qui le caractérisera

p~ndant toute sa vie.

Chez Georqe Bernard Shaw, Anouilh découvre le contraste entre la réalité et l'apparence. Luiqi Pirandello, initiateur

de 'Teatro nel teatro', lui offre un modèle de pièce à l'intérieur de la pièce, et soul iqne davantage le thème de

l'illusion contre la réalité (il ne faut que comparer La Vita che ti diedi, qui relève la nécessité de l'illusion pour mieux supporter la vie quotidienne, ou six personnages en quête

d'auteur de Pirandello aux pièces costumées, à Léocadia ou à ~ valse des toréadors de Anouilh66 ). Il serait un peu plus difficile de préciser exactement ce que lui apporte Paul Claudel, écrivain qui est connu surtout pour la spiritualité de son théâtre. Toutefois il est certain que Jean Anouilh lui porte un qrand respect. Les commentaires suivants traitent davantaqe l'effet qu'a produit l'oeuvre de Claudel et du "vieux sorcier sicilien",67 Pirandello: "C'est comme Le Pain Dur de Claudel. Je l'ai entendu récemment. J'ai été affolé. Des scènes entières de mes pièces en sont tirées." "Je descends de Pirandello, c'est tout;

66 Alba della Fazia, Jean Anouilh (New York: Twayne Publishers, Inc., 1969), p. 135. 67 Paris-Match, op. cit., p. 88. ( 142 Six personnages en quête ~'auteur. Je n'ai rien inventé depuis." 8

Il faut en outre noter que les conversations de Jean Anouilh avec Roger Vitrac, aussi bien que l'oeuvre de Jean Cocteau (la Machine infernale, par exemple), l'ont grandement

influencé. Le dramaturge signale qu'à l'âge de 18 ans, il a reçu de ce dernier un très beau cadeau: IIJ' avais acheté, d'occasion, un numéro des 'Oeuvres Libres' qui contenait 'Les Mariés de la Tour Eiffel'... Dès les premières répliques, quelque chose fondai t en moi. Un bloc de glace transparent et infranchissable, qui me barrait la route. Tout se mit en ordre et, au même moment, il était six heures, la grosse cloche, ma voisine, qui ne me réveillait même plus au petit matin, se mit à sonner l'Angélus du soir ( ••. ) Jean Cocteau venait de me faire un cadeau somptueux et frivole: il venait de me donner la poésie de théâtre ... 69

Il est évident que la lecture de ce ballet-drame de Cocteau a constitué un moment critique dans le développement du jeune dramaturge. Il en garde un souvenir précis, qu'il évoque en termes poétiques.

Notons encore que le sentiment du désespoir et de l'absurdité de la vie que l'on trouve dans l'oeuvre de Anouilh

68 'Opéra', 14 février 1951.

69 Points et Contrepoints, octobre 1961, et Avant-Scène Théâtre, N· 365-366.

143 est un thème qui se déploie dans les romans d'André Malraux, de Franz Kafka, d'Albert Camus et de Jean-Paul Sartre. Bref, les leçons de ses contemporains, les révélations qu'elles ont apportées, ont incontestablement marqué Jean Anouilh.

On pourrait encore mentionner l'influence de Marivaux, dont on entend l'écho dans le langage nuancé de L'Invitation au château. Anouilh réussit encore un pastiche de cet auteur du XVIIIe siècle dans l'acte intitulé L'Ecole des Pères, pour ne pas oublier l'entrelacement subtil de La répétition ou l'Amour puni avec La Double inconstance de Marivaux. Dans l'oeuvre de Musset, Anouilh a trouvé "une série de grotesques, Dame Pluche, Blazius, Bridaine, qui ont pu l'inspirer pour certains

personnages des pièces roses (Le Rendez-vous de Senlis ou même L'Invitation au château).,,70 Mais son grand maître est Molière.

Pol Vandromme précise avec élégance le génie de Jean Anouilh et il en suggère la source: "Cette façon de concevoir le théâtre comme un spectacle parfaitement réglé, cette volonté de jouer avec des mots pour l'unique plaisir de tromper l'ennui qui mord infatigablement l'existence des hommes, ce souci de réunir un public non pour l'inviter à participer à une fête liturgique, mais pour calmer en surface son inquiétude (quand bien même on l'excite dans ses

70 Philippe Jolivet, Le Théâtre de Jean Anouilh, op. cit., p. 13. ( 144 profondeurs) avec l'alibi d'un divertissement, d'où cela lui est-il venu? On répond d'habitude: de Molière. ,,71

Nous retrouverons chacun de ces points tout au long de ce

chapitre.

Ornifle nous rappelle Dom Juan, Colombe nous fait penser à Célimène, L'Hurluberlu évoque Alceste, quoique ce soit plutôt Julien de Colombe qui est le double d'Alceste. Anouilh admire Molière pour sa vie difficile et courageuse; il la rappelle dans La Petite MOlière, scénario touchant qui fut joué 9ar Jean

Louis Barrault. Le dramaturge y loue Molière pour sa perspicacité, pour la subtilité avec laquelle il dépeint la nature humaine, mais surtout pour le rire qui nous soutient tous: "rire énorme, rire heureux, sans grincement, rire innocent devant l'absurdité, la petitesse et la laideur. ( ... )

Grâce à Molière, écrit Anouilh, le vrai théâtre français est le

seul où on ne dise pas la messe, où on rie comme les hommes à la guerre de notre misère et de notre horreur. Cette gaillardise est un des messages français au monde. ,,72 La

drôlerie moliéresque se retrouve même à travers les pièces les plus tragiques de Jean Anouilh.

71 Pol Vandromme, Jean Anouilh un auteur et ses personnages, op. cit., p. 17. 72 Philippe Jolivet, Le Théâtre de Jean Anouilh, op. cit., p. 11.

145 Ce simple survol d'auteurs nous amène à une conclusion très nette: la tradition classique conCUrrell:1ftent avec des

modèles contemporain~ ont largement influencé l'oeuvre de Jean Anouilh: on est en droit de se demander si son style personnel aurait atteint son accomplissement sans l'aide des leçons qu'il en a tirées. Il est donc particulièrement intéressant de considérer la manière dont le dramaturge dépeint les auteurs dans ses propres pièces.

Quand Anouilh écrit, il veut plaire --plaire au public, certes, mais d'abord à lui-même. CliOn n'écrit jamais que pour soi ou pour ceux que l'on aime". 73 L'étude des auteurs qui figurent dans les pièces de Jean Anouilh donne l'impression qu'il a atteint ce double but.

* * *

Les auteurs dans son oeuvre sont représentés par deux

personnages: Poète-Chéri de Colombe et Antoine de ~ Antoine.

En créant Poète-Chéri, alias Emile Robinet de l'Académie Française, Anouilh présente, dans une certaine mesure, une caricature d'Edmond Rostand.

73 'Paris et Jean Anouilh ne s'entendent plus', entrevue avec Michèle Motte, L'Express, le 9 octobre 1967. ( 146 Le poète se sert des mots et des gestes exagérés; il est émotif, exubérant, expansif, bref, il fait tout avec un excès d'effusion. Ses vers en témoignent: "Lune amie! Astre mort et froid comme mon coeur Epandrai-je tes yeux le fiel de ma rancoeur?" (1 56)

La poésie fleurie et sucrée de Poète-Chéri est difficile à supporter, sauf pour Mme Alexandra avec qui Robinet échange des compliments constants (bien que ce ne soient que des compliments de pure convention que lui décerne la comédienne). Il l'appelle d'ailleurs 'Madame-Chérie' (lion se chérit beaucoup au théâtre," (1 16) signale Julien avec sarcasme), et les exclamations qu'il adresse à la grande diva se caractérisent par des débordements d'effusion qui sont dignes de ses vers: "Femme! femme éternelle! Admirable, étonnante amie; qui a pu susciter de tels gestes! ... Dans notre monde avide et veule, heureusement qu'il est des flammes comme vous pour ranimer le feu désintéressé de la beauté." (II 83)

On ne peut pas le nier, le poète est un mai tre en matières d'exagération. Il écrit une pièce, 'La Grande Coupole' (cinq actes en vers), dans laquelle une femme a abandonné son bébé sur les marches d'une église. Au dernier acte, on ne trouve pas 1Il0ins de 44 alexandrins sur son remords ••• Derrière la grandiloquence d'Emile Robinet on

147 retrouve sans peine le rythme et le vocabulaire d'Edmond Rostand. 74

Au surplus, Poète-Chéri est très choyé par Mme Alexandra: "Il est tout pâle mon poète... Un fauteuil! qu'il s'asseye 1 un fauteuil tout de suite pour mon poète!" (1 55)

ce qui ne l'empêche pas d'être "navrée"(:I 63) en constatant qu'elle n'a entendu que le début du becquet qu'il vient d'écrire. Anouilh signale d'autre part que Robinet est en plus

"atterré" et "désespéré" (I 65) par les petites révisions que llli suggère Madame. Les péripéties abondent; on explose et on s'embrasse deux minutes après.

L'observation suivante faite par Mme Georges, l'habilleuse, le démontre bien:

" , La Femme et le Serpent': ça a été un four. M. Poète-Chéri en a été malade. Madame et lui s'en sont dit des insul tes! ( ••• ) A la fin, ils se sont battus comme des chiffonniers dans sa loge. Elle le giflait, et M. Poète­ Chéri il lui arrachait ses postiches! ( ... ) Enfin, il se sont réconciliés tout de même." (III 109)

Homme qui adore les femmes (surtout celles qui sont jeunes et jolies), Poète-Chéri fait la cour avec des élans

74 Philippe Jolivet, Le Théâtre de Jean Anouilh, op. cit., p. 184. ( 148 ridicules. Il "papillonne" (1 53) autour de Colombe et lui consacre son plus précieux cadeau, ses vers: "Je ne peux plus me passer d'elle ( ••• ) elle m'inspire, cette petite •.• cette nuit, je lui ai fait six vers de plus. ( ••. ) Et je crois bien que c'est ce que j'ai écrit de meilleur .•• " (II 93)

Le poète "s'exclame, enthousiasmé," il est "en transes" en face de "l'ange ( ••• ) adorable" (IV 207) qu'est l'ingénue. "Il soupire, il est au comble de l'extase" (IV 211), quand elle auditionne.

Mais on observe que quoique Poète-Chéri fasse facilement les compliments, il préfère les recevoir. Desfournettes trouve, par exemple, que le becquet du poète est admirable: Poète-Chéri: Vous trouvez? Vraiment? Desfournettes: Mon cher poète, c'est génial! j'ai beau chercher, je ne trouve pas d'autre mot. Poète-chéri: Ne cherchez plus. Celui­ là est bien suffisant. Je suis assez content de moi-même, oui, je crois que je tiens mon becquet. (1 49)

Bien que Robinet tâche de se montrer modeste, son humilité respire la fausseté. Quand le co-directeur du théâtre réitère son approbation devant Mme Alexandra, Poète-Chéri s'écrie: "N'exagérons rien! Je crois tout simplement que ce n'est pas mal venu": et Anouilh précise que le poète "minaUde, ..... 149 rav i. " (I 54)

Il n'est pas étonnant que cet homme apparemment si sensible soit aussi un homme qui entend montrer qu'il est à cheval sur les principes. Une dispute ancienne avec Julien le prouve: puisque Julien lui a naguère donné un coup de pied au derrière, il refuse de lui dire bonjour avant que le jeune homme lui ait présenté des excuses.

En somme, Poète-Chéri est un auteur fantasque, vaniteux, aux pensées fleuries mais sans aucune profondeur. Il nous divertit et nous amuse. En contraste avec ce portrait caricatural, Anouilh nous offre Antoine, de Cher Antoine, personnage de dramaturge beaucoup plus complexe dans une pièce où il tient le rôle principal.

Cher Antoine est une pièce sur "l'amour raté", comme nous l'indique le sous-titre. Mais c'est aussi une pièce qui traite de l'amitié et des rapports humains. Peut-être plus que tout, c'est une étude sur la solitude. On pourrait la qualifier comme étant la pièce la plus "théâtrale" de Jean Anouilh car, outre Antoine, les personnages en sont Carlotta, un vieux monstre de théâtre, et Cravatar, un critique. On y trouve, en outre, plusieurs "trucs" de théâtre, dont Anouilh est friand: un retour en arrière, par exemple, et une

conclusion qui rappelle celle de 'La Cérisaie' de Tchekkov.

( 150 Anouilh nous fait voir qu'il est parfaitement conscient de cette ressemblance flagrante comme le prouve le commentaire suivant d'Antoine: "C'est trop bête! Dire que cet animal­ là l'a trouvée avant moi! Je ne pourrais jamais la refaire: on s'en apercevrait Ou alors, pour la resservir, il faudrait trouver un truc de théâtre ..... (IV 154)

Cher Antoine, c'est un peu l'histoire de cher Anouilh.

La pièce permet au dramaturge "de trahir ses hantises en les voilant de pudeur, de parler de soi en dérobant son énigme, d'être à la fois sincère et secret.,,75

Antoine fait se réunir en Bavière les personnages de sa vie pour prendre connaissance de son testament, et, parce qu'il

a "un côté incurablement farceur" (1 48), pour écouter aussi un dernier enregistrement qu'il a fait pour eux avant sa mort. Il se passe très peu de temps avant qu'on remarque que ce

rassemblement ress~mble à une pièce du décédé: "Je vous ferai remarquer que nous jouons de plus en plus une p1ece d'Antoine. Des gens venus de tous les azimuts sous un prétexte fortuit, qui n'ont aucune envie de se fréquenter et qui sont bloqués ensemble, par une cause extérieure, quelque part. C'est un vieux truc de théâtre qu'il adorait et dont il s'est beaucoup servi." (1 32)

Comme Anouilh, Antoine était donc amateur des trucs de

75 "Cher Antoine", Jean Mambrino, Etudes, décembre 1969, Paris.

151 théâtre. Pourquoi les aimait-il tant? Valérie, une de ses nombreuses mai tresses, 1 • expl ique: "il m • a dit souvent que cela 1 ' amusait. Et qu'il avait bien le droit de s'amuser lui le premier." (1 33), ce qui rappelle l'idée de Anouilh selon laquelle on écrit d'abord "pour soi" , atti tude qu' Antoine

pousse à l'extrême: "ce n'est jamais pour autre chose que pour sa satisfaction solitaire qu'on écrit." (III 128)

Le dramaturge attribue à Antoine des traits de caractère qui lui sont propres et qui rappellent son admiration pour Molière, telle que Vandromme la décrit:

La comédienne Carlotta: En somme, maitre, vous ne croyez pas aux larmes? Antoine: Pas beaucoup. Ni à la pureté des peines. Quelle que soit l'horreur du drame on pleure touj ours un peu sur soi ( ... ).

La comédienne Carlotta: Vous êtes affreux, maitre! Si vous pensez tout cela, vous devez être le plus malheureux des hommes! Antoine: Je suis le plus malheureux des hommes, madame, mais aussi celui qui prend son malheur le mieux: j'ai reçu du ciel le don d'en faire rire."(III 107)

L'Oeuvre de Jean Anouilh est aigre-douce. L'auteur nous fait réfléchir sur la vie et ses difficultés tout en nous

divertissant. JI enveloppe les scènes les plus poignantes d'un

( 152 ton quasi -comique. Co.. e 80n Antoine, Anouilh est un auteur dont le cynisme se dissimule derrière le rire. L'un et l'autre se sont d'ailleurs fait une réputation d'Ho_e "mystérieux", d'Homme qui aspire. la solitude: "sous sa légèreté apparente,

Antoine était un h01lUlle assez mystérieux." CI 38), dit de lui Piedelièvre. Et d'après sa veuve, Estelle, celui "qui avait l'air si brillant en public adorait au fond sa solitude."CI 60)

Antoine a été un hOlDlle "cadenassé" (II 81). Cet auteur qui traitait son thé'tre avec désinvolture, qui écrivait facilement, qui st amusait en donnant mauvai.e conscience aux autres et excellait dans le domaine de l'attendrissement, cet homme qui s'est entouré pendant toute sa vie de femmes et d'amis , était au fond très seul. Chacune de ses liaisons amoureuses s'est terminée par une séparation, et même les hommes dont il a été proche ne l'ont jamais complètement connu. Marcellin n'était qu'un compagnon agréable; le professeur, Piedelièvre, ne s'intéressait • lui que comme dramaturge à étudier; quant à Cravatar, le seul cri tique que l'on trouve dans tout le répertoire de Jean Anouilh, il a passé sa vie à envier la facilité avec laquelle Antoine réussit tout.76

Il est opportun de noter que ce critique du 'Gaulois 1, le critique "le plus expéditif de Paris" (1 37), est dépeint par Anouilh comme un être dur, sec et méchant. Il crache son venin

76 Lewis A. Falb, Jean Anouilh (New York: Frederick Unqar Publishing Co., 1977), p. 140.

153 sur tous ceux qui l'écoutent, dispensant à la hâte ses jugements cyniques. A l'époque de leur jeunesse, Cravatar admirait beaucoup Antoine:

"Je l'ai aimé à dix-huit ans -- quand nous préparions Normale à Louis-le­ Grand. Je l'admirais. Je rêvais de lui, la nuit, comme d'une fille ••• "(III 138)

Antoine a été pour lui un sorte d'obsession, qui a pénétré jusqu'à son inconscient et l'a hanté comme le souvenir d'une fille tourmente l'esprit d'un jeune homme. Pourquoi? parce qu'

"il faisait tout plus facilement que les autres, sans même se donner la peine de travailler, en se jouant." (III 138)

(On est en droit de penser que Anouilh se moque ici de ses propres critiques, -- ceux qui trouvaient qu'il écrivait avec aisance et désinvolture).

Ce qui a commencé par l'admiration a abouti à l'amertume jalouse: "Moi, il fallait bien que je la presse à mort, ma cervelle de pauvre, entre les deux grosses mains de maçon de mon père, au lieu d'écrire n'importe quoi, en m'amusant, comme lui sur une table à café! Il fallait bien que je devienne emmerdant et que je prenne tout au sérieux comme un cuistre, pour trouver enfin quelque chose dont je sois sûr .•• "(III 138)

Cravatar personnifie l'envie. C'est là la source de sa

( 154 rancoeur et, en partie, ce qui expl ique son succès. Dur, toujours critique, Cravatar est un personnage qui voit tout en termes du théâtre. Sa réaction immédiate à "l'avalanche" du premier acte le prouve; elle met en évidence sa nature jalouse de critique frustré: "Eh bien, cette fois, ça y est, nous sommes coincés! Antoine l'aura réussi encore une fois, sa fin d'acte! C'est l'avalanche! (Il hurle au bord de l'hystérie:) C'est d'un mauvais goût! Ah, l'affreux théâtre!"(I 45)

Anouilh ne développe donc pas son étude des personnages de critiques. Néanmoins, il parvient à nous offrir un aperçu révélateur sur l'image qu'il s'en fait. Le dramaturge, qui a lui-même joué le rôle de critique, n'aime guère ceux qui "tranchent" vite. Ils l'agacent. Quand il lui est arrivé de se trouver en accord avec eux, il s'est étonné: "pour une fois j'ai eu l'insolite envie de les embrasser. 77" Comme la plupart des auteurs, Jean Anouilh est sensible à tout jugement porté sur ses pièces. Il s'est efforcé pourtant de se maitriser en prenant la coutume de ne pas assister aux générales ou aux premières: "Pour 'Cher Antoine', c'est la prem1ere fois que je n'ai pas assisté à la générale, il y avait eu une couturière très bonne et je me suis dit: 'Je ne veux pas être jugé par ces gens, les critiques, c'est exaspérant de repasser son bachot à chaque pièce sur des

77 "La Grâce", Le Figaro, le 7 février 1968.

155 choses qui vous touchent de près.,,78

Personne ne trouve de plaisir à se voir dans le rôle de candidat perpétuel.

Bien qu'Antoine taquine cravatar --"J'avais demandé

depuis lontemps à Meyer de t'envoyer à mes obsèques pour que tu fasses enfin un bon papier!"(I 51)-- on a l'impression que, comme Anouilh, le dramaturge n'a peut-être pas la peau aussi dure qu'il aimerait le faire croire. Les "faux airs de

supériorité" (1 57) dont se plaint Cravatar dissimulent

l'insécurité de l'auteur.

Homme "cultivé et fin", "courtois mais distant", Antoine a passé sa vie en quête d' amour. Son ami Marcellin explique qu "'Antoine était seul et, chaque fois qu'il changeait de compagne il espérait n'être plus seul."eII 80) Mais ce n'est que vers la fin de sa vie qu'Antoine s'en rend compte. "C'était très difficile de vivre et presque impossible d'être honnête ( ..• ) Tout ce bonheur qui m'entoure est inutile, parce

que je suis seul" (1 53), avoue-t-il dans l'enregistrement

destiné à ceux qui lui survivent. Celui qui s'est retiré en

Bavière, celui qui, comme Anouilh, a préféré la tranquillité

des montagnes à l'animation de Paris --n'oublions pas que,

dans les années 1960, Anouilh s'est retiré du monde du théâtre

78 Paris-Match, op. cit., p. 89. ( 156 pendant cinq ans. "J'ai eu la fatigue de Paris," révèle-t-il dans son entrevue avec Paris-Match; il a d'ailleurs passé les dernières années de sa vie dans les montagnes suisses. -­ constate à la fin que "c'est une chose abominable d'être seul. Comme a dit je ne sais plus qui: on est en mauvaise compagnie ..• H (I53) L'enregistrement s'arrête là.

Or, il Y a eu une personne qui a su forcer la solitude d'Antoine: sa derni're maitresse, Maria Weber. Ils se sont aimés véritablement; et pourtant la jeune fellllDe l'a quitté. Pourquoi? Parce qu'elle seule l'a compris. Elle s'est "aperçue qu'Antoine n'avait jamais été capable de vivre-­ qu'il avait inventé sa vie et les personnages de sa vie et en même temps,-- et qu'elle n'était qu'un signe, comme les autres, dans le rêve de cet homme endormi." (III 111) Tout cela est expliqué par Antoine lui-même. Ce passage fait partie de la pièce à l'intérieur de la pièce, celle qu'Antoine voulait monter afin de voir personnellement la scène qui se déroule dans la vraie pièce: les rales que tiendront, apr~s sa mort, ceux qui ont fait partie de sa vie. "C ' était un dernier plaisir un peu amer" (III 128): ce n'était pas ses amis qui parlaient, c'était eux, vus par lui.

Anouilh nous présente donc un auteur qui a fabriqué sa vie et qui a vécu comme s'il écrivait une pièce. Ses amis, ses femmes, ses maitresses n'ont été pour lui que des personnages,

157 des personnages qu'il n'est jamais arrivé à connaître

complètement. "On est en cage", affirme l'auteur désabusé. "On ne connaît les autres que par l'id6e qU'on se fait

d'eux."(III128) A la fin, "on meurt sans bE":vi~", conclut- il. Mais, ajoute Antoine avec cynisme il n'y avait peut-être

rien à apprendre ... "(111 134): sombre révélation qui amène le

lecteur à se demander encore si la mort d'Antoine fut, en réalité, un accident.

Quand Maria Weber l'a quitté, Antoine "s'est retrouvé, vieilli, usé, dans sa solitude d'enfant," observe Marcellin.

"Et il n'a sans doute pas pu la supporter."CII 80) Pourtant Antoine n'a rien fait pour l'empêcher de le quitter. Dans une des scènes les plus poignantes de la pièce, la jeune fille qui

joue le rôle de Maria demande: "Et il l'a laissé partir?" La réponse d'Antoine est le point culminant de ce traité sur la solitude:

"Antoine, doucement: Il a même dû l'aider un peu. • . ne sachant pas trop ce qu'il faisait. Il Y a des êtres qui ont le génie de la solitude, ils ne savent pas retenir ..• Et puis, on parle toujours de la différence d'âge. Les visages ce n'est rien. Ce sont les âmes qui ont des plis... Alors un jour elle est venue lui dire ...

La jeune fille: J'ai à vivre ... (III 111)

( 158 L'entretien pathétique dévoile les émotions de cet auteur d'une "'"• r subtilité frappante. Mais, avant tout, il manifeste la remarquable lucidité de Jean Anouilh.

"L' honneur pour un auteur dramatique,­ -dit Anouilh, --c'est d'être un fabricant de pièces. Nous devons d'abord répondre à la nécessité où sont les comédiens de jouer chaque soir des pièces pour un public qui vient oublier ses ennuis et la mort. Ensuite, si de temps à autre, un chef-d'oeuvre s'affirme, tant mieux! ,,79

Ecrire, c'est le métier de Jean Anouilh. Il le fait

humblement, mais il parvient souvent à présenter à ce public qui "vient oublier" des idées très noires. Le secret, c'est

qu'il le fait, comme cher Antoine, par un chemin agréable.

Colombe et Cher Antoine permettent à Anouilh de s'interroger sur son art et, ainsi, de parler de lui-même. En insistant un peu trop sur la facilité avec laquelle écrivent

Poète-Chéri et Antoine, ce "fabricant de pièces" semble nous proposer l'idée que, pour les vrais auteurs, écrire n'est pas touj ours facile. (Il l'a d'ailleurs avoué: "Je n'écris pas

facilement, je vais à la pêche à la scène, j'écris sans savoir

ce qui va se passer à la page suivante"80). D'autre part, en faisant un portrait caricatural d'un auteur (Poète-chéri), et

79 Pol Vandromme, Jean Anouilh un auteur ~t ses personnages, op. cit., p. 15. 80 Paris-Match, op. cit., p. 89.

159 en attirant l'attention sur les trucs qu'emploie l'autre (Antoine), Anouilh se garantit du succès. Il divertit son public en excitant l'esprit.

Pour ce qui est de la ressemblance entre Antoine et Anouilh, ce dernier sourirait sans doute de cette assimilation.

Anouilh a, en fait, consacré tout un article à la thèse que ses pièces représentent sa vie personnelle. Il Y a taquiné les "chers fouilleurs", les "chers chercheurs de sources," et a fini par leur demander: "comment voulez-vous que j'aie eu le temps de vivre tout ça, pendant ces rapides quarante années où vous n'avez vécu, vous, qU'une vie?81t1 Toutefois, cet homme secret et mystérieux proteste un peu trop vivement, et les traits qU'il partage avec Antoine --le goût de la solitude, le don de le faire rire du désespoir, le cynisme et l' espri t-- sont trop nombreux.

81 "Les Sources", Le Figaro, le 29 novembre 1972, p.1. { 160 ..,-- .. \ CONCLUSION

"Mundus universus exercet histrioniaa!" Michel de Montaigne

L'analyse des différents types de personnages qui

participent à la vie de la scène permet au lecteur de reconstituer l'image d'ensemble que Jean Anouilh donne de la vie dramatique, dans la perspective du "théâtre dans le théâtre". Elle établit la caractérologie particulière des gens de théâtre et révèle leurs déformations professionnelles. L'étude précise en outre la conception que se fait l'auteur de

"l'illusion théâtrale," et permet de déterminer le rôle du masque non seulement dans la vie dramatique, mais dans la vie réelle.

Le tableau que fait Anouilh du monde du spectacle est à

la fois exact et caricatural. Il nous dépeint des comédiens pétulants et mélodramatiques, des metteurs en scène cyniques et exigeants, et des directeurs qui sont, avant tout, préoccupés des frais généraux de leurs théâtres. A cet ensemble pittoresque s'ajoute le petit personnel, le groupe délaissé qui maintient l'harmonie générale dans les coulisses. Le dramaturge ne néglige ni les auteurs ni le publ ic. Et comme s'il s'efforçait de maintenir un certain équilibre de .... 161 caractère, il nous offre aussi un portrait des amateurs, ceux

dont la pureté ou l'inexpérience les amènent soit à abandonner

soit à mal jouer leur rôle.

De nombreuses années de pratique des feux de la rampe suscitent maintes déformations professionnelles. Les comédiennes, par exemple, se transforment en reines autoritaires, en divas qui attendent d'être dorlotées. Il faut

les complimenter sans cesse, répondre à chacun de leurs caprices, supporter leur charme --qui est aussi faux que leurs postiches-- et leurs tirades explosives.

Les comédiens, dont la vanité rivalise avec celle de leurs collègues féminines, se comportent, eux-aussi, d'une

manière fougueuse et imprévisible qui est le fruit des années de vedettariat. Ce sont d'ailleurs eux surtout qui relèvent la vérité du théâtre, thème que nous aborderons plus loin.

La thèse que développe Diderot dans son Paradoxe sur le comédien, correspond-elle aux idées d'Anouilh? Dans l'ensemble,

oui. Diderot prétend au fond que les grands acteurs sont des

observateurs, des "persifleurs"82 qui perfectionnent les

gestes, les tons, les visages, les émotions de la réalité, et

les rendent scrupuleusement au public. Or l'essentiel, pour

82 Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien (Paris: ~lammarion, 1981), p. 147. ( 162 Diderot, c'est que les comédiens ne sentent pas: "Les grands poètes, les grands acteurs, et peut-être en général tous les grands imitateurs de la nature, quels qU'ils soient, doués d'une belle imagination, d'un grand jugement, d'un tact fin, d'un goût très sûr, sont les êtres les moins sensibles.,,83 pourquoi? Le philosophe l'explique nettement:

"Ils sont trop occupés ~ regarder, ~ reconnaitre et à imiter, pour être vraiment affectés au-dedans d'eux­ mêmes. "E4

Ainsi ceux qui excellent ~ émouvoir, à représenter les passions les plus fortes et à évoquer les sentiments les plus tendres, sont-ils parfaitement insensibles, d'où le "paradoxe". Les "signes extérieurs" du sentiment ne sont que simulés. "Nous sentons, nous," affirme Diderot, tandis qu'''eux, ils observent, étudient et peignent. [ ••. ] La sensibilité n'est guère la qualité d'un grand génie. ,,85 Ce n'est donc pas le coeur du comédien, c'est la tête qui fait tout. Diderot soutient d'ailleurs que les comédiens ne perdent pas leur caractère en jouant: ils n'en ont pas.

Colombe, avec sa perspective sur les coulisses en particulier, offre peut-être la meilleure illustration de cette

83 Ibid., p. 13l. 84 Ibid.

85 Ibid.

163 thèse dans l'oeuvre anouilhienne. Il suffit de rappeler le comportement et les paroles de Mme Alexandra et de Du Bartas devant et derrière le rideau. Ils touchent le public, ils l'émeuvent jusqu'aux larmes et lui arrachent des sanglots tout

en restant tout à fait insensibles. La jeune Colombe fait preuve, elle aussi, de cette insensibilité, pour ne rien dire

du manque de caractère dont parle Diderot. Elle parvient à

tromper son mari et à retourner aisément vers lui sans le

moindre ~entiment de culpabilité. Jouer, cela fait partie de sa nature.

Toutefois, on doit noter que la Colombe du début de la pièce est une jeune fille douce et naïve; c'est la vie au théâtre, et surtout l'exemple de sa belle-mère, Mme Alexandra, qui la transforme. D'autre part, si la Carlotta de Cher Antoine donne l'impression d'être née dénuée de scrupules ou qu'elle n'aurait jamais pu être autre chose qu'une vedette, Bachman de Ne réveillez pas Madame révèle un côté tendre et contemplatif qui ne l'a évidemment pas empêché de devenir un bon comédien.

Les comédiens de Jean Anouilh sont incontestablement

égotistes. La plupart d'entre eux pourraient abandonner leurs rôles, les laisser derrière eux en quittant le théâtre le soir et les reprendre avec enthousiasme le lendemain. Il leur manque des valeurs morales: de véritable bonheur, des liaisons

164 durables, les éludent. Ils sont tout dévoués à leur métier. De plus il est certain que Anouilh adopte la thèse de Diderot en dépeignant ces personnages comme des observateurs, des imitateurs, et même, d'après l'image que s'en font les metteurs en scène, comme des marionnettes. Pourtant l'auteur dramatique ne nous persuade jamais que tout comédien est un être insensible.

Son portrait des auteurs ne s'accorde pas parfaitement avec les idées de Diderot non plus. Le goQt de la solitude chez Antoine de Cher Antoine, par exemple, correspond-il simplement à son envie de se retirer du monde, soit pour avoir la paix soit pour mieux contempler la nature humaine et la mieux dépeindre? Pas forcément. Il est aussi possible que ce soit, pour l'auteur, une manière de connaître et de maîtriser sa propre sensibilité, et ainsi, de gouverner les émotions qui lui servent justement d'inspiration artistique.

Anouilh a une juste conscience de ce qu'est "l'illusion théâtrale." Il sait qu'au théâtre on force, en quelque sorte, les limites de la réalité, et que c'est avec plaisir, et même par besoin que l'on quitte la vie quotidienne pour entrer dans le monde magique de la scène. "Le t.héâtre est. un objet de première nécessité," affirme-t-il dans son interview avec Paris-Match. "C'est une chose religieuse, et l'homme a besoin, de temps en temps, de se réunir avec d'autres hommes,

165 d'assister à cette fiction qu'on lui joue en vrai sur des planches, pour lui tout seuI."S6 si la pièce est bien écrite, si elle est bien jouée, le public est totalement absorbé par cette "fiction" qui se déroule sur la scène. L'illusion qui en résulte est celle d'une réalité plus vraisemblable que celle de

la vie réelle, car elle répond à ce que le public attend: une fuite loin des ennuis de l'existence.

Selon Diderot, être vrai au théâtre ne consiste pas du

tout à montrer les choses telles qu'elles sont dans la nature.

La vérité de la scène, "c'est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré

par le comédien. "S7 Si le modèle que nous offre Anouilh ne heurte pas notre sentiment du vraisemblable, c'est justement

par ce que le modèle représente l'image étincelante à laquelle

on aspire. "Le gLadiateur ancien, comme un grand comédien, un grand comédien, ainsi que le gladiateur ancien, ne meurt pas

comme on meurt sur un lit," nous rappelle Diderot, "mais sont tenus de nous jouer une autre mort pour nous plaire, et le spectateur délicat sentirait que la vérité nue, l'action dénuée de tout apprêt serait mesquine et contrasterait avec la poésie

86 PariS-Match, op. cit., p. 89.

8? Denis Diderot, Paradoxe sur le comédien, op. cit., p. 137.

( 166 du reste ... 88

Or en créant le "modèle idéal n que l'on veut regarder, celui qui distrait agréablement, Anouilh crée aussi des personnages qui touchent l'âme. A travers un tableau divertissant le dramaturge parvient à présenter des vérités sur lesquelles on ne réfléchit qu'au fond de soi-même. Il le fait en jouant avec ses personnages, avec leur pass ions et leurs intrigues. Au cours d'une interview en 1936 avec M. André Franck, Anouilh parle de l'importance du jeu dans la création littéraire de son rapport avec la vérité: "Traiter un sujet en se jouant de lui, c'est créer un monde de conventions et de sortilèges, tresser autour de lui une couronne de charmes. La pièce où il y a jeu ressemble à une composition musicale. Le jeu ne la rend pas moins vraie, ne lui enlève rien de sa vraisemblance, au contraire; elle semble d'autant plus proche de la vérité que l'auteur joue plus et mieux avec elle ... 89

Les pièces qui traitent du monde du spectacle portent toutes "la couronne de charmes" dont parle Anouilh. Les personnages reproduisent avec précision la vie dramatique; ils nous captivent et nous amènent il une étude perspicace de la nature humaine.

88 Ibid.

89 Jean Didier, A la rencontre de Jean Anouilh, (Liège: La Sixaine, 1946), p. 45.

167 Le masque, qui fait partie de cette couronne de charmes, joue un rôle capital dans le théâtre de Jean Anouilh. Il donne

naissance à une identité fausse qui autorise les personnages à jouer un autre. Tigre de La répétition ou l'Amour puni ne fait la cour que de derrière son masque; Amanda de Léocadia et

Isabelle de ~Invitation au château, toutes deux jeunes filles innocentes et pauvres, deviennent des charmeuses dans un milieu social élevé: les invités au dîner de têtes de Pauvre Bitos se transforment en révolutionnaires. Lorsqu'on porte le masque, on a l'impression d'échapper à la réalité. Pourtant le masque est précisément ce qui rend l'illusion plus vraie car il

conduit à une réalité plus profonde dans la mesure où il sert à dévoiler la vérité. En jouant Marivaux, Tigre découvre une

passion dont il ne se croyait pl~s capable. Amanda et Isabelle

constatent qU'elles sont si mal à l'aise en jouant la comédie qu'elles finissent par abandonner leurs rôles. Porter le masque est impossible à ceux qui font preuve de franchise ou de pureté d'âme. Colombe qui adore être choyée, ne connaît sa joie de vivre que jusqu'au moment où elle découvre les sourires, les compliments, les flirts, bref les artifices du théâtre. Dans Pauvre Bitos, c'est le brillant mélange du présent et du passé, obtenu à l'aide des masques imposés, qui perce la façade sociale et dévoile la nature profonde des personnages. Robespierre reste touj ours Bitos qui porte son melon par-dessus sa perruque, et c'est le déguisement de tous qui provoque un examen de sa vie. Finalement, quand Mme

( 168 Desmermortes de L'Invitation au château regarde Isabelle au bal, elle observe: "elle a une fraîcheur inattendue cette fillette au milieu de toutes ces futures petites dames comme il faut. Il n'y a qu'elle qui n'a pas l'air de jouer la comédie."(III 250)

La dame ne soupçonne pas que l'on a invité Isabelle justement pour jouer la comédie. Pourtant la jeune fille joue à contre­ coeur et la vérité n'est pas dissimulée. La conclusion à tirer est ainsi très nette: Anouilh révèle le vrai à travers le faux. 90

Pourquoi le dramaturge est-il si friand des jeux de la scène? parce qu' ils ressemblent beaucoup aux jeux de la vie. Nous sommes tous des acteurs, nous nous déguisons tous. C'est un thème que Shakespeare a présenté en 1600 dans Comme il vous plaira:

"Le monde entier est une scène, Tous les hommes, toutes les femmes sont simplement des acteurs: Ils ont leurs sorties et leurs entrées; Et un seul homme dans sa vie joue bien des rÔles.,,91

90 Jacques Guicharnaud, Modern French Theatre from Giraudoux ta Genet (New Haven: Yale University Press, 1967), p. 132. 91 As You Like It, (1600), acte II, scène 7: "All the wor1d's a stage, and aIl the men and women mere1y playersi They have their exits and their entrances; And one man in his time plays many parts ••. "

169 C'est aussi un thème qui se retrouve à maintes reprises dans l l'oeuvre de Anouilh: Bachman de Ne réveillez pas Madame affirme que "vivre, c'est faire semblant"(II 90): Antonio du pi recteur de l'opéra se fait l'écho de Bachman en annonçant

"Quand on est homme, on fait semblant!" (III 198), et son caissier, Impossibile, observe "nous jouons tous une pièce" (1 57); Héro de La Répétition parle de son rôle: non pas celui de

la pièce de Marivaux mais celui qu'il joue "vraiment" (II 57):

et le général de L'Hurluberlu explique à son fils: "'l'u verras en grandissant, Toto, que dans la vie, même quand ça a l'air d'être sérieux, ce n'est tout de même que du guignol. Et qu'on joue toujours la même pièce". (IV 208)

Jouer la comédie, porter le masque, à quoi cela sert-il?

â embellir le spectacle de sa propre vie. On change de rôle,

on modifie le texte pour se divertir ou s~ sentir plus à l'aise. Le déguisement sert de voile protecteur en donnant souvent le courage de révéler des vérités que, d'ordinaire, on n'admettrait que difficilement. Pourtant c'est aussi un voile derrière lequel on peut cacher les secrets les plus profonds. Anouilh nous présente la "pièce secrète" de la vie au moyen de

son théâtre dans le th~âtre. Par exemple, c'est la pièce que monte Antoine dans Cher Antoine qui confronte l'auteur avec la véritable image de sa propre existence (ce genre de scène de miroir rappelle l'influence de Pirandello et son "teatro dello specchio") et qui lui fait voir que l'animation de la vie

( 170 n'est qu'une tromperie: on est en fin de compte très seul. "Cela a l'air d'être Chatelet, la vie, parce qu'il Y a toujours beaucoup de bruit et de figurants, mais, à la fin, on s'aperçoit qu'il n'y avait que 4 ou 5 acteurs et que la pièce était secrète, derrière tant de coups de théitre inutiles ••• "(I 52)

* * *

Le 3 octobre 1987 Jean Anouilh est mort en Suisse d'une crise cardiaque à liage de 77 anp. Cet "animal inconsolable et gai,,92 qui avouait volontiers "tout ce qui n'est pas thé4tre me laisse de marbre,,93 a vécu par et pour le thé'tre pendant un demi-sièce. Il n'est donc pas surprenant que parmi les soixante-deux pièces, livrets et adaptations qu'il nous a généreusement légués, une bonne partie soit consacrée au monde du spectacle. Le riche portrait qu'il en fait nous présente une famille d'individus qui, cOlllllle lui, ne vivent que par et pour le théâtre. C'est leur foyer, c'est là seulement qu'ilS se sentent bien dans leur peau. Quitter le théâtre n'a pas de sens parce que la "vraie" vie est désordonnée et que le texte n f est jamais au point. Quoiqu'ils sachent que "le naturel" au théâtre n'est qU'une illusion, c'est le "vrai" qU'ilS

92 Jean Anouilh, L'Hurluberlu ou le réactionnaire amoureux (Paris: Editions de la Table Ronde, 1959), p. 207. 93 Yves Bourgade, "Une vie de misanthrope pour le théâtre," Journal Francais d' Amérigue (San Francisco: France Press Inc., 23 octobre - 5 novembre 1987), p. 4. 171 comprennent et qui les soutient. Tigre de La Répétition ( l'explique ainsi:

"Le naturel, le vrai, celui du théâtre, est la chose la moins naturelle du monde, ma chère. N'allez pas croire qu'il suffit de retrouver le ton de la vie. D'abord dans la vie le texte est toujours si mauvais! ••. C'est très jOlie la vie, mais cela n'a pas de forme. L'art a pour objet de lui en donner une précisément et de faire par tous les artifices possibles -- plus vrai que le vrai."(!! 46)

Le monde du théâtre, c'est un reflet de la vie. Ceux qui le peuplent --les flamboyarats, les exigeants, les vaniteux, les grognons, les séducteurs, les philosophes-- ne cesseront jamais de nous fasciner. Car l'illusion qui les enveloppe tous nous plaît et nourrit notre esprit, et, par une drôle d'ironie, c'est ce qui rend le monde du spectacle plus vrai que le vrai.

C'est la voix de deux auteurs à la fois cyniques et sages celle d'Antoine et celle d'Anouilh -- qui déclare: "Ah! qu'on est bien dans les coul isses, entouré de comédiens t Croyez-moi, il n' y a que là qu'il se passe quelque chose. . . Quand on met le pir~d dehors, c'est le désert --et le désordre. [ •.. l Il ne faudrait jamais sortir des théâtres! Ce sont les seuls lieux au monde où l'aventure humaine est au point."C!!I 103).

172 RECUEILS DES PIECES PE JEAN ANOUILH

PIECES ROSES (Editions Balzac, 1942)

Le Bal des voleurs Le Rendez-vous de Senlis Léocadia

PIECES NOIRES (Editions Balzac, 1942) L'Hermine La Sauvaqe Le Voyaqeur sans baqage El:rydice

NOUVELLES PIECES NOIRES (Editions de la Table Ronde, 1948) Jézabel Antigone Roméo et Jeannette

PIECES BRILLANTES (Editions de la Table Ronde, 1951) L'Invitation au château Colombe La Répétition ou l'Amour puni Pauvre Bitos on le Dîner de têtes

PIECES COSTUMEES (Editions de la Table Ronde, 1960) L'Alouette Becket ou l'Honneur de Dieu La Folce d'empoigne

173 NOUVELLES PIECES GRINCANTES (Editions de la Table Ronde, 1970) L'Hurluberlu ou le Réactionnaire aaoureux La Grotte L' Orchestre Le Boulanger, la boulangère, et le petit aitron Les Poissons rouges ou Mon père, ce héros

PIECES BAROQUES (Editions de la Table Ronde, 1974)

a\er Antoine ou l' ~our raté He réveillez pac Madaae lof! Directeur de l' Opéra

PIECES SECRETES (Editions de la Table Ronde, 1977)

Tu étais si gentil quand tu étais petit L' Arrestation Le Scénario

(~ 174 BIBLIOGRAPHIE

Etudes sur Anouilh

Comminges, El ie de. Anouilh. Littérature et POlitigue. Paris: Librairie A. -G. Nizet, 1977. Conlon, D.J. ed. Jean Anouilh's L'Invitation au château. Cambridge: cambridge University Press, 1962.

Della Fazia, Alba. Jean Anouilh. New York: Twayne publ ishers. Inc., 1969.

Didier, Jean. A la rencontre de Jean Anouilh. Liège: La Sixaine, 1946. Falb, Lewis A. Jean Anouilh. New York, Frederick Ungar Publishing Co., 1977. Ginestier, Paul. Jean Anouilh. Paris: Editions seghers, 1969.

Jolivet, Philippe. Le Théâtre de Jean Anouilh. Paris: Editions Michel Brient et Cie, 1963. Les Cri tiques de notre temps et Anouilh. Présentation par Bernard Beugnot. Paris: Edition Garnier Frères, 1977. Luppé, Robert de. Jean Anouilh. Paris: Editions Universitaires, 1959.

Malachy, Thérèse. J. Anoui lh Les Problèmes de l' ~.'x istence dans un théâtre de marionnettes. Paris: Editions A.-G. Nizet, 1978. Marsh, Edward Owen. Jean Anouilh Poet of Pierrot and Pantalool1. London: W.H. Allen & Co., 1953.

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175 Oeuvres diverses

Anouilh, Jean. La Vicomtesse d'Eristal n'a pas recu son balai mécanique. Paris: La Table Ronde, 1987. Brée, Germaine. Twentieth Centur) French Literature. Traduit par Louise Guiney. chicago: University of Chicago Press, 1983. Diderot, Denis. Paradoxe sur le comédien. Paris: Flammarion, 1981. Gautier, Jean-Jacques. Théâtre d'aujourd'hui. Paris: Julliard, 1972. Guicharnaud, Jacques. Modern French Theatre from Giraudoux to Genet. New Haven: Yale University Press, 1967. Surer, Paul. Le Théâtre français contemporain. Paris: société d'Edition et d'Enseignement Supérieur, 1964.

{ 176 ------_.

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Lévesque, Robert. "L'Anouilh des débuts." Le Devoir (Québec), le 21 mars 1987.

177 •• "Le Théâtre français se donne le premier rôle." Journal ( Français d'Amérique (San Francisco), 19 juin-2 juillet 1987. "La Mort de Jean Anouilh." Le Figaro (Paris) , le 5 octobre 1987. Gross, Jane. "Jean Anouilh, French Playwright, is Dead at 77." The New York Times, October 6, 1987.

poirot-Delpech, Bertrand. "La Mort de Jean Anouilh. Un désespoir étincelant." Le Monde (Paris), le 6 octobre 1987. Ducout, Françoise. "Rideau Ce Cher Anouilh." Elle (paris), le 19 octobre 1987. Bourgade, Yves. "Une vie de misanthrope pour le théâtre." Journal Francais d'Amérique (San Francisco), , le 23 octobre - 5 novembre 1987.

178 \f,- Pièces consacrées à la vie dramatique (Par ordre chronologique)

Anouilh, Jean. Pièces roses: I.éocadia. Paris: Editions Balzac, 1942. Anouilh, Jean. Pièces roses: Le Rendez-vous de Senlis. Paris: Editions Balzac, 1942. Anouilh, Jean. L'Invitation au Château. Paris: Editions de la Table Ronde, 1951. Anouilh, Jean. La répétition ou l'Amour puni. Paris: Editions de la Table Ronde, 1951. Anouilh, Jean. Colombe. Paris: Editions de la Table Ronde, 1951. Anouilh, Jean. Pauvre Bitos ou le diner de têtes. Paris: Editions de la Table Ronde, 1958. Anouilh, Jean. L'Hurluberlu ou le réactionnaire amoureux. Paris: Editions de la Table Ronde, 1959. Anouilh, Jean. Cher Antoine ou l'amour raté. Paris: Editions La Table Ronde, 1969. Anouilh, Jean. Ne réveillez pas Madame ... Paris: Editions de la Table Ronde, 1970.

Anouilh, Jean. Le directeur de l'Opéra. Paris: Editions de la Table Ronde, 1972.

Anouilh, Jean. L'orchestre. Paris: Editions de la Table Ronde, 1975. Anouilh, Jean. Tu étais si gentil quand tu étais petit. Paris: Editions de la Table Ronde, 1972.

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TABLE DES MATIERES

Remerciements •...... i Résumé .•• ...... ii Abstract...... iii PREFACE .L'Evolution du théâtre français au XXe siècle •••••••••••..•• l INTRODUCTION .La variété des contacts que Jean Anouilh a établis avec le monde du spectacle .••••••••••••••..••••.•.•••••..••••••••.. 1S CHAPITRE 1: Les Comédiennes...... • •• 34 . Les Professionnelles •...... 34 .Les Amateurs .•...•..•. • •• 47

CHAPITRE II: Les Comédiens. • •• 57 .Les professionnels .• • ••• 57 .Les Amateurs. •••••••• 74

CHAPITRE III: Le Public...... • •• 84 CHAPITRE IV: Les Metteurs en scène...... • .99 CHAPITRE V: Les Directeurs ••••.• ...... 110 CHAPITRE VI: Le Petit Personnel...... 120 CHAPITRE VII: Les Auteurs (et les critiques) ...... 140 CONCLUSION •..•....•...... ••••.••.••••.•••.•..•..•••••..••.. 161 RECUEILS DES PIECES DE JEAN ANOUILH...... 174 BI BLIOGRAPHIE .....•..••..•••••..•.•••••..••••••....••...••. 175

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