La Recherche D'une Identité Dans La Poésie De RDA De 1960 À 1989
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1 Anne-Marie Pailhès La recherche d'une identité dans la poésie de R.D.A. de 1960 à 1989 Thèse de doctorat soutenue à l’Université Lyon II, département d’études germaniques et scandinaves Directeur de recherche : M. le Professeur Jacques Poumet Novembre 1993 2 En guise d'introduction : l'identité, la poésie et la R.D.A. I. Le phénomène de «l'identité» L'identité, sa définition, sa recherche et son affirmation sont l'une des préoccupations majeures de notre époque. Pas une semaine ne s'écoule sans que le lecteur de la presse française ou étrangère se voie poser la question identitaire sous différentes formulations qui reviennent souvent à l'alternative : qui sont-ils ? Qui sommes-nous ? Le référent du «nous» et du «ils» est d’ailleurs dans la plupart des cas assez mal défini. En 1975, Claude Lévi-Strauss remarquait de façon polémique dans l'introduction à son séminaire sur L'identité qu'«une mode prétentieuse (..) exploite» ce terme et évoquait «la fameuse crise de l'identité dont on nous rebat les oreilles»1 ; il souhaitait replacer d'emblée l'identité dans son contexte, et considérer la préoccupation identitaire comme un révélateur de l'état des sociétés où elle apparaît : «La vérité est que réduite à ses aspects subjectifs, une crise d'identité n'offre pas d'intérêt intrinsèque. Mieux vaudrait regarder en face les conditions objectives dont elle est le symptôme et qu'elle reflète». Lévi-Strauss voit dans la préoccupation identitaire une traduction de l'ethnocentrisme occidental : «A supposer que l'identité ait elle aussi ses relations d'incertitudes, la foi que nous mettons encore en elle pourrait n'être que le reflet d'un état de civilisation dont la durée aura été limitée à quelques siècles. [...]. Elle apparaîtrait comme un indice attendrissant et puéril que nos petites personnes approchent du point où chacune doit renoncer à se prendre pour l'essentiel : fonction instable et non réalité substantielle, lieu et moment, pareillement éphémères, de concours, d'échanges et de conflits auxquels participent seules, et dans une mesure chaque fois infinitésimale, les forces de la nature et de l'histoire suprêmement indifférentes à notre autisme»2. Repli sur soi, mélanges de populations qui remettent en question des points de repères traditionnels, solitude moderne qui rend encore plus urgente la recherche de racines identitaires ; toutes ces raisons sont en général évoquées pour expliquer l'inflation du terme à notre époque. 1 L’identité, Paris : P.U.F., 1975, p. 9 et p. 11. 2 Idem, p. 10 3 Ainsi, tant que l'identité dont il est question n'est pas menacée, on ne s'attache pas à la définir sans cesse. En revanche, les groupes minoritaires qui se voient menacés d'être engloutis dans de plus grandes entités sont souvent les plus acharnés à défendre leur identité. Le premier sens du terme identité, juridique, est en effet celui d'une justification face à un monde extérieur perçu comme menaçant, «autre» : chacun, pour se définir dans le groupe, doit pouvoir exhiber sa «carte d'identité». L'identité se manifeste sous le coup d'une accusation, au tribunal par exemple, comme Jean Starobinski l’a bien mis en lumière3. II. Le cas de la R.D.A. : problèmes d'identité Au début de la période qui nous intéresse, c'est-à-dire les années soixante, la situation de la R.D.A. illustre la remarque précédente. Ce pays n'est alors pas reconnu comme Etat par la République Fédérale qui parle de la «soi-disant “R.D.A.”» affublée de moult guillemets. Son éventuelle identité est perçue à l'Est et à l'Ouest comme allant de pair avec une reconnaissance par la R.F.A., voire par la communauté internationale ; jusqu'aux années soixante, «Le problème essentiel de la R.D.A., en matière de politique extérieure, est [...] celui de faire reconnaître par d'autres Etats que les pays socialistes, un «Etat qui n'a pas le droit d'exister», un «Etat sans légitimité», pour reproduire des titres d'ouvrages parus à l'époque en R.F.A.»4. Face à cette difficulté initiale, l'Etat de la République Démocratique Allemande, né en 1949, se crée un passé identitaire en choisissant certains éléments de l'histoire allemande et en écartant les autres ; ce choix permet aux dirigeants de se démarquer par rapport à la R.F.A. qui prétend, elle aussi, être l'unique héritière de l'histoire allemande. Les dirigeants de la R.D.A. refusent d'emblée d'assumer l'héritage des douze années nazies du Troisième Reich, dont ils estiment que les principales victimes ont été les communistes ; ils désirent à l'inverse inscrire la fondation de la R.D.A. exclusivement dans la tradition révolutionnaire et 3 J. Starobinski «Sur quelques formes de critique de la notion d'identité - remarques historiques». p. 644-650, in : Identität, Poetik und Hermeneutik VIII, Hrsg. Odo Marquard und Karlheinz Stierle, München : Wilhelm Fink, 1979. 4 Jean Mortier, in : Histoire de l'Allemagne contemporaine R.F.A.-R.D.A., Paris : Messidor, 1987, p. 450. 4 humaniste, prérogative morale qui trouve des prolongements sur le mode ambigu jusque dans le titre d'une anthologie de poésie de 1962, "In diesem besseren Land" («En ce pays meilleur»). «Dans les manuels scolaires et les programmes d'édition, on exalte les deux 'bonnes' traditions de l'histoire allemande : sa tradition révolutionnaire (Guerre des Paysans, Révolution de 1848) et sa tradition humaniste et classique (Schiller et Goethe) contre tous les 'romantismes' toutes les formes d'irrationalisme, de pessimisme et tous les modernismes», écrit Jean Mortier à propos des années cinquante en R.D.A.5 L'héritage traumatique des douze années que dura le national-socialisme n'a fait que ressusciter une question beaucoup plus ancienne que se posaient les Allemands : comment pouvaient-ils se définir ? Le souvenir de la «nation allemande» de l'Empereur Barberousse était trop lointain (même s'il servait régulièrement de mythe de ralliement6). Leur nation, une “Kulturnation” qui se serait constituée par l'esprit depuis l'époque de l'humanisme luthérien, était restée longtemps au stade de l'utopie d'une «république des savants» chère à Klopstock. La réforme luthérienne avait introduit un individualisme uniquement appliqué au plan religieux, que l'on retrouvait au XVIIIème siècle sous la forme du piétisme, un individualisme purement intérieur (selon Louis Dumont7), «qui laissait intact le sentiment d'appartenance à la communauté culturelle globale». L'unification tardive d'une Allemagne prussienne moderne en 1871 n'avait pas permis à un sentiment identitaire non légitimé par des siècles d'histoire de s'enraciner dans les consciences sous une autre forme que cette appartenance à une communauté culturelle. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, donc, la question est plus que jamais d'actualité. L'appartenance à une région, à une “Heimat”, terre matricielle qui nourrit le particularisme régional, a longtemps permis, quant à elle, une meilleure définition de l'identité par l'identification à un espace plus facilement délimité. On ne parlait pas la même langue à Hambourg et à Munich, aujourd'hui encore les disparités régionales sont grandes et facilitent l'identification à la “Heimat”. Au-delà du «centralisme démocratique» pratiqué en R.D.A., nous constaterons la perdurance 5 Idem , p. 380 6 Ce phénomène est remarquablement analysé par l'historien Arno Borst dans son article “Barbarossas Erwachen - Zur Geschichte der deutschen Identität” [Le réveil de Barberousse - sur l'histoire de l'identité allemande] in : Identität, op. cit., p. 17-60. 7 Louis Dumont, L'idéologie allemande, Homo Aequalis II, Paris : Gallimard, 1991, p. 24. 5 ou la résurgence de spécificités régionales à travers la poésie de R.D.A. des trois dernières décennies. Pour combler ce déficit identitaire, dû à l'histoire allemande, les Allemands se sont ainsi créé des mythes collectifs. Dans un article consacré à l'étude de la légende de Barberousse dans les pièces de théâtre allemandes, Arno Borst établit l'équation selon laquelle la création d'une identité serait un acte de remplacement, qui compenserait l'absence de cette identité réelle (“Identitätsstiftung = Ersatzhandlung”) ; ainsi en est-il du mythe de Barberousse attendant le retour de l'âge d'or sur le Kyffhäuser : il n'aurait fourni aux Allemands qu'un semblant d'identité historique, et «au cours du XIXème siècle, la recherche allemande d'une identité est devenue en soi une histoire qui a pris des traits de plus en plus fantomatiques».8 La conscience que l'identité historique allemande restait mal définie apparaît dès le XVIIIème siècle : «Le problème de l'identité historique et l'impossibilité de lui trouver une solution définitive sont apparus avec l'époque du mouvement qui a commencé avec la Révolution Française et qui n'est pas encore terminé aujourd'hui»9. Louis Dumont souligne la dualité de la communauté et de la société : «L'Allemand vit dans une communauté (Gemeinschaft) à laquelle il s'identifie. Cette communauté est essentiellement culturelle : il est homme en tant qu'il est d'abord allemand. Mais si l'intellectuel allemand se détourne de la société (Gesellschaft) au sens étroit du mot - la société civile, faite d'individus-, en même temps, dans sa vie intérieure, il se pense comme un individu et consacre tous ses soins au développement de sa personnalité. C'est le célèbre idéal de la Bildung ou éducation de soi-même»10. Le poète allemand est la victime par excellence de ce dilemme : «Appel à la communauté, situation de solitude, tel semble être aujourd'hui comme hier le destin du poète allemand», écrit aussi Robert Minder 8 Borst, Arno, idem, p.