Votre abonnement annuel pour €/mois hors-série pendant 12 mois numéro 2 / août1 20139 - spécial expositions de l’été 2013 - * p.3 * p.24 île-de-france * p.26 régions * p.75 étranger

www.lequotidiendelart.com 2 euros édito le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

page Expositions : 02 Gioni. Nous proposons aussi dans ce numéro un entretien avec l’artiste représentant la France dans les Giardini, Anri l’été de tous les arts ! Sala. Venise est encore marquée cette année par le remake de l’exposition mythique « Quand les attitudes deviennent La période estivale est toujours un moment riche pour les formes » d’Harald Szeemann imaginée par Germano Celant expositions. Beaucoup de musées proposent en effet durant à la Fondation Prada. Il faut encore souligner l’ouverture de cette période leur plus importante manifestation de l’année. la Herbert Foundation à Gand, en Belgique, un nouveau haut 2013 est bien particulière, notamment pour Marseille qui lieu pour l’histoire de l’art contemporain. Aussi, quelque soit dispose du label de capitale européenne de la Culture. Dans ce votre destination de villégiature, l’art et les artistes vont vous deuxième numéro hors-série du Quotidien de l’Art, qui réunit accompagner tout l’été ! les analyses et critiques des expositions estivales signées de Philippe Régnier nos critiques d’art et journalistes, en France et à l’étranger, le programme proposé par Marseille Provence 2013 est en Le prochain numéro du Quotidien de l’Art paraîtra le 28 août. bonne place. Du « Grand atelier du midi » aux céramiques de Picasso à Aubagne, du Prix de la Fondation d’entreprise Ricard Le Quotidien de l’Art à la Vieille Charité à « Des images comme des oiseaux », un -- Agence de presse et d’édition de l’art 61, rue du Faubourg Saint-Denis 75010 P aris accrochage photographique original conçu par les artistes * éditeur : Agence de presse et d’édition de l’art, Sarl au capital social de 10 000 euros. 61, rue du Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris. RCS Paris B 533 871 331. Patrick Tosani et Pierre Giner à la Friche la Belle de mai, sans * CPPAP : 0314 W 91298 * www.lequotidiendelart.com : Un site internet hébergé oublier l’ouverture du MuCem, nous proposons de découvrir par Serveur Express, 8, rue Charles Pathé à Vincennes (94300), tél. : 01 58 64 26 80 * Principaux actionnaires : Nicolas Ferrand, Guillaume Houzé, Jean-Claude Meyer les événements clés organisés pour cette saison phocéenne * Directeur de la publication : Nicolas Ferrand * Directeur de la rédaction : exceptionnelle. Le Sud est encore à l’honneur plus à l’est, avec Philippe Régnier ([email protected]) * Rédactrice en chef adjointe : Roxana Azimi ([email protected]) * Marché de l’art : Alexandre Crochet « l’été Matisse » à Nice, « Les aventures de la vérité, peinture ([email protected]) * Expositions, Musées, Patrimoine : Sarah Hugounenq et philosophie : un récit » conçue par Bernard-Henri Lévy à la ([email protected]) * Contributeurs : Sylvie Blin, Clément Dirié, Ann Hindry, Emmanuelle Lequeux, Bernard Marcelis, Julie Portier, Damien Sausset, Natacha Wolinski Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence, ou les travaux des * Maquette : Isabelle Foirest * Directrice commerciale : Judith Zucca ([email protected]), tél. : 01 82 83 33 14 étudiants de la Villa Arson à Nice. La Normandie accueille * Abonnements : [email protected], tél. : 01 82 83 33 13 quant à elle la deuxième édition de son festival « Normandie * Conception graphique : Ariane Mendez * Site internet : Dévrig Viteau © ADAGP Paris 2012 pour les œuvres des adhérents impressionniste », de Caen à Rouen, en passant par Le Havre. -- À l’étranger, la Biennale de Venise est placée sous le signe du Visuel de Une : Giuseppe Penone, Le foglie delle radici, Versailles, 2013. Courtesy Giuseppe Penone. Photo : Tadzio. « Palais encyclopédique » par son commissaire, Massimiliano paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 03 « Nous avons besoin de signes de changement » Erwan Bo uroullec, designer

Les frères Ronan et Erwan Bouroullec présentent actuellement l’exposition « Momentané » déployée sous une immense tenture blanche au musée des arts décoratifs à Paris. à l’occasion de cette manifestation qui revient sur quinze ans de création des designers, entretien avec Erwan Bouroullec. A. C. En proposant cette rétrospective au musée des arts décoratifs, après l’exposition « Bivouac » au Centre Pompidou- Metz en 2011-2012, n’aviez-vous pas peur de vous répéter ? E. B. Si une grande partie du contenu est le même [qu’à Metz], grâce au changement de lieu et au jeu des parois mobiles, la saveur est différente. De toute façon, cela ne me pose pas de problème de répéter les choses. Le public n’est pas le même. Il faut aussi se réjouir que des designers vivants soient exposés dans une institution publique. Contrairement à l’art contemporain, c’est plutôt rare en Ronan et Erwan Bouroullec. © Studio Bouroullec. France, où on ne montre les designers que lorsqu’ils sont morts, ou presque. prennent du temps et deviennent définitives, il faut peut- A. C. Cette exposition revient sur quinze ans de être davantage réaliser des objets plus dynamiques. On création. Est-ce une étape ? joue sur le côté réversible. Un canapé alcôve est comme E. B. Finalement, nous le vivons peu comme cela, car un mur déplaçable. On n’est pas marié avec lui ! nous sommes pris dans un continuum de projets. Mais A. C. Comment travaille-t-on à deux ? les expositions sont pour nous une occasion de voir nos E. B. Dans la confrontation, la coopération permanente. créations réunies. Je constate ainsi une évolution allant Il n’y a pas de répartition des tâches. L’un ou l’autre peut du conceptuel vers le réel. Comment aménager l’espace à diriger un peu plus un projet, mais dans ce cas, l’autre partir du moins possible est l’un de nos axes principaux, joue un rôle critique accru. Dans le design, il faut tout le du lit clos au canapé alcôve. Je note d’ailleurs que ce type temps recouper les branches, alléger du superflu. de canapé à bords hauts, depuis, s’est imposé partout A. C. Une grande part est accordée aux croquis et dans les espaces publics : cela va plus vite que de créer dessins dans le parcours, mais avec peu d’explications. une nouvelle salle. La tendance ? Les gens deviennent Pourquoi cette profusion ? davantage urbains, ce qui entraîne une hyperdensité, E. B. Ce sont les outils les plus importants que nous à laquelle nous sommes tous confrontés. Les gens, en ayons. Beaucoup de choses se passent là. Ils ne sont pas parallèle, deviennent plus mobiles. En vingt ans, les explicités car, pour nous, une partie du travail se fait en bouleversements ont été considérables. Notamment la méditant, en divaguant. C’est cette partie du travail du mixité entre le travail et la sphère privée, inimaginable designer, ce tâtonnement, que nous voulions montrer auparavant. Plutôt que de construire des choses qui au visiteur. Pas celui de l’ingénieur Suite du texte p. 4 paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

page Entretien avec 04 Erwan Bouroullec

Suite de la page 3 derrière son ordinateur, auquel déjà tant de gens associent notre métier. A. C. L’exposition « Martin Szekely » au Centre Pompidou en 2011 s’intitulait « Ne plus dessiner ». De votre côté, vous publiez un copieux recueil de dessins sans légendes... E. B. Derrière cette multitude de dessins se cache une question que ne veulent pas aborder beaucoup de designers car elle est contraire au dogme : pourquoi faire toujours de nouvelles choses ? Bizarrement, je pense que nous avons besoin de signes de changement. A. C. La France n’est pas un pays particulièrement propice aux changements... E. B. Vous avez raison. La France n’était pas prête à l’état du monde actuel, au moins sur le plan de l’objet. Je suis allé souvent en Scandinavie et j’ai mis longtemps à comprendre que depuis plus d’un siècle, ils dessinent des choses particulièrement adaptées en termes de production. Un jour d’hiver, je me suis retrouvé chez Iittala, en Finlande, usine perdue dans une grande forêt sombre, couverte de neige. Dans ces régions où on ne peut pas faire confiance à l’imprévu, l’hyper retenue est destinée à ne pas gaspiller les ressources. On retrouvait cette problématique chez mes grands-parents paysans, peut-être davantage à cause d’un catholicisme larvé, où il ne fallait surtout pas montrer son argent, faire avec peu de moyens, sans ostentation. La grande ébénisterie française vient des palais. Ce n’était pas l’idéal pour Vue des galeries latérales. © Studio Bouroullec. comprendre que dorénavant, il allait falloir faire plus simple, avec moins de moyens. Mais, tout de même, nous actifs aujourd’hui, les designers américains, la génération allons réaliser un lustre pour le château de Versailles ! des années 1950-1960 - celle des Eames, de Saarinen, de A. C. Quels designs, à part le scandinave, vous ont Nelson - a apporté le confort matériel, disant : « mettez influencés ? vous à l’aise, le monde matériel est là pour vous aider ». E. B. En pratiquant l’économie de moyens, les Enfin, Sottsass a utilisé le design à des fins subversives, Scandinaves avaient une longueur d’avance. Assez peu parlant de totems, d’animisme, bouleversant l’ordre bourgeois... A. C. Dans votre travail, vous semblez fuir les matériaux précieux. E. B. Nous utilisons des cuirs normaux, pas d’essences exotiques... Ce qui est précieux dans le monde actuel, c’est le temps, la main d’œuvre. Les longues recherches sur des pièces en éditions très limitées permettent parfois de déboucher sur des productions plus larges, à l’instar des lianes devenues les lampes Aim chez Flos. Je suis reconnaissant à la galerie Kreo et aux collectionneurs comme François Pinault, car ils permettent à un certain type de création de long terme d’exister, à des savoir-faire de survivre. ❚ Propos recueillis par alexandre crochet Ronan et Erwan Bouroullec, Clouds, 2009, textile, mousse Momentané, jusqu’au 1er septembre, musées des arts décoratifs, thermocompressée, élastique, édition Kvadrat, Danemark. Collection 107, rue de Rivoli, 75001 Paris, tél. 01 44 55 57 50, Kvadrat. © Bouroullec Tahon. www.lesartsdecoratifs.fr paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 05 Les Art décoratifs sans dessus dessous Par Sarah Hu gounenq

En exposant faux-cul, tournures, braguettes, corsets, soutiens-gorge ou autres queues d’écrevisse, le musée des Arts décoratifs de Paris aborde l’histoire de la mode par le dessous. Cet irrésistible besoin de contraindre le corps à adopter une silhouette fantasmée est ici passé en revue à travers les plus beaux sous-vêtements historiques, du XIVe siècle à nos jours, issus de grandes institutions internationales. Plongés dans la pénombre, les pièces se révèlent au gré d’une scénographie au combien élégante - conçue par Constance Guisset - faite de lumières ponctuelles et de mannequins invisibles. Telle une danse en apesanteur, cette présentation confère à des dessous destinés à rester secrets, cachés, un caractère éminemment esthétique. Comment ne pas songer face à la série de corps à baleines aux lignes acérées du XVIIIe siècle aux créations architecturées de Jean- Paul Gaultier ou Thierry Mugler (évoquées dans la dernière salle) ? Chronologique, le parcours égraine les différents artifices qu’adopta au fil du temps la femme, mais aussi l’homme. Moins présent, ce dernier a aussi, suivant les époques, dû sculpter sa silhouette comme le prouve la section sur les pourpoints pansus et autres braguettes bombées des habits militaires puis aristocratiques datant entre 1370 et 1580. A grand renforts de mannequins mobiles modernes, l’accrochage mise sur la pédagogie et fait s’alterner de rares témoignages de ces procédés secrets, leurs restitutions modernes et l’effet qu’ils produisaient sous les costumes. La silhouette - principalement féminine - s’affiche Panier à coudes articulé, vers 1770, et corps à baleines, vers 1740-1760. comme le support de tous les fantasmes esthétiques. Une Paris, Les Arts décoratifs, collection mode et textiles et dépôt du musée de Cluny. © Patricia Canino. vitrine dédiée aux paniers articulés, illustrés par l’étonnante et sublime robe de mariage de la princesse scandinave Hedwige Elisabeth Charlotte de Holstein-Gottorp, anonymes présentent chronologiquement les déformations démontre l’évolution successives de la silhouette. Commissariat : Denis Bruna, absurde d’une silhouette Derrière ces recherches esthétiques, l’on ne peut conservateur des collections mode et aux hanches étirées jusqu’à ignorer la soumission et la contrainte qu’ils imposent textile antérieures au XIXe siècle au musée des Arts décoratifs de Paris mesurer 25 mètres ! au corps redessiné. Les armatures, crinolines, ceintures Quelques exemples de d’estomac, ou corsets baleines de corset, aussi s’apparentent à de véritables Catalogue, éd. Les Arts Décoratifs, 256 p., 55 euros nommées buscs, impressionnent par la préciosité et la armures, parfois même à des minutie de leur gravure ou de leurs ornements. Le corps instruments de torture. Au- apparaît ici comme le support de créations aux formes delà d’une simple une histoire des formes, le parcours met imaginaires et abstraites. La revue de ces créations se ici en exergue l’histoire des mœurs, de la séduction et de la prolonge jusqu’à nos jours comme tentent de le montrer sensualité. ❚ les dernières pièces retraçant l’apparition du soutien-gorge La mécanique des dessous, une histoire indiscrète de ou l’évolution du slip masculin, tandis que le parcours la silhouette, jusqu’au 24 novembre, musée des Arts décoratifs, s’achève sur un défilé fantomatique de mannequins. 107, rue de Rivoli, 75001 Paris, tél. 01 44 55 57 50, Proposant comme un résumé de l’exposition, ces modèles www.lesartsdecoratifs.fr paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 06 Rudy Ricciotti s’installe à la Cité de l’architecture Par S ylvie Blin

C’est une exposition qui devrait en déconcerter plus d’un : la « monographie » consacrée à l’architecte Rudy Ricciotti à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris est une exposition sans maquettes, sans dessins, sans plans. Aucun des traditionnels objets d’un cabinet d’architecte n’y est présenté. En lieu et place de ces « incunables », l’événement propose la projection d’immenses photographies des bâtiments qu’il a construits, des œuvres d’artistes (Yvan Salomone, Valérie Jouve) et des pièces de construction, éléments de chantiers à taille réelle donc. Soit les deux extrémités d’une évocation possible de l’architecture, de la plus matérielle, brute, directe, à la plus dématérialisée. Ce choix est assumé par son commissaire, Francis Rambert, directeur de l’Institut français d’architecture et spécialiste de l’architecture contemporaine : les maquettes d’architecte ne sont pas le « mode de présentation du travail de Ricciotti », selon lui. Ce dispositif original est divisé en quatre sections : la relation au paysage ; l’expressionnisme structurel ; l’esprit de transformation, et un certain maniérisme. Sur quatre écrans correspondants à cette répartition défilent les images des œuvres, réalisées ou en cours, et des projets de concours. Des bornes aux écrans tactiles permettent à ceux qui le souhaiteraient d’approfondir l’exploration. Du Stadium de Vitrolles (Bouches-du-Rhône), première « grande » réalisation de Ricciotti au début des années 1990, à l’opéra et centre culturel de Gstaad (Suisse), dont l’achèvement est prévu en 2015, trente Vue de l’exposition « Ricciotti architecte » à la Cité de l’architecture et du projets retracent le parcours de l’architecte. Les plus patrimoine, Palais de Chaillot. © D. R. spectaculaires – le Pavillon noir d’Aix-en-Provence, le Mucem à Marseille ou encore le Musée Jean Cocteau à Difficile de faire plus concret... Menton – côtoient d’autres Au total, l’exposition évoque près de vingt-cinq Cat., collectif, sous la direction réalisations plus discrètes réalisations, la plupart achevées depuis moins de dix de Francis Rambert, coédition – les villas provençales ans : Grand Prix national de l’architecture en 2006, Rudy Cité de l’architecture et du ou la réhabilitation Ricciotti s’est imposé comme l’un des architectes actuels patrimoine/Le Gac Press, 352 p., 292 illustrations, 40 euros des Grands Moulins à majeurs, et son œuvre est bien l’une des plus intéressantes Paris. Avec à chaque fois du moment. Personnalité hors-normes, qui irrite autant l’affirmation très forte qu’elle séduit, Ricciotti propose une architecture alliant de choix techniques – comme l’emploi du béton – et l’esthétique, la technique et la fonctionnalité : un esthétiques. En préambule, une douzaine d’aquarelles « rationalisme lyrique », selon l’expression de son confrère d’Yvan Salomone inspirées par les réalisations de Marc Mimram. C’est difficile d’en rendre compte dans l’architecte ; en conclusion, un film de Laetitia Masson, une exposition, fut-elle audacieuse. Mais au moins L’Orchidoclaste (52 mn), portrait très personnel de la l’originalité de la présentation parvient-elle à restituer cinéaste sur l’architecte de Bandol. En contrepoint, la complexité de l’œuvre et du personnage. ❚ des matrices de bois pour les coffrages nécessaires à Ricciotti architecte, jusqu’au 8 septembre, Cité de l’architecture la préfabrication d’éléments en béton, utilisés pour la et du patrimoine, Palais de Chaillot, 1, place du Trocadéro, 75016 Paris, construction du Mucem ou du stade Jean-Bouin à Paris. tél. 01 58 51 52 00, www.citechaillot.fr paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 07 Un Mike Kelley condensé à Beaubourg Par Philippe Régnier

Son suicide en janvier 2012 a créé une véritable onde de choc dans le monde de l’art. Il faut dire que Mike Kelley a marqué de son empreinte la création des années 1990 et 2000 en approfondissant et ouvrant de nouvelles voies. Là où le pop art puisait dans la culture populaire une iconographie souvent bien lisse, le Californien a développé une esthétique plus subversive, dérangeante. Il n’a cessé de s’employer à abolir les frontières entre culture noble et populaire, forme et informe. La rétrospective qui circule actuellement en Europe, avant d’être présentée aux états-Unis, fait escale au Centre Pompidou. Chaque institution propose son propre point de vue sur l’artiste. La première étape, au Stedelijk Museum d’Amsterdam, conçue par la directrice du lieu, Ann Goldstein, auparavant conservatrice au MOCA de Los Angeles, avait pris le parti de l’abondance. Deux cents œuvres avaient été réunies dans un accrochage au cordeau, insistant sur l’aspect conceptuel de l’artiste au détriment de sa dimension performative. Le parcours comprenait le fameux couloir Pay for Your Pleasure réunissant des « assassins » peints en grand format, une pièce emblématique présentée la première fois à la Renaissance Society à Chicago en 1988, puis notamment au CAPC-Musée d’art Mike Kelley, Tony Oursler, The Poetics Project, 1977–1997, Collection Centre contemporain de Bordeaux Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, don de la Société des amis du Musée national d’art moderne avec le soutien de la Clarence Westbury Catalogue, sous la direction de en 1992. Cette installation Foundation en 1999. © Philippe Migeat - Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Sophie Duplaix, coédition Somogy n’est pas présente à Paris où Dist. RMN-GP. © Tony Oursler. © Estate of Mike Kelley All rights reserved. Editions d’Art/Editions du Centre la rétrospective de l’artiste Pompidou, 144 p., 29,90 euros américain est accueillie en version hautement Mike Kelley n’a pas seulement collaboré avec Tony concentrée : ne réunissant que cent pièces, elle est moitié Oursler, mais aussi avec d’autres, comme Franz West pour moins grande que celle d’Amsterdam ! Le parti pris est un projet présenté à l’hôtel Empain à Bruxelles et au Frac différent aussi. Poitou-Charentes à Angoulême en 1999-2000. L’artiste La commissaire, Sophie Duplaix, a souhaité insister était surtout très proche de Paul McCarthy. L’exposition sur deux dimensions importantes à ses yeux dans le travail parisienne comprend ainsi leur vidéo commune Heidi de l’artiste : la performance et la collaboration. Ainsi, toute (1992), mettant en scène des marionnettes déjantées. Cette l’exposition s’articule autour de The Poetics Project (1977- projection est adjacente à Educational Complex (1995), 1997), énorme installation de Mike Kelley et Tony Oursler grande maquette qui évoque les différents établissements réunissant onze projecteurs, autant de bandes vidéos, quatorze scolaires fréquentés par Mike Kelley. La question de peintures… Cette pièce, acquise par le Centre Pompidou après l’éducation et de l’enfance est centrale dans son œuvre sa présentation à la Documenta X à Cassel en 1997, évoque et l’exposition, de sa série Half a Man, en passant par le groupe punk the Poetics auquel ont participé les deux ses poupées de chiffon ou tricotées, jusqu’à Kandor, un artistes, dans un joyeux capharnaüm qui mêle art et musique. ensemble de pièces inspiré de la ville de Superman et Cet ensemble irradie dans presque toute l’exposition. « Nous qui ouvrait à la fin des années 2000 un nouveau champ avons énormément réfléchi à la distribution de l’espace, précise esthétique dans son œuvre. Le parcours s’achève sur cette Sophie Duplaix. J’avais envie à la fois de présenter des ensembles série quelque peu à l’étroit, comme l’ensemble de cette cohérents, de ne pas éclater complètement les œuvres, mais aussi exposition qui aurait mérité plus d’ampleur au vu de la de mettre en relation leur vocabulaire formel. Les ouvertures dimension de l’œuvre de Mike Kelley. ❚ aménagées dans l’espace permettent d’avoir en permanence Mike Kelley, jusqu’au 5 août, Centre Pompidou, place Georges- quelque chose qui vous répond ». Pompidou, 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 08 Hantaï en grand au Centre Pompidou Par Ann Hindry

Les grandes rétrospectives sont un exercice périlleux à l’issue incertaine. Elles peuvent se révéler au pire étouffantes, ou bien, à l’opposé, révélatrices. Celle de Simon Hantaï (1922- 2008) qui ouvre demain au Centre Pompidou fait partie des secondes, et plus. Conçue au cordeau avec une sélection d’œuvres irréfragable par trois commissaires, l’écrivain Dominique Fourcade et les conservateurs Alfred Pacquement et Isabelle Monod-Fontaine, respectivement directeur et ex- directrice adjointe du musée national d’art moderne, tous trois fins exégètes de l’artiste, l’exposition n’est rien moins qu’époustouflante. Servie par une scénographie limpide et lumineuse due à l’architecte Laurence Le Bris et faite de vastes salles savamment ouvertes Simon Hantaï, Peinture (Écriture rose), 1958-1959, encres de couleur, permettant à la fois de découvrir progressivement chaque feuilles d’or sur toile de lin, 329,5 x 424,5 cm. Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris. Don de l’artiste en 1985. période de l’œuvre complexe et d’en saisir l’évolution par © Adagp, Paris 2013. des aperçus aménagés sur la précédente et la suivante - voir un ensemble en même temps que l’on aperçoit ce que l’on va voir et ce qui, dans un premier temps, a échappé dans ce la période « surréalisante » du début des années 1950 où que l’on a vu -, l’exposition offre un parcours pédagogique l’on voit que Hantaï, qui a découvert Pollock en 1953 à la tout en maintenant la dialectique magistrale d’un projet Galerie Facchetti à Paris, cherche déjà autre chose, qu’il pictural unique. La prédilection pour les grands formats va trouver avec la peinture à petites touches, un mode de confère en outre à l’exposition une théâtralité séduisante travail de la surface peinte en entaillant (« Hantaïant » ?) qui, loin de stupéfier, convie à l’intérieur de l’œuvre. la surface de pigment à l’aide d’un rond issu de son réveil matin. Un mur de petits tableaux montre simultanément Pour qui ne connaît pas le travail d’Hantaï, les recherches poursuivies alors par l’artiste. Il s’émancipe cette exposition sera une découverte ; pour ensuite de l’univers pollockien et atteint sa grandeur propre qui croyait la connaître, ce sera une révélation. avec deux tableaux exceptionnels : l’Écriture rose et a Galla Le choix de la géographie chronologique permet à la Placidia, travaillés simultanément, le premier le matin fois de comprendre l’histoire de l’œuvre et d’en saisir toute et le second l’après-midi pendant un an. Appartenant l’imposante diversité. Hantaï, par la facilité qui caractérise respectivement au musée national d’art moderne et au le discours public, a été identifié une fois pour toute musée d’art moderne de la Ville de Paris, ils sont montrés avec le pliage. Or, s’il est certes central, ce pliage, simple ensemble pour la première fois sur un même mur, « méthode » selon les propres termes de l’artiste, n’apparaît légèrement plié en son centre, comme un grand livre blanc qu’au début des années 1960 dans une œuvre démarrée plus très ouvert, insistant ingénieusement sur le dialogue et la d’une décennie plus tôt, comme si l’on réduisait Seurat aux dynamique entre les deux. petits points. Après un prologue délibérément énigmatique Avec la méthode du pliage de la toile, qui vient, avec une peinture de 1959 et un Tabula de 1973, se déploie au détour du grand mur et après Suite du texte p. 9 paris

page Hantaï en grand 09 30 ans des Fonds régionaux au Centre Pompidou d’art contemporain

Suite de la page 8 l’immersion dans la richesse des tableaux précédents, comme un coup de massue (on comprend la réaction de rejet qu’elle a provoqué), l’artiste prend à bras le corps ce qui fait l’identité matérielle de l’objet tableau. Il émancipe le plan et la surface de ce dernier, en « s’aveuglant » dans le temps du dépôt de pigment sur la toile systématiquement froissée puis pliée, pour ensuite la déployer, la retravailler ou non, puis la tendre. Les possibilités infinies qu’Hantaï s’est ainsi ouvertes pour faire émerger la forme issue du pliage comme véhicule d’une variété chromatique réjouissante se révèlent petit à petit dans le parcours des salles. « Ligne, forme et couleur réunies en une seule chose », dit l’artiste. Chaque mode de pliage de la toile brute donne lieu à des formes et un chromatisme spécifique, rendu très clair par la disposition choisie. Les séries de pliages sont identifiées par salle - les Mariales de 1960-1962, all-over très pariétaux, dont la surface est comme un mur intégralement lézardé dont la couleur dominante profonde laisse entrevoir les « interstices » de toile brut maculée - sont suivies des Catamurons et Panses de 1963-1965 soudain resserrés, angoissants, mystérieux, refermés au centre de la toile laissée vierge et faisant cadre. Cette compacité tragique des figures va progressivement se détendre en des formes plus ouvertes, jusqu’à la salle suivante, l’apothéose des Meuns de 1967-1968 à la séduction matissienne. Puis viennent les Études de 1969-1973 où la présence des formes d’une seule 23 invitations couleur est équivalente à celle des formes « négatives » à des créateurs en régions de blanc. Une équivalence rythmique qui fait pulser les AVRIL – DÉCEMBRE 2013 toiles. Les éclats multicolores de la série à nouveau all-over des Blancs de 1973-1974 viennent dialectiser encore tous une exposition collective les précédents. Enfin, les Tabulas de 1973-1982 pseudo- aux a battoirs de t oulouse géométriques dus à un capitonnage méthodique de la 28 sEptEMBRE – 5 jAnVIER 2014 toile permettent des alignements de carrés aux gammes REtROUVEZ LA pROgRAMMAtIOn sUR de couleurs inépuisables. Et pourtant… Hantaï cessera www.fRAC-pLAtfORM.COM de peindre en 1982 et ne reprendra qu’en 1990 pour une séries de découpes parmi les Tabulas, les joliment nommées Laissées (1981-1995). L’exposition du Centre Pompidou est très narrative avec ses montées, ses ralentissements, ses rebondissements et, enfin, sa chute, délibérément marquée par quelques beaux Laissées, que les commissaires ont choisi uniquement noirs, comme pour signifier la peinture en deuil. En deuil de sa propre fin autodéterminée. Les 23 Régions et Les coLLectivités Il ne faut pas manquer au fil de l’exposition le teRRitoRiaLes splendide film réalisé avec Hantaï en 1974 par l’artiste et cinéaste Jean-Michel Meurice qui fut un proche et qui éclaire avec sa discrétion et sa pertinence coutumière à la fois le personnage et son art. ❚ Simon Hantaï, jusqu’au 2 septembre, Centre Pompidou, Place Georges-Pompidou, 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 10 Lichtenstein, un pop classique au Centre Pompidou Par Roxana Azimi

Il n’est pas évident pour un musée d’être la dernière étape d’une exposition itinérante ayant débuté un an et demi plus tôt. De fait, « Roy Lichtenstein », au Centre Pompidou, n’aligne qu’un tiers d’œuvres communes avec la halte organisée quelques mois plus tôt à la Tate Modern à Londres (lire Le Quotidien de l’Art du 20 février 2013). « Le problème, ce n’est pas tant d’être la quatrième étape que la proximité géographique entre Paris et Londres. C’est difficile de garder les chefs- d’œuvre », confie Camille Morineau, commissaire de cet accrochage chrono- thématique, ramassé, là où la Tate disposait de deux fois plus d’espace. De fait, le visiteur parisien ne verra pas l’ensemble des séries héroïques ou sentimentales auxquelles la Tate avait dédiée une salle entière, ni les toutes premières peintures de l’artiste. La concision a parfois du bon, puisque l’accrochage ne s’attarde que brièvement sur ses paysages inspirés de la peinture chinoise ou sur ses grands nus des années 1990, péniblement reviviscents des nus kitsch de Picabia. Plutôt que de débuter avec le fameux brushstroke (coup de brosse), qui, dès le départ à Londres, tournait en dérision l’action painting, Roy Lichtenstein, Nudes with Beach Ball [Nus au ballon de plage], 1994, l’exposition parisienne livre d’emblée toutes les entrées huile et Magna sur toile, 301 x 272,4 cm. Collection particulière. © Estate of Roy Lichtenstein New York / ADAGP, Paris, 2013. possibles dans le travail. Elle met en exergue son logotype - l’agrandissement de bandes dessinées - mais aussi son goût pour la gravure, voire les produits dérivés. surtout le classicisme qu’on retiendra dans sa révérence Faute d’avoir suffisamment de tableaux sous la main, aux maîtres modernes comme Picasso, Léger et surtout le reste du parcours privilégie surtout la sculpture, qui Matisse dont il s’approprie les motifs, questionnant les n’est pas le médium dans lequel l’artiste pop excelle notions d’originalité et sa propre place dans l’histoire le plus. « Lichtenstein travaillait les mêmes motifs dans de l’art. Pour Camille Morineau, ses œuvres revêtent trois médiums, et les trois se nourrissent, défend Camille une « double peau ». « Si l’image-sujet nous aveugle Morineau. Ils vont tous dans le même sens de l’unification d’abord par sa force et son apparente simplicité, elle permet de la toile pour arriver à une forme efficace, très frappante ». aussi, lorsqu’on la regarde d’une autre manière, lorsqu’on Moins convenu que le parcours londonien, sans originalité s’interroge sur ses modes de création, de nous faire voir autre aucune, le volet parisien tente des effets scénographiques chose qu’elle », écrit-elle dans un catalogue autrement plus avec des murs d’un bleu violent. Surtout, il essaye de dense que l’exposition elle-même. L’artiste nous apparaît relever la complexité d’un artiste successivement pop, toutefois limité dans ses images froides dont on peine postmoderne et classique. Pop certes, mais différent de ses à sonder le double fond. Il semble plus affûter un style coreligionnaires car Lichtenstein peint méticuleusement reconnaissable entre tous que forer par delà la surface. ❚ à la main tout en tentant d’en cacher la trace, là où ses Roy Lichtenstein, jusqu’au 4 novembre, Centre Pompidou, comparses optent pour la reproduction mécanique. C’est 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 11 Keith Haring, un artiste engagé Par D amien Sa usset

L’aura de Keith Haring (1958-1990) dans le milieu de l’art a longtemps souffert de son inépuisable capacité à produire et à imaginer mille produits dérivés qui ont durablement brouillé la perception de sa pratique. « The Political Line », présentée simultanément au musée d’art moderne de la Ville de Paris et au Centquatre, à Paris, est donc une exposition qui se pose contre les lieux communs et autres stéréotypes, contre l’idée d’un artiste inconséquent dont le style ne serait pas à la hauteur de ses amis comme Basquiat, contre aussi cette image de l’éternel adolescent qu’il cultivait. De ce point de vue, le pari est réussi. Dès l’entrée du musée, l’accrochage subtil nous plonge dans Keith Haring, Untitled, 1980, encre sur carton, 121,9 x 230,2 cm. l’effervescence de la fin des années 1970 à New York, Collection Keith Haring Foundation. © Keith Haring Foundation. moment où des dizaines d’artistes interviennent dans les rues, les galeries, le tout au son d’un rock joyeusement réalise par milliers dans le métro new-yorkais et dont contestataire. Les premières œuvres de Keith Haring ne subsistent que quelques rares exemplaires, ou encore possèdent une sorte d’immédiateté brutale exprimée par ces toiles de 1989 à l’esthétique très matissienne. « Keith la puissance d’un trait affirmé qui répond aux coulures et Haring vient de l’art conceptuel, comme Joseph Kosuth, précise couleurs outrancières. Déjà apparaît son iconographie qui Fabrice Hergott. À ses débuts, il cherche une forme d’art un va par la suite devenir sa marque de fabrique : la soucoupe peu originale et qui soit immédiatement transmissible. En volante, l’homme chien fait, le projet de cette exposition est né avec celle de Basquiat Keith Haring en dates symbolisant le pouvoir ou [accueillie par le musée en 2010]. Nous avions découvert la 1958 : Naissance en Pennsylvanie. le singe synonyme de société complexité de l’univers de Keith Haring. Peu de temps après, 1977 : Découvre alors qu’il étudie le dessin le travail de Pollock et du spectacle. Rapidement, la traduction de son journal révélait une pensée très articulée. d’Alechinsky au Carmegie Museum les dizaines de dessins Haring sait ce qu’il fait et comprend les enjeux soulevés par of Art à Pittsburgh. réunis ici et surtout les sa pratique. C’est aussi un artiste qui connaît parfaitement le 1978 : S’installe à New York et étudie à la School of Visual Arts. exceptionnelles peintures monde de l’art. Il a été un grand admirateur de Buren chez qui 1981 : Première commande pour tracent une ligne cohérente il retrouvait une même préoccupation pour déranger l’espace un espace public dans le Lower East et forte. Keith Haring était public. Keith Haring reste un artiste préoccupé par la couleur, Side, à New York. 1982 : Première exposition un artiste bien plus engagé par la ligne aussi. Matisse joue un rôle important chez lui. Ce personnelle chez Tony Shafrazi. que l’on se l’imagine qu’il cherche, c’est transmettre un message de la manière la plus Participe à la Documenta 7 à souvent. Ses œuvres contre efficace possible. C’est pour cela que le parcours est organisé Cassel. 1983 : Reconnaissance la discrimination raciale, le selon quelques grands thèmes qui ont pour point commun la internationale. Il multiplie les nucléaire, la politique des violence sociale ». Tel un rhizome qui se développe dans projets, les peintures murales, les présidents des états-Unis toutes les directions, les œuvres exceptionnelles de cette expositions ou les scénographies. 1986 : Ouverture du Pop Shop, Ronald Reagan ou George exposition ne cessent de surprendre : bâches peintes, boutique dans SoHo dédiée à ses Bush, ou en faveur du objets, dessins, paravents, sarcophages ornés de motifs produits. droit des gays ne sont pas semi-abstraits ou simples collages de unes de magazines. 1988 : Ouvre un Pop Shop à Tokyo. 1990 : En février, l’artiste décède de simples compositions L’examen critique auquel il soumet le monde est ici du sida. de circonstance. « C’est particulièrement mis en évidence. Le visiteur prend alors effectivement ce que nous pleinement conscience que la dimension profondément voulions montrer, commente tragique de sa démarche s’accompagne d’un mouvement Fabrice Hergott, directeur du musée d’art moderne de joyeusement libératoire. C’est sans aucun doute ce qui la Ville de Paris. Nous souhaitions mettre en évidence, à fait toute la force d’un art encore si actuel. Enfin, le travers un ensemble d’oeuvres historiques, un contenu évident, Centquatre prolonge cette rétrospective en présentant engagé ». Et si l’ouverture se fait sur les pièces présentées lors quelques œuvres monumentales pour l’espace public, dont de sa première exposition personnelle chez Tony Shafrazi les fameux Dix Commandements (1985). ❚ à New York en 1982, rapidement la chronologie vole en Keith Haring / The Political Line, jusqu’au 18 août, Musée éclat, montrant combien son style n’a cessé d’évoluer. d’art moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président Wilson, Autant dire que les surprises sont ici nombreuses, les 75116 Paris, tél. 01 53 67 40 00, www.mam.paris.fr ; Centquatre, 5, rue découvertes aussi, tels ces dessins exceptionnels qu’il Curial, 75019 Paris, www.104.fr paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 12 Danh Vo ou la liberté scalpée Par Julie Portier

Le Musée Guggenheim de New York lui consacre en ce moment une exposition (dans le cadre du prix Hugo Boss) ; son œuvre a été plusieurs fois montrée dans de grandes institutions aux États-Unis, en Suisse, en Allemagne, en Italie. La première grande exposition monographique en France de l’artiste danois d’origine vietnamienne Danh Vo [représenté à Paris par la galerie Chantal Crousel] au musée d’art moderne de la Ville de Paris, quatre ans après sa résidence suivie d’une exposition à la très en pointe Fondation Kadist, se faisait donc attendre, et confirme l’exception du travail mené par le musée parisien sur la scène contemporaine internationale. Danh Vo, We The People (vue de l’atelier de l’artiste) 2011-2013, 2012. Dans une grande salle fermée par des cordons noirs, © Danh Vo. un des trois lustres de la salle de bal de l’Hôtel Majestic totalement démantelé gît au sol tel un champ de bataille au public) : une violence extrême digérée par la mémoire au crépuscule. Comme les deux autres, exhibés ici sous collective qui resurgit dans une forme plastique très raffinée. d’autres formes de châtiments, ils ont été les témoins Ainsi pourrait-on qualifier dans son ensemble le travail de muets de la signature des accords de Paris le 27 janvier Danh Vo. Dans un angle, l’artiste accroche un album fermé, 1973 entre le Vietnam et les États-Unis décrétant un cessé laqué et décoré dans la tradition Vietnamienne. Il contient le feu illusoire que suivit l’offensive du nord sur le sud des photographies de Robert McNamara, l’ancien secrétaire du pays. Devant le spectacle de cette violence transférée, à la Défense des États-Unis qui fut l’artisan incompétent de Angéline Scherf, commissaire de l’exposition, raconte que la guerre du Vietnam. L’antihéros de l’histoire est un autre Danh Vo a quitté le pays à la fin des années 1970 avec habitant fantôme du musée de Danh Vo qui a acquis chez sa famille dans un boat-people. Ayant mis le cap sur les Sotheby’s un lot d’objets lui ayant appartenu. Parmi eux, deux États-Unis, il a accosté au Danemark : « ce fut une vraie fauteuils de bureau offert par les Kennedy dont est accroché épopée ». L’événement historique a donc eu un impact ici, entre le petit album enluminé et une photographie direct sur le destin personnel de l’artiste, mais l’histoire issue d’un vieux livre sur Michel-Ange montrant l’extrême n’est jamais convoquée frontalement dans son travail, raffinement d’une sculpture de main aux veines gonflées, ce évitant toute victimisation, selon la commissaire. L’examen qui n’est autre qu’un scalp : le fauteuil dépecé, tel le martyr de la complexité de l’histoire géopolitique entre l’Est et du tableau. Ainsi, l’artiste ne se suffit-il pas de ces reliques l’Ouest, qui est l’épine dorsale de l’œuvre de Danh Vo, de second rang (les lustres, les fauteuils) qui le fascinent porte son attention sur ces nœuds où la grande histoire et pour dispenser au musée une leçon d’histoire – dans un le destin personnel s’imbriquent, et qui semblent contenir geste malheureusement commun – mais agit sur ces objets l’antidote puissant à toute perception manichéenne. Il en plasticien, en sculpteur, quitte à y purger une violence est lui-même l’artisan de ces nœuds lorsqu’il confie à ce intime, il faut l’avouer, assez grisante. L’art du sculpteur et dernier la reproduction calligraphique de la dernière lettre son habileté poétique s’expriment dans la grande nef qui adressée à son père par le prêtre missionnaire au Vietnam réunit les fragments de la statue de la liberté reproduite à Théophane Vénard avant sa décapitation, des mots pleins de échelle 1 en cuivre repoussé dans un atelier asiatique (We the ferveurs que le copiste appliqué ne peut déchiffrer. Autres People), telle une deuxième chance donnée à la grande dame témoins équivoques de l’évangélisation du Vietnam, des d’être un emblème fédérateur de la liberté – et cela passerait tableaux empruntés au fonds des Missions Etrangères de par sa dispersion plutôt que son érection. ❚ Paris représentent dans une peinture minutieuse sur feuille Danh Vo, Go Mo Ni Ma Da, jusqu’au 18 août, Musée d’art de riz des scènes de martyrs dont le démembrement et moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président Wilson, l’éviscération de Jean-Charles Cornay (d’ordinaire caché 75016 Paris, tél. 01 53 67 40 00, www.mam.paris.fr paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 13 Ron Mueck, la mort et le sublime Par D amien Sa usset

La Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris, attire les foules en ce moment. Un public compact tourne lentement autour des sculptures de Ron Mueck, le silence fait peu à peu place à la sidération. Ses créations produisent toujours cet effet, comme si la prouesse technique nécessaire à leur réalisation prenait le pas sur leur dimension esthétique. L’artiste pose donc un problème insoluble au critique. Et bien que Robert Storr prenne soin de disserter longuement dans le catalogue sur le caractère essentiel de cette œuvre, cette dernière participe pourtant d’une forme problématique de spectaculaire qui ne cesse de contaminer notre monde. Sans doute se trouvent là les limites de cet art, ou ses qualités, selon. Une première évidence s’impose. Transparaît de Ron Mueck, Couple Under An Umbrella, 2013. Matériaux divers, ces « reproductions » d’êtres humains un caractère 300 x 400 x 500 cm (environ). Courtesy Caldic Collectie, Wassenaar. profondément mortifère, qui explique sûrement le silence des visiteurs. L’hygiénisme de notre société conduit à cacher les corps au trépas. Or, ces œuvres semblent le distingue par exemple de ). Sa posture nous purifier de la brutalité de la mort. L’étrangeté n’est donc pas dans le prolongement du pop art. Au cadavérique est leur fondement, leur ressort, mais le contraire, les changements d’échelle apparaissent comme tout dénué de tout pathos. La putréfaction est tenue à autant de tentatives pour toucher cette forme de sublime distance. Cette évidence est d’autant plus prégnante que autrefois encensée par le Romantisme. Chez Ron Mueck, certaines pièces récentes de l’artiste australien jouent il existe cette volonté de toucher spontanément l’âme du directement de ce rapport. Couple Under an Umbrella visiteur : même effets d’immédiateté, d’irrationalité et de (2013) présente, agrandies, terreur face à la démesure de la reconstitution du vivant. Ron Mueck deux personnes âgées La dimension proprement hallucinatoire de sa technique 1958 : Naissance à (Australie) dans une famille tendrement rapprochées, se trouve confortée par les thèmes même qu’il aborde. spécialisée dans la fabrication contemplant un horizon Man in a Boat (2002), avec cet homme nu méditant de poupées de chiffons. lointain que l’on imagine dans une barque, mime une posture romantique, voire Années 1980 : Travaille pour la série TV Le Muppet Show. être celui de leur finitude. même mélancolique. Youth (2009) introduit une forme 1997 : Son art est révélé lors Les scarifications de la de violence retenue (du sang coule d’une blessure à de l’exposition « Sensation » à la peau dues à l’âge, les l’abdomen), qui se retrouve dans Young Couple (2013), Royal Academy of Arts à Londres. 2001 : Participe à la Biennale chevelures décaties, les l’une des trois œuvres inédites présentées à la Fondation de Venise. veines saillantes, une Cartier. Là, deux adolescents se tiennent enlacés. Mais 2003 : Présentation de ses pilosité vacillante, un en contournant la sculpture, le visiteur découvre que le sculptures à de Londres. épiderme jauni, rien ne jeune homme tord et maintient brutalement le poigné de 2005 : Exposition à la Fondation nous est épargné. Quant à sa compagne. Rien n’est dit sur la violence du geste. Au Cartier à Paris. Still Life (2009) - l’une de public d’imaginer toutes les histoires possibles. 2011 : Son exposition à Mexico accueille plus de 400 000 visiteurs. ses premières œuvres dans L’exposition est accompagnée d’un film étonnant laquelle la figure humaine de Gautier Deblonde enregistrant le quotidien de l’artiste est absente -, il s’agit d’un dans son atelier de Londres. Les différentes étapes de simple poulet, mort, plumé, suspendu par les pattes. ses créations livrent néanmoins peu d’informations Même Mask II (2002) nous parle plus de l’absence d’un complémentaires sur la démarche de l’artiste qui reste être que de sa présence. Mais cette idée de mort, Ron bien problématique. ❚ Mueck parvient tout de même à la tenir à distance. Son Ron Mueck, jusqu’au 27 octobre, Fondation Cartier pour art évite toute forme de naturalisme académique. Les l’art contemporain, 261, boulevard de Raspail, 75014 Paris, poses refusent tout autant l’ironie du quotidien (ce qui tél. 01 42 18 56 50, www.fondation.cartier.com paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 14 Les jeunes curateurs s’emparent du Palais de Tokyo Par Roxana Azimi

Confier l’intégralité du Palais de Tokyo à constante. Dans « Antigrazioso », Luca Lo Pinto de jeunes curateurs : tel est le pari du centre d’art fait ainsi dialoguer des photos de Medardo parisien qui lance à partir de demain, jeudi, Rosso avec Anne Collier ou Enrico Imoda. De l’opération « Nouvelles vagues ». 21 curateurs même, Julie Boukobza, Nicola Trezzi et Simon ou collectifs ont été sélectionnés sur Castets, associés pour le projet « Champs 533 dossiers par un jury composé notamment Elysées » autour de l’esthétique funéraire, de Jens Hoffmann (Directeur adjoint, Jewish convoquent aussi bien Goshka Macuga, Trisha Museum, New York), Massimiliano Gioni Donnelly que, « en garde-fou », la main sortant (curateur de la Biennale de Venise 2013), de la tombe par Rodin. Colette Barbier (directrice, Fondation Où se trouve dès lors le « hors piste » d’entreprise Ricard) ou Jean-Hubert Martin évoqué par Jean de Loisy ? Où se situe (commissaire d’expositions indépendant). De l’affranchissement par rapport aux aînés ? beaux parrains pour un baptême du feu car « Au-delà du forage qui consiste à excaver et certains curateurs choisis sont encore « bébés » participer à une meilleure compréhension de la en la matière. « Ce n’est pas la Nouvelle Star, pratique curatoriale et de ses antécédents, les jeunes précise Marc Bembekoff, commissaire chargé Amrita Sher-Gil, Self Portrait curateurs développent leur propre géométrie non- de ce projet au Palais de Tokyo. L’idée est de as Tahitian, 1934. Collection euclidienne, avec une notion élastique de leur rôle, de Navina et Vivan Sundaram. dresser un panorama des pratiques curatoriales « Companionable Silences », affirme le curateur Jason Waite. Les pratiques dans le monde ». Une cartographie assez curateur : Shanay Jhaveri (Inde/ curatoriales ne sont pas les seules références, et Grande-Bretagne, 1985). européenne, mâtinée de quelques touches peut-être même pas les plus importantes ». Pour asiatiques ou latinos, mais où l’Afrique reste en Julie Boukobza, il ne s’agit pas forcément de jachère, avec seulement une présence sud-africaine. Quelles se positionner par rapport aux curateurs qui les ont précédés. tendances peut-on tirer de cette radiographie ? « Le jeune « Nous tentons plutôt d’initier un dialogue qui nous est propre, commissaire indépendant, c’est un phénomène qui a moins de dix en échangeant constamment avec la génération d’artistes qui nous ans, constate Jean de Loisy, président du Palais de Tokyo. Ils ne entoure », ajoute-t-elle. sont pas institutionnels, ne sont pas liés à un savoir académique, ils Sans battre en brèche la notion d’auteur, celle-ci ne travaillent sur un mode de compagnonnage avec les artistes, font du semble pas les tenailler. « Le curateur comme auteur se considère hors piste ». Pour Marc Bembekoff, nous serions rentrés dans comme artiste. Or, l’auteur doit être sincère, en osmose avec les « l’ère post-curatoriale ». Une époque où on n’invente pas le fil à artistes avec lesquels il travaille. Autrement, ce serait un dangereux couper le beurre (curatorial), mais où l’histoire se relit. Il n’est soliloque », affirme la Colombienne Natalia Valencia. D’après qu’à voir le goût du remake comme dans « Vides » au Centre Marc Bembekoff, qui a lui-même cofondé depuis dix ans un Pompidou en 2009, ou dans « NYC 1993 : Experimental Jet collectif de curateurs, le Bureau, la mort de l’auteur apparaîtrait Set, Trash and No Star » au New Museum à New York (lire Le en filigrane dans de nombreuses propositions collectives, Quotidien de l’Art du 13 mai 2013). « On travaille sur les ruines telles que « Le Principe Galápagos » ou « Artesur, Collective des grands chefs-d’œuvre curatoriaux, on les rejoue en les déjouant, Fictions ». Mais, qu’on le veuille ou non, cette idée n’est jamais indique Marc Bembekoff. Pour ma génération, cela permet de se vraiment évacuée. « Rien n’est neutre, il y a toujours une forme légitimer, de s’inscrire dans une histoire, et de faire valoir que ce d’autorité, qui n’est pas souveraine et soumise à d’autres. Je préfère que nous faisons a une histoire ». assumer qu’elle existe, que faire croire qu’elle n’existe pas », estime L’histoire, voilà bien ce qui hante le projet pour sa part le curateur Guillaume Désanges. De fait, ces « Companionable Silences » de l’Indien Shanay Jhaveri, basé jeunes curateurs s’inscrivent dans le sillage de leurs pairs-pères, à Londres. Celui-ci met en perspective des artistes femmes et doivent, encore plus qu’eux, se muer en couteau suisse. « Un non occidentales, comme l’Indienne Amrita Sher-Gil, qui ont curateur est un networker, ancré dans un réseau. Il défriche les vécu à Paris dans la première moitié du XXe siècle, avec des ateliers, est en contact avec les galeries, le marché, est à l’affût de créatrices telles que Camille Henrot. Un prétexte pour ébranler mécènes, insiste Marc Bembekoff. Le curateur est devenu un très l’eurocentrisme en vogue dans la lecture de l’art moderne bon communiquant ». ❚ et traiter des questions d’assimilation et d’acculturation, de Nouvelles vagues, jusqu’au 9 septembre, Palais de Tokyo, primitivisme et d’orientalisme. Mélanger artistes modernes 13, avenue du président Wilson, 75116 Paris, tél. 01 81 97 35 88, et contemporains dans une grande réunion spirite est une www.palaisdetokyo.com paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 15 Condensation : l’alchimie des arts Par D amien Sa usset

Dans le domaine de l’art contemporain, force est de constater qu’Hermès réalise depuis quelques années un parcours quasiment sans faute, notamment avec ses espaces d’exposition à Bruxelles, Berne ou Tokyo. En témoigne aujourd’hui « Condensation », exposition collective habilement placée au sein de Nouvelles Vagues, la dernière superproduction du Palais de Tokyo. Car ce module résiste, résiste même très bien face au reste du parcours labyrinthique proposé par le centre d’art. Si la présentation du programme de résidences d’artistes de la Fondation d’entreprise Hermès surprend et séduit, c’est par la pertinence d’une initiative destinée à de jeunes artistes, invités dans les manufactures du groupe. Pour la présentation de cet ensemble de projets, dont le commissariat a été confié à Gaël Charbau, Vue de l’exposition « Condensation » au Palais de Tokyo, 2013. il fallait une scénographie réduite au strict minimum. © Marc Domage. Œuvres présentés : Félix Pinquier à la Maroquinerie de Belley, Station, 2012 ; Oh You Kyeong chez Puiforcat, Les pagodes de la Ce qui compte ici, ce sont les œuvres et surtout le fini Lune, 2012 ; Marie-Anne Franqueville aux cristalleries Saint-Louis, Presque étonnant qu’elles offrent au regard. Tout y est évidemment innocente, 2013 ; Gabriele Chiari à la Holding Textile Hermès, Chaîne, 2013. question d’attention. Il suffit au visiteur de contempler longuement les pièces pour prendre la mesure de la perfection (des matériaux, de la forme), fruit du savoir pratique et de s’interroger sur le passage de l’idée à l’objet. faire exceptionnel des artisans de la maison. Depuis 2010, Olivier Sévère a également réalisé un travail somptueux ce sont seize jeunes artistes qui ont eu l’opportunité sur le verre (De rien ne se crée rien, 2010), Benoît Piéron a d’intégrer les ateliers dans des domaines variés (de la conçu une fausse tente bariolée (Le Lit, 2010), tandis que cristallerie à l’orfèvrerie, en passant par la maroquinerie Simon Boudvin s’est attaché à inverser les qualités du cuir ou le travail sur la soie). Ainsi, Gabriele Chiari, artiste (Table 01 (Bogny), 2010). Les films qui accompagnent discrète dont la pratique est normalement fondée sur la les catalogues de chaque résidence montrent comment reconduction du geste artistique dans des aquarelles et les artisans ont suivi, conseillé et épaulé les artistes pour gouaches d’une troublante les entraîner à dépasser leurs pratiques. En définitive, le Catalogues monographiques beauté. Ici, Chaîne lui résultat plastique de ces œuvres nous interroge. Pourquoi sur chacun des artistes présentés permet de reproduire ce dans le registre de l’art contemporain cette soudaine édités aux éditions Actes Sud. processus mais en opérant perfection nous attire-t-elle ? Elle est en effet à mille un basculement : passer du lieux de certaines installations bricolées, d’un art pauvre papier à la soie et confier la réalisation à d’autres. En qui s’approprie le réel. Ce déplacement constitue une bénéficiant de la technique hors norme des artisans, son autre réussite de ce programme de résidence initié par œuvre réaffirme le coté anti-spectaculaire de sa pratique, la maison de luxe, en engageant une réflexion sur les mais en acquérant une nouvelle sensualité. Même constat fondements de l’art aujourd’hui. ❚ avec Oliver Beer et son Silence is Golden, vitre en cristal Condensation, in Nouvelles Vagues, jusqu’au 9 septembre, déformé permettant de capter des détails sonores. Là Palais de Tokyo, niveau 3, galerie haute, 13, avenue du Président Wilson, encore, un savoir-faire spécifique lui permet d’ouvrir sa Paris, tél. 01 81 97 35 88, www.palaisdetokyo.com paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 16 « Le Louvre est le lieu de la concentration de toute l’histoire » Michelangelo Pistoletto, artiste

Dans le cadre de ses entièrement terrestre, lié à toutes contrepoints, le musée du ces visions du passé concernant Louvre a invité l’artiste italien notre rapport à l’univers. Il n’a Michelangelo Pistoletto à rien d’une fantaisie religieuse, présenter ses œuvres mais il est très phénoménologique, et aussi à construire une classique : dans le sens où il s’agit programmation réunissant de retrouver de justes proportions, débats, performances et une harmonie. spectacles. Il nous parle du E. L. Vous vous installez aussi dans Louvre et de son projet. les salles de peinture italienne. E. L. Avant que Marie-Laure Quel rapport y créez-vous avec Bernadac [commissaire de votre œuvre ? l’exposition] ne vous invite à Michelangelo Pistoletto, Obelisco e Terzo Paradiso, M. P. C’est extraordinaire d’avoir intervenir dans les salles du Louvre, 1976-2013, bois, métal, miroir, tissus, la possibilité de mettre en relation hauteur : 1 200 cm, longueur : 1 300 cm. que représentait ce musée pour © Cittadellarte-Fondazione Pistoletto, Biella. un de mes tableaux-miroir, la Sainte vous ? conversation, qui représente mes M. P. Je me souviens encore très bien de l’émerveillement trois confrères de l’arte povera Gilberto Zorio, Giuseppe ressenti quand j’ai visité le musée pour la première fois, Penone et Giovanni Anselmo, en vis-à-vis des icônes à en 1963. Le Louvre est le lieu de la concentration de toute fond d’or. Ce va-et-vient de reflets donne au visiteur une l’histoire, à travers l’art et ses mythes. C’est le point de énergie nouvelle. Mais surtout, dans mon miroir, l’univers rencontre et de tension entre tous les temps. Il s’agit donc est touchable et visible dans son entier, alors que le fond d’or pour moi de faire le point dans le présent, pour comprendre donne une vision du divin qui échappe à toute matérialité. cette vision du passé mais en la projetant vers le futur. Et c’est J’ai également confronté un tableau représentant deux particulièrement essentiel de le faire cette année, que j’ai hommes avec un drapeau au chef-d’œuvre de Paolo Uccello, déclarée mondialement comme une année de la renaissance, la Bataille de San Romano : c’est la guerre du passé face aux à partir des performances organisées dans le monde entier le combats d’aujourd’hui. 21 décembre 2012, jour qui était promis au cataclysme. Le E. L. Ressentez-vous une émotion particulière dans ce Louvre est le lieu idéal pour rendre visible et praticable pour dialogue avec les maîtres du passé ? le futur mon projet de Troisième Paradis. M. P. Je ne suis pas un homme à émotions, je mêle toujours E. L. Qu’entendez par Troisième Paradis… l’émotion à la raison. Mais plus je trouve une exacte réponse M. P. Dans le premier paradis, l’homme était en fusion dans la raison, plus l’émotion que je ressens est maximale. avec la nature ; dans le deuxième, il s’en est détaché pour E. L. Vous avez hier brisé votre Mètre cube d’infini, construire un monde d’artifice. Dans le Troisième, dont je composé de miroirs tournés sur eux-mêmes, comme il prône l’arrivée imminente, il s’agit de réconcilier nature et vous arrive souvent de casser au marteau vos miroirs. culture. Il est symbolisé pour moi par ce signe de l’infini que Est-ce une violence exercée sur ces signes qui vous ont j’ai transformé, et qui se pose aujourd’hui sur la pyramide rendu célèbre ? du Louvre. M. P. Non, c’est une violence vis-à-vis de la superstition, E. L. On le retrouve aussi en suspens au-dessus de je la casse pour la contester, en un acte de « décroyance ». l’obélisque de miroirs que vous avez posé dans la cour C’est aussi une manière de rappeler que, comme chaque Marly. brisure a la même qualité que le grand miroir, chaque être M. P. Cette cour est idéale pour donner un signal fort. humain est toute l’humanité. ❚ Transformer un obélisque en sculpture de miroirs, c’est Propos recueillis par Emmanuelle Lequeux rendre une légèreté à l’idée de pouvoir ancien, qui s’efface Michelangelo Pistoletto, Année 1, le Paradis sur Terre, désormais en reflétant les lieux et les gens. L’obélisque jusqu’au 2 septembre, Musée du Louvre, 99, rue de Rivoli, 75001 Paris, est un symbole du passé, que surmonte un symbole du tél. +33 01 40 20 53 17, www.louvre.fr futur. Comme pour les égyptiens, il représentait ce rayon La Monnaie de Paris frappe pour l’occasion un jeton portant le symbole de soleil qui lie le ciel et la terre, il affirme aussi notre du Troisième Paradis. Le Centquatre propose en parallèle le Labyrinthe et rapport à l’univers. Le Troisième Paradis est un projet Large Well, œuvres en carton ondulé réalisées à la fin des années 1960. paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 17 À la Maison rouge, portrait de Johannesburg Par Roxana Azimi

Découvrir une ville périphérique par le radar de ses artistes. Tel est le principe initié en 2011 par la Maison rouge avec « My Winnipeg » et poursuivi aujourd’hui par « My Joburg », contraction pour Johannesburg, en Afrique du Sud. Cette mégapole en mille-feuille est située dans l’un des pays les plus inégalitaires du monde, où la criminalité fait bon ménage avec la pauvreté, une cité fragmentée où l’histoire est quotidiennement en marche. Dans l’exposition, cette histoire est d’emblée mise sous les auspices de Nelson Mandela (photographié par David Goldblatt), l’ex détenu le plus célèbre du monde, qui a mis fin au régime de l’apartheid avant de devenir président du pays en 1991. Elle est la seule personnalité qui n’ait pas déçu la confiance des Sud-Africains, icône statufiée au point que certains s’abandonnent depuis son hospitalisation à des délires post-apocalyptiques. Une confusion dans laquelle Steven Cohen, The Chandelier Project, 2002, video couleur 4/3, 16’25’’. ne sombrent pas les artistes réunis par Paula Aisemberg et Courtesy Stevenson Gallery, Johannesburg. Antoine de Galbert. Blancs ou noirs, ces derniers livrent une vision sans complaisance. En fines anthropologues, D’autres font preuve de plus de subtilité. Sue Bettina Malcomess et Dorothee Kreutzfeldt retracent les Williamson illustre le désenchantement d’une ville en découvertes des mines d’or, l’hétérogénéité urbaine avec trompe-l’œil en interrogeant un couple de migrants, son maillage de quartiers résidentiels clôturés ceinturés posant en tenue colorée comme dans les photos de studio de townships, ses évangélistes et son économie parallèle, africains, mais dont la voix off restitue les difficultés de leur la verdure omniprésente aussi. Une entrée en matière vie quotidienne. Plus cruel encore, Santu Mofokeng révèle sous forme de glossaire d’une grande utilité. Au prologue dans ses photos noir et blanc en apparence inoffensives documentaire succèdent des regards variés sur une ville la récupération par la publicité de la rhétorique de la insaisissable. Et c’est là où l’exposition aligne forces et lutte anti-apartheid. Les tensions étouffées ne sont pas faiblesses. Ses forces ? Les photographes au talent rare, éteintes, semble indiquer le film Other Faces de William comme Mikhael Subotzky, avec Patrick Waterhouse, Kentridge, où un accident de la circulation met le feu qui a recensé méthodiquement les appartements de la aux poudres. Si tous ces artistes soulignent les paradoxes tour Ponte. Goldblatt joue pour sa part de décrochages d’un pays à l’identité encore indéfinie, les tentatives de saisissants, comme ce stade imposant de Soweto, planté métaphores sculpturales se révèlent en revanche souvent face à un terrain vague. Mais l’histoire et la topographie ronflantes. L’ambiguïté se noie dans la littéralité, voire se réécrivent tous les jours, au point que cette image est le spectaculaire, dans le mikado géant de Serge-Alain devenue obsolète, le non-lieu jouxtant le stade ayant été Nitegeka illustrant les obstacles que rencontrent les depuis comblé. Soweto n’est plus ce satellite verrouillé de migrants dans leur traversée de l’Afrique, la fausse Johannesburg. Le haut lieu des émeutes anti-apartheid sculpture primitive posée sur un baril de pétrole par a désormais son centre commercial, aspiration de toute Kendell Geers ou encore la grande clôture bordée classe moyenne, qu’elle soit blanche ou noire. Une classe de machettes de Jane Alexander. On préférera à ces moyenne au regard fier et une jeunesse aux attentes en installations ampoulées la performance de 2002 de Steven mutation, comme l’illustre la série de photos de Jodi Bieber Cohen, une vidéo dans laquelle grimé en drag queen et alternant parc de loisir et intérieurs proprets, loin des vêtu d’un lustre-tutu, l’artiste déambule au milieu d’un stéréotypes du ghetto. Mais le dénuement est tenace, et campement sordide pendant qu’une volée d’agents de les artistes s’autorisent un droit à l’inventaire après vingt sécurité habillés en rouge détruit méthodiquement les ans d’une démocratie qui n’a pas enrayé l’injustice sociale. baraquements. Un cocktail surréaliste de crasse, de Les sérigraphies de Brett Murray dénoncent la corruption sauvagerie et de poésie d’une immense sensibilité. ❚ tandis que les jeux de tissus Kanga de Lawrence Lemaoana My Joburg, jusqu’au 22 septembre, La Maison rouge, 10, boulevard optent pour l’interjection. de la Bastille, 75012 Palais, tél. 01 40 01 08 81, www.lamaisonrouge.org paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 18 Félix Ziem, une gloire du XIXe siècle au Petit Palais Par Sarah Hu gounenq

Peintre officiel de la Marine en 1901, il assiste de son vivant à l’inauguration d’un musée en son honneur (à Martigues en 1908). Il est l’un des rarissimes artistes vivants à entrer au Louvre, grâce au legs Chauchard de 1910. Il fut représenté par les plus grands marchands de son temps, de la maison Goupil à Durand-Ruel, sans oublier Bernheim. Un siècle plus tard, la place de Félix Ziem (1821-1911) dans l’histoire de l’art a pourtant radicalement changée. « Il est très suivi et reconnu par les collectionneurs, modère Isabelle Collet, co-commissaire de l’exposition que consacre actuellement le Petit Palais au peintre à Paris. Beaucoup de ses œuvres passent en ventes régulièrement. À la fois c’est un nom très connu des amateurs de peinture, mais c’est aussi un artiste qui n’a pas été présenté dans le cercle des expositions muséales. Cette opposition est récurrente chez nombre d’artistes du XIXe siècle ; surtout quand, comme Ziem, ils ne sont pas porteurs de modernité. Il faut dire aussi qu’il était très présent par sa personnalité, par sa vie, à Montmartre. Avec sa mort, Il y a eu un effet de recul, d’oubli ».

Toutefois, sa réhabilitation semble en marche. Après une première thèse consacrée à son travail dans les années 1970, une association de marchands, l’association Félix Ziem, menée par les deux experts de l’artiste, David Pluskwa et Mathias Ary Jan, collecte les pièces qui passent en ventes et répertorie les œuvres en mains privées pour établir le catalogue raisonné de l’artiste. Aujourd’hui, le Petit Palais a décidé de proposer Félix Ziem, Tobolsk, Siberie, 1842, huile sur toile, 24 x 17 cm. Musée des une relecture de son corpus de manière plus historique, Beaux-Arts de la Ville de Paris, Petit Palais. © Petit Palais / Roger-Viollet. éloignée des critiques concentrées sur une production pléthorique - estimée à environ 10 000 numéros - souvent matière première du peintre est la nature et les paysages », réalisées à la chaîne dans un objectif purement commercial. remarque Isabelle Collet. Présentés dès les premières salles, Constitué exclusivement d’œuvres issues de la donation ses croquis et études à l’aquarelle montrent l’acuité de son de l’artiste en 1905 à l’institution, l’accrochage cherche regard et la sureté de sa touche. Spontanéité et vigueur font à étudier l’originalité de la hélas souvent défaut dans le reste du parcours qui fait se Commissariat : Isabelle collection Ziem du Petit succéder ses toiles évanescentes du Sud, ses vues de Venise, Collet, conservateur en chef au Palais par rapport au reste ses paysages souvent imaginaires de Constantinople… De Petit Palais ; Charles Villeneuve de sa carrière. « Nous avons l’école de Barbizon aux orientalistes, Félix Ziem a navigué de Janti, conservateur du e patrimoine au Petit Palais. travaillé de concert avec le au gré des courants du XIX siècle, sans jamais se fixer. musée Ziem de Martigues, « On peut aussi voir dans son indépendance une autre raison beaucoup plus spécialiste que de son éclipse rapide. C’était quelqu’un d’assez solitaire et nous de sa production. Ils nous ont aidés à souligner qu’une commercial », conclut la commissaire. ❚ partie du fonds d’atelier s’écarte de sa production marchande, Félix Ziem, J’ai rêvé le beau. Peintures et aquarelles, et revêt un aspect un peu différent de ce qui passe actuellement jusqu’au 4 août, musée des beaux-arts de la Ville de Paris, Petit Palais, en ventes. Grâce aux carnets de croquis de l’artiste, nous avenue Winston Churchill, 75008 Paris, tél. 01 53 43 40 00, pouvons montrer qu’au-delà des styles et des sensibilités, la www.petitpalais.paris.fr paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 19 L’œuvre forte de Lorna Simpson s’impose au jeu de Paume Par N atacha Wolinski

Très établie outre-Atlantique, Lorna Simpson est paradoxalement peu connue en Europe. Elle a pourtant été la première artiste noire à représenter les Etats-Unis à la Biennale de Venise en 1993. En exposant à la fois ses photos et ses vidéos, le Jeu de Paume lui consacre une première rétrospective à Paris et révèle d’un coup trente ans de carrière. Née en 1960, Lorna Simpson a fait ses classes à la School of Visual Arts de New York avant de rejoindre l’université de Californie à San Diego. Dès la fin de ses études, elle s’est faite remarquer avec des photos d’hommes ou de femmes noirs qu’elle rendait anonymes en les prenant de dos ou en leur coupant la tête. À ses anti-portraits d’anti-héros (la femme était invariablement vêtue d’une robe Lorna Simpson, Please remind me of who I am [Merci de me rappeler qui je en cotonnade blanche semblable à celle que portaient les suis], 2009 (détail). 50 portraits Photomaton trouvés, 50 dessins à l’encre sur papier, 100 éléments, dimensions variables. Collection Isabelle et esclaves sur les plantations du Sud), elle associait des mots Charles Berkovic. © Lorna Simpson à connotation radicalement négative (désinformation, dysfonctionnement, méconnaissance, etc..) ou bien des segments de phrases qui amorçaient un récit lacunaire démultiplier les travestissements et les artifices. Dans les dont on se demandait qui pouvait bien être le locuteur : années 2000, elle prit le parti contraire d’apparaître, mais la photographe elle-même qui attribuait des histoires à ses sous les traits de deux personnages qui s’étaient eux-mêmes personnages sans qualité ? Les personnages eux-mêmes dont mis en scène dans les années 1950. C’est en se promenant elle se serait appliquée à noter et transcrire les pensées ? Ou sur eBay qu’elle a trouvé un album de 1957 où un homme et bien un écrivain qui se serait emparé des images et qui les une femme noirs se photographient mutuellement, l’un dans aurait légendées ? des poses avantageuses de joueur d’échecs ou de guitariste Il existe une tradition de photographes scripteurs qui inspiré, l’autre dans des atours de pin-up ou de lady en accouplent volontiers le texte et l’image afin de redoubler leur peignoir. Fascinée par ce jeu de miroir photographique, elle a certificat de présence au monde. C’est le cas de Robert Frank rejoué devant l’objectif chacun des cent cinquante clichés de ou de Duane Michals qui ne sont pas exempts, ce faisant, l’album, puis elle a mêlé les nouvelles images aux anciennes, d’un certain narcissisme. Contrairement à ses aînés, Lorna brouillant ainsi les pistes entre le rôle féminin et le rôle Simpson ne redouble pas le « je » quand elle juxtapose le masculin, entre le passé et le présent, entre la réalité d’hier verbe et l’image. Plus proche d’un cheminement conceptuel et la fiction d’aujourd’hui. Pour le Jeu de Paume, elle a conçu que d’une démarche autobiographique, elle bouscule au cette année une installation vidéo inédite où elle reprend contraire les rapports entre les textes et les photos, elle crée une des images de cet album - celle du joueur d’échecs. Elle des ruptures de tons, joue de l’ellipse ou de la polyvalence et apparaît là encore démultipliée, jouant contre elle-même et suscite chez le regardeur une cascade d’interrogations. Est- contre ses reflets, vieillissant et grisonnant inexorablement ce parce que dans un pays où le blanc domine, le statut de à mesure qu’elle avance ses pions. Cette partie-là est de toute femme et d’artiste noire ne permet pas d’assoir pleinement évidence contre le temps, mais Lorna Simpson ne devrait pas son ego ? s’inquiéter outre mesure : le temps, semble-t-il, joue pour Dans les années 1990, Lorna Simpson épaissit le elle et, à 52 ans, elle s’autorise enfin à incarner toutes ses mystère en faisant disparaître les personnages et en se identités et à revendiquer tous les possibles. ❚ focalisant sur l’élément emblématique du corps humain Lorna Simpson, jusqu’au 1er septembre, Jeu de Paume, 1, place de la qu’est la perruque, cet ersatz de chevelure qui permet de Concorde, 75008 Paris. tél. 01 47 03 12 50, www.jeudepaume.org paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 20 Félicie de Fauveau, une sculptrice plus royaliste que le roi Par Sarah Hu gounenq

« Je voudrais avoir fait mieux que qui France fondée sur le droit divin la faisait que ce soit par la raison que personne n’est adepte d’une vision rétrograde et archaïque royaliste dans la nation des artistes comme du Moyen Âge qui n’a jamais existé comme je le suis ». C’est ce positionnement elle le conçoit mais qui était idéal à ses politique qui explique sans doute les yeux », explique la co-commissaire. Peu raisons de l’éclipse rapide de Félicie de éloignée des préoccupations d’Eugène Fauveau (1801-1886). Son légitimisme Viollet-le-Duc - la relation entre eux implacable qui transparaît dans cette reste encore à approfondir -, Félicie de phrase issue de sa correspondance l’a Fauveau aborde le Moyen Âge avec une rapidement écarté des musées dans une précision archéologique. Motif favori France républicaine et laïque. « Félicie dans son œuvre, le Saint-Michel ornant de Fauveau est une découverte totale. Il y a une lampe en forme de gâble arbore une encore quelques années, on ne connaissait armure tirée de gravures du XVe siècle. que de très rares œuvres d’elles. Jacques Les portraits qu’elle réalise de ses de Caso a rencontré son descendant qui commanditaires s’apparentent davantage possédait un fonds de correspondances à des effigies dynastiques archaïsantes absolument fabuleux. À partir de cet qu’à des représentations psychologiques. ensemble [retranscrit pour la première « Il y a encore beaucoup de ses grandes fois], nous avons pu remonter le fil de toutes œuvres que nous n’avons pas localisées. ses œuvres : connaître ses commanditaires, Je pense à son “miroir de la vanité”, un mieux appréhender le contexte de création grand miroir en bois, ou sa Judith exposée des œuvres, découvrir sa vie et son exil à au salon de 1842 qui doivent être quelque Florence... », s’enthousiasme Ophélie part en mains privées », observe Ophélie Ferlier, co-commissaire de l’exposition Ferlier. Cependant, pour une première que lui consacre aujourd’hui le musée Félicie de Fauveau, Jean-Honoré Gonon, présentation, le parcours chronologique d’Orsay, à Paris. fondeur, Lampe de Saint-Michel, 1830, offre une vision globale de sa production, bronze patiné, doré, argenté et peint, verre, Après une première étape à lapis, 88 x 34 x 34 cm. Paris, musée du de la période vendéenne à son œuvre l’Historial de la Vendée, près de la Louvre, département des objets d’art. florentin durant son exil. Des pièces © Musée d’Orsay / Patrice Schmidt. Roche-sur-Yon, le musée d’Orsay a importantes sont exposées, comme le choisi de mettre en lumière l’œuvre de Portrait d’Henri V au H héraldique d’une cette première sculptrice professionnelle. collection particulière, ou le haut col L’isolement de cette figure oubliée dans le bouillonnement armorié en bronze doré destiné à la duchesse de Berry, d’un XIXe siècle romantique et ses propres contradictions désormais dans les collections de l’Historial de la Vendée, ont séduit Guy Cogeval, président du musée parisien institution qui cherche à devenir le conservatoire de son qui pose cette étonnante œuvre. En complément, Commissariat : Ophélie question dans la préface du le catalogue, première Catalogue, coéd. Musée Ferlier, conservatrice des sculptures catalogue de l’exposition : publication éditée sur cette d’Orsay/Gallimard, 366 p., au musée d’Orsay ; 45 euros. Sylvain Bellenger, conservateur « comment peut-on être artiste, offre une analyse à l’Art Institute de Chicago ; lesbienne et monarchiste ? ». inédite de son œuvre, une Jacques de Caso, professeur Centré sur son soutien chronologie de sa carrière, une étude des collectionneurs émérite à l’université de Berkeley, Californie ; Christophe Vital, sans faille au comte de qui gravitaient autour d’elles, parmi lesquels figuraient les conservateur en chef des musées au Chambord, successeur plus prestigieux de l’époque (grandes familles anglaises, Conseil Général de la Vendée. de la couronne de France famille impériale russe). La révélation tardive de cet œuvre sous le nom d’Henri V, le permet aussi de revenir sur l’une des pages essentielles de parcours montre une figure atypique. « Les artistes se sont l’histoire de France. ❚ très majoritairement ralliés à la Monarchie de Juillet. Elle est Félicie de Fauveau, L’amazone de la sculpture (1801-1886), restée la seule à soutenir le camp légitimiste. Elle était même jusqu’au 15 septembre, musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, plus monarchiste que le roi ! Son attachement à l’idée d’une 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr Paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 21 Charles Ratton, un marchand audacieux Par Sarah Hu gounenq

Vue de l’exposition d’art africain à la galerie du Théâtre Pigalle en 1933. © Société française de photographie.

« C’est par une grande audace du goût que l’on est venu comme obscène, tandis que des photographies de Man Ray à considérer ces idoles nègres comme de véritables œuvres s’attachent à montrer le caractère sensuel de ces statuettes d’art », écrivait Guillaume Apollinaire en 1917. L’un des votives. Les connaissances scientifiques de ces objets à principaux acteurs de cette « audace du goût » fut sans l’époque sont passées sous silence au profit des seules conteste l’antiquaire Charles Ratton (1897-1986), dont le considérations de leur cote sur le marché. Le rôle capital musée du quai Branly, à Paris, tente de dresser le portrait. joué dans la reconnaissance de la production artistique Mais, contrairement à ce africaine par les peintres Commissariat : Philippe que laisse supposer son modernes, et en particulier Catalogue, coéd. Musée du quai Dagen, professeur d’histoire de titre, « Charles Ratton, par les Surréalistes, qui Branly/Skira Flammarion, 183 p., l’art contemporain à la Sorbonne. 35 euros. Conseiller scientifique : l’invention des arts furent parmi les premiers Maureen Murphy, maître de “primitifs” », l’exposition collectionneurs de ces pièces conférence à la Sorbonne. se borne à offrir un ethnologiques, est à peine esquissé en milieu de parcours. panorama des expositions La manifestation se concentre donc principalement qu’il a vues, organisées ou pour lesquelles il a prêté des sur la personnalité de Charles Ratton, décisive pour objets. l’histoire de l’art, mais omet par exemple de parler des En choisissant un parcours chronologique, arts d’Océanie également défendus par le marchand. Dans l’accrochage survole les grandes problématiques attachées cette approche essentiellement esthétique du travail de à l’évolution du regard européen, qui projette sur ces objets Charles Ratton, ce dernier est réduit à ce surnom de Paul la vision d’une Afrique onirique et parfois effrayante. Au Éluard : « un maniaque de la beauté ». ❚ détour des recompositions d’expositions de l’époque, la Charles Ratton, L’invention des arts « primitifs », manifestation rappelle que la figure de guerrier dédiée à jusqu’au 22 septembre, musée du quai Branly, 37, quai Branly, Gou aujourd’hui au musée Dapper, à Paris, était considérée 75007 Paris, tél. 01 56 61 70 00, www.quaibranly.fr paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 22 « Il y a des ondes Charles Ratton dans l’exposition » Philippe Ratton, marchand et neveu de Charles Ratton

A. C. Que vous as transmis votre oncle, Charles Ratton ? P. R. Rien ! C’était un homme si secret. Nos relations étaient familiales, lors des fêtes de fin d’année. Le peu de fois où l’on s’appelait, si je lui demandais où il se trouvait, il me répondait : « Cela ne se dit pas au téléphone ! ». Il avait une véritable obsession de la discrétion, comme s’il était espionné par la CIA. Mon fils, Lucas [également marchand, rue de Seine] a hérité ce trait de caractère. Mon oncle considérait que son métier était hyper confidentiel, et humain. Pour lui, c’était avant tout un tête à tête avec un collectionneur, dans son bureau de la rue de Marignan. Il ne montrait guère sa collection. J’ai appris qu’un jour, il avait confié un objet à Kichizo Inagaki, le grand socleur de De gauche à droite : Philippe, Lucas, Charles-Anaelle Ratton, l’entre-deux-guerres dont l’estampille prouve aujourd’hui respectivement neveu, petit-neveu et petit-fils de Charles Ratton, célébré au musée du quai Branly. © D. R. l’appartenance d’une pièce aux grandes collections Paul Guillaume, Charles Ratton ou autres. Il lui avait apporté la statuette entièrement recouverte de papiers scotchés, plutôt des objets classiques, différents de la mode actuelle seuls les deux pieds dépassaient. Il ne voulait même pas qui met parfois l’accent sur des objets très érodés. qu’Inagaki la voie. C’était son objet. Il se retournerait dans A. C. Comment les goûts ont-ils évolué depuis la terra sa tombe s’il voyait les sites Internet montrant des photos incognita de ses débuts ? d’objets sous tous les angles, et les dizaines de marchands P. R. Chaque collectionneur a son propre goût. Un grand côte à côte à Bruneaf (Bruxelles) ou au Parcours des collectionneur est quelqu’un à qui l’on va penser quand on Mondes, à Paris. trouve un objet. Il y a ceux qui aiment les pièces classiques, A. C. C’était une des clés de son succès ? comme une figure Baoulé très noble, un Dogon ou un P. R. C’est une façon de vivre et de travailler qui n’a plus Fang puissants, des objets très bien structurés et sculptés. court aujourd’hui. À côté de cela, il possédait un génie D’autres vont apprécier ce qui rappelle l’art moderne, les de goût et d’innovation. C’est lui qui découvre avec Paul Chamba du Nigéria, leur côté abstrait. Guillaume et d’autres l’influence de l’art africain sur A. C. Aujourd’hui, la participation des pays du Golfe, l’art moderne, aussi, qu’avant leur vente, on trouve un aux moyens importants, en particulier aux enchères, ne rituel. C’est ce qui me plaît dans cette spécialité : avant perturbe-t-elle pas le marché ? le marché, il y a un sculpteur, qui s’inscrit dans une P. R. L’époque où un marchand achetait un chef-d’œuvre croyance. et le revendait le double ou le triple, c’est fini. Aujourd’hui, A. C. Pour vous, quelles pièces manquent à l’exposition ? parfois, les marges ne sont plus que de 10 à 20 %. C’est P. R. C’est une critique qui revient : qu’il n’y a pas plus difficile qu’avant. Le collectionneur qui possède un beaucoup d’objets et que ceux qui sont exposés sont hyper chef-d’œuvre a plus de connaissances, sait ce que cela connus. Je défends cette exposition, car je considère que ce vaut. Mais les jeunes marchands peuvent toujours se faire qui est montré, c’est Charles Ratton plus que la collection confier l’objet par le collectionneur, comme c’est le cas Charles Ratton. En cela, son petit bureau de la rue de en peinture. Marignan est très bien reconstitué. Même s’il manque de A. C. Le cercle des collectionneurs purs ne se réduit-il grands objets de sa collection, comme la fameuse reine pas au profit des amateurs d’art moderne ? Bangwa ou d’autres pièces photographiées par Man Ray, P. R. C’est évident. Depuis quelques années sont apparus il y a des ondes Charles Ratton dans ce parcours. de nouveaux collectionneurs, souvent des acheteurs d’art A. C. Avait-il selon vous une production favorite ? moderne qui ne peuvent plus faire face aux prix actuels P. R. Il ne faut pas oublier que ses passions ne se et qui s’aperçoivent qu’avec 500 000 euros, ils peuvent cantonnaient pas à l’Afrique et à l’Océanie. Il aimait le s’offrir un chef-d’œuvre dans l’art africain. Mais ceux qui précolombien, l’antiquité classique, l’Egypte, mais encore le font uniquement pour investir finissent par se tromper. le Moyen Âge et la Renaissance... C’était un marchand On ne peut pas acheter de l’art africain sans passion. ❚ à l’ancienne. Difficile de dire son propre goût : je dirais Propos recueillis par alexandre crochet paris le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 23 Le Passage de Retz remet les compteurs à ZERO Par Roxana Azimi

Les institutions françaises cinétique entre Christian Megert gagneraient à s’inspirer des et Tinguely. Le feu scelle quant à expositions pointues organisées lui le lien entre Klein, Aubertin et par le Passage de Retz à Paris. Piene. Un étonnant monochrome Après le remarquable hommage en aluminium brossé de Klein daté au lettrisme l’an dernier, honneur de 1957 fait écho aux explorations cette fois au groupe ZERO sous la de Mack. D’ailleurs, beaucoup houlette de Tijs Visser, directeur de d’œuvres présentées résultent la Fondation ZERO à Düsseldorf, d’échanges entre ces créateurs, et de Jean-Hubert Martin. L’ancien certaines étant dédicacées à Klein. directeur du Museum Kunstpalast Ces riches conversations de part et de Düsseldorf est un familier de d’autre du Rhin dureront quatre ce mouvement dont quelques ans, jusqu’à ce que les Français représentants les plus éminents s’alignent (brièvement) sous la résident encore dans la ville Günther Uecker, Sonne (Soleil), 1963, huile et clous bannière du Nouveau réalisme, rhénane. sur toile sur bois, 33,1 x 29,6 x 0,2 cm, Collection une terminologie allant de pair particulière. Photo : D. R. Les deux commissaires ont avec un changement stylistique opté pour un nombre d’œuvres côté hexagonal. « Très vite, les réduit mais bien choisi, un format humain si rare dans Français s’orientent vers quelque chose de plus matériel les musées qui peinent à trouver un équilibre entre et baroque, ZERO suit toujours la voie de Klein avec des blockbusters et expositions-dossiers. Nul besoin de œuvres très retenues », confie Jean-Hubert Martin. Pour bavardage inutile ou de déploiement de force pour retracer ce dernier, l’affranchissement n’a pas forcément profité l’épopée de cette avant-garde idéaliste, qui voulait repartir aux Français. « Les Allemands ont eu le mérite de trouver de zéro, forger un autre monde, renouveler les codes un nom court, frappant, radical et international, non sans artistiques par le biais de la lumière et du mouvement. y avoir longuement réfléchi, alors que Restany, en général « C’est le plus important mouvement international après si fin et si subtil, tombait avec son Nouveau réalisme dans la guerre, il a commencé avant Fluxus, l’art conceptuel et le double piège des dénominations éculées et galvaudées du minimal, et tous les ingrédients y sont déjà », souligne Tijs «néo» et de «l’isme» », écrit Jean-Hubert Martin dans le Visser. Rien de nihiliste ni de gaguesque dans leur nom catalogue de l’exposition. de guerre qu’Otto Piene, l’un des membres, considère La manifestation n’a pas le seul mérite de raviver ce comme « une zone de silence », « un compte à rebours avant temps où artistes français et allemands engageaient un le départ d’une fusée ». Ce que confirme d’entrée de jeu dialogue pour changer le monde. Elle a l’intelligence de ne une horloge de Heinz Mack dont les aiguilles tournent pas embaumer ces créateurs, dont certains sont bel et bien dans le sens contraire. Contraire à l’expressionnisme vivants. La dernière salle, dédiée aux structures gonflables abstrait, à l’École de Paris et à l’informel. de Piene, notamment à l’étonnante Étoile d’Iowa, sorte On comprend pourquoi ces artistes ont trouvé de de monstre marin ou stellaire échoué au Passage de fortes accointances avec Yves Klein, Arman, Aubertin Retz et qui tenterait d’en repousser les murs, pourrait ou Tinguely. Dès la première salle, l’accrochage souligne donner le change à beaucoup de jeunes pousses. Idem la complicité tissée entre les artistes de Düsseldorf et pour ses fleurs du mal noires aux pétales qui se gonflent ceux qui n’avaient pas encore été fédérés par Pierre et s’affaissent, à la fois vénéneuses et paresseuses. Les Restany sous le libellé du Nouveau réalisme. À partir de vieux routards de l’histoire de l’art n’ont pas dit leur l’exposition « Propositions monochromes » d’Yves Klein dernier mot. Sans doute parce que, comme le soulignait à la galerie Schmela (Düsseldorf) en 1957, Otto Piene et Heinz Mack en 1997, « nous ne nous sommes toujours pas Heinz Mack se lient avec l’artiste niçois, « une étoile fixe affranchis des «tracas de l’art contemporain». Toutes ces dans cette ambiance passionnante » selon Mack. Aubertin, questions peuvent et doivent se poser à nouveau, comme au Tinguely et Arman rejoignent la galaxie. Plus d’un tout début de ZERO ». ❚ parallèle se dessine entre Aubertin et Günther Uecker, ZERO Paris-Düsseldorf, jusqu’au 18 septembre, Passage de Retz, qui utilisent tous les deux des clous. Même fraternité 9, rue Charlot, 75003 Paris, tél. 01 48 04 37 99, www.passagederetz.com île-de-france le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 24 « L’œuvre doit s’adapter à de nouveaux espaces » Giuseppe Penone, artiste

C’est au tour cette année de Giuseppe Penone d’être invité à intervenir à Versailles. L’attention de l’artiste italien s’est focalisée sur les jardins. Il est sans doute l’un de ceux qui a le mieux su s’inscrire dans le domaine, refusant d’entrer frontalement en tension avec l’architecture, tournant le dos aussi à une forme de monumentalité pourtant recherchée par ses prédécesseurs. Arbres en bronze rehaussés d’or, parfois soutenant de pesants rocs, marbres d’où jaillissent des veines organiques : tout chez Penone parle du temps, des matériaux, d’une nature qu’il convient de toucher, de redécouvrir, de repenser, nous parlant finalement intimement de nous. Il nous présente son projet. D. S. Comment avez vous réagi face aux espaces de Giuseppe Penone, Tra scorza e scorza et Spazio di Luce. Versailles ? © EPV / Thomas Garnier. G. P. Je n’ai pas ressenti de peur particulière face à ce lieu. À la Venaria Reale, l’ancien palais baroque bâti par à la géométrie pure. Ce qui ne me correspond pas. En la dynastie de Savoie non loin de Turin, j’avais déjà eu même temps, sur les 22 œuvres, 3 sont dans le château. l’occasion de montrer des œuvres. Cela fonctionnait En fait, ce qui m’intéressait surtout, ce sont les jeux de parfaitement. Ici, à Versailles, le problème était l’échelle, perspectives extérieures. L’axe majeur est une réalité qui la manière dont une pièce pouvait tenir dans l’espace. dialogue directement avec l’architecture de la façade. En fait, tout s’est fait très vite. En une seule visite, j’ai L’autre réalité de ce jardin, ce sont les bosquets, lieux plus imaginé l’exposition. Le lieu est tellement vaste que j’ai intimes, plus en dialogue avec la nature. immédiatement pensé qu’il fallait concentrer les œuvres D. S. Les jardins à la française affirment une et les placer plutôt à l’extérieur. rationalisation de la nature, pliée aux désirs de D. S. Pourquoi ce refus d’occuper le château lui-même ? l’homme. Or, toute votre pratique s’oppose à cette G. P. C’est un lieu impossible, compliqué. Il ne s’agit pas vision. Vous déployez un art qui révèle la nature, qui seulement des conditions de sécurité, draconiennes, mais en dévoile les aspects concrets mais aussi magiques ou surtout de ce que portent ces décors. Là, tu dois travailler métaphoriques ! par contraste sinon ton intervention reste invisible. Or, ce G. P. Effectivement, ces jardins affirment l’idée que contraste doit fonctionner soit à partir de la dialectique l’homme contrôle la nature. Mais si vous faites attention, du lieu - son histoire, son programme iconographique -, c’est une impossibilité. Chaque jour, une armée de soit sur la forme même. jardinier doit tailler, tondre, prendre soin des parterres, D. S. La forme même ? ratisser… Mon intervention est une réponse à cela. G. P. Oui, il faudrait dans l’idéal n’y placer que des pièces Les deux premières œuvres visibles Suite du texte p. 25 île-de-france le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

page Entretien avec 25 Giuseppe Penone

Suite de la page 24 sont Spazio di luce (2008) et Tra scorza et scorza (2003). La seconde est constituée d’un tronc éclaté, gigantesque, en bronze. Au centre pousse librement un arbre. Au naturel contrôlé par l’homme, j’oppose l’artificiel contrôlé par le naturel. La plupart des œuvres en extérieur sont en bronze. Toutes sont basées sur la structure de l’arbre, sa forme, sa logique d’équilibre. Vous aurez compris que ce sont là aussi des soucis de sculpture. D. S. Comment interpréter l’ensemble d’œuvres en marbres (Anatomia, 2011) ? G. P. C’est la seule pièce faite pour Versailles. J’ai pris des blocs que j’ai creusés afin d’en révéler les veines. C’était un peu une réponse à cette statuaire classique qui les entoure. D. S. Les autres œuvres n’ont-elles pas été conçues pour ici ? G. P. Non, ce sont des pièces anciennes ou amorcées avant même mon invitation. Faire une création en fonction d’un lieu spécifique ne me convient pas. L’œuvre doit garder son autonomie, son pouvoir de s’adapter à de nouveaux espaces. Ensuite, elle prend selon l’endroit, selon la façon de la présenter un intérêt plus ou moins fort. Pour Versailles, je voulais éviter de faire des monuments qui répondraient à l’autorité de l’architecture. J’ai donc sélectionné dans mes œuvres récentes ce que je voulais. C’était d’autant plus facile Giuseppe Penone, Tra scorza e scorza (Entre écorce et écorce), 2003, bronze qu’une disponibilité économique m’avait permis il y a et frêne, 950 x 430 x 280 cm. Courtesy Giuseppe Penone. Photo : Tadzio. trois ans de me lancer dans la réalisation de ces pièces

imposantes. La seule chose que j’ai adaptée à Versailles, ce sont les systèmes de fixation au sol, tous assez complexes étant donné que les œuvres pèsent souvent plusieurs tonnes. D. S. Vous assumez donc tous les coûts de production ? G. P. Oui, ce fut toujours le cas. Je n’ai jamais demandé à mes galeries, notamment à Marian Goodman, de m’aider économiquement. C’est aussi grâce à cela que l’exposition peut s’achever sur ce groupe dans le bosquet de l’Etoile. D. S. Pouvez-vous l’évoquer ? G. P. Cet espace clos mais visuellement ouvert me permettait plus de liberté. C’est comme une chambre. C’est aussi un eééndroit où les visiteurs peuvent s’arrêter, s’allonger sur l’herbe, réfléchir. Ici, je voulais que les gens s’interrogent sur la nature de l’art, sur la structure et la logique de ces œuvres. Ce sont des pièces qui parlent d’équilibre, de la lumière comme puissance de vie, de la gravité, de la culture aussi et de la puissance des mythes. À chacun d’y percevoir ce qu’il recherche. ❚ Propos recueillis par Damien Sausset Penone Versailles, jusqu’au 30 octobre, Château de Versailles, Giuseppe Penone, Albero Porta - cedro, 2012. © Tadzio. Place d’Armes, 78000 Versailles, www.chateauversailles.fr alsace le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 26 À Strasbourg, l’exposition à double détente de Haegue Yang Par Clément Dirié

« Équivoques », la première jamais été exposées auparavant ; exposition institutionnelle en d’autres, comme le papier peint, France de l’artiste coréenne Haegue ont été créées en « dialogue » Yang (née en 1971, vit et travaille avec l’univers des créateurs de à Séoul et Berlin), porte bien son l’Aubette 1928. C’est là que titre. Déployée sur deux lieux aux l’amateur de Haegue Yang pourrait contenus complémentaires, elle être frustré. En effet, pour qui a est réellement à double détente, apprécié ses expositions récentes se jouant des attentes et de la (« Arrivals », Kunsthaus Bregenz, perception d’un visiteur d’abord 2011 ; « Ajar », La Douane – Galerie déçu puis conquis, à mesure qu’il Chantal Crousel, Paris, 2012) ou s’intéresse à l’épaisseur de l’œuvre. sa participation à la Documenta 13 Répartie sur deux sites, (Cassel, 2012), « Équivoques » l’exposition commence à semble d’abord déceptive. Ici, à l’Aubette 1928, ce complexe de l’exception des deux œuvres de loisirs sur la place Kléber conçu Haegue Yang, Sonicwear – Poncho, Nickel Plated, 2013, l’Aubette 1928 et de Blind Curtain – par Theo Van Doesburg, Jean Arp sculpture portable, clochettes en nickel et anneaux, Flesh Behind Tricolore – une 60 x 82 cm, 8,90 kg. Courtesy de la Galerie Chantal et Sophie Taeuber-Arp, où Tino Crousel, Paris, France. Photo : Studio Haegue Yan. œuvre-seuil marquant l’entrée Sehgal et Dora Garcia furent aussi dans l’exposition –, nulle trace récemment exposés. Haegue Yang de ses installations qui, bien que y propose des « installations performatives ». Au ciné- monumentales, n’en sont pas moins poétiques, légères et dancing, le visiteur peut porter ses Sonicwears (2013), des subtiles. Avec « Équivoques », le visiteur doit s’attacher aux accessoires vestimentaires et sonores (ponchos, bracelets, détails des œuvres et se laisser convaincre par un accrochage écharpes) réalisées en clochettes. Dans la salle des fêtes, classique, ponctué de quelques moments d’ampleur. trônent, impressionnantes et aussi colorées que le décor Comme dans la salle réunissant Diagonal Composition les accueillant, deux œuvres à l’échelle incertaine. Entre in Flow –Trustworthy #183 et Central Composition in structure architecturale et élément mobilier, Dress Vehicle – Explosion – Trustworthy #184 Zig Zag et Dress Vehicle – Yin Yang (2012) sont composées (2013), deux magistrales Commissariat : Camille d’un enchevêtrement complexe et mobile de stores, de séries de collages abstraits Giertler, responsable de l’Aubette 1928 couleurs et de matières que le visiteur, en s’y glissant, conçus à partir de revers peut animer, à l’image des d’enveloppes découpés et de Family of Equivocations, costumes du Ballet triadique papier millimétré. Ou avec Picture Study, une installation catalogue bilingue, 256 pages, 45 euros, avec des contributions de d’Oskar Schlemmer (1922). photographique de 2003 réalisée lors d’une résidence au Doryun Chong, Patricia Falguières, Enfin, dans le foyer- Japon et révélant la manière dont l’artiste porte son regard Camille Giertler et Estelle Pietrzyk, bar, prend place la plus sur le réel à partir de photographies réalisées par dix-neuf ainsi qu’une anthologie de textes. énigmatique Incarnation enfants d’un village. Pour le reste, « Équivoques » constitue of Wind and Condensation une synthèse sage mais réussie de l’univers et des sujets (2013), une réflexion sur le devenir des choses et le passage chers à l’artiste : son intérêt pour le mouvement et les du temps. jeux formels, notamment via l’usage de l’origami (Non- Au musée d’art moderne et contemporain, l’exposition Foldings – Geometric Tipping, 2013 ; Imperfections, 2010), le se poursuit au cabinet des arts graphiques, raison pour geste du réemploi et la sublimation d’objets du quotidien laquelle celle-ci s’avère être essentiellement consacrée aux (Hardware Store Collages, 2012-2013 ; Light Houses, 2013) formats bidimensionnels de Haegue Yang. Cette réunion dont l’étendoir est un personnage récurrent depuis les de séries photographiques, de livres d’artiste, de dessins, variations chorégraphiques de la série Gymnastics of the d’œuvres graphiques et d’un papier peint inédit, en forme Foldables (2006). ❚ de cadavre exquis, conçu en collaboration avec les designers Haegue Yang. Équivoques, jusqu’au 15 septembre, Aubette 1928 OK-RM, rassemble des œuvres créées entre 1995 et 2013, et musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, formant un réel panorama de sa pratique. Certaines n’ont 67000 Strasbourg, www.musees.strasbourg.eu Aquitaine le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 27 Duchamp dans les vignes Par Julie Portier

Avant la remise du prix Marcel-Duchamp au cœur des festivités de la FIAC en octobre, les œuvres des quatre artistes nommés par l’Adiaf (Association pour la diffusion internationale de l’art français) sont réunies de manière inédite dans une exposition à Libourne. C’est depuis trois ans la volonté de cette association de collectionneurs de présenter le célèbre prix en région. Tandis que les œuvres des lauréats voyagent dans le monde entier grâce au soutien Latifa Echakhch, Erratum, 2004-2009, verres à thé brisés, dimensions de l’Institut français et du ministère de la Culture et variables. Vue de l’exposition « Pendant que les champs brûlent : Part 2 », kamel mennour, Paris, 2009. © Latifa Echakhch. Photo : Charles Duprat. de la Communication, les créations des nommés ont Courtesy the artist and kamel mennour, Paris. été présentées à Lille en 2011, à Tours en 2012 et donc en Gironde cette année, grâce à la ténacité des acteurs dans une même exposition – par-delà certains points locaux. Aux commandes du musée des beaux-arts de communs dans leurs références à la modernité (Atassi Libourne depuis 2010, Thierry Saumier a souhaité et Zarka) ou leur charge politique (Echakhch et Claire apporter l’art contemporain dans la ville où l’accueil Fontaine) – se donnent pourtant la réplique avec justesse du Centre Pompidou mobile l’an dernier a été couronné dans l’accrochage de Thierry Saumier. Dans la petite d’un beau succès (50 000 visiteurs en quelques mois). chapelle, il a opté pour l’encombrement, révélant à la fois Dans une petite institution muséale dotée d’un soutien la tension présente dans chacun de ces univers artistiques financier qui a été réduit comme peau de chagrin par la tout en illustrant avec malice le contexte de compétition. municipalité (à l’approche des élections), le conservateur, La lourde structure qui supporte le néon injonctif Strike condamné à l’exploit, a mené ce projet d’envergure en de Claire Fontaine se dispute la place avec la Draisine de comptant sur des préteurs cléments et des mécènes pour l’Aérotrain de Raphaël Zarka, deux emblèmes d’utopies couvrir la presque totalité des dépenses. Voilà comment abandonnées et deux allégories d’un élan contrarié. Un les étendards nus de Latifa Echakhch qui se dressaient malaise subtil est aussi présent sur la surface épaisse dans les Giardini lors de la Biennale de Venise 2011 des dernières toiles d’Atassi aux perspectives de plus font une haie d’honneur devant l’ancienne chapelle du en plus ramassées, dans un entre-deux suspect, entre Carmel de Libourne (Fantasia, 2011). Cette image d’un la scène théâtrale et le pur motif abstrait. Où l’autel à coup d’État muet est à cet endroit des plus émouvantes, disparu, pendouillent les drapeaux tricolores de Claire en faisant écho au sort des religieuses à jamais retirées Fontaine brodés « La France au français ». Mais cette du monde. La plupart des œuvres montrées ici sont déjà subversion surjouée qui fait le succès cynique du duo connues des spécialistes, d’autant que les quatre artistes a suscité moins d’émotions que les bris de verres à thé représentés par autant de grandes galeries parisiennes gisant le long de l’abside, préalablement fracassées sur le (Kamel Mennour, Michel Rein, Xippas, Air de Paris et mur sacré par Echakhch. Sous l’oculus en vitrail, l’œuvre Crousel) bénéficient d’une visibilité accrue, également est particulièrement valorisée, comme, de manière moins à l’étranger : Farah Atassi rentre d’une résidence à attendue, le sont les rhombicuboctaèdres inspirés de brise- New York ; Latifa Echakhch a exposé aux États-Unis, lames en béton armé de Zarka dans la grande salle du en Suisse et en Allemagne ; Claire Fontaine à Munich, musée, où l’exposition se prolonge dans un accrochage plus Amsterdam, New York, San Francisco et Berlin ; Raphaël spacieux, face à un autre vitrail à la gloire du commerce Zarka à Rome, Genève, São Paulo, Londres, etc… Dans viticole. ❚ cette conjoncture, le moment capital du prix Marcel- Prix Marcel-Duchamp 2013, jusqu’au 15 septembre, Musée des Duchamp serait-il cette escale provinciale, qui permet beaux-arts de Libourne et chapelle du Carmel, 2e étage de l’Hôtel de au public de rencontrer les visages de l’art en France ? Ville, 42, place Abel-Surchamp, 33500 Libourne, tél. 05 57 55 33 44, Les artistes qui n’ont pas été sélectionnés pour figurer http://duchamp.libourne.fr Bourgogne le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 28 Dadamaino, une quête de sens au Consortium à Dijon Par Roxana Azimi

Elle a beau avoir accompagné des mouvements importants comme le spatialisme de Lucio Fontana, suivi à distance (et critiqué) les recherches du GRAV en France, adhéré aux Nouvelles Tendances de Zagreb, Dadamaino reste pour beaucoup une illustre inconnue. Trop entière et solitaire, engagée à gauche au point de sympathiser avec la lutte armée, trop femme surtout, cette artiste décédée en 2004 fait partie de ces figures inclassables, ni marginales ni premières de cordée, dont l’histoire de l’art ne sait trop que faire. Sinon oublier. L’amnésie dure un temps, trop longtemps sans doute, et la salutaire rétrospective qu’organise le Consortium à Dijon vient à point pour rappeler l’importance et l’indépendance de cette œuvre. Aux lacérations de Fontana, elle répond à la Vue de l’exposition « Dadamaino » au Consortium, à Dijon. fin des années 1950 par des ovales irréguliers, maladroits, Photo : André Morin. qui laissent entrevoir à la fois la peau de la toile et le mur. Les mauvais esprits penseront y reconnaître le saturés. « Nous souffrons d’obnubilation des signes, et biomorphisme de Arp. Il y a bien, comme le remarque perdons de vue le vide qui les fait naître, écrit la commissaire. justement Natacha Carron, commissaire de l’exposition, Chez elle, le vide s’incorpore, il traverse les traits, se love une dimension « matricielle », une « cellule initiale » qui entre eux, et maintient entre chacun d’eux une tension jamais semble se métastaser. Mais son propos est ailleurs du côté relâchée ». Ces jeux avec l’abîme trouvent un bel exemple de l’espace et du vide. Ces Volumi évidés laissent place dans un immense dessin dévidé dans l’espace, formant dans les années 1960 à des superpositions de feuilles en d’inlassables reliefs et dunes. Obsessionnel, ce dessin acétate, transparentes ou opaques, provoquant un trouble éloigne Dadaimano du purisme du minimalisme ou de optique. À la dureté presque rêche des cercles creusés dans l’art conceptuel pour la rapprocher de la folie d’une Yayoi la toile, répond l’élégance italienne de ces doubles peaux. Kusama. Le combat de l’artiste italienne n’est plus dans la Un raffinement qui traverse ses couleurs poudrées, pastel, contrainte de l’abstraction, mais dans une quête de signes rose saumon, des coloris que n’aurait pas désavoués un et surtout de sens. ❚ autre élégant de l’art italien, Ettore Spalletti. Dadamaino, jusqu’au 29 septembre, Le Consortium, 37, rue de Longvic, 21 000 Dijon, tél. 03 80 68 45 55, www.leconsortium.fr L’exposition a pour mérite de ne pas se limiter à ces deux corpus relativement connus (si tant est que l’on puisse utiliser ce terme Picasso et la télé pour Dadamaino), mais de révéler aussi ses énigmatiques dessins-écritures ponctués de traits systématiques, points, Le saviez-vous ? Picasso, à la fin de sa vie, était un fan tirés, ou bâtonnets, dont l’agencement produit des motifs de télé ! Au point que le petit écran s’est invité dans ses géométriques. Quelque chose d’indéfinissable, entre langue dessins et gravures. L’accrochage de « Picasso devant dépouillée et algorithmes cryptés. Dans une succession de la télé » au Consortium ménage de judicieux parallèles traits, on croit deviner un enchaînement de mots. Or, il ne entre des photos extraites de la Piste aux étoiles, des Trois s’agit de rien d’autre que de signes répétés inlassablement, lanciers du Bengale ou des Enfants du paradis et des œuvres un « digital fait main », comme le résume malicieusement que Picasso a réalisées après avoir vu ces programmes à la Franck Gautherot, codirecteur du Consortium. Même télé. La citation est parfois littérale, à d’autres moments dans l’usage des graphèmes, elle fait preuve d’irrégularité plus diffuse. « Les émissions de télé réactivent tout ce qu’il a avec ses traits graciles, parfois ondulants tels des virgules, toujours aimé, le cirque, le catch, confie Laurence Madeline, joue avec virtuosité du vide. Parmi les plus belles pièces, commissaire de cette exposition concise et fine. C’est Constellations de 1985 évoque par le faisceau de traits l’affirmation de l’histoire et de la narration. La télé est le mouvants un récif corallien. Dans le catalogue à paraître, médium du voyeurisme, et lui-même s’affirme comme voyeur ». Natacha Carron évoque l’idée de « cure » pour nos regards Jusqu’au 29 septembre Bretagne le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 29 L’art prend ses quartiers d’été à Dinard Par D amien Sa usset

Il faut percevoir « Dinard, l’amour atomique » et « Quartiers d’été de la collection Bernard Magrez ! » comme deux variations, deux manières d’explorer ce qu’il est possible de dire avec des œuvres d’art contemporain. La première exposition est dédiée essentiellement à l’intellect et mobilise près de quarante artistes. La seconde, plus restreinte, joue très ouvertement des rapprochements formels sans pour autant prétendre à une quelconque démonstration. Le visiteur est ici confronté à deux approches d’autant plus antinomiques que la première prend racine dans le fameux Palais des arts et du festival, imposant blockhaus peu propice à l’art, alors que « Quartier d’été » s’installe dans la délicieuse villa Les Roches Brunes dernièrement léguée à la ville. Mais en y regardant de plus près, ces deux événements ont bien des points en commun. Le premier, essentiel, est la personnalité du commissaire : Ashok Adicéam. Le directeur de l’Institut Culturel Bernard Magrez (créé à Bordeaux en 2011) avait donc à cœur de retrouver un peu de l’esprit qui anime l’imposante collection de ce propriétaire de grands crus classés à Bordeaux : soutenir la création contemporaine non seulement par des achats mais aussi et surtout par des aides à la production et des résidences. La seconde exposition est entièrement dédiée à la collection de Bernard Magrez. Volontairement ouverte, la sélection amplifie certaines tensions ou au contraire joue de l’architecture assez intimiste de la villa. Jeppe Hein y côtoie Valérie Belin, Cleome Spinosa (Spider Flower), 2010, impression pigmentaire Hans Hartung, un dessin d’Andy Warhol répond à distance sur papier marouflé sur Dibond, 163 x 130 cm. Courtesy galerie Jérôme de Noirmont, Paris. au fameux Self Portrait Suspended, photographie de Sam Taylor- Johnson. Au cours de la déambulation, le visiteur curieux croise également JR, Valérie Belin, Yan Pei-Ming, Xavier Julien Audebert, la peinture de Marc Desgrandchamps, Veilhan, Bernard Buffet, Boris Mikhaïlov et surtout trois les images récupérées de Céline Duval, la série de dessins œuvres étonnantes de Claude Lévêque, artiste soutenu par de Camille Henrot, un bateau de Jean-Michel Othoniel, Bernard Magrez. Ici, chacun est libre de tracer ses séquences, décline métaphoriquement l’idée de littoral. Le sens général de se laisser happer par un accrochage qui démontre combien de l’exposition résulte donc d’une construction savante qui peintures, sculptures, dessins, photographies et vidéos peuvent aborde aussi bien les territoires de l’histoire, la possibilité parfaitement se répondre sans qu’aucun thème ne les fédère. d’imaginer de nouveaux mythes ou même les désillusions de Tout autre est le propos de « Dinard, l’amour l’amour dans une société obnubilée par les problèmes d’égo. atomique », vaste regroupement d’œuvres qui se situe dans Au final, surgissent également quelques œuvres qui méritent la continuité de « Qui a peur des artistes ? », l’imposante le déplacement, tel le « diaporama » de David Claerbout (The présentation de la collection de François Pinault en 2009 qui Algiers’ Sections of a Happy Moment, 2008), la vidéo de Tania marquait la volonté de la ville de présenter chaque été de l’art Mouraud (Ad Infinitum, 2009), ou celle de Guido Van der contemporain. Consacré au thème du littoral, le parcours Werve (Nummer Acht, everything is going to be alright, 2007). prend soin d’éviter soigneusement les lieux communs pour Coté révélation, « L’Amour atomique » permet de découvrir les s’interroger sur cette hétérotopie qu’est le bord de mer, à la sculptures en grès de Rachel Labastie (Bottes, 2013, et le Foyer, fois comme enjeux économique et écologique, mais aussi 2011), artiste qu’il faudra sans doute suivre avec attention. ❚ comme frontière symbolique et lieux d’enchantement de Dinard, l’Amour Atomique, jusqu’au 1er septembre, Palais des l’imaginaire. L’ouverture, avec les photographies de Massimo arts et du festival, Dinard, tél. 02 99 16 30 63, www.ville-dinard.fr ; Vitali, évacue d’emblée tout pittoresque. La suite, avec les Quartiers d’été de la collection Bernard Magrez !, installations d’Agnès Varda, le panoramique fictionnel de jusqu’au 1er septembre, Villa Les Roches Brunes, Dinard, www.ville-dinard.fr bretagne le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 30 Miró dans tous ses états à Landerneau Par Sarah Hu gounenq

Le Fonds Hélène & Édouard Leclerc de la présentation. « Je souhaitais que l’on pour la culture, à Landerneau, a décidé de se évite le côté codifié et stéréotypé d’un musée. plonger corps et âme dans l’œuvre de Miró. Ce parti pris d’ouverture de la muséographie À travers cinq sections philosophiques était important pour nous en ce qu’il permet (Miró explorateur constructeur d’objets au public de déambuler au sein de l’œuvre de mentaux, ou Miró navigateur aérien), le Miró, de voir Miró sans solennité, confie parcours ménagé par Olivier Kaeppelin, Michel Edouard Leclerc. Je voulais faire dans directeur de la fondation Maeght, et nos provinces ce qui d’ordinaire est réservé Isabelle Maeght, met en valeur le langage aux métropoles. La culture, le beau, l’art sont autonome de l’artiste catalan. Organisée partout à leur place ! C’est le début de quelque par la Fondation Maeght de Saint-Paul chose. Cette exposition est emblématique du de Vence, cet événement riche de près de niveau artistique que l’on souhaite revendiquer 400 œuvres se concentre sur la période pour la suite ». Si aujourd’hui des liens se durant laquelle le peintre a fréquenté Aimé sont tissés avec la Fondation Maeght, Michel Maeght, à partir des années 1950. Edouard Leclerc a également reçu d’autres La première section déstabilise par Joan Miró, Grand Carnassier, 1969. sollicitations… ❚ Collection Fondation Maeght. son éclectisme, faisant se côtoyer eaux- Joan Miró, l’Arlequin artificier, jusqu’au © Successió Miró, Adagp, Paris. fortes colorées sur parchemin de 1953, une © Fondation Marguerite 3 novembre, Fonds Hélène & Edouard Leclerc toile sombre percée de cordes de 1968, des et Aimé Maeght, Saint-­Paul de pour la culture, Capucins, 29800 Landerneau, Vence. © Fonds Hélène & Édouard céramiques des années 1940… « L’arlequin Leclerc pour la Culture, 2013. tél. 02 29 62 47 78, www.fonds-culturel-leclerc.fr est la figure de Miró : il est à la fois la gaîté et le manque. Il défait la mécanique du regard en utilisant des artifices violents qui détournent les conventions. Il provoque La Fondation Maeght, notre regard », commente le commissaire. Cet arlequin bigarré et polysémique se décline au fil du parcours sous hors-les-murs forme de rat, d’oiseau, de femmes croqués par le peintre. Son travail pour l’imprimerie est représenté par une Allemagne, Italie, Brésil, Suisse, Corée, Québec, Australie, exceptionnelle série de quatre lithographies monumentales États-Unis... Depuis sa terre d’origine, Saint-Paul de Vence, de 2,30 mètres de haut. Sont également présentés des la Fondation Maeght étend ses ramifications. « Comment tirages rehaussés de gouache pour des ouvrages publiés voulez-vous exister aujourd’hui si vous restez enfermé chez par Pierre-André Benoît ou vous ? », s’interroge Olivier Kaeppelin, directeur de la Commissariat : Olivier Aimé Maeght. L’exposition Fondation Maeght. Si les partenariats et les expositions Kaeppelin, directeur de la fondation Maeght à Saint-Paul-de- présente aussi ses réalisations internationales ne sont pas nouveaux, le rythme avec Vence, et Isabelle Maeght cosmiques peuplées de corps lequel la fondation les organise s’intensifie. Cet été, pas métaphysiques, à l’instar du moins de quatre expositions ont lieu à travers l’Europe grand décor pour le mur de sous ses hospices : « Miró » à Landerneau (80 % des l’Unesco qu’il réalisa en 1957 et dont l’esquisse originale est ici œuvres proviennent de la fondation) ; Bad Hombourg présentée. La colonne vertébrale de l’exposition est matérialisée à Francfort jusqu’au 6 octobre ; une rétrospective sur la par cette ligne ondulée qui traverse l’ensemble de la halle famille Maeght à Vallauris au musée de la céramique, et, des capucins, dans laquelle dans la même ville, une présentation sur la surréaliste Catalogue, éd. Textuel, sous sont exposées les sculptures Baya. Ces activités permettent à la fondation de dégager la direction d’Olivier Kaeppelin, hybrides du maître. Comme des revenus complémentaires pour poursuivre et amplifier 192 p., 35 euros en souvenir des collages de son activité. La fondation n’est pas (encore) dans une l’époque surréaliste, Miró démarche prospective mais répond aux sollicitations. La assemble des objets du quotidien anoblis par leur fonte en multiplication des expositions « clés en main » conduira bronze et joue sur l’ambivalence des formes ainsi recréées. peut-être la structure – qui comptent une petite vingtaine En écho à l’univers dansant de son œuvre, cette onde de salariés - à se doter d’un service dédié à cette activité surpeuplée et dynamique donne du souffle à l’ensemble afin de ne pas mobiliser ses ressources habituelles. bretagne le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 31 À Quimper, le monde tel qu’il (ne) tourne (pas) selon Carey Young Par Clément Dirié

Dès la salle inaugurale de sa première exposition monographique en France – il faut saluer le travail mené depuis 2009 par Keren Detton au centre d’art contemporain Le Quartier, à Quimper –, Carey Young (née en 1970, vit à Londres) rend limpides les enjeux de son œuvre et de sa pratique majoritairement photographique, vidéo et textuelle. En effet, le dialogue instauré entre la vidéo Everything You’ve Heard Is Wrong (1999) et la série photographique Body Techniques (2007) souligne la manière dont l’artiste prend à bras le corps des sujets, assurément actuels, comme le devenir « corporate » de la sphère publique, les relations ambiguës entre néolibéralisme et démocratie ou les tensions identitaires émanant, par exemple, des processus de délocalisation, des avancées technologiques et des architectures Carey Young, Lines Made by Walking (Des lignes faites en marchant), génériques. Tournée à la fin de ses études alors qu’elle travaille 2003, diapositives / commande de Beck’s Futures, Institute of Contemporary Art, Londres. dans un cabinet de conseil, sa première vidéo la montre, parfaite working girl, donner, parmi d’autres prêcheurs, une conférence tautologique au sujet de la communication rapports entre le juridique et l’économique. Pour Inventory d’entreprise au Speaker’s Corner de Hyde Park. Endossant en (2007), œuvre réactualisée à chaque présentation, elle offre tant qu’artiste un « rôle » qu’elle joue dans la « vraie vie » l’inventaire des éléments chimiques composant son corps et pour prendre la place d’un « leader d’opinion », elle rappelle en calcule la valeur en fonction du marché – valeur qui devient ainsi que le libéralisme est une force idéologique comme les le prix de l’œuvre. Depuis sa création, le poids de l’artiste et autres. Ce dont elle (se) joue également dans une autre œuvre, le cours des éléments chimiques ont varié à la hausse comme I Am A Revolutionnary (2001), dans laquelle nous la voyons à la baisse, influant ainsi sur le prix d’une œuvre qui traite s’entraîner dans un open space, vêtue du même costume et ensemble les questions du caractère spéculatif du monde conseillée par un coach, à prononcer de la manière la plus de l’art, de la marchandisation du corps de la femme, de la convaincante possible la phrase « Je suis une révolutionnaire ». valorisation de la figure de l’artiste et des variations des cours Quant aux photographies de 2007, elles rejouent les poses des matières premières. En mai 2013, lors de l’inauguration corporelles de performances célèbres des années 1960 et 1970 de l’exposition, Inventory valait 32 040,34 livres sterling. À sa (Richard Long, Bruce Nauman, Valie Export) mais déplacées création, en 2007, seulement 13 023,23 livres sterling. Est-ce dans les Émirats arabes unis, sur les chantiers de Sharjah et la cote de l’artiste qui a évolué ou la valeur du carbone et du de Dubaï, nouveaux épicentres du commerce, de l’art et du calcium ? « village global » contemporain. Avec son esthétique minimale, aux œuvres parfois Le parcours de l’exposition alterne ensuite une ténues, toujours très précises, Carey Young nous oblige à sélection d’œuvres créées entre 1998 et 2010 qui, à l’image prendre position, à une époque où la loi – l’ensemble des règles du diaporama Lines Made by Walking (2003), révèle la façon censées régir la vie en commun – est devenue pour tous une dont Carey Young se positionne dans le champ de l’art et seconde peau, non exempte d’idéologie et de faux-semblants, dans la société : elle est l’une d’entre nous – en manteau et pour l’artiste un médium artistique à part entière, le gris et attaché-case –, prise dans le flux des déplacements meilleur endroit pour « laisser le monde parler de lui-même ». ❚ et des informations mais, à partir de cette position, elle Carey Young. Laisser le monde parler de lui-même, met au jour les spécificités de notre contemporanéité, jusqu’au 15 septembre, Le Quartier – Centre d’art contemporain en s’intéressant notamment aux questions de la valeur, de Quimper, 10, esplanade François Mitterrand, 29000 Quimper, de la vérité – scientifique, historique –, du contrat et des tél. 02 98 55 55 77, www.le-quartier.net et www.careyyoung.com corse le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 32 Hugues Reip revisite le FRAC Corse Par Bernard Marcelis

Le choix du titre de l’exposition actuelle du FRAC Corse, qui peut se traduire par Aucun objet n’est innocent, pouvait difficilement mieux correspondre au propos de l’exposition mise en place par son commissaire, l’artiste Hugues Reip. Elle s’inscrit dans la programmation « Les Pléiades » qui célèbre les 30 ans des FRAC en invitant des artistes à concevoir un projet d’exposition à partir des collections de chacune de ces 23 institutions. Plongée dans une quasi obscurité aux tonalités bleutées, dues aux néons de Maurizio Nannucci qui imposent leur présence en hauteur telle une frise et qui donnent le ton et le titre de l’exposition, la longue salle du FRAC présente une ambiance mystérieuse, presque fantomatique. Vue de l’exposition « Nessun Oggetto e’ Innocente ». Présence Non sans rapport avec son propre travail, Panchounette, Excalibur, 1984 ; Mimosa Echard, Humpty Dumpty, 2012 ; Max Mohr, Petra, 2000 ; Maurizio Nannucci, Nessun oggetto e’innocente, l’intervention d’Hugues Reip, en dehors de la sélection 2000 ; Franz West, Kompliment (pouf), 2007 ; Élie Cristiani, 1993-1996, opérée sur les œuvres, a été de souligner la face cachée 2003 ; Wilfredo Prieto, Sans titre (carte du monde), 2002 ; Meredyth Sparks, Untitled (Gary Numan I), 2006. Collection FRAC Corse. des travaux en matérialisant leur ombre : « Mon propos Photo : Hugues Reip. était de "poser" les sculptures, photos ou peintures sur leurs propres ombres, que ces dernières servent de socles, de cimaises. Ma décision de figer les ombres portées des œuvres œuvres, car leur perception visuelle s’élargit et délimite dans du caoutchouc noir (...) est une façon de rendre tangible un nouveau territoire par leur emprise sur le sol. Le l’immatériel et de révéler l’existence double de celles-ci, de visiteur ne se contente pas de passer devant elles, il est "positiver leur négatif" », a-t-il déclaré dans un entretien aussi obligé de s’en écarter et donc de les regarder sous avec la directrice du lieu, Anne Alessandri. un autre angle, une autre distance. S’il réfute, à juste titre, le qualificatif de scénographie Cet effet de distanciation n’opère évidemment au profit de celui de dispositif - « ce qui m’intéressait était pas de la même façon pour les œuvres accrochées au plutôt une forme de dispositif physique qui renvoie à un mur comme les photographies (Orozco, Paradeis, Paul dispositif mental » -, Hughes Reip a plutôt élaboré un Pouvreau, Meredyth Sparks, Stephen Willats), les dessins parcours assez ouvert parmi les travaux des vingt-cinq (Boetti) ou même les vidéos (Johanna Billing, Adrien artistes sélectionnés. Ce cheminement révèle une mise Porcu). Ici, l’ombre est plus discrète, se limite et se en scène en fonction du principe fondateur de cette confond avec celle de l’épaisseur de l’encadrement ou exposition: les ombres portées par la lumière, et en de l’écran. Le jeu n’en est que plus subtil et l’attention premier lieu, bien entendu, le néon de Nannucci qui renforcée. génère sa propre ombre projetée au mur, tout en inondant Toujours en Corse, le musée d’art et d’histoire de l’espace de sa luminosité. Bastia a aussi confié le commissariat de sa première La question de l’éclairage est cruciale dans cette exposition d’art contemporain à un artiste, Alexandre exposition, car l’ombre matérialisées par le néoprène Périgot. Avec « PolkaPalace », celui-ci rend hommage à noir vient évidemment se superposer exactement à celle l’activité de la Galerie Artco d’Ajaccio, en confrontant le initialement portée par l’éclairage de chacune des œuvres. travail d’une trentaine de plasticiens (de Natacha Lesueur Il renforce la portée et la perception de certaines pièces, à et Philippe Ramette à Kippenberger) dans un véritable commencer par les sculptures et les objets qui se déploient dispositif scénographique original. ❚ sur le sol et dans l’espace comme ceux de Boris Achour, Nessun oggetto e’innocente, jusqu’au 31 août, FRAC Corse, Michel Blazy, Élie Cristiani, Mimosa Échard, Fabrice La Citadelle, 20250 Corte, tél. 04 95 46 22 18, Hyber, Didier Marcel, Présence Panchounette, les Nuages www.frac-platform.com d’Étienne Bossut, une maquette de Dan Graham, un Polkapalace, Episode 1 - récit d’une exploratrice, extincteur de Bertrand Lavier ou le canapé Kompliment de jusqu’au 4 septembre, Musée de Bastia, Place du donjon, La Citadelle, Franz West. La matérialisation de ces ombres amplifie les 20200 Bastia, tél. 04 95 31 09 12, www.musee-bastia.com Languedoc-Roussillon le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 03333 Édouard Pignon, Collioure et la femme catalane Par Sarah Hu gounenq

En 1887, Paul Signac retient de Collioure les couleurs changeantes de la mer et la silhouette si identifiable de sa forteresse. À l’été 1905, Henri Matisse et André Derain sont éblouis par la lumière méridionale qui découpe les paysages de Collioure. Quarante ans plus tard, de passage dans le port de pêche, Édouard Pignon (1905-1993) ne regarde que la femme méditerranéenne, bien loin des modèles antiques. Le peintre d’origine picarde retient de ces Catalanes la force de caractère, la puissance du labeur, la fatigue d’une vie et opère un revirement sans précédent dans son langage pictural. « Collioure agit comme un révélateur sur l’œuvre de Pignon. Elle y prend un tournant radicalement différent », souligne Joséphine Matamoros, directrice du musée d’art moderne de Collioure devant le plus grand ensemble jamais réuni de peintures réalisées ici par Pignon. « Faire émerger le travail des artistes qui sont passés à Collioure », tel est la volonté de la conservatrice qui l’an passé a exposé les recherches de Survage réalisées Édouard Pignon, Les remailleuses de Collioure, 1945, sur place dans les années 1920. huile sur toile, 53,5 x 65,5 cm. Collection Musée Antoine Vivenel, Compiègne. Photo : Hutin / musée Antoine Vivenel, Compiègne / ADAGP 2013. Édouard Pignon peint sans le savoir les derniers témoignages avant leur disparition dans les années 1950 de la Catalane emmitouflée dans son mois – une section spéciale du catalogue reproduit à voile noir. Elle est présente sur chacun de ses tableaux ce propos une quinzaine de toiles non localisées dans de 1945 et 1946. L’emprise de ces figures est telle que l’espoir de les retrouver. Ce n’est que dans la dernière rentré dans son atelier parisien après la saison estivale, salle que Joséphine Matamoros a choisi de présenter les il traduit à l’huile cette fascination tout au long de œuvres réalisées par le peintre à son arrivée à Collioure en l’année, loin de ces modèles méridionaux. De plus en 1945. En prenant sa carrière à rebours, le parcours permet plus énigmatiques, leurs de comprendre le gouffre Commissariat : Joséphine visages se métamorphosent qui sépare ses portraits Catalogue, coéd. musée d’art Matamoros, directrice des musées en masques, comme un mièvres aux couleurs vives moderne de Collioure/Somogy, d’art moderne de Céret et de 151 p., 27 euros Collioure ; Philippe Bouchet, lointain souvenir des et ses effigies catalanes historien de l’art. Demoiselles d’Avignon, peint architecturées autrement par son ami plus profondes. « Les catalanes sont comme un tremplin quarante ans auparavant. qui lui permet d’aller vers autre chose. Par exemple, la Dans les salles suivantes de l’exposition, les encres et question de la sérialité dans son œuvre émerge à ce moment- les céramiques sont encore plus saisissantes : les visages là. Les récompenses pleuvent à partir de cette période, en sont lacérés, tailladés. La ride devient une scarification particulier suite à l’exposition des “Catalanes” à la Galerie rituelle. Au regard de l’engagement communiste de de France à l’automne 1946 », commente la directrice. l’artiste, peut-être peut-on voir dans la transformation Et de poursuivre : « À Collioure, Pignon - comme tous les des marques d’une vie ouvrière un éloge au labeur ? artistes qui y sont passés - s’éloigne de son milieu parisien, L’artiste a aussi joué sur l’intensité des regards et la de ses galeristes, des critiques... Il est confronté à lui-même. monumentalité des femmes ravaudant les filets de pêche. Il pouvait donc faire sortir ce qu’il avait dans les tripes ! ». ❚ Le point d’orgue de l’exposition est sans nul doute la Édouard Pignon, femmes en méditerranée : CAtalanes série magistrale de trois pleureuses, dispersées à travers à Collioure, Été 1945-1946, jusqu’au 13 octobre, musée le monde et réunies ici pour la première fois. Avec l’aide d’art moderne de Collioure, Villa Pams, route de Port-Vendres, d’un appel à témoin lancé par le musée, l’une d’elle, 66190 Collioure, tél. 04 68 82 10 19, considérée comme perdue, est réapparue il y a quelques www.collioure.net/museedartmoderne Languedoc-Roussillon le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 34 Le Carré d’art fête ses 20 ans à Nîmes Par Roxana Azimi

Difficile de jauger d’un musée qui fête ses 20 ans, mais dont la gestation a commencé dix ans plus tôt. En parcourant les salles aux proportions humaines du Carré d’art à Nîmes, on se dit que si c’était à refaire, le bâtiment serait tout autre aujourd’hui. L’usage d’un sol en carreaux de marbre extrêmement fragiles, dont le remplacement coûte à chaque fois 1 000 euros, n’était pas la solution la plus artistiquement et économiquement appropriée à un lieu d’art contemporain. Les salles mêmes ont été davantage pensées pour de la peinture, voire de l’art minimal, que pour du volume, d’une mise en lumière difficile avec des systèmes devenus obsolètes. « Il faudrait changer Vue de l’exposition « Moving. Norman Foster on Art », au Carré d’art, l’éclairage qui a beaucoup évolué en vingt-cinq ans, mais cela à Nîmes. Photo : D. R. vaut pour tous les musées. C’est inévitable », estime pour sa part l’architecte du lieu, le Britannique Norman Foster. décharge d’Andreas Gursky et une compression de voiture Pour marquer l’anniversaire du Carré d’art, celui-ci a réuni de César. À cette matérialité s’opposent les fines résilles 150 œuvres, dont moins d’une dizaine issues des collections dessinées dans l’espace par une petite araignée, utopie du musée, sous le libellé « Moving ». Un titre idoine pour frêle et poétique de Tomás Saraceno. Après cette gravité à un homme amoureux de la vitesse – une Citroën DS a fleur de peau, place à l’étage au minimalisme le plus raide même failli figurer dans l’exposition. L’entrée en matière et à une abstraction élégante, limite bon chic bon genre. est inévitablement futuriste, Dans ce parcours sans faute de goût, inutile de chercher Mon approche a avec une impressionnante le pas de côté ou l’irrégularité. Encore moins des œuvres été très simple, j’ai sculpture d’Umberto qui fâchent. Même la vidéo 4 000 shots du Brésilien choisi les œuvres Boccioni, morceau de Jonathas de Andrade, évocatrice des disparus argentins, qui me touchent, choix prêté par l’architecte a été choisie moins pour son injonction mémorielle que comme si je les collectionneur. Aux pièces pour son rythme syncopé. Si l’ensemble est des plus lisses, accrochais chez déjà bien balisées de Henry le final, lui, surprend avec cette salle barrée d’un mur moi. Je ne me Moore et Giacometti, on épais, offrant deux voies contradictoires, celle figurative prétends par érudit préférera les stèles de Hans avec deux toiles de Michael Andrews et David Hockney ou historien, je Josephsohn, hypnotiques prêtées par la Tate à Londres, et celle contemplative avec la fonctionne de façon formes archaïques qui veine crépusculaire de Mark Rothko et la suite d’aquarelles intuitive quand je toisent silencieusement les de Turner. La présence du Swinging London d’Andrews sens des résonances visiteurs. « Mon approche surprend d’autant plus qu’elle porte en toile de fond une a été très simple, j’ai choisi architecture baroque à la Gehry, très éloignée de la griffe les œuvres qui me touchent, de Foster. « La conclusion figurative serait presque le début comme si je les accrochais chez moi, précise l’architecte. Je d’une autre exposition », confie Norman Foster. L’architecte ne me prétends par érudit ou historien, je fonctionne de façon aurait-il pris goût à l’exercice ? ❚ intuitive quand je sens des résonances ». L’accrochage repose Moving, Norman Foster on Art, jusqu’au 15 septembre, de fait sur des rapprochements formels, atmosphériques, Carré d’Art-Musée d’art contemporain. Place de la Maison Carrée. parfois littéraux comme la proximité entre une photo de 30000 Nîmes, tél. 04 66 76 35 70, http://carreartmusee.nimes.fr Languedoc-Roussillon le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 35 Des interstices à perte de vue Par Julie Portier

Entre une époustouflante exposition personnelle d’Olivier Mosset (ceux qui l’ont ratée au printemps se consoleront avec le petit catalogue) et une rétrospective très attendue de Raphaël Zarka cet automne, il y a toujours une bonne raison de faire escale à Sérignan. Le musée d’art contemporain du Languedoc-Roussillon a beau attendre l’extension prochaine de son bâtiment, il a tout d’une grande institution, la preuve encore avec l’exposition d’été imaginée par sa directrice Hélène Audiffren sous un titre évocateur : « Entre-deux ». Ce pourrait désigner le lieu de l’expérience esthétique – entre deux baignades en l’occurrence – dans cet interstice spatio-temporel ménagé par l’œuvre d’art, ce territoire instable, abstrait, précaire, désert ou incertain, bref, l’endroit propice pour enfin prendre la responsabilité de penser hors du cadre, faire Tatiana Trouvé, Sans titre, 2013, technique mixte, dimensions variables. un « pas de côté ». Le parcours réunit des œuvres récentes Courtesy : Galerie Perrotin, Hongkong et Paris. Production MRAC-LR, Sérignan. Photographie : J.-P. Planchon. de Tatiana Trouvé, Farah Atassi et d’Alexandra Leykauf aux côtés de figures de l’art minimal et conceptuel, Dan Graham, Gordon Matta-Clark et Peter Downsbrough, entre la ligne, le point et le plan se développent comme le titre pouvant aussi suggérer cet écart générationnel des mauvaises herbes les récits et le travail de la matière, où observer les formes d’héritage. Downsbrough, en témoignent l’épaisseur de la peinture chez Atassi et les quelque peu délaissé par l’histoire de l’art, fera l’objet moulages d’une stupéfiante dextérité chez Trouvé (entre d’une importante rétrospective au printemps prochain autre, un matelas en béton et un sac plastique en bronze à Sérignan. En attendant, dans Sans titre, 2013). Le dispositif minimal ou le geste Les deux artistes ont son œuvre occupe le vaste conceptuel – emblématisé par le fameux film Splitting où aussi en commun hall d’entrée du musée Gordon Matta-Clark découpe une maison en deux pour d’intégrer des où le geste minimal littéralement ouvrir une autre réalité – semblent donc citations formelles semble écarter les murs, infuser des pratiques recentrées sur la fabrication d’objets du modernisme donnant son préambule à ou l’aménagement d’un nouveau rapport sensible entre (lignes épurées ou l’exposition. Les segments l’œuvre et le regardeur. Dans la grande salle de l’étage, matériaux brutes) noirs (degré 0 de la remarquablement scénographiée, les barres verticales de qui apparaissent peinture) ou les barres de Downsbrough semblent même s’être téléportées dans comme des témoins fer (degré 0 de la sculpture) les intérieurs d’Atassi, qui viennent par effet d’optique archéologiques dans redéfinissent l’espace hanter le Triangle Pavilion (1987) de Dan Graham. des scénarii aux airs tandis que les locutions L’exposition s’achève avec l’œuvre remarquable et encore post-apocalyptiques monosyllabiques (« but », peu connue en France d’Alexandra Leykauf qui prend plus « as », « and ») isolées au ouvertement ses sources dans l’histoire de l’art moderne, sol ou sectionnées au mur ou plutôt son imagerie. Ces photographies documentaires, matérialisent d’inconcevables ellipses. Au sous-sol, les reproductions de reproductions, recouvrent une aura dans dispositifs créés par Tatiana Trouvé pour l’exposition des dispositifs spectaculaires archaïques : contrecollées s’accordent très justement avec les toiles de Farah Atassi. sur des paravents monumentaux faits de simples planches Les deux univers plastiques ouvrent, l’un au moyen de d’aggloméré ou animées grâce à un tourne disque dans les la peinture et l’autre de la sculpture, des espaces à la films 16 mm (théâtre minimum et cinéma minimum). Il fois familiers et inquiétants, des paysages domestiques ne faudrait pas voir cette résurrection des images témoins disloqués qui impliquent physiquement le regardeur d’utopies perdues comme le signe d’un fétichisme mais tout en le tenant à distance, par une perspective louche plutôt comme une forme productive d’hommage, où le ou un rapport d’échelle suspect. Les deux artistes ont regard, dans un court-circuit temporel, retrouve un peu aussi en commun d’intégrer des citations formelles du d’innocence. ❚ modernisme (lignes épurées ou matériaux brutes) qui Entre-deux, jusqu’au 3 novembre, Musée d’art contemporain apparaissent comme des témoins archéologiques dans Languedoc-Roussillon, 146, avenue de la plage, 34410 Sérignan, des scénarii aux airs post-apocalyptiques. En somme, http://mrac.languedocroussillon.fr Languedoc-Roussillon le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 36 L’œil décalé des Nahmad à Sète Par Sarah Hu gounenq

La tradition de discrétion de la famille Nahmad est en train de se fissurer. Réunie depuis 60 ans, leur collection jusque-là invisible (ou presque) s’expose en même temps à et à Sète. Alors que le Rocher porte un coup de projecteur sur le cœur de leur ensemble, les œuvres de Pablo Picasso, le musée Paul Valéry propose une sélection de toiles du XIXe siècle. « La collection Nahmad ferait pâlir n’importe quel musée, non seulement par sa qualité mais aussi parce qu’elle a été constituée avec une préoccupation d’historien de l’art. Leur approche de l’histoire de l’art est exhaustive : chaque mouvement, chaque courant doit être représenté. Ils auraient pu choisir une carrière dans un musée ! », analyse Maïthé Vallès-Bled, la commissaire de l’exposition sétoise. Pour mieux rendre compte de cette approche encyclopédique, le parcours a opté pour un déroulé chronologique assez convenu. Sur le modèle des présentations permanentes des musées des beaux-arts, l’accrochage et ses cartels explicatifs se veulent très pédagogiques, même si les œuvres ne peuvent pas toujours porter un discours général sur l’histoire de l’art. Un bel ensemble de Camille Corot, dont l’intrigante Source, et de peintres réalistes parmi lesquels Gustave Courbet ou Jean-François Millet, Pierre Bonnard, La Toilette : Mme Fabre, 1891, huile sur toile, 74 x 66 cm. précède la naissance de l’impressionnisme où Eugène Collection David et Ezra Nahmad. Boudin trône en maître. Claude Monet est évoqué par une vue vénitienne fantasmagorique. L’exposition comprend Loin d’une logique de musée, l’ensemble de cette famille aussi une importante série d’œuvres d’Alfred Sisley, un nu d’origine libanaise trahit un goût pour l’insolite. Les toiles voluptueux au pastel d’Edgar Degas ou des toiles d’Auguste choisies par les Nahmad sont souvent originales dans la Renoir datant de la fin de sa vie. Le parcours présente aussi production des artistes. La toilette : Mme Fabre (1891) des tableaux des nabis, des symbolistes ou des peintres de figure un rare portrait confidentiel et intime réalisé par Pont-Aven... « Si le choix des œuvres n’a pas toujours été facile, Henri de Toulouse-Lautrec. j’ai tenu à conserver l’identité de la collection et ses proportions. La vaporeuse Liseuse, une Catalogue, éd. Au fil du Temps, Les toiles de Sisley sont par exemple plus nombreuses que femme plongée dans 320 p., 38 euros celles de Monet. Il me fallait l’ombre, enfoncée dans un Commissariat : Maïthé aussi essayer de transmettre large fauteuil traité à la limite de l’abstraction, détonne Vallès-Bled, directrice du musée ce qu’est une collection et les dans la production d’Auguste Renoir. Ce sont bien ces choix Paul Valéry, Sète. choix qui la sous-tendent », décalés et non une volonté universaliste qui caractérisent poursuit la commissaire. cette collection hors-norme riche de plusieurs milliers De qualité inégale – l’ensemble de Gustave Moreau d’œuvres. ❚ déçoit, alors que la collection de nabis recèle des bijoux, Collection David et Ezra Nahmad, impressionnisme comme Chez la brodeuse de Pierre Bonnard, petite toile et audaces XIXe siècle, jusqu’au 27 octobre, musée Paul Valéry, savoureuse -, le parcours oublie de mettre l’accent sur 148 rue François Desnoyer, 34200 Sète, tél. 04 99 04 76 16, la passion et la vision des deux frères collectionneurs. www.museepaulvalery-sete.fr Languedoc-Roussillon le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 37 Le cauchemar climatisé Par Julie Portier

Installer le pays des merveilles dans un gigantesque frigo, Pierre Ardouvin pouvait- il rêver meilleur programme ? Au CRAC Languedoc-Roussillon à Sète, son œuvre se déploie avec une rare cohérence, où la puissance sensorielle de ses dispositifs trouve de la hauteur sous plafond, et sa poétique subtile – dans un alliage précieux de tendresse, d’humour et de cruauté – est aussi efficace qu’une douche écossaise. Dans le grand espace, se révèle une œuvre à longue portée, dont la ligne de front est clairement sociopolitique. Chez Ardouvin, les paradis perdus et les fantasmes de gloire les plus communs prennent Pierre Ardouvin, La roue de la fortune, 2013, vue de l’exposition au CRAC forme dans autant d’épiphanies réversibles, pour exposer Languedoc-Roussillon à Sète. Photo : Florent Gardin, CRAC-LR. crûment l’enfermement volontaire, où tout ce qui est moelleux et qui brille n’est que le symptôme névrotique donner un vertige métaphysique, c’est dire comme nous d’une société effrayée. La thérapie comportementale repose sommes à l’affût de tels échappatoires. La disproportion sur la décision du sujet devant la situation émotionnelle : du décor est souvent égale à l’absurdité de la scène dont les larmes ou le rire, la mélancolie ou l’indignation. Ainsi nous sommes les acteurs volontaires en s’identifiant ici à l’exposition commence-t-elle par un choix, comme dans un renard empaillé. Le basculement dans la tragicomédie, les contes de Grimm et dans la vie d’adulte : à droite la c’est-à-dire le retour à un état de conscience, serait plutôt roue de la fortune, à gauche le rideau de scène et, en un glissement qui survient bouche bée, fesses posées et guise de signalétique, un des troublant Écrans de veille. œil hagard, et dont l’effet secondaire est l’autodérision. Ces grands tableaux recouverts d’un épais vernis pailleté Ainsi, devant le spectacle fascinant et débile de Marcel sont des assemblages de deux images au charme décati (2007) : imitant l’enseigne de concessionnaire, le prénom (le plus souvent des cartes postales agrandies), parfois – couleur locale – du maître sacré de l’avant-garde tourne raccordées par un coup de pinceau, pour que prenne sur un podium qui joue en sourdine Mourir sur scène la greffe du cauchemar sur le rêve. Le titre de la série de Dalida. Mais à l’usure, le séduisant manège apparaît évoque le spectacle clinquant de l’oisiveté sur l’écran comme l’emblème ridicule de la starification de soi-même, d’ordinateur, mais réfère aussi à l’état de conscience ou le tombeau de toute intelligence subversive à l’ère du recherché par les Surréalistes – la parenté se retrouve dans marchandising total. Plus loin, la Roue de la fortune nous le collage de réalités étrangères, à l’interstice desquelles appâte au son perfide d’une scie musicale. C’est une table rode l’ombre monstrueuse du refoulement. Enfin, ces tournante recouverte d’une nappe en patchwork au motif rêveries à la surface gluante ne sont-elles pas des mises en du célèbre jeu télévisé, encerclée de chaises de jardin garde contre l’apathie contemplative, qui ne verrait pas premier prix. Quel est ce rituel passif, issu de l’inceste venir la catastrophe atomique dans la station balnéaire, entre le barbecue de voisinage, la séance de spiritisme et l’apocalypse sous le gazon impeccable des pavillons la roulette russe ? Le disque rayé converti encore une fois Bouygues ? la scène burlesque en allégorie glauque de la condition Le génie des dispositifs d’Ardouvin se passe d’attirail humaine, où le rêve d’une vie meilleure est définitivement dramatique ; dans leur monumentalité, ils excellent par confisqué par l’industrie de l’aliénation. À « trois », vous l’économie de moyens, c’est là leur force critique : quelques vous réveillez ! Un, deux… ❚ paillettes sur un rideau (certes, de 7 mètres de haut), Pierre Ardouvin, Helpless, jusqu’au 22 septembre, Centre un renard empaillé sous un projecteur et le titre d’une régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon, 26, quai Aspirant chanson folk (Helpless) suffisent à faire briller les yeux et Herber, 34200 Sète, http://crac.languedocroussillon.fr lorraine le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 38 À Metz, les artistes prennent de la hauteur Par Roxana Azimi

Prendre de la hauteur, toucher du doigt le sublime. Tel était le rêve des premiers passagers des montgolfières. C’est aussi sur cet émerveillement que s’ouvre l’exposition « Vues d’en haut », conçue par Angela Lampe au Centre Pompidou- Metz. Les basculements d’échelles et de perspectives qu’offrent les vues aériennes dès le milieu du XIXe siècle ont d’emblée séduit les artistes. Fort de ces photos, le regard pivote de l’horizontale à la verticale. Le rapport d’analogie entre les clichés aériens et l’art des impressionnistes n’est pas forcément probant dans le choix des œuvres de Caillebotte ou de Monet, dont l’élévation de l’angle de vue n’est pas spectaculaire. Il l’est davantage dans la représentation en surplomb de la tour Eiffel par Robert Delaunay, littéralement inspirée d’une photographie existante. Ponctuée de petits chefs-d’œuvre photographiques et filmiques, comme l’impressionnant travelling du cinéaste Ernie Gehr ou les étranges photographies d’Umbo, la démonstration assure toujours la jointure entre le document et sa traduction artistique. Elle instaure une intelligente causalité entre un tableau de Piet Mondrian et un film de 1916, Pour la victoire pour les armes, où des carrés flottants illustrent les déplacements de troupes. Si la présence de petits clichés en hauteur pris par Picasso n’était guère Robert Delaunay, Tour Eiffel et Jardin du Champs de Mars, 1922, huile sur nécessaire pour surligner l’influence de l’aviation sur les toile, 178,1 × 170,4 cm. © Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, The Joseph H. Hirshhorn Bequest, 1981. perspectives cubistes, les photos de revues russes se révèlent Photo : Lee Stalsworth. éclairantes pour le volant suprématiste. La griserie utopique et esthétique des avant-gardes sera toutefois de courte durée. À l’enchantement premier, contemporain s’effiloche progressivement, multipliant aux fantasmes d’André Devambez d’une noce dans les airs, d’inutiles et ornementales vues aériennes de Yann Arthus- aux fantasques acrobaties aériennes des Ziegfeld Follies se Bertrand au lieu de culminer avec le très beau film de Mark substitue le revers noir du progrès technique. La ville mute, Lewis, qui n’avait guère besoin de colifichet. Les photos réalisées se désincarne comme dans la succession de lotissements par le biais de Google Earth auraient pu tout autant figurer dans photographiés par Ed Ruscha. Une réalité sèche et fragmentée la section dédiée au land art ou mieux encore, dans celle sur escamote l’illusion panoramique. La vue plongeante n’induit la surveillance. Sérieuse, rigoureuse, l’exposition manque au plus de distance onirique, ironique ou objective. Elle devient final d’une certaine folie pour prendre véritablement son démiurgique, souveraine, autoritaire. Un renversement envol. Elle aurait gagné à décoller de ses bordures esthétiques. habilement illustré par les caméras de surveillance capturées Une seule peinture aborigène, accrochée sans transition à côté par Frank Thiel. L’homme se miniaturise en bactérie dans les d’un Maurice Estève, ou un petit mur de dessins « bruts » foules de Michal Rovner. Il est invisible dans la planimétrie de du cantonnier Marcel Storr, tombant comme un cheveu sur l’armée américaine photographiant Hiroshima avant et après la soupe en face d’un Michel François, ne suffisent pas. Le le lancement de la bombe nucléaire. Si Edward Steichen, qui parcours aurait pu aussi s’abstraire de sa gaine chronologique avait dirigé les opérations de photographie aérienne des forces en convoquant d’emblée des « vues d’en haut » fictives ou américaines en France durant la Grande Guerre, avait fait mythiques, comme la Tour de Babel de Brueghel. On pourra glisser presque par malentendu l’image militaire dans le champ se consoler de ces manques, dus parfois au coût des prêts, en esthétique, celle-ci regagne sa fonction initiale : recenser, lisant l’article érudit de Christoph Asendorf dans le catalogue surveiller et, a fortiori, punir. de l’exposition. ❚ Bien emmanché avec un beau dialogue entre un grand Vues d’en haut, jusqu’au 7 octobre, Centre Pompidou-Metz, Sam Francis et un petit dripping de Jackson Pollock - et oui, 1, parvis des Droits de l’Homme, 57020 Metz, tél. 03 87 15 39 39, les collections publiques n’ont guère plus grand ! -, le volet www.centrepompidou-metz.fr Lorraine le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 39 Nancy, capitale de la Renaissance Par Sarah Hu gounenq

Après avoir mis à l’honneur successivement l’Art nouveau en 1999, le siècle des Lumières en 2005, le design autour de la figure de Jean Prouvé l’an passé, Nancy consacre l’année 2013 à la Renaissance. Le festival « Nancy Renaissance 2013 » propose autour de Nancy, en Lorraine, et jusqu’au 4 août, une programmation éclectique mêlant patrimoine et art contemporain, culture artistique et scientifique. Placé sous le patronage de Claudie Haigneré, présidente d’Universcience, le festival entend aborder dans son ensemble la période florissante du XVIe siècle, et met l’accent sur la révolution scientifique que connut cette époque (expositions autour des « machines » de Léonard de Vinci au musée de l’histoire du fer du domaine de Montaigu, jusqu’au 5 janvier 2014, ou sur l’horticulture dans les jardins botaniques, jusqu’au 22 septembre). « Les nouvelles perspectives lancées par les avancées techniques à la Renaissance nous permettent de nous projeter dans un avenir à redéfinir », explique Claudie Haigneré. En effet, le second axe du festival est celui du lien tissé entre passé, présent et avenir grâce à la contribution de nombreux artistes contemporains.

L’objectif de ces grandes années culturelles est à terme de proposer la candidature de la ville au label « capitale européenne de la culture », confie Denis Schaming, chef de la mission « Nancy Renaissance ». « Nous nous efforçons de faire de Nancy une destination touristique et non seulement un lieu de passage comme elle l’est à l’heure actuelle ». « En créant pour la première fois un réseau lorrain culturel autour d’un sujet commun, la Renaissance, l’objectif est de créer de l’unité en Lorraine, explique pour sa part le maire de Nancy, André Rossinot. Pour ce faire, il fallait que quelque chose reste de ce grand événement : nous misons sur une politique durable La porterie du Palais Ducal (détail). © Musée Lorrain, Nancy / Ville d’urbanisme qui marquera la ville avec le plan de révision du de Nancy. Photo : C. Cossin. secteur sauvegardé ». En effet, le vaste chantier patrimonial entrepris depuis 2005 trouve aujourd’hui son point d’orgue projecteur ponctuels sur la ville. Ils touchent tous les secteurs de la dans le lancement du festival sous la coupole de la chapelle des vie municipale, de l’éducation à l’urbanisme », se félicite Michel Cordeliers du Palais des Ducs de Lorraine. Ce dernier abrite le Maigret, qui a dirigé les précédents festivals. musée lorrain, dont l’ensemble du bâti vient d’être restauré. Il Déjà attelé à la préparation de la prochaine année attend le lancement du concours international d’architecture culturelle autour du thème des arts décoratifs, Denis Schaming pour la modernisation de son aménagement intérieur et de sa entend donner plus d’ampleur encore à l’événement. « Cette muséographie. Si aujourd’hui les regards se tournent vers ce année, pour la première fois, nous sommes sortis des limites monument de la Renaissance, la municipalité avait entamé strictes de la ville et avons travaillé en collaboration avec la en 2005, à l’occasion des festivités sur le XVIIIe siècle, une communauté urbaine de Nancy. Un thème comme les arts vaste opération de restauration de la place Stanislas. L’année décoratifs peut nous permettre de travailler encore plus largement « Art nouveau » avait pour sa part permis de jeter les bases avec nos voisins européens. Un projet transfrontalier serait d’un projet de rapprochements des écoles supérieures et ambitieux et fondateur », estime-t-il. ❚ universités de la ville au sein de la structure « Artem ». « Ces Nancy Renaissance, jusqu’au 4 août, divers lieux à Nancy et en grandes manifestations ne sont pas conçues comme des coups de Lorraine, www.renaissancenancy2013.com Lorraine le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 40 À Nancy, le maniérisme de belle manière Par Sarah Hu gounenq

Souvent qualifié de « lente agonie », le maniérisme tardif n’a jamais eu les faveurs des historiens de l’art français. Le territoire inclassable qu’est la Lorraine, carrefour des influences italiennes, nordiques et germaniques, constitue même dans ce domaine un désert scientifique. Pour tenter de redonner ses lettres de noblesse à cette période de transition comprise entre 1570 et 1610, le festival « Nancy Renaissance 2013 » lui consacre deux expositions aux approches radicalement différentes. La première, « L’automne de la Renaissance », au musée des beaux-arts de Nancy, cherche à remettre en contexte les productions Dirk de Quade Van Ravesteyn, Vénus endormie, Dijon, lorraines de ces décennies dans une Europe artistiquement musée des beaux-arts. © Dijon, musée des beaux-arts. Photo : François Jay. florissante. En posant sur les œuvres un regard issu de la tradition historiographique moderne, l’institution mal compris. Je voulais le replacer dans un contexte plus large prend le contre-pied de l’accrochage du musée Lorrain, qui insiste sur la multiplicité de ses sources d’inspiration, entre qui s’intéresse à la Renaissance en Lorraine vue par ses le Saint-Empire romain germanique et l’École de Fontainebleau. contemporains. « Nous voulions faire parler les objets Par cette figure, c’est l’originalité et l’audace de l’art lorrain à du XVIe siècle et ne pas nous arrêter à leur simple aspect la Renaissance que nous mettons en avant », explique Flore esthétique », explique Michel Maigret, en charge de Collette, commissaire de l’exposition « L’Automne de la la programmation du festival, qui est intervenu plus Renaissance ». Après avoir exposé des clefs de lecture de spécifiquement sur le montage de l’exposition « La ville la Renaissance en présentant des grands maîtres (Raphaël, révélée » [au Palais du gouvernement à Nancy]. Michel-Ange ou Dürer), le parcours présente les œuvres Au musée Lorrain, le parcours s’ouvre sur des cartes, les plus hardies. Dans une gravure de Bellange, un globes et traités sur la perspective d’auteurs lorrains de personnage de dos à la silhouette étirée semble tout droit l’époque donnant une idée de la représentation qu’un sorti d’une scène galante d’Antoine Watteau, deux siècles homme du XVIe siècle pouvait se faire du monde. Sont plus tard. Plus loin, un autoportrait d’Annibal Carrache ensuite présentés, toujours dans une approche purement provenant des Offices à Florence ne choquerait pas dans objective, des témoins de la richesse matérielle et une exposition sur l’art du XIXe siècle. Ce tableau était économique de la région, de l’ancrage du catholicisme pourtant une commande de la famille Médicis... Dans dans la société lorraine, avec la présentation du très beau la dernière section consacrée à la peinture d’histoire, la retable de la Passion du Christ sorti des réserves pour Vénus endormie de Dirk de Quade Van Ravesteyn offre l’occasion, ou de la puissance du duché, avec des exemples sans retenue son corps nu dans une toile dont l’intense prestigieux de la production princière. Dans une logique sensualité ne se retrouvera pas avant la Maja desnuda de de confrontations, la connaissance du corps humain à Francisco Goya y Lucientes. Aussi, tant du point de vue l’époque est abordée via la mise en parallèle d’écorchés esthétique que scientifique, la Renaissance en Lorraine de Ligier Richier, natif de la Meuse, et de sa très belle brille ici par sa richesse et sa modernité. ❚ Pâmoison de la Vierge monoxyle de l’abbatiale de Saint- L’automne de la Renaissance, d’Archimboldo Mihiel (Meuse). au Caravage, jusqu’au 4 août, musée des beaux-arts de Nancy, À cette approche très rationnelle s’oppose la 3, place Stanislas, 54000 Nancy, tél. 03 83 85 30 72, www.mban.nancy.fr perspective beaucoup plus esthétique du musée des beaux- Catalogue, éd. Somogy, 400 p., 39 euros arts. « Le fil rouge de l’accrochage est la figure de Jacques Commissariat : Flore Collette, conservatrice au musée Bellange [1575-1616], qui travailla au service de la maison des beaux-arts de Nancy ducale. Longtemps comparé par les historiens modernes aux Un nouveau monde, naissance de la Lorraine moderne, figures d’avant-garde de sa période, comme Caravage, il fut jusqu’au 4 août, musée lorrain, 64, Grande Rue, 54000 Nancy Nord-Pas-de-Calais le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 41 Le maniérisme en Flandre en questions Par Sarah Hu gounenq

Peut-on parler de « maniérisme » dans l’art flamand ? En intitulant son exposition « Splendeurs du maniérisme en Flandre », le musée de Cassel (Nord) semble y répondre favorablement. Mais rien n’est moins sûr. « Les historiens d’art ont plaqué la terminologie de l’histoire de l’art italienne aux écoles du Nord, explique Sandrine Vézilier-Dussart, directrice du musée. On se rend compte que ces grands découpages ne correspondent pas forcément aux spécificités du Nord : on ne peut pas dire qu’artistiquement il y ait eu une Renaissance en Flandre. En Italie, on constate une rupture forte entre les XVe et XVIe siècles, alors même qu’ici on retrouve une véritable continuité avec les primitifs. Je pense que l’on s’est trop attaché à la figure de Brughel l’Ancien pour le XVIe siècle et que l’on a oublié de regarder ce qui se faisait autour, ce que j’ai voulu montrer dans cette exposition. C’est là que l’on se rend compte que le XVIe siècle Commissariat : Sandrine flamand est une période Vézilier-Dussart, directrice du musée de Flandre, Cassel inclassable, bouillonnante, prolixe qu’il a fallu regrouper sous un même vocable. On a donc opté par facilité pour le terme “maniérisme”, mais il faudrait peut-être trouver un autre nom ». L’objectif est sans détour : remettre les choses à plat et interroger la notion même de maniérisme en Flandre. Certes, tout comme dans le maniérisme italien, on retrouve dans le Nord cette préciosité des décors, ces distorsions des personnages et ces mouvements affectés, comme dans ce Saint Loi dans son atelier (anonyme) au Maître de 1537 (actif à Mechelen ? entre 1520 et 1570), Portrait de fou corps désarticulé. Mais la proximité est moins évidente regardant à travers ses doigts, huile sur bois, 48,4 x 39,6 cm. Cassel, musée départemental de Flandre. © Jacques Quecq d’Henripret. en ce qui concerne les paysages. La fusion des éléments (lac, ciel, roche, plaine) dont témoigne à merveille la campagne givrée monochrome de Gillis Mostaert (Paysage Un travail important a été mené pour identifier d’hiver avec l’Adoration des ces peintres. Comme ce « maître de 1537 », nombreuses Catalogue, sous la direction Rois), illustre une réflexion sont les mains anonymes dans ce parcours qui réunit de Sandrine Vézilier-Dussart, métaphysique sur la nature, à 80 % des panneaux sur bois issus de collections éd. Snoeck, 260 p., 39 euros loin d’un esprit grivois que privées européennes. « Nous avons tenté de faire des l’on associe d’ordinaire aux rapprochements, des parallèles tant dans la dénomination de écoles du Nord. La pluralité des styles et des expressions groupes que dans l’accrochage. J’espère que cette exposition constitue une autre difficulté pour l’étude de la peinture incitera de jeunes universitaires à faire des recherches sur de ce siècle. Côte à côte, deux scènes de Déluge résument à cette période. On s’est trop peu penché sur cette peinture ; elles seules l’étendue des influences des peintres flamands. tout est encore à découvrir ! », estime la commissaire, D’un côté, Matthijs Cock dépeint cette scène chaotique devant sa dernière acquisition, une Sainte Trinité de Pieter dans la plus pure tradition nordique, insistant sur les Coecke d’Alost, jusque-là inconnue, dont l’analyse fine a anecdotes et les détails. De l’autre, le maître de 1537 permis de préciser la méthode d’élaboration des peintures produit un épisode eschatologique emprunt d’influences « en série » à l’époque. ❚ italienne avec ces corps musculeux, germanique pour Splendeurs du maniérisme en Flandre, 1500-1575, les visages, et flamande pour le paysage en perspective jusqu’au 29 septembre, musée de Flandre de Cassel, 26 Grand Place, atmosphérique. 59670 Cassel, tél. 03 59 73 45 60, http://museedeflandre.cg59.fr Nord-Pas-de-Calais le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 42 L’objet retrouve sa charge poétique à Dunkerque Par Roxana Azimi

Pendant que Marseille butine de l’infiniment petit de la poursuit son grand raout de boîte à vis, merveilleuse sculpture capitale européenne de la culture, de poche de Joseph Cornell, à la Dunkerque orchestre sa propre grande vitrine d’épices de Dieter « capitale régionale de la culture ». Roth questionnant sa propre Derrière les roulements de tambour dégradation, en passant par la politiques propres à ce type légèreté séraphique de Rebecca d’opérations, reste d’indéniables Horn. Place aux « Fétiches et réussites, comme l’exposition totems » avec des objets à réaction, « Poétiques d’objet » au Lieu d’Art « Objet de mon affection » de Man et Action contemporaine (LAAC) Ray, objet à dysfonctionnement de Dunkerque. Il faut passer outre symbolique de Jean-Jacques Lebel, l’esthétique du site pavé de carreaux âpres objets de prémonition hérissés blancs rappelant les centres de pics de Daniel Pommereulle. De commerciaux des années 1980. ces pièces agressives à l’impossible Étrangement, cette architecture préhension aux « objets circulaire, théoriquement impropre subjectifs » de Francis Ponge aux accrochages, sied à cet destinés à « panser et penser », il événement construit de manière n’est qu’un pas. Rien de mieux ouverte. Celui-ci offre une plongée que l’humour pour « panser ». Il ludique et savante dans l’histoire de se colore d’un noir grinçant chez l’objet manufacturé en explorant Ben ou Erik Dietman, est tordant les usages qu’en font les artistes George Brecht, Chair event 3 [1968], 1986, chaise, moulin chez Présence Panchounette avec depuis les années 1960. Quand à café rempli de grains de Poivre, L’odeur est une forme qui ne se 86 x 37,5 x 45 cm, musée d’art contemporain, Lyon. une exposition se place comme © ADAGP, Paris 2013. voit pas, croûte représentant un ici sous les auspices de Francis bouquet surplombé d’un diffuseur Ponge, auteur du texte L’objet c’est de senteur. Poétique, l’objet n’en la poétique, elle ne peut qu’être fluide et enchanteresse. est pas moins politique, avec le porte-manteau de François Quand elle prend les Events de George Brecht comme Curlet, terminé de mousses de micros, aussi muet et passif leitmotiv scandant les six séquences de l’accrochage, on la que son titre : Abstentionnistes. Il se fait mordant avec devine récréative. les pilules de Dana Wyse qui brocardent notre volonté Pour Marion Daniel, commissaire de l’événement, d’efficacité et de réussite, en garantissant l’hétérosexualité les objets sont « des lieux de pensée, lieux pour la pensée », de notre enfant ou en nous assurant d’être une mère ce que Ponge appelait les objets d’affection, « les points parfaite. Poétique et politique font bon ménage dans cette d’amarrage » ou, selon Lacan, le lieu d’une quête. Plutôt œuvre de Wolf Vostell, où au lâcher de bombes se substitue que jouer d’un parcours platement chronologique, la une pluie de rouges à lèvres. Le gag, la performance, le jeu commissaire a opté pour des chapitres plurivoques, si de piste et le rébus sont les armes des artistes Fluxus qui ce n’est équivoques, en abordant les différents modes refusent conventions et marchandisation. L’objet n’est pas d’emprise des artistes avec le réel et, en filigrane, la frontière défiant, mais activateur de pensée. « Tout est possible », poreuse entre objet et objet d’art. Le monde apparaît oppose la galaxie Fluxus aux logiques monolithiques, même comme peuplé à foisons d’objets hétérogènes agencés par si aujourd’hui le visiteur n’est guère autorisé à s’asseoir sur Schwitters ou Dieter Roth, d’objets métaphoriques comme les chaises de Brecht. Tout est ouvert. Tout en revanche le cageot de Franck Scurti et la précieuse cagette en bois n’est pas toujours clair, et on pourra regretter l’absence de marqueté de François Curlet, évoquant Ponge, qui, dans Le cartels explicitant le propos de chaque salle. Ce manque Parti pris des choses, considérait le cageot - « à mi-chemin didactique est compensé par le catalogue de l’exposition, de la cage au cachot » - comme « des plus sympathiques ». sérieux, documenté et surtout vif. ❚ Autant d’objets que de battements de paupières répond la Poétique d’objets, jusqu’au 15 septembre, LAAC, Pont Lucien Lefol, suite marquée par l’enchantement surréaliste. Le visiteur 59140 Dunkerque, tél. 03 28 29 56 00, www.ville-dunkerque.fr Nord-Pas-de-Calais le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 43 La collection Pinault change d’air à Dunkerque Par Roxana Azimi

On recommande souvent de changer d’air. Ce conseil vaut aussi pour les œuvres. Il est bénéfique pour celles de la collection de François Pinault de changer d’ambiance, d’être dépaysées au contact d’autres pièces et surtout d’autres artistes. En mixant une poignée de spécimens iconiques du milliardaire breton avec les riches collections nordistes aussi bien d’art ancien et contemporain, l’exposition « L’art à l’épreuve du monde » organisée par Jean-Jacques Aillagon au Depoland de Dunkerque ménage quelques rencontres savoureuses. Savoureuse comme un private joke pour initiés qui ne voient souvent la collection de l’homme d’affaires que dans l’entre-soi de l’art actuel ou dans son écrin vénitien. Il est assez réjouissant qu’une toile de Bernard Rancillac vienne rabattre son caquet au très Maurizio Cattelan, La Nona Ora, 2000, cire, peinture, tissu. surfait Matthew Day Jackson. Que l’Album rouge de Courtesy Anthony d’Offay Gallery, Londres. © Maurizio Cattelan. Photo : Attilio Maranzano. Gérard Fromanger soit accroché non loin d’une épaisse sculpture du même artiste américain. À l’issue de ces confrontations, les œuvres les plus ampoulées tiennent Claude Druelle à la brutalité aussi bien religieuse que mal la route face à celles réellement permissives comme domestique incarnée, qui par un Martyre de Saint-Etienne le Nazi Milk de General de Diego Polo, qui par une violente scène de ménage Si on s’achemine Idea. En revanche, quelques mise en scène par Bruce Nauman, œuvre mémorable après moult luttes têtes à têtes font mouche et appartenant au Fonds régional d’art contemporain Nord- et résistances vers confortent la pertinence de Pas-de-Calais. On pourra regretter que les charniers des un happy end, certaines pièces. C’est le cas frères Chapman, rondes obscènes de têtes découpées et de l’accalmie est du dialogue entre les gisants corps mutilés ou mutants, engorgent toute une salle dans frelatée, si ce n’est de Maurizio Cattelan et, laquelle ne peuvent respirer les Désastres de la guerre de de courte durée vanité des vanités, le Transi Goya. Si on s’achemine après moult luttes et résistances de Guillaume Lefranchois vers un happy end, l’accalmie est frelatée, si ce n’est de du milieu du XVe siècle, courte durée. Elle rime avec un basculement des valeurs squelette au ventre dévoré par la vermine. Une sculpture et une transgression des espèces dans l’éden à la sexualité macabre qui aurait eu sa place dans la collection de zoophile de Yan Jiechang, ou dans la copulation effarante François Pinault si hanté par la mort… et joyeuse d’un ours et d’un lapin en peluche très Disney Corollaire de l’histoire et de l’engagement par Paul McCarthy. La face rieuse est prête à se craqueler, des artistes, la faucheuse est omniprésente dans un l’histoire disposée à reprendre son cycle infernal. Life is parcours court, ramassé, au séquençage souvent basique beautiful, clame Farhad Moshiri, mais cette belle vie est (« l’homme est un loup pour l’homme », « le repos des aiguisée en lame de couteau. ❚ armes »). La déambulation épouse presque un chemin de L’art à l’épreuve du monde, jusqu’au 6 octobre, Depoland, croix, de l’apocalypse qu’incarne la Nona Ora de Maurizio 33, rue du Ponceau, 59140 Dunkerque, Cattelan et les saisissantes chutes de chevalement de www.dunkerque-culture2013.fr Nord-Pas-de-Calais le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 44 Le Louvre-Lens offre une nouvelle image de Rubens Par Sarah Hu gounenq

Pour sa première exposition n’est pas une tocade de ma part, internationale, le musée affirme Blaise Ducos. Le schisme du Louvre-Lens frappe fort. de la Chrétienté est le grand drame « L’Europe de Rubens » a en effet de l’Europe et il est au cœur de pour ambition de revisiter l’art l’art [de Rubens]. Il faut rappeler de Pierre Paul Rubens. « Je voulais qu’en son temps, le phénomène de la sortir Rubens du feu d’artifice pensée libre n’existait pas ou pour baroque dans lequel il est toujours une ultra minorité. Il fallait choisir placé, pour le restituer dans ses son camp ». dimensions fondamentales souvent Poursuivant l’analyse du tues. Il n’est pas un grand diplomate, socle culturel sur lequel l’art soucieux de paix universelle en de Rubens s’est développé, Europe. Mais il est l’homme d’un l’accrochage aborde l’Europe clan, les Habsbourg, l’homme de la artistique avec un très beau Contre-Réforme engagé sans faille parallèle proposé entre La femme contre le protestantisme », explique au miroir du Titien (1515, Louvre), Blaise Ducos, commissaire de dont Rubens s’inspira largement l’exposition. pour sa Vénus et l’Amour au miroir Avec ses 53 prêteurs, autant (1615, Prado). Si l’influence que les expositions organisées italienne, mise en évidence par par les plus grands musées du la présence de dessins de Michel- monde, le parcours va bien au- Ange, est bien analysée, l’héritage delà de la simple rétrospective. Pierre Paul Rubens, Francisco de Sandoval y Rojas, duc de Lerme, nordique est en revanche à peine Les contemporains du maître et à cheval, pierre noire, plume, lavis brun, encre brune, 1603, esquissé. La section « Armures Paris, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques. ses sources viennent rappeler © RMN-GP (musée du Louvre) / Michèle Bellot. et Chevaux » rappelle quant-à le contexte politique, religieux, elle l’omniprésence de la guerre. social, artistique de l’Europe du La dimension théâtrale dans XVIIe siècle. En introduction, une galerie de portraits l’œuvre de Rubens est abordée au travers des grands décors regroupe les grands de l’époque : Charles Ier d’Angleterre éphémères princiers, dont seuls subsistent aujourd’hui les par Van Dyck (musée du Louvre) ; Anne d’Autriche par dessins préparatoires. Il est dommage que les cartels de ces Rubens (musée du Prado, Madrid) ; Philippe III d’Espagne esquisses passent sous silence les événements pour lesquels par Juan Pantoja de la Cruz (musée du Louvre) ou encore elles étaient destinées, conduisant le regard à s’intéresser Marie de Médicis par Frans Pourbus (musée du Prado). davantage au tracé qu’à la Le contexte religieux est abordé par les toiles de jeunesse somptuosité imaginative de Catalogue, coéd. Hazan/musée du maître. à travers son Saint Sébastien secouru par les ces scénographies. Enfin, si du Louvre, sous la direction de Blaise Ducos, 359 p., 39 euros anges (1604, Anvers), Les lamentations sur le Christ mort l’héritage antique du maître (1601-1606, Galleria est évoqué par le traitement Commissaire : Blaise Ducos, Borghese, Rome) ou son anatomique de ses corps en peinture, les nus pourtant conservateur au département des esquisse pour Le Baptême abondant dans l’œuvre de Rubens ont déserté l’accrochage. peintures du musée du Louvre, Paris. du Christ (1604-1605, En définitive, la personnalité affirmée et exubérante Louvre), les corps juvéniles de Rubens passe à Lens au second plan. Dans le trahissent l’influence de rapprochement entre les autoportraits du Bernin (Galleria l’esthétique romaine sur le peintre. Son engagement pour Borghese) et de Rubens (1628, Anvers) s’opposent la fougue le catholicisme transparaît également dans des œuvres créatrice du sculpteur à la sage noblesse de l’aristocrate. peu exposées. Il peint le portrait d’un sultan tunisien Ainsi, en fin de parcours, le Louvre-Lens a réussi à offrir sur fond de ruines romaines (Boston), ou deux jésuites une nouvelle image de Rubens. ❚ de retour d’évangélisation en Asie habillés en costume L’Europe de Rubens, jusqu’au 23 septembre, musée du Louvre-Lens, de lettré chinois (Douai, musée de la Chartreuse). « Ce 99, rue Paul Bert, 62300 Lens, tél. 03 21 18 62 62, www.louvrelens.fr Nord-Pas-de-Calais le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 45 Les nouvelles pistes des « Corps subtils » au LaM par roxana azimi

Voilà un accrochage qui bruit de plaisir et palpite d’énigmes, qui s’autorise du hors piste, à une éraflure de l’abîme, sans jamais y glisser. Basé sur le dialogue entre les deux collections d’art brut et d’art tantrique indien du psychanalyste et Yogi Philippe Mons, « Corps Subtils », organisée au LaM à Villeneuve-d’Ascq (Nord), est de ces expositions dont on ne tire pas d’emblée tous les fils. Sur le papier, le mélange entre l’hermétisme de l’art brut et l’ésotérisme du tantrisme (d)étonne. De la confusion de la folie à celle de la magie n’y aurait-il qu’un pas ? Dans le catalogue de l’événement, les co-commissaires Savine Faupin et Christophe Boulanger précisent bien que Philippe Mons ne recherche « ni un universalisme ou une symbolique des formes chers à Carl Gustav Vue de l’exposition « Corps subtils, une traversée des collections d’art brut Jung, ni un musée imaginaire comme celui d’André Malraux ». et d’art indien » de Philippe Mons présentée au LaM – Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut –, Villeneuve- Le parti pris repose sur des correspondances formelles entre d’Ascq, du 8 juin au 20 octobre 2013. Photo : N. Dewitte / LaM. deux domaines qui semblent aux antipodes, le tout ponctué de trois incises avec l’ensemble de sculptures Makondé, d’obus de la guerre de 1914 ciselés par les poilus, et d’ex-voto dualité homme-femme entre le portrait ambivalent de Gilles italiens du XVIIIe siècle. De visu, la mixtion infuse lentement, Amedro et la représentation androgyne d’Ardhanarishvara. par strates successives, à mesure que dans un lent crescendo L’accrochage est scandé par des murs à la André Breton, les murs se densifient (plus de 700 œuvres !), dans une mise des « macles », une formule qu’utilise Philippe Mons pour en scène épousant l’intérieur éclectique et saturé de celui désigner des systèmes énergétiques nés des rapprochements qui se qualifie d’« agglutinateur ». L’exposition agit par lente formels. De ce vigoureux et étrange ensemble dont il est imprégnation, comme un raga avec ses formes entêtantes, difficile de faire le tour en une seule salve tant les œuvres « comme une fable, un récit qui vous emporte et laisse les choses exigent une observation à la loupe, il ressort quelques raretés, advenir », ajoute Christophe Boulanger. Un récit avec ses comme ces fabuleux dessins d’ascètes nécrophages de la paradoxes aussi. Philippe Mons le dit lui-même : « La notion secte Kâpâla, un sublime et grand dessin de Lesage, spirite de corps subtils est une suture entre deux corpus qui s’éloignent du Nord, et les projets urbanistico-écologiques de Désiré à toute jambe d’un côté comme de l’autre. L’art brut est un mode Geelen, un ébéniste de Tourcoing capable virtuellement de production pulsionnelle, de forces souvent inconscientes qui de déplacer des montagnes pour rompre la monotonie ont une obligation de retranscription dans la matière. L’art paysagère du Nord de la France, fourmillant d’idées folles tantrique essaye lui de faire l’impasse du mental. Il s’agit de comme une caserne de pompier ressemblant à un temple pratiques scientifiques pour accéder à l’illumination. Il y a indien. une collision entre ces forces pulsionnelles et cette ascension Peut-on tirer pour autant des conclusions de ces énergétique qui fait l’impasse de l’ego ». Pourtant, au fil de ce analogies ? N’y a-t-il pas un mirage dans ces confluences savant cheminement, quelques grandes lignes commencent formelles ? Difficile à dire. Mais seul un décentrage du à être identifiées, celle du corps morcelé, composite, de la regard comme celui qu’offre « Corps subtils » peut faire construction et déconstruction du monde. On s’étonne de surgir de nouvelles pistes de lecture dont l’art brut a l’étrange parenté entre les cosmogonies de Gilles Amedro cruellement besoin. ❚ et celles Jain, du lointain cousinage entre les billets de Corps subtils, une traversée des collections d’art brut banque sur papier hygiénique que Georgine Hu - qui fut et d’art indien de Philippe Mons, jusqu’au 20 octobre, LAM, 1, patiente de Philippe Mons - conservait dans son corsage, et allée du musée, 59650 Villeneuve-d’Ascq, tél. 03 20 19 68 88, des billets « thérapeutiques » indiens. Stupéfiant écho de la www.musee-lam.fr Basse-Normandie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 46 Les autochromistes, derniers surgeons de l’impressionnisme ? Par N atacha Wolinski

Dans le cadre de la saison impressionniste qui se tient jusqu’en septembre en Normandie, le Château de Caen présente une exposition d’autochromes. L’initiative peut sembler étrange car cette technique, inventée par les frères Lumières en 1903, naît trente ans après les premières œuvres impressionnistes. Mais il suffit de parcourir l’exposition, composée de 150 images issues de collections publiques et privées, pour se rendre compte que les premiers autochromistes, dans le sillage des peintres de plein air, cherchent eux aussi à saisir les qualités atmosphériques de la lumière et à piéger, entre aube et crépuscule, la vibration des couleurs. Ils se nomment Jules Antoine, Charles Demeilliers ou Gustave Gain, Diélette, Manche, vers 1925. Gustave Gain. Ils sont architectes, pharmaciens ou docteur Courtesy Archives départementales, Conseil général de la Manche. es sciences. Ils ont l’esprit bricoleur et ont les connaissances en chimie qui leur permettent de maîtriser la technique impressionnistes, ces photographes sont issus des milieux complexe de la synthèse additive des couleurs par le biais bourgeois et font grand cas des loisirs. Ils cadrent leurs de la fécule de pomme de terre. Ils ont surtout l’amour de épouses sur la plage, leurs enfants costumés, leur famille l’art et se rêvent artistes à leur manière. Jules Antoine est lié pique-niquant dans les clairières. Ils pistent les reflets dans à Maximilien Luce et fréquente le salon de Théo van Gogh. l’eau, les jeux d’ombre et de lumière dans les sous-bois, Antonin Personnaz collectionne les tableaux de Monet, de aiment les portraits à la fenêtre, s’essayent au contre- Pissarro et de Sisley. Etienne Clémentel, député du Puy-de- jour, multiplient les expériences pour traduire non pas les Dôme, dessine et visite assidument les ateliers d’artistes. couleurs dans leurs qualités objectives mais les sensations Prenant modèle sur la peinture, ces fervents amateurs colorées qui enchantent leur rétine. valorisent, comme les impressionnistes, les rapports de à ce jeu-là, Gustave Gain est sans doute le plus couleurs, forçant sur les contrastes entre le vert et le rouge, singulier. Flirtant avec une sensualité qui évoque celle le jaune et le violet. Ils s’emparent des mêmes thèmes de Lartigue, il saisit son épouse menue dans les rochers, iconographiques que leurs aînés et produisent des photos irradiée de soleil, photographie son fils au balcon, en tenue qui ressemblent souvent à des tableaux de Claude Monet. de marin, communique à l’image un souffle de vie qui a fait Charles Demeilliers photographie deux meules de paille dire à son neveu, Jean Rouch, que « s’il savait voir, il le devait et d’or faisant le gros dos sous un ciel d’orage. Gustave à Gustave ». Ses autochromes, déposés il y a une dizaine Gain cadre un champ de coquelicots surplombant une d’années aux archives départementales de la Manche, ont falaise bleutée. Jules Gervais-Courtellemont décline des peu été montrés en dehors de sa Normandie natale. Ils ombres pommelées de bleus et de violets sur la façade valent à eux seuls le détour. ❚ d’une église romane. Claude Monet apparaît d’ailleurs, En couleurs et en lumière. Dans le sillage des au détour d’une cimaise, photographié par un anonyme impressionnistes, la photographie autochrome dans son jardin de Giverny, silhouette à chapeau et barbe 1903-1931, jusqu’au 29 septembre, Musée de Normandie, Château, blanche englouties dans une grotte de fleurs. Comme les 14000 Caen, tél. 02 31 30 47 60, www.musee-de-normandie.caen.fr Basse-Normandie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 47 À Caen, l’impressionnisme les pieds dans l’eau Par Sarah Hu gounenq

« Je voulais monter une exposition réjouissante, plaisante, ensoleillée et gaie », annonce Patrick Ramade, directeur du musée des beaux-arts de Caen. Dans le cadre du Festival Normandie Impressionniste, l’institution propose « Un été au bord de l’eau » qui aborde la question des loisirs en plein air dans la peinture impressionniste. L’insouciance des baigneurs de Cézanne rencontre la fraîcheur de la brise marine des paysages normands de Claude Monet, ou la chaleur des scènes de plage de Paul Gauguin. Malheureusement, dans cet avant-goût estival John Singer Sargent, Deux femmes endormies dans une barque sous les saules, bienvenu, les peintres impressionnistes ont quasiment 1887, huile sur toile, 58 x 68,5 cm. Lisbonne, Museu Calouste Gulbenkian. © Musée Calouste Gulbenkian / photo Catarina Gomes Ferreira. déserté l’accrochage ! Alors que l’objectif était, selon Patrick Ramade, d’« établir quelques L’institution a contrepoints avec leurs le Norvégien Peder Severin Krøyer. Aussi intéressantes que certainement été contemporains pour faire peuvent être individuellement leurs toiles, l’accrochage freinée par les coûts ressortir le contraste entre manque malheureusement de cohérence et ne propose des prêts d’œuvres tradition et modernité », pas d’approche chronologique. Le parcours s’ouvre ainsi impressionnistes le parcours ne réunit avec La Nymphe à la source que quelques œuvres de encore pétrie d’académisme Catalogue, éd. RMN-GP, et une rude 144 p., 29 euros. concurrence Monet, Morisot, Renoir de Pierre-Auguste Renoir face aux autres et Cézanne au milieu des (1869, National Gallery de expositions sur toiles d’Eugène Boudin, Londres), pour se clôturer sur Dame à la terrasse d’Henri cette période Paul César Helleu, Pierre Matisse (1906, musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg). actuellement Bonnard, des artistes L’institution a certainement été freinée par les coûts des proposées dans étrangers séduits par la prêts d’œuvres impressionnistes et une rude concurrence d’autres musées Normandie tels l’Autrichien face aux autres expositions sur cette période actuellement Otto von Thoren, le proposées dans d’autres musées. Dommage. ❚ Hongrois František Kupka, Un été au bord de l’eau, loisirs et impressionnisme, l’Américain John Singer Sargent, le Munichois Carl jusqu’au 29 septembre, musée des beaux-arts, le Château, 14000 Caen, Spitzweg, l’Espagnol Joaquìn Sorolla y Bastida ou encore tél. 02 31 30 47 00, www.mba.caen.fr Basse-Normandie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 48 Par ici la bonne soupe de Jordi Colomer Par N atacha Wolinski

Pour célébrer leur trentième anniversaire, les 23 FRAC de France ont chacun donné carte blanche à un artiste pour présenter des œuvres de leur collection. Au FRAC Basse-Normandie, à Caen, c’est à Jordi Colomer que l’on a confié le soin de plonger dans les réserves. Fidèle à son intérêt pour l’architecture et sa sensibilité aux questions sociales, l’artiste espagnol a commencé d’abord par arpenter le territoire et il s’est pris d’intérêt pour une spécificité toute normande : les « UK 100 », des bâtiments préfabriqués construits dans l’urgence par les Américains après la guerre pour loger les gens dont les maisons avaient été bombardés. Ces bâtiments n’étaient pas destinés à s’inscrire Jordi Colomer, La Soupe Americaine : l’intervention de Michel Blazy dans la durée, mais ils perdurent cependant. dans le film. Courtesy FRAC BN, Caen, Galerie Michel Rein, Paris, et Jordi Colomer. ADAGP. Fasciné par ces résurgences de la grande Histoire, Jordi Colomer a commencé par récupérer les fragments de portes et de fenêtres d’un ancien « UK 100 » voué à de la construction des « UK 100 » et des images prises démolition. En entrant dans le FRAC, les visiteurs butent aujourd’hui par lui, avec les habitants de la cité pour acteurs. aujourd’hui sur ces reliques posées à même le sol comme Ces derniers se sont prêtés au jeu, acceptant de participer à une installation précaire. Puis l’artiste a sélectionné dans les une étrange réunion « soupière » qui se transforme peu à collections des œuvres ayant trait à la question de la guerre, peu en réunion « Tupperware ». de la survie et de la standardisation des modes de vie sous Tandis que les modes de vie s’uniformisent, les objets, l’impulsion du modèle américain : une photo de lotissement eux, font de la résistance. L’éternelle horloge à coucou, dans une banlieue de Jérusalem par George Dupin, une l’immanquable miroir ovale laissent place à une photo autre de Bill Owens prise aux États-Unis en 1972 lors de Martha Rosler de la série Bringing the War Home ou à d’une réunion Tupperware, un bunker miniature en béton une maquette d’église en préfabriqué par Didier Marcel. abritant six œufs conçu par François Curlet… Ces œuvres Infiltrées par ces œuvres narquoises, les salles à manger sont exposées à l’étage du FRAC, dans une salle où Michel des « UK 100 » deviennent de petits îlots de résistance. Blazy est intervenu en couvrant tout un mur d’une fine Intitulé La Soupe américaine, le film de Jordi Colomer est couche de neige artificielle. Cette pellicule se fissure au fil un petit bijou d’humour qui hybride réalité et utopie, des semaines, évoquant un cataclysme lent mais inexorable. images documentaires et science-fiction, art et quotidien… Il dit toute la singularité et la pertinence de cet agitateur Enfin, et surtout, Jordi Colomer a décidé de qui parvient à répondre à une commande spécifique en tisser un fil subtil entre l’hier et l’aujourd’hui intégrant à son projet les gens de la région et en insufflant en faisant migrer certaines des œuvres du FRAC dans les une nouvelle vie aux œuvres qui prennent toute leur salles à manger des « UK 100 » de Pont-Audemer où il dimension rebelle dans un autre contexte. Joli tour de force existe encore une cité entière de préfabriqués. Avant qu’elles qui montre que certains artistes, décidément, ne servent pas ne soient présentées aux cimaises, il a dûment exporté de la soupe. ❚ ces pièces le temps d’un tournage réalisé l’hiver dernier. Jordi Colomer, La soupe américaine, jusqu’au 23 août, FRAC Son film, d’une durée de treize minutes, fait tout le sel Basse-Normandie, 9, rue Vaubenard, 14000 Caen, tél. 02 31 93 09 00, de son exposition. Il unit des archives montrant l’histoire www.frac-bn.org Haute-Normandie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 49 Les ports de Pissarro Par Sarah Hu gounenq

Le musée d’art moderne André Malraux du Havre a réuni près d’un tiers de la série des ports de Camille Pissarro (1830-1903) à l’occasion du Festival Normandie Impressionniste. Le choix de la ville du Havre pour exposer 30 toiles de cette série qui en comporte au total 110 est d’autant plus judicieux que c’est dans cette cité que le peintre acheva en 1903 cette longue séquence picturale sur les ports normands, entamée une vingtaine d’années plus tôt. Cherchant à éclairer tant l’art de Pissarro que la notion de série en peinture, Annette Haudiquet, la commissaire de l’exposition « Pissarro dans les ports », a choisi de faire débuter le parcours par des vues portuaires d’Eugène Boudin. Côte à côte, une dizaine de ses versions de l’entrée du port du Havre réalisées entre 1852 et 1892 témoigne de l’importance du sujet, de la composition et du choix de l’angle de vue. « Boudin aussi a fait des ports toute sa vie. Mais ses œuvres Camille Pissarro, Pont Boieldieu, Rouen, temps mouillé, 1896, huile sur toile, ne correspondent pas à un projet défini. Il peint un thème qui lui 73,6 x 91,4 cm, Toronto, Art Gallery of Ontario. © Art Gallery of Ontario, Toronto. importe et qu’il cadre à chaque fois de manière différente. Boudin ne réalise pas de série à l’inverse de Pissarro qui use du même cadrage – à quelques changements près – et se concentre sur les Paris à Rouen (vers 1891), la fumée des navires et des usines nuances atmosphériques », explique Annette Haudiquet. est traitée comme une masse noire soyeuse, tandis que la La salle consacrée au port de Rouen peint par Camille surface de l’eau est criblée de traits secs et acérés. Pissarro lors de son séjour de 1883 est, à ce titre, révélatrice. Après avoir abordé successivement les ports de Rouen, Au sein d’une même séquence, les toiles se différencient Dieppe puis du Havre vus par Camille Pissarro, le parcours par la couleur et les variations météorologiques. La gare étudie l’évolution esthétique des peintures maritimes au d’Orléans à Rouen est peinte à plusieurs reprises, mais XXe siècle. Au cœur de cette ultime section, un tableau toujours du point de vue de la chambre d’hôtel de l’artiste. redécouvert en 2010 de Raoul Dufy trône en maître. Identifié Confrontées, deux vues - l’une conservée du North Carolina suite aux recherches menées Museum of Art, l’autre dans par Annette Haudiquet et Catalogue, éd. RMN-GP, 176 p., 27 euros Commissariat : Annette une collection particulière - acquis grâce au concours Haudiquet, directrice du musée doivent avoir été effectuées de l’association des amis du d’art moderne André Malraux, Le Havre à moins d’une demi-heure musée, Fin de journée au Havre (1901) montre un Raoul d’intervalle. Dans des coloris Dufy rare, pétri d’impressionnisme. Si l’on pourra regretter froids, la première figure un que certaines toiles du port du Havre par Albert Marquet paysage à l’aube plongé dans les brumes, tandis que la ou même Othon Friesz ne dialoguent pas directement avec seconde évoque la même vue éclairée par le premier soleil des compositions très proches de Pissarro précédemment rose du matin. La force des ces toiles réside dans leur accrochées, cette mise en perspective témoigne de la place capacité à saisir un instant fugace, une sensation fugitive. singulière de l’impressionniste à l’orée du XXe siècle. « En Ecrivant sur la difficulté d’une telle entreprise, le peintre comparant des œuvres peintes sur un même territoire, nous déplore lui même dans sa correspondance qu’avec la météo, remarquons d’autant plus la rupture stylistique qui bouleverse « [ses] motifs foutent le camp » ! la peinture autour de 1900, commente la commissaire. De L’art du peintre de saisir les variations atmosphériques trois ans postérieures, les toiles d’Albert Marquet appartiennent se retrouve dans ses eaux-fortes, auxquelles une section est déjà à une autre phase de l’histoire de l’art ». ❚ entièrement dédiée. Venues du musée Pissarro de Pontoise, Pissarro dans les ports, Rouen, Dieppe, Le Havre, de la Bibliothèque nationale de France à Paris ou du musée jusqu’au 29 septembre, musée d’art moderne André Malraux (Muma), des beaux-arts de Rouen, les gravures témoignent d’un 2, boulevard Clémenceau, 76600 Le Havre, tél. 02 35 19 62 77, même souci porté au rendu des textures. Dans Quai de www.muma-lehavre.fr Haute-Normandie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 50 Réflexions picturales chez les impressionnistes Par Sarah Hu gounenq

« La peinture est-elle autre chose que l’art d’embrasser la surface d’une fontaine ? », s’enquérait Leon Battista Alberti. En écho à ce questionnement, le musée des beaux-arts de Rouen interroge le reflet en tant que motif pictural primordial dans l’impressionnisme. Déployant un arsenal de 170 œuvres impressionnistes, dont 40 toiles de Claude Monet, l’institution rouennaise organise l’une des expositions les plus importantes du Festival Normandie Impressionniste. Outre les mécénats de la banque CIC Nord Ouest et du Crédit Mutuel de Normandie, l’événement profite de l’engagement la Réunion des musées nationaux - absente lors de la première édition du festival en 2010 - qui n’est pas étrangère à l’obtention de prêts internationaux exceptionnels. Retranscrivant une vision, une sensation, le reflet est l’essence même de l’impressionnisme. « Je voulais une exposition à la fois picturale et esthétique, confie Sylvain Pierre-Auguste Renoir, La Yole, 1875, huile sur toile, 71 x 92 cm, Londres, Amic, commissaire de l’exposition « Éblouissants reflets ». National Gallery, acquis en 1982. © The National Gallery, Londres, Dist. Rmn / National Gallery Photographic Department Nous avons voulu montrer que le reflet est le lieu où le peintre expérimente, avec en tête Claude Monet, véritable peintre du reflet. D’Impression, soleil levant aux Nymphéas, le reflet couvre l’ensemble de sa carrière ». Fil conducteur de l’exposition, Outre des confrontations proposées entre les toiles de l’œuvre de Claude Monet dicte les thèmes et la chronologie Monet et celles de ses contemporains tels Renoir, Morisot, du parcours, à partir duquel des parallèles sont proposés Cézanne ou Caillebotte, le parcours offre de nombreux allers- avec ses contemporains. Rarement présentés, ses paysages retours entre les recherches picturales et photographiques. maritimes des Pays-Bas peints lors de son voyage de 1855 Les pionniers de la photographie, comme Baldus, Daguerre et 1856 dialoguent avec les scènes portuaires hollandaises ou Marville sont présentés à travers des œuvres souvent bien plus sages de Johan Barthold Jongkind. Quinze ans exceptionnelles. Des tirages de Le Gray issus du Victoria plus tard, Monet peint les and Albert Museum de Londres sont les premiers exemples Commissariat : Sylvain reflets de l’eau de L’entrée d’un équilibre lumineux entre l’intensité des noirs et les Amic, directeur des musées de du port de Trouville (1870, reflets. Les liens avec les toiles sont parfois étroits comme Rouen, avec la collaboration de Virginie Chardin pour la section Budapest) en aplats. En ce tirage de grande qualité photographique ; Monique contrepoint sont présentés de Nymphéas par Atget, Catalogue, éd. RMN-Grand Nonne, chargée de recherche ; les reflets traités par petites antérieur de quelques mois à Palais, 306 p., 39 euros Jeanne-Marie David-Frank et Marion Eybert, chargées de projet touches d’Argenteuil (1885, la première présentation de la musée de l’Orangerie, série de Claude Monet à la galerie Durand-Ruel, évoquée ici Paris). Avec les années, par une version du Dallas Museum of Art. le peintre se détourne de tout sujet pittoresque pour se C’est également une photographie qui clôture ce riche consacrer uniquement aux variations de l’eau. La série de parcours, celle du reflet du visage de Claude Monet sur 1901 consacrée à Vétheuil (dont Sylvain Amic a réussi son étang à Giverny, tel Narcisse évoqué en introduction à réunir sept toiles dispersées entre Paris, New York, de l’exposition. Avec la référence à ce personnage comme l’Allemagne et l’Angleterre) démontre la manière dont le métaphore de l’artiste cherchant à saisir l’inaccessible réalité, peintre appréhende un même lieu à des moments différents. la manifestation déborde des frontières de l’impressionnisme Ici, seuls les reflets changent. En parallèle, la série d’Alfred et ouvre une réflexion (dans les deux sens du terme) sur Sisley sur les inondations de Port Marly présente une autre l’essence même de la peinture. ❚ appréhension picturale de l’eau. Quelques toiles néo- Éblouissants reflets, cent chefs-d’œuvre impressionnistes, dont les Tartanes pavoisées de Paul Signac impressionnistes, jusqu’au 30 septembre, musée des beaux-arts de (1893, Wuppertal, Allemagne), s’éloignent de la spontanéité Rouen, Esplanade Marcel Duchamp, 76000 Rouen, tél. 02 35 71 28 40, de Claude Monet et privilégient une approche scientifique. www.rouen-musees.com Pays de la Loire le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 51 « Ce n’est pas une rétrospective : finalement, tout est neuf » Felice Varini, Artiste

En 2006, la première édition de la biennale « Estuaires » (désormais intitulée « Le voyage à Nantes ») voyait la réalisation d’une œuvre majeure de Felice Varini dans le port de Saint-Nazaire (Loire- Atlantique). À l’invitation du commissaire David Moinard, l’« artiste magicien » transfigure le Hangar à Banane dans une exposition qui actualise des œuvres de 1979 et comprend d’autres plus récentes. Felice Varini présente ce projet. J. P. Vous n’aimez pas le terme de rétrospective. Est-ce que cela signifie que vos œuvres ne peuvent pas se conjuguer au passé ? F. V. Mes pièces ne sont pas à la cave, ni dans une réserve, Felice Varini, 56, avenue du Président Wilson, elles sont potentiellement dans une actualité permanente. exposition « Six heures avant l’été, avenue P. Wilson », Paris, 1985, actualisation n°1, Suite d’éclats, HAB Galerie, Nantes, Ces œuvres ne s’inscrivent pas dans un temps donné mais « Le Voyage à Nantes 2013 ». © Photo : André Morin. dans une multitude de temps. Il y a quelques mois, je ne pouvais pas m’imaginer que cette œuvre que j’ai sous les yeux deviendrait ce que je vois. Comment puis-je dire ans ce n’est rien, comme trois secondes sont une éternité que j’ai déjà vu cette pièce ? Elle me surprend. Elle vient dans un micro-temps. L’éphémère n’était pas une notion chercher son actualité dans un nouvel environnement. satisfaisante, il fallait penser leur manière d’exister dans Elle-même court vers le temps : l’œuvre qui s’actualise le présent. sans cesse ne regarde pas en arrière ; elle est tournée vers J. P. Donc la possibilité de les rejouer. Ce qui nécessitait le futur. L’actualisation n’est pas une renaissance, c’est la mise en place d’un système administratif. un épaississement temporel. Vous voyez que je ne peux F. V. Oui, chaque pièce a un certificat et un descriptif pas parler de rétrospective : finalement, tout est neuf. qui permet de rejouer le protocole dans un contexte Mêmes les pièces les plus anciennes, qui m’avaient causé autre. C’est comparable à la partition musicale, au texte beaucoup de soucis lors de leur première réalisation, théâtral, ou à la notation de Laban pour la danse... retrouvent leur jeunesse. Buren, Sol LeWitt, Lawrence Weiner, Michel Verjux, J. P. La capacité de l’œuvre à être rejouée dans un autre beaucoup d’artistes travaillent comme cela. C’est la contexte et à un autre moment était-elle présente dans grande conquête de l’après-guerre, de donner à l’art la le concept de départ ? possibilité de s’affranchir de la restauration, du cadre, F. V. Non, au début je raisonnais avec la notion et aussi de la main de l’artiste pour pouvoir réapparaître d’éphémère. La disparition des premières pièces me vingt, trente, soixante ans plus tard, toujours fraîche. contentait. Mais assez rapidement, je me suis demandé J. P. Cet affranchissement du temps est une conséquence quelle était la durée du temps éphémère : cela dépend de l’affranchissement du cadre. Dans quel contexte d’une échelle très variable. Dans le temps universel, mille avez-vous franchi ce pas hors du Suite du texte p. 52 Pays de la Loire le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

page Entretien avec 52 pièce de 1981 s’immisce ou contamine une de 2007. Elles se composent et se décomposent au fil de la Felice Varini déambulation dans l’architecture labyrinthique, en créant des événements plastiques que je ne pouvais pas prévoir ni Suite de la page 51 tableau, et plus particulièrement préméditer. Je suis surpris comme vous de ces événements du tableau géométrique abstrait dont vous gardez plastiques, qui sont indépendants de moi. les codes (couleurs primaires en aplat et formes J. P. Vous êtes spectateur de la manière dont vos œuvres géométriques) ? Etait-ce une réponse à l’autorité de qui voyagent librement dans l’espace et dans le temps, l’art abstrait ? travaillent ensemble. C’est presque une transposition F. V. Dès que je suis arrivé à Paris, en 1979, l’on m’a prêté de la théorie de l’intertextualité. un appartement quai des Célestins et je ne voyais pas F. V. Je ne sais pas comment nommer cela. À vrai dire, d’autre moyen d’y travailler j’essaie le moins possible de poser des définitions sur Étant d’origine que de peindre dans l’espace les choses. Si cette expérience plastique pouvait être suisse, la peinture [Quai des Célestin n°3 est totalement indépendante du verbe, j’aurais tout gagné. géométrique rejouée à la HAB Galerie]. J. P. Il y a dans cette mise en espace, grâce au motif abstraite est mon Étant d’origine suisse, du dédale, deux temporalités de l’acte de regarder qui territoire d’origine la peinture géométrique se superposent : la durée de la déambulation, où l’on évidemment abstraite est mon territoire marche dans la couleur, et l’instant du saisissement d’origine évidemment. Pour du point de vue, quand l’œuvre apparaît. Les deux toute une génération, faire semblent aussi importantes l’une que l’autre. éclater le cadre et avec lui la rigidité du concept d’œuvre F. V. Oui. Quand je sors d’ici, je me dis que j’ai vu quelque ou relativiser la notion d’artiste créateur, était nécessaire chose qui est toujours en mouvement. Rien n’est fixe, seul pour instaurer un nouveau rapport au regardeur et une l’objectif photographique est fixe. Mais l’œil est toujours nouvelle relation entre l’art et la réalité. baladeur. Quand vous regardez les gens dans l’espace, leur J. P. Revenons à ce qui se passe précisément ici. Les corps danse, et c’est cette implication du corps qui est la œuvres dialoguent entre elles d’une manière inédite. plus importante. ❚ F. V. Ici, je découvre une chose que je n’ai jamais vue Propos recueillis par Julie Portier avant. Nous n’avons pas respecté un ordre chronologique, Felice Varini, jusqu’au 1er septembre, HAB Galerie, Ile de Nantes, ainsi les pièces se côtoient dans la simultanéité. Une 44000 Nantes, www.levoyageanantes.fr provence-alpes-côte d’azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 53 Le Midi en pleine lumière à Aix et Marseille Par Sarah Hu gounenq

Après l’inauguration de l’exposition « Méditerranée » en janvier au J1 du port de Marseille [lire Le Quotidien de l’Art du 14 janvier 2013], l’ouverture il y a une semaine du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), « Marseille Provence 2013 » poursuit l’exploration de son thème de prédilection, « la Méditerranée » avec le vernissage de la manifestation phare de l’été : le « Grand atelier du Midi ». Alignant les maîtres de la peinture moderne, de Cézanne à Matisse, en passant par Dalí, Picasso, Monet ou Bonnard, l’exposition manque pourtant cruellement de discours construit. Mettant les paysages du Midi à l’honneur, l’accrochage est censé affirmer le rôle joué par la lumière du Sud dans l’émergence et le développement de la peinture moderne. S’il est incontestable qu’Henri Matisse n’aurait jamais eu la révélation de la couleur pure et flamboyante au Claude Monet, Antibes, 1888, huile sur toile, 65 x 92 cm, Londres, Cateau-Cambrésis, l’influence des collines provençales sur la The Courtauld Institute. © The Samuel Courtauld Trust, The Courtauld Gallery London. naissance du cubisme et de la déconstruction de la vision « moderne » de Cézanne est bien moins convaincante. Il est indéniable que les modernes ont visité, ont aimé, ont beau Marocain debout en vert du musée de l’Ermitage peint le Sud, ce dont fait écho la manifestation, mais cette de Saint-Pétersbourg), la déconstruction à la Picasso dernière ne montre cependant rien de nouveau. (avec une toile inédite plus décorative qu’avant-gardiste, Répartie sur deux sites, l’exposition cherche Village méditerranéen, 1937), mais aussi les excentricités à explorer au musée Granet, à Aix-en-Provence, « la méridionales de Dalí ou Joan Miró, les vues sombres de lumière qui cisèle l’objet, qui aide à penser la forme », Marseille de Max Beckmann et les abstractions de Geer selon le commissaire, Bruno Ely, tandis que la couleur Van Velde ou André Masson. occupe le premier plan Au final, ces deux présentations similaires par de Au final, ces deux au palais Longchamp à nombreux aspects se démarquent davantage par la qualité présentations Marseille – qui rouvre de certaines toiles présentées (que ce soit la belle lumière similaires par de pour l’occasion après une de Claude Monet dans Sous les pins du Philadelphia nombreux aspects vaste restauration de son Museum of Art, ou l’étonnant Nu debout aux cernes se démarquent bâtiment. Séparer la forme prononcés d’Henri Matisse prêté par la Tate Modern de davantage par la et le fond s’avère souvent Londres). La présentation reflète aussi l’ambiance amicale qualité de certaines artificiel, et la présente qui régnait alors entre les protagonistes de la peinture toiles présentées exposition n’échappe pas à au tournant du XXe siècle. Les parallèles ménagés entre la règle. Comment aborder Renoir et Cézanne, entre Matisse, Manguin, Camoin et la révolution pointilliste, Marquet recréent l’univers d’émulation qui a fait, un évoquée à Marseille par de beaux exemples signés Paul temps, de Saint-Tropez ou de Collioure des capitales de Signac, ou l’art d’Henri-Edmond Cross, en séparant pureté l’art moderne. ❚ de la couleur méridionale et division de la touche ? Par Le grand atelier du midi, jusqu’au 13 octobre. ailleurs, dans un Midi élargi à la Catalogne et au Maghreb, De Cézanne à Matisse, musée Granet, place Saint-Jean de Malte, l’accrochage aixois étire la chronologie jusqu’aux années 13100 Aix-en-Provence, tél. 04 42 52 88 32, 1950 pour aborder l’évolution des formes picturales, de la www.museegranet-aixenprovence.fr touche énergique des impressionnistes aux compositions Commissaire : Bruno Ely, directeur du musée Granet. des premiers abstraits. L’accrochage est du coup très De Van Gogh à Bonnard, Palais Longchamp, 13004 Marseille, éclectique, les cimaises faisant se succéder les corps tél. 04 91 14 59 18, www.mp2013.fr/grand-atelier-du-midi académiques d’Auguste Renoir, les baigneurs ciselés Commissaire : Marie-Paule Vial, directrice du musée de l’Orangerie de Paul Cézanne, les premiers essais cubistes colorés à Paris. de Georges Braque, les aplats matissiens (avec le très Catalogue, Ed. RMN-GP, 304 p. 39 euros Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 54 À Arles, de belles confirmations mais peu de découvertes Par N atacha Wolinski

Après une édition 2012 décevante, les Rencontres d’Arles 2013 se montrent beaucoup plus réjouissantes. En jouant, à quelques exceptions près, la carte inattendue du noir et blanc, François Hébel, directeur du festival, a su miser sur des valeurs sûres. La rétrospective consacrée à Sergio Larrain est splendide. Elle confirme toutes les belles rumeurs qu’a fait naître ce génie de la photo chilien en se retirant du monde il y a une quarantaine d’années, clôturant prématurément une carrière fulgurante qui lui avait permis, en 1961, de devenir membre de l’agence Magnum. Il aura fallu attendre sa mort l’an dernier pour que son œuvre de rêveur éveillé - concentrée sur dix ans de pratique - soit enfin exposée dans son intégralité en France. Les grandes expositions monographiques consacrées à Gilbert Garcin, à Arno Rafael Minkkinen, à Jean-Michel Fauquet, à Michel Vanden Eeckhoudt, à Hiroshi Sugimoto ou à Alfredo Jaar sont elles aussi impeccables, et remarquablement scénographiées. Disposées sous les hautes voûtes de l’église des Frères-Prêcheurs, les installations d’Alfredo Jaar, l’autre Chilien vedette d’Arles cet été, resteront de ce point de vue un des grands moments du festival. Elles frappent par leur pertinence autant que par leur efficacité puisque, de la traque de Ben Laden au génocide rwandais, il s’agit de questionner l’objectivité du témoignage journalistique et de renvoyer les images de presse à leurs contre-vérités. L’accrochage d’Hiroshi Sugimoto à l’Espace Van Gogh force également l’enthousiasme. L’artiste aligne aux murs des marines panoramiques et nocturnes qu’il a eu l’idée de tirer au format vertical, transformant le dialogue silencieux du ciel et de la mer en une série de tableaux abstraits foudroyants de beauté. D’où vient donc qu’avec de telles pépites, ces Rencontres laissent tout de même perplexe ? Est-ce parce que ces artistes ont presque tous dépassé la soixantaine, et que sans faire du jeunisme à tout crin, Arles ressemble décidément à un festival de vieux ? On n’y sent pas assez le bouillonnement de la relève et le culot de la nouveauté. Habituellement, les prix Découvertes, confiés à six commissaires extérieurs, permettent d’ouvrir des brèches prometteuses mais les choix, cette fois- ci, se montrent décevants. Une bonne partie des artistes sélectionnés ont recours à des techniques anciennes ou à Hiroshi Sugimoto, Revolution 008, mer des Caraïbes, Yucatan, 1990. leurs détournements - portraits au ferrotype de Craig J. Barber, tirages au papier ciré de Martin Becka, photogrammes de repli et une certaine frilosité ? La question se pose d’autant papiers périmés d’Alison Rossiter, customisation de vieilles plus que ce sont finalement trois expositions en couleur qui photo-cartes de visites de Marcela Paniak... Ces travaux, au réinjectent dans le festival un surplus de réel et de vitalité : demeurant plaisants et de bonne qualité, sont si déconnectés celle, bouillonnante, sur l’Afrique du Sud ; celle poétique et des vibrations de l’époque qu’on finit par se lasser de ces jeux sexy de la photographe de mode hollandaise Viviane Sassen, et virtuoses qui disent trop peu des espoirs et des fractures du celle, mégalo mais punchy, de l’Allemand Wolfgang Tillmans. ❚ monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. En pariant sur Rencontres d’Arles, Arles in black, jusqu’au 22 septembre, le noir et blanc, la manifestation aurait-elle suscité un certain divers lieux, 13200 Arles, www.rencontres-arles.com Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 55 « J’attends que chacun prenne ses responsabilités » François Hébel, directeur des Rencontres d’Arles

Branle bas de combat aux Rencontres d’Arles qui démarrent aujourd’hui. Le projet de la Fondation Luma, s’il se confirmait, annexerait une partie des espaces d’expositions du festival de photographie et pourrait mettre en question l’avenir même de la manifestation. François Hébel, directeur des Rencontres depuis douze ans, tire le signal d’alarme. N. W. Les Rencontres font en grande partie l’impasse sur la couleur cette année. Comment est née cette thématique du noir et blanc ? F. H. En 1986, j’ai été le premier à introduire de la couleur dans le festival. À cette occasion, de grands inconnus comme Martin Parr, Annie Leibovitz ou Miguel Rio Branco ont fait En dix ans, leur première exposition. nous avons À l’époque, cette initiative multiplié le public a fait hurler les caciques par dix : nous d’Arles qui ne juraient que sommes passés de par le noir et blanc. Et 9 000 puis la couleur est devenue à 80 000 visiteurs prépondérante dans les galeries d’art contemporain, le numérique a accentué le phénomène et vingt-cinq ans après, j’ai pensé qu’il était intéressant de faire le chemin inverse et de voir où en était la photo noir et blanc. N. W. Vous dirigez le festival depuis douze ans. Quel est votre bilan ? F. H. En dix ans, nous avons multiplié le public par dix : nous sommes passés de 9 000 à 80 000 visiteurs. François Hébel. © Niccolo Hébel. Nous avons transformé les soirées en vrais spectacles, nous avons réorganisé les lectures de portfolios, nous avons enrichi le programme des débats, nous avons personne n’est capable de dire si l’on veut de ce projet ou allongé les dates du festival pour atteindre les scolaires non. La seule chose que l’on me dise, c’est qu’il n’y a pas en septembre, nous avons relancé les stages toute l’année. d’argent pour le financer. Mais je me fiche qu’il n’y ait Les Rencontres ont, je pense, trouvé leur juste contour, pas d’argent ! Je suis capable d’en trouver ! même si elles ont encore plein de défauts. Les lieux qui N. W. Quelles sont vos pistes de financement ? étaient sympathiques il y a quinze ans, avec leur côté un F. H. Je peux soulever des montagnes si l’on me donne le peu squat, ne conviennent plus aujourd’hui. Il y a des feu vert. Les stages, par exemple, sont déjà autofinancés. expositions que l’on ne peut pas recevoir parce que nous Je ne demande aucune subvention, je demande juste un manquons de lieux muséaux aux normes. lieu décent et équipé. Autre exemple, je finance déjà trois N. W. Vous avez proposé il y a un an de développer à mois par an un atelier de construction de décors pour les Arles un projet de « Centre mondial de la photographie » Rencontres. J’emploie cinquante personnes. Je demande à l’année. Où en êtes-vous ? que l’on me donne un nouveau lieu pour pérenniser F. H. Je n’ai pas eu de réponse à ce jour. Je fais face depuis cet atelier à l’année. Nous allons créer plus d’emplois un an à une inertie inouïe de toutes parts. J’ai rencontré encore en travaillant pour la Fondation Luma, pour neuf personnes au ministère de la Culture cette année et Avignon, pour Aix, pour Marseille... Suite du texte p. 56 Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

page Entretien avec 56 Pas de réaction. J’ai finalement obtenu une réponse de la Fondation Luma le 26 juin dernier et elle est hallucinante. François Hébel En gros, en 2014 et 2015, nous n’aurions que la Grande Halle, soit un tiers du Parc des ateliers ; en 2016, les Suite de la page 55 Il existe par ailleurs de fantastiques Rencontres seraient totalement éjectées du site pour collections de photographies en France, que l’on ne voit laisser place à un projet d’exposition de la fondation ; à jamais. Il manque une vitrine. Pourquoi ne serait-elle pas partir de 2017, si nous voulions utiliser la Grande Halle, à Arles, plutôt qu’à Paris ? D’octobre à mai, je propose il faudrait qu’on la loue. donc d’exposer une histoire de la photographie. Cela ne N. W. Avez-vous d’autres espaces en vue pour remplacer coûte pas une fortune. Il faut un commissaire différent le Parc des ateliers ? chaque année pour nourrir une vision de ces collections F. H. Je n’ai pas d’obsession quant au Parc des ateliers. publiques, et un lieu à nous, comme n’importe quel Je veux bien m’installer centre d’art. Le Festival de Cannes a déjà été doté de trois ailleurs, mais cela ne se fait Je n’ai pas Palais du cinéma. À Avignon, ils sont équipés. À Aix, ils pas en deux jours ! Le maire d’obsession quant sont équipés. À Arles, nous n’avons rien ! d’Arles temporise et me au Parc des ateliers. N. W. Le projet de la Fondation Luma, conduit par Maja dit : « il y a 40 hectares ici, Je veux bien Hoffmann, comprend le rachat du Parc des ateliers où 80 hectares là, on trouvera m’installer ailleurs, vous organisez la moitié de vos expositions. Etes-vous des espaces ». Mais cela fait mais cela ne se fait inquiet ? dix ans que nous avons pas en deux jours ! F. H. Je suis très inquiet. Cela fait quatre ans que j’écris construit des cimaises aux aux autorités de la Ville, de la région, du ministère, en Parc des ateliers. Qui va disant qu’en 2014, je ne sais pas où les Rencontres vont payer de nouvelles cimaises ailleurs ? Il n’y a pas de budget exposer. J’ai envoyé il y a trois ans à Maja Hoffmann pour cela. J’attends que chacun prenne ses responsabilités. une proposition de fonctionnement qui demandait que Soit on reconnaît que les Rencontres sont devenues une l’été, on sanctuarise gratuitement les Rencontres sur le manifestation publique et éducative de grande ampleur et site, car nous n’avons pas les moyens de louer quoi que il faut assumer. Soit on ne le reconnaît pas, et on arrête ! ❚ ce soit. Je n’ai reçu aucune réponse. En juin 2012, j’ai Propos recueillis par Natacha Wolinski lancé un projet de Centre mondial de la photographie et Rencontres d’Arles, Arles in Black, jusqu’au 22 septembre, j’ai réinclus dans ce projet une réflexion sur le foncier. divers lieux, 13200 Arles, www.rencontres-arles.com Discover the new weekly edition of the Quotidien de l'Art in English

EVERY WEDNESDAY www.the-art-daily-news.com Weekly Edition Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 57 Montmajour, l’île au trésor de Christian Lacroix Par D amien Sa usset

Prenez une architecture exceptionnelle : l’abbaye de Montmajour, près d’Arles. Prenez également un enfant du pays devenu l’un des couturiers les plus marquant de ces trente dernières années : Christian Lacroix. Invitez le second pour imaginer une exposition dans le premier et vous obtenez un événement à ne pas manquer. Montmajour est un rêve, presque une ode romantique dédiée à la merveilleuse puissance des ruines sur nos imaginaires. Un trésor s’y cacherait, dit la légende, sans doute le fameux collier de la reine sur lequel se sont bâties tant de fictions. Dans ce lieu marqué par les esprits du passé, Robert Wilson, Concept 3, 1994/2003, collection Cirva, Marseille. le gamin que fut Christian Lacroix s’y forgeait tout un Photo : Olivier Amsellem. imaginaire qui allait durablement l’habiter. Mais l’actuelle aventure est fort différente et doit tout à Véronique Legrand, à Moulins [Allier], musée possédant des trésors comme cette administratrice du lieu. Luttant contre une hiérarchie robe de fiançailles de Marie-Antoinette ou ces habits sacerdotaux souvent peu encline à lier patrimoine et arts contemporains, faits dans le velours qui tapissait le carrosse d’Henri IV (1553- elle ne cesse d’imaginer un destin prestigieux à l’abbaye. 1610). C’est à en perdre la tête. En plus, ils venaient de faire Au départ, son idée est simple : présenter au sein de entrer un ensemble conséquent de nouvelles pièces : les habits l’austère monument les riches collections du Cirva (Centre trouvés dans les couvents de la Visitation du Sud de la France : international de recherche sur le verre et les arts plastiques) Marseille, Aix-en-Provence et Avignon. Certains sont présentés de Marseille. « En fait, l’exposition que j’ai imaginée n’est dans la sacristie. Dans l’église, j’ai placé les œuvres en verre de pas uniquement sur le Cirva, raconte Christian Lacroix. James Lee Byars, Jean-Luc Moulène ou Paul-Armand Gette face Dans mon enfance, Montmajour était un lieu vide, presque à l’imposant escalier de Lang & Bauman. Vous retrouvez aussi abandonné. La question était donc : comment habiter une telle des pièces de Pascal Broccolichi ou de Robert Wilson provenant architecture sans la décorer ? J’ai commencé en me plongeant également des collections du Cirva. Plus loin, la peinture, la dans l’histoire de Montmajour, en oubliant mes souvenirs. Les photographie font leur apparition. Je voulais des respirations documents qui restaient m’ont permis de découvrir des choses dans le parcours, mais aussi des pièces plus saturées, car incroyables, telles les descriptions de la garde-robe des moines, l’architecture méritait à certains endroits une sorte d’emphase. les menus, la vie quotidienne. Ensuite, il restait à imaginer quels Les huiles de Traquandi sont exemplaires de cette envie. Le lieux investir. La partie Saint Maur, aujourd’hui interdite au planétarium de Jana Sterbak aussi mais sur un mode plus public, se prêtait merveilleusement à l’art contemporain. Malgré minimal ». Longuement, Christian Lacroix revient sur ses l’enthousiasme de Véronique Legrand, ce fut impossible. Dès ce choix : Erik Dietman, Gaetano Pesce, Giuseppe Penone, moment, j’ai compris que les pièces du Cirva ne suffisaient pas et Pierre Charpin et tant d’autres. Dans ce déluge de noms, qu’il fallait y adjoindre d’autres œuvres. Montmajour se devait deux émergent : Javier Perez et son Tempus Fugit (2004) et de rester assez vide. Habiter les espaces par de la transparence surtout Yann Gerstberger, récente découverte à la Galerie nécessitait d’être un peu chaleureux par moment. Je voulais aussi Alain Gutharc, qui réalise d’étonnantes « tapisseries » avec que les visiteurs lisent immédiatement l’ancienne destination des serpillères. ❚ des espaces : une sacristie, un parloir, une église… Cela guidait Mon île de Montmajour par Christian Lacroix, jusqu’au le choix de certains artistes et m’indiquait quelques principes. 3 novembre, route de Fontvieille, 13200 Arles, tél. 04 90 54 64 17, Par exemple, je voue une passion pour le musée de la Visitation www.montmajour.monuments-nationaux.fr Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 58 Les céramiques de Picasso brillent sous le soleil d’Aubagne Par Sarah Hu gounenq

« Il est osé de dire de Picasso qu’il est un céramiste. Il ne l’est pas à proprement parler, il l’est devenu », estime Joséphine Matamoros, co-commissaire de l’exposition d’Aubagne « Picasso céramiste et la Méditerranée ». Pourtant, ses quelques 150 pièces réalisées principalement dans les années 1950, alors qu’il s’installe à Vallauris (Alpes-Maritimes), et présentées dans une scénographie aérée aux tons bleus méditerranéens, montrent le talent sans cesse renouvelé de l’artiste qui pétrit, grave, peint la glaise avec autant d’énergie et d’inventivité que celles qu’il déploie dans ses tableaux. Majoritairement inédites, car provenant de prêts familiaux, ou issues de collectionneurs privés, ces pièces choisies avec rigueur forment un parcours éloquent à travers ce pan du travail de Pablo Picasso. Dès les premières œuvres, s’affirme la proximité de l’artiste avec les terres méridionales. En contrepoint de quelques objets archéologiques grecs ou chypriotes, portraits encadrés d’oves, figures noires dansantes, chouettes d’Athéna, faunes et Commissariat : satyres peuplent les vases aux Joséphine Matamoros, directrice du musée d’art formes hybrides de Picasso. moderne de Collioure ; Bruno À cette antiquité revisitée Gaudichon, directeur du musée s’ajoute l’héritage catalan d’art et d’industrie André Diligent - La Piscine à Roubaix. de l’artiste, dont parle avec ferveur la co-commissaire Joséphine Matamoros, elle- Vue de l’exposition « Picasso céramiste et la Méditerranée » à la Chapelle même catalane : « La céramique fait partie intégrante de des Pénitents noirs – Centre d’art d’Aubagne. © D. R. la culture quotidienne catalane. En réalisant des pignates [pichets], Picasso modernise la tradition populaire catalane. omniprésente. « Ses œuvres témoignent d’une ambiguïté La céramique est un médium de prédilection où transparaît permanente entre peinture et sculpture : il ajoute une anse alors sa nostalgie douloureuse de l’Espagne face à la victoire de que l’on pense à une sculpture en argile ; sur les vases, les plats, Franco ». Une section entièrement dédiée à la tauromachie les assiettes, la trace du pinceau est récurrente. La part du feu, fait se succéder vases, coupes et assiettes aux motifs taurins les aléas de la cuisson sont très importants dans son processus rappelant la tradition hispano-mauresque dans laquelle créatif. Il ne cherche pas à s’inscrit Picasso. produire des céramiques finies Catalogue, éd. Gallimard, Outre la revendication d’une identité méditerranéenne, parfaites comme le ferait un 224 p., 39 euros la céramique est pour Picasso un support où les frontières artisan. La fragilité que procure entre peinture et sculpture, entre forme et surface sont le hasard est un moteur de créativité pour Picasso », commente abolies. « Dans la céramique, l’artiste peut démontrer la force Bruno Gaudichon, co-commissaire de l’exposition. de son invention comme dans La Cité de la céramique a décidé de reprendre Itinérance : Sèvres - Cité de un tableau, mais en plus avec l’exposition à compter du 20 novembre à Sèvres, ce qui la céramique, du 20 novembre au la sauvegarde des qualités fait dire - à juste titre - à son commissaire qu’« avec cette 19 mai 2014. spontanées d’un résultat exposition, Pablo Picasso va enfin entrer dans le grand temple de qui est né concrètement, la céramique française ! ». ❚ matériellement de ses mains », écrit-il lui-même. Dans ses Picasso céramiste et la méditerranée, tomettes transformées en quelques coups de pinceaux en jusqu’au 13 octobre, Chapelle des Pénitents noirs – Centre d’art hibou, ou ses figurines de Tanagra mi-vase, mi-statuette, d’Aubagne, les Aires Saint-Michel, 13400 Aubagne, la synthèse entre les différents moyens d’expression est www.picasso2013.fr Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 59 Le FRAC PACA passe l’œuvre de Yazid Oulab au tamis Par Roxana Azimi

Yazid Oulab, Silex, 2012, terre cuite, graphite, 7 x 23 x 23 cm. Courtesy galerie Éric Dupont, Paris. Crédit photo : David Bordes.

On attendait depuis longtemps l’exposition contre l’amnésie. En écho aux Constellations du sous-sol, personnelle de Yazid Oulab organisée par le Fonds régional les dessins réalisés à la perceuse, dont le foret a été remplacé d’art contemporain Provence-Alpes-Côte d’Azur, parallèle par du graphite, provoquent un tournoiement proche de à la publication de la première monographie consacrée à celui du derviche tourneur. Cet essaim de traits, comme un l’artiste marseillais. À l’instar du livre, qui ne l’enferme nuage d’étourneaux qui fendillent et donnent du grain au pas dans ses origines algériennes, même si son enfance papier, semble en chercher les limites pour révéler à la fois et son goût pour la pensée soufie innervent son travail, le mystère du dessin et aussi sa percussion. Une dimension l’accrochage au cordeau passe littéralement l’œuvre au sonore qu’explore aussi la vidéo installée à l’étage près du tamis, révélant sobrement son vocabulaire sans pour autant centre de documentation, où un joueur de luth tient un l’y restreindre. Les pointes effilées des clous, attributs de instrument dessiné sur du papier. Au lieu de jouer de la la fraternité ou métonymies d’une écriture archaïque, les musique, il gratte des lignes. silex de graphite installés dans des vitrines tels des reliques Si l’on ne goûte pas forcément aux jeux de mikados archéologiques, le fil barbelé porteur de paradoxes sont formés de clous géants polis miroir, ou au mausolée lui-même certes les marques de fabrique de ce travail dépouillé. rutilant, on est conquis par les trois vidéos réunies dans Mais Yazid Oulab ne se contente pas d’ânonner des l’exposition. La première, au sous-sol, matérialise le souffle formes. Il travaille avec dextérité à leur métamorphose du récitant qui modifie les volutes de bâtonnets d’encens. par la mystique soufie. Démonstration dans la refonte des Mais très vite, c’est une autre voix qui prend le dessus, éléments allégoriques par le dessin, l’écriture devenant signe caverneuse comme un muezzin bégayant, dont la harangue à comme ces virgules vibratiles formant les différentes poses la prière aurait dérapé, serait devenue incontrôlable. Un son de l’orant dans les Constellations. « De cette mystique, je ne dont on ne mesure pas d’emblée l’origine. Il faudra monter retiens que l’essentiel », précise l’artiste. L’essentiel, le mot à l’étage pour découvrir cette nouvelle vidéo, dans laquelle lui va bien, tant Yazid Oulab est enclin à la retenue, à la un chanteur prononce jusqu’à épuisement le mot La, qui concentration. Il aime explorer l’envers des choses, presque renvoie aussi bien au « non » en arabe qu’à la note musicale. leur négatif. Le fil de fer, symbole carcéral par excellence, Un souffle qui essaye de tenir le son, jusqu’à extinction. ❚ devient douceur d’une main qui tend sa paume. Accueillir Yazid Oulab, jusqu’au 1er septembre, et non punir. De même, il transforme la gomme, emblème FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, 20, boulevard de Dunkerque, de l’effacement, en mur de graphite, comme une digue 13002 Marseille, tél. 04 91 91 27 55, www.fracpaca.org Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 60 « La photographie est un champ d’expérience fondamental pour moi » Patrick T osani, artiste

Il faut voir « Des images comme des oiseaux » à la Friche la Belle de Mai à Marseille comme l’une des propositions les plus passionnantes de ces dernières années concernant la photographie. Imaginée par Patrick Tosani et Pierre Giner, cette exposition présente pour la première fois un vaste ensemble des collections photographiques du Fonds national d’art contemporain. Surtout, la scénographie soumet les œuvres à divers questionnements, perceptibles dans l’accrochage expérimental : vastes plans inclinés, projection numérique, présentation par ordre alphabétique… Patrick Tosani présente ce projet avec Pierre Giner. D. S. Comment s’organise l’exposition ? P. T. Elle fait suite à une carte blanche donnée par le CNAP [Centre national des arts plastiques] en 2009 alors que je siégeais dans la commission d’achat du FNAC [Fonds national d’art contemporain]. Ensuite, j’ai regardé longuement chacune Vue de l’exposition « Des images comme des oiseaux, une traversée des 12 000 œuvres acquises depuis 1981. Dès le départ, dans la collection photographique du Centre national des arts plastiques ». Carte blanche à Patrick Tosani et Pierre Giner. j’ai sélectionné des images et non des photographes ou La Friche la Belle de Mai, Marseille, 6 juillet-29 septembre 2013. des artistes. Cela s’est construit de façon assez intuitive. Dans le cadre de Marseille-Provence 2013. © JcLett. Ensuite, il y avait évidemment le problème des œuvres en dépôt au MNAM [musée Dégager des thèmes national d’art moderne/ Aballéa, Robert Adams, Roy Arden, Stuart Brisley, Henri ou des orientations Centre Pompidou] et dans Cartier-Bresson, Maurice Lemaître, Helen Levitt, Jean- est difficile. Ce qui autres institutions qu’il Luc Moulène, Jean-Louis Garnell, Michele Zaza… On m’a frappé, c’est était impossible d’obtenir. y rencontre des noms célèbres, d’autres un peu oubliés, l’éclectisme Mon but n’étant pas voire des anonymes, des images monumentales ou très d’aligner les chefs-d’œuvre, discrètes. C’est cette ouverture que je voulais montrer à ce ne fut pas tant que cela travers 676 images réalisées par 181 auteurs. Surtout, je une contrainte. voulais aussi dire que la photographie, c’est un champ D. S. Comment qualifiez-vous cette collection ? d’expérience, champ fondamental pour moi. P. T. Dégager des thèmes ou des orientations est difficile. D. S. La sélection est donc un portrait en creux de Ce qui m’a frappé, c’est l’éclectisme. Je voulais montrer Patrick Tosani ? que la photo noir et blanc côtoie la couleur, que le P. T. Sans doute, mais c’est très diffus. Il y a effectivement photoreportage alterne avec des travaux plus conceptuels des gens qui ont compté, des références… En même temps, des années 1970, qu’il est possible d’y croiser Martine je ne voulais rien m’interdire. Avec Suite du texte p. 61 Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

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Suite de la page 60 le recul, il est possible de dire que la sélection accorde une certaine importance à la question du corps. Mais, on peut tout autant y voir d’autres interrogations. J’espère que le spectateur percevra toute l’amplitude des possibles en photographie. D. S. Comment s’est construit ce dispositif de présentation ? P. T. Le parcours est réparti sur deux niveaux à partir d’un schéma imaginé par Pierre Giner. Au premier, beaucoup d’œuvres sont présentées sur d’immenses plans inclinés en bois. Au second, nous avons tentés d’autres solutions. P. G. Je voulais que les spectateurs soient au milieu des images, qu’ils les perçoivent comme des objets puisqu’elles sont presque couchées, affirmant leur matérialité. D’ou le refus presque systématique de la frontalité, des murs, bref des règles trop précises. D. S. Pourquoi ce choix C’est un principe de classer les auteurs par comme un autre ordre alphabétique ? mais avec de vraies P. T. C’est un principe qualités. Cette comme un autre mais avec forme aléatoire de vraies qualités. Cette permet les rapports forme aléatoire permet fortuits, les les rapports fortuits, les tensions aussi, les tensions aussi, les mises mises en perspective en perspective. Craigie Horsfield se retrouve à coté de Françoise Huguier ou Michel Journiac. Les jeux entre ces images se révèlent étonnants. C’est aussi éviter toute forme d’autoritarisme Vue de l’exposition « Des images comme des oiseaux, une traversée des commissaires. Il y a dans ce projet l’idée du regard. dans la collection photographique du Centre national des arts plastiques ». Carte blanche à Patrick Tosani et Pierre Giner. En fait, les deux étages de l’exposition doivent être La Friche la Belle de Mai, Marseille, 6 juillet-29 septembre 2013. perçus comme des variations sur les modes de perception Dans le cadre de Marseille-Provence 2013. © JcLett. de la photographie : comment les exposer, comment les déployer, comment générer un regard flottant ou voyageur, qui circule à la surface… D’ou l’idée du titre, sont très présentes dans l’exposition, y compris dans les « Comme des Oiseaux ». Cela rejoint mon travail qui ne œuvres plus expérimentales ou qui relèvent d’une certaine cesse d’interroger la notion d’espace, et notamment la fiction. relation de l’espace photographique à l’espace du réel. D. S. Une histoire de la photographie récente est donc Qu’est-ce qui se joue dans ce passage-là ? Qu’est-ce qui impossible ! se passe dans l’espace de l’exposition ? Ces questions P. T. Je ne l’ai pas recherchée. Il me semble pourtant qu’il s’en constitue une, sans doute liée à l’idée que la photographie est avant tout une question de corporéité, Contactez le Quotidien de l’Art de matière, d’interrogations sur le réel qui nous entoure. D’où une certaine gravité qui semble ressurgir de cet Publicités Partenariats ensemble. ❚ Valérie Suc Judith Zucca Propos recueillis par Damien Sausset Tél : (+33) 01.82.83.33.13 Tél : (+33) 01.82.83.33.14 Des images comme des oiseaux, une traversée dans la collection photographique du Centre national des Fax : (+33)01.75.43.85.13 Fax : (+33)01.48.78.75.28 arts plastiques, un regard de Patrick Tosani assisté par Pierre [email protected] [email protected] Giner, jusqu’au 29 septembre, Friche la Belle de Mai, 41, rue Jobin, 13003 Marseille, tél. 04 95 04 95 95, www.lafriche.org Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 62 Le Prix Ricard s’installe à Marseille par Bernard Marcelis

Après une première version de cette exposition présentée au Centre Pompidou à Paris en 2009, à l’occasion du dixième anniversaire du Prix Fondation d’entreprise Ricard, une deuxième, amplifiée, se tient cet été dans le cadre de Marseille-Provence 2013. Cette manifestation présente les lauréats du Prix Ricard, sélectionnés par un jury de collectionneurs parmi les participants aux grandes expositions collectives qui rythment la programmation de la fondation à l’automne et qui sont confiées chaque année à un commissaire différent. Ainsi de « Propice » placée sous la houlette de Catherine Francblin en 1999 à « Evocateur » proposée Tatiana Trouvé, Polder 2001, 2001. Photo : D. R. par Elena Filipovic l’année dernière, c’est aussi le travail de curateurs et commissaires d’horizons divers qui est ici mis en exergue. Sont ainsi intervenus, parmi d’autres, Adrien Missika (2011) et Katinka Bock (2012). Robert Fleck, Jean-Yves Jouannais, Pascal Beausse, Jean- Tous se partagent les espaces du rez-de-chaussée de Max Colard, Matthieu Mercier, Charlotte Laubard, la Vieille Charité, mais de façon individuelle, alors que la Judicaël Lavrador, Eric Troncy, etc. première exposition au Centre Pompidou se présentait de Le lauréat de chacune de ces expositions façon collective, les travaux se faisant écho les uns aux foisonnantes et à la notoriété croissante est récompensé, autres. Tout cela a disparu ici au profit d’un parcours dans un premier temps, par l’achat d’une de ses œuvres décontextualisé, dans une ambiance feutrée très éloignée que la Fondation Ricard offre ensuite au Centre de celle des expositions initiales à la Fondation. Aussi Pompidou. L’artiste et son parfaitement installées ou accrochées qu’éclairées ou Ce type de travail rentrent ainsi dans légendées, les œuvres se révèlent néanmoins comme des présentation la collection permanente îlots isolés les uns des autres. favorise une réelle du musée national L’exposition réunit quelques œuvres majeures intimité entre le d’art moderne, heureux (Achour, Cornaro, Trouvé, Laurette, Maire, Zarka, spectateur et les partenaire du Prix et Lamouroux) qui résistent au contexte et constituent les travaux présentés, bénéficiaire de ce mécénat meilleurs ambassadeurs de cette entreprise de mécénat. puisque tout le reste d’entreprise. Ce type de présentation favorise une réelle intimité entre s’efface devant ce Aux dix artistes le spectateur et les travaux présentés, puisque tout le reste dispositif présents lors du premier s’efface devant ce dispositif de proximité forcée qui isole de proximité acte à Paris (Didier Marcel, l’œuvre. Cela permettra sûrement au visiteur « de passer forcée qui isole Natacha Lesueur, Tatiana du temps à habiter, au sens physique et mental du terme, l’œuvre Trouvé, Boris Achour, le système esthétique désarticulé qui est élaboré et exposé », Matthieu Laurette, Mircea comme l’énonce Emma Lavigne, commissaire de cette Cantor, Loris Gréaud, exposition, à propos du travail de Benoît Maire, mais que Vincent Lamouroux, Berdaguer & Péjus, Raphaël Zarka), l’on peut aisément appliquer à d’autres réalisations. ❚ sont venus s’ajouter les cinq lauréats des dernières Les Archipels réinventés (2), jusqu’au 22 septembre, Centre de la éditions : Ida Tursic & Wilfried Mille (2009), Isabelle Vieille Charité, 2, rue de la Charité, 13002 Marseille, Cornaro et Benoît Maire (primés ex aequo en 2010), http://fondation-entreprise-ricard.com Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 63 À Marseille, l’art sur le pont Par Roxana Azimi

Le musée d’art contemporain (Mac) de Marseille a longtemps été endormi, pour ne pas dire enterré vif, avec une année noire 2011 où son budget annuel s’est tout juste élevé à 20 000 euros. Malgré ses couacs, l’opération Marseille Provence 2013 au eu le mérite de le revitaliser, de le rappeler au bon souvenir de la municipalité qui a financièrement permis l’organisation de l’exposition « Le Pont », d’un coût de 800 000 euros inédit pour l’institution phocéenne. Articulé autour des questions de migration, le parcours n’adopte pas la forme rectiligne de la passerelle, comme son titre pourrait le suggérer, mais plutôt celui du labyrinthe qui a tôt fait de désarçonner le visiteur. Ne sachant pas trop Vue de l’exposition « Le Pont », au Mac à Marseille (avec Barthélémy quelle voie prendre, surchargé de signes tant l’accrochage Toguo, Mircea Cantor). © V. Ecochard-O. Mistrih. est dense en œuvres de qualité, le spectateur se retrouve presque involontairement dans la posture désorientée du qu’on les voit souvent oubliés contre un coin de mur. Le rêve migrant, qui doit résoudre la tension entre la mémoire américain vire au cauchemar de la discrimination et de la et la découverte d’un nouveau lieu, les humiliations et paupérisation des communautés noire ou latino, à la paranoïa l’aliénation, l’intime et le collectif. Une position aussi urbaine de Taxi Driver revisité par Douglas Gordon. L’Anglo- (é)branlante que l’architecture d’Oscar Tuazon qui nous nigérian Yinka Shonibare voit lui le multiculturalisme en rose, accueille à l’extérieur du musée, à laquelle répond le concert en revendiquant son appartenance à l’Empire britannique. mutique des nations mis en scène par Chen Zhen. En vis-à- Après le rapport au collectif, celui à l’intime livre quelques vis, le jardin suspendu de Mona Hatoum se trouve pollinisé beaux moments, comme les portraits que Ion Grigorescu a dans sa germination de plantes clandestines. Le décor est réalisés de sa femme morte d’un cancer ou Wish you were planté. here de Roman Ondák relatant un voyage à celui qui reste Si la première salle tapissée par Mitja Tusek de tests immobile. de Rorschach fourmillant de questions subliminales nous Seul bémol, l’exposition tente de dire trop de choses à la laisse froide, on est plus conquis par le film de 1929 de fois, comme un muet soudain gagné par la parole et qui veut Moholy-Nagy consacré à Marseille. Venu voir le pont rattraper le temps perdu, qui enchâsse trop d’idées, mélange transbordeur, merveille dans une même pelote des fils qui s’enchevêtrent au risque En vis-à-vis, le d’architecture moderniste de la fracture. Car il est difficile de ranger ensemble le travail jardin suspendu inaugurée en 1905, il filme d’historiographie de Matthew Buckingham sur le mémorial de Mona Hatoum la vitalité et la pauvreté de de Rushmore, rappelant l’influence aujourd’hui étouffée du se trouve pollinisé cette ville méditerranéenne. Ku Klux Klan sur son édification, l’asservissement du peuple dans sa germination En regard, un film d’Helen indien d’Amérique illustré par Jimmie Durham, ou encore de plantes Levitt, The Street, dépeint le cette vidéo de Mircea Cantor où son fils répète dans un clandestines. Le New York des années 1940, sourire mutin : « I decide not to save the world ». Autant dire, décor est planté dont l’énergie et la crasse débrouillez-vous ! Un mot d’ordre aussi pour le visiteur qui ne sont pas sans rappeler la doit parfois accélérer le pas pour ne pas perdre pied, au risque cité phocéenne. Marseille- de rater certaines pièces somptueuses, comme la fresque de New York, deux villes qui, sans être jumelles, sont des Chourouk Hriech ou les graines du changement de Maria jalons dans le parcours pour la liberté. L’emblème de cette Thereza Alves. ❚ autonomie, la statue de Bartholdi, a été désossée par Danh Vo Le Pont, jusqu’au 20 octobre, musée d’art contemporain de Marseille en multiples éléments, dont le Mac présente deux exemplaires, (Mac), 69, avenue d’Haïfa, 13008 Marseille, tél. 04 91 25 01 07, étrangement droits dans leurs caisses de manipulation, alors www.lepontlexpo.com Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 64 Le MuCEM, un musée en devenir Par Sarah Hu gounenq

La France ne possède plus de musée national d’ethnologie. Des doutes persistaient encore jusqu’à hier, date de l’inauguration du musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) à Marseille par François Hollande. La décision prise en 2000 par Catherine Tasca, alors ministre de la Culture, de créer une institution centrée sur les peuples méditerranéens condamnait du même coup le musée national des Arts et traditions populaires (ATP). Situé à Paris, dans le bois de Boulogne, ce dernier, voué à la société française, ferma définitivement ses portes en MuCEM J4. Passerelle et résille, toit-­terrasse. © Médiathèque Lafarge 2005. « Le glissement du propos des ATP vers le dialogue des Charles Plumey-­Faye. civilisations de l’Europe et de la Méditerranée correspond à la mutation des musées de société vers des musées de civilisation musées de France. En proposant un propos décloisonné, au discours enrichi, élargi, et plus international », explique mêlant objets archéologiques, populaires, scientifiques mais Marie-Christine Labourdette, directrice du service des aussi de l’art ancien et contemporain, et en se positionnant d’emblée comme un lieu de vie et de débats, le MuCEM s’affirme comme un modèle des musées de civilisations Que sont devenues les du XXIe siècle. « Le MuCEM est révélateur d’un changement spécifique : nous sommes passés d’une statique des sociétés collections du musée des ATP ? à une dynamique des sociétés, explique Zéev Gourarier, directeur des collections du nouveau lieu. Le musée des ATP Les 250 000 objets témoins de la société rurale française était structuraliste et tentait de mettre en avant des choses en issus du fonds du musée des Arts et traditions populaires dehors du temps. Or, rien n’existe sur la durée éternelle ». sont aujourd’hui entassés dans des réserves. En se Basée sur quatre thèmes conçus comme autant de focalisant sur les thématiques méditerranéennes, la singularités déterminantes du monde méditerranéen présentation du MuCEM les occulte quasi-totalement. (l’agriculture, les trois monothéismes, la citoyenneté et la « Le legs des ATP se poursuit de manière invisible car nous représentation géographique de la Méditerranée), la galerie restons un grand département des musées nationaux sur permanente peine à convaincre. Si la première section sur la société, au sein du service des musées de France. Nous les pratiques agricoles cumule la fluidité de la scénographie, conservons également l’expertise et le conseil sur l’ethnologie. la pédagogie des sections (dont certaines présentations Les ATP servent toujours de référence. Par exemple, il est sont issues des « chaînes opératoires » initiées par Georges- intéressant d’avoir en tête un intérieur breton quand on Henri Rivière au bois de Boulogne) et la cohérence des analyse un intérieur grec », commente Zéev Gourarier. objets choisis, la suite de l’accrochage semble appartenir à Outre des contrepoints sur la notion de loisir présentés autre musée tant la césure est grande. La scénographie se dans les espaces éclatés du fort Saint-Jean, les collections base alors sur des voilages translucides d’un goût douteux, seront mises en valeur au sein du Centre de recherches le propos est confus et souvent partiel alors même que les et de conservation à la Belle de Mai, perle des espaces de thèmes abordés sont déterminants. Ainsi, la naissance des conservation des musées français. Pour la première fois, trois monothéismes est esquissée par une poignée d’objets les réserves délocalisées d’un musée sont dotées d’une dont peu témoignent des usages juifs et musulmans, alors mission de diffusion auprès du public grâce à une salle qu’un bouddha tantrique du Tibet y trouve place ! Les d’exposition, une bibliothèque et des réserves visitables. « visages de la Méditerranée » sont Suite du texte p. 65 Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

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Suite de la page 64 évoqués avec un ensemble de globes terrestres anciens, d’astrolabes et sextants, tandis que la suite du chapitre ne comprend que des vues dessinées, des estampes ou des photographies de l’Acropole, niant le savoir géographique égyptien développé par Eratosthène (276-194 av. J.-C.). Au final, la définition et l’approche du monde méditerranéen sont davantage approfondis dans l’exposition temporaire « Noir et Bleu », traitant des tensions, rêves, et conflits qui façonnèrent le pourtour de la Mare Nostrum. Grâce à de nombreux prêts et une scénographie innovante, le parcours aborde l’orientalisme, les conquêtes napoléoniennes, les échanges dans le monde méditerranéen et le développement des villes portuaires, l’émergence du tourisme, l’implosion des Balkans, l’opposition Nord-Sud, les conflits palestiniens - avec une vidéo glaçante de Larissa Sansour, Nation Estate... En quelques salles, la complexité des civilisations de la Méditerranée surgit avec évidence. Malheureusement, les collections de l’institution issues du musée des ATP ne correspondent pas au discours MuCEM J4, la résille vue des rampes intérieures. © D. R. qu’elles sont sensées incarner. « Nous sommes en train d’opérer une grande et difficile mutation des collections avec un accent qui sera porté sur la vie publique, et la mobilité Avec un très bel écrin conçu par l’architecte Rudy Ricciotti, pour lesquels j’ai créé deux nouveaux pôles. Je pense qu’il le musée a un fort potentiel, même si du chemin reste va falloir sérieusement renforcer nos moyens d’acquisitions à parcourir pour l’institution. Gageons que le MuCEM dans les prochaines années. Face à la conjoncture actuelle, trouvera sa place dans les prochaines années, loin de je trouve excellent le système américain des «trustees» et l’agitation de Marseille-Provence 2013. ❚ des «volunteers». Il faudra développer cette logique d’un Musée des civilisations de l’Europe et de la public concerné par son musée », espère Zéev Gourarier. Méditerranée, ouverture au public le 7 juin, 1, Espanade du J4, Pour renforcer ses collections autour de la thématique 13002 Marseille, www.mucem.org méditerranéenne, le directeur des collections envisage également des échanges avec les autres institutions méditerranéennes, aujourd’hui absentes du parcours. « Ma Un joyau architectural volonté est d’abord de faire rentrer dans l’équipe des sensibilités différentes. J’espère qu’une Tunisienne nous rejoindra très Pour la première délocalisation en région d’un musée rapidement, à côté d’une Italienne, d’une Espagnole pour national, le ministère de la Culture voulait faire un exemple. développer des réseaux d’échanges », explique-t-il. Le choix de l’architecte Rudy Ricciotti, associé à Roland Malgré la longue et difficile maturation du projet, Carta, pour la réalisation du bâtiment sur l’emplacement du dont il faut rappeler l’éviction en 2009 de Michel Colardelle J4 a en effet été judicieux. Enveloppé dans un épais réseau alors directeur de l’institution, le contour du musée ne d’entrelacs en béton, le cube de 72 mètres de côté instaure semble pas encore aujourd’hui totalement défini. « Cette un dialogue fécond, de l’intérieur comme de l’extérieur, avec présentation est un test, elle est indicative. Rien n’est définitif », le port de Marseille et la Méditerranée. Avec l’aménagement reconnaît Zéev Gourarier. En effet, la galerie des collections de deux rampes extérieures entre cette coque ajourée et les est conçue comme un parcours semi-permanent de 3 ans. parois en verre du bâtiment, le musée devient un lieu de « Nous allons tenter un certains nombre d’expérimentations promenade. Ses larges espaces offrent plus de 15 000 m², en termes de muséographie au MuCEM, à commencer par la dont 3 600 m2 d’exposition. Une passerelle s’élance aussi rotation des collections, qui permettra un renouvellement du pour rejoindre le fort Saint-Jean en surplombant un bras de propos scientifique », confie Marie-Christine Labourdette. mer. Accessible depuis le toit du musée, cette structure en Loin d’être décidée, la prochaine présentation pourra béton noir coulé se dresse comme « un muscle tendu », selon reprendre les thématiques déjà en place suivant de nouvelles les termes de l’architecte, pour se poser en toute légèreté sur perspectives, ou être au contraire entièrement repensée. les terrasses étagées du fort historique. Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 66 Martigues décrypte les influences méridionales de Raoul Dufy Par Sarah Hu gounenq

Le musée Ziem à Martigues s’associe à Marseille- Provence 2013 en proposant un contrepoint à la grande exposition patrimoniale « Le Grand Atelier du Midi » (lire Le Quotidien de l’Art du 17 juin 2013). Pour prolonger les réflexions sur le rôle du Midi dans l’effervescence de la peinture moderne au tournant du XXe siècle, l’institution martégale explore l’impact des voyages de Raoul Dufy dans la région sur sa peinture. « Raoul Dufy a participé au renouvellement du regard de la peinture moderne dans le Midi. Mais ce qui est vraiment intéressant est que les années où il découvre le Midi correspondent à une période d’expérimentation qui va lui permettre d’élaborer son propre style », commente Lucienne Dell’Furia, commissaire de l’exposition. Si les historiens de l’art débattent encore sur les motivations du peintre havrais à venir dans le Sud, la commissaire soutient Raoul Dufy, Les barques à Martigues, huile sur toile, 1903, la thèse qu’il se serait rendu à Martigues pour la première musée Ziem, Martigues. © ADAGP Paris 2013. fois en 1903 sous l’impulsion de son ami Francis Picabia, de deux ans son aîné. 1907. « Les répercussions du cubisme cézanien sur l’œuvre En choisissant de se concentrer sur les années de Dufy rappellent aussi qu’il a participé activement aux méridionales, entre 1903 et 1925, l’accrochage permet recherches de Georges Braque. Cet engagement actif de Dufy est de découvrir de nombreuses toiles inédites ou rarement désormais établi, il n’est pas un simple suiveur comme on l’a exposées, dans lesquelles se lisent les influences de ses longtemps considéré », explique la commissaire. Du fauvisme contemporains André au cubisme, sans omettre quelques recherches en direction Commissariat : Lucienne Derain ou Georges Braque. de l’abstraction, dont témoigne le monochrome Paysage Dell’Furia, conservatrice du musée Peu connue, cette période de l’Estaque (1910, collection particulière), Raoul Dufy Ziem, Martigues d’un « Dufy avant Dufy » explore les courants picturaux de son époque sans toutefois révèle les tâtonnements et réellement trouver sa voie. les errances de l’artiste. Ses premières toiles méridionales, Après son retour à Paris en 1910, Dufy ne retournera telles Martigues (1903, musée Ziem) ou Quai à Marseille plus dans le Midi avant la fin de la décennie. Accroché (1903, collection particulière), trahissent une facture dans la continuité de ses essais cubistes des années 1909, postimpressionniste qui préfigure déjà le style futur du Le Pont transbordeur à Marseille de 1919, en mains privées, peintre : densité de la touche, force des contrastes, scènes montre le chemin parcouru en dix ans par le peintre : quotidiennes animées. De même, l’importance du noir composition solide, couleurs fait remarquer à la commissaire que « contempler les criardes, cernes noirs... La Catalogue, coéd. Musée Ziem/ débuts de Raoul Dufy permet de mieux cerner ses influences description qu’il fait ici du Snoeck, 125 p., 26 euros et son cheminement. On constate, par exemple, que dans port de Marseille pourrait l’impressionnisme il a retenu la leçon de Manet bien plus que tout autant être celle du port du Havre tant la palette celle de Monet ». Au tournant des années 1905-1907, suite employée correspond à la lumière nordique. Le Midi a été à l’explosion du fauvisme, se manifeste l’influence d’André un révélateur pour nombre de peintres modernes, d’Henri Derain. La couleur vive et en aplat du très beau Joueurs Matisse à Derain. Raoul Dufy s’est trouvé dans le Nord. En de boules à l’Estaque (1908, collection privée américaine) quelques toiles et croquis (dont ses carnets, prêtés par le ou de Au café (1907, collection particulière) témoigne Centre Pompidou à Paris), cet accrochage confirme la place de la volonté du peintre d’adopter ce nouveau style, bien singulière de Raoul Dufy dans l’histoire de l’art moderne. ❚ loin de sa propre sensibilité. En parallèle, les contours DUFY DE MARTIGUES A L’ESTAQUES, jusqu’au 13 octobre, ciselés et l’espace déconstruit des deux huiles Barques musée Ziem de Martigues, boulevard du 14 Juillet, 13500 Martigues, aux Martigues (1908, l’une au musée Ziem, l’autre à la tél. 04 42 41 39 60, www.ville-martigues.fr. Fondation Fridart de Londres) montrent pour leur part Exposition associée au « Grand Atelier du Midi à Aix-en-Provence l’impact de la rétrospective « Paul Cézanne » à Paris en et Marseille », dans le cadre de Marseille-Provence 2013. Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 67 Claude Parent, Yves Klein et les rêves d’architectures Par Roxana Azimi

L’architecture utopique est devenue aujourd’hui la tarte à la crème des expositions d’art contemporain en manque de repères, en mal de figures tutélaires assaisonnés à toutes les sauces. L’exposition « Rêves d’architecture » au château de l’Espace de l’art concret à Mouans-Sartoux ne tombe pas dans ce travers. Plutôt que de convoquer les fantômes des architectes dans une séance de spiritisme forcément ratée, elle puise du côté des artistes dont la démarche intègre une réflexion - ou un fantasme - autour de l’architecture. L’ensemble est certes inégal. Mais sortent du lot ceux qui bataillent avec la matière, en éprouvent la Yves Klein avec la collaboration de Claude Parent, Le feu, vers 1959 ; Tableau résistance, comme Benjamin Sabatier qui joue de la supposée de feu (Gaz de Ville), vers 1959 ; Fontaines d’eau et de toit de feu, vers 1959 ; Jets d’eau et de feu, vers 1959 ; Citée climatisée, vers 1961 ; Citée climatisée force du béton en faisant reposer un cube sur sa partie la (toit d’air, murs de feu, lit d’air), 1961 ; Sous-sol d’une citée climatisée plus friable. De même, Morgane Tschiember brouille les (« Climatisation de l’espace »), vers 1959. Réalisé par Sargologo dans l’agence de Claude Parent. Projet pour les Fontaines de Varsovie, 1961. règles de combat du pot de terre contre le pot de fer avec ses Collection privée. © EAC – Estelle Epinette. bulles de verre venant tarauder d’impassibles blocs de béton. C’est la fragilité et la volatilité que testent Simon Boudvin et Laurent Mareschal. Chez le premier, la poudre de gravas « Yves Klein, pour moi, c’est toute une partie brutale de ma forge de fragiles formes géométriques qu’un rien pourrait vie. Je pense que si je n’avais pas rencontré Yves Klein, à un éparpiller. Le second a tracé avec du sucre roux les plans des moment qu’on ne peut juger qu’opportun vu le retentissement appartements qu’il a successivement habités, de la maison que ça a eu sur moi, je n’aurais pas été le même architecte ». familiale à sa demeure actuelle, en passant par l’inévitable Ils travailleront ensemble sur un projet de fontaines d’eau chambre de bonne. Des plans aussi fugaces que la mémoire et de feu que l’artiste songeait à installer place de Varsovie, qui les a dessinés. Vincent Ganivet pousse encore plus loin dans le 16e arrondissement à Paris. Klein imagine aussi une l’idée d’incertitude avec sa voûte branlante, au bord de la fusée « à accélération par pulsations progressives à l’infini » rupture. pour rejoindre le vide cosmique. Parent dessinera cette Mais l’exposition la plus passionnante se trouve Rocket pneumatique, tandis que le designer Roger Tallon en ailleurs sur le site. Bien que modeste en taille, elle réinitialise réalisera la maquette. Comme d’autres idées farfelues, celle- la rencontre au sommet entre l’architecte Claude Parent et ci reste lettre morte. Après la mort de Klein, sa mère et son Yves Klein. Avec force documents et dessins, l’accrochage épouse proposent en 1962 à Parent de réaliser un mémorial rappelle cet épisode confidentiel et bref - de 1959 à 1961 - à Saint-Paul de Vence, qui ne serait pas un mausolée mais mais intense entre les deux dandys aériens. Claude Parent une seconde demeure à la mesure de l’œuvre de Klein. Une n’a pas encore tenté de bouleverser les lois de la gravité énième architecture de papier ? Pas sûr. Ce monument avec la fonction oblique, théorie qu’il peaufinera avec Paul composé de cylindres pourrait bien finalement voir le jour. ❚ Virilio en 1963. Mais il est totalement sous le charme du Rêves d’architecture, jusqu’au 27 octobre ; fulgurant artiste, qu’il voit moins en utopiste futuriste qu’en Yves Klein / Claude Parent, le mémorial projet homme aussi bien imprégné par le passé que soucieux de d’architecture, jusqu’au 25 août, Espace de l’art concret, l’avenir. « Quand il me parlait, je voyais le monde s’ouvrir », Château de Mouans, 06370 Mouans-Sartoux, tél. 04 93 75 71 50, raconte-t-il dans le catalogue de l’exposition. Et d’ajouter : www.espacedelartconcret.fr Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 68 Chagall, le moi et son double Par Alexandre Crochet

Si les expositions consacrées à Marc Chagall sont nombreuses en ce moment - à l’instar de celle que lui consacre à Paris le musée du Luxembourg -, le musée national Marc Chagall à Nice aborde l’artiste sous un angle inédit : l’autoportrait. Servie par de nombreux prêts institutionnels, du Centre Pompidou au Palais des beaux-arts de Lille, en passant par le Philadelphia Museum of Art (avec un magnifique Autoportrait au col blanc de 1914, qui fait la couverture du catalogue), mais aussi privés, et exceptionnels, en particulier de la part de Meret et Bella Meyer, les petites- filles du peintre, l’exposition se révèle à la hauteur du 40e anniversaire du musée (lire encadré). Même si elle déploie 94 œuvres, elle aurait toutefois gagné à inclure une mise en perspective avec le motif et la pratique de l’autoportrait chez ses contemporains. Marc Chagall, Le Peintre à la tête renversée, 1915, crayon et encre sur papier Abondante, la production des autoportraits chez d’emballage brun, 19 x 19,7 cm. Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne/Centre de création industrielle. © Centre Pompidou, Chagall commence de façon relativement classique, MNAM-CCI, distribution Réunion des musées nationaux-Grand Palais / et avec l’aide d’un miroir. La représentation de soi est Philippe Migeat. © Adagp, Paris 2013 / CHAGALL®. alors plutôt traditionnelle, jusqu’à l’Autoportrait au col blanc qui démontre une physionomie. Dans Le Peintre à la tête renversée, encre sur Commissaires : nette affirmation de soi en papier de 1915, il s’esquisse son visage tourné vers le ciel Maurice Fréchuret, conservateur tant qu’artiste mais aussi avec, dans un nuage-bulle, le village aimé, sans doute en chef du patrimoine, directeur des musées nationaux du XXe siècle en tant qu’homme. Le Vitebsk, évocation de ses origines russes et juives, mais des Alpes-Maritimes ; Elisabeth miroir est aussi le moins aussi probablement de son rôle de messager divin en tant Pacoud-Rème, chargée des cher des modèles pour qu’artiste. S’inspirant de Rembrandt, Chagall réalise aussi collections au musée national Marc Chagall, Nice un jeune artiste, rappelle plusieurs autoportraits à la grimace, introspectifs. Elisabeth Pacoud-Rème, Comme Ma vie, ses mémoires rédigées à seulement l’une des commissaires de 35 ans, les autoportraits s’apparentent à une quête de l’exposition. « Chagall eut tôt fait de s’affranchir du cadre soi, à un lieu de l’affirmation de l’artiste ébranlé par le rigide du miroir et, à l’instar de la fenêtre par laquelle le regard déracinement et la perte – son village, sa femme adorée... de l’artiste trouva mille occasions de s’évader, il ne garda Une recherche d’identité pour le peintre naturalisé français du miroir que le souvenir de l’image vue », écrit Maurice en 1937, qui se poursuit dans les représentations de lui en Fréchuret, l’autre commissaire, dans le catalogue. Son train de peindre, avec une palette. Dans une synthèse de pinceau s’affranchit même parfois du dessin, note-t-il. la culture russe, du shtetl, de la Bible, l’artiste se peint au C’est là que Chagall commence vraiment à trouver sa voie : travail, se retournant devant L’Apparition de la famille de quand il s’éloigne des canons du genre, quand il prend du l’artiste (1935-1947). « En permanence, Chagall se demande recul – aussi littéralement -, au point d’oublier son exacte ce qu’est être peintre dans le monde. Suite du texte p. 69 Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

page Chagall, 69 le moi et son double

Suite de la page 68 La réponse sera religieuse », explique Elisabeth Pacoud-Rème. Dans la troisième partie du parcours, dévolue aux doubles portraits, la démarche de l’artiste se densifie encore. Les couples envahissent son œuvre, incarnation de son amour pour Bella qui imprégnera durablement son travail après la disparition de celle-ci. À cet égard, peint peu avant la mort de son épouse sur fond de guerre mondiale, La Route à Cranberry Lake (1943), acquise aux enchères par le musée Chagall en 2012, incarne avec son visage double quasi-fusionnel la tentation cubo-futuriste du peintre, qui restera néanmoins à l’écart des grands mouvements. « Nous avions peu d’œuvres de la période américaine, c’était important pour nous d’assurer la continuité des collections », confie Elisabeth Pacoud-Rème. Dans la dernière partie de l’exposition, Chagall ne tombe pas le masque. Au contraire, il le met. Si l’artiste en clown est un topos du XXe siècle, l’irruption de tout un bestiaire onirique et ironique, l’une des métamorphoses de l’artiste, vient brouiller les pistes. Avec une inventivité rare, Chagall fait naître des êtres bicéphales mi-homme, mi-âne, se représente en coq. « Cela permet d’avancer sans se dévoiler, énoncer des choses qu’on ne veut dire de façon intelligible. L’âne est un animal messianique, clairvoyant, qu’on pense à l’ânesse de Balaam, qui voit l’ange avant Balaam. Le choix d’un animal humble mais aussi capable de voir Dieu n’a rien d’un hasard », Marc Chagall, Les Amoureux en gris, 1916-1917, huile sur papier marouflé note Elisabeth Pacoud-Rème. Chagall va jusqu’à combiner de sur toile, 69 x 49 cm. Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne/Centre de création industrielle, en dépôt au musée d’Art multiples éléments, le couple, le peintre, l’allégorie animale. et d’Histoire du Judaïsme, Paris. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Une superposition des discours comme dans Bouc peintre ailé distribution Réunion des musées nationaux-Grand Palais / Philippe Migeat © Adagp, Paris 2013 / CHAGALL®. (1960), évocation du messager divin, mais aussi du bouc émissaire. C’est au fond cette dimension surnaturelle qui l’emporte dans cette galerie d’autoportraits qui révèlent un pour lequel il réalisera des vitraux. Il créera aussi une peu plus Chagall au spectateur, comme à lui-même. ❚ mosaïque qui modifiera les plans initiaux. Il assiste en 1973 Chagall face au miroir, jusqu’au 7 octobre, sur trois lieux, à l’inauguration. À sa mort, le musée reçoit en dépôt une musée national Marc Chagall, avenue du docteur Ménard, 06000 Nice, partie de la dation Chagall, enrichie d’acquisitions par la tél. 04 93 53 87 20, www.musees-chagall.fr suite, d’où son changement de nom en 2005 pour devenir le musée Marc Chagall. En 2006-2007, des travaux ont modernisé les lieux. L’institution accueille aujourd’hui Le musée Chagall célèbre 170 000 visiteurs par an. « Nous aimerions beaucoup rassembler les différentes œuvres dispersées dans les musées ses 40 ans français, éclatement du fonds Chagall du Centre Pompidou, qui est parfois dommageable. En 2003, nous avons ainsi récupéré un tableau venant du Centre Pompidou, Les Arlequins, reprise Dès 1969, le ministre de la Culture André Malraux souhaite de 1922 du Théâtre juif, remanié par Chagall en 1944 au décès construire un musée pour abriter le Message Biblique, après de sa femme. En travaillant dessus, j’ai réalisé qu’il avait été sa donation à l’État par l’artiste. Chagall n’est alors pas coupé par Chagall, et que le bout manquant de la dation avait été loin d’être le peintre officiel : il réalise nombre de grandes envoyé au musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg. commandes, dont la voûte de l’opéra de Paris. C’est un cas Nous n’avons eu de cesse de récupérer ce petit morceau, Cirque. rare de musée entièrement consacré à un artiste vivant, Il a fallu convaincre Pompidou et Strasbourg à la fois, mais cela puisque Chagall va non seulement assister à son édification s’est fait », confie Elisabeth Pacoud-Rème. Cette dernière sur les collines du bas-Cimiez, à Nice, mais s’impliquer quittera le musée après de longues années de bons et loyaux en demandant par exemple la création d’un auditorium services en février prochain. Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 70 Matisse retrouve sa ville de Nice Par Roxana Azimi

Les politiciens aiment se donner dans la reprise délibérée des motifs le beau rôle. Quitte à réécrire l’histoire. figuratifs. De nombreux artistes ont cité L’opération « Nice 2013, un été pour sans équivoque les œuvres de Matisse, Matisse » lancée par le maire de Nice qu’il s’agisse de Roy Lichtenstein, Tom Christian Estrosi - et dont le commissariat Wesselmann, Claude Viallat ou Vincent général a été confié à Jean-Jacques Corpet. Parmi les morceaux de choix, Aillagon -, aurait pour objectif de rattraper figure la relecture par Claude Rutault du le pseudo « péché originel » de la Ville qui Grand atelier rouge en n’en gardant que n’aurait pas su « donner à Henri Matisse la le positionnement des tableaux sur les place qu’il aurait méritée », et de « réconcilier murs. Les reprises les plus intéressantes la famille Matisse avec Nice ». Si les viennent des artistes qui ont pris de relations entre la famille de l’artiste et le la distance face au sujet. C’est le cas musée éponyme à Nice se sont distendues de John Baldessari qui, en l’isolant, au milieu des années 1990, la nouvelle ramène le bocal de poisson rouge à un directrice de l’établissement niçois les as logotype, au même titre qu’une boîte de bien pacifiées depuis vingt ans au point soupe Campbell. de bénéficier en 2011 de la donation Henri Matisse, Nature morte aux grenades, Orchestrée par Jean-Jacques de deux panneaux de céramique sur le 1947, huile sur toile. Aillagon, l’exposition « Palmiers, palmes Musée Matisse, Nice. © Succession thème de la piscine, et récemment d’une H. Matisse. Photo : François Fernandez. et palmettes » au musée Masséna donation d’un exceptionnel ensemble de commence par un clin d’œil à Matisse papiers découpés, conjointement avec le avec sa Nature morte aux grenades, pour musée Matisse du Cateau-Cambrésis. Jean-Jacques Aillagon dégager très vite un motif récurrent et insolite de l’histoire préfère, lui, évoquer « un coup de projecteur sur la densité de l’art : le palmier. Celui-ci se déploie dans les tableaux du réseau des musées » en mobilisant huit d’entre eux pour de Dufy ou de Picasso, contemporains de Matisse, mais l’événement. aussi dans la mythologie, les représentations bibliques et sa Si d’aucuns pouvaient redouter une overdose du litanie de martyres, l’expression religieuse (les rameaux), peintre de la joie de vivre et des odalisques, décliné à toutes celle du pouvoir et de la victoire, ou enfin comme emblème les sauces, certains lieux ont pris de l’autonomie par rapport touristique azuréen, synonyme d’un climat amène tout au thème imposé, ne serait-ce que pour l’intégrer à leur au long de l’année. L’art contemporain malmène cette champ de compétence. Ainsi, le Théâtre de la photographie symbolique, et le palmier revisité par Yto Barrada se mue aurait été bien en peine de concevoir une exposition de en simulacre fatigué de Luna Park, stigmate de la crise et photos à partir de Matisse, qui n’a jamais témoigné d’intérêt d’un orientalisme de pacotille. majeur pour ce médium. Aussi, l’exposition « Muses et Outre ces deux expositions qui offrent une pause modèles », basée sur 150 photos issues de la collection du au visiteur n’ayant pas Matisse pour seule obsession, une Monégasque Amedeo M. Turello, ménage-t-elle un rapport étape s’impose, celle du palais Lascaris. Au menu, une seule distant entre les clichés exposés et les sculptures de l’artiste œuvre, le livre Jazz (1947) de Matisse. L’exposition concise, niçois. Au fil du parcours, ces dernières semblent de plus en documentée et intelligente conçue par Sylvie Lecat remet plus incongrues, si ce n’est intruses, tant l’image de la femme cet album édité par Tériade dans son contexte historique distillée par les photographes, notamment Helmut Newton, avec la guerre et l’apparition tonique du jazz, distillant les s’éloigne des canons matissiens. L’exercice est tout autre indices de son surgissement dans la vie de l’artiste. Une au Mamac (musée d’art moderne et d’art contemporain), vraie révolution s’opère, au point que celui-ci débaptise le qui offre sans doute la meilleure proposition du parcours livre initialement appelé Le Cirque. Que voit-on dans les en identifiant l’héritage contemporain de Matisse, dont vingt planches accrochées au mur ? L’aboutissement du les tableaux n’apparaissent que sur des écrans plasma peintre, sa rayonnante complexité, presque son testament accrochés dans les salles. Le titre même, « Bonjour Monsieur artistique. L’artiste qui s’est affranchi en 1943 des tubes Matisse », clin d’œil à « Bonjour Monsieur Courbet », de peinture avec les papiers découpés, semble s’être libéré évoque un mélange de références et déférences. L’influence de la guerre. Il ne l’a pas oubliée, comme le suggère une de l’artiste dans la peinture abstraite ayant déjà été explorée planche aussi stridente qu’un cri. Le hurlement sans doute en 2009 par Éric de Chassey au Musée Matisse du Cateau- de sa fille Marguerite torturée en 1944 par la Gestapo. ❚ Cambrésis (« Ils ont regardé Matisse »), le directeur de Nice 2013, un été pour Matisse, jusqu’au 23 septembre, l’établissement niçois, Gilbert Perlein, a cherché l’atavisme divers lieux, 06000 Nice, matisse2013.nice.fr Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 71 À Nice, de futurs talents en promotion Par Roxana Azimi

L’exposition des travaux Galerie de la Marine, où la jeune d’étudiants de la promotion 2013 Chinoise figure parmi les douze noms de la Villa Arson à Nice, orchestrée retenus par Stéphane Corréard. Elle par Stéphane Corréard, et son volet y montre une autre vidéo où après gigogne baptisé « Le sens de la vague » avoir entonné l’Internationale dans à la Galerie de la Marine, suscitent les rues de Monaco, elle entame une nombre de questions. Comment discussion cocasse avec des policiers repère-t-on le potentiel d’un artiste ? locaux, mal à l’aise avec la portée de Quelles sont les tendances créatives ce chant révolutionnaire. Est-ce de ou les référents de ces jeunes pousses ? l’art ? De la provocation ? Malgré Y a-t-il place pour la singularité, le leurs échanges avec leur supérieur, ils pas de côté dans les écoles d’art ? n’arrivent pas vraiment à trancher. Stéphane Corréard est un habitué des Repérer une artiste dans une dossiers d’étudiants qu’il reçoit par promotion, c’est déjà beaucoup. milliers lors de la sélection du Salon Que nos réflexes n’en retiennent de Montrouge qu’il dirige. Capteur pas d’autres ne signifie pas qu’ils ne sensible, il apprécie d’ailleurs ce soient pas prometteurs. Sans doute moment charnière où « plus tout à devront-ils se défaire d’un certain fait étudiants, ils ne sont pas encore formatage, des tics et des tocs de la tout à fait artistes. Un drôle de mélange Yao Quingmei, Danse! Danse! Bruce Ling!, 2012. jeune création actuelle. « Par nature, de fragilité et de force, que Philippe Série de dix photos pour une chorégraphie, les écoles sont sans doute des lieux 10 x 30 x 40 cm (chaque). Courtesy de l’artiste. Mayaux avait peint en son temps sous d’écrêtage, admet Stéphane Corréard. le nom de “décomplexe du homard”, C’est la raison pour laquelle chaque rendu vulnérable par la mue de sa carapace, devenue molle, le année, au Salon de Montrouge, j’invite une bonne proportion crustacé s’affirme en aspic, gélatineux mais dans toute sa gloire d’autodidactes, voire d’amateurs. Mais aussi, de plus en plus, culinaire ». Ce familier de la Villa Arson, où il avait puisé la des artistes dont le diplôme date d’une dizaine d’années, et plupart des artistes de feue sa galerie Météo, connaît bien qui se sont dégagés d’une forme de formatage auquel il est, les lignes de forces de cet établissement partagé entre une peut-être, difficile d’échapper dans les grandes écoles d’art ». abstraction réflexive et un art-action. Le commissaire a tenté de réduire le risque d’uniformité Le parcours d’« En promotion », orchestré dans les en présentant à la Galerie de la Marine pour moitié des bâtiments de l’école, semble à priori arbitraire. Il n’est artistes qui n’ont pas été diplômés. « Par expérience, je sais toutefois pas dépourvu de sens. « L’exposition s’organise depuis que les meilleurs élèves ne deviennent pas les meilleurs artistes. une grande salle placée dans la pénombre, assez apocalyptique, Au contraire ! Philippe Mayaux ou Philippe Ramette, que j’ai jusqu’à une autre, au niveau supérieur, au contraire d’une connus étudiants à la Villa Arson il y a 25 ans, ont eu toutes luminosité éclatante, indique Stéphane Corréard. Cette les peines à obtenir leurs diplômes, et sans félicitations du “ascension” prend ici le sens d’un envol : la plupart de ces ex- Jury, évidemment. Pourtant, avec les mêmes œuvres, ils ont étudiants sont à présent de jeunes artistes, qui vont se disperser fait sensation aux Ateliers de l’ARC en 1991, confie-t-il. dans le vaste monde ». Je trouve un peu étrange, du reste, que la plupart des écoles Au visiteur de détecter les figures qui sortent du lot, consacrent ce type d’expositions uniquement aux diplômés, celles prêtes à « se disperser dans le vaste monde », celles voire aux félicités. Cela me semble aller à rebours d’une aussi conformes à ses propres obsessions. Les nôtres nous tendance salutaire dans la société actuelle, qui consiste à aller conduisent vers Yao Qingmei. La jeune artiste se met en chercher les talents là où ils se trouvent, et pas là où on a scène dans une vidéo hilarante, où elle prend à partie l’habitude de les trouver, c’est-à-dire trop exclusivement dans un distributeur de sucreries. Dans sa harangue clamée les grandes écoles ». ❚ avec sérieux, les bombons seraient aussi nuisibles que En promotion, jusqu’au 6 octobre, Villa Arson, 20, avenue Stephen des bombes, la friandise fourrier d’un capitalisme aussi Liégeard, 06300 Nice, tél. 04 92 07 73 73, www.villa-arson.org ravageur que des caries. Une bonne œuvre suffit-elle à faire Le Sens de la Vague, jusqu’au 29 septembre, Galerie de la Marine, une bonne artiste ? Confirmation de nos intuitions à la 59, quai des États-Unis, 06300 Nice, tél. 04 93 91 92 91, www.nice.fr Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 72 Noël Dolla parmi les siens Par Roxana Azimi Rarement une exposition n’aura aussi bien porté ses titre et sous-titre : « Entrée libre mais non obligatoire, une exposition mono/polygraphique de Noël Dolla, une flânerie joyeuse dans le dédale architectural de la Villa Arson ». Car il y a bien de la joie et du partage dans cette déambulation ponctuée d’œuvres de l’artiste niçois mais aussi de celles achetées à ses anciens étudiants devenus amis, Philippe Mayaux, Philippe Ramette, Mathieu Mercier, Pascal Pinaud ou Ghada Amer. Rare sont les vieux routiers qui tout en « restant maître du boxon », ne tirent pas la couverture à eux. Rares sont ceux qui acceptent de se laisser encager par leurs cadets, comme ce Grand leurre de Dolla, lion décharné enfermé dans une structure grillagée de Pascal Pinaud. Son vaisseau fantôme révolutionnaire, Lou Che, semble crânement posté plein sud sur le toit de la Villa Arson ? Il en démine la touche bravache en installant non loin de là le Plongeoir de Philippe Ramette, invitation à sauter dans le vide. On pénètre dans l’univers du Niçois par la porte la plus intime, la chambre à coucher (fidèlement ?) reconstituée. Dans l’« appartement du joyeux bordel », bouteilles de Pétrus éclusées et œuvres de ses étudiants se donnent la main On l’aura jusque dans le « Cabinet compris, un flux des impertinences », où vivifiant domine s’agrègent ces menus cette exposition. plaisirs modestes, là un Mais la circulation petit Viallat, ailleurs un n’est pas que celle Ben, parfois atypiques. des idées Nous voilà loin des prises de guerre et autres trophées. Sont livrés à nos regards Noël Dolla, Tous les mots du monde, 2013. Photo : François Fernandez. indiscrets les indices ténus de l’amitié qui en disent long sur son faisceau de connivences. Au premier rang de ces complicités, le compagnonnage avec Supports- s’imprégner du charme puissant de cette architecture, Surface, dont une très belle salle confirme la nécessité d’en arpenter les recoins inédits. Attention ! Il ne s’agit d’une réévaluation autrement que par le prisme d’une pas d’une promenade de santé. La bourdonnante nappe jeune génération américaine qui les approprie sans les sonore de Pascal Broccolichi et François Paris n’a rien citer. De bout en bout, l’accrochage au cordeau dément d’un chant de grillons. Baptisée Mémoire du désordre, le « bordel » revendiqué par Dolla. Il en souligne certes elle se propage dans le jardin suspendu de la Villa, tel un le caractère imprévisible et pluriel, son goût de l’écart, appel subliminal à la rébellion. D’ailleurs, quoi de plus du grand écart même, tout en révélant insidieusement la politique et subversif que d’exposer une communauté petite musique qui scelle ses séries. Le liant ? La capacité d’artistes, de réfléchir de concert au sens de la pratique depuis trente ans à réinterroger sans arrêt la pratique artistique. Dolla, qui a réalisé cette année un dessin de picturale. tarlatane facétieusement baptisé Peintre en grève, reste un On l’aura compris, un flux vivifiant domine cette anarchiste dans l’âme. ❚ exposition. Mais la circulation n’est pas que celle des Entrée libre mais non obligatoire, jusqu’au 21 octobre, Villa idées. En distillant des œuvres sur les 20 000 m2 du site Arson, 20, avenue Stephen Liégeard, 06105 Nice, tél. 04 92 07 73 73, de la Villa Arson, le parcours offre une occasion rare de www.villa-arson.org Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 73 À la Fondation Maeght, la philosophie chahute l’art Par Roxana Azimi

Vue de l’exposition « Les aventures de la Vérité, peinture et philosophie : un récit ». © D. R.

Peu d’expositions auront été aussi commentées chaotique dans sa retranscription visuelle. L’alchimie avant leur vernissage. Pourquoi « Les aventures de la entre l’idée et la forme ne va pas de soi. Olivier Kaeppelin, vérité », qui ouvre ce soir, vendredi, à la Fondation directeur de la Fondation Maeght, cite opportunément Maeght à Saint-Paul de Vence, fait-elle tant de vagues ? Proust qui écrivait dans le Temps retrouvé : « La beauté Parce qu’elle est réalisée par l’omniprésent philosophe des images est logée à l’arrière des choses, celle des idées à Bernard-Henri Lévy (BHL), qui, après s’être emparé l’avant. De sorte qu’on ne cesse de s’émerveiller quand on les du terrain éditorial, politique et cathodique, accoste le a atteintes, mais qu’on ne comprend les secondes qu’après champ artistique. Le landernau l’attend au tournant les avoir dépassées ». Si BHL s’est instauré trois règles (le depuis la publication en mai dernier du livre expliquant sens, le rythme, la congruence), celles-ci lui échappent ses intentions d’auteur-commissaire. Un ouvrage agaçant par moment. La marqueterie perd parfois de son unité, dès qu’il vire au name dropping du carnet de bal, savoureux les jointures se grippent. Une pensée claire s’énonce quand il dézingue en règle une collectionneuse émérite, souvent en peu de mots. Cent soixante œuvres ne sont instructif et ronflant à la fois lorsqu’il décortique les généralement pas de trop pour une exposition. Sans doute relations frictionnelles entre la peinture et la philosophie, y a-t-il par endroit un problème de choix, de hiérarchie, parfois désarmant de candeur. d’échelle aussi. L’accrochage débute comme une petite musique Restait une question nodale : comment le intérieure, avec le silence de Morandi, la trace évanescente philosophe prompt à mettre la pensée en acte allait- de Beuys. Une belle entrée en matière pour poser la il la mettre en forme ? L’exercice auquel se prête BHL « fatalité des ombres », tandis qu’en mezzanine la caverne à la Fondation Maeght est des plus délicats. Car une de Huang Yong Ping ou les représentations de Dibutade démonstration peut être fluide sur le papier et se révéler et de l’invention du dessin ravivent Suite du texte p. 74 Provence-Alpes-Côte d’Azur le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

page La philosophie 74 chahute l’art

Suite de la page 73 la vindicte platonicienne contre les artistes. La cohérence d’ensemble est juste rompue par l’intrusion discutable des Shoes parsemées de poudre de diamant de Warhol. Le philosophe y lit des empreintes sédimentaires, fossilisées, le piétinement du troupeau humain que stigmatise Platon. En fétichiste fasciné par les souliers, Warhol n’aurait sans doute pas poussé l’exégèse aussi loin... BHL a l’imaginaire galopant et un certain trope pour la surinterprétation. Mais il ne perd pas prise, notamment dans la salle dédiée au « coup d’État » des artistes. Pour justifier de leur existence, ces derniers inventent des mythes comme le voile de Vue de l’exposition « Les aventures de la Vérité, Véronique, sanctifiant soudain l’image, avant de s’arroger peinture et philosophie : un récit ». © D. R. l’évangéliste Luc, érigé en saint patron. L’ensemble fonctionne par fondus enchaînés ou petits ricochets, des représentations du suaire par un primitif flamand ou par dire la série des Aveugles de Sophie Calle ou le John Pierre & Gilles, à l’irrévérencieux détournement qu’en Baldessari, tandis que les artistes deviennent « Maîtres fait Garouste, jusqu’au linge plié de Tapiès, vidé de toute de l’invisible ». Les peintres font tomber les masques image. Mais là encore BHL s’autorise des échappées en y comme le suggèrent le carnaval d’Ensor ou les tableaux de perfusant une dimension charnelle avec deux toiles hors Gottlieb et Klee. Ils explorent les énigmes de la Cène ou sujet de Bonnard et Mariano Fortuny y Madrazo. de la Crucifixion avec un bel alignement reliant Bronzino, Dans la troisième séquence, baptisée « La Voie Pollock et Basquiat. Prétendre dépasser les philosophes royale », la peinture a gagné en confiance. Elle ne ne suffit pas. Il faut briguer un autre terreau, celui d’une s’accommode plus de subterfuges, elle se veut détentrice autonomie de l’art, séquence dédiée au « Contre Être » de la vérité. La cécité est du côté des philosophes, semblent où s’agrègent de très beaux Hantaï ou Fontana. Difficile en revanche de cautionner les représentations de Lénine qui signifient un peu trop lourdement le glissement du « Contre Être » vers le totalitarisme. Flouée, ridiculisée, la philosophie n’a toutefois pas dit son dernier mot. Elle prend sa revanche en colonisant la peinture. Cette station dominée par l’art conceptuel et minimal, de Duchamp à Debord, de Barré à Bishop en passant par Manzoni nous réjouit ? BHL lui ne s’en laisse pas compter. « Les artistes ont tort de se laisser impressionner par les philosophes », estime-t-il. Démarré de manière limpide - malgré quelques hors pistes -, le parcours s’achève dans une certaine cacophonie en mixant des artistes que la philosophie a fécondés et réciproquement. Trop de notes, trop de discordances, trop d’œuvres qui se cannibalisent les unes les autres, le puissant Rebeyrolle broyant les dessins graciles de Kader Attia qui le jouxtent. Des fulgurances intuitives peuvent relier le Portrait de gentilhomme du Tintoret, sur lequel Sartre a écrit, et les deux portraits du philosophe français et de Frantz Fanon par Kehinde Wiley. Mais de tels courts-circuits sont-ils visuellement probants ? ❚ Les aventures de la Vérité, peinture et philosophie : un récit, jusqu’au 11 novembre, Fondation Maeght, 623, chemin des Gardettes, 06570 Saint-Paul de Vence, tél. 04 93 32 81 63, www.fondation-maeght.com. Ouvrage édité chez Grasset, 389 pages, 30 euros. Belgique le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 75 Jef Geys invite Monir Shahroudy Farmanfarmaian au Wiels Par Bernard Marcelis

Monir Shahroudy Farmanfarmaian, Untitled, 1975. Vue de l’exposition « Jef Geys / Monir Shahroudy Farmanfarmaian » au Wiels, à Bruxelles. Photo : Filip Vanzieleghem.

C’est à l’artiste primo conceptuel belge Jef Geys englobant l’espace environnant. Le Wiels en propose une (né en 1934) que revient l’initiative d’avoir suggéré au suite récente complète, allant de la structure triangulaire Wiels d’inviter, pour une exposition personnelle, l’artiste à la décagonale, en passant par le carré, le pentagone, iranienne Monir Shahroudy Farmanfarmaian. Née en l’hexagone, etc., dans un accrochage minimaliste. Quelques 1924, cette dernière vit et travaille à Téhéran où elle mène dessins des années 1970, judicieusement installés sur une carrière d’artiste protéiforme et novatrice depuis plus des parois en verre qui laissent l’espace central ouvert, de soixante ans maintenant. témoignent de la rigueur et de l’importance des chiffres Quasi inconnue du public occidental, elle a pourtant dans cette partie de son travail qui fonctionne de façon participé, dès 1958, à la Biennale de Venise et à la première progressive, presque en réseau. Biennale de Téhéran. Elle a longtemps vécu et travaillé À la fin de son exposition, une sculpture pentagonale à New York où elle était familière des avant-gardes de en miroir fragmenté permet d’entrer en écho un l’époque, et notamment de la Factory de Warhol. Fortement peu forcé avec une œuvre de Jef Geys dont le travail influencé par cette double culture orientale et occidentale, « paraconceptuel » n’a cependant rien à voir avec celui de l’essentiel de son travail porte sur la réinterprétation, tant Monir. Il lui rend cependant un bel hommage à travers un formelle que spirituelle, des formes et des motifs issus de numéro de son magazine Kempens qui lui est intégralement la culture, de l’architecture et des traditions iraniennes. consacré. ❚ Monir est surtout connue pour ses peintures sur Jef Geys / Monir Shahroudy Farmanfarmaian, verre et ses reliefs géométriques incrustés de verre et de jusqu’au 15 septembre, Wiels, avenue van Volxem 354, Bruxelles, miroirs ; ceux-ci produisent un effet kaléidoscopique tél. +32 2 340 00 53, www.wiels.org belgique le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 76 Antonioni, le cinéaste qui regardait du côté de l’art Par Bernard Marcelis

En contrepoint de la rétrospective consacrée à Morandi, le Palais des beaux-arts de Bruxelles a eu l’opportune idée de reprendre celle dédiée ce printemps à Ferrare à Michelangelo Antonioni (1912-2007). Pour sa première grande exposition consacrée à un cinéaste, l’institution bruxelloise a joué la carte de la pluridisciplinarité, puisque le réalisateur italien était également peintre, écrivain et critique de cinéma. Toutes ses activités, dont un large aperçu est brossé ici, l’inscrivent dans la modernité de son époque dont il a remarquablement réussi à restituer l’esprit et l’ambiance, où le doute et l’ennui finissent par prendre le pas sur l’espoir et l’optimisme. Au travers d’extraits de films, d’affiches, de coupures de presse, de manuscrits de scénarios originaux, d’une abondante correspondance, de photographies de tournages faites par Bruce Davidson sur Zabriskie Point et de quelques-unes de ses peintures abstraites, l’exposition explore, en huit grandes séquences, les différentes facettes de son parcours et de ses activités. Sa curiosité - il était féru de l’art de son époque, et plus particulièrement de peinture (voir son traitement de la couleur dans Le Désert rouge, 1964), de photographie (Blow-Up, 1966) et d’architecture - mais aussi la Michelangelo Antonioni, L’Avventura. Tous droits réservés. richesse et la complexité de sa personnalité ont permis à Antonioni de se créer un univers cinématographique enchantées), une section de l’exposition explore plus propre et novateur. Son langage s’appuie notamment particulièrement le travail d’aquarelliste d’Antonioni. Il sur ses célèbres longues prises de vue et sur ses cadrages s’agit au départ de petits formats représentant des paysages mettant en avant l’environnement architectural soigné montagneux à l’horizon imprécis, agrandis par la suite qui caractérisent ses réalisations. Sa constante attention sous forme de tirages photographiques. Le rapport formel à sa contemporanéité lui font naturellement intégrer avec Blow-Up est évident, mais au-delà de cela, c’est une la mode ou la culture pop dans son cinéma (Blow-Up, façon pour Antonioni de rendre hommage aux peintres Zabriskie Point), aussi bien que la peinture, et notamment qui l’ont inspiré : Turner, Rothko et, plus étrangement, celle de Morandi dans les années 1960, avec lequel il a Dubuffet. À l’inverse, et comme le souligne Dominique entretenu une correspondance. On retrouve par ailleurs Païni, commissaire de l’exposition, « Antonioni est le un des tableaux du peintre italien dans un de ses films cinéaste qui a influencé le plus significativement les arts les plus célèbres, La Nuit (1961), mais aussi dans l’œuvre plastiques contemporains. Le final de L’Eclipse a donné d’autres cinéastes italiens tels Federico Fellini (La dolce lieu à des remplois nombreux chez les artistes qui utilisent vita, 1963) ou Vittorio De Sica (Il boom, 1963) (1). l’image-vidéo ». ❚ L’influence architecturale de la peinture (1) Sur ce sujet, lire l’essai de Francesco Galluzzi, Giorgio Morandi et le métaphysique de Chirico comme le silence propre aux cinéma italien, publié dans le catalogue de la rétrospective « Morandi » compositions de Morandi se retrouvent dans ce qu’on à Bruxelles (Editions Silvana – Bozar Books). a pu appeler la « modernité » de ses réalisations et plus Michelangelo Antonioni, Il maestro del cinema particulièrement dans la trilogie qui a fini par imposer moderno, jusqu’au 8 septembre, Palais des beaux-arts, son travail, malgré les réactions en sens divers d’une rue Ravenstein, Bruxelles, www.bozar.be partie de la presse et du public à l’époque : L’Avventura Une rétrospective complète de ses films a lieu simultanément à (1960), La Nuit (1961) et L’Eclipse (1963). la Cinémathèque de Bruxelles (www.cinematek.be), tandis qu’un cycle Sous le titre Montagne incantate (Montagnes plus restreint est projeté à Flagey (www.flagey.be). belgique le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 77 La Fondation Herbert ouvre ses portes à Gand Par Bernard Marcelis

Ils y pensaient depuis des années, ont pris le temps d’y réfléchir, de se renseigner, d’examiner ce qui se faisait ailleurs, pour finalement se donner les moyens de concrétiser l’œuvre d’une vie : pérenniser leur exceptionnelle collection d’art contemporain en une fondation et en garantir son indépendance à tous les niveaux. Le 20 juin prochain, Annick et Anton Herbert ouvrent les portes de leur fondation au public, dans leur ville de Gand. Ceci n’est pas anecdotique et on ne peut que se réjouir que cet ensemble d’envergure muséale, contrairement à d’autres, ait pu rester en Europe, en Belgique.

La collection est amenée à être montrée selon un cycle de deux expositions par Vue de l’exposition « As if it Could, ouverture ». © Herbert Foundation. an, sur les deux plateaux d’une véritable cathédrale Photo : Ph. De Gobert (2013). d’architecture industrielle de toute beauté qui jouxte l’ancienne usine qui abrite leurs œuvres. Sous un titre emprunté à l’artiste Lawrence Weiner, « As if it Could », cette des ensembles documentaires tout aussi impressionnants exposition constitue seulement la quatrième présentation consacrés à Kippenberger, Dieter Roth et Richard Prince. de leur collection en près de trente ans. Sous-titrée comme De par leur disposition assez basse, ces vitrines ne il se doit « ouverture », elle succède conceptuellement à gênent en rien la perspective sur les œuvres, car entre temps « Répertoire » (au Van Abbemuseum à Eindhoven, en 1985), le visiteur aura croisé des ensembles importants d’Hanne à « Programme » (au Casino à Luxembourg, en 2000) et Darboven, Gilbert & George, Marcel Broodthaers, Luciano à « Inventaire » (au Macba à Barcelone, et à la Kunsthaus Fabro, Günter Brus, Art & Language, Joseph Kosuth, John de Graz, en 2006). Elle s’inscrit donc dans l’histoire Baldessari ou Gerhard Richter. Dans une pièce d’angle, publique de la collection, dont chacune de ses précédentes toute en briques rouges, est suspendue Musical Chairs, une monstrations constituait une étape dans la réflexion du des œuvres emblématiques de Bruce Nauman. Elle fait office couple de collectionneurs sur son développement et une de transition vers la salle à l’étage où l’atmosphère change phase supplémentaire dans le processus qui a abouti à cette du tout au tout. Dans cette vaste nef aérienne bénéficiant ouverture. Toutes les présentations précédentes les auront d’un éclairage zénithal tamisé, jamais les morceaux de conduits à un statut qu’ils ne soupçonnaient sans doute pas bois du Drifwood de Richard Long n’auront autant donné au départ, à savoir se révéler les meilleurs conservateurs qui l’impression de « flotter » sur le béton gris laiteux du sol, puissent être de cet ensemble, bâti sur quarante ans. ni les Six Incomplete Open Cubes de Sol LeWitt affirmé leur À la différence des précédentes manifestations, et aptitude à s’imposer avec tant d’aisance dans n’importe en fonction du positionnement qu’ils comptent donner quel contexte. Leur confrontation avec les divans de Franz à leur fondation - en faire dans un futur proche un West (Ordinary Language) constitue un prélude audacieux véritable centre d’archives sur l’art contemporain -, la avec ce qui va suivre : les maquettes de Thomas Schütte partie documentaire est ici très présente et complètement et un néon de Bruce Nauman, Donald Judd et Didier intégrée dans ce premier volet. Ainsi, au rez-de-chaussée, Vermeiren, sur fond sur fond de sculptures et d’affiches de le visiteur découvre dans une première salle une imposante Kippenberger. L’ensemble, que l’on peut considérer comme sélection des livres et catalogues de Sol LeWitt et l’ensemble détonnant à partir du moment où il est exposé dans une exhaustif des livres d’artistes et éphémérides de Marcel même perspective, vient conforter le titre prémonitoire de Broodthaers. L’énorme vitrine basse de la deuxième salle est l’exposition de leur collection en 2000 à Luxembourg et intégralement dévolue aux publications en tous genres de également emprunté à Weiner : « Many Colored Objects Daniel Buren. Sa remarquable disposition témoigne tout à Placed Side by Side – programme ». ❚ la fois de la parfaite perception de son œuvre de la part des Herbert Foundation, jusqu’au 26 octobre, Coupure Links collectionneurs qui y apportent un regard personnel et de 627 A, Gand, Belgique, visite les vendredis et samedis sur inscription la pertinence du travail de Buren. Une troisième salle réunit uniquement : www.herbertfoundation.org états-unis le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 78 Au MoMA PS1 à New York, un monde à reconstruire Par Emmanuelle Leq ueux

Qu’est-il arrivé ? Quel drame, sur cette scène ? Il n’en reste que les gradins, béton légèrement fissuré se souvenant d’une vague odeur de terre… L’amphithéâtre apocalyptique de l’argentin Adrian Villar-Rojas remplit complètement la plus grande salle du centre d’art MoMA PS1, à New York, et donne sur un chaos : à travers une porte, en contrebas, on entrevoit des cloches et cônes en fracas ; un entrelacs de formes tout aussi grises, qui bouchent l’espace. On peut les observer aussi des coulisses, en lutte avec l’espace qu’elles semblent vouloir déborder. Mais le mystère plane toujours sur cette possible catastrophe arrivée, tout comme sur notre capacité à réinventer, à partir du désastre, des récits pour l’avenir. C’est dans cette perplexité que nous plonge « Expo 1 » : plus qu’une exposition, il s’agit d’un festival dédié aux questions écologiques et Adrian Villar-Rojas, Les animaux innocents, 2013. Photo : D. R. climatiques en particulier, aux bouleversements de la planète en général. Imaginée dans le sillage de l’ouragan Sandy, cette opération multiplie les horizons : PS1 accueille une poussière noire et drue, trois sculptures de Peter une exposition faite de sous-chapitres, monographiques Buggenhout s’alignent sur des tables comme en attente ou thématiques, mais aussi une école, un cinéma et un d’une dissection. Sous la caméra de Reynold Reynolds jardin. Plus loin dans le Queens, sur Rockaway Beach, le et Patrick Jolley, toute vie a été submergée par les eaux, soutien conséquent de la firme Volkswagen au MoMA et le quotidien s’y accoutume, en apnée, de caresses au [PS1 est affilié au MoMA depuis 2000] a permis d’ériger chat en bagarres. Ils ne sont pas fiérots, les héros de un dôme géodésique, où sont rassemblés les projets demain : imaginée par Pawel Althamer et surtout par la d’architectes ou de designers destinés à nous protéger communauté qui l’entoure, dans la banlieue de Varsovie, des catastrophes à venir. En attendant, à PS1, c’est un une armée ridicule de cyborgs et robots sculptés de monde en suspens qui se met en scène, tendu par un matériaux de récupération fait subir autant d’outrage « optimisme noir, évoque Klaus Biesenbach, directeur du à la beauté qu’en l’espoir de lendemains qui chantent. lieu. Ce terme signifie que nous aurons un futur, à condition Quelques artistes parviennent cependant à les réveiller. d’agir. «Expo 1» est surtout pour nous un lieu de pratiques On ne parle pas de ceux qui sont réunis sous le chapitre sociales ». On connaît la ritournelle et regrette souvent « biotechnologie », dont l’on taira par charité le détail. son peu d’efficience. Mais si l’accrochage s’empare du Mais une cinquantaine de sublimes tirages vintage d’Ansel sujet sans le révolutionner, il livre une image assez forte Adams nous renvoient à un monde originel, que l’homme d’un monde à reconstruire, à travers un bel ensemble de n’aurait pas encore souillé, celui du grand Ouest. Figurent pièces, porté par quelques impressionnantes installations. aussi quelques rescapés des années 1970, époque où Comme ce vaste congélateur dans lequel nous fait entrer l’on osait contrer la menace. Agnes Denes, par exemple, Olafur Eliasson : là ont échoué de gros fragments d’un transforme tout un pan de Manhattan en vaste champ de glacier islandais, gardés à température par des panneaux blé ; ici est aussi montrée une pièce rare de Gordon Matta- solaires sur le toit. Ou cette piscine de Meg Webster, qui Clark : un véhicule modeste, destiné à offrir de l’oxygène submerge une partie du sous-sol avec ses plantes ou ses pur aux New-yorkais fatigués, à commencer par ceux de carpes. Imaginée pour le lieu il y a quinze ans, l’immersive Wall Street. « Occupy », version pulmonaire… ❚ installation n’avait pas été réactivée depuis. Ces quelques Expo 1, jusqu’au 2 septembre, MoMA PS1, 22-25 Jackson Ave, temps forts ordonnancent le plus souvent un paysage à intersection 46th Ave, Long Island City, New York, la Mad Max, de décharges en poubelles. Cachées sous tél. +1 718 784 2084, www.momaps1.org grande-bretagne le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 79 Une autre cosmogonie de l’art à Londres Par Virginia White

La question se pose inévitablement : comment l’art brut est-il cette fois-ci présenté ? Dans quel schéma curatorial et avec quels mots ? Car si l’exposition « Alternative Guide to the Universe » au Southbank Centre à Londres nous invite, de par son titre, à emprunter d’autres chemins, c’est parce qu’il s’agit de présenter des œuvres d’auteurs « alternatifs », ou « outsiders » comme disent les anglo-saxons. Cette cartographie comprend ici des « autodidactes », des « visionnaires » ou encore des « architectes ». C’est cette perspective qui fonde le propos de l’exposition, bien plus que la question, quelque peu « Lennonienne », que Ralph Rugoff, directeur de la Hayward Gallery et commissaire de l’exposition, pose dans le catalogue : « Imaginez que vous pouviez vivre dans un monde différent. Que serait-il ? ». Les dessins, maquettes ou photographies de l’exposition proposent une vision complexe du monde riche de multiples inventions formelles. Les œuvres reposent souvent sur une Les dessins, vision englobante, ou maquettes ou encore sur la notion de photographies projet, de construction de de l’exposition l’avenir ou de décryptage proposent une d’autres dimensions spatio- vision complexe temporelles. Les dessins du monde riche détaillés de Marcel Storr de multiples figurent des plans pour la inventions reconstruction de Paris à formelles la suite d’une éventuelle Marcel Storr, Untitled, 1975. © Liliane and Bertrand Kempf. attaque nucléaire. Guo Photo : Linda Nylind. Fengyi utilisait ses dessins d’énergies organiques dans un but médical, comme des Des mythologies, le visiteur passe à la cosmogonie. cartographies de l’individu. George Widener, quant Philip Blackmarr a développé, à partir des années 1970, à lui, réinterprète des calendriers selon des règles une théorie de la matière basée sur la notion de particules mathématiques, des chartes de couleurs et des textes subatomiques qu’il a nommé « Quantum Geometry ». statistiques. L’exposition se termine par un espace qui lui est La notion de « mythologie individuelle » chère à entièrement consacré. Harald Szeemann résonne encore, de par le caractère Tout au long du parcours, des artistes tels que Cindy souvent répétitif, axé sur un motif, des pratiques des Sherman (qui possède une photo de Bartlett), Matt artistes réunis dans cette exposition. Une des salles les Mullican, On Kawara, et tant d’autres viennent à l’esprit. plus troublantes est sans doute celle consacrée à Morton Sans doute les critères du monde de l’art contemporain Bartlett. Celui-ci fabriquait des poupées qu’il prenait ont-ils conduit à élaborer le choix des artistes ici réunis. en photo dans des mises en scène ambiguës. Bien plus Pourtant, que ces auteurs aient eu l’intention de faire réalistes que les poupées ordinaires, elles avaient un de l’art ou pas, le fait est que l’exposition « Alternative potentiel expressif qui leur conférait un aspect presque Guide to the Universe » réunit de vraies merveilles. ❚ humain. Les images de Bartlett sont des univers clos et Alternative Guide to the Universe, jusqu’au 26 août, cinématographiques, préfigurant la réinvention de soi que Hayward Gallery, Southbank Centre, Londres, tél. +44 20 7960 4200, la photographie a exploré dans les années 1980. www.southbankcentre.co.uk grande-bretagne le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 80 Sturtevant prend possession de la Serpentine Gallery Par Virginia White

« Demandez à Elaine Sturtevant », répondait Andy Warhol lorsqu’on le questionnait sur sa technique à la fin de sa vie. Ceci en dit long certes sur Warhol, mais aussi sur le travail de l’artiste américaine, installée à Paris depuis vingt ans. En effet, Sturtevant répète - selon sa propre terminologie - l’œuvre de certains artistes comme Joseph Beuys, Andy Warhol, Frank Stella, Paul McCarthy, Felix Gonzalez-Torres. Cette pratique de répétition pourrait induire une intention symbolique. Mais il n’en est rien, puisque l’artiste refuse l’idée d’hommage ou de critique. Simplement, elle refait les œuvres d’artistes choisis par elle, puis elle les signe. Il y a moins de Vue de l’exposition « Sturtevant: Leaps, jumps and Bumps », Serpentine manipulations que d’expositions - l’œuvre de Sturtevant est Gallery, Londres. © 2013 Jerry Hardman-Jones. un dispositif révélateur du système créatif et de monstration dans le contexte de l’art conceptuel dans lequel il s’est de l’attachement de l’artiste dès le début à ce médium. épanoui. Sa démarche a toujours attiré autant d’hostilité Des Marilyns sont positionnées trop près d’une pyramide que d’admiration, et, à en croire les critiques britanniques inversée d’écrans plasma (comme dans les magasins) de « Leaps, Jumps and Bumps », l’exposition personnelle présentant tous les mêmes films, pour que la relation soit qui a ouvert ses portes fin juin à la Serpentine Gallery, à fortuite. Est-ce que Warhol a crée le monde facétieux de Londres, c’est toujours le cas. l’image dans lequel nous vivons ou bien l’a-t-il pressenti ? La manifestation réunit beaucoup de vidéos, Évidemment, ni l’un ni l’autre, puisque Sturtevant propose notamment Finite, Infinite (2010), issue de la collection du une troisième voie. Elle ouvre les yeux du spectateur en les musée d’art moderne de la Ville de Paris. Le visiteur traverse fermant. Car il y a deux Sturtevant : celle qui offre au public une première salle centrale dans laquelle des ampoules sont une exposition de groupe un peu curieuse, et celle qui répète disposées en rideau circulaire (une reprise de Felix Gonzalez- des pièces que les amateurs d’art connaissent si bien, en Torres), tapissée d’un papier mural répétant l’image d’une les associant à un travail récent de vidéos. Un ensemble de chouette avec un logo relatif au stockage numérique poupées gonflables (dans leur majorité) masculines regarde d’images. Puis, il arrive dans un cul-de-sac où ladite vidéo par la fenêtre, la bouche béante, montrant que l’illicite se prend tout le mur de la salle. Si le papier mural induit trouve, cette fois-ci, à l’intérieur du musée. une nouvelle forme de répétition totalement anonyme Le fantôme angoissé de Warhol est évidement présent (celle de l’image numérique provenant d’Internet), la dans l’exposition. On ne parcourt pas le chemin difficile vidéo Finite, Infinite constitue une sorte d’éternel retour. de la répétition sans qu’une attention ne soit portée au Un chien court après quelque chose - et recommence. La sexe et à la consommation compulsive. Mais la légèreté qualité de la vidéo est granuleuse et les couleurs sont un duchampienne y est aussi présente, avec six Fresh Widows peu translucides, comme s’il s’agissait d’un de ces films que au copyright Rrose Sélavy inscrit dessus. Ayant lui-même nous gardons dans nos téléphones faute de temps pour les reproduit ses propres œuvres, parfois en miniature, la effacer. Ils sont là, et semblent étrangement justes, malgré présence de Duchamp était inévitable. ❚ leur intentionnalité énigmatique. Sturtevant, Leaps, Jumps and Bumps, jusqu’au 26 août, Ainsi, les « reprises » de Sturtevant sont souvent Serpentine Gallery, Kensington Gardens, Londres, sous forme de vidéos - il y en a en profusion, compte-tenu tél. +44 20 74 02 60 75, www.serpentinegallery.org italie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 81 La « Collezione Maramotti », un incubateur d’artistes Par N atacha Wolinski

« Pour coller à l’avant-garde, il faut savoir être à l’affût des nouveaux talents. Ce qui est vrai pour la mode, qui est notre métier premier, est vrai pour l’art contemporain, qui est notre passion première », confie Luigi Maramotti, qui a doublement hérité de la firme Max Mara et de l’amour qu’Achille Maramotti, son père, nourrissait pour l’art. Dans les années 1960, ce dernier achetait à Manzoni, Kounellis ou Merz des œuvres qui font aujourd’hui l’envie des musées. Dans les années 1980, Luigi Maramotti, qui faisait ses études à New York, a fréquenté les ateliers de Julian Schnabel, Peter Halley ou Ross Bleckner, et a enrichi la collection d’autres joyaux. De retour en Italie, il n’a eu de cesse, avec son frère et sa sœur, de mettre à disposition du public la collection familiale. Il a transformé en 2007 les anciens Laure Prouvost, Farfromwords, car mirrors raspberries when swimming bureaux de Max Mara, à Reggio Emilia (Émilie-Romagne), through the sun, to swallow sweet smells, 2013, Collezione Maramotti, Reggio Emilia, copyright Laure Prouvost. Photo : C. Dario Lasagni. en un vaste lieu d’exposition. Il y présente 200 œuvres sur les 600 que compte la collection et multiplie surtout les invitations auprès de jeunes artistes dont il visite les ateliers des chaussons prophylactiques. Il faut ensuite suivre les à Londres, Berlin ou Pékin. pointillés tracés au sol pour se déplacer d’une œuvre à l’autre La cueillette semble lui réussir puisque la « Collezione et réaliser, en chemin, que ces étranges poupées de tissu, ces Maramotti » expose en ce moment Laure Prouvost qui masques, ces peaux de serpents ou encore ces dauphins de vient d’être nominée pour le Turner Prize 2013 avec son cristal sont autant d’objets intercesseurs évoquant la mue installation Farfromwords. « Nous sommes très fiers de et la réincarnation. Là encore, Luigi Maramotti a fait preuve présenter cette œuvre car c’est nous qui l’avons produite », de flair en offrant une résidence et une première exposition explique-t-il. Laure Prouvost a en effet été, en 2011, en Europe à ce jeune artiste moscovite qui a été couronné la lauréate du Max Mara Art Prize for Women que la en 2009 par le prix Kandinsky, très côté en Russie, et recruté Collezione Maramotti organise tous les deux ans avec la dans la foulée par la galerie Regina de Moscou qui représente Whitechapel Gallery (Londres). « Nous lui avons permis des stars comme Oleg Kulik ou Sergey Bratkov. « Antufiev de passer trois mois à l’American Academy de Rome et trois a passé deux mois ici et mis toute l’équipe de la collection en mois à la fondation Pistoletto de Biella, pour concevoir cette transe, autant par sa folie que par son génie, témoigne Luigi spectaculaire installation qui conjugue des vidéos et une fresque Maramotti. Nous produisons les œuvres, nous les exposons, murale », poursuit-il. nous les achetons après avoir aidé à les réaliser, nous sommes En ces temps de crise, la fraîcheur de cette œuvre qui en amont et en aval de chaque projet, mais surtout, nous nous appelle à goûter aux joies simples de l’existence – croquer attachons à vivre des relations pleines et entières avec les une fraise, cueillir la rosée du matin, se baigner dans une artistes. Avec Antufiev, nous avons vécu une fièvre incroyable. cascade – est revigorante. À 35 ans à peine, Laure Prouvost L’art devient alors une expérience totale où tout se conjugue, les invoque les esprits bienfaisants de la vie et met en éveil tous dimensions esthétique, intellectuelle, transcendante et, surtout, nos sens. À quelques mètres de son installation, un autre la dimension humaine » ❚ artiste, plus jeune encore (25 ans), convoque les esprits de Laure Prouvost, Farfromwords, jusqu’au 3 novembre, l’au-delà. Le Russe Evgeny Antufiev déploie dans six salles Collezione Maramotti, via Fratelli Cervi 66, Reggio Emilia, Italie, un univers étrange auquel le visiteur n’a accès qu’en enfilant tél. +39 0522 934479, [email protected] italie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 82 « L’art contemporain est une pratique qui se réinvente» Massimiliano Gioni, commissaire artistiq ue de la Biennale de Venise

Les journées professionnelles de la 55e Biennale de Venise débutent aujourd’hui. Massimiliano Gioni, commissaire artistique de cette édition 2013, nous présente son exposition internationale qui, sous le titre « Le Palais encyclopédique », réunit 150 artistes provenant de 37 pays. P. R. Votre biennale est conçue comme une exposition, très pensée, alors que ces manifestations sont souvent construites à partir de listes de noms. Pourquoi avez-vous choisi ce thème du « Palais encyclopédique » ? M. G. Tout d’abord, j’ai réalisé un projet similaire en 2010 en Corée du Sud quand j’ai fait la Biennale de Gwangju. Lorsque l’on Massimiliano Gioni. conçoit des expositions aussi grandes, on peut faire ce Photo : Giorgio Zucchiatti, courtesy La Biennale di Venezia. que ne peut faire aucun autre musée dans le monde. Les biennales ont la taille, parfois l’argent, pour articuler brut. Qu’est ce qui vous intéresse dans ces formes un important survol de différents concepts. C’est ainsi d’expression ? qu’est née cette idée qu’une biennale est davantage une M. G. C’est un ensemble de choses. Premièrement, il ne exposition thématique, un musée temporaire, même s’agit pas seulement de mon intérêt propre, c’est dans si elle reste en prise avec l’art du moment, avec les l’air du temps, et je voulais introduire l’art brut dans la jeunes artistes. En tant qu’Européen, quand je suis allé à biennale et le faire reconnaître. Deuxièmement, présenter Gwangju, je ne comprenais pas qui était le public. Quand de l’art brut ou des choses qui ne sont pas de l’art à je conçois une exposition à Berlin, Londres ou New York, côté des travaux d’artistes davantage reconnus crée une je peux regarder les gens et je sais qui est artiste. En Corée, confusion intéressante dans laquelle l’œuvre d’art devient je ne connaissais personne. Et j’ai commencé à penser moins un chef-d’œuvre et plus une machine à produire à comment concevoir une exposition à destination de des histoires et des interprétations. Cela rapproche l’art différents publics. Comment faire une exposition qui d’une réflexion sur la culture visuelle. L’art, ce n’est puisse intéresser des gens différents qui ne connaissent pas que de belles choses, il est nécessaire parce qu’il pas nécessairement l’art contemporain ? Dans le cas du nous enseigne à regarder le monde, il nous raconte des « Palais encyclopédique », j’ai travaillé par soustraction. histoires sur les personnes qui l’ont fait. D’un certain J’ai pensé à dix, quinze expositions différentes, et j’ai point de vue, je pense que l’introduction de l’art brut commencé à éliminer, en ayant à l’esprit celle qui me nous permet de regarder à la fois ces dernières créations permettra d’accéder à plus de profondeur de sens. Quelle et l’art « professionnel » d’une manière différente, moins exposition me permettra d’inclure les artistes que je trouve prévisible et en ouvrant des débats. C’est quelque chose excitant ou ceux qui développent certaines idées ? Quelle que j’ai appris en regardant les expositions d’artistes est l’exposition qui aborde un thème qui soit actuel et en comme Robert Gober. Souvent, les artistes, quand ils font même temps intemporel ? L’idée de la connaissance vue des expositions, y introduisent différentes choses. Bien à travers la fabrication des images m’est apparue être un sûr, je ne suis pas artiste et je dois être prudent, mais thème qui est à la fois contemporain à plusieurs niveaux, je pense que la juxtaposition de matériaux hétérogènes et suffisamment ouvert pour regarder à travers l’histoire. nous enseigne des choses différentes sur la façon dont P. R. Vous exposez de l’art autodidacte et de l’art nous abordons les images, ce qui Suite du texte p. 83 italie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

page Entretien avec 83 sont la nouvelle vague, puis, deux ans après, en arrive une autre. Ce n’est pas nécessairement contre le marché, Massimiliano Gioni c’est contre cette consommation planifiée. Même d’un point de vue financier, si l’on fait une exposition avec Suite de la page 82 est, je pense, une question centrale de jeunes artistes, c’est facile à financer, parce que cela aujourd’hui. C’est également pour nous rappeler que l’art intéresse beaucoup de gens. Pour moi, le plus grand défi fait partie d’une chose plus importante, ce n’est pas juste pour cette exposition a été de trouver les soutiens pour une exposition et ce n’est pas un monde isolé. Mais c’est le Palais encyclopédique, pour présenter des dessins de fortement relié à la vie et aux expériences. Steiner… Je ne pense pas que les gens vont le réaliser mais P. R. Beaucoup de jeunes artistes sont très intéressés par il y a beaucoup d’œuvres dans l’exposition que l’on ne l’art néo-conceptuel. Votre biennale laisse davantage peut pas acheter. Si l’effort est plus grand, cela veut dire cours à l’imagination et au monde personnel des que c’est aussi plus sain. Je ne dis pas que le marché, c’est artistes. la diable, mais je dis « regardons un petit peu au-delà du M. G. Quand vous faites une biennale, et tout système ». C’est fou, mais c’est plus difficile de présenter particulièrement à Venise, vous savez que vous la faites à la biennale des œuvres venant de musées que d’exposer pour le public. Mais mon public idéal, ce sont les artistes. de nouvelles œuvres. Et j’aime faire des efforts. Je veux faire une exposition qui implique les artistes. P. R. Vous avez dit que cette biennale était comme un Mais, vous savez aussi que ce que vous faites va entraîner musée temporaire. Cela veut-il dire que vous attachez des réactions d’opposition. C’est aussi la beauté de la beaucoup d’importance à la question de la collection ? biennale. Je vais dans une direction mais je sais que le M. G. Il y a des exemples comme la collection de Roger débat sera opposé. Cela fait partie du jeu. Si je faisais une Caillois. J’aime penser à l’art comme faisant partie de exposition en espérant qu’elle ne suscite pas de critiques, la culture visuelle. Automatiquement, collectionner des je pense qu’elle serait très déprimante. images est une stratégie pour aborder la question de leur P. R. Une part importante du public des biennales y va inflation, c’est peut-être ce qui rend l’idée de collection pour découvrir de nouveaux artistes. Vous semblez au intéressante. Mais bien sûr, c’est une collection de choses contraire regarder en arrière, vers l’histoire, pour bâtir sans valeur ou dont la valeur provient de la projection de nouvelles fondations. intellectuelle du collectionneur sur elles davantage que M. G. Je ne suis pas si révisionniste ! Tout d’abord, sur une quelconque valeur matérielle. Dans une biennale, l’idée des biennales en tant que fenêtres sur la nouveauté on trouve souvent un artiste par salle. Quand on visite date des années 1990. Quand vous regardez l’histoire un musée, sur la même cimaise vous trouvez beaucoup de la Biennale de Venise, il y a de nombreux exemples d’artistes différents. Dans cette exposition, il y a des de rétrospectives ou d’expositions historiques. Cela dialogues dans chaque salle entre différents artistes m’intéresse beaucoup, peut-être parce que j’ai grandi en parce que le plaisir de faire des expositions naît aussi des voyant de nombreuses expositions de commissaires avant dialogues qu’elles créent. ces grandes expositions d’artistes jeunes ou émergents, P. R. Vous avez invité Cindy Sherman à concevoir un et elles ont été formatrices pour moi. Je me suis de plus accrochage. Quel est son projet ? en plus intéressé aux œuvres historiques ou aux créations M. G. Quand je l’ai invitée, je lui ai demandée de périphériques. Pour moi, l’art contemporain est une développer un projet spécial et non de présenter des pratique qui constamment redéfinit sa définition. Quand œuvres. Je voulais qu’elle se penche sur le travail d’autres je fais une exposition, je dois enrichir mon vocabulaire. artistes. J’apprends toujours d’autres relations aux objets Je ne veux pas parler de ce que je connais déjà, je veux dans les expositions conçues par des artistes. Je voulais parler de choses que je veux connaître, ou apporter que soit reconnue la capacité des artistes à porter une des perspectives différentes. Le fait que cela génère réflexion sur les autres pratiques, à nous dire quelque autant de curiosité montre peut-être que quelque chose chose sur l’art, et pas seulement à produire des œuvres. d’intéressant est en train de se passer. L’artiste en tant qu’intellectuel n’a pas nécessairement P. R. Est-ce votre façon de vous positionner par rapport besoin de présenter des pièces mais peut montrer au marché ? comment exposer. Un débat très excitant s’est engagé. M. G. Je ne peux pas dire que je sois contre le marché Bien sûr, sa section à l’Arsenal est un peu spéciale. C’est dans sa totalité, parce que ce ne serait pas vrai. Il y a une exposition dans l’exposition qui est assez dense beaucoup d’artistes établis dans l’exposition, certains ont avec Robert Gober, Charles Ray, des photographies des des galeries très puissantes, et quelques artistes d’art brut, années 1930, Hans Bellmer, Rosemarie Trockel... C’est et de plus en plus d’entre eux sont en train de devenir une combinaison de différents types d’œuvres qui traitent des figures canoniques, ce qui m’énerve un peu. Mais, de la figure humaine. ❚ pour moi, c’est une façon de rompre avec une certaine Propos recueillis par Philippe Régnier obsolescence programmée qui caractérise ces événements. Le Palais encyclopédique, Biennale de Venise, jusqu’au Chaque biennale comprend quatre-vingts artistes, ils 24 novembre, Jardins et Arsenal, Venise, www.labiennale.org italie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 84 Venise : une biennale qui a du corps Par Roxana Azimi

Enfin du corps ! Enfin des œuvres incarnées, sexuées comme ces chairs de Maria Lassnig ou de Carol Rama. Enfin du mystère et des mythes, du spiritisme et du spirituel. Dans une décennie dominée par le post ou néo-conceptuel, l’exposition internationale conçue par Massimiliano Gioni (lire Le Quotidien de l’Art du 28 mai) est réjouissante car elle remet au centre ce qu’un certain establishment artistique bien-pensant, quasi hygiéniste, a voulu évacuer. Le curateur italo- américain le fait avec d’autant plus de brio qu’il révèle des facettes stupéfiantes de figures dont on pensait avoir fait le tour. Fondateur de l’anthroposophie, le philosophe Rudolf Steiner voulait codifier l’expérience spirituelle et la connaissance métaphysique. Il prêcha la bonne parole dans toute l’Europe, en appuyant ses conférences d’étonnantes représentations cosmogoniques à la craie que beaucoup découvriront pour la Vue des créations d’Arthur Bispo de Rosario à l’Arsenal. première fois. Massimiliano Gioni est passé maître dans les Biennale de Venise 2013. Photo : Roxana Azimi. face-à-face déroutants. Pour preuve ce dialogue improbable entre les poupées perverses, Lolita aguicheuses de Morton intimes. Emma Kunz n’a ainsi jamais considéré ses dessins Bartlett et une « anomalie » dans l’œuvre de Carl Andre, en tant qu’art, mais comme des accessoires dans ses rituels Passport, une sorte de répertoire de formes datant de 1960, de guérison. Nonobstant ces réserves, difficile de bouder abécédaire dans lequel se révèle l’admiration de l’artiste son plaisir devant la foultitude de découvertes que nous minimal pour les poètes romantiques. offre cette exposition, comme ce charpentier américain, La présence à une telle échelle de l’art brut dans une Levi Fisher Ames, qui, après la guerre civile, a commencé à grande exposition d’art contemporain pose certes des questions sculpter crânes, animaux, créatures fantastiques, présentés éthiques soulevées avec justesse par Kathy Halbreich. L’art dans un gigantesque cabinet de curiosité. Gioni ne fait pas brut est-il soluble dans l’art contemporain ? Peut-on mettre que braconner du côté de l’art brut. Il sait aussi dépasser les sur le même plan la grande bibliothèque borgésienne de étiquettes dont le monde de l’art est coutumier. Ainsi, les Gianfranco Baruchello, un artiste italien proche de Duchamp photos de Viviane Sassen prises en Afrique transcendent leur et d’Italo Calvino, et qui fait l’objet d’un revival, et les géographies pour devenir presque archétypales, avec ce couple assemblages d’Arthur Bispo de Rosario, interné pendant enlacé séparé par une énorme feuille de bananier, cette main cinquante ans dans un hôpital psychiatrique de Rio ? Peut- devenue presque dorée sous le dard du soleil ou ces giclures de on faire résonner de concert les peintures très organiques de lait qui zèbrent de rigoles blanches le corps d’un enfant noir. Jakub Julian Ziolkowski autour de la mutation et l’étrange L’accrochage impeccable conçu par Gioni, qui sait bestiaire de l’autiste japonais Shinichi Sawada ? Artistes habilement ménager des pauses avec James Lee Byars ou Hans oubliés et créateurs de la marge, solitaires et singuliers, Josephsohn, se tient presque de bout en bout. Seul bémol, le même combat ? Pas vraiment. Car entre les ommissions propos se noie vers la fin dans les hideux corps momifiés de de l’histoire et l’histoire parallèle, il y a un abime. Malgré Pawel Althamer. Sans doute eût-il mieux valu s’arrêter avec certaines parentés esthétiques qui pointent ça et là, comme la carte blanche donnée à Cindy Sherman, où Molinier tutoie l’étrange réminiscence de Richard Lindner dans les peintures Herbert List, Miroslaw Balka voisine avec les ex-votos d’un excentriques de l’autodidacte Friedrich Schröder-Sonnenstern, sanctuaire de Romituzzo en Italie. ❚ la nature des œuvres convoquées est ontologiquement Le Palais encyclopédique, Biennale de Venise, différente de celles de l’art contemporain. Elles n’ont pas été jusqu’au 24 novembre, Pavillon international et Arsenal, Venise, réalisées pour un auditoire mais pour obéir à des obsessions www.labiennale.org italie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 85 « Ce qui m’intéresse, c’est la syntaxe, bien avant le contenu » Anri Sala, artiste

Cette année, c’est Anri Sala qui représente la France à la Biennale de Venise. L’artiste d’origine albanaise a dû faire face à un contexte inédit, puisqu’il intervient dans le bâtiment « Germania » après le choix par la France et l’Allemagne d’échanger leurs pavillons. Cette situation n’a pas été neutre dans le projet présenté par l’artiste et intitulé Ravel Ravel Unravel. Il nous l’explique. R. A. et P. R. De quelle idée êtes-vous parti pour concevoir votre pavillon ? A. S. Je suis parti à la fois de l’idée d’un sujet ou d’un territoire musical que je ne connaissais pas d’ailleurs, et j’ai cherché à le faire résonner dans un espace du pavillon. Le territoire, c’est le répertoire écrit pour la main gauche pour piano et orchestre. Plusieurs milliers de pièces ont été écrites pour la main gauche, mais seulement une soixantaine pour la main droite. Au départ, ce sont plutôt des exercices pour entraîner la main gauche dans des moments de fatigue de la main droite, mais aussi parce que c’est un peu la main faible quand on joue du piano, y compris pour les pianistes gauchers. Après, cela m’intéressait de voir Anri Sala. Photo : Philippe Régnier. comment le fait de traverser tout un clavier de la main gauche change le rapport entre le corps du musicien et celui de l’instrument. L’écart entre le pouce et l’index est des compositions à Strauss, Prokofiev, Hindemith et plus large, il permet ainsi de jouer des octaves. Après, il Ravel. Celui de Ravel est le concert le plus connu. C’est y a toute l’histoire en arrière-fond de Paul Wittgenstein, la première fois qu’une pièce écrite pour la main gauche qui est le premier à avoir commandé des pièces à des devient d’un intérêt public et n’est plus seulement un compositeurs très connus parce qu’il avait perdu son exercice. Avec la Première Guerre mondiale, il y a eu bras droit lors de la Première Guerre mondiale. Il était le nombre de soldats handicapés et beaucoup aussi qui frère de Ludwig Wittgenstein [le philosophe]. Sa famille jouaient du piano. Cette perte a produit pas mal de nageait dans le milieu de la musique, et il a commandé pièces musicales. J’étais intéressé Suite du texte p. 86 italie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

page Entretien avec 86 différences de gestes, d’attaques. A. S. Le son n’est pas synchrone. Il y a un écart temporel, Anri Sala qui, dans les conditions d’une chambre semi-anéchoïque, produit une perception de l’espace. Quand on écoute cela Suite de la page 85 par comment toutes ces histoires dans le calme, il y a quelques moments de silence, et on s’imbriquent, mais ce n’était pas le thème. Après, ce qui réalise que l’on est engouffré dans un vide. La chambre m’a intéressé, c’est comment produire une différence à anéchoïque annihile toutes les réflexions sonores. On partir de deux choses identiques. Dans la partie Ravel est dans un non lieu ou un champ libre. Si on a une Ravel, la pièce centrale, deux perception de l’espace, c’est à cause d’une construction J’étais intéressé pianistes sont accompagnés temporelle, c’est le fait que l’on écoute la même note. par comment séparément par l’Orchestre Toutes les notes sont répétées deux fois, parfois de façons toutes ces histoires national de France et synchrones, parfois il y a du phasing, c’est ce qui produit s’imbriquent, mais leurs interprétations sont ce sentiment d’écho. Dans cet environnement où il n’y ce n’était pas le diffusées simultanément a pas de réverbération du lieu, il n’y a pas le malaise thème. Après, ce dans l’espace. Cette qu’il y a dans une chambre qui m’a intéressé, diffusion simultanée anéchoïque. c’est comment produit une composition, R. A. et P. R. Pourquoi Le son n’est pas produire une fruit d’un travail assez long. avoir montré les deux synchrone. Il y a un différence à partir Nous avons recomposé le phases du montage du son écart temporel, qui, de deux choses tempo. Nous n’avons pas dans les salles latérales ? dans les conditions identiques du tout touché aux notes A. S. J’ai approfondi le d’une chambre semi- de Ravel, qui sont toutes projet en fonction de anéchoïque, produit là, mais aux distances qui l’espace, je suis toujours une perception de les séparent pour produire cette élasticité du temps. Cela intéressé par la façon dont l’espace. Quand on produit une complicité et non une cacophonie entre les une œuvre résonne dans écoute cela dans le deux exécutions. l’espace, pas dans le sens calme, il y a quelques R. A. et P. R. On ressent d’autant plus cette complicité métaphorique du terme, moments de silence, qu’il y a une distinction entre ce que l’on entend, qui mais physique. Comme je et on réalise que l’on semble unifié, et ce que l’on voit à l’image, où il y a des ne voulais pas qu’on rentre est engouffré dans par l’entrée principale, un vide. La chambre une fois que c’était résolu, anéchoïque annihile l’idée de traverser l’espace toutes les réflexions produit un autre sentiment. sonores Je voulais débuter avec quelque chose qui est comme un début de parenthèse qui se referme à la fin de l’exposition. Il y a la virgule de l’espace que je voulais doubler. R. A. et P. R. Y a-t-il pour vous un sens particulier, symbolique, pour vous dans l’échange des pavillons entre la France et l’Allemagne ? A. S. Je tiens compte de l’espace, cela m’intéresse, mais après, ce qui compte pour moi, ce n’est pas de travailler sur la métaphore. Quand on me demande comment ce travail résonne dans l’espace, pour moi, le sens est physique et non symbolique. Il y a toujours dans mon Go Mo Ni Ma Da travail une place un peu ouverte pour que le spectateur DU 24 Mai AU 18 août 2013 puisse produire une métaphore s’il a besoin de cela www.mam.paris.fr pour créer un lien avec une œuvre. Mon projet n’aurait pas pu être dans le pavillon français, pas pour une raison symbolique, mais pour une raison architecturale, spatiale. Ce qui m’intéresse, c’est la syntaxe, bien avant le contenu. ❚ Propos recueillis par Roxana Azimi et Philippe Régnier

Les Colosses de Memnon, Photographies d’archives du voyage de Frédéric-auguste Bartholdi en Égypte, 1856 Biennale de Venise, jusqu’au 24 novembre, Jardins et Arsenal, Venise, © Photo : Christian Kempf - Courtesy : Musée Bartholdi, Colmar www.labiennale.org italie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 87 Germano Celant relit « Quand les attitudes deviennent formes » Germano Celant, commissaire de « When A ttitudes Become Form :Bern 1969/Venice 2013 »

Le commissaire d’exposition italien Germano Celant tente l’exercice délicat du remake en reproduisant l’exposition jalon d’Harald Szeemann, « Quand les attitudes deviennent formes » à Berne en 1969 dans le palais Ca’ Corner della Regina, siège de la Fondation Prada à Venise. Il nous explique les enjeux de cette relecture. R. A. Quel sens y a-t-il à rejouer aujourd’hui une exposition marquante en 1969, mais qui aujourd’hui pourrait paraître anachronique ? Les artistes novateurs d’hier sont devenus établis, presque officiels pour certains. G. C. Une contribution contemporaine et innovante ne consiste pas seulement à découvrir ou à énumérer des noms peu connus, mais passe par une vision actuelle et inédite de faire et de montrer l’art. L’histoire de l’art moderne a été tracée en travaillant toujours sur des objets Vue de l’exposition « Quand les attitudes deviennent formes » ou des produits individuels et indépendants, favorisés à Berne en 1969. Photo : Attilio Maranzano. Courtesy : Fondazione Prada. par le marché et la consommation des collectionneurs. Il a manqué une vision de ensemble. C’est un travail quasi archéologique dans Une contribution relation entre les choses et lequel les fragments individuels d’un objet, l’exposition contemporaine de la situation dans laquelle de Szeemann, sont reconstitués pour en comprendre et innovante elles étaient construites la totalité historique. Un exemple d’histoire de l’art ne consiste pas et exposées. Le dialogue contemporain « d’après nature », en ce sens que l’on seulement à linguistique et formel qui a réuni l’ensemble des œuvres exposées et que l’on a découvrir ou à s’instaurait entre une chose reconstitué son contenant architectonique. énumérer des noms et une autre s’est perdu. R. A. Comment deux espaces différents, ceux de la peu connus, mais C’est un récit refoulé et Kunsthalle de Berne et de la Fondation Prada, peuvent- passe par une vision effacé que l’on n’a que ils fusionner ou se superposer ? actuelle et inédite récemment commencé G. C. L’idée fondatrice, proposée par Rem Koolhaas, est de faire et de à récupérer. L’idée de celle d’une greffe « archéologique » de l’architecture montrer l’art « montrer une exposition » intérieure de Berne dans le palais XVIIIe siècle de Ca’ comme « Quand les Corner della Regina. De cet entrecroisement naît la attitudes deviennent lecture contemporaine, car elle met en évidence le formes » se situe dans cette relecture - concrète et transport dans le temps d’une exposition d’un moment non en images virtuelles et photographiques - d’un à un autre, de 1969 à 2013. Tant Suite du texte p. 88 italie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

page Entretien avec 88 pas vues et a beaucoup fantasmé dessus ? Germano Celant G. C. Ayant vécu directement cette Suite de la page 87 les murs que les sols sont intégrés exposition, travaillé à dans les salles peintes à fresque, coexistant et déclarant Berne avec les artistes la transplantation et l’illusion. En fait, si l’on considère et tenu la conférence l’exposition de Szeemann comme un readymade, inaugurale de la reconstruit par la Fondation Prada, on comprend que manifestation, il m’est la situer dans un contexte différent de sa fonction difficile de répondre. d’origine, de Berne à Venise, relève de la même logique Je pense cependant duchampienne qui consiste à fixer une roue de bicyclette que la matérialité de sur un tabouret : à savoir offrir une différente vision et l’exposition, par rapport interprétation du readymade. à la virtualité des images R. A. Quels sont les risques du remake ? Y a-t-il une photographiques, tentation de « vieux guérillero de l’art » ? contribuera à annuler G. C. Le premier sujet affronté a été le danger de tomber l’aspect mythique et Harald Szeemann. © D. R. dans la nostalgie et l’évocation du passé, mais il a été fétichiste qui s’est créé résolu justement par la conscience d’accomplir un au fil du temps. L’accent geste « déconcertant », qui de nos jours fonctionne pourra être mis sur la solidité et les perturbations radicalement par rapport à la manifestation originale. La énergétiques liées à ce type d’installation, si ouverte et rupture linguistique entre les deux architectures incarne fusionnée, mais aussi confuse, dans laquelle n’existaient une intrusion qui semble violente car elle met en rapport ni confins, ni limites, ni piédestaux, car ce qui comptait deux récits spatiaux et temporels très éloignés l’un de n’était pas la valeur économique et mercantile mais le l’autre. Elle fonctionne presque comme une « intrusion » processus consistant à faire et à réaliser. dans l’actualité, bien que définie par un environnement R. A. Pensez-vous que toutes les expositions historiques historique comme le palais Ca’ Corner della Regina. En puissent être ainsi rejouées ? fait, c’est une intervention qui oblige à réfléchir entre G. C. Le choix de relire « Quand les attitudes deviennent le sentiment du passé et du présent, qui apparaissent formes » n’est pas un retour au passé, mais la relecture ici inversés encore davantage du fait que l’actualité est d’une manière d’écrire de façon concrète et réaliste transplantée dans l’édifice du XVIIIe siècle. l’histoire de l’art qui a été refoulée en faveur du produit R. A. Comment peut-on appréhender aujourd’hui les et de l’objet individuel. En ce sens, je tenterais de expositions historiquement marquantes ? Quelle focale rejouer uniquement les expositions qui ont amené à un faut-il utiliser, surtout pour une génération qui ne les changement de signes radical dans l’histoire de l’art, comme « 0,10 » de Malevitch ou celles du Surréalisme, lorsque la disposition des œuvres avait un rapport avec l’architecture et que le parcours perceptif était souvent conditionné par l’obscurité ou la réfraction. J’essaierais aussi de reconstituer certains appareils d’exposition comme celui d’« Art of This Century » de Kiesler où, à côté du « Kunstkabinett » d’El Lissitzky, la machine à montrer l’art atteignait le maximum de la flexibilité. Naturellement, mon rêve serait de refaire (en l’enrichissant de nouvelles contributions) l’exposition « Ambiente/Arte dal Futurismo alla Body Art » que j’ai organisée en 1976 à la Biennale de Venise, et dans laquelle les reconstitutions et les présentations des salles allaient de Jean Pougny à Man Ray, de Marcel Duchamp à Piet Mondrian, d’El Lissitzky à Kandinsky, d’Arman à Lucio Fontana, jusqu’à Nauman et Beuys, Wheeler et Kounellis, Nordman et Asher. Aujourd’hui encore, cela s’avèrerait une contribution inédite. ❚ Propos recueillis par Roxana Azimi When Attitudes Become Form : Bern 1969/Venice 2013, Vue de l’exposition « Quand les attitudes deviennent formes » jusqu’au 3 novembre, Fondazione Prada, Calle de Ca’ Corner, Santa à Berne en 1969. © D. R. Croce 2215, Venise, tél. +39 041 810 9161, www.fondazioneprada.org italie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 89 La Pointe de la Douane joue du plein et du vide Par Roxana Azimi

Lizzie Fitch / Ryan Trecartin, Public Crop, Local Dock, Porch Limit, Kishio Suga, Gap of the Entrance to the Space, 1979/2012, pierre, plaque de 2011-2013, installation. © Ryan Trecartin, Lizzie Fitch. Pubic Crop, Local zinc. Courtesy de l’artiste et de Blum & Poe, Los Angeles. Installation view Dock : Courtesy de l’artiste et du New Galerie, Paris Porch Limit : Courtesy of the exhibition Prima Materia, Punta della Dogana, 2013. © Palazzo de l’artiste et du Regen Projects, Los Angeles. Installation view at Punta Grassi, ORCH orsenigo_chemollo. della Dogana, 2013. Photo : Palazzo Grassi, ORCH orsenigo_chemollo.

L’accrochage organisé par Caroline Bourgeois et grésillante de Loris Gréaud et l’univers de Theaster Gates. Michael Govan à la Pointe de la Douane porte bien son À défaut d’un script cohérent, l’exposition révèle encore nom, « Prima materia ». Matière première, substrat, ou l’épaisseur de la collection du milliardaire breton, en plutôt en l’espèce matière brute. Alors que la curatrice de déployant aussi bien des stars du marché - la série de la collection Pinault nous avait habitués à des parcours tableaux de Mark Grotjahn qui étrangement trouvent un aussi sensibles que tendus, il résulte de sa conversation écho dans les paysages de Zeng Fanzhi - que les œuvres avec le directeur du Lacma de Los Angeles une succession les plus historiques de l’arte povera et Mono-ha, deux ou juxtaposition de salles alternant vide et plein, densité expressions ancrées à la fois dans la matière et le fugace. et plénitude, plutôt qu’un véritable scénario. Dans le Le face à face final entre ces deux mouvements japonais catalogue accompagnant l’exposition, Michael Govan et italien des années 1960 marque, à la fois, une pause évoque un « chaos primitif », une « pure essence, tout et bienvenue pour un visiteur qui, entre temps, a perdu son rien, partout et nulle part ». Cette matière noire se traduit latin, que l’apothéose. L’accrochage permet surtout de par un incipit nihiliste, un « No, No, No » hurlé à la découvrir une figure oubliée, du moins inconnue sous tête du visiteur par le clown grinçant de Bruce Nauman nos cieux occidentaux, Shusaku Arakawa, représentant dès l’entrée. Un cri que neutralise le son d’une pluie fine du mouvement Neo Dada japonais, qui fut ami aussi par Dominique Gonzalez-Foerster, qui accompagne nos bien de Duchamp que de Jasper Johns – ses diagrammes premiers pas dans l’exposition, nous purgeant presque combinant dessins et mots ne sont d’ailleurs pas sans de la tension initiale. À chaque changement de salle, rappeler l’artiste américain. Comme toujours, la mort les curateurs soufflent le chaud et le froid, alternent qui taraude François Pinault rôde dans les salles, dans calme et cacophonie. On passe ainsi sans transition de les Christs crucifiés d’Adel Abdessemed. On retrouve la la salle oppressante, bruyante et irrévérencieuse de Ryan faucheuse dans l’enfilade de crânes de Sherrie Levine, Trecartin et Lizzie Fitch à la respiration très christique dont les reflets évoquent un Narcisse qui serait mort de Marlene Dumas, de l’ironie cruelle du Californien de trop s’être regardé, laissant le temps et la vie filer. Llyn Foulkes en quête de quelques grammes d’éthique Visiblement le collectionneur jongle entre l’Être et le dans un monde de brutes, à l’obsession méthodique Néant, lui qui nous a confié : « je suis happé par le vide ». ❚ d’un Roman Opalka. Difficile de trouver une ligature Prima materia, jusqu’au 31 décembre, Pointe de la Douane, entre la salle d’une blancheur aussi immaculée que 2, Dorsoduro, Venise, www.palazzograssi.it italie le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 90 Quand Manet retourne à Venise Par Sarah Hu gounenq

Unique. Érudit. Historique. Pour la première fois, la Vénus d’Urbino du Titien (1538-39, Galerie des Offices, Florence) est confrontée à l’Olympia d’Édouard Manet (1863, musée d’Orsay, Paris). Réalisé grâce à la collaboration exceptionnelle entre de la Fondazione Musei Civici de Venise et le musée d’Orsay à Paris, ce parallèle vaut à lui seul le déplacement pour voir l’exposition « Manet, retour à Venise » au Palais des Doges. Il n’était pas possible de montrer de façon plus édifiante la dette du peintre français envers la peinture italienne. Lascivité des corps, beauté aristocratique, ambiguïté, même composition et dimensions : en tous points, les deux toiles se répondent. Seul le regard provocateur de l’Olympia la rend plus moderne et énigmatique. La toile de Manet n’est nullement une copie servile du tableau Vue du parallèle entre L’Olympia d’Edouard Manet et La Vénus d’Urbino du du maître italien mais bien une interprétation moderne du Titien à l’exposition « Le retour de Manet à Venise ». © Nicolas Krief fédéphoto. thème de Vénus. Le peintre assimile ici l’art des grands maîtres italiens pour mieux ensuite les citer. Ouvrant la seconde salle de l’exposition, qui a pour Carpaccio, du Museo Correr de Venise, et non chez Goya ambition de montrer l’importance de la leçon italienne comme le soutenait feue Françoise Cachin. dans la formation et la recherche expressive d’Édouard Plus fourni, le catalogue, qui analyse pour la première Manet, cette confrontation entre ces deux chefs-d’œuvre de fois de manière approfondie l’influence de la production l’histoire de la peinture laisse augurer une suite éclatante. transalpine sur l’œuvre de Manet, souffre aussi du manque Il n’en est malheureusement rien. Certes, quelques-unes cruel d’une iconographie comparative, malgré le nombre et la des plus importantes toiles du maître se succèdent (pour qualité des essais qu’il contient. majorité venues du principal Il est dommage que certaines sections de l’exposition Commissariat : Guy Cogeval, et généreux prêteur, le musée ne présentent aucune œuvre vénitienne et, parfois même, président de l’établissement public du musée d’Orsay, Paris ; d’Orsay), du Balcon (1868- trahissent la thèse soutenue par la manifestation. Ainsi, Gabriella Belli, directrice de la 69) à Sur la plage (1873), le chapitre consacré à la nature Fondazione Musei Civici di Venezia. sans omettre Le Fifre (1866) morte mériterait davantage des Catalogue, éd. Skira, ou Lola de Valence (1862), rapprochements avec la peinture 275 p., 40 euros spécialement restaurée pour l’occasion. Manet est d’abord bien nordique du Siècle d’Or qu’avec seul sur les cimaises du Palais de Doges. L’absence de tableaux l’art vénitien. Quant à la présence de Lola de Valence, dont le comparatifs des grands italiens (tels Giorgione, Véronèse ou titre est sans équivoque, son noir si caractéristique est bien plus le Tintoret, tous regardés par Manet) est préjudiciable pour ibérique que vénitien. bien comprendre la relation qu’a entretenue le Français avec Enfin, des séjours de Manet dans la Sérénissime, nous ne ses aînés. Le parcours propose cependant d’autres parallèles, connaissons aujourd’hui que deux petits tableaux exécutés en comme celui entre deux bals masqués : celui de l’Opéra à 1874, dont un seul est présent au Palais des Doges (Le Grand Paris peint par Manet, conservé à la National Gallery of Art Canal à Venise, collection privée). Au final, l’influence de l’art de Washington, et une fête similaire réalisée par Francesco vénitien sur Édouard Manet est davantage à chercher du côté Guardi en 1740-1750 du Ca’ Rezzonico de Venise. Plus loin, des nombreuses visites de ce dernier au musée du Louvre, riche le portrait d’Émile Zola (musée d’Orsay) répond à celui d’un en peintures de la Sérénissime, que dans ses voyages dans la gentilhomme par Lorenzo Lotto. L’origine des héroïnes du lagune. Un comble. ❚ Balcon serait selon les commissaires de l’exposition à chercher Manet, retour à Venise, jusqu’au 18 août, Palais des Doges, San dans les figures peu gracieuses des Deux vénitiennes de Vittore Marco, 1, Venise, Italie, tél. +39 041 8520154, www.mostramanet.it Israël le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 91 Jérusalem lance sa saison culturelle PAR ROXANA AZIMI

Vue de l’action de Yonatan Levy le 11 juillet dans le cadre de « Under the Mountain ». © D. R.

Montrer une autre facette d’une ville marquée que les mots. Organisé du 11 au 15 juillet sous les auspices par la religion et la politique, « encombrée de prophètes » de la saison culturelle de Jérusalem, le programme d’art selon l’écrivain Mahmoud Darwich. Tel est le but de la public « Under the Mountain » a ainsi montré ses limites. saison culturelle de Jérusalem organisée pour la troisième Celui-ci s’est calé sur la dimension discursive de la fois cet été. La charge est lourde, tant ce mille-feuille de Biennale de Berlin de 2012 - où il n’y avait rien à voir, au confessions au cœur du conflit israélo-arabe est toujours profit de débats -, sans en garder l’activisme. L’idée, selon à vif. « C’est une ville dure. En une seconde, tout peut Omer Krieger, responsable de l’opération, est de « regarder basculer et je devrais laisser mes restaurants pour devenir les actions et non les objets », définir « de nouveaux rôles soldat », reconnaît le chef Assaf Granit. Celui-ci a mis pour les artistes, artistes comme journalistes ou citoyens son fabuleux savoir-faire en cuisine au service de la saison comme artistes », de « redessiner le comportement public, culturelle en envoyant jusqu’au 8 août une vingtaine de les pratiques des institutions publiques ». Tout en précisant camions-restaurants, vendant dans toute la ville pour que tout cela « ne traite pas de la subversion ». Drôle de des prix dérisoires de fines recettes, casher et hallal, manipulation verbale ! Pendant les quelques jours de habituellement coûteuses. « C’est l’idée que les gens sentent discussions, les participants ont pu entendre l’artiste Dani que l’on prend soin d’eux, ne serait-ce que pour quelques Karavan raconter comment il a créé une œuvre pour la minutes », ajoute-t-il. Knesset, écouter l’universitaire britannique Sadie Plant Les mets ont parfois plus de pouvoir de cicatrisation parler de la ville comme œuvre d’art Suite du texte p. 92 Israël le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013

page Jérusalem lance 92 s’est révélé instructif, celui des débriefings en petit comité organisés par l’organisation Public Movement. Dérogeant sa saison culturelle aux narrations officielles, ces têtes à têtes traitaient des coulisses rocambolesques du financement de l’opération Suite de la page 91 et des utopies situationnistes (un « Birth right Palestine », et de l’ambiguïté de toute action sujet cocasse dans le contexte d’une cité morcelée comme dans le contexte du boycott lancé par Pacbi (Palestinian Jérusalem), assister à une performance de Yonatan Levy Campaign for the Academic and Cultural Boycott of Israel). invitant le public à plonger dans ses pensées - matérialisées L’écheveau d’informations délivré était passionnant, par de la glace nichée dans son chapeau melon -, voir ajoutant plus de confusion et de perplexité à l’auditeur. une reprise (sans autorisation) d’une performance de Des graines ont été semées, mais ensemenceront-elles avec Tino Sehgal, ou suivre une interminable conférence- un public aussi confidentiel ? Ces palabres ne sont-ils pas projection du collectif Chto Delat sur l’idée de héros… volatiles dans un pays qui a cruellement besoin d’actions Sans oublier l’incontournable séance de peinture murale… concrètes ? « Omer veut créer une communauté, une sorte de Aussi sympathique que soit l’initiative, l’ensemble glossaire. C’est le côté le plus aigu de notre programmation, ressemblait moins à un festival d’art qu’à une petite fête déclare Naomi Fortis, directrice de la saison culturelle. de quartier. Petite, car le maigre public qui s’est rendu à ces Des grandes idées commencent d’abord modestement. Je crois événements n’est qu’une niche bobo, guère représentative que l’art peut infuser la société ». L’art oui, mais qu’en de la complexité des populations de Jérusalem. Bien est-il des performances marginales qui, de surcroît, que le site Internet de la saison culturelle soit en arabe, ne sont pas audibles par la population palestinienne ? hébreu et anglais, les fascicules délivrés à l’entrée de De fait, le débat, s’il y a lieu, reste majoritairement l’école, théâtre des opérations, étaient tous en hébreu. circonscrit à Jérusalem-Ouest. « Vous savez, l’Ouest est La campagne publicitaire était elle-même si discrète aussi fragmenté, déchiré et le dialogue est aussi nécessaire que certaines personnes confiaient n’en avoir jamais de notre côté », répond Naomi Fortis. Ce en quoi elle n’a entendu parler. « Briser les barrières entre les publics, c’est pas tort, car les discriminations existent au sein même le vrai défi, admet le musicien Noam Enbar, participant de la communauté juive, entre Ashkénazes et Mizrahim. du festival de musique sacrée également orchestrée par « Dans le discours officiel, nous sommes ceux qui n’existent la saison culturelle. Est-ce qu’ils essayent de le faire, oui. pas vraiment, confie l’écrivain mizrahim Albert Suissa. Il Est-ce qu’ils y arrivent, je n’en suis pas sûr. Mais Jérusalem y a ici une discrimination continue, systématique. Prenons est le bon endroit pour faire ceci. À Tel Aviv, une telle activité la Cour suprême, la Banque d’Israël, c’est 100 % Ashkénaze. manquerait d’énergie car la ville est homogène. La société n’y À l’université, pareil. Sur les billets de banque, vous ne verrez est pas aussi compliquée qu’ici ». Car malgré son énergie jamais la tête d’un artiste ou d’un écrivain juif oriental ». très new-yorkaise et sa bouillonnante scène artistique, « C’est plus dur pour un artiste comme moi d’exister. Je vis Tel Aviv est repliée sur elle-même. « Le pays pourrait brûler au milieu de la plaie », ajoute le vidéaste Joseph Dadoune, que Tel Aviv ne changerait pas », ajoute Assaf Granit. qui a montré les laissés pour compte du sionisme avec le film Ofakim. « Ce qui est dur, c’est que nous sommes Reste une question de taille : quel est isolés en dedans, et en dehors car nous ne pouvons pas le poids d’une parole sans porte-voix ? communiquer avec le monde arabe qui nous boycotte, ajoute- L’une des actions les plus intéressantes, la chronique t-il. Quand Yael Bartana dit dans son œuvre que les Juifs par deux journalistes, l’une Israélienne et l’autre arabe devraient retourner en Pologne, ça ne m’intéresse pas. Ce que israélien, de l’histoire de la constitution du pays et des je veux, c’est aller au Caire ». Israël a plus d’un paradoxe détails gommés par les manuels, sur la place hautement à résoudre. ❚ symbolique de Zion Square, aurait pu être pertinente, Saison culturelle de Jérusalem, jusqu’au 23 août, divers lieux, l’audience eut-elle été plus grande. Un autre rendez-vous Jérusalem, Israël, http://www.jerusalemseason.com/en

le magazine en ligne des centres d’art marquant 30 ans de décentralisation

un projet d.c.a / association française de développement des centres d’art monaco le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 93 Picasso sur un air de vacances Par Sarah Hu gounenq

Cette année est placée sous le signe du 40e anniversaire de la disparition de Pablo Picasso (1881-1973). À cette occasion, le Grimaldi Forum, à Monaco, consacre sa grande exposition d’été à l’artiste, présentant toute la diversité et les contradictions de son œuvre à travers un double parcours : les grandes instituions internationales ont contribué par leurs prêts à éclairer la production du peintre durant ses séjours sur la Côte d’Azur entre 1920 et 1946 ; de l’autre, pour la première fois est présentée au public un ensemble de 101 œuvres issues de la collection Nahmad. Au fil de ses lieux de villégiature sur la Riviera, Picasso fait évoluer son style. Des paysages un peu maladroits de 1920, alors qu’il séjournait à Golfe-Juan, aux compositions surréalistes des années 1930, quand il profitait de Cannes, jusqu’aux résurgences des thèmes mythologiques face à la Méditerranée lors de son passage à Antibes en 1946, le parcours propose un survol original de sa carrière. Si toutes Pablo Picasso, Femme couchée à la mèche blonde, 21 décembre 1932, les toiles ne font pas directement référence à un univers huile sur toile, 130 x 162 cm. Collection Ezra et . © Succession Picasso 2013. méridional, elles ont pour point commun la petitesse de leur format. Sans atelier, l’artiste produit beaucoup d’esquisses et se sert souvent des moyens du bord, à l’image de ces a été difficile car , issu du marché de l’art, deux nus crayonnés sur du papier à en-tête de l’hôtel du était habitué à des présentations de type foire, c’est-à-dire se Cap d’Antibes. rapprochant plus d’un esprit vitrine, sur trois cimaises blanches, De l’autre côté des cimaises, c’est une approche explique la scénographe Cécile Dagos. Il fallait lui faire thématique qui est privilégiée pour donner à voir un accepter que pendant le parcours, le visiteur ait aussi des toiles ensemble éblouissant d’œuvres du maître. « On savait que dans son dos ! Je crois que grâce à ce nouveau discours construit la collection Nahmad était exceptionnelle. Mais, nous n’avions sur cet ensemble, il a posé un autre regard sur sa collection ». ❚ pas pris la mesure, avant 2011 et l’exposition d’une partie Monaco fête Picasso, Picasso Côte d’Azur, Picasso dans de leurs œuvres à Zürich, de la collection Nahmad, jusqu’au 15 septembre, Espace Ravel du Commissariat : Jean-Louis l’ampleur et de la qualité de Grimaldi Forum Monaco, 10 avenue Princesse Grace, 98000 Monaco, Andral, directeur du musée Picasso d’Antibes, Marilyn McCully et leur collection Picasso. Ils tél. +377 99 99 3000, www.grimaldiforum.com Michael Raeburn, historiens de ont sacralisé cet ensemble l’art d’œuvres », confie Jean-Louis Andral, co-commissaire de Vers une fondation l’exposition, qui a choisi 101 œuvres par les 400 Picasso de la collection Nahmad, pour majorité entreposées au port franc Nahmad ? de Genève. Filant la métaphore de la musique, le parcours décline, après un prélude Connue par bribes grâce aux nombreux prêts que consent Catalogues, coéd. Hazan / exposant un ensemble de la famille Nahmad, la collection n’a vraiment été dévoilée Grimaldi Forum, bilingue français/ anglais. Picasso Côte d’Azur, 170 p., baigneurs académiques des pour la première fois qu’à Zürich en 2011, avant aujourd’hui 25 euros ; Picasso dans la collection années 1920, des variations à Sète et Monaco. « Jusqu’en 2011, nous n’avions pas Nahmad, 420 p., 49 euros sur la nature morte, la figure, l’impression qu’ils désiraient présenter cette collection. Zürich la femme assise, le peintre a été un élément déclencheur, confie Jean-Louis Andral. Et et son modèle, les portraits... À côté de confrontations je perçois une inflexion dans leur démarche, une volonté de se éclairantes entre différentes périodes de sa carrière, montrer autant comme marchands que comme collectionneurs. Il chaque section donne aussi à voir les choix d’une famille ne faut pas oublier que les fondations Beyeler à Bâle, Rosengart de collectionneurs. Leur volonté d’embrasser toutes les à Lucerne ou Berggruen à Berlin proviennent de marchands et périodes est manifeste, l’ensemble couvrant la totalité de la collectionneurs de Picasso. Je pense qu’est en train de se préciser carrière de l’artiste, de 1901 à 1972. Riche et très varié, le dans l’esprit de la famille Nahmad l’idée d’une fondation, ou parcours échappe à l’indigestion grâce à une scénographie assimilée. De plus, c’est une nouvelle génération qui est en train aérée ménageant de grands espaces. « La première approche de reprendre le travail sur la collection... » monaco le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 94 Boulatov, un artiste qui répugne à en faire trop Par Roxana Azimi

Nul besoin de gonflette ni d’esbroufe scénographique pour réaliser une bonne exposition. Le Nouveau musée national de Monaco le sait bien. Sans chercher à repousser artificiellement les murs de sa petite Villa Paloma, l’institution monégasque y orchestre des événements pointus, sans fioritures, mais non sans tamis. Car il ne suffit pas de faire small pour faire beautiful. Démonstration avec l’exposition d’Erik Boulatov. Marie-Claude Beaud, directrice du musée, et son bras droit Cristiano Raimondi n’ont retenu dans la production de l’artiste russe que des œuvres choisies. Hormis deux ou trois toiles (sans doute aurait-on pu se passer du Tableau et les spectateurs dans la plus pure veine kitsch et hyperréaliste), l’accrochage est de fait Vue d’exposition « Erik Boulatov Peintures et Dessins 1966-2013 », bigrement convaincant. Si la première vitrine dévoile la NMNM – Villa Paloma. À gauche : C’est ce que c’est (de la série Voilà), 2000. À droite : J’ y vais de la série Voilà, 1975. longue pratique d’illustrateur qui permettra à Boulatov Crédit Photo : NMNM/ François Lannier de subsister et de créer à l’abri des regards, dès le premier étage on bascule dans le passage à la liberté qu’il mettra du temps à briguer. Car même si l’acte de création marque et doctrinaire, agissent en sas intercalé entre nous et déjà un pas de côté par l’espace du tableau. La liberté et la vérité se trouvent au- Rétif à une ligne rapport à l’espace social, delà de ce récif de mots hiératiques et fallacieux, par-delà chronologique, le l’artiste n’acquiert la vraie la rhétorique idéologique. Plus que ces images efficaces, parcours souligne autonomie qu’en émigrant évoquant inévitablement un Ed Ruscha, on est saisi par une constante en France. Paradoxe, il un autoportrait de 1968. Le peintre s’y représente en dans le travail de attendra la chute du Mur et homme sans qualités, presque en camouflage, encagé Bulatov : la Perestroïka pour devenir telle une poupée russe dans un personnage standardisé, la création de « dissident ». Y aurait-il en anonyme, inodore et gris comme savent en produire les l’espace pictural substance un scepticisme dictatures. Pour survivre, Boulatov s’était trouvé une comme défi à quant aux vertus de cet couverture officielle - l’illustration - afin de poursuivre l’espace social affranchissement ? C’est discrètement ses propres recherches artistiques. Des ce que suggère Liberté II, recherches exposées ici, on retiendra surtout une chose, où cette liberté guidant le son grand talent de dessinateur. Avant de déterminer peuple est promise au bain de sang et à la terreur. la forme finale picturale, celui-ci réalise une multitude Rétif à une ligne chronologique, le parcours souligne d’études abouties, jouant minutieusement sur la une constante dans le travail de Boulatov : la création graduation de la lumière. Une suite de dix-neuf feuilles de l’espace pictural comme défi à l’espace social. Sans accrochées dans l’exposition, dont les subtiles variations renier sa formation académique, l’artiste la déroute au ne se repèrent pas au premier coup d’œil, sont encore profit d’une veine conceptuelle, en glissant vers une en attente du tableau ultime. Car l’homme produit peu. géométrisation des formes et une introduction de mots. Presque au diapason de l’exposition qui lui est consacrée, Ces mots inscrits en russe, dont on ne maîtrise pas le Boulatov répugne à en faire trop. ❚ sens, sont hautement symboliques à l’instar de la ligne Erik Boulatov, peintures et dessins 1966-2013, jusqu’au de fuite créée par « entrée-pas d’entrée ». Subversifs, 29 septembre, Nouveau musée national de Monaco, Villa Paloma, ils déminent le lexique de la propagande soviétique. 56, boulevard du Jardin exotique, 98000 Monaco, tél. +377 98 98 48 60, Ces grandes lettres forment un grillage psychologique www.nmnm.mc pays-bas le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 95 Maastricht à l’heure de la Révolution russe Par Alexandre Crochet

« L’Europe nous a attendus longtemps, mais nous manquions encore de force. Nous avons besoin de croire toujours davantage en nous-mêmes ». Cette profession de foi du metteur en scène Serge Diaghilev de 1897 ouvre l’exposition du Bonnefantenmuseum (Maastricht) consacrée à l’Âge d’argent, ces deux décennies de révolutions artistiques qui ont accompagné en Russie le chambardement politique. Ses principaux ténors sont loin d’être inconnus du public en Europe, où nombre d’expositions les ont célébrés ces dernières années. Cependant, la manifestation du Bonnefantenmuseum, organisée dans le cadre de « 2013, année de la Russie et des Pays-Bas » réunit pour la première fois un ensemble d’art russe de grande ampleur dans le pays. En effet, pas moins de 90 tableaux y sont rassemblés, provenant des deux musées russes les plus importants, la Galerie Tretiakov de Moscou et le Musée d’état russe de Saint- Pétersbourg, ainsi que de plusieurs autres collections, Wassily Kandinsky, Improvisation de formes froides, 1914. comme celles du musée régional d’art d’état de Ryazan, © Kandinsky, State Tretyakov Gallery, Moscow. du musée d’état du Kremlin de Rostov ou des Archives d’État de la littérature et de l’art (Moscou). La plupart des tableaux n’ont jamais été exposés aux Pays-Bas, et une de l’Université de Leyde, et directeur artistique de « 2013, partie d’entre eux sont présentés pour la première fois en année de la Russie et des Pays-Bas », a placé tout près dehors de la Russie. deux imposantes toiles d’Aristarkh Lentoulov (1882- 1943), l’une sur Moscou, l’autre sur Kislovodsk, toutes De Saint-Pétersbourg proviennent deux de 1913 : deux feux d’artifices, deux architectures « Le Dîner » de Léon Bakst (1866-1924), l’un monstrueuses où tout est bancal, tout semble sur le point des premiers membres du fameux mouvement d’avant- de s’effondrer, et pourtant tout tient. Une métaphore de garde Le Monde de l’Art, les célèbres Lutteurs de Natalia ces temps troublés en Russie ? Gontcharova (1881-1962), ou Automne heureux de Ailleurs, les artistes russes Marta Volkova et Slava Michel Larionov (1881-1964). L’une des forces de cette Shevelenko ont conçu une datcha presque grandeur exposition scindée en deux nature dans laquelle elles ont réalisé de nouvelles œuvres, Catalogue, sous la direction parties – l’éclosion de la avec jeux d’échecs, livres de Sjeng Scheijen, avec des essais modernité et l’irruption de ouverts et terrasses en Commissaire : Sjeng Scheijen de John Bowlt, Nicoletta Misler, Evgenia Petrova, Sjeng Scheijen l’abstraction – est d’offrir bois. L’esprit de La Mouette et Anna Winestein, éditions aux visiteurs non pas un ou d’Anton Tchékhov n’est Bonnefanten, en néerlandais et deux tableaux de chaque guère loin. Si elle montre un monde idéalisé avant le anglais, 184 p., 34,95 euros artiste, mais souvent un basculement vers l’ère soviétique, cette installation peut ensemble, ce qui permet de sembler un peu anecdotique. De même, l’emploi dans mesurer leur évolution. Ainsi, de Mikhaïl Vroubel (1856- la deuxième partie du parcours de couleurs vives sur les 1910), l’un des artistes les plus singuliers de cette époque, cimaises sur lesquelles sont accrochées les toiles les plus est présenté à la fois Le Cygne, œuvre symboliste de 1901, abstraites ou les plus spectaculaires n’est pas du meilleur et un groupe d’études sur papier de 1904 sur le motif goût. Les avant-gardes russes n’ont pas besoin d’artifices d’une coquille, au traitement bien plus abstrait. De même, pour convaincre de leur pouvoir révolutionnaire. ❚ Kasimir Malévitch (1878-1935) est représenté par un Le Grand Changement. Révolutions dans la Peinture autoportrait de 1907 nimbé d’une lumière dorée digne des russe 1895-1917, jusqu’au 11 août, Bonnefantenmuseum, avenue icônes orthodoxes, et par des toiles suprématistes de 1915 Ceramique 250, Maastricht, Pays-Bas, tél. +31 43 329 0190, et 1916. Le commissaire de l’exposition, Sjeng Scheijen, www.bonnefanten.nl Suède le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 96 Au Moderna Museet, Niki et ses démons universels par Alexandre Crochet

Oubliez un moment les exubérantes Nanas de Niki de Saint Phalle. C’est à la face sombre de l’artiste au revolver que s’attaque, à Stockholm, le Moderna Museet. Sa lutte artistique pour exister, sa recherche identitaire et affective ne pouvaient que rencontrer un écho durable en Suède, pays pionnier pour le féminisme et l’égalité des genres. Par ailleurs, Niki de Saint Phalle (1930-2002) entretenait des liens forts avec l’institution. En avril 1966, Niki et Jean Tinguely, qu’elle épousera quelques temps plus tard, entament des discussions Niki de Saint Phalle, The Devouring Mother, 1970. avec le directeur du musée, Pontus Hultén, et avec l’artiste © Niki de Saint Phalle/BUS 2012. Per-Olof Ultvedt pour construire une Nana géante pour l’établissement, baptisée She. La construction sera fulgurante, puisque début juin, la sculpture-installation est prête à récit qui finit mal, avec la mort du père-araignée, dévoré accueillir les visiteurs. Ceux-ci pénètrent par l’entre-jambes par la mère. dans le corps allongé qui abrite un bar, un restaurant, Le film Daddy, projeté plusieurs fois par jour sur grand une galerie... Démantelée, cette sculpture est pour partie écran dans une salle du parcours, apporte un éclairage cru visible dans le parcours de l’exposition « Niki de Saint sur l’œuvre de l’artiste. Dans ce long-métrage réalisé par Phalle, la fille, le monstre et la déesse ». L’artiste procèdera Niki avec Peter Whitehead en 1972, tout commence avec à plusieurs donations importantes au Moderna Museet une performance de l’artiste tirant de la peinture sur des dans les années 1960. Plus tard, dans les années 2000, c’est cibles-reliefs. Tirer, pour survivre. C’est un cercueil qui Pontus Hultén, proche de Niki de Saint Phalle et de Jean apparaît ensuite. Celui du père ? En tout cas, celui de ses Tinguely, qui donnera peu avant sa mort des œuvres au attributs... Ce film qui met en scène de façon frontale les musée qu’il avait dirigé. attouchements d’un père en tenue d’officier sur sa fillette Complétées par quelques prêts privés, ces riches dans les champs entourant leur bastide, martelé par les collections permettent d’explorer à travers une exposition paroles accusatrices de Niki de Saint Phalle, est bouleversant assez courte mais affûtée, les liens étroits et féconds entre et met mal à l’aise. En 1953, Niki, qui avait subi enfant les l’œuvre de l’artiste et sa biographie. Dans la première salle, assauts de son père, reprenait goût à la vie grâce à la peinture, elle commence à dénoncer la Guerre froide avec King Kong salvatrice, après une vive dépression. Une composition de (1962), relief noir et blanc où voisinent de menaçants cette année-là est montrée dans l’exposition, représentant missiles de la crise de Cuba, des visages des principaux une femme nue aux bras comme tressés de petits enfants. acteurs (responsables ?) Poursuivant jusqu’au bout sa psychanalyse par l’art, Niki Commissaire : Joa Ljungberg des tensions, chacun étant n’en finit pas d’interroger, parfois non sans ambiguïté, accompagné d’un masque les rapports homme-femme-féminin, dominant-dominé, de théâtre, serpent enroulé sur l’arbre d’Eden. Une critique parent-enfant, victime et bourreau, symbolisant de façon qu’on retrouve dans Apocalypse Now (1965). Un plus loin, universelle le mot d’ordre des féministes : « le personnel est on entre dans le vif du sujet avec The Devouring Mother politique ». ❚ (1970). Dans ce Story Book au trait faussement naïf, c’est Niki de Saint Phalle, la fille, le monstre et la déesse, la conteuse qui apparaît. Couleurs vives mais propos noirs. jusqu’au 1er décembre, Moderna Museet, Exercisplan 4, Stockholm, Cousine imaginaire de Louise Bourgeois, Niki y dresse un tél. +46 8 519 552 00, www.modernamuseet.se suisse le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 97 Le ballet magnétique de Kempinas au musée Tinguely Par Roxana Azimi

Zilvinas Kempinas, Kakashi, 2012, tiges de neige. © Vue d’installation dans le parc du musée Tinguely, Bâle, 2013. Photo : Daniel Spehr.

On pense d’abord à une hallucination. On se frotte lévitation sous l’action de ventilateurs, nous frôlent et les paupières tout en marchant, presque aimanté, vers le nous taquinent dans une insoutenable légèreté, avant magma rutilant en lévitation au-dessous de la pelouse de s’esquiver. Attrape-moi si tu peux ! Jeux de l’amour du musée Tinguely, à Bâle. L’origine du scintillement ? et du hasard, ils nous chatouillent presque les chevilles Un « vélum » de bandes magnétiques tendues devant le dans le Ballroom miroitant de couleurs et de lumières, musée. Dans la tradition de l’art optique et cinétique, alors qu’on s’échine à les enjamber ou contourner pour l’œuvre aussi simple qu’efficace de Zilvinas Kempinas ne pas rompre leur ronde aléatoire et effrénée. Ailleurs, nous jette de la poudre aux yeux. Dans l’une des premières une immense liane magnétique se contorsionne, nous salles du musée, ses lanières accrochées en parallèle laisse entrer dans sa danse convulsive, avant de nous en lardent le plafond, le font vaciller tant et si bien que l’on expulser. À l’inverse des magiciens, Zilvinas Kempinas craint qu’il ne choie sur notre tête. L’artiste lituanien ne cache pas son jeu. Il nous offre ses tours avec leur trouble tout autant la perspective dans une salle où les trousseau de clés, sans jamais rien ôter de leur magie. ❚ bandes traversent l’espace en diagonale, floutant nos Zilvinas Kempinas, Slow Motion, jusqu’au 22 septembre, repères. Kempinas ne fait pas qu’affoler notre rétine. Il Musée Tinguely, Paul Sacher-Anlage 1, Bâle, tél. +41 61 681 93 20, brave aussi les lois de la gravité. Ses rubans dansent en www.tinguely.ch suisse le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 98 Michel Auder ou sa vie à l’écran Par Clément Dirié

En matière d’images animées, l’édition 2013 de la Foire de Bâle offre un large panorama des possibilités du film et de la vidéo : de Pierre Huyghe à Ceal Floyer et Johan Grimonprez sur Art Unlimited à la très produite rétrospective de Steve McQueen au Schaulager (lire Le Quotidien de l’Art du 11 juin 2013). Au sein de ses propositions se distingue l’exposition de Michel Auder à la Kunsthalle Basel au cours de laquelle le spectateur est confronté à une image pauvre, à des récits « insignifiants », à la magie du hasard et à l’universalité d’une vie quotidienne urbaine. Comme le suggère le titre de cette Michel Auder, Endless Column, 2011, 18 min., vidéo réalisée avec un téléphone rétrospective en treize vidéos réalisées entre 1971 et 2013 transférée sur support numérique, Ed. 5+AP. Courtesy de l’artiste et Office Baroque, Anvers ; Galleria Fonti, Naples ; Newman Poiashvili Gallery, – « Stories, Myths, Ironies, and Other Songs: Conceived, New York ; Kayne Griffin Corcoran, Los Angeles. Photo : Gunnar Meier. Directed, Edited, and Produced by M. Auder », auquel il est tentant d’ajouter « lived by » tant la caméra fait office de journal intime –, le parcours reflète quarante propre méthodologie et que nous semblons regarder par- années de vie et de recherches de ce faiseur d’images, dessus son épaule. Cette position du « voyeur », c’est celle né à Soissons (Aisne) en 1945 et installé aux États-Unis qu’il endosse lorsqu’il filme ce qui se passe dans l’immeuble depuis les années 1970. C’est d’ailleurs à New York qu’il en face du sien (I Was Looking Back To See If You Were commence à exposer au début des années 1980 et qu’il Looking Back At Me Looking Back At You, 2012) ou dans les rencontre Cindy Sherman avec laquelle il partagea sa vie rues de New York, comme dans Blind Sex (1983), le collage pendant les années 1980 et 1990. Il avait auparavant vécu d’une scène de racolage et de la traversée d’une rue par une avec Viva, l’une des muses d’Andy Warhol. Voici pour les aveugle. faits biographiques saillants, généralement retenus, de cet Les formats courts – ceux de My Love (1977), Made artiste à l’œuvre peu connue mais prolifique, influencée par For Denise (1979), Brooding Angels (1988) et Polaroid la Nouvelle Vague, contemporaine des expériences de Jonas Cocaine (1993) – constituent autant de manières de Mekas et du cinéma d’avant-garde américain. dresser des portraits d’amis, des autoportraits (48 Hours in 8 Minutes, 1978) et d’adresser des messages, lettres d’amour L’exposition témoigne de sa pratique ou manifestes, généralement portés par des bandes-son existentielle de la vidéo, mettant notamment en empathiques, où se croisent les sons du filmage, ses propres lumière la manière dont les avancées technologiques, de compositions et des extraits de Laurie Anderson, Philip son premier Sony Portapak des années 1970 à la vidéo par Glass ou Jean-Jacques Schuhl et Ingrid Caven. Enfin, Smartphone, ont tout à la fois modifié et finalement peu une vidéo comme Roman Variations (1991) témoigne de influencé sa libre conception du récit et du montage – un sa manière de monter ses propres images avec d’autres montage parfois effectué des décennies après le tournage trouvées, ici des scènes filmées à Rome avec des extraits de des images. À l’entrée de l’exposition se succèdent deux programmes de la télévision italienne. Pour Michel Auder, vidéos créées à quarante ans d’intervalle. Porté par le l’image, le son et le montage sont également importants, cours naturel des événements, le « travelogue » Chronicles tout comme le potentiel fictionnel de la vie réelle et la Morocco (1971-1972) plonge au cœur du quotidien d’une puissance mémorielle d’une pratique libre de la vidéo, communauté marocaine et finit par s’attacher à un jeune détachée des contingences esthétiques et narratives. ❚ homme ayant lui-même souhaité être filmé, le hasard en Stories, Myths, Ironies, and Other Songs: Conceived, ayant fait ainsi un personnage de Michel Auder. Projeté Directed, Edited, and Produced by M. Auder, jusqu’au dans l’espace suivant, Endless Column (2011) consiste en 25 août, Kunsthalle Basel, Steinenberg 7, Bâle, tél. +41 61 206 99 00, un montage assisté par ordinateur de photographies prises www.kunsthallebasel.ch par l’artiste avec son téléphone portable, classées selon sa Site de l’artiste : www.michelauder.com suisse le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 99 Lebel, Télémaque et les autres font leur éternel retour à Genève Par Roxana Azimi

Les expositions du Mamco (musée d’art moderne et contemporain) à Genève ont ceci de particulier qu’elles se fondent dans les collections de sorte que la lisière entre les deux s’efface en chemin. Le casting de la séquence estivale du cycle baptisé « L’éternel retour » a tout l’air d’un charivari ? Il relève moins du coq à l’âne que du marabout-bout-de-ficelle. Chacun des huit artistes conviés fait sens dans ce jeu de dominos piochant dans l’historique des précédents accrochages ou dans des chemins de traverse. Certaines figures sont des habitués. Si elles viennent enfoncer des clous, elles apparaissent aussi sous un nouveau jour. Christian Bernard, directeur du musée, a ses marottes mais il aime rebrasser les cartes. Son intérêt pour la scène californienne, de Wallace Vue de l’exposition « Télémaque », au Mamco, à Genève. Photo : D. R. Berman à Robert Heinecken, le conduit ainsi à montrer l’agent de liaison français avec la Beat Generation, Jean-Jacques Lebel. Sans doute y a-t-il aussi dans cet de l’art, il se trompe de train, il n’est pas dans le bon couloir hommage une révérence envers son père, Robert Lebel, du temps », sourit Christian Bernard. Le pop art version biographe de Marcel Duchamp dont le Mamco publiera Télémaque puise modérément dans la mythologie du le catalogue complet des écrits. Occupant un étage entier, quotidien et de la grande consommation. Il s’inscrit plutôt cette rétrospective témoigne d’une veine assemblagiste dans son flanc le plus contestataire, celui de la contre- proche des Californiens comme Herbst, des amitiés de culture et de l’anticolonialisme. Bien qu’originaire d’un Lebel avec quelques membres de la figuration narrative, cocon bourgeois et libéral, le peintre haïtien n’échappe mais aussi, plus surprenante, d’une certaine emprise de pas à la ségrégation aux États-Unis. Mais Télémaque n’est l’abstraction lyrique. Si la figure du libertaire fait mouche pas homme à tomber dans le piège du sujet brut ni de avec ses collages de nus des années 1960, à la pointe de l’actualité à chaud. Railleur, il ne glisse pas plus dans celui la libération des corps, le disque de ses obsessions se raye des bons sentiments. Ses toiles se construisent comme quelques décennies plus tard. L’accrochage ne manque des rébus, se composent de formes flottantes presque d’ailleurs pas d’ironie. À côté de son Reliquaire pour un culte égarées, de signes récurrents comme les cannes blanches. de Vénus, summum outrancier de ses idées fixes, se trouve Cryptées, elliptiques, elles distillent plus d’énigmes que une pièce de Jenny Holzer intitulée Protect me from what I de solutions. À cette insolente complexité, s’ajoute une want. Jamais sevré de ses fantasmes, Jean-Jacques Lebel ne élégante sauvagerie. serait-il pas devenu son meilleur ennemi ? L’énigme n’est pas que l’apanage des grands artistes. Si l’agitateur en fait trop, tel n’est pas le cas d’un Il peut aussi se déployer chez les petits maîtres, comme le autre artiste lui aussi lié au Surréalisme, Hervé Télémaque. surréaliste suisse Walter Grab. Un autodidacte de derrière Christian Bernard lui consacre quatre salles centrées sur les fagots à qui Christian Bernard offre une « seconde une vingtaine de toiles des années 1960. L’ensemble est chance ». À raison d’ailleurs, car une curieuse atmosphère concis mais éloquent. À quoi reconnaît-on l’originalité métaphysique émane de ses toiles baignées de bleu de ce peintre ? À sa capacité à tenir la note entre deux crépusculaire, traversées de personnages à la Chirico et mouvements dominants et dévorants, le Surréalisme et d’insondables équations mathématiques. Le charme agit. ❚ le pop art. Jamais il ne vacille de sa singularité. Quitte à L’Eternel retour, jusqu’au 15 septembre, Mamco, 10, rue des ignorer le cours de l’histoire. « Quand il quitte New York Vieux-Grenadiers, Genève, Suisse, tél. +41 22 320 61 22 en 1961, alors que l’Amérique commence à dominer le monde www.mamco.ch suisse le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 100 Miró en son atelier Par Sarah Hu gounenq

Joan Miró, Esquisse pour le Terrace Plaza Hotel, Cincinnati, vers 1947, gouache, pastel, encre et crayon sur papier, 48,9 x 126,8 cm. Fundació Pilar i Joan Miró, Mallorca. Photo : Joan Ramón Bonet & David Bonet / Courtesy Archivo Fundació Pilar i Joan Miró a Mallorca . © Successió Miró / 2013, ProLitteris, Zurich.

Cet été, deux expositions majeures se concentrent sous-sol de la fondation vaudoise, ce vaste atelier devint sur l’œuvre de Joan Miró. Le fonds Hélène et Édouard son univers créatif, et symbolise à lui seul les trois étapes Leclerc pour la culture, à Landernau (Finistère) expose du processus de travail de l’artiste : objets glanés (poupées des pièces issues de la fondation Maeght, tandis que la kachinas, coquillages...) peuplent cet espace et stimulent Fondation Pilar i Joan Miró son inspiration ; table de Commissariat : Sylvie de Majorque propose à la travail et outils restés en Wuhrmann, directrice de la Je commence mes Fondation de l’Hermitage ; Maria Fondation de l’Hermitage à état depuis sa disparition tableaux sous l’effet Luisa Lax, conservatrice de la Lausanne, en Suisse, de se incarnent la fabrique à d’un choc. La cause Fondation Pilar i Joan Miró concentrer sur la production proprement parler ; enfin, de ce choc peut être tardive du peintre catalan, l’inévitable fauteuil à un petit fil qui se réalisée à Majorque où il vécut entre 1956 à 1983. Ces deux bascule laisse entrevoir détache de la toile, manifestations offrent des points de vue complémentaires les heures de méditation une goutte d’eau sur le travail du maître. de Joan Miró face à son qui tombe, cette Indépendant tout au long de sa carrière, Miró l’est œuvre. Comme une mise empreinte que plus encore dans son œuvre tardif. Cette période correspond en abîme, ces trois stades de laisse mon doigt sur pour lui à un moment créatif faste et diversifié. Les cernes la création transparaissent la surface brillante s’épaississent et les noirs s’intensifient, jusqu’à aboutir au fil d’un l’accrochage qui de cette table à des compositions monochromes dans les années 1970, comprend aussi des œuvres dont une belle série est exposée à Lausanne. Les formes se hors chronologie, comme la font signes. Ce dépouillement, à la recherche de l’essentiel, première huile conservée de l’artiste, datée de 1908, ou les dialogue avec la poésie abstraite. La monochromie et des esquisses pour les décors muraux publics aux États-Unis écritures symboliques évoquent la calligraphie orientale, dans les années 1940. Un documentaire montre l’artiste qu’il découvre lors de ses à l’œuvre, incitant le visiteur à revenir sur ses pas pour Mon rêve lorsque voyages au Japon en 1966 reconsidérer les toiles vues dans les salles précédentes. je pourrai me fixer et 1969. La synthétisation Un espace dédié aux matières brutes employées par le quelque part est du langage trahit également peintre, dont le Masonite ou d’avoir un très une prise de distance par le papier de verre, rappelle Catalogue, coéd. Fondation rapport à son œuvre, comme combien son inspiration de l’Hermitage / 24 Ore, 162 p., grand atelier 46 francs suisses le souligne aussi la place se nourrit de la moindre laissée au hasard dans ses irrégularité. « Je commence toiles. L’impact de l’expressionnisme américain, et d’un mes tableaux sous l’effet d’un choc. La cause de ce choc Jackson Pollock par exemple, est évoqué par un ensemble peut être un petit fil qui se détache de la toile, une goutte de toiles rugueuses maculées de coulures, d’éclaboussures d’eau qui tombe, cette empreinte que laisse mon doigt sur la et de taches de peinture. surface brillante de cette table », expliquait l’artiste à Yvon « Mon rêve lorsque je pourrai me fixer quelque part Taillandier en 1958. ❚ est d’avoir un très grand atelier », écrit-il en mai 1938. Il Miró, poésie et lumière, jusqu’au 27 octobre, Fondation de devra attendre 1956 pour accéder à ce souhait sur l’île de l’Hermitage, 2, route du Signal, Lausanne, tél. +41 021 320 50 01, Majorque, terre familiale du peintre. Reconstitué dans le www.fondation-hermitage.ch suisse le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 101 Steve McQueen ou la liberté à gagner Par Roxana Azimi

Vous n’oublierez jamais cette son renforce d’ailleurs le grotesque voix, ni la terrible histoire qu’elle des images œcuméniques. Dans expose. Dans une confession Queen and country (2007), l’artiste dégorgée d’une traite comme pour est plus ouvertement critique, en se décharger d’un lourd fardeau, utilisant un objet traditionnel Marcus explique comment il a commémoratif - le timbre - pour accidentellement tué son jeune célébrer non une grande cause, un frère. Vingt-trois minutes d’une consensus ni une victoire, mais les descente aux enfers, où il décrit soldats britanniques morts en Irak. par le menu le drame, les affres du Cet impossible mémorial détourne remords, la tentation du suicide, le l’objet de sa fonction canonique et manque insurmontable. À l’écran, questionne le bien-fondé de cette rien d’autre que l’image statique Steve McQueen, 7th Nov., 2001, diapositive, son, 23 minutes. guerre engagée sur la base d’un d’un homme allongé dont n’est Courtesy of the artist. mensonge. visible que le crâne cicatrisé. Steve McQueen dissèque Malgré ce dispositif d’une extrême sobriété, le spectateur se les double fonds de l’histoire, ses relents colonialistes et refait parfaitement le film de la tragédie dans la tête. Le refus esclavagistes comme dans Western Deep, mais aussi les dessous du sensationnalisme de l’artiste britannique Steve McQueen des images. Démonstration faite avec Giardini, film réalisé se trouve condensé dans ce film de 2001, 7th Nov., présenté en 2009 pour le pavillon britannique à la Biennale de Venise. dans la magistrale rétrospective d’une vingtaine de vidéos Que voit-on de ces jardins où s’agrègent une foule arty orchestrée par le Schaulager près de Bâle. Une semblable pendant les biennales d’art et d’architecture ? Un no man’s retenue imprégnait déjà Deadpan (1997), primé par le Turner land où une meute de chiens errants a remplacé les hordes de Prize. Dans ce film, l’artiste est debout, imperturbable, alors visiteurs, où d’invisibles insectes reprennent leurs droits, un que la paroi d’une maison lui tombe dessus tout en l’épargnant terrain vague pasolinien propice aux rencontres masculines grâce à une fenêtre laissée ouverte. Certains n’y ont vu qu’une clandestines. Le bruit et la fureur du monde, le vacarme des reprise d’un gag du pince-sans-rire Buster Keaton. Le registre de supporteurs de foot et les bruits étouffés des bateaux sont tenus Steve McQueen n’est pourtant pas celui du comique mais de la à bonne distance. gravité, de la liberté à gagner, aussi ténue que soit cette victoire. S’il enchâsse habilement les espaces en maniant le hors- La métaphore de la fenêtre ouverte illustre bien cette fragilité : champ, Steve McQueen sait aussi mieux que personne saisir les même lorsqu’il pense échapper au cadre, l’artiste reste encagé. corps, jouer sur la fixité et le mouvement, une maîtrise palpable Dans le long diaporama Once Upon a Time (qui est dans l’une de ses toutes premières vidéos, Bear (1993). Deux simultanément diffusé dans l’Arsenal à la Biennale de Venise), jeunes hommes nus, dont l’artiste, se défient dans un corps l’artiste diffuse 116 images puisées dans la masse de celles à corps qui vire à la parade amoureuse. Les protagonistes de envoyées par la NASA dans l’espace en guise d’illustration de ce mano a mano alternent intimidation et séduction, pendant notre vie terrestre à l’attention des extra-terrestres. Qu’y voit- que la caméra les cadre en gros plan, s’en éloigne, les floute on ? Des scènes de pêche et de joyeux banquets chinois, des et les ressaisit au vol dans un ballet aussi violent que charnel. barbecues de poisson et des vues de nature version National Dans un film beaucoup plus récent qui sert de prologue à Geographic. Tout le monde il est beau, tout le monde il est l’exposition, la caméra postée dans un hélicoptère tourne gentil ! Au détour de cette niaise propagande, pointe soudain autour d’un corps cette fois statique, la statue de la Liberté une étrange photo : la représentation d’un peintre souriant à à New York. Elle en capte les plus improbables détails, les son chevalet pendant que sa compagne tisonne le feu. Cette aisselles maculées de fiente aviaire. Par la magie de l’objectif, image en dit long sur le rôle auquel toute autorité aimerait la statue semble s’animer. Mais l’image reste chevrotante, la circonscrire l’artiste : un dandy confortablement installé flamme avance et recule telle une marionnette. Comme si dans son foyer, ne se piquant surtout pas de représenter le finalement cet emblème de la démocratie éclairée montrait monde tel qu’il est. Or, Steve McQueen n’est pas de la famille ses hésitations et ses limites. ❚ des peintres en charentaises. Au contraire, il questionne la Steve McQueen, jusqu’au 1er septembre, Schaulager, vision fallacieuse propagée par la NASA, si peu représentative Ruchfeldstrasse 19, Münchenstein, tél. +41 61 335 32 32, des désarrois et tumultes terrestres. L’esperanto de la bande- www.schaulager.org suisse le quotidien de l’art / hors-série / numéro 2 / Août 2013 page 102 Max Ernst en grand à la Fondation Beyeler Par Sarah Hu gounenq

Max Ernst (1891-1976) a De ses premières toiles produit un œuvre éclectique, mêlant trahissant l’influence de Marc les techniques et les styles, ce qui Chagall aux dernières réalisations accentue encore la complexité de cosmiques des années 1970, sans sa démarche. La rétrospective que oublier la période américaine souvent propose actuellement la Fondation occultée, l’exposition retrace son Beyeler à Riehen, près de Bâle, cherche parcours dans son ensemble. Son malheureusement à mettre de l’ordre penchant pour la littérature est dans cette production polymorphe également évoqué dans une vitrine dont la seule constante est la de livres qu’il a illustrés. présence fantasmatique d’un oiseau En complément, le riche sur presque chaque toile, cet alter Max Ernst, La ville entière, 1935/36, huile sur toile, catalogue décrypte l’œuvre en ego, le « Loplop ». L’accrochage par 60 × 81 cm. Kunsthaus Zurich. © 2013, ProLitteris, abordant des thèmes transversaux Zurich. Photo : Kunsthaus Zurich. technique privilégié par la fondation issus des dernières recherches en est aussi chronologique et a tendance histoire de l’art (l’exil new-yorkais, à lisser l’étrangeté de son œuvre. Montrant successivement les transformations physiques dans ses tableaux, sa position ses collages, ses frottages, ses grattages, ses décalcomanies, ses théorique « au-delà de la peinture »...) et en cherchant à oscillations, le parcours introduit une forme de rupture dans cerner l’apport de Max Ernst à l’art contemporain. ❚ l’œuvre alors même que l’emploi de ces différentes techniques Max Ernst, jusqu’au 8 septembre, Fondation Beyeler, se chevauche dans le temps comme des recherches plastiques Baselstrasse 77, Riehen, tél. +41 61 645 97 00, www.fondationbeyeler.ch complémentaires et évolutives. Placée sous le patronage Commissariat : Raphaël de Werner Spies, spécialiste Une exposition tirée Bouvier de Max Ernst – mais qui s’est fait condamné dans par les chevaux une affaire de faux tableau de l’artiste le jour même de l’inauguration de la présente manifestation (lire Le Quotidien L’annonce d’une de l’Art du 27 mai 2013) -, l’exposition est l’une des plus exposition personnelle importantes consacrées à l’artiste depuis sa disparition en de Maurizio Cattelan 1976. Riche de 160 œuvres (en deux et trois dimensions), le à la Fondation Beyeler parcours occupe une grande partie du rez-de-chaussée de la avait fait tiquer, l’artiste fondation. Ernst Beyeler fut d’ailleurs un proche de l’artiste, ayant annoncé à corps et ce qui donne une dimension symbolique supplémentaire à cri sa retraite artistique à la manifestation. Cette proximité a permis d’enrichir le après sa rétrospective Maurizio Cattelan, vue de l’exposition parcours de sept œuvres issues de la collection du marchand, au Guggenheim de « KAPUTT », Fondation Beyeler, Riehen/Basel, édition de 3 exemplaires qui viennent s’ajouter à des New York en 2011. ainsi que 2 épreuves d’artiste de Catalogue, prêts pour moitié provenant Il a cependant tenu à Untitled, 2007, chevaux naturalisés. éd. Hatje Cantz Verlag, 352 p., Photo : Serge Hasenböhler, Basel. 50 euros environ de collections privées. honorer l’invitation que D’importants collages lui avait faite Samuel ornent ainsi les cimaises, tel Keller, directeur de la fondation suisse. Sa réponse ce Laocoon, ou La puberté proche...(les pléiades), tous deux n’en reste pas moins à minima. Elle se résume à une en mains privées. De très beaux parallèles sont proposés, seule œuvre réunissant les cinq versions d’Untitled, ce comme Chimère et Ubu Imperator du Centre Pompidou à cheval sans tête accroché au mur, comme un pied de Paris, présentés sur une même cimaise, et qui témoignent nez à l’attente que cette exposition avait suscitée. La du mystère profond qui envahit les premières compositions Fondation Beyeler propose en même temps au sous-sol surréalistes du peintre. Plus loin, une salle regroupe de un accrochage d’œuvres d’Andy Warhol, dont certaines nombreuses Villes entières, dont une version exceptionnelle sont étrangement présentées dans une salle toute est issue de la Kunsthaus de Zürich. d’orange éclairée… ❚ Ph. R.