Sherlock Holmes Et La France : Marginalité, Imaginaire Et Identités Nationales Paradoxales
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Sherlock Holmes et la France : marginalité, imaginaire et identités nationales paradoxales Marise Chartrand Thèse soumise à la Faculté des études supérieures et postdoctorales dans le cadre des exigences du programme de doctorat en lettres françaises Département de français Faculté des études supérieures et postdoctorales Université d’Ottawa © Marise Chartrand, Ottawa, Canada, 2017 REMERCIEMENTS Je tiens tout d’abord à remercier Maxime Prévost qui a accepté, encore une fois, de superviser mon travail. Sa passion pour le XIXe siècle français, sa confiance et sa patience ont assurément fait de moi une doctorante calme et heureuse qui ne gardera que de bons souvenirs de cette aventure intellectuelle. Merci à mon fiancé sans qui rien n’aurait pu être accompli. Son amour suffit pour me faire croire que toutes les belles choses ont le pouvoir de se concrétiser. Merci à mes deux familles, celle qui me garde les pieds sur terre, et l’autre qui me force à les poser sur des sols nouveaux. Merci aussi à mes amis qui, malgré les mariages et les bébés, ont manifesté de l’intérêt envers mon projet. Enfin, je tiens à remercier la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université d’Ottawa pour son appui financier. ii RÉSUMÉ Le rayonnement de Sherlock Holmes dépasse de loin celui de son créateur (Arthur Conan Doyle) ou du roman qui l’a vu naître (Une étude en rouge, 1887) : ce personnage avalisé par ce que Cornelius Castoriadis appelle le « collectif anonyme » est ainsi devenu un mythe moderne. L’imaginaire collectif en fait l’incarnation même du détective et de l’Anglais : il habite Londres, voyage en hansom cab, prend le thé et porte son fameux deerstalker sur la tête. Son appartenance à l’identité nationale britannique est toutefois plus problématique qu’on ne serait spontanément porté à le croire. Effectivement, Conan Doyle s’est inspiré de deux personnages à la fois marginaux et représentatifs de l’identité nationale française pour imaginer son héros tout aussi marginal et représentatif de sa propre identité nationale : le chevalier Dupin d’Edgar Allan Poe (« Double Assassinat dans la rue Morgue », 1841) et monsieur Lecoq d’Émile Gaboriau (L’Affaire Lerouge, 1863). Mais il y a plus. Sherlock Holmes est non seulement né grâce à la France, mais a à son tour donné naissance à des personnages français, dont le gentleman cambrioleur de Maurice Leblanc, Arsène Lupin (« L’Arrestation d’Arsène Lupin », 1905), et le journaliste de Gaston Leroux, Joseph Rouletabille (Le Mystère de la chambre jaune, 1907). Tout se passe ici comme si la création de personnages incarnant l’identité nationale devait d’abord passer par la recherche de modèles paradoxaux liés à l’autre puissance nationale. Ancrés dans une période où chaque nation tente de définir son identité, les personnages du corpus incarnent le discours social de l’époque, tout en ayant été créés, paradoxalement, grâce à des personnages issus de la nation voisine. Balisée par le Second Empire et la Belle Époque, la présente thèse se divise en quatre chapitres, portant chacun sur un personnage français. La première partie, intitulée « En amont », se concentre sur Dupin et Lecoq, les deux figures françaises ayant mené Conan Doyle à créer son héros, alors que la seconde partie, « En aval », explore les personnages nés de l’influence de Sherlock Holmes, soit Lupin et Rouletabille. En adoptant une approche entre la socio et la mythocritique et en se basant sur l’herméneutique de la question et de la réponse proposée par Hans Robert Jauss, cette thèse cherche à objectiver les questionnements auxquels la société aurait trouvé des réponses au travers les corpus étudiés, permettant ainsi l’enracinement de Sherlock Holmes et d’Arsène Lupin dans l’imaginaire social et leur survie dans l’imaginaire collectif, et expliquant l’effacement progressif, voire l’oubli, des autres personnages. iii INTRODUCTION L’omniprésence de Sherlock Holmes Les seuls mots « Sherlock Holmes » suffisent pour éveiller une image, un scénario, voire un mot en chacun de nous. Certains ont d’abord connu le personnage par écrit, dans les romans et nouvelles de Conan Doyle1 ou dans les nombreuses bandes dessinées2 qui l’ont mis en image. D’autres affirmeront l’avoir rencontré dans les dessins animés3, les pièces de théâtre4 ou les téléséries5 et les films6. Certains, par le jeu : jeux de sociétés7 ou jeux vidéo8. Finalement, d’autres diront le connaître par l’écoute : avoir entendu ses aventures à la radio9, ou tout simplement, et plus couramment, « avoir déjà entendu parler de lui ». Dans le Dictionnaire des mythes littéraires, Pierre Brunel estime que la « mythisation », qu’il définit comme « des images-forces […] capables d’exercer une fascination collective assez comparable à celle des mythes primitifs », se produit « parfois dans la conscience commune[,] […] [mais que] c’est 1 Notons que les aventures que Conan Doyle a écrites ont été traduites par de nombreux auteurs et publiées chez d’innombrables éditeurs. Dans le cadre de cette recherche, j’utilise la traduction d’Éric Wittersheim : Arthur Conan Doyle, Les Aventures de Sherlock Holmes, Paris, Omnibus, vol. I, II et III, 2005. 2 Cf. la série d’Ian Edginton, Paris, Éditions Selfmadehero, 2010-2011; la série d’André-Paul Duchâteau, Uccle, Éditions Claude Lefrancq, 1990-1998; Sylvain Ricard, Une étude en rouge, Bruxelles, Éditions Joker, 1995. 3 Cf. Sherlock Holmes in the 22nd Century, réalisé par Paul Quinn, 1999-2001; Sherlock Holmes, réalisé par Hayao Miyazaki, 1984-1985. 4 Cf. Sherlock Holmes, écrit par Conan Doyle et William Gillette, joué à New York en 1899; Baker Street, écrit par Marian Grudeff, joué à New York en 1965. 5 Cf. Elementary, créé par Robert Doherty, 2012-; Sherlock, créé par Mark Gatiss et Steven Moffat, 2010-; Sherlock Holmes, créé par Michael Cox, 1984-1994. 6 Cf. Sherlock Holmes et Sherlock Holmes : A Game of Shadows réalisés par Guy Ritchie, 2009-2011; Without a Clue, réalisé par Thom Eberhardt, 1988; The Hound of the Baskervilles, réalisé par Terence Fischer, 1959. 7 Cf. Sherlock, développé par Arnaud Urbon, 2012; Sherlock Holmes Consulting Detective, développé par Gary Grady et al., 1981. 8 Cf. Les Aventures de Sherlock Holmes, développé par les studios Frogwares, 2002-2012; Sherlock Holmes: Consulting Detective, développé par ICOM Simulations, 1991-1993; Sherlock Holmes, développé par Zenobi Software, 1988-1991. 9 Sherlock Holmes Dramatisations, créé par BBC Radio 4, avec les voix de Clive Merrison et Michael Williams, 1989-1998. 1 parfois aussi la littérature qui en a l’initiative10 ». Aux côtés de Pinocchio, de Dracula, du Fantôme de l’Opéra et de bien d’autres, Sherlock Holmes s’affiche sans contredit comme un mythe issu de la littérature. Plus précisément, il est un exemple significatif de « mythe moderne » : un personnage connu d’à peu près tout un chacun dont la notoriété a éclipsé celle de son créateur. Conan Doyle a d’ailleurs souffert de ce que Pierre Bayard nomme le « complexe de Holmes », c’est-à-dire « la relation passionnelle conduisant […] à donner vie à des personnages de fiction et à nouer avec eux des liens d’amour ou de destruction11 ». En effet, il a longtemps considéré son personnage comme une perte de temps, et ses aventures comme une simplicité littéraire12. Ses lecteurs, néanmoins, les réclamaient à grands cris et se sont montrés réellement bouleversés lorsque Sherlock Holmes est « mort » dans les chutes du Reichenbach en 1893 : en plus d’organiser une marche funèbre sur Fleet Street, ils ont supplié l’écrivain de redonner vie au personnage13. Le détective anglais ne pouvait pas mourir. « They say that a man is never properly appreciated until he is dead », écrit Conan Doyle dans son autobiographie, « and the general protest against my summary execution of Holmes taught me how many and how numerous were his friends14 ». Que ce fût pour plaire aux lecteurs, gagner des sommes importantes ou maintenir l’influence politique et intellectuelle qu’il exerçait sur la société anglaise grâce aux articles d’opinion qu’il signait dans la presse britannique et américaine, Conan Doyle prit la décision de redonner vie à son personnage et de lui consacrer encore plusieurs années d’aventures. Représenté dans les médias pour la première fois en 1900, le détective anglais se classe aujourd’hui au premier rang des personnages « humains » les plus 10 Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Éditions du Rocher, 1988, p. 14. 11 Pierre Bayard, L’Affaire du chien des Baskerville, Paris, Minuit, coll. « Paradoxes », 2010, p. 139-140. 12 Arthur Conan Doyle, Memories and Adventures, Herftfordshire, Éditions Wordsworth, 2007, p. 68: « I believe that if I had never touched Holmes, who has tended to obscure my higher work, my position in literature would at the present moment be a more commanding one ». 13 Voir, à ce sujet, Michael Coren, Conan Doyle, Londres, Bloomsbury, 1996, p. 83-84. 14 Arthur Conan Doyle, Memories and Adventures, op.cit., p. 84. 2 incarnés au grand écran15, comme si nous nous étions collectivement donné pour mission de ne plus jamais le laisser mourir. Ses nombreuses adaptations, dont les plus récents films américains réalisés par Guy Ritchie et les séries télévisées Sherlock (Mark Gatiss et Steven Moffat) et Elementary (Robert Doherty) qui proposent une adaptation moderne des aventures de Sherlock Holmes, actualisent notre intérêt face au personnage de Doyle qu’on (re)découvre avec admiration. Qu’importe la façon dont le détective est parvenu à notre connaissance, il est synonyme de divertissement, et ce, malgré les plus de cent vingt-cinq ans qui nous séparent de sa première apparition. Tenter de ranimer Sherlock Holmes dans les écrits et les écrans n’est pas une mode nouvelle. Sa façon de réfléchir, ses méthodes d’analyse et sa marginalité évidente font de lui un être unique, appelé à sans cesse revenir dans les médias.